Comment Doit-On Shabiller (Loos, Adolf (Loos, Adolf) )

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Adolf Loos/Comment doit-on s’habiller 

Adolf Loos, le « révolutionnaire contre les révolutionnaires », comme


l’appelait son disciple et collaborateur Paul Engelmann,
est né le
10  décembre 1870 à Brno, en Moravie, à une centaine de kilomètres
seulement au nord de Vienne. Grâce à son père,
tailleur de pierre et
sculpteur, il se familiarise très tôt avec le monde de l’artisanat. Il
commence en 1889 des études d’architecture
à la prestigieuse université
technique de Dresde, dont il ne sortira cependant pas diplômé.
En 1893, il part visiter l’exposition universelle de Chicago, faisant
ainsi son entrée dans le monde moderne. Son séjour de
trois ans aux
États-Unis est déterminant. Au tournant du siècle, l’architecture
américaine voit apparaître des bâtiments d’un
genre nouveau construits
selon la thèse de Louis Henry Sullivan : « Form follows function. » Ce
sont les premiers immeubles «  tours  » (buildings) et les premiers
entrepôts industriels (warehouses).
En 1896, il rentre à Vienne, moins autrichien que jamais. De l’autre
côté de l’Atlantique, il a compris que la modernité n’appartenait
pas au
Vieux Continent et que c’est la civilisation anglo-saxonne qui inventerait
les formes de demain. Il se voit confier
ses premiers travaux
d’architecture d’intérieur. En 1899, il fait scandale en décorant un
nouveau café viennois, le Café Museum,
dans un style d’une extrême
simplicité. Suivent ses premiers travaux d’envergure  : la Villa Karma à
Clarens, près de Montreux
(commencée en 1903, définitivement achevée
en 1912), et le Kärntner Bar, petit « bar américain » du centre-ville de
Vienne
(1908).
En 1908, il travaille à la rédaction de celui de ses textes qui a le plus
contribué à forger sa légende : « Ornement et crime »,
où il affirme que
le progrès de la civilisation va dans le sens d’une suppression de tous les
types d’ornements, aussi bien
en architecture que dans le domaine de
l’ameublement ou des vêtements. Il invoque des arguments culturels et
esthétiques,
mais aussi économiques et sociaux. C’est un nouveau coup
porté à la Sécession viennoise, l’équivalent autrichien du courant
Art
nouveau, qu’Adolf Loos critique avec virulence depuis sa création. Non
sans un goût prononcé pour la polémique, Loos s’érige
à Vienne en
visionnaire isolé et incompris. Il trouve en Peter Altenberg (1859-1919)
et en Karl Kraus (1874-1937) des frères
de marginalité et de combat.
En 1910, Adolf Loos entre dans l’histoire de l’architecture avec sa
réalisation la plus célèbre  : l’immeuble du « tailor and outfitter »
Goldman & Salatsch sur la Michaelerplatz de Vienne. Le bâtiment frappe
par cet étonnant contraste entre la partie supérieure
de sa façade,
simplement blanchie et percée de fenêtres, et la partie inférieure où est
située l’entrée du magasin, entièrement
plaquée de marbre cipolin et
soutenue par quatre colonnes toscanes censées rappeler le portique de
l’église Saint-Michel voisine.
Certains Viennois indignés surnomment le
bâtiment l’«  immeuble sans sourcils  » (en référence à l’absence de
corniche et d’entablement
autour des fenêtres).
Après la Première Guerre mondiale, pendant laquelle il était officier
de réserve à Sankt Pölten, il a l’occasion de mettre
en application sa
vision sociale de l’architecture dans des travaux d’État. Mais déçu par le
conservatisme de la jeune république
autrichienne, il quitte l’office
d’urbanisme de Vienne pour s’installer à Paris en 1922, où il résidera
principalement jusqu’à
sa mort. Seuls deux projets parisiens ont vu le
jour  : la maison de Tristan Tzara à Montmartre et, sur les Champs-
Élysées,
la succursale parisienne de la maison Knize, qui habillait en son
temps toute l’aristocratie austro-hongroise. Il donne des conférences à la
Sorbonne et fréquente les architectes Mallet-Stevens, André Lurçat et Le
Corbusier (celui-ci avait
publié «  Ornement et crime  » dans sa revue
L’Esprit Nouveau en 1920).
Les derniers temps de sa vie sont marqués par la maladie et un certain
découragement. Malgré sa fatigue, il parvient, grâce
à l’aide de ses
élèves et collaborateurs, à donner quelques-unes de ses plus importantes
réalisations  : plusieurs villas à
Vienne, le chalet Khuner sur le
Semmering (1929) ou la maison Müller à Prague (1930).
Le jour de son soixantième anniversaire, une grande partie de
l’Europe intellectuelle et artistique rend hommage à l’architecte
«  prophète  ». Karl Kraus, Arnold Schönberg, Heinrich Mann, James
Joyce et Valery Larbaud signent une pétition pour appeler
à la création
d’une  école Loos. L’un de ses derniers dessins est celui de sa propre
tombe, simple bloc de granit devant porter
l’inscription : « Adolf Loos :
qui a libéré l’humanité du travail superflu  ». Il meurt le 23  août 1933
dans une maison de
santé de Kalksburg, en banlieue de Vienne. La ville
de Vienne fera exécuter sa tombe telle qu’il l’avait imaginée, sans
l’épitaphe.
 
En parallèle de ses projets d’architecture, Adolf Loos a exercé durant
toute sa vie un travail de chroniqueur culturel. Ses
écrits journalistiques
ne constituent pas une partie anecdotique ni encore moins récréative de
son œuvre  : il s’est lui-même
tout autant considéré comme un
«  publiciste  » (selon la terminologie allemande) que comme un
architecte, et ces deux aspects
de son travail se sont nourris l’un et
l’autre. On trouvera rassemblés dans Comment doit-on s’habiller  ?
l’ensemble des textes d’Adolf Loos sur le thème de la mode et du
vêtement. Si l’architecte des temps modernes s’intéresse
à la mode, c’est
en tant que manifestation immédiatement visible de la modernité et lieu
d’enjeux économiques et sociaux importants.
Les sept premiers articles de ce volume ont paru en 1898 dans la Neue
Freie Presse, le principal journal austro-hongrois de langue allemande,
d’orientation libérale. Ils ont été écrits lors de l’Exposition
viennoise du
Jubilé, grande foire internationale célébrant les cinquante ans de règne
de François-Joseph où toutes les grandes
industries de l’Empire venaient
présenter leurs créations. Sa collaboration à la Neue Freie Presse
continue après la clôture de l’Exposition ; c’est à cette occasion qu’a été
écrit «  La femme et la maison  » (1898). La première
publication du
dernier texte daté de 1898, « Mode féminine », n’a pas été retrouvée à ce
jour.
En 1903, à 32 ans, Adolf Loos entreprend de créer sa propre revue :
Das Andere («  L’Autre  »), au sous-titre pour le moins provocateur  :
« Journal pour l’introduction de la culture occidentale en Autriche ».
Le
premier numéro est livré en supplément de la revue Kunst («  Art  ») de
Peter Altenberg, l’auteur des Esquisses viennoises, tandis que le
deuxième –  et dernier  – numéro paraît séparément. Nous avons
sélectionné pour ce volume des extraits sur le
thème du style et de l’art
de vivre.
Les textes suivants, « Éloge du temps présent » et « Culture », ont été
écrits en 1908 pour le journal munichois März.
Dans l’Autriche ruinée de l’immédiat après-guerre, où il ne s’offre à
lui que des commandes architecturales de peu d’intérêt,
il est
particulièrement actif comme chroniqueur dans la presse viennoise. En
1919, pour le quotidien Neues 8 Uhr-Blatt, il écrit notamment un article
sur « L’uniforme anglais » et, de juin à octobre, répond chaque samedi
aux questions des lecteurs
sur le thème du vestiaire masculin. Nous avons
rassemblé ces réponses hebdomadaires en fin de volume sous le titre
« Faut-il
abolir le gilet ? et autres questions d’habillement ».
«  L’art de faire des économies  » (1924) est la mise sous forme
d’article d’une série d’entretiens accordés par Adolf Loos
à
Wohnungskultur, revue consacrée à l’aménagement d’intérieur éditée à
Brno.
En 1928, pour une de ses éditions du dimanche, la Neue Freie Presse
demandait à plusieurs « artistes éminents » d’exprimer leur avis sur cette
«  crise de la mode féminine  » qu’était l’apparition
des cheveux coupés
courts. La réponse d’Adolf Loos, qui constitue le texte intitulé «  Les
cheveux courts  », s’insérait dans
le tirage original entre celles du
décorateur de théâtre Alfred Kunz et du chirurgien Adolf Lorenz.
«  L’art de resaler  » a paru en juillet 1933 dans le très éphémère
quotidien viennois Der Adler (il ne donnera que dix-neuf numéros). C’est
aussi le dernier texte destiné à la publication jamais écrit par Adolf Loos.
Notre traduction suit principalement le texte des Sämtliche Schriften
d’Adolf Loos, tome I, édités par Franz Glück (Verlag Herold, Vienne-
Münich, 1962). Ce volume réunit les deux recueils d’articles
revus par
Adolf Loos de son vivant : Ins Leere gesprochen (1921, puis corrigé en
1931) et Trotzdem (1931), connus en français par l’intermédiaire d’une
traduction partielle (Cornelius Heim, éd. Champ Libre, 1979, rééd.
Ivrea,
1994) sous les titres Paroles dans le vide et Malgré tout. Ces
ouvrages ne contiennent pas les articles «  La femme et la maison  »,
« Éloge du temps présent », « L’uniforme anglais »,
« L’art de faire des
économies  », «  L’art de resaler  » ainsi qu’une partie des réponses
d’Adolf Loos  aux lecteurs du Neues 8 Uhr-Blatt. L’édition de référence
de ces textes est le recueil d’articles inédits retrouvés par Adolf Opel
intitulé Die Potemkinsche Stadt (Georg Prachner Verlag, Vienne, 1983).
 
 
Sont inédits en français les articles suivants  : «  Maroquinerie et
orfèvrerie  », «  Les chausseurs  », «  La femme et la maison  »,
« L’uniforme anglais », « L’art de faire des économies », « Faut-il abolir
le gilet ? et autres questions d’habillement ».
LA MODE MASCULINE1

Être bien habillé : qui ne le souhaite pas ? Notre siècle a aboli les codes
vestimentaires qui distinguaient les classes de
la société, et chacun a
maintenant le droit de se vêtir comme le roi. Le degré de civilisation d’un
État peut se mesurer au
nombre de ses habitants qui font usage de cette
conquête de liberté. En Angleterre et en Amérique, c’est le cas de tous  ;
dans les pays balkaniques, seulement de la haute société. Et en Autriche ?
Je ne m’aventurerai pas à y répondre.
Un philosophe américain a dit : un jeune homme est riche quand il a du
plomb dans la tête et un bon costume dans sa penderie.
Ce philosophe sait
de quoi il parle. Il connaît son monde. À quoi servirait-il d’avoir de l’esprit
si l’on ne pouvait le faire
valoir par la qualité de ses vêtements  ? Les
Anglais et les Américains exigent en effet de chacun qu’il soit bien habillé.
Les Allemands2 n’en restent pas là. Ils veulent aussi que leurs vêtements
soient beaux. Les Anglais portent-ils des pantalons larges, ils établissent
aussitôt –  j’ignore si c’est en s’appuyant sur le vieux Vischer3 ou sur le
nombre d’or – que c’est une atteinte à l’esthétique et que seul le pantalon
étroit peut prétendre à la beauté. Tout en pestant, jurant, maugréant, ils ne
laissent pas moins leurs pantalons s’élargir d’une année sur l’autre. « Que
voulez-vous ?
La mode est un tyran », se plaignent-ils. Mais que se passe-t-
il  ? Y a-t-il eu une inversion des valeurs  ? Les Anglais recommencent
à
porter des pantalons étroits, et voici que soudainement les mêmes biais
servent à démontrer la beauté des pantalons larges. Allez vous y retrouver !
Les Anglais rient de ces Allemands assoiffés de beauté. La Vénus de
Médicis, le Panthéon, un tableau de Botticelli, un chant
de Burns, ça, oui !
ce sont de belles choses. Mais enfin, un pantalon ? Ou bien se demander si
le veston doit avoir trois
ou quatre boutons ? Ou à quelle hauteur doit être
coupé le col du gilet  ? Je n’y peux rien, je suis toujours pris d’une peur
bleue quand j’entends discuter de la beauté de telles choses. Je perds mon
calme quand, à la vue d’un vêtement, une mauvaise
langue me demande :
« Est-ce censé être beau ? »
Les Allemands du meilleur monde font comme les Anglais. Ils sont
satisfaits lorsqu’ils sont bien habillés. Ils se passent de la beauté. Le grand
poète, le grand peintre, le grand architecte s’habillent comme les Anglais.
Le poétaillon, le peintre du dimanche
et l’architecte qui pose à l’artiste font
de leur corps un autel sur lequel ils sacrifient à la beauté sous forme de cols
en velours, de pantalons à l’étoffe artistique et de cravates Art nouveau.
Être bien habillé, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie : être habillé
correctement.
Être habillé correctement  ! J’ai l’impression d’avoir, en écrivant ces
mots, levé le mystère qui entourait jusqu’alors notre
mode vestimentaire.
On a voulu dire le fin du fin de la mode avec des termes comme « beau »,
« chic », « élégant », « raffiné »,
« éblouissant ». Mais ce n’est pas du tout
de cela qu’il s’agit. Il s’agit d’être vêtu de façon à se faire le moins possible
remarquer. Un habit rouge, on le remarque dans une salle de bal. C’est donc
une faute de style de porter un habit rouge dans une salle
de bal. Un haut-
de-forme se remarque sur une patinoire. C’est donc une faute de style d’en
porter un sur une patinoire. Considérez
que, dans la bonne société, tout ce
qui vous fait remarquer va à l’encontre du bon ton.
Ce principe ne peut pas s’appliquer partout. Un veston qui passerait
inaperçu dans Hyde Park peut très facilement attirer
l’attention sur vous à
Pékin, à Zanzibar ou sur la place Saint-Étienne de Vienne. C’est qu’il s’agit
d’un principe européen.
On ne peut tout de même pas attendre de celui qui
se tient au faîte de la civilisation qu’il s’habille à la chinoise à Pékin,
à la
manière est-africaine à Zanzibar et à la mode viennoise sur la place Saint-
Étienne. Ainsi faut-il apporter une restriction à
notre proposition : pour être
habillé correctement, on ne doit pas se faire remarquer au centre de la
civilisation.
Aujourd’hui, le centre de la civilisation occidentale est Londres. Il
pourrait tout à fait arriver qu’en nous y promenant,
nos pas nous portent
dans des contrées où l’on trancherait considérablement avec les habitants.
On n’aurait alors d’autre
choix que de changer de veston d’une rue à
l’autre. Voilà qui est inenvisageable. Nous sommes donc en mesure de
donner à notre principe sa pleine
formulation  : un vêtement est à la mode
quand, en le portant au centre de la civilisation lors d’une occasion
déterminée,
il nous fait le moins possible remarquer parmi la meilleure
société. Ce principe anglais, que tout homme de goût pourrait légitimement
faire sien, rencontre cependant une vive opposition dans
les classes
moyennes et inférieures de la société allemande. Pas un peuple ne compte
plus de gandins que les Allemands. Un
gandin est un individu qui s’habille
uniquement dans le but de briller parmi son milieu. Il en appelle tantôt à
l’éthique,
tantôt à l’hygiène, tantôt à l’esthétique, afin de justifier son
clownesque comportement. Un même lien spirituel relie le
maître
Diefenbach4 au professeur Jäger5, les poétaillons «  modernes  » au fils de
famille viennois. Néanmoins, ils ne peuvent pas se supporter. Aucun gandin
ne reconnaît
en être un. Les gandins se moquent les uns des autres et,
lorsqu’ils prétendent faire la guerre au gandinisme, ils ne font
que
s’adonner à d’autres gandineries. Le gandin à la mode, c’est-à-dire le
gandin par excellence, n’est qu’une espèce particulière
appartenant à une
famille aux multiples arborescences.
Les Allemands soupçonnent cette espèce de gandin de donner le ton en
mode masculine. C’est faire un honneur immérité à ces
inoffensives
créatures. De ce que nous avons dit, il résulte que le gandin ne s’habille
même pas à la mode. Cela ne le servirait
pas. Le gandin porte toujours ce
que son milieu tient pour être à la mode.
Certes, et n’est-ce donc pas la même chose que d’être à la mode  ? En
aucun cas. Voilà pourquoi les gandins ne se ressemblent
pas d’une ville à
l’autre. Ce qui fait fureur ici a déjà perdu son lustre ailleurs. Celui qui est
encore vénéré à Berlin encourt
le risque d’être raillé à Vienne. Les milieux
distingués préféreront toujours les changements de tendance qui passent le
plus
inaperçus dans les classes moyennes. Ils ne sont plus protégés par les
codes vestimentaires et il leur est pénible d’être
copiés par tout un chacun
du jour au lendemain. Il faudrait constamment se mettre en quête de
substituts. Pour se soustraire
à cette chasse perpétuelle aux nouveaux tissus
et aux nouvelles coupes, ils n’ont recours qu’aux artifices les plus discrets.
Des années durant, les nouveaux modèles sont précieusement gardés par les
grands tailleurs comme des secrets de Polichinelle,
jusqu’à ce qu’ils soient
divulgués par quelque journal de mode. Il faut encore quelques années pour
que tout le pays en ait
connaissance. À ce moment seulement, c’est au tour
des gandins de s’emparer de la chose. Mais la forme originelle s’est
considérablement
transformée entre-temps, au gré même des spécificités
locales.
Les grands tailleurs qui, de par le monde, sont en mesure de vêtir
quelqu’un selon les principes les plus distingués peuvent
se compter sur les
doigts d’une main. Combien y a-t-il de grandes villes du vieux monde où
une maison de ce genre fait défaut  ? À Berlin même on n’en trouvait
aucune jusqu’à ce qu’un maître viennois, E.  Ebenstein, n’y ouvre
une
succursale6. La cour de Berlin était réduite à faire confectionner une bonne
part de sa garde-robe chez Poole7 à Londres. Si nous possédons un grand
nombre de ces rares maisons à Vienne, nous ne le devons qu’à cette
heureuse circonstance :
notre haute noblesse est un invité assidu du drawing
room de la reine, a passé quantité de commandes en Angleterre et a ainsi
introduit à Vienne ce bon ton dans les vêtements et porté
la couture
viennoise à un niveau enviable. On peut dire sans peine que les membres de
la haute société viennoise sont les
mieux habillés du continent, car les
autres tailleurs aussi ont gagné en qualité sous l’influence de ces grandes
maisons.
Les grandes maisons et celles qui se placent dans leur sillage ont toutes
un point commun  : la peur de la publicité. Elles
se restreignent tant que
possible à une étroite clientèle. Bien sûr, elles ne sont pas aussi exclusives
que maintes maisons
londoniennes où l’on ne peut entrer que sur
recommandation du prince de Galles. Mais elles répugnent à toute forme
d’étalage.
Ce fut un travail de longue haleine pour les organisateurs de
l’Exposition de décider certains des meilleurs tailleurs de
Vienne à venir
présenter leurs articles. Il faut reconnaître que ceux-ci se sont très
habilement tirés d’affaire. Ils ne montrent
que des pièces pour lesquelles
toute imitation serait vaine. Le plus adroit a été Ebenstein. Il propose une
tenue de soirée (qu’il nomme à tort smoking8) pour climats tropicaux (!),
une hunting vest9, un uniforme de colonel prussien pour femme et un
coaching coat10 à boutons de nacre gravés, dont chacun constitue une
véritable œuvre d’art. A.  Keller propose, à côté d’uniformes on ne peut
mieux réussis, une redingote assortie de son pantalon gris avec laquelle on
pourra en toute quiétude voyager en Angleterre.
Sa Norfolk jacket11 semble
elle aussi de bonne facture. Uzel & Fils présentent la spécialité de leur
atelier : des uniformes de cour et des uniformes
d’État. Leur qualité ne fait
aucun doute, sans quoi cette ancienne maison n’aurait pu maintenir si
longtemps sa domination
dans ce secteur. Franz Bubacek expose des tenues
de sport impériales. La coupe de la Norfolk jacket est innovatrice et
impeccable. En montrant ce vêtement, M. Bubacek fait preuve d’un grand
courage ; l’imitation ne lui fait
pas peur. On peut en dire autant de Goldman
& Salatsch12, qui exposent leur spécialité, des uniformes de yachtmen.
Mais j’arrête ici mes éloges inconditionnels. L’exposition collective de la
coopérative des confectionneurs viennois ne les
mérite pas. Pour les travaux
de commande, force est parfois de faire preuve d’indulgence : le client, du
fait de ses exigences
personnelles, est souvent responsable de plus d’une
faute de goût. À cette occasion, nos artisans auraient pu montrer qu’ils
se
situent au-dessus de leur clientèle, qu’ils peuvent faire le poids face aux
grandes maisons dès lors qu’on leur laisse
une entière liberté. La plupart ont
laissé échapper cette chance. Rien que le choix des tissus révèle leur
manque de savoir-faire.
Ils font des paletots avec de l’étoffe de cover-coat
et des cover-coats avec de l’étoffe de paletot13. Des complets-vestons en
tissu de Norfolk et des redingotes en laine fine de complet.
Les coupes ne sont guère plus glorieuses. Peu sont ceux qui ont pris le
parti du raffinement  ; la majorité s’adressent aux
gandins. Ces derniers
auront de quoi se délecter au milieu des gilets croisés et des costumes à
carreaux et col en velours  !
Une maison s’offre même de monter des
manchettes de velours bleu sur un veston ! Ah, la mode…
Je citerai ici quelques tailleurs qui se sont tenus quelque peu à distance de
ce festival d’aberrations. Anton Adam travaille bien, quoi qu’il coupe ses
gilets trop bas, Alexander Deutsch présente un bon paletot d’hiver, Joseph
Hummel
un bon ulster14, P. Kroupa a le malheur de gâter une redingote tout
à fait honnête en l’ornant d’un passepoil. J’aurais volontiers nommé
un
dernier tailleur venu exposer ses articles au public. Mais lorsque j’ai essayé
d’ouvrir le pli d’aisance d’une des manches
de sa veste Norfolk, je n’y suis
pas arrivé. C’était un faux pli.

1 (Sauf mention contraire, toutes les notes sont du traducteur.) « Die Herrenmode », Neue
Freie Presse, Vienne, 22 mai 1898.
2 Die Deutschen : au sens large, tous les Allemands ethniques, donc aussi les Autrichiens.
Adolf Loos emploie fréquemment ce mot dans ce
sens.
3 Friedrich Theodor Vischer (1807-1887) : penseur allemand qui s’est notamment intéressé à
la philosophie de l’esthétique.
4 Karl Wilhelm Diefenbach (1851-1913)  : peintre et réformateur social allemand. Il se fit
remarquer pour son mode de vie excentrique,
mettant en pratique les idées de la Lebensreform
(«  réforme de la vie  »), idéologie qui prônait le retour à la nature face aux ravages de
l’industrialisation.
5  Gustav Jäger (1832-1917)  : hygiéniste allemand qui combattit l’utilisation de fibres
végétales dans les vêtements. Il mit
au point un vêtement de « protection sanitaire » en laine
qui porte son nom.
6  C’est Loos lui-même qui a conçu le salon de couture Ebenstein à Vienne en 1897. Il
s’agissait de sa première réalisation en
tant qu’architecte d’intérieur.
7 La maison Henry Poole est un célèbre tailleur de Savile Row établi depuis 1806.
8  À l’époque où Loos écrit cet article, l’utilisation du mot «  smoking  » est récente en
allemand (comme, d’ailleurs, en français).
Loos remarque ici sa transposition fautive  : alors
que ce que nous appelons smoking correspond à ce que les Anglais nomment
une dinner jacket
(une veste moins formelle, que l’on porte dans les soirées où le frac n’est pas de rigueur), une
smoking jacket  désigne en anglais une veste d’intérieur à col châle, le plus souvent faite en
velours de soie, que les hommes passaient
après dîner pour aller discuter au fumoir (smoking
room).
9 Veste de chasse.
10 Long manteau sans manches monté d’une cape, qui recouvre les bras tout en les laissant
libres de leurs mouvements.
11 Veste de sport inventée en Angleterre au xixe siècle. Généralement faite d’un tweed très
épais, elle a trois ou quatre boutons, des poches plaquées à la poitrine et aux
flancs, un pli
creux derrière et une ceinture qui marque la taille.
12 Goldman & Salatsch fut l’une des plus prestigieuses maisons d’habillement pour homme
d’Autriche-Hongrie. Son siège sur la
Michaeler Platz à Vienne, face au palais impérial de la
Hofburg, est la réalisation architecturale la plus célèbre d’Adolf Loos (1911).
13 Le cover-coat est un manteau long et droit, réalisé dans un twill léger qui le rend toutes
saisons. Le paletot est un manteau
spécifiquement hivernal fait de tweed, donc d’une laine plus
épaisse.
14 « Par-dessus d’hiver très long et ressemblant à une robe de chambre » (Leloir, 1961).
MAROQUINERIE ET ORFÈVRERIE1

Quand on se sent profondément enraciné dans sa terre natale, on ne prend


jamais conscience des trésors que recèle la mère
patrie. La grandeur des
choses ne relève pour nous que de l’évidence. Mais si l’on tourne son
regard vers l’extérieur, notre
appréciation des créations locales se trouve
bouleversée.
Lorsque j’ai quitté mon pays pour étudier l’architecture et l’artisanat de
l’autre côté de l’océan Atlantique, j’étais encore
pleinement convaincu de la
supériorité des ateliers allemands. À Chicago, j’exultais de fierté dès que je
me montrais parmi
les sections allemande et autrichienne de l’école. Je
regardais les tentatives américaines pour «  bousculer les arts appliqués  »
avec un sourire apitoyé. Comme les choses ont changé ! Mes années sur le
continent d’en face auront fait que, aujourd’hui
encore, je rougis de honte
quand je songe aux humiliations que l’artisanat allemand a éprouvées à
Chicago. Ces fières démonstrations
de magnificence, ces fastueux objets du
style le plus recherché, tout cela n’était que des supercheries de philistins.
Deux métiers sauvaient notre prestige. Le prestige autrichien, non le
prestige allemand, car les Allemands n’avaient, ici
non plus, rien de bon à
présenter. Ces métiers étaient la maroquinerie et l’orfèvrerie. Leurs
méthodes n’étaient pas les mêmes.
Alors que celle-là avait des intentions
honnêtes dans tous les domaines, on retrouvait celle-ci également dans le
camp du
mensonge.
À l’époque, j’enrageais intérieurement contre ces objets. On trouvait des
porte-monnaie, des étuis à cigares et à cigarettes,
des cadres, des stylos, des
malles, des sacs, des cravaches, des cannes, des poignées en argent, des
gourdes, entièrement,
parfaitement lisses, sans aucun ornement en métal
précieux, les pièces d’argent étant tout au plus striées ou frappées. Ces
ouvrages me faisaient honte. Ce n’était pas de l’artisanat, c’était de la
mode  ! Et la mode  ! quel horrible mot  ! L’injure
absolue, pour l’artisan
honnête et droit que j’étais encore en ce temps.
Assurément, les Viennois étaient friands de ce genre d’articles. En dépit
des efforts de l’école des Arts appliqués2, ils les ont jugés «  du meilleur
goût  ». On a ressorti en vain les plus beaux accessoires des époques
artistiques précédentes
pour les proposer à la fabrication. L’orfèvrerie a fini
par faire ce qu’on lui enjoignait  : elle a fait exécuter des dessins
par les
hommes les plus réputés. Les objets, une fois réalisés, ne se sont pas
vendus. Décidément, il n’y avait rien à faire avec ces Viennois. (Les choses
se sont déroulées
différemment en Allemagne. On y a recouvert les porte-
monnaie et les étuis à cigarettes des plus beaux ornements Renaissance
et
rococo, et les ventes ont atteint des sommets. « Grand style » était le mot
d’ordre.) On pouvait, péniblement, inciter
le Viennois à soumettre
l’aménagement de son intérieur à la nouvelle doctrine. Mais pour le choix
de ses objets d’utilité
quotidienne et de tout ce qui entrait en contact avec
son corps, il n’obéissait qu’à son goût. Or il trouvait tous les ornements
vulgaires.
J’étais donc d’un autre avis. Aujourd’hui je n’ai pas de mal à avouer qu’à
cette époque le plus sot des gandins m’aurait trouvé
tout à son goût. L’air
vif de l’Amérique et de l’Angleterre m’a dégagé de tous mes partis pris
contre les productions de mon
époque. Des personnes sans aucun scrupule
ont essayé de nous en dégoûter. Il fallait constamment regarder derrière
nous, constamment
prendre une autre époque pour modèle. Loin de moi
désormais ces préoccupations. Bien sûr que notre époque est belle, si belle
que je ne voudrais vivre à aucune autre. Notre époque s’habille bien, si bien
que, si je pouvais porter les vêtements de l’époque
de mon choix, je me
réjouirais de choisir mes vêtements. C’est un plaisir de vivre dedans.
Au sein de l’impersonnalité qui règne dans l’artisanat, il faut compter un
grand mérite au crédit des deux métiers des arts
appliqués autrichiens  que
nous avons mentionnés : ils ont eu l’échine suffisamment solide pour ne pas
se rallier au conservatisme
ambiant. Mais hommage aussi aux Viennois qui,
malgré toutes les réformes menées par les Arts appliqués3, ont soutenu ces
deux branches en achetant leurs articles. Aujourd’hui nous pouvons le
formuler sans crainte  : seules la maroquinerie et l’orfèvrerie assurent aux
arts appliqués autrichiens une place
sur le marché mondial.
Les industriels de ces secteurs n’ont pas attendu que l’État mette un
terme à la stagnation générale en introduisant des modèles
anglais (ce qui
apparaît maintenant comme une nécessité dans l’industrie de
l’ameublement)  : cela fait cinquante ans qu’ils
se nourrissent des idées
anglaises. Anglaise est donc cette industrie, de A à Z. Et ne montre pourtant
aucun signe de déclin,
contrairement à ce que prophétisent les pessimistes
dans le secteur du meuble. « L’Angleterre est la ruine des arts décoratifs. »
Par arts décoratifs, ils entendent en fait feuilles d’acanthe. Dans ces
conditions, ils ont raison. Mais notre époque attache
plus de prix à la
justesse de la forme, à la solidité du matériau, à la précision de l’exécution.
C’est cela, les arts décoratifs !

