Serge Boimare - L'Enfant Et La Peur d'Apprendre-Dunod
Serge Boimare - L'Enfant Et La Peur d'Apprendre-Dunod
Serge Boimare - L'Enfant Et La Peur d'Apprendre-Dunod
Sommaire
Bibliographie 173
Index 175
Avant-propos
La peur d’apprendre
pour comprendre
le décrochage scolaire
Bien sûr que non ! Il n’y a que les partisans de l’immobilisme pour
prétendre de telles choses.
Tout au long de cet ouvrage je pense apporter la preuve qu’avec la
culture et le langage, le professeur est celui qui dispose des meilleurs
atouts, pour intégrer les réfractaires à l’apprentissage dans la classe
et pour relancer leur capacité à penser. Finissons-en avec ces aides
dérisoires qui sont centrées sur le rattrapage et la méthodologie pour
remettre à niveau les moins bons, elles ne font que les marginaliser et les
encourager à améliorer leurs stratégies anti-apprentissage. Faisons plutôt
confiance au nourrissage culturel que nous allons utiliser pour favoriser
l’entraînement à débattre et à argumenter au quotidien.
À partir d’exemples pris dans la pratique, je souhaite montrer que
la confrontation avec les textes fondamentaux, porteurs des grandes
questions humaines, est la meilleure façon de mobiliser l’intérêt de
tous et de renforcer les compétences psychiques qui sont réclamées
par le fonctionnement intellectuel. Utilisons-les comme des outils pour
redonner de la force et du sens aux savoirs disciplinaires et pour trouver
le plaisir d’apprendre et de transmettre qui manque parfois à notre
enseignement.
C’est comme cela que nous ferons travailler ensemble, dans la même
classe, des élèves de niveaux différents et que nous trouverons cette
cohésion groupale indispensable à la bonne pédagogie. Mais c’est aussi
comme cela que nous allons enfin donner à ceux qui ont peur d’apprendre,
une chance de se réconcilier avec l’école et de ne plus faire partie du
groupe des décrocheurs.
Introduction
En hommage
aux frères Grimm...
distraire ou de les occuper sinon ils allaient grossir les rangs de ceux qui
me narguaient sous les fenêtres.
Je serais sûrement tombé malade ou j’aurais changé de métier si je
n’avais trouvé dans la classe, un livre de contes laissé sur une étagère par
mon prédécesseur. Je dois donc ma survie dans le monde de la pédagogie
aux frères Grimm et je leur en suis reconnaissant. En effet, un jour
que j’étais au comble du désespoir, j’ai commencé à lire leur livre de
contes aux trois ou quatre enfants qui étaient encore avec moi et, comme
par enchantement, j’ai vu revenir mes élèves les uns après les autres,
pour en écouter les histoires. J’ai vu, contre toute attente, ces grands
pré-adolescents dont la violence éclatait à chaque instant se rouler en
boule sur leur siège et sucer leur pouce, pour écouter des histoires qui me
semblaient relever du niveau de la grande section des classes maternelles.
Malgré ce premier miracle, je dois dire que je n’ai pas été rassuré pour
autant, car dès que je fermais mon livre de contes pour le remplacer
par un livre de mathématiques ou de grammaire, ils s’en allaient à
nouveau, ce qui était, pour moi, la pire des vexations. J’ai donc été
condamné par mon groupe, pour garder la face vis-à-vis de mes collègues
et de la directrice de l’école, à lire, lire et lire encore. Du matin au
soir, ou presque, car, de temps en temps, après négociation, mes élèves
acceptaient de faire un dessin ou un match de football pour que je me
repose.
Je dois avouer que je n’étais pas fier de moi. J’avais l’impression de
faire perdre leur temps à des enfants déjà en retard dans leur cursus
scolaire. Jusque-là, je n’avais utilisé le conte et la lecture d’histoires que
comme une récompense qui venait à la fin d’une journée, lorsque les
enfants avaient été sages ou avaient bien travaillé. Tous mes repères de
pédagogue en étaient bouleversés. J’avais en face de moi des enfants
qui me semblaient avoir surtout besoin de concret et de rationnel, je leur
racontais des sornettes, je les confrontais à la magie, au bizarre.
À toutes leurs inquiétudes, qui étaient déjà très vives et souvent expri-
mées publiquement, je rajoutais des histoires de dévoration, d’abandon,
de mort. Alors qu’ils avaient déjà dû se construire à partir de liens
familiaux si conflictuels, si perturbants, je leur racontais des histoires de
belle-mère perverse, de parents qui n’hésitent pas à se débarrasser de
leurs enfants, de frères qui sont dans des rivalités à couper au couteau et
je ne voyais pas bien où cela allait nous mener.
Surtout, pour tout dire, lorsque j’ai eu fini ce livre, les enfants ont
insisté pour que je le relise. J’ai eu l’impression de les avoir replongés
dans des préoccupations infantiles, de leur avoir fait chevaucher des
chimères en la compagnie desquelles ils se complaisaient et dont ils
EN HOMMAGE AUX FRÈRES G RIMM ... 3
ne voudraient plus sortir. Pour comble, ils avaient rebaptisé notre livre :
« Contes de crimes. »
Heureusement, après six semaines environ, j’ai commencé à voir
des signes encourageants. J’ai d’abord vu le groupe trouver un peu de
cohésion, devenir un lieu où l’échange de paroles, autre que l’insulte
et la provocation verbale, devenait possible. Les enfants commençaient
à parler ensemble des héros des histoires que je leur racontais et ne se
jetaient plus à la figure leurs histoires de famille. J’ai vu la violence
et l’impatience diminuer et il est même devenu possible d’aborder
l’apprentissage de la lecture. Pour ce faire, il a été impératif de ne pas
changer de thème. Je me suis donc appuyé sur des mots, sur des phrases,
que je sortais des contes de Grimm.
Cette méthode ne me rassurait pas complètement, elle m’apparaissait
un peu bizarre, discutable, mais elle avait au moins le mérite de me
rapprocher de mon identité de pédagogue.
Certes, j’aurais préféré m’appuyer sur des livres de lecture plus
classiques, mieux structurés dans leur progression, moins chauds dans les
textes abordés. Nous en avions où il était question du canard qui va à la
mare, de la poule qui picore du grain dur, où les difficultés linguistiques
et les nouveautés étaient bien encadrées, soulignées en rouge, mais mes
élèves les traitaient avec un tel mépris que je n’osais plus les utiliser.
Toutefois comme j’ai vu des progrès se manifester, je me suis senti
encouragé à persister dans cette voie et, très vite, j’ai eu le pressentiment
que la lecture des contes était pour quelque chose dans le changement
d’attitude des enfants. Mais comment l’expliquer ?
Ces histoires ont-elles joué un rôle dans l’élargissement de leur
imaginaire ? Les ont-elles rapprochés de principes moraux qui leur
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Le constat affligeant
de l’échec scolaire
penser et apprendre, mais je veux aussi dans le même temps que l’on
me précise comment le faire avec ceux qui n’écoutent pas lorsque je
leur parle. Je veux savoir quoi faire avec ceux qui ramènent tout ce que
je dis à des préoccupations personnelles. Je veux savoir comment tenir
mes projets avec ceux qui s’auto-dévalorisent en permanence, avec ceux
qui ne supportent pas la relation d’aide. Comment vais-je faire passer
mon message à ceux qui ne veulent pas se soumettre à la règle ? Quelle
relation vais-je proposer à ceux qui s’enferment dans le mutisme, qu’ils
soient violents ou inhibés ?
Voilà aussi des raisons qu’il est impossible de négliger. Elles ne sont
pas seulement passagères ou anecdotiques, elles sont omniprésentes.
Toujours là, toujours sur le devant de la scène quand il y a échec sévère.
Ces raisons vont très vite dénaturer l’objet de l’apprentissage, pervertir
8 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
que je vous fasse part de mes hypothèses sur le rôle que je leur vois
jouer dans l’économie psychique de ces enfants qui se dérèglent dans la
situation d’apprentissage.
Pour moi il n’y a plus de doute, après toutes ces années passées à
enseigner ces grands « rétifs de l’apprendre », je suis persuadé que les
enfants intelligents qui n’arrivent pas à la maîtrise des savoirs fonda-
mentaux voient se réveiller dans la situation d’apprentissage des craintes
souvent anciennes et toujours en liaison avec leurs premières expériences
éducatives. Ces craintes empêchent leur organisation intellectuelle et les
poussent à l’évitement de penser pour se protéger. Cette idée a pour moi
des prolongements pédagogiques importants. Je prétends que nous ne
pourrons rien faire pour ces déficits qui nous préoccupent tant, si nous
ne donnons pas à ces enfants les moyens d’affronter les peurs qui les
dérèglent.
Si pour ce faire nous utilisons une médiation culturelle portant en elle
des figurations de ces peurs, ce travail est faisable dans une classe sans
dévoyer les ambitions pédagogiques.
N’allons pas chercher plus loin, avec ces trois points, nous sommes
dans l’envers de ce que réclame la situation d’apprentissage. Il y a donc
toutes les raisons pour que celle-ci soit vécue comme une remise en cause
excessive, une atteinte personnelle. Et c’est bien cette déstabilisation
qui va réveiller des peurs. Peurs souvent anciennes, souvent en liaison
avec les premières expériences éducatives, qui vont être à la source de
troubles divers et que les enseignants connaissent par cœur, ils les voient
à l’œuvre tous les jours. Leurs conséquences sont aussi redoutables sur
le comportement de ces enfants que sur leurs capacités cognitives.
Lorsque ce processus est à l’œuvre, ce sont les portes d’entrée vers
le savoir qui deviennent dangereuses. On voit alors les interrogations
légitimes et les inquiétudes normales que tout le monde connaît face à
un apprentissage nouveau, sur l’utilité de cette conquête pour laquelle on
consacre un tel effort, sur la valeur de ses propres compétences à résoudre
le problème posé, se transformer très vite en préoccupations identitaires
qui viennent en lieu et place de la réflexion et qui vont parasiter le
rendement intellectuel.
Préoccupations où l’on retrouve d’abord des thèmes d’auto-
dévalorisation, ne nous y trompons pas, elles sont souvent camouflées
par des idées mégalomaniaques ou persécutives. L’incertitude sur sa
propre valeur se prolonge parfois par des inquiétudes sur sa place dans
le groupe, sur ses origines, sur le contrôle possible de ses pulsions,
sur les limites de son désir confronté à la loi, sur sa sexualité et son
homosexualité, parfois aussi sur la mort.
Ces préoccupations identitaires peuvent pousser les uns à la revendi-
cation agressive alors que d’autres s’enfermeront dans le conformisme
stérile ou l’inhibition pour s’en défendre. Je vais même jusqu’à dire que
chez les enfants les plus démunis devant l’apprentissage, notamment
ceux qui freinent si fort pour entrer dans la lecture ou accéder au sens
des opérations, ces inquiétudes identitaires sont une étape vers l’arrivée
de craintes archaïques encore plus destructrices de pensée.
Cette fois, l’auto-dévalorisation fait place aux craintes d’effondrement,
d’abandon, de morcellement, de perte d’unité, de vide intérieur, de
manque au niveau des besoins primordiaux. On comprend alors très
vite en voyant ces enfants fonctionner intellectuellement, combien l’ins-
trument lui-même – que ce soit la mémoire, les repères psychomoteurs, la
1. L E CONSTAT AFFLIGEANT DE L’ ÉCHEC SCOLAIRE 11
C’est bien dans ces textes où je vais puiser directement des exemples
pour en revenir aux exercices qui ont pour but d’améliorer les déficits
instrumentaux. Je vous assure que la différence entre « oi » et « ou »
entre « en » et « on » qui était insaisissable pour certain, toujours sujette
à confusion, devient beaucoup plus facile à inscrire en mémoire, à discri-
miner visuellement, quand elle est incluse dans le nom d’un dieu, d’un
héros, d’un animal chimérique, d’une princesse, d’un enfant abandonné,
qui éprouve des émotions, des sentiments, des désirs comparables aux
leurs. Mais cette fois il s’agit d’une figuration qui mettra peut-être un
peu d’ordre et de cohérence dans ces peurs qui ne pouvaient pas être
exploitées.
De la même façon, ces craintes réveillées par la situation d’appren-
tissage vont parasiter le rôle de la représentation si important pour la
14 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
L A PEUR D’ APPRENDRE
NE DOIT PAS ALIMENTER LA PEUR D ’ ENSEIGNER
Bien sûr cette approche pédagogique n’a rien de magique. S’autoriser
à renouer avec la situation d’apprentissage quand on avait trouvé son
équilibre dans l’évitement de pensée ne peut pas être simple. L’expé-
rience montre que ce travail d’apport de représentations grâce à une
médiation culturelle doit durer environ deux années pour être efficace.
1. L E CONSTAT AFFLIGEANT DE L’ ÉCHEC SCOLAIRE 15
nous pouvons jouer sur les mêmes ressorts dans le cadre de la classe,
cette fois avec des ambitions plus nobles : restaurer le fonctionnement
intellectuel et transmettre de la culture.
L’échec scolaire ne doit pas nous contraindre à appauvrir en perma-
nence notre message et à revoir nos ambitions à la baisse. Méfions-nous,
l’empêchement de pensée est difficile à réduire par contre il gagne
rapidement les enseignants qui le côtoient, s’ils ne sont pas engagés
dans une réflexion qui les pousse à rester créatifs.
Chapitre 2
Médiation culturelle
et difficulté d’apprentissage
mettre de l’ordre, établir une loi, dicter des règles, éventuellement pour
les critiquer, les attaquer, plutôt que d’avoir à affronter leur conflit
intérieur. Pour ne pas être en prise avec leurs angoisses qui se réveillaient,
qui s’aggravaient devant l’absence de cadre, devant le manque d’autorité,
vécu comme un vide ou un abandon, ils me demandaient d’assumer mon
rôle de leader.
Un autre point a aussi chamboulé toutes mes idées sur la pédagogie.
Je me suis aperçu que les forces sur lesquelles je comptais m’appuyer
pour avancer, forces que je me faisais un plaisir d’utiliser, qui m’avaient
poussé à choisir ce métier (je parle ici du désir de grandir, de construire,
du plaisir de connaître, de s’identifier à l’adulte), qui me semblaient
innées, qui sont nos tremplins habituels dans la relation pédagogique,
étaient parfois submergées par des pulsions plus fortes qui poussent à
20 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
D IFFICULTÉ INSTRUMENTALE
ET DÉFAILLANCE PSYCHOLOGIQUE
J’en veux pour preuve qu’à chaque fois que je rencontre un enfant
ou un adolescent en échec sévère dans sa scolarité, je vois que les
défaillances s’originent toujours autour de deux axes. Je dirais même,
pour être plus précis, autour de deux sources qui se renforcent et
s’alimentent l’une l’autre, formant une rivière infernale où s’entremêlent
les effets et les causes et il ne va plus être évident du tout de pouvoir
discerner ce qui est à l’origine du mal de ce qui en est une expression.
La première source de difficulté serait plutôt d’ordre instrumental ;
il s’agit d’une limite de l’outil intellectuel lui-même. Elle se manifeste
essentiellement dans trois domaines : – je les cite avant de les détailler –
le premier concerne l’instabilité psychomotrice, le deuxième, un déficit
des repères identitaires, le troisième, une pauvreté des stratégies cog-
nitives, marquée par un souci de mettre hors circuit la réflexion et la
recherche.
La seconde source de difficultés se rapporte cette fois au comporte-
ment devant l’apprentissage. Elle serait plutôt d’ordre psychologique et
elle est marquée par trois défaillances ou insuffisances personnelles que
l’on retrouve systématiquement chez ceux qui sont en échec dans nos
classes. La première d’entre elles est un seuil de tolérance à la frustration
insuffisant pour supporter la remise en cause de l’apprentissage. La
deuxième, une difficulté à trouver la bonne distance relationnelle avec
celui qui détient l’autorité. Quant à la troisième, elle touche le désir de
savoir qui n’arrive pas à être mobilisé ou récupéré dans le cadre scolaire,
parfois parce qu’il est anéanti mais bien plus souvent parce qu’il n’arrive
pas à décoller des préoccupations personnelles.
