Acte de Langage Ou Pragmatique

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ACTE DE LANGAGE OU PRAGMATIQUE ?

Sandra Laugier

Presses Universitaires de France | « Revue de métaphysique et de morale »

2004/2 n° 42 | pages 279 à 303


ISSN 0035-1571
ISBN 9782130544616
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2004-2-page-279.htm
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Dossier : f20593 Fichier : meta02-04 Date : 11/6/2007 Heure : 14 : 4 Page : 279

Acte de langage ou pragmatique ?

RÉSUMÉ. — L’article examine l’usage qui peut être fait aujourd’hui de la théorie des
actes de langage d’Austin ; outre la pertinence d’Austin, mise en évidence par Charles
Travis, pour reconcevoir une théorie de la vérité, on peut aussi suggérer, par-delà la
philosophie du langage, et en suivant certains éléments de l’approche de S. Cavell dans
son récent livre Un ton pour la philosophie, une capacité de la théorie d’Austin à repenser
la notion d’acte elle-même, et l’idée d’agency du sujet.

ABSTRACT. — The article means to examine some ways to make use, today, of
J. L. Austin’s definition and theory of speech acts. Beyond Austin’s theories’ relevance
for a reconception of a theory of truth, as showed by C. Travis, it is here suggested,
following some of Stanley Cavell’s insights in his recent book A Pitch of Philosophy,
that Austin’s ideas could help us in reconstructing the very notion of an act, and the
notion of a subject’s agency.
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Quel usage peut-il être fait d’Austin aujourd’hui 1 ? Peut-être faut-il, pour
commencer à répondre à la question, différencier l’héritage d’Austin et la prag-
matique. La pragmatique a toujours revendiqué Austin comme père fondateur,
mais un peu comme une politesse, et sans toujours prêter une grande attention
à ses textes. Austin est peut-être aujourd’hui le philosophe du langage dont le
nom est le plus connu et l’œuvre la plus méconnue. Il a de toute façon toujours
eu une place à part dans la philosophie contemporaine, et notamment analy-
tique : en France, outre Jacques Bouveresse 2, seul François Récanati 3 lui a
accordé une véritable attention, et aux États-Unis, dans des styles différents,
Stanley Cavell 4 et Charles Travis 5 constituent des exceptions dans leur façon
de prendre réellement au sérieux la philosophie d’Austin et la radicalité de ses
thèses sur le langage, la vérité, ou encore la perception. Même en Grande-
Bretagne, on a peine à trouver trace de l’héritage d’Austin et de la philosophie

1. Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Figures de l’acte », organisé
par G.-F. Duportail à l’université Rennes I en 1999. Il a également bénéficié d’un travail effectué
avec Étienne Balibar sur l’agency. Je remercie, pour les discussions que nous avons eues à ce sujet,
Félix Duportail, Isabelle Thomas-Fogiel, Stéphane Haber, Emmanuel Halais, Bruno Ambroise, et
Jocelyn Benoist.
2. La Parole malheureuse, Paris, Éd. de Minuit, 1971.
3. Dans ses ouvrages classiques, Récanati 1978, 1981.
4. Par exemple, Cavell 1969.
5. Travis 1989, 2000, 2003.

Revue de Métaphysique et de Morale, No 2/2004


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d’Oxford, si importante au milieu du siècle dernier 6 ; bien que les thématiques


d’Austin aient encore été présentes, comme un filon caché, d’abord dans l’œuvre
de son collègue P. F. Strawson, puis de Donald Davidson, John McDowell et
Gareth Evans, et dans le travail plus récent, par ex., de Quassim Cassam, Mike
Martin, Tim Williamson. Il semble que l’influence d’Austin, aujourd’hui, se
limite au champ de la philosophie de la connaissance, où ses doctrines sur la
perception jouent toujours un rôle – ne serait-ce que de provocation 7. Dans le
champ de la philosophie du langage, Austin a quasiment disparu. On a certes
reparlé d’Austin lors d’une polémique à plusieurs étages, née entre Jacques
Derrida et John Searle à propos d’un texte de Marges de la philosophie consacré
à Austin 8 ; mais si une chose au moins est claire à propos de ce débat, c’est
qu’il n’y a quasiment jamais été question d’Austin.
Hériter Austin aujourd’hui, c’est d’abord le lire comme philosophe, pas
comme linguiste (même si la fortune dans le champ linguistique de sa théorie
des performatifs fut considérable) et pas même comme philosophe « du lan-
gage ». L’invention des performatifs, si on en examine les conséquences, semble
déborder en effet le cadre du langage, ou faire exploser le cadre traditionnel du
« langage » en transformant la définition de la vérité ; car en effaçant à la fin
de sa réflexion la dichotomie entre les énoncés constatifs et les énoncés per-
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formatifs, Austin a transformé le rapport entre sens et vérité. Mais cela va plus
loin : car il a mis en cause non seulement la conception classique du langage
et du sens, mais – et là est sans doute une de ses découvertes les plus importantes
– la définition même de ce qu’est un acte, qui ne saurait en effet demeurer
intacte dès lors qu’il y a acte de langage.

AC T E E T S E N S

La théorie des actes de langage a été présentée et vulgarisée dans de nombreux


ouvrages et dans plusieurs champs, notamment littéraire et linguistique. Il est
hors de question de la reprendre en détail ici. Nous allons simplement montrer
comment elle ne peut être séparée des autres œuvres d’Austin et en particulier
de ses articles sur « La vérité », « Feindre », et les « Excuses ». On sait qu’Aus-
tin présente sa théorie des performatifs, dans How to do Things With Words, en
isolant une catégorie d’énoncés ou plus spécifiquement un « phénomène » (il

6. Voir sur ce sujet le travail à paraître de C. Alsaleh, J. L. Austin et le problème du réalisme.


7. Ibid. Voir aussi Laugier, 2003.
8. Voir J. DERRIDA, « Signature, événement, contexte », Marges de la philosophie, Paris, Éd. de
Minuit, 1972. Et J. SEARLE, « Reiterating the difference : a reply to Derrida », Glyph I, Johns
Hopkins University Press, 1977 ; trad. J. Proust, Combas, Éd. de l’Éclat, 1991.
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qualifie, dans « Excuses », son travail de « phénoménologie linguistique »)


« très répandu, évident » mais auquel on n’a pas accordé suffisamment attention.
Et il attaque d’emblée le représentationnalisme de la philosophie analytique
classique, qu’il appelle « illusion descriptive », et selon laquelle la première
fonction des énoncés serait de décrire la réalité. Le représentationnalisme est
certes beaucoup plus ancien que la philosophie analytique, mais il a été explicité,
de manières diverses, à partir de Frege, de Russell et du premier Wittgenstein,
puis dans les œuvres du cercle de Vienne. C’est la mise en forme (l’analyse)
logique de dire si une proposition est pourvue de sens, et en ce cas seulement,
si elle est vraie ou fausse, c’est-à-dire si elle dépeint ou non la réalité. Le plus
beau modèle d’une telle conception se trouve dans le Tractatus logico-philo-
sophicus de Wittgenstein. Le monde est la totalité des faits (1.1) et nous nous
faisons une image (Bild) des faits (2.1), plus précisément une image logique,
qui est la pensée (3). La pensée est la proposition pourvue de sens (4), dont
seule on peut demander si elle est vraie ou fausse. Il ne peut donc absolument
pas, par ex., y avoir de propositions éthiques (6.42). C’est pour cette raison que
la première philosophie analytique avait exclu les jugements éthiques ou esthé-
tiques, mentionnés au début de How to do Things With Words, du champ du
langage. Ce n’est pas qu’on puisse les analyser comme dépourvus de sens ; ce
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ne sont PAS des propositions du tout. La démarche analytique, après Wittgen-
stein, se définit comme devant éliminer, par une clarification logique du langage,
ces énoncés dépourvus de sens, ce qui signifie, dans la doctrine du cercle de
Vienne, qui diffère sur ce point de celle de Wittgenstein, en analyser le contenu
empirique. Ce qui a conduit la première analyse à exclure certains énoncés, non
seulement des limites du sens, mais du domaine du langage – du langage pourvu
de sens. Seules sont vraies ou fausses les phrases qui décrivent un état de choses
ou renvoient à un contenu empirique, bref qui ont un contenu cognitif. Sont
alors exclues du langage, c’est-à-dire du sens, toutes les phrases non déclara-
tives, ou non cognitives, ce qui est le cas, outre des « propositions » éthiques,
de nombre des phrases du langage ordinaire (optatives, interrogatives, impéra-
tives par ex.). Comme le remarque Récanati dans sa récente postface à Quand
dire, c’est faire, la philosophie analytique, à partir des années 1920, a tenté
progressivement de « légitimer » ce non-sens, d’abord en conservant le cadre
de la première analyse (même pour placer hors ce cadre les énoncés non cogni-
tifs, ou en les y réintégrant de force), puis en le faisant exploser : ce sera la
« seconde analyse », la philosophie du langage ordinaire.
Cela a commencé par une tentative de distinguer deux fonctions, cognitive
et émotive, du langage. Ogden et Richards, dans un livre fameux publié en
1923, The Meaning of Meaning, proposent en effet une « théorie émotive de
l’éthique » devenue célèbre, notamment par sa reprise chez Ayer et Stevenson
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dans le champ des questions éthiques. Le concept de « bien » ne peut être la


