These Fabre D Chap1

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Chapitre 1

De la linguistique à la
psycholinguistique. . .

“Le fait est que, de nature et originellement, aucun nom n’appartient à rien en particulier,
mais bien en vertu d’un décret et d’une habitude, à la fois de ceux qui ont pris cette habitude et
de ceux qui ont décidé l’appellation”

Platon, Le Cratyle.

1.1 Introduction

Le problème que toutes les langues naturelles ont à résoudre est de faire correspondre
du sens à des formes. Trois raisons principales rendent la résolution de la correspondance
formes-sens difficile : i) le domaine du sémantique est vaste et complexe, ii) la variabilité
des formes possibles est très grande, iii) la mise en correspondance du sens et des formes
pour l’exprimer peut se faire selon de très nombreuses modalités de par la complexité
même des espaces qu’elle relie. Le principe de la double articulation (Martinet 1960), que
nous observons dans toutes les langues du monde, résout ces difficultés.La première arti-
culation a permis, d’une part, d’exprimer des formes holistiques qui sont sémantiquement
simples et, d’autre part, la mise en place, au cours de l’évolution humaine, de systèmes de

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

communication basés sur des conventions partagées par les locuteurs d’une langue. Dans
Le cours de linguistique générale (1916), Ferdinand de Saussure fait l’observation que les
langues naturelles sont en effet des systèmes “immotivés”, c’est-à-dire des systèmes dans
lesquels la relation entre la forme d’un mot et sa signification est arbitraire et conven-
tionnelle. Par exemple, la forme sœur en français qui exprime le concept de “sœur”, ne
présente aucune particularité justifiant son usage : rien dans les sons employés n’est relié
au concept biologique et/ou culturel de “sœur”. Afin de rendre compte de la nature des
signes linguistiques, Ferdinand de Saussure utilise la métaphore d’une pièce à deux faces,
avec d’un côté le concept - le signifié, et de l’autre l’image acoustique ou graphique qui
lui est associée - le signifiant (voir Figure 1.1).

Fig. 1.1 – Description du signe linguistique selon Ferdinand de Saussure (1916). Le signe
linguistique est une entité abstraite à deux faces formée par la réunion d’un signifié (le
concept) et d’un signifiant (image acoustique ou graphique).

Des systèmes langagiers basés sur un système de signes arbitraires ne permettent de


résoudre que partiellement le problème de la correspondance entre sens et formes. En effet,
le nombre de messages que nous pouvons être amenés à communiquer est virtuellement
infini et le système d’arbitrarité dès lors insuffisant : trop de signes -en fait un nombre
virtuellement infini- seraient nécessaires et rendraient les langues trop complexes pour
être utilisées par leurs locuteurs. La charge mnésique deviendrait simplement très vite
trop importante.
Pour palier ces difficultés, la segmentation des unités holistiques pourvues de sens en

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1.1. Introduction

unités plus petites est un processus intéressant. En effet, à partir de cette segmentation,
il est possible de former de nouvelles unités pourvues d’une nouvelle signification, mais
basées sur des unités déja existantes. Ainsi, pour exprimer des messages complexes, on
ne crée pas pour chaque message une forme spécifique et holistique, mais on compose à
partir d’unités plus simples : on compose en particulier les mots à partir de formes lin-
guistiques minimales dotées d’une signification propre, les morphèmes (Bloomfield, 1933).
Par exemple, le mot chanteuse est composé de deux morphèmes : chant- et -euse. Ces
morphèmes peuvent être eux-mêmes segmentés en unités minimales dépourvues de sens
(deuxième articulation), les phonèmes.

Au cours de cette thèse, nous allons plus particulièrement nous intéresser à la deuxième
articulation et à la composition des mots polymorphémiques. Les langues qui sont concer-
nées par le polymorphysme sont appelées soit langues fusionnelles, dont les langues
indo-européennes sont très représentatives (par ex. l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le
français. . .), soit langues agglutinantes (par ex. le finnois, le turc. . .). La distinction
entre ces deux types de langues est la suivante : dans les langues fusionnelles, la combinai-
son de formes linguistiques permet d’ajouter plusieurs propriétés à une base morphémique
de manière simultanée ; dans le cas de chant- + -euse, les informations “faire de son mé-
tier” et “nom féminin” sont simultanément ajoutées à la base chant grâce au suffixe -euse.
Dans les langues dites agglutinantes, la création de mots polymorphémiques se réalise en
“collant” les morphèmes les uns derrière les autres, de telle sorte que les frontières entre eux
demeurent bien nettes et que chaque morphème corresponde à un seul trait sémantique
ou fonctionnel. Pour illustrer ceci, nous pouvons prendre le cas du finnois ou du turc, deux
langues qui sont très représentatives de ce mécanisme. Par exemple, en finnois, la forme
taloissani (‘dans mes maisons’) peut se segmenter de la façon suivante : talo, ‘maison’ ;
i, la marque du pluriel ; ssa, ‘dans’ ; ni, suffixe qui marque la possession à la première
personne (mon/ma en français). En turc, la construction est très similaire : à partir de
ev (‘maison’), on peut former les mots evler (‘les maisons’), evlerim (‘mes maisons’), et
evlerimde (‘dans mes maisons’).

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

Au cours de cette thèse, nous nous sommes intéressés de manière privilégiée à la com-
position des mots polymorphémiques au sein des langues fusionnelles, et plus particuliè-
rement en français. Nous allons voir maintenant que deux approches permettent d’étudier
la structure des mots polymorphémiques : l’approche syntagmatique et l’approche para-
digmatique.

L’approche syntagmatique

L’approche syntagmatique permet d’étudier les mots polymorphémiques selon un axe


“horizontal” : les morphèmes sont considérés comme des “briques de construction” posées
les unes après les autres. Plusieurs types de “briques” ou morphèmes peuvent se différen-
cier. On distingue généralement les racines des affixes.

Les racines

Si nous nous intéressons tout d’abord aux racines, nous faisons l’observation qu’elles
sont “l’élément irréductible récurrent dans les formes lexicales apparentées par le sens et
considéré en linguistique historique comme la forme la plus ancienne expliquant tous les
dérivés ultérieurs”(TLFI, Trésor de la langue française informatisé, http ://atilf.atilf.fr/tlf.htm).
Par exemple, dans le mot campeur, la suite de lettres camp correspond à la racine. Ce
terme “racine” peut être admis comme terme générique pour rendre compte de la base à
partir de laquelle sont construits les mots polymorphémiques. Cependant, nous pouvons
faire les distinctions suivantes :

1. Dans le cas où la suite de phonèmes correspond à un morphème qui peut apparaı̂tre
de manière isolée dans le discours, on parle de morphème libre ou lexical. Dans
l’exemple campeur, camp- est une racine libre.

2. Les racines (mais par forcément toutes) peuvent être accompagnées d’un allonge-
ment pour constituer un “thème” (Booij, 2005), et celui-ci peut être le point d’an-

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1.1. Introduction

crage pour la construction de nouveaux mots. Par exemple, dans le mot format,
l’allongement -at est adjoint à la partie initiale form-, et leur assemblage constitue
un thème sur lequel sont construits les mots format-ion, format-eur, in-format-if.

3. Quand la suite de phonèmes est un morphème qui ne peut apparaı̂tre de manière


isolée dans un discours, on parle soit de morphème lié soit de radical pour être
plus précis1 . Dans le mot navigation, navig- est un radical.

Les affixes

Dans les mots polymorphémiques, les racines sont accompagnées d’un ou plusieurs
affixe(s). L’affixe est “l’élément lexical qui s’ajoute à un mot ou à un radical pour en mo-
difier le sens ou la fonction”. Il s’agit toujours d’un morphème lié (il ne se produit jamais
de manière isolée dans le discours). L’affixe est un suffixe s’il se situe après la racine (-eur
dans chanteur est un suffixe), ou un préfixe s’il se situe avant (dé- dans déchanter est un
préfixe). Quand un préfixe et un suffixe apparaissent toujours ensemble on désigne cette
paire par le terme de circomfix. Par exemple, en allemand, le mot ge-sing-e (‘chantant’
en français) contient le circomfix (ge - e). Dans d’autres langues comme le Khmu du
Laos, l’affixe n’est pas inséré de manière linéaire et on parle alors d’infixe : par exemple,
à partir du mot ska :t (‘rude’ en français), on construit le mot rudesse en insérant l’infixe
-m- comme suit : s-m-ka :t.
Parmi les suffixes, certains apportent des indications de type grammatical (genre, nombre,
mode, temps, personne, cas, etc. . .) à la racine à laquelle ils sont adjoints ; ces suffixes sont
nommés suffixes flexionnels (par opposition aux suffixes dérivationnels). Pour illustrer ce
qu’est la morphologie flexionnelle nous pouvons prendre l’exemple des verbes conju-
gués. Ces formes verbales ne correspondent pas à des mots nouveaux à proprement parler,
car généralement très transparentes au niveau de leur sens ; le suffixe de ces formes ap-
porte uniquement des indications de temps, de mode, d’aspect ou encore de personne à
la racine. Dans le mot mangeait, le suffixe -ait indique la conjugaison du verbe manger à
1
Nous allons voir qu’un morphème lié peut aussi convenir pour parler des affixes.

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

la troisième personne du singulier du temps imparfait et du mode indicatif.

L’allomorphie

Certaines racines ou affixes peuvent connaı̂tre des transformations phonologiques qui


engendrent des allomorphes. L’allomorphie est le phénomène selon lequel, à partir de
règles phonologiques, un morphème présente au moins deux formes de réalisations phono-
logiques et/ou orthographiques différentes. Par exemple en anglais, san- se prononce [seIn]
dans sanely [seInEli] et [saen] dans sanity [saen9ti]. san- possède ainsi deux réalisations
phonologiques distinctes, [seIn] et [saen], selon la règle appellée en anglais le “trisyllabic
shortening” ou “trisyllabic laxing”. Cette règle énonce que plus il y a de syllabes dans un
mot (par ex. plus il y a de suffixes placés à la suite d’un radical), plus la durée de la voyelle
du radical est réduite (voir par ex. Katamba, 1989). En français, nous pouvons de même
observer les cas de frère/frérot ou aigle/aiglon.

