Les Araignées

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Les Araignées

Émile Blanchard

Revue des Deux Mondes, Paris, 1886

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LES

ARAIGNEES

A côté des pages remplies des aventures des héros et des


héroïnes de romans, qui amusent, égaient ou passionnent les
gens qui recherchent la simple distraction de l’esprit ; tout
près des écrits concernant des personnages historiques,
récits faits pour captiver les âmes avides de s’instruire des
événemens qui ont troublé, élevé ou abaissé les peuples ; à
la place même où s’étalent des narrations de voyages
divertissantes ou instructives, où se traitent de graves
questions économiques qui intéressent le sort des nations
civilisées, nous venons parler d’un sujet que la foule
dédaigne, méprise, abomine. Il faut compter sur le sens
délicat et sur la curiosité de la plupart des lecteurs de la
Revue, nous y comptons. Il y a dix ans, on lisait une histoire

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des fourmis, les bêtes les plus laborieuses comme les plus
sociables de la création [1]. Ne voudra-t-on pas aujourd’hui
connaître un peu la vie des bêtes les mieux douées sous une
infinité de rapports et les plus insociables qu’il y ait au
monde : les araignées ?
En général, ces êtres inspirent répugnance ou aversion
aux personnes qui n’arrêtent guère le regard sur de chétives
créatures ; au contraire, ils émerveillent, séduisent, ravissent
les observateurs de tous les genres. La raison de la
répugnance demeure parfaitement obscure dans l’esprit de
ceux qui éprouvent ou manifestent une antipathie. Bêtes
venimeuses, dira-t-on, dangereuses même, assure-t-on en
différens pays. Certes, les araignées ont un venin qui sert à
tuer les insectes dont elles font leur nourriture. Nous
pouvons affirmer que, au moins en Europe, nulle espèce
n’est à craindre pour l’homme. Sans doute, on sera fondé à
blâmer la tenue d’une maison hantée par les araignées ; il
s’agit d’hôtes incommodes, on s’en débarrasse. La part de
désagrément due à l’espèce qui s’installe trop volontiers
dans les habitations étant justement mesurée, il convient de
relever les traits qui rendent si intéressant le monde des
araignées. Animaux ne vivant que de proie, ils ne sauraient
provoquer le dégoût que fait naître la recherche de certains
genres d’alimens. Animaux insectivores, ils contribuent à la
destruction des bêtes nuisibles à nos végétaux cultivés ;
c’est bonne fortune pour le propriétaire si dans le verger ou
dans le vignoble les araignées sont nombreuses. Les
particularités de la conformation extérieure et mieux encore

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l’organisation interne, dénoncent des êtres d’une perfection
qui ne cesse d’étonner les investigateurs et qui doit inviter à
la curiosité tous ceux qui tiennent en estime la connaissance
des phénomènes de la vie.
Cependant, parfois, dans le monde où l’on s’inquiète peu
des humbles et des faibles, l’attention s’éveille sur les
araignées. On se prend d’admiration pour les tissus fins et
délicats qu’elles confectionnent. Dans l’antiquité grecque,
où la poésie florissait dans toutes les circonstances, on
attribuait à l’araignée, en considération de son travail, une
noble origine. Une jeune Lydienne, la gentille Arachné,
incomparable dans l’art de tisser, n’avait pas craint de défier
Minerve. Aussitôt punie de son imprudence et de son
audace, la gracieuse artiste, dit la fable, condamnée à perdre
toutes les séductions de la femme, avait été changée en
araignée. En perdant les séductions de la femme, elle
conservait son nom et ses talens. Dans les temps modernes,
on se laisse entraîner par un courant sympathique en
songeant au prisonnier au fond de son cachot ayant pour
amie, pour consolation, une araignée qui vient à son appel.
Chacun se plaît à voir par la pensée le captif de la Bastille,
Pellisson, trompant l’ennui de la journée en considérant de
longues heures l’animal qui avait tendu sa toile contre la
lucarne de sa misérable cellule.

I
Dans les deux hémisphères, de la zone torride aux
régions les plus froides, vivent des araignées. Sur toute
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terre, instruits ou ignorans, les hommes distinguent ces
êtres, qui frappent par un aspect singulier en même temps
que par des aptitudes et des mœurs d’une certaine étrangeté.
Sous les tropiques, se rencontrent les espèces les plus
grandes comme les plus favorisées par la fraîcheur du
coloris ; sous les climats froids ou tempérés, habitent les
espèces ou de petite taille ou de nuances sombres ; — elles
ont d’autres titres que la parure à notre attention.
A s’en rapporter aux méthodes des naturalistes, les
araignées composent un ordre de la classe des arachnides :
ce sont les aranéides, une division si bien caractérisée, si
parfaitement circonscrite, qu’en la nommant, elle se trouve
suffisamment désignée. Chez ces animaux la tête et le
corselet sont confondus en une seule masse ; en dessus,
c’est une sorte de bouclier dorsal qui, vers la partie
antérieure, supporte les organes de la vision. D’ordinaire,
les yeux sont au nombre de huit, mais, selon les types, ils
sont fort diversement groupés. Un aimable observateur,
Walckenaer, très connu dans le monde des lettres par ses
études sur La Fontaine et sur Mme de Sévigné, eut l’idée de
considérer les particularités dans la disposition des yeux,
comme des signes propres à faire distinguer les familles et
les genres parmi les araignées ; — c’était tout au
commencement du siècle. Il y a une vingtaine d’années, on
alla plus loin ; de remarquables coïncidences entre la
disposition des yeux et les habitudes des espèces avaient été
saisies. Après avoir beaucoup observé, avait jailli une
nouvelle clarté. Désormais, la disposition des yeux étant

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reconnue chez une araignée, même une espèce étrangère
dont la vie reste ignorée, on saura déclarer avec certitude les
conditions d’existence de l’animal ; à peu près, comme si
telle araignée disant : Regarde mes yeux, le naturaliste, tout
de suite, répondait : Tu vis errante, tu es une chasseresse ;
certes, tu n’es pas une recluse qui, dans l’ombre, dissimule
sa présence, ou une fileuse solitaire accroupie sur sa toile.
Les yeux ne roulent pas dans une orbite comme chez
l’homme, les cornées étant simplement une partie
tégumentaire qui demeure transparente. L’immobilité est
une imperfection relative, un défaut ; mais il y a une
compensation ; le nombre des organes diversement orientés
supplée au défaut de mobilité et le mode de dispersion ou
de groupement des organes répond aux nécessités de la vue
de l’animal.
Bêtes silencieuses, les araignées, n’ayant jamais à
répondre à un appel, doivent être inhabiles à discerner les
sons. Des particularités de leur conformation achèvent d’en
donner l’assurance. On s’étonnera de l’assertion ; il a été si
souvent question du penchant des araignées pour la
musique ! Rien ne paraît plus charmant que d’attribuer ce
goût délicat à de pauvres créatures fort dédaignées.
Cependant, c’est pure illusion et le vrai seul nous importe.
Aa bruit des violons et des pianos, on vit des araignées
descendre des hauteurs et l’on crut qu’elles voulaient
prendre leur part du concert. C’est loin sans doute de la
réalité. Les toiles éprouvent des trépidations sous le choc

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des ondes sonores : les fileuses, remplies d’inquiétude,
quittent la place et courent au hasard, affolées par la peur.
Au-dessous du front s’avancent deux grosses pièces
armées d’un crochet mobile ; ce sont les antennes-pinces,
qui logent une glande vénénifique avec son conduit
aboutissant près de la pointe du crochet. Tous ceux qui ont
regardé l’araignée prenant une mouche auront remarqué
comment elle s’empare de sa victime et la pique de façon à
la tuer avant de la porter à sa bouche. Au bord de l’orifice
buccal de ces êtres qui vivent de matières fluides n’existe
qu’une simple languette, et en arrière deux palpes, sortes de
pattes-mâchoires toujours très développées.
Tout le monde sait, croyons-nous, que les araignées ont
quatre paires de pattes, ce qui les différencie bien nettement
des insectes, où il n’y en a jamais plus de trois paires. A
l’extrémité, ces membres supportent des crochets, et ces
crochets, chez la plupart des espèces, sont des instrumens
de travail d’une étonnante perfection. On jugera de leur
valeur quand bientôt nous allons voir à l’œuvre nos
admirables ouvrières. Le corps et les membres sont couverts
de poils, de fin duvet, d’épines plus ou moins fortes. Ce
sont des organes de tact, parfois d’une exquise sensibilité,
implantés dans la peau ; poils, épines et duvet transmettent
les impressions reçues par le moindre attouchement. A
soumettre au microscope les poils fins d’une araignée, on
éprouve des surprises. Ces duvets, qu’on distingue à peine à
la vue simple, se montrent tout frangés, tout barbelés ;
volontiers, on les prendrait pour des plumes d’une