somme de ses déterminations empiriques ou des usages divers du mot : comme
l’a bien dit Wittgenstein, la définition de l’éthique est bien de ne PAS être dans
le monde. L’usage proprement éthique du mot « bien », ne pouvant être des-
criptif, est donc « purement émotif » (p. 125), c’est-à-dire qu’il ne renvoie à
aucun donné empirique, n’exprimant que notre attitude émotive envers l’objet
que nous disons « bon ». Même chose pour « Beau ». Cette théorie se fonde
sur une distinction entre deux fonctions rivales dans le langage, la fonction
symbolique (voir p. 149, 234) et la fonction émotive. La fonction symbolique
est descriptive (statement), la fonction émotive est « l’usage des mots pour
exprimer ou susciter des sentiments ou des attitudes » (ibid.). Le langage n’est
plus seulement envisagé dans sa dimension cognitive, dans ce qu’il dit (state),
mais dans ce qu’il veut dire – pour reprendre une expression de Wittgenstein :
« ce que le solipsisme veut dire » (meinen). Cette dimension du vouloir-dire
dans le « pouvoir des mots » montre l’usage de Wittgenstein qui est fait par
Ogden et Richards. Le meaning, ce n’est plus seulement le dire propositionnel,
qui est de l’ordre du symbole (l’aspect scientifique de la signification), c’est
tout ce qui est impliqué dans le langage, l’intention, le sens, toutes les approches
de la signification (du meaning) qui sont décrites au chapitre VIII de The Meaning
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of Meaning.
L’entreprise de The Meaning of Meaning est donc de clarifier le concept de
signification par l’introduction de la double dimension, symbolique (on dirait
cognitive) et émotive (ou non cognitive) de tout énoncé. Pour François Récanati,
Ogden et Richards ont servi de transition entre le positivisme logique et la
philosophie du langage ordinaire, en « réhabilitant » le non-sens et le non-
cognitif. C’est là une affirmation peut-être trompeuse, même si elle rend compte
du pouvoir suggestif de l’ouvrage, et de son intuition d’une approche « totale »
de la signification, inspirée de Peirce. De plus, chez Ogden et Richards, la
théorie émotive, comme les théories non cognitivistes en général, demeure
propositionnaliste et donc doublement sous l’emprise de l’illusion descriptive,
à la fois par l’idée (que l’on retrouvera chez Searle) de force « associée » à une
proposition 9, et celle de l’énoncé comme expression d’une volonté ou d’une
intention. Le but d’Ogden et Richards est en effet de montrer comment étendre
la « méthode scientifique » de l’analyse aux questions qui apparemment y sont
soustraites. Leur visée, proche en cela des ambitions affichées du Tractatus, est
thérapeutique et élucidatrice. Il ne s’agit pas pour eux, malgré leur référence à
l’« usage », de réhabiliter le langage ordinaire ni d’envisager d’en donner une

9. Voir là-dessus M. SOUBBOTNIK, La Philosophie des actes de langage, Paris, PUF, 2001,
chap. IV.
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description. La (philosophie) linguistique est encore une science normative,


destinée à clarifier les énoncés en en déterminant la signification dans toutes
ses dimensions. C’est à une conception comme celle de The Meaning of Mea-
ning du sens et du non-sens (qui ressemble à certaines (més)interprétations du
cercle de Vienne) que s’est opposée la lecture récente, dite « austère », de
Wittgenstein.
Un point important, pour comprendre Austin, est le fait que la théorie aus-
tinienne des actes de parole est éloignée de cette approche émotive, et se veut
même en rupture avec elle. L’acte de langage n’est pas descriptif, mais pas non
plus « émotif ». Il fait quelque chose avec du langage. Chez Austin, le perfor-
matif ne décrit ni un état de choses empirique, ni une prise de position émotive
ou psychologique sur un état de choses, ni un effet sur autrui. Car la découverte
(apparemment banale) d’Austin, c’est que les actes de langage font partie du
langage même. Il s’intéresse à « l’acte de langage total », ce qui veut dire que
ce qu’on sépare dans le non-cognitivisme comme valeur émotive doit être dans
le langage même, dans ce qui est dit (et pas seulement, comme dans The
Meaning of Meaning, dans la « signification » dans une extension maximale du
terme).
En ce sens, on ne saurait dire, comme on l’entend parfois, que la philosophie
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du langage ordinaire a traité par réaction de ce qui était rejeté par la première
analyse et le cercle de Vienne dans le non-sens : la théorie d’Austin ne se
contente pas d’inverser le geste de démarcation de l’empirisme logique, traçant
la frontière du dicible et du non-dicible, et de « réhabiliter » le non-sens : elle
le transforme en étendant le champ du langage et en redéfinissant ce qu’on
entend par langage. Rappelons le point de départ dans la première conférence
de Quand dire, c’est faire (abrégé : HTW), de la définition des énoncés perfor-
matifs : Austin dit partir d’une observation banale sur le non-sens, à laquelle
on n’a pas encore accordé spécifiquement attention.

Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’un énoncé [statement] ne
pouvait être que de décrire un état de choses, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie
ou fausse.

Puis ils ont montré (non sans quelque dogmatisme, déplore Austin) que beau-
coup d’énoncés étaient des non-sens ou des pseudo-énoncés. On pourrait d’ail-
leurs classifier plus subtilement les divers types de non-sens. Mais – et c’est là
qu’apparaît clairement le projet philosophique d’Austin, et son approche du
problème traité par Ogden et Richards – il faudrait « se demander, dans un
second temps », si ce qu’on a pris pour du non-sens pouvait être en quelque
sorte une affirmation (statement), dire quelque chose (et là on voit la différence
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entre la théorie émotive et la philosophie du langage ordinaire), et donc être


réintégré dans l’analyse du langage.
On peut encore une fois renvoyer au Tractatus logico-philosophicus. Il ne
peut y avoir de propositions éthiques (6.42), lesquelles n’ont rien à voir avec
les faits. On pourrait contester l’usage du mot « proposition » pour les propo-
sitions éthiques, qui précisément n’en sont pas. Mais on peut aussi constater
que ce qui est en cause, chez Austin, c’est la notion même de proposition.
Austin s’intéresse aux phrases (sentences) et énoncés ou affirmations (state-
ments), le mot « proposition » bloquant exactement le problème qu’il veut sou-
lever : celui du rapport de la phrase ou de l’énoncé à un état de choses. Ce que
vise Austin, c’est l’idée que les phrases décrivent ou correspondent à des états
de choses. L’« illusion descriptive » consiste précisément à s’imaginer que la
fonction première du langage serait de décrire des états de choses. Un grand
nombre d’expressions linguistiques sont utilisées à d’autres fins que de décrire
la réalité, et seule la prégnance du modèle représentationnaliste a fait négliger
ce fait.

Supposer que « je sais » est une expression descriptive n’est qu’un exemple de l’illu-
sion descriptive [descriptive fallacy] si commune en philosophie. Même si une partie
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du langage est maintenant purement descriptive, le langage ne l’était pas à l’origine,
et en grande partie ne l’est toujours pas. L’énonciation de phrases rituelles évidentes,
dans les circonstances appropriées, ce n’est pas décrire l’action que nous faisons,
mais la faire (« I do »). [PP, p. 103.]

Les performatifs sont des énoncés qui sont des actes, pas des énoncés qui
décrivent quelque chose (comme un état de choses empirique), mais pas non
plus des exclamations, ou des expressions d’une prise de position « émotive »
ou psychologique, ou d’une intention.

On en est venu à penser communément qu’un grand nombre d’énonciations qui


ressemblent à des affirmations ne sont pas du tout destinées à rapporter ou à com-
muniquer quelque information pure et simple sur les faits. [HTW, p. 2.]

Pour Austin, il s’agit de montrer que le langage fait autre chose que décrire,
même par des phrases d’allure grammaticalement « normale ». C’est bien à la
mise en cause du paradigme descriptif que sert, dans un premier temps, la
découverte des performatifs. Leur caractéristique fondamentale est que leur
énonciation équivaut à l’accomplissement d’un acte : c’est pourquoi Austin les
a nommés performatifs (perform). Dire « je baptise ce vaisseau... » dans les
circonstances appropriées, c’est accomplir l’acte de baptiser le bateau.
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Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui » [I do] je ne rapporte pas un mariage,
je me marie [I am not reporting on a mariage, I am indulging in it]. En ce qui concerne
ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien
admettre que je suis en train de faire* en parlant ainsi, ni affirmer [state] que je le
fais : c’est le faire [Austin ajoute en note : *encore moins quelque chose que j’ai déjà
fait ou aurais à faire plus tard]. [HTW, p. 6.]

