Towards A Constructive Pluralism
Towards A Constructive Pluralism
Towards A Constructive Pluralism
601/CPL-5
Paris, janvier 1999
Original anglais
Colloque
par
Rudolph Brandner, philosophe
Université de Fribourg (Allemagne)
(CLT-99KONF.60KLD.2)
Les dénominations employées et la présentation adoptée dans le présent document en ce qui
concerne les différents pays et territoires n’impliquent aucune prise de position du Secrétariat
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choix et de la présentation des faits contenus dans le présent document, et les opinions qu’il y
exprime ne sont pas nécessairement celles de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation.
TABLE DES MATIERES
1. Remarques préliminaires
1. Remarques préliminaires’
On pourrait penser que les philosophes risquent fort de se couvrir de ridicule quand ils
tentent de prendre en charge une demande qui concerne des applications pratiques, Or, la
pensée philosophique est en soi pratique : en modifiant et en transformant notre
compréhension des choses et le monde en général, nous ferons évoluer notre comportement et
nos interactions avec ce qui nous entoure. Le plus souvent, ces transformations s’opéreront
dans la durée ; comme la philosophie est abstraite car elle fait correspondre des situations
empiriques concrètes à des caractéristiques essentielles de l’être, son effet sur le monde
historique peut difficilement être immédiat. La représentation historique des théories
philosophiques prend du temps car la prise de conscience conceptuelle est un processus
fondamental, et rien ne permet d’affirmer que ces théories resteront dans le monde historique
telles qu’elles ont été initialement conçues. S’agissant de l’interculturalité, l’effet pratique
immédiat de la pensée philosophique devient évident dès lors qu’on admet que la pensée de
l’être humain, dans son fonctionnement spontané, est toujours d’une manière ou d’une autre
enracinée dans des expressions culturellement prédéterminées qu’il convient de neutraliser si
l’on veut rendre possible la rencontre avec autrui. Comme la réflexion philosophique sur
l’interculturalité ne peut en aucun cas prétendre faire accéder immédiatement à une
“superperspective transculturelle”, seule la persévérance dans l’étude des présuppositions
issues du mode de pensée classique en cours depuis des millénaires permettra d’atteindre
l’ouverture d’esprit nécessaire. La pensée en soi devient un exercice permanent qui consiste à
transformer des expressions prises pour hypothèses en un nouveau terrain de rencontre du
monde et des choses ; c’est fondamentalement ce travail du sujet qui philosophe sur lui-même,
qui pourrait ouvrir de nouvelles perspectives de rencontre interculturelle.
I
Pour mieux situer la présente étude, le lecteur anglophone peut consulter l’article que j’ai intitulé : The
sit~rt~on qf’philosophy todoy md the question of Intercdturality, publié dans (1) Mesotes. Zeitschrift für
philosophischen Ost-West Dialog, avril 1994, p. 491-5 13, et (2) Journal of Indian Council of
Philosophical Research (JICPR), Vol. XIII, no 1, Delhi, 1996, p. l-28. Pour l’élaboration conceptuelle de
l’aspect philosophique de “l’interculturalité”,le lecteur germanophone peut se reporter à la monographie
que j’ai rédigée sous le titre : Heideggers Begr$f’der Geschichte und dus neuzeitliche Geschichtsdenken,
Vienne, 1994.
