Victor Lalevee-Histoire de Fraize
Victor Lalevee-Histoire de Fraize
Victor Lalevee-Histoire de Fraize
et de la Haute-Vallée de la Meurthe
AVANT-PROPOS
1
Bulletins de la Société Philomatique Vosgienne - Années 1899-1900, 1901-1902, 1902-1903.
2 HISTOIRE DE FRAIZE
Victor Lalevée
HISTOIRE DE FRAIZE 3
CROQUIS HISTORIQUE
C'est au tournant du Fer à Cheval, sur la route du Bonhomme, qu'il faut
monter pour jouir d'une vue magnifique de la petite cité.
Paisiblement couchée à vos pieds dans le creux du vallon parmi les prés
verts, elle s'encadre entre deux rangs de collines boisées à gauche jusqu'au pied
de la montagne de la Roche, découvertes sur leur flanc droit largement étendu,
qui lui font une riante parure.
Plus bas dans la vallée où des bouquets d'arbres dessinent les méandres de la
Meurthe, l'arête toute droite qui ferme l'horizon.
Qu'elle nous paraît jeune et avenante, la petite ville, avec les fumées légères
montant des toits rouges éclaboussés de soleil, avec les taches blanches des
façades ! Elle a cependant douze siècles d'existence. Son histoire, inscrite sur son
visage, nous pouvons la lire d'ici.
Les constructions de Fraize s'alignent sur deux axes principaux, légèrement
incurvés et presque parallèles disposés de chaque côté de la rivière. Celui de
droite, le plus considérable, forme une rue quasi ininterrompue des Aulnes aux
Adelins.
À gauche, les maisons plus clairsemées s'essaiment de Clairegoutte à la gare,
le long de la route nationale et de la voie ferrée et poussent leur prolongement
jusqu'à Plainfaing.
Perpendiculairement aux deux axes un groupement plus compact marque le
centre de l'agglomération dominée par la masse géométrique et le donjon carré
de la filature. Tout auprès, on devine, plus qu'on ne l'aperçoit, le clocheton qui
coiffe l'hôtel-de-ville.
Tout le passé de Fraize revit dans la carte vivante qui se déploie sous vos
yeux.
Tournons nos regards vers l'église au clocher bulbeux. Il y a plus de douze
cents ans de cela, un moine, disciple de Saint-Dié, bâtissait là son ermitage. Les
premiers colons venant l'y rejoindre fixaient leur résidence à la Costelle, berceau
du village.
Plus tard d'autres hameaux : le Belrepaire, les Aulnes, Scarupt se bâtiront sur
le tracé du grand chemin d'Alsace qui passe par la Costelle pour gagner le col du
4 HISTOIRE DE FRAIZE
Bonhomme par le « chemin de la Poste ». Jusqu'en 1755, cette voie sera l'artère
vitale de Fraize.
Au XVIIIe siècle l'ouverture d'une nouvelle route sur la rive gauche de la
Meurthe permettra la liaison Saint-Dié – Fraize – Plainfaing par Clairegoutte et
Demenemeix où quelques maisons seulement s'élèvent de l'autre côté de la
rivière.
Cent ans plus tard (1876), l'établissement d'une gare de chemin de fer à
Fraize fera sortir de terre de nouvelles maisons bâties le long de la route et le
XXe siècle verra l'extension de la cité vers Plainfaing aujourd'hui presque relié à
Fraize.
Ainsi s'expliquent pour l'observateur les deux axes de peuplement
contemporains du développement de la ville à travers les âges.
Si nous y ajoutons l'essor industriel de notre époque dont les hautes
cheminées, les vastes bâtiments des usines, les quartiers entiers de cités-
ouvrières, soulignent l'importance, nous aurons en raccourci une synthèse de
l'histoire de la petite cité qui sommeille à nos pieds.
HISTOIRE DE FRAIZE 5
ABREGE CHRONOLOGIQUE
DE L’HISTOIRE DE FRAIZE
Fin du VIIe siècle — Construction par un disciple de Saint-Dié d'une cellule à
l'emplacement de l'église actuelle.
e e
VIII -IX siècle — Etablissement des premières populations rurales à la
Costelle.
Fin du Xe siècle — Introduction de la culture de la vigne sur les pentes
exposées au midi.
e
XI siècle — Partage des terres du monastère de Saint-Dié entre le duc
de Lorraine et le Chapitre : Ban-le-Duc et Ban-Saint-Dié.
1070 — Famine et épidémies (mal des ardents).
1196 — Passage de l'empereur d'Allemagne Henri VI se rendant à
Saint-Dié.
e
XIII siècle — Construction présumée de la première église de Fraize.
1221 — Donation par le duc de Lorraine Mathieu Il de la seigneurie
du ban de Fraize à Anselme de Ribeaupierre et Simon de
Parroye.
1342 — Henri de Ribeaupierre donne au duc Raoul ce qu'il possède
au ban de Fraize.
e
Fin du XIV siècle Les seigneuries de Fraize et Taintrux passent par mariage à
— la famille Bayer de Boppart.
e
XV siècle — Les Ribeaupierre redeviennent co-seigneurs du ban de
Fraize.
1473-77 — Invasion des Bourguignons.
1500 — Peste et mortalité excessive.
1520 — Exploitation des mines de Scarupt (cuivre et fer). Travail du
fer à la fonderie du Pont de la Forge.
1525 — Retour par le col du Bonhomme de l'armée du duc Antoine
après sa victoire sur les Rustauds.
1571 — Jean Prévost, curé de Fraize, prend courageusement la
défense d'une sorcière.
6 HISTOIRE DE FRAIZE
LES COMMENCEMENTS
À quelle époque reculée, des hommes ont-ils fixé leur séjour dans nos hautes
vallées vosgiennes ? Il serait bien aventureux d'avancer une date quelconque.
Faute de documents écrits, les archéologues qui se sont adonnés à l'étude de
la période, dite préhistorique — s'étendant sur des dizaines, peut-être des
centaines de millénaires — se sont mis d'accord pour accepter comme
caractéristiques les produits de l'industrie des hommes primitifs dont on a
retrouvé les vestiges : armes, outils, bijoux, sépultures, etc...
C'est ainsi qu'on a séparé l'âge de la pierre, le premier en date, de l'âge du
bronze devenu possible à la suite de la découverte du feu et de la fusion des
métaux, puis de l'âge du fer qui se continue de nos jours.
La découverte de nombreux objets en pierre éclatée ou polie en Alsace et
dans le centre et l'ouest du département des Vosges : marteaux et haches
emmanchés, flèches en silex délicatement travaillées, grattoirs, etc..., montre que
ces régions ont été habitées avant l'âge des métaux.
Peut-on en dire autant de la montagne vosgienne au sol infertile, au climat
inhospitalier, couverte de forêts quasi-impénétrables ? Les vestiges
préhistoriques mis à jour s'y réduisent en effet à peu de choses : c'est, à Granges-
sur-Vologne, un tumulus (tombeau) où huit haches en pierre polie formaient
auréole autour d'un squelette 1. Des haches en pierre polie ont été trouvées aussi
au Kertoff (Gérardmer) 2. Enfin, au col du Bonhomme, on a déterré un lot de
quatre haches de bronze, à bords droits, à tranchant demi-circulaire 3. J'ai eu en
mains, pour ma part, un grattoir de quartz servant à la préparation des peaux,
trouvé aux Sèches-Tournées (Fraize) où se voient nettement les facettes
obtenues par la taille de la pierre.
1
Dr LIÉTARD, Population des Vosges, Période préhistorique. Supplément au Tome IV du département des
Vosges (Léon Louis) p. 17.
2
« « « « p. 25.
3
« « « « p. 30.
10 HISTOIRE DE FRAIZE
Période celtique
Une peuplade gauloise, les Leuques ou Leuci, dont Toul était la capitale,
occupait le pays lorrain au moment de la conquête de la Gaule par Jules César
(58 à 50 avant J.C.). S'adonnant à la culture, les Leuques s'étaient surtout fixés
dans les plaines fertiles de l'ouest du département (région de Mirecourt,
Neufchâteau) où leur civilisation déjà avancée s'est révélée par de nombreux
tumulus, des monnaies, des poteries, des objets métalliques : ustensiles, bijoux,
etc.
Si ces populations ne fondèrent pas la moindre agglomération dans la région
montagneuse, elles ont cependant laissé chez nous des traces de leur séjour. À
côté des menhirs (pierres levées) dispersés un peu partout, on a trouvé des
monnaies gauloises à Robache (Saint-Dié) et certains archéologues ont cru voir
dans le Chazeté (Taintrux), les Jumeaux (Etival), le Poigeat (Wisembach) des
sommets consacrés autrefois au culte druidique.
Les Celtes aimaient les hauteurs où ils étaient moins exposés aux attaques de
leurs voisins. Il est fort possible qu'à cette époque des pasteurs venus d'Outre-
Vosges soient montés avec leurs troupeaux sur les Hautes-Chaumes. On a cru
retrouver, en effet, la trace des migrations de tribus germaniques chassées de leur
pays par d'autres peuplades, dans les noms de certaines localités et lieux dits de
l'arrondissement de Saint-Dié comme Wisembach (ruisseau blanc),
Gemaingoutte, Robache, Hurbache, Spitzemberg, Kamberg, etc...
HISTOIRE DE FRAIZE 11
Les voies romaines qui reliaient le pays des Leuques et l'Alsace à travers le
massif vosgien laissaient de côté les vallées pour cheminer en pleine forêt le long
des contreforts de la chaîne, ce qui est la preuve d'une population clairsemée.
L'une d'elles, dont on retrouve des tronçons, allait de Langres à Strasbourg
par le col du Donon, coupant en diagonale le département de Lamarche à Raon-
l’Etape, « Cette voie avait, un peu au-delà de Rambervillers, un embranchement qui se
dirigeait sur la montagne du Bonhomme. On en suit la trace à partir du village de La Salle
sur les flancs des Jumeaux où il se confond avec la route moderne jusqu'au hameau des Tiges et
traverse la ville de Saint-Dié. La voie romaine reparaît au village de Sainte-Marguerite, monte
à Remémont, Fouchifol et aux Journaux, longe la croupe méridionale de Scarupt, et, au bas de
la ferme de la Capitainerie (la Capitaine) décrit une courbe pour gagner le revers d'une
seconde montagne, puis, tournant sur elle-même, reprend une direction parallèle à celle qu'elle
suivait d'abord et qu'elle conserve jusqu'au pied du Bonhomme. Elle descend ensuite vers le
versant de cette montagne et entre dans le Haut Rhin pour gagner probablement Colmar 1. »
Le forum de Saint-Dié était, sur ce versant des Vosges, le dernier point
important touché par cette route créée pour les besoins des légions romaines.
Ainsi qu'on l'a vu, elle négligeait notre vallée et gagnait la crête par les hauteurs
de Scarupt.
Point de villages, quelques défrichements éloignés les uns des autres, non
loin de la voie romaine sillonnant les profondeurs de l'immense forêt, tel devait
se présenter le pays de la Haute-Meurthe.
1
LEPAGE et CHARTON. Le département des Vosges. Statistique historique et administrative. 1845. Tome 2, p.
13.
HISTOIRE DE FRAIZE 13
*
* *
Sur la foi de Ruyr 2 et des auteurs anciens, on a cru longtemps qu'à l'époque
mérovingienne — au moment où Déodat fonda le monastère qui devait être le
1
GRAVIER. Histoire de la ville épiscopale et de l'arrondissement de Saint-Dié. Chapitre 1er.
2
Jean RUYR : Recherches des Sainctes Antiquitez de la Vosge. 1633.
14 HISTOIRE DE FRAIZE
joindre leurs efforts à ceux des moines, cultiver la glèbe, se construire des
habitations pour eux et leur bétail. Le temps venant, ces petits groupements
ruraux prendront forme de villages.
Les moines colonisateurs sont à l'origine du peuplement et de la prospérité
de la région montagneuse vosgienne. Ils ont défriché et assaini les vallées, attiré
autour des monastères une population agricole et industrieuse qui venait
chercher dans les solitudes de la montagne une sécurité qu'elle ne trouvait pas
dans la plaine. C'est par les moines que furent fondés les villes de Saint-Dié,
Luxeuil, Remiremont, les bourgs de Senones, Etival, Moyenmoutier... et
combien d'autres villages !...
« Cette prospérité fut l'œuvre de longs et infatigables efforts. Il fallut
plusieurs siècles pour que les Vosges devinssent une contrée peuplée et
productive, pour que l'agriculture s'y développât, pour que les sapins fissent
place aux moissons et aux pâturages. Au commencement du neuvième siècle,
plus de deux cents ans après l'arrivée des premiers solitaires, les princes
Carolingiens se rendaient encore dans les Vosges pour chasser les loups, les
cerfs, les ours et les aurochs, au milieu des forêts profondes qui couvraient
encore la contrée » 1
1
A. DIGOT, cité par A. GUINOT : Les Saints du Val de Galilée. 1852, p. 404.
2
RUYR. Ouv. cité.
16 HISTOIRE DE FRAIZE
Nous ne pouvons nous faire une idée du labeur des lointaines générations
qui ont transformé notre sol et amélioré les conditions de l'existence, sans nous
représenter l'état de la vallée à l'arrivée des premiers habitants. Partout régnait la
forêt, une forêt si épaisse, si enchevêtrée que les traits du soleil ne pouvaient
percer ses profondeurs. Il avait fallu d'abord abattre les arbres, couper les
broussailles, défricher le creux de la vallée, aplanir le terrain, assécher les prés en
traçant un lit à la Meurthe dont les eaux vagabondes se traînaient parmi les
obstacles en formant sur son parcours de nombreuses mares ou mortes qui ont
probablement donné son nom à la rivière 1. Plus tard, tout en débarrassant le
pays des fauves qui l'infestaient, on songea à bâtir des maisons de pierre pour
remplacer les cabanes de troncs d'arbres... à aménager les prés et à régler
l'irrigation... à soutenir par des talus les champs en pente., œuvre immense
accomplie sous la direction des moines par la main des pionniers de la Costelle !
Par la suite, les colons s'essaiment aux alentours, donnant naissance à
d'autres hameaux : Scarupt, les Aulnes, le Mazeville, le Belrepaire, Clairegoutte.
Un jour viendra où le groupement primitif, grossi d'éléments étrangers, étant
devenu plus dense, les terres du val ne suffiront plus à assurer sa subsistance. On
verra alors une partie de la population remonter la vallée jusqu'au Valtin,
défricher les forêts dans les replis les plus reculés de la montagne et créer, autour
des granges éparses servant à loger le bétail, de nouveaux lieux habités (Le
Valtin, Plainfaing et ses hameaux).
Telle est, en bref, l'histoire du peuplement de la haute vallée de la Meurthe,
dont la Costelle a été le point de départ.
Le nom de Fraize
Ce nom, souvent déformé dans les textes sous la plume des copistes, a subi
plus d'une altération avant de se présenter sous sa forme actuelle. C'est dans le
vieux langage, le patois surtout, qu'il convient de rechercher son appellation
première. Il est enfin indispensable d'associer à cette recherche l'état des lieux au
moment de leur découverte.
Pour la plupart de nos concitoyens, Fraize tire son nom du fruit du fraisier.
Etymologie simpliste qui ne résiste pas à l'examen.
Contrairement à l'opinion courante, Fraize tient son appellation du frêne (en
latin fraxinus) dont le nom patois « frâne » rappelle indiscutablement l'étymologie
latine.
Au moment où les premiers colons s'établissaient à la Costelle, les arbres
feuillus couvraient le fond et les pentes de la vallée. Le frêne, qui avait trouvé là
un habitat favorable, y dominait. N'est-il pas très vraisemblable qu'un clerc du
monastère de Saint-Dié, souverain temporel du lieu, ait eu l'idée de désigner la
contrée du nom latin de l'arbre ? Il l'appela fraximatum, lieu planté de frênes, d'où
plus tard on fit Fraxia. À travers les siècles, ce nom s'est modifié en Frace (charte
de 1221), Fraxe, Frasce (titre de 1302), Fraze (bulle du pape Innocent X, 1646),
Fraîsse (ordonnance de François de Riguet, Grand Prévôt de St-Dié 1689), Fraise
(ordonnance du duc Léopold, 1726). À partir de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, la lettre z se substitue de plus en plus à l's. Nous avons trouvé
pour la dernière fois l'orthographe Fraise dans une pièce officielle en 1807 ; c'est
une carte civique délivrée par le sous-préfet de Saint-Dié.
C'est donc à tort qu'avec une excessive facilité, on a cru voir dans la fraise
des bois l'origine du nom de notre localité, comme en témoignent les armoiries
fantaisistes dont elle fut fâcheusement dotée au début du siècle. La vraie, la seule
étymologie de Fraize, le latin fraxinus, n'a jamais été contestée par les érudits 1.
Elle indique, nous l'avons dit, l'état du lieu au moment de la venue des premiers
habitants. Il s'ensuit que les habitants de Fraize sont des Fraxiniens et non des
Fraiziliens, comme on les appelle parfois au mépris de l'étymologie et de l'histoire.
...16 le Thillot, du tilleul ; Housseras, du houx ; Colroy, du coudrier (lat. corylus) ; Châtenois, du châtaignier
(lat. castinetum).
1
Même étymologie dans Frenelle, Frenois, Fresse-sur-Moselle (Vosges), Fraisne-en-Xaintois (Meurthe-et-
Moselle), Presse (Haute-Saône), Frasne (Doubs), Fresne-en-Voëvre (Meuse), etc...
18 HISTOIRE DE FRAIZE
Groupés autour des abbayes, les paysans des vallées vosgiennes avaient, sous
la main ferme de Charlemagne (768-814), connu une période de paix et de
tranquillité.
Les chroniqueurs du temps nous ont appris que le puissant empereur
d'Europe occidentale venait, entre deux expéditions guerrières, chasser les
grands fauves dans la silva Vosagus, la forêt de Vôge. Il y avait des résidences à
Champ-le-Duc et au voisinage de Remiremont. Il fit reconstruire la Petite église
de Saint-Dié (Notre-Dame) et réparer le monastère. C'est, dit-on, en mémoire de
l'accident qui avait failli lui coûter la vie au passage de la Meurthe grossie par les
eaux, qu'il ordonna la construction d'une église à Sainte-Marguerite. Nombreux
sont dans nos montagnes les souvenirs plus ou moins légendaires de
Charlemagne. Qui ne connaît la Pierre Charlemagne à Gérardmer, marquée
encore de l'empreinte du pied de son cheval ?...
Le fait certain c'est que Charlemagne, dont la capitale était Aix-la-Chapelle,
est venu plus d'une fois dans les Vosges qui formaient le trait d'union entre ses
états possessions des deux versants et où il était attiré par le plaisir de la chasse.
Notre vallée a-t-elle, comme celles de la Vologne et de la Moselle, reçu sa visite ?
On peut bien l'admettre si l'on songe qu'à l'époque, le col du Bonhomme était le
seul passage praticable au milieu de la chaîne des Vosges.
Les successeurs immédiats de Charlemagne sont impuissants à maintenir
l'ordre qu'il avait établi. En 843, ses petits-fils se partagent l'empire au traité de
Verdun. L'un d'eux, Lothaire, reçoit, entre la France et la Germanie, la part de
territoire qui portera son nom et s'appellera plus tard Lorraine.
L'histoire de cette époque est confuse ; partout le désordre et l'insécurité.
Théâtre de luttes continuelles entre les rois de France et les empereurs
d'Allemagne, le pays connaît toutes les horreurs de la guerre. Il est ravagé par les
Normands qui pénètrent jusqu'au cœur de la Lorraine : « Il ne restait, dit un
auteur contemporain 1 pas une ville, pas un village ou un hameau qui n'eût
éprouvé leur effroyable barbarie. » Les paysans, abandonnant leurs récoltes,
fuyaient au hasard et cherchaient un asile, soit dans les forêts, soit derrière les
murs des châteaux fortifiés dont beaucoup durent leur origine aux malheurs de
cette époque.
1
Moine de Saint-Gall.
HISTOIRE DE FRAIZE 19
Des seigneurs brigands dont les châteaux commandent le passage des routes,
comme celui de Bilsistein (près du Bonhomme) et de Belruart (près de Raon-
l’Etape) détroussent voyageurs et marchands, après leur avoir fait payer une
sauvegarde. Tels des rapaces, ils s'abattent périodiquement sur les villages de
l'alentour détruisant par le feu ce qu'ils ne peuvent emporter. Temps d'épouvanté
et de désolation dont on s'étonne qu'il soit resté des survivants !
HISTOIRE DE FRAIZE 21
Le Chapitre de Saint-Dié
Le ban de Fraize
Une déclaration établie en 1580 pour mettre fin aux contestations qui
surgissaient à tout moment entre le Chapitre et les seigneurs du ban de Fraize
précise ainsi les limites du dit ban :
« La montagne de Mandramont selon le dégost des eaux pour
« le côté du ban de Fraisse joindant au ban de Saulcy, et de Mandray,
« et de Laveline, continuant la dite montagne jusqu'à la montagne du
« Rospert (Rosberg) joindant au ban du dit Laveline et finissant au
HISTOIRE DE FRAIZE 23
Ribeaupierre, d'autre part. » est un document extrêmement curieux. Elle nous fait
connaître, non seulement les limites, mais encore les hameaux, les rivières, les
scieries, les moulins, les granges, les huttes du ban de Fraize et nous renseigne
par là sur l'état de l'industrie et de l'agriculture dont nous aurons l'occasion de
reparler. Nous y trouvons cette énumération des hameaux du ban de Fraize :
« Dans le circuit de ces limites sont compris treize villages, tant petits « que grands,
scavoir : La Costelle, Belrepaire, Le Mazeville, Les Aulnes, « Scarux, Ban Saint-
Diey, 1 Plainfaing, Noirgoutte, Clairgoutte, Habaruz, « Le Valtin, Strazy,
Demenemeix. 2 »
1
L'enclave du Ban-Saint-Dié était, nous l'avons dit, propriété seigneuriale du Chapitre.
2
Arch. Vosges, série 6, N° 549. Cité par Georges Flayeux : Le Ban de Fraize, p. 17,19,50.
HISTOIRE DE FRAIZE 25
La Maison de Ribeaupierre
Les sires de Ribeaupierre (en allemand Rappolstein) comptent parmi les plus
anciennes et les plus puissantes dynasties féodales de l'Alsace.
Seigneur du val d'Orbey et de vastes domaines Outre-Vosges, ils avaient fait
de Ribeauvillé, centre de leurs possessions, une sorte de petite capitale.
Les ruines imposantes de leurs trois châteaux de St-Ulrich, du Girsberg, du
Haut-Rappolstein dominent la petite ville riche de souvenirs pittoresques et
moyenâgeux. Le château ruiné du Hohnach, dans le massif des Trois-Epis, leur
appartenait également, ce pourquoi les gens de Fraize les avaient surnommés
seigneurs du Hohenné. Sur la colonnette dorique qui surmonte la fontaine publique
de Ribeauvillé se voient leurs armoiries : d'argent à trois écussons de gueules, deux et un.
Elles figuraient — nous le disons plus loin — à la clef de voûte des nervures du
chœur de l'église de Fraize où elles se voyaient toujours avant la restauration de
1894. On les trouve encore à Fraize sur le manteau de la cheminée de l'ancienne
maison Deloisy (actuellement syndicat agricole).
Recevant l'investiture des empereurs d'Allemagne pour leurs possessions
alsaciennes, mais devant l'hommage au duc de Lorraine pour la seigneurie du ban
de Fraize, les Ribeaupierre faisaient figure de petits souverains : ils battaient
monnaie, levaient des troupes dans leurs états et participaient aux grandes
expéditions féodales.
26 HISTOIRE DE FRAIZE
Les poètes allemands du moyen-âge ont célébré les fastes héroïques des
Ribeaupierre : L'un d'eux prend part avec Godefroi de Bouillon à la première
Croisade ; il est tué au siège de Nicée. Conrad de Ribeaupierre qui combat, lui
aussi, en Terre-Sainte, défie, devant Damas, un géant musulman et le tue en
combat singulier.
Comme les rudes guerriers de leur temps, les Ribeaupierre n'étaient pas
toujours de petits saints. Il en fut ainsi de Jean de Ribeaupierre. À la tête d'une
troupe de soudards, il ravagea le Val de Galilée, mit au pillage l'abbaye de
Moyenmoutier, emmena en captivité l'abbé chargé de chaînes qui en mourut de
misère. Le duc Raoul, irrité, ordonna de lui amener le coupable mort ou vif.
Ayant demandé sa grâce, celui-ci fut condamné à réparer ses torts envers
l'abbaye, à faire amende honorable à genoux, un cierge à la main et à se rendre en
pèlerinage à Cantorbery (Angleterre).
Henri de Ribeaupierre, qui avait négligé ses devoirs de vassal en laissant une
bande de brigands saccager les bans de Fraize et Clefcy, encourt, lui aussi, la
colère ducale. Il ne doit son pardon qu'à la prière de son père. En reconnaissance
de sa générosité, il laisse au duc à son décès (1346) tout ce qu'il possédait au ban
de Fraize.
Cette cession ne fut, semble-t-il, que momentanée, puisque nous retrouvons,
au XVe siècle, les Ribeaupierre en possession du ban de Fraize. Ils possèdent
également celui de Saulcy.
La famille des Ribeaupierre est, en ce moment, une des plus illustres du
duché. En 1364, le duc Jean 1 er a donné en mariage sa sœur Marguerite à Ulrich
de Ribeaupierre. À sa mort, celle-ci fait à l'abbaye de Pairis (Orbey) un legs
princier de 500 florins d'or.
Mêlé aux grands événements historiques du temps, le nom de Ribeaupierre
est célèbre par toute l'Europe.
Brunon de Ribeaupierre bataille aux côtés du roi de France pendant la
Guerre de Cent Ans.
L'un de ses trois fils, Guillaume, occupe des charges importantes à la cour de
l'empereur d'Allemagne.
Le second, Maximim, chambellan du duc de Bourgogne, Charles le
Téméraire, fait avec ce dernier la conquête de la Lorraine qui devait se terminer
par la défaite et le trépas du Téméraire devant Nancy (1477).
HISTOIRE DE FRAIZE 27
Par contre, Ulrich de Ribeaupierre, resté fidèle aux Lorrains amène des
troupes au duc René d'Anjou qu'il soutient dans sa lutte contre Antoine de
Vaudémont. Il trouve la mort à la bataille de Bulgnéville qui vit la défaite de
René. Au XVIe siècle, grâce à l'amitié et aux faveurs des empereurs d'Allemagne,
à ses alliances princières, à l'étendue de ses domaines, la dynastie des
Ribeaupierre est à l'apogée de sa puissance et de sa prospérité. Maîtres d'une
grande partie de l'Alsace, ces seigneurs vivent dans leurs châteaux de Ribeauvillé
au milieu d'une splendeur et d'une richesse presque royales. Une relation des
fêtes du mariage de Georges de Ribeaupierre, célébré en 1543, donne l'idée de
l'éclat de leur faste. L'un d'eux, Guillaume, reçoit de l'empereur l'ordre souverain
de la Toison d'Or.
Mais un moment vient où l'étoile de cette noble maison commence à pâlir.
Eberhardt de Ribeaupierre, chargé de plusieurs ambassades par les empereurs
d'Allemagne, est, à la fin du XVIe siècle, le dernier qui ait exercé quelque
influence. On lui doit l'institution de la fête populaire du Pfeifertag qui, chaque
année encore, rassemble à Ribeauvillé tous les ménétriers d'Alsace. Les fameux
vases historiés dont il fit don à la ville sont conservés précieusement.
Ce pauvre Eberhardt ne nageait plus cependant dans l'opulence comme en
témoigne la lettre du 31 août 1598, par laquelle il sollicite humblement un prêt de
deux cents écus de « ses bons bourgeois de Fraize et de Saulcy. »
« Messieurs mes bourgeois, à l'improviste j'ay affaire de deux
« cens escus et comme je me confie en vous qui pour sy peu de chose
« ne voudriez me délaisser je vous an ay faict ce mot pour vous prier
« de mes les prester et vous me ferez ung grand plaisir, je ne fauldray
« vous les faire rendre par mon recepveur Grégoire Thiéry auquel
« j'ay commandé de parler à vous et que ce soit en dedant Nouel ou
« la saint-Gehan, en me les apportant je vous feray une assurance,
« mais je vous prie que ce soit dedans sept ou huit jours. Ce faisant
« vous m'obligerez vous continuer en vos bons et anciens droictz et
« là vous m'emploirez prest à vous faire plaisir masseurant derechef
« que pour si peu de chose ne me refuserez à mon besoing. Je me
« recommande à vous tous et prie Dieu vous avoir en sa garde
« d'aussy bonne volonté que je suis
Votre bien bon seigneur,
Eberhardt de Ribeaupierre.
Ribeauvillé, ce dernier d'aoust 1598.
28 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Curiosités d'Alsace. 1861, p. 422.
2
Probablement parce que les princes palatins de Birkenfeld portaient le titre de Comtes sauvages du Rhin.
3
G. FLAYEUX. Le Ban de Fraize, p. 45.
HISTOIRE DE FRAIZE 29
d'une fois leur visite. Peut-être y ont-ils séjourné au moment des chasses qui les
ramenaient chaque année de notre côté des Vosges.
On y remarque dans une pièce du rez-de-chaussée, en bordure du chemin du
Gerva, un précieux souvenir des anciens seigneurs de Fraize : une large et grande
cheminée de grès rouge, de beau style gothique s'appuyant sur deux niches
ogivales qui lui servent de montants. On admire sur le manteau les armoiries
bien conservées des Ribeaupierre dont le blason s'orne de trois petits écus.
Aucun millésime. Mais nous pouvons, avec certitude, faire remonter l'œuvre à
une date antérieure à 1693, époque où la seigneurie cessa d'appartenir aux
Ribeaupierre. La cheminée paraît dater du milieu du XVII e siècle (après la guerre
de Trente Ans).
Vendu à un particulier au moment de la cession de la seigneurie, l'ancien
manoir des Ribeaupierre appartenait en 1791 à Dominique Deloisy 1. Restée
durant plus d'un siècle propriété de sa famille, cette demeure historique fut
léguée à la commune de Fraize, voici quelque trente ans.
Il est infiniment regrettable qu'elle n'ait pas conservé cette « page d'histoire »
qui fait, si l'on peut dire, partie du patrimoine des Fraxiniens.
Quel beau cadre pour un musée historique local — dans le genre de ceux de
Kaysersberg, de Saint-Amarin, d'Obernai... — que cette vaste pièce à la
cheminée monumentale, avec son plafond à caissons, l'éclairage parcimonieux
que lui dispense son unique fenêtre ! Tout y respire le passé...
Hélas ! ce qui fut jadis la salle d'honneur du logis est maintenant un magasin
de denrées agricoles et les sacs de grains s'accotent à l'antique cheminée des
Ribeaupierre.
Est-il permis d'espérer que cette « relique » sera pieusement conservée là où
elle se trouve, dans des conditions telles que nos visiteurs puissent la contempler,
ou bien que, déplacée, elle trouvera ailleurs une place d'honneur ?...
Il semble que les Ribeaupierre aient laissé de bons souvenirs au Ban de
Fraize par une administration assez douce pour le temps.
Ces seigneurs avaient pour le petit village du Valtin, le plus voisin de leurs
possessions du val d'Orbey, une particulière prédilection. Ils aimaient venir
chasser dans les giboyeuses forêts des Hautes-Chaumes qui entourent le pays ;
1
Déclarations foncières de 1791.
30 HISTOIRE DE FRAIZE
2
V. LALEVÉE. Au pays des Marcaires, p. 72.
HISTOIRE DE FRAIZE 31
presque aussitôt. À son tour, Max demanda pardon au mourant et fut bourrelé
de remords pour avoir appelé la justice divine contre son frère.
Pour racheter sa faute, il prit l'habit de bure, vécut en solitaire au milieu des
forêts où il vint se construire un modeste ermitage. » 1
Trois familles féodales : les Parroye, les Bayer de Boppart ou Château-Brehain, les
Créhange se sont succédées dans la possession de la part de seigneurie du Ban de Fraize
indivise avec les Ribeaupierre. Comme ces derniers, toutes trois tenaient leurs titres
de noblesse des empereurs d'Allemagne.
Le village de Parroye, près de Lunéville, garde le nom du château des sires de
Parroye. Ce château a été rasé par ordre de Louis XIII pendant la Guerre de
Trente ans.
Les armoiries de la famille étaient « de gueules à trois lions d'or. » Son origine est
fort ancienne : Simon de Parroye partant pour la deuxième Croisade fait un don
important au Chapitre de Saint-Dié en 1147 ; les titres de l'église de Saint-Dié
mentionnent aussi, au Moyen-Age, plusieurs dignitaires du Chapitre du nom de
Parroye.
En 1315, le duc Ferry IV lègue à Aubert de Parroye, son écuyer, la seigneurie
de Taintrux. Le ban de Fraize est dès lors rattaché à celui de Taintrux, siège de
l'administration et de la justice.
L'ancien château de Taintrux, construit au XII e siècle a été décrit par M. de
Golbeny : 2
« Quatre tours énormes flanquaient les angles de la forteresse,
« dont l'entrée était en outre protégée par une cinquième tour carrée,
« renfermant le colombier, et sous laquelle un vaste passage, à voûte
« ogivale, donnait accès dans l'intérieur du château. Deux fossés,
« séparés par un rempart, en défendaient les abords. Cet ensemble,
« joint à la bonne conservation des constructions, à la qualité et à la
« dimension des matériaux, lui donnait un aspect à la fois imposant
« et pittoresque, dont on jouit rarement sur le versant occidental des
« Vosges presque entièrement dépourvu de vestiges de la féodalité. »
1
J. CORDIER. Fraize et ses environs, p. 57-58.
2
Bulletin de la Société Philomatique Vosgienne, 1885.
32 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Bulletin Paroissial, Août 1910.
HISTOIRE DE FRAIZE 35
La famille des de Cogney, les derniers maîtres du ban de Fraize, est originaire
de Châtel-sur-Moselle. Elle avait été anoblie par le duc Charles III, en 1575.
François Ernest, qui hérite de son père, Pierre de Cogney, les seigneuries de
Fraize et Taintrux, était gentilhomme ordinaire du duc de Lorraine, Léopold,
capitaine de cuirassiers, au service de l'empereur d'Allemagne.
Ce seigneur faisait de fréquents séjours à Fraize, au « Château Sauvage ».
Très populaire dans le ban, il était lié d'affection avec ses sujets. Son nom figure
plus d'une fois sur les anciens registres paroissiaux d'état-civil, comme parrain
des nouveaux-nés ou témoin dans les actes. C'est en cette qualité qu'il assiste, le
14 janvier 1723, au mariage de Claude Batremeix et d'Agathe Vincent, fille du
tabellion du ban.
M. de Cogney portait un vif intérêt à la prospérité du pays. Dans ses voyages
à travers l'Europe, il avait acquis une certaine connaissance des études
géologiques, ce qui lui donna l'idée de faire refleurir dans notre vallée l'industrie
minière. Il songea même à y rechercher de l'or. Mais le succès ne répondit pas à
ses efforts. Nous aurons à y revenir.
À ces déboires s'ajouta, en 1725, un procès avec la communauté de Fraize,
au sujet des limites des forêts seigneuriale et communale et des droits de
parcours en forêt. L'affaire se termina par un abornement donnant satisfaction
aux deux parties.
François Ernest de Cogney mourut au château de Pierosel le 2 février 1729 ;
il fut inhumé à Taintrux, dans le chœur de l'église. Sa femme, croit-on, était
décédée avant lui à Fraize. Les comptes de la communauté, au commencement
du XVIIIe siècle, mentionnent en effet une dépense de « 41 livres tournois pour
frais occasionnés par la mort de Madame de Cogney » 1.
M. de Cogney ne laissait pas d'enfant. Sa sœur hérita de ses biens ; Jacques
Régnier, son époux, devint seigneur de Taintrux et de Fraize, en ajoutant à son
nom celui de Cogney.
Elisabeth Thérèse, sa fille, reçut en partage les seigneuries de Taintrux et de
Fraize qu'elle apporta à son mari, messire Jean-Baptiste de Clinchamp d'Aubigny.
Les lettres par lesquelles celui-ci rendit « foy et hommage au Roy » pour ces
1
Arch. Vosges. E. parag. 21. Cité par G. Flayeux, p. 71.
36 HISTOIRE DE FRAIZE
terres nous apprennent qu'il était « écuyer, chevalier de l'ordre royal et militaire
de St-Louis, concierge du château royal des Tuileries, capitaine de dragons au
service du Roy ».
M. de Clinchamp est le dernier seigneur de Fraize. Résidant ordinairement à
Paris où le retenaient ses hautes charges à la Cour, on ne le voyait au pays
qu'assez rarement, à l'époque des grandes chasses. Il mourut sans postérité dans
les années qui précédèrent la Révolution.
À la mort de sa veuve, en 1799, ses biens, d'abord indivis entre ses quatre
nièces, reviennent finalement à l'une d'elles, Charlotte Régnier de Chonville,
mariée à Louis Joseph de Bazelaire de Lesseux. Ainsi s'explique l'origine des
vastes forêts que possède la famille de Lesseux dans les communes du Valtin et
de Plainfaing. Ce sont d'anciennes forêts seigneuriales que la Révolution n'a pas
enlevées à leurs possesseurs comme biens nationaux.
HISTOIRE DE FRAIZE 37
LA PATRIE LORRAINE
Guerres de l’Indépendance
Gérard d'Alsace
Bataille de Bulgnéville
1
Charles VII fit inhumer son corps à Saint-Denis. Son nom a été donné au quartier d'artillerie de Bruyères.
2
Archives du Haut-Rhin (fonds du comté de Ribeauvillé), dans Documents rares ou inédits de l'Histoire
des Vosges, Tome III, p. 176.
3
Jehan de Vergy, seigneur de Darney, au service du comte de Vaudémont, était dans le camp des
vainqueurs.
HISTOIRE DE FRAIZE 39
Avec René Il, (1473-1508) la Lorraine, qui s'est débattue jusqu'alors dans le
chaos féodal, va prendre conscience de sa nationalité dans le grand péril qui la
menace.
L'ambitieux duc de Bourgogne, Charles, dit le Téméraire, mortel adversaire
de Louis XI, rêve de relier ses terres de Bourgogne à ses domaines des Pays-Bas.
La Lorraine lui barre le chemin. Il en entreprend la conquête et veut faire de
Nancy la capitale de ses états. Mal secouru par Louis XI, René ne peut arrêter
1
Publié dans la « Revue d'Alsace », année 1860, p. 413.
40 HISTOIRE DE FRAIZE
son redoutable ennemi : Mirecourt, Châtel, Epinal, Remiremont lui ouvrent leurs
portes ; Saint-Dié se rachète du pillage en payant rançon ; Charmes, Bruyères,
Raon l’Etape, qui résistent ont leurs garnisons massacrées et sont mis au pillage.
Le 25 novembre 1475, le Téméraire fait son entrée triomphale à Nancy. Ecrasé
sous le nombre, René Il a pris le chemin de l'exil et s'est réfugié à Strasbourg.
Enorgueilli par ses victoires, Charles s'attaque ensuite à la Suisse dont les
montagnards défendent le sol farouchement. Il éprouve deux sanglantes défaites
à Granson et à Morat (1476).
Alors, les Lorrains reprennent courage. Un laboureur de Bruyères,
Varin Doron, court à Strasbourg, assure René Il qu'on peut chasser l'ennemi de
sa ville. Il revient de nuit à Bruyères avec une compagnie de mercenaires
commandée par le capitaine Harxenaire. Il les cache dans sa grange. Le
lendemain — le jour de Pâques 1476 — pendant que les Bourguignons
assistaient à la messe dans l'église voisine, Harxenaire les fait prisonniers ainsi
que toute la garnison du château.
Les villageois de Laveline étaient venus en aide aux habitants de Bruyères.
René Il leur accorda à tous le titre et la qualité de gentilshommes, avec le
privilège pour les filles d'anoblir leurs maris. Doron ne voulut d'autre
récompense que la place de sergent des prévôtés d'Arches et de Bruyères qu'il a
transmise à ses descendants.
Bruyères est libéré. À ce signal, les populations se soulèvent. Arches,
Mirecourt, Epinal, chassent les Bourguignons. Haxenaire reprend Saint-Dié et
tout le val de la Meurthe. Nancy, à son tour, est délivré.
Le Téméraire, furieux, vient de nouveau assiéger la ville. Mais, cette fois,
René Il n'est plus seul : les Suisses qui se souviennent lui envoient des troupes ; il
en a aussi recruté en Alsace.
C'est par le col du Bonhomme que son armée passa les Vosges. Il fut
accueilli avec enthousiasme par les montagnards du ban de Fraize. De village en
village, les volontaires venaient grossir les rangs de l'armée ducale. L'histoire a
conservé le nom d'un certain Collinet qui commandait la petite troupe des
mineurs de la Croix. « Les premières ovations qui saluèrent le retour du duc de
Lorraine venaient du cœur et de la bouche de nos pères heureux de manifester
leur fidélité et leur dévouement. » 1
1
G. FLAYEUX. Le Ban de Fraize, p. 34.
HISTOIRE DE FRAIZE 41
1
GRAVIER. Ouvrage cité, p. 212.
2
L'autre partie avait passé par le col de Sainte-Marie.
HISTOIRE DE FRAIZE 43
Aspects du pays
Nous arrivons au XVIe siècle. Le temps est venu de jeter un coup d'œil sur
l'aspect, le développement, la manière de vivre du pays dont nous avons esquissé
les commencements. La déclaration déjà citée des limites du ban de Fraize en
1580 nous donne à cet égard d'utiles précisions :
Treize hameaux, plus ou moins importants, que le document qualifie de
villages, sont, rappelons-le, compris dans le circuit de ces limites, à savoir : la
Costelle, le Belrepaire, le Mazeville, les Aulnes, « Scarux », Ban Saint-Dié,
Plainfaing, Noirgoutte, Clairegoutte, « Habaruz », le Valtin, Strazy, Demenemeix.
Au débouché des montagnes, dans le vaste cirque creusé par le confluent des
ruisseaux de Barançon et de Scarupt, des hameaux jumelés : le Ban Saint-Dié et
Plainfaing, la Costelle et Demennemeix, marquent l'emplacement de deux
futures cités.
Entre ces petits groupements, constitués par la nécessité de se prêter
assistance en cas de besoin, pas d'habitations isolées : jusqu'à la fin du
XIXe siècle, on ne verra que des champs entre Fraize et Plainfaing... des champs
entre l'église et les Aulnes, entre les Aulnes et le Belrepaire, entre Fraize et
Clairegoutte.
Tous les lieux habités, à la seule exception de Strazy, sont situés au creux de
la vallée. Ceci nous indique qu'à l'époque le pays n'avait été défriché que dans ses
parties les plus fertiles, au voisinage des cours d'eau où les prairies d'alluvion,
dont l'irrigation a pu être citée en exemple, fournissaient au bétail un fourrage
abondant. Quelques champs à bonne exposition s'étageaient sur les premières
pentes. Au-dessus, jusqu'aux crêtes, régnait la forêt semée, ça et là, de clairières
herbeuses.
À Fraize, par exemple, où la déclaration mentionne « la montagne de
Mandramont » et « le haut du Chesnaye » (Chêneau), pourquoi ne trouve-t-on
pas les noms de la Beurée, des Sèches-Tournées, de la Folie ?... C'est que ces
hameaux n'existaient pas encore. Sans doute le bas des côtés du Mazeville, de la
44 HISTOIRE DE FRAIZE
Les chemins
Population
Les pâturages
Les gens de Fraize et de Plainfaing jouissent du droit de vaine pâture sur les
forêts du ban de Fraize dites « Hautes Limites » et même sur celles du val
d'Orbey appartenant au sire de Ribeaupierre, leur seigneur. Pareillement, les
habitants du val d'Orbey disposent du même droit sur les forêts du ban de
Fraize. Une seule clause restrictive à cette faculté : c'est que les troupeaux
devaient rentrer chaque soir à leur étable. Les Orbelets 2, nés malins, avaient
tourné la difficulté en construisant sur les Hautes Chaumes, louées
exclusivement à leurs compatriotes, des huttes où ils abritaient leurs bêtes
1
Ad. Presse. Bull, de la Sté Philom. 1934, p. 120.
2
Habitants d'Orbey.
HISTOIRE DE FRAIZE 47
pendant la nuit. De la sorte, elles étaient dès la première heure au pâturage, alors
que les troupeaux venus de Fraize, Plainfaing, le Valtin, n'y arrivant que
tardivement, trouvaient la place prise... et le gazon tondu, ce dont ils se
plaignaient amèrement. On le voit, Lorrains et Alsaciens étaient loin d'être
d'accord : des discussions, des rixes parfois sanglantes, les opposaient
fréquemment. On se battait à coups de pierres, à coups de bâton. En 1610, au
Rosberg, un nommé Martin Marbach, du val de Munster, va plus loin encore et
tire un coup d'arquebuse sur Henri Finance, de Mandray 1.
L'intervention de Thierry Alix, conseiller du duc de Lorraine, Charles III, fit
heureusement cesser ces difficultés. À la fin du XVIe siècle, les Hautes-Chaumes
(Reichberg, Voison de Faing, Voison Martin, Tanet, Montabey) sont
exclusivement amodiées (louées) aux marcaires lorrains, de même que les deux
chaumes de Sérichamp appartenant, l'une au duc, l'autre aux chanoines du
Chapitre de Saint-Dié.
Les pâturages des hautes vallées ou Basses-Gistes leur furent également loués à
perpétuité par les seigneurs du ban, moyennant rente annuelle, sous forme
d'ascensements. On y éleva des huttes ou grainges, bâties grossièrement de troncs
d'arbres équarris, pour servir de gîte aux pâtres et au bétail. La déclaration de
1580 en cite quelques-unes : deux granges à la Combe, une au-dessous du Valtin,
une « en un lieu appelé les Riettes (?) », deux granges au Rudlin, deux à Xéfosse,
une « au Bamonez » (Plainfaing), une à « l'Auvaige Blaise » (Plainfaing).
À la fin du XVIe siècle, au début du XVIIe, l'industrie pastorale est la
principale ressource des gens de la vallée. La forêt retentit toute la journée des
sonnailles de leurs troupeaux qu'ils mènent jusque sur les sommets. Tel
particulier aisé de la Costelle ou du Belrepaire passera l'été dans la montagne à la
tête d'une vingtaine de bêtes rouges 2 et le fermier du Chapitre à Sérichamp,
entretiendra là-haut cent vaches et vingt chevaux 3.
On fait peu de beurre, sinon pour la consommation familiale, mais on
fabrique surtout du fromage plus propre à la conservation. Une faible partie est
consommée sur place, le surplus vendu aux vignerons alsaciens ou aux
marchands de Saint-Dié. Le bétail de boucherie prend le même chemin. On
consomme peu de viande. Hors la chair du porc, on ne se nourrit que de celle
des bêtes à cornes accidentées.
1
Arch. de M.-et-M. B. 8704. Cité par P. Boyé : Htes Chaumes des Vosges p. 366.
2
Nom sous lequel on désignait indistinctement toutes les vaches.
3
P. BOYÉ. Ouv. cité, p. 201.
48 HISTOIRE DE FRAIZE
Les cultures
La population vit exclusivement de ses cultures. Ainsi que nous l'avions dit,
on ne comptait pas moins de dix-sept moulins du Valtin au Belrepaire. Le seigle
était alors la seule céréale cultivée. On semait aussi en montagne un peu d'orge,
plus rustique, dont le nom est resté à un finage aujourd'hui boisé : le Faing de
l'Orge.
