Le Saint Esprit
Le Saint Esprit
Le Saint Esprit
38A la question : « qui est l’Esprit Saint ? », l’homme ne peut donner une réponse
qu'il tirerait de son propre fonds. Déjà Origène, au troisième siècle, remarquait
que si les philosophes païens avaient pu pressentir l’existence du Père et de son
Verbe, ils n’ont pu en aucune façon avoir une idée de l’Esprit Saint, connu par la
seule Révélation28. L’existence et l’identité de l'Esprit ne s’imposent pas à nous
au terme d’un raisonnement, même si, cette existence une fois admise, la raison
éclairée par la foi cherche à dire, dans un second temps, comment l’Esprit se situe
par rapport au Père et au Fils, et comment son existence manifeste une logique d’un
ordre supérieur, relevant du mystère même de Dieu.
39Qui est donc l’Esprit Saint ? A cette question le croyant répond en disant qu’il
est une « personne » divine, la troisième de la Sainte Trinité après le Père et le
Fils. Et sur quoi fonde-t-il son affirmation ? Consciemment ou non, il la fonde sur
le fait du baptême donné « au nom du Père, et du Fils, et du Saint Esprit ». On
pourrait presque dire que toute la théologie trinitaire s’appuie sur la finale de
l’Evangile de saint Matthieu (Mt 28,19-20) mise en œuvre dans la pratique du
baptême. C’est à ce texte scripturaire et à sa mise en œuvre dans la vie chrétienne
que se réfèrent inlassablement les Pères de l’Eglise au cours des premiers siècles
quand ils veulent parler de la Trinité, et plus particulièrement de l’Esprit Saint.
D’une grande simplicité, Mt 28,19 est en même temps un verset d’une très grande
richesse. Il contient déjà en germe toute une « théologie » de la Sainte Trinité,
dont il signifie plusieurs traits d’une importance majeure. La construction même de
la phrase a une portée théologique certaine. Elle signifie à la fois l'égalité des
Trois et un certain ordre entre eux. Le Père, le Fils et le Saint Esprit sont mis
sur le même plan, comme le souligne la conjonction de coordination et ; mais
d’autre part, le Père vient en tête, il est le premier ; le Fils est nommé en
second lieu ; l’Esprit ne vient qu’après les deux autres et suppose donc leur
existence. Il y a plus encore. Le mystère trinitaire n’est pas exposé comme un pur
objet de savoir, il est dévoilé dans le contexte de la mission solennelle que le
Christ donne à son Eglise après sa résurrection, mission par laquelle s’achève
l’Evangile de Matthieu. Les Trois nous sont révélés en liaison avec l’ordre de
faire des disciples en baptisant les nations et en leur apprenant à garder les
commandements prescrits par le Christ. Dans ce contexte, le disciple qui reçoit le
baptême et s’engage à la suite du Christ découvre l’existence du mystère trinitaire
dans l’acte vital même par lequel il est mis en relation avec elle. Il ne s’agit
pas de la transmission d’un savoir abstrait qui resterait extérieur à celui qui
aurait à le recevoir. Dieu se révèle Trinité pour entrer en relation avec l’homme
comme un Dieu Trine, et dans l’acte même (le baptême) par lequel s’établit entre la
Trinité et l’homme cette relation. L’homme se trouve par-là impliqué dès le début
dans le mystère qui lui est révélé. Baptisé au nom des Trois (εἰς ὄνομα avec
l’accusatif qui exprime ici un mouvement, un engagement), l’homme est en quelque
sorte consacré à la Trinité. Cela implique qu’il s’engage envers elle, comme le
confirme le v. 20 où il est question d’apprendre à « garder les commandements » :
on retrouve ici le thème de la réponse active de l’homme qui avait été déjà évoqué
dans la première partie de l’exposé.
40Le poids doctrinal de Mt 28,19 est si grand que certains ont cru devoir mettre en
doute l’authenticité de ce verset. L’exégète se demande s’il est vraisemblable que
le Christ ait prononcé effectivement cette parole, et si elle ne serait pas une
interpolation. Une chose est sûre : du point de vue de la critique textuelle, notre
verset est remarquablement attesté. Une variante qu’on trouve chez Eusèbe de
Césarée date du IVe siècle et ne tire pas à conséquence. Il est possible certes que
la formule, dans sa teneur actuelle, ait été élaborée par la communauté qui déjà
pratiquait le baptême trinitaire29. S’il en était ainsi, l’intervention de la
communauté dans la rédaction du texte n’enlèverait rien au fait que, dans sa forme
actuelle, il soit un texte révélé, et le théologien, à l’exemple de toute la
tradition, se trouve pleinement habilité à s’appuyer sur lui pour y chercher l’une
des sources de la foi de l’Eglise en la Sainte Trinité.
