Le Philosophe Sans Le Savoir Sedaine
Le Philosophe Sans Le Savoir Sedaine
Le Philosophe Sans Le Savoir Sedaine
Michel-Jean Sedaine
Texte établi par Libre Théâtre à partir de l'édition C. Hérissant (Paris) de 1766. Bibliothèque
nationale de France, département Réserve des livres rares, RES-YF-3554.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8614604s
(L'orthographe a été modernisée)
PERSONNAGES
M. Vanderk père,
M. Vanderk fils,
M. Desparville père, ancien officier,
M. Desparville fils, officier de cavalerie
Mme Vanderk,
Une Marquise,sœur de M. Vanderk père,
Antoine, homme confiance de M. Vanderk,
Victorine, fille d'Antoine
Mlle Sophie Vanderk, fille de M. Vanderk,
Un Président , futur époux de Mlle Vanderk,
Un Domestique de M. Desparville,
Un Domestique de M. Vanderk fils,
Les Domestiques de la maison,
Le Domestique de la Marquise.
Scène première
ANTOINE, VICTORINE.
ANTOINE.
Quoi ! je vous surprends votre mouchoir à la main, l'air embarrassé, et vous essuyant les yeux, et
je ne peux pas savoir pourquoi vous pleurez ?
VICTORINE.
Bon, mon Papa, les jeunes filles pleurent quelquefois pour se désennuyer.
ANTOINE.
Je ne me paye pas de cette raison-là.
VICTORINE.
Je venais vous demander....
ANTOINE.
Me demander ? Et moi je vous demande ce que vous avez à pleurer et je vous prie de me le dire.
VICTORINE.
Vous vous moquerez de moi.
ANTOINE.
Il y aurait assurément un grand danger.
VICTORINE.
Si cependant ce que j'ai à vous dire était vrai, vous ne vous en moqueriez certainement pas.
ANTOINE.
Cela peut être.
VICTORINE.
Je suis descendue chez le Caissier de la part de Madame.
ANTOINE.
Hé bien ?
VICTORINE.
Il y avait plusieurs Messieurs qui attendaient leur tour et qui causaient ensemble. L'un d'eux a dit :
ils ont mis l'épée à la main ; nous sommes sortis et on les a séparés.
ANTOINE.
Qui ?
VICTORINE.
C'est ce que j'ai demandé. Je ne sais, m'a dit l'un de ces Messieurs, ce sont deux jeunes gens : l'un
est officier dans la cavalerie et l'autre dans la marine. Monsieur, l'avez-vous vu ? Oui. Habit bleu,
parements rouges ? Oui. Jeune ? Oui, de vingt à vingt-deux ans. Bien fait ? Ils ont souri : j'ai rougi
et je n'ai osé continuer.
ANTOINE.
Il est vrai que vos questions étaient fort modestes.
VICTORINE.
Mais si c'était le fils de Monsieur?...
Scène III
ANTOINE, VICTORINE.
VICTORINE.
Monsieur n'est donc pas rentré?
ANTOINE.
Non. Il est retourné chez le notaire.
VICTORINE.
Madame m'envoie vous demander..... Ah ! je voudrais que vous vissiez Mademoiselle avec ses
habits de noces : on vient de les essayer. Les diamants, le collier, la rivière de diamants. Ah ! ils
sont beaux : il y en a un gros comme cela et Mademoiselle, ah ! comme elle est charmante ! Le
cher amoureux est en extase. Il est là, il la mange des yeux. On lui a mis du rouge et une mouche.
Vous ne la reconnaîtriez pas.
ANTOINE.
Sitôt qu'elle a une mouche.
VICTORINE.
Madame m'a dit : va demander à ton père si Monsieur est revenu et s'il n'est pas en affaire, et si on
peut lui parler. Je vous dirai ; mais vous n'en parlerez pas. Mademoiselle va se faire annoncer
comme une dame de condition sous un autre nom et je suis sûre que Monsieur y sera trompé.
ANTOINE.
Certainement un père ne reconnaîtra pas sa fille.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 4
VICTORINE.
Non, il ne la reconnaîtra pas, j'en suis sûre. Quand il arrivera, vous nous avertirez : il y aura de
quoi rire, Cependant il n'a pas coutume de rentrer si tard.
ANTOINE.
Qui ?
VICTORINE.
Son fils.
ANTOINE.
Tu y penses encore?
VICTORINE.
Je m'en vais : vous nous avertirez. Ah ! voilà Monsieur.
Scène IV
ANTOINE, M. VANDERK, DEUX HOMMES PORTANT DE L'ARGENT DANS DES HOTTES.
M. VANDERK.
aux porteurs.
Allez à ma caisse : descendez trois marches et montez-en cinq au bout du corridor.
ANTOINE.
Je vais les y mener.
M. VANDERK.
Non, reste. Les notaires ne finissent point.
(Il pose son chapeau et son épée : il ouvre un secrétaire.)
Au reste ils ont raison : nous ne voyons que le présent et ils voient l'avenir. Mon fils est-il rentré?
ANTOINE.
Non, Monsieur. Voici les rouleaux de vingt- cinq louis que j'ai pris à la caisse.
M. VANDERK.
Gardes-en un. Oh ça, mon pauvre Antoine, tu vas demain avoir bien de l'embarras.
ANTOINE.
N'en ayez pas plus que moi.
M. VANDERK.
J'en aurai ma part.
ANTOINE.
Pourquoi ? Reposez vous sur moi.
M. VANDERK.
Tu ne peux pas tout faire.
