Aux Temps Arides Du Scientisme
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Xavier Blondelot
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DEUXIÈME PARTIE
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Les aléas de l’amort
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aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens
élargi mais parfaitement justifié261.
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reculé et elle a quitté la maison pour l’hôpital : elle est absente du monde fa-
milier de chaque jour. L’homme d’aujourd’hui, faute de la voir assez souvent
et de près, l’a oublié : elle est devenue sauvage, et, malgré l’appareil scientifique
qui l’habille, elle trouble plus l’hôpital, lieu de raison et de technique, que la
chambre de la maison, lieu des habitudes de la vie quotidienne263.
Pour donner forme au traitement contemporain de la mort, il
est fait référence à l’interdit, au clivage, au déni, à l’effacement ou - 113
encore au tabou. Malgré la pertinence circonstanciée de chacun de
ces concepts, aucun ne semble convenir, ne paraît assez englobant,
pour rendre compte du phénomène contemporain qui entoure le
traitement des choses de la mort. Si l’interdit transparaît dans les non-
dits qui entourent le grand passage, si le culte moderne des cimetières
fait état d’un clivage entre lieu autorisé et lieu proscrit pour évoquer
la mort264, s’il s’avère juste d’énoncer que la mort semble avoir subi
un effacement du paysage contemporain ou encore qu’un tabou soit
appliqué à la mort donnée dans la modernité, aucun de ces termes
ne nous semble refléter aussi bien le traitement qu’a subi la mort dans
les pas de l’émergence de la science moderne, que celui du rejet, du
rejet des choses de la mort.
Nous parlons de rejet parce qu’au gré de la modernité, comme
nous l’avons vu lors des chapitres précédents, les choses de la mort
ont disparu ou se sont muées en oripeaux imaginaires, délaissant leur
ancrage signifiant et l’appui sur la communauté. Ce qui s’opère via
un court-circuitage imaginaire qui contraint le sujet à inventer sa
solution pour loger sa singularité dans la communauté.
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parlêtre : la façon dont une époque, dont une société, traite de la
mort est l’expression de la place qu’occupe le Réel, de la façon dont
une société tisse ses liens au Réel… ou pas.
En partant d’un discours rejetant les choses de la mort, ce qui
est sous-jacent, c’est l’émergence d’un lien inédit au Réel. Un Réel,
une mort, qui avaient été apprivoisés, se trouvent maintenant
114 -
ensauvagés, déliés des ancrages symboliques mis en place jusque-là.
L’homme avait appris à composer avec la mort, non qu’il la dominait,
mais plutôt qu’elle lui était familière tant elle faisait partie du paysage,
qu’il s’en débrouillait, même s’il devait en passer par une orthopédie
religieuse.
C’est avec l’émergence d’un nouveau discours, celui de la science
au XVIIe siècle, de la conceptualisation de l’homme-machine, de
l’immixtion du calcul dans le champ de la parole, que se fit jour de
manière de plus en plus insistante l’impératif de rejeter les choses de
la mort et, de façon plus générale, d’évacuer la mort de la scène
subjective. Cet impératif de mise à l’écart de cette figure du Réel
qu’est la mort a abouti à la mise en pièce des choses de la mort à notre
époque : ainsi en va de la décrépitude de l’importance donnée au
testament dans sa valeur narrative, de la disparition des veillées
funèbres ou encore le deuil devenu solitaire. La suite logique de
l’emprise de la science sur le discours médical, auquel elle donne les
moyens de ses ambitions de lutter contre la mort, fut fatalement
l’identification de la mort comme maladie, la mort comme
symptôme à éradiquer.
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La pression du sentiment familiale n’eût sans doute pas suffi à escamoter si
vite et si bien la mort sans les progrès de la médecine. Non pas tant à cause
des conquêtes réelles de la médecine que parce qu’elle a remplacé, dans la
conscience de l’homme atteint, la mort par la maladie. Cette substitution ap-
paraît dans la seconde moitié du XIXe siècle267.
Le discours médical scientifique tel qu’établi depuis le XIXe siècle, - 115
sur la maladie en générale et sur la mort en particulier, oublie le sujet,
les dires du sujet. La médecine moderne s’attache à « objectiver le
corps sur le modèle du cadavre268 », à faire du sujet la part exclue de
la maladie et à réduire la mort à la maladie. Cette exclusion du sujet
est structuralement définie par le discours de la science, car la Science
moderne « la vérité comme cause, elle n’en voudrait rien savoir269 ».
Elle ne s’intéresse, ni à la « maladie du malade », ni à la mort du sujet.
En désacralisant la mort, elle a privé le sujet de sa mort, faute de sens
pour la métaphoriser. Là où l’homme de la mort apprivoisée savait
sa mort, lui attribuait un sens, la condition de l’homme moderne fait
que, malgré l’accumulation des savoirs, le sujet ignore sa mort. Il en
est destitué par la normativité d’un lien social qui réifie le sujet à une
simple marchandise, à un cas à soigner au risque de l’industrialisation
de la santé.
Le ne pas se sentir mourir a remplacé dans notre langage commun le sentant
sa mort prochaine du XVIIe siècle270.
S’il en est ainsi c’est qu’il y a un « refus par la science de son passé
et de ses traditions au profit de la « positivité » de ses recherches plus
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mourant, d’où la frustration d’en être privé, comme le père de
Dainville.
Cette perte du sens de la vie au sein de la médecine scientifique et de la gestion
moderne du vivant appartient à la condition de l’homme moderne. Pour les
médecines antiques, même lorsqu’elles se réclamaient d’une médecine maté-
rialiste, par exemple avec Galien, on ne négligeait jamais d’inclure dans l’ob-
116 - servation clinique les songes, les oracles, les manifestations rencontrées sur le
chemin qui conduisait au chevet des patients, bref le dire du malade et pas
seulement le dit de la maladie272.
