Cours - BESSAI Bachir - Variations, Normes, Représentations
Cours - BESSAI Bachir - Variations, Normes, Représentations
Cours - BESSAI Bachir - Variations, Normes, Représentations
Elaboré par :
Dr. BESSAI Bachir
Docteur en Sciences du langage
Maître de Conférences « A »
Université de Béjaia
Ce cours est destiné aux étudiants inscrits en master 1 Sciences du langage ainsi qu'à
ceux de troisième année licence désireux d’acquérir les notions clés dans le domaine de la
sociolinguistique. Il vise à :
Faire prendre conscience des principes qui président aux diverses interventions liées
au choix de la norme standard d’une langue et des caractéristique de langues
polynomiques c’est-à-dire des langues sans normes standard et de voir à quel point
cette notion est applicable sur la langue berbère ;
2
Plan du cours
I- Autour de la variation
1. La norme en sociolinguistique
2. Les types de norme
2.1. Les normes de fonctionnement
2.2. Les normes descriptives
2.3. Les normes prescriptives
2.4. Les normes subjectives
2.5. Les normes fantasmées
3. La norme standard d’une langue et ses caractéristiques
4. La langue polynomique
5. Exemple pratique : la question de la norme dans la langue berbère
4
I. Autour de la variation
1. La notion de variation sociolinguistique
5
compte de toutes les données susceptibles d'être mises en relation avec les formes
produites, qui a donné naissance à la sociolinguistique ».
Si les locuteurs parlent différemment la langue c’est parce qu’ils n’occupent pas tous
le même espace géographique. La prise en compte de ce paramètre permet de distinguer les
variétés d'une même langue pratiquées dans diverses zones géographiques. On parlera alors
de variation géographique (appelée également variation diatopique) quand « des locuteurs
d’espaces géographiques différentes partagent la même communauté de langue présentent
des réalisations phonétiques, syntaxiques et/ou lexico sémantiques différentes » (Sini,
2015 : 78). Ainsi, pour ce qui est de l’aire francophone par exemple, les locuteurs de France,
du Canada, de Suisse, de Belgique, d’Algérie… n'ont pas tous le même accent, le même
lexique et ils n'emploient pas toujours les mêmes formes grammaticales.
Il faut noter qu’au sein même de ces pays, plusieurs variétés peuvent être distinguées.
Par exemple, au Canada, on peut distinguer le français acadien du français québécois. Au
sein même de la province du Québec, plusieurs sous-variétés du français peuvent être mises
en avant : variété montréalaise, variété gaspésienne, variété parlée dans la ville de Québec,
etc.
a- Variation lexicale :
Elle permet de classer les usages linguistiques des locuteurs sur la base du lexique,
c'est-à-dire des mots qu’ils utilisent. H. Boyer donne à cet égard un exemple tiré du livre
6
« Le français dans tous les sens » d’Henriette Walter qui livre la carte de France du désignant
familier d'un acte culinaire élémentaire : « remuer » / « tourner » / « touiller »/ « fatiguer »…
la salade (Walter, 1988 : 167). Et dans la France dite « méridionale », le matin on prend son
« déjeuner », à midi on « dîne » et le soir on « soupe » alors qu'« au Nord de la Loire », selon
l'expression consacrée, les mêmes séquences alimentaires sont désignées par : « petit
déjeuner », « déjeuner », « dîner » (Boyer, 2001 : 24).
On remarque également que les mots employés en France ne sont pas forcément utilisés
dans un pays comme le Canada. Par exemple, un locuteur québécois utilisera généralement
le mot «cellulaire» tandis qu'un locuteur français parlera de « téléphone » ou de « Mobile ».
En français québécois, certaines personnes emploient davantage le mot «party» pour parler
de la « fête ».
Pour Chevillet1 (1991, p. 21), la variation lexicale peut se manifester de quatre façons :
1) le même mot peut avoir un sens différent : par exemple, en français hexagonal, le
terme « lunatique » réfère à une personne dont l'humeur change souvent, alors qu'en
français québécois, le vocable renvoie à une personne qui est dans la lune, distraite et même
carrément folle.
2) le même mot peut comporter un sens supplémentaire : par exemple, en français de
France, « écœurant » renvoie uniquement à quelque chose qui « écœure », qui rend malade,
alors qu'en français québécois, le vocable renvoie non seulement à quelque chose
d'excellent, de génial, mais également à quelque chose qui rend malade.
3) le même mot peut ne pas avoir la même fréquence statistique : par exemple, en
français hexagonal, un jeune locuteur désignera ses amis par le biais du mot « copain » qui
existe également en français québécois, mais dont l'usage est nettement moins fréquent que
le mot « chum ».
4) le même concept peut sous-tendre deux vocables différents : par exemple, en français
de France, on utilise le mot « pastèque » alors qu'au Québec, on emploie « melon d'eau».
En France, une « liqueur » correspond à un alcool alors qu'au Québec, une « liqueur »
correspond à un soda. Dans de tels cas, la variation lexicale peut donc poser des problèmes
d'intelligibilité entre les locuteurs.
1
Cité dans BIGOT, Davy et PAPEN, Robert, « Formation en linguistique variationniste», Publication Subventionnée
par l’Université Ouverte des Humanités (UOH), Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, France, 2014
7
Le site internet www.francaisdenosregions.com, qui est un site entièrement consacré à la
variation du français à travers les diverses régions du monde, récence un grand nombre de
variations lexicales. On peut lire sur ce site plusieurs rapports d’enquêtes sociolinguistiques
menées dans beaucoup de pays francophones en rapport avec les usages régionaux du
français. Nous présentons ici les résultats obtenus à l’une des questions du sondage lancé
au mois de mai 2015 et auquel plus de 10 000 personnes ont répondu. Les participants
pouvaient choisir entre une dizaine de termes (serpillère chiffon, cinse, lave-
pont, loque, panosse, etc.). Si le mot serpillière est arrivé en tête des sondages, confirmant
que ce mot était connu et utilisé par tout le monde, d’autres réponses ont été choisies par
les participants. Voici la carte obtenue après le dépouillement des réponses qui donne une
idée de la manière dont ces mots se répartissent géographiquement :
8
On peut facilement remarquer que dans le Nord de la France, c’est le
terme wassingue, emprunté au flamand wassching (« action de laver ») qui est le plus employé.
A l’ouest, c’est plutôt le mot cinse (un mot qu’on utilisait en ancien français pour désigner
un chiffon ou une guenille d’après le TLFi) qui est utilisé pour désigner la serpillière. En
Normandie et dans la région de Perpignan), c’est le mot la toile qui est les plus employé,
alors que le torchon est surtout présent à l’Est (Alsace-Lorraine). Dans la région PACA, on
préfère le mot pièce, vraisemblablement un raccourci de « pièce à frotter » d’après
le Dictionnaire des régionalismes de France. On remarquera enfin l’usage du mot patte en
Franche-Comté et dans le Lyonnais, alors que dans le reste de la région Rhône-Alpes c’est
la panosse qui l’emporte2.
b- Variation phonétique/phonologique :
La variation phonétique/phonologique est tout ce qui a trait à la prononciation ou
à l’accent. Les locuteurs ne prononcent pas les mots de la langue de la même façon. Chaque
variété de langue comporte des traits phonétiques qui lui sont propres. Ce sont ces traits
qui permettent de « localiser un interlocuteur » (Boyer, 2001 : 26).
2 Les autres résultats de cette enquête sont disponibles sur le site internet : www.francaisdenosregions.com.
9
québécois comme une voyelle antérieure nasalisée [ã], parfois légèrement fermée en [æ̃]. La
prononciation avec [ã] est majoritaire, les mots en [ɛ̃] sont surtout touchés par la fermeture,
tandis que les mots en [ɑ̃] et ceux en [ɑ̃], prononcés [æ̃], sont les moins touchés (Vaupot,
2017 :333).
Dans la variété du français parlé au Québec, quand les consonnes /t/ et /d/ sont
suivies de /i/, /y/, /j/ et /ɥ/ sont prononcés comme des consonnes affriquées. « tirer » se
prononce [t͡siʁe], « moitié » se prononce [mwat͡sje], « dîner » se prononce [d͡zine] et « dieu »
se prononce [d͡zjø], etc.
L’équipe « Français de nos régions » a réalisé une vaste enquête sur la prononciation de
certaines consonnes finales en français. Ils ont demandé aux enquêtés de dire s’ils
prononcent le mot persil en faisant entendre la consonne /l/finale. Les résultats obtenus
sont représentés sur la carte ci-dessus :
10
Figure 2 : Aire de (non-)prononciation de la consonne finale du mot persil, d’après
l’enquête Français de nos régions.