On voit d’emblée que la découverte du performatif n’est pas celle d’un phéno-
mène isolé, mais une mise en cause d’ensemble de l’idée du langage comme
descriptif, et du lien entre signification d’un énoncé et état de choses. La
sémantique issue de Frege et Wittgenstein définit le sens d’une phrase en termes
de ses conditions de vérité, et d’un certain état de choses que la phrase dépeint.
Savoir ce que signifie une phrase (what it means), c’est être capable d’identifier
l’état de choses qu’elle dépeint et qui, s’il est réel, la rend vraie. Mettre en cause
la fonction descriptive du langage, c’est alors mettre en cause le rapport entre
meaning et état de choses. D’où l’idée d’Austin de mettre en cause le fétiche
vrai/faux comme le fétiche fait/valeur : mais, comme l’ont bien montré les
travaux de Travis, Austin n’élimine pas la vérité du champ de la pragmatique :
il la détache de la signification et de la notion d’état de choses, afin d’en finir
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vraiment avec le privilège de la description. C’est alors la notion même de
signification qui est déstabilisée, avec la distinction fait/valeur :

Il y a sans doute plusieurs moralités à tirer de tout cela.


A) L’acte de discours intégral dans la situation intégrale de discours est en fin de
compte le seul phénomène que nous cherchons de fait à élucider.
B) Affirmer, décrire, etc. ne sont que deux termes parmi beaucoup d’autres, qui
désignent les actes illocutionnaires ; ils ne jouissent d’aucune position privilégiée.
C) Ils n’occupent en particulier aucune position privilégiée quant à la relation aux
faits – et qui seule permettrait de dire qu’il s’agit du vrai et du faux. Vérité ou fausseté,
en effet, sont des mots qui désignent non pas des relations, des qualités (que sais-je
encore) mais une dimension d’appréciation.
D) Du même coup, il nous faut éliminer, au même titre que d’autres dichotomies, la
distinction habituellement établie entre le « normatif et l’appréciatif » et le factuel.
E) Nous pouvons aisément prévoir que la théorie de la « signification » dans la mesure
où elle recouvre le « sens » et la « référence » devra être épurée et reformulée. [HTW,
p. 148-149.]

L’acte n’est alors pas un supplément à ce qui est dit, à un « p » qui pourrait
être défini par un contenu, une proposition ou un état de choses. La question
est bien reliée au non-cognitivisme. Un acte de parole est-il la somme d’un
énoncé et d’une force, d’une « signification » ajoutée ?
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[Ma] conception diffère beaucoup des affirmations pragmatistes selon lesquelles le


vrai est ce qui marche, etc. La vérité ou fausseté d’un énoncé ne dépend pas de la
seule signification des mots, mais de l’acte précis et des circonstances précises où il
est effectué. [HTW, p. 148.]

« “Faux” n’est pas un terme nécessairement réservé aux seuls énoncés », dit
Austin à la fin de sa première conférence. Comment alors parler de vrai et de
faux pour les performatifs ? La doctrine d’Austin est l’inverse de ce qu’on en
imagine : elle ne met pas en cause la vérité, mais l’étend. Un des problèmes
les plus importants qu’engendre la théorie d’Austin est celui de sa généralisation,
qui aboutit à un effacement de la dichotomie initiale performatif/constatif. Ce
qui intéresse Austin, c’est : « L’acte de discours intégral dans la situation inté-
grale de discours. » Il y a donc une dimension d’acte dans l’ensemble du
langage. Pour arriver à cette conclusion, Austin note qu’il n’y a aucun critère
grammatical de distinction du performatif ; un même énoncé peut être perfor-
matif et constatif. À la première distinction, performatif/constatif, semble se
substituer alors la seconde : locutionnaire/illocutionnaire. « Tout acte de dis-
cours authentique est à la fois acte locutionnaire et acte illocutionnaire » (HTW,
p. 147). On a donc dans chaque énoncé ces trois dimensions, locutionnaire,
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perlocutionnaire, illocutionnaire : ou plus précisément, chaque énoncé peut être
considéré comme un acte de chaque sorte. Il est important de le préciser. Une
tendance de la pragmatique est en effet de décomposer l’acte de parole en trois
composantes (souvent réduites à deux, le perlocutionnaire n’intéressant plus
personne), le locutionnaire étant « le contenu ou la proposition » et l’illocution-
naire « non pas le contenu de l’énoncé, mais ce qu’il est en acte » (ibid.).
Récanati traduit le passage cité plus haut, à savoir : « Tout acte de discours
authentique est à la fois acte locutionnaire et acte illocutionnaire [is both] » par
« Tout acte de discours authentique comprend les deux à la fois ». Il ne s’agit
pas pour Austin de distinguer ce qui est dit et le fait que c’est dit, mais de voir
ce qui est dit (what is said) (voir Travis) comme un tout, l’acte de discours
total. C’est le langage entier qui devient performance, sans pour autant qu’on
puisse démarquer dans chaque énoncé l’acte et le contenu.

Ce dont on a besoin, c’est d’une doctrine nouvelle, à la fois complète et générale, de


ce que l’on fait en disant quelque chose, dans tous les sens de cette phrase ambiguë,
et de ce que j’appelle l’acte de discours, non pas sous tel ou tel aspect seulement,
mais pris dans sa totalité. [La Philosophie analytique, p. 280.]

Ce qu’affirme Austin, c’est la dimension performative de tout le langage. Le


but de ces distinctions est de mettre en cause l’illusion descriptive, l’idée que
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le langage a pour fonction de représenter des états de choses : considérer que


le locutionnaire ramène au constatif (au propositionnel) serait au contraire la
réitérer. Il y a alors généralisation de l’acte de langage à des formes apparem-
ment constatives. Ainsi les actes que sont les ordres et les requêtes pourraient
être conçus comme actes locutionnaires et illocutionnaires. La généralisation
de la théorie des performatifs, loin d’être une façon d’effacer ou de scientificiser
le rapport performatif-constatif par une structuration de toute affirmation en des
« éléments », revient à étendre aux énoncés prétendument « constatifs » la
notion d’acte, c’est-à-dire à l’étendre à ce qui est classiquement conçu comme
le sens de l’énoncé.

La vérité ou fausseté d’un énoncé ne dépend pas de la seule signification des mots,
mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué. [HTW, p. 144.]

La généralisation de la théorie des performatifs par la triade locution/perlocu-


tion/illocution est ainsi source de malentendus, et il est important de la distinguer
d’une théorie émotive. En effet, l’idée de l’acte comme « supplément » ajouté
à un sens est indissociable de l’illusion descriptive. L’acte de langage ne peut
être réduit ni à la constatation d’un état de choses, ni à une information, ni à
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l’expression ou à la description d’un état psychologique, ou d’une émotion par
rapport à cet acte.
Ce qui est en jeu, et on touche là au cœur du débat sur le non-cognitivisme,
mais aussi de la définition des actes de langage, c’est la définition même du
normatif. Un énoncé descriptif ne peut être normatif (on ne peut dériver ought
de is). Le fait d’informer quelqu’un d’une résolution, si forte qu’elle soit au
plan subjectif ou émotif, n’engage pas. La description « constative » d’une
expérience ne peut créer d’obligation, et c’est en ce sens qu’elle n’est pas un
acte. L’invention des actes de langage est indissociable d’une transformation
(qui n’est pas une élimination) de la différence descriptif/normatif. La distinction
entre énoncés descriptifs (pourvus de sens, vérifiables) et normatifs (les non-sens
du Tractatus) est redéfinie en termes d’acte : il n’y a pas de critère linguistique
du normatif (pas de critère du non-sens). Un même énoncé peut être constatif
ou normatif (« La fenêtre est ouverte », « je serai là ce soir » peuvent être conçus
comme une description, un ordre ou une promesse).
Le problème que pose une telle analyse est que l’on peut alors considérer
l’énoncé en question, suivant un usage pervers de la force telle qu’elle est définie
chez Frege, suivant le modèle F(p) : l’énoncé est produit, dans le premier cas,
avec une force purement assertive et locutionnaire (sur le modèle du signe de
l’assertion), dans le second cas avec une force illocutionnaire. On aurait alors
une formalisation séduisante de l’émotivisme, en fonction des forces ainsi asso-
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288 Sandra Laugier

