Towards A Constructive Pluralism

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CLT-99/CONF.

601/CPL-5
Paris, janvier 1999
Original anglais

Organisation des Nations Unies Secrétariat des pays du Commonwealth


pour l’éducation, la science et la culture

Colloque

VERS UN PL URALISME CONSTRUCTIF


(Siège de l’UNESCO, Paris, 28-30 janvier 1999)

Contribution au débat sur Le défi du pluralisme

L’INTERCULTURALITE : UNE APPROCHE PHILOSOPHIQUE

par
Rudolph Brandner, philosophe
Université de Fribourg (Allemagne)

(CLT-99KONF.60KLD.2)
Les dénominations employées et la présentation adoptée dans le présent document en ce qui
concerne les différents pays et territoires n’impliquent aucune prise de position du Secrétariat
sur leur statut légal, leur régime ou le tracé de leurs frontières. L’auteur est responsable du
choix et de la présentation des faits contenus dans le présent document, et les opinions qu’il y
exprime ne sont pas nécessairement celles de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation.
TABLE DES MATIERES

1. Remarques préliminaires

1.1 L’effet pratique de la pensée philosophique

1.2 Approche éthique contre approche technologique de l’interculturalité

1.3 La constellation bipolaire de l’interculturalité contemporaine

1.4 Les antagonismes dialectiques de l’interculturalité

1.5 Questions politiques et philosophiques liées à l’interculturalité

2. Opposition entre religion et rationalité scientifique et technologique

2.1 Le concept de religion

2.2 La révolution scientifique et technologique

2.3 Le problème sotériologique dans la perspective interculturelle

3. Conclusion : la question des recommandations pratiques


CLT-99/CONF.601/CPL-5

1. Remarques préliminaires’

1.1 L’effet pratique de la pensée philosophique

On pourrait penser que les philosophes risquent fort de se couvrir de ridicule quand ils
tentent de prendre en charge une demande qui concerne des applications pratiques, Or, la
pensée philosophique est en soi pratique : en modifiant et en transformant notre
compréhension des choses et le monde en général, nous ferons évoluer notre comportement et
nos interactions avec ce qui nous entoure. Le plus souvent, ces transformations s’opéreront
dans la durée ; comme la philosophie est abstraite car elle fait correspondre des situations
empiriques concrètes à des caractéristiques essentielles de l’être, son effet sur le monde
historique peut difficilement être immédiat. La représentation historique des théories
philosophiques prend du temps car la prise de conscience conceptuelle est un processus
fondamental, et rien ne permet d’affirmer que ces théories resteront dans le monde historique
telles qu’elles ont été initialement conçues. S’agissant de l’interculturalité, l’effet pratique
immédiat de la pensée philosophique devient évident dès lors qu’on admet que la pensée de
l’être humain, dans son fonctionnement spontané, est toujours d’une manière ou d’une autre
enracinée dans des expressions culturellement prédéterminées qu’il convient de neutraliser si
l’on veut rendre possible la rencontre avec autrui. Comme la réflexion philosophique sur
l’interculturalité ne peut en aucun cas prétendre faire accéder immédiatement à une
“superperspective transculturelle”, seule la persévérance dans l’étude des présuppositions
issues du mode de pensée classique en cours depuis des millénaires permettra d’atteindre
l’ouverture d’esprit nécessaire. La pensée en soi devient un exercice permanent qui consiste à
transformer des expressions prises pour hypothèses en un nouveau terrain de rencontre du
monde et des choses ; c’est fondamentalement ce travail du sujet qui philosophe sur lui-même,
qui pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de rencontre interculturelle.

Par conséquent, l’aspect “pratique” de la pensée ne saurait consister à demander à


d’autres de concrétiser nos idées ; il réside seulement dans la force de transformation de l’être
humain proprement dit et de sa relation au monde. La pensée n’est pas pratique au sens
technologique de production d’objets, autrement dit par la transformation d’objets mentaux en
entités “réelles” ; elle l’est par la transformation des sujets humains eux-mêmes, par la
compréhension de leur façon d’être. Si l’on se place du point de vue de la transformation de la
relation de l’être humain au monde, alors la pensée philosophique est, de cette façon non
apparente révélée par les événements marquants de I’Histoire, immédiatement pratique. Sa
finalité est la constitution “éthique” de l’être humain, au sens original d”‘ethos” (résidence,
séjour, habitation), la manière spécifiquement humaine d’habiter le monde.

I
Pour mieux situer la présente étude, le lecteur anglophone peut consulter l’article que j’ai intitulé : The
sit~rt~on qf’philosophy todoy md the question of Intercdturality, publié dans (1) Mesotes. Zeitschrift für
philosophischen Ost-West Dialog, avril 1994, p. 491-5 13, et (2) Journal of Indian Council of
Philosophical Research (JICPR), Vol. XIII, no 1, Delhi, 1996, p. l-28. Pour l’élaboration conceptuelle de
l’aspect philosophique de “l’interculturalité”,le lecteur germanophone peut se reporter à la monographie
que j’ai rédigée sous le titre : Heideggers Begr$f’der Geschichte und dus neuzeitliche Geschichtsdenken,
Vienne, 1994.
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1.2 Approche éthique contre approche technologique de l’interculturalité

Il importe d’autant plus de privilégier cette orientation axée sur le sujet éthique que le
débat sur l’interculturalité a été marqué, dans une certaine mesure avec le modèle techno-
logique, par les affirmations constantes de valeurs abstraites (prétendument universelles) que
l’humanité tout entière est censée tenir pour acquises, au besoin sous la contrainte
d’institutions politiques et juridiques comme les Nations Unies. Comme ce n’est pas en
imposant des “valeurs” de l’extérieur qu’on parvient à créer la réalité d’un “ethos” intériorise
par l’être humain, le discours interculturel a trop souvent dégénéré en une plainte rituelle sur
le refus manifeste du monde historique de fonctionner selon les aspirations de l’idéologie
occidentale ; les prétendues “valeurs universelles” issues de la laïcisation opérée au siècle des
lumières ne représentent pas l’humanité dans son être historique et son projet de partage d’un
monde seul et unique. En vérité, ce n’est guère surprenant : à queititre des peuples dont
l’expérience historique n’est pas marquée par la désacralisation de la religion chrétienne ni par
la montée de la rationalité scientifique et technologique avec ses transformations socio-
économiques et politiques et sa désorientation métaphysique devraient-ils concevoir leur
relation au monde en des termes qui tout simplement ne correspondent pas aux expériences
concrètes qu’ils ont accumulées au fil des générations ? A cet égard, la principale lacune du
débat sur l’interculturalité axé sur les valeurs tient, semble-t-il, à la rapidité avec laquelle la
dimension historique de l’être humain s’est imposée. On semble considérer ce qu’est l’être
humain comme une circonstance momentanée, instantanée, dépourvue de la dimension
historique qui l’a fait devenir ce qu’il est, par ses expériences et ses dispositions
culturellement déterminées. Or l’homme n’est pas tombé du ciel ; la personne’ en tant
qu’individu est au contraire le masque dans lequel résonnent l’expérience collective
accumulée au cours des siècles et des millénaires, les savoirs et les arts peu à peu distillés, et
l’aptitude à s’adapter au monde dans sa fïnitude d’être humain. La croissance “naturelle” des
communautés et des sociétés humaines au fil du temps en tant qu’incarnation d’un certain
“ethos”, et la constitution dans une perspective historique d’une relation culturellement
spécifique entre 1’Homme et le Monde représentent la seule véritable dimension de la pensée
interculturelle. Celle-ci ne peut parvenir au niveau d’ouverture requis qu’en approfondissant la
connaissance de sa constitution chronologique, autrement dit en n’opérant aucune rupture
avec l’histoire, et en ayant davantage conscience du caractère contestable de certaines
évidences fondamentales considérées de tout temps comme des vérités premières. A cet égard,
la pensée interculturelle n’est pas l’exclusivité de certains “spécialistes” ; elle concerne tous
ceux qui n’ignorent rien de leur situation dans un monde multiculturel.