La carte ci-dessous montre que la prononciation du /l/ est majoritaire sur l’ensemble
de l’Hexagone, la non-prononciation de cette consonne (zone en vert) ne s’étale que sur
quelques départements du centre de l’Hexagone. Il existe un grand flottement dans la
prononciation des consonnes finales de mots qui se terminent par la séquence -il. En France
comme en Suisse, sourcil rime avec cil ; alors qu’en Belgique, on ne prononce pas la
consonne finale de ce mot. Jusqu’au siècle dernier, il était courant de ne pas prononcer la
consonne finale de mots comme nombril, baril, gril – habitude que l’on a conservée pour
des mots comme outil ou fusil. Les Québécois sont de ce point de vue plus cohérents que
les Européens. Outre-Atlantique, la non-prononciation du -l final dans les mots comme
persil, sourcil, nombril ou baril est la règle (v. www.francaisdenosregions.com)
11
Nous concluons cette séquence par donner un autre exemple de la variation
phonétique en France et qui concerne les deux articulations du phonème /r /. Le /R/ dit
« roulé » est minoritaire, il se maintient uniquement dans des zones rurales. Partout ailleurs
en France, c’est plutôt le /r / parisien (appelé également «grasseyé ») qui domine.
c- Variation morphosyntaxique :
Sous l’impact de l’espace, la variation peut toucher également la morphosyntaxe (les
formes d’accord, l’ordre des mots, etc.). Ce genre de variations est moins présent que les
autres types de variation car la structure grammaticale est la chose la plus stable dans une
langue. Il y a bel et bien une raison derrière ce que l’on peut appeler « régionalisme » ou
« particularisme » grammaticaux. Dans cette perspective, Henri Boyer (2001 : 25) cite le
dialectologue G. Tuaillon qui soutient que « le régionalisme grammatical est vivace, parce
qu'il n'est pas gratuit, il dit quelque chose que le français ordinaire ne dit pas ». Les deux
chercheurs canadiens Davy Bigot et Robert Papen donnent un exemple concret de variation
morphosyntaxique et qui concerne le déterminant « Tout ». Ils ont fait remarquer qu’en
français canadien, il existe aussi l'emploi de « tous » et « tout » prononcés [tʊt] au lieu de
[tʊs] et [tu], quel que soit le groupe grammatical qui les suit.
Dans les pages qui suivent, les deux universitaires Davy Bigot et Robert Papen
donnent un autre exemple de la variation syntaxique et qui concerne cette fois-ci les
interrogatives directes. En français Québécois (et dans les autres variétés de français du
Canada), les phrases interrogatives directes fermées peuvent se construire de plusieurs
façons :
12
1) par inversion du sujet et du verbe comme dans « Vient-il au cinéma avec nous ce soir ? »;
2) avec « est-ce que » comme dans « Est-ce qu'il vient au cinéma avec nous ce soir ? » ;
3) par intonation comme dans « Il vient au cinéma avec nous ce soir ? ;
4) par ajout de la particule interrogative « -tu » comme dans « Il vient-tu au cinéma avec
nous ce soir ? ».
Pour Davy Bigot et Robert Papen (2014 :10 ), c'est bien l'agencement des éléments
grammaticaux et donc la syntaxe des phrases qui varie. Dans certaines variantes, on a
inversé l'ordre des mots, dans d'autres, on a ajouté un élément ou un groupe d'éléments
avant ou après le verbe. Ces phrases « ne sont cependant pas construites avec les mêmes
éléments grammaticaux et leur syntaxe diffère nettement. On soulignera que tout comme
pour les interrogatives directes, un locuteur n'emploie pas ces constructions dans un même
contexte. Leur utilisation dépend, notamment, de la situation de communication dans
laquelle la personne se trouve » (Bigot et Papen, 2014 : 10).
13
Figure 3 : Répartition et vitalité du pronom « y neutre » selon l’enquête le français de nos
région
14
Dans son ouvrage « éléments de sociolinguistique », H. Boyer (2001) emprunte à G. Tallion
l’exemple suivant pour parler de la variation grammaticale : « ce qui t’es arrivé, j’y sais déjà :
c’est ton frère qui m’y raconté ». Ce type de phrases ne sera pas entendu dans le sud-ouest
de la France.
Il existe également des variations liées au sexe (variation « sexuelle » ou « diagénique »).
On peut facilement observer dans la société qu’il existe des différences remarquables entre
la façon de parler des deux sexes. Les hommes et les femmes n’emploient pas
nécessairement les mêmes formes phonétiques, syntaxiques et lexicales. Notons aussi que
chaque catégorie a sa propre représentation des formes linguistiques (certaines variantes
sont perçues positivement par les femmes, mais négativement par les hommes). Il est
généralement admis que les représentations linguistiques ont un impact direct sur les
pratiques linguistiques, ce qui fait que les femmes et les hommes « n'emploient pas
nécessairement les mêmes formes dans des contextes sociaux similaires » (Bigot et Papen,
2014 : 12).
« L'affaiblissement des affriquées en Argentine [...], la fusion des voyelles hautes devant /I/
au Texas [...], l'avancement du noyau de /aw/ au Canada [...], les changements en chaîne
des sept voyelles brèves dans les grandes villes du Nord des États-Unis [...], la
postériorisation des voyelles longues en Californie et dans l'ouest des États-Unis, le recul
du /e/ bref à Norwich [...], ainsi que les nombreux changements vocaliques à New-York et
à Philadelphie » (Labov, 1992, 22)
15
Sur le rôle de la femme dans les changements linguistiques, H. Boyer souligne :
« compte tenu du rôle des femmes auprès des enfants, il n'est pas étonnant qu'elles exercent
une domination sur les changements linguistiques, phonétiques en particulier ». Pour Labov
(1992 : 22), si la femme est responsable des changements qui s’opèrent au niveau de la
langue, c’est simplement parce qu’elle constitue partout dans le monde la première source
d'acquisition de la langue au cours des deux premières années d'un enfant. Les rares cas où
l’homme assure cette fonction ne sont jusqu'à présent dominants dans aucune société.
Finalement, W. Labov conclut que « tout changement linguistique induit par les femmes
sera donc accéléré, puisque l'enfant, quel que soit son sexe, recueillera de sa mère des formes
relativement avancées » (Labov, 1992 : 22).
Dans un autre article publié quelques années plus tard, W. Labov a tenté d’expliquer
la raison qui pousse les femmes à se conformer aux normes sociolinguistiques prescrites
plus que les hommes : « Il est [...] possible d'interpréter le conformisme linguistique des
femmes comme étant le reflet de leur plus grande responsabilité dans l'ascension sociale de
leurs enfants - ou du moins dans la préparation des ressources symboliques nécessaires à
cette ascension. » (Labov, 1998 : 32 cité par Boyer).
Toujours pour rester dans le contexte anglophone, nous citerons ici l’un de travaux4
du sociolinguiste britannique Peter Trudgill consacré à la variation de l'anglais dans la ville
de Norwich en Grande Bretagne. Il s’intéresse principalement au suffixe –ing présent dans
4
En raison de l’indisponibilité de ses ouvrages en Algérie, nous avons dû nous limiter à la consultation de la synthèse
de ses travaux présentée dans BIGOT, Davy et PAPEN, Robert, « Formation en linguistique variationniste », 2014.
16
des phrases comme I'm walking to the movies (je vais au cinéma en marchant). En fonction du
contexte stylistique, ce suffixe est prononcé de deux façons différentes : walking ou encore
walkin'. « La première variante est dite standard et se confond avec la prononciation RP
(…) La seconde forme du suffixe -ing est davantage familière » (Bigot et Papen, 2014 : 26).
Pour expliquer ce phénomène, Trudgill a mobilisé deux variables sociales à savoir la classe
sociale et le sexe des locuteurs. Les résultats de son étude montrent clairement que les
personnes issues des classes supérieures de l'échelle sociale ont tendance à produire une
prononciation RP. Son étude révèle aussi que le sexe des locuteurs a un impact sur la
réalisation du suffixe. Le tableau, ci-dessous, nous donne un aperçu des résultats obtenus.