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Il importe d’autant plus de privilégier cette orientation axée sur le sujet éthique que le
débat sur l’interculturalité a été marqué, dans une certaine mesure avec le modèle techno-
logique, par les affirmations constantes de valeurs abstraites (prétendument universelles) que
l’humanité tout entière est censée tenir pour acquises, au besoin sous la contrainte
d’institutions politiques et juridiques comme les Nations Unies. Comme ce n’est pas en
imposant des “valeurs” de l’extérieur qu’on parvient à créer la réalité d’un “ethos” intériorise
par l’être humain, le discours interculturel a trop souvent dégénéré en une plainte rituelle sur
le refus manifeste du monde historique de fonctionner selon les aspirations de l’idéologie
occidentale ; les prétendues “valeurs universelles” issues de la laïcisation opérée au siècle des
lumières ne représentent pas l’humanité dans son être historique et son projet de partage d’un
monde seul et unique. En vérité, ce n’est guère surprenant : à queititre des peuples dont
l’expérience historique n’est pas marquée par la désacralisation de la religion chrétienne ni par
la montée de la rationalité scientifique et technologique avec ses transformations socio-
économiques et politiques et sa désorientation métaphysique devraient-ils concevoir leur
relation au monde en des termes qui tout simplement ne correspondent pas aux expériences
concrètes qu’ils ont accumulées au fil des générations ? A cet égard, la principale lacune du
débat sur l’interculturalité axé sur les valeurs tient, semble-t-il, à la rapidité avec laquelle la
dimension historique de l’être humain s’est imposée. On semble considérer ce qu’est l’être
humain comme une circonstance momentanée, instantanée, dépourvue de la dimension
historique qui l’a fait devenir ce qu’il est, par ses expériences et ses dispositions
culturellement déterminées. Or l’homme n’est pas tombé du ciel ; la personne’ en tant
qu’individu est au contraire le masque dans lequel résonnent l’expérience collective
accumulée au cours des siècles et des millénaires, les savoirs et les arts peu à peu distillés, et
l’aptitude à s’adapter au monde dans sa fïnitude d’être humain. La croissance “naturelle” des
communautés et des sociétés humaines au fil du temps en tant qu’incarnation d’un certain
“ethos”, et la constitution dans une perspective historique d’une relation culturellement
spécifique entre 1’Homme et le Monde représentent la seule véritable dimension de la pensée
interculturelle. Celle-ci ne peut parvenir au niveau d’ouverture requis qu’en approfondissant la
connaissance de sa constitution chronologique, autrement dit en n’opérant aucune rupture
avec l’histoire, et en ayant davantage conscience du caractère contestable de certaines
évidences fondamentales considérées de tout temps comme des vérités premières. A cet égard,
la pensée interculturelle n’est pas l’exclusivité de certains “spécialistes” ; elle concerne tous
ceux qui n’ignorent rien de leur situation dans un monde multiculturel.
Rappelons que le mot “personne” vient du latin “per-sonare” (retentir, résonner) utilisé pour désigner le
masque de théâtre.
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coeur du processus interculturel, il n’en demeure pas moins qu’il est absolument nécessaire
d’assortir ce processus de moyens socio-économiques, juridiques et politiques pour faciliter le
dialogue entre les cultures à l’époque contemporaine. L’approche éthique n’est en aucun cas
exclusive ; au contraire, dans le long terme, elle insiste sur l’absolue nécessité de l’autonomie
dans la participation à la culture et à sa façon de relever le défi de la modernité dans une
perspective historique. Reconnaître que le caractère artificiel de l’histoire est un processus
autonome qui relève des interactions d’une réalité multiculturelle entraîne un certain
scepticisme à l’égard de ceux qui imposent des “valeurs universelles” et toute forme de
“pensée posée comme postulat” prétendant maîtriser parfaitement la vérité que l’humanité doit
admettre. S’agissant de la probité intellectuelle qui consiste à percevoir la réalité humaine
telle qu’elle est - le principe de réalité - la question qui se pose est plutôt la suivante : que
pourrait-il arriver dans des circonstances et un contexte historiques donnés, et comment
orienter des tendances historiques reposant sur des faits en vue de leur meilleur
accomplissement possible’ ‘! Le “pluralisme constructif’ pourrait ici être pertinent, si et
siulementsi il est profondément enraciné dans la réalité historique proprement dite et ses
tendances intrinsèques.
La notion de “meilleur accomplissenlent possible” implique naturellement l’existence d’un critère décisif
concernant la finalité de l’être humain ; ce critère ne peut être que formel en ce qui concerne la réalité
concrète de l’être humain. Nous tenterons d’expliciter ce critère avec le concept de “saturation ou
apaisement sotériologique” (voir 2.3).
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Il est difficile de surévaluer l’intérêt diagnostique de cette structure bipolaire qui, dans la
formation de la réalité historique, produit les antagonismes dialectiques constitutifs du monde
moderne en tant que forces exclusives les unes des autres mais profondément complémen-
taires. Infléchis par l’héritage décisif de la politique coloniale et de la division idéologique
entre le bloc capitaliste et le bloc communiste, ces antagonismes dialectiques opèrent à
différents niveaux (individu, société, Etat) pour créer toute la gamme des tensions
interculturelles contemporaines. Les “fondamentalismes” (qu’ils soient chrétien, juif,
islamique ou autre) sont généralement des réactions dialectiques contre ce qui est ressenti
comme le “nihilisme” de la rationalité moderne ; ils déterminent aussi les divisions à
l’intérieur d’une société ainsi que les relations entre celle-ci et d’autres sociétés4. Si la tension
dialectique à l’intérieur de la structure bipolaire s’accroît selon le principe des vases
communicants, le fanatisme fondamentaliste résulte directement de la perception du danger de
“nihilisme” qui pèse sur la rationalité scientifique et technologique et sur son orientation
profane. Les inégalités socio-économiques entre les différentes sociétés et nations, mais aussi
entre différentes classes à l’intérieur d’une société donnée, reflètent généralement les
différents principes historiques et culturels de la rationalité scientifique et technologique.