La suppression du sens s’observe dans le passage de la mort
annoncée, dans les manifestations naturelles, à la mort objective, lue
dans les électrocardiogrammes, avant qu’elle ne se lise dans les
encéphalogrammes : la mort cardiaque et la mort cérébrale résument
la mort à l’Instant et à la matière. C’est une mort sans le corps, réduite
à l’image, et qui consacre un désaveu de la fonction du signifiant273.
La mort se trouve ainsi hors discours, hors lien social, qui suppose
dans sa définition qu’il y ait de l’Autre. Le positivisme médical
désavoue l’humain en éludant l’histoire et l’ordre de la parole qui le
singularise dans son rapport à la mort.
Le troisième paradoxe de la relation du langage à la parole est celui du sujet
qui perd son sens dans les objectivations du discours. Si métaphysique qu’en
paraisse la définition, nous n’en pouvons méconnaître la présence au premier
plan de notre expérience. Car c’est là l’aliénation la plus profonde du sujet de
la civilisation scientifique274.
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somme est l’implication de chacun dans sa rencontre avec la mort et
avec le candidat à la mort276. Il n’y a pas de vade-mecum de la mort
si ce n’est d’accepter de se risquer à la rencontre, d’occuper une place
vide de savoir, au recueil de la mort du malade qui, tout comme le
désir, est toujours singulière, identique à aucune autre.
La médecine moderne s’astreint à objectiver le corps sur le modèle du cadavre - 117
et conçoit alors le malade comme simple résident secondaire de la maladie277.
Une autre dimension de l’amort est celle de l’exclusion du corps,
celle d’une médecine sans le corps. C’est-à-dire une médecine qui se
réduit à l’accumulation de données chiffrées et à leur analyse
statistique, avec l’imagerie notamment comme référence au détriment
du Réel du corps parlant. Comme si la matière était malade, comme
si l’organique était mortel. Alors que la mort suppose la parole et
n’existe que pour l’être parlant : la mort, c’est un fait de langage. Là,
c’est un savoir purement positiviste qui est mobilisé : il se base sur
une sémiologie qui se passe du sens et s’appuie sur des signes
paracliniques sans la moindre référence à aucun contenu subjectif.
Des abstractions qui s’ignorent en somme et qui recourent à
l’imagerie dans une projection de théorie sur le cadavre.
Un cadavre n’est pas un corps ; ce que l’on voit est un innommable rebut, un
résidu immonde et d’ailleurs inconsistant puisqu’il est lui-même en cours de
décomposition et n’a par suite aucune forme stable278.
Dans sa nouvelle Le faste des morts, Kenzaburô Ôe relate la
journée d’un étudiant en lettres auprès des cadavres de la morgue de
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servent plus à rien. Notre tâche est de changer de cuve uniquement
ceux qui peuvent servir à la dissection279. » Tels sont les propos du
gardien de la morgue pour présenter la tâche à accomplir aux deux
étudiants qui ont répondu à ce job, notre étudiant en lettres donc et
une camarade du même département dont il n’a qu’une vague
connaissance.
118 -
Pour mener la besogne à bien il faut saisir les cadavres, les
étiqueter et les consigner dans un registre. En s’approchant du
premier bassin, notre étudiant se rend compte que « les corps qui
flottaient possédaient… une autonomie de chose280. » Les cadavres
se chosifient, et c’est une raison pour lesquelles on les embellie via les
soins de la thanatopraxie à notre époque : on les maquille pour en
faire des presque-vivants et ainsi éviter la rencontre avec cet état de
chosification. Nous voilà, par la contemplation de ces cadavres,
confrontés au fait que le mort est peut-être une chose, une chose qui
peut n’être plus que marchandise humaine. Mais dans le colloque du
face à face, du seul à seul avec les cadavres, le corps est historisé. Notre
étudiant projette sur cette surface inerte des inscriptions
langagière : « De mon temps j’avais de belles cuisses, mais maintenant
elles sont devenues un peu trop longues281. J’ai pensé qu’on aurait pu
les prendre (ses jambes) pour des avirons bien moulés, tout en
imaginant cette femme en train de marcher sur le trottoir, dans une
robe légère. Peut-être avançait-elle le buste imperceptiblement
penché. C’est vrai, c’était comme ça quand je marchais longtemps,
mais d’habitude je me tenais bien droite. » Ce moment d’intimité
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avec le corps de cette femme entre deux âges fut interrompu par
l’arrivée soudaine de sa camarade de lettres chargée du nécessaire
d’archivage. « À cette vue je m’éloignais précipitamment de la cuve,
comme si j’avais été pris en flagrant délit. » Même mort le corps reste
lieu de désir que vient trahir la honte.
Désir inavouable face à l’innommable auquel cet étudiant sera
confronté de nouveau à la vue d’autres corps. Ce qui témoigne que
quelque chose de l’objet a persiste dans cette chose qui cause le désir.
Le corps d’être mort n’en reste pas moins corps une fois la vie partie.
Une fois rentré dans le langage, on n’en sort plus282. Après le travail
de contemplation, reste encore à accomplir la tâche. Transférer les
corps encore viables, suffisamment bon pour la dissection, de leur
cuve initiale vers le bain propre de la nouvelle cuve préparée à leur
égard. Une solution alcoolique toute neuve pour les choses flottantes.
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Une fois le transport opéré au moyen d’un chariot, non sans que
certains locataires posent des résistances au déménagement… chaque
chose a le droit à son petit bracelet où figurent une lettre et un chiffre
pour l’identifier. Puis elle est répertoriée sur un registre où l’on note
l’ancienne et la nouvelle immatriculation. Lors de ces va et vient entre
l’ancienne et la nouvelle demeure, notre étudiant fait parler son
- 119
imagination à la vue du cadavre pour essayer de l’historiser, de lui
donner une trame. Bien que réduit à une simple marchandise, il en
garde, pour cet étudiant, son caractère humain qui pousse à la
rencontre. Pour celui qui sait entendre, le temps ne s’arrête pas pour
les choses : les cadavres ne s’arrêtent pas d’ex-sister à l’Instant et ils
continuent d’être pris dans le langage, d’être corpsifiés283.