« Ce tableau indique cinq classes sociales identifiées comme MMC (classe moyenne
moyenne), LMC (classe moyenne inférieure), UWC (classe ouvrière supérieure),
MWCMWC (classe ouvrière moyenne) et LWCLWC (classe ouvrière inférieure). Il
distingue la production de la forme familière (casual) de -ing en fonction du sexe des
répondants hommes/femmes. La totalité des hommes (toutes classes confondues) produit
303 % de la forme familière de -ing (somme de tous les pourcentages des différentes classes)
contre 249 % pour les femmes. Que l'on prenne la totalité des résultats ou que l'on
considère les classes individuellement, le phénomène reste identique. Nous lisons, par
exemple, que 4 % des hommes disent walkin' contre un score nul chez les femmes, dans la
catégorie MMC. À l'extrémité de l'échelle, 100% des hommes produisent une variante
familière contre 97 % pour les femmes. Ce que nous retenons de ces données est surtout
le fait que peu importe la classe sociale, les femmes tendent à utiliser la forme standard de
façon plus importante que les hommes » (Bigot et Papen, 2014 :26).
Quand nous observons de très près le terrain algérien, nous nous rendrons compte
de plusieurs particularités liées au sexe, comme par exemple l'utilisation plus fréquente chez
les femmes du /r / « parisien » ou « grasseyé » alors que les hommes préfèrent utiliser le /r/
17
« roulé ». Ce phénomène n’est pas systématique c’est-à-dire qu’il n’est pas rare de croiser
des femmes qui le roulent et des hommes qui le grasseyent. Cherif Sini (2015 : 80) fait
remarquer que ce phénomène n’est pas dû à une raison de nature physiologique : « la
question relève du social et, plus précisément, du rapport qu’on a avec la langue concernée :
grasseyer rapproche d’une certaine manière de prononcer le français perçu prestigieux alors
que rouler marque, pour certains, une espèce de distance vis-à-vis du français métropolitain
ou d’une appropriation de la langue en lui donnant un cachet local ».
P. Bourdieu constate, à cet égard, que les hommes sont en général moins attirés par
les façons de parler légitimes alors que les femmes, (surtout les plus jeunes et les plus
scolarisées) s’affirment comme les plus aptes à participer au marché dominant. En effet,
leur statut social les rend davantage dociles à l’égard des usages dominants « par la division
de travail entre les sexes, qui les spécialise dans le domaine de la consommation, et par la
logique du mariage, qui est pour elles la voie principale, sinon exclusive, de l’ascension
sociale, et où elles circulent de bas en haut », et elles sont ainsi prédisposées à se conformer
aux exigences du marché des biens symboliques, en particulier dans le domaine des
pratiques linguistiques (Bourdieu cité par Hafez, 2006 :39).
18
l’étude d’Eva Havu menée en 2006 et présentée dans son article intitulé « Quand les Français
tutoient-ils ? » où elle a étudié l’emploi des pronoms d’adresse dans la langue française. Son
enquête sur questionnaire a été menée dans cinq villes françaises (Limoges, Lyon, Metz,
Paris, Toulouse). L’objectif de son étude est principalement d’examiner les différences entre
les classes d’âge, sans tenir compte des différences géographiques, même si elle est bien
consciente que le choix du pronom d’adresse ne repose pas uniquement sur le critère
« âge ». Elle cite d’ailleurs Kerbrat-Orecchioni (1992 : 36, 48-49) qui souligne dans l’un de
ses écrits que l’emploi de « tu » ou de « vous » dépend également des facteurs tels que : le
lien familial, les types d’interaction entre adultes, où différentes relations, telles que les
relations cognitive, sociale et affective entrent en jeu (le tu intime (époux, amis, amants), le
« tu » professionnel (collègues), parlementaire, sportif), etc., ainsi que le type particulier de
contrat entre les locuteurs.
A ces paramètres relationnels, Eva Havu en rajoutent des facteurs personnels, tels
que « le "look”, l’habillement et la sympathie mutuelle (“il y a un courant”) qui jouent un
rôle dans le choix du terme d’adresse en prenant comme point de départ deux des trois
situations de communication (…) : les situations non-formelles, familières, intimes où le
vouvoiement peut apparaître, et les situations non-officielles formelles où il existe beaucoup
d’hésitation entre les deux pronoms d’adresse, tu et vous » (Eva Havu, 2006 : 4).
Il s’agit donc pour cette universitaire de décrire l’emploi des pronoms d’adresse en
France, dans les classes d’âge suivantes : – la génération née dans les années 1990 (collégiens
en 5ème ou en 6ème) – la génération née dans les années 1980 (étudiants d’université) – les
générations nées dans les années 1960 et 1970 (vie active) – les générations nées dans les
années 1940 et 1950 (vie active) – les générations nées dans les années 1920 et 1930
(retraités) – les générations nées dans les années 1900 et 1910 (retraités).
19
Lors d’une première rencontre avec un locuteur plus jeune ou du même âge, le
comportement des plus jeunes diffère beaucoup de celui des autres générations, car le
tutoiement est nettement majoritaire. Si la tranche d’âge 1960-1979 tutoie parfois dans cette
situation, le tutoiement est (presque) inexistant dans les générations antérieures.
Quand l’interlocuteur est plus âgé, le vouvoiement est largement majoritaire (1960-
1990) ou de règle (1900-1950). Cette étude révèle clairement que l’âge de l’interlocuteur
exerce une influence sur le choix du pronom d’adresse. Le taux de tutoiement augmente
généralement plus les générations interrogées sont jeunes.
Plusieurs procédés de création lexicale sont employés par des jeunes locuteurs
français notamment ceux qui habitent en banlieue. Parmi ces procédés, on peut citer le
verlan qui consiste à inverser les syllabes d’un mot. Silvia Palma fait remarquer que dans
certain cas, le mot obtenu à l’aide de ce procédé subit une deuxième transformation « Ce
20
qui a attiré notre attention c’est la poursuite des transformations, une fois le mot « verlanisé
», soit à travers des modifications graphiques, soit par le biais d’ajouts, d’apocopes, etc. »
(Palma, 2013 : 101). Elle donne beaucoup d’exemples d’adjectifs et de verbes où la
transformation s’accompagne souvent d’un changement ou d’une restriction du sens. Voici
quelques exemples 5qui illustrent parfaitement ce glissement de sens :
Adjectifs
Verbes
Pouille-D : de dépouiller. Deux sens possibles : 1) dévaliser ; 2) voler (Je suis dégoûté, je
me suis fait pouille-d mon vélo).
Veski : esquiver. Trois sens possibles, tous relativement proches : 1) éviter une
personne (Son père la cherche partout, mais elle le véski) ; 2) éluder un sujet (Arrête de véski
quand je te parle de choses sérieuses) ; 3) fuir une situation (J’ai vu le pit-bull foncer sur moi,
j’ai véski direct).
Il faut noter que le verlan est l’un des procédés les plus importants dans la création
lexicale des jeunes. Dans cette optique, H. Boyer (2001) fait remarquer que « la verlanisation
5 La plupart des exemples donnés ici proviennent de l’article de Silvia Palma, « Le phénomène du détournement dans
le langage des jeunes », Pratiques, 159-160, 2013
21
devenue la pratique néologique la plus visible (et la plus emblématique) de la variété en
question, dont nombre de formes sont du reste entrées dans la langue usuelle : “ meuf ”
(pour “ femme ”), “ keum ” (pour “ mec ”), “ reum ” (pour“ mère ”) ».
D’autres procédés sont utilisés par les jeunes français comme la création par
suffixation. Silvia Palma (2013 :102) donne quelques exemples de ce type de création :
Le suffixe –ard, présent par exemple dans campagnard, montagnard, routard et les
plus familiers taulard, zonard, avec le sens de « personne qui vit à la campagne, à la
montagne, etc. » permet de créer des noms comme blédard (e) pour désigner
quelqu’un qui vient du bled
Enfin, les jeunes font appel à d’autres procédés linguistiques comme la troncation
(exemple : dérter « je suis deter » au lieu de « je suis déterminé » et la siglaison (exemple :
BDR : « Être au BDR », c’est tout simplement « être au bout du rouleau », BG : abréviation
de « beau gosse »).
22
Quelques années plus tard, sur ce même principe d’inégalités sociales, le britannique
Basil Bernstein (1975) a effectué une étude sur l’échec scolaire des élèves appartenant à des
classes défavorisées. Il ressort de ses enquêtes que la réussite scolaire des élèves issus des
classes supérieures provient de leur usage d'un code « élaboré » (utilisation de pronoms
personnels précis, présence de divers adjectifs et adverbes, etc.) spécifique aux groupes
sociaux favorisés, contre l'utilisation d'un code « restreint » (emploi de formules syntaxiques
simples et stéréotypées, etc.) propre aux enfants des classes inférieures (Bigot et Papen,
2014 : 22).