1 « Lederwaren und Gold- und Silberschmiedekunst », Neue Freie Presse, Vienne, 15  mai
1898.
2 Loos vise ici la «  Sécession viennoise  ». Fondée en 1897, la Sezession était le pendant
autrichien du courant Art nouveau. Regroupée autour d’artistes comme Gustav Klimt, Josef
Hoffmann ou Otto
Wagner, elle avait pour objectif de réformer les arts appliqués en créant des
objets d’art accessibles à tous et en remettant
en valeur des métiers d’art et d’artisanat face à la
production industrielle. Si Loos rejoignait leur rejet du conservatisme
autrichien et certaines de
leurs idées «  fonctionnalistes  », il a entretenu toute sa vie la polémique avec les
« sécessionnistes »,
dont il critiquait la tendance trop ornementale et moquait les prétentions
artistiques.
3 Voir note précédente.
LES CHAPEAUX D’HOMME1

Comment la mode se fabrique-t-elle  ? Qui fait la mode  ? Voilà


certainement des problèmes bien épineux.
Il appartenait à l’Association viennoise des chapeliers2 de résoudre ces
questions sans difficulté, au moins en ce qui concerne les couvre-chefs. Elle
se réunit en effet deux fois
l’an autour du tapis vert pour dicter à la planète
entière le modèle de chapeau qu’il faudra porter la saison suivante. La
planète entière, cela ne laisse pas de place à la plaisanterie. Elle doit donc se
garder de créer quoi que ce soit de typiquement
viennois, quoi que ce soit
qui puisse faire le bonheur de nos wasserer, fiaker, strizzis, gigerln et autres
figures locales viennoises3. Oh ! que non ; pour eux les chapeliers viennois
ne se cassent pas la tête. La mode des chapeaux se destine au seul
gentleman ;
car la tenue d’un tel homme n’a, comme chacun sait, rien de
commun avec les vêtements folkloriques, sauf dans la pratique
d’un sport
lié aux traditions régionales, car encore le gentleman s’habille de la même
façon dans le monde entier, c’est alors
bien l’Association viennoise des
chapeliers qui donne le ton pour tous les couvre-chefs de la civilisation
occidentale.
Qui aurait cru que la résolution de ces questions serait si simple ! Nous
considérons désormais avec une grande déférence
l’honnête maître
chapelier qui s’est prononcé pour un nouveau rehaussement des chapeaux
de soie et dont la voix a permis d’obtenir
la majorité. À lui seul, il a astreint
tous les élégants des boulevards de Paris à Yokohama à se coiffer l’année
prochaine
d’un chapeau de soie encore plus haut s’ils veulent être comptés
parmi la bonne société. Mais que savent les élégants des
boulevards de
Paris à Yokohama, que présument-ils de ce brave chapelier du xie
arrondissement de Vienne4  ? Ils rabâchent peut-être sur la tyrannie de la
mode, dans le meilleur des cas sur cette lunatique déesse qu’est la mode !
S’ils pouvaient se douter que ce tyran, cette déesse n’est autre que le brave
chapelier du xie arrondissement !
On n’ose imaginer ce qui serait advenu si cet homme n’avait pu être
présent à l’assemblée délibérante des chapeliers  : fût-ce
à cause d’un
rhume, fût-ce parce que sa sévère épouse ne lui avait pas accordé sa soirée,
fût-ce qu’il avait complètement
oublié. Alors le monde serait obligé de
porter un haut-de-forme plus bas. Il nous reste donc seulement à espérer
qu’à l’avenir
les membres de l’Association des chapeliers, au vu de leur
colossale responsabilité envers le monde, ne se laissent par rien empêcher
de donner leur vote deux fois l’an.
Je devine ce que mes lecteurs se demandent : mais alors, les chapeliers de
Paris, Londres, New York et Bombay se font prescrire
la mode par les
maîtres artisans viennois  ? Force m’est de répondre, un peu penaud  :
malheureusement non. Ces mauvaises gens,
la perfide Albion en tête
évidemment, s’intéressent à peine aux résultats du vote. Mais alors, ces
votes sont en réalité souverainement
inutiles ? À vrai dire… oui. Ils sont un
inoffensif amusoire, tout aussi anodin que si les chapeliers de Bucarest ou
de Chicago
organisaient leur scrutin. La forme du chapeau de l’homme
distingué, que son chapeau fera tenir partout dans le monde pour
distingué,
ne s’en trouve pas affectée.
Mais n’allons pas trop vite, cet amusoire n’est pas si inoffensif. Il y a plus
d’hommes distingués que nos chapeliers veulent
bien le croire. Et puisque
ces hommes refusent de porter des chapeaux dont l’élégance prend fin au-
delà des poteaux frontaliers
noirs et jaunes5, et que l’Association contraint
nos chapeliers à n’en fabriquer que de cette sorte, ils se voient obligés
d’acheter des chapeaux
anglais. Et voilà comment la consommation de
chapeaux anglais en Autriche, bien qu’ils soient, à qualité égale, environ
cent
pour cent plus chers, croît d’autant d’année en année, en même temps
que les modèles de l’Association des chapeliers perdent
leur prééminence
dans la bonne société. C’est d’autant plus attristant quand on songe que
grâce à notre excellent feutre et
nos prix bas, nous pourrions soutenir la
concurrence avec le monde entier. L’introduction du chapeau viennois à
l’étranger
se heurte constamment à sa forme et à sa facture fautives.
Avec les modèles de l’Association des chapeliers, nos meilleurs
établissements ont fait les plus douloureuses expériences
auprès de leur
clientèle, y compris dans les cercles distingués, et ont bientôt cessé
d’accorder à cette association leur
fidélité. Chez Pless ou Habig6, il est
effectivement inutile de chercher de tels couvre-chefs. Cette émancipation
n’a pas tardé à se faire sentir aussi
dans les exports. On voit aujourd’hui des
chapeaux Habig partout sur le globe, à New York aussi bien qu’à Rio de
Janeiro.
Mais je ne vois pas pourquoi le petit chapelier de province devrait
confectionner des chapeaux différents de ceux du chapelier
de la cour, qui,
grâce à ses contacts avec l’étranger et son élégant cercle de clients, peut
fabriquer les bons modèles.
Plutôt que de proposer comme étant «  à la mode  » un chapeau né de
l’imagination d’un de ses membres, l’Association des chapeliers
n’avait
qu’à promouvoir le modèle qui passe pour « à la mode » dans les milieux
distingués du monde entier. S’en seraient
suivi une hausse des exportations
et un recul des importations. Et aussi, ce qui ne serait pas un mal, chaque
homme, jusque
dans la plus petite ville de province, porterait un chapeau
tout aussi élégant que l’aristocrate viennois. Le temps où les
codes
vestimentaires différenciaient les diverses classes sociales est bien révolu.
Mais nombre de décisions prises par cette
association constituent une
atteinte portée directement à notre industrie chapelière. Actuellement, le
haut-de-forme se porte
légèrement plus bas que la saison dernière.
L’Association a cependant décidé de rehausser le haut-de-forme de cet
hiver. Conséquence  ?
Les chapeliers anglais se préparent déjà à une
extraordinaire exportation en masse de chapeaux de soie pour le marché
autrichien, car le haut-de-forme à la mode l’hiver
prochain ne se trouvera
pas dans les chapelleries viennoises.
De fait, si elle était orientée autrement, l’action de l’Association pourrait
être salutaire. Notre couvre-chef national,
le chapeau en loden, commence à
voyager autour du monde. Il est déjà en Angleterre. Le prince de Galles en
a découvert les
charmes lors de ses parties de chasse en Autriche et l’a
ramené chez lui. Le chapeau en loden a conquis la société anglaise,
messieurs comme dames. Pardieu ! moment crucial, surtout pour l’industrie
du chapeau en loden. La question se pose en effet
de savoir qui fabriquera
ces couvre-chefs pour la société anglaise. Les Autrichiens bien sûr, et cela
aussi longtemps que
les Autrichiens fabriqueront les modèles que la société
anglaise veut. Cela implique une délicatesse infinie, une connaissance
de la
société en profondeur, de la sensibilité à l’élégance et un flair aigu pour
anticiper la tendance à venir. On ne peut
rien imposer à ces milieux en
prenant une abrupte décision à la majorité autour du tapis vert. Le grand
fabricant le sait
bien, mais je crois que le petit chapelier aussi doit participer
à cette heureuse conjoncture qui vient de survenir pour ses
affaires. C’est
pourquoi, si elle se sent à la hauteur de ces questions difficiles,
l’Association des chapeliers devrait prendre
les choses en mains pour lui.
Peut-être le grand fabricant ira-t-il jusqu’à s’y opposer. Les Anglais
pourront alors crier
victoire, puisque leur reviendra le grand trésor que
conservait soigneusement depuis mille ans le petit chapelier du pays
alpin.
C’est que les Anglais n’ont pas du tout la même manière de faire des
affaires que les Autrichiens. Pour chaque marché, ils
confectionnent des
chapeaux différents. Ne soyons pas dupes  : même le chapeau anglais que
nous nous procurons sur la place de Vienne est un compromis entre le
chapeau
à la mode et le chapeau de l’Association des chapeliers. Pour les
peuples sauvages, ils produisent les chapeaux qui seront
le plus plébiscités
chez eux. Les Anglais nous traitent comme les sauvages. Et ils ont raison.
De cette manière ils nous vendent
quantité de chapeaux, tandis qu’avec le
chapeau porté dans la meilleure société, avec le chapeau à la mode donc, ils
auraient
fait de bien piètres affaires. Au Viennois ils ne vendent pas le
chapeau à la mode, mais le chapeau que le Viennois tient
pour être à la
mode. Et la différence est de taille.
Le chapeau correctement modelé n’est vendu qu’à Londres. Lorsque mes
chapeaux londoniens se sont usés, je me suis mis en quête
de la correct
shape. C’est là que j’ai découvert que les chapeaux anglais vendus chez
nous ne correspondaient pas à ceux vendus à Londres. J’ai
passé la
commande à un chapelier de me faire venir un chapeau d’Angleterre dont la
façon pourrait même convenir aux membres
de la famille royale. J’exigeais
d’avoir la garantie de la maison londonienne. J’y mettrais le prix qu’il
faudrait. Eh bien,
je n’ai pas été déçu. Après des mois de réponses évasives,
à l’issue desquels j’avais déjà dilapidé une somme considérable
en
télégrammes, l’établissement anglais a définitivement mis fin aux
négociations. Pour l’Association des chapeliers, ce serait
une opération
simple de se procurer ces modèles. Peu importe le temps que cela prendrait.
Nous pourrions déjà être fort satisfaits
de voir arriver aujourd’hui le
chapeau que portait la société anglaise il y a trois ans. Pour nous, ce serait
encore un chapeau
à la pointe de la tendance, qui ne choquerait pas le
regard viennois. Et c’est cela que l’on doit attendre d’un chapeau à
la mode.
La mode progresse lentement, plus lentement qu’on ne le suppose
d’habitude. Des articles qui sont vraiment à la mode le restent longtemps. Si
l’on entend dire d’un vêtement qu’il est passé de mode dès
la saison
suivante, en d’autres termes qu’il ne fait plus bon genre, on est en droit
d’affirmer qu’il n’a jamais été à la
mode, mais s’est fait passer indûment
pour tel.
À regarder l’exposition de nos chapeliers dans la Rotonde7, le cœur nous
saigne quand on songe qu’une si belle industrie n’exporte pas davantage.
Partout le goût règne – exception
faite du portrait du kaiser cousu dans la
doublure du chapeau – et les petits chapeliers eux-mêmes sont capables de
présenter
des chapeaux d’une qualité aussi irréprochable que les plus
grandes maisons. Quelle industrie prestigieuse  ! On ne peut
malheureusement
en dire autant d’aucun autre secteur vestimentaire. Pas un
chapelier qui n’ait suivi sa seule inspiration ; pas un non plus
qui ne se soit
refusé à cette grossière combine d’exposant qui consiste à fabriquer des
modèles loufoques dans le but d’attirer
l’attention des visiteurs. Si bien que
toute cette partie de l’Exposition est accordée avec le bon ton et le
raffinement.
La corporation chapelière réunit en une vitrine douze
exposants  : de petits et de grands artisans, tous excellents au vu de
la
qualité. Nos établissements viennois –  Habig, Berger, Ita et Skrivan  –
s’illustrent par l’abondance des articles qu’ils
présentent. Quant à me
prononcer sur la correction des formes, je ne peux hélas plus me le
permettre  : cela fait déjà deux
ans que je suis à Vienne. Mais en ce qui
concerne l’élégance générale du stand, j’aimerais décerner le premier prix
aux chapeaux Ita.
Il serait à souhaiter que notre Association des chapeliers cherche et
trouve comment se rapprocher de ce qui se fait dans
les autres pays
civilisés. La création d’une mode nationale autrichienne est un leurre et, si
nous nous y obstinons, nous
infligerons à notre industrie des dégâts
inappréciables. La Chine commence à abattre ses murs de protection, et elle
fait
bien. Ne tolérons pas que des gens, au nom d’un patriotisme local mal
compris, érigent autour de nous une muraille de Chine !

1 « Die Herrenhüte », Neue Freie Presse, Vienne, 24 juillet 1898.


2  La Wiener Hutmodeverein fut fondée en 1863 dans le but d’émanciper l’industrie
chapelière autrichienne, jusqu’alors soumise aux tendances de la mode
parisienne. Elle
encourageait la production de chapeaux à partir de matières premières locales et l’invention de
modèles nationaux
pour assurer à ce secteur une autonomie et une identité sur le marché
mondial.
3 Mots du parler autrichien désignant, dans l’ordre : des vendeurs d’eau, des chauffeurs de
fiacre, des voyous et des gandins.
4 Le xie arrondissement de Vienne (Semmering) est à l’époque un petit faubourg d’ouvriers
et d’artisans qui vient tout juste d’être
intégré administrativement à la ville.
5 C’est-à-dire au-delà des frontières de l’ancien empire d’Autriche.
6 Deux fabricants viennois de chapeaux. La maison Habig existe toujours.
7 La « Rotonde » (Rotunde), où se tenait l’Exposition du Jubilé, était un palais d’exposition
construit à l’occasion de l’Exposition universelle de
1873 dans le parc d’attractions du Prater
(grand poumon vert de Vienne). Elle était surmontée du plus grand dôme du monde
à l’époque
(108 mètres de diamètre). Elle fut détruite en 1937 dans un incendie.
LES CHAUSSURES1

« Tempora mutantur, nos et mutamur in illis ! » Les temps changent, et


nous changeons avec eux. C’est aussi le cas de nos pieds. Ils sont tantôt
petits, tantôt grands,
tantôt pointus, tantôt larges. En conséquence, le
cordonnier fabrique des chaussures tantôt grandes, tantôt petites, tantôt
pointues, tantôt larges.
La forme de nos pieds, c’est vrai, ne change pas d’une saison à l’autre.
Cela nécessite généralement quelques siècles ; une
génération au moins. Un
grand pied ne peut donc pas rapetisser en un tournemain. Sur ce point, les
autres artistes de l’habillement
sont mieux lotis. Taille forte, taille fine,
épaules hautes, épaules basses, et ainsi de suite : on peut toujours s’adapter
en recoupant le vêtement, en ajoutant de la ouate, ou en recourant à d’autres
procédés. Le cordonnier est obligé de se conformer
rigoureusement à la
forme de pied actuelle. S’il veut lancer des chaussures petites, il devra
attendre patiemment que la génération
aux grands pieds ait été remplacée.
Tout le monde n’a pas à la même époque la même forme de pied. Les
gens qui doivent davantage utiliser leurs pieds en auront
de plus grands, les
gens qui en font moins usage de plus petits. Comment le cordonnier est-il
censé s’en démêler ? Quelle forme de pied doit recevoir sa préférence ?
En
plus de cela, il faut aussi qu’il s’ingénie à fabriquer des chaussures qui sont
au goût du jour. Lui aussi veut de l’avancement,
lui aussi est animé par le
souci d’assurer à ses produits le marché le plus vaste possible.
Il fait donc ce que font les autres artisans. Il se règle sur la forme de pied
de ceux qui détiennent le pouvoir social. Au
Moyen Âge, il appartenait aux
chevaliers, c’est-à-dire aux cavaliers, à ceux qui, en raison de leurs
chevauchées fréquentes,
possédaient des pieds plus petits que ceux du
peuple. C’est pourquoi le pied menu était à la mode, et en allongeant les
chaussures
à leur extrémité (poulaines), l’impression de petitesse, selon
quoi se mesurait le prestige, était renforcée. Quand la chevalerie
a décliné et
que, dans les villes, le bourgeois allant à pied a atteint à la plus haute
dignité, le grand et large pied du
patricien au pas lourd a été mis à la mode.
Aux xviie et xviiie siècles, l’essor de la vie de cour a fait passer de mode la
marche à pied et, avec le développement des chaises à porteurs,
le petit pied
(la petite chaussure) monté(e) sur haut talon a entamé son règne, optimal(e)
pour marcher dans les parcs et
les châteaux, non plus sur le pavé des rues.
La renaissance de la civilisation germanique a remis à l’honneur les
déplacements à cheval. Tout ce que le siècle dernier
comptait d’à la mode
portait la chaussure d’équitation anglaise, la botte, même ceux qui n’avaient
pas de cheval. La botte
de cheval était le symbole de l’homme libre, qui
avait finalement eu raison de la société des chaussures à boucle, de l’air
de
cour et du parquet étincelant. Le pied est resté menu, mais le talon haut,
dont le cavalier n’avait aucune utilité, a été
abandonné. Tout le siècle
suivant, notre siècle donc, a alors été animé par le souci d’avoir le pied le
plus petit possible.
Au fil du siècle, le pied humain a entamé une transformation. Les études
que nous avons conduites sur la société ont montré
que nous marchons plus
vite d’année en année. En économisant du temps, on économise de l’argent.
Même les milieux distingués,
autrement dit des gens qui ne manquent pas
de temps, ont été emportés par le mouvement et ont accéléré leur allure. Le
pas
qu’adopterait naturellement un fringant piéton de nos jours est celui que
prenaient les laquais au siècle dernier pour courir
devant les voitures.
Marcher aussi lentement que les gens d’autrefois nous serait aujourd’hui
impossible. Nous sommes trop
nerveux pour cela. Au xviiie siècle encore,
les soldats marchaient à une allure qui nous semblerait être du sur-place et
nous exaspérerait très vite.
L’augmentation de la vitesse est bien illustrée
par le fait que l’armée de Frédéric le Grand faisait 70 pas par minute, tandis
qu’un homme moderne en fait 120. (Notre règlement militaire prescrit 115 à
117 pas par minute. Cette allure n’est plus si
difficile à tenir puisque les
soldats accélèrent d’eux-mêmes leur cadence. Une édition nouvelle du
règlement devra aussi prendre
en compte cette caractéristique de l’époque.)
On peut en déduire le nombre de pas que nos soldats, et par conséquent tous
ceux qui vont à allure soutenue, feront par minute dans cent ans.
Les peuples à haut degré de civilisation marchent plus vite que les
peuples archaïques, les Américains plus prestement que
les Italiens. À New
York, on a toujours le sentiment qu’il s’est produit un accident quelque part.
Le Viennois du siècle dernier,
s’il se promenait aujourd’hui dans la
Kärntner Strasse2, aurait également l’impression qu’il est arrivé quelque
chose.
Nous marchons plus vite, ce qui veut dire que nous nous appuyons de
plus en plus sur le gros orteil. Et de fait, notre gros
orteil est de plus en plus
fort et robuste. La marche lente a pour conséquence un élargissement du
pied, tandis que la marche
rapide, en faisant se développer le gros orteil,
entraîne un allongement du pied. Et comme pendant ce temps les autres
orteils,
en particulier le petit orteil, sont très peu sollicités, ils s’étiolent et le
pied subit aussi un amincissement.
Le piéton a pris la relève du cavalier. Cela n’implique rien d’autre qu’un
affermissement du principe culturel germanique.
«  Avancer à sa propre
force » est le mot d’ordre du prochain siècle. Le cheval a été le trait d’union
entre le porteur de
chaise et l’individu autonome. Notre siècle, en effet,
raconte l’histoire de la grandeur et de la décadence du chevalier.
C’était le
siècle équestre par excellence. L’odeur d’étable était notre parfum le plus
raffiné, les courses de chevaux notre
jeu national le plus apprécié. Le
cavalier était l’enfant chéri des chansons populaires : la mort du cavalier, la
bien-aimée
du cavalier, les adieux du cavalier. Le piéton n’était rien. Le
monde entier allait mis comme un cavalier. Et si nous voulions
nous
habiller avec la plus grande élégance, nous revêtions l’habit d’équitation, le
frac. Chaque étudiant avait son cheval,
les rues étaient peuplées de
cavaliers.
Comme les choses ont changé ! Le cavalier est l’homme de la plaine, du
plat pays. Tel était le gentilhomme de la campagne
anglaise, qui élevait des
chevaux et se rendait de temps à autre au meeting pour chasser le renard en
sautant par-dessus les fences. Maintenant il a été remplacé par l’homme qui
habite la montagne, dont la joie consiste à gravir des hauteurs, à employer
sa vie à s’élever, par sa propre force, au-dessus des foyers humains, par
l’homme des hautes terres, par l’Écossais.
Le cavalier porte des bottes, et une culotte qui se serre au-dessous du
genou (riding breeches). L’homme à pied, l’homme de la montagne, n’en a
pas l’utilité. Il porte –  qu’il habite en Écosse ou dans les Alpes  – des
chaussures à lacets et des chaussettes qui ne doivent pas dépasser le genou.
Il a les genoux entièrement nus. L’Écossais porte
en sus son célèbre kilt,
l’habitant des Alpes une culotte de cuir  : c’est la même chose dans le
principe. Les matières aussi
sont différentes chez le cavalier et l’homme à
pied. L’homme de la plaine porte des tissus fins, l’homme de la montagne
des
étoffes lourdes (homespuns et lodens).
L’ascension des montagnes est devenue un besoin pour l’homme. Les
mêmes hommes qui avaient la haute montagne en si grande
horreur il y a
encore cent ans fuient désormais la plaine pour les hauteurs. Gravir les
sommets, porter son corps de plus
en plus haut à sa seule force, nous
apparaît désormais comme le plus vénérable loisir.
De ce vénérable loisir – on se rappellera qu’au siècle dernier, l’équitation
était qualifiée de noble passion3  – de ce vénérable loisir, donc, tous ceux
qui n’habitent pas à la montagne devaient-ils être exclus ? On a cherché un
moyen
d’offrir à ceux-ci quelque chose de similaire, on a cherché un
dispositif par lequel on pourrait se dépenser en mouvements
semblables
même dans la plaine : la bicyclette a été inventée.
Le bicycliste est l’alpiniste de la plaine. Par conséquent, il s’habille
comme lui. Des bottes et des hauts-de-chausse il
n’a que faire. Il porte une
culotte large aux genoux qui se referme au-dessous en de courtes jambières
élastiques  ; il peut
ainsi recouvrir ces dernières de ses chaussettes
retroussées. (On retrousse les chaussettes aussi bien dans les Alpes qu’en
Écosse, de sorte qu’elles ne glissent pas.) De cette manière, le genou a
suffisamment d’espace sous la culotte
pour que l’on puisse effectuer une
génuflexion en toute liberté. En passant, mentionnons qu’il y a des gens à
Vienne qui ne
connaissent absolument pas la raison d’être de ces jambières
moulantes et qui enfilent leurs chaussettes par-dessous. Ils font ainsi une
impression aussi étrange que ces faux indigènes qui viennent en nombre
troubler la tranquillité des Alpes
en été4.
Aux pieds, de même que l’homme de la haute montagne, le cycliste porte
des chaussures à lacets. Les chaussures à lacets domineront
le siècle
prochain comme les bottes de cheval dominent ce siècle. Les Anglais ont
trouvé le compromis parfait et continuent
de porter les deux modèles. Quant
à nous, nous nous sommes ménagé pour cette période de transition un
hybride abominable,
le bottillon. L’inélégance extrême du bottillon est
devenue manifeste lorsqu’on s’est mis à porter la culotte courte. On l’a
constaté aussitôt  : sans le pantalon pour les recouvrir salutairement, il est
impossible de porter des bottillons. Nos officiers
portaient des chaussettes
pour les cacher et ils ont été à raison mécontents lorsque la réglementation
du port de l’uniforme,
remaniée avec plus de sévérité, a interdit les
chaussettes pour les unités d’infanterie. Mais au fond, les bottillons sont
morts, aussi morts que le frac porté en pleine journée  ; il faut attendre de
sortir dans la rue avec pour s’apercevoir comme
ce dernier nous donne l’air
cocasse. Par les grandes chaleurs, nous sommes obligés de le couvrir de
notre pardessus ou bien
de nous asseoir dans une voiture. Or, donner l’air
ridicules à ceux qui les portent : c’est jusqu’à maintenant ce qui a précipité
tous les vêtements à leur fin.
Aujourd’hui, avec le sport pédestre, le pied n’est plus aussi petit
qu’auparavant dans les milieux distingués. Il ne cesse
de grandir. Les
grands pieds des Anglais et des Anglaises ne provoquent plus notre goût
pour les moqueries. Nous aussi, nous
gravissons les montagnes, nous
roulons en bicyclette et nous avons désormais – horribile dictu – des pieds
anglais. Mais consolons-nous. La beauté du petit pied commence,
notamment chez l’homme, à lentement péricliter.
Il y a peu j’ai reçu
d’Amérique une description de Rigó5, qui se termine ainsi  : «  De sous le
pantalon dépassait une paire de pieds affreusement petits.  » Des pieds
affreusement petits  ! Voilà qui est parlant. La nouvelle doctrine vient
d’Amérique : affreux, les petits pieds ! Saint Clauren6, si tu étais encore là
pour le voir  ! Toi dont les héros ne pouvaient jamais posséder de pieds
suffisamment petits pour apparaître
dans les rêves de centaines de milliers
de jeunes Allemandes comme les plus beaux représentants d’une noble
virilité. Tempora mutantur…
1 « Die Fußbekleidung », Neue Freie Presse, Vienne, 7 août 1898.
2 Principale artère commerçante de Vienne.
3 En français dans le texte.
4 Loos se moque ici des touristes viennois qui venaient jouer aux alpinistes pendant l’été et
se ridiculisaient en portant des
tenues inadaptées.
5 Rigó Jancsi (1858-1927) : violoniste tzigane qui épousa Clara Ward, fille d’un millionnaire
américain devenue princesse de
Caraman-Chimay par son précédent mariage. Leur improbable
romance connut une large publicité dans les journaux des années
1896-1898.
6  Heinrich Clauren (1771-1854)  : écrivain allemand, auteur de romans sentimentaux
qu’affectionnait particulièrement la bourgeoisie
allemande.
LES CHAUSSEURS1