Un autre cas dans lequel la racine subit un changement de forme, sans que celui-ci
puisse être explicité par une règle phonologique ou morpho-phonologique, est celui de la
suppléance. Par exemple, en anglais, dans la paire de mots good-better, on a un radical
bet-2 qui est d’une part phonologiquement très différent de la racine good, et qui d’autre
part ne peut être expliqué par une quelconque règle morpho-phonologique. En français,
nous avons le cas des mots fleur /floraison/flétrissement, de aveugle/cécité, ou encore
de cheval /équestre. Les formes dans ces couples de mots sont vraiment différentes car
les mots polymorphémiques sont construits sur la base de radicaux distincts (d’origines
diverses) mais néanmoins synonymes du mot auquel ils sont apparentés. Par exemple, le
mot cheval vient du latin caballus 3 qui fut d’abord la désignation populaire péjorative qui
s’appliquait à un mauvais cheval, et qui s’est ensuite généralisé, remplaçant le mot equus
du latin classique. Caballus et equus sont ainsi devenus synonymes (Dictionnaire le Robert,

2
En anglais -er est un suffixe superlatif, par exemple le mot anglais short-shorter ‘court-plus court’.
3
Avec des origines étymologiques hongroise ou celtique.

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1.1. Introduction

Dictionnaire Historique de la Langue Française, vol 1, p. 729-730). Ensuite, sur la base du


mot cheval, nous retrouvons les mots chevalin et chevalier, et sur la base d’equus les mots
équestre et équitation 4 . Ces derniers cas correspondent à des constructions dites “savantes”
par opposition à celles dites “populaires”, c’est-à-dire construites sur la base d’une racine
latine. Ce type de construction se retrouve aussi en anglais, avec par exemple les mots
horsy (‘chevalin’ en français) et equitation (‘équitation’) ; cependant, en comparaison du
français, l’anglais est une langue dans laquelle beaucoup moins de mots polymorphémiques
sont construits à partir de racines d’origines différentes. C’est ainsi qu’en français on a
l’expression “un témoin oculaire”, avec le mot oculaire construit sur la base latine occulus,
alors que l’expression équivalente en anglais est littéralement ‘témoin d’œil’ : “eye witness”.
Un autre cas est celui de“gaz lacrymogène”, avec le mot lacrymogène qui dérive de la racine
latine lacrima/lacrymal (‘larme’) et qui correspondr a “tear gas” en anglais, littéralement
‘gaz à larmes’.
Un dernier cas concernant la forme des racines est celui pour lequel leur sens n’est pas
identifiable. Par exemple, en anglais, il existe de nombreux cas dans lesquels les mots
sont considérés comme étant polymorphémiques : conceive, deceive, perceive, receive. . .ou
admit, permit, remit, transmit. . .ou encore adduce, deduce, induce, reduce, produce. . .. Des
éléments comme ad- per-, re-. . .sont des préfixes habituels de la langue, et suggèrent donc
une décomposition possible des mots précédents. Cependant, des racines comme -ceive,
-duce ou -mit n’ont pas de sens clairement identifiable.

En ce qui concerne les affixes, il est également possible d’observer des cas d’allomorphie.
Par exemple, les préfixes al- et ap- en italien sont deux allomorphes du préfixe ad- dont la
consonne finale /d/ est assimilée à la première consonne de la racine qui suit : par exemple
larg-o (‘large’) devient al-larg-a-re (‘élargir’) et profond-o (‘profond’) devient ap-profond-
i-re (‘approfondir’). En français, il existe des cas d’allomorphie pour les suffixes lorsqu’ils
sont inaccentués (le suffixe est lui-même suivi d’un autre suffixe) : dangereux /dangerosité ;
temporel /temporalité ; africain/africaniste.

4
Nous pouvons aussi ajouter la base grecque hippos ‘cheval’, que l’on retrouve dans le mot hippodrome.

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

L’approche paradigmatique

Selon l’approche paradigmatique, les variations sémantiques des mots polymorphé-


miques sont étudiées en rapport avec la modification formelle et sémantique apportée par
les affixes au morphème de base (voir Figure 1.2). Le suffixe -eur par exemple a pour
fonction d’ajouter le sens de “quelqu’un qui pratique” au nom auquel il se rattache : chan-
teur, inventeur, danseur ect. alors que le suffixe -asse ajoute une valeur d’amplification :
paperasse, fadasse, mollasse.

Fig. 1.2 – Schéma représentant l’axe syntagmatique et l’axe paradigmatique.

Le sens des mots dérivés dépend en partie de la nature de l’affixe. L’addition du pré-
fixe pré- ajoute ainsi la signification d’une antériorité temporelle (TLFI) au mot auquel
il est combiné : préavis (avant l’avis), préhistoire (avant l’histoire), prédire (annoncer à
l’avance). Le suffixe re- ajoute la signification “faire à nouveau” comme dans redire (dire à
nouveau quelque chose). Il faut cependant noter que le sens que certains affixes ajoutent
à la racine n’est pas toujours explicite et que la connaissance des significations de chaque
morphème n’est pas toujours suffisant pour comprendre le sens du mot polymorphémique
(par ex. -asse a généralement une valeur d’amplification, néanmoins ceci n’est pas tou-
jours clair. Par exemple dans le mot vinasse, -asse a plutôt une valeur péjorative). Sur
ce point, la morphologie dérivationnelle diffère de la morphologie flexionnelle, cette der-
nière regroupant des suffixes beaucoup plus transparents sémantiquement que la première.

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1.1. Introduction

D’ailleurs, pendant longtemps, le cas des formes fléchies n’a pas suscité un grand intérêt
dans le cadre des études portant sur la reconnaissance des formes polymorphémiques, car
elles étaient considérées comme appartenant au domaine de la syntaxe et non au domaine
lexical. Cependant, en considérant les cas d’irrégularités, les recherches actuelles accordent
un regain d’intérêt à cette morphologie.5

Le statut des mots polymorphémiques

Si les morphèmes peuvent être considérés comme des unités insécables et totalement
arbitraires, cette notion d’arbitrarité est plus floue en ce qui concerne les mots polymor-
phémiques. En effet, ceux-ci étant composés de plus d’un morphème, leur sens est souvent
déductible par l’analyse de ces derniers, et leur forme n’est donc plus tout à fait immoti-
vée. Par exemple, le mot lentement est construit à partir des morphèmes lent- et -ment,
le premier exprimant l’idée d’un manque de rapidité, le second servant à construire des
noms d’action6 ; en parlant d’un mouvement, lentement désigne donc une manière de faire
les choses sans rapidité. Le sens des mots polymorphémiques n’est donc en général pas
entièrement arbitraire si l’on se place du point de vue des morphèmes à partir desquels
ils sont construits. Cette particularité des mots polymorphémiques peut conduire à se
questionner sur la façon dont ils sont considérés par les locuteurs d’une langue. Sont-ils
des mots dont le signe est indissociable de ceux des morphèmes qui les constituent, ou
ont-ils un statut à part entière ?
Certains modèles linguistiques proposent, pour une langue donnée, un inventaire de
toutes ses unités lexicales avec les principes généraux indiquant les règles lexicales (c’est-
à-dire de formation de mots) qui opèrent sur l’ensemble de ces unités. Selon les modèles,
5
Nous reviendrons de manière plus précise sur ces cas d’irrégularités dans le Chapitre 3.
6
La plupart des suffixes ont une part d’interprétation très générale. Ce qui les différencie tient plus à
leur origine, populaire ou savante et au type de la racine à laquelle ils sont adjoints. On peut distinguer
quelques grandes interprétations : par exemple les suffixes -age, -ment, -ion servent à former des noms
d’action ; les suffixes -esse, -té, -isme servent à former des noms abstraits ; les suffixes de nom ou d’adjectif
-et, -ette, -ot, -otte, -ard, etc. ont une valeur appréciative (cf. Huot, 2001, p. 64-65).

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

ces unités lexicales correspondent aux morphèmes et aux mots polymorphémiques (théorie
des unités entières), ou bien uniquement aux plus petites unités de sens - les morphèmes
(théorie des unités réduites). Dans la théorie des unités entières, tous les mots (monomor-
phémiques ou polymorphémiques) sont des unités complètement spécifiques. Ainsi, Dell
(1979) envisage le lexique comme un ensemble fini d’unités lexicales entièrement spécifiées
(les lexies), accompagné d’un ensemble de règles (selon J-P Babin, 2000, p. 94). Dans la
théorie des unités réduites, seuls les morphèmes sont considérés dans le lexique et les règles
de formation des mots polymorphémiques sont localisées dans une composante à part : la
composante syntaxique (cf. Chomsky, 1965). Au cours de cette thèse, nous reprenons cette
thématique en faisant appel aux méthodes d’investigation issues de la psycholinguistique.
Dans cette discipline, bon nombre d’“outils” théoriques sont issus de la linguistique ; néan-
moins, la manipulation cognitive des mots est l’objet d’étude plutôt que la description
des mots pour eux-mêmes. Nous allons donc à présent aborder la question de la faculté
de langage chez l’homme du point de vue de la psycholinguistique, en nous centrant sur
le problème que posent les mots polymorphémiques quant à la nature du signe qui les
représente.

Les questions que pose la représentation des mots polymorphémiques au sein


du lexique mental

La faculté propre à l’homme de communiquer par l’intermédiaire d’un système de


signes a conduit les psycholinguistes à postuler l’existence nécessaire d’un système lexical
interne nous permettant, d’une part, de stocker en mémoire la forme de tous les mots de
la langue que nous connaissons et, d’autre part, d’encoder le lien entre la forme et le sens
de ces mots. La notion de lexique mental est la métaphore largement admise aujourd’hui
par les psycholinguistes pour rendre compte de ce système.