Dans les mauvaises années, la récolte, déjà insuffisante, ne pouvait nourrir le
pays. C'était la famine avec ses terribles conséquences ! La fève des marais ou
« grosse fève » empêchait le paysan de mourir de faim à une époque où la
pomme de terre était encore inconnue. On en cultivait des champs entiers. Les
cosses étaient battues au fléau sur l'aire de la grange. Portés au moulin, les grains
donnaient une farine panifiable qu'on mélangeait à celle du seigle.
Le lin et le chanvre, qui pourvoyaient au vêtement, occupaient, à proximité
de chaque habitation, une surface d'un ou deux ares. De la récolte des fibres
textiles au blanchiment de la toile sur le pré, du travail de la broie (braque) et du
rouet (toura), au métier à tisser, l'industrie familiale se chargeait de toutes les
transformations.
La vigne fut aussi autrefois cultivée dans la contrée. La dénomination de
certains lieux-dits nous en apporte la preuve. N'avons-nous pas eu à Fraize, un
finage, au-dessus de la Costelle, qui s'appelait anciennement Au Meix de la Vigne,
un autre À la Vigne ? 1 Il y a, à Saint-Dié la Vigne Henry et la Behouille 2 qui tire son
nom de la hotte ou tendelin servant à transporter le raisin.
D'autres témoignages de l'ancienneté de cette culture nous viennent des titres
tirés des archives. Ainsi les habitants du ban de Fraize étaient soumis à une
redevance annuelle d'une charrée de vin envers les sires de Ribeaupierre. Ce
droit, vendu par la suite à Aubert de Palroye, existait encore en 1324 3.
À Clefcy, les habitants de plusieurs héritages devaient annuellement au
domaine « chacun quatre seilles de vin faisant 12 barals (?) et contenant chacune 12 quartes
mesure de Nancy. » 4
1
Arch. communales. Déclarât, foncières de 1791. Section A du levant.
2
Ce nom de Behouille, donné à l'origine aux cantons plantés de vigne, ordinairement en pente rapide, s'est,
par extension, appliqué plus tard à d'autres terrains impropres à cette culture, mais où se trouvait la même
configuration du sol. Ex. : Behouille de Mandray.
3
Léon LOUIS. Le département des Vosges. T. VI, p. 296.
4
LEPAGE et CHARTON. Statistiques des Vosges, p. 150.
HISTOIRE DE FRAIZE 49
1
GRAVIER. Histoire de la ville épiscopale et de l'arrond. de St-Dié, p. 66,67.
2
Au début du XVIIe siècle, les vignerons de St-Dié rachetèrent par une redevance annuelle en argent la
dime des vins qu'ils acquittaient au Chapitre.
50 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Inventaire des Archives des Vosges. Cité par G. FLAYEUX, p. 35.
HISTOIRE DE FRAIZE 51
Industrie minière
Laveline). Dans notre vallée, le minerai de la Croix a été aussi fondu à Barançon.
Nous en avons la preuve dans un compte de 1592 où il est dit que, le bois leur
manquant à la Croix et à Lubine, « les sieurs parsonniers des Rouges ouvrages de la Croix
fondent présentement leur mine (minerai) au ban de Fraisse, à la hutte de Borensson, sise au-
dessus de Plainfaing. » 1
Officiers et mineurs de la Croix ont acquis une telle réputation d'habileté
qu'on les envoie par toute la montagne rechercher de nouveaux gisements. On a
retrouvé, un peu partout dans la région, les vestiges d'anciennes fouilles minières
et certains lieux dits en perpétuent le souvenir. Nous avons par exemple à
Plainfaing les Minés, anciennement Ez Minés, ce qui signifie aux Minières (petites
mines).
Il y eut aussi au ban de Fraize, vers 1560, une mine à Noirgoutte, le porche
saint Nicolas, et deux exploitations au moins à Scarupt : porche sainte Anne et porche
saint Blaise dont on retrouve les noms dans le registre des comptes de Lorraine.
Ces mines produisaient-elles, comme celles de la Croix, du plomb argentifère ? Il
semble plutôt qu'on en extrayait un peu de cuivre 2 et surtout du fer, et qu'elles
étaient de mince importance.
Une chose est certaine : le minerai de fer a été travaillé à Fraize dans une
forge, ou fonderie, située sur la rive gauche et non loin de la rivière, en aval de la
filature. Le nom en a été conservé dans les appellations Près de la Forge, Plaine de la
Forge qui désignent, au plan cadastral, les finages voisins. La passerelle qui
enjambait la Meurthe s'appelait Pont de la Forge. Elle a fait place à un solide pont
de pierre. La rue partant de l'église pour rejoindre la route nationale lui doit son
nom de Rue du Pont de la Forge.
S'il n'est pas possible de situer exactement l'ancienne forge, nous avons la
preuve irréfutable de son existence, dans les scories qu'on a trouvées un peu
partout sous le gazon de la prairie. Nous savons aussi que cette forge appartenait
pour un tiers au duc de Lorraine et, pour les deux autres, aux comtes de
Créhange, co-seigneurs du ban de Fraize. Elle était « amodiée » (louée) en 1607 à
un certain Grégoire Thierry. Tirant prétexte des gros frais de l'exploitation et de
son peu de rendement, il adresse au duc de Lorraine une demande en réduction
de prix. 3
1
Arch. Vosges. Cité par Georges Flayeux, p. 55.
2
L'historien DIGOT parle d'une mine de cuivre à proximité de Fraize. Histoire de Lorraine. T. IV, p. 117.
3
Arch. de M.-et-M. Cité par G. Flayeux, p. 59.
HISTOIRE DE FRAIZE 53
démontré que le réseau minier de la Croix ne s'étendait pas vers l'est au delà du
Chipal et qu'aucune communication n'a jamais existé entre ces mines et les
anciens travaux de Scarupt. 1
Sait-on que des mines d'or ont été recherchées autrefois à Fraize ? Un
compte de 1516 mentionne un payement de « 2 florins 6 gros à l'hoste 2 de Fraisse
pour despens fay par les officiers des mynes de la Croix qui étaient allés à Fraisse pour le faict
de la myne d'or. » 3
Ces recherches d'un filon aurifère demeurèrent sans doute infructueuses, car
il n'en est plus question par la suite. Elles devaient cependant être reprises, deux
siècles plus tard, en 1718, par François Ernest de Cogney, seigneur de Fraize et
de Taintrux. Celui-ci obtint, du duc Léopold, l'autorisation de recherches des
mines d'or et d'argent dans les bans de Fraize et Taintrux :
« Le sieur de Cogney — dit l'ordonnance ducale — nous ayant
« fait remontrer que, par les différents voyages qu'il a faits dans les
« pays étrangers, il se seroit acquis une connaissance parfaite sur le
« fait des mines d'or et d'argent, desquelles il désiroit de faire
« recherche dans les dits lieux de Taintrux et Fraize et faire travailler
« icelles sy nous voulions lui en accorder nos lettres de permission...
« Par ces présentes permettons et accordons de faire rechercher
« toutes les mines qui se trouveront dans les bans et finages de
« Taintrux et Fraize, pour en jouir par luy, ses hoirs successeurs... à
« charge et condition néantmoins que le onzième d'or et d'argent fin
« et raffiné qui se tirera des dites mines, nous appartiendra par droit
« de seigneurie, et qu'il sera par luy délivré à ses frais et despens le
« dit onzième et les dix autres portions à l'hôtel de notre monnaye à
« Nancy... » ces dernières devant être payées suivant le cours des espèces.
Défense est faite au concessionnaire, sous peine de confiscation et de
déchéance de son privilège, de faire passer à l'étranger la moindre parcelle
des métaux précieux.
Las ! les prospections de M. de Cogney ne devaient aboutir à aucun résultat.
De nouvelles investigations (sondages, analyses) ont été tentées sans plus de
succès à la fin du XIXe siècle. S'il se trouve de l'or dans nos roches ou dans les
1
René BORDIER. Les mines de la Croix en Lorraine.
2
Sans doute un tavernier qui n'est pas autrement désigné.
3
Archives de M.-et-M. Cité par G. FLAYEUX, p. 57.
HISTOIRE DE FRAIZE 55
Les forêts
1
Gravier. Histoire de la ville épiscopale et de l'arrondissement de Saint-Dié.
2
Ce nom leur est resté jusqu'au milieu du XIX e siècle. Les « frottés » dispensateurs de procès, étaient assez
mal vus des montagnards. Ils avaient — peut-être à tort — la réputation de boire sec, ce qui faisait dire à
nos ancêtres : « Il n'est pas besoin de leur donner le doigt ! » (ainsi qu'aux jeunes veaux qu'on habitue à
boire).
56 HISTOIRE DE FRAIZE
délivrer les bois d'œuvre dont ils ont besoin pour la construction et la réparation
des maisons, les clôtures, cors de fontaine, et pour certaines menues industries :
charrons, sabotiers, cuveliers. Il ne leur en coûte qu'une faible redevance et la
journée du forestier chargé de la marque. 1
À Fraize, on délivre de même des bois de devis. Le registre de martelage des
bois de la seigneurie du ban de Fraize de 1667 à 1772 nous a été conservé. On y
lit, entre autres mentions, que 60 petits sapins ont été délivrés à François Houssemand,
du Belrepaire, pour construire une fontaine ; 40 sapins à Marie Janel, veuve Brabon, pour
reconstruire sa maison ; 24 sapins à Claude Noël, de la Costelle, pour bâtir la maison du
Vicariat à Fraize 2.
Le bois délivré était ordinairement le moins dommageable à la forêt : arbres
mal venus, morts sur pied ou dépérissants, c'était ce qu'on appelait le mort bois
(qu'il ne faut pas confondre avec le bois mort).
À peu près partout le droit d'usage en forêt a survécu à la Révolution. Au
XIXe siècle, il a été transformé en cantonnement et les communes se sont vu
attribuer en échange une partie de la forêt dont elles sont devenues propriétaires.
Les produits de la forêt communale sont annuellement répartis entre les
habitants sous forme d'affouages en nature, quelquefois en argent. Dans certaines
communes de faible population, qui sont riches en forêts, la valeur de l'affouage
est considérable.
En raison de l'accroissement de la population au début du siècle et des
charges communales sans cesse croissantes, la distribution de l'affouage — qui
ne représentait plus qu'une somme insignifiante — a été supprimée à Fraize. Le
produit de la vente des coupes de bois est versé aux recettes du budget
communal.
C'est grâce à la vente des coupes forestières que les communes de la
montagne sont arrivées — et arrivent encore — à équilibrer leur budget dans la
difficile période qui a suivi la dernière guerre.
Magnifique patrimoine légué par les aïeux, la forêt communale de Fraize était
jadis, avec ses 620 hectares 3, une des plus riches de la région.
1
V. LALEVÉE. Au Pays des Marcaires, p. 100,101.
2
Arch. Vosges. Cité par Georges FLAYEUX, p. 44.
3
S'étageant entre 600 et 1.120 m d'altitude, la forêt communale est située, partie sur le territoire de Fraize
(414 ha), partie sur celui de Plainfaing (206 ha.). Elle s'étend sur le flanc méridional de la montagne de
Mandray (forêt des Langes), sur les deux versants de la vallée de Scarupt, la ligne des crêtes au voisinage du
col du Bonhomme (forêt du Rain des Genêts et de Vieille Charrière) et à la Roche, entre Fraize et Clefcy. Le
sapin noir occupe 70 % de la surface boisée ; l'épicéa, 28 % ; le pin, 1 % ; le hêtre, 1%. La possibilité
58 HISTOIRE DE FRAIZE
...57 d'exploitation annuelle est de 3.340 mètres cubes. (D'après les documents forestiers déposés en mairie.)
HISTOIRE DE FRAIZE 59
TEMPS DOULOUREUX
La sorcellerie
de temps qu'il n'en faut à l'écrire, rentraient chez eux par le même chemin,
porteurs de philtres enchanteurs et de poudres maléfiques.
Personne qui ne doutât de la malfaisance des sorciers !... Ceci explique —
sans les excuser — les odieuses persécutions exercées contre ceux dont l'opinion
publique du temps réclamait à cor et à cri le châtiment. Ne voyait-on pas les
foules en délire danser joyeusement autour des bûchers ?...
Qu'étaient au juste les sorciers ?...
De pauvres diables sous-alimentés, affaiblis par les privations, la guerre, la
famine, les maladies... abêtis par la peur... que leur déficience mentale conduit à
toutes sortes d'excentricités, des gens dont la place serait aujourd'hui à Ravenel.
Imbus des idées extravagantes du temps, ils se suggestionnent eux-mêmes, et,
finissant par se croire les délégués du prince des ténèbres, se livrent à toutes
sortes de divagations. Exemple contagieux que suivent d'autres hallucinés de leur
espèce !... Il n'est pas niable qu'à la faveur d'une atmosphère de crédulité et
d'affolement, la sorcellerie prit, dans certaines localités, le caractère d'une
véritable épidémie.
Il y avait aussi, à côté de ces débiles mentaux, les gens sains de corps et
d'esprit qui se voyaient, le plus souvent par vengeance, quelquefois par intérêt ou
par jalousie, accuser de pactiser avec le démon. Il n'était moyen plus sûr et plus
expéditif de se débarrasser d'un gêneur, d'un rival ou d'un ennemi 1 : le débiteur
accusait de sortilège son créancier, le mari jaloux accusait sa femme, le valet son
maître...
Peut-être y avait-il aussi quelques sorciers amateurs, ne poursuivant d'autre
but que de mystifier leurs contemporains ou de leur soutirer de l'argent. Ceux-là,
comme les autres, jouaient leur vie.
nourrice... avorter les vaches... Il n'en faut pas tant pour que la justice du
Chapitre la fasse emprisonner à Saint-Dié.
Mise en présence de ses accusateurs, Jacquette nie, avec la dernière énergie,
les noirs forfaits qu'on lui impute : elle est bonne chrétienne et n'a jamais fait de
mal à quiconque.
Mais la justice du temps dispose de terribles moyens de forcer les aveux des
innocents.
Tirée de son cachot, conduite dans la chambre de torture, dépouillée de ses
vêtements, la pauvre femme, couchée sur une table, est d'abord rasée par tout le
corps, sous l'imbécile prétexte de ne laisser aucun refuge à « l'esprit malin ».
L'exécuteur des hautes œuvres saura bien la faire parler maintenant : il va la
torturer pour lui arracher des aveux. Cela s'appelait, dans le langage judiciaire de
l'époque, donner la question. Les instruments de torture sont là tout prêts :
Voici les grésillons, lames de fer se rapprochant à l'aide d'une vis entre
lesquelles le bourreau serrera, jusqu'à l'écrasement, les doigts et les orteils de la
patiente.
Si cela ne suffit pas, il la couchera toute nue sur l'échelle horizontale où son
corps, attaché par les mains et les pieds sera, à l'aide d'un treuil, tendu jusqu'à la
désarticulation des membres, sans préjudice de la bûche de bois aux arêtes vives
qui, insérée entre le corps tendu et l'échelle, va lui scier douloureusement les
chairs.
Il complétera cette gamme de supplices savamment gradués par l'application
des tortillons, cordelettes enroulées plusieurs fois autour des bras et des cuisses,
dans lesquelles il passera un bâton faisant office de tourniquet qui meurtrira les
membres à chaque impulsion.
Soumise à la première épreuve, la malheureuse résiste stoïquement. Un
redoublement de souffrance lui arrache des plaintes déchirantes... Parlera-t-elle
maintenant ? Vaincue par la souffrance elle demande grâce... Ses aveux
enregistrés, on la délie.
Convaincue de sortilège, elle est, le lendemain, condamnée à être brûlée vive.
La terrible sentence, confirmée par le tribunal des échevins de Nancy, va être
exécutée.
À ce moment, un homme de cœur, le curé Jean Prévost, se dresse contre ce
jugement inique. Fort de l'appui de ses paroissiens, ce prêtre au noble caractère
n'hésite pas à braver les foudres du Chapitre, son supérieur spirituel pourtant. Il
62 HISTOIRE DE FRAIZE
La guerre, la peste, la famine s'inscrivent, dès les temps les plus anciens,
comme les plus terribles fléaux qui désolèrent l'humanité. Il faut y ajouter la lèpre
qui sévissait autrefois à l'état latent.
La lèpre ! Horrible maladie rapportée d'Asie, dit-on, par les Croisades. Le
malheureux qui en était atteint voyait son corps se couvrir progressivement de
plaies et de croûtes..., se ronger... tomber en lambeaux. Le visage criblé de
pustules, méconnaissable, n'avait plus d'humain que les yeux... Aucun espoir de
guérison. Devenu pour les autres et lui-même un objet de dégoût et de répulsion,
le lépreux ne pouvait attendre de délivrance que de la mort.
La lèpre était contagieuse. Il n'était d'autre moyen de l'éviter que de fuir les
lépreux mis au ban de l'humanité, abandonnés de leurs plus proches parents,
condamnés, en vertu des mœurs du temps, à une sorte de relégation perpétuelle.
Pour éviter la propagation de l'épidémie, ils devaient, aussitôt signalés, être
enfermés dans des maisons construites à l'écart des agglomérations, dites
léproseries ou « malaidries ». Ce n'étaient pas — comme on pourrait le supposer
— des hospices consacrés au traitement de la maladie, mais de véritables
tombeaux où la victime descendait vivante après les cérémonies religieuses et les
chants funèbres qui accompagnent les inhumations. À l'église, le lépreux revêtu
d'une robe de couleur tannée, portant des gants de même étoffe, assistait à son
propre enterrement ; il baisait les pieds du prêtre et recevait une pelletée de terre
sur la tête. On lui remettait la cliquette ou « térette » destinée à signaler sa
présence, puis, les cloches sonnant le glas, il était conduit jusqu'au seuil de la
léproserie, où le prêtre lui adressait une exhortation qu'on retrouve dans les
rituels du temps :
« Or, ça, mon ami, dorénavant demeurez ici en servant Dieu
« dévotement et ne vous déconfortez point pour quelque pauvreté que vous
« ayez, car, vous aurez toujours part à toutes les proières, saincts sacrifices
« et suffraiges qui se feront en l'église ; proiez Dieu aussi dévotement qu'ils
64 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Ancien rituel de Toul.
2
GRAVIER. Ouvrage cité, p. 164-65.
HISTOIRE DE FRAIZE 65
1
Pierre BOYÉ. Les Hautes-Chaumes des Vosges, p. 487.
2
LEPAGE et CHARTON. Le département des Vosges, p. 129.
3
Charton. Vosges pittoresques et historiques, p. 192.
66 HISTOIRE DE FRAIZE
1
V. LALEVÉE. Au Pays des Marcaires, p. 41,42 et Archives de M.-et-M. B. 885.
HISTOIRE DE FRAIZE 67
Il y a 40 ou 50 ans 1, les restes des Houèbes n'étaient pas encore tous passés
à l'état de poussière, et il n'était pas rare, lorsque la charrue mordait plus
profondément que d'habitude, de rencontrer quelques débris d'ossements,
preuve certaine qu'il y avait eu là un grand enfouissement.
La tradition nous a aussi conservé le souvenir de la grande peste qui désola
le ban de Fraize après l'invasion des Suédois. Par suite de la culture
négligée, le pain devint d'une extrême rareté ; son prix hors de bornes ne
permettait pas à la classe populaire d'en acheter. La pomme de terre n'était
pas encore connue, de sorte que le peuple des campagnes fut réduit à se
nourrir des herbes des champs. Cette alimentation contre nature eut des
effets désastreux : les corps des plus malheureux devinrent noirs et
l'affection dégénéra en une peste tellement intense qu'elle moissonna la plus
grande partie de la population ; le petit village des Aulnes, dit la tradition,
fut plus affligé que les autres, trois vieilles filles seulement survécurent 2. Le
pays fut longtemps pour se remettre de tant et de si grands malheurs. Les
villages du val étaient à moitié déserts, et beaucoup de maisons servaient de
tombeaux à leurs anciens propriétaires ; elles devinrent le patrimoine des
premiers qui osèrent pénétrer dans ces asiles de la mort. » 3
Eugène Mathis a, de son côté, donné des faits une version romancée où il
présente le combat de la Poutraut — qui ne fut probablement qu'une simple
escarmouche de partisans — comme une véritable bataille. Nous lui empruntons
cet épisode :
«... Les partisans, trop peu nombreux, avaient abandonné les premiers
retranchements pour se réfugier derrière la principale ligne de défense. Les
assaillants déchargeaient leurs mousquets, puis chacun s'élançait, la longue
épée à la main, et grimpait aux troncs d'arbres entassés. Mais, lorsque
l'ennemi passait vis-à-vis un interstice, une faux sournoise passait rapide, et
l'homme tombait et roulait dans le sang jusqu'au pied de l'entassement.
Ceux qui parvenaient au faîte étaient happés par des crocs qui leur faisaient
des blessures horribles, ou assommés à coups de fléau. Les « haches de
pré » aiguisées fendaient les crânes comme des mottes. C'était une
boucherie effroyable. Ces guerriers d'occasion travaillaient comme des
maîtres.
1
En 1885.
2
Pourquoi trois vieilles filles ?... Auraient-elles été spécialement immunisées ?...
3
J. HAXAIRE. Les Suédois dans le ban de Fraize d'après la tradition populaire. Bull. de la Sté Philometique
vosgienne, 1885, p. 77-81.
70 HISTOIRE DE FRAIZE
Mais cela n'allait pas sans danger pour eux. Plusieurs blessés par les balles
ou touchés de coups de pointe, avaient dû abandonner la lutte et gagner
l'arrière. Quant aux morts, une demi-douzaine déjà, on n'avait pas le temps
de les emporter et ils gisaient, piétines et sanglants, au milieu de leurs
camarades...
... Les Huèbes étaient si sûrs de vaincre que leurs voitures de bagages les
avaient suivis et attendaient là pour passer la fin du combat.
Mais l'obstacle d'abord était de taille : sur un espace de plus de cent mètres,
les hêtres énormes bordant le chemin avaient été abattus. En arrière, un
entassement prodigieux de troncs, de terre remuée, de ronces et d'épines.
Derrière ce rempart se tenaient les partisans.
Ainsi arrêtés, les cavaliers qui conduisaient les fourgons avaient mis pied à
terre et combattaient avec les fantassins...
Au moment même où les partisans commençaient à plier, les convoyeurs
virent tout à coup quinze gaillards décidés, armés de faux, descendre des
flancs de la Roche et se jeter sur eux.
Les ennemis réfugiés derrière les voitures les reçurent à coups de feu. Trois
partisans grièvement atteints tombèrent. Mais une voix cria : « Pointez les
chevaux ! » Alors, à tour de bras, dans le tas, les paysans pointèrent. Les
animaux piqués et blessés à coups de faux se cabrèrent, bondirent les uns
par dessus les autres, écrasant tout, tuant leurs conducteurs ou les traînant à
travers champs dans un galop désordonné...
Les soldats roulés, écrasés, impuissants, s'enfuient... C'est la débandade, la
ruée vers Plainfaing des Huèbes vaincus... La forêt retentit de cris de
victoire... » 1
Victoire sans lendemain puisque, ayant tourné la position, les Suédois
revenaient bientôt assiéger en force le Château Sauvage où s'étaient retranchés
les défenseurs de Fraize. Sur le point de succomber, ceux-ci firent sauter la
forteresse.
Quittons le domaine des traditions. Un combat entre gens de Fraize et
Suédois a-t-il réellement eu lieu à la Poutraut ?... Il se pourrait fort bien, disons-
le, que ce combat ait été livré par les troupes ducales pour arrêter l'avance de
bandes ennemies qui avaient traversé le col du Bonhomme et que les paysans de
Fraize, fidèles à leur prince, lui aient prêté main-forte. S'agirait-il d'un coup de
1
Eugène MATHIS. Les Héros, Gens de Fraize, p. 85-89.
HISTOIRE DE FRAIZE 71
Des villages entiers disparaissent pour ne plus jamais se relever. On cite dans
notre région Vézeval, près de Raon l'Etape, Hellieule, proche Saint-Dié,
Norbépaire à Wisembach. Des communautés rurales autrefois prospères sont
réduites à quelques feux (familles).
Epouvantable misère ! À Clefcy, un pré de 12 fauchées (240 ares) aurait été
donné pour une miche de pain ; il s'appelle encore Pré de l'Aumône. Un fermier de
ce village, possesseur de la seule bête de trait qui restât au pays, se voyait obligé,
pour labourer ses terres, de recourir à l'aide d'un cultivateur d'Anould qui lui
prêtait un bœuf pour l'accoupler au sien. En mémoire de quoi, dit-on, sa ferme
porte le nom de Braconseil. 1
Pour se faire une idée de l'effroyable dépopulation causée par les fléaux qui
désolèrent notre vallée, il faut savoir que le nombre des conduits 2 du ban de
Fraize (Fraize, Plainfaing, le Valtin), de 150 qu'il était avant l'invasion suédoise,
était tombé à 13 1/2 3 en 1644. 4
Pays désert — il fallait, assure une tradition, gravir le sommet d'une
montagne pour apercevoir un être humain ! — maisons en ruines... champs
livrés aux ronces et aux épines... pâturages envahis par la forêt : labeur immense
pour les survivants de la tourmente ! Il leur fallut relever les maisons,
débroussailler les terres, remettre les champs en culture, mener une chasse
impitoyable contre les sangliers et les ours qui infestaient le pays et venaient
chercher leur proie jusque dans les villages.
Le traité de Westphalie (1648) avait mis fin à la lutte entre la France et
l'Allemagne, mais l'occupation française en Lorraine devait se prolonger jusqu'en
1697 (traité de Ryswick).
Le calme et la confiance renaissant à mesure que la guerre s'éloignait de nos
contrées, les familles qui avaient fui devant les soudaires, reviennent peu à peu au
pays. L'agriculture refleurit.
En 1646, les registres d'état-civil enregistrent 49 naissances pour la paroisse
qui comprenait alors Plainfaing, le Valtin et Mandray : 18 pour Fraize, 15 pour
Plainfaing, 7 pour le Valtin, 9 pour Mandray, c'est-à-dire un peu plus de moitié
des chiffres antérieurs à la Guerre de Trente ans (82 naissances en 1625). Voici
1
En patois "Brès cassé" (bras cassé). Appellation significative qui indique la pénurie des moyens de
l'exploitant. Braconseil est une déformation de "Brès cassé".
2
Contribuables payant la taxe d'exemption du droit de main-morte.
3
Les veuves et les vieillards ne payaient qu'un demi-conduit.
4
P. BOYÉ. Ouvrage cité, p. 245.
HISTOIRE DE FRAIZE 73
les noms des chefs de famille de Fraize ayant eu, cette année-là, des enfants.
Peut-être certains de nos concitoyens y retrouveront-ils le nom de lointains
aïeux :
Jacquot Saint-Dizier
Florent Jean Florent, du Belrepaire
Jean Péroté, de la Costelle, greffier du Ban de Fraize
Jean Gérard, des Aulnes
Jean Didier Anthoine, de la Costelle
Démange Perrin, de la Costelle
Nicolas-Claude Michel, de la Costelle
Nicolas George, de Scarupt
Nicolas Larousse, de Scarupt
Mengeon Moginet, de Scarupt
Mengeon Démange Didier-Claude, de Scarupt
Blaise Péroté, de la Costelle
Idoult Perrin, de la Costelle
Nicolas Grandclaude, de Scarupt
Nicolas Saint-Dizier, du Mazeville
Claude Louis, de la Costelle
Démange Ferry, de la Costelle
Jean Combeau. 1
Tous ces noms, sauf deux, Larousse et Moginet, existent encore au pays.
Ainsi qu'on a pu en juger par les noms cités, le bourg de la Costelle, qui
comprenait, à partir de l'église, toutes les maisons sur le chemin d'Alsace, par
Scarupt, était alors la plus importante agglomération du ban. Venaient ensuite le
Ban Saint-Dié, Noirgoutte et Scarupt.
En 1647, le nombre des naissances s'élève à 59. La progression ne fera que
s'accentuer les années suivantes.
Après de cruelles épreuves, le pays revit, le haut des vallées se repeuple et
l'on remet en culture les friches immenses qui couvraient le flanc des montagnes.
On déboise la haute vallée de Scarupt où la ferme des Caluches doit son nom aux
souches des arbres dont on débarrasse le sol ; le Bouxerand, aux buissons qui
couvraient ce lieu ; l'Espouxe, à un bois épais (en patois spa). 2
1
Chanoine PARADIS. Bulletin paroissial de Fraize. Octobre 1910.
2
Chanoine PARADIS Bulletin paroissial, décembre 1910.
74 HISTOIRE DE FRAIZE
Renaissance
1
Arch. de M.-et-M. Publié in-extenso par G. FLAYEUX. Ouv. cité p. 85-88.
2
Il est presumable que celui-ci était une sorte de sous-maître exerçant, peut-être, à Plainfaing.
HISTOIRE DE FRAIZE 75
Il a fallu l'occupation et les premières années qui ont suivi pour mettre en
lumière le rôle providentiel de la pomme de terre dans les temps difficiles.
Que serions-nous devenus pendant sept années de dures restrictions si, pour
suppléer au manque de pain, de sucre, de corps gras, nous n'avions eu la pomme
de terre salvatrice ?... C'étaient, à coup sûr, la disette, les maladies, une mortalité
accrue, de terribles conséquences pour l'avenir de la race.
Remontons aux époques de misère où les famines causées tantôt par la
guerre, tantôt par les intempéries, ou par les deux à la fois, amenaient avec elles
la lèpre et la peste, entraînant une mortalité excessive qui décimait les
populations. Le pain d'orge, d'avoine ou de fève des marais, remplaçant celui de
seigle ou de blé, la carotte, le navet, la betterave, parfois les racines sauvages,
voire les herbes des prés, pourvoyaient alors de la subsistance de nos aïeux.
Alimentation insuffisante et malsaine !
Originaire des Andes du Chili, où il croît spontanément le précieux tubercule
fut importé en Espagne au début du XVIe siècle ; de là, il se répandit en Europe.
Sa culture, accueillie avec défiance, y fit d'abord peu de progrès, sinon dans les
contrées au sol pauvre, telles l'Irlande, l'Allemagne du nord (Brandebourg,
Hanovre) où la pomme de terre s'acclimate dès la seconde moitié du XVI e siècle.
On la considère à l'époque comme un aliment grossier, propre seulement à la
nourriture du bétail. Ses détracteurs l'accusent de donner la lèpre. Ceci explique
les préjugés tenaces auxquels se heurta le pharmacien philanthrope Parmentier
quand il entreprit, à la veille de la Révolution (1787), de propager sa culture et de
vulgariser son usage dans la région parisienne.
Combien de Français savent-ils que la pomme de terre était cultivée en
Lorraine plus d'un siècle avant les essais culturaux de Parmentier ?...
D'après CHARTON elle fut introduite dans nos montagnes à la fin du
XVIe siècle par des luthériens allemands réfugiés dans la haute vallée de Plaine
(comté de Salm).
Instruits aux dures leçons de l'adversité, nos ancêtres firent l'essai de cette
plante rustique qui convenait admirablement à nos sols granitiques ou gréseux. Si
la majorité d'entre eux la considérait au début comme indigeste et malsaine, ils
revinrent bien vite, nécessité aidant, de cette injuste prévention.
HISTOIRE DE FRAIZE 77
« Quoique cette contestation ne soit née qu'au sujet de la dixme d'un fruit vil
et grossier qui semble plutôt destiné à la nourriture des animaux qu'à celle des
hommes ; cependant cette cause ne laisse pas d'être de quelque importance,
parce que ce fruit étant devenu fort commun dans toute la Vosge, surtout dans le
temps malheureux qu'on vient d'essuyer 1, elle intéresse d'un côté grand nombre
de communautez, et de l'autre, beaucoup de décimateurs.
D'ailleurs, s'il est vrai qu'il a été apporté, comme on l'a dit, du fond des
Indes ; s'il a mérité dans la plaidoirie une description pompeuse et d'être
comparé au fruit le plus rare, le plus précieux du paradis terrestre, sans doute
qu'il n'est pas si misérable que l'on croit...
Il est vrai que ce fruit est connu dans la Vosge depuis environ cinquante ans
se plante ou se sème vers le mois de mars ou d'avril, tantôt dans les potagers ou
vergers, tantôt dans les chènevières, quelquefois dans les terres arables au lieu de
grains... mais bien plus ordinairement dans les terres en repos ou qui font
versaine selon le terme du pays.
... Ce fruit a cela de singulier que, quoique la plupart des autres plantes ne se
reproduisent que par semence, le topinambour 2 se produit par lui-même, car on
le coupe par plusieurs petits morceaux que le laboureur répand dans la raye qu'il
a tracée avec sa charrue.
Cette pomme se nourrit et se forme dans la terre pendant tout l'été et se
recueille au mois de septembre ou d'octobre qu'elle fait place aux grains que l'on
sème dans cette saison.
Il s'agit donc de savoir si le Chapitre de Saint-Diey est fondé à prétendre la
dixme des pommes de terre qui se recueillent dans toutes les terres décimables
du Val de Saint-Diey dont ce Chapitre est décimateur, quoique les habitants de
ce Val posent en fait d'en avoir planté partout indifféremment depuis plus de
quarante ans sans en avoir payé la dixme... »
Nouvelles contestations, nouveaux procès, les années suivantes. En 1716,
c'est « Nicolas Renard, habitant de Fraize » qui fait appel devant la Cour
souveraine d'une sentence de la Grande Prévôté. Comme Jacques Finance, il a
derrière lui tous « les habitans et communautez du Val de Saint-Diey ». Il n'en est
pas moins condamné. 3
1
Allusion à l'hiver de 1709.
2
On disait alors indifféremment pomme de terre ou topinambour. Il s'agit bien de la pomme de terre
comme le prouve une planche peinte d'un ouvrage botanique de 1715 conservé à la bibliothèque de Nancy.
3
Recueil des Edits. Ouv. cité. Tome 2, p. 91-93.
HISTOIRE DE FRAIZE 79
Pour mettre fin à cette procédure, la dîme des pommes de terre est
réglementée, le 6 mars 1719, par une déclaration du duc Léopold 4 stipulant
qu'elle est exigible « à l'onzième sur les seuls héritages soumis d'ancienneté à la
dixme » sans que les décimateurs ou fermiers puissent la réclamer sur les
tubercules que les intéressés « auront pris sans fraude pour le défruit journalier
de leurs familles avant la récolte générale », ceux qu'ils auront planté dans des
terres non sujettes auparavant à la dîme en étant exemptés.
Cette dernière et très heureuse disposition stimula le zèle des montagnards et
fut féconde en résultats : on défricha, on conquit sur la ronce et la roche, on mit
en culture des terres jusque là stériles ; la plantation devint d'année en année plus
considérable.
La prévoyance de nos ancêtres qui, dans les années d'abondance, séchaient
au four les tubercules pour en assurer la conservation, leur épargna dès lors les
terribles famines des siècles précédents.
Venu l'hiver très dur de 1730-31 où, à la suite des grandes neiges, les grains
furent entièrement perdus, les Vosgiens, qui faisaient alors de la pomme de terre
un usage général, purent ainsi suppléer à la pénurie presque complète de céréales.
4
« « « « « « « 246.
80 HISTOIRE DE FRAIZE
L'EGLISE DE FRAIZE
1
Pour ses anciens biographes, Déodat ou Saint-Dié avait été évêque de Nevers. À l'époque contemporaine,
d'autres en ont fait un moine irlandais, disciple de Saint Colomban.
2
Ces cellules étaient, dans l'ordre donné par RUYR : Bertrimoutier, dédiée à Saint Jacques et Sainte Barbe ;
Provenchères : Sainte Catherine ; Colroy-la-Grande : Saint Jean-Baptiste ; Lusse : Saint Jean ; Wisembach :
Saint Barthélémy ; Laveline : l'Assomption de Notre Dame ; La Croix-aux-Mines : Saint Nicolas ; Mandray :
Saint Jacques et Saint Martin ; Fraize : Saint Blaise et Notre Dame ; Clefcy : Sainte Agathe ; Anould : Saint
Antoine ; Saulcy : Saint Jean Baptiste ; Saint-Léonard : Saint Pierre et Saint Léonard ; Entre-deux-Eaux :
Saint Vincent ; Taintrux : Saint Georges ; Sainte-Marguerite : Sainte Marguerite ; Saint-Dié : deux églises,
déjà bâties du vivant de Déodat, dédiées, l'une à Saint Martin, l'autre, dite la Grande église, à Notre Dame.
HISTOIRE DE FRAIZE 81
C'est ainsi que furent fondés, au nombre de 18, des cellules et prieuré
dépendant du monastère qui devinrent par la suite des églises. 1
La cellule de Fraize qui nous occupe se situait sur un tertre peu éloigné de la
rivière. Elle a fait place, le temps venant, à une chapelle datant, croit-on du
XIe siècle, plus tard à une église bâtie sur le même emplacement. 2
Après avoir parlé de la paroisse de Mandray, RUYR ajoute :
« Elle a pour annexe une autre Cellule, laquelle depuis s'est fort amplifiée
sous le filtre de Sainct Blaise et de Nostre-Dame, située en un ample vallon,
dit le Ban de Fraisse, sur une rivière découlante de l'une des sources de la
rivière de Murthe. Et les villages y respondans aujourd'hui sont le Veltin —
où est une Chappelle pour la commodité des habitans eslongnés d'une
grande lieue de la Parochiale, la fondation d'icelle est attribuée aux illustres
seigneurs de Ribaupierre y ayans obtenu de signalées indulgences —
Habaruz, Noiregoutte, Plainfain, Ban St-Diey, Scauruz, Mazeville, les
Aulnes, Clèregoutte, Belrepaire, la Costelle et autres. »
Si l'on en croit RUYR, l'église de Fraize n'aurait été d'abord qu'une annexe de
celle plus ancienne de Mandray.
Nous trouvons confirmation de ce témoignage dans une enquête faite en
1565 par le Grand Prévôt, Nicolas de Reynette, sur les biens et revenus des cures
du Val de Saint-Diey, où vient déposer « discrète personne, messire Hugo Perrin, prêtre
et chapelain à la cure de Mandray, mère église de l'annexe de Fraize. »
À l'origine, la chapelle de Fraize fut donc une annexe de l'église de Mandray,
la première en date.
Le fait s'explique facilement : Mandray n'était-il pas plus proche du
monastère de Saint-Dié ? Il est vraisemblable aussi que ce vallon bien abrité des
vents, riche en pâturages — dont le nom, suivant RUYR, est tiré d'un mot grec
signifiant retraite du bétail — avait, de bonne heure, reçu de nombreux colons.
De là, serait venue la primauté paroissiale.
Par la suite, les choses changèrent. Ruyr nous apprend que la cellule de
Fraize « située en un ample vallon s'est depuis fort amplifiée ». Sa population a dépassé
1
Jean RUYR. Recherche des Sainctes Antiquitez de la Vosge, 1633. 3e Partie, Livre 1, p. 208 et suivantes.
2
La position dominante de l'église, étayée par un haut mur de soutènement du côté sud, apparaît beaucoup
moins depuis l'exhaussement du chemin entre la maison Claudel et le Café de l'église et le comblement —
voici une trentaine d'années — de la fosse qui se trouvait en bordure de la rue du Pont de la Forge (act.
place des bains-douches).
82 HISTOIRE DE FRAIZE
Restauration de 1680
le tout de pierres de taille, chaux et sable, et que les piliers soient liés dans la
muraille en autant de lieux qu'il se trouvera être à propos et nécessaire,
reboucher et relier toutes les fentes des murailles et toutes celles du chœur
avec bonnes pierres à chaux et sable, étançonner les clefs et origines de la
versure (nervure) par le dedans où il se trouvera nécessaire, mettre des
étançons au dehors, de part et d'autre des piliers, pour empêcher que la
voûte ne pousse en faisant les dits ouvrages... »
Malgré ce rapport et les instances des paroissiens, le Chapitre continue à faire
la sourde oreille. Pendant dix-sept ans, l'église resta dans le même état de
délabrement menaçant chaque jour la vie des fidèles.
Le 10 août 1677, nouvelle protestation des habitants de Fraize, cette fois aux
autorités judiciaires ducales de Saint-Dié :
« À la requête des doyens, habitans et communauté du ban de Fraisse, soit
signifié et duement fait à savoir à M.M. les vénérables doyen, chanoines et
Chapitre de l'insigne église de Saint-Diey, seigneurs dîmiers du Val que
comme le chœur de l'église parochiale dudit ban de Fraisse menace ruine
entière et, qu'en ladite qualité de seigneurs dîmiers, l'entretien et réparation
à neuf est à leur charge, lequel chœur néanmoins ils négligent de faire
réparer, nonobstant diverses visites que les dits sieurs ont fait faire ci-
devant et particulièrement une dernière du 6 juin dernier qui justifie la
nécessité des dites réparations, faute desquelles lesdits habitans et
paroissiens sont à la veille d'encourir de très grands dommages et intérêts,
pour à quoi obvier iceux somment et interpellent les dits sieurs vénérables
d'incessamment faire travailler à la réparation à neuf dudit chœur
conformément à la dite visite, sinon et à faut de ce, protestent les dits
requérants de se pourvoir par saisie sur lesdites dîmes et de tous dépens
dommages et intérêts qui pourraient leurrésulter à leur défaut, dont acte que
les dits supliants à M.M. les lieutenant, maître échevin et échevins de Saint-
Diey, vouloir décerner commission pour leur être duement signifiée, afin
qu'ils n'en ignorent.
Fait à Fraisse, le 10 août 1677,
Signé : G. Perrotey, doyen, Ruyer, Thaveney. »
Le ton de cette mise en demeure était, on le voit, franchement comminatoire,
les habitants de Fraize ne parlent de rien moins que de saisir les dîmes du
Chapitre. Mis au pied du mur, les chanoines leur font réponse le 15 septembre
par une lettre où ils observent :
HISTOIRE DE FRAIZE 85
1
Arrêté du 21 août 1925 du sous-secrétaire d’Etat aux Beaux-Arts.
2
À noter que Scarupt est orthographié Scarux dans la déclaration des limites du ban de Fraize en 1580, ce
qui a rendu possible la confusion entre deux noms presque identiques.
88 HISTOIRE DE FRAIZE
Mais le timbre de cette cloche n'était pas d'accord avec celui des trois autres.
Il fallut la refondre de nouveau. Le Grand-Prévôt de Mahuet vint la bénir, le 25
octobre 1723. Elle atteignait le poids respectable de 2.800 livres.
Une délibération de la communauté, du 26 février 1727, nous apprend que
des réparations ont été faites, à cette époque, pour la consolidation de la tour de
l'église et la réparation du bois de soutènement des cloches.
Les portes en fer forgé qui fermaient le cimetière à l'entrée du portail
dataient du XVIIIe siècle. On les a attribué avec beaucoup de facilité à
Jean Lamour — serrurier du roi de Pologne, Stanislas Leczinski — auteur des
merveilleuses grilles de la place Stanislas, à Nancy. Je les ai encore vues en place,
quoique bien maltraitées par le temps et l'incurie des hommes. Les gamins de
mon temps s'y accrochaient pour se balancer et achevaient de les disloquer.
Leurs derniers vestiges ont disparu quand on a reconstruit l'église en 1894.
Qu'elles aient été façonnées ou non par la main experte de Jean Lamour — ou
par un de ses élèves — elles n'en étaient pas moins un petit chef d'œuvre de
serrurerie qu'il est regrettable de n'avoir pas su conserver.
Dans la nuit du 6 février 1782, vers une heure du matin, l'église de Fraize fut
complètement détruite par un incendie. Le vicaire et le marguillier, qui revenaient
de Habeaurupt après l'administration d'un mourant, aperçurent les premiers les
flammes et donnèrent l'alarme. En quelques instants, l'église couverte d'aissis
(bardeaux) flamba comme une torche. De tout ce qu'elle contenait, il ne resta
rien, pas même les cloches qui se brisèrent dans leur chute. Le tableau du miracle
de la Vierge, dont nous avons parlé, échappa seul au désastre. Sans doute ses
petites dimensions avaient-elles permis de l'emporter ? Une note manuscrite du
curé Vichard, citée par le chanoine Paradis 1, déclare que la cause du sinistre n'a
pu être établie. D'après une tradition constante recueillie par l'abbé G. FLAYEUX 2,
elle serait due à l'imprudence de l'organiste qui avait oublié à la tribune un
réchaud rempli de charbons ardents apporté la veille, à l'occasion du mariage de
Claude Voinquel et d'Anne Batremeix, pour réchauffer ses doigts engourdis.
Reprenant cette version, Eugène MATHIS a conté, de façon émouvante, le beau
1
Bulletin paroissial de Fraize Mars 1912.
2
G. FLAYEUX. Le Ban de Fraize, p. 111.
HISTOIRE DE FRAIZE 89
1
F. MATHIS. Récits Vosgiens du passé, p. 24.
2
Archives de la Justice de Paix.
90 HISTOIRE DE FRAIZE
« Le chœur de l'église paroissiale de Fraize, que M.M. du Chapitre ont fait
reconstruire depuis peu, comme décimateurs de la même paroisse,
menaçant ruine, les requérants n'ont pu jusqu'à présent se déterminer à y
faire ériger les ornements qu'il est d'usage d'y placer ; mais, comme la
décence avec laquelle le service divin doit s'y faire exige que ce chœur soit
orné, les requérants sont forcés d'inviter, comme en effet ils invitent, par
ces présentes, mesdits sieurs du Chapitre de le faire reconstruire
incessamment, sinon ils leur déclarent qu'ils orneront le même chœur aux
risques de mes mêmes sieurs du Chapitre et protestent qu'au cas qu'il
viendrait à s'ébouler et que les ornements en souffriraient de façon
quelconque, d'en récupérer le prix contre les dits sieurs ou de les obliger
d'en substituer d'autres en place qui seront de la même qualité que ceux-ci,
et, à ce que MM. du Chapitre n'en ignorent, sans préjudice à tous droits et
notamment sans que leur adjudicataire, qui est celui des requérants pour la
nef et la tour de leur dite église, puisse induire des présentes que ces
derniers acceptent ses ouvrages. Dont acte. » 1
Malgré ces doléances, le chœur resta tel. La Révolution, qui survint quelques
années après, abolit le Chapitre en même temps que les dîmes.
L'église de Fraize avec ses murs blanchis à la chaux, avec son plafond
lambrissé, resta, jusqu'à la restauration de 1893-94, ce qu'elle était en 1785. On
pouvait s'étonner d'y voir encore les armes de Ribeaupierre à la clé de voûte des
nervures du chœur, puisqu'à cette dernière date les Ribeaupierre n'étaient plus
seigneurs de Fraize depuis près d'un siècle déjà (1693). L'explication est simple :
en refaisant le chœur, on s'était servi de l'ancienne clé de voûte. Combien de
pierres taillées provenant d'anciennes constructions ont été ainsi incorporées
dans de nouveaux édifices ?
Après avoir été incendiée en 1782, l'église devait, au siècle suivant, être
frappée par le feu du ciel.
Le dimanche 11 mai 1851, à huit heures du soir, alors que les fidèles
assistaient en grand nombre à la prière du mois de Marie, la foudre tombait sur
l'édifice : une éblouissante lueur d'incendie... un craquement formidable... une
1
Monographie COLIN, 1889.
92 HISTOIRE DE FRAIZE
odeur de soufre... des cris... des invocations... une panique folle précipitant tout
le monde dehors.
Dans les bancs des hommes, on releva deux corps sans vie : un père de
famille de 54 ans 1, un jeune homme de 15 ans. 2
Les constatations faites avaient démontré que le fluide tombant sur la tour de
l'église avait pénétré à l'intérieur en fracturant la grande porte d'entrée.