ciées aux énoncés. Mais c’est là faire bon marché de l’affirmation réitérée
d’Austin, de l’indissolubilité de la force et du « dit ». L’acte de langage, comme
le rappelle Travis, c’est « ce qui est dit » pris comme un tout : comprendre ce
qu’est un acte de langage, c’est précisément comprendre qu’il n’est pas une
force « additionnelle » – qui ne serait qu’un ersatz psychologique ou intention-
nel, aussi pitoyable que le serait un coup de poing sur la table, ou (pour reprendre
un exemple de Wittgenstein) sur sa poitrine, pour légitimer ou renforcer une
affirmation contestable ou insincère.
La définition de l’acte comme force additionnelle, fréquente en pragmatique,
est un héritage expressiviste et émotiviste, dont le rejet est nécessaire pour
Austin à une véritable définition de l’acte de langage. On voit l’importance
d’une telle conception pour sortir du pur descriptivisme : un énoncé qui serait
rejeté dans le non-sens pourrait être réintégré dans le langage, en étant analysé
comme un énoncé descriptif (pourvu de sens) associé à une émotion. Mais
Cavell a ironisé sur cette conception, chez Ogden-Richards, Ayer et Stevenson,
qui verrait un jugement moral ou esthétique comme une proposition factuelle
associée à un « aah ! » d’approbation ou d’admiration 10. Et c’est précisément
contre cette conception (liée à un héritage humien, mais aussi au concept rus-
sellien d’attitude propositionnelle) qu’Austin définit l’acte de langage. Chez
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Ogden et Richards, la théorie émotive, comme les théories non cognitivistes,
demeure propositionnaliste et demeure donc doublement sous l’emprise de
l’illusion descriptive, à la fois par l’idée (que l’on retrouvera chez Searle) de
force ou « associée » à une proposition, et celle de l’énoncé comme expression
d’une volonté ou d’une intention.
Pour Austin, comprendre que le performatif n’est pas descriptif, c’est même
une question de morale. On pourrait être tenté, remarque-t-il dès sa première
conférence, de dire qu’un performatif, une promesse par ex., exprime une inten-
tion qui, elle, serait définissable ou explicable hors du champ du langage.
Comme si accomplir un acte de langage, c’était en définitive exprimer une
intention et que la thèse d’Austin pourrait être complétée, ou perfectionnée, par
une théorisation des conditions psychologiques ou sociales de la formation, de
l’expression, et de la validation des intentions.
Mais pour Austin, une telle interprétation, que l’on retrouve sous diverses for-
mes chez Searle, Récanati ou d’autres théoriciens des actes sociaux ou mentaux,
serait non seulement erronée... mais immorale. Dire que le performatif exprime
une intention, c’est le ramener à du descriptif ; mais c’est aussi la fin de toute
morale et, dit-il, la porte ouverte à tous les abus : car si, en promettant, je ne fais
que décrire ou exprimer mon intention, ma promesse ne m’engage pas.

10. S. CAVELL, Les Voix de la raison, chap. IX et X.


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Acte de langage ou pragmatique ? 289

Le pas est vite franchi qui mène à croire que dans bien des cas l’énonciation extérieure
est la description, vraie ou fausse, d’un acte intérieur [inward performance]. On trouve
l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit : Ma
langue prêta serment, mais pas mon cœur [ou mon esprit ou quelque autre artiste
dans les coulisses]. C’est ainsi que « je promets de » m’oblige : enregistre [puts on
record] mon acceptation spirituelle de chaînes spirituelles.
Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de pro-
fondeur – ou plutôt de solennité – fraie tout de suite la voie à l’immoralité. Car celui
qui dit « Promettre ne consiste pas seulement à prononcer des mots : c’est un acte
intérieur et spirituel ! » sera sans doute considéré comme un moraliste dont le sérieux
contraste avec l’esprit superficiel d’une génération de théoriciens [...]. Pourtant il
fournit à Hippolyte une échappatoire, au bigame une excuse pour son « Oui, je prends
cette femme pour épouse », et au bookmaker marron une défense pour son « je parie ».
Non : la précision et la moralité sont du côté de celui qui dit simplement : notre parole,
c’est notre engagement. [HTW, p. 9-10.]

Ici on peut confronter la position d’Austin (Our word is our bond) aux préfi-
gurations du performatif dont on retrouve l’écho dans The Meaning of Meaning.
Chez Peirce, le langage est acte parce qu’il y a acte d’assertion « par lequel
une personne se rend responsable de la vérité d’une proposition » (5.6). Comme
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Frege, Peirce distingue la proposition même et l’acte d’assertion, qui s’y ajoute.
« La proposition étant reconnue comme proposition, que l’acte soit accompli
ou non » (2. 315). Et l’acte d’assertion est « prise en charge d’une responsabi-
lité », et induction en l’auditeur d’une croyance. On voit qu’une approche de
ce genre est également dans le collimateur d’Austin ; ce qui est en jeu ici est
la doctrine de l’interprétation de Peirce, c’est-à-dire une interprétation par l’audi-
teur de ce qu’a voulu dire le locuteur (de son intention) essentielle à l’effectivité
de l’acte.
On peut par ailleurs se fonder sur certains usages pour montrer que le per-
formatif n’est pas la description d’un acte. Comme l’a remarqué Ducrot, « un
critère commode pour détecter les performatifs, c’est leur comportement parti-
culier lorsqu’ils sont traduits du style direct au style indirect. La phrase il m’a
dit “je te promets un livre” peut se rendre, au style indirect, comme il m’a
promis un livre, alors que il m’a dit “je t’apporte un livre” ne saurait avoir pour
équivalent il m’a apporté un livre 11 ».
Les exemples habituellement donnés de performatifs ne doivent cependant
pas laisser penser que le performatif est défini par Austin comme expression
ou acte d’un « je » (au moins directement, car on peut toujours remarquer,
comme l’a fait Derrida, que l’acte de langage est toujours « signé »). Il y a de

11. Préface à la traduction française des Actes de langage de Searle, Paris, Hermann, p. 11-12.
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290 Sandra Laugier

multiples exemples de performatifs qui ne sont pas à la première personne. Plus


généralement, comme y tend toute la suite de l’analyse d’Austin, il est difficile
voire impossible de donner des critères grammaticaux véritables du performatif,
au point que la distinction initiale, performatif/constatif, va être progressivement
rendue floue par Austin lui-même. (Benveniste, lui, choisira la voie inverse, et
exclut les expressions qui ne sont pas à la première personne du champ du
performatif.) Nous allons maintenant développer quelques-unes des formes et
conséquences philosophiques remarquables de cette dissolution progressive de
la dichotomie performatif/constatif, qui n’est autre que la distinction dont est
parti Austin – c’est-à-dire, la distinction entre langage et acte.

BONHEUR ET VÉRITÉ

Il n’y a donc pas plus de frontière nette entre performatifs et constatifs


qu’entre énoncés analytiques et synthétiques, distinction qu’Austin, avant
Quine, avait mise en cause dans un article de 1940 sur « La signification d’un
mot ». Pour voir le sens de la démarche d’Austin, qui pose la distinction acte/
langage pour mieux la défaire, il faut dépasser le cadre de How to do Things
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With Words et examiner des écrits plus explicitement philosophiques, comme
ses articles sur « La vérité » ou « Les excuses ». On peut parler de vérité pour
des énoncés apparemment performatifs. Comme le dit joliment Austin dans
« Truth » : « Dire que je vous crois, c’“est”, à l’occasion, accepter votre affir-
mation ; mais c’est aussi faire une assertion, que l’énoncé strictement perfor-
matif “j’accepte votre affirmation” ne fait pas. Il est courant que des affirmations
tout à fait ordinaires aient un “aspect” performatif : dire que vous êtes cocu,
c’est vous insulter, mais c’est aussi en même temps faire une affirmation qui
est vraie ou fausse » (PP, p. 101).
Un autre argument qui permet de mettre en cause la dichotomie performa-
tif/constatif est l’existence de ce qu’on appelle performatif implicite : tout
énoncé constatif peut se laisser paraphraser en « je dis que ». On peut le voir
avec un exemple de Récanati :

Je ne supporte pas la fumée, au cas où tu ne le saurais pas 12.