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incomparable délicatesse. En considérant la netteté
habituelle du vêtement, qui retiendrait si aisément les grains
de poussière, on demeure assuré que les araignées ne le
cèdent à personne au monde pour les soins de la toilette.
Leurs longues pattes munies de griffes rendent un office qui
ne laisse rien à désirer. A l’extrémité du corps, se trouvent
des tuyaux articulés, mobiles ; la paroi est solide, résistante,
le bout est tronqué avec une surface membraneuse, criblée
de trous. C’est par ces ouvertures microscopiques que
s’échappe la liqueur qui, durcie au contact de l’air, devient
le fil propre à la confection de la toile ou du cocon. Ce fil,
qu’on prend en exemple pour la finesse, est donc formé de
nombreux brins qui s’accolent au sortir de la filière. Par
l’égalité, la délicatesse, la résistance, le fil d’araignée offre
des qualités incomparables. L’astronome, afin de multiplier
ses observations au passage des étoiles devant l’objectif,
divise le champ de la lunette au moyen de fils dont les
distances calculées permettent la détermination du temps. A
tel usage seuls les fils d’araignées présentent tous les
avantages que recherche l’observateur du ciel. L’idée de
donner un emploi industriel à la soie des araignées s’est
souvent reproduite. On était en 1710 ; M. Bon, premier
président de la Chambre des comptes de Montpellier,
prenait des peines infinies pour recueillir et utiliser la soie
de nos petites araignées d’Europe ; il avait réussi à en faire
fabriquer des bas et des mitaines. Ces objets furent adressés
à notre Académie des sciences. Réaumur, chargé du rapport,
déclare que « l’Académie l’a vu avec le plaisir que lui
donnent les choses curieuses, mais l’attention particulière
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qu’a cette compagnie à ce qui regarde le bien public ne lui
permet pas d’en rester là. » Le savant se préoccupe tout
d’abord de savoir s’il ne sera pas trop malaisé de réunir
quantité d’araignées et de les nourrir en captivité. Il songe
ensuite à reconnaître si la matière textile mérité qu’on en
recommande l’emploi. À ces propositions Réaumur ne voit
que difficultés. Il estime que « toutes les mouches du
royaume suffiraient à peine à nourrir assez d’araignées pour
faire une quantité de soie peu considérable ; » restait, il est
vrai, la ressource d’une infinité d’insectes dont
s’accommodent les habiles fileuses. L’illustre naturaliste
constate l’impossibilité de tenir captives les araignées, qui
se dévorent entre elles, et l’embarras de garder chaque
individu en cellule. Il en vient à croire que la soie des
cocons de l’araignée des jardins pourrait seule être utilisée,
mais la quantité qu’on en obtiendrait serait insignifiante.
Réaumur compte, en effet, qu’il faudrait 663,552 araignées
pour fournir une livre de soie. Appréciant avec éloge les
soins de M. Bon, l’Académie ne jugea pas qu’on dût
profiter de la découverte.
De temps à autre, des essais du même genre ont été
renouvelés sans meilleur résultat. Parfois, on s’efforça
d’éveiller l’intérêt sur la matière plus belle et plus
abondante que produisent les grandes espèces des contrées
tropicales ; les voyageurs n’en ayant jamais rapporté que
des échantillons, il n’y avait rien à tenter en fait
d’opérations industrielles. La soie des araignées est bientôt
salie par la poussière ; des amateurs errant à travers les

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savanes des pays chauds, trouvèrent aisément le moyen
d’en obtenir d’une parfaite pureté. Les fileuses ont toujours
un fil qui s’échappe de leurs filières. On saisit ce brin et on
l’enroule autour d’une carte ou d’un morceau de bois. De la
sorte, on réussit à se procurer une quantité très notable
d’une soie exquise par sa finesse, par son lustre, par sa
couleur d’un jaune brillant. Le sujet, rendu à la liberté, ne
paraît pas souffrir de l’épreuve, et son économie répare vite
sans doute la perte qu’elle a subie. En traitant de la même
façon un nombre d’individus, on parvient à récolter une
grande masse de matière propre à la confection de menus
objets de toilette. Il n’est guère possible d’espérer de plus
gros profits de la soie des araignées.
L’organisation interne est faite pour être admirée bien
plus encore que les parties externes. A peine cependant si
nous croyons possible d’en indiquer ici les traits les plus
essentiels. En vérité, il faudrait entrer dans de trop longs
détails pour parler d’un appareil musculaire d’une puissance
dont on trouve peu d’exemples dans le règne animal,
assurant à merveille la précision et l’agilité des
mouvemens ; d’un système nerveux dont l’énorme
développement explique des facultés d’ordre supérieur ;
d’un estomac d’une construction extraordinaire qui répond
à un régime exclusivement composé de matières fluides. Il
est écrit que les araignées respirent par des poumons. Elles
ont une respiration aérienne, mais les organes qui servent à
cette fonction présentent une structure fort différente de
celle des poumons de l’homme. Qu’on se figure, dans des

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proportions bien exiguës, des poches membraneuses
contenant des sachets aplatis, empilés comme les feuillets
d’un livre ; dans l’épaisseur des parois s’infiltre le sang ;
dans l’intérieur pénètre l’air et, ainsi observés sous l’eau,
les petits sacs apparaissent comme autant de lames d’argent
qui communiquent avec l’extérieur par des fentes situées à
la base du ventre. Il y a chez les araignées un cœur et un
appareil de la circulation du sang des plus complexes. Le
cœur, placé à la face dorsale, est d’une idéale construction
anatomique, et longtemps échouèrent les tentatives des
investigateurs pour découvrir les vaisseaux qui portent le
sang à la périphérie du corps. On sait que le sang est
incolore ; il faut donc, pour voir les vaisseaux et les suivre
dans leur trajet, les remplir d’une injection colorée. Il y a
environ quarante ans, par un jour d’été, un jeune naturaliste,
n’ayant à sa disposition que les araignées de notre pays,
dont chacun connaît la taille, parvint à remplir les
principales artères ; mais ce n’étaient que les principales ;
un premier succès qui donnait l’espoir d’un succès complet
si l’on pouvait opérer sur une des grandes espèces des
contrées tropicales. Un moment s’offrit l’occasion. Une des
plus grosses araignées connues, provenant de l’Amérique
du Sud, avait été acquise au Muséum d’histoire naturelle.
Le sujet était plein de vie ; c’était une bonne fortune. On
avait entre les mains la possibilité d’acquérir la
connaissance ; dans toute une classe d’êtres, d’un appareil
organique de première importance ; la possibilité à
condition de réussir une opération singulièrement délicate.

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Le naturaliste avait contemplé l’araignée américaine
pendant plusieurs jours, agité par l’espoir d’un succès,
tourmenté par l’idée d’un échec. La bête s’affaiblissant, il
devenait temps d’opérer le sacrifice. Une goutte d’éther lui
fit perdre le mouvement sans lui ôter la vie. Alors,
immobilisée dans une cuvette remplie d’eau et le cœur mis
à découvert, sa paroi fut percée de la pointe d’une aiguille :
par l’imperceptible ouverture fut introduite l’extrémité de
l’instrument, chargé d’un liquide jaune de chrome.
L’injection poussée avec une force modérée, se remplirent
de la façon la plus heureuse tous les vaisseaux artériels
jusque dans leurs plus extrêmes ramifications. C’était
saisissant, merveilleux, comparable à ce qui se voit dans les
organismes les plus parfaits. On obtint plus tard d’autres
individus vivans de la même espèce : l’étude des veines fut
poursuivie ; il fut constaté par quel mécanisme élégant le
sang remonte des poches pulmonaires, situées à la face
ventrale, au cœur, occupant la face dorsale. C’est un
ravissant jeu de pompe foulante exécuté par des instrumens
d’une infinie délicatesse et d’une puissance dont aucune
machine d’invention humaine ne permet la comparaison.
Les araignées sont en général très fécondes, et pourtant
on ne voit pas, en divers pays, leur population augmenter
d’une manière sensible. La fécondité est toujours en rapport
avec la multitude des dangers qui menacent les individus.
Les bêtes habiles à tendre des pièges sont faites, surtout
dans le jeune âge, pour tenter la gourmandise des oiseaux et
des insectes carnassiers. Toutes, sans exception, pondent

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des œufs. De ces œufs sortent des êtres ayant déjà, les
formes et l’aspect des parens. Mères presque incomparables
par les soins, la vigilance, le dévoûment, les araignées ne
témoignent de sentiment que pour leur progéniture. Dès
l’instant que les petits sont en état de quitter la mère, loin de
jamais se rapprocher, ils s’isolent. Tant que la maternité la
laisse sans préoccupation, l’araignée ne vit que pour elle-
même, étrangère à l’existence de tout autre individu de sa
race, qu’elle dévore impitoyablement s’il se trouve à sa
portée. Dans un pareil monde, en vérité, il n’y a pas
d’amours. On croirait les femelles absolument indifférentes.
Un mâle désire-t-il contracter mariage, c’est avec des
précautions inouïes qu’il procédera, tant il a conscience
d’être mal accueilli. Enfin, s’il est adroit, il y aura une
étreinte d’un instant, et, tout aussitôt, profitant de ses
jambes, plus longues que celles d’une épouse féroce, il se
dérobe au plus vite. Sa faiblesse relative en ferait une
victime. Pauvre mâle ! lui, ne connaît pas les joies de la
paternité, mais il renouvelle sans doute les courts instans de
plaisir, car les deux sexes sont représentés de la façon la
plus inégale, les femelles étant dix ou vingt fois plus
nombreuses que les mâles.
Les faits qui viennent d’être rapportés s’appliquent à la
généralité des araignées. Mais les différens types
fournissant l’exemple d’industries, d’aptitudes et de mœurs
d’un caractère spécial, il faut donc s’attacher aux histoires
particulières.