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
endormissements qui sont sans doute moins dérangeants, mais tout aussi
préoccupants pour le devenir intellectuel de ces enfants.
Le deuxième signe de défaillance que l’on retrouve régulièrement chez
ceux qui sont en difficulté devant les apprentissages se rapporte aux
grands repères organisateurs de la pensée qui s’avèrent trop flous pour
servir de points d’ancrage ou d’étayage à la connaissance dispensée en
classe, qu’il s’agisse de repères identitaires ou psychomoteurs. Lorsque
la méconnaissance des bases culturelles élémentaires touche parfois des
domaines comme l’environnement proche, son histoire personnelle, ses
racines, sa filiation, mais aussi la maîtrise de la langue et des règles de la
communication avec l’autre, l’inscription des savoirs de base se fait sur
du sable mouvant.
Une place particulière doit être faite ici aux perturbations des données
temporelles que l’on retrouve systématiquement chez ceux qui sont en
échec devant les apprentissages scolaires. Face à ces carences, l’inscrip-
tion de la différence des générations, l’utilisation des liens de causalité,
l’idée de la durée et de l’étape nécessaires à la construction des savoirs
ne sont plus les points d’appuis sur lesquels nous pouvons compter pour
transmettre la connaissance.
Ce déficit des repères provoque aussi et alimente une mauvaise
évaluation de ses capacités. Cela est surtout spectaculaire dans le
domaine des compétences intellectuelles où l’idée de l’enchaînement, de
la soumission à la règle et à la dimension temporelle n’arrive pas à être
prise en compte, ce qui entraîne beaucoup de déception et de désillusion
dès que ces enfants font un effort.
Pour les enseignants, tout cela contribue à une impression de disper-
sion, d’absence de lien, de points d’appuis insuffisants qui les décourage
d’autant plus que les enfants sont âgés.
Le troisième écueil qui vient faire barrage aux apprentissages est sans
doute moins spectaculaire. Mais il est tout aussi généralisé que les deux
premiers lorsqu’il y a échec sévère : c’est l’évitement, voire la fuite
devant toute activité d’élaboration intellectuelle dès qu’elle entraîne
réflexion ou retour sur soi, ce qui appauvrit considérablement les straté-
gies utilisées pour accéder à la connaissance.
Pour dire les choses plus simplement, dès que la réponse à la question
posée ne peut être immédiate, parce qu’elle ne repose plus sur le voir ou
la mémoire, parce qu’elle échappe à la maîtrise, parce qu’elle oblige
soit à une recherche, à une construction avec essai-erreur, soit à la
mise en place d’hypothèses ou à l’application de règles, c’est l’esquive,
avec des procédés qui peuvent être divers mais qui tournent souvent
2. M ÉDIATION CULTURELLE ET DIFFICULTÉ D ’ APPRENTISSAGE 23
qu’il ne peut pas être repris dans le cadre scolaire, soit parce qu’il est
infiltré en permanence par des questions crues et répétitives, tournant
autour de préoccupations sexuelles ou personnelles par exemple, soit
parce qu’il ne fonctionne que dans la réponse immédiate, le tout ou rien
ou le tout tout de suite.
Essentiellement axée sur le voir et la maîtrise, cette curiosité ne peut
pas supporter les étapes nécessaires à la construction. Elle n’intègre pas
la dimension temporelle et ne veut rien avoir à faire avec le doute qui
accompagne la recherche. Cette inadéquation entre un désir de savoir
qui reste fort et les résultats obtenus par cette démarche intellectuelle
tronquée provoque et alimente beaucoup de désillusions et de déceptions.
des points d’appuis pour retrouver une place dans un système qui les
délaisse en faisant comme si tout cela était acquis.
Les autres préfèrent prendre en compte, avant toute chose, l’aspect
relationnel, psychologique de ce problème. Ils diront qu’il faut d’abord
atténuer le conflit que provoquent le décalage et le vécu négatif qu’il
entraîne, en rassurant, en diminuant les contraintes, en donnant du temps,
en respectant les intérêts, les préoccupations et la culture de ces enfants,
ce qui devrait leur permettre de retrouver le désir, la confiance qu’ils
n’ont plus en eux-mêmes et en tout ce qui se rapporte au monde scolaire.
Si cette réconciliation a lieu, elle devrait permettre d’en revenir aux
apprentissages de base.
À mon avis chacun de ces courants est légitime et a sa raison d’être.
Il est d’ailleurs malvenu de se quereller à leur sujet, car à l’évidence ils
26 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
dans tous les milieux, y compris et peut-être davantage chez ceux qui
sont favorisés sur le plan social.
Cette défaillance éducative précoce joue un rôle déterminant dans
le devenir intellectuel des enfants. Ceux qui l’ont connue vont avoir
besoin, pour maintenir un équilibre psychique précaire, de se protéger de
l’exercice de penser. Ils ne supporteront pas plus le cadre fait de règles
et de lois qui lui est nécessaire que la confrontation avec le manque et
la solitude qu’il impose. Dès leur plus jeune âge, ils s’en défendront en
développant une carapace protectrice dont le flou des repères, le refus de
la remise en cause et du doute, le déni du monde intérieur vont être la
clef de voûte.
De ce fait, dès qu’ils sont face à la situation d’apprentissage qui
contrarie ce système et les prend de plein fouet dans leur organisation
défensive, ils connaissent des malaises, des peurs, souvent très infantiles,
voire archaïques, qui surviennent surtout dans cet espace réservé au doute
et à la recherche si important pour le fonctionnement intellectuel.
Ces inquiétudes vont dénaturer l’exercice de pensée en en faisant le
lieu du danger potentiel. Elles vont se greffer aux représentations, aux
images mentales, qui servent habituellement de tremplin au travail de la
pensée, et empêcher ainsi le passage du singulier vers la loi générale.
En fait, contrairement à ce qui se passe pour les enfants qui apprennent
normalement, il n’y a pas ici épuration de la charge affective ou émotion-
nelle pour aller vers le symbolique, mais pratiquement le mouvement
inverse : la confrontation avec le cadre des apprentissages, avec la
proximité de l’élaboration, réactive des craintes, génère des malaises,
qui vont venir parasiter tous ces liens, tous ces réaménagements qu’il est
nécessaire de faire, entre son point de vue et celui des autres lorsque l’on
apprend.
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
sous-entendant par-là qu’il ne faut pas compter sur lui pour apprendre
les règles de la conjugaison et encore moins pour se soumettre à moi.
– Georges, 13 ans, me dit « ça casse la tête ce truc-là » en cherchant
la réponse à un problème de géométrie que je viens de lui soumettre. Je
comprends qu’en me regardant droit dans les yeux et qu’en repoussant
avec mépris son cahier, il cherche la confrontation avec moi, pour
échapper aux idées de dépression, de dévalorisation que cet exercice
a fait naître en lui.
– Yasmina, 9 ans, me dit « qu’elle mélange tout dans la table des
fois » parce que je ne suis pas assis près d’elle quand elle doit faire des
multiplications ; je sais que pour elle, l’efficacité et l’autonomie sont
dangereuses. Elles la confrontent à une idée de transgression, de rupture
d’avec la culture familiale qui la paralyse.
30 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
S’il y a une seule chose dont je suis certain, c’est que les stratégies
pédagogiques les plus fines, les plus élaborées pour présenter le savoir
ne pourront pas grand-chose devant cette surcharge de la représentation.
Le frein que connaissent ou qu’ont connu tous ces enfants, ou presque,
pour accéder à la maîtrise de la lecture est pour moi une belle illustration
de cette idée.
Il y a longtemps que je ne me laisse plus impressionner par les tests
spécialisés qui soulignent des lacunes dans les domaines de la mémoire,
de l’attention, des repères spatio-temporels, sans parler de la coordination
oculomotrice, puisque certains poussent le ridicule jusqu’à vouloir nous
faire croire que la cause essentielle de la difficulté pour apprendre à lire
viendrait d’un défaut de coordination entre l’œil et la main.
Même si ces défauts existent, ils ne sont pour moi que la conséquence,
le prolongement de cette faille de la capacité imageante dont je vous
parle, que je cherche à décrire et que j’observe régulièrement.
Cette faille ne leur permet pas de croiser utilement leurs propres
images avec celles du texte. Elle les oblige à rester collés à ce qui est vu,
à se cramponner à la forme pour ne pas dériver.
Pour aller de la forme des lettres et des mots à leur sens, pour savoir
lire, il y a un passage obligé par son monde intérieur, par ses images
personnelles, par ses représentations, et certains le redoutent parce qu’ils
vont y rencontrer le désordre et le vide, parce que les relais entre eux et
les mots ne peuvent être que chaotiques, dispersés et ne peuvent pas les
ramener à l’intelligence du texte. Ils préfèrent alors s’en passer. Piochant
systématiquement les mots pour certains, les juxtaposant sans les ramener
au sens pour les autres.
Alors, comment faire pour les aider ? Comment faire pour que l’objet
de l’apprentissage ne devienne pas la cible de projections parasites, ne
soit plus chargé de tout ce risque et ce maléfice ?
Même s’ils sont peu à nous dire les choses aussi crûment que Julien,
Georges et Yasmina, je n’en fais pas des figures d’exception. Ils sont
pour moi les porte-drapeaux de bon nombre d’enfants qui abordent
la lecture, les mathématiques, la grammaire, sans avoir pu mettre à
distance les parasitages émotionnels, relationnels, qui pervertissent les
enchaînements et les liens entre les opérations mentales. Si je veux
les aider je sais qu’il va être nécessaire d’atténuer ces projections
génératrices de confusion et d’empêchement de penser.
2. M ÉDIATION CULTURELLE ET DIFFICULTÉ D ’ APPRENTISSAGE 31
J’ai froid, j’ai faim, j’ai soif, j’ai chaud, je manque d’air, j’ai une
crampe... Ce n’est pas pendant la séance de sport qu’arrivent ces plaintes
mais bien dans ce moment très particulier où je demande à mes élèves
d’aller un peu plus loin dans la réflexion, d’affronter le doute pour
chercher la solution d’un problème infiniment plus aisé que ceux qu’ils
résolvent tout au long de leur journée, en dehors de l’école.
Très vite, j’ai remarqué que ces désagréments, ces sensations corpo-
relles primaires, qui empêchaient la pensée de fonctionner, s’atténuaient
lorsqu’ils avaient à calculer, avec le Capitaine Némo, le cubage d’air
nécessaire à la survie des occupants du Nautilus coincé dans les glaces
du pôle Sud, lorsqu’ils devaient aider le jeune Axel, perdu seul dans le
noir, à calculer la distance qui le séparait de son oncle lors de leur voyage
vers le centre de la terre, lorsqu’ils devaient diviser le nombre de litres
d’eau restant entre les héros du voyage de Cinq semaines en ballon égarés
dans le désert. Ces notions de mètres cubes, de vitesse, de déplacement
du son, de partage, qui semblaient dépasser l’entendement, devenaient
subitement accessibles. L’excitation, le découragement excessif qui
venaient toujours en lieu et place de la réflexion cédaient le pas à une
possibilité de chercher et d’utiliser enfin leurs capacités intellectuelles.
Je me suis servi pendant un temps assez long des qualités pédago-
giques de ces textes avant de comprendre que Jules Verne, lui aussi, pour
nous entraîner vers les hautes sphères de la connaissance technique et
scientifique, prenait toujours soin de placer ses héros dans des situations
d’une grande simplicité dramatique où sont toujours en cause les besoins
et les inquiétudes primaires. Certes, l’environnement des machines
complexes qui n’ont parfois rien de commun avec ce que nous côtoyons
brouille un peu les pistes, mais le lien reste toujours évident entre les
inquiétudes archaïques et le souci d’en savoir plus. C’est toujours quand
ces héros sont sur le point de mourir de soif, de faim, de froid, d’être
dévorés, piqués, écrasés, engloutis que Jules Verne glisse une formule
mathématique, une explication sur les climats, sur la constitution des
2. M ÉDIATION CULTURELLE ET DIFFICULTÉ D ’ APPRENTISSAGE 33
les héros de Jules Verne, ils sont sensibles aux suggestions qui leur sont
faites pour approcher l’apprentissage.
Chapitre 3
Guillaume
et la peur d’apprendre
son cahier. Quand je dis n’importe quoi, je ne suis pas tout à fait dans le
vrai, je banalise, Guillaume a un projet précis, il cherche à faire des sexes
et des armes avec les lettres de l’alphabet. Tout au long de cette activité
il a conservé un petit sourire satisfait au coin des lèvres. Le sourire du
combattant qui sait la victoire assurée et qui méprise ses adversaires.
Non seulement il ne se soumettra pas au sens des mots mais il les torture,
non seulement il ne répondra pas aux exigences de son instituteur mais
il les tourne en dérision, gardant ainsi à ses propres yeux la maîtrise de
la situation. Avec sa page d’écriture que l’on dirait sortie tout droit du
manuel illustré du petit soldat lubrique, il m’attend de pied ferme, prêt à
faire monter les enchères de la provocation, pour sortir d’une situation
où il n’est peut-être pas si à l’aise qu’il y paraît.
Aujourd’hui je vais me contenter de fermer son livre de lecture avec
un peu de brusquerie, de lui rappeler encore une fois que ce n’est pas
en regardant les lettres, en les pliant à ses fantaisies qu’il apprendra à
lire. Je répéterai qu’il devra lui aussi, tout Guillaume qu’il s’appelle, se
soumettre à des lois, à des règles, faire le détour par un sens qui n’est
pas le sien mais celui des autres s’il veut savoir lire.
Ma réaction a été vive, sans doute un peu excessive, mais il ne
peut être question, sous peine de faire éclater le cadre nécessaire à un
projet d’apprentissage en groupe, de laisser passer une attaque aussi
radicale et active contre le matériel qui nous sert de support pour penser.
Avec mon histoire de faire semblant, de sens, de loi, de soumission, je
m’adresse d’abord au groupe, à ceux qui connaissent la teneur du travail
de Guillaume et qui rient sous cape en attendant ma réaction. Mais je
voudrais aussi faire comprendre à l’intéressé qu’il se berce d’illusions,
qu’il n’aura jamais accès à la connaissance tant qu’il n’acceptera pas de
ne pas savoir, tant qu’il refusera d’affronter la souffrance que lui impose
la rencontre avec ses limites, tant qu’il ne sera pas capable de se détacher
de ses préoccupations infantiles et de se laisser guider.
Dire tout cela me calme, me permet de retrouver mon identité de
pédagogue mise à mal par ce garçon, mais je sais par avance qu’il ne
peut recevoir ce discours.
voit alors ce garçon fin et cultivé devenir buté et limité dans sa réflexion,
on le voit entrer dans un processus de rigidification mentale dont il ne se
sort qu’en cherchant l’affrontement avec son contradicteur. Affrontement
qui dérape très vite dans la violence verbale, dans la provocation et la
grossièreté.
« Il a toujours été comme cela » me dira son père, « même bébé,
quand on le contrariait, il entrait dans des colères noires, seule sa mère
pouvait le calmer ». Le père de Guillaume est représentant, c’est un
homme jovial au contact aisé, qui devient un peu trop vite familier
dans la relation. Il a poursuivi ses études jusqu’au bac, qu’il n’a pas
eu. Malgré cet échec, il aurait été un élève plutôt brillant, toujours en
avance dans les classes primaires et il ne s’explique pas du tout l’origine
des difficultés d’apprentissage de son fils et surtout cette incapacité pour
38 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
bien, il y a longtemps que j’ai compris que c’était pour que j’en fasse
plus. » Par contre, lorsque je ne me préoccupe plus de lui, il fait tout pour
se rappeler à mon attention. Même s’il ne me demande pas directement de
l’aide, il s’agite, m’interpelle, il fait comme si les consignes adressées au
groupe ne le concernaient pas. Mais lorsque j’accède à ce désir, lorsque
je l’aide individuellement, le malaise s’installe, la proximité physique le
gêne, il ne m’écoute plus et il fait tout alors pour m’éloigner de lui.