Lorsque dans ces colonnes a paru une réponse à l’article sur l’action de
l’Association des chapeliers2, on ne pouvait se représenter la portée
qu’aurait une telle publication. Voici venues les retombées. Les personnes
dont il
est question sont emportées par une colère contestatrice. Tout
homme qui a un désaccord estime naturel que son point de vue
aussi soit
imprimé. Les démentis se sont succédé en bonne et due forme. Ainsi un
certain «  Monsieur S.  » –  actif depuis vingt
ans dans le secteur de la
chaussure  !, comme il l’assure, point d’exclamation inclus, derrière sa
signature –  «  se permet-il
d’attirer l’attention sur les rectifications
suivantes  ». S’ensuit une série de paragraphes débutant par  : «  C’est une
erreur
de… »
Peut-être les lecteurs sont-ils curieux de savoir ce que M. S. peut bien
rectifier. Piochons quelques points au hasard. C’est une erreur, affirme M.
S., de comparer l’alpinisme avec la pratique du vélo. Ou bien  : c’est une
erreur de
dire que chaque étudiant avait son cheval. Ou encore : c’est une
erreur d’annoncer que les chaussures à lacets règneront sur
tout le prochain
siècle. Un autre monsieur, du nom de Sch., nous prie également de prêter
attention à ses remarques, par lesquelles
il espère pouvoir contribuer en
quelque chose à la relève de notre industrie cordonnière autrichienne,
condamnée au marasme.
Mais le pauvre homme s’y est fourvoyé. Il a pris
pour argent comptant la description enthousiaste que j’ai faite de
l’Association
des chapeliers, et polémique donc contre mon affirmation
selon laquelle l’alpinisme, la marche militaire et la bicyclette
ont popularisé
les chaussures à lacets ; il poursuit ensuite en ces termes : «  Recherchons
alors d’autres causes. Je pense
ici à l’apparition des chaussures légères en
général : c’est elles qui ont donné à la chaussure à lacets une telle diffusion.
Les cordonniers ont imposé de force la chaussure à lacets, et, à partir d’elle,
ont fabriqué des modèles élégants. Le cordonnier
fait la mode. Récemment,
M.  Loos nous racontait si joliment l’histoire de l’Association des
chapeliers, comment elle fait
la mode. Ici c’est la même chose. »
Or le public ne réagit pas forcément comme on veut. Le comique
involontaire est toujours amusant… mais nous ne sommes pas
dans un
journal satirique. Une autre lettre de réponse, qui défendait l’action de
l’Association des chapeliers, a proposé
un complément intéressant à mes
attaques et a beaucoup apporté à l’éclaircissement de la situation. Plus
efficacement encore
que mes arguments, plus radicalement que mes
propositions, elle a précipité pour toujours la pratique du vote à sa fin. Plus
efficacement et plus radicalement, car elle venait de l’industrie concernée.
À bon droit, le public a demandé ce qu’il en est du bon goût de cette
industrie qui édicte la forme
de nos chapeaux. Qu’il y ait des gens qui
tiennent pour suffisamment élégants les modèles de l’Association des
chapeliers,
personne ne l’a jamais contesté. Mais de quoi ces hommes ont-
ils l’air, ont-ils du goût  ? La lettre de M.  Kessler3 y a répondu avec
précision. Il tient pour en accord avec son goût le fait d’orner la doublure
des chapeaux du portrait de
Sa Majesté. Il invoque à cette occasion la
Bucovine, où l’on procède de manière similaire avec les images des grands
hommes
locaux. Les lecteurs savent donc maintenant à quoi s’en tenir. D’un
côté l’Angleterre, de l’autre la Bucovine !
Les lettres des messieurs du secteur de la chaussure, elles, ne clarifient
rien du tout. En gros, toutes arrivent à cette
conclusion que le succès de la
chaussure à lacets nuit à la cordonnerie autrichienne car elle prendrait la
place du bottillon,
étrangement tenu pour la chaussure nationale
autrichienne. Une telle accusation est naturellement intenable. En effet, les
gens auront toujours besoin de chaussures et de bottes, qu’elles soient
fabriquées selon tel ou tel autre procédé. Pour le
chausseur, cela revient au
même. Non pour le fabricant de lacets en caoutchouc, qui doit d’ailleurs se
préparer dès maintenant
à voir arriver d’autres types de produits. Aucun
homme ne peut œuvrer contre la marche du temps, et des millions de
quintaux
d’encre d’imprimerie ne pourront ressusciter le bottillon.
L’Exposition elle-même nous en fait la démonstration parfaite. Dans la
vitrine de la corporation cordonnière, qui présente
192 chaussures, nous ne
comptons que trois bottillons d’homme, trois bottillons de femme et trois
bottillons pour uniforme. La statistique est une langue qui ne pardonne pas.
Dans dix ans ? Même ces neuf derniers bottillons
auront disparu des étals.
Après les chausseurs anglais, ce sont nos cordonniers qui fabriquent les
meilleures chaussures du monde. On pourra certes
dénombrer d’excellents
chausseurs dans les différentes capitales européennes, mais la régularité et
la résistance de leurs
produits placent les Autrichiens, pour ce qui est des
chaussures, au-dessus de tous les autres peuples. Cela est d’autant
plus
étonnant quand on sait que nos chausseurs sont piètrement rémunérés pour
leurs ouvrages. Le public pèse de plus en plus
sur les prix, et l’artisan n’a
d’autre choix, s’il ne veut pas faire faillite, que de répercuter les pertes sur
les chaussures
elles-mêmes. Oh ! n’allez pas croire que cela fait plaisir au
cordonnier de mal travailler ! Mais vous l’y contraignez. Il
rêve du meilleur
cuir, de la meilleure façon. Comme il aimerait travailler à sa paire de
chaussures un jour de plus ! Comme
il regrette de devoir forcer ses aides à
travailler plus vite, sachant pertinemment qu’il faudra alors leur passer
maints
gestes fautifs ! Mais la vie est impitoyable. Il est obligé, obligé, et
encore obligé de maintenir les chaussures à ce prix,
et doit se résoudre à
contrecœur à se séparer du brave mais lent apprenti et à économiser sur les
matériaux. Ne serait-ce
tout d’abord que sur le fil retors4. Quant à vous,
pour qui c’est un plaisir sans pareil d’avoir extorqué à votre cordonnier un
rabais d’un florin, vous qui
n’avez pourtant aucun mal à dépenser ce florin
pour un meilleur fauteuil au théâtre dès lors que d’autres ont fait main basse
sur vos sièges habituels, vous êtes les pires ennemis de notre artisanat  !
Négocier, marchander, faire baisser les prix sont des attitudes qui
découragent la production et la consommation.
Et malgré cela, quelles chaussures de qualité ! Nos chausseurs ont un fier
talent. Il y a en eux bien du génie et de la personnalité.
Il ne doit rien au
hasard que le plus grand poète et le plus grand philosophe que nous ait
offert l’artisanat fussent cordonniers.
Et combien de Hans Sachs5 et de
Jakob Böhme6 se sont assis et continuent de s’asseoir sur le tabouret du
cordonnier, qui ont ressenti et pensé les mêmes choses, mais
ne les ont
jamais écrites. Peut-être est-ce pour cette raison que le peuple allemand a de
si bons cordonniers  : parce que
tout enfant talentueux et à la personnalité
affirmée –  donc tout mauvais garnement, de l’avis des parents  – s’est
entendu
dire en guise de menace  : «  Si tu n’obéis pas, tu iras en
apprentissage chez le cordonnier ! » Et parfois, il y est vraiment
allé.
Moins dignes d’éloge sont nos porteurs de chaussures. Nous avons
mentionné dans notre dernier article que le cordonnier devait se conformer
à la forme de pied de
la classe dominante. Les chaussures sont donc
conçues pour les membres de cette classe. Cependant, les gens qui n’ont pas
les pieds ainsi faits réclament à leur cordonnier les mêmes modèles. De là
les nombreux pieds estropiés, que l’on ne trouve
que chez ceux qui
n’appartiennent pas à la classe dominante. Mais au lieu de leur coquetterie,
ils en tiennent le chausseur pour responsable. La faiblesse du prix
ne lui
permet pas de tailler une forme en bois unique pour chaque client ; même
en réajustant une ancienne forme, il ne pourra pas réaliser de chaussure qui
suive parfaitement
la plante du pied et qui se déforme donc de manière
régulière. Cette exactitude des mesures de la semelle – sans doute l’un
des
problèmes les plus difficiles de la cordonnerie  – n’est pas seulement
déterminée à partir des contours du pied, mais surtout
à partir de la façon de
marcher et des habitudes du client.
Les chausseurs qui proposent des chaussures plus chères en tirent
malheureusement un bénéfice plus faible que ceux qui prennent
d’emblée le
parti de confectionner des biens de moindre valeur. Prenons en exemple le
chausseur à dix-huit florins et le chausseur
à six florins. Le premier fait
tailler une forme qui, en comptant son propre travail, coûte six florins  ; il
confie la réalisation
de la tige à un aide qu’il rémunère à hauteur de trois
florins par jour en raison de son excellente prestation ; et il dépense
pour la
tige trois florins de matériau. Le chausseur à six florins, lui, prend une
ancienne forme et reçoit la tige déjà prête
de la fabrique pour environ deux
florins. De cette manière, le premier débourse pour les chaussures soixante-
six pour cent
du prix total, le second trente-trois. On fait aussi trop peu pour
la conservation de nos souliers. On cherche à s’épargner
le coût de bons
embauchoirs, et l’on achète du même coup plus de chaussures que les gens
qui mettent chaque nuit ces formes
à leurs chaussures.
Depuis que l’on a banni les chaussures «  contraires à la décence  »,
l’Exposition nous en montre uniquement d’excellentes.
Qu’il ait fallu
recourir au motif d’indécence pour reléguer des chaussures qui n’avaient
d’autre but que celui d’attirer le
regard des visiteurs est lamentable. Il eût
été bien plus digne de ce stand qu’elles fussent refusées dès le début, pour
la
raison qu’elles étaient importables. Ce que nous voulons voir, c’est de
quoi nos chausseurs sont capables, de la vraie belle cordonnerie,
non leurs
talents pour la réclame. Mais un instant ! L’indécence est bien le lot de trois
paires  : elles sont confectionnées
comme des chaussures de ville, ont des
semelles en peluche vertes et, parmi elles, une paire est même ornée de
dorures comme
les reliures de livres anciens.
Soyons rassurés. Nous autres Autrichiens entrerons dans le siècle à venir
d’un pied bien chaussé. Et il sera indispensable
d’être bien chaussé dans le
prochain siècle, puisque l’on devra marcher. C’est d’un œil prophétique que
Walt Whitman, l’Américain,
le plus grand poète enfanté par la culture
germanique depuis Goethe, a vu ce siècle. Il chante :

Comment ! les races anciennes font halte ?


Déclinent, mettent fin à leurs leçons, sont lasses,
de l’autre côté de l’océan ?
Nous reprendrons l’éternelle tâche, la charge
de l’enseignement,
Pionniers, nous les pionniers !

Dans notre dos tout le passé,


Nous déboucherons dans un monde plus puissant,
plus varié,
Nouveau et fort saisi par nous, monde de labeur,
monde de marches,
Pionniers, nous les pionniers !7

Non, nous ne faisons pas halte, cher vieux Walt Whitman. En nous coule
toujours le vieux sang germain prêt à la marche. Ce
sang qui est le nôtre,
nous allons l’employer à changer ce monde inerte et assis en un monde du
travail et de la marche.

1 « Die Schuhmacher », Neue Freie Presse, Vienne, 14 août 1898.


2 Le 31  juillet, au lieu de la chronique hebdomadaire d’Adolf Loos, le journal publiait le
droit de réponse d’un certain M.  Kessler.
Celui-ci défendait l’Association viennoise des
chapeliers en tentant de démontrer qu’elle avait largement contribué aux succès
passés de
l’industrie chapelière en Autriche.
3 Voir note précédente.
4 Fil épais obtenu de l’assemblage de plusieurs fils, utilisé ici pour les parties cousues de la
chaussure.
5  Hans Sachs (1494-1576)  : cordonnier et poète allemand. C’est le plus célèbre des
Meistersinger (« maîtres chanteurs »), cette corporation de poètes lyriques issus pour la plupart
du monde de l’artisanat.
6 Jakob Böhme (1575-1624) : cordonnier, théosophe et philosophe mystique allemand.
7 Extrait du poème de Walt Whitman « Pionniers, nous les pionniers ! » ajouté en 1865 au
recueil Feuilles d’herbe. Loos cite ce poème traduit en langue allemande ; nous utilisons pour
notre part la traduction de Jacques Darras pour les
éditions Gallimard (2002).
LE PRINCIPE DE L’HABILLAGE1

Si, pour l’artiste, tous les matériaux ont une valeur égale, ils ne sont pas
tous propres aux mêmes fins. Pour répondre à
l’exigence de solidité, pour
construire selon l’utilité, il faut souvent recourir à des matériaux qui ne
répondent pas à la
véritable finalité du bâtiment. Mettons que l’architecte
ait la tâche de construire une maison chaude et confortable. Chauds
et
confortables sont les tapis. Il décide donc d’étendre un tapis sur le sol et
d’en suspendre quatre, qui formeront les murs.
Mais on ne peut pas
construire une maison avec des tapis. Aussi bien le tapis de sol que le tapis
mural requièrent une ossature
qui les maintiendra en place. Imaginer cette
ossature est la deuxième tâche de l’architecte.
Voilà la méthode exacte et logique que l’on devrait imposer par effraction
en architecture. C’est bien comme cela, dans cet
ordre, que l’humanité a
appris à bâtir. Au commencement était le vêtement. L’homme cherchait à se
protéger des intempéries,
à se protéger et à se réchauffer pendant son
sommeil. Il cherchait à se couvrir. La couverture est le plus ancien élément
architectural. Originellement, elle consistait en fourrures ou en tissages. On
connaît encore cette signification du mot dans nos langues germaniques2. Il
fallait bien attacher la couverture quelque part, si on voulait qu’elle puisse
protéger une famille. De là les murs sont
nés, qui permettaient de se
protéger latéralement. Et c’est ainsi que s’est développée la pensée
architecturale, dans l’humanité
comme dans l’individu.
Certains architectes procèdent autrement. Leur imagination ne forme pas
des espaces, mais des structures murales. Ce qui reste
ensuite à l’intérieur
des structures murales, ce sont les espaces. Et c’est seulement dans un
second temps que l’architecte
choisira pour ces espaces le style de
revêtement qui lui semble convenir.
L’artiste, lui, l’architecte, se laisse d’abord pénétrer par l’effet qu’il
envisage de produire, puis voit dans son esprit les espaces qu’il va créer.
L’effet qu’il veut exercer sur le spectateur – que ce soit la peur ou l’effroi,
comme pour un cachot  ; la crainte de Dieu,
comme pour une église  ; le
respect devant le pouvoir de l’État, comme pour un palais gouvernemental ;
la piété, comme pour
un tombeau  ; le sentiment d’être chez soi, comme
pour une maison d’habitation ; la gaieté, comme pour une taverne – cet effet
doit naître du matériau et de la forme.
Chaque matériau parle son propre langage formel, et aucun ne peut
s’attribuer les formes d’un autre. Les formes se sont donc
dessinées à partir
de la façon dont on utilise et fabrique chaque matériau, elles existent avec le
matériau et par le matériau.
Aucun matériau ne tolère que l’on empiète sur
son registre formel. Si vous osez pourtant une telle intrusion, le monde vous
stigmatisera comme falsificateur. Or, l’art n’a rien à voir avec la
falsification, avec le mensonge. Ses voies sont certes jonchées d’épines,
mais elles sont pures.
On peut tout à fait couler le clocher de l’église Saint-Étienne dans du
ciment et l’installer à un endroit quelconque : mais
alors ce n’est plus une
œuvre d’art. Et ce qui vaut pour le clocher Saint-Étienne vaut aussi pour le
palazzo Pitti, et ce qui vaut pour le palazzo Pitti vaut aussi pour le palazzo
Farnese. On obtiendrait ainsi des bâtiments parfaitement dignes de
l’architecture de notre Ring3. Sa construction fut une triste époque pour
l’art, une triste époque pour les quelques artistes, parmi les architectes
d’alors,
que l’on a forcés à prostituer leur art à la faveur de la populace. Peu
ont eu la possibilité de croiser la route de maîtres
d’ouvrage qui acceptaient
de laisser une liberté suffisamment grande aux artistes. Schmidt a
certainement été le plus chanceux.
Après lui vient Hansen, qui trouvait au
moins quelque réconfort dans les ornements en terracotta. Le malheureux
Ferstel4 a sans aucun doute enduré de terribles souffrances, lui qui s’est vu
obligé à la dernière minute de fixer sur son université
des pans entiers de
façade en béton. Les autres architectes de l’époque, sans trop d’exceptions,
ne se sentaient pas concernés
par de telles sensibleries.
Les choses ont-elles changé ? Qu’on me fasse grâce de répondre à cette
question. L’imitation et les pasticheries règnent toujours
en architecture.
Oui, voire davantage. Ces dernières années, il s’est même trouvé des gens
pour s’ériger en défenseurs de
cette école –  un anonyme, il est vrai  ;
sûrement la chose ne lui semblait-elle pas suffisamment nette –, si bien que
maintenant
l’architecte pasticheur n’a même plus besoin de faire profil bas.
Aujourd’hui on cloue avec aplomb la construction sur la
façade et on
accroche les pierres angulaires, avec la légitimité que confère l’art, sous la
corniche. Approchez, approchez,
vous les hérauts de l’imitation, les
défenseurs des marqueteries peintes au pochoir, des fenêtres à vous
défigurer un chez-soi
et des pots à bière en papier mâché  ! C’est un
nouveau printemps qui bourgeonne pour vous à Vienne, le sol vient d’être
amendé !
Le salon entièrement recouvert de tapis n’est-il pas lui-même une
imitation  ? Après tout, les murs ne sont pas construits
en tapis  !
Certainement. Mais ces tapis se donnent seulement pour des tapis, et non
pour des pierres murales, ils ne veulent
à aucun moment être pris pour
telles ; quand bien même ils les imitent par la couleur ou par le motif, ils
font clairement
apparaître leur nature de revêtement, d’habillage de la
surface murale. Ils réalisent ainsi leur finalité selon le principe
de
l’habillage.
Comme il en a déjà été fait état liminairement, l’habillage est plus ancien
que la construction. Les raisons d’être de l’habillage
sont multiples. Tantôt
il sert de protection contre les intempéries, comme la peinture à l’huile sur
le bois, le fer ou la
pierre, tantôt il répond à une préoccupation d’hygiène,
comme les carreaux émaillés qui recouvrent les murs dans les toilettes,
tantôt il est un moyen de produire un effet déterminé, comme quand on
peint les statues en couleur, qu’on tapisse les murs,
qu’on plaque le bois. Le
principe de l’habillage, qui a d’abord été énoncé par Semper5, s’étend
même à la nature. L’homme est revêtu d’une peau, l’arbre d’une écorce.
À partir de ce principe de l’habillage, j’établis également une loi bien
définie, que je nomme la loi de l’habillage. Ne craignez
rien. Les lois, c’est
ainsi que l’on dit communément, sont ce à quoi aboutit tout raisonnement.
Je sais bien que les vieux
maîtres de l’architecture s’en sont fort bien tirés
sans lois, c’est une évidence. Là où l’on ne connaît pas la contrefaçon,
il
serait inutile de mettre en place des lois la concernant. Lorsque les
matériaux utilisés pour le revêtement n’étaient pas
encore imités, il n’était
besoin d’aucunes lois. Mais maintenant, il me semble qu’il y a urgence.
Cette loi se formule ainsi  : nous devons faire en sorte qu’il soit
impossible de confondre le revêtement avec le matériau
qu’il recouvre.
C’est-à-dire qu’on peut peindre le bois de toutes les couleurs, à l’exception
d’une seule  : la couleur bois.
Dans une ville où la commission de
l’Exposition a décidé de peindre toutes les boiseries de la rotonde « façon
acajou », dans
une ville où l’on ne sait pas décorer le bois autrement qu’en
peignant des nervures, ce principe est fort osé. Il semble que
nous ayons
chez nous des gens qui trouvent ces pratiques raffinées. Puisque nos
voitures de chemin de fer et de tramway, comme
d’ailleurs toutes nos
voitures, proviennent d’Angleterre, ce sont ici les seuls objets en bois qui
donnent à voir des couleurs
éclatantes. J’ose ici affirmer qu’un tel wagon –
 en particulier s’il appartient à une ligne électrique – me plaît plus avec
ses
couleurs vives que s’il avait été, comme le préconise le principe esthétique
de la Commission d’exposition, peint « façon
acajou ».
Mais même au fond de notre peuple sommeille, enfoui et enterré il est
vrai, le vrai sens de l’élégance. Autrement, l’administration
ferroviaire ne
pourrait tabler sur le fait que la couleur brune, donc la couleur bois, de la
troisième classe inspire le sentiment
d’une moindre élégance que la couleur
verte des première et deuxième classes.
J’ai fourni naguère à un confrère la preuve irréfutable de l’existence de
cette sensibilité inconsciente. Dans une maison
se trouvaient au premier
étage deux appartements. Le locataire de l’un des appartements avait fait, à
ses frais, repeindre
en blanc les croisées, jusqu’alors tavelées de brun. Nous
avons fait un pari qui consistait à conduire un nombre déterminé
de
personnes devant la maison et à leur demander, sans leur faire remarquer la
différence entre les fenêtres, de quel côté
habitait selon eux le sieur
Tartempion, et de quel côté habitait selon eux le prince de Liechtenstein,
deux partis que nous
avions pris la fantaisie d’installer dans la maison. À
l’unanimité, les gens interrogés ont donné le côté imitation nervures
pour le
côté Tartempion. Depuis, c’est simple, mon confrère peint beaucoup plus de
choses en blanc.
Peindre le bois en trompe-l’œil est bien sûr une invention de notre siècle.
Le Moyen Âge le peignait surtout en rouge vif,
la Renaissance en bleu, le
baroque et le rococo en blanc à l’intérieur, en vert à l’extérieur. Nos paysans
ont encore suffisamment
de bon sens pour continuer d’utiliser des couleurs
vives. S’il n’est pas ravissant de voir une ville dans le paysage avec ses
portes vertes et ses murs verts, des jalousies vertes sur un mur blanc
fraichement
crépi ! Hélas, quelques localités se sont déjà ralliées au goût de
notre vénérée Commission.
On se souvient probablement de l’indignation morale qui a éclaté dans le
camp des décorateurs pasticheurs quand les premiers
meubles décorés à la
peinture à l’huile sont arrivés d’Angleterre à Vienne. Ce n’était pas contre
la peinture qu’était dirigée
la colère de ces braves gens. À Vienne aussi on
avait peint du bois avec de la peinture à l’huile, pour autant qu’il s’agît
de
bois tendre. Mais que les meubles anglais osassent afficher des couleurs si
insolentes, au lieu d’imiter le bois dur, hérissait
le poil à ces drôles de
paroissiens. On a levé les yeux au ciel et on a fait mine de n’avoir au grand
jamais utilisé de peinture
à l’huile. Probablement ces messieurs pensent-ils
que l’on a tenu jusqu’ici leurs meubles et leurs constructions nervurés
pour
des pièces faites en bois dur…
Vu ce que je pense de nos peintres décorateurs, je suis certain que cette
corporation me remerciera si je ne cite aucun nom
à la sortie de son stand
d’exposition.
Adressé aux stucateurs, le principe de l’habillage se formulerait ainsi : le
stuc peut être revêtu de tous les ornements,
sauf un : celui du gros œuvre en
briques. On pourrait croire qu’il est inutile d’énoncer une telle évidence,
mais pas plus
tard qu’hier on m’a fait remarquer un bâtiment dont le mur
stucaté était en train d’être peint en rouge et orné de bandes
blanches
censées imiter les joints de mortier. Le motif tant apprécié dans les cuisines
qui imite la pierre de taille relève
de la même catégorie. En aucun cas les
matériaux servant à l’habillage, donc les papiers peints, la toile cirée, les
tentures
et les tapis, ne doivent chercher à représenter la brique ou la pierre
de taille. Maintenant on comprend aussi pourquoi les jambes de nos
danseuses sont si peu esthétiques dans leurs collants. On peut teindre les
dessous en maille dans toutes
les couleurs, sauf en couleur chair.
Un matériau de revêtement peut conserver sa couleur naturelle si le
matériau à habiller est de la même couleur. Ainsi puis-je
enduire du fer noir
de goudron, ou recouvrir du bois avec un autre bois (placage, marqueterie,
etc.) sans avoir à repeindre
le bois de revêtement  ; je peux recouvrir un
métal d’un autre métal, par soudure ou par galvanisation. En revanche, le
principe
de l’habillage interdit de peindre un revêtement en imitant le
matériau du dessous. Par conséquent, le fer peut tout à fait
être goudronné,
peint à l’huile ou galvanisé, mais jamais être recouvert de couleur bronze ou
toute autre couleur métallique.
Ici méritent aussi d’être mentionnées les dalles en céramique et en pierre
artificielle, qui imitent tantôt le terrazzo (mosaïque),
tantôt les tapis persans.
Sans doute y a-t-il des gens auprès de qui ces dalles font illusion  : les
fabricants doivent bien
savoir à qui ils s’adressent.
Mais non  ! vous autres imitateurs, architectes pasticheurs, vous vous
trompez  ! L’âme humaine est chose trop haute et trop
sublime pour que
vous puissiez la duper avec vos astuces minables. Vous tenez
indéniablement notre misérable corps à votre
merci. Il ne dispose que de
cinq sens pour satisfaire à l’impératif de distinguer l’authentique de
l’inauthentique. Et là
où les organes sensoriels de l’homme deviennent
impuissants, là commence votre domaine, là s’étend votre royaume. Mais
même
là, je le répète, vous vous trompez  ! Allez donc peindre vos plus
belles marqueteries sur le plafond en lambris là-haut, tout
là-haut  : nos
piètres yeux se feront peut-être berner  ; mais la divine psyché ne s’y
méprendra pas. Dans vos plus belles marqueteries
peintes en trompe-l’œil
« à s’y méprendre », elle ne voit que de la peinture à l’huile.