4
On observe ce phénomènenon seulementdans le cas de la société israélienneet dans les sociétés
islamiquesen général,mais aussiavec les mouvementsconservateurs chrétiens(commel’opus Dei) et,
dans une certaine mesure, la distinction politique droite/gauche (valeurs religieusesséculaires); les
positions adoptées dans chaque cas sont souvent des indicateurs de l’appartenance à une classe sociale ou
de la situation économique. Les réactions fondamentalistes contre la modernité semblent caractériser les
religions monothéistes d’origine sémite ; bien qu’il existe un mouvement fondamentaliste hindou en Inde,
il est, dans son idéologie et sa pratique, très différent de ceux qui viennent d’être mentionnés. En règle
générale, les religions “polythéistes” n’offrent pas de fondement au fondamentalisme ; au contraire, elles
s’intègrent à l’autre religion en tant que version différente, comme le faisaient déjà les Grecs et les
Romains.
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La distinction entre les deux plans (Iégitime!illégitime) correspond aux principes mêmes de la rationalité
scientifique et technologique. et reflète les différents niveaux d’acceptation sociale d’autres cultures ;
alors que, par exemple, le “bouddhologue” (occidental) préserve son identité occidentale. le “bouddhiste”
(occidental) assume une identité culturelle convertie.
Indépendamment des contlits européens classiques (Irlande du Nord, Basques ou Corses), on observe
depuis peu une forte tendance à la désagrégation en Italie (antagonisme Nord-Sud) et en Espagne
(Catalans, Galiciens, Andalous). Du point de vue de la rationalité laïque, les aspirations à la spécificité
culturelle sont toujours perçues comme l’expression d’une mentalité “irrationnelle” et rétrograde.
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comme étant “profonde” et “naturelle”. Les identités laïques, quand elles ne sont pas étayées
par une forte pression idéologique’, sont perçues comme “faibles” contrairement aux identités
“fortes” de communautés plutôt réduites et bien délimitées. Tout ce qui est “universel” semble
menacer le fort sentiment d’appartenance incarné par telle ou telle culture traditionnelle
considérée comme un contrepoids à la modernité “aliénante”. Or, si cette “aliénation” est
ressentie comme un échec de la rationalité scientifique et technologique qui n’a pas su
répondre à la question essentielle de l’être humain, à savoir comment faire face à la vie et à la
mort, à la finitude et à la négativité de l’homme, alors ce “vide métaphysique” des temps
modernes sera à l’origine de la quête d’identité ey1tait questratégie bien définie permettant de
concevoir l’être humain dans une ultime perspective onto-sotériologique.
7
Comme dans l’antagonisme entre les idéologies communiste et fasciste ; les deux pourraient être
considérées comme des révoltes laïques contre la libéralisation laïque (= “nihilisme démocratique”)
associant ainsi les caractéristiques “nihilistes” à une idéologie “pseudoreligieuse”.
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intéresse, nous essaierons seulement de voir brièvement’ comment cet aspect essentiel des
phénomènes religieux peut suffire à élaborer un concept de religion en tant que sotériologie.
8
Sur la notion de sotériologie, voir, outre les travaux déjà mentionnés, ma publication intitulée : @‘CT,-zrnl
Heidegger keine Ethik geschriehen bat, Vienne, 1992, et mon article en anglais : What is Religion?
Attrnzpt at a phenomenologic~rl clar@ztion (à paraître dans : The Jozrrnal qf‘ the British Society ,fbr
Phem~nenology, Manchester. Koyaume-Uni). La conception sotériologique de la religion repose sur
l’étude phénoménologique de I’Histoire des religions à laquelle ont collaboré des auteurs comme R. Otto.
W.F. Otto, G. Van der Leeuw, Mircea Eliade et Friedrich Heiler, pour n’en citer que quelques-uns. II
convient de noter que l’approche sotériologique est fondamentalement incompatible avec une conception
théorique de la religion considérée comme une certaine théorie (primitive) du monde. Les intentions
religieuses ne sont pus des intentions (quasi- ou pseudo-) théoriques qu’on peut traiter par l’alternative de
la connaissance vraie ou fausse : ce sont des intentions sotériologiques qui libèrent ou non de l’expérience
de la négativité.