À propos de distance et d’apprentissage, il me paraît intéressant de
raconter un événement qui dépasse le côté anecdotique et qui nous
montre à quel point l’exclusivité que Guillaume accorde au voir dans le
savoir est liée à la force de cette curiosité sexuelle qui le taraude et qu’il
ne peut pas détourner pour aller vers une connaissance plus socialisée.
42 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
De là, vous passez sur un tabouret tournant plein de clous (6) qui vous
propulse dans l’acide (7), que l’on quitte pour la guillotine (8) où l’on
vous coupe seulement les mains avant le massage à cou de marteau par
la femme robot (9) qui vous remet dans le tuyau vers la chaise électrique
(10). Vous n’êtes alors plus bon qu’à vous allonger sur le tapis roulant
(11) qui vous porte vers le liquide qui va faire de vous de la chair à pâté
(12). Cette mixture est directement reliée au robinet de la cantine où
vous constituez l’ordinaire de ceux qui ont fait des bêtises moins graves.
Toutes ces opérations sont dirigées et surveillées par la machine située
au (4).
Ce dessin nous montre bien, si besoin était, la violence des démons
qui hantent Guillaume et l’on peut se demander si ce n’est pas eux qu’il
évite de rencontrer en refusant de faire des détours, en ne voulant pas
aller sur cet entre-deux, entre le voir et le savoir. On peut même aller
plus loin dans notre questionnement et se demander si cette stratégie
anti-pensée qu’il a mise en place ne lui est pas nécessaire pour protéger
un équilibre précaire, si, pour conserver son unité et rester cohérent, il
ne lui faut pas fermer certaines issues.
Comment Guillaume pourrait-il affronter la frustration et le doute qui
sont les moteurs du fonctionnement intellectuel alors que le manque
appelle chez lui des idées de persécution, de violence, ou d’abandon ?
Comment pourrait-il avoir avec un pédagogue une relation confiante qui
lui permettrait de passer avec souplesse de la dépendance à l’autonomie,
alors que celui qui le guide n’a à ses yeux que le souci de le réduire ou
le séduire ? La loi dans ce contexte ne peut pas non plus s’intérioriser.
Elle ne peut que rester extérieure, persécutrice, limitative. Elle ne peut
s’imposer que dans un rapport de force. Guillaume d’ailleurs le souhaite,
pour lui-même et pour les autres ; il réclame l’ordre, le respect de
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
l’autorité, des valeurs établies, avec une exigence tyrannique qui dépasse
largement la mienne.
« Tu n’es pas un vrai maître » me dit-il alors que je n’ai pas assez puni,
à ses yeux, l’un de ses camarades. « Normalement il faudrait frapper
tous ceux qui te répondent mal jusqu’à ce qu’ils s’écrasent. » « Moi, si
j’étais maître, je frapperais sur les couilles de tous ceux qui m’embêtent
jusqu’à ce qu’elles deviennent molles. » « On devrait avoir une petite
guillotine dans cette classe, à chaque fois que quelqu’un déconnerait, on
lui couperait un bout de doigt. » Ce désir d’ordre extérieur, cet appel
au sadisme de l’autorité, font partie d’une stratégie pour se protéger des
dérèglements que Guillaume sent en lui et qu’il projette au dehors et sur
les autres pour mieux les combattre. De la même façon, la valorisation de
la force, de la violence, de l’acte, le développement du muscle sont autant
44 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
U NE RELATION SINGULIÈRE
AVEC CELUI QUI DÉTIENT L’ AUTORITÉ
Devant une armure aussi sophistiquée, qui permet cette fois de
« réfléchir » sans se laisser pénétrer par l’idée, on peut se demander quelle
place va pouvoir trouver le pédagogue ? Comment peut-il concevoir
son identité lorsque la connaissance est synonyme de désordre et de
déséquilibre, lorsqu’apprendre fait aussi peur ?
Si j’ai eu envie de parler de Guillaume, ce n’est pas seulement parce
qu’il nous propose grâce à ses boutades et à son comportement excessif
une belle illustration de la peur d’apprendre, mais c’est aussi parce que je
l’ai vu, peu à peu, se dégager de ce comportement figé pour commencer à
apprendre, ce qui m’a permis de faire des hypothèses sur le cheminement
que nous pouvons proposer dans le cadre pédagogique à ces enfants
particulièrement rétifs devant le savoir.
Je l’ai vu amorcer avec douleur le virage qui lui a permis de pouvoir
accepter de se confronter avec certains apprentissages de base. Il ne
pouvait être qu’intéressant de le suivre sur ce chemin où Guillaume
accepte enfin de se confronter à l’apprentissage de la lecture.
Nous sommes ensemble depuis environ six à sept mois, et depuis
quelques semaines je note un comportement différent. Guillaume ne
s’excite plus au moment où il cherche à découvrir un mot. Il ne fait
plus ses plaisanteries habituelles, ses jeux avec les lettres, je le sens au
contraire abattu, découragé, presque triste, je me demande même s’il
ne va pas se démobiliser lorsqu’il me dit : « La lecture c’est comme
l’opération de l’appendicite, faut faire ça jeune, ça fait moins mal. »
3. G UILLAUME ET LA PEUR D ’ APPRENDRE 45
« Ils étaient trois cents environ, se choquant dans une inextricable mêlée. La
plupart d’entre eux, rouges du sang des blessés dans lequel ils se vautraient,
formaient un ensemble hideux à voir. »
« Dès qu’un adversaire gisait sur le sol, son adversaire se hâtait à lui couper
la tête. Les femmes mêlées à cette cohue ramassaient les têtes sanglantes
et les empilaient à chaque extrémité du champ de bataille. Souvent elles se
battaient pour conquérir ce hideux trophée. »
« Le chef se précipita sur un blessé, dont il trancha le bras d’un seul coup, prit
ce bras d’une main, et le portant à sa bouche il y mordit à pleines dents. »
« Mais le ballon ne partit pas assez vite qu’il ne pût voir la tribu victorieuse,
se précipitant sur les morts et les blessés, se disputer cette chair encore
chaude et s’en repaître avidement. »
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
en jeu toute leur intelligence et leur volonté, apprennent à lire moins vite
et moins bien que les enfants de six à sept ans.
Cette parenthèse étant faite, il faut se demander pourquoi Guillaume
a basculé et a pu accepter d’affronter cette épreuve douloureuse que
représentait pour lui l’apprentissage de la lecture.
Est-ce le texte proposé pour l’occasion qui a joué ce rôle déterminant ?
Est-ce Guillaume lui-même qui a changé ? Y a-t-il eu chez lui un
mouvement psychique qui a rendu possible cette confrontation avec
le non-savoir ?
Les hypothèses que nous pouvons faire sur l’origine d’un changement
comme celui-ci resteront toujours discutables, mais à mon avis, dans
ce cas précis, les deux sont certainement liées, se confortant sans doute
mutuellement comme dans un feed-back.
Voyons d’abord pourquoi le texte aurait pu jouer un rôle déterminant ?
Depuis quelques mois, Guillaume est face à des histoires qui sont dans
le champ de ses préoccupations et qui le passionnent. Ces textes parlent
des origines, de la mort, des peurs parfois très archaïques comme nous
venons de le voir avec le passage de Cinq semaines en ballon.
Depuis longtemps sans doute, et au moins depuis que je connais
Guillaume, ce sont ces thèmes qui occupent son esprit, qui ne lui laissent
pas d’espace pour penser, qui lui rendent redoutable ce passage par
l’intérieur de lui-même. Dès qu’il doit faire ce saut dans la pensée, dès
qu’il est dans cet entre-deux qui mène du voir au savoir, Guillaume
est assailli par des sentiments trop violents pour que ceux-ci puissent
stimuler son fonctionnement intellectuel. Ce ne sont plus des inquiétudes
légères qui le poussent à rassembler ses forces intellectuelles pour
combler un manque passager mais des idées de persécution, d’abandon
qui donnent lieu à des images qui font déraper l’exercice de penser dans
le malaise et qui ne pourront se dissoudre que dans le corps et le passage
à l’acte.
Mais cette fois, pour apprendre à lire, il lui est proposé de rester dans le
champ de ce qui habituellement le perturbe. Les images contenues dans
le texte de Jules Verne ont sûrement des points communs avec celles qui
le taraudent. Toutefois, ici, elles sont reprises dans un scénario organisé,
avec les mots de quelqu’un d’autre. Ce scénario a une inscription
culturelle. Il est valorisé dans le cadre pédagogique, puisqu’il devient le
support pour aller vers le savoir. Guillaume peut se saisir de ce matériel
qui a suffisamment de force pour contenir ses émotions, pour leur donner
une forme négociable par la pensée, ouvrant ainsi un espace de liberté
pour affronter l’expérience négative de l’apprentissage.
3. G UILLAUME ET LA PEUR D ’ APPRENDRE 47
Devant cette scène horrible, très sexualisée, où les peurs les plus
primitives sont présentes, Guillaume n’est plus seul, il est accompagné
par ces Anglais bien élevés qui donnent libre cours à leur voyeurisme
avec des rationalisations scientifiques, il est soutenu par son instituteur
qui lui a apporté ce scénario puisé dans le patrimoine culturel, inscrit
dans la chaîne des générations. Il est épaulé par ses camarades de groupe
avec lesquels ce qui inquiétait, ce qui était bizarre, devient partageable
et commun... Je passe sur les fous rires, les jeux mimés, les plaisanteries
déclenchées par la lecture d’un tel passage. Mais il faut savoir que ce
matériel entraîne beaucoup moins de dérapages, de ruptures que ne le
font les inquiétudes qui partent des préoccupations personnelles.
Deuxième hypothèse, Guillaume a changé. Incontestablement, le
Guillaume qui fait l’effort d’apprendre à lire n’est plus tout à fait le
même que celui qui répondait par la violence et l’éclat à la remise en
question.
L’élément moteur de tous ces changements semble bien être la capacité
nouvelle qu’il développe pour traiter une information. Ce qui va lui
permettre de ne plus se sentir persécuté lorsqu’il ne maîtrise pas les
situations et qu’il doute de pouvoir tenir à distance ces émotions, et
d’atténuer le rôle défensif qu’il faisait jouer à son corps en s’agitant, en
cherchant l’affrontement.
est à la fois corps, visage et violon. C’est de lui que partent les bras,
les jambes, les larmes et on se demande comment dans cet amalgame il
pourrait exister un espace pour que la pensée s’organise et se détache de
l’émotion.
Dans le dessin 3, nous sommes toujours dans le sujet de la poésie.
Mais la distance est prise avec les affects. La mort est représentée par un
petit cimetière bien intégré au paysage et non plus par un os. La vieillesse
et la solitude par un homme qui s’en va sur le chemin avec sa canne. Le
temps qui passe par un bruit de clocher. L’automne par les feuilles qui
tombent, le violon est dans un nuage.
Incontestablement les deux dessins sont différents. Même si le premier
peut avoir notre préférence pour sa force évocatrice, on voit que dans
le second s’est glissée une possibilité de prendre de la distance avec
l’émotion, une capacité de l’élaborer, de l’organiser. Guillaume n’est
plus submergé, n’est plus envahi par ses craintes, il a libéré des circuits
pour associer, pour maîtriser ce qui lui faisait si peur et qui l’empêchait
de se servir de sa pensée. L’espace et le temps ont pris une place dans la
rencontre entre la poésie de Verlaine et Guillaume. Ce n’est sans doute
pas pour rien qu’il vient d’apprendre à lire l’heure.
Deuxième série de dessins : il s’agissait cette fois de dessiner son
héros préféré de la mythologie grecque. Dans le dessin 4, Guillaume ne
sait pas lire, il est toujours en proie aux réactions de violence. Son héros
de prédilection est Héraclès. Il le représente dans le deuxième de ses
travaux, le combat contre l’Hydre de Lerne. Cet homme tout en muscle,
qui sait si bien faire éclater l’environnement dès qu’il est contrarié, le
fascine. Il s’identifie à lui dans son combat contre les monstres bizarres,
vestiges d’un passé chaotique qu’il faut terrasser afin de remettre de
l’ordre dans le monde. Ici Héraclès coupe les têtes de l’Hydre de Lerne
(voir dessin 4).
Dessin 5 : une année s’est écoulée. Guillaume a choisi cette fois
Héphaïstos pour représenter son héros ou dieu préféré. Ce personnage
est l’envers d’Héraclès. Il n’est pas dans le paraître mais dans le faire.
Rejeté par sa mère, trompé par sa femme, mutilé dans son corps,
ce dieu boiteux qui marche avec une prothèse est sûrement une repré-
sentation de la castration symbolique pour Guillaume qui commence à
pouvoir accepter de ne pas savoir, de rencontrer le manque et le doute.
Peut-être se reconnaît-il des points communs avec cet artisan génial ?
Il l’a représenté dans son atelier, au milieu des objets qu’il vient de
fabriquer ; nous reconnaissons un char, des armes, un robot, mais aussi
le coucou qui sort de son boîtier et qui donne l’heure que Guillaume sait
lire depuis peu (voir dessin 5).
3. G UILLAUME ET LA PEUR D ’ APPRENDRE 49
Gérard
et la peur de savoir
3. Le père souhaitait cacher à son fils qu’il n’avait pas été marié avec sa
mère. Lorsque Gérard se rend au cimetière, il voit donc sur la tombe
un autre nom que le sien et celui de son père. Comment fait-il pour
ne pas s’en apercevoir ? Pour ne pas poser de questions ?
En tout cas, on comprend combien il a dû être nécessaire pour lui
d’annihiler sa curiosité pour rester en accord avec l’histoire qui se
racontait autour de lui. À quel point il y avait nécessité de ne pas
s’accorder le droit à la connaissance et au fonctionnement intellectuel
qui auraient pu le conduire à la découverte de secrets et à la perte de ce
lien fort qui l’unissait à son père dans la mélancolie et la dépression.
La ressemblance physique entre les deux est d’ailleurs frappante et le
père, malgré ses carences évidentes, souhaite assumer seul l’éducation
de son fils. Il est insatisfait de la séparation et de ce placement en internat.
Il le fait savoir à son fils qui s’intègre avec réticence et n’hésite pas à
dire que son père va venir le retirer et intervenir violemment auprès des
éducateurs trop exigeants.
pas épeler les lettres de son nom. Son intérêt pour les thèmes de la classe
ne dépasse pas l’anecdote, aucun sujet n’a encore retenu durablement son
attention pour pouvoir servir de tremplin à un apprentissage. Pourtant,
au troisième trimestre, alors que nous approchons de la fin de l’année
scolaire, Gérard va trouver dans le roman de Jules Verne Voyage au
centre de la terre un intérêt dont je ne le croyais plus capable. Cette
aventure, que l’on peut voir comme un voyage d’exploration, est aussi un
retour en arrière, une descente vers les origines qui va susciter en lui un
bouillonnement au niveau de l’idée et de l’image tout à fait exceptionnel
compte tenu de la force des inhibitions que je lui connaissais. Cette
possibilité nouvelle d’extérioriser et d’organiser un tant soit peu ses
préoccupations et ses peurs, à partir d’éléments extérieurs apportés par
une histoire, va faire brèche dans le fonctionnement clos et limité de
Gérard. Nous allons voir comment peu à peu il se sert des images qui
58 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
« Les explorateurs vont trouver une grosse pierre, comme une porte très
lourde. Derrière cette porte, il y a un papier sur lequel est écrit : attention,
n’avancez plus, sinon c’est la mort. S’ils ne savent pas lire ils vont mourir.