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II
Est-ce à la lisière de la forêt où s’élèvent de beaux arbres,
dont les troncs montrent une écorce plus ou moins fendillée,
est-ce dans la campagne, où se dresse un mur quelque peu
crevassé, en pareils lieux, on peut s’attendre à voir
d’intéressantes créatures et à surprendre des scènes
curieuses, surtout dans les journées chaudes de l’été,
lorsque brille le soleil. De petites araignées sont éparses,
quelques-unes réunies en groupes et ne manifestant aucune
hostilité les unes contre les autres. Qu’elles sont donc jolies
les mignonnes ! D’une vivacité charmante, elles
recherchent la plus vive lumière. Elles ont des parties du
corps tantôt lisses et brillamment colorées, tantôt ornées de
dessins réguliers, élégans, que forme une fine pubescence
blanche, jaune ou rouge. L’amateur essaie de s’emparer
d’une de ces bêtes gracieuses, mais le voilà désappointé. La
petite araignée fait un bond prodigieux ; elle est loin. C’est
une sauteuse ; elle appartient au groupe que les naturalistes
ont appelé les saltiques. Au milieu des singularités de la
nature, on est saisi de certains rapports de physionomie
entre des êtres d’organisation fort dissemblable. Ce sont des
ressemblances faites sans doute pour tromper un ennemi
comme elles trompent un observateur inexpérimenté.
Beaucoup de saltiques semblent vêtues du costume des
insectes hyménoptères qu’on nomme les mutilles : d’autres
espèces ont l’aspect de fourmis. Peut-être, à la faveur de ce
déguisement, échappent-elles plus aisément à la poursuite
des animaux voraces. Ne produisant qu’une faible quantité

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de soie, les saltiques s’établissent dans une crevasse de
muraille, dans une fissure d’écorce, sous un abri formé par
des branchages, et d’un tissu lisse ou floconneux se
constituent une loge. Au moment de pondre, la saltique
s’enferme dans sa coque ; l’espèce pauvre dépose ses œufs
sans autre couverture ; l’espèce un peu plus fortunée les
enferme dans un sachet à parois minces et presque
diaphanes.
Incapables de tendre des pièges, les saltiques sont des
chasseresses qui jeûnent si le temps est mauvais ; sortant de
leur retraite quand les jours sont propices, elles se répandent
aux alentours. Pourvues d’yeux occupant toute la largeur de
la région céphalique, les uns assez petits, les autres d’un
volume énorme, avec sûreté elles sondent l’espace,
explorant avec lenteur. Un moucheron est-il en vue,
l’araignée fond sur la proie avec une rapidité vertigineuse.
Rarement elle le manque, tant elle a bien mesuré la
distance ; mais eût-elle commis une faute, il ne lui arrivera
aucun mal ; au point de départ, elle a fixé un fil qui se
déroule pendant sa voltige ; elle ne tombera donc point à
terre, elle n’ira point se heurter contre un corps dur capable
de la blesser. Un instant suspendue, elle saura bien
reprendre la place qu’elle veut occuper.
Dans tous les mondes, il y a des riches et des pauvres ; il
en est ainsi parmi les araignées. Les unes disposent d’une
immense quantité de matière textile qui sans cesse se
renouvelle ; les autres n’en produisent que bien peu. Ces
dernières n’ayant pas le moyen de construire des retraites,

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de tendre des pièges, ont pour toute demeure les cavités
qu’elles rencontrent sous les pierres, sous les feuilles mortes
ou dans les troncs d’arbres et dans les murailles.
Chasseresses pour les exigences de la vie, elles parcourent
les campagnes, guérets brûlés du soleil ou prairies
humides ; plusieurs d’entre elles se plaisent au bord des
eaux, même sur les plantes aquatiques, où elles trouvent
aisément à s’emparer de quelque proie, grâce à l’agilité de
leurs mouvemens. Telles sont les lycoses. En nos pays,
c’est-à-dire dans l’Europe centrale, les espèces de petite
taille et de couleur sombre n’ont rien pour charmer les
regards, et personne n’y porte attention. Cependant, à
certains jours, l’observateur un peu avisé, le penseur
méditatif, s’arrête à la vue de la lycose qui traverse
rapidement le chemin ou cherche à se dérober parmi les
herbes. La bête faible et craintive porte sur son vêtement
noirâtre une petite coque ronde d’une entière blancheur ; —
c’est le sachet contenant les œufs. A confectionner la petite
bourse, l’araignée a dépensé toute la soie dont elle
disposait. Mère d’une vigilance incomparable, n’ayant pas
de domicile, sa ponte effectuée, bien protégée entre les
parois soyeuses de la coque, elle n’abandonne pas un
instant le berceau de sa progéniture. Parvient-on à saisir une
lycose en sa promenade et à détacher son cocon, la bête, qui
dans les circonstances ordinaires ne songe à éviter le danger
que par la fuite, dressée sur ses pattes, ses pinces relevées,
menace l’agresseur. Le cocon est-il à terre, elle est agitée
par la volonté de le ressaisir et d’échapper au plus vite.
L’amour maternel se révèle ainsi chez des créatures
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méprisées du genre humain avec une intensité trop vraie
pour n’être pas touchante. Arrive l’éclosion des jeunes ; à
peiné nées, les petites araignées s’accrochent au corps de
leur mère et voilà celle-ci qui porte ses enfans jusqu’au jour
où ils seront assez forts pour suivre une proie, assez rusés
pour tromper un ennemi, assez ingrats pour ne plus
connaître une mère dont les soins sont désormais inutiles.
Dans l’Europe méridionale, en Afrique, en quelques
parties de l’Asie, habitent de grosses lycoses parées de
couleurs assez vives. Errantes comme leurs congénères des
pays froids ou tempérés, ayant sur elles l’avantage d’une
existence beaucoup plus longue, elles ont des retraites fixes.
Elles se creusent un terrier, tapissant les parois, garnissant
l’entrée de quelques fils enchevêtrés, manière de défense,
sorte de barricade qui ne se recommande point par la
perfection. Il est une de ces belles lycoses qui est célèbre
sans l’avoir mérité : la tarentule, qu’on voit fréquemment en
promenade au pourtour du golfe de Naples. Montrez du
doigt l’innocent animal à un habitant de la contrée, vous le
verrez se jeter en arrière et vous l’entendrez tenir un étrange
discours : Terrible bête est la tarentule ; sa piqûre produit
des effets épouvantables ; l’individu atteint est en proie à
l’agitation la plus désordonnée, à une sorte de délire qui le
mènerait au trépas si, au pays napolitain, où les gens sont
tous ingénieux et musiciens, n’avait été inventée une danse
gaie propre à guérir du mal occasionné par la tarentule.
L’idée napolitaine s’est répandue par le monde, et ainsi s’est
propagée la locution : On le croirait piqué de la tarentule, en

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parlant d’un homme agité de mouvemens brusques. Rien de
la légende pourtant ne répond à la réalité ; encore une
illusion poétique à perdre. Des contemplateurs de la nature
ont voulu être piqués de la tarentule et, l’expérience faite,
ils n’ont en aucune façon perdu la tête ; c’est tout juste si
une légère démangeaison a persisté quelque temps à
l’endroit même où l’araignée, de la pointe de ses crochets,
avait fait jaillir le sang à la manière d’une piqûre d’aiguille.
Entraînés à la poursuite des lycoses courant sur les
plantes qui s’étalent à la surface des eaux tranquilles, peut-
être, sans changer de place, trouverons-nous l’occasion
propice pour nous instruire d’un fait de la nature mis au
nombre des plus remarquables. En divers points de la
France, comme en d’autres parties de l’Europe, de petites
rivières sont habitées par une sorte d’araignée de mœurs
vraiment extraordinaires : une araignée aquatique ! La
première observation causa une grande surprise à son
auteur, et cet auteur est devenu presque célèbre pour avoir
étudié l’araignée que les naturalistes de nos jours appellent
l’argyronète aquatique. C’était en 1747 ; le Père de Lignac,
après avoir raconté comment il s’était baigné dans une
petite rivière à quelques lieues du Mans, s’écrie : « Je fus
surpris d’un événement admirable ; des bulles d’air,
éclatantes comme l’argent le plus poli, semblaient nager
autour de moi et me chercher. Leurs mouvemens libres et
non déterminés ni par le mouvement de l’eau, ni par la
légèreté de l’air, m’annonçaient qu’elles étaient animées.
Mais bientôt, ma surprise fut changée en saisissement : je

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vis que c’étaient de grosses araignées dont le corps, qu’on
voyait à travers, était enveloppé d’air. » Cette fois, notre
baigneur ne poussa pas plus loin l’examen. Deux ans plus
tard, un ami l’entretenait de la présence d’araignées
aquatiques dans l’Erdre, la jolie rivière qui, à Nantes, se
jette dans la Loire après avoir fait le charme d’une contrée
où on la voit tantôt serpenter comme un fil, tantôt se perdre
dans des marais. Profitant de l’occasion, Lignac s’empara
d’un certain nombre d’individus de l’espèce dont les
habitudes semblent si éloignées de celles des autres
représentans du même ordre, tous attachés à la vie terrestre.
Ainsi que toute araignée, l’argyronète a une respiration
aérienne ; par intervalles, elle grimpe volontiers sur les
plantes flottantes et parfois se promène sur le rivage ;
néanmoins, l’eau est son séjour presque permanent et, ne
pouvant respirer que l’air, elle avait besoin de posséder l’art
de construire des logemens appropriés à sa condition
d’existence. Dans leur orgueil, les hommes disent avoir
inventé la cloche à plongeur, et pourtant l’appareil existe
dans la nature depuis une époque si lointaine qu’il n’est
possible à personne d’en soupçonner la date.
C’est un curieux spectacle de voir l’argyronète occupée
de la construction d’une cloche. Cramponnée à la face
inférieure de quelques feuilles formant une sorte de voûte,
l’araignée assure la position au moyen de fils tendus, monte
à fleur d’eau, le ventre tourné vers le ciel ; elle courbe ses
pattes postérieures, retient une couche d’air entre les poils
dont son corps est revêtu. Alors la bestiole industrieuse,