“En stockant la forme et l’information significative ensemble, le lexique (mental) résout


le difficile problème de la correspondance arbitraire entre la forme et la signification”
(Frauenfelder, 1991, p. 7)

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1.1. Introduction

Le lexique mental serait ainsi une sorte de dictionnaire interne nous permettant d’ac-
céder au sens de tous les mots d’une langue - à partir du moment où nous la manipulons
suffisamment bien - de manière efficace. Toutefois, l’analogie avec un dictionnaire s’achève
ici, car au vu de la rapidité avec laquelle nous manipulons une langue que nous avons bien
intégrée, l’organisation des représentations des mots à l’intérieur de ce lexique n’emprunte
probablement pas une structure linéaire comme l’ordre alphabétique d’un dictionnaire.
Les mots polymorphémiques, dont nous discutions la notion d’arbitraire, posent aux psy-
cholinguistes la question de la nature de leur représentation au sein du lexique mental.
En effet, la question est de comprendre si ces mots ont leur propre représentation au sein
du lexique mental, ou bien si seuls les morphèmes qui les composent sont représentés,
et quelles sont les procédures mises en place pour accéder à ces représentations (pour
illustrer ces questions voir la Figure 1.3).

Fig. 1.3 – Quelle est la nature du signe des mots polymorphémiques pour les locuteurs
d’une langue ?

En faisant l’hypothèse que les procédures de traitement du langage ne sauraient être


indépendantes de la structure de la langue, il est acceptable de postuler que les représen-
tations des mots sont organisées en fonction de leurs caractéristiques intrinsèques dans le
lexique mental. Ainsi, certaines théories psycholinguistiques proposent qu’il existe au sein
du lexique mental une représentation lexicale partagée du morphème dont sont composés
les mots polymorphémiques d’une même famille morphologique (Taft et Forster, 1975).

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

En effet, il ne serait pas nécessaire de prévoir une représentation lexicale pour les mots
jardinier, jardinage ou jardinière ect. puisque le sens de ces mots est directement déri-
vable du sens du morphème jardin et de celui de leur affixe -ier, -age ou -ière. Ainsi, les
mots polymorphémiques ne possèderaient pas leur propre représentation, mais seraient
encodés dans le lexique mental de manière “décomposée”. Seuls l’élément racine et les
suffixes de ces mots auraient une représentation lexicale propre, mais pas leur combinai-
son. Par ailleurs, un travail réalisé par Rey-Debove (1984) permet d’estimer à 75 % les
mots de la langue française analysables en constituants morphémiques. L’économie sur le
nombre d’entrées lexicales opérée par un tel mode de stockage ne serait ainsi pas du tout
négligeable. Néanmoins, et en contre-partie, une telle organisation implique que les mots
polymorphémiques soient décomposés au cours de leur accès lexical, procédure qui est
effectivement proposée dans l’hypothèse décompositionnelle concernant l’accès au sens de
ces mots. Deux limites significatives ont été avancées concernant cette hypothèse. D’une
part, le processus de composition-décomposition ayant un coût cognitif, l’économie faite
en termes mnémoniques n’en est plus nécessairement une du point de vue du traitement
global du langage. D’autre part, comme nous l’avons déjà mentionné un peu plus haut,
certains mots polymorphémiques sont peu prédictibles quant à leur sens par l’analyse de
leurs constituants, et posent donc un problème à l’hypothèse décompositionnelle. Hen-
derson (1985) signale par exemple que le sens du préfixe anglais un-, bien que clairement
négatif, peut apparaı̂tre sous différentes variantes sémantiques :

“An unarmed man may never have been armed but an unfrocked priest has undoubtedly
been de-frock-ed. An unearthed object has, at least metaphorically, been dug up, as if from
the earth, whereas an unearthly object has never been part of the earth.” (Henderson, 1985,
p. 38).

En réponse à ces critiques, d’autres théories proposent que chaque mot ait sa propre re-
présentation lexicale (Butterworth, 1983 ; Rumelhart & McClelland, 1986). Elles renvoient
à l’hypothèse d’un accès direct aux représentations globales des mots polymorphémiques.
Selon celles-ci, des connexions lexicales sont établies entre les mots qui partagent des

12
1.1. Introduction

similarités orthographiques, sémantiques, voire morphologiques, et l’accès aux représen-


tations lexicales d’un mot donné propage de l’activation aux représentations auxquelles il
est connecté (Henderson, 1985). Une limite à ce type d’hypothèse est qu’un grand nombre
de formes lexicales doit alors être stocké dans le lexique mental, et si celles-ci ne sont pas
activées suffisamment souvent, elles “dépérissent”. Pour palier ces limites, les modèles à
accès direct comportent un mécanisme qui permet qu’à chaque fois qu’une représenta-
tion lexicale reçoit de l’activation, de manière directe ou par le biais de ses connexions,
le seuil d’activation à partir duquel cette représentation peut être activée baisse. Ainsi,
les seuils d’activation des entrées lexicales de tous les mots - même ceux qui ne sont pas
fréquemment utilisés - sont maintenus à un niveau suffisamment bas pour permettre un
accès à leur sens qui soit toujours rapide et efficace. Sans cela, les mots les moins fréquents
deviendraient de plus en plus difficiles à activer et seraient graduellement oubliés.

L’objectif en psycholinguistique concernant l’étude des mots polymorphémiques est de


déterminer dans quelle mesure une réalité linguistique descriptive, basée sur l’étude des
énoncés linguistiques, constitue aussi une réalité en termes de processus de traitement
du langage. L’idée de dissocier les unités morphémiques et les mots polymorphémiques
est séduisante en terme organisationnel, cependant le sens des mots polymorphémiques
est généralement un peu plus que la somme du sens des unités qui les composent. Dès
lors, la question soulevée est de comprendre dans quelle mesure il est possible de dissocier
la représentation lexicale ou formelle d’un mot de la représentation sémantique corres-
pondante. Une idée en psycholinguistique pour résoudre ce dilemme a été d’envisager un
traitement autonome de la forme des unités lexicales vis-à-vis de leur traitement séman-
tique. Ce type de raisonnement a conduit d’une part à des propositions de modèles de
reconnaissance des mots polymorphémiques via une procédure de décomposition de ces
derniers. A l’inverse, d’autres modèles ont proposé que les mots polymorphémiques soient
traités par les locuteurs d’une langue via leur forme globale (hypothèse d’un accès direct).
D’autres approches encore proposent un mécanisme de reconnaissance de ces mots basé à
la fois sur la forme globale et sur les produits d’une décomposition. Nous allons expliciter

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

plus en détails ces catégories de modèles. Avant cela, et pour fournir tous les éléments
nécessaires à leur pleine compréhension, nous détaillons quelques-uns des principaux mo-
dèles de reconnaissance visuelle des mots. Ces modèles peuvent être regroupés en deux
familles qui reposent sur deux types distincts de mécanismes de reconnaissance visuelle
des mots. A la suite de leur description, nous verrons que les modèles de reconnaissance
des mots polymorphémiques reprennent préférentiellement à leur compte un type de mé-
canisme ou un autre, en fonction de l’hypothèse soutenue (décompositionnelle ou d’accès
direct). Ce sont ces derniers points que les expériences que j’ai menées pendant ma thèse
me permettront de discuter.

1.2 La reconnaissance visuelle des mots

Quand nous lisons des mots qui constituent une phrase, nous prenons conscience uni-
quement du résultat de cette lecture. La facilité avec laquelle nous parvenons à traiter les
mots écrits nous conduit généralement à considérer cette capacité comme un processus très
élémentaire, celui d’un simple appariement d’une forme visuelle (grapho-orthographique)
à un contenu sémantique. Le caractère rapide, irrépressible, et efficace de ce processus (c.f.
effet Stroop, 1935) nécessite pourtant, selon toute vraisemblance, un système de traite-
ment bien organisé dont différents modèles tentent de rendre compte à leur manière. Nous
allons voir qu’un modèle phare de la reconnaissance des mots et celui du modèle à double
voie de traitement (Coltheart, 1978). Des procédures plus fines pour le traitement des
mots ont été également proposées en parallèle. Celles-ci se centrent plus particulièrement
sur l’activation des représentations lexicales qui codent les mots au sein du lexique mental.
Nous allons voir que selon les hypothèses défendues, l’activation de ces représentations
peut solliciter des processus par recherche active ou par accumulation passive d’informa-
tions. Cette dernière hypothèse a donné lieu à la naissance d’un nouveau type de modèles
de lecture dits connexionnistes, pour lesquels une seule voie est disponible et suffisante
(McClelland & Rumelhart, 1981).

14
1.2. La reconnaissance visuelle des mots

1.2.1 Modèles à double voie

Un exemple prototypique du modèle à double voie est celui de Coltheart (1978). Ce


modèle postule l’existence de deux voies (ou procédures) parallèles et indépendantes per-
mettant de traiter tout item pouvant être rencontré par un lecteur. De manière plus
précise, les étapes de la lecture d’un mot au sein de ce modèle sont les suivantes : les
informations visuelles qui correspondent à une séquence de lettres sont transmises depuis
les récepteurs de la rétine au cortex visuel dans lequel un traitement de ces informations,
impliquant d’autres régions cérébrales (pariétal), a lieu et permet d’identifier les lettres et
de coder leur position. C’est à ce niveau que deux voies de lecture sont alors possibles.

Fig. 1.4 – Version actuelle du modèle de la reconnaissance des mots à double voie : modèle
Dual Route Cascade (DRC) d’après Coltheart et al. (2001).

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Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

1. La voie lexicale, qui va permettre d’activer automatiquement la représentation or-


thographique complète et spécifique du mot traité, puis sa représentation sémantique
et phonologique.

2. La voie extra-lexicale, à partir de laquelle la série de lettres va être segmentée en


unités graphémiques mises en correspondance avec des unités phonologiques, grâce
à un ensemble de règles de correspondance graphème-phonème. Appliquées séquen-
tiellement, ces dernières permettent d’accéder à la représentation sémantique du
mot qui pourra éventuellement être prononcé.

Ces deux voies de traitement ont leur pertinence pour des types de mots distincts. La
première voie, dite par adressage, est très efficace chez le lecteur compétent pour les mots
familiers même irréguliers. La seconde voie, par assemblage, est indispensable pour traiter
les mots nouveaux et les non-mots. Une version plus actuelle de ce modèle est proposée
par Coltheart et al. (2001) avec le modèle Dual Route Cascade. Au sein de celui-ci, des
interconnections entre les niveaux des représentations phonologiques, orthographiques et
sémantiques sont prévues. Par ailleurs, les deux voies de traitement (par adressage et
assemblage) ne sont pas hermétiques (voir la Figure 1.4).