ANTOINE.
Je me charge de tout. Imaginez-vous n'être qu'invité. Vous aurez bien assez d'occupation de
recevoir votre monde.
M. VANDERK.
Tu auras un tas de domestiques étrangers : c'est ce qui m'effraie, surtout ceux de ma sœur.
ANTOINE.
Je le sais.
M. VANDERK.
Je ne veux pas de débauches.
Scène V
ANTOINE, M. VANDERK, UN DOMESTIQUE, MLLE SOPHIE VANDERK ANNONCÉE SOUS LE NOM DE MADAME DE
VANDERVILLE.
LE DOMESTIQUE,
riant.
Monsieur, Madame la Marquise de Vanderville.
M. VANDERK.
Faites entrer.
(On ouvre les deux battants.)
De grandes révérences.
SOPHIE,
Interdite.
Mon.... Monsieur.
M. VANDERK.
Madame. Avancez un siège.
(Ils s'assoient. A Antoine.)
Elle n'est pas mal.
(à Sophie)
Puis-je savoir de Madame ce qui me procure l'honneur de la voir?
SOPHIE.
Tremblante.
C'est que... Mon... Monsieur, j'ai... j'ai un papier à vous remettre.
M. VANDERK.
Si Madame veut bien me le confier.
(Pendant qu'elle cherche, il regarde Antoine.)
ANTOINE.
Ah ! Monsieur, qu'elle est belle comme cela!
SOPHIE.
(∗) On pourrait voir Victorine espionner.
Le voici.
Le père se lève pour prendre le papier.
Ah ! Monsieur, pourquoi vous déranger?
(à part.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 7
Je suis toute interdite.
M. VANDERK.
Cela suffit. C'est trente louis. Ah ! rien de mieux. Je vais.…
(Pendant que M. Vanderk va à son secrétaire, Sophie fait signe à Antoine de ne rien dire).
Ce billet est excellent : il vous est venu par la Hollande.
SOPHIE.
Non.... oui.
M. VANDERK.
Vous avez raison, Madame... Voici la somme.
SOPHIE.
Monsieur, je suis votre très humble et très obéissante servante.
M. VANDERK.
Madame ne compte pas?
SOPHIE.
Ah ! mon cher... Mon... Monsieur. Vous êtes un si honnête homme... que... la réputation... la
renommée dont…
Scène VI
MME VANDERK ET LES ACTEURS PRÉCÉDENTS.
SOPHIE.
Ah ! maman, papa s'est moqué de moi.
M. VANDERK.
Comment! c'est vous, ma fille?
SOPHIE.
Ah ! vous m'aviez reconnue.
MME VANDERK.
Comment la trouvez-vous?
M. VANDERK.
Fort bien.
SOPHIE.
Vous ne m'avez seulement pas regardée. Je ne suis pas une voleuse et voici votre argent, que vous
donnez avec tant de confiance à la première personne.
M. VANDERK.
Garde-le, ma fille. Je ne veux pas que dans toute ta vie tu puisses te reprocher une fausseté même
en badinant. Ton billet, je le tiens pour bon. Garde les trente louis.
SOPHIE.
Ah ! mon cher père.
M. VANDERK.
Vous aurez des présents à faire demain.
Scène VIII.
VICTORINE, VANDERK FILS QUI ENTRE QUELQUE TEMPS APRÈS ET LES ACTEURS PRÉCÉDENTS.
VICTORINE.
Le voilà.
MME VANDERK.
Qui ? qui donc ?
VICTORINE.
Monsieur votre fils.
MME VANDERK.
Je vous assure, Victorine, que plus vous avancez en âge, et plus vous extravaguez.
VICTORINE.
Madame ?
MME VANDERK.
Premièrement, vous entrez ici sans qu'on vous appelle.
VICTORINE.
Mais, Madame.
MME VANDERK.
A-t-on coutume d'annoncer mon fils?
SOPHIE.
Ma bonne amie, vous êtes bien folle.
VICTORINE.
C'est que le voilà.
(Le fils fait des révérences. )
SOPHIE.
Ah ! mon frère ne me reconnaît pas.
M. VANDERK FILS.
Hé ! c'est ma sœur! Oh, elle est charmante!
MME VANDERK.
Tu la trouves donc bien?
M. VANDERK FILS.
Oui, ma mère.
Scène IX
LE GENDRE ET LES MÊMES ACTEURS.
LE GENDRE
M'est il permis d'approcher?
à Sophie, ensuite au Père.
Les notaires font arrivés.
(Il veut donner le bras à Sophie, qui montre sa mère.)
SOPHIE.
A ma mère.
(Le Gendre donne la main à la mère, et sort.)
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 10
Scène X
M. VANDERK FILS, SOPHIE, VICTORINE.
SOPHIE.
Vous me trouvez donc bien?
M. VANDERK FILS.
Très bien.
SOPHIE.
Et moi, mon frère, je trouve fort mal de ce qu'un jour comme celui-ci vous êtes revenu si tard.
Demandez à Victorine.
M. VANDERK FILS.
Mais, quelle heure donc?
SOPHIE.
lui donnant une montre.
Tenez, regardez.
M. VANDERK FILS.
Il est vrai qu'il est un peu tard. Cette montre est jolie.
(Il veut la rendre.)
SOPHIE.
Non, mon frère, je veux que vous la gardiez comme un reproche éternel de ce que vous vous êtes
fait attendre.
M. VANDERK FILS.
Et moi je l'accepte de bon cœur. Puissé-je, à chaque fois que j'y regarderai, me féliciter de vous
savoir heureuse.