Contrairement au modèle technologique courant qui privilégie la dimension historique


de l’être humain en ayant recours à des définitions extérieures, juridiques et politiques, pour
mieux concrétiser des valeurs abstraites, l’approche éthique insiste sur l’évolution historique
des êtres humains en fonction de leurs traditions particulières, et sur l’élaboration spontanée.
de stratégies culturelles spécifiques adaptées au monde moderne. Aucune réglementation
extérieure ne peut se substituer à ce qui relève de l’évolution intérieure de l’être humain dans
un contexte traditionnel et historique qui lui est propre. Si la question éthique demeure au

Rappelons que le mot “personne” vient du latin “per-sonare” (retentir, résonner) utilisé pour désigner le
masque de théâtre.
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coeur du processus interculturel, il n’en demeure pas moins qu’il est absolument nécessaire
d’assortir ce processus de moyens socio-économiques, juridiques et politiques pour faciliter le
dialogue entre les cultures à l’époque contemporaine. L’approche éthique n’est en aucun cas
exclusive ; au contraire, dans le long terme, elle insiste sur l’absolue nécessité de l’autonomie
dans la participation à la culture et à sa façon de relever le défi de la modernité dans une
perspective historique. Reconnaître que le caractère artificiel de l’histoire est un processus
autonome qui relève des interactions d’une réalité multiculturelle entraîne un certain
scepticisme à l’égard de ceux qui imposent des “valeurs universelles” et toute forme de
“pensée posée comme postulat” prétendant maîtriser parfaitement la vérité que l’humanité doit
admettre. S’agissant de la probité intellectuelle qui consiste à percevoir la réalité humaine
telle qu’elle est - le principe de réalité - la question qui se pose est plutôt la suivante : que
pourrait-il arriver dans des circonstances et un contexte historiques donnés, et comment
orienter des tendances historiques reposant sur des faits en vue de leur meilleur
accomplissement possible’ ‘! Le “pluralisme constructif’ pourrait ici être pertinent, si et
siulementsi il est profondément enraciné dans la réalité historique proprement dite et ses
tendances intrinsèques.

1.3 La constellation bipolaire de l’interculturalité contemporaine

Nous récapitulerons donc les principales caractéristiques de la situation historique


contemporaine, essentielles pour la question de l’interculturalité. Il ne semble nullement
réducteur de penser que la constellation interculturelle de l’époque contemporaine est
essentiellement bipolaire, même si cette bipolarité aboutit à des phénomènes extrêmement
complexes et différenciés à tous les niveaux de la vie de l’individu, de la société et de l’Etat.
Cette bipolarité n’est autre que celle qui caractérise l’origine des temps modernes, à savoir
l’émergence de la nouvelle rationalité scientifique et technologique qui remplace l’ancienne
orientation religieuse du monde donnée par le christianisme. Le premier élément décisif est
que la “Modernité” telle que la définit la rationalité scientifique et tec.hnologique représente
une relation entièrement nouvelle de 1’Homme au Monde, qui invalide tous les schémas
traditionnels de l’orientation religieuse du monde au sens large, y compris la mythologie et la
métaphysique. La rationalité scientifique et technologique n’est ni le simple prolongement ni
la succession d’anciennes connaissances scientifiques et de savoir-faire technologiques ; c’est
une révolution dans la façon de penser et de traiter les choses et le monde en général.
Deuxième élément décisif : l’événement historique que constitue la rationalité scientifique et
technologique englobe, par sa logique interne, toute l’humanité. Dans son déroulement
historique, depuis les révolutions socio-économiques et politiques des XVIIIe et XIXe siècles
jusqu’à la période du colonialisme européen puis au partage du monde en deux systèmes
antagonistes, le communisme et le capitalisme, la rationalité scientifique et technologique
réalise l’unification fondamentale de l’humanité en wze seule culture mondialisée. Dans la
perspective de l’histoire millénaire de l’être humain, la caractéristique absolument unique et
exceptionnelle des temps modernes est l’unification de l’humanité à l’échelle de la planète
avec un seul modèle de rapport au monde : la rationalité scientifique et technologique.

La notion de “meilleur accomplissenlent possible” implique naturellement l’existence d’un critère décisif
concernant la finalité de l’être humain ; ce critère ne peut être que formel en ce qui concerne la réalité
concrète de l’être humain. Nous tenterons d’expliciter ce critère avec le concept de “saturation ou
apaisement sotériologique” (voir 2.3).
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La rationalité scientifique et technologique n’est pas seulement un “paradigme”


supplémentaire dans une série d’orientations comparables du monde ; c’est un mode
entièrement nouveau de relation avec le monde, qui entraîne la complète invalidation des
anciens “types” mythologiques, religieux, métaphysiques d’organisation des rapports de l’être
humain aux choses. Par conséquent, la réalisation d’une culture mondiale unifiée sous le signe
de la rationalité scientifique et technologique qui aboutit inévitablement à la neutralisation et à
la marginalisation des paradigmes religieux et métaphysiques représentés par le nombre
indéterminé de “cult&-es” différentes a été conçue comme un mouvement de “laïcisation” (ou
plutôt de “désacralisation”), produisant ainsi l’état fondamental des temps modernes qu’est le
“nihilisme”, autrement dit la perte d’un sens et d’une fin ultimes de l’être humain. A la
conscience métaphysique de l’éternité, qui constitue l’articulation religieuse de la relation de
1’Homme au monde, se substitue l’hypothèse d’un progrès historique indéterminé, conçu sur
le mode d’une connaissance téléologique de la Raison (occidentale) ; ‘au cours du XXe siècle,
cette idée évolue de plus en plus vers un relativisme culturel et historique général. On peut
donc dire que la bipolarité fondamentale du monde moderne, essentielle pour la question de
l’interculturalité, remonte à l’antagonisme religion-rationalité scientifique et technologique,
deux modes radicalement opposés d’habiter le monde.

1.4 Les antagonismes dialectiques de l’interculturalité

Il est difficile de surévaluer l’intérêt diagnostique de cette structure bipolaire qui, dans la
formation de la réalité historique, produit les antagonismes dialectiques constitutifs du monde
moderne en tant que forces exclusives les unes des autres mais profondément complémen-
taires. Infléchis par l’héritage décisif de la politique coloniale et de la division idéologique
entre le bloc capitaliste et le bloc communiste, ces antagonismes dialectiques opèrent à
différents niveaux (individu, société, Etat) pour créer toute la gamme des tensions
interculturelles contemporaines. Les “fondamentalismes” (qu’ils soient chrétien, juif,
islamique ou autre) sont généralement des réactions dialectiques contre ce qui est ressenti
comme le “nihilisme” de la rationalité moderne ; ils déterminent aussi les divisions à
l’intérieur d’une société ainsi que les relations entre celle-ci et d’autres sociétés4. Si la tension
dialectique à l’intérieur de la structure bipolaire s’accroît selon le principe des vases
communicants, le fanatisme fondamentaliste résulte directement de la perception du danger de
“nihilisme” qui pèse sur la rationalité scientifique et technologique et sur son orientation
profane. Les inégalités socio-économiques entre les différentes sociétés et nations, mais aussi
entre différentes classes à l’intérieur d’une société donnée, reflètent généralement les
différents principes historiques et culturels de la rationalité scientifique et technologique.