1.2.2 L’activation des représentations lexicales

Des procédures plus fines concernant l’activation de la représentation orthographique


d’un mot ont été détaillées parallèlement à la proposition du modèle plus général de
la double voie de traitement. Par exemple, Forster (1976) propose qu’une procédure de
recherche active et séquentielle soit engagée dans le lexique afin d’activer la représentation
orthographique d’un mot traité. Plus précisément, il propose que deux sous-systèmes
entrent en jeu dans ce processus : un système périphérique et un système central. Ces
deux systèmes se différencient par le fait que l’un, le système périphérique, est spécifique
à une modalité alors que le second, le système central, est amodal. Au sein du système
central sont stockées les représentations lexicales sémantiques et syntaxiques des mots
ainsi que leurs représentations orthographiques ou phonologiques. Au sein du système

16
1.2. La reconnaissance visuelle des mots

périphérique à modalité visuelle dans le cas de la lecture, les représentations sont de


nature orthographique et servent essentiellement de code d’accès dans le mécanisme de
reconnaissance des mots. Ainsi, lors de la reconnaissance d’un mot, la représentation
orthographique de celui-ci est le code à partir duquel s’opère la recherche lexicale. Celle-ci
se fait de manière sérielle sur un ensemble de représentations stockées dans le système
central qui partagent des caractéristiques orthographiques avec le code. Quand la bonne
représentation est contactée dans le système central, celle-ci est activée, et le stimulus mot
reconnu : les informations sémantiques et syntaxiques qui lui sont associées deviennent
disponibles pour le lecteur (voir la Figure 1.5).

Fig. 1.5 – L’accès au lexique par recherche active. Mise en correspondance du code or-
thographique aux représentations encodées dans le fichier central.

Ce que nous pouvons noter ici est que dans ce type de modèle, la recherche de la repré-
sentation orthographique d’un mot pourrait être réalisée sur des unités plus réduites que
la forme complète du mot (par ex. celles des syllabes ou des morphèmes). En contrepartie,
ceci nécessite qu’une analyse pré-lexicale ait lieu avant cette étape de traitement.

17
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

Rôle des unités morphologiques dans l’accès lexical

Taft et Forster ont proposé une étude princeps en 1976 qui montre que les unités
morphémiques jouent un rôle dans l’accès lexical aux mots polymorphémiques. Cette
étude, proposée en anglais, consiste en une tâche de décision lexicale sur des non-mots
correspondants à des racines liées (par ex. *juvenate, qui existe comme racine liée dans
rejuvenate) et des non-mots “classiques” (par ex. *pertoire, qui n’est pas une racine liée en
anglais). Les auteurs tentent de montrer l’implication des unités morphologiques dans les
processus d’accès lexicaux, et testent la conséquence la plus extrême de cette hypothèse,
c’est-à-dire si les racines liées sont représentées dans le lexique mental. Leur prédiction est
la suivante : si les racines liées sont représentées dans le lexique, alors les participants de
l’étude devraient éprouver davantage de difficultés à les considérer comme des non-mots en
comparaison des non-mots classiques. De manière plus précise, leur hypothèse est que les
non-mots du type de *pertoire devraient être immédiatement classés en tant que tels car
aucune représentation correspondante ne peut être trouvée dans le lexique. En revanche,
si l’on considère des non-mots qui correspondent à une racine liée (*juvenate), alors une
représentation lexicale devrait être contactée dans le lexique et renvoyer l’information se-
lon laquelle cet item est un morphème lié, et donc pas un mot ; le système chercherait
alors s’il n’existe pas une forme similaire qui corresponde à une racine libre7 . Les résultats
observés par les auteurs mettent en évidence des temps de réponse plus longs pour rejeter
un non-mot comme *juvenate comparé à un non-mot du type *pertoire, ce qui suggère
qu’une recherche lexicale a bien été engagée sur les non-mots qui correspondent à une
racine liée et qui requièrent de ce fait plus de temps pour être rejetés en tant que mots.
Une deuxième expérience a été réalisée à la suite de celle que nous venons de présenter
afin de lever toute ambiguı̈té concernant un biais possible induit par les participants. En
effet, il se pourrait que ces derniers prennent plus de temps pour rejeter les non-mots qui
correspondent à une racine liée parce qu’ils vérifient que ces items ne peuvent pas être

7
Ceci est parfois le cas, comme par exemple vent (‘bouche de conduit’ en français) qui peut être un
mot ou une racine liée dans invent (‘inventer’) ou prevent (‘prévenir’).

18
1.2. La reconnaissance visuelle des mots

employés de manière isolée, sans pour autant qu’une procédure d’activation d’une repré-
sentation lexicale soit impliquée. Pour palier cet éventuel biais, la deuxième expérience
proposée consiste en une tâche de décision lexicale sur des non-mots préfixés, par exemple
*dejuvenate et *depertoire. Si le non-mot *dejuvenate est plus long à rejeter que *deper-
toire, cela montrera que de tels non-mots ont été décomposés, et que c’est la pseudo-racine
isolée (*juvenate) qui ralentit la décision de rejeter *dejuvenate comme étant un mot, se-
lon le principe de recherche lexicale expliqué précédemment. Dans le cas contraire, s’il n’y
a pas de décomposition et donc isolation de la racine liée *juvenate, alors *dejuvenate et
*depertoire devaient être rejetés aussi rapidement l’un que l’autre car aucune représenta-
tion ne serait jamais activée dans le lexique mental. Encore une fois, les résultats observés
vont dans le sens de l’hypothèse des auteurs, et sont donc en faveur d’une procédure d’ac-
cès lexical réalisée sur la base de représentations morphémiques. Nous reviendrons sur le
rôle de ces unités lorsque nous présenterons les modèles de reconnaissance visuelle des
mots polymorphémiques.

Rôle des unités syllabiques dans l’accès lexical

Une autre unité qui aurait un rôle possible à jouer dans les processus de reconnais-
sance des mots est l’unité syllabique. Sphœr et Smith (1973) montrent par exemple son
rôle dans le traitement des mots écrits : ils observent que le pourcentage d’identification
correcte de mots de même longueur (5 lettres) est plus élevé pour les mots contenant une
seule syllabe (par ex. paint, ‘peindre’) que pour ceux en contenant deux (paper, ‘papier’),
ceux-ci suggèrent ainsi que l’unité syllabique pourrait intervenir dans la procédure qui
conduit à la reconnaissance lexicale des mots. Les mots bisyllabiques seraient identifiés
moins vite car non pas une, mais deux procédures de traitement susceptibles de conduire à
la reconnaissance lexicale seraient mises en route : une pour chacune des deux syllabes. Un
travail réalisé en anglais par Prinzmetal, Treiman et Rho (1986) a également montré que
le traitement des mots écrits faisait appel à leur structure syllabique. Dans leurs travaux,
ils observent en effet que le rappel de la couleur d’une lettre cible est facilité quand celle-ci

19
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

appartient à une syllabe qui est écrite d’une seule et même couleur dans un mot. Ainsi,
la couleur de la lettre D sera mieux rappelée si elle a été présentée dans VOD/KA que
dans VO/DKA (voir aussi Rapp, 1992 en anglais ; Carreiras, Alvarez & De Vega, 1993
en espagnol ; Colé, Magnan, Zaguan & Grainger, 1999 en français). Une étude proposée
par Fabre et Bedoin (2003) montre également l’importance de l’unité syllabique dans une
étude similaire à celle de Prinzmetal et al. (1986), mais réalisée sur des non-mots. Ceci
conforte l’idée que cette unité joue un rôle dans les traitements qui précèdent la reconnais-
sance d’un mot. De nombreuses autres études, menées notamment en langue française et
utilisant d’autres procédures expérimentales que celles citées plus haut, confirment le rôle
important de la syllabe dans le traitement des mots (citons par ex. les études de Melher
& al., 1981 ; Ferrand et al., 1996 ; Pallier et al., 1993, menées en lecture ou en dénomi-
nation, ou de Colé et al., 1999 pour une tâche centrée sur l’écrit). Néanmoins, selon les
langues, le rôle de l’unité syllabique n’est pas toujours aussi déterminant qu’en français.
Par exemple, des unités infra-syllabiques semblent être aussi impliquées en anglais. Les
études de Stemberger (1983) ou de Treiman et Danis (1988) montrent ainsi que l’attaque
(c’est à dire la consonne ou le groupe de consonnes en position initiale dans la syllabe) et
la rime (la voyelle et les éventuelles consonnes suivantes) sont des unités importantes dans
le traitement des mots de cette langue. Par ailleurs, et comme nous allons le voir dans
les sections qui suivent, d’autres unités semblent être sollicitées, sur lesquelles pourrait
s’effectuer la recherche lexicale.

Rôle des unités phonologiques dans l’accès lexical

Une expérience réalisée en 1987 par Van Orden en anglais montre que les représenta-
tions phonologiques ont une influence sur l’activation des représentations complètes des
mots. En effet, ces auteurs ont montré que la reconnaissance du mot rose (‘rose’) est
facilitée si celui-ci est précédé par la présentation du mot rows (‘lignes’). Cette facilita-
tion, observée alors que les deux mots ne partagent pas de sens mais uniquement leur
forme phonologique, montre que des traitements d’unités de connaissance phonologique

20
1.2. La reconnaissance visuelle des mots

sont mis en jeu et participent à la reconnaissance des mots en propageant de l’activation


aux représentations de ces derniers. Nous ne décrirons pas plus les études qui portent sur
cet effet (pour une revue, voir Berent & Perfetti, 1995 et Frost, 1998), et attirons plutôt
l’attention sur le fait que le rôle de l’unité phonologique dans l’activation d’une représen-
tation complète des mots a inspiré un nouveau type de modèle d’accès lexical, à savoir les
modèles à voie unique ou connexionnistes.