Scène XI
Le Gendre rentre : il prend la main de Sophie. Le frère regarde la montre, rêve et soupire.
Victorine le regarde.
M. VANDERK FILS, VICTORINE.
VICTORINE.
Vous m'avez bien inquiétée. Une dispute dans un café !
M. VANDERK FILS.
Est-ce que mon père sait cela ?
VICTORINE.
Est-ce que cela est vrai ?
M. VANDERK FILS.
Non, non, Victorine.
(Il entre dans le salon, et Victorine sort d'un autre côté.)
VICTORINE.
Ah! que cela m'inquiète !
Scène II
ANTOINE, LE DOMESTIQUE ET VANDERK FILS.
LE DOMESTIQUE.
N'est-ce pas là lui ?
ANTOINE.
Non, non, restez ; parbleu, vous êtes un drôle d'homme de rester dans ce magasin pendant trois
heures.
LE DOMESTIQUE.
Ma foi, j'y aurais passé la nuit, si la faim ne m'avait pas réveillé.
ANTOINE.
Venez, venez.
Scène IV
M. VANDERK PÈRE, M. VANDERK FILS.
M. VANDERK PÈRE.
Eh, mais, mon fils, quelle pétulance ! quels mouvements ! que signifie?
M. VANDERK FILS.
Je déclamais ; je.... je faisais le Héros.
M. VANDERK PÈRE.
Vous ne représenteriez pas demain quelque pièce de théâtre, une tragédie?
M. VANDERK FILS.
Non, non, mon père.
M. VANDERK PÈRE.
Faites, si cela vous amuse : mais, il faudrait quelques précautions, dites le-moi ; et s'il ne faut pas
que je le sache, je ne le saurai pas.
M. VANDERK FILS.
Je vous suis obligé, mon père ; je vous le dirais.
M. VANDERK PÈRE.
Si vous me trompez, prenez-y garde ; je ferai cabale.
M. VANDERK FILS.
Je ne crains pas cela ; mais, mon père, on vient de lire le contrat de mariage de ma sœur : nous
l'avons tous signé. Quel nom y avez-vous pris ? et quel nom m'avez-vous fait prendre ?
M. VANDERK PÈRE.
Le vôtre.
M. VANDERK FILS.
Le mien ! est-ce que celui que je porte?...
M. VANDERK PÈRE.
Ce n'est qu'un surnom.
M. VANDERK FILS.
Vous vous êtes titré de Chevalier, d'ancien Baron de Savières, de Clavières, de...
M. VANDERK PÈRE.
Je le suis.
M. VANDERK FILS.
Vous êtes donc gentilhomme?
Scène V
ANTOINE, LE DOMESTIQUE, M. VANDERK PÈRE, M. VANDERK FILS QUI RÊVE.
ANTOINE.
Il y a, Monsieur, plus de trois heures qu'il est là : c'est un domestique.
M. VANDERK PÈRE.
Pourquoi faire attendre ? Pourquoi ne pas faire parler ? Son temps peut être précieux ; son Maître
peut avoir besoin de lui.
ANTOINE.
Je l'ai oublié, on a soupé, il s'est endormi.
LE DOMESTIQUE.
Je me suis endormi ; ma foi, on est las... on est las..... Où diable est-elle à présent ? cette chienne
de lettre me fera damner aujourd'hui.
M. VANDERK PÈRE.
Donnez vous patience.
LE DOMESTIQUE.
Ah, la voilà!
Il bâille pendant que le père lit, le fils rêve.
M. VANDERK PÈRE.
Vous direz à votre Maître. Qu'est-il votre Maître ?
LE DOMESTIQUE.
M. Desparville.
M. VANDERK PÈRE.
J'entends ; mais quel est son état?
LE DOMESTIQUE.
Il n'y a pas longtemps que je suis à lui ; mais il a servi.
M. VANDERK PÈRE.
Servi ?
LE DOMESTIQUE.
Oui, c'est un officier distingué.
M. VANDERK PÈRE.
Dites à votre maître, dites à M. Desparville que demain entre trois et quatre heures après midi je
l'attends ici.
LE DOMESTIQUE.
Oui.
Scène VI
M. VANDERK PÈRE, M. VANDERK FILS.
M. VANDERK FILS.
Mon père, je vous prie de pardonner à mes réflexions.
M. VANDERK PÈRE.
Il vaut mieux les dire que les taire.
M. VANDERK FILS.
Peut-être avec trop de vivacité.
M. VANDERK PÈRE.
C'est de votre âge : vous allez voir ici une femme qui a bien plus de vivacité que vous sur cet
article. Quiconque n'est pas militaire, n'est rien.
M. VANDERK FILS.
Qui donc ?
M. VANDERK PÈRE.
Votre tante, ma propre sœur ; elle devrait être arrivée ; c'est en vain que je l'ai établie
honorablement ; elle est veuve à présent et sans enfants ; elle jouit de tous les revenus des biens
que je vous ai achetés ; je l'ai comblée de tout ce que j'ai cru devoir satisfaire ses vœux: cependant
elle ne me pardonnera jamais l'état que j'ai pris ; et lorsque mes dons ne profanent pas ses mains, le
nom de Frère profanerait ses lèvres: elle est cependant la meilleure de toutes les femmes ; mais
voilà comme un honneur de préjugé étouffe les sentiments de la nature et de la reconnaissance.
M. VANDERK FILS.
Mais, mon père, à vôtre place je ne lui pardonnerais jamais.