4
On observe ce phénomènenon seulementdans le cas de la société israélienneet dans les sociétés
islamiquesen général,mais aussiavec les mouvementsconservateurs chrétiens(commel’opus Dei) et,
dans une certaine mesure, la distinction politique droite/gauche (valeurs religieusesséculaires); les
positions adoptées dans chaque cas sont souvent des indicateurs de l’appartenance à une classe sociale ou
de la situation économique. Les réactions fondamentalistes contre la modernité semblent caractériser les
religions monothéistes d’origine sémite ; bien qu’il existe un mouvement fondamentaliste hindou en Inde,
il est, dans son idéologie et sa pratique, très différent de ceux qui viennent d’être mentionnés. En règle
générale, les religions “polythéistes” n’offrent pas de fondement au fondamentalisme ; au contraire, elles
s’intègrent à l’autre religion en tant que version différente, comme le faisaient déjà les Grecs et les
Romains.
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L’interaction interculturelle a donc fondamentalement un double aspect : on observe


premièrement les mouvements contraires mais complémentaires de l’immigration et du
tourisme reposant tous deux sur le progrès socio-économique des pays “modernes” Lesquels
- et c’est le second aspect - lorsqu’ils sont confrontés à leur absence “nihiliste” d’orientation
religieuse et métaphysique, suscitent une forte réceptivité aux traditions culturelles capables
de remplir ce vide : sur le plan culturellement “légitime” de la rationalité moderne, c’est la
création de disciplines liées à l’étude des différentes cultures (comme les philologies
orientalistes, l’anthropologie, l’ethnologie, l’histoire des religions, etc.) ou la réévaluation
artistique de traditions devenues marginales, et sur le plan culturellement plutôt “illégitime”
ou “idéologique”, c’est l’apparition de sectes religieuses et ésotériques ou l’introduction de
pratiques culturellement “étrangères”, comme le yoga, l’acupuncture, les médecines douces et
les différentes formes de psychothérapie’. Les sociétés occidentales “désacralisées” aspirent à
une certaine “resacralisation” de leur vie dans le monde, alors que celles qui sont encore
enracinées dans des paradigmes religieux poursuivent inévitablement leur laïcisation avec, à
des degrés divers, la hantise de ses épiphénomènes “nihilistes”. Par là même, la tendance à la
mondialisation qui s’étend sous l’égide de l’universalisme laique est contrebalancée sur le
plan dialectique par un mouvement inverse de particularisation qui revendique la spécificité
d’une tradition et d’un patrimoine culturels.

Le morcellement récent de l’ex-URSS et de l’ex-Yougoslavie, qui ont toutes deux unifié


des cultures différentes à l’intérieur d’un Etat laïque, montre à l’évidence qu’une simple unité
idéologique ne suffit pas à assurer une véritable communauté des peuples. De la même façon,
l’unification européenne est de plus en plus souvent perturbée par des mouvements en faveur
de la “régionalisation”, motivés par leur spécificité culturelle et recherchant une autonomie
politique qui pourrait bien provoquer l’éclatement de l’Etat”. On observe des mouvements
analogues en Afrique où la politique coloniale a abouti au tracé de frontières “nationales” en
ne tenant aucun compte des différences culturelles de peuples qui devaient prendre en charge
un destin politique commun, ce qui a débouché sur les luttes continuelles pour le pouvoir que
se livrent des groupes culturels différents, sans parler de l’implantation de modèles politiques
occidentaux dans des traditions sur lesquelles ils n’avaient aucune prise culturelle. La partition
de l’Inde et du Pakistan ou l’occupation du Tibet par la Chine, même s’il s’agit d’un héritage
du colonialisme, reflètent de la même façon l’antagonisme entre les définitions laïques et
religieuses de l’identité politique et culturelle. Même dans des pays d’immigration comme les
Etats-Unis, l’identité nationale générale est toujours fortement contrariée par l’identité
spécifique d’un groupe culturel qui se définit par son appartenance ethnique ou religieuse.
L’identité “laïque” universalisante est le plus souvent perçue comme étant “artificielle” et
“superficielle”, alors que l’identité particularisante (ethnique ou religieuse) est ressentie

La distinction entre les deux plans (Iégitime!illégitime) correspond aux principes mêmes de la rationalité
scientifique et technologique. et reflète les différents niveaux d’acceptation sociale d’autres cultures ;
alors que, par exemple, le “bouddhologue” (occidental) préserve son identité occidentale. le “bouddhiste”
(occidental) assume une identité culturelle convertie.
Indépendamment des contlits européens classiques (Irlande du Nord, Basques ou Corses), on observe
depuis peu une forte tendance à la désagrégation en Italie (antagonisme Nord-Sud) et en Espagne
(Catalans, Galiciens, Andalous). Du point de vue de la rationalité laïque, les aspirations à la spécificité
culturelle sont toujours perçues comme l’expression d’une mentalité “irrationnelle” et rétrograde.
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comme étant “profonde” et “naturelle”. Les identités laïques, quand elles ne sont pas étayées
par une forte pression idéologique’, sont perçues comme “faibles” contrairement aux identités
“fortes” de communautés plutôt réduites et bien délimitées. Tout ce qui est “universel” semble
menacer le fort sentiment d’appartenance incarné par telle ou telle culture traditionnelle
considérée comme un contrepoids à la modernité “aliénante”. Or, si cette “aliénation” est
ressentie comme un échec de la rationalité scientifique et technologique qui n’a pas su
répondre à la question essentielle de l’être humain, à savoir comment faire face à la vie et à la
mort, à la finitude et à la négativité de l’homme, alors ce “vide métaphysique” des temps
modernes sera à l’origine de la quête d’identité ey1tait questratégie bien définie permettant de
concevoir l’être humain dans une ultime perspective onto-sotériologique.

1.5 Questions politiques et philosophiques liées à l’interculturalité

NOUS pourrons donc définir plus précisément le problème spécifiquement philosophique