Une esquille de bois, projetée avec violence, avait traversé toute la nef pour
aller se ficher dans le grand tableau de Saint Blaise suspendu derrière le maître-
autel (en ce moment, au fond de la nef, du côté gauche). Pour garder mémoire
de l'accident, cet éclat, d'une vingtaine de centimètres de long, fut fixé au bas du
tableau, au moyen de deux attaches, à côté de la déchirure faite dans la toile. Il y
est encore.
Les dégâts importants causés par la chute de la foudre, tant à l'intérieur qu'à
l'extérieur de l'édifice, posaient, pour la commune, un gros problème financier.
Les réparations intérieures, dont le devis montait à 1.390 francs, étaient, il est
vrai, à la charge de la Fabrique, mais, celle-ci, dénuée de ressources, présentait un
budget en déficit. Aussi le Conseil de fabrique sollicite-t-il un secours du
gouvernement. Sa demande est appuyée par une délibération du Conseil
municipal, du 1er juin 1851.
À la même date, le Conseil municipal expose que le budget communal étant
également en déficit, il sollicite, de son côté, un secours pour les réparations
extérieures, estimées à la somme de 2.025 francs.
Mais le sous-Préfet ayant envoyé les dossiers relatifs à ces demandes de
secours, en invitant le Conseil à voter au moins les deux tiers des dépenses
portées aux devis, celui-ci « Considérant que les réparations à faire sont très
urgentes et qu'il est nécessaire que la Commune se crée des ressources pour y
satisfaire » vote une somme de 2.276 frs 67 « faisant les deux tiers du montant
des devis. Le Conseil déclare en outre que, pour arriver à la somme précitée, il
sera vendu des parcelles de terrains communaux non louées et dont la vente a
déjà été demandée précédemment » (délib. du 15 juin 1851).
Les secours du gouvernement se font bien attendre ! estiment les édiles
fraxiniens. Comme « les réparations à la tour de l'église sont devenues
1
Jean Baptiste Saint-Dizier, cultivateur aux Aulnes.
2
Jules Schaffhauser, dont les parents étaient marchands d'étoffes, au centre.
HISTOIRE DE FRAIZE 93
À l'époque, l'église, comme toutes les maisons du pays, était encore couverte
en aissis (bardeaux). Une délibération du 10 février 1841, nous apprend, en effet,
qu'à cette date, le conseil municipal demandait à l'administration de distraire, sur
la coupe affouagère, le bois devant produire 40.000 aissis destinés au
remplacement de la couverture de l'église sur le versant nord.
C'est seulement en 1855 que l'ardoise remplacera le bois sur le toit de l'église
écartant ainsi le risque d'incendie. 1
L'église actuelle
En 1893, l'église bâtie par Joseph Cuny, « laboureur à Scarupt », avait plus
d'un siècle d'existence.
Ses murs fissurés, sa voûte du chœur sur le point de s'effondrer, sa toiture
faisant eau de toutes parts, exigeaient une réfection immédiate parce que trop
longtemps différée.
La restauration de 1893-94 a fait de l'église un élégant vaisseau à trois nefs
que supportent de sveltes colonnes en pierre blanche avec chapiteaux de l'ordre
ionique. La voûte du chœur à laquelle aboutit la nef principale aux arcs surbaissés
est soutenue par de délicates nervures finement sculptées. L'édifice a été
consolidé extérieurement par des piliers de soutien en grès rouge encastrés dans
les murailles.
À côté d'un bijou de chaire à prêcher de style gothique — œuvre d'un
modeste artisan du pays, Jean-Baptiste Haxaire, qui s'est inspiré de l'art populaire
alsacien — le visiteur porte un regard admiratif sur les boiseries du chœur, les
autels des collatéraux, le buffet d'orgue, autant de petits chefs d'œuvre
d'ébénisterie.
Au fond de l'allée de droite, le monument de la reconnaissance aux morts de
la guerre de la paroisse dont les noms s'inscrivent sur le marbre en lettres d'or
autour d'un autel surmonté d'une radieuse statue de la Vierge retient longuement
l'attention. On se souvient et on prie...
Détruits pour la seconde fois par les bombardements de 1944, les gracieux
vitraux qui décoraient notre église ont fait place à d'autres de facture originale et
1
L'église Saint Martin de Saint-Dié, encore couverte de bardeaux, fut détruite vers 1893 par un incendie
allumé par le feu d'artifice du 14 juillet.
HISTOIRE DE FRAIZE 95
très moderne... qui font regretter les anciens... Mais l'art a évolué comme le reste,
et, sans doute, nos arrière-neveux les trouveront-ils du meilleur goût ?...
1
G. FLAYEUX. Ouvrage cité, p. 107.
2
Jadis, on apportait, paraît-il, de mignonnes bottes de foin.
96 HISTOIRE DE FRAIZE
Ferri est le plus ancien curé de Fraize que nous connaissions. Son nom nous
a été révélé par un titre de 1307 où il est question d'une donation de 10 sols faite
par le doyen du Chapitre pour l'anniversaire de Ferri, ce qui laisse supposer qu'il
est mort en 1306.
S'il n'est pas le premier, il est, probablement, l'un des premiers curés de
Fraize devenu chef-lieu de la paroisse, après son détachement de Mandray, vers
le milieu du XIIIe siècle.
Cette paroisse avait alors en étendue celle du ban lui-même, c'est-à-dire
qu'elle comprenait les communes actuelles de Fraize, Plainfaing, le Valtin ; elle
desservait en outre l'annexe de Mandray.
Les curés étaient nommés au concours par le Chapitre de Saint-Dié jouissant
en cette matière des pouvoirs épiscopaux. Mais le Chapitre n'avait le droit de
nomination que pendant quatre mois dans l'année seulement. Pendant les huit
autres mois, dits mois réservés, les curés étaient nommés par le pape sur
présentation du Chapitre. En vertu du privilège qu'il tenait de Saint-Dié, son
fondateur, des bulles des papes, il conservait jalousement le titre de curé primitif
de toutes les paroisses du val. Aussi les curés n'étaient-ils, à ses yeux, que des
« vicaires perpétuels ». Il ne les autorisait à prendre le titre de curé que par
condescendance, et dans les actes sans importance ne portant pas atteinte à ses
prérogatives. Il s'ensuivait que, dans les paroisses soumises à l'autorité du
Chapitre, celui-ci se réservait la pleine jouissance des dîmes, son bon vouloir ne
laissant aux desservants qu'une faible partie de celles-ci.
Désignés par le Chapitre, les curés de Fraize reçoivent leurs lettres de
provision (nomination) du pape lui-même.
Après celui de Ferri, les plus anciens noms de curés connus sont ceux du
sieur Grandidier qui vivait probablement au XV e siècle ; de Pierre Cleuveci 1
« prebtre demeurant à Deuville, près de Lunéville », auquel le Chapitre refusa son
traitement (1562), parce qu'il ne résidait pas dans sa paroisse ; de Jean Prévost
(1567), dont nous avons relaté, à propos de la sorcellerie, la courageuse conduite.
La série des desservants qui administrent la paroisse peut être reconstituée
presque complète à partir du XVIIe siècle, à l'aide des archives.
1
Tirait-il son nom du village de Clefcy qui se disait alors Cleuvecy dont il aurait été originaire ? L'analogie
est pour le moins frappante.
98 HISTOIRE DE FRAIZE
Le curé de Fraize y venait parfois officier aux grandes fêtes, mais habituellement
les habitants assistaient à la messe paroissiale à Fraize. Ils avaient obtenu plus
tard du Chapitre l'autorisation d'avoir un prêtre à demeure. C'était le plus
souvent un religieux carme qui célébrait la messe le dimanche, baptisait les
nouveaux-nés, administrait les mourants. Par contre, mariages et enterrements
avaient obligatoirement lieu à Fraize.
Le Père Gabriel, administrateur de la chapelle du Valtin, se fit l'infatigable
promoteur de l'érection d'une paroisse à laquelle le Chapitre, les curés de Fraize
et Clefcy, se montraient peu disposés. Sans se laisser décourager par les refus
qu'il essuyait, il multiplia ses instances au Grand-Prévôt. Une relation écrite des
faits par Claude Renard, un des premiers curés du Valtin, veut que le père
Gabriel ait fait remettre à Louis XIV, lors de son passage à Saint-Dié, une
pétition des habitants du Valtin et du Grand-Valtin. La protection du grand roi
eut raison des résistances du Chapitre. Le Grand-Prévôt, François de Riguet,
accorda d'abord l'autorisation de créer un cimetière autour de la chapelle et d'y
inhumer les défunts. L'année suivante (9 septembre 1689), il érigea le Valtin en
paroisse ou vicariat perpétuel :
« Sçavoir faisons, dit l'ordonnance d'érection, que vue la requeste à Nous
présentée par les habitans des Grand et Petit Valtins et du Rudelin,
dépendant, sçavoir : le Grand-Valtin, de la paroisse de Cleuvecy ; le
Petit-Valtin et le Rudelin, de celle de Fraisse, remontrans qu'à cause des
lieux de leur résidence à celle de leur paroisse et de la difficulté des
chemins, qui Nous sont connus, il leur est impossible d'y assister
ponctuellement et que, pour éviter les accidents, ils ont été obligés depuis
quelque temps d'avoir chez eux un prestre à leur frais pour leur dire la
messe et faire autres fonctions dans une église érigée audit Petit Valtin. À
quoy ils ne peuvent plus satisfaire. À ces causes ils supplient de leur établir
un vicaire audit Valtin, aux frais des curés desdites paroisses de Cleuvecy et
de Fraisse, aux offres par lesdits habitants de fournir le logement audit
vicaire.
Déclaration faite par lesdits habitans du Petit Valtin et Rudelin, ils sont
vingt-neuf habitants (ménages) et tout au moins cent communians et qu'il y a
plusieurs fondations faites à la chapelle du Petit Valtin pour la sûreté desquelles
on a hypothéqué plusieurs héritages... »
Ensuite de quoi, le Valtin, le Rudlin et Xéfosse furent détachés de la paroisse
de Fraize, le Grand-Valtin, de celle de Clefcy, les curés de ces paroisses
HISTOIRE DE FRAIZE 101
renonçant, en faveur de cette érection, à tous les droits et revenus qu'ils avaient
aux dits lieux.
Une église, dédiée à Saint Sylvestre, remplaça l'antique chapelle. Si pauvre
était le lieu qu'on mit quinze ans à la bâtir. Les seigneurs de Ribeaupierre, qui
avaient pour le pays une particulière prédilection, y contribuèrent assez
largement, les habitants firent le reste. Pour doter la nouvelle église, c'est-à-dire
assurer le traitement du prêtre, le Chapitre donna 2.000 livres, le Grand Prévôt
de Riguet, 1.000 livres, Bariton, curé de Clefcy, 700 livres, les habitants, 2.105
livres.
Après le Père Gabriel, véritable fondateur de la paroisse, les premiers curés
furent Drouël (1697), Claude Renard, de Fraize (1709), Nicolas Chevalier (1717).
*
* *
Revenons aux curés de Fraize dont on retrouve les noms dans les anciens
registres paroissiaux d'état-civil.
Plusieurs d'entre eux figurent parmi les notabilités ecclésiastiques du temps :
Philippe Charles Guenault qui mourut à Fraize, en 1708, et fut inhumé dans le
chœur de l'église, au pied de l'autel, était « licencié de l'un et l'autre droit »,
chanoine de Saint-Dié. C'est sous son ministère que fut reconstruite l'église, en
1680.
Une note de Riguet, dans les Titres de Saint-Dié, nous apprend qu'il laissa son
bénéfice et sa fortune, qui était fort belle pour le temps, à son successeur Blaise
Perrotey. Celui-ci, originaire de Fraize, faisait ainsi mentir le vieil adage : « Nul
n'est prophète en son pays » qui se traduit chez nous par le dicton patois : « Un
saint n'est jamais honoré en son lieu (natal) ». Né à Fraize, en 1673, il était fils de
Blaise Perrotey et de Jeanne Grandcolin, du Mazeville. C'est assurément le plus
illustre de nos anciens curés. Lorsqu'il mourut, le 10 août 1725, il cumulait avec
son ministère les titres et dignités de docteur en théologie, chanoine honoraire et
senier 1 de l'église de Saint-Dié, official et protonotaire apostolique. C'est lui qui
faisait venir de Rome toutes les bulles et dispenses pour le Val de Saint-Dié.
Ses exécuteurs testamentaires furent le sieur Lançon et le curé Renard, de
Sainte Marguerite. Ses imaux (redevances en nature payées par les laboureurs)
vendus par leurs soins montèrent au chiffre respectable de 600 livres.
L'inventaire dressé à cette occasion nous apprend que le défunt laissait dans son
1
Le senier, élu par les curés du Val, était le président du tribunal connaissant des affaires ecclésiastiques.
102 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Au XVIe siècle, Jean Herquel, dit Herculanus, originaire de Plainfaing,
chanoine de Saint-Dié, qui s'illustra dans les lettres, avait fait bâtir, au centre de
son village natal, à peu près à l'emplacement de l'Hôtel-de-Ville actuel, une
chapelle de secours sous le vocable de Saint Genest. Une fontaine, voisine de la
chapelle, avait, disait-on, la propriété de guérir les maladies de la vue. Une
certaine Catherine Durand dota ladite chapelle en 1634 d'une fondation pour
une messe hebdomadaire, à l'intention des habitants des hauts très éloignés de
1
Ch. GEORGEOT. Annuaire des Vosges. 1900.
HISTOIRE DE FRAIZE 103
Redevances ecclésiastiques
Sous l'Ancien Régime, les desservants des paroisses rurales ne recevaient pas
de traitement. Ils étaient rétribués en nature par leurs ouailles au moyen du
prélèvement de la dixième partie des produits de la terre, prélèvement qui se
nommait la dîme, et de diverses redevances souvent aussi payables en nature.
La dîme remontait aux premiers temps du christianisme. C'était le denier du
culte d'autrefois, avec cette différence qu'il ne s'agissait pas d'une offrande
facultative, mais d'une contribution imposée par les lois de l’Etat, à laquelle nul
ne pouvait se soustraire.
1
D'après les archives communales de Fraize, suivant d'anciens auteurs, le second patron de la paroisse est
saint Genest, fêté le 26 août. Pour les habitants du pays c'est Saint Louis (25 août).
104 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Alors qu'à Bruyères, à Corcieux... et ailleurs, les curés bénéficient des dîmes
de leurs paroisses, ceux de Fraize, de Saulcy, de Laveline, de Wisembach, de
Provenchères, etc. en tout d'une quinzaine de paroisses des vallées de la Haute-
Meurthe, de la Morte et de la Fave n'en jouissaient pas. Leurs dîmes
appartenaient au Chapitre de l'église de Saint-Dié. Héritier de Saint Déodat, son
fondateur, le Chapitre des chanoines — anciennement souverain temporel et
spirituel du Val de Saint-Dié — continua, jusqu'à la Révolution, à jouir de
privilèges particuliers qui en faisaient une sorte de principauté ecclésiastique.
Le Chapitre était gros décimateur, c'est-à-dire qu'il se réservait la totalité des
grosses dîmes. En compensation, il était tenu de payer aux curés, soit en argent,
soit en grains à prélever sur les dîmes, une pension dite portion congrue.
Le Chapitre ne percevait pas directement les dîmes. Moyennant payement
d'une somme convenue, il déléguait ses droits à un particulier qui prenait le nom
de Fermier de la dime. C'est dans une enchère publique à Saint-Dié que s'adjugeait
chaque année la dîme. Le 11 juillet 1651, la « Cour Souveraine de Lorraine »
HISTOIRE DE FRAIZE 105
*
* *
Comparée à celle des chanoines du Chapitre pourvus de revenus qui leur
permettaient de vivre largement, la situation des curés du Val de Saint-Dié était
1
Sonrier, chanoine trésorier du Chapitre.
2
Monographie COLIN, 1889.
106 HISTOIRE DE FRAIZE
assez précaire et même, pour certains d'entre eux, nettement misérable. Aussi
une ordonnance de Louis XIV, dont les armées occupaient alors la Lorraine,
avait-elle, en 1686, fixé à 300 livres le revenu minimum annuel qui devait être
assuré aux curés. C'était la portion congrue. L'expression est restée dans la
langue pour désigner des moyens d'existence extrêmement réduits.
Cependant, dans toutes les paroisses, sauf peut-être au Valtin, la portion
congrue est toujours dépassée, parfois même triplée ou quadruplée.
Le Chapitre fait délivrer annuellement aux curés une certaine quantité de
grains variable avec les revenus de chaque église.
À Fraize, il appartient au curé un préciput de quatre muids 1 de seigle et le resal 2
d'autel qui se prend sur la dîme. Il partage avec le Chapitre la menue dîme et la dîme
des pommes de terre.
Il perçoit la rente des imaux due par tous ceux qui labourent. Cette rente
consiste dans un imal de seigle qui fait le quart du resal. Elle n'est pas
négligeable : les imaux de Blaise Perrotey, curé de Fraize, vendus en 1726 par son
exécuteur testamentaire, se montent à la jolie somme de 600 livres.
Le casuel, partie importante du revenu des curés, varie suivant les ressources
des paroisses.
Une sentence arbitrale de 1562 règle ainsi le casuel du curé de Fraize et
Mandray, son annexe 3.
« Chaque paroissien ayant charrue paye au curé chacun an un demi-bichet 4 de seigle.
Les non labourant payent 6 deniers.
Il est dû au curé :
3 gros pour administrer les saintes huiles,
2 gros pour la recommandation de l'âme,
2 gros pour les offrandes,
3 gros pour les jours de service,
5 gros pour le droit de corps ; pour le baptême à l'église,
1 geline pour un mariage,
5 gros ou 3 gros pour la messe du lendemain des noces,
1 geline pour la bénédiction du lit nuptial,
1
Le muid valait deux réseaux.
2
Le resal de Nancy, mesure comble = 1 hl. 547.
3
Arch. Vosges. G. 547.
4
Le bichet valait 2 imaux.
HISTOIRE DE FRAIZE 107
1
consorcier : administrateur des biens de l'église et des confréries.
2
La paroisse comprenait alors Plainfaing, Mandray et Le Valtin.
3
Idem.
4
Le pré attenant à la cure dit «pré du curé» a conservé cette destination jusqu'à la fin du XIX e siècle. C'est
aujourd'hui le nouveau cimetière.
108 HISTOIRE DE FRAIZE
Les laboureurs au ban de Fraisse sont nombreux, de sept à huit vingt feux (de 140 à
160), sans compter Mandray, mère église de la cure de Fraisse ; ils doivent annuellement
au curé 1 imal de seigle — 6 imaux font le resal — en tout de 18 à 20 resaulx environ,
admodiés (loués) 40 francs. Les non-laboureurs tenant mesnaige doivent 6 deniers chacun.
Les offrandes des 4 hauts jours peuvent se monter à 10 francs ; le curé en a la moitié,
l'autre moitié revient aux sommiers de messieurs du Chapitre ; chaque mesnaige doit 3
deniers d'offrande.
Chacun an, le curé touche 10 reseaulx seigle et 10 reseaulx avoine que M.M. du Chapitre
lui assignent sur la grosse dixme de Fraisse, ainsi qu'un resal de blé, dit le resal d'autel, et
un resal de febves (fèves).
Il y a également plusieurs héritaiges (terres) qui lui doivent gerbaige (dîme).
Dans une année, le sieur curé a touché près de 30 francs de casuel, rien que pour les
fiançailles. 1 »
*
* *
Presque tous les curés faisaient valoir leur bouverot.
Ainsi qu'on l'a vu, le presbytère de Fraize avait grange et étable. Comme tous
les confrères du temps, le prêtre tenait du bétail, quelquefois plusieurs vaches. Il
rentrait son foin, cultivait ou faisait cultiver ses champs.
Le curé de Fraize déclare en 1693 que les terres et les prés de sa cure peuvent
suffire à un cheval et deux ou trois vaches.
À Mandray, le curé dispose d'un pré donnant 12 chârées de foing et de 10 jours
de terre.
Au Valtin, le prêtre jouit de 8 pièces de pré rapportant 10 chârées de foin.
Pauvre curé du Valtin ! sa paroisse est si déshéritée qu'elle ne compte pas un
seul laboureur. Quelques menues dimes que lui abandonne le Chapitre, un
maigre casuel... c'est tout ! Il faut que la communauté se cotise pour parfaire sa
portion congrue. 2
Plus favorisé est son confrère de Plainfaing dont le revenu fixe en 1788 se
monte à 1242 livres.
1
Abbé Ad. FRESSE. Etat des biens et revenus des curés du Val de St-Dié en 1565, d'après un registre des
antiquités des églises de Saulcy et St-Léonard. Bull, de la Sté. Philomatique vosgienne, 1934, p. 120.
2
Avant l'érection de l'église, en 1689, le prêtre chargé des fonctions d'administra teur de la chapelle vivait
des aumônes des habitants qui l'hébergeaient à tour de rôle.
HISTOIRE DE FRAIZE 109
Plus favorisé encore était le curé de Fraize. Son revenu fixe au XVIII e siècle
a été évalué à 3.500 livres faisant environ 8.000 francs or, valeur 1914. 3
À la lumière de ces précisions, on comprend que les curés des campagnes,
trop souvent réduits à la portion congrue, aient salué avec enthousiasme l'aube
de la Révolution et qu'à l'Assemblée constituante les votes d'une notable fraction
du clergé se soient mêlés à ceux du tiers-état pour réclamer plus de justice
sociale.
*
* *
Source perpétuelle de contestations, la perception des redevances
ecclésiastiques a — nous l'avons vu à propos de la dîme des pommes de terres
— donné lieu jadis à maints procès : ceux-ci intentés aux récalcitrants par le
Chapitre ou les curés ; ceux-là intentés au Chapitre par des gens se prétendant
imposés à tort ; d'autres enfin — qui le croirait ? — engagés par les curés contre
le Chapitre, leur chef spirituel, pour faire respecter les droits acquis.
Pour ne citer qu'un exemple, un arrêt du Parlement de Metz condamne, en
1788, le Chapitre de Saint-Dié à abandonner au curé de Plainfaing la totalité de la
menue dîme, la dîme des pommes de terre, le droit d'imal et à lui délivrer, sur la
grosse dîme, six muids et demi de seigle et autant d'avoine.
*
* *
Franchement impopulaire aux yeux du paysan à qui elle arrachait le fruit de
son labeur, la dîme devait être abolie en 1789, en même temps que les droits
féodaux.
Pour éviter la banqueroute menaçante, l'Assemblée nationale, sur la
proposition de Mirabeau, avait disposé, au profit de la Nation, des biens de
l’Eglise. En compensation, elle se chargeait de l'entretien des ministres du culte
et leur servait un traitement. La dîme n'avait donc plus raison d'être.
Cependant les différends auxquels elle avait donné lieu devaient subsister
quelques années encore :
« Le 27 janvier 1791, Alexis Jacotel, curé de Plainfaing, assigne devant le Juge de Paix
les fermiers de la dîme : Joseph Cuny, marcaire au-dessus de Scarupt, Quirin Vincent et
3
Monographie COLIN, 1889.
110 HISTOIRE DE FRAIZE
Nicolas Flayeux, du dessus de Plainfaing, en payement, 1 e : de 263 livres 6 sols pour prix de
6 muids et demi de grain échu à Noël dernier, de 2 réseaux d'avoine et 100 gerbes de seigle ;
2e : de 13 louis d'or pour la dîme des pommes de terre. » Mais les fermiers se dérobent
en prétendant qu'ils ont cédé leurs droits à des sous-fermiers et la conciliation ne
peut aboutir.
Requête analogue, le 7 février 1791, de « Marie-Anne Ruyer, Veuve de
Joseph Fleurant-Didier, demeurant à Fraize qui expose qu'elle avait recédé à Joseph Flayeux
du Prey Caré au-dessus de Fraize, le quart de la dixmerie de la Costelle à charge de lui payer
annuellement 15 livres 10 sols de Lorraine » somme qu'elle lui réclame. Le dit
Joseph Flayeux vient déclarer qu'il a « recédé le quart de la dixmerie » en
question à un troisième larron qui doit indemniser la plaignante. 1
Dans ce cas, comme dans le précédent, les fermiers de la dîme, profitant des
circonstances, trouvent de bonnes raisons pour ne rien donner.
Le curé Jacotel et Marie-Anne Ruyer reçurent-ils jamais un sol de leurs
créances ?... Il est permis d'en douter.
*
* *
À suivre les démêlés des curés du val de Saint-Dié avec le Chapitre, on
s'aperçoit que leurs rapports n'ont pas toujours été cordiaux, ni même
simplement confiants.
Pouvait-il en être autrement ? Le Chapitre défendait âprement les privilèges
qui lui assuraient une vie large et facile, alors que les prêtres des paroisses, traités
en parents pauvres, se voyaient réduits à la portion congrue, c'est-à-dire au
minimum vital strictement nécessaire. Faut-il s'étonner que, soumis au spirituel à
l'autorité du Chapitre, ils se soient dressés contre lui chaque fois qu'il voulait
empiéter sur leurs droits. Déboutés par les tribunaux ecclésiastiques, ils ne se
tiennent pas pour battus et vont porter leurs revendications devant les tribunaux
ducaux ou la justice royale.
Il est curieux de constater qu'en pareil cas, ils sont chaque fois soutenus par
leurs paroissiens.
En veut-on des exemples ? En 1565, le maire de Taintrux, qui était sous la
dépendance, non du Chapitre, mais des seigneurs de Créhange, défend aux
habitants de louer au Chapitre les granges nécessaires pour y loger le produit de
1
Archives de la Justice de paix de Fraize.
HISTOIRE DE FRAIZE 111
la dîme. Il en résulte que, pendant quinze ans, la dîme est absorbée, soit par les
frais de garde, soit par le pillage.
Une sentence de 1665 rendue par le Grand-Prévôt contre plusieurs habitants
de Fraize nous apprend que ceux-ci ont refusé le paiement de la dîme au
Chapitre préférant s'acquitter à leur curé.
Cette solidarité entre le prêtre et ses paroissiens s'est affirmée parfois dans
des circonstances graves. Ainsi que nous l'avons dit, en 1567, le curé Jean Prévôt,
fort de l'appui des habitants de Fraize, n'hésita pas à s'opposer courageusement à
l'exécution d'une prétendue sorcière condamnée au supplice du feu par la justice
du Chapitre.
112 HISTOIRE DE FRAIZE
À LA VEILLE DE LA REVOLUTION
La perte d'une nationalité sept fois séculaire, si elle fut infiniment pénible
pour la noblesse et la bourgeoisie lorraines, laissa-t-elle d'aussi amers regrets au
cœur du peuple de nos campagnes ? Sans doute nos aïeux étaient-ils sincèrement
attachés à la dynastie ducale par maints souvenirs tristes ou glorieux... Sans
doute, comme de nos jours les Luxembourgeois et les Suisses, avaient-ils la fierté
de leur petite patrie...
Mais, pour l'homme des champs, tant de fois meurtri par la guerre et décimé
par la disette, le souci majeur de vivre en paix et de manger à sa faim ne
1'emportait-il pas sur un changement de maître ?... Et ce nouveau maître étant
plus puissant, ne pouvait-il espérer en être mieux protégé ?...
Par ailleurs, les Français, ses voisins, gens de même race et de même langage,
avec lesquels il entretenait depuis toujours des relations suivies, n'étaient pas
pour lui des étrangers. Il avait appris à les mieux connaître et s'en était rapproché
davantage pendant une très longue occupation.
Il est probable que l'annexion de la Lorraine à la France, si elle causa
quelques regrets, ne fut pas pour les ruraux un événement sensationnel. Peut-être
même passa-t-elle presque inaperçue à Fraize où les derniers seigneurs du ban,
les Régnier de Cogney, plus tard les Clinchamp d'Aubigny, étaient déjà au service
du roi de France.
Cependant les débuts de la mainmise française sur notre province ne furent
pas heureux. Le roi de Pologne, on l'a vu, n'était souverain que de nom. « Il
régnait, mais ne gouvernait pas ». En fait, toute l'autorité appartenait au
chancelier qui commandait en maître et agissait comme s'il voulait étouffer chez
les Lorrains tous les souvenirs de l'indépendance. Sa rude poigne se fit durement
sentir et suscita force plaintes et protestations.
On lui a reproché les impôts très lourds, les corvées tyranniques et arbitraires
dont il accablait les paysans. Dans un temps où le service militaire obligatoire
n'existait pas, l'institution de la milice provinciale rendit la Galaizière
franchement odieux. Un contingent permanent de 3600 hommes, habillés et
équipés aux frais des communautés, était imposé à la Lorraine. Les miliciens,
recrutés par voie de tirage au sort parmi les garçons ou veufs sans enfant, de 18 à
40 ans, étaient astreints à six ans de service.
En temps de paix, après six mois d'instruction dans les régiments de Nancy,
Epinal, Toul ou Lunéville, ils étaient renvoyés en congé illimité dans leurs foyers,
mais restaient à la disposition de l'intendant qui pouvait les rappeler à tout
moment. Ils étaient, dans cette position, soumis à des exercices périodiques et
114 HISTOIRE DE FRAIZE
Léopold. C'est à Nancy, sa capitale, qu'il donne plein essor à ses goûts de grand
bâtisseur. Il y crée cette admirable place Royale, dite maintenant place Stanislas
— où s'élève sa statue — qui passe pour une des plus belles de l'Europe.
Ces clochers bulbeux (Fraize, Clefcy), assez nombreux en Lorraine, qui
rappellent l'influence orientale, sont des souvenirs du temps de Sa Majesté
polonaise.
Par les soins de Stanislas, la Lorraine se couvrit d'un vaste réseau routier. La
vieille route du Bonhomme par Barançon est l'œuvre de ses ingénieurs.
Jusqu'alors, le grand chemin d'Alsace, tracé sur la rive droite de la Meurthe,
venait du Souche d'Anould. Passant par le Belrepaire, les Aulnes, la Costelle, il
atteignait le col par la vallée de Scarupt sous le nom de « Chemin de la Poste ».
La nouvelle voie, partie du Faubourg St-Martin, à Saint-Dié, suivait la rive
gauche de la rivière, traversait Clairegoutte, Demenemeix, les champs de la
Poutraut, franchissait la Meurthe à Plainfaing, pour gagner le col par la vallée de
Barançon. Le trajet avait l'avantage d'être moins accidenté que l'ancien, sauf dans
sa dernière partie où la montée comportait une pente fort raide. Cet
inconvénient a été corrigé au siècle dernier (vers 1860). Des Auvernelles, la
route, abandonnant le tracé par Barançon, s'infléchit à gauche sur le flanc de la
montagne de Mougifontaine qu'elle gravit et contourne à une pente modérée,
après avoir changé de direction au lacet du Fer à Cheval qui domine la vallée,
pour aboutir au col par la forêt de Hangochet.
Cette route de Saint-Dié à Colmar, exécutée par corvées de 1750 à 1755, a
été arrosée des sueurs de nos ancêtres. Toutes les communautés du voisinage, de
Gérardmer à Saint-Dié et au-delà, y ont travaillé : les voituriers avec leurs
attelages pour charroyer les matériaux, les autres de la pioche, de la pelle ou du
marteau.
Les choses se passaient de la manière suivante : une portion de la chaussée
mesurée par les piqueurs était mise à la charge de chaque communauté. Les
travaux avaient lieu à date fixée, ordinairement aux mois de mai et d'octobre. Le
syndic 1 qui en recevait l'ordre du subdélégué de l'Intendant, réunissait les
corvéables et surveillait le travail dont il était rendu responsable. Bon gré, mal
gré, il fallait s'exécuter car des peines sévères frappaient retardataires et
récalcitrants. Pour satisfaire aux corvées, le paysan doit abandonner ses travaux
pour se rendre, à jour dit, au lieu du travail, souvent éloigné. L'âge et les
infirmités ne suffisent pas toujours à motiver les exemptions. Plus d'un se fait
1
Syndic : agent financier de la communauté.
116 HISTOIRE DE FRAIZE
tirer l'oreille et les syndics ont fort à faire pour décider leurs compatriotes à se
rendre aux corvées. Qu'on se mette à leur place !
La vieille route de Barançon que les anciens appelèrent longtemps route de
Stanislas verra passer les troupes Alliées en 1814 et le carrosse royal de Charles X
en 1828.
Contrairement à ce qu'on croit généralement, le paysan d'avant 1789, s'il ne
jouit pas de la plénitude de nos libertés, s'il souffre de l'inégalité de sa classe
sociale et de l'injustice des institutions, n'est pas, pour autant privé de toute
liberté.
Il y a loin, en effet, du servage du moyen-âge à l'état de semi-liberté qui est le
sien. Au moyen-âge, le seigneur est un maître absolu et redouté. Il possède seul
la terre qu'il fait travailler par ses serfs, esclaves misérables, soumis à sa volonté
et à ses caprices.
L'établissement du pouvoir royal sur les tyranneaux féodaux, les progrès de
la bourgeoisie dans les villes, l'affranchissement progressif des serfs des
campagnes (loi de Beaumont en Lorraine au XIII e siècle), ont considérablement
réduit ses prérogatives.
Sans doute, sous l'autorité royale, les seigneurs restent-ils propriétaires de
leurs domaines, sans doute conservent-ils sur leurs sujets des droits séculaires
variables d'une seigneurie à l'autre : corvées, banalités, redevances en nature et en
argent, justice, etc.
Bizarres étaient parfois les anciennes servitudes féodales, témoin l'obligation
imposée aux bans de Fraize, de Clefcy, et d'Anould, de « fournir les langes (draps) à
la chambre de Madame la duchesse », quand elle séjournait au château de Spitzemberg
et, aux gens de Saint-Dié, celle de « les laver aussy souvent qu'ils sont sales. 1
À la veille de la Révolution, leur complexité était encore extrême. Citons, à
titre d'exemple, un avertissement non daté pour l'acquis des deniers seigneuriaux
du ban de Fraize, qui doit remonter à la seconde moitié du XVIIIe siècle :
« Jean Claude Fleurent, cy devant résidant au Mazuille, ban de Fraise, doit
de rente annuelle payable au domaine de la seigneurie dudit Fraise, affecté
sur les biens qu'il possède au Mazuille, Sçavoir :
Trois gros trois deniers, un seizième d'imal de seigle et un tiers dudit imal 2.
1
Ch. CHARTON. Vosges pittoresques et historiques, p. 211.
2
L'imal ou ymal, appelé aussi "zette", était la huitième partie du resal, soit environ 19 litres.
HISTOIRE DE FRAIZE 117
seront nécessaires en payant annuellement cinq francs barrais et autant pour le droit de
marque.
Art. 7 — Il sera délivré gratuitement aux deux communautés tous les bois
nécessaires pour la construction et la réparation des ponts de Plainfaing, la
Costelle, Clairegoutte et ceux des moulins de la Costelle (Hôtel de Ville) et des
Aulnes. »
Assemblées Municipales
Plaids Annaux
Misère paysanne
3e - La partie de vos récoltes qui reste à vos habitants, soit comme fermiers,
soit comme propriétaires, se consomme-t-elle tout entière dans le lieu où se
porte-t-elle dans les marchés voisins ?
La récolte en grains qui se fait dans la communauté se consomme dans la
communauté et suffit à peine à la nourriture du tiers des habitants et, loin
d'exporter des grains dans les marchés voisins, on tire d'eux une grande
quantité, surtout du bled.
4e - Quelle est, année commune, la quantité des grains : bled, avoine, orge,
seigle, etc... qui se récoltent sur votre finage et quelle est la quantité
nécessaire pour la subsistance de tous les habitants dans l'intervalle d'une
récolte à l'autre ?
Le produit des récoltes en grains, année commune, peut se porter à quinze
cents résaux ; et la quantité nécessaire pour la subsistance de tous les
habitants ne peut se démontrer, parce qu'il y a au moins la moitié des
habitants qui ne vit que de pommes de terre étant, à cause de la grande
misère, dans l'impossibilité de se pourvoir de grains.
5e - Existe-t-il dans les greniers des fermiers, propriétaires ou commerçants
qui peuvent se trouver dans votre communauté quelque partie des récoltes
de 1787 ?
Il ne reste, soit chez le fermier, soit chez le propriétaire ou commerçant,
aucune partie des récoltes de 1787, la récolte de cette année ayant été très
modique et n'ayant fourni que le tiers de la subsistance de la communauté.
6e - Quel est le produit en quantité et nature des grains de la récolte de
1788 ?
On ne peut décider au juste de la récolte de 1788, le grain n'ayant pas été de
bonne qualité et ayant produit, à cause de la sécheresse, un tiers en moins
que dans les bonnes années.
7e - Combien le jour de terre produit-il de gerbes de bled, seigle ou avoine ?
Le ban de Fraize ne possède aucune terre de bonne qualité pour la plus
grande partie et le jour de terre médiocre produit environ 30 gerbes et celui
de mauvaise qualité ne produit que de 12 à 15 gerbes.
8e - Combien faudra-t-il de gerbes pour fournir la mesure ordinaire du
pays ? Combien pèse, poids de marc, cette mesure ? Et quelle est sa
proportion avec le sac de 200 livres ?
HISTOIRE DE FRAIZE 121
Suivons cet indigène du Dessus de Scarupt qui se rend, vers 1789, à la messe
paroissiale du dimanche. Large feutre plat, veste et culotte de droguet, gros
souliers ferrés, notre homme, un houx noueux à la main, chemine à larges
foulées, de son pas lourd de montagnard.
Le voici à la Costelle. À gauche, des prés, rien que des prés, arrosés par le
ruissel qui borde le chemin. À droite, une longue rangée de maisons bien assises
au soleil, serrées les unes contre les autres, qui s'alignent presque sans
interruption (rue de la Costelle actuelle) jusqu'au chemin de la Grand'Voie.
1
C'est à cause du service de police qu'ils exerçaient dans la localité que les cinq miliciens en congé, de
Fraize, étaient exempts de l'impôt, de même que le « salpêtrier » Claude Chrétien, chargé de la fabrication de
la poudre.
HISTOIRE DE FRAIZE 123
Devant chacune, un jardinet clôturé d'une murette en pierres sèches. À côté, une
courette donnant accès à la grange au large cintre, unique entrée de la demeure.
Ces maisons vétustes, aux toitures en aissis (bardeaux) sont basses, toutes en
profondeur, avec des pièces sans lumière et de vastes engrangements. Elles
prennent issue sur les meix appelés « Champs derrière » qui prolongent assez loin
vers le nord la propriété (act. Quartier Neuf).
D'une maison à la voisine, il y a communication par les greniers, à peine
séparés par une cloison à claire-voie, ce qui a fait dire plaisamment qu'au temps
de leurs ébats amoureux, les chats pouvaient, à leur aise, s'y pourchasser d'un
bout à l'autre de la rue.
Ce vieux bourg de la Costelle qu'un incendie ravage de temps à autre, tant il
est difficile de lutter contre la propagation du feu à cause de la mitoyenneté de
constructions où le bois est l'élément dominant, a été, dans le passé, le noyau de
Fraize. Il est encore, en 1789, une manière de petit chef-lieu administratif et
judiciaire.
L'école des garçons, une vieille bâtisse aux murs lépreux, est une des
premières maisons (actuellement propriété Pierron). C'est là, dans une salle basse
et enfumée voisine de l'écurie des vaches, que le magister, maître Jacques Cuny,
fait classe, de la Toussaint jusqu'à Pâques.
Voici, un peu plus loin, l'étude du tabellion, maître Claude Batremeix 1. À
partir du XVIIIe siècle, le ban de Fraize a deux notaires. À l'époque où nous nous
plaçons, l'une des deux études avait pour titulaire Maître Jean Georges Toussaint,
notaire royal à la résidence de Plainfaing.
Habitent aussi à la Costelle, les avocats chargés de la défense des accusés
devant le tribunal seigneurial, le procureur général du ban, sorte de juge
d'instruction pour les affaires criminelles, le greffier de la communauté, le
contrôleur de la gruerie, chargés de la surveillance des gruyers (gardes forestiers).
Les noms d'un certain nombre de ces fonctionnaires et hommes de loi sont
parvenus jusqu'à nous. Ils appartiennent souvent aux familles Perrotey (ancienne
maison George, act. café Marchal), Saint-Dizier, Batremeix, Vincent, qui
comptent parmi les plus anciennes et les plus influentes du pays.
Tout le commerce et le mouvement des affaires se concentrent à la Costelle
où se tiennent, depuis un temps immémorial, les marchés du vendredi devant les
Halles, dont nous parlerons tout à l'heure, et à l'entrée du chemin de la
1
Le plus ancien notaire de Fraize connu est Dominique Perrotey dont il est fait mention dans un acte de
l'état-civil de 1669.
124 HISTOIRE DE FRAIZE
Grand'Voie. Ce chemin conduit aux Chaux Fours (act. maison Emile Lamaze) où
l'on tire la chaux de la pierre du Chipal et la brique de la glaise de Mandray.
Les Halles ou la Maison aux Arcades (act. immeubles Knür et Schwartzel), aux
grandes portes cintrées, forment l'angle du chemin qui conduit au moulin et à
Demenemeix, de l'autre côté de la rivière.
Ce sont alors, avec le moulin, les seules constructions à gauche du chemin.
Par contre, l'autre côté de la future rue de l'Hôtel-de-Ville, (act. rue du Maréchal
de Lattre), est bâti.
Les Halles, où l'Assemblée communale tient séance, abritent le tribunal
seigneurial et les cachots. Un geôlier et un sergent de police y sont logés. Le
geôlier tient des vaches et le sergent Georges Dabert, est, en même temps,
marchand d'étoffes.
Au coin du bâtiment (angle nord-ouest de la maison Knür) se trouve un
poteau planté en terre, à côté d'une énorme pierre arrondie, haute et large, où est
scellé un anneau de fer 1. Les anciens l'appelaient à tort « pierre de la potence ». Sans
doute n'y a-t-il jamais eu de potence à Fraize, puisque les causes criminelles
entraînant la peine capitale se jugeaient, suivant les cas, à Saint-Dié ou à
Taintrux. Sur la pierre des Halles, on juchait les condamnés au pilori : voleurs,
blasphémateurs, ivrognes, débauchés, mauvaises langues... Liés au poteau par le
cou, au moyen d'un collier de fer appelé carcan 2, ils avaient les pieds enchaînés à
la pierre. Ils demeuraient ainsi exposés aux quolibets des passants et au mépris
des honnêtes gens pendant toute la durée des foires et marchés. Un écriteau,
placé au-dessus de la tête du condamné, indiquait la faute qui lui avait valu ce
châtiment déshonorant.
Notre « Scaruné » voit encore, détournant la tête sous les sarcasmes, une
femme de Mandray attachée au pilori, portant au cou le caillou qu'elle avait
frauduleusement enrobé dans un « pain de beurre » vendu au marché.
Face aux Halles, l'imposante demeure où habitait autrefois l'intendant des
Ribeaupierre. Elle appartient au bourgeois Dominique Deloisy (act. Coopérative
agricole).
Devant une croix adossée à la maison d'en face (Pierrel-Henry), l'homme
soulève son grand chapeau et se signe dévotement. Cette croix lui remet en
mémoire l'aventure advenue, quelque soixante-dix ans plus tôt, à huit habitants
1
Disparue depuis plus d'un demi-siècle, elle était encore en place, au temps de mon enfance, dans le jardinet
bordant alors la maison Knür.
2
En patois, « carcan », signifiant méprisable, se dit encore, par extension, des mauvais sujets.
HISTOIRE DE FRAIZE 125
*
* *
Après la célébration de l'office divin, par messire Nicolas Vichard « très
digne prêtre et curé de Fraize », dans l'église nouvellement reconstruire (1783), le
paroissien de Scarupt est retourné sur ses pas.
126 HISTOIRE DE FRAIZE
Par le chemin qui franchit sur des ponts de bois le déversoir du moulin, puis
la Meurthe, il va maintenant se rendre de l'autre côté de l'eau, au magasin à sel de
Demenemeix, pour y prendre la provision de la famille. La vente du sel qui
faisait l'objet d'un impôt appelé « la gabelle » était alors strictement réglementée.
Chaque habitant était tenu d'en acheter, à un prix taxé, la quantité fixée pour sa
consommation, soit environ 6 lt, 50 par tête et par an. Le sel pour les bestiaux et
le fromage, vendu à part, bénéficiait d'une réduction de prix.
À Demenemeix se trouve, depuis l'ouverture de la nouvelle route du
Bonhomme, un poste d'Employés aux Fermes du Roy avec un capitaine, un
lieutenant, un receveur et un certain nombre d'agents. Ces fonctionnaires sont
chargés de réprimer les fraudes sur le sel, le tabac, et, en outre, de percevoir les
droits sur les entrées en Lorraine de marchandises telles que les toiles, les fers, les
vins d'Alsace, le bétail, les bêtes de trait. C'était la Foraine, sorte de douane
intérieure comme il en existait de province à province. « La Barrière » d'Anould,
sur la route de Gérardmer, était également un bureau de perception des droits.
Au dire de Jollois, qui l'appelle « la Capitainerie », la ferme de la Capitaine,
commandant l'ancien « Chemin de la Poste », avait été jadis un poste de douane
chargé de la surveillance de la contrebande.
Notre homme, chiqueur comme tous les montagnards, va aussi
s'approvisionner de tabac en carotte au bureau la Ferme des Tabacs.
Il ne remontera pas seul « sur les hauts », ayant rencontré, chemin faisant,
une demi-douzaine de gens de sa colline. Ils ont convenu de s'attendre, leurs
commissions faites, autour d'un pot de vin d'Alsace à l'auberge portant enseigne
« Aux Trois Rois », tenue par Michel Cuny (maison Didier-Marie). Débaptisée à la
Révolution, elle deviendra « Aux Trois Citoyens ». Elle sera désignée, plus tard, en
1811, sous le nom de Café de la Comète qu'elle a conservé après son transfert sur la
place de la Gare en 1890.
Par la sente des prés qui passe devant le moulin (ruelle de l'Hôtel de Ville)
« ceux de Scarupt » vont rejoindre la Costelle. Leur gosier est-il encore altéré ?...
Nos gens y trouveront d'autres cabarets, tenus par les nommés Nicolas
Saint-Dizier, Nicolas Cuny, Dominique Chaxel et Joseph Grossier (maison
Delétang, radio) 1. Laissons là les « Scarunés ». Peut-être ne remonteront-ils pas
de sitôt « la basse ». Ce n'est pas tous les jours — n'est-ce pas ? — qu'on a
l'occasion de trinquer avec les amis ?...
1
Monographie COLIN, 1889.
HISTOIRE DE FRAIZE 127
1
Monographie COLIN.
128 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
En règle générale, l'instituteur était choisi par les communautés, c'est-à-dire
par un jury local composé du maire et des notables sous la présidence du curé.
Le rôle de ce dernier était prépondérant.
Le candidat, examiné d'abord sur la lecture, l'écriture, les premiers éléments
de la grammaire et du calcul devait ensuite faire la preuve de ses aptitudes
comme chantre et sacristain. Il était indispensable qu'il connût le plain-chant et
soit doué d'une voix forte et agréable. On a dit que ce dernier avantage primait
les autres et suppléait, au besoin, à l'insuffisance d'instruction du futur magister.
Le candidat, une fois agréé, était engagé par la communauté, ordinairement
pour un an, quelquefois pour deux ou trois ans. Un bail en bonne forme, où ses
obligations se trouvaient minutieusement énumérées, en faisait foi. L'instituteur
d'alors n'était pas un fonctionnaire, mais un agent de la communauté, gagé
comme un domestique et révocable à l'expiration de son contrat.
Sa situation matérielle était variable selon la richesse et l'importance des
communautés. Généralement, il percevait de celles-ci une certaine somme par
élève, et chaque habitant lui devait, en outre, une contribution en argent ou en
nature pour le service d'église, mais le gain total restait trop souvent insuffisant.