1 « Das Prinzip der Bekleidung », Neue Freie Presse, Vienne, 4 septembre 1898.
2 Le mot allemand Decke (« couverture ») sert aussi à désigner le plafond.
3  Grand boulevard annulaire encerclant le centre-ville de Vienne, inauguré en 1865 par
Joseph Ier. Il est bordé de monuments importants de l’ancienne capitale impériale, dont Loos
moque ici l’architecture d’inspiration
néogothique ou néoclassique. En juillet 1898, dans son
article «  La ville façon Potemkine  », Loos voyait dans ce «  mince ruban  »
aux allures
somptueuses, séparant la vieille cité médiévale des faubourgs où vivait le peuple, le symbole
de l’hypocrisie
et de la faiblesse de la bourgeoisie libérale viennoise.
4 Friedrich von Schmidt (1825-1891), Theophil von Hansen (1813-1891)  et Heinrich von
Ferstel (1828-1883)  sont trois architectes
du Ring viennois. Le dernier a réalisé le bâtiment
principal de l’université de Vienne dont il est question ici.
5  Le «  principe du revêtement  » ou «  de l’habillage  » avait d’abord été énoncé par
l’architecte allemand Gottfried Semper (1803-1879),
qui cherchait à montrer les origines
communes du textile et de l’architecture. Les formes géométriques dessinées par l’assemblage
des pierres ou des briques seraient par exemple les résurgences des motifs des tissus anciens.
L’interprétation par Semper
du vêtement comme matériau de construction symbolique a
marqué tout particulièrement les arts appliqués viennois à partir
de la deuxième moitié du
e
xix  siècle.
LE LINGE DE CORPS1

Il y a quelque temps, je me suis pris de querelle avec un homme de ma


connaissance. Il voulait bien accepter ce que j’avais
écrit sur les arts
appliqués. En revanche, mes textes sur la mode et le vêtement le
contrariaient. Il me reprochait de vouloir
uniformiser le monde entier.
« Qu’adviendra-t-il alors des splendides vêtements de notre folklore ! »
Puis la poésie est arrivée. Il a ravivé les souvenirs de son enfance, les
souvenirs des dimanches heureux à Linz, les souvenirs
des gens de la
campagne parés de leurs habits de fête qui allaient ensemble à l’église.
« Comme c’était charmant, comme c’était
beau, comme c’était pittoresque !
Comme les choses ont changé maintenant  ! Seules les personnes âgées
restent attachées à
leurs vieux costumes. Les jeunes, eux, singent les gens
de la ville. Mieux vaudrait essayer de réconcilier les Autrichiens
avec leur
costume traditionnel. Voilà ce que serait le devoir d’un homme de lettres et
de culture. »
« Alors comme ça, ce vieux costume traditionnel vous plaisait ? lançai-je.
— Certainement. — Et vous souhaitez donc que l’on
conserve ce costume
pour l’éternité ?  — C’est mon souhait le plus ardent ! »
J’avais réussi à l’amener là où je voulais l’amener. « Savez-vous, lui dis-
je, que vous êtes un fieffé égoïste  ? Savez-vous
que c’est tout un état, un
grand et bel état, notre paysannerie, que vous voulez priver des bénédictions
de la culture ? Et
pourquoi ? Pour que toutes les fois où vous vous rendrez à
la campagne, une touche pittoresque caresse votre regard  ! Pourquoi
ne
vous promenez-vous pas vous-même dans cette tenue  ? Ah, vous passez
votre tour ? Vous voudriez cependant que d’autres jouent
les marionnettes
dans le paysage afin de ne pas offusquer votre regard enivré d’homme de
lettres. Allez donc faire le fanfaron
devant monsieur le conseiller de
commerce, lui aussi aimerait voir des Alpes maintenues intactes dans leur
authenticité. Le
paysan a une mission plus haute à accomplir que de donner
du cachet à la montagne pour les touristes. C’est un dicton de bientôt
cent
ans déjà : le paysan n’est pas un jouet2 ! »
Je reconnais moi-même que les vieux costumes folkloriques me plaisent
follement. Cela ne me donne pas pour autant le droit
d’exiger de mon
prochain qu’il les revête pour mon bon plaisir. Le costume traditionnel,
vêtement figé dans une forme déterminée
qui n’évolue plus, est toujours le
signe que celui qui le porte a renoncé à changer de condition. Il est le
symbole de la
résignation. Il dit : mon propriétaire renonce fatalement à se
battre pour une meilleure place dans la lutte pour la vie,
il renonce
fatalement à progresser. Quand le paysan luttait encore avec énergie et
enthousiasme, qu’il était empli des espoirs les plus verdoyants, il ne lui
serait jamais venu à l’idée
d’enfiler le même veston que son grand-père
avait porté. Au Moyen Âge, pendant les guerres de paysans, à la
Renaissance, nul
n’était roidement attaché aux formes vestimentaires. La
différence entre la tenue du citadin et celle du paysan n’était que
le fait de
modes de vie différents. Il en allait jadis entre le citadin et le paysan comme
aujourd’hui entre le citadin et
l’exploitant agricole.
C’est à ce moment que le paysan a perdu son indépendance. Il est devenu
serf. Serf il devait rester, lui et les enfants de
ses enfants. À quoi bon se
serait-il alors efforcé de se distinguer au sein de son milieu par ses
vêtements, donc d’entreprendre
des modifications dans sa tenue  ? Cela
n’aurait servi à rien. La paysannerie s’est faite caste, tout espoir ayant été
retranché
au paysan de quitter cette caste. Les populations qui se sont
constituées en caste ont toutes ce trait en commun : un attachement
rigide,
millénaire, au costume traditionnel.
Puis le paysan s’est libéré. Seulement en apparence. Au fond de lui, il se
sentait toujours inférieur au citadin, le nouveau
seigneur. Les siècles de
servitude pesaient toujours par trop dans les membres du paysan.
Une nouvelle génération arrive. Elle a déclaré la guerre au costume
traditionnel. Dans ce combat, elle a un bon allié : la
batteuse. Quand celle-ci
fait son entrée quelque part, c’en est fini pour toujours du fatras pittoresque.
Il s’en retourne
à sa place : à la boutique de déguisements.
Ces paroles sont dures. Mais vous devez les entendre parce que se sont
formées en Autriche, conduites par un faux sentimentalisme,
des
associations désireuses de faire conserver au paysan la cicatrice de sa
servitude. Bien plus nécessaires seraient pourtant
des associations qui
s’engageraient dans la voie inverse. Car même nous citadins, nous sommes
encore bien loin de savoir nous habiller, nous habiller comme les autres
peuples civilisés. Sous le
rapport de l’apparence, nous sommes tout à fait
passables. Sur ce plan, nous pouvons rivaliser avec les autres. Nous
pouvons,
à condition de nous faire vêtir par un des grands couturiers
viennois, faire en sorte de passer pour des européens civilisés
sur le pavé
londonien, new-yorkais et pékinois. Mais gare à nous si notre tenue
s’effeuille et que nous nous retrouvons en
linge de corps ! On s’apercevrait
que nous n’endossons nos vêtements européens que comme un masque, car
en dessous, nous portons
toujours le costume national.
Ou l’un ou l’autre, nous devons choisir. Soit nous avons le courage de
suivre nos convictions en nous isolant du reste de
l’humanité, et nous
enfilons un costume national. Soit nous nous en tenons au reste de
l’humanité, et nous nous habillons
comme lui. Jouer aux hommes civilisés à
la mode de manière purement extérieure, vouloir tromper son monde avec
les seuls vêtements
que tout un chacun peut voir, voilà qui n’est
certainement pas élégant.
Alors que dans nos vêtements du dessus tout un monde nous sépare de
l’homme de la campagne, nos vêtements du dessous, notre
linge de corps,
lui, ne diffère en rien de celui du paysan. À Budapest on porte les mêmes
caleçons que le csikos3, à Vienne les mêmes que le paysan bas-autrichien.
Qu’est-ce alors qui nous sépare tellement des autres peuples civilisés
en
matière de linge de corps ?
Il s’agit du fait que nous sommes en retard d’au moins cinquante ans par
rapport à l’Angleterre, qui a fait gagner le linge
de corps tricoté dans le
combat qui l’opposait au linge de corps tissé. Pour les vêtements du dessus,
aucun bouleversement
majeur n’est à signaler au cours de ce siècle. Les
changements n’en sont que plus décisifs pour les vêtements du dessous. Il y
a cent ans encore, on s’enveloppait
entièrement dans de la toile. Mais au fil
de ce siècle, on a progressivement rendu son espace au fabricant de tricots.
Progressivement,
c’est-à-dire une partie du corps après l’autre. On a
commencé par les pieds, pour ensuite remonter. Aujourd’hui tout le bas
du
corps relève du travail du tricoteur, tandis que le haut du corps en est
toujours à la chemise en toile. On a commencé
par les pieds. Sur ce point,
nous avons fini par suivre. Même nous, nous ne portons plus de chaussettes
russes, mais des chaussettes
en maille. Mais nous portons encore des
caleçons en toile, articles qui ont déjà disparu en Angleterre et en
Amérique.
Si un homme des Balkans, où l’on ne porte toujours que des chaussettes
russes, venait à Vienne et se rendait dans une lingerie
pour acheter ses
chaussettes traditionnelles, on lui annoncerait cette chose inconcevable pour
lui que l’on ne vend pas de
chaussettes russes ici. On pourrait cependant les
lui commander. « Mais alors, que portent les gens ici ? — Des chaussettes
en maille. — En maille ? C’est fort inconfortable. Et bien trop chaud en été.
Plus personne ne porte donc de chaussettes russes  ?  —  Oh  !
si. Les
personnes très âgées. Mais les jeunes gens trouvent les chaussettes russes
inconfortables. » À contrecœur, le brave
homme des Balkans se décide alors
à faire un essai avec les chaussettes tricotées. Ainsi a-t-il gravi un nouvel
échelon de
la civilisation humaine.
Philippopolis4 est à Vienne ce que Vienne est à New York. Par
conséquent, essayons d’y acheter non des chaussettes russes, on ne nous
comprendrait
pas du tout, mais des caleçons en toile. Je dois prier le lecteur
de bien vouloir relire le précédent dialogue et de remplacer les mots
«  homme des Balkans  » par «  Viennois  » et «  chaussettes russes  »
par
« caleçon en toile ». Car c’est exactement comme ça que la conversation se
déroulerait. Je parle de ma propre expérience.
On a ainsi pu comprendre le
dialogue original, qui, avec les chaussettes russes, n’était intelligible que
par les personnes
rompues aux mœurs viennoises.
Que celui qui trouve les textiles tissés plus confortables que les textiles
tricotés puisse continuer d’en porter toute sa
vie. Car il serait absurde
d’imposer à des gens une forme culturelle qui contredise leur nature la plus
profonde. Le fait
est que la toile paraît de moins en moins commode à celui
qui se trouve au sommet de la civilisation. Nous devons donc attendre
qu’à
nous aussi, Autrichiens, la toile commence à nous sembler inconfortable. La
pratique croissante des exercices physiques,
du sport, qui vient
d’Angleterre, entraîne le rejet du linge en toile. Du reste, le plastron, le col
et la manchette empesés
sont des pièces effectivement peu propices au
sport. Le plastron non-amidonné est le précurseur du col non-amidonné.
Tous
deux ont pour mission d’ouvrir la voie à la chemise en jersey et à la
chemise en flanelle.
Les sous-vêtements en maille représentent toutefois un grand danger. En
réalité, ils ne sont destinés qu’aux personnes qui
ont prêté allégeance aux
principes de l’hygiène. Mais nombre d’Allemands croient qu’en portant du
linge en jersey, ils sont
par là même dispensés de se laver. De toute façon,
toutes les inventions destinées à se laver avec plus de parcimonie viennent
d’Allemagne. C’est d’Allemagne que sont venus le linge de corps en
celluloïd, le faux plastron et la cravate cousue sur un
plastron du même
tissu. C’est en Allemagne qu’est né le précepte selon lequel se laver ne
profite pas à la santé et selon lequel on peut porter une chemise en jersey
pendant plusieurs années : tant que notre entourage ne l’interdit
pas pour de
bon. L’Américain ne peut pas se représenter l’Allemand sans son faux
plastron amovible, certes éclatant de blancheur.
J’en veux pour preuve la
caricature qu’en font les journaux satiriques américains. On reconnaît
l’Allemand au pan de son plastron
qui s’échappe toujours de son gilet. Une
seule autre catégorie d’individus porte le faux plastron dans les caricatures
américaines :
le vagabond, le va-nu-pieds. Le faux plastron n’est vraiment
pas un symbole de pureté virginale. Il est d’autant plus fâcheux
qu’à
l’Exposition, cette pièce vestimentaire – qui donne un si triste témoignage
du niveau de civilisation d’un peuple  – ait
une place dans la partie où se
sont installés nos meilleurs couturiers. Le niveau d’élégance de toute la
section en est rabaissé.
Les « tailors and outfitters » représentent un nouveau type de commerce.
L’outfitter a dans son magasin tout ce qui compose le costume masculin. Sa
tâche n’est pas simple. Pour chaque article vendu, il doit
s’assurer que
l’acheteur produira une impression d’élégance. Dans un bon magasin de
vêtements bien approvisionné, on doit
être en mesure de piocher les articles
les yeux fermés sans jamais pouvoir trouver quoi que ce soit de mauvais
goût, d’inélégant.
L’outfitter n’a pas le droit de faire la moindre concession
à la masse. Dire qu’il en faut pour tous les goûts ne doit jamais servir
d’excuse à un magasin de premier rang. Il n’a jamais droit à l’erreur. Si un
jour il en commet une, il a l’obligation envers
ses clients de retirer l’article
concerné.
Il est difficile de conquérir la première place dans le domaine de la mode,
mais plus difficile encore de s’y maintenir. Et
pourtant, seule la plus petite
partie des articles est produite dans l’atelier d’un outfitter. C’est avant tout
un commerçant. Son rapport avec le fabricant est semblable à celui du
directeur de galerie d’art avec l’artiste.
Comme lui, il s’engage à
sélectionner le meilleur dans l’abondance de la création. Il y a de quoi
remplir une existence humaine
avec un tel travail.
Il faut le dire quand on est submergé comme je le suis de courriers
anonymes qui « soupçonnent » pour la plupart que le commerçant
que j’ai
favorablement critiqué ne confectionne pas lui-même ses produits. Même si
je remarquais une irrégularité à ce propos
–  ce n’est pas le cas  –, je ne
pourrais tout de même pas m’occuper de vérifier la provenance des articles.
Je ne suis pas
détective. Peu m’importe où ils sont produits. L’essentiel est
que le commerçant puisse proposer des articles ainsi confectionnés.
Maintenant, qu’il tienne son propre atelier ou qu’il partage le travail avec
un autre ne change rien aux objets. Mes remarques
ne valent que pour ces
derniers.
Il est affligeant de trouver autant de cravates pré-nouées chez les
nombreux exposants en mode féminine. Déjà chez l’homme
ces drôles
d’accessoires sont parfaitement vulgaires. Le ruban de cou qui présente un
nœud ou une boucle devant pour s’attacher
derrière appartient à la rubrique
du linge en papier et des faux brillants. Je ne dirai mot de ces cravates qui
font deux
fois le tour du cou et qui cherchent à faire bel effet à coup de
morceaux de carton recouverts de soie et autres «  inventions
révolutionnaires » : les tours de cou favoris de nos élégants des faubourgs.
Quoi qu’il en soit, que nos filles et nos femmes
viennoises aient recours à
de tels succédanés pour attacher une boucle montre que le chic viennois tant
vanté est en passe
de disparaître. J’aimerais voir un magasin à Vienne dont
le propriétaire, à qui l’on demanderait des cravates pré-nouées,
répondrait
avec fierté  : «  Des cravates pré-nouées  ? Non  ! Nous n’en vendons
pas ici ! »

1 « Wäsche », Neue Freie Presse, Vienne, 25 septembre 1898.


2 « Le paysan n’est pas un jouet » : citation extraite d’une ballade du poète franco-allemand
Adelbert von Chamisso (1781-1838),
«  Le jouet des géants  ». Dans ce poème inspiré de la
légende du Nideck, un chevalier géant réprimande sa fille qui se sert
d’un paysan comme d’un
jouet vivant. Sous ce prétexte, Chamisso fait l’éloge de la classe paysanne, sans laquelle
l’humanité
ne pourrait pas se nourrir.
3 Gardien de chevaux hongrois.
4 Ancien nom de Plovdiv (Bulgarie).
MODE FÉMININE1

Ô mode féminine  ! Atroce chapitre de l’histoire des civilisations  ! Tu


racontes les désirs secrets de l’humanité. Quand on
parcourt tes pages,
l’âme tressaille à la vue des aberrations les plus épouvantables et des vices
les plus inouïs. On entend
les gémissements d’enfants abusés, les plaintes
de femmes maltraitées, les cris inhumains de personnes mises à la torture,
les hurlements de ceux qui périrent sur le bûcher. Les fouets claquent, et
l’air se charge de l’odeur de roussi qu’exhale
la chair brûlée. La bête
humaine…2
Non, l’homme n’est pas une bête. La bête aime, elle aime simplement et
comme la nature le lui a prescrit. L’homme, lui, maltraite
sa nature, et du
même coup l’éros qui est en lui. Nous sommes des animaux que l’on a
parqués dans des étables, des animaux
que l’on prive de leur nourriture
naturelle, des animaux qui doivent aimer sur commande. Nous sommes des
animaux domestiques.
Si l’homme était resté bête, l’amour gagnerait son cœur une fois l’an.
Mais notre sensualité péniblement refrénée nous dispose à l’amour à tout
moment. On nous a volé le printemps. Et notre sensualité n’est pas simple,
mais compliquée,
elle n’est pas naturelle, mais anti-naturelle.
À chaque siècle, à chaque décennie même, cette sensualité anti-naturelle
éclate d’une manière différente. Elle flotte dans
l’air et nous contamine.
Tantôt elle se propage comme une peste que l’on ne peut pas cacher, tantôt
elle se répand à travers
le pays comme une épidémie invisible et ceux qui
sont touchés parviennent à la dissimuler. Tantôt les flagellants parcourent
le
monde et les bûchers s’embrasent lors de fêtes populaires, tantôt l’envie
s’insinue dans les replis les plus enfouis de
l’âme. Mais quoi qu’il en soit :
le marquis de Sade, l’acmé de la sensualité de son époque, dont l’esprit a
conçu les martyres
les plus prodigieux que nous puissions imaginer, et la
chère enfant au teint pâle, qui se sent soulagée quand elle écrase
une puce,
appartiennent à la même espèce.
La part noble de la femme n’aspire qu’à une chose  : s’imposer devant
l’homme grand et fort. Ce désir ne peut véritablement
se réaliser que si la
femme conquiert l’amour de l’homme. L’amour lui assujettit l’homme. Cet
amour n’est pas naturel. Si
c’était le cas, la femme accosterait l’homme
entièrement nue. Mais une femme nue n’a pas d’intérêt pour l’homme.
C’est un
spectacle qui peut certes enflammer son amour, mais non le
conserver.
On vous a sûrement raconté que c’est la pudeur qui a imposé la feuille de
vigne à la femme. Erreur ! L’homme primitif ne connaissait
pas la pudeur,
ce sentiment forgé à force de peine et de raffinement. La femme s’est vêtue,
elle est devenue une énigme pour
l’homme, afin d’établir dans son cœur le
désir d’en trouver la clef.
L’éveil de l’amour est la seule arme tangible que possède la femme dans
la guerre des sexes. Mais l’amour est enfant de la concupiscence. Susciter la
concupiscence et l’envie de l’homme, tel est l’espoir de la femme.
L’homme peut posséder
la femme grâce à la position qu’il a acquise dans la
société humaine. Il est animé par un besoin de distinction, y compris
dans
son habillement. Un barbier aimera toujours ressembler à un comte. En se
mariant, la femme obtient son rang social par
le biais de l’homme, peu
importe qu’elle soit cocotte ou princesse. Elle abandonne complètement la
position qui était la sienne.
Par conséquent la femme est contrainte de porter des vêtements qui
s’adressent à la sensualité de l’homme, sans savoir que
cette sensualité est
pathologique, rendue telle par la culture de son époque.
Le vestiaire masculin change de manière à ce que les masses, dans leur
besoin de distinction, se ruent sur le nouveau modèle
élégant et lui fassent
perdre sa valeur, obligeant ainsi les personnes vraiment distinguées –  ou
mieux : celles que le plus
grand nombre tient pour distinguées – à se tourner
vers de nouveaux modèles pour marquer leur différence. En revanche, les
évolutions dans le vestiaire féminin ne sont dictées que par les évolutions
de la sensualité.
Or la sensualité ne cesse d’évoluer. Certains vices particuliers prolifèrent
généralement à une époque pour ensuite laisser
la place à d’autres. Les
infractions recensées par les articles 125 à 133 de notre code pénal
constituent le plus fiable journal de mode. Je n’irai pas chercher loin. À la
fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts, la
littérature produite
par le courant fondé sur l’exactitude réaliste débordait
de descriptions de beautés plantureuses et de scènes de flagellation.
Je
n’évoquerai que les noms de Sacher-Masoch, Catulle Mendès, Armand
Silvestre. Presque aussitôt, on a exprimé ostensiblement
dans les vêtements
cette exubérance de formes, cette pleine féminité. Celles qui n’étaient pas
faites ainsi devaient en donner l’illusion : ainsi la robe à tournure.
Puis est
arrivée la réaction. L’appel à la jeunesse a retenti. La femme-enfant a fait
son entrée dans la mode. On s’est épris
de jouvence. On a sondé la psyché
des jeunes filles et on l’a chantée (Peter Altenberg3). Les Barrison dansaient
sur scène et dans la tête des hommes4. C’est à ce moment que la toilette de
la femme a perdu ce qu’elle avait de féminin. La femme faisait comme si
ses hanches
n’existaient plus ; les formes prononcées, qui autrefois faisaient
sa fierté, l’incommodaient désormais. Quant à la tête,
la coiffure et les
manches amples lui donnaient une allure enfantine. Mais ces temps aussi
sont révolus. On m’objectera qu’en
ce moment même, les procès d’assises
pour crimes envers des enfants se multiplient de la plus effrayante manière.
Je le sais.
C’est la meilleure preuve que ces vices disparaissent de la haute
société pour migrer vers les classes plus basses. Car la masse,
elle, n’a pas
les moyens d’échapper à cet échauffement des sens.
Une tendance majeure a traversé ce siècle. La verdeur n’a cessé de
l’emporter sur la maturité. Le printemps est la saison
qui a reçu toutes les
faveurs. Les peintres floraux des époques précédentes n’avaient jamais
peint aucun bourgeon. Les beautés
de métier à la cour des rois de France
n’atteignaient pas la fleur de l’âge avant leur quarantième année.
Aujourd’hui, ce
moment dans le développement féminin est descendu, y
compris pour les hommes qui s’estiment parfaitement normaux, à vingt
ans.
Pour cette raison, chaque femme choisit les vêtements qui présentent toutes
les caractéristiques de la jeunesse. En voici
une preuve : étalez côte à côte
les photographies d’une femme datant des vingt dernières années. Elle
s’écriera : «  Comme
j’avais l’air vieille il y a vingt ans  !  » Et vous serez
vous-même obligé de le reconnaître  : c’est sur le dernier portrait
qu’elle
paraît le plus jeune.
Comme je l’ai déjà souligné, il existe aussi des tendances parallèles. La
plus importante d’entre elles, qui n’est pas près
de s’achever, et qui est aussi
la plus forte parce qu’elle se propage depuis l’Angleterre, est celle inventée
par les raffinés
Hellènes : l’amour selon Platon ; la femme conçue comme
seulement un bon camarade pour l’homme. On n’a pas manqué de faire
la
part de cette tendance, qui a entraîné la création du tailor made costume, le
costume féminin fait par un tailleur pour hommes. Parmi la classe sociale
dans laquelle une femme aussi se doit d’être
bien née, parmi la haute
noblesse, où l’extraction de la femme a encore une signification après
plusieurs générations, on
peut remarquer un mouvement d’émancipation par
rapport à la mode féminine dominante, puisque seule y compte l’élégance.
Qu’on ne s’étonne pas si les mots
nous manquent pour admirer la simplicité
qui règne dans l’aristocratie.
Il découle de ce qui a été dit qu’en mode masculine celui qui donne le ton
est l’homme qui possède le rang social le plus
élevé, tandis qu’en mode
féminine celle qui donne le ton est la femme qui sait le mieux en son
instinct éveiller la sensualité :
la cocotte.
Les vêtements de la femme diffèrent en apparence de ceux de l’homme
par un recours privilégié aux ornements et aux couleurs,
et par la jupe
longue qui couvre entièrement les jambes. Ces deux éléments nous
montrent que la femme est largement restée
en marge du progrès dans les
derniers siècles. Aucune période culturelle n’a connu plus grande différence
entre les vêtements
de l’homme libre et de la femme libre que la nôtre. À
des époques antérieures, l’homme portait lui-même des vêtements colorés
et richement ornés dont l’ourlet allait jusqu’au sol. Le développement
grandiose dont notre civilisation a bénéficié durant
ce siècle a triomphé,
avec bonheur, de l’ornement. Je dois me répéter : plus une civilisation est
primitive, plus elle use
de l’ornement. L’ornement est chose à éradiquer. Le
Papou et le bandit décorent leur peau. L’Indien recouvre son aviron et
son
bateau d’une multitude d’ornements5. La bicyclette et la machine à vapeur
ne portent, elles, aucun ornement. La civilisation qui suit la voie du progrès
épargne
tous les objets du lot de l’ornementation.
Les hommes qui veulent accuser leur appartenance à des temps passés
s’habillent, aujourd’hui encore, avec de l’or, du velours et de la soie  : ce
sont les magnats ou le clerc. Les hommes qu’on veut priver de cet acquis de
la modernité
qu’est l’autodétermination, on les habille avec de l’or, du
velours et de la soie : ce sont les laquais ou le ministre. Le
monarque lui-
même doit s’envelopper d’hermine et de pourpre à certaines occasions, que
cela soit à son goût ou non : n’est-il
pas le premier serviteur de l’État ? Et
au soldat aussi on exalte le sentiment de la servitude, en le vêtant d’un
uniforme
coloré et chamarré d’or.
La longue robe qui tombe jusqu’aux chevilles est l’emblème commun de
ceux qui ne pratiquent aucun travail physique. Lorsque
l’activité physique
et lucrative était encore inconciliable avec un lignage noble, le seigneur
portait la robe longue, le
valet le pantalon. Il en va toujours ainsi en Chine :
entre le mandarin et le coolie. De même que, chez nous, le clerc souligne le
désintéressement constitutif de son activité en portant la soutane. L’homme
de la haute société a amplement acquis le droit
de travailler librement,
pourtant, lors des occasions festives, il continue de porter un vêtement qui
descend jusqu’aux genoux :
la redingote.6
L’homme aussi a dû se battre pour obtenir le droit à porter le pantalon.
L’équitation, activité purement physique mais qui
ne procure aucun gain
matériel, a été la première étape. C’est à la chevalerie florissante et éprise
de chevauchées du xiiie  siècle que les hommes doivent de porter des
vêtements qui n’enveloppent plus le pied. Le xvie siècle, où l’équitation est
passée de mode, ne pouvait plus leur retirer cet acquis. Ce n’est que dans
les cinquante dernières années que la femme a acquis le droit à l’éducation
physique. Le processus est analogue : comme le cavalier au xiiie  siècle, la
bicycliste obtient au xxe  siècle la possibilité de porter des vêtements qui
n’enveloppent pas le pied, tel le pantalon. C’est un premier pas vers
l’approbation
par la société du travail des femmes.
La part noble de la femme n’aspire qu’à une chose  : s’imposer devant
l’homme grand et fort. Ce désir ne peut véritablement
se réaliser que si la
femme conquiert l’amour de l’homme. Mais nous allons au-devant d’une
nouvelle époque, aux dimensions
plus grandes. L’indépendance de la
femme, acquise non plus par l’appel à la sensualité, mais par le travail,
suscitera l’égalité
avec l’homme. Les jugements de valeur que l’on portera
sur la femme ne suivront plus les variations de la sensualité. Alors
l’empire
du velours et de la soie, des fleurs et des bandeaux, des plumes et des
couleurs déclinera. Et tout cela disparaîtra.