1.2.3 Modèles à voie unique ou connexionnistes

Les modèles connexionnistes à traitement parallèle et représentations distribuées prin-


ceps sont ceux de McClelland et Rumelhart (1981) et Rumelhart et McClelland (1982),
et plus récemment celui de Plaut, McClelland, Seidenberg et Patterson (1996). Ces mo-
dèles reposent sur les mécanismes de fonctionnement des réseaux neuronaux, réseaux et
mécanismes physiologiques qui sont repris et simplifiés dans les modèles informatiques
dits connexionnistes. A l’inverse des modèles à double voie, ces modèles supposent qu’un
système unique de lecture est disponible et suffisant. Plus précisément, leur architecture
est celle d’un réseau à trois couches (la couche des unités d’entrée, celle des unités ca-
chées, et celle des unités de sortie) interconnectées. Chaque unité est un “accumulateur”
d’indices, et transmet un signal aux unités de la couche suivante. La valeur et la polarité
des connexions sont déterminées par apprentissage, processus par lequel les valeurs des
connexions se modifient graduellement sur la base des différentes répétitions d’activation.
On parle ici de représentations distribuées pour rendre compte du fait que, dans ces mo-
dèles, il n’existe pas d’unité de représentation spécifique pour chaque mot ou lettre ; chaque
unité intervient au contraire dans la représentation de plusieurs mots, et chaque mot est
représenté par l’activation d’un réseau d’unités formant une configuration spécifique (voir
Figure 1.6). Ce type de modèle a également été inspiré par le modèle dit passif de Morton
(1969). Au sein de ce dernier, l’accès au lexique se réalise par le biais de détecteurs de
mot (les logogènes) qui accumulent de l’activation en provenance du stimulus traité de
manière passive.

21
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

Fig. 1.6 – Schéma du fonctionnement du modèle connexionniste de McClelland et Ru-


melhart (1981).

Les détecteurs qui reçoivent le plus d’activation sont ceux dont les unités lexicales
auxquelles ils réfèrent partagent le plus de caractéristiques avec le stimulus en cours de
traitement. Lorsque la valeur seuil prédéfinie d’un détecteur est atteinte, le mot corres-
pondant peut être identifié. La différence majeure entre les modèles connexionnistes et le
modèle de Morton est que les premiers postulent que les détecteurs existent pour des unités
de tailles variées (traits, lettres, mots), étagées sur des niveaux en interaction. Par ailleurs,
les modèles connexionnistes ne retiennent pas l’hypothèse d’une analyse pré-lexicale des
mots en structures infra-lexicales. Cette dernière notion n’a en effet pas vraiment de sens
puisque le traitement en cascade amène à stimuler des détecteurs de mots sur la base d’une
activation partielle de lettres qui ne doivent pas nécessairement être toutes identifiées.
Dans les versions plus récentes de ces modèles, trois types d’unités seraient en fait
simultanément impliquées dans le processus de reconnaissance de mots écrits (voir Figure
1.7) et contribueraient à reconnaı̂tre le mot (voir par ex. Ziegler, Van Orden et Jacobs,
1997). Dans la section suivante, nous allons pouvoir à présent décrire quelques modèles

22
1.3. La reconnaissance visuelle des mots polymorphémiques

Fig. 1.7 – Schéma d’un modèle dans lequel trois types d’unités sont simultanément im-
pliqués dans le processus de reconnaissance de mots écrits.

plus spécifiques de la reconnaissance visuelle des mots, à savoir ceux qui décrivent les
processus d’accès lexical aux mots polymorphémiques et l’organisation de ces derniers au
sein du lexique mental. Deux catégories de modèles peuvent être opposées en fonction des
procédures de traitement lexical qu’elles postulent : soit le traitement se réalise via une
procédure de décomposition des mots polymorphémiques en racine plus affixe(s), avec une
recherche lexicale basée sur la racine, soit il se fait directement à partir de la forme globale
du mot polymorphémique.

1.3 La reconnaissance visuelle des mots polymorphé-

miques

1.3.1 Modèle décompositionnel

Ce type de modèle a été formulé initialement par Taft et Forster en 1975 et Forster en
1976. Son principe de base est que les mots polymorphémiques sont décomposés en racine
et affixe(s) au cours des traitements pré-lexicaux. Cette hypothèse décompositionnelle est

23
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

en faveur d’une organisation du lexique mental où seuls les éléments morphémiques pos-
sèdent une représentation spécifique dans les voies d’accès au lexique. Les mots polymor-
phémiques ne possèdent donc pas de représentations lexicales propres et indépendantes,
et seules leurs racines sont stockées dans le lexique mental (ou fichier central) avec toutes
les informations concernant les affixes avec lesquels elles peuvent se combiner pour former
des mots polymorphémiques acceptables. Dans ce modèle, les mots polymorphémiques
appartenant à une même famille morphologique partagent la même entrée lexicale dans
la voie d’accès, qui est la racine morphémique commune (voir Figure 1.8).

Fig. 1.8 – Schéma représentant le mode d’organisation des mots appartenant à une même
famille morphologique dans le cadre du modèle décompositionnel.

1.3.2 Modèle à accès direct (ou à listage exhaustif )

Selon ce modèle, tous les mots connus par un sujet sont listés sous une forme unitaire
et autonome dans le lexique mental (Butterworth, 1983). L’accès aux mots polymorphé-
miques ou monomorphémiques relève donc d’un même processus, à savoir d’un accès via
la représentation globale du mot. La dimension morphologique n’est pas représentée en
tant que telle, mais plutôt en termes de liens lexicaux (voir Figure 1.9).
Pour rendre compte de la capacité à créer de nouveaux mots polymorphémiques, ainsi
que de l’intuition des locuteurs quant à l’appartenance à une même famille de mots com-

24
1.3. La reconnaissance visuelle des mots polymorphémiques

Fig. 1.9 – Schéma représentant le mode d’organisation des mots appartenant à la même
famille morphologique dans le cadre du modèle à listage exhaustif.

posés à partir d’une même racine, ce modèle inclut des procédures dites supplétives (fall-
back procedures) consciemment utilisées par les individus. Des éléments de l’hypothèse
du listage exhaustif se retrouvent dans les modèles connexionnistes (par ex. les mots po-
lymorphémiques sont tous représentés sous leur forme holistique dans le lexique)8 . Dans
ces derniers, les capacités cognitives humaines sont considérées dans le cadre de réseaux
d’unités lexicales qui peuvent être implémentés à l’aide de réseaux neuronaux artificiels.
Les comportements cognitifs y sont le résultat d’interactions entre plusieurs de ces unités
élémentaires du réseau. L’acquisition de connaissances ou d’habiletés cognitives se traduit
par un processus d’ajustement du poids des connexions partagées entre certaines unités.

8
Il est important de préciser ici qu’il est possible de scinder les modèles connexionnistes en deux grandes
catégories : d’une part, les modèles dans lesquels la structure du réseau et le sens des unités neurones sont
fixés à l’avance par les concepteurs, et d’autre part les modèles dans lesquels ces caractéristiques émergent
à la suite d’un apprentissage (par ex. quand on règle les poids de perceptrons multicouches avec un jeu
d’entrées-sorties d’apprentissage). Dans le cas des modèles psycholinguistiques de reconnaissances de mots,
nous retrouvons majoritairement la première catégorie de modèles dans lesquels chaque forme holistique
correspond à un neurone (comme dans la couche supérieure du modèle de McClelland & Rumelhart,
Figure 5). Ceci permet de dire que ces modèles font appel à une forme de listage exhaustif.

25
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

Selon cette approche, les mots polymorphémiques d’une même famille morphologique en-
tretiennent des connexions orthographiques/phonologiques et sémantiques privilégiées au
sein du réseau. A chaque fois qu’un mot polymorphémique est activé, celui-ci propage de
l’activation aux représentations qui partagent les informations qu’il contient, comme par
exemple celles de sa racine et des autres mots composés à partir de celle-ci. Ces interactions
consolident les liens entre ces représentations lexicales. Les informations morphologiques
apparaissent dès lors comme des propriétés émergentes de ce système (Rumelhart & Mc
Clelland, 1986 ; Mac Whinney & Leinbach, 1991). En somme, les effets morphologiques
qui peuvent être observés en lecture de mot (lecture plus rapide du mot pur si celui-ci
est précédé par le mot pureté 9 ) peuvent être attribués aux interconnexions sémantiques
et orthographiques des mots d’une même famille morphologique.

1.3.3 Le débat entre modèle à décomposition et modèle à accès

direct

Etudes sur les formes verbales régulières et irrégulières en anglais

Un débat existe entre les tenants des modèles dans lesquels les mots polymorphémiques
sont traités via les représentations de leurs morphèmes et les mots non décomposables,
via leur représentation globale (par ex. la dual route hypothesis de Pinker, 1991), et les
tenants des modèles à procédure unique pour tous les mots, qui sont tous traités via leur
forme globale (par ex. les modèles connexionnistes de Rumelhart & McClelland, 1986 et de
Plunkett & Marchman, 1993). Pour départager ces deux conceptions du traitement lexi-
cal, de nombreuses études sur l’accès au sens des formes verbales régulières et irrégulières
en anglais ont été réalisées. Dans cette langue, seuls les verbes réguliers sont décompo-
sables (par ex. talked, qui est la forme passé du verbe talk, ‘parler’, est décomposable en
talk et -ed qui marque le passé), tandis que les verbes irréguliers sont indécomposables ;

9
Nous revenons sur ce type d’expérience un peu plus bas.

26
1.3. La reconnaissance visuelle des mots polymorphémiques

leurs formes étant idiosyncratiques (par ex. brought est le passé de to bring ‘apporter’10 ).
Selon les modèles à traitement indifférencié, l’accès lexical des formes fléchies régulières
et irrégulières se fait via leur représentation globale. Selon les modèles à double voie, un
mécanisme de type holistique est engagé uniquement pour le traitement des formes ver-
bales irrégulières, tandis que les formes verbales régulières sont traitées sur la base d’un
système d’application de règles : une racine plus une terminaison en -ed correspondent à
la forme au passé d’un verbe régulier.