À cette médiocrité de ressources s'ajoutait l'inconvénient que, le maître étant
engagé temporairement, les communautés pouvaient le remercier au gré de leur
fantaisie.
La plupart du temps, le maître d'école ne possédait qu'un bagage intellectuel
fort maigre. Il s'efforçait d'apprendre aux enfants le peu qu'il savait. Chantre,
sonneur et sacristain, il remplissait de son mieux ces fonctions extra-scolaires
afin de se concilier les bonnes grâces du curé dont dépendait sa situation.
Le recrutement des maîtres par voie de contrat, entre l'instituteur et les
communautés s'est effectué, dans des conditions à peu près identiques, jusqu'à la
loi Guizot sur l'enseignement primaire (1833).
*
* *
Jusqu'en 1772, il n'y eut à Fraize qu'une seule école. Elle était mixte, mais
tout porte à croire que peu de filles la fréquentaient car on ne concevait pas
HISTOIRE DE FRAIZE 129
*
* *
C'est en 1772 qu'une religieuse de la congrégation de la Providence, sœur
Anne Marie Michel, native de Gérardmer, vint à Fraize créer la première école de
filles.
Elle fit classe d'abord dans un local de fortune mis à sa disposition par une
personne charitable. Les concours désintéressés, qu'elle avait gagnés à sa cause
par son zèle et son dévouement, lui permirent, quelques années plus tard,
d'entreprendre la construction d'une maison d'école. Cette première école de
filles était — nous apprend le chanoine Paradis — la maison Jacques, coiffeur,
rue de l’Eglise. 1
En 1792, la sœur Anne Marie Michel se déroba par la fuite aux poursuites
dont elle était l'objet et Fraize resta sans école de filles jusque vers 1805. La
maison avait été vendue. Rachetée par le sieur Jean Bte Masson, maître en
chirurgie, elle reprit, pour quelques temps, sa première destination. Peu après,
l'école fut transférée au Vicariat devenu propriété communale.
*
* *
Avant la Révolution, les habitants de Scarupt, soucieux de l'instruction de
leurs enfants, trop éloignés pour fréquenter à la Costelle, avaient engagé un
maître à leurs frais. Une contestation entre gens de Scarupt nous apprend qu'en
1777 « les habitants du village de Scarupt ont touché de la communauté 10 livres pour
l'occasion (location) du poël de la maison Jacquel destiné à tenir l'école pendant l'hiver. » 2
*
* *
1
Bulletin paroissial Juillet 1914.
2
Archives de la Justice de Paix.
132 HISTOIRE DE FRAIZE
Avec une telle pauvreté de moyens, les régents s'en tiraient comme ils
pouvaient. Il faut croire qu'ils en manquaient pas de zèle, ni leurs élèves de
bonne volonté, puisqu'on obtenait quand même des résultats.
Vaille que vaille, avec des procédés où la répétition tenait lieu de méthode,
on apprenait d'abord à lire dans « la croisette ». L'écriture venait ensuite. En
possession de ces premiers éléments du savoir, les écoliers étaient initiés à la
science du nombre : ils apprenaient à effectuer « les quatre règles ». Les plus
avancés recevaient quelques notions de grammaire et d'orthographe. Les leçons
de catéchisme et d'instruction religieuse alternaient avec le tout. Ordinairement,
les études n'allaient pas plus loin.
Pour les plus assidus et les mieux doués — ceux-là peut-être qui se
destinaient à l'enseignement — il devait y avoir quand même des exceptions. Le
livre de mathématiques du régent Jacques Cuny, que nous possédons, en est la
preuve. C'est un copieux ouvrage de 528 pages, solidement relié cuir. Il
comprend :
1 ° L'arithmétique en sa perfection (racine cubique comprise)
2 ° Traité d'arpentage
3 ° Traité de la mesure des solides et du toisé
4 ° L'abrégé de l'algèbre.
5 ° Traité de l'arithmétique par les jetons.
Sur la page de garde, une main a calligraphié l'inscription :
« Ce livre appartient à Jacques Cuny, Régent d'école à Fraize, ce 28 février de l'an
1784. »
et, au-dessous :
« Hic liber pertinet — Hic liber est meus — Post mortem nescio cujus — Adaspice
nomen adest Cuny — Ludi magister. »
(Ce livre m'appartient, est à moi. Après ma mort, je ne sais à qui il sera.
Regardez ! le nom y est ! Cuny, Maître d'école.)
Mon vénérable collègue avait-il appris un peu de latin ?...
En traçant cette inscription où il s'inquiète du sort futur de son livre, il ne
pouvait se douter qu'un siècle et demi après lui le volume se retrouverait entre les
mains d'un « maître d'école » de sa vallée.
*
* *
134 HISTOIRE DE FRAIZE
M. Colin, ancien directeur d'école à Fraize (de 1868 à 1893), auteur d'une
monographie communale écrite en 1889, a recherché dans les registres de l'état-
civil antérieurs à 1789, la proportion des signatures et des croix tenant lieu de
signature à ceux qui ne savaient écrire.
Pour une période de 10 années, de 1765 à 1774, sur 492 jeunes époux, 295
ont apposé leur signature et 97 n'ont pu faire qu'une croix. La proportion des
illettrés totaux pour cette période était donc de 40 %.
Il faut remarquer qu'à ce moment, Plainfaing faisait encore partie de la
paroisse et que cette localité, dépourvue d'école dans ses nombreux hameaux,
devait nécessairement fournir un fort contingent d'illettrés.
Aussi, en examinant la période de 7 années précédant immédiatement la
Révolution, trouve-t-on une notable amélioration dans la seule communauté de
Fraize, dont Plainfaing venait d'être séparé (1783).
Pour ces 7 années, sur 178 conjoints, 146 ont signé, 32 ont fait une croix. La
proportion des illettrés complets est tombée à 18 %.
Il ne faut pas s'exagérer la portée de ces constatations. Beaucoup de gens,
sans doute, savaient tout juste faire leur nom. Ils n'en étaient pas moins illettrés.
Nous pouvons cependant conclure qu'à la veille de la Révolution,
l'instruction était en progrès. Toutes les signatures sont lisibles, quelques-unes,
tracées d'une main ferme et agrémentées d'un élégant paraphe, sont vraiment
remarquables — à faire rougir de honte nos contemporains dont beaucoup
croient se distinguer en signant illisiblement, comme si une signature convenable
n'était pas à la fois un acte de politesse envers autrui et l'affirmation de sa
personnalité.
Le 26 septembre 1722, la communauté de Fraize prend une délibération où
elle constate « la nécessité d'avoir dans la paroisse des maîtres d'école de bonne vie et mœurs
capables de l'instruction des enfants et de la jeunesse.
« Lesdits habitants ayant considéré que les gages étaient trop petits et ne suffisaient pas à
faire vivre le maître d'école, même avec ce qu'on lui donnait pour le chant d'église, la
communauté veut bien conséquemment en augmenter le gage qui sera à l'advenir de 10 gros,
2 blancs pour chaque paroissien. »
L'instituteur de ce temps-là était Maître Gaudier. Il profita quelques années
durant de l'augmentation accordée, mais une partie des habitants ayant refusé de
verser un supplément fort minime, une nouvelle délibération, décida, en 1728,
qu'à moins de se contenter de l'ancien gage de 10 gros, le sieur Gaudier serait
HISTOIRE DE FRAIZE 135
remercié. N'ayant sans doute pas d'autres moyens d'existence, Maître Gaudier
s'inclina et garda sa place.
Dans un registre des recettes et dépenses de la communauté de Fraize, en
1784, on trouve, au chapitre des dépenses, la mention :
« Art. 4 - Déboursé, quatre vingts francs barrois faisant trente quatre livres cinq sols neuf
deniers au maître d'école pour ses gages. »
« Art. 5 - Dix francs barrois faisant quatre livres, cinq sols, neuf deniers au susdit
maître d'école pour la conduite de l'horloge. »
M. Colin a estimé à 400 livres (800 francs valeur 1914) le montant total,
service d'église compris, des revenus de l'instituteur de Fraize en 1789. Il est
douteux que ce chiffre ait été jamais atteint.
La situation généralement pitoyable des instituteurs sous l'ancien Régime ne
fait aucun doute. Elle n'était pas ignorée des pouvoirs publics.
Dans une lettre du 8 mai 1779 à M. de la Porte, Intendant de Lorraine, Mgr.
Chaumont de la Galaizière, évêque de Saint-Dié, est d'avis qu'« il conviendrait que
les habitants ne fussent point maîtres des traitements des maîtres d'école ; c'est un abus d'une
conséquence d'autant plus dangereuse que l'intérêt devenant presque toujours la première
considération du peuple, ces sortes de places seraient, pour ainsi dire, au rabais, par conséquent
occupées par des sujets médiocres qui se trouveraient, chaque année, dans le cas d'être supplantés
dès qu'il se trouverait quelqu'un pour remplir ces fonctions à meilleur compte... »
Quant au recrutement des maîtres, l'évêque souhaite qu'ils ne soient plus
admis « que par la voie du concours, au jugement de l'Ordinaire, conjointement avec M.M. les
subdélégués des lieux. »
L'Intendant, ému de cette situation, ordonna, dans toute la province, une
large enquête en vue d'y porter remède.
Rien n'avait été fait quand éclata la Révolution... Pour relever le mérite de
leurs fonctions, les instituteurs furent, tout au plus, exemptés des corvées et de la
milice.
Si misérable qu'ait été la condition de la plupart des maîtres, il ne faut pas
oublier que les longues vacances des classes, de Pâques à la Toussaint, leur
laissaient des loisirs prolongés. Ils se faisaient alors cultivateurs, parfois
tisserands ou ouvriers en bois (Gérardmer), ce qui leur permettait d'améliorer
leur état. En 1665 — nous l'avons vu — maître Michel était à la fois chirurgien
et maître d'école.
136 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Autant qu'on peut en juger d'après les documents de l'époque, l'instituteur —
désigné le plus souvent sous le nom de régent d'école — était tenu en haute
estime. C'était un personnage respecté. On faisait précéder son nom du titre
honorifique de Maître. Les meilleures familles du pays recherchaient son amitié,
l'invitaient à leur table, se disputaient l'honneur de le donner comme parrain à
leurs enfants. Etait-il célibataire ? Il pouvait prétendre aux plus riches alliances.
À Fraize, plusieurs régents d'école : Nicolas Perrotey, en 1695, sa veuve, en
1702, Joseph Perrotey, en 1710, ont été inhumés à l'intérieur de l'église, faveur
strictement réservée aux prêtres et aux hauts personnages.
Il y a mieux. On sait que les préjugés du temps ne permettaient pas à un
gentilhomme de se mésallier, c'est-à-dire d'épouser une fille du peuple. Ceci
n'empêcha pas un noble authentique, Dieudonné François de Courrey, d'épouser
à Fraize, le 7 janvier 1744, avec le consentement de son père, Anne Josèphe
Erlot, la fille du régent d'école.
On voit que, si la condition matérielle de l'instituteur laissait fort à désirer, il
jouissait par ailleurs de beaucoup de considération. Auxiliaire du curé, il était,
après lui, le premier dans la paroisse. Son autorité auprès des élèves et des
familles ne pouvait assurément qu'y gagner.
Sa subordination vis-à-vis du clergé lui pesait-elle autant qu'on l'a dit ?... Le
prêtre — ne l'oublions pas — avait besoin de l'instituteur pour le service d'église.
Celui-ci, de son côté, disposait au village d'une influence qui n'était pas
négligeable. Les deux hommes avaient intérêt à s'entendre. Pour peu qu'ils
fussent l'un et l'autre d'esprit conciliant, la bonne harmonie n'était point
impossible.
Une chose apparaît certaine, c'est que le maître d'école de jadis vivait péniblement,
pauvrement, mais entouré de respect dans sa personne et ses fonctions.
HISTOIRE DE FRAIZE 137
PERIODE REVOLUTIONNAIRE
Les prémices de la Révolution
En 1789, Plainfaing, qui venait d'être séparé de Fraize (1783), pouvait avoir
1700 habitants ; Fraize n'en avait guère que 1500.
Fraize n'en gardera pas moins la primauté qu'il doit à sa situation d'ancien
chef-lieu du ban, à son activité commerciale, à ses foires et marchés. Il sera tout
désigné comme futur chef-lieu du canton.
Jean Bte Flayeux, marchand épicier au Château de Pierosel (Château
Sauvage) a été élu, pour un an, maire de Fraize en 1789. Il remplace
Joseph Gaudier, cordonnier à la Costelle. Son homonyme, Jean Bte Flayeux, des
Aulnes, est greffier de la municipalité, fonctions qu'il exerça durant de longues
années. Jean Naré, de la Costelle, a été élu procureur-syndic (agent financier).
Le curé Nicolas Vichard, natif de Bru, près de Rambervillers, est à Fraize
depuis 1779. Au cours du cruel hiver de 1788, sa bienfaisance lui a gagné tous les
cœurs. Après une mauvaise année où la récolte en grains avait été presque nulle,
survint un hiver extrêmement rigoureux. À Noiregoutte, à la Costelle, aux
Aulnes, les roues des moulins, arrêtées par la glace, cessèrent de tourner. Les
pommes de terre furent gelées dans les caves. Le curé Vichard, qui s'intéressait
d'un cœur de père à la détresse de ses paroissiens, leur vint efficacement en aide.
Sa sollicitude s'étendait à tous leurs besoins.
Nicolas Vichard est tenu en haute estime par ses concitoyens qui lui font
l'honneur de l'appeler à présider les assemblées municipales. Sa charité et son
esprit conciliant vont avoir la plus heureuse influence sur le comportement des
gens de Fraize aux jours sombres de la Révolution.
Jacques Nicolas Dominique et Joseph Jacopin (qui deviendra curé
constitutionnel du Valtin) sont respectivement premier et deuxième vicaire de la
paroisse.
Jacques Cuny, dont nous avons parlé, est régent d'école à la Costelle. L'école
de filles est tenue, nous l'avons dit, par la sœur Marie Anne Michel.
*
* *
138 HISTOIRE DE FRAIZE
L'ordre public
son tour. Il délivre son compagnon repris et, tous les deux « entrant dans la cuisine
du geôlier, s'emparent des tisons de l'âtre et s'en forment des armes. Ils se portent à des excès
sur les dits commis, brisent le fusil du brigadier, déchirent les vêtements d'un autre et
assomment à coups de poing ceux qui leur résistent. On appelle au secours et, sans l'assistance
de plusieurs notables qui arrivent à temps, les dits commis pour la patrouille auraient couru
grand risque pour leur vie. Enfin, au moyen d'un nouveau renfort, on parvient à les
enfermer. »
Procès-verbal des faits fut adressé au comité du district 1 de Saint-Dié qui se
borna à conseiller : « Laissez-les reclus quelques jours en prison et condamnez-les à payer
les choses qu'ils ont brisées et quelques aumônes pour les pauvres. Votre prudence vous
conseillera ce que vous devez faire en cette circonstance. »
À quelque temps de là, la patrouille trouva les mêmes perturbateurs et
quelques autres renouvelant leur tapage nocturne et tirant des coups de feu dans
les rues. Instruite par l'expérience, elle réussit, cette fois, à les mettre à la raison.
L'institution d'une milice bourgeoise, créée sous le nom de garde nationale,
permit, peu de temps après, d'assurer plus efficacement l'ordre et la tranquillité.
On construisit en 1791, sur la place Demenemeix, (devant la pharmacie Canet,
face au café Gerl) un corps de garde destiné à abriter un poste de police
permanent de 4 hommes assurant une faction de 24 heures. Il comprenait deux
salles : l'une avec fourneau et lit de camp pour les hommes de garde, l'autre
devant servir de prison ou de salle d'arrêt. Le corps de garde fut d'une grande
utilité à la garde nationale pour son service nocturne.
À partir de ce moment, et grâce à ces sages mesures, le calme des nuits ne fut
plus troublé et les habitants de Fraize purent dormir tranquilles.
Une rixe dans un cabaret à Clairegoutte est le seul incident survenu jusqu'à la
fin de la Révolution. Regagnant son domicile à la Graine, Antoine George, fils de
l'ancien régent d'école Simon George, fut copieusement rossé et laissé pour mort
dans le cabaret tenu par Marie Gérard, veuve Villaume, où semblables méfaits
s'étaient déjà produits. Traduite devant les autorités locales, la tenancière fut
condamnée à une amende de 25 francs au profit des pauvres de la paroisse.
Assurément, la police était bien faite à Fraize. Elle comprenait, en dehors des
40 gardes nationaux, bon nombre d'autres représentants de l'autorité.
L'assemblée générale des habitants réunis le 17 mai 1790 aux Halles sous la
présidence du maire, J.B. Flayeux, pour procéder à l'élection des bangards, gardes
1
La division en districts (arrondissements) n'existait pas encore, mais le mot district avait déjà remplacé
celui de bailliage.
HISTOIRE DE FRAIZE 141
de cabaret, forestiers communaux « et autres pour le bien public » nous renseigne à cet
égard.
Nous apprenons que :
Dominique Blaise et François Vincent, de la Costelle, sont chargés de « veiller
autour de l'église pendant la messe et les offices, les jours de dimanche et de fête, afin que
personne ne reste dans le cimetière au moment de l'office divin. »
Sont désignés : 6 gardes de cabaret (trois à la Costelle, un à Demenemeix, deux
à Scarupt) ; huit gardes forestiers communaux ; 12 bangards chargés de la surveillance
des champs, des prés, des jardins, des vergers dans chacune des sections de la
commune. L'un d'eux est préposé spécialement à la garde du cimetière « afin qu'on
n'y introduise aucun bétail pour y vain pâturer. »
À cette longue liste s'ajoutent 2 sergents pour la communauté, 3 vérificateurs des
viandes de boucherie.
Tous ces fonctionnaires sont invités à prêter serment. Etaient-ils rétribués ?
Heureusement non !...
Une certaine effervescence se manifeste à Fraize au moment de l'émeute de
St-Dié, en 1793. Rappelons les faits :
Pour défendre nos frontières menacées, la Révolution demanda d'abord des
volontaires. Des milliers de Vosgiens avaient répondu magnifiquement à l'appel
de la Patrie. En 1793, après la mort de Louis XVI, toute l'Europe s'était coalisée
contre nous. Déjà, l'ennemi avait franchi le Rhin. La France courait le plus grand
péril. Pour sauver le pays, la Convention décréta la levée en masse.
Furent les premiers appelés sous les drapeaux les hommes de 18 à 25 ans,
non mariés ou veufs sans enfant. Combien étaient-ils de Fraize ? Nous ne
savons.
Le 1er septembre 1793, un contingent de 2.000 recrues provenant des
districts de St-Dié et de Senones était rassemblé à St-Dié, sur le point d'être
envoyé à l'armée du Rhin. Avant le départ des jeunes soldats, parents, amis,
fiancées, étaient accourus pour recevoir leurs adieux. Les rues étaient noires de
monde. Dans les auberges combles, des groupes compacts devisaient amèrement
sur la rareté et la cherté des vivres, la conscription forcée, mal accueillie des
paysans qu'elle arrachait à la terre, ou commentaient en récriminant les dernières
nouvelles : les lignes de Wissembourg perdues, l'Alsace envahie... Sur cette foule
excitée par de copieuses libations soufflait un vent de mécontentement et de
révolte.
142 HISTOIRE DE FRAIZE
Tandis qu'on se grise ainsi de vin et paroles, neuf détenus — anciens nobles
et ecclésiastiques — considérés comme suspects, sont alors emprisonnés à
l'évêché. C'est contre eux que va se déchaîner la colère populaire.
Au moment où les recrues se rassemblent au roulement du tambour, un
vieux laboureur des Censés de la Planchette (commune de Saulcy-sur-Meurthe),
à qui la réquisition enlevait ses trois fils, ameute la foule : « Voilà mes fils qui
vont partir pour battre les aristocrates aux frontières, clame-t-il, mais avant, il
faut verser le sang des aristocrates d'ici !... »
À son appel, les conscrits débandés, encadrés par une multitude houleuse, se
rendent à l'Hôtel de Ville pour demander qu'on leur livre les détenus qu'ils
rendent responsables de leur départ. En vain le maire les exhorte au calme, au
respect de la loi. Une bande d'émeutiers armés de sabres et de piques se rue vers
l'évêché : « On va faire la fin des aristocrates !... » s'écrie la belle Cécile, une fille
de Taintrux.
Avertis par la rumeur grandissante et les menaces de mort qui montent vers
eux, les otages se sont enfuis en escaladant le mur du jardin de l'évêché. On leur
donne la chasse à travers la campagne. L'un d'eux, Hugo de Spitzemberg, qui
s'est foulé la cheville en sautant le mur, est rattrapé, ramené en ville, traîné
jusqu'à la chapelle de Périchamp (act. rue d'Alsace), et là, égorgé sauvagement.
Sous les yeux des autorités de la commune et du district et de la garde
nationale impuissante, d'odieuses scènes de pillage et de vandalisme se déroulent
en ville où l'émeute gronde dans un tumulte indescriptible. Elles dureront trois
jours.
L'évêché envahi est mis à sac. Chez Hugo de Spitzemberg (librairie Weick,
rue Thiers) — dont le cadavre ramené sur un chariot agricole, au son du violon,
a été jeté nu dans le jardin — la cave est vidée jusqu'à la dernière bouteille. Dans
les appartements, des gens avinés font main basse sur l'argent, les bijoux... sur
tout ce qui peut s'emporter. On souille..., on brise..., on jette le reste par les
fenêtres.
Après les demeures des aristocrates, qui subissent le même sort, on s'attaque
à celles des simples particuliers. Colporté on ne sait par qui, le bruit court qu'on
égorge les patriotes à St-Dié. Le tocsin sonne aux clochers. Les paysans affluent
vers la ville. Certains, peu scrupuleux, vont prendre part à la curée.
Sur de grandes voitures à échelles qui ont approvisionné le marché du mardi,
les plus audacieux entassent pêle-mêle leur butin : linge, vêtements, vaisselle,
HISTOIRE DE FRAIZE 143
Qu'on ne s'y trompe, si les terriens étaient, par tradition, royalistes parce
qu'ils ne concevaient pas d'autre forme de gouvernement que celle qui régissait la
France depuis des siècles, ils avaient — à Fraize comme ailleurs — accueilli avec
enthousiasme les réformes salutaires qui mettaient fin aux abus de toutes sorte
1
Archives de la Justice de Paix.
144 HISTOIRE DE FRAIZE
de l'Ancien Régime et faisaient d'eux des hommes libres et égaux. Aucun n'aurait
voulu retourner en arrière.
À côté des exaltés entraînés par un courant qui les portait aux mesures
extrêmes, voire aux excès, il y avait la masse des gens paisibles, attachés, certes,
aux conquêtes de la Révolution, mais soucieux du respect des lois et de la
tranquillité publique. Et ceux-ci étaient, dans les campagnes, la grande majorité.
Trois hommes, sur lesquels nous reviendrons tout à l'heure, ont été, à Fraize,
d'ardents propagandistes des idées nouvelles : le receveur-enregistreur
Augustin Gaillard, le maire Jean-Baptiste Flayeux, le cabaretier Joseph Grossier.
Conviction ou opportunisme ?... Sait-on ?
À côté de Flayeux et Grossier, nous trouvons, dans la municipalité élue en
1790, des hommes respectés qui appartiennent aux familles les plus anciennes du
pays. Ce sont : Joseph Gaudier, cordonnier à la Costelle, François Petitdemange,
du Chêneau et Blaise Adam, des Aulnes, tous deux gros propriétaires ;
Joseph Simon, cultivateur au-dessus de Scarupt ; Jean Naré, laboureur à la
Costelle (mon trisaïeul maternel) ; François Vincent, J.B. Chenal et le charpentier
Dominique Fleurentdidier, de Scarupt ; Nicolas Enaux, tailleur ;
Blaise Barthélémy et André Vincent de la Costelle ; J.B. Voinquel, de
Demenemeix ; François Houssemand, du Belrepaire ; Claude Perrotey, du
Mazeville ; J.B. Masson le jeune, chirurgien à la Costelle 1 ; et, comme procureur
et greffier de la communauté, J.B. Flayeux 2, laboureur aux Aulnes, futur juge de
paix du canton.
Leurs signatures relevées aux registres municipaux ne manquent pas
d'élégance et dénotent l'habitude d'écrire, ce qui suppose une certaine culture.
Celui qui devait être à l'avant-garde des idées nouvelles est un étranger au
pays. Joseph Augustin Gaillard, homme de loy, comme il s'intitule lui-même 3, né à
Rambervillers, le 18 mars 1752, de parents inconnus 4, avait d'abord été avocat
au parlement de Metz. Il abandonne cette carrière pour venir à Fraize, vers 1780,
comme contrôleur aux actes des notaires (receveur de l'enregistrement).
Au temps de mon enfance, les anciens du village se souvenaient encore de lui
(il est mort en 1839). Il habitait, rue de l’Eglise, la maison actuellement occupée
1
D'une famille dont les membres ont été médecins de père en fils pendant deux siècles.
2
Qu'il ne faut pas confondre avec le maire J.B. Flayeux.
3
Déclaration des biens fonciers en 1791. Archives communales.
4
D'après son acte de décès.
HISTOIRE DE FRAIZE 145
par M. René Petitdemange, marchand de vins en gros, (N° 520 du plan cadastral,
section B) qu'il avait acquise avant 1791 1.
C'était, disaient-ils, un bel homme, parlant d'abondance. Son extérieur
sympathique, son commerce agréable, lui avaient ouvert les portes des familles
bourgeoises. Il fréquentait chez les Deloisy, les Batremeix, ses proches voisins,
chez les Saint-Dizier, les Salmon.
Il affichait alors des convictions profondément religieuses, en harmonie avec
celles du milieu. C'est ainsi que, le 17 juin 1784, il fait bénir une seconde fois, en
l'église de Fraize, après avoir obtenu dispense de l'empêchement au 4 e degré de
consanguinité qui existait avec Marie Libaire Drouel, sa femme, le mariage qu'il
avait contracté devant le curé de Rambervillers 2.
Sa situation, son instruction, ses relations faisaient de Gaillard l'homme le
plus influent de Fraize. Cette influence, il va la mettre au service de la
Révolution. Nourri de l'esprit des philosophes du XVIII e siècle qui ont trouvé en
lui un adepte, il se fera à Fraize le propagandiste des nouveaux principes.
À la formation de la Garde Nationale, en 1790, il en est élu commandant. Il
assiste, le 8 septembre, à la fête de la Fédération municipale et à la bénédiction
religieuse des drapeaux dont un acte rend compte en ces termes :
Cejourd'hui, 8 septembre 1790, sur les 11 heures du matin, la municipalité de Fraize et
les paroissiens assemblés en l'église paroissiale, à la messe paroissiale, Messieurs le
Commandant, Officiers et fusiliers de la garde nationale de Fraize, et en présence de plusieurs
officiers de la garde nationale de Saint-Dié et autres ont présenté à bénir les drapeaux qu'ils
ont fait faire, conjointement et de concert avec la municipalité. Je soussigné, Curé de Fraize
muni de la permission expresse de Mgr l’évêque de Saint-Dié en date du 25 août dernier, ai
fait solennellement la bénédiction des drapeaux de la garde nationale de Fraize, le tout avec les
cérémonies prescrites et la messe ensuite. Dont acte signé N. Vichard, curé, Dominique,
vicaire, Gaillard, commandant 3.
En 1792, le commandant Gaillard est devenu chef de la légion du district de
Saint-Dié. Patriote sincère, il s'occupe activement du recrutement des volontaires
envoyés aux Armées.
Le 4 octobre 1790, Gaillard a succédé comme « notaire public » au tabellion
Perrotey dont il avait acheté la charge. Jusqu'au 15 frimaire, An IV 4. Il cumule
1
Déclaration des biens fonciers en 1791. Archives communales.
2
Registre paroissial d'état-civil.
3
Registre paroissial d'état-civil.
4
Archives de la Justice de Paix.
146 HISTOIRE DE FRAIZE
alors — on ne sait trop pourquoi — ces fonctions avec celles de receveur des
domaines. Il redevient ensuite « receveur de la région nationale du droit
d'enregistrement ». L'Empire, puis la Restauration de 1815 le retrouveront dans
cette situation.
On a reproché à Gaillard son intolérance et son sectarisme : « Il tomba —
écrit l'abbé Flayeux — dans les excès du fanatisme révolutionnaire et devint
bientôt un persécuteur et un destructeur. »
Au moment le plus sanglant de la Révolution, alors que les prêtres se
cachaient pour exercer en secret leur ministère ; alors qu'on dépouillait les églises
de tout emblème religieux, on rapporte que c'est lui, Augustin Gaillard, qui se
chargea d'être l'iconoclaste et d'enlever de l'église de Fraize les images de la
superstition. Il fit tout enlever, dit la tradition, excepté la croix du clocher, car
personne ne voulut tenter l'ascension. Il était présent lorsque le grand Christ de
la nef, celui qui existe encore aujourd'hui, fut arraché de la muraille. Les ouvriers,
ont rapporté les anciens du pays, pressentant de grandes précautions pour ne pas
endommager le crucifix. Et cette manière de procéder exaspérait le citoyen
Gaillard qui eût désiré, paraît-il, le voir s'effondrer sur le pavé en mille morceaux.
Ce crucifix, comme le tableau de Saint-Blaise, fut caché au Belrepaire dans la
maison de M. Petitdemange. » 1
Augustin Gaillard a-t-il tenu le triste rôle qu'on lui prête ?... Encore que je
n'aie pas entrepris de réhabiliter sa mémoire, je n'en suis pas du tout convaincu.
Les faits énoncés ne s'appuient que sur la tradition et chacun sait combien les
traditions les plus respectables sont souvent inexactes et déformantes.
Au surplus, ce n'est pas à Gaillard qu'il appartenait de faire disparaître les
emblèmes religieux, mais à la municipalité, comme le prescrivait l'arrêté du 27
nivôse an II (16 janvier 1794) daté de Sarrelibre (Sarrelouis), du Représentant du
peuple, en mission, Balthazard Faure aux citoyens des départements de la Moselle, de la
Meurthe et des Vosges, dont l'article premier était ainsi conçu :
« Tous signes qui rappellent un culte religieux, comme croix, images ou statues et qui ne
seraient point encore enlevés des lieux où ils sont publiquement en évidence, disparaîtront dans
les trois jours, à compter de la publication du présent arrêté, de telle sorte qu'il ne reste aucune
trace de leur existence. »
L'article 2 rend responsables et passibles de poursuites « chacun des membres des
municipalités » dans lesquelles subsisteront des emblèmes religieux, et
prévaricateurs les juges qui ne les auront pas condamnés.
1
G. FLAYEUX, le Ban de Fraize, p. 154-55.
HISTOIRE DE FRAIZE 147
L'article 6 faisait peser une grave menace sur les prêtres. En cas
d'inobservation de l'arrêté « tout prêtre résidant dans la commune, qui aura conservé le
caractère sacerdotal, sera saisi, mis en état d'arrestation et déporté. » 1
Or, en 1794, le curé de Fraize, Nicolas Vichard, s'il n'exerce plus le culte
public, continue à administrer en secret ses sacrements.
Du Belrepaire où il se cache, il vient dire la messe et baptiser les enfants dans
une cave de la Costelle 2. Cela, beaucoup de gens le savent. Le citoyen Gaillard,
qui habite à deux cents mètres, ne peut l'ignorer. Ne le saurait-il pas, les
patrouilles de gardes nationaux qui sillonnaient la commune n'eussent pas
manqué de lui en faire rapport. Pourtant, ce farouche persécuteur ne veut pas
attirer sur son curé les foudres de la loi.
Si le prêtre ne fut pas directement inquiété, la plupart des croix des chemins
furent abattues, en même temps qu'on enlevait des églises, réputées lieux publics,
les statues et emblèmes religieux.
N'oublions pas, pour juger ces choses, qu'en janvier 1794, nous sommes
sous la dictature de Robespierre, en pleine Terreur !...
Ne fallait-il pas « hurler avec les loups » ?...
N'en déplaise à la tradition, qui sait si le jacobin Gaillard — jadis fervent
catholique — en faisant descendre sous ses yeux le grand christ de la nef, n'avait
pas surtout le souci de la conservation de l'image sacrée ?... Le fait que le crucifix
a pu être sauvé, et qu'il nous est parvenu intact, n'en est-il pas le témoignage ?...
*
* *
Jean Baptiste Flayeux, commerçant, est propriétaire de la maison où il habite,
au Château de Pierosel (Château Sauvage), sur le chemin de Plainfaing ; il possède
aussi, en 1791, une autre maison à la Costelle, en face des Halles, voisine de celle
de Gaillard, et divers terrains dans la commune. 3 C'est un bourgeois à l'aise pour
son temps, ce qui lui donne dans le pays une certaine influence.
Elu maire de Fraize, en 1789, il voit son mandat renouvelé les années
suivantes. L'ascendant que Gaillard exerce sur lui en a fait un chaud partisan de
1
A. PHILIPPE. Les Représentants du peuple en mission. La Révolution dans les Vosges. Octobre 1922, p.
119-21.
2
Suivant une tradition restée vivace à Fraize.
3
Recensement des biens fonciers en 1791. Archives communales.
148 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
À l'imitation des clubs jacobins de Paris, des « sociétés populaires » s'étaient
fondées, dès 1791, dans beaucoup de localités vosgiennes. Fraize a eu aussi son
club dont les réunions, faute d'autre local, se tenaient dans les cabarets.
Ouvrons une parenthèse pour indiquer que Fraize comptait alors au moins
quatre auberges, notamment deux à la Costelle tenues par la veuve Joseph Cuny
et Joseph Grossier, deux à Demenemeix, celles d'Urbain Olry et de Michel Cuny.
C'est cette dernière, semble-t-il, qui était plus particulièrement lieu d'élection
des clubistes. L'enseigne « Aux Trois Rois » qu'elle arborait naguère s'était
démocratisée pour devenir « Aux Trois Citoyens » 2.
1
Recensement des biens fonciers en 1791. Archives communales.
2
J'ai trouvé mention de cette substitution de nom aux archives de la justice de paix.
HISTOIRE DE FRAIZE 149
*
* *
Je n'ai pas suivi Flayeux et Grossier après la Révolution. Je sais seulement
que le premier est redevenu maire de Fraize, de 1806 à 1808. Grossier a dû
quitter le pays sous l'Empire. Son nom, en effet, ne figure plus en 1812 sur la
liste des propriétaires fonciers de la commune.
Pour ce qui est de Gaillard, les documents conservés en mairie et les archives
de la justice de paix me permettent de compléter son « curriculum vitae ».
Jusqu'à sa mise à la retraite, vers 1816, il exercera à Fraize les fonctions de
receveur de l'enregistrement. Je lui connais deux fils, comme lui fonctionnaires :
l'aîné, Joseph Augustin, receveur des douanes impériales, décédé le 23 juillet
1810, à l'âge de 28 ans, à Port Maurice, département de Montenotte — royaume
d'Italie — 1, le second, Antoine Benoit, receveur des domaines.
1
Acte transcrit à Fraize, le 31 août 1810. Registres de l'état-civil.
150 HISTOIRE DE FRAIZE
L'exercice du culte
1
Archives de la Justice de Paix.
2
Registres de l'état-civil.
HISTOIRE DE FRAIZE 151
Le culte décadaire
« La déesse était une fille de Plainfaing dont plusieurs, peut-être, pourraient
citer le nom ; elle fut conduite de Plainfaing à Fraize sur un char, légèrement,
pour ne pas dire immodestement vêtue, coiffée du bonnet phrygien. Une sorte
de trône lui avait été préparé dans l'église dépouillée. » 1
Je suis, à dix années près, le contemporain de l'abbé Flayeux. Comme lui, j'ai
connu des vieillards chez qui les souvenirs révolutionnaires, qu'ils tenaient de
leurs parents, étaient encore très frais. Ma grand-mère, par exemple, m'a conté ce
qu'elle avait appris des siens qui avaient vécu toute la Révolution 2 : le serment
du curé Vichard et de son vicaire à la grand'messe..., la rétractation à la prière du
soir du vicaire Dominique que les gendarmes attendaient à la sortie de l'office...,
les enrôlements volontaires devant les Halles..., les tournées de la garde nationale
dans la commune, ce qui n'empêchait pas la mise « à blanc étoc » des forêts par
les délinquants..., les nouveaux-nés qu'on portait baptiser en cachette dans ces
paniers d'osier, à deux couvercles, dits bostés, en usage autrefois..., les meurtres et
pillages de Saint-Dié en 1793 et la part qu'y avaient prise certains habitants de
Fraize.
Jamais mon aïeule aux souvenirs si précis ne m'a parlé de la mascarade
relatée par l'abbé Flayeux. J'en demande pardon à la tradition, j'ai de bonnes
raisons de croire que les faits ne se sont pas passés à Fraize, mais peut-être à
Saint-Dié ?...
Le culte de la Raison était si ridicule qu'il n'eut, d'ailleurs, qu'une existence
éphémère. On lui substitua celui d'un Etre suprême dont Robespierre qui avait fait
proclamer son existence par la Convention, se fit le grand-prêtre.
Disciples de Voltaire et de Rousseau, la plupart des Conventionnels, tout en
poursuivant ouvertement la ruine de l'église catholique, se défendaient, en effet,
d'être des athées. Le besoin d'un culte extérieur hantait les Jacobins. De là naquit
chez eux cette conception d'une divinité vague, incertaine, l'Etre suprême, à
laquelle ils rendaient, dans les églises sans prêtres, un culte de leur façon. Resté
officiellement en vigueur sous le Directoire, le culte décadaire, qui avait fini par se
dépouiller de toute apparence religieuse, ne devait prendre fin qu'avec le
Concordat de 1802.
« Il fut, dans les Vosges, officiellement inauguré à Epinal, le 10 frimaire an II
(30 novembre 1793) en présence des administrations du département et de la
cité. Mais, soit force de l'habitude, soit réel attachement à la religion des
1
G. FLAYEUX. Le Ban de Fraize, p. 161.
2
Son père était né en 1777.
HISTOIRE DE FRAIZE 155
*
* *
Baptisée du nom de Temple de l'Etre suprême, la vieille église de Fraize a vu,
comme toutes celles du pays, se célébrer le décadi.
Nous avons trouvé à ce sujet deux pièces fort intéressantes dans les archives
de la Justice de Paix. La première que voici est un procès-verbal dressé par le
juge de paix, constatant que de nombreuses vitres ont été volontairement brisées
à l'église par jets de pierres :
« Cejourd'hui vingt-huitième ventôse, an trois de la République française, une et
indivisible.
Moi, Jean Baptiste Flayeux, Juge de Paix, du canton de Fraize, à la résidence des
Aulnes, informé par la rumeur publique que des malveillants, dans la nuit du vingt-cinq au
vingt-six de ce mois ont commis dans les vitres du temple de l'être suprême du dit Fraize,
plusieurs fractures, qu'étant important de les reconnaître à l'effet d'informer contre les auteurs
de ce délit et, en cas de découverte, leur faire subir les peines relatives à un pareil procédé. Je me
suis rendu au dit temple où, étant accompagné de l'agent national de la dite commune et de mon
secrétaire ordinaire, j'ai reconnu aux vitres de la nef, du côté du midi, vingt-cinq à trente
fractures de différentes grosseurs et trente à trente-cinq à celles du nord, également de différentes
grosseurs, lesquelles fractures ont été faites avec des pierres qui ont été trouvées au temple au
nombre de plus de cinquante, et de celles de quatre à cinq livres, d'autres plus ou moins grosses.
J'ai également reconnu des fractures aux vitres du chœur du côté du midi ainsi qu'à une de la
sacristie au nord.
De tout quoi j'ai dressé le présent procès-verbal les an et jour avant dits ; présents le
secrétaire ordinaire et le dit agent qui ont signé avec moi lecture faitte.
Flayeux, J.B. Barthélémy agent, J.B. Ruyer.
Vous avez bien lu : plus de cinquante pierres de quatre à cinq livres, sans compter
les autres de moindre grosseur, ont été lancées des deux côtés à la fois, dans les
1
Ch. Chapelier. Les décadis dans les Vosges. La Révolution dans les Vosges. Juillet 1922, p. 5.
156 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Imaginons — d'après les instructions officielles 1 — comment pouvait se
dérouler la cérémonie décadaire dans une église de campagne comme la nôtre.
Cérémonial peu compliqué, rites bizarres singeant ceux du catholicisme.
Aux roulements du tambour, la garde nationale sans armes fait son entrée
dans l'église, précédant les officiers municipaux ceints de leur écharpe. Viennent
ensuite les instituteurs et leurs élèves, les fonctionnaires, les fidèles du nouveau
culte.
L'assistance ayant pris place, on chante un hymne patriotique terminé par le
cri de : « Vive la République ! » Puis le maire ou « l'orateur du décadi » monte dans
« la ci-devant chaire à prêcher » qui va lui servir de tribune. Il prononce une harangue
de morale civique, analyse, commente les lois et arrêtés, donne lecture de la
Déclaration des droits de l'homme, des nouvelles politiques, des bulletins de la
Convention.
Un roulement de tambour annonce la fin de la cérémonie. Tous se lèvent, se
découvrent et le maire prononce :
« Citoyens, le Peuple français a déclaré reconnaître l'existence de
« l'Etre suprême et l'immortalité de l'âme ; ce jour est consacré à la
« fête de la Divinité ; nous allons offrir à l'Eternel nos vœux et nos
« hommages ; que tous soient attentifs et que chacun unisse son cœur
« à ma voix. » Il ajoute cette étrange invocation : « Etre suprême !
1
Manière de célébrer les fêtes décadaires par le sieur Thiébaut, Chef de bureau de l'Administration de la
Meurthe. Nancy, chez Grisvard, imprimeur des sans-culottes.
HISTOIRE DE FRAIZE 157
L'abbé Flayeux cite Joseph Mengin parmi les orateurs du décadi 1. L'ancien
avocat, l'ancien député de la Législative, à la parole facile, devait tout de même
faire meilleure figure à la tribune que l'épicier Flayeux et le cabaretier Grossier.
J'ai trouvé souventes fois, dans les annales de la Justice de Paix, le nom de
Joseph Mengin qui occupe le siège du ministère public sous le nom de commissaire
du pouvoir exécutif du canton de Fraize.
C'est sur sa réquisition que, le 22 pluviôse an VII, comparaissent devant le
Tribunal de police judiciaire : « J.E. Villaume le jeune, cultivateur à Fraize, Renard,
canonnier d'artillerie légère résidant chez François Jacquot, son vitric (?), aubergiste à Fraize et
Jean Nicolas Cunin, volontaire en congé à Ban-sur-Meurthe ; pour avoir : le premier,
contrairement aux lois et aux ordres du gouvernement, fait danser chez lui, le quinze du
courant, pour la ci-devant fête patronale de Fraize, le deuxième pour avoir dansé avec des
camarades qu'il avait invités et le troisième pour avoir joué de la clarinette. » 2
Le 15 pluviôse, c'était la Saint Blaise et « le dénommé Blaise » n'ayant pas sa
place dans le calendrier républicain, il était interdit de célébrer « la ci-devant fête
patronale », même si les réjouissances avaient lieu en un domicile privé, comme
c'était le cas.
De tout quoi les prévenus « écopèrent » chacun de trois francs d'amende. O
liberté !...
*
* *
Si, pour établir la stricte observance du culte décadaire, la Convention ne va
pas jusqu'à la contrainte légale, elle recourt à la contrainte administrative et,
n'osant amener de force les citoyens aux cérémonies nouvelles, elle interdit le
chômage du dimanche, elle défend le travail du décadi.
En contraignant les paysans à chômer les décadis, on espérait que, ne
pouvant abandonner le travail de la terre deux jours sur dix, le besoin... et peut-
être la misère, ne tarderaient guère à les forcer au travail du dimanche, ce qui ne
manquerait pas de favoriser l'assistance aux réunions de la décade de plus en plus
impopulaires.
L'administration départementale, les directoires des districts, les municipalités,
stimulés par les représentants en mission, déploient le plus grand zèle pour briser
1
G. FLAYEUX, le Ban de Fraize.
2
Archives de la Justice de paix.
HISTOIRE DE FRAIZE 159
les résistances.
Vains efforts : la préoccupation dominante du paysan est de garder intactes
les traditions ancestrales. Pour éviter l'amende et la prison, il chômera les jours
fixés par le calendrier républicain (c'est-à-dire les décadis et les fêtes civiques : le
14 juillet, 10 août, 21 janvier, 31 mai), mais, puisque les décrets mentionnent
seulement la participation obligatoire au nouveau culte des fonctionnaires et de
leurs familles, puisqu'ils ordonnent seulement l'assistance des instituteurs avec
leurs élèves aux réunions décadaires, il reste libre, respecte le repos du dimanche
et s'inquiète peu de la religion sans prêtres.
*
* *
Le Directoire (1795-99) avait persisté dans les errements de la Convention en
s'acharnant à maintenir un culte officiel laïque dont personne ne voulait. Cette
obstination contre le vœu des populations fut une des causes de l'impopularité
du Directoire.
Il semble qu'à Fraize, les fêtes décadaires aient été observées jusqu'à la fin de
1799. On avait essayé de leur donner un attrait de curiosité en y faisant figurer
les mariages qui devaient être obligatoirement célébrés au chef lieu par le
président de l'administration municipale du canton. Peine perdue. On usa alors
de la manière forte. « La garde civique de Fraize faisait la chasse et amenait de
force les récalcitrants. On rapporte aujourd'hui les noms de certaines personnes
des Aulnes qui assistèrent plusieurs fois par force à cette fête du décadi. » 1
Cependant, le culte catholique, exercé par des assermentés, se réorganisait
ouvertement et les rites décadaires sombraient de plus en plus. Nous en
trouvons la preuve dans une lettre du directoire départemental des Vosges
(administration préfectorale) au commissaire près de l'administration municipale
de Fraize du 11 ventôse an VII — 1 er mars 1799 : « Il paraît que la loi sur les décadis
est ouvertement violée dans votre canton et que les agents municipaux donnent des permissions
de travailler indistinctement ou négligent de constater les contraventions.
On assure que les ministres du culte, qui pourraient beaucoup seconder à ce sujet les
autorités constituées, sont ceux qui opposent le plus d'entraves… ; s'il est vrai que celui de
1
G. FLAYEUX. Le Ban de Fraize, p. 161.
160 HISTOIRE DE FRAIZE
Fraize nommé Vincent 1 soit réquisitionnaire 2, il faut le faire partir pour les frontières où il
aura un champ plus vaste pour exercer son zèle 3 »
Jean Nicolas Vincent « ministre du culte » à Fraize qui avait reçu de ses
paroissiens, en fructidor an V, une attestation « comme quoi il se conformait aux
décadis et s'engageait à les observer » avait-il l'âme assez noire pour encourager le
travail du dixième jour ?...
Fut-il inquiété ? Je ne sais, mais il est certain que l'administration représentée
par le citoyen Mengin, commissaire du pouvoir exécutif du canton de Fraize, se montra
jusqu'au bout impitoyable pour les fauteurs du décadi. Témoin le curieux
jugement du deuxième jour complémentaire de l'An VI (24 septembre 1798) que nous
rapporterons en bref :
Plusieurs personnes sont poursuivies devant le Tribunal de police judiciaire pour
travail du décadi : un particulier du Chêneau, craignant la pluie, a fait poser des
aissis sur son toit découvert ; d'autres sont allés chercher de l'herbe pour le bétail.