À ses interrogations, les voix des morts semblent répondre. Il leur
donne réponse dans des monologues où il parle pour deux. Il fait
intervenir du sens là où il en manque comme dans les phénomènes
occultes qui viennent pallier l’aridité moderne de la mort. Les faire
parler sans vraiment y croire permet de suppléer à la pesanteur de
leur silence. « J’observais la tête du soldat, nette et virile comme celle
d’un sportif, le crâne bien proportionné, sur lequel des cheveux très
crépus avaient été coupés à ras. Il devait parler d’une grosse voix
venant du fond du ventre, en crispant, comme un lièvre mastique,
ses mâchoires couvertes d’une barbe de plusieurs jours qui avait
poussé dru autour de la bouche et ses pommettes à la peau sèche284 ».
On donne du sens là où il n’y en a plus, comme lors de cette période
du déclin de l’emprise du religieux sur la mort où les croyances
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leur niveau. Elle me décocha un sourire bienveillant et afin d’y
répondre, j’effleurai du doigt l’épaule plâtrée du garçon en souriant.
Il devait me considérer comme un frère aîné gentil et en retirer pour
quelque temps sérénité. Je fis quelques pas encore en le dévisageant.
Il n’était pas jeune. Il avait un certain âge, la nuque raidie, des veines
gonflées sur le front et un regard lourd de colère et d’exaspération.
120 - La haine chargeait ses yeux ténébreux, plissés au maximum vers la
droite pour me suivre. […] J’étais ébahi. Une lassitude languide
engourdit soudain mes membres. C’était un homme vivant. Un
homme vivant, un homme habité de conscience, au corps enveloppé
d’une épaisse pellicule visqueuse, avait la faculté de me refuser. J’avais
pénétré le monde des morts. Puis quand j’étais retourné chez les
vivants, tout était devenu compliqué : c’était le premier
achoppement286. » La différence ici observée tient au silence des morts
qui se laissent raconter. Mais il n’y a en fait pas de différenciation du
monde des morts de celui des vivants. Ce n’est qu’une abstraction de
l’esprit qui permet de maintenir à distance les morts, en des lieux
séparés, pour qu’ils ne viennent pas perturber les vivants. Ce qui est
mis à distance avec les morts, c’est quelque chose de l’ordre de l’objet
a, qui fait que les morts ne cessent de nous parler, ne cessent de causer
notre désir. La vision des corps peut ainsi susciter la fascination, voire
« un sentiment proche de l’amour287 » du fait qu’il dispose toujours
de quelque chose de l’ordre de l’objet a, de l’objet regard. Emoi
recherché dans les visites de morgues publiques quand elles étaient
encore accessibles au tout venant.
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est fallu d’une bévue administrative pour reporter leur mise au rebut.
La cuve au liquide alcoolique renouvelé était dévolue en fait à
accueillir de nouveaux cadavres, viables pour la dissection, les utiles.
Les résidents trop usagés pour être utiles n’étaient considérés que
comme de la simple marchandise à mettre à la poubelle. Révélation
qui interpelle à vif le gardien de la morgue :
- 121
« Vous dites qu’ils sont vieux et inutilisables, mais c’est moi qui
ai pris soin de cette cuve pendant trente ans.
— J’entends inutilisables d’un point de vue médical, rétorque
un responsable de la faculté de médecine. J’entends par là que leur
utilisation n’aboutirait à aucun effet significatif289. »
Ils ne sont donc organiquement plus viables bien qu’ils gardent
la trace de leur humanité. Une sentence qui résume la problématique
de la réduction du corps au cadavre, excluant son inscription dans le
langage. Une visée utilitariste qui enlève la part d’humanité au corps,
pour une certaine part issue de dons. Pour le gardien, ils restent des
corps, porteur d’histoire, non évacués de leur dimension symbolique.
Une conception à laquelle s’oppose le pragmatisme d’un discours qui
est exclusion du sujet et de la fonction signifiante.
Du corps d’un être parlant, du corps Un qui habitait la parole, la mort ne re-
tire que la vie, c’est-à-dire son aptitude à la jouissance290.
La nouvelle de Ôe met au premier plan le fait que le corps est
un effet, la résultante d’un processus de symbolisation et
d’investissement libidinal de l’organique : le corps et le langage sont
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organique pour l’homme. Si l’incinération semble plus radicale, elle
ne l’est que pour le corps second, le corps organique, là où ce qui est
premier pour l’homme c’est le corps imprégné par le signifiant292.
La science gagne sur le Réel en le réduisant au signal. Mais elle réduit le Réel
aussi au mutisme. Or le Réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il
faut laisser parler293.
122 -
Le cadavre qui sert d’objectivation à la médecine n’est pas le
corps, en tout cas pas le corps du parlêtre, corps qui, par son
inscription dans le langage reste corpsifié. C’est-à-dire que le corps
de l’homme ne connaît pas d’autre articulation que celle du langage.
Il n’est réductible ou identifiable à aucun marqueur biologique, à
aucune composition chimique ou planche d’imagerie médicale. Nous
rejoignons là le fait que ce que l’amort rejette c’est le statut
symbolique du corps, sa dimension historique. Ce qui élude aussi le
corps dans sa dimension réelle pour n’en faire qu’un objet de savoir,
du pur imaginaire comme la science sait en faire. Là où le corps est
aussi pulsion et jouissance, où y a du sujet et donc du lien social c’est
qu’il y a du Réel aux commandes.
C’est pas parce que c’est biologique que c’est plus Réel. C’est le fruit de la
science qui s’appelle biologie. Le Réel c’est autre chose. Le Réel c’est ce qui
commande toute la fonction de la signifiance294.
La mort médicale consacre le vœu des Lumières : éradiquer la
mort en se passant du corps. Pour ce faire la science moderne impose
un savoir objectif, rationnel, universel. Soit le même valable pour
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sujet, à partir d’un cadavre qui n’est qu’une image de la mort. Ce qui
procède d’une suppression de la parole, mais aussi d’une suppression
de l’angoisse.
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de faire avec la perte et donc avec ses morts, qui ne cessent de ne pas
partir du fait de l’impératif à se souvenir posé par ce discours298.