F. Gadet (1997 : 84) fait remarquer que cette thèse de déficit linguistique a reçu
beaucoup de critiques dans les milieux scientifiques : « On lui reproche tout d’abord de
supposer dans l’interprétation des données, qu’il y a isomorphisme entre structures
linguistiques et structure cognitive ». Aux Etats-Unis, cette théorie a largement été réfutée
par beaucoup de chercheurs « certains iront jusqu'à la qualifier de raciste » (Bigot et Papen,
2014 : 22).
L'étude de Labov (1966) fut la première grande étude prouvant qu'il existait bien des
variantes linguistiques produites selon les classes sociales dont la grande étude sur le /r/.
Quelques années plus tard, Trudgill (1974) proposait, sur le même principe de stratification
sociale, un schéma plus général représentant la répartition de l'ensemble des dialectes de
l'anglais britannique. Le schéma est le suivant 6 :
6
Présenté dans BIGOT, Davy et PAPEN, Robert, « Formation en linguistique variationniste», Publication
Subventionnée par l’Université Ouverte des Humanités (UOH), 2014.
23
« En haut de la pyramide sociale, on trouve les classes sociales les plus élevées (composées
des membres de la classe politique, de membres de la famille royale anglaise, etc.) utilisant
la prononciation dite RP (Received Pronunciation), prononciation reconnue comme étant
la plus soignée, la plus distinguée en Grande-Bretagne. Plus on descend dans les strates
inférieures de la pyramide, plus cette prononciation tend à disparaître pour laisser place aux
accents plus régionaux. Aux plus bas échelons de cette représentation, nous trouvons les
classes sociales les moins élevées (lower classes) et des variétés de l'anglais extrêmement
localisées (on y retrouve le Cockney de Londres, mais aussi le Scouce de Liverpool ou
encore le Geordie de Newcastl) » (Bigot et Papen, 2014 : 24).
24
- De ce qu’il peut imaginer de lui : ici interviennent tous les signes extérieurs d’identité
ou d’appartenance à un groupe ou une classe sociale, dont font partie les signes
linguistiques ;
- Du lieu : deux collègues peuvent se parler de façon tout à fait différente selon qu’ils
se trouvent dans une réunion de travail où ils ont un certain rôle institutionnel à
jouer, ou bien au restaurant où ils déjeunent ensemble ;
- De la nature du discours accompagné ou non, à des degrés divers, d’une
autosurveillance ou d’une autocensure : conversation à bâtons rompus, discussion
d’affaires, rencontres plus ou moins ritualisées ; et de sa finalité : ordre, demande,
conseil, mais aussi démonstration, séduction …la liste pour ainsi dire infinie.
Il existe également une distinction entre l’oral et l’écrit. Que nous soyons à l’oral ou
à l’écrit, nous n’emploierons pas tout à fait les mêmes formes linguistiques. En français,
certains sons ne sont pas prononcés à l’oral. Le « ne » de négation par exemple disparaît à
l’oral. Le « je ne sais pas » devient « je sais pas » et parfois « chi pas ». Le « Il » disparaît
souvent à l’oral dans des expressions comme « « Il y a cinq ans » pour donner « Y a cinq
ans ». C’est ce qui nous amène à parler de la notion de registres de langue. On distingue
généralement trois registres de langue : la familier, le courant et le soutenu. Chaque registre
se caractérise par un vocabulaire spécifique. Ainsi, « boulot » et « travail » ou « bagnole » et
« voiture » relèvent, les uns d’un « registre familier », les autres d’un « registre courant ».
Le tableau7 ci-dessous résume les points de divergences entre les trois registres ou
niveaux de langue : emploi, prononciation, vocabulaire et grammaire :
7
Source :[ https://www.2018calendrier.fr/langage-soutenu-exemple/langage-soutenu-exemple-luxus-les-niveaux-ou-
registres-de-langue-en-francais-2e-du/]
25
-
26
William Labov appréhende la variation sociale et stylistique sous l’angle du « degré
de conscience que les locuteurs ont des variantes présentes dans leur parler et dans celui
des membres de leur communauté » (Thibault, 1997 :285). Ce sociolinguiste considère que
la mise en relation quantifiée des phénomènes linguistiques et sociaux est productive dans
toute approche sociolinguistique.
William Labov (1976) fait une distinction entre les variations stables et les
changements en cours dans une communauté. Pour lui, les facteurs linguistiques et sociaux
n’exercent pas le même type d’influence dans les deux cas (Thibault, 1997 :285). « Dans le
premier cas, les facteurs sociaux ne jouent en aucun cas sur les phénomènes linguistiques.
Ce sont des contraintes linguistiques, et non la diversité sociale, qui conditionnent la
variation. Au contraire, les changements en cours au sein d'une communauté tendent à
démontrer une variation linguistique dépendante des différences sociales (sexe, âge, classe
sociale, etc.) entre les locuteurs » (Bigot et Papen, 2014 : 18). L’étude de la variation
nécessite donc la prise en compte à la fois du contexte linguistique et discursif dans lequel
les variantes se manifestent mais également des caractéristiques sociales des individus qui
les utilisent (Thibault, 1997 :286).
27
4. Les enquêtes de William Labov
L’île Martha’s Vingnard se situe dans l’Etat du Massachusetts aux USA. Lors de ses
vacances dans cette île, William Labov a remarqué que sur le plan linguistique, la langue
pratiquée par les habitants de cette île présente quelques particularités phonétiques. C’est
ce qui l’a poussé à effectuer une vaste enquête sur la prononciation de quelques diphtongues
dans cette l’île. Il s’est particulièrement intéressé aux deux diphtongues /ay/ dans des mots
comme right, white, pride, wine ou wife et /aw/ dans des mots comme house, out, doubt, etc.
(Calvet, 1993).
L’enquête de W. Labov a révélé que les habitants de cette île ont tendance à
centraliser le premier élément de ces diphtongues le /a/ de /ay/et /aw/ qui prend une
prononciation plus proche de /e/. Pour W. Labov, la sociolinguistique doit décrire et
expliquer les variations à l’œuvre dans la langue, il a essayé donc d’expliquer l’origine de ce
trait phonétique (centralisation des diphtongues) qui est propre aux habitants de l’île :
« Pourquoi Martha’s Vineyard a-t-elle tourné le dos à l’histoire de la langue anglaise. Je crois
qu’il est possible d’apporter à cela une réponse spécifique en étudiant dans le détail la
configuration de ce changement phonétique à la lumière des forces sociales qui agissent le
plus profondément sur la vie de l’île. » (Labov, 1976 :73).
W. Labov part donc à la recherche des liens susceptibles d’exister entre la variable
phonétique observée chez les Vignardais et les paramètres sociaux. Il a ainsi accordé une
attention particulière à la structure sociale de l’ile pour comprendre sous quelles pressions
se font les changements sociaux (Labov, 1976 :73). Parmi les traits sociaux pris en compte
dans le cadre de cette enquête, on peut citer la répartition géographique (basse île/haute
île), les groupes sociaux (pêcheurs, fermiers, autres), ethnie d’origine (anglaise, portugais,
indien), etc.
W. Labov a remarqué que plus les locuteurs ont une attitude positive et plus le /a/
des diphtongues /ay/ et /aw/ est centralisé. Autrement dit, la variable phonétique étudiée
en l’occurrence la centralisation des diphtongues dépend des paramètres extralinguistiques
(répartition sociale) : « ceux qui veulent rester dans l’île adoptent une prononciation
« îlienne » et ceux qui veulent partir adoptent une prononciation « continentale » (Calvet,
1993 : 67).
Pour conclure, on peut dire que l’enquête de W. Labov menée dans l’île de Martha’s
Vigneghard a le mérite de montrer qu’il existe effectivement une corrélation nette entre la
distribution des traits linguistiques et la distribution des traits sociologiques et donc une
relation entre le changement linguistique et la situation sociale de l’île.