S’ils savent lire et qu’ils veulent continuer à approcher, c’est la mort. »
Le dessin qu’il fait pour illustrer son idée est très représentatif (voir
dessin 6). À l’intérieur d’une montagne volcan, survolée par une foule
d’oiseaux menaçants faits sur le modèle du m de « maman », un homme
vient d’ouvrir la lourde porte qui donne sur un escalier abrupt. Au milieu
de cet escalier, un papier, c’est le fameux message dont Gérard nous
a livré le contenu. Effectivement, si le voyageur continue à descendre
par le chemin direct de cet escalier, il risque de se heurter à un point
lumineux jaune :
« C’est une boule de feu pour brûler les gens trop curieux, ceux qui veulent
voir de trop près le centre de la terre. »
4. G ÉRARD ET LA PEUR DE SAVOIR 59
Par contre, dans une autre direction, non balisée cette fois, à peu près
à la même profondeur, se trouve une poubelle. Objet beaucoup moins
attirant de prime abord :
A VEC UN ORPHELIN
QUI CHERCHE À DÉCHIFFRER UN MESSAGE ...
Après cette entrée en matière, je remets à chacun des enfants le livre
de Jules Verne Voyage au centre de la terre, en texte intégral dans une
60 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
« La mer est froide, elle est de glace. La mère et le monsieur sont sur la
glace en train de jouer avec l’arc et le bois sacré. Mais la mer se casse et
elle change le bois sacré en bois tout pourri et le monsieur entre dans une
colère cruelle. »
4. G ÉRARD ET LA PEUR DE SAVOIR 61
« Je pense que c’est quelqu’un qui a trouvé une belle île et qui ne veut
pas que les autres aillent dessus ; ou c’est peut-être un homme-poisson
handicapé qui avait des doigts palmés et qui a mal écrit. Il peut arriver des
choses très graves si on lit le papier. »
« Elle veut qu’il devienne malin et qu’il apprenne un tas de choses. Par
exemple, s’il y a une grosse pierre en or, elle veut qu’il sache le secret. Parce
que s’ils sont mariés et qu’il ne sait pas assez de choses, ça lui fera la honte
et lui aussi sera triste. S’il n’apprend pas, elle préfère sa mort. »
Et à la marche en avant...
En tout cas, Gérard nous suit vers le centre de la terre, il se laisse porter
par l’intérêt de cette histoire, sa curiosité est en éveil. Les ennuis et les
surprises que vont rencontrer nos héros en pénétrant dans le cratère du
64 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
sont évoquées. Gérard prend part à ces débats, il se fait souvent reprendre
par ses camarades qui trouvent ses visions du monde trop pessimistes et
défaitistes. Pour la première fois, il va accepter de collaborer à l’exercice
de mime qui accompagne le résumé du passage qui a été lu.
Gérard joue avec beaucoup de conviction le rôle d’Axel qui ne peut
se relever et qui parle faiblement pour réclamer à boire.
Les exercices de mathématiques liés à cet épisode peuvent rappeler les
problèmes de robinets et de baignoires tant décriés. C’est pourtant avec
beaucoup de passion que les enfants calculent le débit de cette source
d’eau qui sort de la roche par seconde, par minute et par heure et le
comparent avec celui du robinet de notre lavabo. Gérard, qui n’a pas
encore le sens de la multiplication, est dépassé par ce type de problème.
Il note pourtant scrupuleusement les résultats, compare et participe aux
exercices de repérage dans le temps qui les accompagnent. Rappelons
qu’il ne sait toujours pas lire l’heure.
Bien sûr, cet incident n’est pas suffisant pour faire diminuer l’ardeur
de l’oncle, le professeur Lindenbrock, et la descente continue.
Les découvertes merveilleuses alternent avec les ennuis graves. Cette
fois, Axel en est la principale victime. Il vient de se perdre, il est seul.
Pris de panique, il court dans tous les sens, descend et remonte les mêmes
galeries avant de casser sa lampe et de se retrouver prisonnier de la roche,
blessé au visage. Il est dans le noir absolu, ses appels désespérés restent
sans réponse, l’angoisse est à son comble. Je choisis ce moment plein
d’émotion et de drame pour demander quelles peuvent être ses pensées.
Deux images bien différentes s’affrontent chez Gérard :
« Axel pense qu’il sera sauvé par un monsieur qui l’emmènera au lointain
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
pour le nourrir et le soigner et après, ils vont trouver une mer pour aller en
bateau. Mais comme le noir lui fait trop peur, au bout d’un moment il pense
aussi que la lave va venir avec un géant grand et méchant qui va le prendre
et l’emmener dans un coin pour le tuer. »
Gérard se laisse déborder par ses peurs, ce qui empêche l’accès à la mer,
au savoir, n’est jamais loin.
« Il y a une mer parce qu’ils sont à côté du Pacifique. Au début, ils vont croire
qu’elle aide parce qu’elle donne à boire, mais après elle va faire une tempête
et ils vont reculer en arrière, ils se fatigueront et n’arriveront pas au centre. »
« Elle est là pour pas qu’on touche à la mer » dit Gérard. « C’est peut-être la
boule d’un monsieur qui est derrière et qui ne veut pas qu’ils partent vers le
centre de la terre. »
Inutile de préciser que cette fois, l’inquiétude de Gérard est très vive,
sans doute trop. Le scénario de notre roman est peut-être trop proche de
l’histoire qu’il se raconte. Grâce à deux dessins (voir $$$) qu’il fait sur
ce thème de la mer et de la boule de feu, nous allons voir les ravages
que peut faire l’angoisse sur ses capacités intellectuelles, mais aussi les
possibilités nouvelles qu’il semble avoir pour surmonter des peurs qui
ne sont plus seulement paralysantes.
Dessin 7. La lecture du passage est juste terminée. Gérard n’a pas
encore dicté son texte. Le noir domine : roche, radeau, nuage, pluie. Les
personnages ont disparu pour laisser place à cette seule boule jaune. Le
rocher est menaçant, les traits sont grossiers. Incontestablement, la mort
rôde sur ce dessin, Gérard semble limité et fermé.
Dessin 8. Un jour est passé, nous avons discuté en groupe de la boule
de feu, nous avons expliqué le pourquoi des orages et la façon de les
maîtriser. Gérard a pris la parole, dicté son texte. Lorsqu’il dessine à
nouveau le radeau, la mer est encore agitée, mais la couleur réapparaît :
rouge, vert, bleu, jaune, marron, noir. Le trait est beaucoup plus fin,
beaucoup plus régulier et précis. Les personnages sont revenus. Hans,
4. G ÉRARD ET LA PEUR DE SAVOIR 67
sont une véritable crinière semblable à celle des éléphants d’un autre
temps. » Il conduit un troupeau de mammouths. Axel est terrorisé. Il faut
préciser que quelque temps auparavant, ils avaient découvert un champ
d’ossements préhistoriques parmi lesquels trônait un squelette humain.
Contre toute attente, Gérard garde sa lucidité :
« C’est un géant méchant qui va les prendre et les amener à sa caverne pour
pas qu’ils aient la richesse. C’est lui qui a mangé la dame qui avait ses os
dans le champ. Si on est son copain, il leur donnera à manger de la grosse
viande et on n’aura pas d’histoire. On peut pas s’expliquer avec lui, il parle
la langue des animaux, on le comprend pas, peut-être que le professeur qui
est malin va le rouler. »
68 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
« Oui, ce voyage a servi car il a montré qu’il fallait traverser une mer pour
aller vers une plage et trouver Arne Saknussem qui les conduit. Axel a appris
plein de choses. Il va y retourner tout seul au centre et c’est lui qui trouvera
le vrai centre. Il partagera tout l’or avec son oncle. Il va être plus intelligent,
maintenant il va pouvoir construire des choses, des motos, peut-être des
maisons et des bateaux. »
70
L’ ENFANT
1. Terme emprunté à Gérard Chauveau, Les difficultés d’apprendre à lire, Les Cahiers
du CTNEHI, n°4748 (2).
5. L’ ENFANT « NON LECTEUR » ET LE POUVOIR AFFECTIF DES MOTS 75
Une deuxième chance peut leur être donnée en leur proposant cette
fois d’aborder l’exercice de lecture à partir de représentations, prises
dans le champ de la culture, de ces peurs qui habituellement les poussent
au repli ou au dysfonctionnement. Les contes, les mythes, les poésies,
etc., sont souvent porteurs d’images qui peuvent jouer ce rôle.
C’est ce que nous allons vérifier dans les deux exemples qui vont
suivre en plaçant ces enfants « non lecteurs » face à un récit tiré de la
Bible, racontant la sanction divine réservée à l’arrogant Balthazar et
à un autre tiré de la mythologie grecque qui nous parle cette fois des
turpitudes qui ont présidé à la mise en place du monde.
FACE À LA BIBLE
Des mots bizarres et difficiles...
« Méné, Méné, Tekel, Oufarsin », vous êtes en droit de vous demander
en quelle langue je m’adresse à vous, ce que peuvent signifier ces sons
bizarres et peu agréables à l’oreille. Avant de répondre à cette question, je
vous dirais, ce qui ne va sans doute pas lever votre perplexité, qu’il s’agit
des quatre mots qui m’ont servi à aborder l’apprentissage de la lecture
avec des enfants qualifiés de grands non lecteurs ; des quatre mots qui ont
permis à des enfants de dix à douze ans, qui ne connaissaient toujours pas
les lettres de l’alphabet, qui avaient encore du mal à écrire correctement
leur nom de famille, non pas de savoir lire mais d’accepter de mettre
à l’écart les blocages, les inhibitions qui les empêchaient d’accéder au
texte écrit pour entrer de façon décisive dans l’apprentissage de la lecture.
Il faut que je vous dise encore que le choix de ces quatre mots a été fait
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
par le groupe des enfants eux-mêmes, alors que j’avais plutôt misé sur
d’autres mots qui me paraissaient plus accessibles pour des non-lecteurs,
comme Salomon, temple, Babylone, Nabuchodonosor ou Balthazar. Il est
temps maintenant que je vous donne des explications sur la signification
de cette expression et sur le cadre qui nous a entraînés à dégager ces
quatre mots comme étant importants, avant que vous me preniez pour
un excentrique ou un farfelu qui s’appuie sur des formules magiques ou
ésotériques pour assurer son enseignement.
Il faut en effet bien connaître la Bible pour savoir que ces quatre
mots se sont trouvés écrits sur le mur du palais du roi de Babylone,
Balthazar, alors qu’il était en train de se livrer à une orgie en se servant
de la vaisselle sacrée, pillée dans le temple de Jérusalem par son père,
le célèbre Nabuchodonosor. Le texte, à ce sujet, est précis et nous le
76 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
roi chaldéen, fut mis à mort et Darius le Mède reçut la royauté à l’âge de
soixante-deux ans.
Pour mieux comprendre le vif intérêt suscité par ces quatre mots, il
faut rappeler que nous avions suivi avec passion la vie de Salomon qui
avait été le bâtisseur du premier temple de Jérusalem. Nous connaissions
même l’histoire de son père David, qui avait combattu avec sa seule
fronde l’immense philistin Goliath, qui avait réunifié les tribus d’Israël,
qui avait épargné son ennemi le roi Saül avant de coucher avec Bethsabée,
la femme d’Uri, l’un de ses meilleurs soldats, qu’il avait fait tuer en le
plaçant traîtreusement à la tête de son armée. Nous savions que Salomon,
à la mort de son père, s’estimant jeune et inexpérimenté, avait demandé à
Dieu la sagesse et l’esprit plutôt que la richesse et la gloire et que les deux
lui furent accordés pour le récompenser de sa modestie. Nous avions lu
et relu la scène forte du jugement qui nous avait tous impressionnés, des
discussions longues avaient eu lieu entre nous pour savoir si Salomon
aurait laissé couper l’enfant en deux dans le cas où aucune des mères
n’aurait décidé de le laisser à l’autre. Nous avions suivi les étapes de la
construction du temple qui avaient été à la source de nombreux problèmes
mathématiques à propos des mesures de longueur, de hauteur, de surface,
de coût. Nous avions établi la liste des objets qui avaient trouvé place
dans ce temple où ne figurait surtout pas la statue de ce Dieu qui ne
voulait pas être représenté, contrairement aux dieux grecs, ni les cadeaux
majestueux mais n’ayant pas un caractère suffisamment religieux, offerts
par la reine de Saba.
FACE À LA MYTHOLOGIE
Des mots compliqués pour apprendre à lire...
Avec mes six mots, je suis donc bien loin, a priori, de leurs préoccupa-
tions. Pourtant, je sais d’avance, lorsque je les vois pour la première fois,
que d’ici à quatre semaines ces enfants, qui ont tant de difficulté pour
écrire leur prénom, tireront la langue, auront des crampes à l’avant-bras
ou au cou, bloqueront leur respiration pour écrire le nom d’Aphrodite
sans modèle, se disputeront entre eux pour savoir si le premier I des
Érinyes est grec ou normal.
Alors que s’est-il passé au cours de ces quatre semaines ? Qu’est-ce
qui a bien pu basculer pour amener ces enfants, non pas à savoir lire, mais
à tenter un nouvel apprentissage de la lecture ? Ce qui est déjà beaucoup,
compte tenu des déconvenues successives qu’ils ont pu connaître en ce
domaine et des réticences annoncées parfois clairement pour ce genre
d’exercice. Si je voulais expliquer les raisons de ce changement d’attitude
en quelques mots, je dirais qu’en leur racontant certains récits ou histoires
choisis pour leur qualité d’évocation et de figuration des conflits qui
préoccupent ces enfants, je suis entré en concurrence de façon directe
et féroce avec les thèmes qui font habituellement disjoncter leur pensée.
Thèmes qui ne trouvent pas de meilleures brèches pour s’infiltrer et
accomplir leur œuvre destructrice pour la pensée que ce moment précis
où elle devrait être la plus efficace, c’est-à-dire quand il faut intégrer,
associer, faire des liens, ce que réclame tout particulièrement l’entrée
dans la lecture.
Ces angoisses sont articulées autour des deux grands thèmes que sont
la mort et la sexualité. Thèmes classiques, s’il en est, mais qui présentent
ici la particularité de n’être pas suffisamment élaborés et organisés pour
être négociables par la conscience. Ils arrivent donc sous forme de flashs
extrêmement crus qu’il faut évacuer au plus vite, au besoin en remettant
en cause le cadre qui vous impose une telle épreuve. Les trois méthodes
les plus usitées pour ce faire sont l’excitation, l’explosion et parfois aussi
la sidération que les instituteurs supportent souvent mieux parce qu’elle
laisse planer un doute sur les capacités intellectuelles de ces enfants
qui n’apprennent pas. Pour donner une idée de la teneur de ces flashs
qui s’infiltrent et désorganisent la pensée, je dirais que les angoisses se
rapportant à la mort sont des rappels de l’éclatement, de la dispersion,
du vide, de l’abandon, de l’anéantissement. Dans celles se rapportant
à la sexualité, il est souvent question de pénétration, d’homosexualité,
de tortures, de dévoration, les craintes liées à l’émasculation arrivant
largement en tête de ce classement pour la fréquence de leur apparition.
Quand ces garçons qui ne sont pas encore prêts pour accéder à la
castration symbolique parlent d’un travail pour pédés, c’est un peu pour
les mêmes raisons que celles qui les avaient poussés à qualifier les
exercices de pourris. De toute façon, l’analyse de ces formules gardera
toujours sa part de mystère, mais cette fois, je crois que le danger est
vu du côté de la remise en question d’un système de défense devant
l’angoisse, essentiellement basé sur le développement et la mise en
place de valeurs prétendument viriles, pour faire barrage à la dépression.
Si la valorisation de la force et du muscle en est un exemple, il n’est
pas le seul procédé utilisé en ce sens. Au titre de ces valeurs associées
au masculin et à la virilité, il faut citer aussi : le refus d’accorder une
importance au monde intérieur, le refus de dépendre, le besoin de contrôle
qui concourent souvent à faire croire qu’ils sont dans l’illusion de
toute-puissance et d’omniscience. Le fonctionnement intellectuel qui est
incompatible avec le maintien d’une telle organisation psychique évoque
la faiblesse, le manque, la soumission, la passivité, porte la marque du
féminin qu’il faut éviter à tout prix, d’où cette qualification de travail
pour pédés.