de l’interculturalité tel qu’il se distingue des problèmes socio-économiques et politiques. La
philosophie n’a aucun rôle à jouer quand la nature du problème n’est pas véritablement
philosophique, c’est-à-dire qu’il ne relève pas du fondement de la relation de 1’Homme au
Monde. Dans la mesure où la politique contemporaine est marquée par ce qu’on a appelé “la
fin des idéologies”, autrement dit l’absence de tout projet pertinent d’organisation de la réalité
humaine, cette absence de conception politique aboutit de plus en plus à une gestion au jour le
jour et au cas par cas des affaires socio-économiques et politiques, influencée par les médias
et les stratégies à court terme motivées par des considérations électorales. D’un point de vue
philosophique, la politique a besoin d’une réorientation éthique (non idéologique) étayée par
une pensée durable et axée sur le projet d’assurer, par des moyens culturellement diversifiés, la
vie dans le monde. Au lieu d’essayer d’imposer des “va.leurs universelles” au regard du
paradigme occidental de la laïcité “éclairée”, elle pourrait favoriser une démarche culturel-
lement autonome pour relever le défi de la modernité. Tant que chaque culture portera dans
ses traditions mêmes la capacité de trouver ses propres moyens d’intégrer la rationalité
scientifique et technique dans une nouvelle constellation culturelle incluant 1’Homme et le
Monde, on aura peut-être la solution qui permettra de libérer, dans la structure dialectique, les
antagonismes culturels et leur violence intrinsèque. La voie qui mène au monde unifié de la
rationalité scientifique et technologique ne passe pas nécessairement par la laïcité éclairée,
laquelle peut aussi ne pas être Le seul cadre dans lequel régler le problème de la différence
interculturelle. Le déséquilibre flagrant entre l’hégémonie socio-économique et politique du
monde occidental et son manque “nihiliste” d’orientation éthique et métaphysique, avec le
morcellement idéologique qui en résulte pour la société occidentale menée par des paradigmes
traditionnels, pour la plupart non occidentaux, prouve qu’un système fondamentalement
désorienté peut ne régner sur le reste du monde qu’en y semant là aussi le désordre. Dans un
monde désorienté, la pensée philosophique peut n’être qu’une folle tentative de reconcevoir la
constellation Homme-Monde prise dans l’antagonisme dialectique religion-rationalité
scientifique et technologique, afin d’établir un nouveau rapport aux choses. Aussi, nous nous
efforcerons ci-après d’étudier la façon dont la religion et la rationalité scientifique et
technologique s’opposent. Quel est l’enjeu de cet antagonisme des relations entre l’être
humain et le monde ?

7
Comme dans l’antagonisme entre les idéologies communiste et fasciste ; les deux pourraient être
considérées comme des révoltes laïques contre la libéralisation laïque (= “nihilisme démocratique”)
associant ainsi les caractéristiques “nihilistes” à une idéologie “pseudoreligieuse”.
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2. Opposition entre religion et rationalité scientifique et technologique

2.1 Le concept de religion

Le concept de religion contient la réponse à la question : “Qu’est-ce que la religion ‘?“.


Pour répondre à cette question, nous devons nous ouvrir au nombre presque illimité
d’expériences et de phénomènes religieux répertoriés dans l’histoire de l’humanité afin de
décrire de la même façon toutes les religions, sans distinction ni traitement de faveur. De tout
temps, la “religion” est si essentielle pour l’existence de l’être humain qu’à ce jour, aucune
société n’a pu s’en passer. Il nous faut donc abandonner les préjugés qui font de la “religion”
le fruit de la tradition chrétienne occidentale ou, plus généralement, de religions monothéistes
qui la définissent comme la “croyance en Dieu” ou - pour les païens - “en des dieux”.
Cependant, indépendamment du grand nombre de notions associées au divin, le domaine de la
religion ne se limite pas à tout ce qui touche exclusivement à Dieu (ou aux dieux). L’objet
d’un comportement religieux peut très bien être un caillou, un animal, un être humain, le ciel
ou les étoiles, des éléments physiques ou le cosmos, les mânes, les esprits, les démons ou les
héros. De même qu’il n’y a pas de distinction entre “nature” et “non-nature” dans la plupart
des cultures anciennes, de même il serait faux de remplacer le mot “Dieu” par le mot encore
plus imprécis de “surnaturel”. ”Dieu” n’étant pas un concept constitutif de la religion, les mots
“religiosité athée” ne sont pas contradictoires, même si le Divin appartient indiscutablement à
la dimension religieuse. Or, le “Divin” peut s’exprimer sans “Dieu” et, à l’inverse, les “dieux”
peuvent se fondre dans un sentiment religieux général et indifférencié qu’on éprouve pour
“Lui” - quelque chose de “divin”. L’aspect religieux de ces notions demeure obscur si l’on
n’est pas en mesure de trouver une caractéristique plus fondamentale des phénomènes
religieux, démarche qui pourrait être plus simple qu’on ne le croit. Elle exige non pas de la
finesse ou une profonde intuition métaphysique, mais l’observation d’une caractéristique
essentielle de l’attitude religieuse, si évidente que nous avons tendance à ne pas en tenir
compte. La prière, même prononcée par un athée ou par quiconque se considère comme
entièrement “irréligieux”, est un appel à l’aide ou une tentative de conjurer le mal ; elle
évoque l’espoir d’une issue favorable aux choses, tente de repousser des forces menaçantes et
de protéger contre l’échec. Les rites et cultes religieux, les sacrifices et les cérémonies
collectives ont la même fonction : essayer d’encourager ce qui est jugé bon et de repousser le
mal. Prise au sérieux, cette simple observation pourrait nous donner la clé de l’attitude et de
l’expérience religieuses : il ne s’agit pas de cequi estni de cequidevraitêtre,mais de ce que
les choses signzpent pour l’existence humaine au sens sotériologique, autrement dit en ce
qu’elles sauvent, libèrent et préservent les humains des menaces et des dangers qui pèsent sur
leur être. Toutes les manifestations concrètes des intuitions et des attitudes religieuses ont
fondamentalement une signification “sotériologique” en ce sens qu’elles préservent de ce qui
est ressenti comme étant négatif, effrayant, mauvais, destructeur et douloureux. A cet égard, la
religion insiste sur le salut, la libération, la délivrance (soterion = salut), quelle que soit la
signification accordée à ces mots dans les différentes religions. Dans le contexte qui nous
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intéresse, nous essaierons seulement de voir brièvement’ comment cet aspect essentiel des
phénomènes religieux peut suffire à élaborer un concept de religion en tant que sotériologie.

Si la “Religion” consiste essentiellement en la recherche sotériologique du salut, de la


libération et de la délivrance, elle renvoie intrinsèquement à quelque chose que l’être humain
doit sauver, libérer et délivrer du mal, de l’effrayant et du destructeur : bref, de tout ce que
nous incluons dans la notion formelle de rzégatzy1 Le concept de sotériologie inclut donc
intrinsèquement celui de négativité qui englobe tout ce qui est perçu par l’homme comme
étant dangereux, comme une menace d’aliénation, d’anéantissement, de privation ou de
destruction. D’un point de vue sotériologique, l’homme est considéré fondamentalement
comme l’être menacé, l’être-en-danger. C’est seulement en tant qu”‘être-en-danger”, exposé à
la négativité d’être, que la libération et le salut sont constitutifs de l’humanité de l’homme.
Négativité et Libération sont des dimensions étroitement imbriquées dans la conscience de
l’être humain adopté sotériologiquement par une communauté religieuse bien précise”.
L’Homme est par essence fini car ni son être (sa naissance), ni son non-être (sa mort), ni son
bien-être, son épanouissement et sa béatitude ne dépendent entièrement de lui. Comme on l’a
souvent souligné, la religion est enracinée dans un “sentiment de dépendance” qui, loin
d’exclure l’idée que l’homme se fait de son pouvoir sur les choses, définit leur caractère sacré
comme étant issu de dispositions humaines. Dans l’expérience du monde et des faits qu’il
considère comme “sacrés”, c’est-à-dire “intouchables” et “ne devant pas être atteints” par
l’intervention humaine, l’homme renonce à son avidité habituelle et accorde du respect, de
l’attention et de la dignité aux choses en tant que telles. Le rapport religieux, “sotériologique”
au monde est donc strictement non technique : il interdit l’appréhension immédiate des choses
à portée des finalités humaines. L’activité sotériologique religieuse n’a jamais pour objet
l’élimination technologique du négatif; elle s’efforce par des interactions symboliques, des
interprétations, des attributions de sens et différents états de conscience, de vaincre la