W. Labov a observé les pratiques linguistiques des employés des trois magasins new-
yorkais qui sont respectivement Saks Fifth Avenue, Macy's et Klein. Ces trois magasins
représentent les trois types de classes sociales généralement admises dans les études
sociologiques, à savoir les classes supérieures, les classes moyennes et les classes inférieures
(Bigot et Papen, 2014 : 19). Ils présentaient des différences remarquables comme : la
localisation géographique, les prix pratiqués, les journaux dans lesquels ils font la publicité,
etc. (Calvet, 1993 :69). Selon ces critères, W. Labov les classe dans trois catégories :
W. Labov a procédé d’une manière très simple : lui et ses enquêteurs se font passer
pour des clients et demandent un renseignement qui doit faire apparaître l'usage de la forme
phonétique étudiée. Ils posent ainsi aux employés des trois magasins ciblés la question
suivante : « Excuse me, where are the women's shoes ? » (Excusez-moi, où sont les
chaussures pour femmes ?). On attend des employés des magasins la réponse « fourth floor
» (quatrième étage) qui permet d'obtenir un /r/ préfinal (dans « fourth »), puis un /r/ en
position finale dans « floor ». Une fois au quatrième étage, la question est formulé
différemment : « excuse me, what floor is this ? » (Excusez-moi, c'est quel étage ici ?), afin
d'obtenir un /r/ intervocalique (Bigot et Papen, 2014 :20). La figure suivante8 résume les
résultats obtenus quant à la réalisation du /r/ dans les trois magasins étudiés :
30
:
Il ressort donc de l’enquête de W. Labov que les différences entre les trois magasins
sont significatives. Les employés du magasin Saks (haut de l’échelle) arrivent à la première
position par rapport à la production (partielle ou exclusive) du /r/ avec un pourcentage de
62%, suivis des employés du magasin Macky’s (milieu de l’échelle) avec un pourcentage de
51%. Enfin, les employés du magasin Klein (bas de l’échelle) affichent un taux de réalisation
du /r / nettement inférieur (20%). L'hypothèse de Labov est vérifiée et les conclusions
paraissent donc très claires : l'emploi du /r/ à New York est effectivement stratifié en
fonction des classes sociales. Plus on grimpe dans l'échelle sociale, pour le /r/ rétroflexe
est présent et plus on descend, plus il tend à afficher un taux de production de /r/
nettement supérieur aux deux autres. Cette première corrélation, comme nous le verrons
un peu plus tard, aura un impact considérable sur les études variationnistes. Par ailleurs,
l'emploi du /r/ dépend de deux autres facteurs : 1) la position du /r/ (ce dernier étant
davantage prononcé en position finale dans « floor ») et 2) le niveau de langue (le /r/ étant
plus présent dans le discours formel). » (Bigot et Papen, 2014 : 20).
31
4.3. L'enquête de Harlem
De 1965 à 1967, William Labov mène une enquête ayant pour but d’étudier le parler
des jeunes Noirs de Harlem. Il s’intéressera à l’échec scolaire des élèves noirs et notamment
à leurs difficultés dans l’apprentissage de la lecture. Sur les caractéristiques sociales de cette
population, W. Labov (1978 :114) précise : « elle se compose des membres à part entière de
la culture vernaculaire des rues, rejetés par le système scolaire ».
Pour W. Labov, les difficultés d’apprentissage de l’anglais chez les jeunes Noir de
Harlem sont le résultat de conflits entre deux ensembles à savoir « le vernaculaire » qu’ils
emploient au quotidien et l’anglais standard. Il ne considère pas ces deux ensembles comme
deux langues différentes mais « un sous-système distinct au sein de la grammaire générale
de l’anglais » ou encore comme « un système distinct étroitement relié à l’anglais standard,
mais néanmoins séparé des dialectes blancs qui l’entourent par un certain nombre de
différence stable et systématique » (Calvet, 1993 : 73).
32
que le vernaculaire des jeunes Noirs n’est pas moins structuré ou moins logique que celui
des membres des classes supérieures (Calvet, 1993 : 73).
1. La norme en sociolinguistique
A partir de l’observation des différents usages qui sont faits de la langue française,
nombre de sociolinguistes francophones (Boyer, Blanchet, Bulot…) admettent l’existence
de deux types de normes : l’usage et le bon usage. Mais « c’est surtout à ce bon usage qu’on
fait allusion lorsqu’on parle de « la norme », formule qui traduit bien la perception plutôt
unifiée qu’ont les locuteurs de cet ensemble de règles et de prescriptions pourtant fort
complexe et non uniforme. La norme de l’usage est celle de la conformité à ce qui est utilisé
le plus fréquemment et ce qui est généralement partagé par l’ensemble des locuteurs de la
langue ou par différents groupes de locuteurs » (Vézina, 2009 : 1). En revanche, la norme
du bon usage « renvoie à un modèle linguistique légitime et prestigieux sur lequel les autres
pratiques tendent à se régler. Ce modèle est généralement associé à un groupe socioculturel
détenteur d’un important capital symbolique lui conférant une grande légitimité
linguistique. Historiquement, ce groupe a été identifié à la cour royale, puis à la bourgeoisie
parisienne. Désormais, ses contours sont plus flous, mais il s’avère qu’il est constitué des
33
gens les mieux situés sur l’échelle socioculturelle de par leur niveau d’instruction » (Vézina,
2009 : 1).
Quand on s’intéresse de très près à ces deux types de normes, on s’en rend compte
qu’ils entretiennent des rapports très étroits au point qu’il est difficile voire impossible de
les dissocier. Ils interagissent et s’influencent de façon réciproque. Par ailleurs, le système
normatif du français ne se limite pas à ces deux types en raison de sa complexité. C’est ce
qui a poussé plusieurs chercheurs à élaborer un modèle plus élargi où ils distinguent 5 types
de normes qui sont susceptibles de cohabiter dans le même espace sociolinguistique. .
2.1. Les normes de fonctionnement : (on les appelle également normes objectives,
constitutives, normes de fréquence, normes ou règles statistiques, etc.) :
Elles concernent l’ensemble des habitudes linguistiques partagées dans une
communauté. Ce sont les règles qui régissent les comportements linguistiques en dehors de
tout discours ou jugement normatif : « on parle ici des normes implicites, non imposées par
une démarche didactique ou une prescription quelconque » (Morsly, 2010 : 241).
L’observation de ces normes dans un groupe linguistique quelconque signifie que l’on
examine quelles unités sont utilisées, dans quelle situation, avec quelles valeurs … ?).
34
La même linguiste insiste sur le fait que même si ces normes sont implicites et
qu’elles ne sont pas imposées, leur acquisition suppose qu’une certaine pression est exercée
sur les locuteurs pour que leurs pratiques langagières soient conformes à celles de leurs
groupes d’appartenance (Moreau, 1997 : 219).
Il faut souligner ici que sur le plan du nombre, les normes de fonctionnement sont
largement plus importantes que les normes descriptives, car il existe des normes de
fonctionnement qui ne sont pas encore décrites par les linguistes. Ces derniers « n’ont pas
porté une égale attention aux normes de fonctionnement des divers groupes (certaines
variétés sont davantage décrites que d’autres) et parce que, à l’intérieur même des variétés
les plus observées, certaines régularités ont échappé aux observateurs, peut être
provisoirement » (Moreau, 1997 :219).
2.3. Les normes prescriptives (dites aussi règles normatives, normes sélectives…) :
Parmi toutes les normes de fonctionnement, les normes prescriptives sélectionnent
une variété de langue comme un modèle à suivre c’est-à-dire comme étant la « norme ».
Autrement dit, les normes prescriptives opèrent une certaine hiérarchisation des normes de
fonctionnement concurrentes (certaines sont carrément rejetées) et déterminent ainsi le bon
usage, l’usage senti comme le plus légitime. Par exemple, on enseigne que le participe passé
employé avec l’auxiliaire avoir doit s’accorder avec le complément d’objet direct placé avant
le verbe (la feuille que j’ai mise sur la table) (Vézina, 2009 : 2).
35
usages comme meilleurs que ceux des villages limitrophes et une certaine pression sociale
incitent les locuteurs à ne pas parler comme les locuteurs des autres groupes. Après la
priorité du groupe d’appartenance, elle évoque une autre priorité, celle de la tradition dans
la mesure où certaines communautés situent le bon usage dans le passé et le lient à la
tradition constitutive du groupe. Ainsi, « on aura une meilleure image de ce qu’est la bonne
variété en écoutant les vieux plutôt que les jeunes, les gens qui habitent à la compagne plutôt
que les citadins, les faiblement scolarisés plutôt que les fortement scolarisés, moins proches
de la tradition et davantage soumis à l’influence du modernisme (Moreau, 1997 : 220).
Marie-Louise Moreau évoque enfin la priorité donnée au capital symbolique dans le choix
de la variété de référence. Elle cite l’étude de William Labov menée à New York dans une
communauté considérée comme étant socialement stratifiée qui montrent que les formes
employées notamment par la classe supérieure , même en situation informelle, voient leur
proportion augmenter, chez les membres des autres classes lorsqu’ils passent d’un contexte
de production informel à un contexte formel (Moreau, 1997 : 220).