1 « Damenmode », première publication inconnue (1898) ; il a été repris dans Dokumente


der Frauen, Vienne, 1er mars 1902.
2 En français dans le texte.
3  Peter Altenberg (1859-1919)  : écrivain autrichien, auteur notamment des Esquisses
viennoises, témoignage acerbe sur les mœurs de son époque. C’était un ami intime de Loos. Il
n’hésitait pas à lui reprocher son obsession
de la mode, comme dans cette lettre d’insulte écrite
en 1906 après que Loos lui eut envoyé un complet-veston :
« Tu ne voulais pas me faire plaisir avec ce nouveau costume, me rendre un gentil service, tu
voulais seulement, dans un geste de tyrannie insolente, forcer mon goût sacro-saint à se
conformer au tien, dépravé, minable, pourri, fou, aberrant, copié sur ces imbéciles d’Anglais
et d’Américains !!! Alors goûte ça maintenant !!! Esclave des peuples étrangers !!! Je me fous
de ton complet Lovath, puisque c’est ainsi qu’on appelle cette « saloperie verte » que portent
maintenant tous les crétins de Saint-Moritz  ! La «  mode  » est la plus grande folie jamais
inventée par les hommes, qui étaient déjà suffisamment fous sans elle. Moi, tu ne me
crétiniseras pas, toi le fanatique de la mode, le plus snob d’entre les snobs ! »
4 Les Barrison étaient un groupe de cinq sœurs devenues célèbres en Amérique et en Europe
dans la dernière décennie du xixe  siècle pour leurs spectacles de music-hall au caractère
grivois.
5 Ces trois exemples seront repris dans la rhétorique d’«  Ornement et crime  » (in Malgré
tout, éd. Champ Libre, Paris, 1979, p. 198).
6 N.D.A. Dans ces milieux, la femme n’a toujours pas droit à une véritable activité lucrative.
Dans les couches de la société où elle
a obtenu le droit de travailler, elle porte, elle aussi, le
pantalon. Que l’on songe à la travailleuse belge au fond des mines,
à la vachère des Alpes, à la
pêcheuse de crevettes de la mer du Nord.
LA FEMME ET LA MAISON1

Du nord au sud, de l’Orient à l’Occident, rayonne la gloire de la


ménagère allemande. Elle tricote les chaussettes de sa propre
main, elle est
abonnée à Die Gartenlaube2, elle époussette les meubles. Et à une heure
tapante, quand il faut passer à table pour déjeuner, le bœuf cuit déjà à gros
bouillons dans la cuisine depuis huit heures du matin et les œufs sont battus
dans la farine pour le strudel aux pommes depuis
peut-être plus tôt encore.
C’est qu’il faut du temps pour faire tous ces régals avec lesquels on nourrit
l’époux allemand.
Les maris allemands apprendront avec satisfaction que leurs confrères
français, anglais et américains ne sont pas si bien
lotis. Si, si, tout
particulièrement les Américains ! On connaît ces gens. Toute la journée ils
gisent dans leur fauteuil
à bascule à fumer des cigarettes. Et que reçoivent-
ils à manger, les malheureux ? Au lieu du bon bœuf tendre bouilli pendant
cinq heures, ces pauvres hères ont du steak au repas tous les jours  !
Beefsteak, vealsteak, muttonchops, coteletts et autres lambeaux de viandes
cuits en cinq minutes, simplement en les jetant sur le gril !
Même pour tricoter des chaussettes, les Américaines sont trop
paresseuses. Elles les achètent toutes faites. Elles ne reprisent
même pas les
vêtements de leurs enfants. Si quelque chose est déchiré, on le rachète
aussitôt. Elles ne vont pas non plus
au marché. Elles se font tout livrer chez
elles et règlent la somme totale. Oh ! les dépensières ! On peut en revanche
tenir
notre ménagère en haute estime. Elle est capable de consacrer une
journée entière, si cela en vaut la peine, à aller acheter
une livre de farine
deux kreutzers moins cher.
J’ai eu l’occasion de vérifier personnellement ces turpitudes ménagères.
Seule l’histoire du fauteuil à bascule et des cigarettes
n’était pas exacte. En
effet, les fauteuils à bascule Américains ne ressemblent pas tout à fait à ce
que nous désignons sous
ce terme, et là-bas les cigarettes sont méconnues
des femmes. Un homme n’oserait même jamais fumer en compagnie de
dames.
Comment est il possible qu’à l’exception de ce détail, tous les autres
défauts que nous attribuons à l’Américaine soient vrais ?
J’y ai longuement
réfléchi. J’ai enfin trouvé la réponse. Que ferait la véritable ménagère
allemande, j’entends celle dont
nous sommes fiers et non sa sœur dénaturée
qui a déjà commencé à lentement s’américaniser, que ferait cette véritable
ménagère
allemande restée authentique si elle ne pouvait pas parcourir des
kilomètres en omnibus pour trouver des prix plus avantageux,
si elle ne
tricotait pas de chaussettes, si elle ne pouvait pas mettre l’eau à bouillir au
petit matin, être abonnée à son
hebdomadaire  ? Elle serait condamnée à
employer sa vie à ne rien faire. Et ne rien faire, cela signifie pour elle
traînasser et fumer des cigarettes.
Cependant, l’Américaine est loin d’être oisive. Elle fait en sorte de
s’occuper en dehors des tâches que nous avons mentionnées.
Elle dessine,
elle peint. Elle est abonnée à The Studio3. Elle exerce son œil. L’homme n’a
pas le temps pour ce genre de choses. Il doit penser aux affaires.
Exactement comme chez
nous. Mais puisque chez nous la femme non plus
n’a pas le temps pour cela, nous nous retrouvons incapables de démêler la
moindre
question à caractère artistique. Or ces questions surviennent en
nombre dans la vie domestique. Tel jour il faut installer
un nouveau four, tel
autre retapisser la pièce. Tantôt les meubles ont besoin d’être revernis,
tantôt on doit acheter un cadeau
d’anniversaire à la tante. Pour cela, il faut
effectivement se reposer sur le vendeur. Mais c’est un cauchemar de devoir
réaménager
une pièce, un logis. C’est un cauchemar pour le couple qui
devait posséder l’ambition de se meubler par lui-même. Doit-on
prendre
celui-ci ou doit-on prendre celui-là  ? Quel enchantement quand, finissant
par perdre courage, on appelle le tapissier,
qui vient à notre secours tel un
chevalier blanc et résout ces questions en appliquant le schéma qu’il a
soigneusement mis
au point pour satisfaire tout le monde. Comme on ne
nous a jamais appris à nous servir de nos yeux, nous nous trouvons heureux
du résultat. Quand on est aveugle, cela revient au même que la pièce soit
tapissée de rouge ou de vert.
L’Américaine n’est pas aveugle. En dessinant, elle s’est familiarisée avec
les formes, en peignant, avec les couleurs. Si elle doit acheter quelque
chose, elle ne se casse pas la tête. Elle sait ce qu’il lui faut ; elle sait ce
dont
sa pièce a besoin. Ce tempérament sûr de lui se remarque même à son
salon. Là ne pénètre aucun tapissier. Et quelles
couleurs n’a-t-il pas ! Si on
apprend à reproduire sur la palette les teintes qui se trouvent dans la nature,
si on le fait
honnêtement et que l’on ne peint pas avec des teintes déjà
inventées par des peintres célèbres, alors s’ouvre à nous un nouveau
monde
de couleurs et de valeurs tonales. Le monde nous apparaît sous un nouvel
éclat  ; et ceux qui ont, à la place de globes
oculaires bien vivants, un
appareil photo dans la tête peuvent continuer à goguenarder autant qu’ils le
veulent sur les arbres
bleus et les ciels rouges. Quand une faim de couleurs
s’empare de nous, nous pouvons l’apaiser sans crainte, tandis que les
aveugles risquent fort d’y attraper une indigestion. Si l’on n’a pas pour ça
une certaine sensibilité, on ne peut pas manier
les couleurs sans courir le
danger de commettre une faute de goût.
On s’est copieusement moqué du dilettantisme des beaux-arts. On veut
même y déceler un égarement. Quelle courte vue ! Cela
a peut-être été un
égarement pour Beethoven et Wagner de jouer du piano ? Si quelqu’un y a
subi quelque dommage, c’est tout
au plus le cher voisin. Mais même lui
n’entre plus en compte dans le cas des arts plastiques.
Même si les beaux-arts ne sont pas au nombre de ses compétences, nous
ne saurions nous passer de l’aide de notre femme dans
l’aménagement d’un
intérieur. La femme doit plus souvent que l’homme traiter avec les couleurs.
Ses vêtements en ont gardé
quelques-unes. Le souci constant qu’elle
accorde aux couleurs dans son habillement maintient en elle cette sensibilité
chromatique,
qui échappe complètement à l’homme, toujours vêtu de
sombre. Et au tapissier aussi, car celui-ci n’a pas appris à manipuler de
véritables couleurs, mais plutôt ce que
ces couleurs sont devenues après un
siècle d’usure et de salissure. Du vert on a fait du vert olive, du rouge on a
fait du
rouge brun. Et nous avons pataugé dans cette sauce tapissière vert
olive et rouge brun pendant un siècle entier.
Résumé : l’Autrichienne essaye de retenir son mari au sein de la famille
avec de la bonne cuisine, l’Américaine et l’Anglaise
avec un foyer agréable.
Elles parent ainsi à l’ennemi que possède la vie de famille dans chacun de
ces différents pays. Ici
c’est la taverne, là-bas c’est le club.
Avec le temps, il a fini par venir au mari allemand des besoins de mari
anglais. Lui aussi veut posséder une maison confortable.
Et sur ce point nos
ménagères feront bien de s’américaniser. Une publication viennoise les y
aide. Il s’agit de Die Wiener Mode, le seul journal qui prenne entièrement
en compte le mouvement de modernité qui anime les arts appliqués, tant
qu’il s’agit
de travaux manuels pour les femmes. C’est le seul en langue
allemande. De pair avec le magasin de tapisserie Ludwig Novotny,
il a
suscité un chamboulement dans le domaine des ouvrages à l’aiguille.
L’entreprise Ludwig Novotny s’est brillamment illustrée à l’Exposition.
Elle a apporté la preuve que la broderie, jusqu’à
présent parent pauvre de
nos arts décoratifs – souvenons-nous seulement de nos anciens salons, qui
donnaient l’impression
d’être des musées du crochet  –, pouvait aussi être
abondamment utilisée dans la pièce principale. Novotny a en effet exposé
toute une pièce –  j’ose à peine le dire, mais courage  !  – en style anglais
décorée presque intégralement de broderies. Bien
que ce ne fût qu’un objet
d’exposition, la pièce faisait une impression exceptionnellement
chaleureuse et confortable. Cela sautait aux yeux : une femme régnait en ce
lieu. Et c’est la vérité. Les pièces familiales doivent toujours
avoir quelque
chose de féminin. Ce que le tapissier peut difficilement accomplir. Veut-il
être féminin, il finit toujours
par donner à la pièce des allures de lupanar.
Chaque femme est en mesure de conférer à sa maison la bonne tenue
bourgeoise
qu’elle réclame.
Aux activités de la femme s’est ajoutée très récemment la confection de
tapis. Nous avons vu ces dernières années des tentatives
modernes fort
malheureuses. À la dernière exposition de Noël, on nous demandait de
marcher sur une scène de dragons combattant.
Il y a quarante ans, c’étaient
des lions combattant. On le voit  : la forme a changé, l’esprit est resté.
Morris4, le grand réformateur des arts décoratifs, s’est également essayé aux
tapis. Il a eu beau s’efforcer d’y apporter de l’originalité,
ce n’étaient
toujours que de nouveaux tapis orientaux. En effet, le tapis oriental est
l’apothéose du revêtement de sol. Sans
décorations figuratives, sans
ornements envahissants, utilisant tout le spectre des couleurs, abandonnant
tout effet de distance
ou de proximité, c’est le tapis par excellence. On en a
vu des versions modernes chez Orendi, fabriquées par Ginzkey dans
son
usine de Maffersdorf5. Vivat sequens !6
Le foyer allemand reste fort éloigné du splendide idéal anglais. Notre
peuple chante des chansons de marche, des chansons
de randonnée et des
chansons d’amour. Une chanson comme le « Home, Sweet Home » anglais
lui est inconnue. Il est impossible de rendre en allemand un terme comme
homelike. Chez nous, point de homefeeling. Les enfants sont certes attachés
à leur famille, mais non aux quatre murs de leur maison. Lors des
déménagements, aucun
membre de la famille n’est mélancolique. Au
contraire. On se réjouit à l’avance du nouveau logis, dont on espère qu’il
nous
apportera de meilleurs voisins et une meilleure concierge. C’est là
l’essentiel. Personne ne pense au fait qu’avec son propre
chez-soi, son
propre jardin, tous ces désagréments disparaîtraient. Mais notre époque a un
besoin impérieux de lieux où l’on
se sente chez soi. Si seulement cette
maladie anglaise pouvait aussi s’emparer de nous  ! De nos jours le désir
d’avoir son
propre foyer est l’unique motif en vue duquel on se marie. On
peut tout offrir à un jeune célibataire d’aujourd’hui, sauf
une chose  : un
chez-lui.

1 « Die Frau und das Haus », Neue Freie Presse, 3 novembre 1898.
2 Die Gartenlaube : « La Tonnelle », célèbre hebdomadaire familial allemand qui parut de
1853 à 1944. Quand Loos écrit cet article, le journal
connaît l’apogée de son succès avec un
tirage à plusieurs millions d’exemplaires.
3 The Studio : magazine illustré britannique consacré aux arts décoratifs qui parut de 1893 à
1964. Loos fait ici référence à son édition
américaine lancée en 1897.
4 William Morris (1834-1896) : homme de lettres et créateur britannique, qui s’illustra aussi
bien par ses travaux littéraires
et politiques que dans le domaine de la mode et du design.
5 Localité située au nord de l’actuelle République tchèque.
6 « Que cela continue ! »
Extraits des deux numéros de

DAS ANDERE

Journal destiné à introduire la culture


occidentale en Autriche :
écrit par Adolf Loos1

Culture occidentale

Mon oncle est horloger à Philadelphie, Chestnut Street, entre la huitième


et la neuvième rue. Ce quartier correspond à celui
de notre Kärntner
Strasse. Lorsque je lui rendis visite en Amérique, il habitait une maison sur
Park Avenue.
Sa femme, ma tante, est américaine de naissance. Elle avait un frère,
l’oncle Benjamin, qui exploitait des terres agricoles
à la périphérie de la
ville. Je logeais chez mon oncle. Un jour, on me dit d’aller rendre visite à
l’oncle Benjamin et à la
tante Anna, sa femme. L’un de mes nombreux
cousins fit le voyage avec moi. Nous avons pris le train, puis nous avons
marché
une heure.
Maintes villas bordaient la route, d’adorables maisonnettes à un étage
avec tourelle, pignon et vérandas. C’étaient les maisons
des fermiers.
L’une d’entre elles était celle de l’oncle Ben. Nous entrâmes, et la tante
Anna fut enchantée de faire la connaissance du
«  cousin from Europe  ».
Autrichien de surcroît. Elle était même allée en Autriche deux années
auparavant, au cours d’un voyage en Europe.
Elle portait une jupe en toile de coton, un chemisier blanc et un tablier
blanc. C’était une adorable vieille femme sans enfants,
toujours affairée,
avec une raie au milieu des cheveux. Il fallait passer à table, elle apporta le
porridge qu’elle avait
préparé elle-même. Puis nous sommes partis aux
champs à la recherche de l’oncle Ben. Au bout d’un quart d’heure, nous
avons
vu un vieux monsieur assis par terre en train d’arracher des oignons.
Il portait de hautes bottes, un pantalon en coutil,
une chemise en flanelle de
couleur vive et un chapeau semblable à ceux que portaient chez nous les
maîtres nageurs. C’était
l’oncle Ben.
Quatre semaines plus tard mourait le cousin qui m’avait accompagné
chez l’oncle Ben, du typhus. On attendait la venue de tous
les parents de ma
tante. Tous allaient venir de leur campagne pour rendre les derniers
honneurs à leur défunt neveu.
Deux heures avant l’enterrement, on me pria d’aller en ville chercher des
crêpes de deuil.
Quand je me suis installé dans l’omnibus, sur le chemin du retour, une
élégante dame d’un certain âge, elle aussi en deuil,
vint me saluer. Elle
entama la conversation, suscitant ainsi mon désarroi. Il me semblait en effet
qu’elle se méprenait sur
mon identité, puisque je n’avais, pendant les six
semaines qu’avait duré mon séjour, fait la connaissance de personne. Et
j’essayai de le lui expliquer au moyen de mes faibles connaissances
linguistiques en anglais.
Elle continua de parler jusqu’à  : mais oui  ! bon sang, c’était elle  ! La
tante Anna  ! La fermière  ! L’épouse du cultivateur
américain  ! J’invoquai
en guise d’excuse le changement dans sa toilette. Oui, dit-elle, cette robe
vient de Vienne justement, de chez Drecoll2.
À notre arrivée, les proches étaient réunis pour les funérailles. Je n’aurais
pas non plus reconnu l’oncle Ben. Le haut-de-forme
entouré d’un large
crêpe, la redingote idéalement élégante et un pantalon étroit que je tenais
pour démodé en comparaison
de mon pantalon large (c’était en 1893). C’est
seulement plus tard que j’ai su qu’il ne portait pas « encore », mais « déjà »
un pantalon étroit. Il valait cependant mieux pour moi l’ignorer à l’époque.
Car je m’y agrippais, à ce pantalon étroit. Sans
lui, ma fierté d’Européen se
serait complètement mise en pièces.
Quand chez nous, au bout d’une heure en chemin de fer et d’une heure à
pied, on entre chez un fermier, on rencontre des gens
qui nous sont des
personnes étrangères, qui viennent de contrées situées à des milliers de
lieues par-delà les mers. Nous
n’avons rien en commun avec eux. Nous
voulons leur dire quelque chose d’agréable, ils prennent cela pour une
moquerie. Nous
disons quelque chose de grossier, d’inconvenant, et nous
sommes gratifiés d’un sourire reconnaissant. Ils s’habillent différemment,
mangent des plats qui paraissent sortir du restaurant chinois d’une
exposition universelle et célèbrent leurs fêtes d’une
manière qui vous
amusera autant qu’un défilé de Cinghalais si vous n’êtes pas rompus aux us
de la campagne.
Cette situation est indigne. Des millions d’Autrichiens sont exclus des
bienfaits de la civilisation. Si notre population
rurale revendiquait
soudainement l’intégralité des mêmes droits sociaux que les citadins, elle se
ferait traiter comme les nègres en Amérique. J’ai vu un paysan en culotte de
cuir se faire refuser un café dans un salon de thé.
L’homme qui détient la culture occidentale est en mesure de s’adapter
immédiatement à la culture que nous venons d’évoquer,
qui correspond à un
type de terrain précis, à une activité précise et à un climat précis. Tout
Viennois sait enfiler des chaussures
à clous, une culotte de peau et une veste
en loden quand il va à la montagne. Mais l’habitant des Alpes ne sait pas
porter
de redingote et de haut-de-forme quand il se rend en ville. Je dis
bien : quand il se rend en ville. Sinon je sais que des
plaisantins viendront
m’accuser d’attendre du paysan qu’il cultive son champ en chaussures
vernies, frac et claque.
On ne prend pas le paysan au sérieux. Sinon on ne verrait pas des gens
partir en campagne pour le maintien des costumes traditionnels.
Mais de
même que « charity begins at home3 », de même on est en droit d’attendre
d’eux qu’ils revêtent ces douteuses productions esthétiques eux-mêmes.
J’aimerais bien
les y voir. Quoi qu’il en soit, il est injuste d’exiger que
quatre-vingts pour cent de la population autrichienne continuent
à être tenus
pour des hommes de second rang. Je n’ai jamais entendu de Juifs habillés à
l’européenne revendiquer le maintien
du caftan pour les Juifs de Galicie.
On m’a dit un jour que l’homme qui est incapable d’ôter sa culotte de
cuir est plus facile à gouverner que celui qui sait
troquer la queue-de-pie
contre la culotte de cuir. Je réponds que c’est faux.

Le sellier

Il était une fois un maître sellier. Un artisan qui travaillait ferme et bien.
Il fabriquait des selles qui n’avaient rien
de commun avec les selles des
siècles précédents. Ni non plus avec les selles turques ou japonaises. Des
selles modernes donc.
Seulement, lui ne le savait pas. Il savait simplement
qu’il faisait des selles. Aussi bien qu’il le pouvait.
Au même moment, on vit apparaître en ville un curieux mouvement. On
l’appelait la Sécession. Elle voulait qu’on ne fabrique
plus que des objets
fonctionnels qui soient modernes.
Lorsque le maître sellier en eut vent, il prit sa meilleure selle et l’amena
chez l’un des chefs de file de la Sécession.
Il lui dit  alors  : «  Monsieur le professeur  » –  il l’était en effet, car les
meneurs de ce mouvement furent faits professeurs
sur le champ  –
«  Monsieur le professeur  ! J’ai entendu parler de vos revendications. Moi
aussi, je suis un homme moderne.
Moi aussi, j’aimerais travailler de façon
moderne. Dites-moi : cette selle est-elle moderne ? »
Le professeur examina la selle et lui tint un long discours, dont il ne saisit
guère que les mots  : «  art en artisanat  »,
«  individualité  », «  modernes  »,
«  Hermann Bahr4  », «  Ruskin  », «  arts appliqués  », etc., etc. Mais la
conclusion tomba : non, ce n’était pas une selle moderne.
C’est humilié que le sellier sortit de là. Il réfléchit, travailla et réfléchit de
nouveau. Mais aussi dur s’ingéniait-il
à répondre aux hautes exigences du
professeur, il finissait toujours par confectionner la selle qu’il faisait déjà
avant.
Affligé, il s’en retourna chez le professeur. Il laissa éclater sa peine. Le
professeur regarda les tentatives de l’artisan
et déclara  : «  Mon cher, le
problème est que vous n’avez pas d’imagination. »
Et c’était vrai. Il n’en possédait visiblement pas. De l’imagination  ! Il
ignorait totalement qu’il en fallait pour faire
des selles. S’il en avait eu, il
serait sûrement devenu peintre ou sculpteur. Ou poète, ou compositeur.
Mais le professeur dit  : «  Revenez demain. Si nous existons, c’est bien
pour encourager l’artisanat et l’inséminer d’idées
nouvelles. Je vais voir ce
qu’on peut faire pour vous. »
Et dans sa classe, il proposa le sujet de concours  suivant  : élaboration
d’un projet de selle.
Le lendemain, le sellier revint. Le professeur était en mesure de lui
présenter quarante-neuf projets de selle. Il n’avait,
c’est vrai, que quarante-
quatre élèves, mais il avait lui-même réalisé cinq dessins. Ils devaient
paraître dans le Studio5. Car il y avait en eux du caractère.
Le sellier considéra les dessins un long moment, pendant que ses yeux
s’éclaircissaient de plus en plus.
Puis il dit : « Monsieur le professeur ! Si je m’y entendais aussi mal que
vous en équitation, en chevaux, en cuir et en artisanat,
alors moi aussi
j’aurais votre imagination. »
Il vit maintenant heureux et l’esprit tranquille.
Et il fait des selles. Des selles modernes  ? Il ne le sait pas. Des selles,
c’est tout.

Ce qu’on nous vend

Dans cette rubrique, j’essaierai d’apprendre à mes lecteurs à devenir des


experts. Les fabricants d’articles de qualité béniront
mon entreprise, les
fabricants de camelote voudront m’envoyer au diable. À quoi sert-il à
l’honnête fabricant de mettre son
honneur à recourir au meilleur matériau et
à la main-d’œuvre la plus qualifiée, à quoi cela lui sert-il si ses produits ne
sont pas estimés comme ils le devraient  ? Ces clients qui répètent
constamment que l’on peut trouver « la même chose » chez
X à moitié prix
doivent le démoraliser à la longue. Quand on est commerçant, on ne
travaille pas seulement pour son propre
confort, mais on a la responsabilité
de centaines d’existences.
Cela ne nous fait pas non plus plaisir quand nous constatons que notre
entourage ne s’y connaît pas assez pour priser à sa
juste valeur la finesse du
matériau et de l’exécution d’un article que l’on a acheté. Personne n’a envie
de passer pour une
dupe que l’on peut escroquer facilement. Si l’on achète
des articles de qualité, ce n’est pas seulement pour soi, mais aussi
dans
l’espoir que ceux qui les verront ne les confondront pas avec des répliques
en toc.
De salutaires efforts avaient déjà été entrepris pour améliorer les choses.
Je me bornerai à évoquer les industries viennoises
de la maroquinerie et de
l’orfèvrerie. Dans ces secteurs, on estimait naturel que des gens mettent le
prix pour un matériau
de qualité et un travail soigné. On n’a encore jamais
pris quelqu’un pour un gogo parce qu’il achetait chez Würzl6 au quadruple
du prix ce qu’il aurait obtenu pour moins cher dans un magasin de
pacotilles. Mais là-dessus, la Sécession est arrivée et a fait table rase de tous
les objets de qualité. Maints métiers, cependant, ont
été épargnés par la
Sécession. C’est une chance que le ministère de l’Instruction n’ait encore
appelé aucun artiste «  moderne  »
à venir à l’école des Arts décoratifs
dispenser son savoir en matière de carrosserie, d’habillement masculin et de
cordonnerie.
C’est pour cette raison que ces secteurs ne connaissent pas la
crise.
La maison Rozet et Fischmeister a exposé dans sa vitrine de droite une
bague qui m’emplit d’une joie radieuse chaque fois
que je passe devant.
C’est un gros brillant enchâssé d’une façon si extraordinairement légère,
délicate et ingénieuse, que
l’on se réjouit de vivre à une époque qui rend un
tel ouvrage possible. Il n’y a guère qu’un orfèvre pour concevoir l’idée
de
monter une pierre de cette manière sur un anneau. Vous aussi allez-y,
regardez-la et réjouissez-vous avec moi. Tout le
monde la reconnaîtra
instantanément. Ça, c’est un bijou moderne. Il n’y a pas à ergoter là-dessus.
Elle n’aurait jamais pu être faite à une autre époque, ni par
un homme qui
n’appartienne pas à la civilisation occidentale. On ne peut rien lui trouver
de plus radicalement opposé que
les bagues dessinées par les
sécessionnistes. Et on nous dit qu’elles aussi sont modernes ?
Comment on vit
Questions d’étiquette

Lorsqu’il y a dix ans je me suis rendu de Hambourg en Amérique, j’ai


vécu dans le vapeur quelque chose qui devait être déterminant
pour ma vie
entière.
Un autre Autrichien se trouvait à bord, un ingénieur de bonne famille, un
jeune homme sympathique. Dans la salle à manger,
nous étions assis à des
tables différentes. Lui était entouré d’Américains. Il s’est avéré quelques
jours plus tard que ses
voisins de table avaient prié le capitaine de changer
de place le jeune Autrichien. On ne pouvait pas manger à ses côtés.
Il était
atrocement mal élevé. Il léchait constamment son couteau et avec
contaminait le sel destiné à tous les convives.
Sans parler du reste. On l’a
alors changé de place pour le mettre avec les Allemands. Leur orgueil
national s’est brusquement
réveillé. On n’allait tout de même pas leur prier
d’accepter ce dont les Américains n’avaient pas voulu. Ainsi un monsieur
de Berlin avait-il pris l’habitude, dès que le malheureux salait son potage,
de s’emparer de la salière, d’appeler le steward
et de dire d’une voix haute
assortie d’un sourire complice : « Changez-nous le sel ! Il a de nouveau été
gâté ! » De bonnes
âmes posaient la cuiller à sel sous ses yeux ; mais lui ne
remarquait rien. C’est comme cela qu’on est venu me voir pour me
prier de
mettre au fait mon compatriote des règles élémentaires. C’était un gentil
garçon. Pas cabotin. Il est devenu rouge
comme une pivoine et aurait
sangloté s’il avait pu. Quant à moi, je me félicitais d’avoir, quelques années
avant mon voyage
en Amérique, vécu à Dresde, où l’on trouve des cuillers
à sel même dans ces restaurants que fréquentent les étudiants sans
le sou.
Sinon je n’aurais pas agi autrement que lui : chez nous, on ne connaît pas ce
genre de cuillers.
Quand il est dans son pays, le Turc peut volontiers manger son riz à la
viande avec la main, l’Autrichien goûter la sauce
en portant son couteau à
la bouche. Mais si le Turc et l’Autrichien se rendent en Occident, ils
doivent se servir de la fourchette.
On a beau appeler en renfort toute la
fierté autrichienne ou turque du monde, les Anglais ne nous en méprisent
pas moins. Et tous les autres Occidentaux un tantinet éveillés refusent eux
aussi de partager notre table.
Il existe un mouvement jeune-turc. Il émane de gens qui ont vécu en
Occident et veulent diffuser les mœurs occidentales dans
l’empire du sultan.
N’attendons pas qu’ils nous aient dépassés. Les Japonais, par exemple, nous
ont distancé depuis longtemps.
Les jeunes étudiants japonais que l’on voit à
Vienne font bien davantage honneur aux principes de la civilisation
occidentale
dans nos restaurants que ne le font les citoyens viennois assis
aux tables voisines. Ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.
Il y a bien
quelques Autrichiens –  si je voulais l’exprimer en pourcentage, le chiffre
serait sans doute ridiculement petit  –
qui mangent comme des hommes
civilisés. Mais ils sont désemparés devant tout un tas d’autres problèmes de
savoir-vivre.
Comment célèbre-t-on les fêtes  ? Comment rend-on visite  ? Comment
envoie-t-on une invitation ?
Que ceux qui ont un doute sur l’un ou l’autre de ces points s’adressent à
moi. Je répondrai à toutes les questions en homme
des plus avertis.

Les vêtements

Comment doit-on s’habiller ?