M. VANDERK PÈRE.
Pourquoi ? Elle est ainsi, mon fils ; c'est une faiblesse en elle, c'est de l'honneur mal entendu, mais
c'est toujours de l'honneur.
M. VANDERK FILS.
Vous ne m'aviez jamais parlé de cette tante.
M. VANDERK PÈRE.
Ce silence entrait dans mon système à votre égard ; elle vit dans le fond du Berry ; elle n'y soutient
qu'avec trop de hauteur le nom de nos ancêtres ; et l'idée de noblesse est si forte en elle, que je ne
lui aurais pas persuadé de venir au mariage de votre sœur, si je ne lui avais écrit qu'elle épouse un
homme de qualité ; encore a-t-elle mis des conditions singulières.
M. VANDERK FILS.
Des conditions!
M. VANDERK PÈRE.
Mon cher frère, m'écrit-elle, j'irai ; mais ne serait-il pas mieux que je ne passasse que pour une
parente éloignée de votre femme, pour une protectrice de la famille ? Elle appuie cela de tous les
mauvais raisonnements qui ....... J'entends une voiture.
M. VANDERK FILS.
Je vais voir.
Scène VIII
MME VANDERK, SOPHIE, LE GENDRE, M. VANDERK FILS.
LE GENDRE.
Eh bien, mon cher frère, vous avez aujourd'hui un petit air sérieux.
M. VANDERK FILS.
Non, je vous assure.
LE GENDRE.
Pensez-vous que votre sœur ne sera pas heureuse avec moi ?
M. VANDERK FILS.
Je ne doute pas qu'elle ne le soit.
SOPHIE.
à sa mère.
L'appellerai-je ma tante ?
MME VANDERK.
Gardez-vous-en bien, laissez-moi parler.
Scène IX
LES ACTEURS PRÉCÉDENTS, M. VANDERK PÈRE, LA TANTE, UN LAQUAIS EN VESTE, UNE CEINTURE DE SOIE, BOTTÉ, UN
FOUET SUR L'ÉPAULE ; CEPENDANT IL PORTE LA ROBE DE LA TANTE.
LA TANTE.
Ah! j'ai les yeux éblouis, écartez ces flambeaux ; point d'ordre sur les routes, je devrais être ici il y
a deux heures : soyez de condition, n'en soyez pas, une Duchesse, une Financière, c'est égal ; des
chevaux terribles, mes femmes ont eu des peurs ; laissez ma robe, vous. Ah, c'est Madame
Vanderk!
(Mme de Vanderk avance, la salue, l'embrasse et Mme de Vanderk met de la hauteur.)
MME VANDERK.
Madame, voici ma fille que j'ai l'honneur de vous présenter.
(La tante fait une révérence et n'embrasse pas.)
Scène X
M. VANDERK FILS, VICTORINE.
M. VANDERK FILS.
Ma chère tante est assez folle.
VICTORINE.
C'est Madame votre tante?
M. VANDERK FILS.
Oui, sœur de mon père.
VICTORINE.
Ses domestiques font un train; elle en a quatre, cinq, sans compter les femmes : ils sont d'une
arrogance... Madame la Marquise par-ci, Madame la Marquise par là, elle veut ci, elle entend ça; il
semble que tout soit à elle.
M. VANDERK FILS.
Je m'en doute bien.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 20
VICTORINE.
Vous ne la suivez pas, votre chère tante?
M. VANDERK FILS.
J'y vais. Bon soir, Victorine.
VICTORINE.
Attendez donc.
M. VANDERK FILS.
Que veux-tu?
VICTORINE.
Voyons donc votre nouvelle montre.
M. VANDERK FILS.
Tu ne l'as pas vue?
VICTORINE.
Que je la vois encore : Ah, elle est belle ; des diamants, à répétition: il est onze heures 7, 8, 9, 10
minutes, onze heures dix minutes. Demain à pareille heure... Voulez-vous que je vous dise tout ce
que vous ferez demain?
M. VANDERK FILS.
Ce que je ferai?
VICTORINE.
Oui ; vous vous lèverez à sept, disons à huit heures ; vous descendrez à dix ; vous donnerez la
main à la Mariée ; on reviendra à deux heures ; on dînera, on jouera; ensuite votre feu d'artifice,
pourvu encore que vous ne soyez pas blessé.
M. VANDERK FILS.
Ah ! si je le suis...
VICTORINE.
Il ne faut pas l'être.
M. VANDERK FILS.
Cela vaudrait mieux.
VICTORINE.
Je parie que voilà tout ce que vous ferez demain.
M. VANDERK FILS.
Tu serais bien étonnée si je ne faisais rien de tout cela.
VICTORINE.
Que ferez-vous donc?
M. VANDERK FILS.
Au reste, tu peux avoir raison.
VICTORINE.
C'est joli, une montre à répétition : lorsqu'on se réveille, on sonne l'heure : je crois que je me
réveillerais exprès.
M. VANDERK FILS.
Eh bien, je veux qu'elle passe la nuit dans ta chambre, pour savoir si tu te réveilleras.
VICTORINE.
Non.
M. VANDERK FILS.
Je t'en prie.
Oeuvre du Domaine public – Version retraitée par Libre Théâtre 21
VICTORINE.
Si on le savait, on se moquerait de moi.
M. VANDERK FILS.
Qui le dira ? tu me la rendras demain au matin.
VICTORINE.
Vous en pouvez être sûr ; mais... vous ?
M. VANDERK FILS.
N'ai-je pas ma pendule ? et tu me la rendras.