8
Sur la notion de sotériologie, voir, outre les travaux déjà mentionnés, ma publication intitulée : @‘CT,-zrnl
Heidegger keine Ethik geschriehen bat, Vienne, 1992, et mon article en anglais : What is Religion?
Attrnzpt at a phenomenologic~rl clar@ztion (à paraître dans : The Jozrrnal qf‘ the British Society ,fbr
Phem~nenology, Manchester. Koyaume-Uni). La conception sotériologique de la religion repose sur
l’étude phénoménologique de I’Histoire des religions à laquelle ont collaboré des auteurs comme R. Otto.
W.F. Otto, G. Van der Leeuw, Mircea Eliade et Friedrich Heiler, pour n’en citer que quelques-uns. II
convient de noter que l’approche sotériologique est fondamentalement incompatible avec une conception
théorique de la religion considérée comme une certaine théorie (primitive) du monde. Les intentions
religieuses ne sont pus des intentions (quasi- ou pseudo-) théoriques qu’on peut traiter par l’alternative de
la connaissance vraie ou fausse : ce sont des intentions sotériologiques qui libèrent ou non de l’expérience
de la négativité.
Si, par exemple, l’acte de donner la vie est considéré par une communauté religieuse donnée comme
dangereux et polluant, donc comme nécessitant des rites de purification pour conjurer la négativité qu’il
porte en lui. cette conscience de l’être humain et sa relation au monde peuvent être très différentes de
celles de communautés pour qui ce n’est pas le cas. De même que le “négatif’ ne renvoie pas
exclusivement à des besoins physiques ou biologiques. de même le “salut” et la “libération” n’impliquent
pas en soi une conception “métaphysique” ou “détachée” des choses. Quand on a faim, on a besoin de
nourriture et non pas de religion. mais pour tuer des animaux dans le but de manger, il faut peut-être être
innocenté - libéré de la culpabilité du meurtre - ce qui implique des rites sotériologiques ; pour la
production alimentaire. l’introduction d’autres rites sotériologiques peut être nécessaire pour améliorer la
fertilité de la terre et susciter de bonnes conditions météorologiques et une chasse fructueuse. La notion
formelle de “négativité” ne signifie jamais une réalité ou une entité physique isolée. mais la perception
d’une intention perçue comme nocive, anéantissante, privative ou menaçante.

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négativité. Dans l’attitude religieuse à l’égard du monde, la négativité doit être non pas exclue
mais intégrée à la vie humaine ; cependant, cette intégration n’est possible que si la négativité
est vaincue et transcendée par des expériences libératrices qui transportent l’être humain au-
delà de la mort et de l’échec, du besoin et de la douleur.

Comme la plupart des religions décrivent le négatif en termes de contamination, de


pollution et d’impureté (le mal, le péché), les rites sotériologiques correspondants s’attachent
au rejet et à l’élimination (apotropaïques) ainsi qu’à la purge et à la purification qui, certes,
semblent des pratiques presque physiques, mais symbolisent au plus profond de l’être la
délivrance du négatif. Par “délivrance”, on entend le fait de se dégager de l’emprise de
quelque chose, le mouvement par lequel on se met hors de portée de ce qui emprisonne et l’on
accède à la liberté. C’est l’action de vaincre, de dépasser, de surpasser, de transcender. Quand
on est “délivré” de quelque chose, on est hors de sa portée, au-delà. Aussi “matérialiste” que
puisse sembler un rite sotériologique, il ne manque jamais d’évoquer la transcendance. Pas de
délivrance sans transcendance. Seule la transcendance délivre, soulage de l’épreuve du rejet
par la négativité. Le rire et la sérénité, la rencontre avec la beauté artistique et naturelle ou les
moments soudains et gratuits de soulagement complet constituent ces expériences libératrices
au cours desquelles on transcende ses activités, ses craintes et ses préoccupations quotidiennes
en desserrant les liens et les noeuds de l’affectivité, en laissant tout derrière, ou plutôt au-
dessous de soi. Mais l’on ne peut pas provoquer ces moments soi-même. On peut les
rechercher, mais quand ils arrivent, c’est d’eux-mêmes, gratuitement et ils nous rendent non
seulement heureux mais reconnaissants à leur égard. La reconnaissance est un reflet de la
transcendance.

Il serait donc fondamentalement erroné de ramener la notion de transcendance à un


simple mouvement “subjectif’ ; en réalité, elle a son “objectivité” dans l’expérience
sotériologique proprement dite, limitée aux sujets qui jhzt Z’expérience, à savoir la
communauté religieuse. Dans la dimension “subjective” de la transcendance, il y a déjà un
sentiment “objectif’ qui est à l’oeuvre et qui tend à se concrétiser dans l’expérience
sotériologique de la délivrance. La véritable délivrance, qui n’est pas seulement rhétorique,
idéologique ou de l’autosuggestion, implique le fait d’être délivré par quelque chose qui
fondamentalement n’est pas à la disposition du “sujet”, qui le transcende. Ce n’est qu’ainsi
que l’expérience libératrice de la transcendance devient le fondement de la communauté
religieuse en tant que telle. Par conséquent, la compétence sotériologique incarnée par tel ou
tel individu (chaman, médecin, yogi, prêtre, poète, etc.) “spécialisé” dans le traitement du
négatif est conférée à l’autorité de la communauté. Même dans un contexte laïque, l’autorité
(psychologique, politique, scientifique, etc.) est toujours investie avec le charisme
sotériologique qui consiste à “montrer le chemin” au reste de l’humanité, autrement dit le
passage libéré à un état des choses libre et “dénégativé”. Les cérémonies comme les rites,
fêtes et cultes collectifs qui sont au coeur de la vie religieuse de la communauté, mais aussi les
pratiques ascétiques et extatiques - souvent associées à la danse et à la musique, à l’usage de
différentes drogues ou à l’exaltation érotique - visent essentiellement à la réalisation
d’expériences sotériologiques considérées comme des actes régénérateurs, réparateurs et
revitalisants. Quand la vie se transcende elle-même, elle se libère de l’épreuve du négatif,
revitalisée et régénérée pour affronter à nouveau la négativité de l’existence humaine. De
l’ascétisme, l’automutilation et le sacrifice de sa vie, le déchaînement de violence contre soi-
même et contre autrui, l’érotisme effréné et les états d’ivresse, jusqu’aux méditations les plus
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subtiles et aux états les plus profonds de pensée et d’abnégation, l’humanité semble avoir
essayé presque tout ce qui peut favoriser l’expérience sotériologique. L’immense richesse de
la phénoménologie des expériences sotériologiques produites par les communautés religieuses
montre combien ces stratégies sotériologiques peuvent être divergentes voire contradictoires à
l’intérieur d’un même système religieux.