À la mode.
Comment s’habille-t-on à la mode ?
Quand on se fait le moins possible remarquer.
Je n’attire jamais l’attention sur moi. Mais voici que je me rends à
Tombouctou ou à Pétaouchnock. J’ai de quoi être surpris.
Car ici, je me fais
remarquer. Par conséquent, je dois apporter une précision : on est habillé à
la mode quand on ne se fait pas remarquer au centre de la civilisation
occidentale.
Je porte des chaussures marron et un complet. Et je vais à un bal. Voilà
que je me fais de nouveau remarquer. Je dois donc
préciser encore : on est
habillé à la mode quand on ne se fait pas remarquer au centre de la
civilisation occidentale lors d’une occasion déterminée.
C’est l’après-midi et je me réjouis de ne pas me faire remarquer avec
mon pantalon gris rayé, ma redingote et mon haut-de-forme :
je suis en train
de flâner dans Hyde Park. Ma flânerie me conduit sans que je m’en rende
compte à Whitechapel7. Et j’attire une nouvelle fois l’attention sur moi. Je
dois donc énoncer une restriction supplémentaire : on est habillé à la mode
uniquement quand on ne se fait pas remarquer au centre de la civilisation
occidentale, lors d’une
occasion déterminée, dans la meilleure société.
Tout le monde n’obéit pas chez nous à ce principe  ; nos compatriotes
nous rendent la vie fort pénible. En Angleterre, tout
le monde a
suffisamment de notions de culture occidentale. Chez nous, dans les pays
balkaniques, on ne peut en dire autant
que des citadins. Dans ces conditions,
il est difficile de ne pas commettre d’impairs. L’État lui-même nous
contraint à l’erreur.
Les fonctionnaires –  je ne parle pas ici de ceux qui
endossent un uniforme – sont obligés, la journée, de tenir leurs audiences
et
d’accueillir leurs visiteurs dans un accoutrement si ridicule qu’ils peuvent à
peine traverser la rue sans se faire railler.
Quand on porte un frac en plein
jour, il faut, même par grande chaleur, l’enlever aux regards moqueurs des
passants en le
couvrant d’un pardessus.
Et il en va ainsi dans les cas les plus divers. En cas de doute, adressez-
vous à moi. Je répondrai à toutes les questions
en homme des plus avertis.
 

Tiré d’un vieux journal satirique américain

Le vagabond (en redingote déchirée  ; ses orteils dépassent de ses


chaussures) : Une aumône, à votre bon cœur !
La maîtresse de maison : Pauvre homme ! Comme vous devez souffrir !
Tenez, voici une vieille paire de chaussures de mon mari.
Le vagabond : Madame ! Vous ne me prenez apparemment pas pour un
gentleman, car vous me croyez capable de porter des chaussures jaunes
avec une redingote noire.
Forme

H. H. –  Votre lettre commence sur la première page, continue sur la


deuxième page du papier à lettre et s’achève sur la quatrième.
Pour moi, je
vous conseillerais d’écrire vos lettres de la façon suivante. Première page.
Puis on retourne le papier –  un
sous-main avec buvard est requis  – et on
continue sur la quatrième page. Puis on ouvre la feuille et on écrit sur la
deuxième
page. Enfin on tourne le papier en travers et on remplit la
troisième page. Voilà comment s’y prennent les Anglais et les
Américains.
Des considérations pratiques (plus besoin de sécher l’encre) ont inspiré cet
usage. Je lis toutes les lettres de cette manière et m’y retrouve donc
difficilement dans les lettres autrichiennes.
A. R. – Quand vous croisez un ami dans la rue qui marche avec une dame
que vous ne connaissez pas, vous devez, même si un
large écart vous sépare
d’elle socialement, saluer en premier. Il est interdit cependant de saluer les
deux ou, pire encore,
seulement votre ami. On soulève son chapeau et on
regarde droit devant soi.
V. G. – Placer la dame à sa droite en toute occasion est un non-sens. Dans
la voiture, elle doit effectivement s’asseoir à
droite. À la montée, on laisse
le trépied à la dame et, si nécessaire, on fait le tour du véhicule pour monter
de l’autre
côté. On se comporte ainsi également avec des invités masculins.
Mais dans la rue on laisse à la dame le meilleur côté pour marcher. Cela
arrive chez nous que des fervents défenseurs de la « place d’honneur » ne
soient pas gênés de laisser
la dame marcher dans les flaques pendant qu’eux
avancent les pieds au sec s’il se trouve que la voie est meilleure du côté
gauche. Sur le trottoir, on marche du côté de la chaussée.
Ébauche – (1) On crache les pépins dans le creux de sa main, que l’on a
portée à la bouche, puis on les met sur la table.
(2) On ne doit jamais couper
le pain. On le rompt. On ne doit pas non plus piquer de morceau de pain
avec sa fourchette pour
essuyer la sauce de son assiette. En revanche, on
peut tout à fait saucer en prenant un morceau de pain entre les doigts.
Mais
cela nécessite de la dextérité, de la pratique et de la grâce.

Vêtements
F. R. – La Neue Freie Presse a évidemment raison quand elle affirme que
les Viennois sortent à l’opéra en frac et cravate noire. On porte la cravate
noire uniquement avec une tenue de soirée moins formelle, que l’on nomme
fautivement
« smoking » à Vienne8. Là aussi des impairs sont commis. On a
en effet plus de chance de rencontrer à Vienne un homme en « smoking »
avec une cravate
blanche qu’un homme ayant noué une cravate blanche en
complément d’un frac. Récemment, j’ai vu au théâtre de la Josefstadt
la
chose suivante  : un «  smoking  » avec une chemise de couleur. Vous
m’objecterez peut-être qu’il devait s’agir d’un cordonnier.
Eh bien, vous
seriez surpris d’apprendre son nom.

(…)

Dialogue

—  Votre journal est d’une qualité indéniable, mais son titre est un acte
d’insolence !
— Pourquoi ? Je ne comprends pas…
—  Eh bien, cette histoire de culture occidentale. Comme si elle nous
faisait défaut !
—  Permettez-moi de vous poser une question incidente  : tenez-vous
l’usage du papier hygiénique, ou même, pour m’exprimer plus
clairement,
du papier en général, pour un élément primordial de la culture occidentale ?
— Bien entendu.
—  Et encore une question  : un Zoulou pourrait-il prétendre, s’il se
coiffait d’un haut-de-forme, être habillé selon les principes
de la culture
occidentale ?
— Bien sûr que non, je dirais qu’il lui manque encore quatre-vingts pour
cent pour être vêtu de manière civilisée.
— Excellent. Voyez maintenant : quatre-vingts pour cent de la population
autrichienne ne connaît pas l’usage du papier que
nous avons évoqué.
— Est-ce possible ?
—  C’est un fait. Tous les officiers qui sont en service avec leur troupe
peuvent vous le confirmer.
—  Peut-être, mais vous ne convertirez pas ces quatre-vingts pour cent
avec votre journal. Vous ne pouvez pas les atteindre.
Vous n’allez tout de
même pas soutenir que les lecteurs de ce journal ont quelque chose à
apprendre en matière de culture
occidentale ?
— Bien sûr que non. Je veux cependant susciter chez eux l’envie de me
rejoindre dans mon entreprise. On m’a rapporté que les
convives se
plaignaient souvent dans les restaurants de ce qu’on ne leur fournît pas de
cuiller à sel. C’est un début9.
—  Toujours est-il que, ce faisant, vous nuisez à la réputation de
l’Autriche et vous finirez par chasser les quelques rares
étrangers qui
daignent encore vivre chez nous.
— Ça ne fait rien. Quand quelqu’un souffre de mauvaise haleine, on doit
le lui faire savoir. Il peut y remédier. Cela vaut
mieux que de contourner le
sujet.

1 Das Andere, Vienne, 1903. Voir introduction, p. 10. Nous proposons ici des extraits choisis
sur le thème du vêtement, des accessoires
et de l’art de vivre.
2 Le baron Christoff von Drecoll ouvrit une maison de couture à Vienne en 1902. Il habillait
les dames de la cour impériale.
Il ouvrira une succursale à Paris en 1905, qui deviendra ensuite
la maison Agnès-Drecoll, sise place Vendôme. Elle fermera
en 1963.
3 « Charité bien ordonnée commence par soi-même. »
4  Hermann Bahr (1863-1934)  : écrivain autrichien à la mode dans les années 1900. Karl
Kraus, ami proche de Loos, le critiquait
sévèrement et l’appelait, en guise de vexation, le
« monsieur de Linz » (sa ville d’origine).
5 Voir note 1, p. 77.
e
6 M. Würzl & Fils  : prestigieux magasin viennois du début du xx  siècle proposant divers
articles de maroquinerie et autres accessoires de luxe.
7 Quartier pauvre de Londres.
8 Voir note 1, p. 19.
9 Voir « L’art de resaler », p. 133.
ÉLOGE DU TEMPS PRÉSENT1

Quand je considère les siècles passés en me demandant : à quelle époque


aurais-tu préféré vivre  ?, je me dis  : à l’époque
actuelle. Oh  ! je sais, il
faisait bon vivre à bien d’autres époques. Chacune avait ses avantages. Et
peut-être vivait-on
plus heureux dans toutes les autres que la nôtre. Mais à
aucune époque on n’est allé avec des vêtements plus beaux, plus élégants
et
plus pratiques qu’aujourd’hui.
La seule idée d’être obligé le matin de me draper d’une toge et de
m’encombrer ensuite de ces draperies toute la journée,
je dis bien toute la
journée, me donne des envies de suicide. Je veux pouvoir marcher, marcher,
marcher  ; et si je suis de
mauvaise humeur, sauter dans un tramway pour
m’enfuir loin d’ici. Après je vais mieux. Les Romains, eux, ne marchaient
jamais.
Ils restaient immobiles. Et quand je noue une serviette autour de ma
taille dans ma salle de bain, c’est pour m’en débarrasser
cinq minutes plus
tard. Mes nerfs n’en supportent pas plus.
Oui, mais le Cinquecento. Fort bien. Il faudrait donc que je m’attife de
velours et de soie et que je ressemble à un singe
de foire ? Il n’en est pas
question.
Voilà pourquoi je rends grâce à mes habits. Ils viennent des origines de
l’humanité. Ce sont les mêmes étoffes dont déjà Odin,
le père universel, se
faisait son manteau. Les costumiers dans les théâtres le teignent en rouge ou
en bleu, mais il s’agit
au départ d’un plaid écossais. Déjà à l’époque, il y
avait des moutons noirs ; en mélangeant leur laine avec celle des moutons
blancs, on a fait le premier tissu poivre et sel.
Ce sont les vêtements originels. Qui ne connaît pas cette grande
déception qui se saisit du voyageur en terres lointaines
lorsqu’il s’aperçoit
que les costumes pittoresques dont on lui avait parlé ne sont que des
affabulations. Les gueux en haillons
des bords du Tigre et de Chicago, de
Chine et du Cap sont tous habillés comme ceux de sa région natale. Et le
mendiant du
temps de Sémiramis portait le même uniforme que son
confrère actuel au fin fond de la campagne balkanique.
Ce sont les vêtements originels. Avec notre vieux pantalon, le miséreux
peut, en tous temps et en tous lieux, se couvrir sans
pour autant jurer avec
l’époque ou le paysage. Ces vêtements ne sont pas modernes. Nous les
avons toujours portés, ils nous
ont accompagnés à travers les millénaires.
Les grands seigneurs du temps jadis les ont dédaignés et ont inventé à la
place
les plus sots et les plus inesthétiques déguisements. Mais un gredin
loqueteux est et a toujours été esthétique à l’œil, un
Louis XIV jamais.
Esthétique à l’œil, je n’ai pas parlé du nez.
Ce sont les vêtements originels. Ce ne sont pas une invention. Pas même
le produit d’une évolution. Ils ont toujours été là,
même dans les temps
embryonnaires de l’humanité. Ils sont directement sortis du ventre maternel.
Ce sont les vêtements de ceux qui sont riches par l’esprit. Ce sont les
vêtements des hommes indépendants. Ce sont les vêtements des personnes à
l’individualité si forte qu’il ne leur est même plus possible de l’exprimer en
couleurs,
plumes et coupes extravagantes. Malheur au peintre à qui il suffit
d’une veste en velours pour dire qui il est. Les artistes
ont baissé les bras.
Quand les Anglais ont pris le contrôle du monde, ils se sont affranchis de
ces costumes de foire que les autres peuples les
forçaient à porter, pour
imposer à la planète les vêtements des origines. Le peuple de Bacon et de
Guillaume le Grand, du
cygne de l’Avon, avait conservé son tissu intact. On
a alors dessiné une tenue qui avait une forme unique, un uni-forme, sous
lequel l’individualité pouvait au mieux dissimuler ses trésors. On a dessiné
un masque.
Ce sont les vêtements des Anglais. Ce sont les vêtements du peuple qui
entre tous compte les individualités les plus affirmées,
où une individualité
forte qui ne possède pas de bien, un vagabond, ne se fait pas enfermer dans
une maison de travail, et
où l’on manifeste à son égard intérêt et
bienveillance. Où le travail n’est pas une abjection, mais encore moins un
honneur,
où chacun peut choisir d’exercer ou non une activité, où chacun
suit dans l’existence son libre-arbitre. Le vagabond est la
forme la plus
héroïque que puisse prendre une individualité forte. Il n’y a rien d’héroïque
à avoir de l’argent et ne pas
travailler. Mais qui vit sans travailler alors qu’il
n’a pas d’argent, lui est un héros.
Les Allemands ont regimbé. C’est sans doute Goethe qui a assumé le
premier de porter des habits anglais, et ce qui caractérise
le plus l’apparence
de Werther est une tenue dans laquelle nous caricaturons aujourd’hui John
Bull. Pourtant les Allemands
ne veulent toujours pas de ces vêtements. Leur
individualité peut bien continuer à s’exprimer à travers des vêtements à la
coupe étrange, des inventions insolites, des cravates extravagantes2. À
l’intérieur, ils sont tous identiques. Chacun d’entre eux assistera aujourd’hui
au Tristan, fumera ses cinq cigares quotidiens, ira demain au cabaret,
prononcera les mêmes phrases dans des situations identiques (demandez
aux prostituées), aura besoin de boire autant de bières pour trouver le
sommeil, racontera quelques histoires du baron Mikosch3 à partir de minuit
et se couchera auprès de sa femme. En contrepartie, il prétend s’habiller de
manière originale et méprise
l’uniformité de l’Anglais.
Quant à ce dernier, soit il chopinera jusqu’à s’écrouler, soit il ne versera
pas une goutte au fond de son gosier. Le théâtre,
y compris Shakespeare, est
pour tel Anglais un péché mortel, pour tel autre sa seule raison de vivre. Il y
en a parmi eux
que l’effroi saisit au moindre émoi sexuel, et d’autres en qui,
bien avant Sade, ont bouillonné les vices les plus inqualifiables.
Et ils sont
tous habillés de la même façon.
L’Anglais achète une cravate : mettez m’en une à tel prix et une autre à
tel prix pour telle et telle occasion.
L’Allemand achète une cravate : en réalité, nous n’y sommes pas encore.
Il demande d’abord à chacune de ses connaissances
où elle a acheté sa
cravate. Des journées entières, il va et vient dans la rue, de vitrine en
vitrine. Finalement, il se fait
encore accompagner d’un ami qui l’assistera
dans son choix. Il sera alors enchanté d’avoir contribué à hauteur de deux
marks
au revenu national.
Pendant ce temps, l’Anglais aurait confectionné une paire de chaussures,
ou écrit un poème, ou gagné à la bourse, ou rendu
une femme heureuse ou
malheureuse.
Laissez au Tchândâla4 son pantalon à la coupe originale. Le fils du roi
veut pouvoir marcher dans les rues sans être reconnu.

1 « Lob der Gegenwart », März, Munich, 18 août 1908.


2 N.D.A. Entre les quatre murs de sa demeure, l’homme de culture se repaît de velours et de
soie, de couleurs et d’étoffes. Cf. Richard Wagner.
3  Baron hongrois fictif, héros des Witzblätter (journaux satiriques) autrichiens dans les
années 1890. Il s’humiliait régulièrement à ses dépens dans tout un tas de situations
rocambolesques.
4 Plus basse classe dans le système hindou. Après Nietzsche, qui s’y réfère notamment dans
Le Crépuscule des idoles (1888), Loos emploie ce terme pour désigner métaphoriquement une
classe d’intouchables, d’esclaves soumis.
CULTURE1

Il n’est certainement pas plaisant pour un Allemand d’entendre qu’il


devrait abandonner sa culture pour adopter la culture
anglaise. Mais les
Bulgares ne raffolent pas non plus de ce genre de discours, et les Chinois
encore moins. Ce problème ne
doit pas se poser en termes de sentimentalité.
La question d’un style vestimentaire allemand risque d’embrouiller encore
plus
les esprits confus. Idem au sujet de la literie et des pots de chambre.
Toujours est-il que dans l’industrie du canon, ce
sont les modèles anglais
qui occupent la première place.
Que les Allemands se consolent ! C’est à leur culture que les Anglais ont
ouvert la voie au xixe siècle. La culture germanique a été conservée intacte
dans les îles Britanniques, comme un mammouth sous la glace de la
toundra,
et la voici maintenant pleine de vie et d’ardeur qui écrase toutes les
autres. Au xxe siècle, une seule culture régnera sur le globe.
Auparavant, un grand nombre de cultures pouvaient se côtoyer en paix.
De millénaire en millénaire, de siècle en siècle elles sont devenues de moins
en moins nombreuses. Au xve  siècle, les peuples germaniques ont perdu
leur culture et ont été contraints de s’assimiler à la culture latine, qui a
dominé
l’Europe jusqu’au xixe  siècle. J’ai essayé, il y a dix ans, de
caractériser ces deux cultures  : la culture latine, la culture du chat  ; la
culture
germanique, celle du porc.
Le cochon est l’animal domestique le plus noble chez les Germains.
C’est le plus propre des animaux, comme le Germain est
le plus propre de
tous les Européens. C’est un animal d’eau. Son besoin d’eau est si fort qu’il
ne peut pas passer la moitié
d’une journée sans prendre de bain. Bien
entendu, la notion de propreté est étrangère à tous les animaux, mais la peau
du
porc a soif d’humidité. Les Latins et les Orientaux ne comprennent pas
cela. C’est pourquoi chez eux le porc est une bête
honnie à qui l’on inflige
la pire torture que puisse connaître un animal : il est forcé de se vautrer dans
ses propres immondices.
Chez les Juifs, sa viande est même considérée
comme impure. Alors que chez le paysan allemand, il dormait avec la
famille.
C’est de tous les animaux le plus indispensable. Sa peau est nue, et
sa viande est celle qui, au goût, ressemble le plus à
la chair humaine. Avant
de se lancer dans les études sur cadavres humains, les anatomistes
utilisaient des porcs.
Les Latins voient les choses autrement. Le porc se salit puis va se baigner
dans l’eau. La culture latine prêche ce principe :
ne te salis pas et tu n’auras
pas besoin d’eau. Il était déjà romanisé, le Germain qui enseignait à son
jeune fils : il faut
être un sacré cochon pour avoir besoin de se laver tous les
jours. L’idéal culturel des Latins est le chat.
Le chat est un animal profondément sale. De tous les animaux, c’est celui
qui déteste le plus l’eau. Toute la journée il lèche
la saleté qui s’accumule
entre ses poils. Et pour cette raison il prend peur devant la moindre
salissure.
Les Anglais, les représentants de la culture germanique, se salissent
constamment. À l’étable, à cheval, dans les champs,
les bois et les prairies,
sur les sentiers de montagne et sur le pont des yachts. Où qu’ils soient, ils
paient de leur propre
personne sans stipendier de valets pour qu’ils fassent
les choses à leur place. Ils montent à cheval, alors que les Latins
se font
conduire en voiture  : chasse au renard et carrousel. Ils nous ont appris à
gravir nos montagnes et mille autres activités
salissantes. Mais leur rapport
au bain est resté le même que celui de nos ancêtres du xive siècle.
Dans le royaume insulaire aussi, deux cultures ont cohabité pendant des
millénaires : la culture anglaise et la culture écossaise.
La culture écossaise
s’est révélée la plus forte, car elle correspond davantage à la conception
germanique de la civilisation.
Les Anglais sont devenus des Écossais.
Les Anglais sont des cultivateurs, les Écossais des éleveurs. Les
Germains se sentent le plus à leur aise dans les montagnes.
C’est là que leur
caractère propre est le mieux respecté. La charrue a été introduite en Europe
par les Slaves ; c’est d’ailleurs
un mot slave qui sert à désigner la charrue
dans toutes les langues germaniques. C’est un instrument qui ne peut
s’utiliser
que dans la plaine, et l’homme qui la conduit a besoin de porter de
hautes bottes, avec lesquelles on peut monter à cheval,
mais difficilement
faire de longues marches.
Or les Germains sont un peuple de marcheurs. Ils portent le Bundschuh2.
Pour monter à cheval, une ceinture suffit. Mais quand on porte des
chaussures à lacets et qu’on se déplace à pied, on a besoin de bretelles. Le
cavalier ne se
sert pas de ses genoux et de ses cuisses ; ils les gainent donc
dans des bas moulants. Le marcheur, lui, a besoin d’avoir
les genoux libres
et donc une culotte large. Ou mieux, pas de culotte du tout.
En plaine on a besoin de tissus lisses, en montagne d’épais tissus rêches.
C’en est fini de la tenue à la Werther. Elle tenait
encore trop de la culture
slave  : culotte d’équitation et bottes de cheval, habit bleu et chapeau de
cavalier. Cette tenue
a disparu parce qu’on en a fait une tenue de cérémonie.
Elle s’est transformée en frac, costume qui craint la lumière du jour
dans le
monde civilisé, mais que le professeur allemand continue de porter quand il
se rend chez le ministre. Pour le plus
grand amusement des gamins des rues.
Le nouveau Werther éblouit le monde de ses chaussures à lacets et de ses
chaussettes écossaises, de ses culottes courtes et
de sa veste en laine
épaisse. Cela durera une centaine d’années, jusqu’à ce que le professeur
allemand aille ainsi vêtu à
ses convocations au ministère. Mais alors toutes
les Lotte du monde verront venir à leur rencontre un homme qui porte un
pantalon
ample montant jusqu’au creux des aisselles, retenu par des
bretelles. L’ouvrier américain aura conquis le monde. L’homme en
salopette.
1 « Kultur », März, Münich, 18 octobre 1908. L’article sera repris en 1919 dans les pages
« mode » du Neues 8 Uhr-Blatt (Vienne) où Adolf Loos répond aux questions des lecteurs.
2 Le Bundschuh, c’est-à-dire le soulier à lacet, sorte d’équivalent germain du brodequin. Les
Alsaciens firent de ce symbole populaire leur
emblème lors des guerres de paysans de la fin du
Moyen Âge, si bien que cette série de révoltes porte le nom de « mouvement
Bundschuh ».
L’UNIFORME ANGLAIS1

Uniforme signifie «  forme unique  ». L’État moderne ne doit pas abolir


cet emblème de l’État ancien, mais au contraire le renforcer
et le
développer. C’est un signe de sa tendance sociale et socialisante. La tenue
unique, l’uniforme de l’armée, ne doit donc
pas seulement être maintenue,
mais encore plus largement répandue.
L’État ancien a essayé d’imposer à ceux de ses ressortissants qui avaient
prêté allégeance aux armes un vêtement qui ne convenait
ni à leurs aises ni
à leurs nerfs ni, par conséquent, à leurs besoins esthétiques. Sans succès.
Une blague tirée de Die Muskete2  : «  N’oubliez pas, Messieurs  : nous
portons tous le même habit que l’Empereur.  » (C’est un chef de bataillon
qui parle ;
dix à vingt officiers l’entourent, aucun n’est habillé comme lui.)
Les nerfs de l’homme moderne se rebellent contre l’injonction qui leur
est faite de retourner vingt, cinquante, cent ans en
arrière. Ceux qui portent
des chaussures à lacets depuis leur enfance ne pourront pas marcher avec
des bottines d’officier
(à élastiques). Même si le colonel tient toujours en
souveraine horreur les chaussures à lacets. (Observons ici que les
réclamations formulées
par les capitaines de régiment à l’endroit de ces
chaussures où prospère la transpiration n’ont jamais abouti. Jamais aucun
règlement sur les uniformes n’a mentionné ces atroces productions de la
civilisation, et encore moins ne les a désignées comme
un progrès.) Mais
beaucoup de vêtements non modernes, c’est-à-dire conçus à rebours du
développement culturel, ont été considérés
comme des avancées et ont ainsi
fourvoyé l’humanité, privé les habitants de la vieille monarchie
autrichienne de toutes les
améliorations dont on pouvait jouir librement
dans les pays environnants. La chaussette russe a remplacé la chaussette en
maille, la ceinture les bretelles, etc., etc.
Pour composer un uniforme, on doit donc s’assurer qu’il n’aille pas
contre la nature de ceux qui le porteront. Et puisqu’il
s’agit de ne pas faire
reculer l’humanité en lui dessinant un vêtement, il faut ajouter : qu’il suive
la nature de ceux qui
sont modernes. (Vivent en effet parmi nous, grâce à la
maxime gouvernementale de l’ancienne monarchie, des individus qui ont
échappé à la modernité.)
Prenons le cas de la tunique. Ce sont les Anglais qui ont tranché cette
question, car c’est chez eux qu’on compte le plus
haut pourcentage
d’individus modernes  ; et tous les États appartenant à l’Entente ou restés
neutres ont adopté ce vêtement.
Toutefois, il existe toujours une différence
entre la tunique de l’officier et celle du soldat. La disparition de cette
différence
est une question de temps. La tunique s’uniformisera sur celle de
l’officier car c’est elle qui est la plus moderne.
La coupe de la tunique remplit parfaitement deux fonctions qui
incombent à une pièce d’uniforme  : elle est pratique (et répond du même
coup à l’exigence esthétique) et son agencement fait qu’on ne peut pas la
confectionner sous une
autre forme. Les démonstrations d’excentricité, les
gandineries et autres spectacles de tuniques portées trop grandes ou trop
petites sont totalement impossibles.
Comme toutes les vestes civiles, la tunique dispose de revers. La ceinture
de cuir (ceinturon) se fixe au niveau de la hanche,
avec deux boutons, un
au-dessous et un au-dessus du ceinturon. Entre ce bouton et la boucle du
haut se trouve un autre bouton.
Tout le travail du tailleur consiste à s’assurer
que les deux boutons du bas soient correctement alignés sur ces autres
boutons.
Sur la face du ceinturon en contact avec le corps est cousue une
ceinture en tissu de la même largeur que la bande de cuir.
Il y a quatre poches extérieures. Voici leurs fonctions  : les deux poches
du haut servent pour le carnet de notes et le mouchoir,
celles du bas pour
tous les objets plus volumineux. C’est pourquoi les poches du haut (au
niveau de la poitrine) sont aussi
petites que possible. Pour un homme, des
grandes poches de poitrine sont inesthétiques et donnent l’air ridicule. Les
deux
poches latérales n’en sont que plus grosses. Elles sont aussi grosses
que possible. Elles commencent dès la ceinture et descendent
aussi bas que
la longueur de la tunique le permet à des poches plaquées. Les poches de
poitrine s’étendent du premier bouton
de la tunique jusqu’à quelques
centimètres au-dessus de la ceinture.
Les poches de poitrine et les poches latérales ne sont pas fabriquées dans
le même style. Comme nous l’avons déjà souligné,
ce sont dans les deux
cas des poches plaquées. Tandis que les poches de poitrine ne présentent
qu’un pli creux central (comme
sur la vieille veste Norfolk), les poches
latérales sont plaquées en « soufflet ». Cela permet d’y transporter des colis
volumineux.
Le dos de la tunique est traversé d’une couture verticale, où se fend la
veste à partir de la ceinture. Afin que l’officier
ne soit pas gêné à cheval.
La chemise et la cravate (le nœud) sont laissées visibles. Proposition : on
pourrait faire réapparaître nos vieilles couleurs
de régiment sur la cravate.
Le col est cousu comme sur les chemises de nos paysans, qui sont en cela
davantage civilisés que
nos citadins. Dès lors, plus besoin d’un règlement
intérieur dans la caserne pour garantir la propreté des sous-vêtements.

1 « Die englische Uniform », Neues 8 Uhr-Blatt, Vienne, 24 mai 1919.