Données en faveurs des modèles à double voie

Des expériences de décision lexicale accompagnées d’un protocole d’amorçage en mo-


dalité visuelle masqué ou en inter modalité ont montré des effets d’amorçage sur la re-
connaissance d’un verbe régulier (walk, ‘marcher’) quand celui-ci est précédé de la pré-
sentation de sa forme fléchie au passé (walked ). En revanche, pour les verbes irréguliers
cet effet d’amorçage n’est pas observé. La reconnaissance du verbe give (‘donner’) n’est
par exemple pas facilitée quand celui-ci est précédé de la présentation de sa forme fléchie
11
au passé gave (Kempley & Morton, 1982 ; Napps, 1989 ; Stanner, Neiser, Hernon &
Hall, 1979 ; Marslen-Wilson, Hare & Older, 1995). Ces données sont interprétées comme
la marque que les formes verbales régulières sont décomposées au cours de leur traitement
lexical. De cette manière, l’amorce walked est décomposée en walk plus -ed, ce qui isole
une première fois la représentation de la racine walk alors activée. Quand le participant
doit traiter la cible walk, ceci est facilité, car sa représentation a été pré-activée au cours
10
D’un point de vue purement linguistique, les verbes irréguliers anglais ne sont pas entièrement idio-
syncrasiques. Halle and Marantz (1993) soulignent que dans le cas des verbes irréguliers, le choix du
suffixes est soit -Ø (par ex. hit est la forme passée du verbe hit ‘frapper’) soit -t (par ex. slept est la
forme passée du verbe sleep, ‘dormir’ adjoint à la forme phonologique alternative du radical, qui est
déterminé par l’identité du verbe et spécifié dans une liste stockée en mémoire.
11
Lorsque le temps de présentation de l’amorce est très rapide ou lorsqu’elle est présentée en modalité
auditive, le lien sémantique partagé entre l’amorce et la cible dans les exemples donnés ne permet pas
d’obtenir d’effet facilitateur sur la reconnaissance de la cible ; le traitement de l’amorce a été interrompu
avant que sa représentation sémantique ait été entièrement activée.

27
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

du traitement de l’amorce. Les formes verbales irrégulières en anglais n’étant pas décom-
posables et leur forme idiosyncrasique n’étant pas composée de leur racine, le traitement
de l’amorce (gave) ne permet pas de faciliter celui de la cible (give) : il n’y a pas d’effet
d’amorçage observé.

Données issues de la neuropsychologie cognitive en faveur du modèle à double


voie

Des études sur des patients atteints de lésions cérébrales localisées dans le lobe fron-
tal ou souffrant de la maladie de Parkinson ont montré des difficultés dans le traitement
des formes verbales régulières (Tyler, Mornay, Anokhina, Longworth, Randall & Marslen-
Wilson, 2002 ; Ullman, Corkin, Copolla, Hickok, Growdon, Koroshetz & Pinker, 1997).
A l’inverse, des patients atteints de lésion cérébrales dans le lobe temporal inférieur pré-
sentant la démence de type d’Alzheimer montrent des difficultés dans le traitement des
formes verbales irrégulières (Kay, Lesser & Coltheart, 1992 ; Ullman & al., 1997). Cette
correspondance entre des zones d’atteinte cérébrale différentes et des déficits cognitifs dis-
tincts pour le traitement des formes verbales régulières et irrégulières (double dissociation)
est en faveur des modèles à double voies de traitement.

Plus précisément, Ullman & al., (1997) argumentent que le cortex peut être sub-divisé,
du point de vue des processus mnésiques, en deux systèmes : la mémoire déclarative, qui
sous-tend la mémorisation de faits et d’évènements, et la mémoire procédurale, qui est le
système pour mémoriser des savoir-faire et des habiletés cognitives. La mémoire déclara-
tive est prise en charge par le lobe temporal et pariétal du cortex cérébral, et la mémoire
procédurale par le lobe frontal (Cohen & Squire, 1980). Étant donné que les mots sont
considérés comme des unités correspondant à des faits et non des savoir-faire, ils seraient
mémorisés dans la mémoire déclarative. En revanche, les règles grammaticales seraient
elles mémorisées dans la mémoire procédurale. Pour tester l’hypothèse de la double voie
(voie de traitement lexical par application de règles et la voie par accès direct), les au-
teurs proposent de tester des patients atteints de la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson

28
1.3. La reconnaissance visuelle des mots polymorphémiques

dans une tâche de production de formes verbales régulières ou irrégulières. Sachant que
les patients atteints d’Alzheimer ont des difficultés au niveau de la mémoire déclarative,
mais des compétences préservées pour la mémoire procédurale, si le modèle à double voies
est valable, alors ces patients devraient être plus aptes à produire des formes verbales
régulières qu’irrégulières en comparaison de sujets sains. Les patients Parkinsoniens pré-
sentent le schéma inverse, à savoir que leur mémoire déclarative est préservée, mais qu’ils
manifestent des troubles concernant leur mémoire procédurale. De ce fait, si le modèle
à double voie est valable, les patients Parkinsoniens devraient mieux produire les formes
verbales au passé des verbes irréguliers que celles des verbes réguliers. Les résultats ob-
servés vont dans le sens des prédictions faites. Cette double dissociation est en faveur du
modèle à deux voies de traitement, à savoir une voie qui applique des règles grammati-
cales pour les verbes réguliers, et une voie qui permet d’activer directement en mémoire
la représentation des formes verbales irrégulières.

Interprétation par les modèles connexionnistes

Les modèles connexionnistes interprètent les effets d’amorçage morphologique comme


des propriétés émergentes du système lexical et des interactions qui s’y opèrent entre les
unités lexicales. En effet, dans ces modèles, les mots polymorphémiques ont leur propre
représentation et celles-ci sont interconnectées entre membres d’une même famille mor-
phologique par des liens établis sur des proximités phonologiques et sémantiques. Ainsi,
lors de l’activation de la représentation d’un mot polymorphémique, cette activation est
propagée aux autres membres de la famille qui partagent tous la même racine. Celle-ci est
alors activée et permet d’obtenir les effets d’amorçage observés dans les tâches de décision
lexicale avec protocole d’amorçage. Concernant les résultats de Ullman et al. (1997), la
dissociation observée entre les patients Alzheimer et Parkinsoniens pourrait s’expliquer
dans un modèle connexionniste en termes de dommage des représentations de nature sé-
mantique ou phonologique. En effet, étant donné que la forme fléchie au passé d’un verbe
irrégulier est idiosyncrasique (par ex. gave), il faut, pour être en mesure de retrouver celle-

29
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

ci dans une tâche de production, que le lien de nature sémantique avec le verbe auquel
elle se rattache soit intact - pour gave il s’agit d’un lien avec give. Concernant les verbes
réguliers maintenant, dont les formes passées sont phonologiquement très proches de la
racine, celles-ci seront moins bien traitées si les représentations de nature phonologique
12
sont endommagées .
En conclusion, ces deux modèles, l’un à décomposition pré-lexicale pour les mots poly-
morphémiques et l’autre à accès direct pour tous les mots, constituent deux points de vue
opposés quant à l’organisation du lexique mental. Un autre débat concernant le traitement
lexical des mots polymorphémiques porte sur le rôle des représentations morphémiques et
globales au cours de l’accès lexical. Des modèles à deux voies de traitement sur les mots
polymorphémiques (aussi appelé modèles mixtes ou de compromis) ont en particulier été
proposés. Ils postulent que les mots polymorphémiques sont traités via une procédure de
décomposition et par un accès direct. La question se pose dès lors pour ces modèles de
déterminer laquelle des procédures conduit la première à la reconnaissance.

1.4 Les modèles de compromis

Le modèle de Taft et Forster (1975) est un modèle princeps en psycholinguistique. Il


décrit les mécanismes qui sous-tendent l’accès lexical aux mots polymorphémiques et qui
sont aussi à la source des modèles de compromis. Leur modèle s’appuie sur l’hypothèse
forte selon laquelle seuls les composants morphémiques des mots polymorphémiques pos-
sèdent une représentation lexicale (voir Figure 1.10). Par exemple, pour le mot revenir,
la représentation lexicale à partir de laquelle le système va retrouver les informations
lexicales correspondantes est celle de la racine venir. Etant donné le format dans lequel
sont stockés les mots polymorphémiques, leur traitement lexical doit nécessairement se
faire via une procédure de décomposition (par ex. décomposition en re - venir pour le
12
Voir l’article de Joanisse & Seidenberg de 1999, dans lequel une simulation connexionniste reprodui-
sant les processus décrits ci-dessus produit les mêmes schémas de résultats que ceux observés par Ullman
& al., (1997) avec des patients Alzheimer et Parkinsoniens.

30
1.4. Les modèles de compromis

Fig. 1.10 – Modèle de Taft & Forster (1975) rendant compte des procédures engagées au
cours d’une tâche de décision lexicale sur des mots polymorphémiques (d’après Taft &
Forster, 1975, p. 644).

mot revenir ). Une fois les représentations des composants morphémiques activées, une
étape de vérification est mise en route pour vérifier la légalité de la combinaison de l’af-
fixe et de la racine. Si cette procédure aboutit, les informations lexicales du mot sous sa
forme intégrée (revenir ) sont rendues disponibles. Si une des étapes n’aboutit pas (étape
de décomposition, de vérification. . .), alors le système s’oriente vers une autre procédure
qui vise à retrouver une forme globale du mot traité dans le lexique. Par exemple, pour
un mot comme décorer, la procédure de décomposition par le processus d’affix stripping
(‘dépouillage de l’affixe’ en français) conduit à l’isolation des unités dé- et -corer, alors
que cette dernière forme n’est pas une racine en français et n’a donc pas de représentation
dans le lexique mental. De ce fait, une recherche additionnelle est lancée, basée sur la

31
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

forme entière du mot. Dans le cas du mot démanger, la procédure de décomposition isole
les morphèmes dé-, mang- et -er. La racine mang- est bien représentée dans le lexique,
mais la procédure de vérification n’aboutit pas, car la représentation de cette racine n’en-
code pas l’information selon laquelle elle peut se combiner au préfixe dé-. Une procédure
de recherche additionnelle est ici à nouveau déclenchée sur la base de la forme globale du
mot démanger. Une limite que l’on peut tout de suite retenir à l’encontre de ce modèle
est l’augmentation de la complexité du traitement - dans les cas où les procédures de
décomposition et de vérification n’aboutissent pas. Un modèle qui propose un traitement
par décomposition et/ou par accès direct dès les premières étapes du traitement lexical a
été proposé pour palier ces limites (voir le modèle à compromis AAM présenté ci-dessous).