Si, par exemple, l’acte de donner la vie est considéré par une communauté religieuse donnée comme
dangereux et polluant, donc comme nécessitant des rites de purification pour conjurer la négativité qu’il
porte en lui. cette conscience de l’être humain et sa relation au monde peuvent être très différentes de
celles de communautés pour qui ce n’est pas le cas. De même que le “négatif’ ne renvoie pas
exclusivement à des besoins physiques ou biologiques. de même le “salut” et la “libération” n’impliquent
pas en soi une conception “métaphysique” ou “détachée” des choses. Quand on a faim, on a besoin de
nourriture et non pas de religion. mais pour tuer des animaux dans le but de manger, il faut peut-être être
innocenté - libéré de la culpabilité du meurtre - ce qui implique des rites sotériologiques ; pour la
production alimentaire. l’introduction d’autres rites sotériologiques peut être nécessaire pour améliorer la
fertilité de la terre et susciter de bonnes conditions météorologiques et une chasse fructueuse. La notion
formelle de “négativité” ne signifie jamais une réalité ou une entité physique isolée. mais la perception
d’une intention perçue comme nocive, anéantissante, privative ou menaçante.
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~-- --7
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négativité. Dans l’attitude religieuse à l’égard du monde, la négativité doit être non pas exclue
mais intégrée à la vie humaine ; cependant, cette intégration n’est possible que si la négativité
est vaincue et transcendée par des expériences libératrices qui transportent l’être humain au-
delà de la mort et de l’échec, du besoin et de la douleur.
subtiles et aux états les plus profonds de pensée et d’abnégation, l’humanité semble avoir
essayé presque tout ce qui peut favoriser l’expérience sotériologique. L’immense richesse de
la phénoménologie des expériences sotériologiques produites par les communautés religieuses
montre combien ces stratégies sotériologiques peuvent être divergentes voire contradictoires à
l’intérieur d’un même système religieux.
terreur ; ils sont tout aussi apaisants que destructeurs, terrifiants que libérateurs, bref, ils sont
fondamentalement ambivalents. L’ambivalence de la transcendance est la principale
ambivalence de la religion. Celle-ci comporte donc toujours une quantité importante de forces
nuisibles, à savoir celles qui sont à l’oeuvre pour venir à bout de la négativité, y compris celle
du comportement humain (violence, injustice, avidité, etc.). Les interdits, les limites imposées
aux impulsions naturelles les plus fortes (faim, sexualité), les observances et autres
restrictions constituent dans toutes les religions des forces négatives qui ont une signification
sotériologique et non pas morale. Du point de vue de la moralité, la religion est plutôt
immorale.
La moralité est étrangère à la religion ; elle est ce qui reste quand une religion est
morte : son cadavre en tant que forme altérée et aliénée de sa vie. Mais si les forces nuisibles
de la religion sont des éléments constitutifs nécessaires de l’attitude sotériologique, elles
pourraient aussi dégénérer et provoquer une “catastrophe sotériologique”. De la même façon,
il est naïf d’envisager la “Religion” comme quelque chose d’exclusivement “bon” ou
“mauvais”. La propension sotériologique d’une religion à libérer l’homme de sa négativité
n’est jamais acquise, mais est toujours sur le point de basculer dialectiquement. La dimension
sotériologique peut au contraire produire une négativité envahissante qui détruit tout ce qui est
considéré comme humain. Par la désagrégation de ses forces négatives, la “Religion” devient à
son tour ce dont il faut se libérer’: la négativité elle-même. Bref, la “Religion” est en soi un
problème sotériologique : comment et dans quelle mesure peut-elle régénérer ses forces
apaisantes afin de se préserver et de se libérer de la dégradation et de la perversion
sotériologiques ? La violence qui a toujours caractérisé les religions n’estpasnécessairement
un symptôme de leur perversion sotériologique, comme si la “Religion” en soi était
obligatoirement “pacifique” et “non violente”. C’est généralement l’inverse. Si l’activité
sotériologique est dirigée contrele négatif,elle pose comme principe la négation du négatif
afin de le neutraliser et de le transcender. En ce sens, la “violence” fait partie de l’activité
sotériologique ; le principal problème qui se pose alors est la prise en charge de sa propre
négativité au sens sotériologique. L’ambivalence originelle de la religion tient à ce que la
violence est une caractéristique d’une stratégie sotériologique et n’est pas due à une forme
quelconque de détérioration secondaire ou accidentelle.