Au rayon des aléas, nous pouvons déjà faire observer que la mort
est réduite au calcul, à l’opération comptable, en témoigne la
comptabilisation des morts datant du XVIIIe siècle. Cette réduction
124 -
de la mort au chiffre s’accompagne d’une aliénation
supplémentaire du fait de l’aridité imposée au sujet, soit sa disparition
dans les objectivations du discours de la science. Ce qui se manifeste
dans la sécheresse imposée aux choses de la mort, dorénavant évidées
de leur sens. Mais le sens ainsi évacué va faire retour ; à peine chassées,
la religion et la magie feront retour sous d’autres formes, voire
procéderont à de nouvelles alliances. C’est ce dont témoigne
l’émergence du spiritisme et la diffusion de l’occulte dans les pas de
la science moderne, dont la naissance au XVIIIe siècle est un
contrecoup du scientisme.
L’une des retombées les plus étranges du scientisme de ce temps – sinon la
plus imprévisible – a bien été la naissance, puis la vogue considérable du spi-
ritisme à partir du milieu du siècle299.
Ces pratiques nouvelles sont une façon d’en appeler à un autre
lieu, éventuellement à un au-delà, pour venir donner du sens, faire
réponse à l’énigme de la mort et à ce que nous veulent les morts. La
Science s’étant débarrassé du Réel, de nouveaux aventuriers partent
à sa recherche. Ce qui aussi peut s’entendre comme un retour à la
magie, avec la résurgence de pratiques qui semblaient vouées à
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Mais si, malgré son étymologie qui renvoie à ce qui est caché, l’occulte
n’a commune mesure avec l’inconscient, il n’en témoigne pas moins
de la présence toujours effective des morts dans l’inconscient. C’est
bien d’un rapport de langage dont il s’agit dans ce cimetière à ciel
ouvert. Un cimetière d’où proviennent la flambée, la profusion des
figures du fantôme, du monstre, du vampire, promotion de tout un
tas de créatures en lieu et place du Réel qui nous anime. Ce qui ne - 125
s’offre plus à la symbolisation par le discours dominant se trouve faire
retour sous de nouveaux oripeaux. Ce que nous observons aussi sous
le nom de pornographie de la mort301.
L’obscénité est donc un universel, un aspect de l’homme et de la femme vivant
en société […] En revanche, la pornographie, description d’activités taboues
propres à susciter d’hallucinants fantasmes, semble être un phénomène infini-
ment plus rare. Il ne peut probablement se produire que dans des sociétés dotées
d’écriture, et nous n’en avons certainement pas de trace dans les sociétés qui
n’en ont pas ; car tandis que le plaisir tiré de l’obscénité est essentiellement social,
celui que provoque la pornographie est essentiellement personnel. […] la por-
nographie serait un corollaire de la pudibonderie et, en général, les époques les
plus fécondes en pornographie sont aussi résolument pudibondes302.
La pornographie de la mort c’est le retour dans l’image de la mort
évacuée. Elle se diffuse dans la littérature, les bandes dessinées, les
films ou encore sur internet, c’est une mort spectacle qui joue un rôle
de produit de substitution. Elle marque aussi bien le délitement du
lien social quant à la mort que la prégnance du tabou de la mort
donnée. Parce qu’à ce titre, dans de telles œuvres, il s’agit toujours de
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que le désir est déchu. L’anorexique témoigne ainsi du malaise
contemporain du désir : elle oscille entre mortifications et
surinvestissement du savoir, au détriment de la vérité. Elle est à
l’image de la science, hors-sujet, désir évacué, et privilégie la
rationalisation au détriment du corps parlant, du corps pulsionnel.
Le corps y est naturalisé, réduit au besoin, tout comme la nourriture
126 - s’y amalgame au besoin au lieu de s’inscrire du désir. Il s’agit
d’un confinement du corps dans le registre de l’objet, à défaut d’être
corps désirant. Soit une chosification de l’existence et, en ça, c’est
une pathologie qui reflète le poids pris par l’idéal de la santé promu
par le discours de la science. L’anorexique donne corps au discours
de la science dans sa dérive idéologique dont elle est un ersatz de par
ses rejets, du don, de l’amour, du désir et de la sexualité, de par sa
difficulté singulière à composer avec la perte. Perte à laquelle peut
éventuellement venir répondre une demande paradoxale305
d’échapper justement à cette chosification, une demande à l’Autre de
désirer, et en particulier à l’Autre maternel avec lequel elle entretient
des relations de silence où la communication, le rudimentaire, prend
place de la parole. Elle proteste à sa façon contre ce lien social dont
elle est le fruit gâté, contre une relation qui exclut le désir dont elle
pâtit. Elle a besoin de rien, de ces petits riens qui font la lie du désir.
J’ai besoin de RIEN = je ne suis pas un être de besoin, mais de désir. Je mange
RIEN = je mange : pas de la nourriture, pas des choses. L’anorexique de-
mande, continue de demander, un objet qui soit support de désir chez sa
mère306.
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de l’amour que de la mort308 en tant que le désir y manque.
Du fantasme… au délire
Par les progrès de la science, parvenir, non à l’immortalité, mais à l’amortalité,
d’une longue vie qui se clorait sans douleur et comme volontairement309.