... mais des mots dont la charge affective fait barrage aux
angoisses
J’ai toujours remarqué de façon paradoxale que plus le thème qui
servait de support aux apprentissages était neutre et plus il favorisait le
retour de l’inquiétude. Les livres de lecture aseptisés, sans évocation
de sentiments, ou les livres destinés à la rééducation, écrits avec des
5. L’ ENFANT « NON LECTEUR » ET LE POUVOIR AFFECTIF DES MOTS 85
elle qui a enfanté tout ce qui existe, c’est d’elle que vient la vie. Mais
c’est aussi elle qui renferme au plus profond d’elle-même les restes du
chaos, c’est le Tartare où se retrouveront les condamnés. C’est elle qui a
été assez puissante pour enfanter seule son premier fils Ouranos, le ciel
étoilé, qu’elle a fait égal à elle-même afin qu’il la recouvre entièrement
et l’enveloppe jusque dans ses profondeurs, afin de s’unir à lui pour
fabriquer les premiers acteurs du théâtre du monde. C’est encore elle
qui arme le bras de son fils Kronos contre son père Ouranos. Incitation
au parricide, inceste dans la confusion, parthénogenèse, maintien en
elle du chaos, voilà quelques-uns des éléments qui se rattachent à notre
deuxième mot d’étude Gaia et qui préfigurent ses relations avec son
fils-amant Ouranos, notre troisième mot.
Ouranos, dans la simplicité de sa puissance primitive ne connaît pas
d’autre activité que sexuelle. Vautré sur Gaia sa mère, il la recouvre et
s’épanche en elle sans cesse, dans une interminable nuit. Ce débordement
amoureux fait d’Ouranos celui qui bloque l’évolution, qui fige toute
progression. Il oblige ses enfants à rester à l’intérieur de leur mère, au
lieu même où ils ont été conçus pour qu’ils ne s’interposent pas entre elle
et lui, pour ne pas qu’ils prennent sa place. Le cours des générations est
immobilisé dans un perpétuel avant-naissance par cette hypersexualité.
Le jour ne succède pas à la nuit, les enfants ne grandissent pas, l’espace
ne peut pas se mettre en place : le monde serait resté en cet état si Gaia,
indignée de cette existence rétrécie, n’avait imaginé une ruse perfide qui
va changer le cours des choses. Elle crée le blanc métal, l’acier, et en
fait une serpe. Elle pousse son plus jeune fils Kronos – le quatrième mot
support de notre apprentissage de la lecture – à la révolte.
Quand Ouranos s’épand sur elle au cœur de la nuit sombre, Kronos,
le titan au cœur audacieux et à l’astuce retorse, d’un coup de serpe lui
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Apprendre à diviser
avec Castor et Pollux
les apprentissages avec Didier comme s’il ne s’était rien passé. Même
si la compréhension de ce qui a pu le pousser à faire cette déclaration
intempestive ne fait pas partie intégrante de mon travail d’instituteur,
il me paraît souhaitable, si je ne veux pas me mettre moi aussi à
dysfonctionner après une telle remise en question de mon rôle, de donner
un sens à ce qui s’est passé, de comprendre ce qui a pu entraîner Didier
vers cette rupture et ce passage à l’acte.
pas reprendre une telle énormité dans une discussion, je ne pouvais pas
non plus l’ignorer, ce qui l’aurait obligé à ne pas en rester là, à faire
monter les enchères de la provocation pour se faire entendre. Mais ce
rapport de force que nous avons établi ne peut être que momentané, je
ne vais pas alourdir la sanction, la prolonger dans le temps, attendre des
excuses, prévenir les parents, redonner un autre exercice sur la division...
ce qui aurait pour conséquence inévitable de prolonger et de resexualiser
ce conflit, ce qui plaît beaucoup aux enfants qui se comportent comme
Didier.
Avant la prochaine rentrée en classe, je vais m’arranger pour avoir une
courte discussion seul avec lui. Je vais lui signifier que son attitude a été
une gêne pour notre groupe, que je serai obligé de l’exclure à nouveau
dès qu’il dira des choses pareilles, que j’aimerais qu’il soit plus calme
96 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
rien trouvé de mieux à faire que d’aller passer la nuit dans la montagne
avec les fiancées. Nous étions persuadés que cette affaire d’honneur
n’allait pouvoir se laver que dans le sang et nous avons été très étonnés
qu’une réconciliation soit possible après un conflit aussi grave.
Castor et Pollux, Hydas et Lyncée renouent en effet leurs anciennes
amitiés, leur complicité d’enfants quelque temps après pour voler
ensemble un important troupeau de vaches. Mais nous n’étions pas sans
savoir que les alliances qui se scellent autour d’un forfait à accomplir
se défont aussi très vite quand il faut s’en partager le fruit. Comme
on pouvait le prévoir, le partage allait raviver le feu qui couvait sous
la cendre et rallumer les vieilles querelles. Les non-dits et les conflits
mal éclaircis allaient peser plus lourd que les vaches dans la balance du
partage.
et ses affects aux mailles d’un filet tissé par Castor et Pollux avec la
complicité de son instituteur. Cette histoire est suffisamment dramatique
et proche pour exciter sa curiosité, pour lui donner envie de maîtriser les
éléments de la connaissance nécessaire à sa compréhension, mais elle
est aussi suffisamment distante dans le temps et dans l’espace pour ne
pas le déborder et le pousser aux passages à l’acte comme le faisaient
ses fantasmes personnels.
Certes, la mise en quartiers d’une vache a un côté cru et sauvage, qui
ne permet pas de le conseiller à tous les pédagogues qui abordent la
division dans une classe ordinaire, mais il faut bien reconnaître que pour
un enfant comme Didier, qui vit dans l’illusion de toute-puissance, dans
l’égocentrisme, dans l’envie, cette idée de partage fondé sur l’inégalité
des chances qui permet de penser que la plus grosse part doit revenir au
100 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
plus avide, à celui qui a le plus gros appétit, est une image qui introduit
bien la division en ne le laissant plus seul avec ses peurs et ses fantasmes
parasites.
Là où le partage d’une pute en deux fermait les portes de la commu-
nication, le partage d’une vache en quatre les rouvre ; la médiation de
l’apprentissage devient possible dans notre relation ; c’est peu, mais avec
Didier, et après ce que nous avions vécu ensemble, c’est déjà beaucoup
et un certain travail pédagogique devrait pouvoir commencer.
Chapitre 7
D’autant que cet élève qu’il voit pour la première fois le désarçonne.
Il présente tous les signes de l’énervement alors que jusqu’à présent il ne
lui a parlé que gentiment et doucement, lui a dit que ce qu’il faisait était
bien, que ses fautes n’étaient pas si graves et qu’il allait pouvoir faire des
progrès rapides.
L’élève, qui apparemment n’aime pas cette atmosphère doucereuse,
s’appelle Héraclès. Il n’a que treize ans mais il est déjà plus grand que son
professeur, il le dépasse d’une tête. Il est musclé, fort, il bouge beaucoup
sur son siège qui paraît trop petit pour lui. De plus cette agitation redouble
à chaque fois que Linos lui explique quelque chose. Au lieu d’écouter les
conseils, d’en tirer profit pour rectifier ses maladresses, Héraclès paraît
ne rien entendre et s’enferrer davantage dans ses erreurs. Plus Linos lui
donne des explications, plus son esprit semble se fermer, plus son corps
semble se nouer. En fait Héraclès n’écoute plus du tout ce qui lui est dit,
il n’entend que le son de la voix de Linos qui l’irrite profondément et il
pense en lui-même : « Ce type m’énerve, pourquoi est-ce qu’il me parle
de si près, il me prend pour une gonzesse ou quoi, ce n’est pas avec de
telles manières qu’il va me commander. »
Linos, qui commence à comprendre que le message ne passe plus,
change de cap. Pour que cette leçon ne tourne pas court il va essayer
autre chose et faire montre d’un peu plus de fermeté. Il parle maintenant
un peu plus fort, il se permet des critiques. D’une voix un peu haut
perchée, agaçante il faut bien le reconnaître, il explique que la position
de la main qu’adopte Héraclès n’est pas vraiment la bonne. Si elle permet
à ses doigts de courir vite sur les cordes, elle ne permet pas d’obtenir une
bonne musicalité. Exemple à l’appui, il lui montre comment il devrait
davantage casser le poignet.
Héraclès qui pense depuis toujours que la musique est avant tout
affaire d’adresse et de dextérité n’apprécie pas du tout ces conseils et
encore moins le changement de ton de Linos et sa tentative de reprise
autoritaire de la relation. Sans transition il lui répond qu’il n’en a rien à
foutre de la musicalité et qu’il ne placera jamais sa main comme il vient
d’être dit.
Linos a un mouvement de recul sur sa chaise, il marque un temps
d’arrêt, sa respiration s’est accélérée. Cet excellent musicien n’a pas une
grande expérience pédagogique et il ne sait plus quelle attitude adopter
devant une telle arrogance. Certes il n’en est pas à sa première leçon,
mais il est habitué à des élèves qui l’écoutent, qui disent « oui Linos »
quand il explique quelque chose. Même ceux qui n’y arrivent pas font
au moins semblant de collaborer, même ceux qui s’ennuient à mourir, ça
lui est arrivé de temps à autre, maintiennent les formes et restent polis.
7. V AINCRE LE DANGER DE PENSER AVEC H ÉRACLÈS 103
sa filiation. Je sais que cette raison n’est pas toujours suffisante pour
arrêter la pensée. Elle peut même être à la source d’une curiosité
intellectuelle aiguë, à la base de nombreuses vocations de chercheurs,
mais jamais cela n’arrive quand elle est accompagnée, comme cela a été
le cas chez Héraclès, d’un désir de mort de l’un des proches. En effet,
et c’est la deuxième des raisons qui peut expliciter les débordements de
notre héros, il doit grandir avec un désir de mort à son égard formulé
et mis en actes par sa belle-mère. « S’il est trop nerveux, c’est à cause
de sa belle-mère, la salope d’Héra », disent régulièrement les enfants
caractériels, qui connaissent souvent bien ce sujet, lorsque je leur lis ce
mythe.
Il faut savoir qu’Héraclès est un bâtard né des amours illégitimes de
Zeus et d’une mortelle, Alcmène. Cette rencontre amoureuse ne s’est
pas passée simplement ; particulièrement vertueuse Alcmène n’imaginait
pas tromper son mari Amphytrion, fût-ce avec le dieu des dieux. Elle
refusa avec fermeté les propositions faites à ce sujet par l’entremise
d’Hermès. Seulement cela était sans compter sur la ruse et la ténacité de
Zeus quand il s’agit d’une affaire amoureuse. Par un habile subterfuge
il prend les traits et le costume du mari, Amphytrion, et sa place dans le
lit de la plus belle des Thébaines. Il poussera même le jeu encore plus
loin en demandant à Hélios, le soleil, de ne pas sortir le lendemain, ce
qui lui donnera une nuit d’amour trois fois plus longue que la normale.
« C’est peut-être pour cela qu’il est trois fois plus fort », disent souvent
les enfants devant ce passage.
En tout cas, Alcmène, même si elle ne connaissait pas encore une
telle fougue amoureuse chez son mari, ne s’est aperçue de rien. Elle ne
découvrira la vérité qu’au retour d’Amphytrion qui bien entendu ne se
souvient pas de cette nuit folle qu’il n’a pas vécue. Lui aussi va faire un
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
imaginaire s’il veut rester en accord avec les histoires que l’on ne doit
pas manquer de lui raconter. D’autant que les événements extérieurs
le rattrapent et se mêlent à ce scénario déjà passablement compliqué.
Héra, la femme de Zeus, a décidé de faire mourir ce rejeton, signe des
frasques de son mari et de son infortune. Elle le poursuit dès le berceau,
bien décidée à le supprimer. C’est l’épisode des serpents qui vont venir
jusqu’à son oreiller et qu’il va tuer. C’est à partir de ce moment d’ailleurs
que les parents nourriciers vont être à peu près sûrs de l’essence divine
d’Héraclès. Puis Héra placera en lui ce mal mystérieux, encore appelé
mal d’Héraclès, dans lequel certains voient l’épilepsie, qui l’empêche de
se contrôler. Nous en avons eu un exemple au cours de cette leçon de
musique.
En tout cas, épilepsie ou pas, il faut bien reconnaître chez notre
héros un déséquilibre profond, très ancien, qui lui rend impossible la
confrontation avec la frustration et le manque, et qui l’oblige à court-
circuiter certaines de ses fonctions mentales pour maintenir un équilibre
psychique précaire.
Il court-circuite certaines fonctions mentales parce qu’il n’a jamais été
dans les conditions favorables et indispensables pour pouvoir construire
sa pensée. Comment aurait-il pu être suffisamment rassuré pour pouvoir
affronter les peurs archaïques que connaît chaque enfant et mettre de
l’ordre en lui avec des serpents autour de son berceau ? Comment
aurait-il pu développer cette capacité intérieure à imaginer, à réfléchir,
à jouer avec le temps, alors que le danger extérieur était si fort et qu’il
lui était interdit de se représenter ses origines ? Héraclès n’aura jamais
le loisir d’apprivoiser ses peurs, de fantasmer autour de l’absence, de
développer cette capacité à supporter la solitude si propice au fonction-
nement intellectuel. Il n’a pas l’esprit assez serein pour s’amuser au
jeu de la bobine comme le faisait le petit-fils de Freud. Il doit d’abord
assurer sa survie physique : lutter contre ce désir de mort qui pèse sur
lui. Pour cela, il va faire comme beaucoup d’enfants que l’on maltraite,
qui connaissent des soins irréguliers ou insuffisants, il va se servir avec
excès de son corps. Certains deviennent souffreteux, malingres, sujets
aux maladies, aux accidents. Mais parfois aussi ils se défendent en étant
terriblement toniques, violents, lutteurs. Ils deviennent des émules de
Rambo, de Rocky, de tous ces héros qui ne se laissent pas pénétrer par
l’idée. De ces hommes qui ne connaissent pas le doute et qui savent
si bien faire le coup de poing au moment où l’inquiétude pourrait les
déborder. Héraclès fera partie de cette race. Toute sa vie il cherchera à
mettre une carapace, que ce soit avec ses muscles ou avec la peau du lion
de Némée pour qu’il n’y ait plus de passage entre l’intérieur et l’extérieur,
7. V AINCRE LE DANGER DE PENSER AVEC H ÉRACLÈS 107
ce qui leur échappe ne doit plus avoir de valeur, mais aussi et surtout
parce qu’il est plus rassurant de croire que c’est la pression du cadre qui
est responsable du malaise que fait naître le sentiment de doute et du
manque qui accompagne tout apprentissage.
Bien entendu nous ne pouvons pas faire comme si tout cela n’existait
pas. Nous ne pouvons pas avoir les mêmes méthodes pédagogiques avec
ceux qui vivent la connaissance et la situation d’apprentissage comme
un danger qu’avec ceux qui la vivent comme un moyen de réassurance.
S UR LE CHEMIN DU PROGRÈS
Cela m’amène tout naturellement à mon deuxième point : que faut-
il faire pour aider des enfants et des adolescents qui ne veulent pas
apprendre ? Ce qui en soi n’est jamais facile à supporter, mais qui ont en
plus l’outrecuidance de le dire et de s’opposer même parfois violemment
à ceux qui avec les meilleures intentions du monde cherchent à leur
transmettre la connaissance.
Il me paraît intéressant pour alimenter notre réflexion de se reporter à
ce qui a été proposé à Héraclès, et de voir les effets que cela a pu produire
sur lui.