VICTORINE.
Sans doute.
M. VANDERK FILS.
Qu'à moi ;
VICTORINE.
A qui donc ?
M. VANDERK FILS.
Qu'à moi.
VICTORINE.
Eh, mais, sans doute.
M. VANDERK FILS.
Bonsoir,
VICTORINE.
Adieu. Bonsoir. Qu'à moi... Qu'à moi.
Scène XI
VICTORINE SEULE.
Qu'à moi, qu'à moi, que veut-il dire ? Il a quelque chose d'extraordinaire aujourd'hui : ce n'est pas
sa gaieté, son air franc : il rêvait... Si c'était... non…
Scène XII
ANTOINE, VICTORINE.
ANTOINE.
On vous appelle, on vous sonne depuis une heure. Quatre ou cinq misérables laquais de condition
donnent plus de peine qu'une maison de quarante personnes. Nous verrons demain : ce sera un
beau bruit. Je n'oublie rien. Non.
(Il souffle les bougies.)
Allons nous coucher.
Scène II
M. VANDERK FILS.
Pourquoi Antoine a-t-il pris ces clefs ? Que vais-je faire ? C'est de le réveiller. Je lui dirai... Je veux
sortir… J'ai des emplettes : j'ai quelques affaires... Frappons. Antoine… Je n'entends rien…
Antoine... Il va me faire cent questions. Vous sortez de bonne heure. Quelle affaire avez-vous
donc ? Vous sortez à cheval : attendez le jour. Je ne veux pas attendre moi. Donnez-moi les clefs.
(il frappe.). Antoine.
ANTOINE.
en dedans.
Qui est là?
M. VANDERK FILS.
Il a répondu. Antoine.
ANTOINE.
Qui peut frapper si matin?
M. VANDERK FILS.
Moi.
ANTOINE.
Ah ! Monsieur, j'y vais.
M. VANDERK FILS.
Il se lève.... Rien de moins extraordinaire ; j'ai affaire, moi; je sors. Je vais à deux pas : quand
j'irais plus loin. Mais vous êtes en bottines. Mais ce cheval ? ce Domestique ? Eh bien, je vais à
deux lieues d'ici ; mon père m'a dit de lui faire une commission. Comme l'esprit va chercher bien
loin les raisons les plus simples. Ah ! je ne sais pas mentir.
Scène III
ANTOINE SON COL À LA MAIN. M. VANDERK FILS.
ANTOINE.
Comment, Monsieur, c'est vous?
M. VANDERK FILS.
Oui : donne-moi vite les clefs de la porte cochère.
ANTOINE.
Les clefs?
M. VANDERK FILS.
Oui.
ANTOINE.
Les clefs ? mais le Portier doit les avoir.
M. VANDERK FILS.
Il dit que vous les avez.
Scène IV
M. VANDERK FILS.
J'aurais bien cru qu'il m'aurait fait plus de questions ; Antoine est un bon homme... Il se sera bien
imaginé... Ah, mon père, mon père!… il dort… il ne sait pas... Ce cabinet, cette maison, tout ce qui
m'entoure m'est plus cher : quitter cela pour toujours, ou pour longtemps, cela fait une peine qui...
Ah ! le voilà. Ciel ! c'est mon père.
Scène V
M. VANDERK PÈRE, EN ROBE DE CHAMBRE, M. VANDERK FILS.
M. VANDERK FILS.
Ah! mon père, que je suis fâché ! c'est la faute d'Antoine. Je le lui avais dit ; mais il aura fait du
bruit, il vous aura réveillé.
M. VANDERK PÈRE.
Non, je l'étais.
Scène VI
M. VANDERK PÈRE.
Infortuné, comme on doit peu compter sur le bonheur présent: je me suis couché le plus tranquille,
le plus heureux des pères, et me voilà. Antoine… je ne puis avoir trop de confiance… Si son sang
coulait pour son Roi ou pour sa patrie : mais…
Scène VII
M. VANDERK PÈRE, ANTOINE.
ANTOINE.
Que voulez-vous ?
M. VANDERK PÈRE.
Ce que je veux ? ah qu'il vive.
ANTOINE.
Monsieur.
M. VANDERK PÈRE.
Je ne t'ai pas entendu entrer.
ANTOINE.
Vous m'avez appelé.
M. VANDERK PÈRE.
Je t'ai appelé… Antoine, je connais ta discrétion, ton amitié pour moi et pour mon fils ; il sortait
pour se battre.
Scène VIII
M. VANDERK PÈRE, SEUL.
Fouler aux pieds la raison, la nature et les lois. Préjugé funeste ! abus cruel du point d'honneur, tu
ne pouvais avoir pris naissance que dans les temps les plus barbares : tu ne pouvais subsister qu'au
milieu d'une nation vaine et pleine d'elle même, qu'au milieu d'un peuple dont chaque particulier
compte sa personne pour tout, et sa patrie et sa famille pour rien. Et vous, lois sages, vous avez
désiré mettre un frein à l'honneur ; vous avez ennobli l'échafaud ; votre sévérité a servi à froisser le
cœur d'un honnête homme entre l'infamie et le supplice. Ah, mon fils !
Scène IX
M. VANDERK PÈRE, ANTOINE.
ANTOINE.
Monsieur, vous l'avez laissé partir ?
M. VANDERK PÈRE.
Il est parti ! ô Ciel ! arrêtez....
ANTOINE.
Ah ! Monsieur, il est déjà bien loin. Je traversais la cour ; il a mis ses pistolets à l'arçon.