censée supprimer tout besoin de “religion” chez l’être humain. Bien que la relation
sotériologique au monde soit axée sur une pratique symbolique qui transforme et transfigure
la signification des choses par une expérience libératrice et transcendante, la rationalité
scientifique et technologique, elle, s’attaque à la négativité proprement dite des choses en
produisant physiquement et socialement des technologies censées supprimer définitivement le
négatif dans la réalité du monde physique, psychologique et sociopoiitique : la négation du
négatif cesse d’être transcendante pour devenir technologique. Il n’y a plus rien de “sacré”
(d’intouchable, de tabou). Le comportement religieux apparaît comme un échec sotériologique
de l’humanité : l’histoire d’une illusion. La négation technologique s’efforce de transformer
continuellement les choses de telle sorte que tout ce qui est “négatif’ soit éliminé”. A cet
égard, la “Technologie” n’est ni une application secondaire de la science, ni un domaine
particulier de l’activité humaine ; c’est l’élan le plus profond de la rationalité scientifique et
technologique, une attitude générale à l’égard des choses, qu’elles soient matérielles,
biologiques, socio-économiques et politiques, psychologiques, spirituelles ou autres, afin
qu’elles s’intègrent à la finalité humaine qui est de vaincre la négativité. La rationalité
technologique a pour principal objet d’“humaniser” le monde, autrement dit de tout intégrer
dans l’espérance d”‘harmonie” et de “bonheur” en créant un monde identique à l’idée de ce
qu’il devrait être ; elle a tendance pour cela à supprimer toutes les différences, la capacité des
choses à s’opposer ou à résister, et elle s’efforce d’éliminer et de réduire à néant les finalités
humaines, bref, les principales différences révélées par l’expérience de la négativité.
L’attitude “technologique” est celle qui consiste à supprimer les forces qui ne transcendent pas
mais qui éliminent et anéantissent. Du marxisme au positivisme, des technologies psycho- et
sociopolitiques à la biogénétique, au libéralisme économique mondialisé et à la
communication électronique universelle, la rationalité s’exprime sous la forme d’une
sotériologie nihiliste, d’une sotériologie sans transcendance ou plutôt, avec la transcendance
laïcisée de l’attente eschatologique d’un monde futur (“on n’arrête pas le progrès”), sous la
forme de la “dissolution finale” de la négativité. “Nous avons inventé le bonheur”, dit le
dernier être humain avec un pétillement dans les yeux, dans le Zarathoustra de Nietzsche.
Il est certain que nous disposons ainsi d’un critère d’évaluation de l’efficacité
sotériologique du comportement éthique de l’être humain ; en nous reportant à 1”‘Histoire des
religions”, nous pouvons étudier les réalités religieuses de façon critique, sans prétendre
indûment à la tolérance universelle et à son fondement “nihiliste”, le relativisme historique.
Seules les religions qui parviennent à faire face à leur propre négativité de façon libérée au
sens sotériologique, autrement dit en produisant des individus sotériologiquement saturés,
donc une société sotériologiquement saturée, doivent être reconnues comme offrant
d’authentiques perspectives sotériologiques pour l’avenir de l’humanité. Cependant, la
tradition religieuse n’est pas la seule manifestation sotériologique que l’humanité ait produite.
L’art et la philosophie sont eux aussi axés sur la délivrance sotériologique. De Platon à Hegel,
la philosophie politique a conçu différentes formes de sociétés sotériologiquement saturées
qui, par leur structure interne, rompent l’engrenage de la violence. Les différentes
philosophies et écoles de pensée orientales et occidentales ont produit des réflexions
divergentes sur la structure sotériologique de 1’Etre transcendant sa négativité intrinsèque. La
pensée contemporaine possède un champ de recherche d’une immense richesse sur les
structures sotériologiques de l’être humain et est en mesure d’apporter une précieuse
contribution à la perspective sotériologique de l’interculturalité. Comme la prétention de la
rationalité scientifique et technologique d’édifier une société saturée au sens sotériologique est
aussi nulle que sont illusoires les prétentions des religions traditionnelles désagrégées et
invalidées par les effets de la modernité, la question interculturelle, au lieu de se contenter de
gérer la violence de ce qui existe, pourrait bien offrir la perspective d’un avenir différent. Le
projet de société saturée au sens sotériologique pourrait être un premier pas dans cette
direction.