2 Journal satirique viennois qui parut de 1905 à 1941.
L’ART DE FAIRE DES ÉCONOMIES1

Les choses se démodent à l’instant où notre sensibilité ne peut plus les


tolérer  ; il deviendrait alors ridicule de les posséder,
y fussions-nous
attachés.
Le haut-de-forme peut se présenter sous différents modèles. Disposons
cent hauts-de-forme les uns à côté des autres. Imaginons
que je vais à un
enterrement. J’essaye différents chapeaux et je constate que la plupart sont
importables, ridicules, et qu’un
seul convient. Le modèle, notez-le bien, de
1924.
Pour mes contemporains et moi, il n’en est pas d’autre envisageable.
En fait, les gens jugent simplement à la mode tout ce qui est portable.
Le haut-de-forme de 1924 se laisse idéalement porter, et je ne pourrais
souhaiter mieux que d’avoir déjà pu le porter il y
a vingt ans et de pouvoir
toujours le porter aujourd’hui. Le seul fait qu’il soit portable pour moi suffit
à légitimer la
production de ce couvre-chef, ou d’une façon plus générale à
le légitimer « économiquement ».
On m’objectera que ce sont là des faits de mode sans conséquences, qui
existent seulement à titre transitoire.
Il n’empêche que lorsqu’il advient qu’un bureau, après dix ans, perd à
mes yeux sa valeur esthétique, que je ne le trouve
plus acceptable, que je le
remise et me vois obligé d’en acheter un nouveau, c’est une perte d’argent
considérable.
Je proscris tout goût pour la nouveauté. Seuls les conservateurs sont
économes, tous les novateurs sont des dépensiers.
Celui qui a beaucoup de vêtements s’inquiète fort de les voir passer de
mode.
Celui qui n’a qu’un seul costume ne s’embarrasse pas de ce genre de
tracas. Au contraire. En le portant tous les jours, il
use son costume en très
peu de temps et oblige ainsi le tailleur à inventer constamment de nouveaux
modèles.
Si vous me répondez que ces changements de mode incessants sont
salutaires en ceci qu’ils fournissent quantité de travail
aux fabricants, alors
vous prenez le problème par le mauvais bout.
Nous devons posséder un nombre important de vêtements afin de pouvoir
en changer selon nos besoins du moment. Quand il pleut,
je prends mon
imperméable en caoutchouc  ; au printemps, j’enfile mon pardessus  ; en
hiver, un costume en laine  : et il n’en
faut pas davantage pour compléter
mon vestiaire. La seule raison pour laquelle la mode file aussi vite est que
nos vêtements
ne résistent pas à l’épreuve du temps. À partir du moment où
l’on a des articles qui restent beaux longtemps, la mode n’a
plus de raison
d’être. La beauté se mesure à l’aune de la durée. Je ne peux pas juger un rail
de chemin de fer en fonction du nombre de trains qui peuvent passer sur lui,
mais uniquement en fonction de sa durabilité. Sa qualité dépendra
toujours
de sa capacité à remplir sa fonction efficacement, longtemps.
Les matières sont vivantes. Et les matières, les étoffes, les produits, les
vêtements ont impérativement besoin de laisser
leurs molécules se reposer
un certain temps.
C’est pourquoi je rends grâce aux armoires bien remplies ; une armoire
fournie me garantit, entre autres choses, d’être autonome
à chaque instant.
Rien n’est plus insensé que d’acheter un nouveau modèle qui n’apporte
aucune amélioration objective.
Pour inventer quelque chose de nouveau, il faut qu’il y ait un nouveau
besoin à combler  ; ainsi en va-t-il en architecture  :
un bâtiment pour des
turbines, des hangars pour des dirigeables. Mais les chaises, les tables, les
armoires à vêtements  ?
Je n’admettrai jamais qu’un caprice de
l’imagination nous fasse modifier des modèles qui ont fait leurs preuves
pendant des
siècles.
La différence entre le xviiie et le xixe  siècle est, pour ainsi dire,
fondamentale. Autrefois, quatre-vingt-quinze pour cent des individus
travaillaient, pendant
que cinq pour cent pouvaient porter des perruques et
des vêtements coûteux et jouer aux gentilshommes. Cette situation était
socialement immorale.
De nos jours, l’ouvrier et le roi d’Angleterre sont, d’un point de vue
formel, habillés de la même manière. Nos présidents
et nos monarques du
e
xx  siècle n’ont pas le moindre intérêt pour les mascarades en couronne et
manteau d’hermine.
Cela a une signification plus profonde qu’il ne peut y paraître. L’homme
moderne intelligent est tenu de porter un masque
devant autrui. Ce masque
est précisément la forme vestimentaire commune à tous les hommes. Il n’y
a que les imbéciles qui achètent des vêtements originaux. Ils ont le désir de
crier au monde entier ce qu’ils sont et ce qui
les détermine.
C’est la même chose avec les meubles. On en commande de fantaisistes
afin qu’ils disent immédiatement quel homme est leur
propriétaire et
comme il se distingue en tout point du reste de l’humanité.
C’est exact, il existe des vêtements chers et d’autres qui ne le sont pas.
Cela dépend de la nature du tissu et du degré de
perfection de l’exécution. Il
y a tout de même des limites. Dans le domaine du sport, nous avons des
champions qui ont montré
qu’ils pouvaient parcourir 100  yards dans le
temps le plus court. Il existe un homme qui saute plus haut que tous les
autres
hommes. Ainsi y a-t-il quelque part aussi un tailleur de premier rang
qui sait fabriquer les vêtements les plus parfaits techniquement,
à partir des
meilleurs matériaux. Il peut se trouver à New York, à Londres, à Paris, je ne
sais où.
Le luxe est une chose indispensable. Le travail de qualité a un coût. Et
cette industrie du luxe, qui ne sert qu’à peu de
gens, est là pour que, comme
dans le cas du meilleur coureur et du sauteur le plus performant, une petite
poignée des artisans
les plus qualifiés parviennent, à force de labeur, à cette
excellence dans leur métier. Au moyen de leurs dons et de leur
opiniâtreté.
Voilà l’exemple à suivre pour tout ce que l’humanité compte de plus
talentueux. Autrement, tout ira à vau-l’eau
dans tous les domaines. Le
tailleur du roi d’Angleterre influence toute la confection anglaise avec ses
vêtements à l’exécution
parfaite et aux formes inspirantes. Sans ces
hommes prééminents, nous n’arriverons pas à nous hisser au-dessus de la
moyenne.
C’est bien mal employer ses efforts que de s’ingénier à raccourcir la
durée de vie d’un objet. Pour tous les objets que nous produisons, nous
devons faire en sorte qu’ils durent le plus longtemps possible. Et non le
contraire.
Imaginons que je dispose d’un tissu de piètre qualité et que je m’en fasse
faire un costume : le costume ne tiendra pas un
tiers du temps qu’aurait tenu
un bon costume. Un rapport d’un sur trois ! Un bon costume est synonyme
d’économies réalisées,
un mauvais costume d’argent gaspillé. C’est une loi
économique majeure et on ne peut plus significative.
En revanche, quand ce qu’on appelle le secteur des arts appliqués
fabrique, à partir des meilleurs matériaux et en recourant
aux moyens
techniques les plus avancés, des articles qui se démoderont quelques années
plus tard en raison de leur forme extravagante :
là, il y a gâchis.
Quel intérêt de s’éreinter pendant plusieurs mois à exécuter des dentelles,
pour que celles-ci finissent par se déchirer au
premier bal  ? La machine
permet de réaliser ces dentelles sans efforts et pour un coût
incomparablement plus faible.
Étudions la question de l’affinage des vins sous l’angle de l’économie.
J’ignore qui est le plus économe  : celui qui boit
du bon vin, ou celui qui
consomme du mauvais vin par tonneaux.
J’aimerais aussi dire un mot de la psychologie de l’épargne. Si j’achète
un étui à cigarettes, je ne veux pas que l’on me
fasse violence, je ne veux
pas que l’on m’impose de douteux ornements en échange d’un matériau et
d’une confection de qualité.
Je ne veux rien d’autre que le matériau travaillé
de telle sorte qu’il répondra adéquatement à ce que j’attends d’un tel article.
Une bague, c’est une pièce d’or fin forgée en forme d’anneau. Un étui à
cigarettes, ce sont deux compartiments faits dans
un bel argent et
parfaitement polis. Le beau poli de la surface argentée, si agréable au
toucher, est le meilleur ornement qui soit.
Les gens ne l’entendent pas de cette manière. Ils veulent du recherché, du
travaillé. C’est donc qu’il existe encore chez
nous des comportements
africains. Retour au Moyen Âge !
Ah ! ce travaillé, ce recherché ! Comment un plat peut-il être bon s’il a
fallu huit jours pour le préparer, au prix de durs
efforts et de grandes
subtilités techniques  ? Ce fignolage exagéré fera simplement perdre sa
saveur au repas, le rendra fade.
Précisément parce que sa préparation aura
nécessité huit jours. L’homme moderne tolère difficilement que de l’énergie
soit
dépensée avec tant d’excès.
Comment pourrai-je apprécier un objet auquel on aura travaillé cinq
années durant ? C’est du sadisme princier. Nous sommes
au-dessus de cela
aujourd’hui. Nous voulons au contraire économiser le travail, ménager
notre prochain et plus que tout utiliser
les matériaux avec davantage de
parcimonie. Je reconnais que mon esprit d’épargne confine pour ainsi dire à
la pathologie,
et qu’il ne me déplairait pas d’être élu à quelque fonction me
permettant de donner à la population des directives en ce domaine.
Quand je vois une planche découpée, j’ai systématiquement de la peine
pour le matériau en imaginant le morceau qui manque
à l’emplacement
évidé. Je souffre pour ce pauvre morceau.
J’ai pu voir à Prague des matériaux précieux se faire férocement tailler,
pour ensuite être façonnés au tour et montés en
d’alambiqués assemblages.
Cela est criminel.
Chaque époque est économe à sa manière. Le xviiie  siècle dépensait
beaucoup pour le manger et économisait sur la propreté. C’est un siècle qui
empeste. Les meubles continuent même d’exhaler sa puanteur.
On accorde aujourd’hui plus d’attention à la propreté.
Les soldats américains ont même aménagé des cabinets de toilette dans
les tranchées. Et que n’arriva-t-il pas  ? On s’est écrié  :
«  C’est ça que
veulent nos soldats  ?  » Pourquoi  ? Parce que la représentation que nous
nous faisons en Europe du bon soldat
est inséparablement liée à l’idée de
saleté.
Et ainsi les hommes économiseront-ils toujours sur de nouveaux aspects.
Je suis convaincu que le prolétaire est un homme bien moins économe,
qu’il dépense de l’argent plus facilement. L’ouvrier
ne réfléchit pas
longtemps avant de boire un verre de bière ; le fonctionnaire, lui, retourne la
question plusieurs fois dans
sa tête, mais ce même fonctionnaire n’hésitera
pas à gaspiller de l’argent dans une cravate aux motifs imbéciles, pour
l’achat
de laquelle l’ouvrier aurait eu besoin d’au moins une demi-journée
de réflexion.
Cet engouement que les hommes ont eu jusqu’ici pour les ornements doit
être supplanté par le plaisir des beaux matériaux.  Nous
n’avons pas le
moindre sens du matériau. Il fut un temps où l’on jetait des ducats en or par
la fenêtre (les seigneurs étaient
friands de ce passe-temps), et où l’on
dissolvait des perles dans du vinaigre pour ensuite boire la solution. Il
arrivait
aussi que l’on taillât les perles. Plus personne ne commettrait un tel
péché aujourd’hui.
C’est dans la menuiserie que la question du matériau est le moins
déterminante, qu’on lui accorde la valeur la plus insignifiante.
Les
architectes modernes ont fait disparaître ce sens du matériau de
l’architecture et de la menuiserie.
On chargea un jour un artisan chinois d’une commande. Il partit en forêt
à la recherche d’un arbre approprié. Il chercha un
long moment, puis finit
par le trouver et dit : « Si je n’avais pas trouvé le bon arbre, je n’aurais pas
exécuté ma commande. »
Voilà ce qu’est le sens du matériau !
Nous devons redonner à la matière son statut de divinité. Les matériaux
ne sont-ils pas de mystérieuses substances  ? Que pareilles
merveilles
puissent seulement exister sur terre doit obligatoirement susciter notre
étonnement profond et admiratif.
Et il faudrait, quand on dispose d’un matériau déjà si beau naturellement,
il faudrait encore l’agrémenter d’ornements  ? Quand
on dispose d’une
noble essence d’acajou, l’« embellir » avec de la teinture violette ? Ce serait
commettre un crime.
Quand on me dit qu’il serait cruel d’être condamné à séjourner dans une
de ces prisons ordinaires, pourtant non dénuées de
charme avec leur
simplicité, leurs murs enduits de chaux blanche, leurs couchettes en bois,
j’ignore à quel point ce séjour
serait plus terrible encore dans une prison
décorée à la dernière mode par un «  architecte moderne  », des tapis
jusqu’aux
rideaux, du cendrier jusqu’aux aiguilles de l’horloge, du coffre à
charbon jusqu’au porte-plume.
Dix ans de prison pour qui osera dessiner un tel bâtiment !
Nos architectes –  ceux qui se consacrent à la création de meubles et à
l’architecture d’intérieur  – se sentent avant tout
investis de la mission de
remettre les intérieurs au goût du jour. Oui, permettez-moi de répéter : les
remettre au goût du
jour. Le cordonnier qui fait de bonnes chaussures n’aura
jamais à remettre la moindre de ses chaussures au goût du jour. Si
je
parviens à préserver ses créations de l’usure, parce que j’ai suffisamment
d’autres chaussures, je peux être sûr qu’elles seront toujours à la mode.
Dieu merci, les cordonniers sont encore épargnés par cette fièvre
moderniste. Puissent les architectes à jamais se garder
de concevoir des
chaussures. Auquel cas on verrait les chausseurs se jeter avec ardeur, tous
les deux ans au moins, dans un
mouvement de mise au goût du jour de leur
production.
Je possède des chaussures vieilles de vingt ans et elles n’ont pas passé de
mode.
Je n’ai absolument pas besoin de traduire mes projets en dessins. Une
bonne œuvre architecturale doit pouvoir être construite
simplement à partir
d’instructions écrites. On peut rendre le Parthénon en mots et en phrases.
Je suis contre la pratique de photographier les intérieurs. Ils dégagent
alors une impression complètement différente. Il
y a des architectes qui
aménagent une maison non pour que ses habitants s’y sentent bien, mais
pour qu’elle soit joliment
photogénique. Il s’agit des architectures
essentiellement fondées sur le dessin  : puisque celles-ci organisent
machinalement
les lignes d’ombre et de lumière, c’est sur les images prises
par des machines qu’elles rendent le mieux, en l’occurrence
par des
chambres noires. On ne peut pas du tout juger des intérieurs que j’ai
aménagés en se fondant sur des photographies
ou des reproductions. Je suis
certain que le truchement de la photographie leur ferait perdre leur force et
leur caractère.
La photographie dématérialise, en effet ; or je veux qu’à l’intérieur d’une
pièce que j’ai décorée on soit sensible à la matière
qui nous entoure, que les
matériaux nous pénètrent. Je veux qu’on puisse tout savoir de cet espace
clos, en sentir les matériaux,
le bois, les voir et les palper, les percevoir
sensiblement. Je veux qu’on puisse s’y asseoir à son aise, que la périphérie
de notre corps soit inondée par la sensation tactile procurée par la chaise, et
qu’on dise  : voilà un endroit où l’on peut s’asseoir à la perfection.
Comment puis-je montrer à partir d’une photographie,
même bonne,
comme l’assise de l’une de mes chaises est confortable ?
Vous l’avez compris, la photographie n’indique rien. Elle crée des images
plus ou moins jolies. Elle détourne les hommes de
la réalité des choses. Elle
leur donne de mauvaises habitudes. C’est elle qu’il faut blâmer si les gens
décorent leur intérieur
en vue non d’y vivre confortablement, mais d’avoir
une jolie maison à montrer. La photographie nous trompe. À aucun moment
je n’ai déjà envisagé de tromper quelqu’un avec mes décorations. Je rejette
pareille méthode. Hélas, il n’y a plus un seul
de nos architectes qui n’ait pas
été élevé à cette méthode de la tromperie, qui n’ait pas été forgé par elle ; ils
fondent
leur réputation sur de jolies esquisses et de ravissantes
photographies. Ils agissent en conscience, car ils savent que le
public n’a
aucune idée de leur façon de procéder, qu’il n’a pas besoin de plus que
l’illusion d’un dessin ou d’une photographie
pour avoir envie d’habiter le
lieu, voire d’en tirer quelque fierté. À cela s’ajoute que les clients sont
tellement peu honnêtes
vis-à-vis d’eux-mêmes qu’ils refusent tout
bonnement de reconnaître qu’ils doivent faire preuve d’une abnégation
considérable
pour vivre au milieu de cette collection de croquis et de
photographies.
 
—  L’art populaire  ? Qu’est-ce que c’est  ? Des culottes de cuir  ? Des
costumes folkloriques ?
— Les danses populaires ? Et nous autres citadins devons donc y assister
comme on va au théâtre, en nous asseyant sur une
banquette et en regardant
le spectacle  ? N’est-ce pas là une pratique absurde  ? N’est-elle pas aussi
honteuse pour nous que pour les habitants de la campagne  ? Ces danses
sont-elles
vraiment nécessaires, pour nous comme pour les paysans ?
 
Les barrières entre la campagne et la ville doivent toutes être abattues.
Cette distinction est artificielle et par là ridicule.
Nous considérons les gens
de la campagne comme des êtres primitifs. En ville, nous nous moquons des
paysans. Et les paysans,
de leur côté, se moquent de nous. C’est une
division arbitraire dont nous devrions avoir honte  : elle révèle notre
incompréhension
des fonctions fondamentales de l’existence, notre
incompréhension du travail humain, de la plus haute mission qui soit pour
tout travailleur, quelle que soit la façon dont il sert la société, quel que soit
le lieu où il habite, que ce soit à Paris
où dans le plus isolé des villages de
Moravie. Chacun est susceptible d’avoir une qualité majeure qui lui est
propre  : le
Morave n’est pas obligatoirement un bon à rien et le Parisien
peut tout à fait être un gougnafier accompli, ou bien il se
peut encore que
l’un soit comme ceci ou comme cela et que l’autre ne relève d’aucune de
ces catégories. De manière générale,
le fait que quelqu’un vive à tel endroit
particulier de la planète, exerce telle ou telle profession, ne laisse rien
présager
de ses qualités d’être humain. Il n’y a qu’un Pragois ou un
Viennois à l’esprit étroit pour se figurer être supérieur à celui
qui vit et
travaille à Jihlava ou à Lhota2. Cela me fait toujours beaucoup de bien de
vivre pendant une assez longue période en Amérique ou en Angleterre.
Quand elles se marient, les jeunes anglaises préfèrent s’installer
exclusivement avec des meubles de famille. Chez nous, il est vain
d’expliquer aux jeunes fiancées qu’elles soulageraient financièrement leurs
parents en récupérant quelques-uns
de leurs meubles. Il leur faut des choses
nouvelles, «  à la mode  », «  modernes  ». Elles veulent une «  conception
artistique  ».
Et dans quatre ans elles revoudront une autre «  conception
artistique  », parce qu’elles trouveront leurs meubles déjà totalement
démodés et argueront que l’on conçoit maintenant des intérieurs selon des
principes artistiques entièrement nouveaux. Quelle
horreur  ! C’est de
l’énergie, du travail, de l’argent gaspillés, des dommages économiques
épouvantables.
Il faut ajouter que les meubles anglais constituent le sommet du confort,
tandis que les nôtres –  «  dessinés selon les conceptions
artistiques
d’architectes modernes  »  – ne sont qu’un tas d’absurdités et de crimes
intentés aux matériaux, à la véritable
finalité des objets et aux méthodes de
fabrication.
Un fauteuil club anglais est une chose absolument parfaite. Cette
perfection se retrouve, en Angleterre et en Amérique, dans
bien d’autres
types de meubles. Il me semble que chaque année, dans le monde entier, on
ne réalise qu’un seul bon modèle,
qu’un seul modèle capable de durer un
certain temps. Tout le reste disparaît au bout de quelques années, les gens
s’en débarrassent
comme d’un vieux chapeau de femme. Ceux qui se
réclament des « arts appliqués » créent des objets dépourvus de la moindre
énergie, et si de tels «  ameublements artistiques  » parviennent à exister,
c’est uniquement parce qu’ils ont d’abord été commandés
et payés de
manière anticipée, puis tout simplement fabriqués et installés dans le logis,
obligeant ainsi les clients à les
accepter docilement, qu’ils leur plaisent ou
non.
C’est pourquoi je fais la grimace quand on me dit architecte. Je suis
simplement Adolf Loos.
Les Viennois ont en sainte horreur l’idée de réaliser des économies. La
façon qu’ils ont de changer sans cesse de lieu d’habitation,
d’acheter
constamment de nouvelles choses et de les changer de place, de devoir se
précipiter d’un architecte d’intérieur
à l’autre, est une véritable manie. C’est
un trait de notre époque, de ces jours tumultueux qui sont les nôtres. Et
chacun
gagnerait à ne plus provoquer cette agitation architecturale.
Chez nous, on ne pratique pas vraiment l’architecture  : on habille des
maisons. C’est comme si l’on disait  : on ne fabrique
pas de selles, on les
habille. C’est-à-dire que l’on fait des selles de type ornemental, dont on ne
discerne même plus la
fonction –  ou alors à peine  – sous la parure
décorative, à la façon d’un corps de femme enfoui dans une robe dessinée
«  selon
les conceptions  » de quelque créateur aux prétentions artistiques.
Les hommes, il est vrai, doivent se vêtir, mais pourquoi
nos demeures
devraient-elles en faire autant ?
Si le Ring n’avait pas été aménagé dans les années 1870 et qu’il fallait le
construire aujourd’hui, nous assisterions à une complète
catastrophe
architecturale. Je n’attends des architectes qu’une seule chose  : qu’ils
fassent preuve de décence dans leurs
constructions.
Chaque fois que je suis allé à Brno et que j’ai vu la Deutsche Haus et la
« Beseda » tchèque3, j’ai pu deviner au seul aspect de ces deux bâtiments,
que c’étaient nous autres Germains qui perdrions la ville. C’était
évident  !
Placez donc leurs photographies côte à côte  ! Mais ce que j’ai vu
récemment à Prague me conduit à penser que les
architectes tchèques sont
en train d’adopter le style de la Deutsche Haus de Brno. C’est un mauvais
augure.
« Tournez-le encore d’un millimètre vers la gauche », « tournez-le encore
d’un millimètre vers la droite »… Cela m’écorche
les oreilles. Par la façon
dont il travaille et dont il a été éduqué, l’architecte d’aujourd’hui ne regarde
pas à la dépense.
Quant à ceux qui aménagent les décors des théâtres, on
peut être absolument certain qu’ils ne créeront jamais quoi que ce
soit de
raisonnable. Ce sont des hommes chez qui le gaspillage des matériaux
devient une routine. Ils se font spécialistes
des rochers en carton-pâte, des
illusions et des stratagèmes en tout genre, et perdent tout sens des
dimensions, parce qu’il
n’en va pas autrement sur scène  : rien ne compte
que les éléments accessoires, destinés au seul plaisir des yeux. Des
directeurs
de théâtre m’ont proposé de travailler à la mise en scène de
pièces. J’ai décliné l’invitation. Cela répugne à ma nature.
Les architectes
qui travaillent aux décors de théâtre me sont tout bonnement insupportables.
Ils font tout sauf de l’architecture.
On n’est jamais aussi sûr qu’une chose est à la mode que lorsque celle-ci
est susceptible d’être assortie avec des objets
anciens. Je peux vous assurer
que les meubles que j’ai conçus ne jurent aux côtés d’aucuns meubles
européens, toutes époques
et tous pays confondus, ni même davantage aux
côtés de mobiliers chinois, japonais et indiens. Essayons un peu avec les
créations
de nos « arts appliqués » !
Le premier élément d’une pièce est généralement la chaise. Quand j’ai un
intérieur à décorer, il faut que je commence par
imaginer une chaise, puis
j’en fais découler tout le reste.
Pour moi, les gens ont profondément tort d’acheter des meubles faits
dans des bois nobles et des matériaux précieux. Ils doivent faire sans arrêt
attention à ce qu’ils ne s’abîment pas. Pour faire une maison dans laquelle
on puisse
vraiment vivre, on dispose de matériaux pérennes qui ne sauraient
être autres que : la peau de porc, le chêne et la laine.
Un logis n’est jamais censé être achevé. Les hommes atteignent-ils
jamais, sur le plan physique ou intellectuel, quelque aboutissement,
quelque
achèvement  ? Leur arrive-t-il jamais de s’immobiliser en un état figé  ? Si
l’homme, donc, est en mouvement et en évolution
perpétuels, si ses besoins
d’hier s’éteignent en même temps qu’en naissent de nouveaux, si la nature
et toutes les choses
autour de nous ne cessent de se transformer, faut-il alors
que la chose qui concerne un homme le plus immédiatement, sa maison,
demeure inchangée, inerte, aménagée de la même manière pour la nuit des
temps ? Non. Il est ridicule de dicter aux gens l’emplacement
d’un objet, de
décider pour eux des moindres détails, des cabinets jusqu’au cendrier.
J’aime au contraire que les gens disposent
leurs meubles en fonction de
leurs besoins (non des miens  !)  ; c’est le plus naturellement du monde, et
c’est une pratique
que j’approuve, que les futurs habitants d’une maison la
remplissent de leurs vieux tableaux, des souvenirs qui leur sont
chers, que
ces objets soient du meilleur goût ou du plus mauvais. Bien sûr, à moi, ils
ne me font aucun effet. Mais pour eux,
c’est un morceau de vie
sentimentale et d’intimité familière. Il m’étonne toujours que tant de
personnes se laissent tyranniser
par ces soi-disant architectes d’intérieur !
Dans les académies, on enseigne à nos architectes «  comme les temps
passés étaient beaux… et comme l’époque actuelle a peu
de valeur ». J’ai
moi-même été instruit à cette école. Et il m’a fallu des années pour parvenir
à me délivrer de cette doctrine
intenable, à me réformer et à finalement
comprendre que, d’un certain point de vue, l’aristocrate pouvait nous servir
à tous de modèle. Dans
la mesure où lui avait le sens du matériau. Il ne
possédait pas de simples chevaux, ni même de beaux chevaux, mais des
chevaux
racés, et peu lui importait que ces purs-sangs fussent des bêtes
moins dociles. Il ne voyageait pas avec quelque malle choisie
au hasard,
mais avec une malle du meilleur matériau qui soit. Une malle solide,
capable d’endurer l’épreuve des siècles. Ainsi
suis-je arrivé à la conclusion
que le principe que font leur les membres du Jockey Club, béotiens sur tous
les autres sujets,
était juste. Les aristocrates prêtaient attention uniquement
aux matériaux et à la perfection de l’exécution. Pour ma part,
je n’ai pas
accédé à cette idée naturellement. Pourquoi ? Parce qu’elle passait pour une
infamie. Ruskin, d’ailleurs, en a
l’entière responsabilité. Je suis son ennemi
juré. C’est seulement pendant l’année 1895, alors que j’étais en Amérique,
que
j’ai compris que la chaise Thonet4 était la chaise la plus moderne qui
existe.
Les meubles dont j’équipe mes intérieurs peuvent être fabriqués par
n’importe quel menuisier. Je suis censé faire de l’architecture,
non déposer
des brevets d’invention. Chaque marbrier, chaque tapissier ou chaque
industriel peut reproduire les pièces d’aménagement
que j’imagine, et n’a
pas besoin de me demander la permission pour cela. L’essentiel est que la
copie soit fidèle. Rien ne
m’a jamais autant répugné dans la vie que la
production de nouveaux modèles.
Si nous avons des architectes, c’est pour qu’ils sondent les profondeurs
de notre vie, pensent nos besoins jusque dans leurs
conséquences les plus
extrêmes, viennent en aide aux démunis, équipent des intérieurs – un grand
nombre, si possible – avec
des objets d’une utilité parfaite, et en aucun cas
pour qu’ils inventent des formes nouvelles.
Toutes ces idées sont belles, mais, aujourd’hui encore, les individus
capables de les concevoir en Europe pourraient se compter
sur les doigts
d’une main.