1.4.1 L’Augmented Address Model (AAM) de Laudanna et Ro-

mani (1985)

L’Augmented Adress Model (AAM) de Laudana et Romani (1985) est un modèle qui
comporte deux niveaux entre l’entrée visuelle du mot à traiter et sa représentation séman-
tique (voir pour des modèles similaires Caramazza, Laudanna & Romani, 1988 ; Burani
& Laudanna, 1992 ; Caramazza, Miceli, Silveri & Laudanna, 1985 ; Laudanna, Badecker
& Caramazza, 1992 ; et Frauenfelder & Schreuder, 1992 ou Schreuder & Baayen, 1995).
Ces deux niveaux correspondent à celui des unités d’accès et celui des représentations
lexicales. Les unités d’accès peuvent coder la forme entière des mots polymorphémiques
(accès unitaire) ainsi que leur forme décomposée (accès morphologique). Les représenta-
tions lexicales orthographiques (dans le cas de la lecture) sont quant à elles sous un format
décomposé, avec les racines représentées séparément des affixes (voir Figure 1.11). Au ni-
veau du fonctionnement, ce modèle propose que les deux procédures d’accès (unitaire et
morphologique) fonctionnent en parallèle quand un mot polymorphémique est présenté.
La procédure d’accès qui atteint le plus rapidement un niveau d’activation prédéfini active
les représentations sous le format décomposé au niveau supérieur (lexique orthographique
d’entrée). Dans ce modèle, les mots polymorphémiques fréquents sont reconnus via la

32
1.4. Les modèles de compromis

représentation de leur forme globale. Dans le cas des mots polymorphémiques peu fré-
quents ou rencontrés pour la première fois, l’unité d’accès qui permet d’accéder au lexique
orthographique est celle codant les unités morphémiques.

Fig. 1.11 – Schéma du modèle AAM, d’après Laudanna et Romani (1985).

1.4.2 Le modèle de Taft (1994)

Afin de répondre à la critique concernant la complexité qu’entraı̂nait son premier mo-


dèle de reconnaissance des mots polymorphémiques, Taft a proposé un second modèle.

33
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

Celui-ci, présenté dans un article de 1994, est composé de trois niveaux de représentations
qui interagissent entre eux : un niveau morphologique, un niveau lexical et un niveau
conceptuel. Au niveau morphologique sont représentés les affixes et les racines liées ou
libres. Au niveau lexical apparaissent les formes globales et les morphèmes libres. Les
informations sémantiques sont disponibles au niveau conceptuel. Dans ce modèle, le trai-
tement d’un mot polymorphémique sémantiquement transparent (revenir ) se fait par la
décomposition précoce de celui-ci, permettant d’activer les représentations de re- et -venir
au niveau morphologique.13 Les représentations au niveau morphémique permettent l’ac-
tivation de leur représentation lexicale (au niveau supérieur) et la signification du mot
global correspond à l’activation conjointe de ces représentations conceptuelles. Dans le
cas des mots polymorphémiques sémantiquement opaques, comme par exemple le mot dé-
manger (qui ne signifie pas ‘arrêter de manger’), la procédure de décomposition active la
représentation de la racine manger et du préfixe dé- aux niveaux morphémique et lexical.
La représentation au niveau morphémique de manger est interconnectée à la représen-
tation lexicale de manger et démanger. L’affixe dé-, quant à lui, n’est pas connecté à la
représentation de manger mais uniquement à celle de démanger, qui reçoit dès lors plus
d’activation que manger et active à son tour et plus fortement sa représentation globale
au niveau conceptuel.

Données expérimentales en faveur des modèles AAM et de Taft (1994)

Les deux modèles présentés ci-dessus émettent des hypothèses différentes quant au
traitement de pseudo-mots. Le modèle de Taft, qui est un modèle à décomposition pré-
coce, prédit que dans une tâche de décision lexicale, des pseudo-mots qui ont une structure
morphologique illégale (nous appelons cette condition MI), comme en italien le pseudo-
mot cantevi (avec cant- et -evi qui sont bien deux morphèmes en italien mais ne peuvent

13
En fait, les affixes sont supposés être représentés dans un niveau syntaxique séparé du niveau morpho-
logique. Néanmoins, pour expliquer les procédures de traitement, nous pouvons admettre que ces derniers
sont représentés avec les représentations des racines.

34
1.4. Les modèles de compromis

apparaı̂tre ensemble puisque cant- est un verbe du premier groupe et -evi une terminaison
du deuxième groupe) sont plus longs à rejeter que des pseudo-mots qui n’ont pas de struc-
ture morphologique comme canzovi en italien (nous appelons cette deuxième condition
NM pour désigner une structure non morphologique). En effet, selon le modèle de Taft,
un mot comme cantevi est décomposé par une procédure d’affix stripping et la racine
cant- est alors isolée puis utilisée pour effectuer la recherche d’une entrée lexicale. Une
fois l’entrée activée, la procédure de vérification teste s’il existe une entrée lexicale corres-
pondant à la forme globale intégrant la racine et le suffixe. A ce niveau-ci du traitement,
les pseudo-mots avec une structure MI sont rejetés dans une tâche de décision lexicale.
Les pseudo-mots NM sont eux rejetés beaucoup plus rapidement car aucune entrée lexi-
cale n’a pu être activée dès les premiers traitements, ce qui évite ainsi l’étape suivante de
vérification. Le modèle de Taft prédit également que les pseudo-mots construits avec une
racine existante et une terminaison qui n’est pas un suffixe (condition que nous nommons
AR, pour avec racine), comme le pseudo-mot cantovi en italien, ne devraient pas engager
de procédure d’affix stripping. Ainsi, ils devraient être rejetés au même niveau de trai-
tement que les pseudo-mots NM. Enfin, des pseudo-mots construits avec une racine qui
n’en est pas une en italien et un suffixe existant dans cette langue (condition AS, pour
avec suffixe comme le pseudo-mot canzevi ), devraient être rejetés plus lentement qu’un
pseudo-mot AR. En effet, ce dernier engage une procédure lexicale par le biais de sa ra-
cine qui possède une représentation au sein du lexique mental, alors que cette procédure
n’est pas engagée par un pseudo-mot AS qui contient une racine non représentée dans le
lexique. Pour résumer, les temps de réponse prédits par le modèle de Taft concernant les
pseudo-mots présentés ci-dessus s’ordonne de la façon suivante pour une tâche de décision
lexicale : MI > AS > AR = NM.

Concernant maintenant le modèle AAM, au sein duquel une représentation globale


et une représentation morphémique sont activables pour accéder au sens des mots poly-
morphémiques, les pseudo-mots activent des représentations lexicales orthographiquement
similaires à leur forme (puisqu’ils n’ont pas de représentation lexicale propre). Si un mor-

35
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

phème existant est contenu dans le pseudo-mot traité, alors sa représentation est activée.
Les pseudo-mots MI et NM vont donc activer dans le lexique orthographique certaines
unités lexicales qui leur sont similaires. Le pseudo-mot MI (cantevi) activera en particulier
la représentation de la racine cant-. De ce fait, le modèle prédit que le temps mis pour
rejeter les pseudo-mots MI sera plus long que pour les pseudo-mots NM, car d’avantage
de représentations auront reçu des activations (même si le seuil d’activation est insuffisant
pour déclencher la reconnaissance d’un mot). Concernant maintenant les pseudo-mots AR
et AS, ils devraient activer la représentation d’unités qui leur sont orthographiquement
similaires, ainsi que le morphème dont ils sont composés (la racine ou le suffixe). Cepen-
dant, la suite de lettres restantes ne trouve pas de représentation correspondante au niveau
supérieur et de ce fait ces stimuli devraient être rejetés avant qu’une activation lexicale
ait pu avoir lieu, donc avant les pseudo-mots de type MI. En résumé, le modèle AAM
prédit l’ordonnancement suivant concernant les temps de réponse à ces pseudo-mots dans
une tâche de décision lexicale : MI > AR = AS > NM. Ces prédictions sont testées par
Caramazza et al. (1988). Les résultats obtenus (voir le Tableau 1.1) sont favorables aux
modèles AAM et à celui de Taft (1994). En effet, le principal résultat est que les non-mots
de type cantevi (morphologiquement illégal) ont des temps de réponses significativement
plus long que pour tous les autres stimuli. Ceci est donc bien en faveur de modèles qui
postulent que la structure morphologique des mots a un rôle important dans une tâche de
décision lexicale, hypothèse contestée par les modèles à accès direct. Concernant les résul-
tats obtenus pour les non-mots avec une structure morphologique partielle (AR et AS), les
temps de réponses sont significativement plus longs pour les stimuli de type canzevi (AS)
en comparaison des temps de réponse observés pour les stimuli qui n’ont pas de structure
morphologique (NM). Maintenant, concernant les temps de réponses sur les stimuli du
type cantovi (AS), les temps de réponses ne sont pas significativement différents de ceux
observés pour les stimuli qui n’ont pas de structure morphologique (NM). Cependant, les
résultats sur les taux d’erreurs montrent d’une manière significative davantage d’erreurs
pour la condition AS que dans la condition NM. Ainsi les résultats de cette expérience

36
1.4. Les modèles de compromis

sont dans l’ensemble favorables au modèle AAM et à celui de Taft (1994), et les résultats
ne permettent pas de véritablement trancher entre les deux.

Tab. 1.1 – Tableau résumant les principaux résultats observés dans l’étude Caramazza,
Laudanna, & Romani (1988).