M. VANDERK PÈRE.
Ses pistolets!
ANTOINE.
Il m'a crié, Antoine, je te recommande mon père, et il a mis son cheval au galop.
M. VANDERK PÈRE.
Il est parti !
(Il rêve douloureusement ; il reprend sa fermeté, et dit :)
Que rien ne transpire ici, Viens, suis moi, je vais m'habiller.
Je le cherche partout : qu'est-il devenu ? Cela me passe. Il ne sera jamais prêt. Il n'est pas habillé.
Ah, que je suis fâchée de m'être embarrassée de sa montre ! Je l'ai vu toute la nuit qui me disait
qu'à moi, qu'à moi, qu'à moi : il est sorti de bien bonne heure, et à cheval: mais si c'était cette
dispute, et s'il était vrai qu'il fût allé… Ah! j'ai un pressentiment ; mais que risqué-je d'en parler?
j'en vais parler à Monsieur. Je parierais que c'est ce domestique qui s'est endormi hier au soir, il
avait une mauvaise physionomie, il lui aura donné un rendez-vous. Ah!
Scène II
VICTORINE, M. VANDERK PÈRE.
VICTORINE.
Monsieur, on est bien inquiet. Madame la Marquise dit, Mon neveu est-il habillé ? qu'on
l'avertisse. Est-il prêt ? Pourquoi ne vient-il pas ?
M. VANDERK PÈRE.
Mon fils?
VICTORINE.
Oui, je l'ai demandé, je l'ai fait chercher : je ne sais s'il est sorti ou s'il n'est pas sorti; mais je ne l'ai
pas trouvé.
M. VANDERK PÈRE.
Il est sorti.
VICTORINE.
Vous savez donc, Monsieur, qu'il est dehors.
M. VANDERK PÈRE.
Oui, je le sais. Voyez si tout le monde est prêt : pour moi, je le suis. Où est votre père?
VICTORINE.
fait un pas et revient.
Avez-vous vu, Monsieur, hier un Domestique qui voulait parler à vous ou à M. votre fils ?
M. VANDERK PÈRE.
Un Domestique ? c'était à moi: j'ai donné parole à son Maître aujourd'hui, vous faites bien de m'en
faire re-souvenir.
VICTORINE.
à part.
Il faut que ce ne soit pas cela, tant mieux, puisque Monsieur sait où il est.
M. VANDERK PÈRE.
Voyez donc où est votre père.
VICTORINE.
J'y cours.
Au milieu de la joie la plus légitime… Antoine ne vient point… Je voyais devant moi toutes les
misères humaines..... Je m'y tenais préparé. La mort même..... Mais ceci… Hé, que dire !… Ah !
Ciel !…
Scène IV
M. VANDERK PÈRE, LA TANTE.
M. VANDERK PÈRE.
Hé bien, ma sœur, puis-je enfin me livrer au plaisir de vous revoir ?
LA TANTE.
Mon frère, je suis très en colère ; vous gronderez après, si vous voulez.
M. VANDERK PÈRE.
J'ai tout lieu d'être fâché contre vous.
LA TANTE.
Et moi contre votre fils.
M. VANDERK PÈRE.
J'ai cru que les droits du sang n'admettaient point de ces ménagements, et qu'un frère...
LA TANTE.
Et moi, qu'une sœur comme moi mérite de certains égards.
M. VANDERK PÈRE.
Quoi! vous aurait-on manqué en quelque chose?
LA TANTE.
Oui, sans doute.
M. VANDERK PÈRE.
Qui ?
LA TANTE.
Votre fils.
M. VANDERK PÈRE.
Mon fils ? Eh, quand peut-il vous avoir désobligée ?
LA TANTE.
A l'instant.
M. VANDERK PÈRE.
A l'instant ?
LA TANTE.
Oui, mon frère, à l'instant : il est bien singulier que mon neveu qui doit me donner la main
aujourd'hui ne soit pas ici et qu'il sorte.
M. VANDERK PÈRE.
Il est sorti pour une affaire indispensable.
LA TANTE.
Indispensable, indispensable, votre sang froid me tue : il faut me le trouver mort ou vif ; c'est lui
qui me donne la main.
Scène VI
ANTOINE SEUL
Oui, ma résolution est prise : comment ? un misérable, un drôle…
Scène VII
VICTORINE, ANTOINE.
ANTOINE.
Qu'est-ce que tu demandes?
VICTORINE.
J'entrais.
ANTOINE.
Je n'aime pas tout cela, toujours sur mes talons ; c'est bien étonnant, la curiosité, la curiosité.
Mademoiselle, voilà peut être le dernier conseil que je vous donnerai de ma vie ; mais la curiosité
dans une fille ne peut que la tourner à mal.
VICTORINE.
Eh ! mais je venais vous dire...
ANTOINE.
Va-t-en, va-t-en, écoute, sois sage, et vis toujours honnêtement, et tu ne pourras manquer.
VICTORINE.
à part.
Qu'est-ce que cela veut dire ?
Scène VIII.
LES MÊMES, M. VANDERK PÈRE.
M. VANDERK PÈRE.
Sortez, Victorine. laissez-nous et fermez la porte.
Scène X
M. VANDERK, MME VANDERK, ANTOINE.
MME VANDERK.
Ah ! mon cher ami, tout le monde est prêt : voici vos gants. Antoine, eh! comme te voilà fait ? Tu
aurais bien dû te mettre en noir, te faire beau le jour du mariage de ma fille. Je ne te pardonne pas
cela.