Après le coup de lyre tragique, son beau-père, le général Amphytrion,
décide que pour calmer cette fougue impétueuse et violente il serait
bon de proposer au jeune homme un exutoire pour cet excès de force.
Héraclès ira travailler dans une ferme jusqu’à l’âge de dix-huit ans. C’est
à la fois une sanction, avec un éloignement de la famille qui commence à
se dire que ce garçon est dangereux, mais c’est aussi l’idée que le travail
physique, dur, fatigant, va atténuer la nervosité et l’agitation d’Héraclès.
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
diront les enfants qui ont à peu près autant de mal à intégrer cet épisode
de la vie du héros que toutes ces démarches qui leur rappellent qu’ils
ont un monde intérieur. Déposer sa carapace ne serait-ce qu’un temps,
se laisser influencer, modeler par une idée qui impose de délaisser ses
certitudes équivaut à basculer dans la faiblesse. « Quand on a fait de la
gonflette (comprendre musculation excessive), il ne faut jamais s’arrêter
sinon ça coule », ai-je souvent entendu dire. La dépendance, le respect de
la loi, mais aussi la capacité à être seul, à supporter le doute et le manque,
valeurs indispensables pour apprendre et penser, deviennent, si nous n’y
prenons garde, agents de féminisation, exercices réservés aux « pédés »
et la pensée que nous aurions tendance à classer parmi les instruments
permettant d’accéder à un pouvoir, à un plus, est vécue paradoxalement
comme un exercice qui peut mutiler, réduire, placer du côté des faibles.
La castration symbolique qu’impose le travail de pensée est ici perçue
112 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
comme une atteinte à l’intégrité du corps, comme une faille « j’suis pas
une gonzesse », me dit Jean-Pierre lorsque je lui demande d’inventer
une histoire et de l’écrire. Il lui faudra aussi plusieurs semaines avant
d’enlever son anorak et ses gants dans notre groupe de travail.
Vous allez me dire que c’est beaucoup pour une seule et même
personne, c’est vrai, mais en fait c’est moins qu’il n’y paraît car ces rôles
sont très dépendants les uns des autres. Les progrès dans un domaine
ont incontestablement des répercussions sur les deux autres. Dès qu’un
enfant qui se défendait par la violence commence à comprendre que
la pensée est un moyen qui peut parfois être aussi efficace que l’acte
pour lutter contre l’inquiétude, le processus de changement psychique
est engagé. La toute-puissance n’est plus vitale, le monde intérieur peut
commencer à être regardé. Mais avant d’en arriver là, tout un travail
d’accompagnement aura été nécessaire. Quand un enfant choisit l’action
plutôt que la pensée, il ne faut pas simplifier ni dire que c’est un manque
d’entraînement ou de moyens, car le problème est plus complexe. S’il
évite de penser, c’est souvent parce que cela représente un danger pour
son équilibre personnel. Penser est un exercice périlleux pour ceux qui
sont arrivés à un équilibre précaire en fermant les issues pour ne plus
voir ce qui leur fait peur.
Si Héraclès pervertit la situation d’apprentissage, ce n’est pas parce
que l’exercice est trop compliqué pour son entendement ou parce que
la tête de Linos ne lui revient pas. C’est ce qu’il croit, mais en fait c’est
parce qu’il n’est pas capable d’assumer les sentiments que lui impose la
rencontre avec le doute et avec le manque, et qu’il a peur d’apprendre.
On peut faire l’hypothèse que des inquiétudes certainement très proches
de celles qu’il a connues lorsqu’il était nourrisson alors que des serpents
tournaient autour de son berceau ont effleuré sa conscience, lorsque
Linos l’a mis en difficulté. Mais Héraclès qui ne veut rien avoir à faire
avec des sentiments qui pourraient le déstabiliser, qui est à l’opposé de
ceux qui se laissent gagner par la dépression, réussit en moins de temps
qu’il n’en faut pour le dire à faire basculer tout cela dans le registre de la
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
haine et de l’acte, à couper les liens avec les peurs qui pourraient venir
de l’intérieur, pour attaquer violemment celui qui les a fait naître.
Pour cela, il doit arriver à donner une forme négociable par la pensée
à ce qui habituellement la dérègle.
Toutes ces images crues et déstabilisantes qui viennent d’angoisses
archaïques mal maîtrisées, parfois aussi d’expériences personnelles
traumatisantes, qui empêchent l’élaboration, qui obligent à transformer
la moindre déception en haine, doivent être élargies, doivent être reprises
dans un scénario, dans des thèmes qui donneront un peu plus de champ
au fonctionnement intellectuel. Avec les enfants violents, nous ne devons
pas faire l’impasse sur la dévoration, sur la torture, l’inceste, l’émas-
culation, le conflit des générations, etc. Certes, cela n’est pas toujours
au programme, on trouve rarement ces rubriques dans le sommaire de
nos livres scolaires. Pourtant, quoi que l’on fasse, dès que l’on entre
dans une relation d’apprentissage avec eux, ces préoccupations seront
présentes. Et il ne faut pas compter sur les thèmes neutres, plats, sans
évocation de sentiments pour détourner les attentions, pour avoir la
paix, au contraire. Plus un thème d’apprentissage est aseptisé, plus il
appelle les infiltrations parasites. Le plus bel exemple à ce sujet nous et
donné par les livres de rééducation pour les mauvais lecteurs, ces livres
remplis de mots pleins de syllabes à répétition, écrites en gros caractères
rouges, où l’insipide du texte le dispute à la pauvreté du vocabulaire
utilisé. Il faut savoir que le canard qui va à la mare ou la poule qui
picore du grain dur sont de véritables incitations à la débauche pour
les enfants destructeurs qui passent le plus clair de leur temps, devant
ces phrases, à faire des sexes et des armes avec les lettres de l’alphabet.
Seuls le sens et la charge affective qui se rattachent aux mots, aux thèmes,
peuvent concurrencer le parasitage des émotions violentes réveillées par
la tentative d’organisation intellectuelle.
Bien entendu, cela ne se fait pas sans règles précises ni sans précau-
tions élémentaires. Il ne s’agit pas de prendre les sujets d’étude dans
ce que les enfants racontent de leur vie personnelle ou fantasmatique.
Le sujet doit être chaud, pour contenir et filtrer les inquiétudes, mais
il ne doit pas pour autant être brûlant, sinon les conséquences seraient
identiques.
Alors où aller chercher ces représentations qui peuvent être porteuses
d’émotions, qui vont permettre de côtoyer les craintes sans pour autant
en arriver à l’explosion ? Je dirais tout simplement que notre patrimoine
culturel que nous avons aussi le devoir de transmettre aux générations
qui montent, est plein de ces histoires qui mettent en scène, qui mettent
des mots sur toutes ces angoisses, sur toutes ces interrogations vives que
certains, et particulièrement ceux qui sont violents, ne peuvent voir qu’à
travers le miroir déformant d’un imaginaire pauvre et trop cru qui n’a
7. V AINCRE LE DANGER DE PENSER AVEC H ÉRACLÈS 115
pas les moyens d’être un support pour une pensée véritable et que nous
devons nous efforcer d’enrichir.
Les mythes, les contes, toute une partie de notre littérature, peut-être
aussi notre peinture, notre musique, sont pleins de ces histoires qui ont
traversé les âges, qui sont venues traduire, représenter, organiser les
inquiétudes, les craintes, de ceux qui nous ont devancés.
Quelquefois les images portées par les textes sont aussi très crues,
pleines de violence, surtout quand il s’agit des mythes fondateurs de nos
civilisations. Nous hésitons à les utiliser, mais il faut savoir qu’elles ne
font que proposer une forme, donner une cohérence à des émotions qui
de toute façon seront présentes, qui vont enfin pouvoir être côtoyées sans
que cela débouche sur l’explosion.
Quand elles sont données dans un cadre rigoureux, avec des adultes
qui comme Eurysthée sont garants des repères et des lois, ces enfants
peuvent alors entrer dans un domaine qui leur fait si peur, car ils ont à
leur disposition un scénario pour approcher leurs craintes, un filtre pour
porter un regard sur leur monde intérieur ; alors le vécu persécutoire de
la situation d’apprentissage s’atténue, le rôle assigné au corps se modifie.
La coupure et l’acte qui étaient indispensables à la survie psychique
peuvent faire place au lien. La rencontre avec le doute réclamé par la
recherche ne sera plus vécue comme un « travail pourri », l’approche du
manque imposée par l’élaboration ne sera plus un exercice réservé aux
faibles.
Sachons-le pour que d’autres Linos ne tombent pas au champ d’hon-
neur de la pédagogie.
Chapitre 8
Georges
et sa pensée troublée
de me faire aider pour le français, je fais des fautes et j’ai pas d’idées
pour faire mes devoirs ».
C’est avec son accord que je me suis autorisé à lire ce texte de la
Genèse « j’aimerais connaître la vraie histoire d’Adam et Ève, pas
celle qu’on nous raconte à l’école ». Georges est en cinquième dans
un établissement catholique, il vient d’être déçu par le texte original, il
s’attendait à quelque chose de plus évocateur, de plus croustillant que
cette fade anecdote d’arbre, de jardin, de serpent, de fruit défendu qui
dessille le regard et ouvre les portes de la connaissance. À propos de
regard, le sien deviendra complètement ahuri et il ne saisit pas le sens
de ma question, lorsque je lui demande s’il est plus tentant de vouloir
connaître ce qui est caché ou interdit. Je comprendrai plus tard qu’il n’a
pas beaucoup de limites de ce côté.
De toute façon, Georges n’aime pas les détours ni les allusions. Les
évocations, les sous-entendus ne l’intéressent pas, il ne veut pas imaginer,
il veut voir, il ne veut pas apprendre, il veut savoir. Mais sa curiosité
qui est vive et orientée est accaparée par ce qui répond directement et
exclusivement à ses préoccupations personnelles : comment être le plus
fort ? Comment être le plus riche ? Comment faire l’amour ? Comment
ne pas souffrir ? On comprend que le lien n’est pas évident à faire avec les
programmes scolaires. La règle d’accord du participe passé et même celle
du plus grand commun diviseur, malgré son nom évocateur, n’apporte
aucune information sur ces sujets.
En fait l’attention de Georges est focalisée sur trois thèmes, le sexe,
l’argent, la violence ; tout ce qui n’est pas pris dans ce champ est
considéré comme nul, sans intérêt, inutile et doit même être attaqué
si on cherche à le lui imposer. Autrement dit, pour que Georges mette en
jeu ses capacités de mémoriser, de classer, d’analyser, ce qu’il peut faire
avec justesse et finesse, il lui faut du sensationnel. S’il n’est pas interpellé
émotionnellement, s’il ne peut pas projeter ses préoccupations dans les
informations qu’il reçoit, il se retire, n’accorde plus sa participation et
devient agressif si l’on insiste.
Ses sources d’informations sont bien sûr limitées et orientées, mais
en dehors de l’école il les a toujours à portée de main : Fun Radio qu’il
écoute surtout la nuit, les journaux télévisés, les journaux à sensation, les
films de violence ou pornographiques qui s’échangent avec les grands
du collège. Un seul livre en dehors de quelques bandes dessinées semble
avoir son agrément, le Livre des records. Très doué pour le sport, Georges,
qui veut devenir sportif professionnel, est fasciné par ceux qui courent
le plus vite, qui sautent le plus haut, qui soulèvent le plus de poids,
mais aussi et surtout par ceux qui gagnent le plus d’argent. Il connaît
8. G EORGES ET SA PENSÉE TROUBLÉE 119
chercher, je vois son front qui se plisse, son regard qui devient fixe, ce qui
lui donne un air buté et borné et quelques secondes plus tard je l’entends
dire : « Ça casse la tête ce truc-là. » Signal qui semble mettre en route
toute une panoplie, tout un arsenal de moyens anti-apprentissages. Cer-
tains perturbent son comportement, d’autres ses capacités intellectuelles,
et ils semblent tous avoir pour but de le détourner de la confrontation
avec cette situation embarrassante.
N I DOUTER , NI DÉPENDRE
Pour Georges, le savoir ne s’acquiert que par le voir et la maîtrise. Il
doit se donner d’emblée, par accumulation avec les acquis antérieurs et
surtout pas par leur remise en cause, ce qu’il ne supporte pas, car il y voit
comme une trahison. Dès que Georges est confronté avec l’évidence,
dès qu’il lui faut se soumettre à des règles nouvelles, dès qu’il fait
des erreurs, il est en proie à des sentiments forts et contradictoires qui
viennent perturber l’élaboration et barrer l’accès à la loi. D’abord il se
laisse gagner par une idée d’insuffisance, d’incapacité : « Je n’y arriverai
jamais », « c’est pas pour moi ce truc-là ». Aveu qui pourrait être
favorable à une remise en cause, à un appel à l’aide, mais ce mouvement
n’a pas le temps d’être amorcé qu’il se transforme en impression d’être
lâché, avec déception à l’égard de l’entourage qui lui en veut, qui cherche
à l’embêter et il va, selon son humeur, laisser tomber bruyamment ou
se défendre. En fait la confrontation avec les limites, avec le doute, le
désorganise. Elle le renvoie à des idées d’impuissance, d’abandon, de
persécution, qu’il combat par une remise en cause de l’entourage ou
par un accès mégalomaniaque. S’il n’apprend pas, c’est parce que les
profs sont nuls, parce qu’il a mieux à faire ou parce qu’il sait déjà. Pris
dans cet engrenage, il n’hésite pas à porter en priorité ses attaques contre
des sujets ou des matières qui ont de l’intérêt pour lui, où il pourrait
réussir, comme les mathématiques ou l’histoire, afin de ne plus avoir à
traiter avec ce qui lui fait vivre le malaise de la remise en cause. Depuis
cette rentrée où tout va si mal, ce processus s’est encore aggravé. La
contamination a gagné de proche en proche et s’est étendue à tout le
cadre scolaire. La seule évocation du nom de son collège déclenche
mauvaise humeur et opposition.
Si j’ai choisi de parler de Georges c’est parce qu’il est un bon
représentant de ces adolescents que nous voyons arriver de plus en plus
nombreux au CMPP, normalement intelligent et curieux et pourtant en
rupture de scolarité.
8. G EORGES ET SA PENSÉE TROUBLÉE 121
compris, voudrait se faire sur une coupure, sur un clivage radical d’avec
ses émotions, d’avec ses sentiments trop forts qui l’encombrent dans
la situation d’apprentissage. Il est à noter qu’ici il ne s’agit pas de
refoulement mais bien d’une répression, d’un verrouillage momentané
des sources pulsionnelles, sur lesquelles Georges voudrait mettre un
couvercle pour pouvoir fonctionner librement. Malheureusement pour
lui, ce barrage s’accompagne aussi, et c’est là son drame, d’une paralysie
des ressorts de la pensée.
Perte identitaire particulièrement mal vécue par Georges, qui souffre
doublement en la circonstance. Une première fois en se coupant de
ses forces vives et une deuxième fois en devenant « bête », ce qui
va accentuer son rejet pour ce style d’exercice et pour ceux qui les
proposent.
trop chaud et le trop froid qu’il lui faut trouver ce tremplin à partir duquel
penser sera possible, sans dépenser toute son énergie pour protéger un
équilibre psychique sans cesse menacé par le vide ou le trop-plein. Tâche
dans laquelle je veux l’aider. Pour cela je sais qu’il devra affronter ses
peurs, mais avant il faut les atténuer. Pour que ce singulier qui l’inquiète,
qui l’empêche de construire, soit relié au général, soit partageable avec
les autres sous une autre forme que la plaisanterie cynique ou grossière,
il faut que ses craintes soient élargies, qu’elles trouvent leur place dans
une mise en scène qui fera lien entre l’intérieur et l’extérieur.
