Porte Voix ALED Maingueneau

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Analyse du discours, sphère haute et porte-voix

Dominique Maingueneau

Université Paris-Sorbonne

Face à une inégalité qu’il catégorise comme une « injustice », l’analyste du discours
n’agit pas en simple citoyen. Indépendamment de son éventuel engagement politique, il mobi-
lise en effet un certain nombre de concepts et de méthodes relevant des sciences humaines et
sociales pour essayer de mieux comprendre le rôle que joue le discours dans la légitimation
d’une telle « injustice ». Pour mener à bien un tel travail, il peut étudier des éléments dans les
textes, mais il peut aussi – et on y pense moins souvent – se placer à un autre niveau pour
aborder l’inégalité discursive, c’est-à-dire l’impossibilité – ou tout au moins la difficulté –
pour certains individus ou certaines catégories d’individus à accéder à ce que j’appellerai la
sphère haute de la parole, qui regroupe les activités discursives qui ont de l’autorité. Cette
« sphère haute », bien entendu, ne réfère à aucun découpage précis de l’univers du discours,
elle traduit seulement le sentiment qu’ont un grand nombre de gens dans la société que leur
parole n’est pas audible au-delà de leur univers immédiat, qu’elle n’intéresse pas les médias
et/ou qu’elle n’a pas de poids auprès de ceux qui ont un pouvoir de décision.

En règle générale, l’objectif de l’analyste d’une « inégalité discursive » est de chercher


à y remédier par son intervention même. Mais il peut difficilement ignorer que d’autres types
d’acteurs sociaux visent à faire entendre la parole de ceux qu’on peut appeler des « sans-
voix », qui se jugent exclus de la sphère haute. Le substantif « sans-voix » est d’ailleurs lar-
gement diffusé dans les médias francophones ; il entre dans une série où il y a d’autres sans- :
« un sans domicile fixe », « un sans-terre », « un sans-abri », « sans famille »…1 L’emploi de
ce terme implique un raisonnement plus ou moins explicite : Certaines personnes sont victi-
mes d’une injustice ; leur voix devrait donc parvenir à la sphère haute ; or ce n’est pas le cas.
En conséquence, l’énonciation de celui qui se fait leur porte-parole se convertit en énonciation
à fonction réparatrice. Deux formes d’injustice sont ainsi articulées : l’injustice dont sont vic-
times les sans-voix, et l’injustice d’être sans-voix pour dire cette injustice dans la sphère hau-
te. Par là, celui qui utilise cette désignation de « sans-voix » montre l’ethos de quelqu’un ca-
pable de compassion et qui est soucieux de justice.

1. Le porte-voix

Continuellement, des journalistes de télévision ou de radio font des reportages sur des
personnes qu’on pourrait considérer comme des sans-voix : par exemple, le journal télévisé
peut montrer des familles qui vivent dans des conditions misérables. Dans ce cas, il y a un
médiateur – qui en l’occurrence appartient à l’appareil journalistique – mais ce dernier ne se
présente pas comme le porte-parole de « sans-voix », il se contente de parler d’eux, de les
filmer ou de les écouter. Un journalise, par statut, tend son micro à toutes sortes de gens, des
plus connues aux plus obscures. En revanche, quand il s’agit d’une énonciation qui prétend
porter la parole des sans-voix, la justification de la prise de parole se fonde sur la condamna-
tion d’injustices d’un certain type : c’est parce que la parole de celui ou de ceux au nom des-
quels est jugée n’être pas pas audible que l’intervention du porte-parole est présentée comme
nécessaire.