Si la “transcendance” est au coeur de l’expérience sotériologique et constitue l’union la


plus profonde des deux dimensions du concept de sotériologie, à savoir la négativite et la
délivrance, on peut définir la Religion comme le “sens” sotériologique de la transcendance :
toutes les religions reposent sur une expérience sotériologique essentielle de la transcendance,
adoptée, reproduite, commémorée et diffusée dans toute la communauté laquelle, par cette
seule “communion”, devient une véritable communauté. C’est cette dimension sotériologique
de la transcendance qui constitue le domaine du sacré et du saint, du divin et de l’immortel en
tant qu’objet spécifique du comportement religieux. Par conséquent, les notions de bien et de
mal, de divin et de sacré (etc.) doivent être définies comme des concepts satériologiques qui
reflètent les expériences libératrices d’une communauté par rapport à sa conception de la
négativité d’être. Contrairement aux “attributs réels” (maison, chaussure, etc.) qui représentent
l’objectivité des choses en soi, les concepts sotériologiques, dans leur relation à l’expérience
de l’état “dénégativé” et libéré des êtres, définissent la rencontre du monde et des choses
comme bénéfique ou destructrice pour l’être humain. Si telle est l’origine des concepts
sotériologiques, les notions de “divin”, de “dieu” ou de sa configuration en une multiplicité de
“dieux” pourraient être éclaircies à la lumière d’expériences sotériologiques spécifiques de la
transcendance propres à telle ou telle communauté. Si l’affirmation “Dieu existe”,
théoriquement comprise comme une objectivation (tout comme son contraire “Dieu n’existe
pas”), est au sens strict “dépourvue de sens”, c’est parce qu’il ne s’agit pas du tout d’une
affirmation théorique ; d’un point de vue sotériologique, elle renvoie à une expérience
libératrice transcendante qui n’est “objective” que pour ceux qui la partagent. Le “divin” n’est
pas quelque chose qui “est” au sens réifié du terme (comme une maison ou une chaussure),
mais quelque chose qui survient en tant qu’acte de libération,en communiquant un état
d’esprit qui dépasse les complexités de la vie et de sa négation absolue : la mort. Si un jour,
admirable dans la splendeur exaltée d’un ciel bleu, ou un arbre déployant vigoureusement son
abondante floraison, ou un ciel étoilé, ou encore des flots déchaînés sont qualifiés de “divins”,
c’est parce qu’ils communiquent une irrésistible beauté à l’intérieur d’une expérience
sotériologique libératrice qui transcende la tristesse de la vie quotidienne. Il ne fait pas de
doute que l’expérience de la beauté (naturelle ou artistique) correspond exactement à ce qui,
dans le contexte religieux, constitue une véritable expérience sotériologique liée au divin, y
compris aux dimensions du divin qui sont terrifiantes et sublimes. Ainsi, l’expérience
esthétique des temps modernes n’est autre que le reliquat laïcisé et le substitut d’une
expérience religieuse originelle.

La conception sotériologique de la religion permet donc de se pencher sur l’ambivalence


fondamentale de la Religion avec un grand R : si la délivrance délivre du négatif en tant que
/l&gationdu négatif, alors elle est par essence enracinée dans la négativité et est en soi une
,fOmze potentielle de nkgativitti.Comme l’expérience sotériologique ne se produit qu’en
neutralisant les impulsions naturelles de l’être humain, autrement dit par leur négation, le
sacré et le divin qui s’y expriment affrontent en retour la solitude du sujet dans la sphère
égocentrique de son existence naturelle en détruisant son identité immédiate. Le divin qui
transporte et délivre commence par être terrifiant. Le sacré, le divin et le transcendant sont
donc également objet d’attirance et de répulsion, de désir et de crainte, de fascination et de
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terreur ; ils sont tout aussi apaisants que destructeurs, terrifiants que libérateurs, bref, ils sont
fondamentalement ambivalents. L’ambivalence de la transcendance est la principale
ambivalence de la religion. Celle-ci comporte donc toujours une quantité importante de forces
nuisibles, à savoir celles qui sont à l’oeuvre pour venir à bout de la négativité, y compris celle
du comportement humain (violence, injustice, avidité, etc.). Les interdits, les limites imposées
aux impulsions naturelles les plus fortes (faim, sexualité), les observances et autres
restrictions constituent dans toutes les religions des forces négatives qui ont une signification
sotériologique et non pas morale. Du point de vue de la moralité, la religion est plutôt
immorale.

La moralité est étrangère à la religion ; elle est ce qui reste quand une religion est
morte : son cadavre en tant que forme altérée et aliénée de sa vie. Mais si les forces nuisibles
de la religion sont des éléments constitutifs nécessaires de l’attitude sotériologique, elles
pourraient aussi dégénérer et provoquer une “catastrophe sotériologique”. De la même façon,
il est naïf d’envisager la “Religion” comme quelque chose d’exclusivement “bon” ou
“mauvais”. La propension sotériologique d’une religion à libérer l’homme de sa négativité
n’est jamais acquise, mais est toujours sur le point de basculer dialectiquement. La dimension
sotériologique peut au contraire produire une négativité envahissante qui détruit tout ce qui est
considéré comme humain. Par la désagrégation de ses forces négatives, la “Religion” devient à
son tour ce dont il faut se libérer’: la négativité elle-même. Bref, la “Religion” est en soi un
problème sotériologique : comment et dans quelle mesure peut-elle régénérer ses forces
apaisantes afin de se préserver et de se libérer de la dégradation et de la perversion
sotériologiques ? La violence qui a toujours caractérisé les religions n’estpasnécessairement
un symptôme de leur perversion sotériologique, comme si la “Religion” en soi était
obligatoirement “pacifique” et “non violente”. C’est généralement l’inverse. Si l’activité
sotériologique est dirigée contrele négatif,elle pose comme principe la négation du négatif
afin de le neutraliser et de le transcender. En ce sens, la “violence” fait partie de l’activité
sotériologique ; le principal problème qui se pose alors est la prise en charge de sa propre
négativité au sens sotériologique. L’ambivalence originelle de la religion tient à ce que la
violence est une caractéristique d’une stratégie sotériologique et n’est pas due à une forme
quelconque de détérioration secondaire ou accidentelle.

2.2 La révolution scientifique et technologique

Avec en toile de fond la structure sotériologique de la religion comme mode de relation


de l’être humain au monde, on peut maintenant essayer de mieux comprendre la révolution
scientifique et technologique, événement historique décisif des temps modernes. Si la religion
en tant que prise en charge sotériologique de la négativité est constitutive de l’être humain, sa
négation, son exclusion et son extériorisation ne sont possibles que si quelque chose de
fondamental lui est substitué. Ce substitut n’est autre que la rationalité scientifique et
technologique. En tant que substitut, il prend la place de ce qu’avait été auparavant la fonction
de la “religion”, pas comme une autre “religion” mais comme quelque chose d’entièrement
différent par rapport à ses principes. Paradoxalement, la modernité constitue le projet
sotériologique qui consiste à sauver l’humanité de ses propres projets sotériologiques
représentés par les religions, les philosophies et la métaphysique d’autrefois. Si le projet
moderne d’émancipation (de l’illusion et de l’erreur, de l’esclavage et de la soumission, de
l’aliénation et de la dépendance, etc.) est bien sotériologique dans son orientation - libérer
l’humanité de toute négativité naturelle et historique - il est résolument antisotériologique par
les moyens qu’il utilise - l’élimination technologique de la négativité qui, par définition,est
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censée supprimer tout besoin de “religion” chez l’être humain. Bien que la relation
sotériologique au monde soit axée sur une pratique symbolique qui transforme et transfigure
la signification des choses par une expérience libératrice et transcendante, la rationalité
scientifique et technologique, elle, s’attaque à la négativité proprement dite des choses en
produisant physiquement et socialement des technologies censées supprimer définitivement le
négatif dans la réalité du monde physique, psychologique et sociopoiitique : la négation du
négatif cesse d’être transcendante pour devenir technologique. Il n’y a plus rien de “sacré”
(d’intouchable, de tabou). Le comportement religieux apparaît comme un échec sotériologique
de l’humanité : l’histoire d’une illusion. La négation technologique s’efforce de transformer
continuellement les choses de telle sorte que tout ce qui est “négatif’ soit éliminé”. A cet
égard, la “Technologie” n’est ni une application secondaire de la science, ni un domaine
particulier de l’activité humaine ; c’est l’élan le plus profond de la rationalité scientifique et
technologique, une attitude générale à l’égard des choses, qu’elles soient matérielles,
biologiques, socio-économiques et politiques, psychologiques, spirituelles ou autres, afin
qu’elles s’intègrent à la finalité humaine qui est de vaincre la négativité. La rationalité
technologique a pour principal objet d’“humaniser” le monde, autrement dit de tout intégrer
dans l’espérance d”‘harmonie” et de “bonheur” en créant un monde identique à l’idée de ce
qu’il devrait être ; elle a tendance pour cela à supprimer toutes les différences, la capacité des
choses à s’opposer ou à résister, et elle s’efforce d’éliminer et de réduire à néant les finalités
humaines, bref, les principales différences révélées par l’expérience de la négativité.
L’attitude “technologique” est celle qui consiste à supprimer les forces qui ne transcendent pas
mais qui éliminent et anéantissent. Du marxisme au positivisme, des technologies psycho- et
sociopolitiques à la biogénétique, au libéralisme économique mondialisé et à la
communication électronique universelle, la rationalité s’exprime sous la forme d’une
sotériologie nihiliste, d’une sotériologie sans transcendance ou plutôt, avec la transcendance
laïcisée de l’attente eschatologique d’un monde futur (“on n’arrête pas le progrès”), sous la
forme de la “dissolution finale” de la négativité. “Nous avons inventé le bonheur”, dit le
dernier être humain avec un pétillement dans les yeux, dans le Zarathoustra de Nietzsche.