ANTOINE.
C'est que… Madame… Je vais en affaire. Oui, oui… Madame.
M. VANDERK PÈRE.
Allez, allez, Antoine ; faites ce que je vous ai dit.
ANTOINE.
Oui, Monsieur.
MME VANDERK.
Antoine.
ANTOINE.
Madame.
MME VANDERK.
Si tu trouves mon fils, ah je t'en prie, dis lui qu'il ne tarde point.
M. VANDERK PÈRE.
Allez, Antoine, allez.
(Antoine et M. Vanderk se regardent. Antoine sort.)
MME VANDERK.
Antoine a l'air bien effarouché.
M. VANDERK PÈRE.
Tout ceci l'échauffe et le dérange.
MME VANDERK.
Ah ! mon ami, faites moi compliment ; il y a plus de deux ans que je ne me suis si bien portée…
Ma fille… mon gendre, toute cette famille est si respectable, si honnête ; la bonne robe est sage
comme les lois : mais, mon ami, j'ai un reproche à vous faire et votre sœur a raison : vous donnez
aujourd'hui de l'occupation à votre fils, vous l'envoyez je ne sais en quel endroit ; au reste, vous le
savez : il faut cependant que ce soit très loin, car je suis sûre qu'il ne s'est point amusé : lorsqu'il va
revenir, il ne pourra nous rejoindre. Victorine a dit à ma fille qu'il n'était point habillé et qu'il était
monté à cheval.
M. VANDERK PÈRE.
lui prenant la main affectueusement.
Laissez-moi respirer, et permettez-moi de ne penser qu'à votre satisfaction ; votre santé me fait le
plus grand plaisir : nous avons tellement besoin de nos forces, l'adversité est si près de nous. La
plus grande félicité est si peu stable, si peu… Ne faisons point attendre, on doit nous trouver de
moins dans la compagnie. La voici.
Scène XII
LES MÊMES, SOPHIE, LE GENDRE, LA TANTE ET UN GROUPE DE COMPAGNIE DE FEMMES ET D'HOMMES, PLUS D'HOMMES
DE ROBE QUE D'AUTRES.
M. VANDERK PÈRE.
Allons, belle jeunesse. Madame, nous avons été ainsi. Puissiez-vous, mes enfants, voir un pareil
jour, (à part) et plus beau que celui-ci !
Scène II
VICTORINE, M. DESPARVILLE.
M. DESPARVILLE.
Mademoiselle, puis-je entrer ?
VICTORINE.
Monsieur, vous êtes sans doute de la noce. Entrez dans le salon.
M. DESPARVILLE.
Je n'en suis pas, Mademoiselle ; je n'en suis pas.
VICTORINE.
Ah ! Monsieur, si vous n'en êtes pas, pour quelle raison ?…
M. DESPARVILLE.
Je viens pour parler à Monsieur Vanderk.
VICTORINE.
Lequel ?
M. DESPARVILLE.
Mais le Négociant. Est-ce qu'il y a deux Négociants de ce nom là ? C'est celui qui demeure ici.
VICTORINE.
Ah! Monsieur, quel embarras ! Je vous assure que je ne sais comment Monsieur pourra vous parler
au milieu de tout ceci ; et même on serait à table, si on n'attendait pas quelqu'un qui se fait bien
attendre.
M. DESPARVILLE.
Mademoiselle, M. Vanderk m'a donné parole ici aujourd'hui à cette heure.
VICTORINE.
Il ne savait donc pas l'embarras…
M. DESPARVILLE.
Il ne savait pas, il ne savait pas : c'est hier au soir qu'il me l'a fait dire.
VICTORINE.
J'y vais donc. Si je peux l'aborder ; car il répond à l'un, il répond à l'autre. Je dirai… Qu'est- ce
que je dirai ?
Scène III
M. DESPARVILLE SEUL.
Que de raisons ! parbleu ces choses-là sont bien faites pour moi. Il faut que cet homme marie
justement sa fille aujourd'hui, le jour, le même jour que j'ai à lui parler : c'est fait exprès. Oui, c'est
fait exprès pour moi. Ces choses-là n'arrivent qu'à moi. Peste soit des enfants. Je ne veux plus
m'embarrasser de rien. Je vais me retirer dans ma Province. Mais mon père, mon père… mais mon
fils, va te promener, j'ai fait mon temps, fais le tien. Ah ! c'est apparemment notre homme. Encore
un refus que je vais essuyer.
Scène IV
M. DESPARVILLE PÈRE, M. VANDERK.
M. DESPARVILLE PÈRE.
Monsieur, Monsieur, je suis fâché de vous déranger. Je sais tout ce qui vous arrive. Vous mariez
votre fille,vous êtes à l'instant en compagnie : mais un mot, un seul mot.
M. VANDERK PÈRE.
Et moi, Monsieur, je suis fâché de ne vous avoir pas donné une heure plus prompte. On vous a
peut-être fait attendre. J'avais dit à quatre heures et il est trois heures seize minutes. Monsieur,
asseyez vous.
