Acte de Langage Ou Pragmatique
Acte de Langage Ou Pragmatique
Acte de Langage Ou Pragmatique
Sandra Laugier
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RÉSUMÉ. — L’article examine l’usage qui peut être fait aujourd’hui de la théorie des
actes de langage d’Austin ; outre la pertinence d’Austin, mise en évidence par Charles
Travis, pour reconcevoir une théorie de la vérité, on peut aussi suggérer, par-delà la
philosophie du langage, et en suivant certains éléments de l’approche de S. Cavell dans
son récent livre Un ton pour la philosophie, une capacité de la théorie d’Austin à repenser
la notion d’acte elle-même, et l’idée d’agency du sujet.
ABSTRACT. — The article means to examine some ways to make use, today, of
J. L. Austin’s definition and theory of speech acts. Beyond Austin’s theories’ relevance
for a reconception of a theory of truth, as showed by C. Travis, it is here suggested,
following some of Stanley Cavell’s insights in his recent book A Pitch of Philosophy,
that Austin’s ideas could help us in reconstructing the very notion of an act, and the
notion of a subject’s agency.
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1. Une première version de ce texte a été présentée au colloque « Figures de l’acte », organisé
par G.-F. Duportail à l’université Rennes I en 1999. Il a également bénéficié d’un travail effectué
avec Étienne Balibar sur l’agency. Je remercie, pour les discussions que nous avons eues à ce sujet,
Félix Duportail, Isabelle Thomas-Fogiel, Stéphane Haber, Emmanuel Halais, Bruno Ambroise, et
Jocelyn Benoist.
2. La Parole malheureuse, Paris, Éd. de Minuit, 1971.
3. Dans ses ouvrages classiques, Récanati 1978, 1981.
4. Par exemple, Cavell 1969.
5. Travis 1989, 2000, 2003.
AC T E E T S E N S
9. Voir là-dessus M. SOUBBOTNIK, La Philosophie des actes de langage, Paris, PUF, 2001,
chap. IV.
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Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle d’un énoncé [statement] ne
pouvait être que de décrire un état de choses, ce qu’elle ne saurait faire sans être vraie
ou fausse.
Puis ils ont montré (non sans quelque dogmatisme, déplore Austin) que beau-
coup d’énoncés étaient des non-sens ou des pseudo-énoncés. On pourrait d’ail-
leurs classifier plus subtilement les divers types de non-sens. Mais – et c’est là
qu’apparaît clairement le projet philosophique d’Austin, et son approche du
problème traité par Ogden et Richards – il faudrait « se demander, dans un
second temps », si ce qu’on a pris pour du non-sens pouvait être en quelque
sorte une affirmation (statement), dire quelque chose (et là on voit la différence
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Supposer que « je sais » est une expression descriptive n’est qu’un exemple de l’illu-
sion descriptive [descriptive fallacy] si commune en philosophie. Même si une partie
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Les performatifs sont des énoncés qui sont des actes, pas des énoncés qui
décrivent quelque chose (comme un état de choses empirique), mais pas non
plus des exclamations, ou des expressions d’une prise de position « émotive »
ou psychologique, ou d’une intention.
Pour Austin, il s’agit de montrer que le langage fait autre chose que décrire,
même par des phrases d’allure grammaticalement « normale ». C’est bien à la
mise en cause du paradigme descriptif que sert, dans un premier temps, la
découverte des performatifs. Leur caractéristique fondamentale est que leur
énonciation équivaut à l’accomplissement d’un acte : c’est pourquoi Austin les
a nommés performatifs (perform). Dire « je baptise ce vaisseau... » dans les
circonstances appropriées, c’est accomplir l’acte de baptiser le bateau.
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Quand je dis, à la mairie ou à l’autel, etc. « Oui » [I do] je ne rapporte pas un mariage,
je me marie [I am not reporting on a mariage, I am indulging in it]. En ce qui concerne
ces exemples, il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien
admettre que je suis en train de faire* en parlant ainsi, ni affirmer [state] que je le
fais : c’est le faire [Austin ajoute en note : *encore moins quelque chose que j’ai déjà
fait ou aurais à faire plus tard]. [HTW, p. 6.]
On voit d’emblée que la découverte du performatif n’est pas celle d’un phéno-
mène isolé, mais une mise en cause d’ensemble de l’idée du langage comme
descriptif, et du lien entre signification d’un énoncé et état de choses. La
sémantique issue de Frege et Wittgenstein définit le sens d’une phrase en termes
de ses conditions de vérité, et d’un certain état de choses que la phrase dépeint.