36
2.5. Les normes fantasmées
Elles relèvent aussi du domaine des représentations. Ainsi, les locuteurs d’une
communauté linguistique produisent des discours sur la langue et son fonctionnement
social, qui ne présentent parfois qu’une faible zone d’adhérence avec le réel (Moreau, 1997).
C’est-à-dire que ces représentations n’ont qu’un lien fantasmatique avec la réalité langagière
(Morsly, 2010 :244). Ces normes se situent au niveau de l’individu ou au contraire au niveau
collectif, elles peuvent se greffer sur les quatre types des normes présentées précédemment.
Marie-Louise Moreau (1997 : 222-223) les définit comme l’« ensemble abstrait et
inaccessible de prescriptions et d’interdits que personne ne saurait incarner et pour lequel
tout le monde est en défaut ». Elles sont donc partiellement des normes entrant dans le
domaine de l’hypercorrectivité et sont en cela tout autant subjectives (Huck, 2018). La
norme fantasmée porte essentiellement sur les symbolismes et les fantasmes que les
locuteurs attachent à telle forme ou à telle autre forme linguistique.
La typologie de Marie Louise Moreau montre que le concept de norme est complexe
et pluriel. Les configurations linguistiques dans le monde sont riches et variées et par
conséquent leur description fait ressortir une pluralité des normes linguistiques qui
cohabitent dans un même espace linguistique. Les langues ayant une forte tradition écrite
sont dotées d’une norme standard. On se pose alors la question sur l’origine de cette norme.
Il est important de souligner que la norme standard n’est qu’une partie des normes
linguistiques. Dans cette optique, T. Bulot a affirmé que « l’éventuelle forme standard d’une
langue est ainsi une « norme » parmi d’autres » et il cite ensuite Knecht qui explique
comment et par quel moyen la norme standard a été obtenue : « pris communément pour
la modalité première et naturelle d’une langue, [le standard] est en réalité le résultat artificiel
d’un long processus interventionniste de codification ou normalisation » (Knecht, 1997 :
194).
37
forme standard d’une langue, se confondant avec la norme prescriptive – celle qui répond
à la question : tel énoncé est-il correct ? ».
Sur la légitimité de la norme standard par rapport à toutes les autres normes,
Francard souligne qu’elle « n’a rien d’intrinsèquement linguistique ; elle obéit aux règles d’un
marché linguistique dominé par les détenteurs d’un capital symbolique » (Francard, 1997a :
160). Ailleurs l’auteur ajoute que « la légitimité/illégitimité attribuée à […] une variété
linguistique est, dans certains cas, la traduction symbolique d’une stratification sociale : les
groupes qui détiennent la maîtrise du capital culturel imposent leur « style » (au sens où
Labov et Bourdieu entendent ce mot) comme étalon de référence pour hiérarchiser
l’ensemble des productions langagières en concurrence au sein du marché linguistique »
(Francard, 1997b : 201).
4. La langue polynomique
38
qu’il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. Elle s’accompagne de
l’intertolérance entre utilisateurs de variétés différentes sur les plans phonologiques et
morphologiques ... » (Marcellesi, 1988 : 170).
Ce modèle insiste sur le fait qu'une communauté linguistique donnée est en mesure
de gérer son unité sans que celle-ci passe nécessairement par l’exclusion de certaines variétés
au profit d’une variété quelconque. Les locuteurs d’une langue peuvent ainsi jouer un rôle
important dans les décisions de politique linguistique et dans la mise en application de celle-
ci.
Cette langue est actuellement composée de plusieurs variétés présentes dans une
dizaine de pays : Algérie, Maroc, Tunisie, Libye, Egypte, Niger, Mali, Burkina Faso,
Mauritanie et aux îles Canaries. En Algérie même, le berbère est constitué de plusieurs
parlers (kabyle, chaoui, chenoui, M’zab, touareg,...), où l’intercompréhension n’est pas
toujours garantie.
La variation linguistique est tellement importante dans le domaine berbère que des
linguistes s’interrogent encore aujourd’hui sur l’existence d’une ou de plusieurs langues
berbères. Certains auteurs privilégient la thèse de l’unité profonde des parlers berbères, tout
en reconnaissant l’existence de la diversité sur les plans : phonétique, lexical et, quelquefois,
morphosyntaxique. En revanche, d’autres chercheurs, en se basant sur le critère de
l’intercompréhension qui est parfois difficile, adoptent une autre vision reconnaissant ainsi
l’existence de plusieurs langues berbères.
39
La standardisation de la langue berbère et donc le choix de la norme standard a fait
couler beaucoup d’encre aussi bien dans milieux scientifiques que dans les milieux militants.
Les linguistes s’accordent à dire qu’il existe dans l’ensemble quatre alternatives possibles
pour dégager la norme du berbère :
3- Aménager une variété centrale c’est-à-dire une variété plus proche des autres
4-Amenager toutes les variétés régionales et par conséquent reconnaitre plusieurs normes
régionales.
Il est clair que chaque démarche présente des inconvénients. Les trois premières
présentent ainsi, dans l’ensemble, le risque de voir les locuteurs des variétés qui ne sont pas
aménagées rejeter la variété sélectionnée. C’est la raison pour laquelle plusieurs linguistes
berbérisants (Mouloud Lounaouci, Salem Chaker, Kamal Naït Zerrad, …) proposent
d’adopter une approche polynomique pour standardiser la langue berbère. Ils préconisent
la reconnaissance et l’intégration de toutes les variations au sein de la norme à tous les
niveaux (phonétique / phonologique, lexical, morphosyntaxique) aussi bien à l’écrit qu’à
l’oral (Iazzi, 2018). La démarche polynomique permet la prise en charge de toutes les
variétés du berbère en favorisant une meilleure adhésion de tous les groupes berbérophones
comme le souligne si bien El Mehdi Iazzi (2018 : 30) dans le passage suivant : « l’approche
polynomique appréhende la langue dans le respect de sa diversité. Toutes les variétés sont
reconnues légitimes et aucune ne peut prétendre représenter à elle seule la langue ».
Pour El Mehdi Iazzi (2018 :31) l’approche polynomique présente beaucoup d’avantages
car elle permet de :
40
dans laquelle les locuteurs natifs ne se reconnaîtraient pas et qui les obligerait à se
soumettre à une situation diglossique ;
- Construire une norme qui ne sera pas coupée des usages réels et actuels de la langue
en nourrissant la redynamisation de la langue sur le plan linguistique,
sociolinguistique et politique ;
- Eviter que les apprenants du berbère comme langue seconde se retrouvent face à
des situations de communication non naturelles où ce qu’ils ont appris ne leur sera
pas d’un grand secours ;
- Placer les différentes variantes régionales sur le même pied d’égalité, sans
hiérarchisation aucune, grâce à une gestion démocratique de la diversité des
pratiques linguistiques ;
- Maintenir les conditions objectives qui ont assuré à la langue son aspect vivant, en
garantissant l’adhésion de tous et leur participation à la dynamisation sociale de la
langue.
41
constitue pas l’objet de la sociologie, de la partie collective, qui est beaucoup plus stable et
cohérente et qu’il considère comme un fait social.
Toutefois, c’est à S. Moscovici (1961) que l’on doit la reprise et le renouveau des
acquis Durkheimiens, et c'est avec lui que le concept de représentations sociales s’élabore
véritablement. Cet auteur a transformé les représentations collectives de Durkheim en
représentations sociales, en les faisant passer de la sociologie à la psychologie sociale. Il
règle ainsi l’«ancien conflit » entre l'action de l'individu et celle de la société. Selon lui, certes,
l'individu est le produit de la société, mais ce sont les individus qui agissent sur la société à
un moment ou à un autre de son histoire.
42
d'agir sur celui-ci. J.C Abric (1994) définit la représentation « comme une vision
fonctionnelle du monde, qui permet à l'individu ou au groupe de donner un sens à ses
conduites, et de comprendre la réalité, à travers son propre système de références, donc de
s'y adapter, de s'y définir une place ».
Pour P. Moliner (2001 :8) la notion de représentation repose avant tout sur les
relations s’établissant entre le pôle individuel et le pôle social : « La représentation est alors
sociale parce que son élaboration repose sur des processus d’échange et d’interaction qui
aboutissent à la construction d’un savoir commun, propre à une collectivité, à un groupe
social ou à une société tout entière ». Il ne s’agit donc pas pour P. Moliner de déterminer si
une représentation est individuelle ou collective, mais d'insister sur le fait qu’elle est les deux
simultanément. A ce propos, J.C. Abric (1994 :29) souligne que « [les] représentations
sociales sont à la fois consensuelles et marquées par des différences individuelles ».