Détail piquant : le juge de paix lui-même figure parmi les prévenus comme
civilement responsable de sa fille mineure qui a retourné du regain le jour de la
décade. C'est pourquoi il est remplacé au tribunal — qui siège aux Aulnes, dans
sa propre maison — par un de ses assesseurs pour cause de suspition. (sic)
« Ont comparus : Jean-Baptiste Petitdemange qui a déclaré qu'il est bien vrai qu'il avait
le dit Aubry pour recouvrir son toit le jour indiqué, mais que le travail qu'il faisait était une
nécessité pressante parce que son toit était découvrit (sic) et qu'il fallait le recouvrir en cas de
pluie.
Joseph Didier George du Belrepaire a répondu qu'il ne sait point si son fils a travaillé le
jour indiqué, qu'il ne lui avait point recommandé de le faire 4, demande à être renvoyé de la
demande.
Thérèse Simon a déclaré qu'elle n'a point travaillé quelle fut seulement chercher un fardeau
d'herbe, elle croit que ce travail devrait être permis.
François Gérard du Mazeville déclare que lui et sa femme vers onze heures et demi du
matin furent chercher un fardeau d’herbe pour leurs bestiaux.
1
Jean Nicolas Vincent, originaire de Plainfaing.
2
Appelé sous les drapeaux par la réquisition.
3
Archives du Département des Vosges, cité par Ch. Chapelier. La Révolution dans les Vosges, 12e année,
p. 33.
4
Joseph Didier George était un malin !...
HISTOIRE DE FRAIZE 161
Et le citoyen Jean-Baptiste Flayeux Juge de Paix, a répondu qu'il est bien vrai qu'une de
ses filles fanait le jour indiqué mais qu'elle n'a fait ce travaille que d'après avoir eue la
permission de l'agent de la commune de Fraize. »
Le Tribunal, ayant donné acte « de la déclaration faite par le citoyen Jean-
Baptiste Chenal, agent (garde-champêtre) de la commune de Fraize de ce que, le
dix-huit fructidor, il a permis les travaux voulus par l'article dix de la loi du
17 thermidor dernier et après la cérémonie finie », rend son jugement. Sans
suivre le citoyen Mengin qui demandait pour chacun des prévenus « trois francs
d'amende au profit de la République », il se contente de condamner « Jean-
Baptiste Petitdemange comme responsable des faits levés (?) de son ouvrier à un
franc d'amende pour avoir fait recouvrir la toiture de sa maison le jour de repos
sans permission de l'administration et à un tiers des dépens. Attendu la
permission accordée par l'agent de la commune » les autres prévenus sont
acquittés, mais — ceci ne s'explique guère — ils devront néanmoins payer « le
surplus des dépens ». 1
À la même audience était rendu un jugement acquittant des citoyennes « qui
ont ramassé du chanvre le jour de la décade » avec l'autorisation de l'agent de la
commune. Elles sont toutefois condamnées aussi aux dépens.
*
* *
L'année suivante, le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), Bonaparte
prenait le pouvoir. Le premier Consul eut le mérite de dominer les préjugés, les
antipathies de son entourage qui voulait maintenir le culte décadaire expirant. Un
arrêté du 7 nivôse an VIII (28 décembre 1799) confirmait le droit des communes
à disposer des édifices religieux et donnait toute liberté au dimanche en rendant
le décadi facultatif. Les offices religieux furent célébrés publiquement dans
toutes les églises. Le Concordat du 26 messidor an IX, qui rétablissait en France
le culte catholique, déclare « qu'aucune fête, à l'exception du dimanche, ne pourra être
établie sans la permission du gouvernement ». C'était l'arrêt de mort du décadi vite
oublié... comme quelqu'un qui ne laisse pas de regrets.
Saviez-vous que « la Blaise », la grosse cloche de l'église de Fraize, si
malencontreusement fêlée, voici quelques années, qu'on dut la renvoyer à la
fonte, avait eu pour marraine Marie-Anne Barthélémy, épouse de
1
Archives de la Justice de Paix.
162 HISTOIRE DE FRAIZE
La justice de paix
1
Actuellement Commune de Taintrux.
2
Actuellement Commune de Saulcy-sur-Meurthe.
3
Idem.
4
Idem.
HISTOIRE DE FRAIZE 163
1
D'après documents rares ou inédits de l'Hist. des Vosges Tome III, p. 330-337.
2
Chiffres donnés par le Chanoine Paradis. Bulletin paroissial de Fraize. 1914.
3
Idem.
164 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Jean George Toussaint, premier juge de paix du canton de Fraize, était né à
Wisembach, en 1732.
D'abord « notaire royal » à la résidence de Bertrimoutier 2, il exerce ensuite
les mêmes fonctions à Plainfaing. Cette localité, jusque-là réunie à Fraize, s'en
était séparée pour former une communauté distincte au moment de la
construction de l'église (1783). Il en fut l'un des premiers maires... peut-être le
premier.
Son autorité dans le pays, ses connaissances en matière de législation, le
désignaient naturellement pour le poste de Juge de paix et, sans doute, accueillit-
il avec joie son élection.
Il ne tarda guère à s'apercevoir que tout n'était pas pour le mieux. L'élection
du maire de Plainfaing avait vraisemblablement déçu les Fraxiniens qui eussent
préféré voir à sa place un des leurs. Et ceci peut nous expliquer pourquoi la
municipalité de Fraize, réunie deux mois après, le 5 décembre 1790, sous la
présidence du maire J.B. Flayeux, cordonnier à Pierosel, exprime ainsi ses
doléances au sujet de l'administration de la justice :
1
Date de la suppression du canton de Saint-Léonard. Les archives de la Justice de paix ont été transférées à
Fraize.
2
Différents actes qui se situent vers 1770-80 lui donnent cette qualité.
HISTOIRE DE FRAIZE 165
« Le procureur de la communauté, J.B. Flayeux 1, laboureur aux Aulnes, se plaint des
déplacements que doivent faire les justiciables pour se rendre à Plainfaing, résidence du Juge, des
démarches et des frais qui en résultent.
Il souhaite que le juge se déplace pour venir à Fraize, à la Costelle, les vendredis et jours
de foire en dehors du vendredi : et suggère même qu'il pourrait consacrer un jour de chaque
semaine pour administrer la justice dans chaque commune.
L'Assemblée émet le vœu que le juge se rende à Fraize tous les vendredis et jours de foire
pour rendre la justice. »
Jean-Baptiste Flayeux, laboureur aux Aulnes, auteur de la plainte qu'on vient
de lire, n'avait-il pas été candidat malheureux à l'élection de 1790 et n'en gardait-il
pas une dent à son concurrent, Jean George Toussaint ?... On est tenté de le
croire.
Nous ne savons pas si le juge, se conformant au vœu exprimé, consentit à se
déplacer pour éviter aux justiciables de se déplacer eux-mêmes. Depuis la mise
en vente des Halles où était la salle de justice, il n'avait plus, à Fraize, de local
pour tenir audience. C'est sans doute la raison pour laquelle il rendait la justice
chez lui.
Les Juges de paix étaient élus pour deux ans. À l'expiration de son mandat,
Jean George Toussaint fut réélu de justesse, le 25 novembre 1792, par
55 suffrages sur 105.
Il devait avoir sur les bras une affaire minime en soi, mais que les
conjonctures rendaient pour lui ennuyeuse et délicate :
Un certain Nicolas Flayeux, débitant à Plainfaing, en mauvais termes avec
son cousin, Valentin Hanry, sabotier à Sachemont « ancien soldat aux gardes du
roy » l'avait dénoncé comme « coupable d'avoir tenu des propos inciviques ».
Hanry est arrêté à Mandray par Joseph Mouginat, commandant de la garde
nationale de Saint-Léonard ; Plainte est rendue par le dit Mouginat,
Joseph Augustin Gaillard, chef de la légion du district de Saint-Dié, Cuny,
capitaine. Les dépositions des témoins montrent que l'accusateur a agi par
rancune et que ses dires sont sans fondement. Aussi le juge Toussaint rend-il la
liberté à Valentin Hanry et le renvoie-t-il chez lui : « Enjoignons à la garde nationale
de Fraize — ordonne le jugement — de le conduire hors du village, à cette fin qu'il ne lui
arrive autre chose. » (28 mai 1793) 2.
1
Il y avait deux J.B. Flayeux : le maire et le procureur de la communauté.
2
Archives de la Justice de paix.
166 HISTOIRE DE FRAIZE
Il semble que l'affaire n'eut pas d'autre suite. Il est possible cependant qu'elle
ne soit pas étrangère à la démission de Jean George Toussaint survenue quelques
mois après.
Le 15 frimaire An II (6 décembre 1793), Jean-Baptiste Flayeux, procureur et
greffier de la communauté, le remplaçait dans des fonctions qu'il avait
probablement convoitées.
Jean George Toussaint « ancien notaire », dit son acte de décès 1, est décédé à
Plainfaing, le 15 décembre 1815, à l'âge de 83 ans. Sa sépulture, où, sur une dalle
moussue, on lit à grand'peine le nom du premier Juge de paix du canton, se voit
encore au cimetière de cette localité.
1
Aimablement communiqué par M. Jean Garnier, secrétaire de mairie à Plainfaing.
2
De Nicolas Flayeux et de Barbe Batremeix.
3
Ancienne maison Eugène Barbe, actuellement propriété Steffann.
HISTOIRE DE FRAIZE 167
1812, a disparu, vers 1890, depuis l'incendie de l'immeuble qui a été reconstruit
sur un plan différent.
Je me souvient fort bien de cette chambre de justice, comme on l'appelait dans
mon enfance, à laquelle des murs lépreux où s'accrochait le lierre, de petites
fenêtres aux vitres en losange, donnaient un aspect vétuste et mystérieux.
En ce temps-là, très vivace et presque générale, était encore l'habitude des
surnoms. Agathe, la fille du Juge, avait légué à ses enfants son prénom patois
Gagué auquel s'accolait l'épithète do Juge (du Juge). Les Gagué do Juge, cela voulait
dire les fils d'Agathe, fille du Juge. C'est sous ce nom généalogique que j'ai connu
les petits-fils de Jean-Baptiste Flayeux, deux vieux garçons fort sympathiques qui
exploitaient la ferme familiale.
De la salle où l'aïeul rendait la justice, ils avaient fait une pièce de débarras,
une sorte de « fourre-tout » où, sous les toiles d'araignée qui pendaient du
plancher supérieur en longues draperies, voisinaient pêle-mêle, à côté des sacs de
grain et des bandes de lard suspendues à la muraille, les vieilleries les plus
hétéroclites. C'est ce « capharnaüm » qu'on me fit voir un jour où, mû par la
curiosité, j'avais demandé à visiter la « chambre de justice ». La gente « trotte-
menu », qui pullulait en toute quiétude dans ce réduit, n'ayant pas été dérangée
depuis des semaines, ce fut, quand la porte s'ouvrit, un sauve-qui-peut général.
Le local où gîtait ce « beau désordre » ne m'avait pas inspiré, je dois le dire,
une haute idée du magistrat d'autrefois, et mes douze ans se représentaient
volontiers le juge de paix des Aulnes, en bonnet à rayures avec un gland dans le
dos, déchaussant à la porte de la « chambre de justice » ses gros sabots à courte
gueule bourrés de paille pour entendre les plaideurs et discuter avec eux en patois.
Singulier juge de paix !... me disais-je.
À feuilleter les vieilles archives où j'ai glané pas mal de choses intéressantes,
je suis revenu de mes préventions à l'égard du juge-laboureur. Si peu préparé
soit-il à sa tâche, Jean-Baptiste Flayeux sut, dans des circonstances difficiles,
rendre la justice avec autant de sagesse que d'équité.
À côté de minimes affaires civiles inscrites à la conciliation et qui n'ont guère
varié depuis, on retrouve, dans nombre de jugements rendus, le reflet de la vie et
des préoccupations de la période révolutionnaire.
En fait de justice pénale, les difficultés vinrent, plus d'une fois, au juge
Flayeux, comme à son prédécesseur, du zèle, souvent maladroit, de la garde
nationale qui était la gendarmerie de ce temps-là.
168 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Archives de la Justice de Paix.
2
Claude Léonard avec acheté le moulin seigneurial des Aulnes, le 30 janvier 1792, d'Elisabeth Thérèse
Régnier de Cogney, veuve d'Aubigny de Clinchamp, dernier seigneur du Ban de Fraize.
170 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
1
L'écriture est de Didiergeorge qui était en même temps secrétaire du juge de Paix. Elle est aussi déplorable
que le style et l'orthographe
2
Archives de la Justice de Paix.
3
Archives de la Justice de Paix.
4
Archives de la Justice de Paix.
HISTOIRE DE FRAIZE 171
Que d'autres menus faits à citer dans les annales de la justice de paix ?
Voici, inscrits au registre des conciliations, deux échos des pillages de 1793 à
Saint-Dié, auxquels prirent part plusieurs personnes du pays:
« 23 ventôse An II — Jean Samson de Plainfaing a dit à Nicolas S... de Fraize
qu'il avait pris des lits et vendu des choses qui ne lui appartenaient point et qu'on
en avait pendu plusieurs qui n'en avaient pas fait tant que lui. »
« 29 janvier 1809 — Jean-Pierre P..., de La Croix-aux-Mines, se plaint que
Jean-François Feltin, du mêle lieu, lui aurait dit qu'il vivait du bien d'autrui et de
la bourse de Spitzemberg. 1»
Curieuse évocation des campagnes de la Révolution que celle qui amène
devant le juge un ancien volontaire et son capitaine, celui-ci se prétendant
diffamé par les propos de l'autre !
« 14 octobre 1807 — Chez Jean Georges Cornât, cabaretier à Mandray,
pendant une enchère publique faite par le notaire impérial, François Joseph
Mengin, le nommé Jean Claude Mathieu, manœuvre à la Hte-Mandray, faisant le
récit des campagnes qu'il avait faites comme soldat au 11 e Bataillon des Vosges,
et qu'un jour entr'autres, plus de 150 militaires, lui compris, et Jean Nicolas
Durand, cabaretier à la Mi-Mandray, alors capitaine de la 7 e Compagnie du dit
Bataillon avaient eu « la savate » 2 pour s'être trouvés à la bataille d'Escott et cela
pour avoir abandonné la compagnie au moment où elle était aux prises devant
l'ennemi. 3 »
Je n'ai pas trouvé de conclusion à l'affaire qui a dû être abandonnée par le
demandeur.
*
* *
Un ou deux jours d'emprisonnement... trois au plus, c'est le maximum des
peines infligées par le juge.
Il est fait mention dans les jugements d'une maison d'arrêt ou prison municipale
de la commune de Fraize. Où était exactement cette maison d'arrêt ?... J'avoue
1
Archives de la Justice de Paix.
2
« La savate », punition corporelle, en usage dans la troupe sous l'Ancien Régime. Bien que les peines de
cette nature aient été supprimées par l'Assemblée Constituante, celle-ci, si l'on en croit le volontaire de la
Hte Mandray, existait encore dans les armées de la Révolution.
3
Archives de la Justice de Paix.
172 HISTOIRE DE FRAIZE
que je n'en sais rien. Elle devait se trouver dans une maison de la Costelle. Ceci
ressort d'un jugement du 2 frimaire an VIII où il est dit en substance :
Le Commissaire près l'Administration municipale requiert contre
Quirin Vincent du dessus de Scarupt qui est sorti de la prison municipale
« avant son temps voulu » et contre Nicolas Thiébaut de la Costelle, son
geôlier, qui a coopéré à son élargissement. Ce dernier est condamné à un
jour de prison.
Qui garda, pendant sa détention, le débonnaire geôlier de la Costelle donnant
si libéralement la clé des champs à son prisonnier ?... L'histoire ne le dit pas...
Après tout, peut-être se garda-t-il lui-même ?...
Une loi du 16 ventôse An XII sur l'organisation judiciaire modifiait le statut
des juges de paix nommés désormais par le gouvernement. Les assesseurs étaient
supprimés et le juge siégeait seul. Deux suppléants assuraient ses fonctions en
cas d'empêchement.
Maintenu sous l'Empire comme juge de paix du canton de Fraize,
J.B. Flayeux démissionna après vingt ans d'exercice pour des raisons qui nous
échappent. Sa dernière audience est du 29 juillet 1813. Il eut pour successeur
Charles Michel Petitdidier.
Jean Baptiste Flayeux avait atteint le grand âge de quatre-vingt-six ans quand
il décéda, le 16 février 1838, en sa maison des Aulnes.
Son souvenir est aujourd'hui presque complètement effacé. Quand ceux de
ma génération auront disparu, il n'en restera plus rien.
Il me souvient du vieux chêne centenaire qui, jadis, étendait ses ramures tout
auprès de la « chambre de justice ». C'est sous son ombre tutélaire, assuraient les
anciens, que, par les jours où brûlait le soleil, les plaideurs attendaient le juge
laboureur. Je l'imagine abandonnant la faux ou la charrue pour venir à eux...
N'est-ce pas qu'elle avait sa noblesse, cette humble magistrature rustique qui
fait penser au bon roi Saint-Louis rendant la justice sous le chêne de
Vincennes... ?
Réquisitions
Inflexible dans son œuvre de salut national, la Convention avait édicté des
mesures d'une extrême rigueur : conscription, emprunt forcé, réquisitions en
nature. Ces dernières devaient peser lourdement sur notre contrée où les
produits du sol ne suffisaient qu'à grand'peine à l'alimentation des habitants.
1
F. BOUVIER. Les Vosges pendant la Révolution p. 457.
HISTOIRE DE FRAIZE 175
Ce n'est pas seulement sur les grains et fourrages que portaient les
réquisitions. Ne fallait-il pas aussi vêtir nos soldats ?...
Le 18 germinal An III (7 avril 1794), le Conseil général de la Commune
recevait du district une circulaire demandant — pour la seconde fois — « des
habillements pour les défenseurs de la Patrie », savoir : « neuf habits, onze vestes,
vingt-quatre paires de culottes 1, vingt-trois paires de bas, cinquante-quatre paires de souliers,
trente-six chemises, quatre capotes, vingt-six paires de guêtres, quatre pantalons, deux
manteaux. »
Séance tenante, six commissaires furent choisis pour collecter les vêtements
et mettre en réquisition toute la toile qui se trouvait dans la commune.
Leur tâche s'avérait difficile car, peu de temps auparavant, le citoyen Rovel,
administrateur du district de Saint-Dié, avait « raflé » toutes les étoffes en
magasin chez les marchands de la localité, en sorte que les habitants ne
disposaient pas d'autres vêtements que ceux qu'ils portaient. « Voilà ce qui
excuse qu'un pauvre homme de la Costelle, Blaise Vincent, qui refuse de donner
la jupe de sa femme parce que celle-ci, probablement, n'en avait point de
rechange. » 2
Les commissaires chargés de la levée d'habits dénoncèrent le mari au Conseil
général qui en fit rapport au Comité de surveillance. Nous pensons que l'affaire
en resta là.
Tant de réquisitions successives en denrées, en linge, en vêtements, avaient
appauvri le pays, épuisé les provisions, amené la gêne dans les ménages et vidé
les armoires des mères de famille.
1
On dit encore en patois « une paire de chausses ».
2
Chanoine PARADIS. B.P. novembre 1913.
HISTOIRE DE FRAIZE 177
PREMIER EMPIRE
de l'église, avait été interrompue par les événements (levée en masse, rareté des
matériaux) et finalement abandonnée.
Par suite du rachat du presbytère, le « Vicariat », vendu également comme
bien national, et acquis par la Commune dès 1805 (18 vendémiaire An XIII) par
Urbain Olry 1 pour la somme de 6.944 frs dans l'intention d'y loger le curé et
l'instituteur, devenait libre. Il servira désormais de maison d'école, de salle de
mairie et de justice de paix.
L'instituteur d'alors était Nicolas Saint-Dizier. Nommé par le Conseil, le
27 vendémiaire An XII, en remplacement de Simon George, il avait été admis,
après examen, par le jury d'instruction de Saint-Dié, « pour faire l'école, l'espace
de deux ou trois ans, aux conditions suivantes :
« Il s'oblige de tenir l'école pendant toute l'année, les jours non fériés, depuis
huit heures du matin jusqu'à midy et depuis une heure de l'après-midy jusqu'à
cinq heures de relevée. Il pourra, néanmoins, donner à ses élèves des jours de
congé qui ne pourront se porter à plus de quatre par mois et pour une seule
demi-journée seulement chaque congé.
Il sera tenu d'enseigner gratuitement le cinquième des élèves qui
fréquenteront son école d'après le tableau qui lui sera donné par le maire des
indigents qui formeront le cinquième.
Il lui sera payé tous les mois par les parents des élèves non indigents la
somme de soixante centimes pour chaque élève qui apprend la lecture et le calcul
et celle de cinquante centimes pour chaque élève qui apprend seulement à lire.
Il s'oblige d'apprendre à ses élèves la morale, le calcul décimal et le nouveau
système métrique et de n'introduire dans son école d'autres livres que ceux
approuvés par le gouvernement et de veiller à leur moralité.
Dans le cas que le nombre d'élèves deviendrait considérable et qu'il ne puisse
suffire seul à leur instruction et aux fonctions de marguillier et de chantre, il
s'oblige de se pourvoir d'un coopérateur à ses frais, lequel coopérateur sera tenu
de se faire admettre par le jury d'instruction établi à Saint-Dié.
Il sera tenu de faire les fonctions de chantre et marguillier de la paroisse de
Fraize et de se contenter pour les dits objets des émoluments qui lui seront
alloués par le règlement que l'évêque diocésain est autorisé de faire d'après
1
Le Vicariat appartenait, avant la Révolution, à un abbé Cuny, émigré. D'entente avec le père de celui-ci,
Urbain Olry, cabaretier, l'avait acheté à la vente des biens nationaux. Simple prête-nom, il déclare, au
moment de la revente à la Commune, agir comme mandataire du sieur Cuny.
HISTOIRE DE FRAIZE 179
*
* *
Le 28 prairial An XII (1805), François Petitdemange, maire de Fraize, avait
reçu le serment de fidélité à l'Empereur des Maires, adjoints, curés, instituteurs,
fonctionnaires de tous ordres du canton ; les signatures de tous figurent au
registre.
Le nouveau régime dont on attendait la tranquillité publique dans le libre
exercice des droits des citoyens avait été favorablement accueilli : les Gaillard, les
Flayeux, les Grossier, les Mengin, chauds révolutionnaires de la veille, n'étaient
pas les moins empressés, les moins enthousiastes, à proclamer leur attachement à
l'Empire.
Quelques glanes intéressantes dans les registres communaux de l'époque
permettent de reconstituer les annales locales. La question des forêts y tient une
place importante :
La Révolution avait, nous l'avons vu, laissé aux anciens seigneurs du ban de
Fraize leurs immenses forêts. Ils s'en considéraient toujours comme les seuls
maîtres. Les archives de la justice de paix font mention des nombreux
procès-verbaux dressés par leurs gardes forestiers, dans les premières années de
180 HISTOIRE DE FRAIZE
insuffisants, force fut de vendre des terrains communaux pour parfaire la somme
nécessaire (délibération du 20 août 1808).
Qu'on ne s'étonne pas trop de l'impécuniosité de la caisse communale ! Sa
situation était loin d'être brillante !
Au budget de l'an XI, nous trouvons en recettes la somme de 136 frs versée
par l'adjudicataire des places pour foires et marchés. Avec les centimes
additionnels, les 8 centimes par franc des patentes, la location des chasses, les
impositions foncières, on arrive péniblement à un total de 896 frs. À cette date,
les dettes de la commune se montaient à 2.716 frs.
Les dépenses de l'An XII — budget en déficit — s'élèvent à 1.520 frs, y
compris une somme de 200 francs « pour soutenir le procès intenté par la
commune aux héritiers de Clinchamp » et... 120 frs pour le traitement du
secrétaire de mairie.
Pour fragmentaires que soient ces données, elles suffiront à comprendre la
nécessité pour la commune de se procurer des ressources et l'intérêt que
présentait pour elle la reconstitution de son patrimoine forestier mis au pillage
pendant la Révolution et que l'heureuse issue du procès engagé augmentait de
200 hectares.
*
* *
Notons ici l'établissement en 1803 d'un octroi, destiné à suppléer à
l'insuffisance des recettes communales. C'était une taxe locale acquittée par les
marchands de vins, cabaretiers et bouchers sur les denrées de consommation. La
taxe était minime :
20 centimes pour 50 litres de vin vendu en fût.
50 centimes pour 50 litres de vin vendu au détail.
75 centimes par bœuf ou vache débité.
25 centimes par mouton ou veau.
Par la suite, la taxe fut perçue par abonnement, d'après les déclarations des
intéressés.
Une délibération du 4 mars 1819 observe que « depuis 1814, cet octroi n'a
plus produit aucune recette, par suite de l'occupation des troupes étrangères. » Il
a été supprimé à cette date.
182 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Un usage particulier du temps, qui mérite mention, c'est la sonnerie de la
retraite :
« Depuis longtemps avant la Révolution — lisons-nous dans une
délibération du 17 pluviôse An XIII — on était dans l'usage de sonner la retraite
tous les soirs pour prévenir les habitants qu'ils aient à se retirer dans leur famille
et, qu'après la fin de la retraite, les gardes de cabaret se rendoient dans les
cabarets et auberges pour en faire la visite et faire retirer la jeunesse qui pouvait y
être.
Considérant qu'un des avantages attribués au son de la retraite est celui de
prévenir le voyageur égaré qu'il approche des lieux habités où il peut trouver à se
loger et les choses qui peuvent lui être nécessaires.
Se détermine à faire sonner la retraite tous les jours de l'année, savoir : à neuf
heures du soir, depuis le 1er vendémiaire (21 septembre) jusqu'au 1 er germinal
(21 mars) ; et, depuis le 1er germinal au 1er vendémiaire, à dix heures, à charge
pour l'instituteur de cette opération, moyennant la rétribution de vingt-quatre
francs par année. »
À Fraize, la sonnerie de la retraite, qu'il ne faut pas confondre avec l'Angélus
du soir, s'est perpétuée jusqu'à la fin du Second Empire. Ma mère (née en 1848)
se souvenait l'avoir entendue dans sa jeunesse.
*
* *
Le plan cadastral de la commune date de 1812 1. Il n'existait pas, avant la
Révolution, de documents cadastraux. En vue d'une répartition équitable de
l'impôt foncier, un décret de l'Assemblée nationale, du 23 novembre 1790,
ordonnait le recensement de toutes les propriétés. Une commission de
12 membres avait été chargée de l'établir d'après les déclarations des intéressés
qui ont été conservées en mairie. Elle avait divisé le territoire de la commune en
trois sections :
1
Travaux sur le terrain exécutés sous l'administration du maire J.B. Barthélémy, par M. Bruyant, géomètre
du cadastre.
HISTOIRE DE FRAIZE 183
1
Exagération évidente.
2
Exagération évidente.
3
Idem.
184 HISTOIRE DE FRAIZE
Les guerres
Fraize est loin du théâtre des opérations militaires. Les bulletins officiels, les
envolées vibrantes des cloches, les Te Deum triomphants apportent au pays
l'écho de victoires renouvelées. Une légende a pris corps propagée par les vieux
soldats qui ont fait de l'empereur leur idole : Napoléon est invincible !
En attendant, les guerres succèdent aux guerres, les levées d'hommes aux
levées d'hommes. Après les garçons, on a pris les veufs ; après les veufs, les
hommes mariés. Quand il n'en restera plus, après la campagne de Russie, on
prendra les « Marie-Louise », de tout jeunes gens de 18 ans.
Fréquentes sont les réquisitions de transports, de fournitures d'objets les plus
divers. Peu banale est celle-ci : Le 29 janvier 1806, le conseil municipal est appelé
à répartir entre « les citoyens les plus aisés de la commune la fourniture de 17
chemises et 17 livres de linge à pansement » ordonnée par le préfet des Vosges.
Etes-vous soucieux de savoir quels étaient ces citoyens les plus à l'aise
appelés à fournir chacun une chemise ? En voici la liste :
J.B. Grandjean, du Belrepaire ; J.B. Flayeux, juge de paix ; François Gérard,
des Aulnes ; Joseph Vincent, de Clairgoutte ; Joseph Saint-Dizier, de la Beurée ;
J.B. Masson, de Fraize ; Jean Blaise Nicolas Masson, Joseph François Mengin,
Joseph Gaillard, J.B. Flayeux, de Fraize ; Claude Nicolas Batremeix,
Blaise Barthélémy, Nicolas Cuny, J.B. Salmon, Nicolas Salmon, de Fraize ;
J.B. Fleurentdidier, de Scarupt : Joseph Simon, du dessus de Scarupt.
4
Délibération du 16 mai 1822.
HISTOIRE DE FRAIZE 185
1814
Ne les vit-on pas, en plein hiver, prendre un bain glacé dans la Meurthe, ce
qui ne les empêchait pas d'être d'une saleté repoussante ?
Les Cosaques ne firent que passer, vint ensuite la division bavaroise
Reichberg qui occupa, sans résistance, le col du Bonhomme et séjourna quelques
temps à Fraize avant de se diriger vers St-Dié. D'autres unités la suivirent. Nous
en avons trouvé la preuve dans les archives de la justice de paix où, à la date du
2 mars 1814, le juge de paix, Charles Michel Petitdidier, mentionne qu'il n'a pu se
rendre à Clefcy pour lever des scellés « à raison du gros passage de troupes des
armées alliées ».
Pendant combien de temps les cantonnements alliés se sont-ils succédé à
Fraize ? Cette durée ne doit pas être inférieure à trois mois. Le registre d'état-civil
de 1814 contient, en effet, les actes de décès de cinq soldats bavarois décédés à
« l'hôpital militaire de Fraize » entre le 13 février et le 17 avril. 1 Il s'agit
évidemment d'un hôpital de campagne, installé chez un habitant, « le sieur Jean
Nicolas Olry, marchand », désigné dans les actes sous le nom de « directeur de
l'hôpital. » L'existence de cet hôpital, les cinq décès qui s'y sont produits,
n'indiquent-ils pas que Fraize était un gîte d'étapes assez important ?
Le séjour des troupes alliées à Fraize ne donna lieu à aucun indicent grave.
Une tradition recueillie par Eugène Mathis 2 rapporte cependant que le
commandant d'armes, victime par méprise d'une innocente plaisanterie, fit
fustiger cruellement la jeune fille qui en était l'auteur.
Marquée par de lourdes réquisitions en nature (bétail, grains, fourrages) et
des contributions de guerre en argent, l'occupation ennemie pesa durement sur
l'habitant.
En veut-on un exemple ? Voici, au nom de Jean-Baptiste Saint-Dizier, de
Clairegoutte 3, un avertissement pour l'acquit des contributions de 1815 :
Les impositions ordinaires s'élèvent à 65 frs 70
Il s'y ajoute :
Contingent du passage 51 frs 45
Contingent du Camp 6 frs 55
Contingent de cantonnement 26 frs 10
Course du garnisaire en écroûment 0 fr. 50
Au total 150 frs 30
1
Joseph Hotzer, Jean Dôbel, Frédérik Brumhuber, Antoine Klughamer, Jean George Jessel.
2
E. MATHIS. L'héritière des Spitzemberg (en feuilleton Gazette Vosgienne).
3
Documentation personnelle.
188 HISTOIRE DE FRAIZE
On conçoit avec quel soulagement les gens de Fraize virent s'éloigner sur la
route de Saint-Dié les derniers de leurs hôtes indésirables !
HISTOIRE DE FRAIZE 189
Serments de fidélité
La Chère Année
Ce fut surtout par les longs retards apportés dans les différentes récoltes que
les pluies furent désastreuses.
On ne peut couper que fin août les foins qui pourrissaient sur pied.
La moisson des céréales fut plus retardée encore. Gelées blanches,
brouillards, orages, chutes de grésil empêchèrent la maturité. Le 3 septembre,
une couche de neige couvrait les blés couchés depuis plusieurs semaines et
ensevelis sous les herbes. Désolation générale. Ce n'est qu'à la fin du mois qu'on
put se livrer à la moisson. Si mouillé était le grain qu'on le séchait au four avant
de le porter au moulin.
Avec le mois d'octobre, la saison redevient pluvieuse et froide. Dès le 16,
fortes gelées à glace. Une partie de la récolte des pommes de terre est perdue.
Le blé se vend au cours jamais atteint de 80 francs l'hectolitre. La moitié de
la population ne vit plus que d'aumônes.
En 1817, pluies persistantes, hiver très précoce. Les ressources en grains
étant épuisées, misère plus grande encore. On vend le blé jusqu'à 105 francs
l'hectolitre. Les pommes de terre se font rares. L'on voit des hommes se jeter
goulûment sur la pâtée préparée pour les porcs. D'autres, comme le bétail,
cherchent leur nourriture dans les prés ou en forêt. L'oxalis ou « pain de
coucou », l'oseille, la renouée bistorte, la racine et les feuilles du rumex
patience..., d'autres plantes encore, tout leur est bon pour « tromper la faim » qui
les tenaille. Dans un discours prononcé en 1819 à la Chambre des Députés,
M. Voyer d'Argenson s'écriait, rappelant ces temps malheureux : « Je ne puis
oublier que j'ai mis en herbier 22 espèces de plantes que nos habitants des
Vosges arrachaient dans les prés pendant la dernière famine. » 1
Mauvaise conseillère que la faim. De mendiants, les plus audacieux se font
voleurs de grands chemins. Le voyageur attardé s'expose à voir se dresser devant
lui un quidam menaçant qui lui donne le choix entre « la bourse ou la vie !... »
À proximité du hameau de la Haute Fontaine où vivait une population
extrêmement misérable, le col du Plafond, sur la route de Corcieux, garda
longtemps mauvaise réputation. La nuit tombée, les gens qui rentraient, le
gousset bien garni, de la foire de Corcieux où ils avaient vendu leur bétail, y
firent plus d'une fois de fâcheuses rencontres. Aussi prenait-on de longs détours
par les bois pour éviter cet endroit mal famé.
1
PARISOT. Annuaire des Vosges, 1829, p. 296. Léon LOUIS. Le département des Vosges, Tome I, p. 196-197,
285-286.
192 HISTOIRE DE FRAIZE
du Roi pour remplir la place de Maître de Poste aux chevaux de Fraize, situé dans le
département des Vosges, route de Saint-Dié à Colmar, nomme ledit sieur Xavier Maire
maître de Poste à Fraize, à la charge pour lui d'avoir le nombre de postillons, chevaux et
équipages prescrits pour le service de ce relai et de se conformer en tous points aux lois et
règlemens sur le fait des postes, à peine de révocation.
Le présent brevet délivré à Paris, en l'Hôtel des Postes, le 4 octobre de l'an 1818.
Les membres du Conseil, Le Directeur général des Postes. »
Les quatre chevaux attelés à Fraize n'allaient pas plus loin que la Poutroye,
dernier relais avant Colmar. Après s'être reposés, ils refaisaient, en sens inverse,
le chemin pour rentrer à leur point de départ.
En terrain plat, les bêtes allaient au trot. La montée du col par Barançon et,
au retour, par la vieille route de la Chapelle, était la partie la plus accidentée, donc
la plus pénible du trajet. Les voyageurs, du moins les plus valides, étaient alors
invités à cheminer à pied pour ménager l'attelage.
Dans les débuts, le service n'avait lieu que trois fois par semaine dans les
deux sens. Il devint plus tard journalier. C'est à ce moment (vers 1845) qu'un
bureau de poste fut installé à Fraize avec trois facteurs pour desservir tout le
canton (sauf La Croix-aux-Mines rattaché à Saint-Dié). Auparavant, les lettres
nous venaient du bureau de Saint-Dié (jusqu'en 1832), ensuite celui de Corcieux. 1
Nous empruntons à Eugène Mathis cette pittoresque description du passage
de la diligence à Fraize :
« La diligence apparaissait-elle dans un nuage de poussière, avec un bruit de
ferraille et de grelots, des valets en sabots, des servantes en tablier blanc, se
précipitaient. Le lourd véhicule arrêté, les coursiers blancs d'écume étaient
dételés et remplacés par des chevaux frais ; les voyageurs descendus se
dégourdissaient les jambes ou, entrant à l'hôtel, expédiaient un déjeuner.
Un coup de trompe du postillon : chacun reprenait sa place dans la caisse
pansue chargée d'un monceau de bagages ; un facteur apportait les
dépêches et fouette cocher !»
Le passage de la diligence au galop des chevaux fut-il parfois cause
d'accidents ? 2... On peut le croire en lisant une délibération du 16 décembre
1821 où il est dit que les foires et marchés qui, depuis les premières années du
1
En 1845, Bodinot, conducteur de la diligence, portant les dépêches et Valentin Lemaire, postillon, ont
accroché un chariot sur la route du Col (archives de la Justice de Paix).
2
Eugène MATHIS, Contes d'Ennsequan, p. 128-29.
194 HISTOIRE DE FRAIZE
2
Renseignements recueillis en 1900 auprès de Wantz Henri, ancien conducteur.
HISTOIRE DE FRAIZE 195
C'est à bride abattue que le cortège traverse Plainfaing sans s'y arrêter.
Tout au long de la route de Plainfaing à Fraize, une foule enthousiaste saluait
de ses acclamations le carrosse royal attelé de quatre chevaux blancs, avec un
aide de camp galopant à chaque portière. On avait, paraît-il, dressé des
échafaudages dans les prés pour mieux voir le roi à travers les glaces de la
voiture.
Nous savons, par les notes manuscrites de Joseph Haxaire, ce qui se passa à
Fraize où un arrêt était prévu. Ces souvenirs d'un témoin oculaire concordent
avec le récit recueilli de la bouche de ma grand-mère, présente elle aussi.
1
Eug. MATHIS. Nouveaux Contes lorrains, p. 59-66.
2
Ch. CHARTON. Les Vosges pittoresques et historiques, p. 193.
HISTOIRE DE FRAIZE 197
1
Louis SADOUL. Raon l'Etape, il y a cent ans. Pays lorrain. XIXe Année, décembre 1927, p. 570.
198 HISTOIRE DE FRAIZE
grands courants d'idées qui bouleversaient le pays. Chez ces ruraux qui avaient
vu trois révolutions, fait l'expérience de maintes constitutions et changements de
régime et qui continuaient à vivre comme avaient vécu leurs pères, peut-être
aurait-on pu noter aussi une certaine indifférence à l'égard de toute nouveauté
politique ?...
Tout allait pour le mieux à Fraize en 1848 ? À lire la lettre du maire Choffel
au sous-préfet (29 janvier 1847) il n'y paraît guère. La récolte en grains et
pommes de terre a été franchement mauvaise, les denrées de première nécessité
sont montées à des prix jamais atteints, la disette menace une partie de la
population, et le maire s'inquiète du ravitaillement des 600 indigents que compte la
commune.
Pour donner du travail et du pain à la population pauvre, le conseil municipal
a d'abord songé à la création d'un chemin vicinal partant de Scarupt pour
rejoindre au Fer à Cheval la nouvelle route du Bonhomme en voie
d'établissement et voté à cet effet un crédit de 1200 francs. Les objections du
service vicinal le font renoncer à ce projet : le chemin ne sera ouvert que plus
tard. En attendant, les 1200 francs votés seront affectés à la création d'un
« Atelier de charité employant les ouvriers indigènes à défricher les terrains communaux qui
offriraient une grande ressource étant rendus productifs... » (20 mars 1847).
En 1847, la saint Philippe (1er mai) — qui n'était pas encore la fête du
Travail, mais celle du roi — est célébrée avec éclat, malgré la misère des sans-
travail. Le maire en rend compte au sous-préfet dans une lettre dont nous
détachons ce passage :
« Les pauvres ont ressenti tout le fruit de la fête de Sa Majesté dans notre commune par
une distribution de comestibles qui leur a été faite. Cette distribution, qui se monte à une
valeur de 300 francs, a été répartie entre 154 familles indigentes... »
Vous avez bien lu ?... 300 francs pour soulager 154 familles !... Moins de 2
francs chacune ?... Il est vrai qu'une belle pièce de 40 sous, sonnant clair, avait
alors un pouvoir d'achat égal à celui du billet de 500 francs de la quatrième
République.
*
* *
Le 28 février 1848 avait lieu à Fraize l'enterrement d'une personne du « Bas
de l’Eglise ». À la sortie du cimetière, les assistants se rendaient au cabaret voisin
200 HISTOIRE DE FRAIZE
pour y boire le verre traditionnel offert par la famille du défunt. C'est là qu'un
quidam venu de Saint-Dié leur apprit l'événement :
— Vous ne savez pas la nouvelle ?... Louis Philippe est renversé !...
— Pas possible !... s'exclame-t-on de toutes parts.
— C'est comme je vous le dis !
— Et qui va-t-on mettre à sa place ?... questionnent les femmes curieuses.
— Nous aurons la République, pardi !...
Ainsi, m'a-t-on conté, fut connu dans mon village l'avènement de la Seconde
République annoncé officiellement le soir même par le tambour de la ville.
Le premier soir du Gouvernement provisoire de la 2 e République avait été la
proclamation du suffrage universel. Les préfets de Louis Philippe remplacés par
des commissaires nationaux nantis de pouvoirs discrétionnaires, l'épuration des
municipalités commença.
Nicolas Romary Choffel, un ancien brigadier forestier, maire de Fraize,
depuis le 12 septembre 1846, est d'abord maintenu provisoirement en fonctions.
Le 8 mars 1848 selon l'Abbé Flayeux — un Arbre de la Liberté planté sur la
place du marché est béni solennellement par le curé Miche, en présence de la
garde nationale.
En dehors de la relation de l'abbé Flayeux, on ne retrouve ni dans le registre
de correspondance du maire, ni dans celui des délibérations du conseil, aucune
mention de la plantation de l'arbre symbolique qui n'eut sans doute, ainsi que la
République, elle même, qu'une existence éphémère.
C'est seulement le 12 avril qu'un arrêté des commissaires du Gouvernement
provisoire nomme maire de Fraize le citoyen Eugène Nicolas Mengin, en
remplacement du citoyen Choffel qu'on a trouvé finalement trop tiède.
Le nouveau maire appartient à une vieille famille de notaires et d'hommes de
loi réputée pour sa pondération et son attachement à la cause républicaine.
Le 23 avril 1848, élections à l'Assemblée Constituante avec application du
suffrage universel. La nouvelle en fut accueillie dans nos campagnes avec un
certain enthousiasme. Pour la première fois, la masse du peuple, tenue à l'écart
du vote pendant la monarchie, allait être consultée, manifester sa volonté. Elle en
attendait un soulagement aux maux réels que la prospérité industrielle du règne
qui venait de finir ne lui avait pas évités. Notre canton avait été partagé en deux
sections de vote. Le vote eut lieu, pour la première section, dans la salle d'école
des garçons de Fraize. Les électeurs de Fraize, Plainfaing, Anould, Ban-sur-
HISTOIRE DE FRAIZE 201
*
* *
L'organisation dans toutes les communes des Gardes Nationales, dont il
attendait beaucoup pour le soutien du régime, semble avoir été un des soucis
majeurs du gouvernement républicain. Ces Gardes Nationales — qui
réunissaient tous les hommes valides de 18 à 50 ans — existaient déjà sous
Louis Philippe dans les localités d'une certaine importance ; la nôtre était du
nombre :
« À Fraize où les tableaux, registres matricules, etc... ont toujours été tenus au courant, la
Garde Nationale a des chefs plus ou moins capables... (lettre du maire au sous-préfet, du
14 mars 1848).
Un bataillon cantonal est créé à Fraize, contrairement à la délibération du
Conseil municipal et à une pétition présentée par les gardes nationaux de la
commune qui demandaient un bataillon communal. M. Journet, directeur des
papeteries du Souche, en est élu commandant le 24 avril.
À la suite des protestations de la municipalité, Fraize finit par obtenir son
bataillon communal de 509 hommes commandé par Chrétien avec le sous-
inspecteur des forêts Caille comme porte-drapeau. Il était ainsi organisé :
202 HISTOIRE DE FRAIZE
Nationale s'est montrée beaucoup plus nombreuse que de coutume. Après la cérémonie
religieuse, la Constitution a été lue sur la place en présence des autorités, de la Garde
Nationale et d'un bon nombre de citoyens. À midi un banquet fraternel a réuni
150 personnes. Les communes d'Anould et de Plainfaing y étaient dignement représentées par
leurs commandants (Vincent Journet et Nicolas Géliot) et leurs officiers.
Jamais réunion semblable n'a eu lieu dans notre localité, jamais non plus n'a régné nulle
part la meilleure entente et la plus franche cordialité. »
L'abbé Flayeux nous apprend que le banquet coûtait 1 fr. 25 par tête et que
les dames s'étaient croisées pour offrir le dessert (et sans doute le cigare...).
Heureux temps !...
Le 18 décembre 1848, les électeurs eurent à désigner le Président de la
République. Des deux candidats en présence : le prince Louis Napoléon
Bonaparte, neveu du grand empereur, et le général Cavaignac qui avait dompté
l'insurrection de juin, le premier réunit à Fraize, comme dans les Vosges et dans
toute la France, la grande majorité des suffrages. Il y eut cependant des
opposants, tel cet électeur — qui me tient de près — répliquant au maire qui, à la
porte du scrutin, prodiguait les appels en faveur de Louis Napoléon, en assurant
qu'il était seul capable d'assurer la prospérité du pays et le bonheur du peuple :
« Monsieur Masson, je vous estime beaucoup, mais votre Badinguet ne m'inspire
pas confiance !... » (Le surnom de Badinguet, donné par dérision à Louis
Napoléon, était le nom du maçon sous l'accoutrement duquel il avait réussi à
s'évader du fort de Ham où il était détenu par le gouvernement de
Louis Philippe.)
Le vent a tourné, dès lors les événements se précipitent. L'élection des
représentants à l'Assemblée Législative, le 13 mai 1849, ne fait qu'accentuer les
sentiments conservateurs et bonapartistes des électeurs. Sur 8 députés vosgiens,
un seul des républicains qui avaient siégé à l'Assemblée Constituante fut réélu.
Cette évolution politique ne causa pas chez nous la moindre perturbation. Le
Coup d'Etat du 2 décembre 1851, prélude du rétablissement de l'Empire, ne
suscita de la part de nos ancêtres aucune réaction.
À quelques jours de là, le 11 décembre, le Conseil municipal de Fraize
approuvait le nouvel état des choses par une adresse au Prince Président dont
voici le texte :
« Le Conseil municipal de la commune de Fraize, réuni au nombre de 14 membres sur
l'invitation de M. le Maire, son président,
204 HISTOIRE DE FRAIZE
Ayant appris avec satisfaction les grands événements politiques consacrés par le décret
présidentiel du 2 courant a décidé, au nombre de 13, qu'il y avait lieu de voter des
remerciements à M. le Président de la République pour les grandes, sages et patriotiques
mesures de salut public qu'il a prises. »
Constatons que, sur les 21 membres du Conseil, 14 seulement assistaient à la
séance, ce qui ne dénote pas précisément un grand enthousiasme à répondre à
l'invitation du maire. Les opposants étaient bravement restés chez eux. Un seul
conseiller — on l'a vu — s'était refusé à voter l'adresse. Celui- là avait le courage
de ses convictions. Je regrette de ne pouvoir avec certitude donner son nom.
À quelques années d'intervalle, les mêmes hommes qui, après avoir témoigné
leur loyalisme à Louis-Philippe, avaient salué sa chute comme une délivrance, se
courbaient servilement sous un nouveau joug.
HISTOIRE DE FRAIZE 205
IL Y A CENT ANS
Croquis fraxinien
Vie spirituelle
Pratiques religieuses
Très vivaces sont les croyances religieuses. Aux yeux des aïeux, le prêtre,
homme de Dieu, est d'une essence supérieure. Nul n'oserait contester ses
enseignements, encore moins les tourner en ridicule. Aussi bien, le bon curé
Miche (1832-1867) a-t-il su, par sa bonhomie légendaire et son inépuisable
charité, gagner le cœur de ses ouailles.