Savoir ce que signifie une phrase (what it means), c’est être capable d’identifier
l’état de choses qu’elle dépeint et qui, s’il est réel, la rend vraie. Mettre en cause
la fonction descriptive du langage, c’est alors mettre en cause le rapport entre
meaning et état de choses. D’où l’idée d’Austin de mettre en cause le fétiche
vrai/faux comme le fétiche fait/valeur : mais, comme l’ont bien montré les
travaux de Travis, Austin n’élimine pas la vérité du champ de la pragmatique :
il la détache de la signification et de la notion d’état de choses, afin d’en finir
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L’acte n’est alors pas un supplément à ce qui est dit, à un « p » qui pourrait
être défini par un contenu, une proposition ou un état de choses. La question
est bien reliée au non-cognitivisme. Un acte de parole est-il la somme d’un
énoncé et d’une force, d’une « signification » ajoutée ?
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« “Faux” n’est pas un terme nécessairement réservé aux seuls énoncés », dit
Austin à la fin de sa première conférence. Comment alors parler de vrai et de
faux pour les performatifs ? La doctrine d’Austin est l’inverse de ce qu’on en
imagine : elle ne met pas en cause la vérité, mais l’étend. Un des problèmes
les plus importants qu’engendre la théorie d’Austin est celui de sa généralisation,
qui aboutit à un effacement de la dichotomie initiale performatif/constatif. Ce
qui intéresse Austin, c’est : « L’acte de discours intégral dans la situation inté-
grale de discours. » Il y a donc une dimension d’acte dans l’ensemble du
langage. Pour arriver à cette conclusion, Austin note qu’il n’y a aucun critère
grammatical de distinction du performatif ; un même énoncé peut être perfor-
matif et constatif. À la première distinction, performatif/constatif, semble se
substituer alors la seconde : locutionnaire/illocutionnaire. « Tout acte de dis-
cours authentique est à la fois acte locutionnaire et acte illocutionnaire » (HTW,
p. 147). On a donc dans chaque énoncé ces trois dimensions, locutionnaire,
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La vérité ou fausseté d’un énoncé ne dépend pas de la seule signification des mots,
mais de l’acte précis et des circonstances précises où il est effectué. [HTW, p. 144.]
ciées aux énoncés. Mais c’est là faire bon marché de l’affirmation réitérée
d’Austin, de l’indissolubilité de la force et du « dit ». L’acte de langage, comme
le rappelle Travis, c’est « ce qui est dit » pris comme un tout : comprendre ce
qu’est un acte de langage, c’est précisément comprendre qu’il n’est pas une
force « additionnelle » – qui ne serait qu’un ersatz psychologique ou intention-
nel, aussi pitoyable que le serait un coup de poing sur la table, ou (pour reprendre
un exemple de Wittgenstein) sur sa poitrine, pour légitimer ou renforcer une
affirmation contestable ou insincère.
La définition de l’acte comme force additionnelle, fréquente en pragmatique,
est un héritage expressiviste et émotiviste, dont le rejet est nécessaire pour
Austin à une véritable définition de l’acte de langage. On voit l’importance
d’une telle conception pour sortir du pur descriptivisme : un énoncé qui serait
rejeté dans le non-sens pourrait être réintégré dans le langage, en étant analysé
comme un énoncé descriptif (pourvu de sens) associé à une émotion. Mais
Cavell a ironisé sur cette conception, chez Ogden-Richards, Ayer et Stevenson,
qui verrait un jugement moral ou esthétique comme une proposition factuelle
associée à un « aah ! » d’approbation ou d’admiration 10. Et c’est précisément
contre cette conception (liée à un héritage humien, mais aussi au concept rus-
sellien d’attitude propositionnelle) qu’Austin définit l’acte de langage. Chez
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Le pas est vite franchi qui mène à croire que dans bien des cas l’énonciation extérieure
est la description, vraie ou fausse, d’un acte intérieur [inward performance]. On trouve
l’expression classique de cette idée dans Hippolyte (v. 612) où Hippolyte dit : Ma
langue prêta serment, mais pas mon cœur [ou mon esprit ou quelque autre artiste
dans les coulisses]. C’est ainsi que « je promets de » m’oblige : enregistre [puts on
record] mon acceptation spirituelle de chaînes spirituelles.