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comme l’appelle Lignac, venant à plonger, apparaît dans sa
robe argentée telle qu’on la vit pour la première fois. Tout
de suite, elle se porte à l’endroit choisi et, se brossant le
corps à l’aide de ses pattes, l’air se détache et forme une
bulle sous la feuille attachée par des fils. L’argyronète
entoure la bulle d’air de la matière soyeuse imperméable
qu’elle tire de ses filières. Remontant à la surface de la
nappe liquide, elle reprend une nouvelle couche d’air. C’est
une bulle qui s’ajoute à la première, l’enveloppe est aussitôt
agrandie en proportion du volume que le gaz occupe. La
matière est renouvelée jusqu’à l’instant où la mesure
convenable est obtenue ; en même temps, la paroi s’achève
et la cloche à plongeur se montre dans son entière
perfection. La construction de l’argyronète vraiment réussie
a la forme d’un dé à coudre, mais souvent, elle prend
l’aspect d’un sac renversé, de figure plus ou moins
irrégulière. Quand notre araignée a pris possession de son
réduit, elle y demeure tranquille, la tête en bas, épiant le
passage de quelque insecte. Elle se précipite sur la proie qui
est en vue et rentre aussitôt en son logis la dévorer à son
aise, car l’argyronète arrête l’ennemi qui tenterait de violer
son domicile par des fils entre-croisés au-devant de la
cloche. En excursion sur les feuilles qui s’étalent au-dessus
de l’eau, notre naïade ne manque pas l’occasion de saisir
une mouche et de la transporter dans sa cellule. Les
argyronètes, étant nombreuses sur un même point,
manifestent entre elles les hostilités, si fréquentes parmi les
araignées ; des individus en viennent à se jeter l’un sur
l’autre et à se tuer.
20
Viennent les jours où les argyronètes doivent contracter
mariage ; les momens sont graves. Un mâle s’aviserait-il de
se présenter en étourdi devant la cloche d’une femelle, il
aurait toutes les chances de recevoir mauvais accueil ; ce
serait s’exposer au sort le plus funeste. Ce mâle en a bien
l’instinct ; aussi usera-t-il de diplomatie, de ruse et
d’adresse. Il édifie une cloche près de celle d’une femelle et
ajoute entre les deux une large galerie. Au bout de ses
opérations préliminaires, il effondre la paroi du logis de la
femelle et soudain celle-ci est prise dans une étreinte qui ne
lui est pas toujours désagréable. Elle fera bientôt sa ponte ;
après l’éclosion, les jeunes sujets habiteront quelque temps
avec la mère, dont la sollicitude pour sa petite famille est
inaltérable. Puis, tout à coup, les enfans, assez forts,
acceptent la lutte pour l’existence et s’éparpillent. Chacun
va, comme l’avaient fait ses parens, construire sa petite
cellule et vivre solitaire.
Après avoir, à travers les champs et les bois, considéré
les saltiques et les lycoses ; après avoir barboté dans la
rivière ou dans l’étang en admiration devant l’industrie des
argyronètes, il est naturel de prendre un peu de repos dans
une maisonnette à l’entrée du village. Un autre cadre est
offert pour continuer les observations sur le même monde.
Dans une encoignure de la chambre, sous le plafond,
s’étend une grande toile et sur la toile, aux aguets, se dresse
une araignée pourvue de longues pattes. C’est l’araignée de
toutes les habitations où sa présence est tolérée : la
tégénaire domestique. Elle a un goût si prononcé pour nos

21
demeures qu’elle en profite comme si les maisons des
hommes étaient édifiées pour son propre usage. Habile dans
l’art du tissage, la tégénaire dispose d’une masse de soie
assez abondante ; sa toile consiste en une étoffe unie, cardée
par des griffes pectinées, outils d’une exquise finesse, qui
assurent la perfection du travail. Neuve, la toile est d’un
beau blanc ; mais bientôt, salie par la poussière, elle offre
un aspect répugnant sans que la propriétaire en paraisse
incommodée. L’araignée domestique est craintive et elle ne
se sentirait point en pleine sécurité si elle n’avait le moyen
de fuir. Dans le coin du mur, un espace libre a été ménagé.
C’est par ce chemin que la tégénaire se dérobera si elle se
croit inquiétée. Au-dessous de la toile est établi un hamac
spacieux où elle peut se réfugier. Au moment de sa ponte,
elle installe ses œufs dans une coque soyeuse qu’elle cache
sous des corps étrangers, duvet ou brins de mousse, afin de
la dissimuler aux convoitises des animaux qui prisent les
mets délicats. Durant l’incubation, l’excellente mère est
presque sans cesse en surveillance près de son cocon,
oubliant de se nourrir. Quand les jeunes se sont éloignés de
leurs berceaux, l’araignée, amaigrie, remonte sur sa toile,
reste attentive à saisir toute proie afin de se réconforter ;
alors les mouches tombent en nombre et leurs cadavres
jonchent le sol. Notre tégénaire n’habite que rarement les
lieux préférés de tant de créatures, les trous des rochers, les
creux des vieux arbres. Il est des espèces du même genre,
vivant toujours à l’air libre, dans les pays où la température
n’est jamais rigoureuse, le midi ou le centre de l’Europe,
qui, sous les climats froids comme aux pays Scandinaves,
22
s’insinuent dans les maisons ; les bêtes bien avisées
comprennent qu’il faut se mettre à l’abri du froid pour être
agréablement logées.
Habitans des villes, tout fiers de la possession d’un hôtel
ou d’un appartement qui charme par la tenue irréprochable,
ne vous indignez pas d’une communauté d’existence avec
les araignées. A la campagne, on apprécie le rôle de ces
filles d’Arachné. Dans les chambres et dans les étables, on
ne s’avise ni de les détruire, ni de les déranger. Les
mouches, partout si incommodes, sont une perpétuelle
cause d’ennui pour les populations et de tourment pour les
animaux. Dans les toiles périssent les mouches ; le nombre
de ces insectes désagréables s’en trouve diminué d’une
manière très sensible, et la bonne fermière s’écrie :
Vraiment, les araignées sont de précieux serviteurs donnés
par la nature.

III
En la belle saison, par une journée claire et ensoleillée,
dont le charme est troublé par l’énergie du vent, flottent
dans l’air de longs fils et même des flocons tout blancs
comme la neige. Parfois, couvrant les herbes des prés
fleuris, ils ondulent sous la brise, et produisent dans la
verdure des miroitemens du plus étrange effet. Les citadins
en promenade qui voient ces fils s’accrocher à leurs
vêtemens se demandent d’où ils viennent. Interrogée, la
jeune paysanne répond sans hésiter : Ce sont les fils de la
Vierge. Avec plus de vérité, le naturaliste dirait : Ce sont les
23
fils comme abandonnés au hasard par certaines araignées
fort communes dans les prés et dans les champs et qu’on
appelle des thomises. Errantes pour les besoins de la vie et
pour les exigences des amours, les thomises se tiennent sur
les plantes basses et même sur les arbrisseaux ; araignées de
petite taille, recherchant la vive lumière, elles ont de
fraîches couleurs qui parfois se confondent avec celles des
fleurs et les dissimulent aux convoitises des animaux
carnassiers. Les thomises ont des mouvemens brusques, et
rapides, et une allure singulière due à la largeur du ventre ;
elles marchent à la manière des crabes qu’on voit courir sur
les plages maritimes. Ne fabriquant aucune toile, elles
guettent les insectes au passage et se précipitent sur le
gibier dans un élan si soudain et avec une adresse si
extraordinaire qu’elles manquent rarement de l’atteindre. La
soie dont elles disposent sert particulièrement au transport
des jeunes sujets cramponnés sur les blancs flocons que le
vent soulève. Les thomises s’abritent sous des pierres, sous
des végétaux ou dans des excavations ; au moment de la
ponte, elles confectionnent un sachet pour renfermer les
œufs, et à partir de cet instant, elles deviennent sédentaires
et oublient de se nourrir pour veiller sur leur postérité.
Autant les papillons de jour brillent à côté des phalènes,
autant les épéïres semblent avoir d’avantages sur les autres
araignées. Elles ont la plupart ou de jolies couleurs ou
d’agréables nuances ; entre toutes les fileuses elles ont le
rang suprême. En Europe, il est vrai, les représentans du
groupe ont une apparence assez modeste, tandis qu’aux

24
pays des tropiques, avec la grande taille, les espèces
affectent dans la parure un véritable luxe. Elles sont
nombreuses sur notre globe, les épéïres, si nombreuses
qu’elles forment une grande famille, les épéïrides,
composée de plusieurs genres ; mais c’est une famille dont
tous les membres sont si étroitement unis, qu’ils portent
tous les mêmes signes généraux et- se montrent en
possession du même genre d’industrie.
Les épéïres ourdissent des toiles d’énormes proportions,
à larges mailles régulières. Comme elles travaillent en plein
jour, au milieu de la plus belle nature, on peut se plaire à les
suivre dans des opérations qui semblent s’exécuter pour
ravir un philosophe. Le spectacle se renouvelle tous les étés
sur notre chemin. Qui ne connaît la grosse araignée des
parcs et des jardins, dont la toile embarrasse souvent les
avenues ; l’épéïre diadème, de couleur jaune rougeâtre,
marquée en dessus, en traits sombres, d’une sorte de dessin
que l’on compare à une croix de saint Denis [2] ! Postée sur
un rameau de troëne, de lilas ou de cytise, notre épêïre
laisse échapper un fil soyeux. Sous le regard de
l’observateur, ce fil s’allonge, et, bientôt entraîné par le plus
léger souffle de l’air, ira s’accrocher à la branche de
quelque arbrisseau, souvent à certaine distance du point de
départ. Alors, notre fileuse s’élance sur cette corde
aérienne, l’assujettit à la place où elle s’est fixée, rectifiant,
s’il est nécessaire, la ligne horizontale. Les plus adroits
équilibristes des cirques, amusant la foule par des danses
sur la corde raide, perdraient beaucoup à se mesurer avec