La science moderne dans son désir de lutter contre la mort a - 127
permis un certain nombre d’avancées dans l’optique du
prolongement de la vie. Mais si les grands progrès de la science
médicale à partir du XIXe siècle ont rendu possible la mise à distance
de la mort et la prolongation de la vie, c’est par l’étai sur un fantasme
qui lui permet de leurrer le Réel et dans lequel la mort n’a plus le
même rôle, ni la même place que ceux qui lui étaient dévolus avant
la modernité. À partir des Lumières, la lutte fut possible par
l’assèchement de la mort, par la suppression de tout sens possible,
comme la mort en était habillée par la magie ou la religion. La mort
n’en reste pas moins intrinsèquement un phénomène extérieur, elle
ex-siste, mais la connaissance scientifique l’objective, la naturalise,
pour l’assimiler à une maladie : la mortalité. Ce qui nous donne une
formule possible de ce fantasme : nous pouvons éradiquer la mort
du moment que nous réussissons à vaincre toutes les maladies, toutes
les dégradations du corps, au rang desquelles figurent aussi bien la
vieillesse que la mort. Ou encore, l’amort est possible du moment
que la mortalité est vaincue. Sa réalisation, donc sa transcription
imaginaire, correspond à l’exclusion du corps et à la non
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du Réel et y répondre. La science répond de la réalité par le fantasme,
c’est-à-dire par une aspiration. Il n’y a pas d’autre voie pour se faire
une idée de la réalité. Ce faisant, la mort, pour s’en faire une idée, a
été remplacée par la mortalité, soit une mort réduite à des données
objectivables sans considérations ontologiques. Un travestissement
de la mort sous les traits de la mortalité qui témoigne tant des liens
128 - du discours de la science avec le discours de l’hystérique qu’avec le
discours de l’universitaire.
Avec le discours de l’hystérique, la science partage la dimension
de pousse-au-savoir tout autant que l’insatisfaction qui découle du
fait que l’on ne puisse a priori guérir de la mort. Le combat contre la
mort implique une recherche de savoir toujours plus affirmée, pour
en repousser les limites, pour annihiler ses artefacts que sont les
maladies qui portent atteinte à la vie des patients ; ceci sans que les
avancées de la connaissance et des technologies puissent promettre
d’en venir à bout irrémédiablement. Le désir de soigner reste intact
mais il ne peut être comblé bien que la science en son fondement ne
vise qu’à combler le manque. Ceci s’explique par le fait que le désir
appartient au scientifique et non à la science elle-même : si le discours
de la science occulte le désir, le scientifique lui-même reste mû par
un désir, de connaissance ou autre d’ailleurs. C’est à la condition que
le dit scientifique ne soit pas complètement aliéné par le discours de
la science, qu’il reste sujet de la science et ne soit pas réduit au sujet
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celui du scientifique sont des variantes du discours de l’hystérique, à
la différence près que de se loger du discours de l’hystérique, le
discours de la science y substitue au sujet une lettre et feint, en
proclamant un « tout-est-possible », de pouvoir se passer de la
référence au Réel314.
Ce qu’il peut supporter de scientifique (le discours universitaire), c’est les mé-
thodes de fichage, de classement315. - 129
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condamnation à mort. Un tel savoir sur la mort, s’il répond de critères
scientifiques, n’en destitue pas moins l’homme de sa mort tout autant
qu’il marque un arrêt de l’existence, qu’il entrave le sujet jusque dans
son désir. Si cela s’observe dans le cas de sujets donnés pour mort et
qui en réchappent, d’autres justement n’en réchappent pas et
s’enfoncent dans une léthargie sans réussir à « reprendre pieds » du
130 - fait de la présentification de la mort.
Le savoir (sur la mort), c’est une énigme320.
Le savoir a la structure d’une énigme, d’une énigme nommée
désir. Elle est la formulation de la Vérité, qui ne se dévoile que comme
question. La Vérité sur son désir ne vaut que de rester en suspens, de
ne pas être résolu, au risque de disparaître. C’est un premier élément
de l’imposture scientifique au sujet de l’amort : faire croire en une
guérison possible de la mort là où cette guérison serait l’annihilation
de la condition humaine.
Mais de quoi la mortalité serait-elle le dérangement ? De quelle norme ? Ano-
malie normale et entièrement naturelle, la mortalité exprime la finitude de
toute créature. Puisque la mortalité n’est rien de pathologique, la thérapeu-
tique ne trouve en elle rien à guérir : le malade, en somme, se porte bien ; si
seulement il pouvait être un peu malade, nos remèdes trouveraient l’occasion
de s’employer…321
Le cœur de l’imposture consiste à présenter la mort comme une
maladie, lui faire endosser les apparats de la mortalité. Or, la mortalité
n’est pas une maladie, c’est la condition humaine. Et c’est là
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renier le rail de l’existence, à rejeter ce qui fait l’humain. Le délire
implique la non-reconnaissance du Réel qui nous détermine, ce que
le scientisme consacre par la volonté de se passer du Réel sous couvert
mégalomaniaque de pouvoir le domestiquer, via une objectivation
qui pourrait en venir à totaliser le savoir. Plus précisément, c’est un
délire paranoïaque du point de vue de sa systématisation et de sa
propension imaginaire. Ainsi, la science dans sa poussée idéologique, - 131
soit dans sa totalisation, répondrait d’une paranoïa réussie323 : il n’y
aurait plus de discontinuité, plus de failles dans le savoir. L’idéologie
en question est celle de la santé, celle d’un corps qui ne souffre
d’aucune pathologie, qui soit imputrescible, indestructible grâce aux
prouesses des technosciences. Le délire d’immortalité est la réalisation
du fantasme d’amortalité de la science. C’est l’œuvre de l’idéologie
« du moi moderne, c’est-à-dire du sujet paranoïaque de la civilisation
scientifique324 ». Mais ce délire, son contenu, ne vient pas de nulle
part. Si le scientifique en passe par le signifiant pour articuler quoi
que ce soit, si la Science recourt à la lettre pour supprimer le sujet, la
détermination vient d’un Autre qui ne peut être que religieux ou du
moins qui prend appui sur une référence ontologique. La science ne
produit pas de significations, elle en est dépourvue. Elle porte un
projet qui est maculé d’une certaine visée ontologique qu’elle tend à
ignorer pour une raison bien simple : elle est tout-savoir et la vérité
comme cause elle n’en veut rien savoir. Une telle remarque va dans le
sens d’une nouvelle alliance entre la religion et la science que Lacan
qualifia de Dieu-lire325 : « La religion sert à produire du sens, c’est-à-
dire à protéger du Réel326 ». Une alliance qui permet à la science de
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sans fin, sans mort, ni résurrection ni réincarnation, et qui empreinte
deux voies possibles selon deux choix posthumanistes différents. La
première est celle de la customisation du corps, la seconde celle de
l’exil du corps. Deux virtualités qui se caractérisent par leur certitude,
par leur croyance en l’immortalité, en l’éviction du Réel. Pas de doute
possible, cela arrivera une fois que la technologie sera arrivée à
132 - maturité. Une bulle aliénante où, pour la première, la vie serait
purement biologique et, pour la seconde, la vie serait purement
technologique. L’homme y serait réduit à la lettre, au besoin. Une
naturalisation qui ne se contenterait pas d’être « une idéologie de la
suppression du sujet329 », mais adviendrait par la totalisation des
savoirs et l’annihilation du temps comme une idéologie de
suppression de l’humain. Ce moment-là signerait la véritable
disparition de la religion, car si elle est nécessaire à l’humain, elle ne
le sera plus pour la Science une fois son projet achevé, une fois son
idéologie réalisée. Ce qui signifie aussi bien la fin de la psychologie,
de la psychanalyse ou encore de la reproduction sexuée330. Car celles-
ci, au même titre que la religion, sont des notions qui subsistent du
fait de l’humain, de son rapport au temps marqué par l’avenir et de
sa propension à s’inscrire dans le champ de la parole en tant qu’être
désirant, soit fondamentalement manquant. Au lieu d’une garantie
de vie éternelle, la réalisation d’un tel délire serait la voie royale vers
la mort éternelle.