M. DESPARVILLE PÈRE.
Non, parlons debout, j'aurai bientôt dit. Monsieur, je crois que le diable est après moi. J'ai depuis
quelques jours besoin d'argent et encore plus depuis hier pour la circonstance la plus pressante, et
que je ne peux pas dire. J'ai une lettre de change, bonne, excellente : c'est comme disent vos
marchands, c'est de l'or en barre ; mais elle sera payée quand ? Quand ? Je n'en sais rien : ils ont
des usages, des usances, des termes que je ne comprends pas. J'ai été chez plusieurs de vos
confrères, mais tous ceux que j'ai vu jusqu'à présent sont des Arabes, des Juifs ; pardonnez-moi le
terme, oui, des Juifs. Ils m'ont demandé des remises considérables, parce qu'ils voient que j'en ai
besoin. D'autres m'ont refusé tout net. Mais que je ne vous retarde point. Pouvez vous m'avancer le
paiement de ma lettre de change ou ne le pouvez-vous pas ?
M. VANDERK PÈRE.
Puis-je la voir ?
M. DESPARVILLE PÈRE.
La voilà…(Pendant que M. Vanderk lit.) Je payerai tout ce qu'il faudra. Je sais qu'il y a des droits.
Faut-il le quart ? faut-il... J'ai besoin d'argent.
M. VANDERK PÈRE.
(Il sonne.)
Monsieur, je vais vous la faire payer.
Scène V
M. VANDERK PÈRE.
Mon fils est mort… je l'ai vu là… et je ne l'ai pas embrassé… Que de peine sa naissance me
préparait ! Que de chagrin sa mère !…
Scène VI
ANTOINE, M. VANDERK PÈRE.
M. VANDERK PÈRE.
.Hé bien !
ANTOINE.
Ah, mon maître, tous deux ; j'étais très loin, mais j'ai vu, j'ai vu.... Ah, Monsieur !
M. VANDERK PÈRE.
Mon fils?
ANTOINE.
Oui, ils se sont approchés à bride abattue. L'officier a tiré, votre fils ensuite. L'officier est tombé
d'abord ; il est tombé le premier. Après cela, Monsieur. Ah, mon cher maître ! Les chevaux se sont
séparés… j'ai couru... je… je…
M. VANDERK PÈRE.
Voyez si mes chevaux sont mis ; faites approcher par la porte de derrière, venez m'avertir :
courons-y, peut-être n'est-il que blessé.
ANTOINE.
Mort, mort : j'ai vu sauter son chapeau, mort.
Scène VIII.
M. VANDERK PÈRE, VICTORINE, ANTOINE DANS L'APPARTEMENT.
M. VANDERK PÈRE.
Que voulez-vous, Victorine ?
VICTORINE.
Je venais demander si on doit faire servir et j'ai rencontré un Monsieur qui m'a dit que vous vous
trouviez mal.
M. VANDERK PÈRE.
Non, je ne me trouve pas mal. Où est la compagnie?
VICTORINE.
On va servir.
M. VANDERK PÈRE.
Tâchez de parler à Madame en particulier ; vous lui direz que je suis à l'instant forcé de sortir, que
je la prie de ne pas s'inquiéter ; mais qu'elle fasse en sorte qu'on ne s'aperçoive pas de mon
absence, je serai peut être… Mais vous pleurez, Victorine.
VICTORINE.
Mort ! Eh, qui donc? Monsieur votre fils ?
M. VANDERK PÈRE.
Victorine.
VICTORINE.
J'y vais, Monsieur; non, je ne pleurerai pas, je ne pleurerai pas.
M. VANDERK PÈRE.
Non, restez, je vous l'ordonne : vos pleurs vous trahiraient ; je vous défends de sortir d'ici que je ne
sois rentré.
VICTORINE,
apercevant M. Vanderk fils.
Ah! Monsieur.
M. VANDERK PÈRE.
Mon fils !
Scène X
LES MÊMES, MME VANDERK, SOPHIE, LE GENDRE.
MME VANDERK.
Ah ! te voilà, mon fils. Mon cher ami, peut-on faire servir ? Il est tard.
M. VANDERK PÈRE.
Ces Messieurs veulent bien rester.
(à Messieurs Desparville.)
Voici, Messieurs, ma femme, mon gendre et ma fille que je vous présente.
M. DESPARVILLE PÈRE.
Quel bonheur mérite une telle famille !
Scène XI
LES MÊMES, LA TANTE.
LA TANTE.
On dit que mon neveu est arrivé. Hé! te voilà, mon cher enfant. Je n'ai eu qu'un cri après toi. Je t'ai
demandé, je t'ai désiré. Ah ! ton père est si singulier, très-singulier, te donner une commission le
jour du mariage de ta sœur !
M. VANDERK PÈRE.
Madame, vous demandiez des militaires, en voici. Aidez moi à les retenir.
LA TANTE.
Hé ! c'est le vieux Baron d'Esparville.
M. DESPARVILLE PÈRE.
Hé! c'est vous, Madame la Marquise. Je vous croyais en Berry.
Scène XII
LES MÊMES, ANTOINE.
ANTOINE.
Le carrosse est avancé, Monsieur, et.... Ah, Ciel ! ... ah, Dieu !... ah, Monsieur !
M. VANDERK PÈRE.
Hé bien! hé bien, Antoine. Hé ! mais la tête lui tourne aujourd'hui.
LA TANTE.
Cet homme est fou, il faut le faire enfermer.
VICTORINE.
(Elle court à son père, lui met la main sur la bouche et l'embrasse.)
M. VANDERK PÈRE.
Paix, Antoine. Voyez à nous faire servir.
(La compagnie fait un pas, et cependant Antoine dit.)
ANTOINE.
Je ne sais si c'est un rêve. Ah, quel bonheur ! il fallait que je fusse aveugle... Ah ! jeunes gens,
jeunes gens, ne penserez-vous jamais que l'étourderie même la plus pardonnable peut faire le
malheur de tout ce qui vous entoure ?