L’expression adverbiale « au cas où... » ne pouvant porter sur « je ne supporte


pas », elle porte sur le verbe sous-entendu « je te dis que », sur le performatif
implicite. Récanati précise : « À partir de là, on ne peut plus opposer les énoncés

12. La Transparence et l’énonciation, p. 112.


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Acte de langage ou pragmatique ? 291

qui sont des actes (promesse, ordre...) et les énoncés qui affirment, décrivent
ou rapportent des faits, parce que affirmer quelque chose est un acte, au même
titre que promettre. » Le risque avec cette interprétation, comme on le constate
avec la théorie générale des actes de discours de Searle, est la dissolution de
l’idée même d’acte de langage (puisque tout énoncé est acte, et qu’on peut faire
une description ou théorie générale du langage en en classifiant les actes), et
donc du projet philosophique d’Austin. Mais tout cela suggère qu’on ne peut
distinguer ce qui, dans un énoncé, relève d’un sens préalable, déterminé, et ce
qui relève de son usage ou du sentiment qu’on a par rapport à lui. La théorie
des actes de langage ainsi conçue met en cause la doctrine saussurienne (il n’y
a pas d’un côté la langue, un corps de significations préexistant à l’usage, d’un
autre la parole ou un usage qui communiquerait ces significations suivant les
circonstances).
La critique de la distinction performatif/constatif soulève la difficulté philo-
sophique propre à l’idée même d’acte de langage : leur valeur de vérité. La
démarche d’Austin va être, là encore, nouvelle : il va étendre le concept de
vérité/fausseté aux actes, et même, réciproquement, ceux de bonheur/malheur,
et de réussite/échec (propres aux performatifs) aux énoncés en général. On sait
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en effet qu’Austin propose de remplacer, pour les performatifs, le couple vérité/
fausseté par le couple bonheur/malheur (felicity/infelicity) : un performatif (par
ex. une promesse) est malheureux, raté, s’il est accompli dans les conditions
inadéquates qu’Austin décrit et classifie (par ex. si je n’ai pas l’intention de
tenir ma promesse, ou n’ai pas titre à accomplir l’acte). La fin du « fétiche
V/F » n’est pas une thèse relativiste : elle redéfinit la nature même du langage,
en faisant porter la vérité sur autre chose que les descriptions. Nous n’insisterons
pas ici sur cette transformation du concept de vérité, qui nécessite la mise en
œuvre d’un contexte, et n’est en rien une relativisation. Ce qui nous importe
ici, c’est la façon inattendue dont la notion d’acte de parole met en cause la
notion d’acte, puisque l’acte a alors à voir avec la vérité dans son effectuation
même.
Revenant à la définition des actes de langage, on peut rappeler que : 1) l’acte
accompli par le performatif l’est de manière immanente à l’énoncé (in saying),
qui donc ne décrit pas un état de choses (intérieur ou extérieur) et 2) pour être
valide, heureux (felicious) un performatif (je promets, je lègue, etc.) doit (entre
autres conditions) être énoncé par le locuteur suivant une certaine procédure
conventionnellement déterminée, et dans l’intention d’adopter un certain com-
portement, qu’il lui faut, pour que le performatif réussisse, effectivement adop-
ter. Cela conduit assez naturellement à une conception « institutionnelle » du
performatif, qui en définit les conditions de validité en termes sociaux. N’étant
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292 Sandra Laugier

pas certaine que ce soit là la meilleure interprétation d’Austin, nous insisterons


pour l’instant sur la définition des infelicities.
Un élément central de la théorie d’Austin est l’idée d’un échec ou malheur
possible du performatif, dont on va pouvoir établir une classification, et qui ne
se définit pas par la fausseté. Dans les échecs possibles du performatif, il y a
deux grands types : ratages et abus (misfire/abuse, HTW, p. 18). On connaît les
exemples donnés par Austin de ratage du performatif : je baptise un enfant, ou
un bateau, sans être qualifié pour, ou dans des circonstances inadéquates, ou
d’un autre nom que prévu, ou je baptise un pingouin. L’acte, pour des raisons
conventionnelles (de procédure), est alors nul et non avenu (void), il n’est pas
accompli. Cela renforce les interprétations conventionnalistes des actes de lan-
gage. On connaît moins bien la seconde catégorie (les deux ne sont d’ailleurs
pas exclusives), celle des abus, où curieusement l’acte est accompli, mais creux
(hollow), objet de la quatrième conférence de How to do Things With Words.
Une procédure comme la promesse suppose que les participants « aient
l’intention d’adopter un certain comportement » et se comportent effectivement
ainsi par la suite (il s’agit ici d’un emploi non technique – loose, dit Austin –
de termes (sentiments, intentions) qui désignent ordinairement ce qui est attendu
de ceux qui sont impliqués dans la procédure. Austin ne définit pas l’acte de
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langage par son intention). Les échecs de telles procédures, les abus, sont 1) les
« insincérités » et 2) les infractions. « Je vous félicite » dit alors que je ne me
réjouis nullement et suis même agacé, est une insincérité, comme « je promets »
dit sans intention de tenir, ou « je parie » sans intention de payer. Il y a là, avec
ces performatifs, « un parallèle évident avec le mensonge », qui s’apparente à
la fausse promesse (le faux, dit Austin, n’est pas réservé aux affirmations). C’est
l’insincérité qui est l’élément déterminant du mensonge, et « le distingue du
simple dire faux ». Le mensonge fait partie des abus de langage – pas en tant
qu’énoncé faux, mais comme action manquée ou creuse, verbale, dit Austin.
L’étonnant, dit Austin, est qu’on aboutit à un résultat apparemment banal :
pour qu’un énoncé performatif soit réussi, il faut des conditions de vérité, pas
pour cet énoncé mais pour d’autres (« je promets », « je m’excuse » n’est pas
vrai ou faux au sens où il décrirait un acte ou un état intérieur ; pour qu’il soit
réussi, il faut que certains énoncés soient vrais, que je tienne ma promesse par
ex.). Austin demande : « 1) quelles sont ces affirmations qui doivent être vraies ?
et 2) y a-t-il quelque chose d’un peu excitant à dire sur le rapport que l’énoncé
performatif a à elles ? » Oui en effet : si je dis « je m’excuse », et que je
m’excuse pour de bon, alors il est vrai et non pas faux que je suis en train de
m’excuser ou me suis excusé, que certaines conditions sont remplies, et que je
suis tenu à une action subséquente. Donc tout cela, encore une fois, justifie la
distinction « performatif-constatif », et la dissout. Par ex., dire « le chat est sur
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Acte de langage ou pragmatique ? 293

le paillasson » implique (implies) que je crois qu’il l’est ; si je dis « le chat est
sur le paillasson » et ne le crois pas,

il s’agit clairement d’un cas d’insincérité. Le malheur ici, même s’il touche une
affirmation, est exactement le même que le malheur qui infecte « je promets » lorsque
je n’ai pas l’intention, etc. L’insincérité d’un énoncé est la même que l’insincérité
d’une promesse. Dire « je promets » sans intention d’agir est parallèle à dire « c’est
le cas » sans le croire. [HTW, p. 50.]

L’examen des échecs des performatifs a donc des conséquences remarquables :


il permet de voir comment les affirmations (constatives) peuvent aussi mal
fonctionner (go wrong). Cela brouille la distinction entre l’insincérité et le
mensonge, comme le montre encore une fois « je suis désolé ». Mais plus
radicalement, cela prouve que, pour les énoncés en général, l’échec ou la faus-
seté ne dépend pas de la proposition mais, dit Austin, de « l’acte de discours
total dans la situation de discours totale » (p. 52). Cela permet encore « d’assi-
miler le prétendu énoncé constatif au performatif ».
L’invention du performatif révèle la nature de tous nos énoncés : pas, comme
chez Searle, à cause d’une théorie générale des actes de parole qu’il faudrait
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examiner scientifiquement suivant divers critères, mais justement parce qu’il
n’y a pas de critère : les constatifs sont sujets à tous les malheurs qui affectent
les performatifs, ce qui défait la dichotomie performatifs (heureux-malheureux)/
constatifs (vrai-faux). Austin n’a rien d’un relativiste, et veut, en critiquant « le
fétiche vrai/faux » (p. 151), mettre en cause l’idée de la vérité comme relation
d’un énoncé à un état de choses. Il ne veut pas, contrairement à ce qu’affirme
Derrida dans « Signature, événement, contexte », remplacer la notion de vérité
par celle de force (Derrida confond Searle et Austin, ce qui l’arrange). L’intérêt
de la théorie d’Austin, c’est qu’elle est justement une théorie de la vérité, du
rapport du langage au réel, sans être une théorie de la représentation, en aucun
sens du terme. « Le vrai et le faux (sauf par abstraction artificielle, toujours
possible et même légitime à certaines fins) sont des noms qui désignent non
des relations, des qualités ou quoi encore, mais une dimension d’évaluation. »
Vrai, pour un énoncé, n’est pas une qualité, qui « signifierait » une correspon-
dance aux faits. C’est une forme d’accomplissement. Le mensonge ou le faux
est ainsi un exemple de ratage d’un énoncé.
Ce n’est pas du relativisme car cela revient à étendre la catégorie felicity/
infelicity aux énoncés : mon énoncé peut rater, comme un ordre inadéquat que
je ne suis pas en position de donner parce que je n’ai pas autorité sur la personne.
Austin présente ce point de façon assez amusante dans son intervention au
colloque de Royaumont :
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294 Sandra Laugier

On a, je le sais, l’impression que s’il s’agit d’une assertion, d’un énoncé constatif, le
cas est tout à fait différent (de l’ordre) : n’importe qui peut affirmer n’importe quoi
[...]. On est libre, non ? Affirmer ce qui est faux, c’est un Droit de l’Homme. Et
cependant, cette impression est fourvoyante. En fait, il n’y a rien de plus commun
que de trouver qu’on ne peut absolument rien affirmer au sujet de quelque chose parce
qu’on n’est pas en position d’en dire quoi que ce soit [...]. Dans ce cas, mon
« j’affirme » est au même niveau que votre « j’ordonne », dit, nous nous souvenons
bien, sans avoir le droit pour ordonner. Encore un exemple. Vous me confiez « je
m’ennuie », je réponds d’un ton impassible « vous ne vous ennuyez pas ! ». Et vous :
« Que voulez-vous dire par là, que je ne m’ennuie pas ? De quel droit 13 ? »