Le terme de « porte-parole » est cependant trop imprécis, car il peut recouvrir des situ-
ations de natures très différentes. On peut partiellement clarifier les choses en s’appuyant sur
le fait que la langue française permet établir une distinction entre le porte-parole et le porte-
voix. Le « porte-parole » possède un statut reconnu par une institution. Il appartient à une col-
lectivité organisée au préalable (gouvernement, une entreprise, une association, etc.) qui le
mandate pour parler en son nom. Ce qui des procédures formalisées de délégation de la paro-

1 Dans le cas de la culture politique française, la légitimation de l’action politique par le fait que les acteurs sont
« sans -» remonte à la Révolution française, à travers les « sans-culottes ». Sur cette question voir Guilhaumou
(2002).
le. A priori, ce porte-parole possède le même ethos discursif et non-discursif que les membres
prototypiques de cette collectivité. En revanche, le « porte-voix » n’est pas en principe un
simple membre de la collectivité ou du monde de l’individu au nom de qui il s’exprime : il
prétend s’appuyer sur une inspiration d’ordre éthique, et bien souvent sans que ceux qui sont
défendus le lui aient demandé.

Cette distinction entre « porte-parole » et « porte-voix » n’est pas enregistrée dans le


dictionnaire. C’est moi qui détourne le signifié du lexème français « porte-voix » pour en faire
un concept d’analyse du discours. Dans le dictionnaire « porte-voix » désigne en effet un mé-

gaphone – instrument, particulièrement utilisé dans les manifestations politiques ou syndica-


les – qui permet d’amplifier le son de la voix. Ce détournement sémantique est néanmoins
motivé. Tout d’abord parce qu’un mégaphone vise à faire entendre la voix beaucoup plus loin
et que la prétention des locuteurs qui se posent en porte-voix est précisément d’amplifier la
voix des sans-voix, non de produire une autre voix. En outre, les termes corrélatifs de « porte-
voix » et de « sans voix » ne contiennent pas sans raison le léxème « voix ». Le sans-voix est
sans voix en ce sens qu’il n’est pas audible, mais il a une voix paradoxalement très puissante,
qui exprime au plus près une intériorité souffrante, qui n’est pas altérée par les multiples mé-
diations de la vie sociale. La voix, à la différence de la parole, peut être pur cri, en-deçà de la
parole articulée. Si toute parole est contrainte par le lieu où elle est énoncée, la voix, mythi-
quement, est au plus près de l’innocence, du chant, de la Nature. Il suffit à ce propos de men-
tionner les réflexions critiques de J. Derrida (1967) sur le privilège systématiquement accordé
à la voix, aux dépens de l’écriture, dans toute la pensée occidentale

Sauf quand il s’agit de bébés ou d’animaux, les sans-voix sont eux-mêmes des sujets
parlants. Pour le porte-voix, tout le problème est de ne pas trop aire diverger sa propre énon-
ciation dans la sphère haute et la voix qu’il doit porter, de rendre audible la voix des sans-voix
sans altérer leur message, tant du point de vue du signifié que du signifiant. En réalité, l’accès
à une sphère « haute » implique nécessairement le reformatage du signifié comme du signi-
fiant : même si la légitimité de l’entreprise du porte-voix repose sur le postulat qu’il est pos-
sible de procéder à une simple amplification du message, l’analyste du discours peut douter à
bon droit qu’il existe des signifiés indépendants de la matérialité de la langue et des disposi-
tifs d’énonciation.
Cette difficulté est particulièrement visible dans le cas du personnel politique qui, bien
souvent, se présente comme le porte-voix de sans-voix, mais dont la parole est extrêmement
contrainte, en particulier par la nécessité de se positionner dans le champ politique. Considé-
rons par exemple ce texte extrait du site d’un journal en ligne de l’île de la Réunion, territoire
français de l’Océan Indien. Il présente les candidats du Parti Communiste pour des élections
locales. Le titre de l’article est constitué du désignateur « les porte-parole des sans-voix », qui
reprend une formule utilisée par les candidats eux-mêmes. Le texte construit une opposition
entre les « sans-voix » et « les « technocrates qui décident ». « Technocrate » est en français
un substantif évaluatif négatif qui permet de référer à un « personnage politique ou haut fonc-
tionnaire qui agit, décide en fonction de données techniques ou économiques et sans donner la
priorité aux facteurs humains » (Trésor de la Langue Française, article « technocrate »). Par
définition, le technocrate appartient donc à la sphère haute et se caractérise par le fossé qu’il
introduit entre lui et les sans-voix.