Les représentations jouent donc un rôle capital dans la construction de notre vision
du monde. Selon Rouquette et Râteau (1998) « les représentations sont une clé qui donne
accès à la compréhension ». En d’autres termes, on comprend les phénomènes qui nous
entourent selon nos perceptions qui sont organisées et réorientées sans cesse suivant les
changements survenant dans notre univers social.
De nos jours, la représentation est une notion fondamentale dans toute approche
sociolinguistique. Elle est de plus en plus présente dans les études portant sur les langues,
leur acquisition, leur transmission et leur usage. L’emploi de la notion de représentation en
43
sociolinguistique est un emprunt aux sciences sociales, qui le tiennent elles-mêmes du
vocabulaire de la philosophie (Gueunier, 1997 : 246).
Une lecture attentive des différents travaux institutionnels et théoriques sur le sujet
permet facilement d’observer le rapport qui s’est créé entre les représentations sociales et
les représentations linguistiques. La distinction entre les deux expressions suppose
l’existence d’un rapport de hiérarchie entre elles. Le champ des représentations sociales est
plus vaste que celui des représentations linguistiques car la représentation sociale englobe
tous les objets susceptibles d’être la cible et le support de représentations collectives (langue,
religion, écologie, etc.), tandis que le qualificatif de linguistique découle du seul objet de la
représentation qui est la langue.
44
rapporte spécifiquement à la langue. Dans le même sillage Py (2004 : 6) affirme que « le
discours est plus spécifiquement le lieu où les RS [représentations sociales] se constituent,
se façonnent, se modifient ou se désagrègent ». L’accent est donc mis sur l’importance des
processus linguistiques d’émergence de la représentation dans le champ discursif.
Les préjugés sont des expressions de la pensée collective. Ils sont élaborés
collectivement, et en ce sens permettent de dévoiler la vision dominante des membres du
groupe à un moment donné de son histoire par rapport à certains thèmes ou objets sociaux.
Mannoni (1998 : 24 ) fait remarquer que « tous les ensembles humains sont assujettis aux «
45
préjugés » car ils sont économiques, commodes et efficaces, facilitateurs de la
communication sociale en même temps qu’activateurs épistémologiques de pensée
vulgaire». Le préjugé désigne ainsi une attitude qui se caractérise par le jugement porté sur
un groupe ou sur un objet social par les membres d’un groupe donné. Cette pensée
préjudicative est empreinte de traits réducteurs et caricaturaux. Selon Harding (1968), la
pensée préjudicative correspond à un ensemble d’attitudes dominées par une évaluation
négative concernant les membres d’un groupe extérieur.
Dans une tentative de comparer les préjugés et les représentations, Petitjean (2009 :
50) écrit ceci « si l’on considère qu’une représentation constitue une forme de connaissance
socialement élaborée, également partagée par les membres d’un groupe, et disposant d’une
fonction pratique en cela qu’elle encourage la construction d’une réalité commune et
l’orientation, la gestion et l’organisation des conduites, on peut donc considérer qu’un
préjugé, en tant que construction mentale unifiée par les membres d’une communauté,
disposent de par son caractère de simplification, d’une grande efficacité dans l’appréhension
et la facilitation de la communauté sociale, s’intègre de façon pertinente à la catégorie des
représentations sociales ». La différence qu’on peut dégager entre représentation et préjugé
est donc que la représentation n’est pas forcément préjudicative. Le préjugé renvoie à un
aspect critique de la représentation sociale et bénéficie d’un caractère d’évidence, par
conséquent non critiquable, dont ne jouit pas automatiquement toute représentation
sociale.
En tant que forme spécifique des représentations, le stéréotype est caractérisé par
un très grand nombre d’adhésions spontanées de la part du groupe concerné autour de
certains traits saillants perçus comme valides et discriminants. Le stéréotype s’inscrit
largement dans les traditions culturelles et sociales du groupe en raison de son ancienneté.
Il affiche ainsi les perceptions identitaires et la cohésion des membres du groupe et établit
une version de la réalité commune et partagée au sein de cette communauté. Dans cette
optique, H. Boyer (2003 :13) souligne que le stéréotype « fait l’objet d’un consensus
maximal», ce qui justement le distingue des représentations.
46
Par ailleurs, on peut constater qu’il existe un certain type de relations entre le
stéréotype et la représentation : un stéréotype est une composante de la représentation
sociale mais la représentation sociale n’est pas automatiquement stéréotypique. Pour
Mannoni (1998 : 27), la représentation sociale apparaîtrait de la sorte comme le niveau
d’intégration psychique supérieur aux préjugés et stéréotypes dont elle se servirait tout en
s'en distançant quelque peu. Ce concept prend chez de nombreux auteurs des connotations
négatives, comme on peut le constater dans la définition de D. Moore « le stéréotype est la
verbalisation d’une forme de croyance simplifiée, généralement erronée, qui ne relève pas
de l’expérience directe » (Moore, 2001 :14).
Il est important de souligner que plusieurs chercheurs dans le champ des sciences
humaines et sociales s’intéressent aux fonctions constructives du stéréotype : il schématise,
catégorise et met en jeu des raccourcis discursifs. H. Boyer le considère comme une forme
de représentation, mais « une représentation d’un genre particulier, issue d’une accentuation
du processus de simplification, de schématisation et donc de réduction propre à toute
représentation collective, conduisant au figement. Le stéréotype n’évolue plus, il est
immuable, d’une grande pauvreté » (Boyer, 2001 : 42). Les représentations sont donc plus
nuancées et susceptibles d’évoluer plus rapidement que les stéréotypes.
Le stéréotype est donc une représentation figée qui est difficile à modifier du fait de
son utilisation large au sein du groupe. Pour J. Auger (1997 :271), un stéréotype « est une
forme socialement marquée et notoirement étiquetée par les locuteurs de la communauté
linguistique ou par des gens de l’extérieur ». Ce chercheur fait remarquer que lorsqu’un
stéréotype est d’un contenu positif, il peut être rapidement adopté par la communauté. Mais
le stéréotype demeure dans la majorité des cas stigmatisant car exprimant des informations
exagérées et caricaturales. B. Py fait remarquer que le stéréotype peut se transformer en une
représentation s’il subit un travail « de reformulation par atténuation, modalisation,
réduction ou déplacement du domaine d’application ou encore attribution à un énonciateur
aussitôt contesté. (Py, cité par Moore, 2001 : 16 ). V. Kella (2006 :31) de son côté distingue
cinq caractéristiques majeures des stéréotypes qui sont la fréquence, le demi-figement,
l’ancrage dans la mémoire collective, le caractère durable et l’ambivalence axiologique.
47
3.3. Représentation et croyance
J.C. Beacco (2001) considère les idéologies linguistiques comme des ensembles de
principes issus du sens commun ; donc des ensembles de représentations et de croyances
partagées par un grand nombre de personnes. Ces idéologies constituent les fondements de
différentes attitudes vis-à-vis des langues. Pour lui, c’est une base de données qui permet
de construire les représentations. On comprend dès lors que l’idéologie se trouve à un
niveau supérieur aux opinions et que Boyer (2003 : 17) la définit comme un : « corps plus
ou moins fermé de représentations, une construction socio-cognitive spécifique à teneur
coercitive, susceptible de légitimer des discours performatifs et donc des actions dans la
perspective de la conquête, de l’exercice, du maintien d’un pouvoir au sein de la
communauté concernée ou face à une autre/d’autres communauté(s) ».
49
du sujet à lalangue (Lacan) et à La Langue (Saussure), repérable par ses commentaires
évaluatifs sur les usages ou les langues (versant unilingue ou plurilingue des évaluations
linguistiques) » (Houdebine, 1997 : 165). Néanmoins, les travaux d’Houdebine se placent
dans la continuité de ceux menés par A. Rey. Les deux chercheurs se sont penchés sur la
notion de norme qui constitue la base de leur théorie. A. Rey (1972 :16) établit une nette
distinction entre les notions de normes subjective, objective et prescriptive. Selon cet auteur
« seule une linguistique de la norme objective, de ses variations et de ses types sous-jacents
aux variations des usages, et une étude systématique des attitudes métalinguistiques dans
une communauté utilisant le même système linguistique (langue ou dialecte, selon la
définition du système) pourront fonder l’étude des normes subjectives, des jugements de
valeurs sur le langage et de leur rétroaction sur l’usage, étude qui pourrait constituer une
science sociale apparentée aux théories de valeurs » (Rey, 1972 :16 )
Par ailleurs, la théorie d’Houdebine n’établit pas de différence claire entre les notions
d’attitude, de représentation et d’imaginaire linguistique. Elle réserve la notion de
représentation au seul domaine de la psychosociologie, et établit un lien d’équivalence entre
les normes composant l’imaginaire linguistique et les représentations linguistiques, comme
en témoigne la citation suivante : « les évaluations [des locuteurs quant à la langue] renvoient
de fait à des « modèles » ou normes ou encore représentations comme disent les
psychosociologues » (Houdebine, 1993 :33). L’imaginaire linguistique apparaîtrait donc
comme un concept plus vaste que celui des représentations.