E X C U S E S E T AC T I O N S

Que le langage puisse rater, et de toutes sortes de façons qui ne sont pas la
fausseté, c’est une évidence, sur laquelle Lacan a beaucoup écrit, mais Austin
aussi. Son texte sur les « Excuses » est un répertoire des échecs et actes manqués
du langage. Austin fut le premier à montrer que c’est la nature du langage de
pouvoir, avant de rater son objet, simplement rater tout court. Les malheurs des
performatifs sont donc l’élément essentiel de sa théorie (et il est curieux que
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Benveniste ait voulu exclure les ratés de la catégorie des performatifs, et qu’en
général cet aspect de la théorie d’Austin soit négligé). La fausseté n’est pas le
seul dysfonctionnement du langage, et le langage n’échoue pas seulement,
comme l’imagine toujours la philosophie, en manquant le réel, ou le vrai ; il
peut rater, mal tourner, go wrong dit Austin, comme toute activité humaine. En
ce sens, l’acte de langage définit le propre de l’acte.
Austin, au début de sa deuxième conférence, attire malicieusement l’attention
sur les connotations sexuelles (qu’il dit « normales », p. 16) des termes qu’il
choisit pour désigner les échecs des performatifs (misfires, abuses, c’est-à-dire
fiascos et abus dont on voit bien ce qu’ils sont). L’échec toujours possible du
performatif définit le langage comme activité humaine, heureuse ou malheu-
reuse. Mais, et réciproquement, par son insistance sur l’échec, Austin, par un
revirement (sea change) typique, se retrouve où on ne l’attendait pas : du côté
d’une mise en cause de l’action, définie, sur le modèle de l’énoncé performatif,
comme ce qui peut échouer, mal tourner. Ainsi, ce n’est pas seulement, comme
on l’a vu jusqu’à présent, le langage qui est mis en cause chez Austin (et il n’a
fait que commencer à poser le problème en montrant que dans tout langage il
y a acte de langage) : c’est l’acte même. Austin semble découvrir la dimension
pratique du langage, et il est clair que c’est dans cette direction que s’est engagée

13. La Philosophie analytique, p. 278.


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Acte de langage ou pragmatique ? 295

la pragmatique, adoptant l’idée, dans le prolongement du pragmatisme, que le


langage et le sens pourraient être éclairés par un recours à la notion d’acte,
comme si la notion d’acte était première et évidente. Or, Austin – et c’est une
des conséquences étonnantes de sa théorie, dont les suites sont encore visibles
dans la polémique entre Searle et Derrida – n’utilise pas l’acte pour expliquer
le fonctionnement du langage, mais pour montrer une difficulté. Dire qu’on fait
des choses avec des mots, c’est dire que l’acte – tout acte – est structuré comme
une parole, qu’il y a quelque chose, dans l’acte, qui s’apparente au langage.
Ainsi le grand thème du pragmatisme, repris ironiquement par Austin (le titre-
mode-d’emploi How to do Things With Words a été choisi par Austin, en
hommage ironique au pragmatisme, pour ses William James Lectures), est ren-
versé ; l’action, loin d’être au commencement de tout, devenant aussi problé-
matique que la parole : Faust inversé.
C’est dans son examen des excuses qu’Austin dévoile le rapport entre acte
et langage qui demeure implicite dans How to do Things With Words. Les
excuses étaient son thème favori, et le sujet du cours à l’université Harvard qui
précéda les conférences William James. Austin commence par des questions
simples. Quand s’excuse-t-on, ou excuse-t-on un comportement ?
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En général, c’est une situation où l’on accuse quelqu’un d’avoir fait quelque chose,
ou bien où l’on dit de quelqu’un qu’il a fait quelque chose de mal, de travers,
d’inapproprié, de fâcheux, ou, de quelque façon possible, quelque chose de malen-
contreux. Lui-même, ou quelqu’un parlant en sa faveur, tentera alors de défendre sa
conduite, ou de le sortir de cette difficulté. [PP, p. 176.]

L’acte se définit donc non pas positivement (Austin montre la difficulté à


produire une telle définition), mais par la possibilité de l’échec : l’acte, c’est
précisément ce dont on peut s’excuser, ce qu’on ne fait pas comme il faut. On
voit d’emblée que le thème des « Excuses » pose exactement le même problème
– la relation entre une action et un discours – que celui du performatif, mais
sous une forme inversée, car prenant cette fois son départ dans l’action. Pour
Austin, la production, voire l’invention d’excuses, « a toujours occupé une part
essentielle des activités humaines ». On ferait mieux en philosophie morale,
selon Austin, au lieu de réfléchir toujours de façon abstraite à la justification,
de penser à une pratique bien plus courante qui est celle de l’excuse. On passe
bien plus de temps, dans la vie ordinaire, à s’excuser qu’à se justifier. Or,
remarque-t-il, la question des excuses pourrait nous aider en philosophie
morale... si l’on avait la moindre idée de « ce qu’on entend ou non par “accom-
plir une action”, faire quelque chose, et ce que l’on inclut, ou non » (PP, p. 139).
Or, nous ne le savons pas. À l’arrière-plan de la théorie des performatifs, il
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296 Sandra Laugier

y a une perplexité réelle sur ce que c’est que faire quelque chose (avec des mots
ou non : how to do things). En fait, nous n’en savons rien, et les philosophes
qui réfléchissent à la question se laissent prendre au « mythe du verbe », selon
lequel il y aurait quelque « chose », « accomplir une action », qui fait apparaître
les caractéristiques essentielles de ce qu’on classe sous le substitut « accomplir
une action », qui soit commun à des cas aussi différents que possibles qui
deviennent tous équivalents. « Toutes les “actions” étant, “en tant qu’actions”
(c’est-à-dire ?), sont égales, se quereller est égal à gratter une allumette, gagner
la guerre à éternuer. Pis encore, nous les assimilons toutes aux cas les plus
faciles et les plus évidents, comme par ex. à poster une lettre ou bouger les
doigts, comme nous [ou plutôt les philosophes] assimilons toutes les “choses”
à des chevaux ou à des lits. » Austin veut encore une fois inverser la démarche
philosophique classique, qui pose d’abord l’action, et en examine les justifica-
tions (dont on n’a que trop parlé en philosophie, alors qu’on a régulièrement
négligé les excuses). En réalité, ce sont les excuses – ce que nous disons quand
il apparaît que nous avons mal (maladroitement, inadéquatement, etc.) fait –
qui permettent de mieux savoir ce qu’est une action, ou plutôt de commencer
à classer ce que nous rassemblons sous le vocable général, le « dummy », action.
L’existence des excuses est même essentielle à la nature de l’action humaine
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– elles ne viennent pas en quelque sorte après coup, mais y sont impliquées.
Les excuses nous apprennent, en l’absence d’une définition générale, ce qu’est
une action. Comme le dit Cavell dans un récent ouvrage :

Les excuses sont impliquées de façon aussi essentielle dans la conception qu’a Austin
des actions humaines que les lapsus et la surdétermination dans la conception qu’en
a Freud. Que révèle, à propos des actions humaines, le fait que la constellation réticulée
des prédicats d’excuse soit conçue pour elles – qu’elles puissent être accomplies de
façon non intentionnelle, à contrecœur, involontairement, sans conviction, sans y
penser, par inadvertance, à la légère, par négligence, sous la contrainte, sous influence,
par accident, et ainsi de suite ? (Faire l’expérience du méticuleux trajet d’Austin à
travers son monde d’exemples concrets de ces qualifications – et de beaucoup
d’autres –, c’est pour un temps laisser de côté toute question de savoir comment nous
connaissons ces choses, ou si les connaître est de la philosophie.) Cela révèle l’infinie
vulnérabilité de l’action humaine, son ouverture à l’indépendance du monde et à la
préoccupation de l’esprit 14.

L’action en ce sens, et de manière inattendue, a quelque chose de spécifiquement


humain, parce que, en fin de compte, elle est définie par la constellation lan-
gagière des excuses.

14. Un ton pour la philosophie, p. 133.


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Acte de langage ou pragmatique ? 297

La variété des excuses met en évidence l’impossibilité de définir de façon


générale l’action humaine, ce que dit le mot anglais intraduisible agency, autre-
ment que dans le détail et la diversité de nos modes de responsabilisation et
d’explication. L’action est précisément ce dont on peut s’excuser, parce que
c’est, toujours, ce qu’on ne fait pas exactement : on peut citer ici le texte
d’Austin Three Ways of Spilling Ink, et la conclusion de son article « Feindre »
qu’il inscrit dans un projet plus général de description des ratages des actions :

le projet à long terme de classifier et de clarifier toutes les façons possibles de ne pas
exactement faire quelque chose [all the possible ways of not exactly doing things] qui
doit être mené à terme si nous voulons un jour comprendre adéquatement ce que c’est
que faire quelque chose 15.