25
l’épéïre des jardins, qui, dans toutes les attitudes, manœuvre
sur un fil d’une ténuité idéale avec une aisance et une agilité
qui défient toute comparaison. Après la pose de la corde
aérienne, de nouveaux points d’appui étant choisis sur les
branchages, des fils tendus ne tardent pas à constituer un
cadre polygonal. Ce travail exécuté, l’araignée remonte sur
le pont qui a été jeté tout d’abord, et, s’arrêtant juste au
milieu, comme si elle calculait à la manière d’un géomètre,
elle se laisse choir, la tête en bas, suspendue à un fil que
doit partager en deux le cadre polygonal. Au point central
est établi un petit flocon soyeux qui sert d’appui à tous les
rayons, divergeant entre eux, jusqu’à la périphérie, d’une
façon absolument régulière. La trame est faite ; une dernière
opération va s’accomplir. Un fil agglutinant doit être collé
sur les rayons et former une véritable spirale. L’épéïre vient
au centre de la toile, tire le fil, qu’elle attache au flocon
soyeux et passe de rayon en rayon, décrivant des cercles
jusqu’au cadre extérieur. Elle terminera le travail en
marchant de la circonférence vers le centre, afin
d’interposer de nouveaux cercles entre les premiers,
impossible de réaliser plus savante combinaison pour
obtenir un réseau charmant, une dentelle d’une admirable
perfection. Des accidens surviennent aux toiles de notre
épéïre : la rafale de vent, pendant l’orage ; le coup d’aile de
l’oiseau, lancé à la poursuite d’un insecte, les mettent hors
d’usage. L’habile fileuse n’est sans doute que médiocrement
affectée d’un tel désastre ; en moins d’une heure elle aura
construit un nouveau réseau. C’est dans les circonstances où
la toile a subi un simple accroc qu’elle montre les
26
ressources de son intelligence ; on la voit faire la reprise
convenable avec une sûreté qui attire à l’ouvrière la
considération de l’observateur. Pour l’exécution d’ouvrages
exigeant la précision, des outils particuliers sont
nécessaires ; aussi, les crochets qui terminent les pattes de
l’épéïre offrent-ils une complication beaucoup plus grande
que chez les autres araignées. Un des crochets est fendu ;
c’est une fourche qui permet à l’artiste de retenir ses fils et
de les poser où il convient.
Dans l’attente, l’épéïre se tient au centre de la toile, la
tête en bas. Un insecte vient-il se heurter au piège, elle se
précipite sur le gibier, qui tout aussitôt, par un fil, se trouve
maintenu et lié de façon à ne pouvoir échapper. A la fin de
l’été, la fileuse de nos jardins, effectuant sa ponte,
emprisonne ses œufs dans un cocon formé d’une soie
différente des deux sortes de matière textile qui entrent dans
la constitution de la toile. La pauvre mère, qui doit mourir
en automne, prend soin de cacher le berceau de sa
progéniture dans un endroit aussi abrité que possible. Les
jeunes sujets, éclosant au printemps, demeurent quelques
semaines rapprochés les uns des autres, comme en une
famille, puis se dispersent pour aller vivre dans l’isolement
où se complaisent en général les filles d’Arachné.
En différentes parties des Indes orientales, au milieu des
îles de l’Océan-Pacifique, habitent les brillantes épéïres, de
proportions superbes. Les espèces sont nombreuses, et, en
beaucoup d’endroits, les individus sont en multitude.
Plusieurs de ces araignées aiment s’établir au-dessus des

27
cours d’eau, et c’est là que le spectacle qu’elles offrent aux
yeux est le plus ravissant. Qu’on essaie de se figurer une
rivière, paisible ou torrentielle, bordée d’une exubérante
végétation, un fouillis où les plantes les plus disparates se
confondent pour former l’ensemble le plus harmonieux.
Des fleurs étranges se détachent dans les massifs verdoyans,
des arbres projettent des branches qui s’inclinent et
s’enchevêtrent. A la hauteur des grands arbres, des épéïres
ont fixé leurs toiles d’une rive à l’autre, et, de la pirogue
que manœuvre l’insulaire, le voyageur éprouve une surprise
à la vue de ces constructions aériennes si délicates, qui se
succèdent souvent à de courts intervalles, donnant au
paysage des effets inattendus. Sur chacune de ces toiles
apparaît d’ordinaire la grosse araignée, tantôt immobile,
tantôt frémissante, si elle est aux prises avec une victime. A
certains momens de l’année se dessinent, suspendus aux
réseaux aériens, des globes jaunes comme l’or. Ce sont les
coques qui renferment les œufs. En édifiant leurs filets au-
dessus des torrens, les épéïres sont conduites par le plus
heureux instinct ; au sein d’une végétation particulièrement
touffue elles trouvent de vastes espaces libres propices à
une large installation. Là, mieux qu’ailleurs, elles échappent
à des ennemis voraces, avec la bonne fortune de prendre
aisément au piège des cohortes d’insectes dont elles se
nourrissent. Ce ne sont pas seulement des mammifères et
des insectes, des lézards et des oiseaux qui se montrent
friands d’araignées. Par le monde, chez une infinité de
peuplades, les belles fileuses sont regardées comme un mets
délicieux. Aussi, une grosse espèce, très répandue dans les
28
archipels de la Polynésie, très recherchée des insulaires, est-
elle appelée l’épéïre comestible [3].
En 1862, M. Dupré, capitaine de vaisseau, avait reçu la
mission de se rendre à Madagascar pour complimenter, au
nom du gouvernement français, le roi Radama II de son
avènement au trône. A l’Ile de la Réunion, le commandant
avait eu l’heureuse inspiration d’inviter à l’accompagner le
docteur Vinson, médecin à Saint-Denis. Doué de l’esprit
d’observation qui fait jaillir des clartés partout où il
s’applique et animé du noble désir de marquer les traces
d’un voyage, M. Vinson a servi avec bonheur les intérêts de
la science. Il a fait connaître l’industrie de la soie chez les
Hovas, et, déjà préparé par des études sur les araignées de
l’Ile de la Réunion et de l’Ile Maurice, il a poursuivi ses
recherches sur les espèces de Madagascar. Nous avons eu
de la sorte un ensemble de notions nouvelles qui dépasse en
importance tout ce que l’on possède d’ailleurs de
renseignemens sur la vie des araignées des régions chaudes
du globe. Aussi voulons-nous, pour quelques instans, suivre
l’excellent observateur dans ses pérégrinations aux îles
Mascoreignes et sur la terre de Madagascar.
En ces lieux, au sein d’une végétation tropicale, des
épéïres, qui comptent parmi les plus grosses et les plus
belles, bâtissent des toiles verticales qu’elles attachent aux
arbres et aux arbrisseaux par de longs fils d’une extrême
résistance ; — des fils dont on pourrait vraiment fabriquer
de bonnes étoffes. A l’île de la Réunion domine l’épéïre
noire ; à l’Ile Maurice, l’épéïre dorée, une bête magnifique,

29
dont le corps, long de quatre à six centimètres, a sur les
parties supérieures un large espace du plus beau jaune, que
relèvent deux rangées de points noirs [4]. L’espèce de
Madagascar, que volontiers les Malgaches croquent à belles
dents, l’emporte encore par l’éclat de la parure. Son
bouclier dorsal noir est vêtu d’une pubescence argentée ;
son abdomen, où s’entremêlent, de la façon la plus
harmonieuse, les couleurs de l’ébène, de l’or et de l’argent,
ses pattes, d’un rouge de feu, la distinguent comme une
créature privilégiée. Chez les araignées, en général, nous
l’avons dit, les mâles, par la taille, sont inférieurs aux
femelles ; mais il est rare de rencontrer l’énorme
disproportion qui existe entre les deux sexes chez l’épéïre
noire et chez l’épéïre dorée ; le mâle est un véritable
myrmidon près de sa femelle. Le contraste saisit lorsque, à
l’époque des amours, on le voit s’aventurer sur le domaine
d’une femelle, ou lorsque, au voisinage du vaste réseau de
cette dernière, il installe sa petite toile.
Dans les contrées méditerranéennes, de charmantes
épéïres, au vêtement plus au moins argenté, façonnent un
tissu à mailles régulières, qui présentent une singularité [5].
On l’avait vu et l’on avait passé, sans rien apprendre à ce
sujet : une observation faite aux pays lointains allait nous
éclairer. Au milieu des savanes humides de l’île Maurice et
de l’Ile de la Réunion, une de ces jolies espèces de ce
fameux genre épéïre devait exciter la surprise et susciter
l’intérêt, moins à cause de ses avantages personnels qu’à
raison de son industrie. L’araignée confectionne un réseau

30
analogue à celui de ses congénères, mais à ce réseau
s’ajoute un fil plié en zig-zag, d’une grosseur énorme, si on
le compare à ceux dont la toile est formée, et ce fil attire
d’autant mieux le regard qu’il brille comme de l’argent.
Intrigué par la présence de cette sorte de câble d’aspect
métallique, M. Vinson se préoccupe d’en découvrir l’usage,
et il espère arriver au but en le détruisant sur plusieurs
toiles. Il coupe donc le gros fil qu’il n’a vu remuer en
aucune rencontre ; quelques heures après, un nouveau câble
était construit, occupant sa place ordinaire. Dix fois
l’épreuve est renouvelée, et toujours la bête patiente répare
le dommage qui a été causé sans en paraître autrement
troublée. Des mouches, de faibles insectes se jettent dans la
toile ; l’araignée les saisit, les enveloppe, s’ils menacent
d’échapper, de quelques fils ténus, et le câble reste sans
emploi. Notre observateur perdait courage et allait renoncer
à connaître le mystère qu’il s’efforçait depuis longtemps de
pénétrer, lorsque, un matin, jetant un regard dédaigneux sur
des toiles qu’il avait pu contempler des heures entières sans
succès, une sauterelle se heurte au piège ; soudain,
l’araignée détache le gros fil et, avec une prestesse
inimaginable, lie l’insecte que les fils où s’embarrassent les
mouches eussent été impuissans à retenir : le rôle de ce
câble était reconnu ; il ne restait plus qu’à glorifier une des
merveilles de la nature jusqu’alors ignorée. Désormais,
l’observateur put à son gré varier les expériences ; il
suffisait de lancer à l’épéïre de volumineux insectes pour
qu’elle fît usage de son gros fil ; tant qu’on ne lui offrait
qu’une proie faible, elle ne songeait point à le toucher.
31
Sans doute, la plupart des êpéïres se plaisent au grand
jour ; cependant, quelques-unes de leurs sœurs sont les
hôtes de la nuit. Aux îles Mascareignes et à Madagascar,
vivent des espèces qui, au crépuscule du soir, tissent une
toile qu’elles détruisent au crépuscule du matin. Durant la
journée, elles se tiennent blotties entre des feuilles
ramassées de façon à former un nid. Les toiles de ces êtres
nocturnes sont des réseaux à larges mailles d’apparence un
peu grossière si on les compare aux toiles destinées à un
long usage ; le nomade, obligé de dresser sa tente ou de
bâtir sa cabane chaque soir, ne pense ni au luxe, ni à la
perfection du travail. Pour passer les journées, plusieurs de
ces filles de la nuit ne se contentent pas d’un misérable abri
formé de feuilles, elles construisent, d’un tissu soyeux, un
tuyau ou mieux une galerie, sorte de boudoir élégant. De
ces raffinées il en est de fort remarquables dans notre
colonie de l’Ile de la Réunion et à Madagascar. L’épéïre de
Bourbon, au corps rouge sombre comme la cerise bien mûre
et aux longues pattes d’un noir lustré, abonde dans la
contrée montagneuse de Salasie, installe son filet pour la
nuit et son agréable retraite pour le jour sous les toitures des
maisons, les saillies des rochers, les branches des grands
arbres [6]. L’épéïre livide, de taille plus grande, de
charmante teinte lilas, vit dans le même luxe, sous les toits
des habitations malgaches de la province d’Imerina [7].
Que les épéïres, qui marquent dans leur monde comme
de très hauts personnages, retiennent l’attention et séduisent
les observateurs, rien de plus naturel. Cependant, on aurait