Autres données expérimentales en faveur des modèles AAM et de Taft (1994)

Un reproche qui peut être formulé à l’encontre des travaux qui portent sur des non-
mots est que ces derniers, n’ayant pas de représentation lexicale, poussent le système à
déclencher une procédure décompositionnelle, qui accroı̂t la possibilité d’observer les effets
attendus dans les modèles à décomposition. Un protocole expérimental permettant de tes-
ter la procédure décompositionnelle sur de vrais mots d’une langue est celui de la décision
lexicale sur des mots polymorphémiques avec manipulation de leurs fréquences de surface
et cumulée. La fréquence de surface correspond à la fréquence d’occurrence du mot poly-
morphémique considéré comme un item lexical isolé (par ex. la fréquence d’occurrence de
chanteur ). Cette mesure reflète la possibilité qu’à chaque fois qu’un mot polymorphémique
donné est traité, sa représentation globale est activée. La fréquence cumulée correspond
quant à elle à la somme des fréquences de tous les mots qui propagent une même racine
(par ex. la fréquence de surface du mot chant + la fréquence de surface du mot chanteur +
la fréquence de surface du mot chanson etc. . .). Cette mesure reflète l’hypothèse selon la-
quelle à chaque fois qu’un mot polymorphémique composé d’une racine donnée est traité,
la représentation de sa racine est activée. A l’aide de ce protocole, Burani, Salmaso et
Caramazza (1984) ont testé la reconnaissance de verbes réguliers en italien. Leur résultats

37
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

montrent que les deux fréquences précédentes influencent toutes deux les temps de recon-
naissance. Ceci est interprété dans le cadre du modèle Augmented Address Morphology
(AAM) grâce aux deux procédures de traitement des mots polymorphémiques dans les
premiers niveaux du traitement lexical : la procédure décompositionnelle renvoie à l’effet
de la fréquence cumulée et la procédure globale à l’effet de la fréquence de surface. Une
autre interprétation pour expliquer la co-occurrence des effets des fréquences de surface
et cumulée sur les temps de reconnaissance des mots polymorphémiques est possible au
sein du modèle de Taft (1994). Selon ce modèle, l’effet de la fréquence cumulée rendrait
compte de la procédure de décomposition (activation des représentions morphémiques) et
l’effet de la fréquence de surface de la phase de recombinaison de la racine avec l’affixe en
fin de traitement.

1.4.3 Le modèle de Giraudo et Grainger (2000)

Dans le modèle supralexical de Giraudo et Grainger (2000), il existe deux niveaux


de représentation entre l’entrée visuelle et les représentations sémantiques. Le premier
niveau est celui des représentations orthographiques, (format global) le second celui des
représentations morphémiques (format décomposé). La présentation d’un mot polymor-
phémique en entrée du système active une série de représentations correspondant à des
descriptions orthographiques et phonologiques du mot. Ensuite, parmi ces représentations,
celles qui correspondent à un ou plusieurs morphèmes sont connectées au niveau des uni-
tés morphémiques qui contient les affixes et les racines (voir Figure 1.12). Ce modèle
fait l’hypothèse qu’à chaque fois qu’un mot polymorphémique ou qu’une racine libre est
présentée à l’entrée du système, leurs représentations orthographiques envoient de l’acti-
vation aux représentations morphémiques auxquelles elles sont reliées. Celles-ci activent à
leur tour l’ensemble des unités lexicales (orthographiques, phonologiques et sémantiques)
auxquelles elles sont reliées. Par conséquent, dans ce type de modèle, les unités morphé-
miques que l’on pourrait qualifier de centrales permettent d’organiser les représentations
orthographiques en familles morphologiques grâce aux connexions entretenues au sein de

38
1.4. Les modèles de compromis

ces dernières.

Fig. 1.12 – Schéma représentant le modèle supra-lexical proposé par Giraudo et Grainger
(d’après Giraudo & Grainger, 2000).

Données expérimentales en faveur du modèle de Giraudo et Grainger (2000)

Giraudo et Grainger (2000) observent que des mots dérivés de fréquence élevée (par
ex. amitié) amorcent la reconnaissance de leur racine (ami) en comparaison d’une condi-
tion contrôle orthographique (amidon). Cet effet d’amorçage n’est pas observé quand la
reconnaissance de la racine se fait après la présentation d’un mot dérivé de basse fréquence
(amiable). Ces résultats ne vont pas en faveur des modèles sub-lexicaux qui prédisent que
tous les mots polymorphémiques sont traités via une procédure de décomposition (amiable
en ami -able), aboutissant à l’isolation de leur racine (ami ) dont la représentation reçoit
des activations. Cette préactivation permet dès lors à la racine d’être reconnue plus rapi-
dement uniquement si elle est présentée seule dans une tâche de reconnaissance, et ceci
indépendamment de la fréquence de surface du mot polymorphémique en amorce. Au
contraire, dans un modèle supra-lexical comme celui de Giraudo et Grainger (2000), les

39
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

mots polymorphémiques sont traités sous leur forme globale, qui propage ensuite de l’ac-
tivation à leurs représentations morphémiques. Dans le cas d’un mot polymorphémique
de basse fréquence, l’activation propagée à sa racine est plus faible que celle propagée par
un mot polymorphémique de fréquence élevée. Ce type de modèle permet donc de rendre
compte des effets observés, à savoir un effet d’amorçage sur la reconnaissance d’une ra-
cine quand celle-ci est précédée d’un mot dérivé de fréquence élevée, et propageant dès
lors suffisamment d’activation à sa racine pour qu’elle soit préactivée et reconnue plus
rapidement.

1.4.4 Le Parallel Dual Route Model (PDR) de Bertram, Baayen

et Schreuder (2000)

Le modèle Parallel Dual Route de Bertram, Baayen et Schreuder (2000) est très proche
du modèle AMM. Plus particulièrement ce modèle propose un approfondissement de la
nature des procédures lexicales mises en jeu lors de l’accès au sens des mots polymorphé-
miques. Les auteurs décrivent trois étapes au cours du traitement lexical des mots. Au
cours de la première, l’entrée visuelle active des représentations qui sont stockées dans
la mémoire à long terme. Celle-ci contient une représentation du mot dans son format
global, ainsi que les représentations des morphèmes qui le composent. Par exemple, un
stimulus d’entrée comme le mot dogs (‘chiens’ en français) active les représentations des
formes dogs, dog, do et -s. Les représentations parmi celles-ci qui dépassent un certain seuil
d’activation prédéfini sont dirigées vers la mémoire à court terme et la deuxième étape du
traitement débute. Au cours celle-ci, seuls les morphèmes plus courts que le stimulus mot
traité restent activés. Cette procédure permet que la combinaison de morphèmes sélec-
tionnée soit aussi longue que le stimulus mot traité et grammaticalement correcte. Enfin,
au cours de la troisième étape, les caractéristiques syntaxique et sémantique des repré-
sentations lexicales qui sont encore activées se combinent permettant d’activer le sens du
mot global. Selon la nature des mots polymorphémiques, la représentation globale (qui
fait partie des représentations activées à la présentation du stimulus mot) est celle qui

40
1.4. Les modèles de compromis

permet l’accès au sens ; dans d’autres cas, c’est la représentation morphémique. Etant
donné que dans ce modèle, les mots polymorphémiques activent leur représentation glo-
bale et morphémique, le modèle de Schreuder et Baayen est considéré comme un modèle
de compromis, avec deux voies de traitement qui n’entrent pas en compétition de manière
directe mais qui travaillent en parallèle.

Données expérimentales en faveur du modèle PDR

Schreuder et Baayen (1997) et New, Brysbaert, Segui, Ferrand et Rastle (2004) ont
testé les temps de reconnaissance de noms écrits sous leur forme singulier ou pluriel. Ces
mots sont soit :

1. Singulier dominant, c’est-à-dire que leur forme au singulier est plus souvant rencon-
trée que celle au pluriel (par ex. le mot épouse) ;

2. Pluriel dominant, c’est-à-dire que leur forme est plus souvent rencontrée au pluriel
qu’au singulier (par ex. nuages).

Les temps de réponses collectés pour les mots présentés au pluriel sont plus courts lorsque
le mot traité est pluriel dominant par rapport à ceux qui sont singulier dominant. Pour
les mots singulier dominant les temps de reconnaissance sont plus courts quand les mots
sont présentés au singulier et plus longs quand ils sont présentés au pluriel. Pour les mots
pluriel dominant il n’y a pas de différence dans les temps de reconnaissance des mots
qu’ils soient présentés au singulier ou au pluriel.
Ces résultats montrent que les mots écrits au pluriel et qui sont pluriel dominant
(nuages) sont traités via leur forme globale, puisque les temps de réponses sont plus
courts que pour un mot singulier dominant (comme le mot épouses). Les mots écrits au
pluriel qui sont singuliers dominant sont reconnus quant à eux via la voie par décomposi-
tion et les temps de reconnaissance dépendent alors de la fréquence cumulée de la racine
(fréquence qui correspond à la somme des fréquences de tous les mots polymorphémiques
composés de la même racine plus un coût dû à la procédure de décomposition). C’est
pourquoi un mot singulier dominant présenté sous sa forme singulier et qui est traité via

41
Chapitre 1. De la linguistique à la psycholinguistique. . .

sa représentation globale est reconnu plus vite que lorsqu’il est présenté sous sa forme au
pluriel. Dans ce dernier cas, il y a le coût de la procédure de décomposition qui rentre
en compte et allonge le temps de reconnaissance. Le fait qu’il n’y ait pas de différence
entre le temps mis pour reconnaitre un mot pluriel dominant présenté au singulier et
présenté au pluriel s’explique par le fait qu’il n’y a pas de temps pris par une procédure
de décomposition pour le traitement de la forme pluriel dominant au pluriel car elle est
traitée sous sa formes globale.

Les derniers modèles que nous venons de présenter proposent tous que les deux types
de représentations - global et décomposé - entrent en jeu au cours de l’accès lexical aux
mots morphologiquement composés. Une question centrale que posent ces modèles est
la place relative de l’une et l’autre des deux représentations (morphémique ou décom-
positionnelle) dans l’accès lexical. Nous étudions cette question dans le Chapitre 2, en
étudiant l’organisation et le traitement des mots dérivés en fonction de leur fréquence
de surface. Dans le Chapitre 3, nous testons si une procédure de décomposition est mise
en place même lorsque le traitement lexical concerne des formes verbales irrégulières en
français. Dans les Chapitres 4 et 5, nous nous intéressons enfin de manière privilégiée au
facteur qui déclenche la procédure de décomposition et si une structure neuronale parti-
culière la prend en charge. L’ensemble de ces études met à profit la richesse linguistique
de la langue française dans une grande variété de protocoles expérimentaux, permettant
d’enrichir ainsi les approches qui ont été proposées jusqu’à présent.

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