42Il n’est pas indifférent que le Saint Esprit occupe en Mt 28, 19 la troisième
place, après le Fils et le Père. Lorsqu’on en vient à nommer l’Esprit, on a déjà
franchi le seuil le plus difficile pour la pensée humaine. Passant du Fils à
l’Esprit, nous passons du chiffre deux au chiffre trois. Or ce qui constitue le
passage décisif, c’est le passage du chiffre un au chiffre deux : c’est en
proclamant que le Fils est distinct du Père tout en lui étant parfaitement égal,
sans compromettre en rien l’unité de Dieu, que le pas décisif est franchi. C’est ce
que pressentait déjà Denys d’Alexandrie, plus de soixante ans avant Nicée, quand,
parlant de l’esprit humain et du verbe intérieur qu’il produit, il remarquait : «
chacun d’eux est dans l’autre tout en étant autre que l’autre, et ils sont un tout
en étant deux »30. Le choix le plus audacieux de la raison humaine éclairée par la
foi a été fait à Nicée, à propos du Fils : sans remettre en cause l’unité de Dieu,
les Pères ont osé admettre, à la suite d’Origène, qu’il y a « du nombre » en Dieu.
Historiquement, c’est à propos du Fils que le grand tournant a été pris : pour le
Dieu pluripersonnel, à l’exclusion du Dieu solitaire et incommunicable d’un
Valentin ou d’un Plotin.
44Le Credo de Nicée ne porte apparemment que sur le fait de savoir si le Fils est
vraiment Dieu, Dieu aussi parfaitement que le Père. La réponse est affirmative.
Oui, le Fils est Dieu, vrai Dieu né du vrai Dieu (on affirme cela bien que Jn 17,3
semble dire le contraire...) ; il est consubstantiel au Père, engendré non pas
créé...
Dans ce contexte, l’avenir de l’homme se révèle lui aussi sous un jour tout
nouveau. Créature, il est, par lui-même, étranger à Dieu. Le Fils seul est « fils
et « Dieu ». Mais si Dieu prend l’initiative de faire de l’homme un fils en son
Fils, c’est au niveau même de Dieu, au sein même de la Trinité où se trouve le Fils
(Jésus-Christ glorifié), que l’homme sera élevé. Mais Dieu élèvera-t-il ainsi
l’homme ? En fera-t-il un « fils » ? Là de nouveau, Dieu seul, en vertu d’un choix
(éternellement) libre, décide32...
Mais sur quoi se fonde, en définitive, l’égalité parfaite du Fils avec le Père
dans le credo de Nicée ? Au témoignage du credo de Nicée lui-même, sur une relation
d’origine, exprimée dans le texte du symbole par la préposition ἐκ, qui, de ce
fait, prend un sens très fort d'origine « à partir de la substance même » du Père
(ἐκ τῆς οὐσίας τοῦ πατρός) (DzS. 125). Partant de l’expérience humaine qui ne
connaît pas d’autre génération que celle des êtres corporels, Arius nie qu’il y ait
en Dieu une véritable génération. Partant de l’Ecriture qui parle de Dieu comme
d’un Père qui a un Fils, le concile de Nicée et Athanase d’Alexandrie osent
affirmer qu’il y a en Dieu une véritable génération, la seule qui soit une
génération au sens fort du mot, génération dont celle que l’homme expérimente n’est
qu’un reflet lointain. De cette génération qui excède tout ce que l’intelligence
humaine peut comprendre, l’homme ne peut parler que très imparfaitement. Il
constate seulement que, puisque Dieu est immatériel, donc indivisible, s’il donne «
de sa propre substance » à un autre qui sera son Fils, il se donnera à lui tout
entier, intégralement. De là résulte l’égalité parfaite entre le Père et le Fils ;
de là aussi leur inséparabilité : comme le dit saint Jean, le Fils « demeure dans
le Père, et le Père dans le Fils », et les deux sont « un » (cf. Jn 14,10 et
10,30).