32
tort de dédaigner les humbles. Au milieu de la végétation,
sur les murs des villages et même des grandes villes, errent
des araignées que leurs faibles proportions conduiraient à
faire classer parmi les plus insignifiantes. Ces humbles
jouent un rôle dans la nature et servent parfois les intérêts
des agriculteurs en opérant la destruction d’une infinité
d’insectes nuisibles : tels les théridions. De ces êtres chétifs,
les uns forment, de fils simples et brillans, une toile à larges
mailles, tandis que d’autres confectionnent un véritable
tissu qui repose directement sur des herbes ou qui est fixé
aux plantes par des liens plus ou moins irréguliers.
D’ordinaire, les théridions se tiennent sous les toiles et se
précipitent sur la proie en l’embarrassant de fils. Les
femelles façonnent plusieurs cocons pour contenir leurs
œufs et elles les gardent dans leurs filets ; certaines espèces
édifient un abri en forme de dôme au moyen de corps
étrangers retenus par des cordages. Souvent, dans les
vignobles, les raisins sont couverts d’une toile si fine
qu’elle échappe aux yeux de la personne qui mord dans la
grappe avec avidité : une petite araignée était sous la toile ;
inaperçue, elle a été avalée. Walckenaer, le premier, ayant
considéré l’animal, le nomma le théridion bienfaisant [8].
Propriétaires de vignobles, à la fois ignorans et ingrats, vous
ne connaissez pas le théridion bienfaisant et vous ne vous
préoccupez en aucune laçon.de l’immense service dont
vous lui êtes redevables. Le théridion vit en partie
d’insectes qui portent préjudice à la vigne ; sa petite toile
suffit à protéger les raisins contre les attaques de divers

33
animaux très amis des bons fruits, mais ayant crainte de
s’embarrasser la bouche de fils d’araignées.
D’une manière très générale, les araignées prennent souci
de s’isoler les unes des autres ; c’est, affaire d’instinct : s’il
n’en était ainsi, ce seraient de perpétuels égorgemens.
Malheur à la plus faible ou à la moins adroite ! Deux
araignées en présence ne manquent (1) guère d’être prises
de la terrible envie de se dévorer. Aux règles qui affectent le
mieux le caractère de généralité il y a de curieuses
exceptions. En divers lieux du monde, de mignonnes
araignées, on les appelle les linyphies, ne craignent pas
d’attacher leurs toiles, d’un tissu lâche ou serré, sur le filet
aux larges mailles des grosses épéïres. La propriétaire de la
grande toile souffre sur son domaine ces parasites d’un
genre particulier, qui n’attirent dans leurs réseaux que des
moucherons, tandis qu’elle saisit les insectes capables de
fournir un copieux repas. Une araignée devenant protectrice
des faibles, cela nous éloigne bien des actes de férocité dont
de nombreux exemples ne laissent aucune impression
agréable.
Telles linyphies aux formes bizarres, ayant dans leur plus
beau développement de 4 à 6 millimètres, sont parées, sur
un fond brun rouge, de couleurs d’or et d’argent qui brillent
à la lumière d’un vif éclat [9]. On les remarque dans le midi
de l’Europe et en Afrique, installées sur un mince réseau
entre les mailles de la toile d’une superbe épéïre. Durant
une période de l’année, ce qui ajoute à la singularité de
l’ensemble, c’est la présence de la coque de la linyphie : un

34
tout petit ballon suspendu au filet de l’épéïre par un frêle
pédicule. Faut-il donc se défier même de ses commensaux ?
On le croirait, après la scène qui s’accomplit un jour sous
les yeux d’un observateur. Une épéïre et une linyphie
vivaient dans les meilleurs rapports : la grosse araignée fut
arrachée de son domaine ; restait le berceau de sa famille,
désormais sans défense. Au lendemain, la linyphie avait
ouvert le cocon et mangeait tranquillement les jeunes
épéïres à peine écloses.

IV
Certaines légions d’araignées, supérieures à toutes les
autres, vivant dans l’ombre, paraîtront les plus
extraordinaires par les mœurs, les instincts, peut-être
l’intelligence. Les espèces, ne fabriquant pas de toiles ont,
les unes de pauvres refuges, les autres des demeures assez
simples, les autres encore des habitations tout à fait
somptueuses. Sous notre ciel, il en est plusieurs qui, dans
les endroits dissimulés, confectionnent, d’une soie fine et
blanche, d’élégans tuyaux dont elles font une résidence
presque permanente. Dans ce groupe, les ségestries
comptent parmi les plus belles. La ségestrie florentine, ou
ségestrie perfide suivant les auteurs, la grosse espèce du
genre, est d’un noir superbe avec les antennes-pinces d’un
vert émeraude éclatant. Répandue à peu près par toute
l’Europe, elle s’établit sous des corniches, dans des fissures
de murailles ou des rigoles de rochers. Pendant de longues
heures, immobile à l’entrée de son tube, guettant les

35
mouches qui s’aventurent dans le voisinage, elle s’élance
sur la proie avec une rapidité vertigineuse, embarrassant de
ses fils l’insecte ailé, puis, à reculons, gagne le fond de sa
retraite pour faire son repas dans l’ombre. Tandis que les
araignées de tout autre type ont huit yeux, les espèces
tubicoles n’en ont que six : le philosophe s’en émerveille.
Chez la ségestrie, manquent les organes de vision dirigés en
arrière ; ils n’eussent été d’aucun avantage pour l’animal
emprisonné dans un tuyau fermé à l’extrémité. Ainsi, dans
la nature, tout, dans l’organisme des êtres, est approprié à
des conditions d’existence dont il n’est possible à aucune
espèce de s’affranchir.
Dans les régions intertropicales de l’ancien et du
nouveau-monde, plus particulièrement aux Antilles, à la
Guyane, au Brésil, habitent les énormes araignées que les
colons européens ont appelées les araignées-crabes et les
naturalistes les mygales. A la vue de ces animaux armés de
robustes crochets et pourvus de larges pattes, on sent que la
souplesse et l’agilité s’unissent à la force musculaire. Entre
tous les représentans du monde qui en ce moment nous
occupe, c’est bien là que tout l’organisme se manifeste dans
sa plus grande puissance physique. Les mygales ne
produisent qu’une faible quantité de soie, juste ce qu’il en
faut pour assurer la marche sur un plan vertical, pour
barricader l’ouverture du lieu de retraite, pour lier une proie
et réduire à l’impuissance les mouvemens désordonnés
d’une victime. Elles ont des griffes simples qui ne sauraient
en aucune façon servir d’instrumens de travail.

36
Chasseresses, elles résident dans les creux d’arbres et n’en
sortent que pour aller en course. Il a été dit de quelle
manière, chez les araignées, les yeux sont heureusement
disposés pour rendre le meilleur office dans toutes les
circonstances où doit s’écouler la vie de l’espèce. C’est à
considérer les grosses mygales qu’on est frappé des
étonnantes ressources de la nature. Chez elles, les yeux ne
sont pas dispersés comme chez les autres araignées ; au
milieu de la région céphalique, une éminence s’élève et sur
cette sorte de colline sont groupés les organes de vision ; les
deux plus gros en avant, deux de chaque côté, deux en
arrière. Aussi, la robuste aventurière est-elle habile à
reconnaître à tout instant la proie qu’elle convoite, les êtres
qu’elle doit craindre ou mépriser, l’ennemi qu’il faut
redouter. Les grandes mygales aux courant leurs sombres
sortent particulièrement aux heures du crépuscule et de la
nuit, s’emparant avec la même audace du gros insecte, du
petit lézard ou du charmant colibri.
On ne connaissait parmi les araignées que de savantes
fileuses lorsque, au cours de l’année 1768, on vint déclarer
à l’Académie des sciences qu’on avait découvert un
nouveau sujet d’admiration dans la variété infinie de la
nature. L’abbé Sauvage, de la Société royale de Montpellier,
annonça un fait qui alors sembla vraiment extraordinaire ; il
s’agit d’une araignée « qui ne tend aucune sorte de filet,
mais qui se creuse un terrier comme un lapin et, plus
industrieuse encore, ajoute une porte mobile. » L’espèce
avait été observée sur les bords des chemins aux environs