Les porte-parole des « sans voix »


David Lebon et Betty Grondin, candidats PCR, ont présenté hier, aux côtés de leurs
remplaçants Joël Vienne et Catherine Lejoyeux, leur programme aux élections départe-
mentales sur le canton 13, commune de Saint-Joseph.
Ils souhaitent se positionner comme « les porte-parole des sans voix. Il est fini le temps
où ce sont les technocrates qui décident, les autres et les jeunes doivent agir. Nous vou-
lons fédérer et rassembler toutes les bonnes volontés pour travailler et défendre les inté-
rêts de ce canton, avec disponibilité, proximité, rigueur, et efficacité. Cette élection,
offre à la population l'occasion de s'exprimer », a déclaré d’emblée David Lebon.
(http://www.clicanoo.re/?page=archive.consulter&id_article=461915 ; consulté le
8/2/2016 ; l’italique est de nous).

Pour pouvoir ainsi s’instituer légitimement en « porte-parole des sans-voix », il faut


que les candidats proposent un ethos crédible, qu’ils montrent par divers indices qu’ils parti-
cipent des deux mondes : la sphère haute et le monde des « sans voix », avec lequel ils sont
censés entretenir une relation privilégiée. C’est ce qui ressort par exemple de la photo asso-
ciée au texte : la manière dont sont habillés les candidats, leur attitude, la présence d’un décor
naturel contribuent à activer chez le lecteur un ethos de gens simples, qui appartiennent natu-
rellement au monde des « sans-voix ».
2.Le porte-voix affilié

Dans l’exemple précédent, on a affaire à des porte-voix intégrés à une organisation qui
opère sur deux niveaux : les individus qui en sont membres sont présentés comme des sans-
voix ou des individus qui vivent en contact permanent avec des sans-voix, mais l’efficacité de
leur action tient au fait qu’ils sont membres d’une entité de rang supérieur, en l’occurrence un
parti politique, qui a le privilège en tant que tel d’appartenir à la sphère haute. On pourrait
parler à ce propos de porte-voix affiliés.

La spécificité de ces porte-voix affiliés ressort mieux quand on les compare au modèle
dominant des professionnels de la politique. C’est le cas avec les deux textes ci-dessous, qui
contiennent des photos de candidats aux élections françaises de 2014 pour le Parlement euro-
péen. Elles figurent dans leur « profession de foi », c’est-à-dire le texte officiel qui présente
leur programme. Le premier texte a pour slogan « Démocrates pour l’Europe », le NPA « Pas
question de payer leur crise ». Ces deux slogans montrent la divergence profonde entre ces
deux partis. Il y a d’une part un parti centriste, le MODEM, qui, comme tout parti prétendant
gouverner le pays, se légitime en disant qu’il entend défendre les intérêts de l’ensemble de la
population, et d’autre part un parti d’extrême gauche, le Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA),
qui se légitime au contraire en s’instituant en porte-voix de sans-voix, en défenseur des inté-
rêts des victimes du capitalisme.
Les vêtements des candidats du MODEM sont censés marquer l’appartenance à la
sphère haute, présentée implicitement comme celle où est articulé l’intérêt général. En revan-
che, le début du texte du NPA annonce clairement qui parle et à qui il parle :
« C’est à nous, salarié-e-s, privé-e-s d’emploi, jeunes, immigré-e-s, retraité-e-s, qui
avons vu nos conditions de vie et de travail, notre environnement sacrifiés au profit d e s
actionnaires, qu’on impose encore plus de licenciements et de misère. »

Le « nous » marque l’appartenance des candidats au monde de ceux qu’il défend. Ce que sou-
ligne la manière dont ils sont habillés : l’image est faite pour donner l’impression que, comme
les candidats du Parti communiste de la Réunion, ils appartiennent au monde de la « misère »,
opposé à celui des « actionnaires » qui sont causes de cette « misère ». Ils se présentent com-
me des gens ordinaires, au plus près des sans-voix, mais aussi comme des porte-voix affiliés,
membres d’un parti qui est capable d’énoncer des textes politiques à l’argumentation élabo-
rée, comme celui qui est associé à ces photos.