50
linguistique comme équivalent à celui de représentation : « l’étude des représentations des
locuteurs (ou l’étude de l’imaginaire linguistique) ».
A.M. Houdebine (1996 :18), elle-même, apporte peu à peu des modifications au sens
qu’elle attribue à la notion d’imaginaire et lui réserve une acception plus large : « Cette
notion venant subsumer ce qu’il est convenu de désigner par conscience ou idéologie ou
opinion ou encore sentiment linguistique : tous ces termes qui font problème d’être des
notions peu ou mal définies ». D’après les diverses définitions que A.M. Houdebine propose
au concept d’imaginaire linguistique, une certaine familiarité peut être constatée entre les
concepts d’imaginaire et de représentation linguistique où on observe une proximité plus
ou moins grande avec la notion de représentation. Il nous semble par ailleurs que la vision
d’Houdebine est un peu restrictive lorsqu’elle limite le concept d’imaginaire à celui
d’idéologie, d’opinion, de conscience ou d’idéologie linguistique, car une représentation
linguistique ne se réduit pas uniquement à une opinion ou un sentiment, même si elle peut
être ou l’un ou l’autre (Petitjean, 2009 : 60).
Dans son sens le plus large, le terme d’attitude linguistique est utilisé conjointement,
et sans véritable nuance de sens, avec représentation, norme subjective, évaluation
subjective, jugement, opinion, pour qualifier tout phénomène de type épilinguistique en
relation avec la langue (Lafontaine, 1997 :56). Dans les travaux de A.M. Houdebine (1993 :
32) par exemple, le concept d’attitude linguistique est présenté comme équivalent à celui de
sentiments, jugements ou idéologies linguistiques. Par ailleurs, son approche met l’accent
sur la nécessité de distinguer les attitudes des comportements linguistiques des locuteurs : «
étudier les attitudes en relation avec les comportements des locuteurs doit permettre de
repérer si elles ont une influence [sur la dynamique linguistique], […] et de repérer quels
locuteurs favorisent tel ou tel phénomène » (Houdebine, 1993 : 32). Pour A.M. Houdebine
(1993) la différence qui peut exister entre les concepts de représentation et d’attitude est
principalement d’ordre terminologique. On constate presque la même chose dans les
recherches menées par C. Canut (1995 ; 1996) qui considèrent attitude, représentation et
imaginaire comme des concepts renvoyant tous au même signifié, à savoir le « rapport
personnel que le sujet entretient avec la langue ». En ce sens, C. Canut désigne l’imaginaire
51
linguistique tantôt comme synonyme des attitudes linguistiques du locuteur (1995), tantôt
comme l'égale des représentations (1996 :43).
Certains auteurs tentent malgré tout d’apporter quelques précisions de sens à ces
deux notions. Les deux chercheurs Billiez et Millet (2004 : 36) soulignent « qu’il n’est pas
aisé de distinguer et de séparer les représentations sociales des attitudes », et proposent une
distinction des deux termes en partant notamment de leur ressemblance, à savoir qu’attitude
et représentation préexistent toutes deux au comportement. Pour ces deux auteurs, attitude
et représentation se distinguent essentiellement par leur relation de proximité avec le
comportement : « l’attitude serait néanmoins plus directement articulée aux comportements
qu’elle dirigerait ou coordonnerait » (Billiez & Millet, 2004 :36). L’attitude renvoie donc à
une sorte d’instance anticipatrice des comportements, mais elle peut aussi être considérée
comme une conséquence du comportement.
De son côté, N. Gueunier (1997 : 248) compare ces deux concepts en ces termes :
«Si représentations et attitudes linguistiques ont en commun le trait épilinguistique, qui les
différencient des pratiques linguistiques et des analyses métalinguistiques, elles se
distinguent théoriquement par le caractère moins actif (moins orienté vers un
comportement), plus discursif et plus figuratif des représentations, et,
méthodologiquement, par des techniques d’enquête différentes ».
Les travaux sur les attitudes ont porté surtout sur la façon dont des locuteurs
évaluent soit des langues ou des variétés linguistiques soit, plus souvent, des locuteurs
s’exprimant dans des langues ou variétés linguistiques particulières. Le fait qu’attitude et
comportement s’influencent mutuellement explique le caractère possiblement évolutif des
attitudes (Petitjean, 2009 : 62). Selon De Montmollin (2003 : 90) : « les attitudes naissent,
disparaissent et se transforment ». On comprend dès lors comment les attitudes peuvent
être généralement prédictives des comportements ; si l’on veut changer les comportements,
il faudrait d’abord commencer par changer les attitudes.
Il apparaît par conséquent que l’approche considérée ici s’appuie sur une interaction
entre représentation et attitude dans la gestion des comportements dans une situation
donnée. Cependant, d’autres chercheurs ont proposé de réévaluer le positionnement
52
mutuel de ces deux notions : P. Moliner (1996) privilégie ainsi un modèle au sein duquel les
attitudes constitueraient la dimension évaluative des représentations sociales. Dans son
analyse des attitudes linguistiques d’adolescents et d’enseignants belges, Lafontaine (1986)
distingue clairement les attitudes des représentations. Pour elle, il y a d’abord les
représentations, l’image mentale de la langue puis les attitudes, c’est-à-dire les jugements sur
les langues.
L’impact des attitudes sur les comportements a été très bien expliqué par C. Petitjean
(2009 : 63) dans le passage suivant « L’attitude demeure l’élément se situant à la jonction
entre l’ensemble des comportements envisageables dans une situation donnée et le choix,
parmi ceux-ci, d’un comportement et non d’un autre. L’attitude apparaît ainsi comme une
préparation à l’action relative à un objet social, émaillant de la représentation sociale de
celui-ci, et ce que cette préparation se nomme composante affective (Baker, 1992) ou
activité évaluative (Moliner, 1996) ».
L’étude des attitudes a une utilité cruciale dans la description sociolinguistique d’un
pays, d’un territoire, d’une communauté linguistique. Une pareille étude permet de mettre
au jour les raisons pour lesquelles les individus ou les groupes sont prêts ou non à adopter
telle langue (ou variété) ou telle autre langue. Au-delà de ses potentialités explicatives,
l’attitude est à la fois l’expression et un instrument de l’identité sociale (Lafontaine, 1997 :
59). Ainsi les travaux sur les attitudes ont mis en évidence l’existence de phénomènes
sociolinguistiques comme l’auto-dépréciation qui est constitutif du sentiment d’insécurité
linguistique (Lafontaine, 1997 : 58).
53
comme objet de discours. Pour Culioli (1976) la dimension épilinguistique correspond à un
ensemble de comportements et jugements sur la langue.
54
On comprend dès lors la nécessité d’envisager l’étude des représentations
linguistiques dans les discours par lesquels elles transitent. En d’autres termes, les
représentations linguistiques se conceptualisent souvent dans les discours épilinguistiques «
où le locuteur exprime plus ou moins directement des sentiments et des opinions sur le
langage, la langue et les contacts de langues. »(Gueunier, 1997 : 249). C’est pourquoi J.M.
Klinkenberg (1994 :50) affirme que les discours épilinguistiques « permettent au
sociolinguiste d’étudier le vaste domaine des représentations ». A ce titre, l’étude des
représentations passe souvent par l’étude des discours qui les véhiculent. Pour D. Morsly,
les représentations linguistiques concernant les langues, les usages, etc., sont repérables à
travers les activités épilinguistiques qu’elle définit comme « l’ensemble des discours que l’on
tient sur les langues ». Ce sont donc tous les discours qui portent sur le rapport du sujet ou
du groupe aux langues. Ils peuvent aller de l’évaluation étonnée au commentaire
stigmatisant ou valorisant, d’une « évaluation d’usage simplement constatative à une
qualification prescriptive » (Houdebine, 1997)
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