Pour que ces images crues et répétitives qui le poussent à l’explosion,
dès qu’il est confronté à la frustration, deviennent négociables par
la pensée, il faut qu’elles aient d’autres relais à l’extérieur que ceux
d’un monde brutal et chaotique sur lequel Georges a les yeux rivés en
permanence parce qu’il est le reflet de son monde intérieur. Il faut, cette
fois, que ces images ne soient plus seulement prises, happées, dans des
films, des confidences radiophoniques ou dans des actualités violentes
mais qu’elles aient pour elles la distance, la complexité, la réversibilité
de la culture.
Avec Georges que je connais maintenant depuis presque deux ans,
que je vois se détendre et revenir progressivement à une acceptation de
la pensée, nous avons abordé ses craintes liées à l’homosexualité, à la
soumission, à la dépression, à la violence. Nous avons pu parler de son
désir d’être le plus fort, de tout savoir, de tout contrôler, de sa jalousie,
de son refus d’attendre...
Mais jamais je ne me serais permis d’aborder ces sujets de front, seul
à seul, car je sais que Georges ne serait plus revenu me voir. Pour en
parler nous nous sommes faits accompagner par Persée et Thésée qui
nous ont fourni des images somptueuses sur le conflit entre générations,
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
sur le désir incestueux, sur les limites de la force. Par Héraclès, qui nous
a montré que le chemin pour atténuer la violence passait aussi par une
acceptation de sa féminité, par un regard sur sa dimension intérieure.
Pygmalion et Prométhée nous ont fait échanger sur la différence entre
dépendance et soumission, entre autorité et sadisme. Achille nous a fait
réfléchir sur l’invincibilité et l’immortalité. Nous avons souffert pour
Icare, Bellerophon et Phaèton qui ont payé de leur vie leur désir d’égaler
les dieux et de braver les interdits. Orphée nous a interpellés sur les
mystères de la vie et de la mort. Il nous a même été possible de revenir
sur le lien entre transgression et connaissance, mais cette fois nous
étions sous la protection d’un héros auquel Georges a pu s’identifier ; il
s’agissait du fils de Ramsès II, Setna Kemouaset, qui a risqué plusieurs
124 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
fois sa vie et celle de sa famille pour voler le livre de Thot dans une
pyramide et connaître le secret des dieux sur la mise en place du monde.
Parfois les images que nous proposent ces héros s’avèrent trop proches,
trop brûlantes, et Georges les détourne, les désamorce, en me parlant
de sport, en me demandant de centrer mon attention sur l’exercice
d’expression écrite que nous ne manquons pas de faire à chacune de
nos rencontres en partant du thème apporté par notre lecture. Quand il
me dit : « J’aimerais que vous ne laissiez passer aucune faute » en me
tendant la réponse écrite qu’il vient de faire à la question que je lui pose
après la lecture d’un passage intéressant, je comprends qu’il souhaite que
nous ne discutions pas de ce qu’il vient d’entendre. Nous y reviendrons
peut-être la semaine prochaine.
Pour les mêmes raisons sans doute, il appelle aussi nos héros à son
secours lorsqu’il lui arrive par exemple de me faire une confidence et
qu’il ne souhaite pas aller au-delà ; lorsque nous sommes trop proches
d’affects que Georges a du mal à contenir ou à exprimer, c’est lui qui
coupe court à tout échange, à toute question de ma part en me disant
« alors il faudrait peut-être savoir ce que devient untel ou untel ».
La psychopédagogie offre cet avantage. Triangulée par le livre, par
les héros que nous côtoyons, par l’objectif pédagogique, la relation peut
toujours se situer à bonne distance pour éviter les craintes d’intrusion
que Georges, comme beaucoup d’adolescents, redoute quand il est dans
le face-à-face. Toutes ces raisons ont sans doute fait que la relation,
contrairement à ce que la présentation du départ aurait pu faire craindre, a
été rapidement de bonne qualité. Même quand elle était émaillée au début
de coupures et d’échanges pauvres, Georges ne s’est pas senti en danger,
nous allions à son rythme. Peu à peu j’ai vu ses capacités d’associer, de
créer des liens, s’étoffer. La violence et la hargne se sont atténuées. La
curiosité s’est élargie. Georges peut commencer à s’identifier à d’autres
qu’aux personnages violents et jouisseurs, sans se sentir dépossédé. Les
progrès dans le domaine de la pensée et des apprentissages ne sont pas
négligeables. Il n’a toujours pas été orienté, il est en classe de troisième
et la possibilité d’aller jusqu’au bac n’est pas fermée.
Je terminerai en donnant la parole à Georges. Ce mot de la fin vous
montrera que le travail n’est pas terminé, que des progrès sont encore à
réaliser mais incontestablement aussi, qu’une étape est franchie :
« J’ai compris ce qu’il faut faire pour avoir la moyenne en français. Il
faut raconter des choses banales. Avant, pour raconter une promenade
j’aurais mis un mort et une explosion à chaque paragraphe, maintenant
je dis qu’il fait beau, que le ciel est bleu, que mon chien est content et
j’ai jamais eu d’aussi bonnes notes. »
Chapitre 9
Alberto ou le gel
de la pensée
des processus cognitifs ne peut être que d’un intérêt limité avec Alberto.
Pour moi ce type de travail ne peut être mené que dans un deuxième
temps. Avant de lui apprendre à apprendre il faut d’abord le sortir de
l’ornière, il faut lui donner l’envie de savoir, il faut lever les craintes qui
l’empêchent d’apprendre et d’être compétent. Sinon, nous en resterons
au goutte-à-goutte qui semble le satisfaire, c’est ce qu’il me demande,
alors que ce garçon a besoin d’un électrochoc.
Cela nous amène quand même à une question majeure : « Peut-on
prétendre à ce changement qui est d’ordre psychique, tout en restant
dans le cadre pédagogique ? »
Au début de ma carrière, j’aurais dit qu’il fallait plutôt orienter Alberto
vers une aide psychothérapique. J’aurais pensé qu’un changement véri-
table ne pouvait prendre appui que sur la mise au jour de ces mécanismes
132 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
Son propos sur le tourbillon nous montre bien qu’il n’a pas été possible
pour lui de construire des figurations de l’inquiétude et du manque
détachées des angoisses primaires. Disparaître, être abandonné, être
englouti, voilà avec quoi il se débat. Il n’a pas pu mettre en place des
figurations intermédiaires qui rendraient supportable la confrontation
avec l’incertitude, qui permettraient d’enchaîner les idées.
« La rencontre avec le doute réactive souvent, chez ceux qui n’arrivent
pas à penser, les mêmes angoisses que la séparation chez le nourrisson. »
C’est S. de Mijolla qui le dit dans son livre Le plaisir de pensée et je
trouve que cela convient particulièrement bien à Alberto.
La seconde force inhibante est sans doute plus complexe, moins
ancienne dans le temps. Elle se manifeste par une culpabilité intense
qui le dérègle et l’oblige à se mettre en retrait dès qu’il est sollicité dans
son désir de savoir ou de montrer sa compétence. Alberto semble ne pas
se donner le droit d’accéder à l’idée de compétition ou de rivalité. Il ne
peut montrer de lui qu’une image de perdant et de défaitiste.
La preuve en est que je vois régulièrement se produire chez lui un
mouvement de recul, marqué par un malaise corporel et des signes de
panique, lorsqu’il est intéressé ou lorsqu’il est proche de la réussite.
Si par inadvertance il se montre compétent et efficace, ou lorsqu’il se
montre curieux, ce qui est rare, mais qui arrive quand même par éclair, il
éprouve alors le besoin de me montrer dans le moment qui suit que ce
n’était qu’un hasard et qu’il va faire le nécessaire pour saboter tout cela.
Le problème n’est donc pas simple pour le pédagogue que je suis, car
c’est à deux niveaux qu’il va falloir aider Alberto.
À l’indigence de la capacité imageante se rajoutent un refus, une peur
de la compétence intellectuelle, marqués par un souci de ne pas savoir et
de ne pas réussir.
Cette idée peut sembler complexe, plus difficile à saisir en tout cas
que l’addition d’un tiers et d’un quart, et pourtant Alberto m’a semblé
la comprendre. Il n’a rien dit, bien sûr, je n’y comptais pas, mais j’ai
senti que mes propos recevaient un écho favorable, étaient perçus, ne
tombaient pas à plat, comme lors de ma première explication sur le sujet.
Il a été d’accord pour que nous reprenions nos lectures. Il a simplement
demandé que nous changions de livre. Je lui ai laissé le choix parmi
ceux que j’avais à ma disposition. Curieusement il a choisi le livre qui
ressemblait le plus à celui que nous venions de laisser. Même collection,
même format, presque mêmes illustrations et nous sommes ainsi passés
de la mythologie égyptienne à la mythologie grecque.
C’est ainsi que nous avons eu l’occasion de retravailler les fractions,
en parlant cette fois du partage du monde entre les dieux, les Titans, les
géants. Nous avons estimé aussi les parts respectives de Zeus, Poséidon,
Hadès et de leurs sœurs dans l’héritage arraché à Cronos, qui n’avait
rien imaginé de mieux que d’avaler ses enfants pour ne pas connaître les
conflits intergénérationnels.
Les images monstrueuses de la Gorgone, des Érinyes, de Cerbère, du
Minotaure ont attiré tout particulièrement l’attention d’Alberto qui m’a
posé beaucoup de questions à leur sujet, même s’il n’a jamais voulu les
dessiner.
Persée a été une figure stimulante pour Alberto. Bien entendu c’est
lui qui a réussi à terrasser cette Gorgone au regard qui pétrifie, ce qui
n’a peut-être pas été sans lui évoquer sa propre situation. Il a été aussi
surpris par les conditions mystérieuses de sa naissance. Le subterfuge
de Zeus qui se transforme en pluie d’or pour tromper la vigilance du
père, l’exil imposé par le grand-père qu’il finira par tuer comme l’avait
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
une scène qui ne figurait pas dans notre récit et qui aurait pu s’y passer,
d’intégrer plusieurs versions d’un même mythe.
Mais aussi, et c’est ce qui fait l’originalité du travail psychopédago-
gique, tout au moins tel que je le pratique, de prolonger par une recherche,
par une réflexion, les histoires entendues qui deviennent ainsi le support
d’un travail intellectuel.
Travail qui nous a amenés souvent à traiter les questions qui le
préoccupaient dans sa scolarité. Mais ces questions sont arrivées cette
fois avec une assise métaphorique, qui a permis à Alberto de désintriquer
l’exercice intellectuel de l’émotion ou de la sensation qui jusque-là le
paralysaient.
Je crois que ces histoires lui ont fourni des représentations intermé-
diaires entre le trop-plein et le vide, entre la fascination et la répulsion.
Elles lui ont apporté des figurations sur les origines, sur la scène primitive,
sur le conflit intergénérationnel, sur les désirs régressifs, sur l’angoisse
de mort, sur la culpabilité, sur la transgression. Figurations dont Alberto
avait besoin pour apprendre un théorème de mathématique ou une règle
de grammaire et j’irai même jusqu’à dire surtout pour apprendre les
mathématiques ou la grammaire.
Cela nous a permis de rester au plus près de sa demande qui ne pouvait
passer que par l’amélioration de ses résultats scolaires.
D’ailleurs, maintenant que ceux-ci sont devenus honorables, il n’a
plus très envie de venir et il me précise bien que s’il continue c’est
uniquement pour l’école. Il ne se permet pas encore de rechercher la
compétence dans un registre personnel. Comme s’il avait besoin de cet
alibi pour un progrès qui reste encore empreint de culpabilité.
Nous verrons bien par la suite ! Même si j’aimerais que maintenant
Alberto puisse prolonger ce travail par une psychothérapie.
P OUR CONCLURE
L’exemple d’Alberto illustre bien cette nécessité devant laquelle se
trouvent certains enfants d’avoir à passer par une étape intermédiaire, que
je définirais comme celle d’un étayage de la capacité imageante pour
pouvoir apprendre et penser. Étape dont nous sous-estimons souvent
l’importance dans notre rôle pédagogique.
Pour réussir à supporter le temps de suspension qui va avec l’exercice
intellectuel, sans se laisser aspirer par l’émotion, Alberto a dû commencer
à construire cet espace psychique, sorte de palier de décompression, où
9. A LBERTO OU LE GEL DE LA PENSÉE 137
le pulsionnel se trouve désamorcé sans pour autant être évacué, car c’est
sur cette force maîtrisée que repose aussi le désir de savoir et de réussite
qui lui fait tant défaut.
Alberto nous a montré aussi que ce travail doit se faire dans une
relation sécurisante d’où l’excitation, la séduction, seront exclues d’un
projet d’où la réconciliation avec le savoir et la pensée est annoncée.
Ce n’est que lorsqu’il a compris que mes histoires étaient destinées à
l’aider à apprendre qu’il a pu résister à l’effraction qu’elles ont d’abord
représentée pour lui.
L’enfant mort dont il me parle dans un premier temps, que je ne
percevais pas dans mes récits, sans doute était-ce lui, lorsqu’il éprouvait
le besoin de se mettre hors pensée ? Ces textes sur la création du monde
le confrontaient aussi à des émotions trop fortes, difficiles à maîtriser.
Les représentations de la scène primitive qui y sont figurées n’étaient
sans doute pas suffisamment distanciées pour qu’elles puissent l’aider à
métaphoriser les siennes et pour qu’elles lui permettent de ne plus avoir
besoin de se faire aspirer par le vide lorsqu’il réfléchissait.
Chapitre 10
pour apprendre à lire. J’observe bien entendu, comme tout le monde, les
lacunes de l’instrument, que celles-ci concernent la mémoire, les repères
psychomoteurs ou la conscience phonologique, mais je vois aussi que ces
déficits ne sont jamais isolés. Ils sont toujours associés à deux handicaps
supplémentaires qui, selon moi, font partie intégrante de cette difficulté
d’accès au signe écrit et toute mon expérience pédagogique m’a montré
qu’il n’est ni souhaitable ni possible de les sous-estimer.
Le premier implique des limites dans l’utilisation du langage et dans
l’appropriation de la culture, le second, un comportement singulier qui
freine ou parasite la situation d’apprentissage de la lecture. Je ne citerai
que l’agitation, l’instabilité, l’inhibition, la fragilité émotionnelle et
l’anxiété, que je retrouve toujours à des degrés divers chez ces mauvais
lecteurs et je n’arrive pas à imaginer que ces deux points ne soient pas
liés, dans l’inscription de la difficulté comme ils le seront aussi dans sa
résolution.
Mais comme depuis quelque temps, des gens très compétents, des
scientifiques de renom, souvent biologistes, généticiens, neuropsycho-
logues, neuropédiatres ou médecins scolaires, ont l’air d’être sûrs d’eux
en disant que cette difficulté est organique, en prétendant que ces enfants
souffrent d’une défaillance neurologique ou génétique, j’ai commencé
à penser que mes idées sur le sujet, étaient trop complexes, que j’avais
peut-être confondu des conséquences avec des causes et que nous allions
enfin trouver, grâce à ces travaux, une explication à ces troubles et,
pourquoi pas, en arriver à des principes pédagogiques plus simples, plus
économiques, plus performants que les miens.
J’ai donc été très attentif, plein d’espoir quant aux propositions
pédagogiques découlant de ces recherches et je ne voudrais pas cacher
plus longtemps que j’ai été déçu. Je n’y ai rien vu que je ne connaisse
déjà, que je n’aie déjà appliqué. J’ai été très surpris par exemple de voir
revenir dans les méthodes de remédiation pour dyslexiques, des tech-
niques bien connues dans la pédagogie spécialisée. Présenter la relation
graphème-phonème en s’appuyant sur le geste, sur la couleur ou sur la
musique, entraîner l’audition et la mémoire séquentielle pour améliorer
la conscience phonologique, exercer les stratégies de prise d’indices
visuels dans un texte en améliorant les repères temporo-spatiaux, c’est
déjà ce que l’on me conseillait de faire lorsque j’ai débuté ma formation
d’instituteur spécialisé en 1967. J’ai beaucoup utilisé ces techniques, je
les utilise encore, mais j’ai aussi découvert leurs limites et il ne faut pas
essayer de me faire croire que c’est avec cette façon de faire que l’on va
résoudre le problème des mauvais lecteurs.