Cependant, l’ambivalence sotériologique de la religion est fondamentalement analogue


à celle de la rationalité scientifique et technologique. Les forces nuisibles utilisées pour
neutraliser la négativité pourraient dialectiquement se transformer en production illimitée de
négativité. Ce qui a débuté il y a quatre cents ans environ comme le projet sotériologique des
temps modernes pourrait bien apparaître aujourd’hui comme une catastrophe sotériologique
sans issue pour toute l’humanité. La négativité naturelle, socio-économique et politique,
psychologique et idéologique erzgenduéepar la modernité semble marquer la fin de ce qui a
probablement été le siècle le plus sanglant de 1’Histoire en voulant aller toujours plus loin
dans la réussite technologique à supprimer les aspects négatifs de la réalité. L’investissement
sotériologique de la technologie et l’espoir universel que tout soit possible et disponible se
traduisent par le fait que l’homme moderne ne sait pratiquement plus faire face seul au
négatif, ce qui conduit à son effondrement psychologique et idéologique. La rationalité
scientifique et technologique produit elle-même une idéologie moderne de plus en plus

La stratégieutilisée pour légitimer les nouvelles technologies, en particulier en biogénétique, consiste à


prétendre encore supprimer le “négatif’ (la douleur, la maladie, la faim. etc.) ; mais aussi loin qu’on recule
les limites, un élément décisif demeurera toujours : la fïnitude de l’être humain dans tous ses aspects, qui
constitue le véritable objet de la sotériologie.
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morcelée en un nombre indéterminé de maîtres à la pensée ésotérique, de sectes religieuses et


de visionnaires mystiques qui abusent sur le plan métaphysique des théories scientifiques et
des eschatologies pseudoscientifiques. Cette ‘k-rationalité” spécifiquement moderne est due
moins à une mentalité rétrograde et archaïque qu’à la fragilité sotériologique de l’homme
moderne, elle-même due au tournant scientifique et technologique. Le moment décisif de la
modernité est celui où elle devient capable de douter de sa propre vérité sotériologique au-delà
de toute compensation idéologique de ses insuffisances ; la rencontre interculturelle entre
l’Occident et d’autres cultures, en rappelant la dimension sotériologique de l’être humain, a
déjà fait pressentir avec plus de force que quelque chose n’allait pas dans la relation moderne
de l’homme au monde. La conscience du caractère ambivalent, contestable et controversé de
la modernité qui remplace la véritable sotériologie par la technologie, résulte autant de la
rencontre interculturelle que de la mondialisation de la rationalité scientifique et
technologique. Ces deux mouvements contraires mais complémentaires, constitutifs de la
complexité du monde moderne révèlent le problème sotériologique de la vie humaine en
général : l’enjeu de la rencontre interculturelle mondiale est l’organisation sotériologique de la
relation entre l’homme et le monde.

2.3 Le problème sotériologique dans la perspective interculturelle

Le processus historique a sa logique propre. La clarification théorique de ce qui est en


jeu dans les antagonismes du monde contemporain pourrait contribuer quelque peu à
l’élaboration de stratégies sotériologiques propres à lutter contre les aspects négatifs de la
rencontre interculturelle. Convaincus de la nécessité d’une véritable approche sotériologique
de la négativité, nous attendons néanmoins que la modernité transforme profondément les
“religions” traditionnelles. A terme, la modernité dans une perspective historique risque
d’engendrer de nouvelles stratégies sotériologiques entièrement nouvelles qui, en déplaçant la
signification et l’objet de la rationalité scientifique et technologique, pourraient bien être
d’authentiques sotériologies non rattachées à la structure classique de la “religion”. Dans la
perspective interculturelle, l’avenir des différentes cultures dépend de leur capacité de créer,
en s’appuyant sur leurs traditions, un véritable projet sotériologique d’être humain dans le
monde qui intègre la rationalité scientifique et technologique en transcendant les dimensions
“nihilistes” qu’elle porte en elle. Toutefois, pour le monde contemporain, le problème décisif
qui se pose est d’introduire le projet d’une société saturée(comblée, apaisée ou tranquillisée)
en tant que finalité essentielle de l’être humain à laquelle les différentes cultures doivent
oeuvrer dans leur perspective culturelle propre. Mais qu’est-ce qu’une société
sotériologiquement
saturée,
apaisée
et tranquillisée
?
D’une façon générale, on pourrait d’abord dire ceci : l’être humain, en tant qu’individu
et membre d’une société, est sotériologiquement saturé, apaisé et tranquillisé si le paradigme
sotériologique qui lui permet de transcender la négativité n’est pas en soi une nouvelle source
de négativité. Pour la majeure partie du monde contemporain, ce n’est manifestement pas le
cas : les structures sotériologiques des sociétés contemporaines, qu’elles soient modernes ou
traditionnelles, sont devenues les principales sources de négativité interculturelle. Comme on
l’a déjà souligné, la sotériologie est en soi un problème sotériologique, à savoir celui de ne pas
devenir sur le plan dialectique une catastrophe sotériologique et une nouvelle source de
violence et d’injustice, de meurtre et de haine, d’échec et d’aliénation, de frustration et de
manque. La source ultime de ce qu’on a appelé Y’ambivalence” sotériologique est la
dialectique de la délivrance proprement dite : l’être humain ne peut exister sans établir une
relation sotériologiquement libérée avec sa propre finitude et avec la négativité, mais la
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délivrance à laquelle on accède en neutralisant et en transcendant le négatif est en soi une