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La situation interculturelle aujourd’hui est critique, voire explosive, d’autant plus qu’il
existe un manque évident de volonté politique de concrétiser la richesse des savoirs déjà
accumulés. Or, les révolutions profondes et décisives dans l’histoire de l’humanité sont
généralement précédées et assorties d’oeuvres philosophiques, artistiques et intellectuelles qui
modifient la compréhension de l’être-humain-dans-le-monde. La réorientation éthique
(morale) de la politique et l’expression d’une volonté politique de concrétiser les savoirs
accumulés en sont peut-être encore au stade de l’élaboration théorique qui, dans la recherche
d’un véritable soutien des peuples intéressés, s’attache à modifier lentement leurs
comportements. Pour contrer la tendance de l’être humain à supprimer et réprimer sa propre
conscience du négatif, il est capital de stimuler la conscience aiguë de la négativité du monde
moderne et, pour faire face à cette négativité, d’adopter une nouvelle orientation éthico-
sotériologique. D’un point de vue philosophique, les fondements pragmatiques d’un
changement intellectuel fondamental à l’origine d’une nouvelle relation au monde sont
herméneutiques, c’est-à-dire qu’ils appartiennent aux structures de la compréhension et de la
connaissance. Cependant, la compréhension et la connaissance ne sont que les fondements
générateurs de comportements quand elles sont représentées comme des structures de
l’affectivité humaine. La compréhension réelle et concrète intervient quand on “ressent”
immédiatement les choses d’une certaine façon. La pragmatique herméneutique est loin d’être
“intellectuelle” et “abstraite” au sens d’une attitude rhétorique coupée de tout ; son objet est de
créer une relation affective au monde qui fonctionne immédiatement. Par conséquent, le
problème herméneutique de l’interculturalité est un problème moins de compréhension
intellectuelle que d’affectivité. La question de savoir dans quelle mesure des individus veulent
se comprendre passe d’abord par la réponse à une autre question : au niveau affectif de leurs
sentiments existentiels, les individus sont-ils disposés à s’ouvrir à 1’Autre ? Aussi longtemps
que 1’Autre sera l’obscur objet de craintes et de préoccupations (économiques, sociales,
politiques, existentielles, etc.), aucun processus de compréhension et de communication ne
semblera possible. Si l’ouverture affective du sujet à 1’Autre dépend de son état de saturation
et d’apaisement sotériologiques, seule une situation saturée au sens sotériologique peut
engendrer compréhension et communication. La question herméneutique de la compréhension
mutuelle et de la communication dépend de la représentation affective des états de libération
sotériologique de l’être humain, comme ceux que l’Art peut produire.
A terme, l’action pratique ne peut être que l’action herméneutique qui produit une
connaissance différente des choses correspondant aux besoins sotériologiques de l’être
humain dans les différentes cultures. Les institutions interculturelles qui favorisent la
rencontre de 1’Autre culturellement différent dans le domaine libéré de l’art et de la
philosophie, à l’écart des difficultés concrètes de la vie quotidienne, ont autant d’importance
que l’institutionnalisation des disciplines interculturelles (anthropologie, Histoire de,s
religions, etc.) dans l’éducation de base. La politique étant impuissante à relever les véritables
défis de la mondialisation, il devient manifestement nécessaire de créer des compétences
nouvelles. Encourager la recherche sotériologique en religion, philosophie et art pourrait
déboucher sur une nouvellecompétence sotériologique à traiter les affaires humaines,
nécessaire pour la médiation et la prévention de l’effondrement dialectique des sociétés.
Comme on l’a déjà souligné, cette compétence sotériologique devrait être culturellement
plurielle et être ancrée dans les différentes cultures traditionnelles avec leur contexte
sotériologique spécifique.
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Le projet de “pluralisme constructif’ ne peut avoir d’impact réel que s’il a pour objet la
situation historique complexe de l’humanité, ce qui ne sera le cas que s’il est sotério-
logiquement prometteur ; bref, par la séduction et la tentation sotériologique, la pragmatique
herméneutique fondée sur la compétence sotériologique aura la tâche difficile de séduire. Ceci
ne sera possible qu’en anticipant sous une forme ou sous une autre une relation sotério-
logiquement saturée au monde. La base du changement herméneutique demeure la
transformation éthique des sujets considérés qui, en incarnant un “ethos” en avance sur la
situation historique, pourraient assumer la conduite charismatique des transformations
historiques. Mais il est indiscutable que l’autorité charismatique est très ambivalente.