Comme le montre en outre ce texte, le logo rouge du Nouveau Parti Anticapitaliste


s’organise autour du pictogramme d’un mégaphone (un porte-voix donc) dont la signification
est double : faire du parti un simple amplificateur de la parole des travailleurs, et l’associer
par métonymie aux cortèges de manifestants, de façon à mettre en évidence le rôle d’anima-
teur de « luttes » sociales du parti. Mais le porte-voix affilié a une position beaucoup moins
simple. Il se présente dans son discours comme porte-voix de sans-voix, mais les partis politi-
ques sont faits pour produire des notables, des individus qui ont la capacité d’intervenir dans
la sphère haute. La parole du porte-voix affilié est ainsi soumise à une triple contrainte : il lui
faut à la fois montrer sa conformité à la parole des sans-voix, mais aussi sa conformité au po-
sitionnement politique de son organisation, et enfin sa conformité aux normes de la parole
publique dans la sphère haute. Ce qui génère une instabilité irréductible, selon que l’accent est
mis sur tel ou tel de ces trois pôles. Quand on lit le texte du Nouveau Parti Anticapitaliste qui
résume leurs positions pour les élections européennes, on voit ainsi s’entrelacer trois registres
distincts : 1) les normes imposées par le genre de discours officiel de la profession de foi, qui
est soumis aux usages de la vie politique nationale, 2) les caractéristiques de la parole des
mouvements d’extrême-gauche, perceptible à tous les niveaux du texte (vocabulaire, mode de
raisonnement mais aussi typographie) ; 3) des traits d’oralité censés typiques de l’expression
populaire : ainsi le slogan même qui domine tout le texte, « pas question de payer leur crise »,
qui relève du français parlé familier.
3.Le porte-voix charismatique

Pour trouver un type de porte-voix dont la relation aux sans-voix ne soit pas ainsi mé-
diée par un parti, mais directement médiatisée, mis en scène par les médias, il faut envisager
les situations où le porte-voix est un individu qui n’appartient pas au monde des sans-voix et
qui n’est pas non plus membre d’une organisation qui est destinée à porter leur voix. Il doit
mettre au service de sans-voix un charisme personnel, acquis dans un autre domaine.

On peut citer un exemple emblématique à cet égard, celui de l’actrice Angelina Jolie,
qui s’est vue conférer en 2001 par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés,
le titre d’« ambassadrice de bonne volonté », dont la fonction est précisément de faire accéder
à la sphère haute, en l’occurrence les médias et les organisations internationales, la voix de
ces sans-voix. Le terme d’ « ambassadrice de bonne volonté » est significatif :
« ambassadeur » oriente le porte-voix vers le statut de porte-parole officiel rattaché à la sphère
haute, tandis que le complément « de bonne volonté » oriente vers le charisme personnel.
L’emploi le plus célèbre de « good will » se trouve précisément dans l’épisode de la Nativité,
quand les anges chantent “Glory to God in the highest, and on earth peace, good will toward
men. » (Luc, 2, 14) et en français « Paix aux hommes de bonne volonté ».2

Angelina Jolie named UNHCR Goodwill Ambassador for refugees


At a ceremony Monday (27 August) with staff at UNHCR headquarters in Geneva, the
26 year-old Jolie will be given the honorary title by Mr. Ruud Lubbers, UN High Com-
missioner for Refugees.
“We are very pleased that Ms. Jolie has generously agreed to give her time and energy
to support UNHCR’s work,” Mr. Lubbers said. “She can help give a voice to refugees,
many of whom live in the shadows of forgotten tragedies. We are proud to welcome her
to the UNHCR family.3
Bien qu’ils n’appartiennent pas au monde des sans-voix qu’ils défendent, ces porte-voix
charismatiques, comme les porte-voix affiliés, doivent maintenir un équilibre délicat entre la
nécessité de formater leurs paroles en fonction des contraintes de la sphère haute et la nécessi-
té, pour apparaître comme de simples relais, les amplificateurs d’un sens venu d’en bas, de ne