La fin de l’Histoire est la mort de l’Homme proprement dit. Après cette mort,
il reste : 1° des corps ayant forme humaine, mais privé d’Esprit, c’est-à-dire
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nécessairement orienté vers la mort. L’achèvement de la Science est
censé pallier à ces deux limites, avec comme écueil concomitant de
l’éradication de la mort celui de la fin de l’humain. Le
posthumanisme vise à travers l’homme 2.0 la levée des barrières
biologiques grâce à l’alliance de la cybernétique, des sciences
cognitives et des nanotechnologies, croyances qui s’ignorent dans leur
- 133
portée intégriste332. Puis l’émancipation totale de la chair avec
l’homme 3.0 où l’homme ne serait plus que programme, qu’un
software à télécharger. Ce firmament de la pensée posthumaniste se
nomme l’uploading : l’homme décorporalisé s’y résumera à un fichier
que l’on pourra télécharger à volonté sur le support qui nous semble
bon. Le corps, la machine-viande333 appartiendra au passé, permettant
ainsi de s’abstraire à la « honte prométhéenne » ressentie face aux
machines. L’homme ne se sent pas à la hauteur face aux machines,
contentons-nous d’en faire une machine comme les autres.
L’obsolescence humaine appartiendrait ainsi à un sombre passé
oublié, à une époque révolue d’avant l’éviscération de l’humanité.
C’est une vision du désamour de l’humain, sous prétexte de sa
nocivité prouvée au cours de l’histoire. Il suffit juste d’attendre que
les progrès de la technoscience soient arrivés à terme… ou pas.
En effet, bien qu’elle semble répondre à une fatigue d’être libre334,
à une servitude consentie, rien n’oblige à souscrire à cette folie. Car
ce que recouvrent ces projections sur un avenir déshumanisé, c’est
une existence éludée de tout ce qui spécifie l’humain. Nous ne
pouvons pas choisir en kit ce qu’il convient de garder de l’humain.
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Un humain sans corps n’est plus un humain mais autre chose. Ces
misanthropies posthumanistes sont dans le fil du système mis en place
par Ron Hubbard et d’autres techno-religions. À savoir une pensée
qui repose sur le besoin de s’émanciper du corps mais aussi la mise
sous silence de l’ordre Symbolique. Le corps est de trop, ce qui est
un des élémentaires du délitement psychotique : le « laisser tomber
du rapport au corps335 ». Effectivement avoir un corps ne va pas de
soi comme en témoigne de manière fine l’expérience psychotique. Le
posthumanisme veut s’en débarrasser afin de ne plus se cogner au
Réel, de ne plus rien avoir affaire avec cet impossible qu’est la Mort
conçue comme vulgaire entrave à la réalisation de l’homme, là où
l’actuel fantasme d’amortalité ménage encore une place au Réel. Le
fantasme n’est plus de mise avec cette misanthropie. Plus simplement
compenser les maladies, faire dans le palliatif, mais faire comme si le
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Réel s’était absenté et se plonger dans un engluement imaginaire où
faute de corps il n’y aura plus raison de faire lien social. Le
posthumanisme est dans la promotion d’une culture du tout-à-l’égo336,
où il n’y a plus besoin de faire tenir des corps ensemble, de faire du
lien, faute de corps. Plus besoin de procréation non plus du fait de la
certitude en l’immortalité. Et de même, plus besoin de sexualité du
134 - fait que l’expérience ne se fera plus sous fond de reproduction sexuée
de par l’élision de la mort. La relation à l’autre suppose le corps, de
même que la jouissance l’implique. Se débarrasser du corps marquera
la fin de la jouissance, de la jouissance de la vie, soit une mort
éternelle. Une sorte d’entre-deux-morts perpétuelle, du fait d’une
congélation du désir337 propre à la logique paranoïaque, avec aucune
garantie que ça s’arrête (ce qui peut s’observer dans le syndrome de
Cotard). Il n’y a plus de place pour le changement. Les posthum’ sont
déjà morts mais ils ne le savent pas, du fait qu’ils ont oublié qu’un
jour ils ont eu un corps.
Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles dont nous dé-
pendons, nous sont en quelque sorte imposées ? C’est bien en quoi ce qu’on
appelle un malade va quelquefois plus loin que ce qu’on appelle un homme
bien portant. La question est plutôt de savoir pourquoi est-ce qu’un homme
normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite ?338
Délitement du lien social avec la radicalisation du discours de la
science du fait que le corps n’existera plus, mais aussi en raison de la
mise à mal de l’ordre Symbolique, de la dimension historique de l’être
parlant. Ce qui se repère en particulier dans l’abandon de la
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par une communication toujours plus efficiente va à l’encontre de la
condition humaine basée sur le manque. Il s’agit d’une méprise qui
suggère qu’il y aurait de la pensée hors parole et hors discours, soit
sans l’ordre Symbolique tel qu’il est posé chez l’homme et sans le
rapport à l’autre. L’humain n’existe seul, ne pense seul. Même quand
il est isolé tel Robinson Crusoé, il ne cesse de parler. Le langage n’est
pas un accessoire de l’humain. « C’est le langage qui pense340 », la - 135
pensée n’en est qu’un effet, qu’un faire-valoir, tel un affect : l’homme
est parlé, il est parole, il est parlêtre.
Le Temps est annulé par l’annulation du Désir et de l’Action historique ou
humaine341.
Le temps suppose le langage et donc l’existence de l’homme342.
Pas de temporalité possible chez l’animal. Avec cette atteinte de
l’homme dans son historicité par la rationalité aliénante, ce serait la
temporalité concomitante au sujet qui serait aussi mise à mal dans le
même pas que la finitude. Un rapport au temps qui défaille est un
corolaire de la mort du sujet et de l’évanouissement du désir ; ainsi
quand on confine à la suppression du sujet, le temps n’existe plus.
C’est ce que signale le malaise du désir, le temps qui se pétrifie, qui
se fait éternité. Passé, présent, futur n’ont de sens que pour l’homme
du fait de sa prise dans le signifiant. Le lien social permet la
temporalité dans la mesure où le Réel n’est pas exclu. Or, les discours
modernes sont des discours hors-du-temps qui se passent de la
référence au Réel. Avec la Science, suppression du sujet oblige, le
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que d’être insatisfait même pour l’obsessionnel. Si l’obsessionnel fait
le mort, c’est du semblant. C’est un acteur qui lui aussi vise la fin de
son histoire. L’histoire humaine ne se produit qu’une fois et n’a de
sens justement que parce qu’elle a un terme, parce qu’il y a la
promesse que cela se finira à un moment donné. Le rapport au temps
imposé par la totalisation du Savoir est pour sa part une répétition
136 - éternelle : le délire d’immortalité signifie que cela ne s’arrêtera
jamais344. L’avènement du posthumain serait ainsi une condamnation
à ne jamais mourir, un rêve qui ne prendrait jamais fin, qui
fossiliserait le désir et qui aurait de quoi rendre fou.
En nihilisant la temporalité, l’homme temporel et mortel se placerait par-delà
la mortalité elle-même ! Car c’est une seule et même chose que d’accéder à
l’instantanéité par l’annulation de la négativité appelée Temps, ou d’accéder
à l’éternité par la suppression du néant appelé Mort345.
La temporalité inhérente au sujet implique la mort, soit une
discontinuité marquée par une fin possible. Auquel cas il n’y a pas
de désir possible faute de manque, faute de failles dans le savoir. Nous
ne pouvons désirer quelque chose que parce que cette chose puisse
venir à manquer. La mort est nécessaire pas simplement parce qu’elle
est inéluctable mais parce qu’elle est « la limite (nécessaire) de la
fonction historique du sujet346 », parce qu’elle est notre condition
humaine en tant que sujet désirant : pas de mort, pas de désir. Le
technoscientisme se leurre en voulant augmenter l’homme par
l’évacuation de la mort, en voulant créer un « être » sans prise à la
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finitude, sans faille, soit sans référence au Réel. D’une part, parce
qu’il ne saurait y avoir qu’une amortalité sans cesse plus
perfectionnée, ce qui en aucun cas n’est équivalent avec l’immortalité.
Mais surtout, une des conséquences induites serait une manifestation
de plus en plus bruyante du Réel, d’un Réel qui serait
irrémédiablement ensauvagé de ne plus être médiatisé, apprivoisé,
par quelconque ancrage symbolique. Ce qui est difficilement
envisageable comme un progrès… Pour pallier à la nocivité de
l’humain on nous promet la sauvagerie. Nous n’y gagnerions au
change de l’augmentation de l’humain qu’une déshumanisation,
qu’une servitude accomplie chosifiant l’humain. Le prix de ce délire
est le meurtre de l’Homme.
Dites-nous comment survivre à notre folie347.
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Cette misanthropie galopante, témoin de l’aridité du scientisme,
marque une rupture par rapport aux autres modèles de subjectivité
connus jusqu’alors. Ceux-ci préservaient la dimension du désir dans
son insatisfaction structurelle et dans son articulation nécessaire avec
la finitude, soit une préservation de l’homme dans son lien au
Symbolique et au Réel. Sans promesse que cela puisse se finir
l’existence deviendrait invivable, car elle serait synonyme de mort - 137
perpétuelle dans une sphère imaginaire. Ce qui pousserait un certain
nombre au suicide plutôt que d’envisager un exil de ce corps humain
devenu obsolète, ni lieu de jouissance ni place du désir. Cette vision
ne reste cependant encore qu’une radicalisation possible du pire de
la haine pour l’homme. L’accès au sujet-supposé-tout-savoir et
atemporel est un rêve qui se diffuse, qui se marchande bien et de
mieux en mieux. Mais cette chosification de l’homme qui signe un
échec du lien social, faute de corps et abstraction faite de la parole,
n’est pas du seul chef de la science qui en donne matière. Pour que
ce modèle prolifère, que l’éradication de la Mort devienne profession
de foi au travers de l’expansion des sectes modernes ou sur la place
publique, la science s’acoquine au marché, copule avec le discours du
capitaliste. Un discours qui est à l’œuvre pour tout marchander, de
la naissance jusqu’à la mort, entraînant de plus en plus l’humain sur
les sentiers de la solitude.
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NOTES
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époque est portée par le discours de la science qui, dans ses effets, induit ce rejet
des choses de la mort. A partir de là, de ce moment de l’écrit, nous substituerons
l’amort au « rejet des choses de la mort ». L’amort est à entendre comme un privatif
de la mort.
267. Philippe Ariès, Essais sur l’histoire de la mort en Occident du Moyen Âge à nos
jours, p. 172.
268. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, La santé totalitaire. Essai sur la
138 - médicalisation de l’existence, p. 36.
269. Jacques Lacan, La science et la vérité, p. 354.
270. Philippe Ariès, op. cit., p. 171.
271. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, op. cit., p. 104.
272. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, op. cit., p. 31.
273. Ce que l’on remarque actuellement dans l’exercice de la médecine où les
examens paracliniques (biologiques, radiologiques, etc.) viennent supplanter
l’examen clinique auprès du patient, soit la rencontre médecin-patient durant
laquelle entre en jeu l’écoute et le regard. Les dires du patient, les symptômes
inscrits dans son corps qui se donne à voir, s’en trouvent mis au placard, avec tous
les enseignements qu’ils peuvent apporter et qui ne peuvent s’inscrire dans les
données chiffrées.
274. Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse,
p. 279.
275. Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 452. Ce qui est aussi lié au fait que
l’expérience humaine se fait sous fond de reproduction sexuée. Dimension sexuée
que justement des projets scientistes tentent d’évacuer.
276. Tous ne réussissent d’ailleurs pas l’examen à l’échéance prévue. Certains
donnés pour mort dans les mois qui viennent sont toujours là des années après.
D’où un certain embarras, une certaine gêne, pour ne pas dire honte, d’une
médecine prédictive qui échoue dans sa quête de certitude.
277. Roland Gori, Marie-José Del Volgo, op. cit., p. 36.
278. Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 401.
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290. Sidi Askofaré, Du corps… au discours, p. 62.
291. Jacques Lacan, D’un discours qui ne serait pas du semblant, p. 21.
292. Ce qui cependant n’élude pas la question de la réalisation du désir de la mort
donnée qui semble plus prégnante dans l’incinération et évacuée avec l’inhumation.
Peut-être faudrait-il y questionner deux rapports différents au tabou de la mort
donnée.
293. Jacques Lacan, Discours de Rome, pp. 136-137.
294. Jacques Lacan, … Ou pire, p. 28. - 139
295. Et nous pouvons rajouter hors culture, pour qui est pris dans la dérive
scientiste du discours médical.
296. Philippe Ariès, L’homme devant la mort. La mort ensauvagée, p. 319.
297. Jacques Lacan, Alla Scuola Freudiana, p. 106.
298. À noter que cet impératif du souvenir ne correspond pas à une prise en compte
du passé, mais à un toujours présent. Ce maintien va à l’encontre de toute
temporalité et impose à la place un présentisme.
299. Michel Vovelle, op. cit., p. 662.
300. Jacques Lacan, Les non dupes errent, p. 25.
301. Geoffrey Gorer, Pornographie de la mort.
302. Ibid., pp. 20-21.
303. Ginette Raimbault, Clinique du réel, p. 137.
304. Ibid.
305. Ce paradoxe pourrait laisser supposer que l’anorexie est le chaînon manquant
entre l’hystérie et le discours de la science, entre la chosification et l’insatisfaction
du désir.
306. Ginette Raimbault, op. cit., pp. 143-144.
307. Stéphane Thibierge, op. cit., p. 402.
308. Ce qui se repère en particulier dans les difficultés de l’anorexique à symboliser
la perte, dans les difficultés à traverser un deuil, dans la tendance à maintenir les
morts en vie dans une constellation familiale où figurent souvent des « squelettes
dans le placard ».
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322. Nous soulignons. Philippe Ariès, L’homme devant la mort. La mort ensauvagée,
p. 305.
323. Jacques Lacan, La science et la vérité, p. 355.
324. Jacques-Alain Miller, Index raisonné, p. 371.
325. Jacques Lacan, L’insu que sait d’une bévue s’aille à mourre, p. 130.
326. Sidi Askofaré, op. cit., p. 77.
327. Hanna Arendt, Le système totalitaire, p. 216.
140 - 328. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, p. 457.
329. Jacques Lacan, Radiophonie, p. 437.
330. Slavoj Zizek, On belief, p. 46.
331. Alexandre Kojève, op. cit., p. 388.
332. Jacques Luzi, Le temps et la mort l’âge du capitalisme technoscientifique, p. 132.
333. Thiery Blin, Et si on liquidait l’homme !, pp. 96-97.
334. Ibid., pp. 75-78.
335. Jacques Lacan, Le sinthome, p. 169.
336. Thierry Blin, op. cit, p. 88.
337. Jacques Lacan, RSI, p. 144.
338. Jacques Lacan, Le sinthome, p. 113.
339. Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de
nous ?, p. 49.
340. Jacques Lacan, La mort est du domaine de la foi, p. 7.
341. Alexandre Kojève, op. cit., p. 455.
342. Jacques Lacan, Le désir et son interprétation, p. 322. Idée qui affleure dans le
dernier séminaire de Lacan La topologie et le temps. Un séminaire qui laisse supposer
que le Réel du sujet pourrait avoir affaire avec le temps, voire permettrait de
supposer une certaine équivalence entre le sujet et le temps comme quatrième
dimension.
343. Ce qui se retrouve dans une formalisation possible de la science par le shunt
de l’impuissance.
inter société sans mort_Mise en page 1 20/05/20 16:17 Page141
344. Ce qui confirme le caractère utopiste d’une telle pensée. Car seule l’amortalité
est pensable. Il n’existe pas de système aussi perfectionné soit-il qui puisse être sans
faille et qui pourrait garantir une préservation absolue du software.
345. Vladimir Jankélévitch, La mort, p. 168.
346. Nous ajoutons. Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en
psychanalyse, p. 316.
347. Kenzaburô Ôe, Dites-nous comment survivre à notre folie. Nous empruntons
à Kenzaburô Ôe le titre d’un recueil de nouvelles, titre aussi d’une de ces nouvelles,
qui questionne l’homme confronté à l’altérité et à l’innommable, au Réel tel qu’il
se signale dans la rencontre.
© Champ social | Téléchargé le 09/11/2022 sur www.cairn.info via Haute École Léonard de Vinci (IP: 193.190.75.181)
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