Les prescriptions de l'église sont scrupuleusement observées. On se montre
du doigt ceux qui ne font pas leurs Pâques. Presque tous les hommes assistent à
la messe du dimanche, quel que soit le temps. La seule personne « qui garde la
maison » — vieillard ou infirme le plus souvent — n'oublie pas de lire sa messe
et de se recueillir à l'Elévation annoncée par une courte sonnerie de cloches.
« La Petite Messe », à sept ou huit heures, suivant la saison, est surtout
fréquentée par les mères de famille qui ont le souci de la préparation du repas du
midi. « La Grand'Messe », à neuf ou dix heures, réunit les fidèles venus de toute
la paroisse. On y accourt des fermes les plus éloignées : de la Capitaine..., du
Bouxerand..., du Rond-Chaxel ; et, l'hiver, presque toujours en sabots.
Suivant l'antique coutume, le pain bénit est offert, à tour de rôle, par les
paroissiens aisés suivant un roulement établi, section par section, pour une durée
de deux à trois ans. En portant le dimanche matin à la sacristie les deux miches
de pain blanc achetées à la boulangerie, le donneur de pain bénit ne manque pas
d'en prélever un petit quignon qu'il transmet à son voisin afin qu'il ait
souvenance de son tour le dimanche suivant. Pour leur compte, les boulangers
offrent de petites brioches.
Le moment venu, sur la fin de l'office, un essaim de « servants de messe », en
soutanelles rouges, dégringolent vivement les marches du chœur. Chacun puise,
à son tour, dans les panetons, pleins jusqu'au bord de petits cubes de mie, qu'ils
font circuler, banc par banc, du haut en bas de la nef. On se signe avant de
porter à sa bouche le pain bénit et l'on n'omet pas de rapporter à la maison la
part des absents.
HISTOIRE DE FRAIZE 207
1
Depuis 1881, la St-Nicolas n'est plus jour férié. On la célèbre le 1 er dimanche de l'Avent (Abbé FONTAINE,
Pays Lorrain, 23e année, p. 490).
208 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Les cloches annoncent — outre les trois angélus et la sonnerie des offices —
la retraite à neuf heures du soir, l'agonie d'un mourant, les incendies... mais leurs
joyeux carillons ne saluent pas l'entrée dans le monde des enfants naturels qu'on
baptise, sans sonnerie, à la nuit tombante. On enterre sans prêtre et sans cloches
les suicidés. De même que les protestants et les juifs, ils ont leur sépulture dans
un petit clos entouré de murs, à la partie nord-ouest de l'ancien cimetière. C'est le
« cimetière des pendus », aujourd'hui disparu. Il n'est pas, à l'époque, d'autres
enterrements civils.
Venue la Semaine-Sainte, les cloches, muettes du Gloria du Jeudi-Saint à
celui du Samedi-Saint, sont remplacées par des crécelles (en patois « teurlaques »)
que les gamins, heureux de faire du vacarme, agitent furieusement dans les rues,
à l'heure des offices.
En ce temps où les montres étaient rares, les cloches, messagères de l'heure,
étaient d'une grande utilité. Associées, presque à chaque instant, à la vie
monotone de l'homme des champs, elles lui apportaient un moment de répit
HISTOIRE DE FRAIZE 209
dans ses travaux ; le charme particulier de leurs voix s'ajoutait aux mille bruits de
la nature en face de laquelle il se sentait moins isolé.
Que d'autres pratiques à citer, témoignages de la foi qui imprégnait la vie
journalière des ancêtres, depuis le signe de croix tracé à la pointe du couteau par
le père de famille sur la miche de pain qu'il entamait jusqu'au « Dé y ôt pouât ! »
(Dieu y ait part !) par lequel moissonneurs et faucheurs saluent la dernière
javelle...., le dernier andain !...
Notons, pour être juste, que les habitudes religieuses du siècle dernier, si
sincères fussent-elles, étaient encore entachées de pas mal de superstitions,
héritage du vieux temps, superstitions qui n'ont pas tout à fait disparu.
*
* *
Il me sied d'illustrer d'un exemple concret la foi naïve et solide des ancêtres.
Contemporain du curé Michel, Jean-Baptiste Vincent (1808-1888), le suisse
de l'église de Fraize, est un vieux garçon. Il habite, à Clairgoutte, l'ancienne
maison seigneuriale dite « La Cour ». Je l'ai encore connu. Très cultivé pour son
temps, il lit beaucoup. Tout enfant, j'ai assisté à la vente, après son décès, des
livres de sa bibliothèque qui comprenait une centaine de volumes. À côté
d'ouvrages purement religieux comme la Vie des Saints, les Sermonts de Bossuet,
les Conférences de Lacordaire, on y trouvait le Télémaque de Fénelon, l'Histoire
naturelle de Buffon, les Martyrs de Chateaubriand, l'Histoire de France de
Henri Martin.
Dans sa dévotion à la Vierge, Vincent a conçu et réalise le vœu de lieu, élever
une chapelle, en un sien champ, sur la crête montagneuse qui sépare notre vallée
de celle de Clefcy.
Cette chapelle, bien connue des promeneurs sous le nom de « Chapelle du
Suisse », est entièrement l'œuvre de ses mains.
Il lui faut d'abord extraire les pierres nécessaires à la construction, en creuser
les fondations. Cela fait, il portera là-haut, à dos d'homme, le sable et la chaux
dont il a besoin. L'eau lui faisant défaut pour préparer le mortier, il la monte,
seau par seau, de « la fontaine du Coucou », une source distante d'un kilomètre.
Tour à tour terrassier, maçon, charpentier, il façonne sur place les « aissis »
(bardeaux) nécessaires à la couverture. Tout cela lui demande deux années de
labeur. Que de fatigues !... Que de sueurs !...
210 HISTOIRE DE FRAIZE
Les Ecoles
1
Vers 1882. Témoignage d'une visiteuse.
HISTOIRE DE FRAIZE 211
En 1855, 443 élèves, soit environ les 2/3 des enfants d'âge scolaire,
fréquentent — plus ou moins régulièrement — les écoles de la commune.
Fréquentation très faible à la belle saison. 165 indigents ne paient pas l'écolage.
Aucune fourniture scolaire gratuite.
À l'école des garçons, Nicolas Marande, originaire de Corcieux, enseigne
avec deux adjoints qu'il loge et nourrit à ses frais. L'un est un aide, un « sous-
maître », sans diplôme ni traitement. L'autre, nommé par l'administration, avec le
titre d'instituteur-adjoint, reçoit de M. Marande une indemnité annuelle de
150 frs.
L'école primaire supérieure (cours complémentaire actuel), créée par arrêté
du Ministre de l'Instruction publique, du 10 octobre 1845, est dirigée par
M. Marande, « instituteur-chef », les adjoints étant chargés des classes
élémentaires. Le conseil municipal, consulté par lettre du « Recteur de
l'Académie des Vosges » a été unanime à déclarer qu'« il désire que l'école de
Fraize soit confiée à un instituteur laïc » (5-2-1853).
Trois religieuses de la congrégation des Sœurs de la Providence de Portieux
font classe aux filles ; l'une d'elles est spécialement chargée de la salle d'asile
(école maternelle).
212 HISTOIRE DE FRAIZE
Il n'existe alors qu'un inspecteur des écoles, à Epinal, mais le canton a ses
inspecteurs, nantis des pouvoirs de nos actuels inspecteurs primaires, et
consultés par l'administration pour la nomination et le déplacement des
instituteurs. Ce sont : M.M. Masson, docteur en médecine ; Géliot, fabricant à
Plainfaing ; Mengin, notaire et conseiller général ; Journet, fabricant au Souche
d'Anould ; Miche, curé.
Compte-tenu de la rétribution scolaire perçue au profit des maîtres, la
dépense à la charge de la commune pour le traitement des instituteurs se monte à
1.100 francs. Vient s'y ajouter un crédit de 100 francs (!) pour réparation et
entretien des trois maisons d'école.
L'instituteur de Fraize a reçu, en 1854, un traitement de 1072 francs dont il
faut défalquer l'indemnité de 150 francs à l'instituteur-adjoint. Chantre et
marguillier, M. Marande perçoit de plus 400 francs pour le service d'église.
Le traitement global des trois religieuses institutrices est fixé à 900 francs.
L'instituteur de Scarupt reçoit 600 francs, minimum fixé par la loi pour le
traitement de l'instituteur à la tête d'une école.
Puisque nous sommes à Scarupt, signalons que cette section a eu, comme
instituteurs, plusieurs membres de la famille Flayeux. En 1849, le conseil
approuve une délibération du Comité cantonal de l'instruction primaire qui
« propose le sieur Jean-Baptiste Flayeux, fils, pourvu du brevet de capacité comme instituteur à
Scarupt en remplacement de son père, J.B. Flayeux, qui n'exerce qu'en vertu d'une
autorisation provisoire du Comité supérieur. » En souvenir de quoi, les descendants de
la famille virent s'ajouter à leur prénom le surnom patois « do mâte d'écaule » (du
maître d'école). Aimé Flayeux, père du maire Louis Flayeux, était, pour tous ses
concitoyens, « Aimé do mâte d'écaule ».
Braves gens de Scarupt ! Ils se sont cotisés, en 1848 « pour l'achat d'une
petite cloche qui serait placée sur la maison d'école pour servir à l'appel des
enfants en classe, sonner l'alarme en cas d'incendie et dans d'autres circonstances
importantes. » Mais la cloche coûtera 200 francs et la souscription n'a recueilli
que 85 francs. Le conseil municipal, reconnaissant l'utilité de la dépense, vote le
complément de 115 francs.
Cette cloche, tant désirée, c'est Joseph Marchal, marchand de bois à Scarupt,
qui l'a montée bénévolement sur le toit où elle est encore.
*
* *
HISTOIRE DE FRAIZE 213
La Vie Economique
l'Agriculture
De quoi vivent, en 1855, les 2.500 habitants de Fraize..., les 17.000 habitants
du canton ?... 4
Faute des moyens de transport dont nous disposons aujourd'hui, ils ne
peuvent échanger leurs produits contre ceux de l'extérieur, et c'est pour eux
nécessité vitale de tirer du sol toute ou presque toute leur subsistance. Ils se
nourrissent du grain, des pommes de terre de leurs champs, des produits de leur
bétail, se vêtent du lin et du chanvre de leur récolte. On vit sur place, et de bien
peu. C'est l'autarcie, mot barbare mis à la mode par le système d'économie en
vase clos appliqué à l'Allemagne sous le régime hitlérien.
Défalquons un millier d'ouvriers de l'industrie (papeteries de Plainfaing et du
Souche d'Anould, filature de Habaurupt), autant d'artisans et de commerçants,
tous les autres bras valides, c'est-à-dire la grande majorité, sont occupés au travail
de la terre ou de la forêt. Même les bourgeois ont leur petite culture ; toutes les
maisons de Fraize et de Plainfaing comportent des granges et des étables, et
l'abbé Miche, curé de Fraize, ne croit pas manquer à la dignité de son état en
« nourrissant » une vache comme le plus humble de ses paroissiens. Il engraisse
même un porc.
L'agriculture — nous l'avons dit — doit pourvoir à tous les besoins. Dans les
vallées où le sol et le climat permettent la culture des céréales, on y arrive non
sans peine. Mais comment expliquer que les 565 habitants du Valtin puissent
ainsi vivre de leurs ressources sur une terre marâtre au climat sibérien ?... Ils y
parviennent cependant à force de travail et de ténacité. Allez au Valtin. On vous
montrera « le Jeu de Cartes ». C'est, au penchant d'une montagne, un bizarre
assemblage de carrés de terre qui s'étagent en gradins, soutenus de hauts talus. À
l'époque où nous nous plaçons, tous ces lopins — aujourd'hui en friche — sont
ensemencés. On y cultive le seigle de printemps (trémois), les pommes de terre,
le lin. Colorés diversement selon la culture, ils présentent à distance l'aspect d'un
vaste damier. D'où le nom de « Jeu de Cartes ».
4
Population actuelle (recensement de 1954) Fraize 3.540 habitants, le canton 12.428.
HISTOIRE DE FRAIZE 215
*
* *
Quelques champs de blé (beaucoup moins qu'aujourd'hui) dans les
meilleures terres. Partout ailleurs du seigle et, accessoirement, un peu d'orge,
d'avoine, de sarrasin. On ne compte pas moins de 33 moulins dans le canton, la
plupart saisonniers, leur activité se limitant à quelques mois d'hiver. Il y en a 5 à
Anould, 3 à Ban-sur-Meurthe, 3 à Clefcy, 7 à La Croix, 4 à Fraize (Scarupt, la
Costelle, les Aulnes, le Mazeville), 3 à Mandray, 5 à Plainfaing, 2 à Saint-Léonard,
1 au Valtin 1.
La pomme de terre couvre des surfaces considérables 2. Comme variétés, on
ne connaît guère que la blanche du pays (type Jeuxey) et la haute rouge venue
d'Alsace. Depuis trop longtemps sur le même sol, ces espèces dégénèrent et sont
la proie des maladies cryptogamiques. La récolte de 1846 a été mauvaise, celle de
1847 médiocre.
Si petite soit-elle, chaque exploitation a son carré de lin ou de chanvre.
À part l'irrigation des prés, très bien conçue, les procédés de culture sont
routiniers, les instruments de travail rudimentaires (charrue à un seul versoir de
bois dans la montagne).
En 1847, les prix moyens des denrées agricoles s'établissaient ainsi :
Blé : 25 frs le quintal. Seigle : 19. Orge : 13. Avoine : 8. Foin : 30 les 500 kg.
Paille : 20. Pommes de terre : 30.
1
D'après Lepage (Statistiques des Vosges).
2
Observons que la surface des terres cultivées (575 Ha. en 1855) a diminué de moitié. Par suite de l'exode
de la population des hauteurs, la forêt a gagné du terrain couvrant maintenant des croupes et des pentes
jadis en culture. Ailleurs, les champs ont été laissés en fourrière (jachères vertes). Bon nombre ont reçu des
constructions : usines, cités ouvrières, maisons d'habitation.
216 HISTOIRE DE FRAIZE
Produits de la ferme : Beurre : 1,50 à 2 le kg. Fromage : 0,40 à 0,60. Œufs : 0,40
à 0,50 la douzaine. 3
*
* *
Au dire de contemporains que j'ai connus, cette époque fut, pour nos
paysans, une période de prospérité.
Vivant sobrement, pour ne pas dire chichement, de pain noir, de pommes de
terre, de lait caillé, d'un peu de lard, et de viande de porc, le terrien amasse, sou
par sou, de quoi acquérir le lopin qu'il convoite et arrondir peu à peu son
domaine à force de travail, de privations, d'économies. La terre se vend bien et
mon grand-mère, sabotier, pouvait dire avec quelque exagération, qu'il lui avait
fallu couvrir de sabots tel champ qu'il avait acheté.
À côté de celui qui possède, il y a le fermier qui n'arrive que difficilement à
faire honneur à ses affaires. Il a beau travailler dur, pour peu qu'il soit chargé de
famille, les mauvaises années, les pertes de bétail pèsent lourdement sur sa
situation. L'huissier prend le chemin de la maison. Et cela finit le plus souvent
par la saisie et la misère ! C'est le temps où, s'il n'a pas été payé le jour même de
l'échéance, le curé Barthélémy, de Saint-Léonard, accourt à cheval, le lendemain,
chez mon bisaïeul, Jean-Baptiste Petitdidier, son fermier de Mandramont, pour
lui réclamer son terme.
Il y a aussi la foule des manœuvres et journaliers, nombreux à l'époque, qui
font de ci, de là, des journées à la belle saison. Ils reçoivent la nourriture et un
salaire variant entre 15 sous (journée de faneuse) et 30 sous (journée de faneuse)
et 30 sous (journée de faucheur). L'hiver, les femmes se font fileuses, les
hommes battent en grange au fléau ou tissent au métier à bras.
Restent enfin ceux à qui leur âge ou leur état de santé interdisent toute
activité. Beaucoup demandent des ressources à la mendicité. On les voit, la hotte
au dos, aller de porte en porte, récitant d'une voix larmoyante le pater et l'ave,
suivis d'une invocation appelant les bénédictions du Ciel sur la maison et ses
hôtes. On leur donne quelques pommes de terre ou un morceau de pain. Chez
les riches, la générosité va jusqu'au petit sou. Des familles entières mendient, de
père en fils. L'affluence des mendiants est telle, pendant les repas de fête, qu'une
personne doit rester en permanence à la cuisine pour dispenser les aumônes.
3
Annuaire du départ, des Vosges. 1848.
HISTOIRE DE FRAIZE 217
L'industrie
Tissus de coton
1
LEPAGE. Ouvrage cité.
2
Idem.
HISTOIRE DE FRAIZE 219
Fournier), Bigot (café Gérard) ; une à Plainfaing, une autre à Anould (La
Barrière) 1.
Savonnerie — Jean Baptiste Schmutz fabrique du savon à Plainfaing.
Huileries — On extrait l'huile à brûler de la graine du lin et du chanvre,
l'huile comestible de la faîne du hêtre et des noix. Des huileries sont installées
dans certains moulins à grains. On en relève trois à La Croix-aux-Mines, deux à
Fraize (Scarupt, les Aulnes), deux à Plainfaing, une à Clefcy.
Taillanderies — Il y a des « martinets » à la Croix-aux-Mines pour le petit
outillage agricole et au Louchpach où l'on fabrique des haches et des outils de
sabotier. Il devait en exister un autre à Plainfaing, au lieu dit « Le Martinet ».
Industries extractives
Industries du bois
1
D'après un document obligeamment communiqué par M. Jeannin, Inspecteur des Contributions
indirectes.
220 HISTOIRE DE FRAIZE
Le commerce
d'un « arracheur de dents », habile au boniment. Il opère sans douleur, mais fait
donner ses cuivres pour étouffer les cris du patient.
Autre attraction : « le marché des cochons » qui se situe sous un vaste hangar
aux nombreuses cases (derrière l'immeuble Didier-Marie). Pas une famille
capable de l'engraisser qui n'achète un petit porc. Les transactions ne se font pas
sans d'interminables marchandages. Marché conclu et solennellement scellé par
une tape dans la main, le vendeur offre la goutte comme il est d'usage. D'auberge
en auberge, de goutte en goutte, il arrive que rentrent le soir, à la brune, des gens
ébriolés ramenant à la maison, la corde à la patte, un goret qui n'en peut mais.
C'est aux foires du bétail très fréquentées qui ont lieu les deuxièmes
vendredis de janvier, mars, mai, juillet, que se voit la plus grosse affluence.
Vendeurs, acheteurs, curieux se pressent, se bousculent dans les rues, discutent
bruyamment dans une clameur confuse. Les auberges sont prises d'assaut.
*
* *
Le fromage des fermes de la montagne est exporté partiellement vers
Saint-Dié et Gérardmer où déjà il fait l'objet, dans cette dernière localité, d'un
commerce de gros. Les marcaires du Rudlin, du Valtin, du Grand-Valtin, le
portent aussi à la hotte à Munster, en Alsace, où ils transportent de même des
sabots, et jusqu'à des veaux vivants. Ils en ramènent des fruits et un peu d'eau-
de-vie. Longue et pénible est la route par le sentier grimpant du Tanet ! Aussi les
porteurs, groupés en caravane, se passent-ils la charge à tour de rôle.
Nombreux dans le passé — les anciens registres paroissiaux du Valtin en
font foi — sont ceux qui ont péri dans les neiges en traversant les Hautes-
Chaumes. J'ai rapporté la fin tragique, en mars 1844, de deux jeunes gens du
Valtin, Marie-Catherine et son frère, Jean-Baptiste Marchal, surpris là-haut par
une tempête de neige au retour de Munster.
Vers Saint-Dié, on exporte des sabots, des planches, des toiles de lin, des
tissus de coton, du papier.
Les plus beaux et les plus sveltes de nos grands sapins sont véhiculés de leur
long jusqu'aux ports de la Manche où ils auront l'orgueil de devenir des mâts de
vaisseau.
La Meurthe et la Petite Meurthe se chargent du transport du bois de
chauffage. C'est le flottage. Au Rudlin, à Straiture, au Pont des Graviers, à
222 HISTOIRE DE FRAIZE
1857 pour que le premier tronçon ferré, greffé sur la grande ligne de l'Est
exploitée depuis 1852, atteigne Epinal par Blainville.
La diligence part chaque matin de Saint-Dié pour arriver en fin d'après-midi
à Nancy. De Fraize, on se rend à pied à Bruyères pour prendre celle qui conduit
à Epinal. Une autre diligence, qui relie Saint-Dié à l'Alsace, s'arrête — nous
l'avons dit — au relais de Fraize.
Nos ancêtres n'étaient point, comme nous, atteints de « la bougeotte », et
nombre d'entre eux quittaient ce monde sans avoir dépassé Saint-Dié.
Hormis ceux que leurs affaires conduisent au loin et les conscrits appelés
sous les drapeaux, on ne voyage guère qu'à pied dans les limites de
l'arrondissement, et pour se rendre en Alsace. Quelques pèlerins cependant, font
à pied, le voyage au sanctuaire fameux de Notre-Dame des Ermites, à
Einsiedeln, en Suisse. Le trajet aller et retour dure une dizaine de jours. Il est
aussi de nos compatriotes qui firent pédestrement le pèlerinage de Saint-Hubert,
invoqué pour la guérison de la rage, à Liège (Belgique).
C'est à Saint-Dié que mon grand-père conduisait tous les mois, sur une
charrette à bras, les sabots de sa confection. Partis avant l'aube, les Grand-
Valtinois faisaient gaillardement leurs cinquante kilomètres en sabots dans la
journée, pour porter à la ville les truites qu'ils estimaient heureux de vendre
quinze sous la livre aux bourgeois déodatiens.
L'alimentation
Il nous faut faire effort pour réaliser ce qu'était, en 1855, le niveau de vie des
ancêtres.
Sobriété Spartiate : pain noir et pommes de terre le plus souvent !... Le pain
de seigle fabriqué à la maison, tous les quinze jours environ, en grosses miches
de cinquante centimètres de diamètre, était souvent « ciré » près de la croûte
inférieure. Il se conservait relativement frais, mais encrassait le couteau. À la
saison des fruits, on ajoutait à la pâte des myrtilles, des quartiers de pommes ou
de poires pour les enfants : c'était le pain galus (galeux). Quand on chauffait le
four — chaque maison possédait le sien — on complétait la fournée par une
quiche au lard, une tarte aux fruits ou de môjïn 1. La miche de pain entamée restait
1
Fromage blanc étendu de crème et d'œuf et légèrement sucré ou salé.
224 HISTOIRE DE FRAIZE
Pour sa fenaison, qui durait deux mois, Claude Petitdidier, mon trisaïeul, qui
exploitait la chaume de Sérichamp, allait (vers 1825) quérir en Alsace un tonnelet
de six litres d'eau-de-vie qu'il rapportait sur son « brise-dos » (hotte en bois
façonné). Les faucheurs en lampaient chaque matin leur petite goutte avant de se
rendre au pré. C'était tout pour la journée !...
Le vin qu'on rencontre aujourd'hui sur les tables les plus modestes ne se
consomme en ce temps là que dans les auberges. Mais il s'en trouve pour les
malades pauvres dans la cave du curé et du médecin.
Il y a cependant du vin à la maison pour « les odes » (fête patronale). Quelque
temps auparavant, un voiturier du voisinage se charge de l'aller chercher en
Alsace. Chacun lui apporte bonbonne ou tonnelet qu'il va faire remplir à
Kaysersberg. Le grand jour venu, on boit à larges rasades dès le matin. Tous
ceux qui se présentent à la maison : invités, voisins, mendiants même, en
reçoivent libéralement leur part.
Après un repas plantureux copieusement arrosé, il arrive que le baril sonne le
creux le soir même. De toute façon, il est de règle que la petite provision soit
immanquablement épuisée le dimanche suivant. Et voilà nos gens au régime sec
pour un an !...
Le vêtement
fête, les femmes portent par dessus le corsage un « moucheu » (fichu) de laine ou
de soie aux couleurs vives disposé en pointe comme en Alsace. Une coiffe de
soie piquée dite « cornette » aux bords garnis de fronce tuyautée de tulle ou de
dentelle couvre la partie postérieure de la tête. Les personnes âgées se coiffent de
« la cape » plus enveloppante et plus chaude.
En fait de bijoux, on ne connaît encore que la petite croix dont nous avons
parlé, remplacée parfois par un cœur d'or pendant à un ruban de velours noir et
les boucles d'oreilles que le menuisier du lieu, bijoutier improvisé, se charge de
poser en perforant avec sa pointe à tracer le lobe de l'oreille, ce qui ne va pas
toujours sans douleur. Il m'a été donné de voir, dans ma jeunesse, des cercles
d'or aux oreilles des hommes. Coquetterie masculine-?... Non pas ! Ces anneaux,
croyait-on, conservaient la vue.
En semaine, hommes et femmes vont en sabots, souvent nu-pieds à la belle
saison. Les hommes se vêtent de toile grise ou bleue, se coiffent de grands
bonnets à rayures en coton ou en laine terminés par un gland qui retombe dans
le dos.
Par dessus la « camisole » (corsage à lacets non ajusté qui tient lieu du corset
inconnu de nos grands-mères) et la « cotte » (jupe), les femmes nouent le « dévété »
(devantier ou tablier). La coiffe en tissu léger, l'hiver la capeline, ceignent leur
front.
Mais le vêtement le plus caractéristique d'une époque révolue, celui que les
hommes arborent les jours de marché ou de fête, est sans contredit la « blaude »,
blouse courte ne descendant pas plus bas que la hanche. Il est des blouses
modestes en toile grise, ornées parfois de dentelures au col, d'autres plus riches,
d'un bleu lustré, finement soutachées de blanc au col et sur le devant. Ce sont
celles que les jeunes gens se font gloire d'endosser les soirs de bal. M. Voinesson,
maire de Fraize en 1870, était resté fidèle à la blouse. Il me souvient non sans
émotion de ma première blouse ; je n'en étais pas peu fier.
Le veston plus seyant, plus moderne, a détrôné la blouse. Qu'on me
permette de regretter la disparition de ce vêtement ample et commode sous
lequel on se sentait à l'aise en toute saison !
HISTOIRE DE FRAIZE 227
Vous plaît-il maintenant que nous pénétrions plus avant dans l'intimité des
familles de chez nous en l'an de grâce 1855 ?
Aucune qui n'ait alors son surnom. C'est l'usage, et les intéressés ne songent
nullement à s'en offusquer. Et quelle variété dans ces surnoms patois !...
Les uns se réfèrent au lieu d'origine : Honoré de Strichamp, Jean-Jean dé Spohhe,
Giaude dé Capitaine, Constant do Boho, Joso do Groube, lo Mandrosé, l'Orbelet, lo Giromhé.
Les autres au physique de l'individu : lo Nâr (noir), lo Spa (épais), lo Hargoteur
(boiteux), Grand José ; à son caractère : lo Herquinâ (hésitant), lo Herr (fier), lo Strem
(timide).
Ceux-ci aux noms et prénoms : Guiaudat Vainqué (Claude Voinquel),
Michel dé Guerite (Michel fils de Marguerite), Joujou Toino (Joseph fils d'Antoine),
Chan Colas (Jean fils de Nicolas).
Ceux là à la profession : Aimé do Mâte d'écaule, lo Morcaire, Colas José Meurchau
(maréchal), lo Soudaire (soldat), Passe lacet (tisserand), lo Permété (tailleur d'habits),
Chando do Courrie (Jean du Courrier), Aymo do Ségaire (Edmond du sagard).
Il en est quantité d'autres, donnés par dérision, tels : lo bon Dû, lo Pape, lo Roje
Curé, Bitis l'empereur, lo p'tit Jésus, lo Saint Homme, ou simplement grotesques,
baroques, parfois d'origine indéterminée : Trâs Boyas (trois beignets), Jean j'te
Quitte, François de Skièche, Bitis Messieurs, Colas de Baratte, Pichot (pinson), Poudrette,
Papoiche (?), Falick (?), Darhaille (?), Palkach (?), etc.
Ces surnoms, qui remontent ordinairement à plusieurs générations, se
transmettent de père en fils, le plus souvent par l'adjonction d'un nouveau
vocable. On se trouve alors en présence d'une kyrielle de surnoms ayant l'allure
d'un titre nobiliaire.
Exemple : lo fe Coliche de Ménane do Moli. Traduisez : le fils de Nicolas, fils de
Marie-Anne du moulin (c'est-à-dire dont les parents ou les ancêtres étaient
meuniers).
En vertu du vieil adage patois : « Mieux vaut un dosseau du lieu qu'une planche de
l'extérieur », les garçons ne vont pas chercher femme au loin. On se marie dans la
commune ou dans les communes avoisinantes. C'est ce qui explique la parenté
proche ou lointaine qui unissait, en ce temps-là, presque toutes les familles d’un
même village. Mes ancêtres étaient de Ban-sur-Meurthe du côté paternel ; de
228 HISTOIRE DE FRAIZE
Les effusions, les longs discours ne sont pas le propre des gens de chez nous
qui ne s'extériorisent pas. À son fils qui part au régiment ou quitte la maison
pour entrer en apprentissage, le père fait, en l'embrassant virilement, ces simples
recommandations : « Fais comme il faut !... Ceux qui font bien trouvent bien !... »
Cela suffit : le partant fera honneur aux siens.
Façonnés de bonne heure au travail, les enfants aident de leurs petits bras
aux tâches domestiques et agricoles : cette gamine en jupes courtes fait le
ménage, bat le beurre, prépare le repas, pendant que la mère est aux champs ; ce
garçonnet de dix ans manie le râteau tout comme un homme, s'essaye à faucher
et s'enorgueillit de savoir déjà tirer les vaches. Voilà les jeunes armés pour la vie !
Cette union dans les familles de jadis, ce respect des enfants pour l'autorité
paternelle, respect cimenté d'affection et de confiance, dureront autant qu'eux.
Plus d'un jeune homme, plus d'une jeune fille ont renoncé à l'union de leur choix
quand elle n'était pas ratifiée par les parents et l'on se montre du doigt ceux qui
— âgés de plus de trente ans — ont passé outre au consentement, en faisant les
sommations prescrites par la loi. La malédiction les poursuit, dit-on, dans leurs
descendants.
Le lien familial n'était pas brisé à la mort des parents, et il est arrivé plus
d'une fois que des enfants continuaient à mener ensemble la vie commune,
préférant ne pas se marier plutôt que de rompre l'unité familiale. J'ai connu
plusieurs de ces ménages de vieux garçons et vieilles filles, esclaves d'une
conception trop étroite de l'esprit de famille.
Le patois
Un des traits les plus saillants des mœurs de nos aïeux, c'est l'esprit de
solidarité qu'ils manifestaient en toute occasion.
Dans les temps anciens, l'entr'aide est née d'un besoin : les communautés de
la montagne — séparées du reste du monde par des profondes forêts — vivaient
isolées et n'auraient pu subsister sans la coopération étroite de leurs membres.
D'une existence ainsi repliée sur elle-même étaient venues des habitudes
d'assistance mutuelle, toujours en honneur en 1855, et qui n'ont pas tout à fait
disparu.
C'était alors l'habitude des corvées (en patois crouâies) ainsi nommées — par
analogie avec la coutume féodale dont elles différaient totalement — parce
232 HISTOIRE DE FRAIZE
Les « loures »
1
A. Ohl des MARAIS. Hist. chronologique du Val de Saint-Dié.
HISTOIRE DE FRAIZE 235
Il arrivait que, pour y mettre un terme, s'élevait une voix féminine et bien
timbrée qui chantait les vieilles romances de la montagne : La chanson du ségaire ;
Il était trois capitaines.
Les douze coups de minuit sonnant, l'assemblée passait au poêle pour reciner
sur l'invitation de la maîtresse de céans.
L'hôtesse avait bien fait les choses. Dans la plantureuse tourtière fumait,
odorante et rissolée, la grillade du cochon tué la veille ; une épaisse et
croustillante chalande piquée de lardons dorés lui succédait, le tout arrosé de
copieuses rasades de brandvin (eau-de-vie).
Les convives mis en joie jasaient de plus belle. Les anciens jouaient aux
cartes, à la marelle, cependant que, dans les rires qui fusaient, les boubes lutinaient
les béïesses, celles-ci ne se faisant pas faute d'y répondre par des taquineries de bon
aloi.
Et le temps passait si vite que l'aube naissante surprenait nos gens à table.
Depuis longtemps, les enfants allongés sur les hugeottes avaient cédé au sommeil.
Il fallait les éveiller pour se remettre en route.
******************
Finies, les veillées d'antan !... Là où l'industrie s'est implantée, modifiant
profondément les mœurs ancestrales, elle a tué les loures. La coutume, cependant,
en est encore religieusement conservée dans quelques hameaux de la montagne.
*
* *
Au terme de ce reportage sur un passé qui n'est pas si loin de nous — je l'ai
encore connu ! — mesurons le chemin parcouru.
1855 : vie laborieuse, dure aux humbles, mais simple, paisible, sans heurts.
1955 : vie plus facile, plus confortable, mais inquiète, fiévreuse, compliquée,
trépidante.
1855 : la diligence, le flottage sur la rivière, le métier à tisser à bras, la lampe à
huile.
1955 : règne du machinisme et de l'électricité, l'auto, l'avion, le cinéma, la
radio, la télévision, mille inventions utiles... et la bombe atomique.
Progrès matériel immense, prodigieux, plus marqué en ce siècle qui nous
sépare que dans ses trois devanciers.
236 HISTOIRE DE FRAIZE
Qui donc oserait soutenir que le progrès moral a suivi la même courbe
ascendante, autrement dit que les hommes sont devenus meilleurs et plus
sages ?...
Cette constatation faite, ne nous hâtons pas trop de jeter la pierre à notre
époque et reconnaissons de bonne foi que le « bon vieux temps » — dont on
parle avec d'autant plus de complaisance que les années s'éloignent — n'est l'âge
d'or à nos yeux que parce que nous ne subissons plus ses rigueurs, ses difficultés
et ses tares.
Assurément, nous vivons mieux, beaucoup mieux qu'il y a cent ans, et
personne ne songe à revenir en arrière, mais ne pensez-vous pas avec moi que le
passé avait tout de même du bon ?...
HISTOIRE DE FRAIZE 237
1
D'après un procès verbal d'expertise dressé le 28 mars 1791, à la requête du sieur Claude Batremeix.
Archives de la Justice de Paix de Fraize.
238 HISTOIRE DE FRAIZE
événements, pressée aussi, peut-être, par des besoins d'argent, elle chargea son
régisseur; Mathias Salmon, de mettre en vente les Halles. Annoncée par voie
d'affiches, la vente était fixée au 13 octobre 1790.
La maison des Halles tenait une grande place dans la vie communale, aussi la
nouvelle de sa vente fut-elle accueillie avec une émotion bien compréhensible.
Les gens de Fraize allaient-ils être mis à la porte de la maison commune ?
D'un autre côté, la création au chef-lieu de canton d'une justice de paix
remplaçant l'ancien tribunal seigneurial exigeait une salle d'audience. Cette salle
était toute trouvée puisqu'elle existait aux Halles.
La municipalité et le conseil général de la commune élevèrent une vigoureuse
protestation contre la mesure envisagée et formèrent opposition à une vente
qu'elles considéraient comme un déni de leurs droits. En rappelant la part prise
par la commune qui s'était imposée extraordinairement de 1.000 livres en 1731 2,
ils firent valoir une jouissance ininterrompue de plus de soixante ans et
invoquèrent la prescription.
Devant l'attitude décidée des habitants et de la municipalité, il y eut —
croyons-nous — ajournement à la vente et un procès s'engagea entre la
communauté et la dame de Clinchamp.
À une date que nous ne pouvons préciser — fin 1792 ou début 1793 — la
commune ayant été déboutée de son instance, les Halles furent finalement
vendues.
On en fit deux lots. La partie nord (maison Mathieu-Knur, N° 1559 du plan
cadastral), fut acquise par un nommé Cuny Nicolas. L'autre partie (maison
Schwartzel, N° 1560) devint propriété de Salmon J.B. On peut supposer qu'ils
s'entendirent amiablement pour partager l'acquisition suivant la ligne faîtière et
en faire ce qu'on appelait anciennement une « double maison ». Les arcades
disparurent, et des fenêtres régulières, qui accusent le style de l'époque, furent
percées au rez-de-chaussée et au premier étage. De l'ancienne construction, il ne
resta que les murs et la charpente qui subsistent encore.
Les Halles vendues, il fallut plier bagage. Faute d'autre local, le juge de paix,
J.-B. Flayeux, fut — nous l'avons vu — contraint de tenir audience à son
domicile, dans sa maison des Aulnes. Quant à l'administration municipale, elle
transporta provisoirement ses pénates dans l'ancienne maison d'école de la
Costelle (act. maison Pierron).
2
Monographie COLIN, 1889.
HISTOIRE DE FRAIZE 239
Le Vicariat
1
Archives de la Justice de Paix.
2
Archives de la Justice de Paix.
3
Au moment de la construction du groupe scolaire des filles vers 1928.
4
Déclarations foncières de 1791 (archives communales).
240 HISTOIRE DE FRAIZE
Assez vaste, avec cinq grandes fenêtres, la salle de mairie, à peu près carrée,
pouvait mesurer huit mètres de côté.
Après « les Halles », le « Vicariat » a été la seconde maison commune de
Fraize.
Projets de construction
Le plus ancien projet de construction dont nous avons trouvé trace aux
archives remonte à 1806. Il en est fait mention dans la lettre que voici surmontée
de l'aigle impérial :
Empire Français
Saint-Dié, le 16 avril 1806
Le Sous-Préfet de l'arrondissement communal de Saint-Dié
au Maire de Fraize.
J'ai, Monsieur, l'honneur de vous adresser des affiches qui annoncent,
pour le lundi 28 de ce mois, l'adjudication à laquelle je procéderai à Fraize des
ouvrages de la construction de la Maison-commune.
HISTOIRE DE FRAIZE 241
Je vous prie de les faire placarder dans votre commune. J'en adresse de
semblables dans les communes de l'arrondissement.
J'ai l'honneur de vous saluer
Bizot.
Où devait être édifiée la maison-commune ? On ne sait... Mais les plans et
devis ayant été dressés, l'affaire devait être bien avancée puisque la date
d'adjudication des travaux avait été fixée.
Pourquoi l'adjudication n'eut-elle pas lieu ?... L'absence de documents ne
permet pas de le dire. Toujours est-il que, quelques mois après, le 16 juillet, le
sous-préfet écrit au maire, en ces termes, pour appuyer une réclamation de
l'architecte, auteur des plans et devis :
Le Sieur Allemand, Monsieur, qui a rédigé les plans et devis des ouvrages à faire pour la
construction de votre maison commune, réclame le payement de ses honoraires dont il vous a
remis l'état.
Quoi qu'il paroisse que cette construction n'aura pas lieu, vous ne devez pas moins payer à
l'architecte ce qui lui est légalement dû, et ce payement doit avoir lieu sur les fonds qui étaient
destinés à subvenir aux frais de cette construction. Je vous invite à terminer cet objet le plus tôt
possible.
Je vous salue,
Bizot.
Les mots « quoi qu'il paroisse que cette construction n'aura pas lieu » indiquent que
l'idée de bâtir avait été abandonnée, ou était sur le point de l'être. Nous n'en
savons pas davantage.
Plus d'un demi-siècle va s'écouler avant que Fraize soit enfin doté d'un Hôtel
de Ville, en 1858. Dans cet intervalle, quatre nouveaux projets de construction
seront, tour à tour, abandonnés, pour une raison ou pour une autre.
L'histoire vaut d'être contée des tribulations, des vicissitudes, des difficultés
de toute espèce, par lesquelles passa le projet de 1806 avant d'être réalisé
cinquante ans plus tard.
En sommeil depuis dix ans, l'idée est reprise en 1844. M. Choffel est en ce
moment maire de Fraize. Une commission présidée par le Docteur Masson a été
nommée pour rechercher l'emplacement le plus convenable.
Dans sa séance du 17 mars, le conseil municipal reconnaît que « la nécessité
d'un Hôtel-de-Ville est incontestable. Il est de toute importance pour la localité que l'édifice soit
construit sans luxe, mais avec l'élégance du goût et des besoins actuels ».
Il comprendra :
« au rez-de-chaussée, 1°un passage large et libre ;2°un emplacement pour les pompes et
seaux. À gauche, en entrant, une chambre destinée à l'appariteur. Plus loin et joignant, un lieu
pour établir une balance publique. L'escalier montant au premier se trouverait exister au bout.
— 1er Etage —
Il devait consister en une salle de dix m2 donnant accès par quatre portes latérales
1e à une salle de mairie large de 6 m 50 ayant, dans le prolongement, une salle d'archives
contiguë, à droite ;
2e À une salle de justice de paix, large de 6 m 50, ayant aussi, dans son prolongement,
une chambre pour les archives, à gauche du bâtiment ».
Suivant les conclusions de sa commission, le Conseil décide d'édifier l'Hôtel
de ville en aval du pont, partie sur la Meurthe et sur un canal d'irrigation dont le
lit serait voûté, partie sur une propriété, nature de pré, appartenant à Madame
Veuve Bernard à laquelle il a été demandé de céder deux ares de terrain. Le pré
en question, bordant la rivière occupait, semble-t-il, l'emplacement de la maison
Paul Desjeunes, actuellement Cercle Ouvrier des Etablissements Géliot (N° 571,
Section B).
S'il est impossible d'entrer en composition avec Madame Bernard, précise la
délibération, le Conseil n'hésitera pas à demander l'expropriation pour cause
d'utilité publique.
244 HISTOIRE DE FRAIZE
En 1847, la question revient sur l'eau. Une commission de cinq membres est
de nouveau chargée de rechercher un emplacement pour le futur Hôtel de Ville.
Le rapporteur, M. Gerbaut, juge de paix et conseiller municipal, donne
lecture au conseil, le 7 novembre 1847, de l'avis de la commission. Curieux et
savoureux document que ce rapport, au style déclamatoire et emphatique,
couvrant douze grandes pages d'une écriture fine et serrée, où l'auteur s'attache à
démontrer qu'il n'existe pas d'emplacement plus désigné que celui qu'il a
lui-même choisi.
L'importance de la question lui suggère une comparaison — aussi baroque
qu'inattendue — à propos de la récente nomination d'un garde forestier
communal :
« Si, écrit-il, le garde ne nous donne pas satisfaction, nous pourrons toujours
demander son changement ou sa révocation. Pourrons-nous changer
l'emplacement de l'Hôtel de Ville si nous reconnaissons plus tard que cet
emplacement était mal choisi ? »
Il ajoute sur un ton grandiloquent :
« Cet édifice verra peut-être passer devant lui un grand nombre de
générations avant de disparaître à son tour dans le néant, et, par conséquent, s'il
n'était pas placé d'une manière convenable, ce serait une faute, je pourrais
presque dire un malheur, non seulement pour le présent, mais aussi pour l'avenir.
En effet, nul ne peut prévoir le terme de son existence, nul ne peut dire à quelle
époque il sera détruit par l'action du temps ou par la main des hommes. Qui sait
même s'il ne subsistera pas encore lorsque, depuis plusieurs siècles déjà, il ne
restera plus de nous qu'un peu de poussière au fond de nos tombeaux ? »
La maison commune, remarque-t-il judicieusement, doit occuper une
position centrale. Elle ne serait pas à sa place à la Costelle, comme l'ont demandé
HISTOIRE DE FRAIZE 245
les gens de Scarupt. Il ne voit, dans ces conditions, qu'un seul emplacement bien
approprié, la tannerie des sieurs Vincent et Gaudier (ancienne quincaillerie
Bernard), au bord de la rivière, sur la place récemment aménagée (act. place de
l'Hôtel-de-Ville).
C'est une vieille masure de piètre apparence. Un passage pour la sortie des
prés la sépare d'une construction de belle allure, la maison Grandjean (act. Cuny-
Bresson). La propriété présente 17 m de façade sur la place, ce qui donnerait aux
pièces de l'Hôtel-de-Ville une largeur suffisante. Une voûte sur le passage est
envisagée pour relier la construction à la maison Grandjean. Des travaux seront
exécutés au bord de la rivière, afin de la mettre à l'abri des débordements.
Le rapporteur réfute ensuite les objections présentées par certains membres
de la commission. Il s'indigne avec véhémence à l'idée de placer le marché aux
porcs à côté de l'Hôtel de Ville :
« Vous aimeriez mieux, écrit-il plaisamment, dans votre tendre sollicitude pour ces
quadrupèdes, sacrifier votre propre intérêt et celui de vos concitoyens que de priver notre maison
commune d'un tel voisinage ? Ne voyez-vous pas d'ailleurs ce qu'il aurait de désagréable et
d'inconvenant ? Ainsi, par exemple, il est possible qu'il y ait une audience extraordinaire, une
enquête ou toute autre opération judiciaire dans le prétoire de la justice de paix pendant la
tenue du marché ; il peut arriver que le même jour, l'officier de l'état-civil procède, dans la salle
de la mairie, à la célébration d'un mariage, et vous iriez parquer, sous les fenêtres du bâtiment
dans lequel on s'occuperait de questions aussi graves, aussi solennelles, des troupeaux de
pourceaux dont les affreux grognements troubleraient le silence et le recueillement des assistants.
Ne profanons pas ainsi, messieurs, le double sanctuaire de la justice et de l'administration !...
Comme une mère détourne des regards de sa fille les objets qui pourraient souiller la pureté de
son cœur, éloignons de lui ce fangeux réceptacle d'animaux immondes, ce bruit insupportable de
cris rauques et discordants !... »
Que penser de ce verbiage ?... Le juge de paix Gerbaut était-il humoriste sans
le savoir ?... Sa prose, pompeuse et cocasse à la fois, prend des accents lyriques
quand il s'écrie :
« Semblables à ces jolies filles qui se promènent dans les rues les plus populeuses, dans les
lieux les plus fréquentés, afin que chacun puisse admirer l'éclat de leurs charmes et le luxe de
leurs toilettes, ne devez-vous pas étaler avec coquetterie, dans l'endroit le plus beau et le plus
apparent de notre commune, ce qu'elle peut offrir de plus beau et de plus remarquable aux yeux
des étrangers qui viennent la visiter ?... »
L'Assemblée municipale écouta-t-elle sans bâiller — et surtout sans sourire
— ce singulier morceau d'éloquence ? Elle y eut, en ce cas, très grand mérite !
246 HISTOIRE DE FRAIZE
Mis aux voix, le projet de la commission fut adopté par 11 voix contre 6.
Mais la construction projetée n'eut pas lieu. Par une lettre du 10 décembre
1917, le sous-préfet informait le maire qu'il avait trouvé trop exigu
l'emplacement choisi et qu'il invitait le conseil à en rechercher un autre.
Ainsi toute la prose du bon juge de paix Gerbaut avait été dépensée en pure
perte. Gageons qu'il en fit une maladie !
En 1850, les sœurs institutrices logées au « Vicariat », sous le même toit que
la salle de mairie, demandent au conseil de « faire disparaître l'inconvenante
mitoyenneté d'entrée qui existe » par la construction d'un escalier extérieur
conduisant directement à la salle de mairie.
Si cette requête ne reçut pas satisfaction, il est permis de croire qu'elle hâta la
réalisation du projet de construction de l'Hôtel de Ville restée jusque là en
souffrance pour des causes diverses.