2 C’est nous qui soulignons. Je cite ici les traductions traditionnelles, pour l’anglais celle de la Bible du roi
Jacques et pour le français celle de la Vulgate (« in terra pa hominibus bonae voluntatis). Ce sont elles qui sont
passées dans l’usage.
3C’est nous qui soulignons. http://www.unhcr.org/news/press/2001/8/3b85044b10/angelina-jolie-named-unhcr-
goodwill-ambassador-refugees.html ; communiqué de presse du 23 août 2001. Consulté le 15 juin 2016.
pas trop creuser le fossé qui les sépare des sans-voix dans les camps de réfugiés : elle essaie
d’adopter certains traits vestimentaires de ceux dont elle est censée porter la voix, ou au mi-
nimum de ne pas marquer trop sa différence de statut. Ainsi avec des enfants afghans en
2005.4

Ou avec des Birmans en 2014.5

4 http://www.chari-t.fr/magazine/angelina-jolie-10-ans-d%E2%80%99humanitaire-et-de-glamour

5 http://www.purepeople.com/article/angelina-jolie-et-brad-pitt-parents-en-or-un-skatepark-pour-leurs-en-
fants_a143459/3
4. Des « Sans Voix » aux « People of the Outside »

La distinction entre porte-voix affilié, lié à une organisation, et porte-voix charismatique


ne suffit cependant pas à recouvrir l’ensemble des cas de figure possibles. Il faut en particulier
envisager le cas des porte-voix dont le discours relais s’inscrit dans le champ esthétique.

Considérons tout d’abord l’exemple d’un groupe de rock français qui, précisément, s’est
dénommé « Les Sans Voix ». Ce groupe musical émane d’associations caritatives religieuses,
en l’occurrence le Secours Catholique et la Fondation Abbé Pierre. Le dossier de presse du
groupe des « Sans Voix » explique le projet qui l’anime :

Ce groupe musical varois né en février 2014 est le fruit de la rencontre entre Piero
SAPU, figure de la scène alternative (chanteur des Garçons Bouchers, BB Doc, Docteur
Destroy), et tous les « Sans », les « oubliés » de notre société, dont le groupe SANS
VOIX s’est donné pour objectif d’amplifier et porter la parole.
L’originalité du projet ? Une voix du rock francophone décide de mettre son talent de
parolier et son charisme scénique (plus de 15 ans de scène !) au service des délaissés,
devenant ainsi amplificateur et porte-voix.
Les paroles des morceaux composés par le groupe SANS VOIX (une vingtaine de com-
positions à ce jour) sont les mots des « galériens » de l’existence, recueillis lors d’ate-
liers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la France.
Rachel, Henri, Catherine, William…, sont les Sans-Voix croisés dans les associations
humanitaires du Var ou d’ailleurs, dont Piero SAPU clame fièrement la parole !
((http://www.sansvoix.fr/presse/ : « Dossier de présentation à télécharger » ; consulté le
9/2/2016)

Même si ce groupe de rock est soutenu par des associations caritatives, ce n’est pas un porte-
voix affilié à une association ou un parti. On ne peut pas dire non plus qu’il s’agit d’un porte-
voix charismatique qui– comme Angelina Jolie – n’appartient pas au monde des sans-voix. Ce
groupe est en effet censé vivre au plus près des sans-voix dont il cherche à être le relais. On
repère d’ailleurs dans ce dossier de presse la crainte de voir se rompre cette relation directe
qui légitime une telle entreprise. Les textes des chansons sont présentées comme 1) produits
collectivement (« Les paroles des morceaux composés par le groupe SANS VOIX »), 2) «
recueillis lors d’ateliers d’écriture, dans des livres, ou au gré de rencontres à travers la
France. » Il s’agit donc de présenter les textes des chansons comme le produit direct des pa-
roles des sans-voix concernés. On voit d’ailleurs apparaître sur le site Web du groupe6 le mé-
gaphone, le porte-voix, qui constitue aussi le logo du Nouveau Parti Anticapitaliste. Par là le

6 h$ps://www.sansvoix.fr/album/ ; consulté le 17 février 2017.


groupe montre qu’il se contente d’amplifier une parole déjà là, mais inaudible dans la sphère
haute.