37
de Montpellier et sur les berges de la petite rivière du Lez.
Peu auparavant, à la Jamaïque, un explorateur, Patrick
Browne, avait rencontré un nid de construction analogue,
beaucoup plus grand, infiniment moins parfait. Depuis le
dernier siècle, on a souvent parlé en France des araignées
maçonnes ; en Angleterre, des araignées qui ont des portes-
trappes. Quelles sont donc ces ouvrières si habiles, ces
araignées de mœurs et d’industrie si différentes de celles de
toutes les autres araignées ? Tout d’abord, on les déclara des
mygales ; — on les jugeait du même type que les
chasseresses de l’Amérique du sud. Certes, par l’ensemble
de l’organisme, la relation est étroite entre les unes et les
autres : par de petits détails de conformation la différence
est notable, et il est d’un extrême intérêt d’en reconnaître
l’importance. De même que les grosses mygales, les
maçonnes ont un corps trapu, de larges pattes, des yeux
groupés sur une éminence du bouclier dorsal ; seulement,
chez les maçonnes, à la partie inférieure des antennes-
pinces, il y a une rangée de pointes, une sorte de râteau ;
aux palpes se trouvent des épines, aux griffes des pieds
existent des dents qui les font ressembler à des peignes
microscopiques. Ce sont des outils, des instrumens de
travail qui manquent aux mygales, obligées de se contenter
d’une demeure de hasard. Ainsi, pour les naturalistes, les
maçonnes sont devenues les cténizes.
Pour donner la juste idée du logis des araignées
maçonnes, nous devons appeler à notre secours la
comparaison, et alors surgit une difficulté. Il faut comparer

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l’habitation de l’homme qui porte le signe de la misère à la
retraite de la bête industrieuse qui porte la marque de
l’aisance. En effet, dans les villes de la Flandre, on regarde
avec un sentiment de compassion la pauvre famille qui
habite une cave. Au soir, dans la rue obscure, l’étranger se
heurte à des saillies ; ce sont les portes des caves, des
trappes qui se soulèvent à l’aide d’un anneau et se ferment à
l’intérieur au moyen d’un crochet. La fermeture est
grossière ; à pénétrer dans la demeure en opérant la
descente par une sorte d’échelle, le spectacle est navrant :
les murs sont nus et humides. L’air et la lumière affaiblie ne
parviennent qu’aux heures où l’état de l’atmosphère permet
de tenir la trappe ouverte. Il y a moins d’un demi-siècle,
dans les Trilles du nord de la France, les caves étaient
nombreuses et beaucoup d’entre elles de la pire condition.
Aujourd’hui, elles sont plus rares et celles qui persistent, un
peu moins mal aménagées qu’autrefois ; néanmoins,
personne encore n’a songé au bonheur d’habiter une cave à
Lille, à Cambrai ou à Dunkerque.
Oui, c’est à la cave de la pauvre famille flamande qu’il
faut comparer la charmante habitation des araignées
maçonnes ; il y a des analogies dans le mode de fermeture
et dans la façon d’entrer dans le domicile. Cependant, on
doit juger fort agréables les logis des cténizes. A l’extérieur,
ils sont si parfaitement dissimulés que seul un observateur
expérimenté réussit à distinguer leur présence à la surface
du sol. Rien, tout d’abord, ne fait soupçonner le luxe, et
bientôt on sera conduit à penser à la demeure de quelque

39
riche Arabe. Au dehors, afin de n’exciter aucune convoitise,
tout garde l’apparence de la misère, tandis qu’au dedans
règne la netteté, l’élégance, les gracieuses dispositions qui
plaisent aux gens de goût. Ainsi, dans le midi de la France
et dans presque toute l’Europe méridionale, cachées aux
regards des simples mortels, abondent les constructions des
araignées maçonnes. Dans les terres compactes, exemptes
de pierres et même de gravier, où nulle infiltration n’est à
craindre, sont pratiquées les nids souvent fort rapprochés les
uns des autres des maçonnes. Chacun de ces nids consiste
en un trou vertical, sorte de puits ayant des proportions en
rapport avec la taille de l’architecte. Le tube bien
cylindrique est régulièrement évasé vers l’orifice. Un trou
creusé dans la terre ! N’y a-t-il donc pas une foule
d’animaux se livrant à pareille besogne ? Peut-être ;
néanmoins, les ouvrages des araignées maçonnés restent
uniques. En effet, il ne suffit pas à ces créatures d’élite
d’habiter un vulgaire taudis. Avec la soie dont elles
disposent, les parois de l’étroite demeure sont tapissées du
plus doux satin qu’on puisse imaginer. On estimera que de
tels réduits sont des boudoirs enchantés. Il ne faudrait pas
croire que les nids restent ouverts, l’habitant exposé à être
saisi et mangé par des animaux carnassiers. Une porte
solide, une trappe qu’il n’est facile ni de briser, ni
d’enfoncer, forme une clôture vraiment surprenante. Avec
les matériaux rejetés pendant le forage du puits, la porte est
façonnée ; les particules terreuses agglomérées par couches
au moyen de la matière soyeuse. Taillée un peu en cône de
manière à répondre à l’évasement du cylindre, elle ne peut
40
céder sous une pression venant du dehors. A l’extérieur, elle
est inégale, rugueuse comme le sol qui l’entoure, ce qui la
dérobe à l’attention des ennemis. A l’intérieur, elle est
joliment tapissée comme la demeure elle-même. A une
porte une charnière est indispensable, une serrure souvent
bien nécessaire. Ces avantages n’échappent point aux
industrieuses cténizes. La charnière, formée d’une soie
compacte et serrée, offre une incroyable résistance et une
élasticité telle que la trappe retombe infailliblement dès
qu’elle cesse d’être maintenue. Ce qui tient lieu de serrure
ou de verrou paraîtra plus primitif ; c’est une série de petits
trous ressemblant à des piqûres d’aiguilles, disposés en
cercle du côté opposé à la charnière. La trappe baissée, la
fermeture est si exacte qu’on n’introduit pas l’instrument le
plus délicat dans l’interstice sans risque de dommage. La
recluse peut dormir en paix dans son réduit. Cependant, elle
est pourvue de façon à ne point laisser mettre sa vigilance
en défaut. Qu’un ennemi cherche à soulever la trappe :
aussitôt cramponnée dans son puits, ses griffes enfoncées
dans les petits trous du couvercle, elle fera les efforts les
plus désespérés pour retenir la porte. Le soir vient ; au
crépuscule, ou la nuit au doux clair de lune, l’araignée
maçonne sort furtivement de sa retraite et se met en
campagne, car il faut vivre ; mais près des rives
méditerranéennes elle a d’excellens territoires de chasse et
elle n’a guère à craindre les jeûnes prolongés. Repue, elle
retourne au logis, et de ses griffes soulevant la trappe en un
clin d’œil elle disparait à tous les regards. L’ouvrage de la
petite araignée maçonne, vue pour la première fois par
41
Sauvage aux environs de Montpellier, était cité au nombre
des plus surprenans chefs-d’œuvre de l’industrie des
animaux ; on devait bientôt en découvrir une autre du même
genre plus remarquable par les proportions.
En Corse, en Sardaigne, en Italie et jusqu’aux alentours
de la ville de Menton, habite une cténize beaucoup plus
grande et plus belle que l’espèce du littoral du Languedoc,
et de la Provence, la pionnière [10]. Son nid est merveilleux ;
construit d’ordinaire dans une argile de la teinte rouge clair
qui donne tant de charme aux villes de l’Orient. Avec une
profondeur de 1 à 2 décimètres, il a un diamètre de plus de
2 centimètres ; c’est un véritable bijou. Ainsi que les
demeures de la petite maçonne, celles de la pionnière sont,
en général, rassemblées en nombre tout près les unes des
autres ; souvent même, elles sont contiguës. Les premiers
admirateurs de l’art des pionnières, l’Italien Pietro Rossi et
notre compatriote Victor Audouin, ont été frappés de ces
associations ressemblant à des villages. C’est qu’on ne
songe guère aux araignées sans penser à la vie solitaire des
individus et même à l’isolement calculé afin d’éviter les
rencontres. Évidemment, les araignées maçonnes ne vouent
pas aux êtres de leur race l’antipathie qui longtemps sembla
de règle absolue dans le monde dont nous esquissons
l’histoire. On ne tarda point à en apprendre davantage.
Tandis que, partout ailleurs, dans ce monde étrange, le
rapprochement des mâles et des femelles n’est que d’un
instant et comme une surprise des mâles, chez les cténizes,
les mœurs sont plus douces et rappellent les habitudes de

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nos plus gentils oiseaux. Seulement, les oiseaux bâtissent
un nid pour élever leur famille ; en vue de la couvée, les
maçonnes n’ont besoin de rien édifier ; elles ont un
domicile permanent. En vérité, quand on possède une jolie
demeure, un intérieur charmant, dirait-on parmi les
hommes, n’est-ce pas la condition heureuse pour constituer
un ménage ? Les cténizes agissent d’instinct, comme si
elles en avaient conscience. A l’époque de la reproduction,
un mâle est admis dans la résidence d’une femelle ; il y fera
un séjour. La ponte effectuée, les époux semblent veiller sur
le dépôt dans la meilleure entente et avec une égale
sollicitude. Les petits éclosent et grandissent ; durant le
premier âge, la nourriture doit leur être apportée. A un
moment ainsi, toute une famille est au nid ; mais les jeunes
sujets ont grandi et, de même que les oiseaux dont les ailes
sont devenues assez fortes pour leur inspirer confiance, ils
quittent les parens sans souci des soins maternels dont ils
ont cessé d’avoir besoin et comme avides d’indépendance.
Déjà, le père et la mère, oubliant le lien qui les avait
attachés l’un à l’autre, se sont séparés et ont repris avec
l’isolement la liberté. En observant un mâle dans la cellule
de la femelle, on va jusqu’à soupçonner que plusieurs
portes lui sont ouvertes, — les femelles sont nombreuses et
les mâles assez rares.
On savait où l’on pouvait comprendre toutes ces choses,
lorsqu’un ami de la nature, l’ingénieux investigateur dont
nous résumions autrefois les recherches sur les fourmis
moissonneuses, Traherne Moggridge, entreprit de pénétrer