La question était mûre quand, en 1854, l'industriel Nicolas Géliot offrit à la
commune de lui céder, pour 8.000 francs, le vieux moulin que faisait mouvoir un
bras de la Meurthe dont les eaux traversaient ensuite la Grand'Rue pour
alimenter plus loin une scierie (aujourd'hui Filature de Fraize).
D'une contenance totale de 3 ares, 60, bâtiment et jardin (N° 1565-66 du
plan cadastral), le moulin se situait entre la Grand'Rue à l'ouest, la maison du
sieur Salmon (aujourd'hui bazar Dubach) au nord, le passage dit « la Strâïe » à
l'est 2. Devant le moulin s'étendait jusqu'à la Meurthe un vaste quadrilatère, jadis
terrain vague et marécageux. On y blanchissait la toile, on y lâchait les porcs.
Depuis la construction des ponts de pierre sur la Meurthe et le canal de la
scierie en 1833, et l'endiguement de la rivière, ce terrain avait été asséché,
exhaussé, aplani. Il était devenu, en 1854, la « Place du Marché » qui se tenait
anciennement à l'entrée de la Costelle. C'est aujourd'hui la « Place de l'Hôtel de
Ville ».
La délibération relative à l'offre de Nicolas Géliot est à citer :
1
12 avril 1848 : nomination par le sous-commissaire provisoire de l'arrondissement de Saint-Dié
d'Eugène Mengin en remplacement de Romary Choffel. 17 juin 1848 : nomination de Jean Bte Hyacinthe
Masson en remplacement d'Eugène Mengin.
2
Comme on peut s'en convaincre par l'examen du plan cadastral (1812), le moulin était une petite bâtisse
toute en longueur prenant façade sur le chemin dit « la Strâie » qui le reliait à la Costelle et venait déboucher
sur la grande rue, au coin du bazar Dubach. Devant la façade, des prés. Derrière, la roue motrice regardait
vers la Meurthe. Un canal de décharge longeait les maisons Bresson et Bernard pour rejoindre la rivière. Il
en subsiste des vestiges souterrains.
248 HISTOIRE DE FRAIZE
2
Fraize était alors le siège d'une inspection forestière où avait lieu la vente des coupes.
HISTOIRE DE FRAIZE 249
À pied d’œuvre
chanaux ainsi que la face du portail sont en pierre de taille ; les charpentes sont
en bois de sapin avec quelques pièces en chêne ; la couverture en tuiles à crochet
de Saint-Dié ; les planchers en planches de sapin ; les plafonds en plâtre ; les
cloisons en briques et en plâtre ; enfin les menuiseries en bois de chêne et de
sapin.
Ces ouvrages seront exécutés conformément à ce qui sera expliqué dans les
divers chapitres du présent devis. »
*
* *
L'élégant édifice conçu par M. Grillot était tel qu'il se présente aujourd'hui.
Bâti en pierres de grès rosé taillées en parement, il avait vraiment belle
ordonnance sur la place principale de Fraize avec ses hautes fenêtres régulières
au linteau saillant, le relief des moulures qui couraient à leur hauteur, sa corniche
largement ouvragée, son toit à quatre pans, coiffé en avant d'un beffroi-
clocheton.
En façade sur la place, sept grandes baies cintrées donnant accès aux Halles ;
autant de fenêtres au premier, celle du milieu, surmontée d'un ornement
triangulaire, s'ouvrant sur le balcon placé au-dessus de l'entrée principale.
La disposition intérieure prévue a subi peu de changements, à part l'escalier
conduisant au premier étage qui, selon le plan initial, devait se trouver dans le
périmètre des murs, à droite du vestibule faisant suite aux Halles : escalier droit
avec palier prenant jour sur la fenêtre nord-est du pignon.
*
* *
Sans m'arrêter, à propos du devis, à des détails oiseux pour le profane, j'ai eu
la curiosité de relever quelques éléments des prix singulièrement suggestifs à
notre époque. Qu'on en juge :
Prix de la journée d'un manœuvre 1 franc 40
» » maçon 2,50
» » maçon de 2e classe 2,00
» » tailleur de pierre 3,00
» » charpentier 2,75
» » voiture à 3 colliers 2,00
HISTOIRE DE FRAIZE 251
*
* *
C'est le 10 mai 1854 que le maire est autorisé à signer l'acte d'acquisition du
moulin pour la somme de 8.000 francs. Le conseil décide que la dite somme,
ainsi que celle de 44.000 francs, montant des devis de constructions seront
payées :
1) sur le produit de la vente de 2 coupes
d'éclaircie dans la forêt communale 13.476 frs 92
2) sur la vente de 25 parcelles de terrains comm. 6.169 05
3) » 131 » 26.280 77
4) du quart de réserve
252 HISTOIRE DE FRAIZE
Pour faire face aux payements, la commune avait vendu successivement une
coupe extraordinaire de 1.500 stères sur le quart en réserve, puis deux coupes
d'éclaircie dans la forêt communale, aliéné de nombreuses parcelles de terrains
communaux à la Roche, Scarupt, les Sèches-Tournées, la Beurée, Mandramont.
Fin 1857, l'édifice a reçu sa toiture. Seul l'aménagement intérieur reste à
terminer. À ce moment, l'un des deux entrepreneurs, François Cordier, frappé de
paralysie, se voit contraint de renoncer à toute activité. Par acte notarié, il cède
tous ses droits aux frères Lièvre qui mettront la dernière main à l'ouvrage.
« La construction de l'Hôtel de ville étant sur le point d'être terminée, il est
nécessaire et même urgent de pourvoir à un ameublement en rapport avec cet
édifice. » (CM. 10-2-1858). Il en coûte à la commune une somme de 3.500 frs,
montant du devis détaillé ci-dessous :
10 fauteuils à 60 frs 600 frs
Draperies à 15 fenêtres 700
1 Grande table avec un tapis 200
36 chaises à 10 frs 360
Bureau et fourneau du cabinet du maire 150
Estrade justice de paix, bureau, fourneau pour le greffe 200
Bancs avec dossiers 100
Crucifix 50
1 table et un tapis pour la salle du conseil municipal 100
Bureau du secrétaire 150
1 fourneau pour ce bureau 80
» » le bureau du comm. de police 50
» » le concierge 50
Papiers peints 400
Dépenses imprévues 310
On s'apercevra plus tard qu'on a oublié dans cette énumération le lustre
destiné à la grande salle de l'Hôtel de Ville. Acheté à Nancy chez M. Carlier,
lampiste ferblantier, par l'Adjoint Marchal, il est mis en place. Jugé trop petit,
relativement à la hauteur du local, il est renvoyé au fournisseur pour échange
contre un modèle plus gros. (Correspondance du maire - 17 juillet 1860).
À quelle date les services municipaux quittèrent-ils la maison du « Vicariat »
pour s'installer au nouvel Hôtel de ville ? Faute de documentation, on ne peut le
dire exactement. Les travaux de constructions ayant pris fin le 1 er mai, il est
permis de croire que cette installation eut lieu au cours du 2e semestre 1858.
254 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Des jours lumineux..., des jours néfastes..., de la joie et des larmes..., trois
guerres, deux invasions..., toutes les vicissitudes dans la vie des hommes et celle
de la cité d'un passé déjà lointain..., notre Hôtel-de-ville, fier de sa croix de
guerre, a connu tout cela.
Sa robe de grès rouge lui donne un air de jeunesse qui lui confère une grâce
avenante.
Meurtri par la dernière guerre, il achève de panser ses blessures.
1
Au dire de l'expert consulté.
HISTOIRE DE FRAIZE 255
1
On en a la preuve tangible dans ses interventions au conseil, sa correspondance avec le sous-préfet,
l'architecte, les fournisseurs d'or de la bande d'azur chargée de 3 rosés boutonnées du champ, à 5 pétales du
champ et 5 pétales d'argent.
256 HISTOIRE DE FRAIZE
D'autre part, la suzeraineté du Chapitre a fait place, dès le Moyen Age, à celle
des seigneurs laïcs. Les Comtes de Ribeaupierre ont ainsi possédé la seigneurie du ban de
Fraize pendant plus de quatre siècles (1221-1693). Leurs armoiries : d'argent à trois écussons
de gueules, deux et un, ont figuré jusqu'à la restauration de 1894 à la clé de voûte de
l'église. Elles se voient encore — nous l'avons dit — sur une cheminée
monumentale au syndicat agricole.
Armes du Chapitre ou blason des Ribeaupierre ? Les armoiries de Fraize
seraient conformes à la vérité historique en se présentant sous la forme des deux
écus accolés avec la Croix de guerre en pendentif 1. Un rameau de frêne — arbre
qui a donné son nom à notre ville — pourrait, heureusement, couronner
l'ensemble.
1
À l'exclusion de la tour crénelée, ornement héraldique sans raison d'être, la ville n'ayant jamais été fortifiée.
HISTOIRE DE FRAIZE 257
L'INDUSTRIE COTONNIÈRE
Avant la Révolution
1
Dom Pierre TAILLY. Lettres Vôgiennes, 1789, p. 218 28.
2
Il faut entendre par filatures le travail à domicile des fileuses et par manufacture l'ensemble des tisserands
travaillant chez eux pour l'entreprise.
3
Le subdélégué était une sorte de sous-préfet, représentant de l'Intendant dans chaque bailliage.
HISTOIRE DE FRAIZE 259
jour considérable. » 1
Le subdélégué Delamarre n'avait-il pas une claire vision de l'avenir quand il
prophétisait le merveilleux développement de la première industrie vosgienne ?...
Interrompue par les guerres de la Révolution, l'industrie du coton ne devait
reprendre sa place dans les Vosges qu'au commencement du XIX e siècle.
C'est en 1805 qu'un ingénieur anglais, John Heywood, fonda une société qui,
s'étant rendue acquéreur des bâtiments de la célèbre abbaye de Senones vendue
douze ans auparavant comme bien national, y installa, sous le nom de
« Manufacture Saint-Maurice », la première filature mécanique de coton du
département. Dans le même temps, l'Alsacien Sébastien Lehr fondait à Saint-Dié
un établissement de tissage et filature dans les locaux de l'ancien séminaire vendu
par l'Etat.
Il faudra attendre 1818 pour qu'une maison alsacienne installe « Aux
Fougères » (Plainfaing), le premier tissage de coton de la vallée.
Nicolas Géliot
Son œuvre
1
Le général GUYE, Maire de St-Dié. Philomatique, Tome XXIV, p. 133-153.
HISTOIRE DE FRAIZE 261
*
* *
Après la guerre de 1870-71, le traité de Francfort qui transporte sur notre
versant une notable partie de l'industrie textile alsacienne et bon nombre
d'ouvriers désireux de rester Français, cette industrie va prendre chez nous un
nouvel essor. Le chemin de fer monte à Fraize, en 1876. Il va contribuer à sa
prospérité en lui amenant à pied d'œuvre le coton et la houille dont elle a besoin.
1
Raymond MEYER, élève à l'Ecole supérieure des Sciences Economiques et Sociales, Paris : Etude sur les
Etablissements N. Géliot & Fils.
2
Il était, sous l'Empire, candidat officiel.
262 HISTOIRE DE FRAIZE
Situation actuelle
Pendant la guerre 1939-45, les usines Géliot, souvent touchées par les
bombardements aériens, ont été mises à sac par l'ennemi en retraite qui a fait
main basse sur tout ce qu'il était possible d'emporter : machines et marchandises.
À la Libération, les usines n'avaient plus de moteurs ni de courroies. Il fallut,
d'autre part, remplacer 6.000 mètres carrés de vitres brisées.
Depuis 1945, des aménagements nombreux ont été apportés à la marche des
usines. Le matériel a été remplacé, modernisé, l'hygiène et la sécurité de l'ouvrier
1
Ardouin DUMAZET. Voyage en France, 22e série.
2
Emile GORÉ. La Lorraine, p. 16.
264 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
1
Renseignements aimablement communiqués par la Direction des Etab. Géliot.
HISTOIRE DE FRAIZE 265
Veut-on se faire une idée juste de la prospérité dont notre vallée est
redevable à l'industrie du coton ? Il n'est que de se reporter à un siècle en arrière.
En ce temps-là, tous les gens de chez nous demandent leur subsistance à la
terre. Des hauteurs de la Beurée au col du Louchpach, en passant par Scarupt,
Hangochet, la Hardalle, Chaume, on cultive, jusqu'au sommet de la montagne,
de maigres lopins de glèbe péniblement conquis sur le roc. Sans doute, on vit...,
mais comment... ?
À côté des petits propriétaires parvenant, à force de labeur, à donner le pain
de seigle quotidien à leurs familles, il y a ceux qui n'ont pas un pouce de terre au
soleil. C'est la foule des journaliers recevant la nourriture et quelques sous pour
prix de leur travail à la bonne saison, se faisant l'hiver sabotiers, tisserands,
batteurs en grange pour le compte d'autrui. Les plus déshérités demandent des
ressources à la mendicité. Des familles entières mendient. Aux jours consacrés,
les rues de Fraize et de Plainfaing sont pleines de quémandeurs sordidement
vêtus. Grande misère !...
266 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Les 2.000 ouvriers et employés du textile dans la Haute-Meurthe proviennent
en majorité de Fraize et de Plainfaing, un certain nombre des villages voisins.
D'autres sont venus des communes alsaciennes d'Orbey, Labaroche, le
Bonhomme, Lapoutroie. Tous appartiennent à des familles fixées depuis
longtemps au pays. Conséquence : population stable, parfaitement incorporée au
milieu.
Comme celui des champs, le travail en usine a sa noblesse aujourd'hui
hautement reconnue. Par son labeur et sa dignité de vie, la classe ouvrière s'est
acquis l'estime et la sympathie générales.
1
Ces chiffres ont été largement dépassés. Avant 1914, Fraize a eu 4.500 habitants, Plainfaing plus de 5.000.
C'est dans l'exode des jeunes vers les grands centres urbains qu'il faut rechercher les causes de la diminution.
2
Les communes exclusivement rurales se vident de plus en plus de leurs habitants. Partout la forêt, prenant
la place des cultures, descend jusqu'au fond des vallées.
HISTOIRE DE FRAIZE 267
Il existe entre ouvriers un esprit de solidarité très vif qui se manifeste dans
les revendications corporatives et dans maintes autres circonstances. Qu'un
camarade tombe malade, qu'un deuil ou un événement malheureux vienne à
frapper sa famille, aussitôt s'établit un courant de sympathie agissante qui
apporte, à ceux que le sort a frappés, aide et réconfort.
Peu enviable autrefois — il faut le dire — avec onze heures de travail
journalier, des salaires insuffisants, la condition de l'ouvrier du textile s'est
grandement améliorée, surtout depuis une vingtaine d'années : lois sociales pour
la protection de la famille, semaine de 40 heures, congés payés, conventions
collectives, etc. Ajoutons-y les œuvres sociales dues à l'initiative patronale :
habitations à loyer modéré, cercle ouvrier, cinémas, terrains de sports, ambulance
automobile pour le transport des malades et blessés, allocations aux anciens
ouvriers, achats en commun, etc.
Est-ce à dire que tout a été fait dans ce domaine ?... En tout état de cause,
l'ouvrier doit recevoir, en échange de son travail, une rémunération qui lui
permette de vivre décemment, de faire face aux besoins de sa famille, à
l'éducation de ses enfants. Il faut compter sur le bon esprit de la classe ouvrière,
la compréhension et le sens social des chefs d'entreprise et, sans doute, sur la
sagesse du législateur, pour que cette Association Capital-Travail porte tous ses
fruits.
268 HISTOIRE DE FRAIZE
LA PREMIÈRE GUERRE
FRANCO-ALLEMANDE
À la veille de 1870
*
* *
N'oublions pas de mentionner l'ouverture, sous le Second Empire, de la
nouvelle route du Bonhomme par le Fer à Cheval et de celle de la Schlucht qui
facilitèrent grandement les échanges entre les deux versants des Vosges. Notons
aussi les fréquents séjours que firent, à Plombières, Napoléon III et l'impératrice
Eugénie 1.
...268 Marie 1907. Desjeunes Paul 1908. C. Durand, percepteur à Fraize, 1909. Mlle Barthélémy, 1922. Mlle
Lamaze Amélie, de Clefcy, 1924. Société Géliot, 1928. Parisot, Gérardmer, 1937. Mlle Houssemand Lucie,
1938. Docteur Durand Marius, ancien maire, 1940. Flayeux Louis, maire, 1942. Mme Jeandemange Victor,
1945.
270 HISTOIRE DE FRAIZE
Le 19 juillet 1870, Napoléon III, tombé dans le piège machiné par l'astucieux
Bismarck, déclarait la guerre à la Prusse.
Sous d'heureux auspices s'annonçait la campagne. L'armée était prête,
archi-prête !... On le croyait du moins. Le ministre de la guerre n'avait-il pas
déclaré qu'il n'y manquait « pas un bouton de guêtre ?... » Vainqueur en Crimée,
en Italie, Napoléon III ne ferait qu'une bouchée des Prussiens. Une marche
triomphale sur Berlin et c'était, disait-on, la fin de la guerre dans quelques
semaines.
On déchanta bien vite : les désastres de Wissembourg, de Froeschwiller, de
Spieckeren..., l'Alsace et la Lorraine envahies... Bazaine se laissant enfermer dans
Metz... nos armées partout en retraite qui vont se reformer à Chalons avant
d'aller se faire prendre dans la souricière de Sedan...
Et l'Empire s'écroulait le 4 septembre sous la honte et le mépris. La jeune
République proclamée allait essayer de sauver l'honneur de la France.
1
C'est à Plombières que Cavour, ministre de Victor-Emmanuel, roi de Piémont, vint trouver Napoléon III,
en 1858, et que se noua l'alliance qui devait aboutir, l'année suivante à la campagne d'Italie.
HISTOIRE DE FRAIZE 271
1
On a raconté qu'un paysan des Gouttes lâcha sur les soldats un taureau furieux qu'il devait livrer. Sans
doute y mit-il un malin plaisir car la bête fonça sur eux cornes baissées et piétina un homme. Il fallut
l'abattre à coups de feu.
272 HISTOIRE DE FRAIZE
Un peu plus loin, dans les champs de l'Epine, la patrouille avise un quidam
qui s'enfuit à son approche : « Halte !... » lui crie-t-on. L'homme, un simple
d'esprit, continue à courir... Une salve arrête net son élan.
On a dit que, poursuivant leur marche vers Fraize, les Allemands avaient
rencontré, à Clairegoutte, un individu en blouse et gros sabots. Celui-ci leur
paraissant suspect (les francs-tireurs portaient la blouse), ils l'amenaient à la
mairie. Quelle ne fut pas leur stupéfaction d'apprendre que celui qu'ils prenaient
pour un franc-tireur n'était autre que le maire de Fraize, Jean-Baptiste Voinesson.
Le communiqué officiel français du 12 octobre 1870 fait mention en ces termes
de l'engagement de la Barrière : « ... À Clefcy, l'ennemi a perdu 60 hommes, nous
avons eu 6 blessés » 2. Il s'agit évidemment d'Anould et non de Clefcy. Quant au
nombre des ennemis tués, il était peut-être risqué de donner une précision, les
Prussiens ayant emmené leurs morts qui furent inhumés à Saint-Dié.
Vers la mi-octobre, les conscrits de la classe 1870 des cantons de Fraize,
Corcieux, Gérardmer, Bruyères et Brouvelieures étaient convoqués devant le
conseil de révision siégeant à Bruyères encore non occupé par l'ennemi. Me
permettra-t-on de dire que mon père en était ?... La plupart des recrues furent,
comme lui, incorporées à la 2e légion de marche d'Alsace et de Lorraine, un
certain nombre à l'armée de Bourbaki.
Les grands événements de la guerre se déroulent dès lors loin des Vosges.
Fin janvier 1871, au cours d'un cruel hiver qui ajoutait encore aux souffrances de
nos malheureux soldats, le canon de Belfort, dont Fraize entendait depuis des
mois les échos assourdis, se tut brusquement. C'était la capitulation de Paris !
C'était l'Armistice ! C'était la fin!...
Au traité de Francfort (1871) qui reculait jusqu'aux Vosges les limites de la
France, Fraize devenait — hélas ! — commune frontière.
Quarante-sept ans durant, les gens du Bonhomme, nos frères « de l'autre
côté », attendront leur libération.
Jamais le contact n'a été rompu.
Les vieux sont morts sans avoir entendu sonner l'heure de la délivrance. Les
jeunes — ceux qui ont appris l'allemand à l'école — gardent quand même
l'invincible espérance. Combien, au lendemain du Conseil de révision, ont passé
subrepticement la frontière pour échapper au service militaire allemand et sont
venus s'engager dans notre légion étrangère ?...
2
Communication de M. René MATHIS.
HISTOIRE DE FRAIZE 273
*
* *
Les troupes de couverture de la 1 ère Armée (21e Corps), aux ordres du
général Dubail, occupent le secteur des Vosges. Le 152 e R.I., de Gérardmer,
tient les crêtes de la Schlucht au col du Louchpach ; le bataillon du 158e , de
Fraize, du Louchpach au col du Bonhomme ; les 3e et 10e bataillons de
chasseurs, de Saint-Dié, plus au nord.
Dès la déclaration de guerre, des patrouilles allemandes pénètrent en
territoire français. Descendant de Tanet, le 3 août au soir, l'une d'elles, composée
d'un officier et de quatre hommes, tombe à la Combe du Valtin, sur une position
tenue par une section du 152e R.I. Deux Allemands sont tués, un troisième
blessé, les deux autres faits prisonniers. Le 5 août, un soldat du 158 e est blessé
276 HISTOIRE DE FRAIZE
Chaumont, pour encercler nos armées par le sud. Entreprise gigantesque qui
devait se briser au col de la Chipotte !
Devant l'imminence du danger, la classe 1914 a été appelée sous les
drapeaux, le 25 août.
Fin août, les vagues allemandes déferlent vers Baccarat, Raon l'Etape,
Saint-Dié, qui sont occupés après de vifs combats. Les populations affolées
fuient devant l'ennemi en convois lamentables, poussant devant elles leurs
bestiaux, traînant des charrettes, des voitures d'enfants chargées de provisions et
d'objets les plus divers.
Grondement ininterrompu du canon qui se rapproche : on se bat maintenant
à Entre-deux-Eaux, à Mandray, à Saint-Léonard, à Saulcy, à Taintrux... Chaque
soir, la lueur sinistre des incendies allumés par l'ennemi colore le ciel.
À Mandray, les Allemands en force cherchent à gagner le col des Journaux
pour déboucher à Fraize et prendre à revers le col du Bonhomme toujours entre
nos mains.
Le 26 août, les 13e et 22e alpins sont dirigés sur Fraize pour soutenir les
troupes qui occupent la crête de Mandray fortement menacée. Le lendemain, ils
capturent par surprise un convoi de munitions allemand. Les prisonniers, au
nombre de 250, sont dirigés sur Gérardmer par Fraize et Plainfaing. On les
regarde passer, dans leur uniforme gris fer, avec une satisfaction non déguisée.
Furieux de leur échec, les Allemands incendient l'église de Mandray et une
douzaine de maisons du village, fusillent des civils innocents.
Pendant quinze jours, de terribles combats, où l'on en vient souvent au corps
à corps à la baïonnette, vont se dérouler à Mandray. Le village est à plusieurs
reprises pris... repris... perdu... reconquis de haute lutte. De l'église incendiée,
dont ils ont crénelé les murailles, les alpins vomissent un feu d'enfer sur les
assaillants. Saura-t-on jamais les prodiges d'héroïsme de nos « diables bleus » ?...
D'heure en heure, on amène à l'hôpital des blessés de plus en plus nombreux.
Jour et nuit sur la brèche, les docteurs Durand et Hartemann, qui secondent les
médecins militaires, se prodiguent avec une abnégation admirable.
Derrière cette arête de Mandramont, seule barrière qui sépare Fraize du
théâtre de la lutte, le canon tonne sans répit, la fusillade fait rage.
Le 5 septembre, l'ennemi, maître du val de Mandray, est aux portes de
Fraize. Ses patrouilles sillonnent la forêt du Lange, dévalent les pentes de
Mandramont. Un cavalier bavarois venu des Sèches-Tournées a poussé jusqu'à
278 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Notes de M. Charles JECQUEREZ, ancien agent-voyer.
2
Enlevée par les Allemands pendant la guerre 1939-45, elle a été restaurée et remise en place.
HISTOIRE DE FRAIZE 279
Après la Marne
« Qu'y a-t-il de plus sombre que nos cœurs, ô Français, tandis que nous
nous arrêtons au col du Wettstein et que nous entrevoyons, à travers les
squelettes des arbres, les tombes de nos soldats-martyrs, de nos soldats
foudroyés dans une sinistre hécatombe aux soirs d'août 1915. Ces bois ont
entendu les cris douloureux de notre fière jeunesse, holocauste pour le salut
de la France ; ils ont vu des souffrances sans nombre, des membres broyés,
des corps sanglants. Là, tous ces beaux jeunes gens sont morts, loin des
leurs ; sous le bruit des canons, on les a glissés de leurs lits d'agonie à cette
dernière couche où ils ont enfin trouvé le grand repos.
Que de mères désespérées, de veuves en longs voiles de deuil sont venues
chercher ces tombes, retrouver un nom chéri ; ont sangloté, ont prié, ont
parlé à ceux qui sont partis ; ont jeté un appel déchirant à la chair de leur
chair qui ne répondra plus. Les tombes sont muettes et toutes les douleurs
s'y engloutissent.
La forêt comme les tombes est muette à présent, les grands arbres ont été
tués comme les soldats de France. Quelques-uns restent debout, tendent
vers le ciel des bras éplorés, protégeant encore les petites croix blanches. Et
la flore des montagnes a surgi des décombres et répand ses parfums : le
chèvrefeuille enlace de ses guirlandes les ruines de deux ambulances
incendiées ; des touffes d'épilobiums aux grappes rouges croissent dans les
pierres croulantes. Dernier hommage de la nature toujours jeune, toujours
renaissante, pleine d'espoir et d'amour. Les femmes en deuil, les femmes en
pleurs cueillent des gerbes fleuries et les déposent avec leurs larmes et leurs
baisers sur la terre gonflée par les corps des soldats français... Puis elles
gagnent la côte sainte, le calvaire suivi par les combattants ; elles cherchent
la trace de leurs pas durant la lutte effrayante dans les trous d'obus, les
rochers éventrés, les tranchées sanglantes.
Ah ! il faut gravir à genoux ce Golgotha qui s'appelle le Linge, il faut baiser
chacune de ses pierres broyées, chaque motte de ce sol bouleversé, car
sanglants, ceux que nous aimions ont lutté jusqu'à la mort, sont tombés en
face de l'Alsace qu'ils rachetaient... pour la France. » 1
Est-il tableau plus pathétique de l'héroïsme et des souffrances de nos soldats
et — pourquoi ne pas le dire ? — de la cruauté de la guerre maudite ?
1
Georges FREISZ. La Gazette Vosgienne.
282 HISTOIRE DE FRAIZE
D'autres fois, le petit train transporte en hâte des « poilus ». Ils vont à
l'attaque, ils partent en renfort... Et le « Tacot » file toujours en déroulant le long
des routes ses épaisses volutes de fumée blanche !... » 1
Rien n'est resté du petit chemin de fer qui s'en allait si gentiment vers la
montagne... rien qu'un souvenir ! Mais de nombreux vestiges des travaux de
l'armée se voient encore sur les Chaumes. Le principal est cette belle route des
Crêtes utilisée par le tourisme. Tracée légèrement en contrebas sur notre versant,
elle part du col du Bonhomme, chemine par le Louchpach et le Calvaire du Lac
Blanc jusqu'à la Schlucht... et bien au delà.
En 1915-16 et 17, Fraize n'avait plus été bombardé par le canon. Une
légende avait pris corps : les obus, croyait-on, ne pouvaient atteindre la localité
en raison de sa situation au pied de la côte de Mougifontaine qui domine de
370 mètres le centre de l'agglomération blottie dans une cuvette naturelle.
Erreur profonde que devaient démentir les bombardements de 1918 : les 22
et 25 avril, 209 obus sur les casernes et le centre ; les 4, 5, 6, 19 et 21 juin,
149 obus en direction de la gare ; le 8 septembre, 35 au château de Pierosel et
aux Faulx 2. C'est du Bressoir et de la côte de la Grimaude, à l'est de la Tête de
Faux, que les Allemands nous gratifient d'un « marmitage » qui cause plus de
peur que de mal. Simples dégâts matériels.
Plus meurtriers que le canon, les « taube » (avions allemands) ont survolé
Fraize 71 fois en 1915 et ont lancé 44 bombes qui ont tué 4 personnes, blessé 7
autres, incendié une maison 3. Un clairon militaire, posté sur la filature, annonçait
leur arrivée par la sonnerie du « Garde à vous ». À ce signal, les habitants
devaient descendre dans les caves 4.
Pour observer les mouvements de l'aviation ennemie, un ballon captif dit
« Saucisse » a été installé en forêt de Mandray, au pied de la Behouille. Dans
l'espace de 15 jours, les avions ennemis l'ont incendié deux fois à la bombe.
Grâce à leur parachute, les observateurs sont descendus heureusement sans
accident. Le 27 janvier 1918, on a pu assister de Fraize à la destruction du second
appareil et suivre avec émotion la descente de l'observateur.
Les Allemands avaient également des « Saucisses » montées à Kaysersberg et
Alspach, près de Lapoutroie.
1
J. CORDIER. La Guerre 1914-18 dans les montagnes de la Hte-Meurthe, p. 49-50.
2
Notes journalières de M. Ch. JACQUEREZ.
3
Idem.
4
Idem.
284 HISTOIRE DE FRAIZE
1
Idem.
2
Notes journalières de M. Ch. JACQUEREZ.
3
Cette évacuation, on l'a su par la suite, aurait certainement eu lieu sans les démarches du préfet Linarès,
des députés Schmidt et Verlot auprès du général commandant la VIP Armée.
HISTOIRE DE FRAIZE 285
*
* *
Après la cristallisation du front, la VIIe Armée (général Debeney, puis de
Villaret) tiendra, durant toute la guerre, le secteur des Vosges.
Fraize appartient à la 1ère zone des armées, dite zone de combat. L'autorité
militaire y est souveraine. Toute administration civile s'efface devant elle.
Circulation sévèrement réglementée par crainte de l'espionnage. Interdiction
de circuler à bicyclette.
Même dans la commune, il faut, pour se déplacer, un laissez-passer délivré
par le maire. Des gendarmes de la prévôté postés le long des chemins exercent
une surveillance rigoureuse... souvent ridicule.
L'adjoint au maire de Clefcy, qui délivre les laissez-passer, se voit dresser
procès-verbal pour n'en être pas muni lui-même. Se rendant au marché de
Fraize, les gens de Clairegoutte sont arrêtés en chemin : « Votre laissez-
passer ?... » Ce papier, impossible de l'obtenir sans aller le demander à la mairie.
Comment faire ?... Le gendarme inflexible ne s'embarrasse pas de logique. Et les
contraventions pleuvent suivies de poursuites en justice de paix.
HISTOIRE DE FRAIZE 287
1
Notes de Ch. JACQUEREZ.
2
Conduit par M. Guyot.
288 HISTOIRE DE FRAIZE
diligences. Au surplus, il ne fait pas bon circuler le long des routes encombrées
par des files interminables de troupes et de convois militaires.
Chasseurs, fantassins, cavaliers, artilleurs, tringlots... Bretons et Savoyards,
Flamands et Béarnais... troupes montant à l'attaque ou venant au repos..., des
soldats de toute la France sont passés par Fraize.
Un cantonnement suivait immédiatement un autre. Les Aulnes, Clairegoutte,
le Mazeville, le Belrepaire, Scarupt, pourvus de granges spacieuses pour les
chevaux, logeaient les troupes montées. En marge de cette garnison
fréquemment renouvelée, il y avait aussi, le long de la voie ferrée, ces bons
« pépères » de garde-voie, la plupart du pays, qui trouvaient le moyen, entre deux
factions, de faire un saut jusqu'à la maison pour embrasser la femme et les
gosses.
Fraize, important centre de ravitaillement, distribue chaque jour quelque dix
mille rations. Un détachement de C.O.A., installé à l'abattoir, approvisionne de
viande fraîche les troupes du secteur.
Le ravitaillement en pain et denrées alimentaires, assuré par la manutention
militaire d'Epinal, parvient à Fraize par le train de nuit. Des convois d'autos et de
voitures l'acheminent aussitôt vers toutes les directions.
L'armée cultive elle-même ses légumes au champ de manœuvre du Chêneau
transformé par la main-d'œuvre militaire en jardin potager.
*
* *
Une anxiété de tous les instants hante les familles des combattants : « Où est-
il ?... Que fait-il ?... Mon Dieu ! pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé !... Sainte
Vierge, protégez-le !... »
La majeure partie de nos mobilisés affectés aux troupes de couverture (152 e ,
158e , bataillons de chasseurs) ont été engagés dans les combats meurtriers du
début de la campagne. Que sont-ils devenus ?...
Pas de lettres des absents. Des cartes postales comportant une réponse
permettent de s'enquérir de leur sort. Elles reviennent à l'envoyeur trois semaines
après avec cette seule mention laconique et ambiguë : « Présumé en bonne
santé. »
Fin août, premières missives des mobilisés qui ont subi le retard
systématique imposé à toutes les correspondances militaires. Ni indication de
HISTOIRE DE FRAIZE 289
lieu ou d'unité, ni détail des combats, car la censure militaire est sévère ; quelques
mots en patois, glissés parfois dans le texte, sont assez explicites.
Et voici qu'en septembre se répand le bruit des sanglants combats de la
Chipotte où nos chasseurs ont été décimés. Après la retraite allemande, des gens
de Fraize ont poussé jusque là avec l'espoir d'apprendre quelque chose des leurs.
De mauvaises nouvelles ont filtré : tué, Camille Jean, le « commis de la
perception », un garçon si délicat et si sympathique... tué, le doux
Gabriel Creusot... tués, mes bons anciens élèves, Henri Petitdemange 1,
Georges Ritzenthaler, Henri Perrotey... tué, Jean Antoine, le directeur de l'usine
des Faulx, que ses ouvriers adoraient... Combien d'autres ?...
Plus heureux ceux que la captivité a retirés de ce bain de sang. Au moins
ont-ils la vie sauve !...
Dans les jours qui viennent arrivent en mairie les premiers avis mortuaires
portant la mention « Mort pour la France ». Des familles accablées prennent le
deuil ; les autres s'alarment et appréhendent le pire quand, après les attaques dont
parlent les communiqués, elles restent quelques semaines sans nouvelles. Jusqu'à
la fin l'angoisse pèsera sur le cœur des épouses et des mères. Il y a, dans la
douleur même de ceux qui sont frappés, une dignité patriotique devant laquelle
on s'incline.
La fin de 1915 verra rentrer les premiers permissionnaires. Quelle joie
indicible pour eux et pour ceux qui les accueillent !... Mais pourquoi coulent-ils si
vite ces sept jours bénis au bout desquels il faut reprendre la tenue bleue horizon
et coiffer le casque d'acier ?...
Meurtris dans leur chair, certains combattants reviendront au pays avant le
terme. D'autres, moins gravement frappés, bénéficieront, après guérison, d'une
permission de convalescence. Hélas ! à cause de la proximité du front, ils ne
pourront presque jamais la passer au pays... à moins que, usant d'un subterfuge,
ils la demandent pour une localité proche (comme Bruyères) non interdite aux
permissionnaires. Ils reprendront ensuite le chemin du dépôt, puis celui du
front... quelquefois pour n'en plus revenir.
*
* *
1
Classe 1914 appelée le 25 août. Tombé glorieusement le 10 septembre à Souain (Marne) 10 jours après son
arrivée au front.
290 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
Fraize n'a pas été la dernière des communes vosgiennes à perpétuer, par la
pierre et le bronze, le souvenir de ses morts de la grande guerre. Un an après
l'Armistice, un comité pour l'érection d'un monument à leur mémoire s'était
constitué sous la présidence du maire, Louis Flayeux, et la présidence d'honneur
du docteur Marius Durand, ancien maire. Une souscription ouverte parmi la
population, à laquelle se joignirent de nombreux amis de l'extérieur, dépassa
toutes les espérances.
Œuvre de l'artiste colmarien Victor Antoine, Déodatien d'origine 1, le
monument, d'une puissante originalité, dresse fièrement sur la place de la gare sa
svelte pyramide triangulaire en granit rosé, flanquée de deux ailes de bronze 2,
symbole de la Victoire. À la base, à droite, une femme en deuil se penche
maternellement vers les plaques de bronze portant les noms de 194 enfants de
Fraize morts pour la France (187 soldats, 7 victimes civiles).
À parcourir ces colonnes de noms glorieux de chez nous pour y rechercher
celui d'un parent ou d'un camarade, n'est-ce pas qu'il bat plus fort votre cœur,
vous qui les avez connus et aimés ?...
Familles endeuillées pour lesquelles cette cérémonie fut une fierté et un
réconfort..., rescapés de la grande hécatombe..., amis et connaissances, tous les
Fraxiniens émus assistaient à l'inauguration qui eut lieu en 1922, en présence de
1
Il est aussi l'auteur du monument de Plainfaing et de maintes autres productions parmi lesquelles le
fameux monument du Vieil Armand, à la gloire du 152e R.I. Détruit par les Allemands en 40, il a été
reconstitué et inauguré le 26 sept. 54.
2
Elles furent enlevées et mises en lieu sûr pendant l'occupation.
HISTOIRE DE FRAIZE 291
hautes personnalités. Venu par la voie des airs, le député aviateur René Fonck
avait eu la touchante pensée de lancer du ciel une gerbe de fleurs en hommage à
nos héros.
Avec le reliquat de la souscription, un second monument de caractère
rustique a été élevé au cimetière de Fraize. Il y est bien à sa place à côté des
humbles croix de ceux qui sont tombés sur les champs de bataille des
Hautes-Vosges pour la défense de notre sol.
Le 6 novembre 1921, un an avant l'érection du monument, la ville de Fraize
avait solennellement reçu la Croix de Guerre, juste récompense de ses
patriotiques sacrifices. Délégué du général Jacquot, commandant le 21 e corps, le
général Hoff donna publiquement lecture de la citation qui lui conférait cette
distinction :
« La ville de Fraize (Vosges) située à proximité des lignes ennemies, a
été endommagée par les fréquents bombardements dont elle a été l'objet.
Par ses deuils et les souffrances qu'elle a vaillamment supportés, a bien
mérité du pays. » (J.O. du 27-11-1921). 1
1
Ce texte inséré au registre des délibérations du conseil municipal porte la signature des personnalités
présentes : général Hoff ; MM. Magre, préfet ; Goliard, sous-préfet ; Verlot, Fonck, de Lesseux, Kempf,
députés ; Flayeux, maire ; Jeandemange et Gaudier, adjoints ; Antoine, conseiller général ; Gérard,
Bourgeois, secrétaires généraux de la préfecture ; Chiappe, conseiller de préfecture ; Vergne, directeur des
dommages de guerre ; Dr Durand, président d'honneur du Comité du Monument ; Fleurent, Klein, Knür,
Baltz, Claude, Renard, Petitdidier, Michel, J.B. Henry, Claudepierre, Petit, Fleurentdidier, Béjot, Jacquot,
Georges, Ruyer, conseillers municipaux.
292 HISTOIRE DE FRAIZE
LA SECONDE GUERRE
MONDIALE 1939-45
*
* *
1938 avait été une mobilisation pour rien : il y avait eu Munich et le retour
des mobilisés. Ce n'était qu'une trêve, car les exigences tyranniques d'Hitler
rendaient la guerre inévitable. Elle vint l'année suivante.
On voit passer, fin août 1939, des camions lourdement chargés d'un
échafaudage de mobilier, de literie, d'ustensiles de toute sorte sur lequel se
juchent des grappes humaines. Ce sont les habitants de Strasbourg et des
cantons limitrophes du Rhin évacués par ordre de l'autorité militaire.
Avec une discipline parfaite, les hommes appelés sous les drapeaux ont
rejoint leur centre mobilisateur. Il semble — faut-il le dire ? — qu'il y a, dans leur
comportement, quelque chose de passif qui n'est plus l'enthousiasme de 1914.
Et « la drôle de guerre » commence !... Derrière la fameuse ligne Maginot,
réputée infranchissable, l'automne, puis l'hiver s'écoulent dans une attente
déprimante pour le soldat désœuvré : « Que se passe-t-il là-bas... ? » demande-t-
on aux permissionnaires venant du front : « Oh rien !... la vie est belle !... On ne
s'en fait pas !... » déclarent-ils unanimes. Pourquoi « s'en faire ?... » La prévoyance
du ministre de la guerre n'a-t-elle pas doté la ligne Maginot d'appareils de T.S.F.,
de ballons de football et autres distractions ?...
Fraize est loin du front, loin des mouvements de troupes, loin du bruit du
canon. On s'endort dans une quiétude trompeuse.
HISTOIRE DE FRAIZE 293
1
Tout ce qui va suivre est tiré des notes quotidiennes de l'auteur.
2
On a vu passer à Clairegoutte un escadron de cavalerie commandé par un adjudant.
294 HISTOIRE DE FRAIZE
faufilé sous un aqueduc qui traverse la route. Il y attend la nuit propice qui lui
rendra la liberté.
D'autres ont réussi à se glisser dans les bois sur la route du Col, où ils ont
campé la nuit.
22 juin : Passage de nouveaux prisonniers venant, dit-on, de Saint-Dizier.
L'un d'eux est mort d'inanition au bord de la route. Tous ont la conviction, qu'à
Colmar, où ils se rendent, ils vont être libérés, les prochains jours. Leur moral
reste bon. Harassés de fatigue, ils trouvent le moyen d 'être gais.
Le long ruban des captifs remonte sans arrêt la vallée. La colonne s'allonge,
assure-t-on, sur 30 kilomètres. Partout, le long de ce douloureux calvaire, des
âmes secourables tendent la main aux prisonniers. On donne du vin, du café, de
l'eau-de-vie, des sardines, des biscuits... La boulangère apporte une pleine
corbeille de petits pains... Une pauvre femme donne la bouteille de rhum qu'elle
réservait pour le retour de son mari mobilisé. Elan unanime ! Générosité
admirable ! « On s'en souviendra des femmes vosgiennes !... » a prononcé un
capitaine. « Jamais peut-être — me confiait l'une d'elles — je n'ai eu le cœur aussi
serré qu'en me trouvant dépourvue devant les mains qui se tendaient !... »
Détail touchant et bien français : ces infortunés n'ont pas voulu se séparer de
leurs chiens. Ils partagent avec eux leur maigre pitance. Un officier tient à la
ficelle un de ces amis, restés fidèles dans la mauvaise fortune. Un soldat porte
dans sa musette un mignon petit caniche, fétiche de la compagnie.
Le lamentable troupeau de bétail humain remonte toujours la route d'Alsace.
« Qu'allez vous faire de tant de monde ?... » demande une femme à un
cycliste d'escorte. « Travailler !... madame » répond-il en français. Il ne disait que
trop vrai.
Combien de prisonniers ont défilé à Fraize pendant quatre journées
successives ?... Trente mille... cinquante mille, peut-être. L'ennemi emmenait en
même temps un butin de guerre immense : chevaux, voitures, camions, autos,
pièces d'artillerie, armes et munitions, équipements, habillements, denrées
alimentaires. La race et les biens de la France !...
Place de la Gare, devant la bijouterie Lamotte, des prisonniers français
traînent une charrette chargée d'épées, de revolvers, d'équipements d'officiers
prisonniers. Une auto s'arrête à leur hauteur. En descend un officier allemand. Il
s'approche, choisit soigneusement, dans le tas, une épée qu'il emporte dans sa
voiture comme trophée de guerre. Douloureux !...
298 HISTOIRE DE FRAIZE
Des deux côtés des Vosges, des patriotes leur facilitent le passage, les
orientent vers l'intérieur. Ces « filières », dont le point de départ est en Alsace,
ont rendu à la liberté plusieurs milliers de prisonniers.
Après la débâcle de 40, Jean Sorel, qui tient à Fraize l'Hôtel de la Gare,
devient un des anneaux de « la chaîne » qui assure l'acheminement des
prisonniers évadés et des Alsaciens réfractaires au service militaire allemand.
Admirablement placé pour cela au débouché des chemins d'Alsace, il les héberge
bénévolement, leur donne l'hospitalité pour la nuit, les dirige sur Saint-Dié d'où
ils sont transportés à Epinal. Là, un chef de train, qui fait partie de la filière, se
charge de les faire passer en zone libre dans un wagon plombé... par les
Allemands eux-mêmes.
Jean Sonrel a-t-il mesuré le danger ?... Il joue gros jeu !... Sans qu'il s'en
doute, la Gestapo le surveille étroitement. Dénoncé par un faux Alsacien qu'on
lui a envoyé pour lui tendre un piège, il est, ainsi que son épouse, arrêté à Epinal,
où tous deux ont été convoqués, le 1 er juin 1942. Entre temps, on perquisitionne
chez lui.
Confronté avec son accusateur, il nie. On le soumet aux pires tortures. Sous
les coups, sa pauvre chair faiblit et les bourreaux de la Gestapo finissent par lui
arracher des aveux.
Transférés d'abord à Paris, ils sont, sa femme et lui, déportés à Cologne, le
14 juillet, pour y être jugés. Le 29 mars 1943, Jean Sonrel devait payer de sa vie
son magnifique dévouement.
Devant la maison qu'il a quittée pour la prison... les tortures... la mort
affreuse par décapitation 1, se lit sur la stèle qui complète le monument aux
morts de la première guerre, le nom de Jean Sonrel, mort pour la France.
Me permettra-t-on de dire que je m'honore d'avoir été l'instituteur de ce pur
héros ?...
Vous qui passez place de la Gare, souvenez-vous de Jean Sonrel, martyr
d'une cause sacrée !...
*
* *
1
D'après les dires d'un co-détenu. L'acte de décès, dressé par le Ministère des Anciens Combattants, porte
seulement la mention « tué le 29 mars 1943, à 20 heures 10, tombe 81 ».
302 HISTOIRE DE FRAIZE
Faisons le silence sur trois années passées sous la botte..., les exigences de
l'occupant..., les perquisitions..., les restrictions..., le marché noir..., l'égoïsme des
uns, la misère des autres..., pour en venir plus vite à l'heure bénie de la
délivrance.
*
* *
1er janvier 1944 — La France relève la tête... la France abattue, déchirée,
ruinée, affamée, pantelante... la France qu'on disait morte !
Dès Septembre 1940, l'inspecteur des Eaux & Forêts Louis François, de
Saint-Dié (torturé et fusillé par l'ennemi en 1944 avec son adjoint Pelet), s'était
mis en rapport avec le général Laure, alors à Vichy, pour lui fournir des
renseignements sur l'activité ennemie dans la région.
Sous son impulsion, furent mis sur pied, dès 1941, de nombreux chantiers
forestiers composés de jeunes gens de 18 à 25 ans. Leur but était double :
soustraire le plus possible de jeunes au travail en Allemagne et, le moment venu,
faire de ceux-ci des éléments de résistance active. C'est ainsi que, dans notre
région, se constituèrent, jour après jour, les noyaux de résistance qui devaient
donner naissance à l'armée secrète.
En 1943, cette armée avait reçu une organisation. Les Vosges avaient un chef
militaire : le colonel de Préval. L'arrondissement de Saint-Dié qui formait le
groupement III était placé sous les ordres du capitaine Vallet (Jouvet dans la
clandestinité), pasteur protestant de Saint-Dié. Arrêté début 1944, il devait
tomber glorieusement sous les balles du peloton d'exécution. Son adjoint était le
capitaine Goguel, dentiste à Saint-Dié, arrêté également par les Allemands et
déporté ensuite dans les bagnes nazis.