En fait, ce dossier de presse révèle une tension. Le groupe de rock est à la fois présenté
comme portant la parole des sans-voix et comme la « rencontre » entre un chanteur connu et
les « Sans », les « oubliés de notre société ». Le groupe apparaît ainsi centré sur un chanteur
charismatique qui « décide de mettre son talent de parolier et son charisme scénique (plus de
15 ans de scène !) au service des délaissés ». En agissant ainsi, ceux qui sont en charge de la
communication du groupe vont aux devant des attentes des médias, qui ont besoin d’incarner
dans un individu un mouvement collectif. L’apparence du chanteur, Piero Sapu – chauve, ta-
toué et barbu – correspond au stéréotype de l’artiste marginal vivant parmi les pauvres.
Comme on peut s’y attendre, c’est lui, et non l’ensemble du groupe, qui a été au cœur d’un
reportage consacré aux « Sans Voix » dans une émission de télévision « Toute une histoire »,
diffusée par la chaîne nationale France 2, le 21 mars 2015.
On le voit, le seul fait de passer par les contraintes de la production et de la consom-
mation esthétique vient obscurcir le statut et le message de ceux qui se veulent la voix des
sans-voix. Pour ne pas trop s’éloigner de ceux-ci, pour ne pas se délégitimer, le groupe est
obligé de ne pas véritablement se positionner dans le champ discursif musical : des textes ou
une musique qui seraient très élaborés sur le plan esthétique seraient difficilement compati-
bles avec l’ethos d’individus qui veulent « relayer la parole des sans voix », pour reprendre la
phrase incrustée sur l’écran de télévision ci-dessus. C’est pourquoi les paroles des chansons
doivent sembler élémentaires, montrer l’ethos de gens simples. On le voit par exemple dans la
première strophe de la chanson intitulée « Rachel » :

Ce n’est qu’une voix qu’on ne voit pas qu’on ne regarde pas

Une petite voix une simple voix qui n’existe presque pas

Ce n’est qu’une voix qu’on n’entend pas qu’on n’écoute plus ou pas

Ou encore au début de la chanson « Underground » :

T’as pas vraiment le choix quand t’es underground


Du comment, du pourquoi quand t’es underground
Pas la tête de l’emploi quand t’es underground
T’as pas vraiment le choix… 7

7 https://www.sansvoix.fr/album/ ; consulté le 10 février 2017.


Le groupe a beau présenter les textes des chansons comme des mots « recueillis lors des ateli-
ers d’écriture », on repère aisément les traces du mouvement réflexif par lequel la paratopie
qui permet au groupe de se légitimer est inscrite dans l’énoncé : la chanson « Rachel » ne fait
que gloser le signifié de « sans voix », qui est le nom même du groupe qui chante cette chan-
son. De son côté, « Underground » développe la même thématique sur une autre isotopie : le
sans-voix est invisible parce qu’il est under-ground, sous terre, et c’est l’énonciation du grou-
pe qui le rend visible.

Si l’on poussait plus avant l’élaboration esthétique, on basculerait dans des situations
où la parole du porte-voix entretient un rapport très différent avec les sans-voix auxquels il
prétend prêter sa voix. C’est particulièrement évident pour les artistes qui définissent leur po-
sitionnement dans le champ de la chanson de variétés en se présentant comme appartenant à
un monde de sans-voix. On pense particulièrement au rap.
Considérons l’exemple du rappeur américain Steven T. Shippy (né en 1977), plus con-
nu sous son nom de scène, Prozak. Il se légitime en affirmant :“I give a voice to people
that I call‘People of the Outside.”