Les excuses lient en tout cas tout aussi étroitement actes et langage que le
performatif, en montrant aussi combien il est illusoire d’expliquer l’un par les
autres. Austin, au début d’« Excuses », note :

On a encore trop peu enquêté sur ces expressions pour elles-mêmes, tout comme en
logique on néglige encore avec trop de légèreté la notion générale de dire quelque
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chose. Il y a en effet à l’arrière-plan l’idée vague et rassurante que, en dernière analyse,
accomplir une action doit revenir à faire des mouvements avec des parties de son
corps ; idée à peu près aussi vraie que celle qui consiste à penser que, en dernière
analyse, dire quelque chose revient à faire des mouvements avec la langue. [PP,
p. 145.]

Austin ne veut pas dire – on s’en aperçoit clairement dans « Excuses » – que
l’erreur de cette idée vague serait de négliger la « présence » de quelqu’un, dans
les coulisses, comme il dit, qu’on l’appelle conscience ou intention, qui cause
cette action. Toute la problématique d’« Excuses » consiste à dire, non seule-
ment (chose bien connue depuis un moment) que je ne suis pas maître de mes
actions, mais même que je n’en suis pas l’auteur ou le sujet, pas plus que des
règles du langage que j’emploie. C’est dans ce but qu’Austin présente la com-
plexité des actions humaines et de leur possible classification par les excuses,
qui étaient l’objet favori de son enseignement. On peut en avoir un aperçu par
les exemples classiques d’Austin :

Vous avez un âne, moi aussi, et ils paissent dans le même champ. Un jour, le mien
me devient antipathique. Je décide de le tuer, je vise, je tire : la bête s’effondre.
J’inspecte la victime et m’aperçois alors, à ma grande horreur, que c’est votre âne. Je
me présente à votre porte avec la dépouille et dis – que dis-je ? Écoutez, mon vieux,

15. « Feindre » [Pretending], Philosophical papers, p. 271.


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298 Sandra Laugier

je suis terriblement confus, etc., j’ai tué votre âne « par accident » ? ou « par erreur » ?
Ou encore : je m’en vais pour tuer mon âne, comme précédemment, je vise et tire ;
à ce moment, la bête bouge, et, à ma grande horreur, c’est le vôtre qui tombe. À
nouveau, la scène à votre porte : que dis-je ? « par erreur » ? « par accident » ?
[« Excuses », PP, p. 151.]

L’exemple d’Austin est là pour montrer qu’il y a des différences entre faire
quelque chose par erreur ou par accident, alors qu’on croit souvent que les deux
expressions sont équivalentes (c’est-à-dire ?) ; mais aussi, pour montrer qu’à
partir du langage ordinaire – qui est source infinie de distinctions que le langage
philosophique a effacées –, on peut comprendre quelque chose de la nature ou
des classifications des actions. Ainsi Austin étudie avec soin les usages dissy-
métriques, selon lui, de « volontairement » et « involontairement » (qu’on n’uti-
lise que lorsque les actes désignés par les verbes modifiés par l’adverbe sont
accomplis dans des circonstances particulières). Plus généralement, il constate
qu’on n’emploie pas n’importe quelle excuse avec n’importe quelle action. On
peut s’excuser d’allumer une cigarette ou de couvrir ses livres par « la force de
l’habitude », mais un tueur ne peut s’excuser d’assassiner « par la force de
l’habitude ». « Une mauvaise orthographe peut être de l’étourderie, mais pas
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vraiment un accident, alors qu’une balle perdue, on peut dire que c’est un
accident, mais pas vraiment une étourderie. » Les actions, ou ce qu’on regroupe
sous ce nom, sont ainsi extrêmement diverses, de même qu’il y a des différences
subtiles entre faire quelque chose intentionnellement, exprès, délibérément, etc. :
il suffit de trouver des exemples. Enfin, il y a pour chaque excuse une limite
aux actes pour lesquels elle sera acceptée : ce qu’Austin appelle ironiquement
les normes de l’inacceptable. « Nous pouvons alléguer l’inadvertance si nous
marchons sur un escargot, mais pas sur un bébé – il faut regarder où on met
ses grosses pattes. » Il n’y a pas de « type » de l’action. Et il n’y a pas de sens
pour Austin à qualifier normalement (c’est-à-dire, dans les circonstances habi-
tuelles où elles s’effectuent) nos actions de volontaires (ou d’ailleurs d’invo-
lontaires).
Dire quelque chose, alors, est-ce une action ? Et peut-elle être qualifiée de
volontaire ? Cela nous ramène au performatif : s’il y a acte de langage, de quel
acte s’agit-il ? Bref, a-t-on résolu le problème que pose l’interprétation des
énoncés performatifs en expliquant qu’ils sont des actes ? Certainement pas. Si
on explique ou interprète l’énoncé par son contexte institutionnel (conditions,
conséquences), on perd sa nature d’acte de langage. De même, si on le considère
comme le résultat (expression, voire production) d’une intention. On pourrait
d’ailleurs croire qu’on résoudrait la question de l’acte de parole en le définissant
comme manifestation publique d’une intention : c’est le cas notamment de
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Searle (qui définit l’acte de langage par son intentionnalité, une intentionnalité
qui n’est pas antérieure à l’acte mais inhérente à lui). On pourrait en effet être
tenté (dans la lignée cognitiviste évoquée précédemment) de dire qu’un perfor-
matif, une promesse par ex., exprime une intention qui elle serait définissable
ou explicable hors du champ du performatif même (ce qu’on a appelé, à la suite
de Grice ou Searle, acte communicationnel) – comme si accomplir un acte de
parole, c’était en définitive exprimer une intention, même si elle n’est pas définie
comme contenu (« manifester publiquement une certaine intention », dit de
manière typique Récanati), et donc, que la thèse d’Austin pourrait être achevée
ou perfectionnée par une théorisation cognitive ou sociale des conditions (phy-
siologiques, psychologiques ou institutionnelles) de la formation et de l’expres-
sion des intentions. Derrida rejoint paradoxalement (quoique négativement) ces
interprétations mentalistes, en accusant Austin d’en revenir toujours à une théo-
risation de l’intention, du sujet présent derrière sa parole, le performatif étant
dans son interprétation un rejeton sophistiqué de la métaphysique de la présence,
l’idée que Je suis auteur et maître de ma parole, sinon du langage. Or Austin
s’est lui-même prémuni (de la manière violente qu’il affectionne) contre toute
interprétation « intentionnaliste » de sa théorie des actes de discours, car, comme
on l’a vu, une telle interprétation serait pour lui non seulement erronée, mais
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même immorale. Dire que le performatif exprime une intention, c’est la porte
ouverte à tous les abus : car si, en promettant par ex., je décris mon intention,
ma promesse est une description de mon état intérieur, et si je ne la tiens pas,
c’est simplement (encore une excuse) par erreur. Our word is our bond.
Ici se noue probablement le lien de la parole et du langage, mais certainement
de la façon quelque peu moralisante dont on pourrait à première vue être tenté
de l’interpréter chez Austin, comme l’affirmation que nous sommes engagés
par nos paroles. Le problème de la promesse, et de l’acte de parole, c’est qu’ils
peuvent très bien échouer. Il est vrai que le malheur (infelicity) austinien n’est
pas le malheur au sens moral. À preuve, les exemples que donne Austin, notam-
ment celui du bigame : Austin précise qu’en disant I do (Oui, je prends cette
femme pour épouse), le bigame échoue certes à se marier, mais réussit parfai-
tement, most interestingly, à accomplir l’acte de bigamie (HTW, p. 17).
On pourrait croire qu’Austin a voulu montrer avec le performatif que le
langage exerçait une contrainte sur nous, nous lie. Mais Our word is our bond
a une signification différente, et si l’on regarde de près l’affirmation d’Hippolyte,
on peut commencer à voir laquelle. Notre engagement, ce n’est que notre parole,
et inversement : notre parole vaut notre engagement (donc, parfois, pas grand-
chose, si l’engagement m’est extorqué, si on ne m’a pas vraiment demandé mon
avis). Cela veut dire que, contrairement à ce qu’on imagine ou dit souvent à
propos de l’acte de langage, il n’implique pas d’obligation, même et surtout
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morale ; rien dans le langage ne m’oblige à tenir ma promesse. C’est même


aussi pour cela qu’il y a des excuses – pour les cas où l’on ne tient pas ses
engagements, et il n’est pas innocent que dans le passage sur Hippolyte, Austin
parle encore des excuses (« au bigame une excuse, au bookmaker une défense »).
Et là est la tragédie (ou la comédie, c’est selon) du rapport entre langage et
acte : on peut très bien ne pas tenir sa promesse.
Ducrot a vu ce point avec une acuité particulière, et critique les conceptions
qui tirent profit de l’invention du performatif pour donner au langage une
dimension quasi magique d’engagement du moi (qu’il n’a pas plus dans le
performatif que dans le constatif. C’est une conséquence inattendue de l’effa-
cement chez Austin de la différence performatif/constatif). Certes, dit Ducrot,
« on ne saurait décrire une énonciation comme une promesse sans dire qu’elle
ajoute au locuteur une obligation nouvelle, celle de remplir ses engagements.
Mais une précision est indispensable », ajoute-t-il.