46Il pourrait sembler que toutes les remarques précédentes restent étrangères à la
question de l’Esprit Saint. En réalité elles esquissent le cadre dans lequel la
question de l’Esprit s’est posée à la conscience chrétienne dans les années qui
précédèrent le concile consacré à l’Esprit Saint, celui de Constantinople, en 381.
48La grande Eglise, quant au fond du problème, réagira sans hésiter en faveur de la
divinité de l’Esprit en se référant une fois de plus au baptême. C’est dans la
Triade tout entière que nous sommes baptisés. Cette Triade est Dieu, et il n’y a en
elle qu’une unique divinité33. Or l’Esprit Saint appartient à cette Triade. Il est
donc Dieu lui aussi. Etant Dieu, il « provient de Dieu » au sens fort du mot, et
non pas « du néant » comme les créatures. Il est extrêment significatif que, se
référant implicitement à Jn 15, 26, les Pères du concile de Constantinople
modifient le texte sacré pour l’harmoniser avec la formule de Nicée en substituant
au para de Jean le ek de Nicée :
57Il resterait donc, pour fonder le rejet du Filioque, à distinguer dans les textes
scripturaires, ceux qui relèvent de l’économie du salut et ceux qui nous parlent
directement du mystère de Dieu. Le verset de saint Jean, Jn 15,26, appartiendrait à
cette deuxième catégorie. Mais cela est-il exégétiquement soutenable ? Au colloque
cité ci-dessus, le Père Paul Henry, élargissant le débat à la question du Fils,
apparemment plus favorable à la position orthodoxe, posa la question suivante : «
trouve-t-on dans le Nouveau Testament, un seul texte où est affirmé une procession
éternelle du Fils à partir du Père sans référence à une mission ? »38. La question
ne reçut pas de réponse...
58On peut faire confiance à la pensée orthodoxe et avoir la certitude que, dans la
pratique, elle sait retrouver par d’autres chemins ce qui découle normalement de la
correspondance reconnue entre les missions divines et les processions. Mais au plan
de la réflexion, rejeter cette correspondance engage une certaine conception de
Dieu qui ne va pas sans de graves inconvénients. Dans cette perspective, la manière
dont Dieu s’engage dans le monde ne l’engage pas vraiment. Il nous est dit que le
Père envoie le Fils, et que le Fils nous donne l’Esprit à partir du Père : mais
cela ne nous révélerait rien du rapport qui unit les Trois. Comme le remarque K.
Barth, la mission d’une des personnes divines serait réduite à une réalité
temporelle privée de sa dimension éternelle. Elle ne serait pas la mission
véritable de telle personne divine. Il y aurait « derrière la mission » et derrière
la Révélation autre chose... Or, écrit Barth, « il n’y a pas, quelque part derrière
la réalité de la Révélation, une autre réalité qui, elle, serait Dieu : la réalité
qui nous rencontre dans la Révélation est la réalité divine elle-même, telle
qu’elle surgit des profondeurs de l’éternité »39.
59En réalité, il n’y a pas à admettre d’un côté une action de Dieu qui serait en
notre faveur, et de l’autre, une Révélation de Dieu, indépendante, donnée à l’état
brut, par simple énoncé de paroles. La Révélation de la Trinité n’est pas une
vérité neutre, elle « implique » Dieu et tend à nous impliquer en lui. Dieu se
révèle à nous tel qu’il est en lui-même, selon un nombre et selon un ordre (cf. Mt
28,19) parce qu' il veut se donner à nous tel qu’il est en lui-même, et cela
implique qu’il y ait en lui « du nombre » et « de l’ordre ». Il ne se révèle que
pour se donner ; il se révèle dans le fait même de se donner40...
60Dès lors, scruter ce que sont les missions divines doit nous faire pressentir
quelque chose de ce que sont les relations intra-trinitaires, et, inversement,
réfléchir dans la foi sur les « processions » doit nous aider à mieux recevoir les
« missions » qui sont comme le retentissement de la vie intérieure de Dieu dans le
monde des créatures, retentissement dont le grand intérêt pour nous est qu’il nous
concerne directement, appelant notre accueil et notre engagement.