Il est réconfortant de remarquer, dans ce dernier exemple, comment l’excès de pro-
fondeur – ou plutôt de solennité – fraie tout de suite la voie à l’immoralité. Car celui
qui dit « Promettre ne consiste pas seulement à prononcer des mots : c’est un acte
intérieur et spirituel ! » sera sans doute considéré comme un moraliste dont le sérieux
contraste avec l’esprit superficiel d’une génération de théoriciens [...]. Pourtant il
fournit à Hippolyte une échappatoire, au bigame une excuse pour son « Oui, je prends
cette femme pour épouse », et au bookmaker marron une défense pour son « je parie ».
Non : la précision et la moralité sont du côté de celui qui dit simplement : notre parole,
c’est notre engagement. [HTW, p. 9-10.]
Ici on peut confronter la position d’Austin (Our word is our bond) aux préfi-
gurations du performatif dont on retrouve l’écho dans The Meaning of Meaning.
Chez Peirce, le langage est acte parce qu’il y a acte d’assertion « par lequel
une personne se rend responsable de la vérité d’une proposition » (5.6). Comme
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11. Préface à la traduction française des Actes de langage de Searle, Paris, Hermann, p. 11-12.
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BONHEUR ET VÉRITÉ
qui sont des actes (promesse, ordre...) et les énoncés qui affirment, décrivent
ou rapportent des faits, parce que affirmer quelque chose est un acte, au même
titre que promettre. » Le risque avec cette interprétation, comme on le constate
avec la théorie générale des actes de discours de Searle, est la dissolution de
l’idée même d’acte de langage (puisque tout énoncé est acte, et qu’on peut faire
une description ou théorie générale du langage en en classifiant les actes), et
donc du projet philosophique d’Austin. Mais tout cela suggère qu’on ne peut
distinguer ce qui, dans un énoncé, relève d’un sens préalable, déterminé, et ce
qui relève de son usage ou du sentiment qu’on a par rapport à lui. La théorie
des actes de langage ainsi conçue met en cause la doctrine saussurienne (il n’y
a pas d’un côté la langue, un corps de significations préexistant à l’usage, d’un
autre la parole ou un usage qui communiquerait ces significations suivant les
circonstances).
La critique de la distinction performatif/constatif soulève la difficulté philo-
sophique propre à l’idée même d’acte de langage : leur valeur de vérité. La
démarche d’Austin va être, là encore, nouvelle : il va étendre le concept de
vérité/fausseté aux actes, et même, réciproquement, ceux de bonheur/malheur,
et de réussite/échec (propres aux performatifs) aux énoncés en général. On sait
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le paillasson » implique (implies) que je crois qu’il l’est ; si je dis « le chat est
sur le paillasson » et ne le crois pas,
il s’agit clairement d’un cas d’insincérité. Le malheur ici, même s’il touche une
affirmation, est exactement le même que le malheur qui infecte « je promets » lorsque
je n’ai pas l’intention, etc. L’insincérité d’un énoncé est la même que l’insincérité
d’une promesse. Dire « je promets » sans intention d’agir est parallèle à dire « c’est
le cas » sans le croire. [HTW, p. 50.]
On a, je le sais, l’impression que s’il s’agit d’une assertion, d’un énoncé constatif, le
cas est tout à fait différent (de l’ordre) : n’importe qui peut affirmer n’importe quoi
[...]. On est libre, non ? Affirmer ce qui est faux, c’est un Droit de l’Homme. Et
cependant, cette impression est fourvoyante. En fait, il n’y a rien de plus commun
que de trouver qu’on ne peut absolument rien affirmer au sujet de quelque chose parce
qu’on n’est pas en position d’en dire quoi que ce soit [...]. Dans ce cas, mon
« j’affirme » est au même niveau que votre « j’ordonne », dit, nous nous souvenons
bien, sans avoir le droit pour ordonner. Encore un exemple. Vous me confiez « je
m’ennuie », je réponds d’un ton impassible « vous ne vous ennuyez pas ! ». Et vous :
« Que voulez-vous dire par là, que je ne m’ennuie pas ? De quel droit 13 ? »
E X C U S E S E T AC T I O N S
Que le langage puisse rater, et de toutes sortes de façons qui ne sont pas la
fausseté, c’est une évidence, sur laquelle Lacan a beaucoup écrit, mais Austin
aussi. Son texte sur les « Excuses » est un répertoire des échecs et actes manqués
du langage. Austin fut le premier à montrer que c’est la nature du langage de
pouvoir, avant de rater son objet, simplement rater tout court. Les malheurs des
performatifs sont donc l’élément essentiel de sa théorie (et il est curieux que
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y a une perplexité réelle sur ce que c’est que faire quelque chose (avec des mots
ou non : how to do things). En fait, nous n’en savons rien, et les philosophes
qui réfléchissent à la question se laissent prendre au « mythe du verbe », selon
lequel il y aurait quelque « chose », « accomplir une action », qui fait apparaître
les caractéristiques essentielles de ce qu’on classe sous le substitut « accomplir
une action », qui soit commun à des cas aussi différents que possibles qui
deviennent tous équivalents. « Toutes les “actions” étant, “en tant qu’actions”
(c’est-à-dire ?), sont égales, se quereller est égal à gratter une allumette, gagner
la guerre à éternuer. Pis encore, nous les assimilons toutes aux cas les plus
faciles et les plus évidents, comme par ex. à poster une lettre ou bouger les
doigts, comme nous [ou plutôt les philosophes] assimilons toutes les “choses”
à des chevaux ou à des lits. » Austin veut encore une fois inverser la démarche
philosophique classique, qui pose d’abord l’action, et en examine les justifica-
tions (dont on n’a que trop parlé en philosophie, alors qu’on a régulièrement
négligé les excuses). En réalité, ce sont les excuses – ce que nous disons quand
il apparaît que nous avons mal (maladroitement, inadéquatement, etc.) fait –
qui permettent de mieux savoir ce qu’est une action, ou plutôt de commencer
à classer ce que nous rassemblons sous le vocable général, le « dummy », action.