Car rien ne m’oblige à moraliser, et à soutenir que celui qui a promis est obligé de
venir. Je dis simplement que présenter son énonciation comme une promesse, c’est
se présenter soi-même comme obligé – ce qui n’implique pas encore qu’on le soit 16.
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De ce point de vue, une promesse ne m’oblige pas plus en réalité qu’un ordre
qui m’est donné – pour lequel personne ne niera qu’il ne me contraint pas par
son énonciation même. Croire qu’il n’en est pas de même pour le performatif,
qu’il m’oblige moralement, ce serait croire que je suis engagé parce que c’est
moi qui suis locuteur, auteur de l’acte (et non pas parce qu’il y a acte). Ce serait
encore renoncer à la dimension spécifique d’acte du performatif.
Qu’il n’y ait pas de contrainte dans le performatif, c’est une évidence (toute
la théorie des excuses le montre), et c’est une source de tragédie : pas seulement
qu’on puisse parfaitement ne pas tenir ses promesses, mais que parfois (et c’est
le cas dans la situation d’Hippolyte) il faille les trahir. Lorsque Hippolyte dit
« ma langue prêta serment », etc., il ne s’agit pas d’une échappatoire, et au
contraire cela suscite un redoublement et aggravation de la tragédie (car Hip-
polyte dit cela parce qu’il est en fait incapable de trahir sa promesse de ne pas
révéler le secret de Phèdre). Bref, comme dit Cavell, dans le contexte où l’énonce
Austin, Our word is our bond est plus une malédiction (a curse) qu’une maxime
rationnelle. (Il est d’ailleurs incroyable que cette référence à Euripide n’ait
jamais été remarquée par les commentateurs d’Austin, et qu’il ait fallu attendre
Cavell pour qu’elle soit discutée. Derrida accuse même Austin d’exclure vio-
lemment de sa théorie des actes de langage le discours théâtral et de fiction.)

16. Le Dire et le dit, p. 79.


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Acte de langage ou pragmatique ? 301

Pour Cavell, il y a là une limite ou un non-dit chez Austin, une incapacité à


aller au bout de sa découverte, celle de la fragilité du langage et de l’action
humaine ensemble. On peut trahir sa parole – notre parole (n’)est (rien que)
notre engagement. Mais en même temps, et par voie de conséquence, trahir son
engagement, c’est trahir le langage lui-même, la possibilité de faire usage du
langage, de le partager avec d’autres : plus que l’immoralité, le risque, en ne
tenant pas ses promesses, est la perte du langage lui-même, de la parole.
Ducrot décèle ainsi chez les théoriciens des performatifs (qu’il ne confond
pas avec Austin) une prétention que l’on retrouve dans tout passage à un méta-
langage : on peut attribuer via le discours indirect l’existence à des propriétés
(par ex. en passant de il a dit « il est intelligent » à il a dit qu’il est intelligent),
et à des actes (en passant par ex. de il a dit « je promets » à il a promis),
attribuant ainsi une efficacité intrinsèque ou magique aux mots, alors qu’on ne
fait qu’exploiter des procédés internes à la langue. Il est vrai que les théories
des actes de langage semblent parfois offrir une alternative peu attrayante, entre
une conception non critique d’un pouvoir immédiat de la parole (donc du sujet
parlant), et une dissolution de l’acte de parole dans ses conditions d’efficacité
(on pourrait citer, à ce propos, les critiques émises par Sperber et Wilson, d’un
tout autre point de vue, contre la théorie des actes de langage). C’est Austin
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qui dans ses textes philosophiques fut le premier à dénoncer aussi bien l’illusion
d’une sacralisation du langage que l’illusion descriptive.
Il y a chez Austin, et contrairement aux observations de nombreux commen-
tateurs (Bourdieu entre autres, qui accuse Austin de mythifier et de sanctifier
la parole, au détriment des conditions sociales de son usage), une démythifica-
tion conjointe et inséparable de la parole et de l’acte. Les conditions de vérité
ou de réussite du performatif ne sont pas dans son énonciation seule (sinon, il
y aurait sacralisation, acquisition d’une sorte de pouvoir magique des paroles
qui conduit tout droit à une moralisation). Mais si elles sont dans les circons-
tances de l’énonciation, ses suites, dans ce qu’on appelle le contexte institu-
tionnel ou les conditions sociales du discours (c’est le cas chez Searle, chez
Bourdieu, et d’autres), le problème n’est pas pour autant résolu, il est même
redoublé : car cela revient, exactement comme le recours à une quelconque
« intention », à annuler l’ensemble de la démarche d’Austin et sa réflexion à
partir du langage ordinaire sur la relation complexe langage/acte. Cela conduit
de surcroît à négliger ou refouler (mais est-ce un hasard ?) la difficulté essen-
tielle soulevée par Austin, à savoir le manque d’évidence et d’unité de la notion
d’acte. En fait, Austin a surtout soulevé une difficulté au lieu, comme le croit
la pragmatique, de la résoudre : s’il y a acte de langage, c’est un acte du langage
et pas de quelque autre entité mythique. C’est cela qui a été occulté aussi bien
par Searle que par Derrida, chacun à sa manière tenant pour acquise la distinction
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302 Sandra Laugier

acte/langage, et pour transparent (respectivement en bonne et mauvaise part) le


rapport du locuteur à sa parole et à ses actes présents. (Alors que si l’on suit
Austin, c’est là toute la question de savoir dans quelle mesure, en quels sens,
ils sont à (de) moi.) L’un et l’autre oubliant que je ne suis même pas maître ou
acteur de mes mots. Comme dit Cavell, qui critique ici explicitement Derrida,
et revendique le travail accompli par Austin de dépossession de la parole vivante
elle-même :

Je lirai Austin non pas comme niant que je doive abandonner mes mots, créer autant
d’orphelins, mais comme affirmant que je leur suis livré, comme à des voleurs, ou
des conspirateurs, qui aspirent mon souffle – toutes choses que la métaphysique
refuserait 17.

Je ne suis pas plus « acteur » de mes paroles que de mes actions : cette dimension
passive du rapport au langage est peut-être une des découvertes inaperçues de
la philosophie du langage ordinaire.

C’est en reconnaissant cet abandon à mes mots, comme à autant d’impossibles épi-
taphes, présageant les adieux de la mort, que je connais ma voix, reconnais mes mots
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(pas différents des vôtres) comme miens. La juste indignation d’Austin à l’égard de
la sacralisation du travail du langage vient, je suppose, de son impression que toute
tentative pour fonder la profondeur d’un mot sur la pratique religieuse efface tout à
la fois la réalité de l’ordinaire, et de la déception par l’ordinaire. [Ibid., p. 182.]

C’est la leçon de Cavell, d’Austin après Cavell – nous ne sommes pas des
acteurs de notre langage, mais, pour reprendre le mot d’Emerson, des victimes
de l’expression.

Sandra LAUGIER
Université de Picardie, Institut universitaire de France

RÉFÉRENCES

AUSTIN, J. L., Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press, Oxford, New York, 1962 ;
trad. L. Aubert et A. L. Hacker, Écrits philosophiques, Paris, Éd. du Seuil, 1994
(abrégé : PP).
– How to do Things With Words, Oxford, Clarendon Press, Oxford, New York, 1962 ;

17. Un ton pour la philosophie, p. 181.


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Acte de langage ou pragmatique ? 303

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postface de F. Récanati, 1991 (abrégé : HTW).
CAVELL, S., Must we Mean What we Say ?, Cambridge University Press, Cambridge,
1969, 1976.
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– A Pitch of Philosophy, Harvard University Press, Cambridge, Mass., 1994 ; trad.
S. Laugier et É. Domenach, Un ton pour la philosophie, Paris, Bayard, 2003.
LAUGIER, S., « Dire et vouloir dire – Austin et la philosophie », Critique, janvier-février,
1995.
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– Recommencer la philosophie, Paris, PUF, 1999.
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OGDEN, C. K. et RICHARDS, I. A., The Meaning of Meaning, Kegan Paul, Trench, Trubner
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– « Du positivisme logique à la philosophie du langage ordinaire : naissance de la prag-
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matique », postface à Quand dire, c’est faire, rééd. Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points »,
1991.
TRAVIS, Ch., The Uses of Sense, Oxford University Press, Oxford, 1989.
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– Les Liaisons ordinaires, Paris, Vrin, 2003.
WITTGENSTEIN, L., Tractatus logico-philosophicus, Routledge and Kegan Paul, Londres,
1922, trad. G.-G. Granger, Paris, Gallimard, 1993.

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