dimension de la négation. La délivrance n’est possible que par une prise en charge totale de la
négativité pour parvenir à la surmonter. Comme on l’a déjà vu, toute pratique sotériologique
est profondément associée à des méthodes de négation, et concentre l’ensemble des forces
nuisibles pour porter l’être humain au-delàde la négativité. Ce n’est que si l’homme est
maître de la négation qu’il peut vaincre et se transformer. Réprimer ses élans naturels les plus
fondamentaux, retenir son affectivité et ses émotions, être critique envers soi-même ou y
réfléchir à deux fois même pour la façon la plus élémentaire de créer un être humain, sont
autant d’attitudes régies par la négation. Quand celle-ci cesse de délivrer, elle devient la
source de la négativité. La négation qui sauve et libère peut également détruire et anéantir :
elle est fondamentalement ambivalente. Tout ce qui libère et transcende peut aussi bien
emprisonner davantage l’être humain dans la violence de la négativité. Traiter la négativ.ité
humaine est l’art de la sotériologie ; la sotériologie ou l’art de la négation. La perfection
sotériologique, autrement dit la libération totalede l’emprise de la négativité est le stade
ultime auquel les forces nuisibles à l’oeuvre dans la délivrance ne produisent aucune
négativité, et où l’être humain ancré dans la négativité est apaisé et tranquillisé en tant qu’être-
dans-le-monde. Un être humain apaisé est un être humain libéré dans la maîtrise d’une
négation entièrement libératrice.

Il est certain que nous disposons ainsi d’un critère d’évaluation de l’efficacité
sotériologique du comportement éthique de l’être humain ; en nous reportant à 1”‘Histoire des
religions”, nous pouvons étudier les réalités religieuses de façon critique, sans prétendre
indûment à la tolérance universelle et à son fondement “nihiliste”, le relativisme historique.
Seules les religions qui parviennent à faire face à leur propre négativité de façon libérée au
sens sotériologique, autrement dit en produisant des individus sotériologiquement saturés,
donc une société sotériologiquement saturée, doivent être reconnues comme offrant
d’authentiques perspectives sotériologiques pour l’avenir de l’humanité. Cependant, la
tradition religieuse n’est pas la seule manifestation sotériologique que l’humanité ait produite.
L’art et la philosophie sont eux aussi axés sur la délivrance sotériologique. De Platon à Hegel,
la philosophie politique a conçu différentes formes de sociétés sotériologiquement saturées
qui, par leur structure interne, rompent l’engrenage de la violence. Les différentes
philosophies et écoles de pensée orientales et occidentales ont produit des réflexions
divergentes sur la structure sotériologique de 1’Etre transcendant sa négativité intrinsèque. La
pensée contemporaine possède un champ de recherche d’une immense richesse sur les
structures sotériologiques de l’être humain et est en mesure d’apporter une précieuse
contribution à la perspective sotériologique de l’interculturalité. Comme la prétention de la
rationalité scientifique et technologique d’édifier une société saturée au sens sotériologique est
aussi nulle que sont illusoires les prétentions des religions traditionnelles désagrégées et
invalidées par les effets de la modernité, la question interculturelle, au lieu de se contenter de
gérer la violence de ce qui existe, pourrait bien offrir la perspective d’un avenir différent. Le
projet de société saturée au sens sotériologique pourrait être un premier pas dans cette
direction.
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3. Conclusion : la question des recommandations pratiques

La situation interculturelle aujourd’hui est critique, voire explosive, d’autant plus qu’il
existe un manque évident de volonté politique de concrétiser la richesse des savoirs déjà
accumulés. Or, les révolutions profondes et décisives dans l’histoire de l’humanité sont
généralement précédées et assorties d’oeuvres philosophiques, artistiques et intellectuelles qui
modifient la compréhension de l’être-humain-dans-le-monde. La réorientation éthique
(morale) de la politique et l’expression d’une volonté politique de concrétiser les savoirs
accumulés en sont peut-être encore au stade de l’élaboration théorique qui, dans la recherche
d’un véritable soutien des peuples intéressés, s’attache à modifier lentement leurs
comportements. Pour contrer la tendance de l’être humain à supprimer et réprimer sa propre
conscience du négatif, il est capital de stimuler la conscience aiguë de la négativité du monde
moderne et, pour faire face à cette négativité, d’adopter une nouvelle orientation éthico-
sotériologique. D’un point de vue philosophique, les fondements pragmatiques d’un
changement intellectuel fondamental à l’origine d’une nouvelle relation au monde sont
herméneutiques, c’est-à-dire qu’ils appartiennent aux structures de la compréhension et de la
connaissance. Cependant, la compréhension et la connaissance ne sont que les fondements
générateurs de comportements quand elles sont représentées comme des structures de
l’affectivité humaine. La compréhension réelle et concrète intervient quand on “ressent”
immédiatement les choses d’une certaine façon. La pragmatique herméneutique est loin d’être
“intellectuelle” et “abstraite” au sens d’une attitude rhétorique coupée de tout ; son objet est de
créer une relation affective au monde qui fonctionne immédiatement. Par conséquent, le
problème herméneutique de l’interculturalité est un problème moins de compréhension
intellectuelle que d’affectivité. La question de savoir dans quelle mesure des individus veulent
se comprendre passe d’abord par la réponse à une autre question : au niveau affectif de leurs
sentiments existentiels, les individus sont-ils disposés à s’ouvrir à 1’Autre ? Aussi longtemps
que 1’Autre sera l’obscur objet de craintes et de préoccupations (économiques, sociales,
politiques, existentielles, etc.), aucun processus de compréhension et de communication ne
semblera possible. Si l’ouverture affective du sujet à 1’Autre dépend de son état de saturation
et d’apaisement sotériologiques, seule une situation saturée au sens sotériologique peut
engendrer compréhension et communication. La question herméneutique de la compréhension
mutuelle et de la communication dépend de la représentation affective des états de libération
sotériologique de l’être humain, comme ceux que l’Art peut produire.

A terme, l’action pratique ne peut être que l’action herméneutique qui produit une
connaissance différente des choses correspondant aux besoins sotériologiques de l’être
humain dans les différentes cultures. Les institutions interculturelles qui favorisent la
rencontre de 1’Autre culturellement différent dans le domaine libéré de l’art et de la
philosophie, à l’écart des difficultés concrètes de la vie quotidienne, ont autant d’importance
que l’institutionnalisation des disciplines interculturelles (anthropologie, Histoire de,s
religions, etc.) dans l’éducation de base. La politique étant impuissante à relever les véritables
défis de la mondialisation, il devient manifestement nécessaire de créer des compétences
nouvelles. Encourager la recherche sotériologique en religion, philosophie et art pourrait
déboucher sur une nouvellecompétence sotériologique à traiter les affaires humaines,
nécessaire pour la médiation et la prévention de l’effondrement dialectique des sociétés.
Comme on l’a déjà souligné, cette compétence sotériologique devrait être culturellement
plurielle et être ancrée dans les différentes cultures traditionnelles avec leur contexte
sotériologique spécifique.
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Le projet de “pluralisme constructif’ ne peut avoir d’impact réel que s’il a pour objet la
situation historique complexe de l’humanité, ce qui ne sera le cas que s’il est sotério-
logiquement prometteur ; bref, par la séduction et la tentation sotériologique, la pragmatique
herméneutique fondée sur la compétence sotériologique aura la tâche difficile de séduire. Ceci
ne sera possible qu’en anticipant sous une forme ou sous une autre une relation sotério-
logiquement saturée au monde. La base du changement herméneutique demeure la
transformation éthique des sujets considérés qui, en incarnant un “ethos” en avance sur la
situation historique, pourraient assumer la conduite charismatique des transformations
historiques. Mais il est indiscutable que l’autorité charismatique est très ambivalente.

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