L’existence des excuses est même essentielle à la nature de l’action humaine
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Les excuses sont impliquées de façon aussi essentielle dans la conception qu’a Austin
des actions humaines que les lapsus et la surdétermination dans la conception qu’en
a Freud. Que révèle, à propos des actions humaines, le fait que la constellation réticulée
des prédicats d’excuse soit conçue pour elles – qu’elles puissent être accomplies de
façon non intentionnelle, à contrecœur, involontairement, sans conviction, sans y
penser, par inadvertance, à la légère, par négligence, sous la contrainte, sous influence,
par accident, et ainsi de suite ? (Faire l’expérience du méticuleux trajet d’Austin à
travers son monde d’exemples concrets de ces qualifications – et de beaucoup
d’autres –, c’est pour un temps laisser de côté toute question de savoir comment nous
connaissons ces choses, ou si les connaître est de la philosophie.) Cela révèle l’infinie
vulnérabilité de l’action humaine, son ouverture à l’indépendance du monde et à la
préoccupation de l’esprit 14.
le projet à long terme de classifier et de clarifier toutes les façons possibles de ne pas
exactement faire quelque chose [all the possible ways of not exactly doing things] qui
doit être mené à terme si nous voulons un jour comprendre adéquatement ce que c’est
que faire quelque chose 15.
Les excuses lient en tout cas tout aussi étroitement actes et langage que le
performatif, en montrant aussi combien il est illusoire d’expliquer l’un par les
autres. Austin, au début d’« Excuses », note :
On a encore trop peu enquêté sur ces expressions pour elles-mêmes, tout comme en
logique on néglige encore avec trop de légèreté la notion générale de dire quelque
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Austin ne veut pas dire – on s’en aperçoit clairement dans « Excuses » – que
l’erreur de cette idée vague serait de négliger la « présence » de quelqu’un, dans
les coulisses, comme il dit, qu’on l’appelle conscience ou intention, qui cause
cette action. Toute la problématique d’« Excuses » consiste à dire, non seule-
ment (chose bien connue depuis un moment) que je ne suis pas maître de mes
actions, mais même que je n’en suis pas l’auteur ou le sujet, pas plus que des
règles du langage que j’emploie. C’est dans ce but qu’Austin présente la com-
plexité des actions humaines et de leur possible classification par les excuses,
qui étaient l’objet favori de son enseignement. On peut en avoir un aperçu par
les exemples classiques d’Austin :
Vous avez un âne, moi aussi, et ils paissent dans le même champ. Un jour, le mien
me devient antipathique. Je décide de le tuer, je vise, je tire : la bête s’effondre.
J’inspecte la victime et m’aperçois alors, à ma grande horreur, que c’est votre âne. Je
me présente à votre porte avec la dépouille et dis – que dis-je ? Écoutez, mon vieux,
je suis terriblement confus, etc., j’ai tué votre âne « par accident » ? ou « par erreur » ?
Ou encore : je m’en vais pour tuer mon âne, comme précédemment, je vise et tire ;
à ce moment, la bête bouge, et, à ma grande horreur, c’est le vôtre qui tombe. À
nouveau, la scène à votre porte : que dis-je ? « par erreur » ? « par accident » ?
[« Excuses », PP, p. 151.]