I’d say my motivation is helping people. It’s making music that people can identify
with. I feel like that’s my strength, lyrically. That’s the value that I bring to Strange Mu-
sic: music that people can identify with, help them get them through life, and basically
let them know that you’re not alone with depression, you’re not alone with anxiety.
I’m an outcast. I make music for outcasts. Look at the label. What’s it called? Strange.
I’m Strange, they’re Strange. It works (…)
I give a voice to people that I call “People of the Outside.” In fact, a new song on my
album will explain that. We are the people of the outside. We aren’t part of “this.” We’re
on the outside looking in. We feel out of place. We all have our own reasons. Maybe it
was our upbringing, maybe it’s for another reason.
(http://www.strangemusicinc.com/2015/09/prozak/black-ink-interview/ )
À la différence du groupe rock des « Sans Voix », par son statut même il se trouve dans
la sphère haute, où l’on crée des produits esthétiquement élaborés. La photo associée à ce
texte est significative d’une pleine appartenance au show-business américain.
Les « Sans Voix » prétendent parler au nom d’une population qui existe dans la société, celle
dont s’occupent la Fondation Abbé Pierre ou le Secours Catholique, une population qu’on
peut rencontrer physiquement et qui peut éventuellement s’exprimer dans des « ateliers
d’écriture ». Prozak, lui, parle d’une collectivité qu’il construit lui-même, « People of the Out-
side », des « outcasts » qui ne correspondent à aucun découpage social mais sont définis à tra-
vers les catégories spécifiques de son univers artistique et des conventions du rap américain.
Ce faisant, il s’inscrit dans une longue tradition artistique, selon laquelle de multiples
figures du marginal servent d’embrayeurs paratopiques (Maingueneau 2006 : 120) aux ar-
tistes. On connaît le « malandro » et la « malandragem » de la culture carioca, que le chanteur
met en scène non pour porter la voix de sans-voix vers la sphère haute, mais pour inscrire un
embrayeur de la paratopie constitutive de l’Art. Le « malandro » oscille en effet entre la figure
de l’exclu de la société topique, et celle de l’individu rusé qui est capable de tromper tout le
monde. Une telle oscillation est caractéristique de l’ambivalence des créateurs artistiques, qui
jouent constamment de la paratopie qui en fait à la fois des parias et des rois 8.

8 Sur cette question voir Ramalho Aguiar (2014).


Conclusion

Les situations d’« inégalité discursive » favorisent l’apparition d’une modalité spécifi-
que de délégation de la parole, celle des « porte-voix », qui se légitiment en disant qu’ils por-
tent vers la sphère haute la parole de « sans-voix » inaudibles. Les analystes du discours sont
obligés de prendre acte d’une telle prétention, qui est constitutive de ce type d’énonciation.
Mais en même temps, ils ne peuvent croire qu’il existerait un message au signifié stable qu’il
suffirait de formater un peu pour le faire passer dans un autre espace, relevant d’une sphère
haute. Il n’existe pas d’intermédiaires transparents, seulement des pratiques discursives hété-
ronomes, mais articulées les unes sur les autres.

Ces analystes du discours eux-mêmes, lorsqu’ils font apparaître ce qu’ils jugent être
une inégalité discursive, peuvent difficilement ne pas s’interroger sur leur propre démarche.
Leurs présupposés leur interdisent de croire qu’elle ne participe pas, à sa manière, de la logi-
que du porte-voix, avec tous les problèmes que cela soulève. Mais ils leur interdisent aussi de
croire que leur mode d’intervention dans la société, dès lors qu’il relève des sciences humai-
nes et sociales, est de même nature que celles des porte-voix étrangers à l’univers académi-
que. C’est à chaque chercheur qu’il revient de gérer au mieux cette difficulté, en fonction de
son positionnement théorique et de son éthique personnelle.

Références

Derrida J (1967), De la grammatologie, Paris, Minuit.

Guilhaumou, J. (2002), La parole des sans. Les mouvements actuels à l'épreuve de la Révolu-
tion française, Lyon, E.N.S. Editions.

Maingueneau D. (2006), Discurso literario, Sao Paulo, Contexto.


Ramalho Aguiar A. L. (2014), « L’univers sociologique de l’Ópera do Malandro de Chico
Buarque de Hollanda », Amerika [Online], 10 | 2014 ; consulté de 15 juin 2016. URL : http://
amerika.revues.org/5067

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