Le groupement III comprenait les secteurs suivants :
Senones, chef : capitaine Frientz, à Saint-Dié.
Saint-Dié nord, chef : capitaine Claude, à Saint-Dié.
Saint-Dié sud, chef : capitaine Panin, à Saulcy.
Corcieux, chef : capitaine Vichard, à Corcieux.
Provenchères, chef : capitaine Claudel, à Ban-de-Laveline.
Fraize, chef : capitaine Mistler, à Anould.
Après l'arrestation du chef du groupement et de son adjoint, c'est le
commandant Frientz (alias Legrand) qui a la responsabilité du groupement III.
HISTOIRE DE FRAIZE 303
américains. La lutte dure près d'une heure. On voit sept appareils piquer du nez
et s'effondrer en flammes. Un aviateur allemand, dont l'appareil a été touché,
descend lentement en parachute dans la direction de la Folie. Il est indemne et se
rend à la gendarmerie, son parachute au dos. Moins heureux, le parachutiste
américain, blessé, qui atterrit au Thalet (commune du Valtin). Soigné d'abord
dans une maison du pays, il est emmené par les Allemands à Gérardmer. Là, un
policier le fusille lâchement dans le dos, à son arrivée.
Une forteresse volante américaine est tombée sur les hauteurs de la
Maxerelle (Ban-sur-Meurthe). Sept des occupants ont été tués 1 et inhumés au
cimetière de Clefcy après une cérémonie religieuse. Leurs cercueils avaient été
pieusement fleuris par les habitants auxquels s'étaient joints bon nombre de nos
compatriotes.
6 juin — La radio annonce ce matin la grande nouvelle du débarquement en
Normandie.
On apprend presque aussitôt le coup de main de Corcieux-Taintrux où une
poignée de résistants a surpris et capturé les postes allemands, tenant plusieurs
heures l'ennemi en échec.
Dans la soirée du 5 juin 44, la B.B.C. de Londres lançait le message suivant :
« Croissez roseaux, bruissez feuillages » suivi de « Je porterai l'églantine ». C'était l'ordre
de soulèvement attendu.
À Corcieux, une fièvre sans nom gagnait tous ceux qui, depuis des mois,
préparaient la lutte contre l'occupant.
Le lendemain, 6 juin, à 4 heures, 34 maquisards, 34 héros, sous les ordres du
capitaine Vichard, gagnaient la campagne pour attaquer la garnison allemande de
Taintrux forte de plusieurs centaines d'hommes.
L'ordre donné était-il prématuré ?... Avait-il été exactement compris ?...
Toujours est-il que les patriotes de Corcieux croyaient à un soulèvement général
du pays.
Las ! ils étaient seuls dans leur équipée héroïque.
Lutte inégale. L'ennemi, un instant surpris, se ressaisit et encercla bientôt
toute la région.
1
Le seul survivant a trouvé asile dans la ferme voisine. Deux autres aviateurs américains ont été également
recueillis dans les fermes. Un parachutiste américain, tombé à Scarupt a pu, lui aussi, être recueilli dans une
ferme du hameau. Tous ont réussi à s'y cacher jusqu'à la Libération.
HISTOIRE DE FRAIZE 305
1
J.B. Bresson, tué quelques mois après, à la Roche, par l'explosion d'une mine.
306 HISTOIRE DE FRAIZE
Ces préparatifs de défense provoquent une vive émotion. Pris entre deux
feux, n'allons-nous pas nous trouver en pleine bataille ?... Inquiétude générale.
Les uns descendent à la cave les vêtements, la vaisselle, enterrent ce qu'ils
ont de précieux. Il en est qui chargent leur mobilier sur des voitures pour le
conduire à Clefcy, à Sachemont (où il sera sinistré !) dans les fermes des
hauteurs. D'autres disent simplement : « À la garde de Dieu !... »
15 septembre — Le chemin des Aulnes est coupé par le fossé anti-chars
qu'enjambé une passerelle en planches. Sur la place des Aulnes, un écriteau, en
allemand, indique qu'il est fermé aux voitures.
Départ vers Saint-Dié, via Saales, de dix grandes michelines garées à Fraize
depuis quelques mois.
17 septembre — Un incident gai : Au petit jour, ébahissement général à la vue
d'une douzaine d'Hindous, bronzés et crépus, à mine de fakirs, allant faire leurs
ablutions à la rivière. Le brave homme qui les a logés, à leur arrivée dans la nuit,
les avait pris pour des Anglais et avait couru avertir ses voisins de la bonne
nouvelle. Déception : ce n'étaient que des prisonniers hindous enrégimentés par
les Allemands.
29 septembre — La radio de Londres nous apprend la libération d'Epinal.
1er octobre — Fraize bourré de soldats. Sous couleur de réquisitions, les
occupants s'arrogent le droit de tout emporter : bétail, fourrages, autos,
bicyclettes, machines à coudre. Dans les usines, ils chargent sur des camions
machines démontées et pièces de tissus. On dissimule, on cache ce qu'on peut.
7 octobre — Vers 15 heures, les vieillards de l'hospice sont occupés à rentrer
les légumes du jardin ; au verger, les femmes cueillent des pommes... quand,
subitement, surgissent quatre avions américains. Piquant vers le sol, ils lâchent
leurs bombes sur le quartier de l'hôpital, voisin de l'usine électrique. Par miracle,
personne n'est touché ; mais, à deux cents mètres, une femme occupée à
l'arrachage des pommes de terre est tuée sous les yeux des siens 1. Autour des
pavillons hospitaliers, énormes excavations creusées par les bombes de 250 kg.
Dégâts considérables à l'intérieur.
Le lendemain dimanche, à 7 h 30, nouveau bombardement sur le même
objectif. Huit bombes ont atteint l'usine électrique dont les machines sont hors
d'usage. Pas de victimes. La chapelle de l'hospice s'est effondrée. On retrouvera
plus tard dans les combles de l'établissement deux énormes pierres de 50 kilos
1
Mme Georgette Colin, née Marchal, mère de deux enfants, première victime civile.
HISTOIRE DE FRAIZE 309
Les Allemands s'en vont, de nuit, par petits paquets. Avant leur départ, ils
font sauter le pont en bois sur le fossé antichar qui coupe la R.N. (près de la
maison Mège), les ponts sur la Meurthe. Gros dégâts dans le quartier de l'hôtel
de ville, mais le pont, à peine endommagé, a résisté. Celui de Clairegoutte est
détruit.
20 novembre — Consternation !... Dès 7 heures du matin, appel à son de caisse
de « tous les hommes de Fraize et Plainfaing, de 17 à 55 ans, pour travailler aux
fortifications » (sic). Peu d'enthousiasme, puisqu'une demi-douzaine seulement se
sont présentés.
Sous la menace de représailles pour les familles des réfractaires, le capitaine
Schmitt — de sinistre mémoire — réussit à en réunir de 60 à 80.
Ils partent le soir, sous une pluie battante, par la route de la Croix-aux-Mines
et vont coucher à l'école de Verpellières (Ban-de-Laveline). À Saales, où ils
arrivent le lendemain, ils sont enfermés dans l'église. Survient un violent
bombardement qui disperse leurs gardiens. Ils en profitent pour se libérer. Deux
ou trois jours après, ils rentraient chez eux, par petits groupes. Pas un ne
manquait à l'appel.
23 novembre — Nous sommes une quinzaine : hommes, femmes, enfants,
réunis, depuis trois jours, dans la cave voûtée du voisinage qui nous paraît la plus
sûre. À la faible lueur d'une veilleuse, on y fait la cuisine, on y mange. On y dort
sur des matelas, disposés en gradins, qu'il faut enjamber pour gagner sa place.
Dehors, il pleut à verse.
Nous ne quittons notre tanière que pour aller, entre deux rafales d'obus,
inspecter l'horizon. De la bataille, nous ne savons rien.
Une cinquantaine d'Allemands, arrivés la veille, ont quitté la maison durant la
nuit. Un seul est resté pour garder le matériel. Ne voyant pas revenir ses
camarades, il est parti, lui aussi, ce matin.
Les Américains, croyons-nous, sont maintenant tout près.
16 heures 30 : « Les voici ! » a crié, du dehors, une voix joyeuse qui précipite
tout le monde sur le seuil.
Venant de Belrepaire, une patrouille d'une douzaine de soldats arrive à
l'entrée des Aulnes. Les hommes, casque et tenue de tranchées, imperméable en
toile de tente rayée, ressemblent, à s'y méprendre, aux fantassins allemands. À les
observer de plus près, on est frappé par la marche silencieuse qu'ils doivent à
leurs semelles caoutchoutées.
312 HISTOIRE DE FRAIZE
Un maquisard du pays 1 les précède et les conduit. En file indienne, ils vont,
l'œil aux aguets, l'arme à la main, s'arrêtant à chaque maison, s'inquiétant s'il ne
reste plus de « Boches ».
À l'approche de la nuit, ils ne dépassent pas la place des Aulnes. La petite
arrière garde ennemie, qui se trouve à moins de cent mètres de là, n'a pas réagi.
Elle attendra la nuit pour décrocher.
Le 24 au matin, le centre de Fraize était occupé sans combat par les
libérateurs. Une joie débordante saluait leur arrivée. À toutes les fenêtres
flottaient joyeusement les trois couleurs retrouvées.
*
* *
Le fameux fossé antichar n'avait pas arrêté l'avance américaine. Que s'était-il
donc passé ?
À leur arrivée à Anould, les chars américains avaient trouvé les ponts sur la
Meurthe détruits, mais il existait, à l'intérieur des papeteries du Souche, deux
ponts particuliers donnant accès de l'autre côté de la rivière. Fin octobre, les
Allemands s'étaient présentés aux papeteries pour faire sauter ces ponts. Le
directeur général, M. Ploix, réussit à les faire renoncer à ce projet en leur assurant
que l'usine, clôturée de murs, n'avait aucune communication avec l'extérieur du
côté nord. Pour mieux donner le change, un mur de briques fut édifié devant la
grande porte de sortie.
Ce fait avait été signalé par le capitaine Mistler à l'Etat-Major de la 36 e D.I.
américaine. À leur arrivée, les chars passèrent les ponts : une brèche pratiquée
dans le mur..., un coup de boutoir des chars : la route était libre !...
Les Américains purent ainsi gagner le hameau de Venchères de l'autre côté
de la rivière. De là, ils montèrent par la basse de Rougifaing jusqu'à la lisière de la
forêt de Mandray. Ils tenaient alors la vallée sous leur feu. Prenant à revers les
troupes allemandes, ils contraignirent celles-ci à une retraite précipitée vers les
hauteurs de Scarupt et de Plainfaing.
Dans sa rage impuissante, l'Allemand bombarda furieusement la ville. De
nouvelles victimes civiles vinrent s'ajouter au sinistre tableau, assombrissant la
joie de la libération 2 !
1
Eloi Schmidt.
2
2 tués : Petitgenay Joseph et sa fille Alice Jeanne ; Mme Cuny, née Claudepierre, blessée mortellement.
HISTOIRE DE FRAIZE 313
*
* *
Une animation inaccoutumée règne dans les rues au lendemain de la
libération. Les gens ont quitté les caves ; des groupes se forment ; on se conte les
péripéties du cauchemar maintenant évanoui, les dangers auxquels on a
échappé ; on se félicite d'avoir la vie sauve... et sa maison debout.
À côté de cette euphorie, un spectacle qui ne manque ni de variété, ni de
pittoresque : ici, des gamins amusés forment le cercle autour de soldats
américains qui se chauffent auprès d'un grand feu d'essence, ou bien dévisagent
curieusement les lourds camions chargés de matériel et les « jeeps » rapides qui
encombrent les rues ; là, des équipes de travailleurs bénévoles s'affairent à
replacer les tuiles sur les toits éventrés ; un peu partout, on remplace par des
feuilles de carton — faute de verre — les vitres brisées par les explosions et le
bombardement.
Pendant les derniers jours de l'occupation, Fraize avait manqué de pain. On
s'était souvent nourri de légumes et de pommes de terre. Beaucoup avaient
mangé le pain de seigle des Allemands.
314 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
La joie de la délivrance devait, hélas ! être suivie de tragiques accidents,
douloureusement ressentis par les Fraxiniens.
Peu de temps après la libération, le jeune Didierjean, de Scarupt, saute sur
une mine. La cuisse emportée, il a succombé.
Le 17 décembre, un camion militaire, transportant des mines et des
munitions récupérées, explose devant la maison Aubertin, rue de la Costelle ; la
déflagration a été si violente que toutes les vitres ont volé en éclats dans un rayon
de cent mètres. Le premier moment de stupeur passé, on relève, hélas !, les corps
de huit victimes : cinq soldats affreusement déchiquetés et trois de nos
compatriotes : André Lamotte (21 ans) mortellement blessé, Marcel Saint-Dizier
(20 ans) et un enfant, Bernard Mac Guinness (8 ans), ces deux derniers tués sur
le coup.
HISTOIRE DE FRAIZE 315
*
* *
Stoppée sur les hauteurs du col du Bonhomme, l'avance américaine risquait
de piétiner longtemps encore sans l'arrivée de forces françaises de l'armée de
Lattre.
1
Actuellement instituteur itinérant, Maire de Saint-Léonard.
316 HISTOIRE DE FRAIZE
*
* *
HISTOIRE DE FRAIZE 317
7 mai — La radio annonce, à 16 heures, que les hostilités ont cessé, ce matin,
sur tous les fronts.
Presque aussitôt, des salves de mousqueterie éclataient sur tous les points du
pays ; les cloches ont sonné ; les sirènes, longuement, se sont fait entendre. Des
drapeaux à toutes les maisons, et jusque dans les arbres et sur les toits. Jamais, on
n'avait vu autant de drapeaux. Nombre d'entre eux avaient été confectionnés
pour la circonstance avec des étoffes fournies par les usines et un bâton en guise
de hampe.
Le soir, retraite aux flambeaux menée avec entrain par la musique
reconstituée, vaille que vaille. Arrêt sur les places à la lueur des torches. De
l'enthousiasme, de la joie partout ! Heureux rapprochement, la Victoire coïncide
avec la Fête Nationale de Jeanne d'Arc !
Les 8 et 9 mai, jours fériés pour fêter la Victoire et la paix. La jeunesse a
dansé, les 7, 8 et 9, sur la place de l'Hôtel-de-Ville, jusqu'au petit jour.
*
* *
Dès le début de mars, étaient rentrés les premiers prisonniers et déportés de
la rive gauche du Rhin et de la région de Karlsruhe libérés par l'avance rapide des
Américains. À la joie du retour se mêle, pour les « revenants » des villages
sinistrés, la douleur de trouver leur maison, leur village détruits.
Durant plusieurs mois, se poursuivront les retours de prisonniers 1 annoncés
à la famille par un télégramme posté au premier bureau français :
De Hazebrouck, 14 mai, 13 heures,
Rentré France. Bonne santé. Arrivée imminente.
Pierre.
Le rescapé se hâte de troquer l'uniforme en loques, cent fois rapiécé —
marqué dans le dos et aux genoux du petit triangle rouge qui désigne les P.G. —
contre le « complet Pétain » que lui offrent les magasins des centres d'accueil.
Le voici parmi les siens... après cinq ans d'absence. Des baisers, des rires et
des larmes !... On le fête — avec quelle joie ! — on l'assaille de questions :
Celui-ci était à Schwerin (au Mecklembourg) où il avait trouvé, dans une
usine, un emploi de son métier. Assez bien traité, il n'y était point malheureux.
1
Le dernier, Marcel Didiergeorges, n'est rentré qu'en septembre.
318 HISTOIRE DE FRAIZE
Ce sont les Russes qui ont occupé le pays. À leur approche, les prisonniers
français ont pris la fuite. Ils ont rejoint les Américains après plusieurs jours de
marche. Ramenés par camions, ils ont traversé l'Allemagne d'est en ouest. Par la
Hollande et la Belgique, le chemin de fer les a transportés à la frontière française.
La liste des prisonniers, dressée par le Comité d'Assistance de Fraize,
atteignait un total de 219 noms. Sur ce nombre, 185 prisonniers environ
habitaient effectivement la commune avant les hostilités. Par suite de la
libération anticipée de certaines catégories, les inscrits au Comité n'étaient plus
que 162 en 1945. Un seul d'entre eux, Camille Martin, de la rue du Pont de la
Forge, tué dans le bombardement de Kœnigsberg par les Russes, le 7 avril 1945,
au moment même où il allait recouvrer la liberté, manquait à l'appel à l'heure du
retour. Le même destin malheureux était réservé à notre compatriote
Albert Kenner, déporté du travail, mort, lui aussi, pour la France, le 12 octobre
1943.
Un mot encore de nos prisonniers. Ceux qui n'ont pas subi l'esclavage de la
captivité se représentent-ils la somme de privations, de souffrances morales et
physiques de ces jeunes hommes arrachés brutalement pour cinq interminables
années, à leur pays, à leurs affections ?... Cinq ans..., dix-huit cents jours
retranchés de leur vie !...
Rançon de la défaite de 40, les prisonniers ont attendu, le cœur haut, la
victoire libératrice. Par leur fière attitude dans les camps de l'ennemi, par leur bel
esprit de camaraderie, ils ont servi la France. C'est à ces sentiments que nous
avons obéi en publiant leurs noms en hommage rendu au courage dans
l'adversité.
La « drôle de guerre » est finie... Il s'agit maintenant d'établir entre les peuples
— tous les peuples — une paix si solide, si sincère, que jamais le monde ne
revoie les souffrances, les horreurs qu'il a vécues. C'est l'aspiration profonde qui
monte du cœur de l'humanité tout entière.
HISTOIRE DE FRAIZE 319
FIGURES DE FRAIZE
Le Curé Miche
Parmi les anciens curés, il en est un, très populaire, qui a laissé à Fraize
d'inoubliables souvenirs. J'ai nommé le curé Victor Miche qui administra la
paroisse pendant 35 ans de 1832 à 1867 1.
Une vieille photographie le représente ainsi : front large encadré de cheveux
blancs qui débordent de la calotte en longues boucles, nez fort, lèvres souriantes,
figure empreinte de bonté, toute la physionomie de « Monsieur Vincent ».
Au moral, deux traits marquent l'homme profondément : sa bonhomie
légendaire, son inépuisable charité.
Dans le milieu rural qu'il aimait — n'était-il pas cultivateur lui-même, tenant
une vache en son étable ? - il avait gagné très vite la confiance de ses ouailles. On
le voyait parcourir la campagne en gros souliers ferrés, s'arrêtant auprès des
laboureurs ou des faucheurs, s'entretenant avec eux en toute simplicité du temps,
des travaux, des récoltes.
Intimement lié à ses concitoyens, le curé Miche prend sa part de leurs joies et
de leurs peines. Nous le voyons, le 8 mars 1848, bénir solennellement l'arbre de
la liberté planté sur la place du marché ; le 9 novembre suivant, il assiste au
banquet de 150 couverts donné à l'occasion de la proclamation de la
constitution ; Mais son cœur saigne douloureusement à l'office du « Mois de
Marie » du 11 mai 1851 où la foudre est tombée sur l'église. Descendu du chœur
en toute hâte, il relève les corps sans vie de deux de ses paroissiens.
D'un commerce agréable, d'une conversation un tantinet malicieuse et
souvent pleine d'humour, le bon curé ne dédaignait pas de recourir au patois
pour lui donner un tour plus gai et mettre son monde à l'aise.
Pratiquants ou non, tous étaient ses amis. Dans ses visites à la maison, il
acceptait, sans façon, de s'asseoir à table pour la « marande » et la petite goutte
de tradition ne lui faisait pas peur.
1
À son arrivée, le curé Miche eut, pendant quelques années, son frère comme vicaire. Celui-ci se fit plus
tard missionnaire et devint évêque de Damsara (Océanie).
HISTOIRE DE FRAIZE 323
d'arracher les pommes de terre d'une famille dans l'infortune (père malade ou
blessé, veuve abandonnée, etc.). Bien mieux, il donnait l'exemple en y participant
de sa personne.
Si grande était la mansuétude du pasteur qu'on en abusait parfois. Celui qui
en fut le héros — je l'appellerai Emile par son prénom — m'a conté cette
réjouissante histoire :
« Quand j'étais gamin, nous allions, avant le catéchisme du jeudi, pêcher à la
main au Pont de la Forge. J'avais pris, ce matin-là, une truite d'un quart. Je cours
la porter au presbytère, dans mon sabot :
— N'est-ce pas que c'est une belle, monsieur le curé ?
Oui, c'est un beau morceau... Va donc la porter au bassin de la fontaine ! »
Et il me donna dix sous.
Une demi-heure passée, je revenais avec la même truite. Le prêtre déjeunait
après sa messe :
« Encore une, plus grosse que l'autre, monsieur le curé !... Ecoute, Emile, je
n'ai pas le temps de m'occuper de cela. Va la mettre avec la première !
Et, cette fois, je reçus vingt sous.»
Vous pensez peut-être que, la supercherie découverte, le curé Miche se fâcha
et fustigea le coupable en plein catéchisme ?... Eh bien non ! À quelque temps de
là, rencontrant notre « carottier », il lui tirait affectueusement l'oreille en lui
disant : « As-tu oublié, Emile, qu'un et un font deux ?... »
Le curé Miche prêchait mieux par l'exemple que par la parole. L'éloquence
n'était pas son fort. Souvent, quand l'idée se dérobait, il faisait mine de se fâcher
et ponctuait ses sermons de coups de poing sur la chaire. Et ses paroissiens, qui
n'étaient point dupes de cet innocent subterfuge, avaient pour ces sorties des
sourires indulgents. Ce qui ne les empêchait pas de faire tout ce que leur pasteur
réclamait d'eux.
Quand il mourut, on ne trouva pas, dans son armoire, une chemise
convenable pour l'ensevelir : il avait donné toutes celles qu'il possédait. Il laissa si
peu de choses, après avoir administré pendant 35 ans une des paroisses les plus
riches du diocèse, qu'il fallut que ses paroissiens se cotisassent pour élever un
modeste monument sur sa tombe.
En vrai disciple du Maître, il avait tout donné pour suivre sa voie.
HISTOIRE DE FRAIZE 325
1
D'après CHARTON. Vosges pittoresques et historiques, p. 92.
2
Altération de Rozère. La Rosère, commune de Docelles, canton de Bruyères.
3
Représentée par M. le chanoine de Rozières, à Bazailles-et-Ménil. Son frère, écrivain et poète lorrain, le
lieutenant Pierre Fourier de Rozières, mort pour la France, en 1915.
4
Les Voinesson, qui s'orthographient parfois Voinson ou Voinçon, sont encore nombreux dans la région.
À notre connaissance, César de Woinnesson (avec deux n) et son fils Roland, à Epinal, ont seuls conservé la
particule.
5
LEPAGE. Ouvrage cité.
6
L'acte de décès écrit Voinesson sans particule.
7
Mlle Adèle Voinesson, sa fille, est décédée à Fraize voici quelques années.
HISTOIRE DE FRAIZE 327
Vient, en 1888, s'établir à Fraize, son pays natal, un jeune médecin, fils de
médecin, le docteur Marius Durand 1. Un homme de petite taille, d'aspect plutôt
chétif. Un timide, un modeste. On le voit chevaucher au galop, barbiche au vent,
son inséparable pipe entre les dents, précédé de deux grands chiens noirs. Par
temps de neige, c'est en traîneau qu'il fait ses tournées.
Où va-t-il ainsi par la nuit qui tombe ? On le demande au chevet d'un
marcaire à la Combe du Valtin... À peine vient-il de se coucher, fourbu, que
retentit sa sonnette. Cette fois, c'est au fond de la vallée de Straiture qu'on
1
Avant lui, Fraize avait connu le vénérable docteur Masson, aujourd'hui encore inoublié. Il était le dernier
représentant d'une lignée de praticiens qui, de père en fils, avaient, pendant un siècle et demi, prodigué leurs
soins aux Fraxiniens avec le plus pur désintéressement.
330 HISTOIRE DE FRAIZE
Le général Ingold
hostilités terminées, le lieutenant Ingold, qui a senti naître en lui une vocation
militaire et coloniale, reste à l'Armée.
Au Maroc, de 1921 à 1929, il participe aux combats du Riff et du
Sud-Marocain. Son troisième galon l'envoie tenir garnison à Aix-en-Provence.
Sur sa demande, il en repart bientôt pour Madagascar.
Appelé, en 1935, au Service historique de l'Armée, il y publie ses premiers
ouvrages très remarqués : « Les troupes coloniales au combat », « Dix batailles avec la
Légion ».
La guerre de 1939 le surprend au cœur de l'Afrique, sur les bords du lac
Tchad. Soldat loyal, il est de ceux qui n'admettent pas la défaite. C'est sans
hésitation qu'après l'armistice de juin 40, le commandant Ingold se rallie à
l'étendard à la Croix de Lorraine. Il prend, au nom du général de Gaulle, le
commandement de la place de Fort-Archambault, garnison principale de
l'Afrique Equatoriale Française.
Et voici que, le 26 août 1940, par une mer démontée, un inconnu débarque
secrètement sur la côte africaine. C'est Philippe Leclerc de Hautecloque, que
l'histoire connaîtra sous le nom glorieux de Leclerc. Envoyé personnel de
De Gaulle, porteur de ses instructions, il rejoint le Tchad et prend possession de
l'Afrique Equatoriale au nom des Forces Françaises libres.
Adjoint au général Leclerc, François Ingold, promu colonel, va organiser
avec lui, l'expédition motorisée qui, à travers l'immensité du désert, devait, en
bousculant les garnisons italiennes, gagner la Méditerranée.
La tâche s'avère longue et difficile. Les moyens font défaut : au début, les
troupes ne comptent qu'une centaine d'Européens et 300 indigènes animés, il est
vrai, du même esprit d'héroïsme, mais ne disposant que d'un matériel désuet,
insuffisant.
En janvier 1941, les Français libres du Tchad livrent un premier combat
victorieux à Mourzouk.
Deux mois après, le 1er mars 1941, c'est la prise de l'oasis de Koufra,
défendue par une garnison italienne de 800 hommes, que Leclerc enlève en huit
jours avec 250 combattants et un seul canon. Tandis que les trois couleurs
apparaissent sur le fort, Leclerc prête, devant ses troupes, le serment fameux :
« Nous ferons ainsi, sur Metz et Strasbourg, flotter notre drapeau ». Ce serment, l'histoire
dira qu'il a été tenu.
HISTOIRE DE FRAIZE 333
Fraize s'honore de compter parmi les siens le glorieux soldat doublé d'un
éminent écrivain qui fut son enfant d'adoption.
HISTOIRE DE FRAIZE 335
FRAIZE PITTORESQUE ET
TOURISTIQUE
Avec ses sites, aussi variés que pittoresques, avec cette coquetterie discrète
qui s'harmonise à la fois avec les lignes du paysage et le caractère cordial et
réfléchi de l'habitant, n'est-ce pas qu'elle est avenante notre belle vallée ?... Il faut
avoir quitté le pays pour en goûter pleinement le charme :
— Voyez-vous, me disait un Fraxinien exilé à Paris — que la nostalgie
ramène toutes les vacances au pays — quand, après avoir traversé les étendues
dépouillées de la Champagne, les bois feuillus des coteaux meusiens, la plaine
lorraine aux aspects monotones..., le train arrive enfin à Raon, je hume
délicieusement la senteur des premières sapinières, il me semble déjà respirer l'air
de chez nous et la joie s'installe en mon cœur.
Et mon interlocuteur, qui habite pourtant la riante banlieue parisienne,
d'ajouter : « Pour moi, rien ne vaut l'air de Fraize ».
Cet air vif de nos sapins, ne lui trouvez-vous pas, vous tous qui revenez au
pays, quelque chose qui vous manquera toujours ailleurs ?...
*
* *
Le tourisme, dans nos Vosges, ne date guère que d'un demi-siècle. Sans
doute, auparavant, comptait-on déjà par centaines les riches estivants, Français et
étrangers, passant chaque année la saison à Gérardmer, unique station touristique
de la région montagneuse.
À quoi « La Perle des Vosges » devait-elle cette vogue qui lui conféra
longtemps une sorte de monopole ? Incontestablement à la séduction de son
lac ..., à sa proximité de sites fameux, comme la Schlucht et le Hohneck..., à
l'organisation — servie par une intelligente publicité — de son industrie
hôtelière..., mais aussi à la facilité des communications par voie ferrée qui
reliaient directement Gérardmer à Paris et aux grandes capitales européennes,
comme il était relié avec l'Alsace par le tramway Gérardmer - La Schlucht
Munster.
Deux causes ont, de nos jours, favorisé le développement du tourisme dans
la montagne vosgienne : l'apparition de moyens de transport rapides sur route,
permettant de sillonner en tous sens monts et vallées ; l'institution des congés
payés qui a fait entrer dans les mœurs et rendu accessibles aux classes populaires
les vacances à la campagne, naguère réservées aux seules familles aisées.
HISTOIRE DE FRAIZE 337
MIETTES DU FOLKLORE
CONTES DES « LOURES » 1
Bonhomme Misère
1
D'un village à l'autre de la montagne, les vieux « us et coutumes » étaient sensiblement les mêmes. Le
lecteur qui s'intéresse à la question pourra se reporter à mon ouvrage « Au pays des Marcaires », p. 166-188.
HISTOIRE DE FRAIZE 341
Passent par là, un jour, Nôtre-Seigneur et Saint Pierre qui faisaient un petit
tour dans le pays :
— Brave homme, demande Saint Pierre, pourrais-tu nous donner à dîner ?
Nous avons grand faim.
Hélas ! messeigneurs, je suis si pauvre que je n'ai rien à vous offrir. Mais, si
vous êtes fatigués, vous pouvez vous reposer un peu sur ce banc de pierre, près
de ma porte.
Ainsi firent-ils. Au moment de quitter Bonhomme Misère, Nôtre-Seigneur
lui parla ainsi :
— Mon ami, tu as fait pour nous tout ce que tu pouvais. Je veux t'en
récompenser. Demande-moi trois choses et tes souhaits seront exaucés.
— Demande d'abord la grâce d'aller au ciel !... souffle Saint Pierre.
Voilà Bonhomme Misère qui réfléchit un instant...
— Je voudrais, répond-il, que celui qui s'assiéra sur ce banc, à votre place, ne
puisse se lever sans ma permission.
— C'est accordé, dit Nôtre-Seigneur. Voyons ton second souhait.
— Demande le Paradis !... répète Saint Pierre.
— Je voudrais que celui qui montera sur mon poirier ne puisse descendre
sans ma permission.
— Accordé !
— Attention ! insiste Saint Pierre, il ne te reste plus qu'un seul souhait. Pense
à ton salut éternel !...
— Tais-toi donc, vieux radoteur !... riposte Bonhomme Misère,
et il ajoute aussitôt :
— Je voudrais toujours gagner au jeu.
—Ton désir sera satisfait comme les autres, promet Nôtre-Seigneur.
*
* *
Voilà qu'un jour, la Mort, sa grande faux sur l'épaule, vient chercher
Bonhomme Misère.
342 HISTOIRE DE FRAIZE
— Es-tu prêt ?...
— Une minute seulement, le temps de chercher mes sabots, et je vous suis.
Vous pouvez, en m'attendant, vous asseoir un instant sur ce banc.
Et voilà la Mort enchaînée au banc. Elle essaie inutilement de se lever.
— Ecoute ! propose-t-elle, rends-moi la liberté. Que te faut-il donner en
échange ?...
— Cent ans de vie ! réplique Bonhomme Misère.
— C'est convenu !
Au bout des cent ans, la Mort revient. Elle aperçoit le poirier chargé de fruits
magnifiques :
— Voilà, dit-elle, des poires qui doivent être joliment savoureuses. Veux-tu
que je les goûte ?...
— À ton aise. Tu n'as qu'à monter dans l'arbre pour en cueillir.
Une fois là-haut, la Mort ne peut plus descendre :
— Que veux-tu, cette fois, pour me délivrer ?...
— Il me faut, dit Bonhomme Misère souriant de sa malice, deux cents ans de
vie.
Bon gré, mal gré, la Mort prise au piège, dut s'exécuter. Mais elle revint au
bout de deux cents ans, et, cette fois, notre homme fut bien forcé de la suivre.
*
* *
La Mort porta tout droit Bonhomme Misère au Paradis :
— Ah ! te voilà, forte tête ! dit Saint Pierre. Tu n'as pas voulu m'écouter
quand je te conseillais de demander le ciel. Tant pis pour toi ! Et il lui ferma la
porte au nez.
Au purgatoire, on ne voulut pas davantage loger Bonhomme Misère.
La Mort l'emmena en enfer. Un diablotin, coiffé de cornes aussi longues que
celles d'un bouc, l'attendait à l'entrée, la fourche à la main. Il avisa, dans la poche
de son gilet, un jeu de cartes.
— Tu es joueur... peut-être ?... questionna-t-il.
HISTOIRE DE FRAIZE 343
— Oui, et ce que je regrette le plus, ce sont les bonnes parties que j'ai faites
sur la terre. Jamais personne n'a pu me « rouler ». Le grand diable lui-même ne
me ferait pas peur !...
Justement passait par là le grand diable en tournée d'inspection. Il entendit
ces paroles :
— Quel est ce rien qui vaille, s'écria-t-il, qui prétend me battre au jeu ?...
Qu'on apporte des cartes !... Nous allons bien voir ! Qu'est-ce que tu joues ?...
demanda-t-il à Bonhomme Misère.
— Je ne possède « ni crisse, ni misse » ; mais, si vous voulez, je vous joue
mon âme.
— C'est dit !
On joua à la bourre... au Noir homme... au bézigue... à l'écarté... au piquet... à
toutes sortes de jeux. Chaque fois, le diable perdit la partie.
Il tint son pari et mit Bonhomme Misère à la porte de l'enfer.
Celui-ci reprit le chemin du Paradis :
— Comment, te voilà encore !... tonna Saint Pierre. Ta place n'est pas ici, je
te l'ai déjà dit. Es-tu allé voir au purgatoire ?...
— J'en viens. On n'a pas voulu de moi.
— Alors, tu es bon pour l'enfer !...
— J'en viens. Le diable m'a chassé !
Le Bon Dieu se trouvait à ce moment-là derrière la porte du Paradis. Il avait
tout entendu.
— Comment ! dit-il à Saint Pierre, voilà un homme qui a vécu pauvrement
sur la terre..., qui s'est joué de la Mort... qui a roulé le diable... et tu trouves qu'il
n'a pas mérité le Ciel ?... Fais-moi le plaisir de le laisser entrer.
Et la porte s'ouvrit toute grande devant Bonhomme Misère.
Au Sabbat 1
1
Hameau de la commune d'Anould.
HISTOIRE DE FRAIZE 347
EPILOGUE
Avant de clore cette évocation de l'œuvre des anciens, j'ai voulu leur rendre
visite. Je suis allé les voir dans la ville morte, une ville où les rues sont des allées
de cimetière.
Combien sont-ils en cet étroit enclos où ils se serrent, corps contre corps,
pour tenir moins de place ? Cinquante mille ? Cent mille, peut-être ?... Songez
qu'on enterre ici depuis douze siècles ! Jusqu'en 1689, on y portait en terre les
gens du Valtin ; jusqu'en 1783, ceux de Plainfaing.
La terre du cimetière est faite de la cendre de cinquante générations,
poussière subtile où se mêle intimement le peu qui reste de nos morts.
Il est là le disciple de saint Déodat qui bâtit ici son oratoire... Ils sont là les
premiers colons de la Costelle... Ils sont là les défricheurs de la vallée, ceux qui
ont déroché la montagne, conquis sur les sapins nos champs et nos prés, bâti les
premières demeures : marcaires des chaumes, laboureurs des vallées, bûcherons
de la montagne, serfs courbés sur la glèbe... ceux qui moururent de la peste ou de
la famine... ceux qui périrent sous la lance des « soudaires »... ceux qui ont
travaillé, peiné, souffert, chacun d'eux ayant ajouté patiemment sa pierre à
l'œuvre ébauchée par ceux qui s'établirent en ces lieux dans les temps reculés.
Ils étaient nés à Fraize ou dans les proches villages. Ils devaient mourir au
pays. Leur esprit n'avait jamais été plus loin que leurs yeux. Et, pour eux,
l'univers tenait dans la vallée qu'enfermait l'horizon.
Leur tâche finie, ils se sont couchés dans la terre fécondée de leurs sueurs.
Au son du glas tombé du vieux clocher, leur cerceuil, descendu dans la fosse
profonde, a été — suivant l'antique usage — recouvert de branches de sapin.
Après les prières du prêtre, la terre, lancée à pelletées, a résonné sur la bière.
Deux morceaux de bois mis en croix ont signalé un petit tertre où la famille
viendra prier le dimanche au sortir de l'office. C'est tout ce que permet la rudesse
du temps. Un jour viendra où tombera la croix, où s'effacera le souvenir..., où de
nouveaux occupants prendront la place.
348 HISTOIRE DE FRAIZE
À ces morts anonymes des siècles passés ont succédé d'autres disparus plus
près de nous. Leurs noms gravés sur la pierre des tombeaux ne nous sont pas
tous inconnus. Il en est qui nous sont très chers : un père... une mère... un
époux... une épouse..., ceux que nous aimons et qui nous aimaient. 1
Et voici, au chevet de l'église, les tombes des anciens pasteurs d'âmes qui
veillent encore sur le repos éternel de leurs ouailles.
Ne sont-ils pas aussi des nôtres ces héros venus de toutes les provinces
françaises et même des pays de l'Islam qui, en 14-18, en 39-45, se sont fait tuer
pour garder notre coin de terre ?... 2
1
Primitivement groupé autour de l'église, le cimetière a été agrandi vers 1895, par l'adjonction du pré de la
cure qui le prolonge vers l'est. On a dégagé l'esplanade sud de l'église dont les sépultures ont été transférées
dans le nouveau cimetière.
2
Le cimetière militaire de Fraize, enclos dans le cimetière communal, contient environ 318 sépultures
(chiffre imprécis à cause des exhumations intervenues).
1° Guerre 1914-18 : 300 tombes de soldats français, dont plusieurs Musulmans et un Anglais, tués dans les
combats du col des Journaux, de Mandrey du col du Bonhomme, ou décédés à l'hôpital de Fraize des suites
de leurs blessures.
2° Guerre 1939-45 : 3 tombes françaises, 12 allemandes, 2 marocaines (tabors).
HISTOIRE DE FRAIZE 349
COMPLEMENTS
À part quelques îlots de population le long des voies romaines et autour des
points fortifiés, la région montagneuse était fort peu habitée pendant la période
gallo-romaine.
Aussi la quasi totalité des noms de lieux proviennent-ils d'influences
naturelles. Il y a, dans la nomenclature des lieux de la montagne, une véritable
imitation de la nature qui les entoure, et, en lisant ces noms, on lit l'état du sol au
moment où ils ont été créés. Presque tous ces noms nous viennent du latin
populaire ou du patois issu du latin.
INFLUENCES NATURELLES
EAU
La Meurthe. Vient probablement du mot celtique « mar » ou « mer »,
prononcé « mé » dans les Vosges, désignant, soit un lac (Gérardmer), soit un
cours d'eau se frayant difficilement passage parmi les obstacles et formant des
mares ou mortes sur son parcours, comme c'était le cas pour la Meurthe avant le
défrichement de la vallée et l'endiguement de la rivière.
Même étymologie pour la Morte (le Chipal, la Croix-aux-Mines).
La Goutte. Filet d'eau coulant au fond d'un ravin (du bas latin gotta, torrent).
Il y a aussi la Goutte (finage du Belrepaire) et la Goutte le Meunier (Mazeville).
Clairegoutte. Ruisselet à l'eau limpide.
Scarupt. Rupt (du latin rivus, ruisseau). Le préfixe sca indique un ruisseau à
pente rapide formant des cascades. Rupt se retrouve dans Habeaurupt, le Rudlin,
Xonrupt et maints autres noms de la montagne.
350 HISTOIRE DE FRAIZE
La Poutreau. "Peute roye", (du patois peut 1, laid, vilain). Il s'agirait — pense le
chanoine Paradis (B.P. 1908) — d'une rigole ou roye où croupissait une eau sale.
Autre étymologie possible : vieux français « peinture » dont on a fait le mot patois
« péture », pâturage assigné à la communauté.
Le Giron. Ez Giroux en 1791. Point de jonction de plusieurs ruisselets.
Plainfaing. Pleinefein en 1704. Un « faing » ou « feigne » (du germain fenn,
fenna, marais) est un lieu marécageux. Plainfaing signifie marécage plan ou
horizontal.
CONFIGURATION DU SOL
NATURE DU SOL
VEGETATION
FRAIZE. Vient du latin fraxinus, le frêne, arbre qui couvrait les pentes de la
Costelle, lors de l'établissement des premiers colons.
Variations du nom de Fraize : Fraximatum (VIIIe siècle), Fraxia (1221), Fraxe,
Frasce (1302), Fraze (1646), Fraisse (1689), Fraise (1726), Fraize (1788).
Les Aulnes. (Du latin alnus, l'aulne). Cet arbre qui affectionne les sols
humides trouvait un habitat favorable au voisinage de la rivière, là où s'est bâti le
hameau.
Les Faux. (Du latin faiacus, le hêtre, fagetum, lieu où il y a des hêtres).
Contrairement à l'orthographe, le mot n'a aucun rapport avec la faux, instrument
agricole.
La Folie. En patois « Faulie », même étymologie qui se retrouve dans la
« Tête de Faux ».
Le Chêneau. Coteau planté de chênes.
Les Avelines. (Du latin corylus avellana, noisette gentille), ancien finage de
champs, actuellement bâti, entre les Aulnes et les écoles.
Les Trexaux. Ez Trezaux (1791), ferme au-dessus de Clairegoutte, en patois
Troh'ho, trochées, touffes de buissons.
À la Vigne, Au Meix de la Vigne. Au-dessus de la Costelle. Anciens noms
de finages (1791) qui rappellent l'ancienneté de la culture de la vigne en ces
parages.
INFLUENCES DE L'HOMME
1
Le mot « mas » se retrouve dans les pays de langue d'oc. En Provence, une ferme se nomme un « mas ».
352 HISTOIRE DE FRAIZE
ANIMAUX
La Beurée. En patois Bûrâïe (du mot latin beura, bélier). Lieu affecté
autrefois au pacage des moutons. Les anciens titres écrivent toujours le mot avec
une seul r. Aucun rapport avec le beurre contrairement à l'opinion courante.
Au Haut du loup. Trou le loup. Anciens noms de finages (1791) voisins
du « Trou le Loup » (piège à loups), hameau de la Cne de Plainfaing.
354 HISTOIRE DE FRAIZE
CURES
INSTITUTEURS
Ceux de chez nous qui ont donné leur vie pour la Patrie, avant 1914, ne sont
inscrits sur aucun monument. Leurs noms sont aujourd'hui oubliés.
Connaissons-nous seulement les morts de la guerre de 1870, pourtant si proche
de nous ?...
C'est pour réparer un oubli, dont le temps est le grand responsable, que sont
réunis, dans ce mémorial, les morts au champ d'honneur de notre commune,
depuis les guerres de la Révolution jusqu'à nos jours, avec le dessein de voir leurs
noms glorieux conservés à la postérité.
Les transcriptions d'actes de décès figurant aux registres de l'état-civil nous
ont permis d'en dresser la liste.
Cette liste — nous l'avons dit — est loin d'être complète. On ne s'étonnera
pas moins du petit nombre de soldats tués au feu pendant les guerres de la
Révolution et de l'Empire, alors que, durant la même période, un bien plus grand
nombre sont morts dans les hôpitaux. C'est qu'il n'existait pas, en ce temps-là, de
service de l'état civil aux armées. Les soldats tombés dans les combats étaient
inhumés sur place, dans des fosses communes, sans reconnaissance de leur
identité. Rarement, ils faisaient l'objet d'un acte de décès. Ceci nous explique
pourquoi on ne relève à l'état-civil aucun nom de Fraxinien mort pendant la
campagne de Russie, de toutes celles de Napoléon la plus meurtrière. Or, les
vieillards citaient encore, dans mon enfance, les noms de garçons du pays restés
dans les neiges de la Russie.
Quant aux hommes décédés dans les hôpitaux — comme c'est le cas de la
plupart de ceux dont nous avons trouvé les noms — leur acte de décès,
régulièrement dressé, était transmis à la mairie de leur lieu de naissance pour y
être enregistré.
HISTOIRE DE FRAIZE 357
Guerres de la Révolution
Premier Empire
Guerre 1914-18
GEORGES Jean Baptiste Auguste 1er octobre 1915, Hersin Coupigny (Pas-de-Calais).
GEORGES Paul, 8 septembre 1917, Laffaux (Aisne).
GERARD Charles Joseph, 14 novembre 1914, Saint Eloi (Belgique).
GERARD Emile, 27 janvier 1915, Bruyères.
GERARD Louis, 5 août 1914, Saint Laurent (Vosges).
GERL Paul, 14 mai 1915, Aix-Noulette (Pas de Calais).
GERIG François Henri, 24 décembre 1919, Colombo (Ceylan).
GEROME Joseph Alphonse, 25 août 1914, Sainte Barbe (Vosges).
GEROME Joseph Lucien, 20 septembre 1914, disparu.
GŒURY Paul Emile, 12 octobre 1918, hôpital militaire de Lure.
GRANDHOMME Joseph Pierre, 15 novembre 1914, Witschaëte (Belgique).
GROSGEORGE Camille, 30 août 1918, Bois Quesnoy (Oise).
GUEDON Camille, 20 août 1914, Vallerystal (Moselle).
HANZO Charles Albert,7novembre1916, Goniécourt (Somme).
HAOUY Charles Hubert, 16 décembre 1914, Gommécourt (Pas de Calais).
HAOUY Lucien Adrien.
HAXAIRE René, 24 octobre 1916, Verdun.
HESTIN Eugène, 29 septembre 1915, Gérardmer.
HESTIN Emile, 7 mai 1917, Fraize.
HOULNE Ernest, août 1914, Epinal.
HUMBERT Lucien, 3 octobre 1915, Frévin Capelle (Pas de Calais).
HUMBERT Jules, 16 juin 1918, Vicence (Italie).
ITTEL Aloïse, 18 février 1916, hôpital militaire de Nice.
JACQUES Henri Paul.
JEAN Albert, 23 juin 1916, disparu, Thiaumont (Meuse).
JEAN Camille, 20 août 1914, Abreschwiller (Moselle).
JEANDEL Louis.
JEANNEL Emile Alfred.
JEANTET Jules, 9 juin 1916, Verdun.
JEHIN Léon J.-B. Eugène, 29 mai 1918, Coincy (Aisne).
JOANNÈS Louis.
KISSLIN Camille, 12 novembre 1914, Witschaëte (Belgique).
KORNEMANN Ernest, 19 avril 1917, Berméricourt (Marne).
LALEVEE Julien, 6 octobre 1915, Souain (Marne).
LALEVEE Louis.
LALEVEE Marie Joseph Ernest, 25 août 1914, Thiaville (M.-&-M.)
LAIS Joseph, 31 août 1917, Ailles (Aisne).
364 HISTOIRE DE FRAIZE
Victimes Civiles
Guerre 1939-45
Victimes Civiles
*
* *
BABEL Michel, sergent, 9 juin 1955, hop. mil. de Tunis.
BARTHELEMY André, 6 mars 1948, An-Chau (Tonkin).
LHUILLIER Gilbert, 11 novembre 1952, Kha-ly, secteur de Ninh-Giang (Tonkin).
SAINT-DIZIER Henri Albert, 20 octobre 1946, Tourane (Indochine).