43
davantage les secrets de la vie des araignées-maçonnes.
Tout d’abord, il voulut voir à l’œuvre les habiles ouvrières,
mais comme elles travaillent la nuit, il est malaisé de les
surprendre pendant leurs opérations. Avec de la patience et
de la sagacité, on peut aller loin dans la voie des
découvertes. Le pauvre jeune homme, qu’une santé
déplorable condamnait à une mort prochaine, avait les
qualités qui conduisent au succès. Il sera un bon guide pour
suivre maçonne ou pionnière se livrant à l’édification d’un
nouveau logis lorsqu’un accident l’a privée de son séjour
habituel. Elle exécute vite sans négliger aucun soin et
comme obéissant à une méthode parfaite. Les lieux préférés
sont les pentes des terrasses et les berges des rivières ; là, se
mettant à l’ouvrage dans les temps où le sol est humide, elle
déblaie le terrain à l’aide du râteau de ses antennes-pinces,
et le trou cylindrique commence à se dessiner. Sur les
parois, des espaces manquent-ils de cohésion, un
éboulement est-il à craindre, aussitôt, la bête, qu’on croirait
sortie d’une école d’ingénieurs, consolide les parties avec
de la soie et tisse par couches successives la jolie tenture
satinée dont la demeure doit être ornée. Elle poursuit ainsi
la besogne tant que la profondeur déterminée n’est pas
atteinte. Le tube construit, la maçonne tend au-dessus de
l’ouverture une petite toile, et y fait adhérer des grains de la
terre qui se trouve à sa portée. Une nouvelle nappe soyeuse
est tendue, une seconde couche est formée ; les couches se
succèdent jusqu’à ce que la trappe ait l’épaisseur requise.
Alors, elle rase les bords pour rendre les contours bien
nets ; la porte est achevée. A prendre tel ou tel nid de la
44
cténize maçonne ou de la cténize pionnière, certes, chacun
dira : C’est un admirable objet. A comparer un grand
nombre de nids de la même espèce, on aperçoit des
différences notables dans la valeur de l’ouvrage. Parmi ces
constructions il en est dont le travail est irréprochable ; c’est
la perfection dans le sens absolu. D’autres sont relativement
d’un travail moins fini ; ce sont des édifices plus grossiers.
Chez ces araignées en possession d’un art raffiné, comme
ailleurs, il est des individus plus adroits, plus habiles, plus
distingués. De temps à autre, on rencontre des nids ayant
deux portes et deux vestibules ; à la plupart de ces
constructions à double entrée, une des trappes est
condamnée. La propriétaire, une fois installée, aurait-elle
reconnu des inconvéniens dans la place affectée à la sortie ?
Moggridge ayant remarqué que les nids à double porte sont
toujours construits par de jeunes individus, on pensera peut-
être que ces individus, manquant encore d’expérience, ne
choisissent pas du premier coup la situation la plus
avantageuse. On vit parfois la demeure d’une cténize
augmentée d’une branche ascendante ne s’ouvrant pas à la
surface du sol, mais pourvue d’une porte intérieure,
séparant la petite chambre de l’habitation principale. Dans
l’opinion de l’observateur, c’est un moyen de défense. A
supposer le domicile envahi par un lézard ou un mille-
pieds, l’araignée lui ferme la porte au nez en se réfugiant
dans la petite chambre. Elle se met ainsi en sûreté contre
l’animal vorace, sans doute déçu en trouvant la maison
vide. Elles prennent pourtant des précautions infinies, ces
araignées maçonnes, pour ne pas être découvertes. En
45
certaines localités, la surface des trappes, inégale et
d’aspect rugueux comme le sol qui environne, dissimule
l’entrée de la retraite. En d’autres lieux, ces bêtes vigilantes
ne se contentent pas de cette façon de tromper l’ennemi :
elles cachent leur séjour avec de la mousse, du lichen, des
brins d’herbes ou des fétus de paille, enfin, avec tous les
corps étrangers qu’elles parviennent à recueillir. Les
maçonnes à l’ouvrage font grande diligence ; privée de sa
retraite, une de ces créatures laborieuses avait construit une
nouvelle habitation dans l’espace d’une ou deux nuits.
Malgré semblable rapidité d’exécution, les jeunes sujets,
affirment les meilleurs observateurs, n’abandonnent pas le
nid devenu trop étroit ; ils savent l’agrandir de manière à se
trouver toujours à l’aise dans leur intérieur, ainsi qu’il
convient à des êtres pleins de ressources. En 1868, le
naturaliste autrichien Erber, parcourant l’Ile de Tinos dans
l’Archipel, faisait la rencontre d’un ecténize d’espèce
jusqu’alors inconnue [11]. Il se plut à l’étudier dans ses
habitudes. Celle-ci, comme sa congénère, sort le soir pour
aller en excursion, mais elle laisse sa porte ouverte, prenant
soin de l’attacher à quelque objet voisin, pierre ou tige de
plante. La trappe levée, comme par précaution, elle tisse
devant l’entrée du logis une toile qu’elle détruit au matin
lorsqu’elle revient pour passer le jour dans sa retraite.
Les araignées maçonnes ont été vues sur de nombreux
points du globe, mais toujours dans les pays ou règne une
température assez élevée. Elles sont fort répandues dans les
régions circumméditerra-néennes ; on en a observé sur les

46
terres australes et en Amérique. Il en est une d’assez belles
proportions qui habite la Californie [12] ; un individu de cette
espèce, bien vivant, fut apporté récemment au Muséum
d’histoire naturelle, emprisonné dans son logement ; on le
plaça dans une caisse convenable. Au laboratoire du Jardin
des Plantes, la maçonne californienne trouvait un ami des
araignées, M. Hippolyte Lucas. Pendant quatre mois,
l’entomologiste fit les plus grandes politesses à la bête
industrieuse. Par un tour ingénieux, il ouvrait sa porte et au
bout d’une pince lui présentait une mouche. L’araignée, qui
avait accompli un long voyage, était affamée ; elle venait
saisir la mouche à l’entrée de sa demeure, mais reculait
aussitôt lorsqu’on cherchait à l’attirer au dehors. Elle restait
défiante, même envers un ami. Une belle nuit, ayant été
bien repue les jours précédens, elle scella le pourtour de la
porte, qu’il lui était désagréable de voir ouvrir : au
lendemain matin, une nouvelle trappe était construite non
loin de la première. La pauvre bête avait-elle donc fait
réflexion que cette seconde ouverture resterait inconnue de
celui qui la dérangeait par la porte dont il avait la pratique ?
Sa dernière heure venue, la maçonne californienne sortit
languissante de sa demeure chérie ; morte, elle fut recueillie
sur le sable à quelque distance.
On vient de voir le monde des araignées sous ses divers
aspects. Dans chacune de ses légions représentées par des
multitudes d’espèces, on a considéré les aptitudes et le
genre de vie chez les plus intéressantes ou les mieux
connues. Nulle part, ailleurs, on ne verrait au milieu d’un

47
vaste ensemble, dans les traits essentiels, un caractère
d’unité fondamentale plus évident, dans les choses
secondaires une plus attrayante diversité. Avec une
organisation qui les constitue toujours des êtres d’ordre très
élevé, les araignées se montrent fort inégalement partagées
sous le rapport de la fortune, des avantages physiques, des
ressources dans la lutte pour l’existence. Malgré leur art, les
araignées n’inspirent point ou la sympathie ou l’intérêt
qu’excitent les insectes travaillant en commun et formant
des associations qui rappellent les sociétés humaines.
Toujours solitaires, elles semblent représenter l’égoïsme
individuel dans le sens le plus absolu. Cependant, les
araignées pauvres ou riches, vagabondes ou sédentaires,
sont également des mères vigilantes, d’une sollicitude sans
pareille pour leur progéniture ; sollicitude qu’on appellerait
tendresse si l’on n’avait crainte d’attribuer à des êtres
chétifs un sentiment qui n’appartient qu’aux plus nobles
créatures. L’hostilité, la haine entre les individus de même
race apparaissent comme règle ordinaire et la tolérance
comme exception. Parmi les êtres animés, au moins dans les
jours heureux, les relations entre les individus des deux
sexes donnent le spectacle d’une délicieuse intimité. Chez
les différens groupes d’araignées les rapports entre les
mâles et les femelles semblent en général fort tendus, et
puis, comme si la nature repoussait toute exception absolue,
on a pu assister aux unions toutes charmantes de certaines
espèces privilégiées. En exposant des faits qui tombent sous
l’observation, l’instinct s’est révélé sous des formes
saisissantes, en même temps qu’ont apparu des signes d’une
48
faculté plus haute. En effet, l’être qui, dans la
reconnaissance des situations, apprécie avec justesse, qui
dans ses ouvrages répare l’accident d’une façon
irréprochable, ne fait-il pas preuve de raisonnement ? En
vérité, la notion des actes et des facultés des plus humbles
créatures n’est pas inutile pour l’intelligence des admirables
phénomènes qui font l’objet de la psychologie.

EMILE BLANCHARD.
1. ↑ Voyez la Revue du 1er octobre 1875.
2. ↑ Epeïra diadema.
3. ↑ Epeïra edulis.
4. ↑ Epeïra inaurata.
5. ↑ Les espèces du genre Arpyope.
6. ↑ . Epeïra Borbonica de l’Ile de la Réunion.
7. ↑ .Epeïra livida de Madagascar.
8. ↑ Theridium benignum.
9. ↑ Linyphia argyrodes.
10. ↑ Cleniza fodiens.
11. ↑ . Elle a été nommé Cteniza Ariana.
12. ↑ Cteniza californica.

49
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