L’exemple d’Austin est là pour montrer qu’il y a des différences entre faire
quelque chose par erreur ou par accident, alors qu’on croit souvent que les deux
expressions sont équivalentes (c’est-à-dire ?) ; mais aussi, pour montrer qu’à
partir du langage ordinaire – qui est source infinie de distinctions que le langage
philosophique a effacées –, on peut comprendre quelque chose de la nature ou
des classifications des actions. Ainsi Austin étudie avec soin les usages dissy-
métriques, selon lui, de « volontairement » et « involontairement » (qu’on n’uti-
lise que lorsque les actes désignés par les verbes modifiés par l’adverbe sont
accomplis dans des circonstances particulières). Plus généralement, il constate
qu’on n’emploie pas n’importe quelle excuse avec n’importe quelle action. On
peut s’excuser d’allumer une cigarette ou de couvrir ses livres par « la force de
l’habitude », mais un tueur ne peut s’excuser d’assassiner « par la force de
l’habitude ». « Une mauvaise orthographe peut être de l’étourderie, mais pas
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Searle (qui définit l’acte de langage par son intentionnalité, une intentionnalité
qui n’est pas antérieure à l’acte mais inhérente à lui). On pourrait en effet être
tenté (dans la lignée cognitiviste évoquée précédemment) de dire qu’un perfor-
matif, une promesse par ex., exprime une intention qui elle serait définissable
ou explicable hors du champ du performatif même (ce qu’on a appelé, à la suite
de Grice ou Searle, acte communicationnel) – comme si accomplir un acte de
parole, c’était en définitive exprimer une intention, même si elle n’est pas définie
comme contenu (« manifester publiquement une certaine intention », dit de
manière typique Récanati), et donc, que la thèse d’Austin pourrait être achevée
ou perfectionnée par une théorisation cognitive ou sociale des conditions (phy-
siologiques, psychologiques ou institutionnelles) de la formation et de l’expres-
sion des intentions. Derrida rejoint paradoxalement (quoique négativement) ces
interprétations mentalistes, en accusant Austin d’en revenir toujours à une théo-
risation de l’intention, du sujet présent derrière sa parole, le performatif étant
dans son interprétation un rejeton sophistiqué de la métaphysique de la présence,
l’idée que Je suis auteur et maître de ma parole, sinon du langage. Or Austin
s’est lui-même prémuni (de la manière violente qu’il affectionne) contre toute
interprétation « intentionnaliste » de sa théorie des actes de discours, car, comme
on l’a vu, une telle interprétation serait pour lui non seulement erronée, mais
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Car rien ne m’oblige à moraliser, et à soutenir que celui qui a promis est obligé de
venir. Je dis simplement que présenter son énonciation comme une promesse, c’est
se présenter soi-même comme obligé – ce qui n’implique pas encore qu’on le soit 16.
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Je lirai Austin non pas comme niant que je doive abandonner mes mots, créer autant
d’orphelins, mais comme affirmant que je leur suis livré, comme à des voleurs, ou
des conspirateurs, qui aspirent mon souffle – toutes choses que la métaphysique
refuserait 17.
Je ne suis pas plus « acteur » de mes paroles que de mes actions : cette dimension
passive du rapport au langage est peut-être une des découvertes inaperçues de
la philosophie du langage ordinaire.
C’est en reconnaissant cet abandon à mes mots, comme à autant d’impossibles épi-
taphes, présageant les adieux de la mort, que je connais ma voix, reconnais mes mots
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C’est la leçon de Cavell, d’Austin après Cavell – nous ne sommes pas des
acteurs de notre langage, mais, pour reprendre le mot d’Emerson, des victimes
de l’expression.
Sandra LAUGIER
Université de Picardie, Institut universitaire de France
RÉFÉRENCES
AUSTIN, J. L., Philosophical Papers, Oxford, Clarendon Press, Oxford, New York, 1962 ;
trad. L. Aubert et A. L. Hacker, Écrits philosophiques, Paris, Éd. du Seuil, 1994
(abrégé : PP).
– How to do Things With Words, Oxford, Clarendon Press, Oxford, New York, 1962 ;
trad. G. Lane, Quand dire, c’est faire, Paris, Éd. du Seuil, 1970, rééd. Points-Seuil,
postface de F. Récanati, 1991 (abrégé : HTW).
CAVELL, S., Must we Mean What we Say ?, Cambridge University Press, Cambridge,
1969, 1976.
– The Claim of Reason, Oxford University Press, Oxford, New York, 1979 ; trad. S. Lau-
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