10. L ES ENFANTS NON LECTEURS SONT- ILS DYSLEXIQUES ? 141
ce qui est une tout autre opération mentale. Opération qui va solliciter
l’instrument bien sûr mais aussi (et c’est l’observation quotidienne de
ceux qui butent devant la lecture qui le montre de façon criante) un
ensemble de qualités personnelles, dont la capacité à supporter le manque
et à accepter l’épreuve passagère de la solitude ne sont pas les moindres.
Je n’hésite plus à dire que si nous ne voulons pas prendre en compte,
dans les aides diverses que nous proposons à ces enfants, la nécessité
de renforcer ces capacités psychiques, fortement sollicitées par l’appren-
tissage de la lecture, et que nous nous entêtons à privilégier un travail
laborieux autour des insuffisances de l’instrument, c’est nous qui allons
contribuer à sceller ces destins de mauvais lecteurs.
142 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
D ES PROBLÈMES DE COMPORTEMENT
Dans ce qui va suivre, c’est en m’appuyant sur l’exemple de ces
enfants non lecteurs, qui n’arrivent pas à entrer dans la lecture, peu nom-
breux heureusement, que je voudrais montrer l’importance d’un étayage
personnel pour tous ceux qui sont en délicatesse avec la lecture. Étayage
personnel qui doit donner des points d’appui langagiers, culturels et
psychiques, dont certains enfants ont absolument besoin pour pouvoir
accepter de travailler utilement les lacunes de ces outils qu’il faut avoir
pour lire.
Depuis mes débuts dans ce métier, j’ai eu l’occasion de rencontrer
une soixantaine d’enfants non lecteurs. Lorsque j’étais instituteur dans
un centre psychothérapique à Vitry-sur-Seine, j’en avais parfois jusqu’à
cinq tous les ans dans ma classe.
Il s’agit d’enfants qui après avoir passé trois années à l’école primaire,
ne maîtrisent toujours pas la relation graphème-phonème. Quatre sur cinq
d’entre eux sont des garçons. S’ils arrivent de temps à autre à déchiffrer
un mot, c’est après un effort tellement intense que leur action s’arrête
là. Jamais ils n’arrivent au sens d’une phrase simple, sauf parfois en
cherchant à la deviner à partir d’un mot reconnu. Les plus touchés ne
peuvent pas nommer toutes les lettres de l’alphabet sans se tromper et il
n’est pas rare que certains fassent encore des fautes en écrivant leur nom
de famille ou leur prénom.
Le plus surprenant est que je parle ici d’enfants normalement intelli-
gents, n’ayant pas de pathologies avérées, tant sur le plan organique que
psychologique. (L’équipe de Sainte-Anne, sous la direction de Claire
Meljac, leur a consacré une étude très intéressante, publiée par les
Éditions Magnard, Les Enfants hors du lire, dont je recommande la
lecture.)
La première chose qui frappe quand on voit ces enfants s’efforcer de
lire est la façon dont ils procèdent devant le texte écrit. Ils se polarisent
sur le début d’un mot, sans chercher à reconnaître sa forme globale, sans
essayer d’y repérer des sons ou une forme déjà connus. Ils piochent le
mot systématiquement en commençant par la première lettre, comme
s’ils attaquaient un rocher de granit à la barre à mine. Après avoir
reconnu la première lettre, ce qui demande parfois quelques secondes,
ils la nomment, ils nomment ensuite la deuxième lettre et vient alors
la première tentative d’association. Malheureusement sans aller jusqu’à
la troisième lettre, sans prendre en compte que souvent elle contribue à
former le premier son du mot. C’est ainsi que le sens du mot disparaît et
ne peut plus être découvert. Même lorsque l’on en revient aux savoirs les
10. L ES ENFANTS NON LECTEURS SONT- ILS DYSLEXIQUES ? 143
est leur professeur et que l’on souhaite les faire accéder au travail de
pensée, il suffit de les observer, de les écouter, surtout quand ils sont en
groupe, pour s’apercevoir que derrière leurs plaisanteries, derrières ces
justifications qui expliquent les découragements, les passages à l’acte ou
les retraits intempestifs, qu’ils sont bien en proie à des inquiétudes fortes
contre lesquelles ils se protègent : résurgences de craintes archaïques,
envahissements de préoccupations identitaires, remontée d’un vécu
dépressif où dominent des idées de dévalorisation et d’insuffisance, voilà
avec quoi doivent aussi se débattre les non-lecteurs dès qu’ils cherchent à
rassembler leur force. Voilà qui nous explique pourquoi ils se désunissent
devant l’activité de pensée. Pour moi l’essentiel est là. Le point de départ
de leur difficulté se situe là, je ne vais plus le chercher ailleurs.
148 L’ ENFANT ET LA PEUR D ’ APPRENDRE
peut se permettre d’attendre trois mois, avec ceux qui ont trois ans de
retard. Seuls des exercices de copie leur sont demandés, à la fois pour
leur rappeler que la finalité de cette étape est bien l’apprentissage de la
lecture et pour les engager dans un travail graphique qui portera ses fruits
plus tard. Ils vont d’ailleurs retrouver cet objectif au cours de l’étape
suivante.
Au cours de cette deuxième étape nous allons les aider à étayer ces
points d’appui identitaires qui leur manquent, car très vite, derrière
les inquiétudes archaïques qui commencent à s’élaborer, à devenir fré-
quentables, apparaissent des préoccupations fortes, liées à des questions
identitaires souvent déstabilisantes. Plus faciles à repérer que les craintes
archaïques, elles sont vite exprimées par les enfants, surtout les plus
grands quand ils sont en groupe. Les thèmes les plus fréquemment
évoqués concernent : l’origine, l’identité sexuelle et l’homosexualité,
les limites du désir confrontées à la loi, les conflits entre générations,
les rivalités fraternelles, le racisme... Lorsque ces préoccupations sont
envahissantes, elles ne permettent plus l’accès à la loi générale.
Au cours de cette seconde étape, il va donc falloir offrir à ces enfants
des supports qui vont leur permettre de resituer ces questions dans un
contexte plus socialisé. Si je veux résumer l’objectif de cette étape,
je dirais : profiter de cette remobilisation du désir de savoir autour du
subjectif déclenché par la première étape pour le socialiser par le biais
de la culture dans la seconde.
Les textes mythologiques, les romans initiatiques, la poésie, mais
aussi l’histoire, les grandes questions scientifiques, philosophiques ou
artistiques : notre culture n’est qu’une série de réponses à ces questions
fondamentales. Si tout se passe bien, c’est ici entre le troisième et le
sixième mois dans une classe, après un an dans le cadre rééducatif que
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
pas qui comptera pour l’avenir intellectuel de ces enfants, s’ils peuvent
enfin rétablir ces ponts qu’ils avaient coupés entre le dedans, et le dehors
afin de se protéger, s’ils peuvent enfin accéder à ce temps de suspension
nécessaire à la pensée.
L’énoncé de ces étapes va faire dresser les cheveux sur la tête de
certains. Comment l’archaïque, l’identitaire, le subjectif pourraient-ils
devenir des points de passage pour la pédagogie sans la dénaturer ?
La réponse est évidente, et je crois l’avoir montrée : grâce au truche-
ment d’une médiation culturelle, qui servira aussi de point d’appui, de
support pour poursuivre le travail didactique nécessaire à l’apprentissage
de la lecture. Je ne vois rien de plus conforme à l’esprit de la pédagogie
que d’introduire cette dimension de la métaphore culturelle, même si elle
traite de l’intime. Surtout quand elle s’adresse à des enfants qui en ont
un besoin impératif pour accéder au fonctionnement intellectuel.
Permettre d’approcher les questions brûlantes, en les reformulant, les
représenter, pour qu’elles puissent être intégrées dans un scénario qui
permettra de poursuivre l’exercice de pensée. Figurer les inquiétudes,
mais aussi donner le fil pour s’en éloigner en les resituant dans un
contexte général où l’histoire de l’homme est en question, où la loi
et la règle trouvent leur place, j’attends celui qui osera dire qu’il ne s’agit
pas de pédagogie.
Quelques mots pour conclure : en ce moment, certains se donnent
beaucoup de mal pour nous prouver que la difficulté à apprendre à lire
est organique. Je les encourage à poursuivre leurs travaux. On a le droit
à la vérité sur ce sujet, mais quelle que soit la réponse, de grâce qu’ils ne
viennent pas avec des gadgets, appauvrir notre travail pédagogique. Les
enfants qui apprennent difficilement à lire nous montrent que le travail
indispensable à faire autour des déficits de l’instrument ne prendra effet
que si nous réussissons dans le même temps à enrichir ce bagage culturel
et langagier qui leur fait défaut et à atténuer ces craintes qui parasitent
l’organisation intellectuelle.
Chapitre 11
• La première certitude, c’est que l’école ne sait pas faire avec la diffi-
culté d’apprentissage dès que celle-ci se montre sévère et résistante.
L’explication de ce manque d’efficacité me paraît assez évidente : à
tous les niveaux et à tous les âges, l’école se laisse aveugler par les
lacunes et les retards qu’elle veut combler en priorité. Elle n’arrive
pas à voir – ou elle ne veut pas voir – que derrière ces manques, deux
fois sur trois, c’est la machine à apprendre qui est déréglée. Quand le
moteur d’une voiture est en panne, il ne viendrait à l’idée de personne
de continuer à mettre de l’essence dans le réservoir pour la faire repartir.
C’est pourtant à l’image de ce que nous faisons pour aider les élèves qui
ont des difficultés persistantes.
Pourquoi cette absence de lucidité sur l’efficacité de nos remédia-
tions ? Pourquoi ces explications trop simples sur le mal dont souffrent
ceux qui restent réfractaires aux savoirs de l’école ? C’est ce que nous
verrons dans la première partie de cet exposé.
• Ma seconde certitude, c’est l’idée que les besoins essentiels des élèves
les plus réfractaires aux apprentissages, sont d’excellents tremplins
pour améliorer la transmission des savoirs pour tous et pour favoriser
le fonctionnement de la classe.
D’où cet espoir, annoncé dès mon introduction, de remonter dans le
classement PISA, en proposant à tous, les éléments qui permettent de
réconcilier les moins bons avec la classe et avec l’apprentissage. En quoi
consistent ces besoins ? Par quel miracle seraient-ils favorables à tous ?
Est-ce qu’ils mettent nos meilleurs en danger ? C’est ce que nous verrons
dans la deuxième partie.
• Ma troisième certitude concerne cette fois les professeurs eux-mêmes :
l’institution devrait beaucoup plus soutenir ceux qui rencontrent ces
situations paradoxales.
Être professeur avec des élèves qui ne reçoivent pas votre message
et qui bien souvent le contestent et le dévalorisent, est terriblement
déprimant et déstabilisant. Cela fait rapidement perdre la confiance
en soi, casse le plaisir de la transmission et oblige à des postures
anti-pédagogiques pour se protéger. Comment l’institution peut-elle
soutenir ces enseignants ? Pourquoi tolère-t-elle que des professeurs
travaillent ensemble sans se réunir ? Comment le faire pour que cela
reste compatible avec les budgets actuels ? C’est ce que nous verrons
dans la troisième partie.
11. N’ AYONS PLUS PEUR DES MAUVAIS ÉLÈVES 155
Pour être plus précis dans mes explications et réussir à vous convaincre
de cette idée, je vous dirais que l’empêchement de penser se met en place
en quatre étapes, que je résume ainsi.
résultat sont repérables. Je peux vous citer les quatre plus fréquentes qui
ne vous surprendront pas :
• une initiation insuffisante à la frustration,
• un manque d’interaction langagière,
• pas de préparation à l’autonomie,
• un manque de valorisation des savoirs proposés à l’école.
Deuxième étape
Comme on peut s’y attendre, ces enfants se font bousculer par les
contraintes de l’apprentissage. Elles provoquent une remise en cause
excessive de leur fonctionnement psychique habituel. Elles viennent
réveiller chez eux des peurs, des inquiétudes infantiles, des idées de
dévalorisation ou de persécution. Ce parasitage finit par entraîner un
dégoût de l’étude et s’accompagne très fréquemment d’une dévalorisa-
tion des savoirs qui sont associés à ce dérèglement.
Troisième étape
L’école ne veut voir que les conséquences de cette difficulté. Elle
propose des aides et des soutiens, avec un cadre relationnel amélioré
certes, mais toujours pour combler, rattraper, entraîner plus, donner de
la méthodologie. C’est surtout ce qu’il ne faut pas faire avec ces enfants.
Ils sont alors poussés à deux actions de verrouillage :
• l’opposition, avec dévalorisation des savoirs pour justifier leur démis-
sion et leur incapacité à apprendre ;
• l’utilisation de stratégies anti-pensées pour se protéger.
Dunod – Toute reproduction non autorisée est un délit.
Est-ce que ces trois besoins restent compatibles avec les missions de
l’école ? Nous allons voir que cette démarche, qui a certes des ambitions
psychologiques, ne doit pas faire peur aux enseignants. Il ne s’agit pas ici
de psychothérapie, mais bien d’une utilisation intensive de deux leviers
qui sont depuis toujours des priorités de l’école, puisqu’il s’agit de la
culture et du langage. Nous allons voir qu’en leur consacrant une heure
journalière nous pouvons créer une dynamique groupale dans la classe,
très favorable à la transmission des savoirs pour tous les élèves quel que
soit leur niveau.
Deuxième besoin :
être entraîné à argumenter et débattre
Si l’on veut qu’ils se réconcilient avec l’apprentissage, il faut les
mettre en situation d’utiliser leurs capacités réflexives d’abord, pour les
amener au langage argumentaire, ensuite.
Ces critiques absurdes ont eu de l’effet, elles ont remis en selle depuis
une dizaine d’années les activités de rattrapage. Elles ont culpabilisé
les enseignants qui ont recentré leurs efforts sur les connaissances
qui font l’objet des évaluations. C’est une erreur regrettable qui prive
ces jeunes gens du ressort le plus efficace pour les réconcilier avec
l’apprentissage qu’est la remise en route de leurs capacités réflexives et
qui les marginalise.
Ils viennent d’ailleurs d’en payer le prix avec un écart de plus en plus
grand remarqué dans les classements Pisa entre eux et les meilleurs.
leur mesure.
Lorsque l’apprentissage
peut déstabiliser...
Dès les premiers mois de leur vie, ces enfants se sont organisés sur
un mode de fonctionnement qui leur permet de supporter l’incohérence,
les exigences excessives, les carences, la violence même de leur milieu,
sans se désunir, sans trop souffrir, sans perdre le contact avec la réalité.
À condition, toutefois, de verrouiller certaines issues, de laisser flotter
les repères et surtout de ne pas être remis en cause dans leur façon de
penser et dans les illusions qui les protègent.
L’apprentissage, même si on le présente avec des formes, fait incon-
testablement partie des situations qui vont contrarier ce système, et c’est
à ce titre que ces enfants ont toutes les raisons d’en avoir peur.
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Index
A G
angoisses primaires, 29 grands non lecteurs, 31
archaïques, 27
H
C
homosexualité, 42
cadre, 132
capacité imageante, 30
castration, 42, 48 I
conformisme, 168
curiosité, 24 images mentales, 27
inhibitions, 19
interdit de savoir, 132
D
défaillance éducative, 25
dépression, 110 M
désir de savoir, 21 manque, 40
distance relationnelle, 21 médiation culturelle, 27
doute, 25
E P
R T
relation, 19 toute-puissance, 37
repères identitaires, 21
traitement psychopédagogique, 121
représentations, 27
troubles du comportement, 1, 19
S
sidération, 29, 56
stratégies anti-pensée, 28 V
stratégies cognitives, 21
symbolique, 3 violence, 2
symbolisation, 29 voir, 22