1  «  Von der Sparsamkeit  », Wohnungskultur, Brno, 1924. Cet article a été élaboré par
Bohuslav Markalous, le directeur de la revue Wohnungskultur, à partir de différents entretiens
avec Adolf Loos. Cela explique son caractère fragmentaire.
2 Toponymes tchèques.
3 Centres culturels allemand et tchèque.
4  Loos fait référence à la chaise no  14 de l’ébéniste Michael Thonet (1796-1871). Cette
célèbre chaise de type bistrot, avec assise circulaire en osier, rencontra
un succès éclatant dès
sa création en 1859 pour la simplicité de ses lignes et sa praticité.
LES CHEVEUX COURTS

Réponse à une enquête1

Retournons la question. Demandons aux femmes ce qu’elles pensent des


cheveux courts chez les hommes. Elles répondront vraisemblablement
que
c’est là une affaire qui ne concerne que les hommes. À Zurich, le directeur
d’un hôpital a renvoyé une garde parce qu’elle
s’était fait couper les
cheveux. Serait-il possible qu’une femme, en tant que directrice d’hôpital,
renvoie un membre du personnel
masculin pour ce motif  ? C’est que les
hommes ont déjà eu les cheveux longs : chez les anciens Germains on les
nouait en tresses,
au Moyen Âge ils recouvraient les épaules, et c’est
seulement à la Renaissance, en souvenir des mœurs romaines, qu’on les
a
raccourcis. Au temps de Louis XIV, ils se sont à nouveau allongés, puis on
en a fait des nattes (je parle toujours des cheveux
d’homme), pour les
laisser, après et pendant la Révolution française, retomber en longues
boucles par-dessus les épaules.
Napoléon avait les cheveux coupés à la
César. On dirait aujourd’hui à la garçonne. Les femmes aussi se sont coupé
les cheveux – eh oui, pourquoi pas ? – et ont appelé cette coupe une coiffure
à la Titus. Mais pourquoi faudrait-il que les cheveux longs soient féminins
et les cheveux courts masculins  ? Laissons aux
vieilles folles le soin de
méditer cette question dans leur tête vide. Enjoindre aux femmes de porter
les cheveux longs sous
le prétexte que ceux-ci provoquent le désir et que les
femmes ne sont là que pour créer cette tension érotique : quel toupet !
Pas
une femme n’aurait en elle l’impudeur d’ériger des aspects aussi intimes de
sa vie érotique en prescriptions morales.
Les femmes portent des pantalons,
les hommes portent des jupes… chez les Chinois. En Occident, c’est
l’inverse. C’est une
entreprise ridicule que de rattacher des questions si
superflues à l’ordre divin du monde, à la nature et la morale. Les femmes
qui travaillent portent des pantalons ou des jupes courtes : nos fermières et
nos bergères. Les femmes qui n’ont strictement
rien à faire ont tout le loisir
de s’encombrer des vêtements qu’elles veulent. Mais un homme qui veut
dicter aux femmes comment
s’habiller dit par là même qu’il considère la
femme comme un objet sexuel. Il ferait mieux de s’occuper de ses propres
vêtements.
Les femmes s’en sortiront fort bien toutes seules.

1 « Kurze Haare : Beantwortung einer Rundfrage », Neue Freie Presse, Vienne, 1928.
L’ART DE RESALER1

Adolf Loos raconte (21 juin 1919) :


J’ai écrit il y a de cela des années un article sur la façon dont les Viennois
mangent au restaurant. Aucun journal n’a voulu
me l’imprimer. Je ne
pouvais quand même pas exiger, me disait-on, que le journal perde tous ses
abonnés. Mais on m’a envoyé
une morasse. Il y figurait le texte suivant  :
«  Parmi les désagréments que doivent subir ceux qui fréquentent les
restaurants
viennois, il faut ajouter le fait que l’on ne peut pas resaler son
plat.  Il n’y a pas de cuiller à sel  : ainsi le sel mis
à disposition par
l’établissement prend-il, de repas en repas, le goût et la couleur de toute la
carte.  » En le donnant à
lire à quelqu’un, j’ai pu constater comme il était
nécessaire pour cet homme de prendre connaissance de mon article. En
effet,
il m’a dit : « Oui, c’est dégoûtant. Tous piochent dans le sel avec leur
couteau, sur lequel se trouvent encore des restes
de nourriture. Moi, je lèche
toujours mon couteau avant de resaler mon plat. »
Comme on peut le voir, c’est le jour et la nuit…

Éloge d’une salière

C’est là un fait étrange : nous sommes parfois davantage comblés par des
petites choses sans valeur de la vie quotidienne
que par des objets précieux.
Inversement, nous pouvons être vivement affectés par la perte d’un bon
couteau de poche, ou d’un
stylo à plume qui fonctionnait vraiment et que
l’on avait bien en main.
J’ai moi aussi une petite babiole qui fait mon bonheur. Il s’agit d’une
salière en bois tout ce qu’il y a de plus banal, une
salière de la nouvelle
sorte à vrai dire, laquée blanc, dont je ne peux me passer à aucun repas.
Telle un petit champignon,
elle est plantée là sur la table, prête à remplir son
office. Au contraire de ce qui se passait jadis, j’espère toujours en
secret
que les plats seront trop peu salés, afin que je puisse avoir recours à ma
petite commise de cuisine. Ce n’est pas
le pot à sel d’autrefois, duquel il
fallait prélever le sel avec son couteau car d’ordinaire la cuiller manquait ;
ce n’est
pas non plus –  Dieu merci  – une de ces salières déjà devenues
d’usage courant qui ne donnent généralement pas assez de sel
au début et en
donnent trop ensuite ; elle est précisément ce à quoi une salière peut aspirer
de mieux. Comme je l’ai dit
plus haut, cette salière est en bois, matériau qui
prévient l’humidité naturelle du sel. Avec elle, fini les paquets de sel,
fini
les accidents de plats trop salés : sa tête, que l’on actionne selon son besoin,
ne se contente pas de répandre la quantité
de sel souhaitée, mais encore
moud et pulvérise les grumeaux séchés. Et cette petite chose pratique et
dispensatrice de plaisir
coûte 1, 60 schillings.

1 « Vom Nachsalzen », Der Adler, Vienne, 16 juillet 1933.


« FAUT-IL ABOLIR LE GILET ? »

ET AUTRES QUESTIONS
D’HABILLEMENT1

En guise d’introduction :

l’allemand de valet de chambre

« Mes hommages, monsieur l’architecte ! Monsieur l’architecte aura sans


doute déjà remarqué que… » : mais enfin, qu’est-ce
donc que cela !
Premièrement, pour vous je ne suis pas «  monsieur l’architecte  », mais
« monsieur Loos ». Aussi bien dans les lettres qu’à
l’oral. J’aimerais bien
voir quelqu’un s’adresser à un tailleur ou à un chausseur en dehors de son
métier en l’appelant non
«  monsieur Müller  » ou «  monsieur Schmidt  »,
mais « monsieur le tailleur » ou « monsieur le chausseur ». Vous me direz
que
la comparaison est bancale car un tailleur ou un chausseur est chose
banale, tandis qu’un architecte donne le sentiment de
quelque chose de plus
singulier. Bien que je sois d’un tout autre avis, je consens à adopter votre
point de vue. Même dans
ce cas, l’apostrophe  : monsieur le peintre,
monsieur le sculpteur ou monsieur le compositeur n’est envisageable que
dans la
plus intime société et est toujours teintée d’ironie.
Et secondement, l’allemand de valet de chambre, c’est-à-dire l’allemand
que l’on parlait au xviiie siècle, et qui n’est aujourd’hui acceptable que dans
la bouche d’un homme en livrée, horripile tous les hommes modernes.
«  Monsieur l’architecte aura remarqué…  »  : mais qui peut encore tolérer
cela  ! Une tenue moderne ne suffit pas. Il faut aussi
l’accorder avec des
manières modernes et un allemand moderne. Sinon, on agit comme un chef
de tribu nègre en Afrique centrale  qui
se prend pour un homme moderne
parce qu’il porte un haut-de-forme européen sur la tête. Il est grotesque à
son insu. Pour
éviter le ridicule, ceux qui s’expriment en allemand de valet
de chambre peuvent aussi enfiler une livrée et se promener en mi-bas blancs
et queue de cheval poudrée. Là, ils ont le droit !
 
Question : Que pensez-vous des chaussures américaines ?
Réponse  : Pas grand-chose. Les chaussures «  américaines  » ne sont
portées que dans l’Ouest sauvage et dans l’Est sauvage.
À New York, seuls
les gros policiers en portent. (Un policeman américain est toujours gros.)
Les Américains de l’est et les Européens de l’ouest portent les mêmes
chaussures  ; elles ont
la forme que fabriquent aussi nos meilleurs
chausseurs à Vienne et que l’on trouve depuis des années dans les étalages.
Depuis
quarante ans, la forme des chaussures n’a pas évolué. Vous parliez
bien de la forme. Car si vous entendiez la fabrication
à l’américaine, je peux
seulement vous répondre que, pour l’heure, notre industrie n’est pas en
mesure de proposer des chaussures
aussi bien adaptées au pied et aussi
confortables que les chaussures américaines. Pour cela, il faudrait d’abord
adopter le
système des tailles standardisées, chacune exprimée avec un
numéro (longueur) et une lettre (largeur). Seul ce système pourrait
permettre aux fabricants de réaliser des formes en bois dont les mesures
soient conformes aux pieds normaux  : il faudrait
donc que les gens
commencent par avoir des pieds humains normaux. La fabrication de ces
formes nécessite du temps, elles ne
peuvent pas être taillées du jour au
lendemain. Chaque fabrique américaine considère les mesures de ses
formes comme un secret
industriel ; elle les garde soigneusement dans des
coffres-forts inviolables.
 
Question : Comment doit être conçue une tenue de sport ?
Réponse  : La question est trop générale  ; vous devriez m’indiquer quel
sport vous avez à l’esprit. Mais je profiterai de cette
occasion pour épingler
une faute que commettent les Viennois. La majeure partie des sports que
nous pratiquons requièrent
d’avoir les genoux libres. Ce n’est pas le cas de
l’équitation, où le genou n’est pas sollicité. C’est pour ce sport et pour
lui
seul que sert la culotte de cheval, les riding breeches. Les breeches sont
donc étroits au genou. Dès lors, c’est une absurdité de pratiquer en riding
breeches un sport à pied, tel que le golf, la chasse, le tourisme, le ski, etc.
On n’a pas besoin pour cela de riding breeches, mais de knickerbockers,
culotte serrée au-dessous du genou sans pour autant gêner ses mouvements
puisqu’elle bouffe de manière
assez volumineuse (pour obtenir la bonne
longueur, il faut savoir que la culotte, avant d’être attachée sous le genou,
doit
être quasiment aussi longue qu’un pantalon). Ces sportifs en breeches
(mot qu’il est impossible d’employer en Angleterre sans qu’il soit relié à
l’équitation et qui n’est utilisé seul que dans
le parler vulgaire), qu’on ne
pourrait rencontrer nulle part ailleurs que sur le Semmering2, se rendraient
comiques en Suisse.
 
Question  : Pourquoi les pantalons de sport s’appellent-ils des
knickerbockers ?
Réponse  : Notre poète et dessinateur local a Frau Vindobona3, son
confrère à new-yorkais a Father Knickerbocker. Le père Knickerbocker est
la personnification de New York. C’est un vieux monsieur avec un tricorne
et une perruque, des souliers à boucle et une culotte. Le bon gros Hollandais
cultivant ses oignons de tulipe, du temps où New York s’appelait encore la
Nouvelle-Amsterdam. Dans son roman satirique Histoire de New York,
Washington Irving a un héros qu’il nomme Diedrich Knickerbocker. On
appelle depuis ces larges culottes hollandaises – aujourd’hui
encore ce sont
les Hollandais qui portent les culottes les plus larges – des knickerbockers,
prononcé nickerbockers ou nickers. On peut aussi écrire des knickers. Mais
les Américains nomment également les descendants des familles
hollandaises des knickerbockers.
Le Knickerbocker Club équivaut à notre
Jockey Club, mais en bien plus exclusif. Roosevelt était un knickerbocker.
 
Question : Pourquoi porte-t-on des guêtres ?
Réponse  : Les guêtres actuelles sont d’origine écossaise. Le paysan
écossais porte des chaussures basses à lacets même en
hiver, ce qui l’oblige,
par fortes chutes de neige, à porter des guêtres. C’est pourquoi le chausseur
viennois a raison de
nommer ce genre de souliers que les Anglais appellent
brogues des «  écossaises  », afin de les différencier des chaussures basses
tyroliennes, qui sont à claque unie ou à bout droit4. La languette peut aussi
bien être courte, autrement dit normale, que retomber sur les lacets. Il faut
alors découper le
cuir en franges. Cela est toujours nécessaire avec les
extrémités en cuir, car le cuir s’enroule s’il est mouillé. Ces languettes
frangées sont également utilisées au Tyrol. On peut même les retrouver
aujourd’hui sur des souliers pour dames qui ne sont
pas de type écossais, ce
qui est un non-sens. Les écossaises sont toujours lourdes et ne doivent être
portées qu’avec des knickerbockers,
c’est-à-dire en complément d’une
tenue de sport.
On peut désormais deviner la réponse à la question des guêtres. Les
guêtres ne se portent qu’avec des chaussures basses à
lacets. Comme il est
interdit de porter des chaussures basses avec une redingote ou un cutaway
(jaquette), il faut, au cas où on l’en porterait quand même, lacer des guêtres
par-dessus.
 
Question : … ?
Réponse  : Vous estimez que nous avons actuellement des soucis plus
importants que de nous intéresser à des questions d’habillement. La réponse
sur les guêtres vous a particulièrement irrité. Que suis-je censé vous
répondre ! Avant tout que, en vertu de
la règle selon laquelle la tenue idéale
est celle qui nous fait le moins remarquer, l’homme riche n’a pas à se
demander ce
qu’il doit porter. Sa garde-robe bien remplie l’enlève à tous les
soucis de cet ordre. Pour l’homme riche, pour les gens riches,
ma boîte aux
questions est superflue. Vous dites qu’actuellement la question n’est pas de
savoir ce que l’on portera, mais
si l’on aura simplement quelque chose à se
mettre. Je vous rejoins entièrement sur ce point. Cependant, pour y parvenir,
la
plus grande économie est nécessaire. J’ai devant moi une photographie
publiée dans le journal Das Interessante Blatt  : les dirigeants sociaux-
démocrates aux obsèques des quatorze victimes. Et curieusement, quel
hasard, tous portent une tenue
sombre. Se sont-ils concertés avant  ? Non,
tous ont eu la pure intuition, bien que nous ayons actuellement des soucis
plus
importants, d’opter pour une tenue sombre. Oui, je pense que chacun
d’entre eux aurait préféré ne pas assister à la cérémonie plutôt que de s’y
rendre en costume à carreaux jaunes, au cas où
il n’en aurait pas eu d’autre.
Je reconnais pourtant que la plupart de ces députés, peut-être tous, doivent
partager votre
avis.
Nous sommes devenus pauvres  : ne nous rendons pas ridicules pour
autant. Si nous voulons faire des économies, nous devons
commencer à
réfléchir à ce que nous portons. Il arrivera peut-être un jour que nous
n’ayons plus qu’un seul vêtement à mettre
en bas et plus qu’un seul
vêtement à mettre en haut. Des réflexions préalables peuvent toutefois faire
en sorte que ces deux
derniers vêtements ne se trouvent pas être une culotte
de cuir et un frac de bal noir  : là nous serions ridicules. Vous, l’esprit
supérieur, nierez bien entendu qu’un homme produit une impression
comique dans cet accoutrement. (Je préférerais ne pas en
faire l’essai. Je
vous invite à me rendre visite ainsi vêtu en pleine journée, avec interdiction
d’enfiler un pardessus ou
de prendre la voiture.)
Nous sommes devenus pauvres. Nous sommes obligés de travailler.
Chacun fait ce qu’il sait faire le mieux. Tout le monde devrait
veiller à
gaspiller le moins possible. Même le chausseur. Si j’étais dictateur, je
promulguerais une loi qui n’autoriserait
que la confection de chaussures
basses. Vous avez froid ? Portez des guêtres.
Nous sommes devenus pauvres. C’est du travail que nous devons vivre,
non du commerce comme nous le prédisons naïvement.
Chacun doit recommencer à travailler, aussi bien qu’il le peut. Et nous ne
devrions pas consommer nous-mêmes le produit de
notre travail, mais
l’échanger à l’étranger contre des denrées alimentaires. Prenez les guêtres.
En temps de paix, elles étaient
un article d’exportation, et elles doivent le
devenir à nouveau. Nous devons produire seulement des guêtres qui
s’achètent, se portent dans d’autres pays.
Et de telles guêtres ne peuvent
être produites que si l’on sait quand et comment on porte des guêtres. On ne
peut créer d’industrie
de la guêtre à Tombouctou.
La tenue est simplement l’expression de l’être intérieur. Même chez
l’homme pauvre, chez la classe pauvre. On reconnaît un
peuple d’esclaves à
sa seule façon de s’habiller. Dans la pauvreté aussi, il y a des différences.
 
Question : L’homme sans chapeau ?
Réponse : Le premier homme à ne pas porter de chapeau a été l’athlète
dans les universités américaines. Le football est le
premier sport que l’on a
pratiqué sans couvre-chef. Après les parties, les joueurs prenaient la liberté
de défiler deux par
deux dans les petites rues de la ville universitaire : c’est
la première fois que l’on a vu l’homme sans chapeau dans la rue.
On prenait
encore garde en ce temps aux insolations et aux coups de froid  ; en
conséquence, les athlètes américains ont laissé
pousser leurs cheveux. Mais
puisque tout le monde voulait être un athlète, l’absence de chapeau n’a pas
tardé à devenir le
signe distinctif de tous les étudiants d’Amérique. Cela a
été facilité par le fait qu’en Amérique la coutume n’est pas de
se saluer en
ôtant son chapeau, mais en faisant un signe de la main (à hauteur de tête). Il
n’y a que les femmes à qui l’on
retourne le salut en levant son couvre-chef,
ce que l’homme sans chapeau peut remplacer par un léger hochement de
tête.
En parallèle de cette conjoncture universitaire, on a assisté à l’évolution
suivante : puisque la femme arrange ses cheveux
autrement quand elle porte
un chapeau et quand elle n’en porte pas (bal ou théâtre), elle s’est vue
obligée d’inventer pour ce dernier cas une manière de se couvrir
la tête.
Durant tout le xixe siècle, on a conçu à cet effet les modèles les plus divers.
Mais les dames qui pouvaient se rendre au bal ou au théâtre en
voiture close
s’en sont tout simplement passé. Sans surprise, même les femmes qui
devaient s’y rendre en tramway ou à pied
n’ont pas voulu, au moins au
théâtre, être désavantagées par rapport à leurs sœurs fortunées, et ont tenu à
paraître au vestiaire
tête nue. Elles craignaient bien de souffrir du froid,
mais cela donnait l’air si noble. Elles pensaient qu’elles risquaient
le rhume,
mais il s’est avéré qu’aucune n’en attrapa.
L’homme américain a pu en conclure que si sa femme n’avait pas attrapé
de rhume, il pouvait lui aussi prendre ce risque. Car
le chapeau est une gêne
au bal et au théâtre. Là aussi les pionniers ont été ceux qui avaient une
voiture.
La dernière fois que je suis allé à Londres (hiver 1908), aucun homme en
frac ou en smoking ne portait de chapeau. Aux alentours
de Leicester
Square, à la sortie des théâtres, il se donnait un curieux spectacle. Des
milliers de spectateurs sortaient du
théâtre et se rendaient dans le prochain
restaurant. Tous sans chapeau.
La guerre a fait arrêter les têtes de se découvrir. Nous avons été coupés
du monde pendant cinq ans. Mais qui pouvait se rendre
à l’étranger voyait
les nombreux hommes sans chapeau à Zürich et à Berne. Naturellement,
même dans les stations hivernales,
on n’apercevait pas un seul couvre-chef
pendant la journée. Je suis sorti un soir à Saint-Moritz avec mon unique
chapeau.
Converti à l’habitude générale de sortir la tête nue, j’ai oublié de
le reprendre en partant de chez Haselmann (ou bien était-ce ailleurs  ?), et
peut-être est-il encore aujourd’hui suspendu là-bas. Je ne m’en suis aperçu
qu’après avoir
quitté Saint-Moritz depuis plusieurs semaines. Où est mon
chapeau ? Chez Haselmann… à moins que je ne l’aie laissé autre part ?
J’ai
fait le voyage sans chapeau.
Devant la gare à Zürich, j’ai rencontré le comte P., notre attaché
d’ambassade à Berne. Il ne portait pas de chapeau. «  Depuis
quand êtes-
vous à Zürich ? — Je viens d’arriver. — Mais alors… » Les derniers mots
sont restés bloqués au fond de ma gorge :
je voulais lui dire que ce n’était
guère possible qu’il ne porte pas de chapeau. Mais j’ai compris à temps que
l’homme sans
chapeau ne remet pas davantage son couvre-chef quand il se
rend de Berne à Zürich. Pourquoi le ferait-il ? Rien n’est moins
utile dans
une voiture de chemin de fer. L’homme sans chapeau fait le tour du monde
la tête nue. On peut tout faire sans chapeau,
sauf s’arrêter devant une
boutique. Car alors quelqu’un viendra à coup sûr vous demander, en
montrant quelque chose derrière
la vitrine  : combien coûte ce sac en
écailles ?
Cela fait des années – je le faisais déjà bien avant la guerre – que je sors
sans chapeau l’été. Mais ensuite l’automne arrive
avec sa pluie et je ne peux
pas supporter l’absence de couvre-chef. Seul Peter Altenberg, qui a suivi
mon exemple, est parvenu,
tel Diogène qui jeta son écuelle après avoir vu
un enfant boire dans le creux de sa main, à s’y accommoder aussi en hiver.
Et si, jusqu’à présent, on a évalué le niveau de civilisation d’un peuple à
son utilisation de la soie, un jour on demandera  :
quelle proportion de la
population masculine ne porte pas de chapeau ? L’avenir appartient donc à
l’homme sans chapeau.
 
Question : Qu’est-ce qu’une salopette5 ?
Réponse  : Le travailleur porte depuis des temps reculés un tablier. Le
tablier est porté par tous les artisans dont le métier
existait déjà au xviiie
siècle. Mais les ouvriers des nombreuses industries nouvelles qui sont
apparues au xixe siècle ont eu recours à un survêtement de protection pour
le pantalon et à une blouse de grosse toile bleue. On songe à nos
installateurs. L’«  homme en tablier bleu  »  : tel était, prononcé avec une
emphase rhétorique, l’un des lieux communs favoris
de tout orateur
politique en 1848. Puis ce fut  : l’«  homme en blouse bleue  ». L’ouvrier
américain, doté comme il est d’un
fort esprit pratique, ne voyait pas
pourquoi on ne réunirait pas ces deux survêtements de protection en une
seule et même
pièce. Il porte un vêtement de travail qui a une grande
ressemblance avec les culottes de nos petits garçons. C’est une culotte
qui
recouvre aussi la poitrine et qui s’attache avec des sangles par-dessus les
épaules. C’est ce vêtement que l’on nomme
salopette. La salopette
deviendra également la tenue de l’ouvrier européen. Pendant la guerre, un
demi-million d’ouvriers
américains ont travaillé dans les usines françaises,
un autre demi-million à l’arrière du front. Ce million d’hommes en
salopette
a popularisé cette tenue de travail en France. Dans trente ans, nous
l’aurons aussi en Autriche. Alors nos hommes politiques,
comme le font
leurs homologues américains depuis trente ans, parleront avec affectation de
l’« homme en salopette ».
 
Question  : Pourquoi les pardessus modernes  sont-ils équipés d’une
ceinture ?
Réponse : On peut porter une ceinture avec toutes les vestes fermées qui
sont coupées ample derrière et devant. Cela vaut
pour le veston comme
pour la tunique d’officier. Dans les Alpes autrichiennes, où la veste
ordinaire est la joppe, veste ajustée à l’avant et ample à l’arrière, il suffit de
boutonner la martingale par-dessus le pli creux pour la resserrer.
La veste de
travail portée en Europe occidentale, la blouse, est aussi ample à l’avant  ;
c’est pourquoi on doit la refermer
avec une ceinture. C’est elle que portaient
les compagnons du voyage pendant l’époque Biedermeier6, c’est elle que
porte le paysan du Norfolk. La Norfolk jacket est devenue la veste du
sportsman. C’est un croisement de la blouse française avec la joppe
autrichienne. Comme la première, elle est coupée ample à la poitrine  ;
comme la seconde, ses plis sont impeccablement marqués
au fer. Elle
possède également des plis sur la poitrine, tandis que la joppe ne dispose
que d’un pli dorsal. La veste Norfolk a donc une ceinture, alors que pour la
joppe styrienne la martingale suffit.
Il faut ajouter que l’habitant des Alpes porte la joppe tantôt avec la
martingale fermée, tantôt avec la martingale ouverte. Cela change d’une
décennie à l’autre. Parfois les hommes
se sentent mieux quand ils sont
habillés de manière relâchée, parfois ils se sentent mieux quand ils sont
habillés de manière
ajustée. Actuellement, nous vivons à une époque où les
hommes veulent une tenue cintrée, « veste fermée ». Même notre complet-
veston,
pourtant destiné à être porté ouvert afin de laisser voir le gilet, a
commencé, dès avant la guerre, à être porté de plus en plus souvent
boutonné. C’est manifestement ce que nous
commandaient nos nerfs.
Aujourd’hui, plus la complexion nerveuse d’un homme est moderne, plus il
boutonnera son veston. Il
y a quinze ans déjà, Peter Altenberg portait une
ceinture avec le veston classique. Il produisait une impression fort curieuse,
mais c’est ce que ses nerfs réclamaient. Si le costume d’un tel précurseur
passait pour «  étrange  », c’est somme toute parce que les tailleurs qui
travaillent pour le grand public n’avaient pas encore
pris en compte dans
leurs créations ce nouveau besoin nerveux.
Mais revenons-en au pardessus. L’ulster7 était encore coupé comme un
fourreau, comme un caftan. Ensuite est venu le Menchikov, ample à
l’arrière avec une martingale. Et puis le raglan. Il était ample aussi à
l’avant. C’était l’époque où l’on portait
souvent le complet. On portait aussi
en ce temps une surveste taillée ample devant et derrière. Nos nerfs ont
alors exigé
des coupes plus étroites. La veste peut se boutonner : mais que
faire avec les pardessus amples ? Les pans qui virevoltent
dans tous les sens
sont énervants  ! On a donc pris une ceinture, comme P. A. le faisait déjà
depuis quinze ans avec son veston.
Quand il m’a vu avec le pardessus
ceinturé moderne, il a été jaloux. Il disait que sa prochaine « marmotte » –
  c’est ainsi
qu’il appelait son manteau  – devrait elle aussi avoir une
ceinture. Mon pauvre Peter, mon cher Peter, tu ne devais pas vivre
assez
longtemps pour la porter !
 
Question : Le batik ?
Réponse : Dans les derniers mois, les cas se sont multipliés où une jeune
fille est venue me trouver pour me dire qu’elle était artiste et que c’était
mon métier, et par conséquent mon devoir irrécusable, d’aider les artistes
par tous
les moyens possibles. Bien…
Je lui réponds : laissez-moi deviner… le batik ! À quoi la demoiselle me
tient pour un être encore plus éminent que je ne
le suis en réalité, à savoir
pour l’être le plus éminent que l’on puisse concevoir aujourd’hui, pour un
télépathe.
Mais je ne le suis pas. Je ne travaille qu’en m’aidant du calcul des
probabilités. Quatre-vingt-dix pour cent des jeunes filles
«  artistes  » se
donnent cette appellation parce qu’elles savent faire du batik.
Si je fais tomber un hanneton dans un encrier et que je le laisse s’agiter
sur un beau pongé de soie magnifiquement teint,
alors j’obtiendrai du batik.
Je peux me faciliter la tâche en utilisant, au lieu d’un seul, dix ou vingt
hannetons à la fois.
Je peux plonger une partie des hannetons dans de
l’encre noire, une autre dans de l’encre rouge. Je peux m’acheter une petite
bouteille d’encre violette. Et de l’encre jaune  ! Comme on dit, il est des
femmes artistes à l’imagination si ardente et débordante
que les mots
manquent pour faire justice à leurs œuvres d’art. Certaines utilisent d’autres
recettes encore. Pour celles-ci,
on doit sûrement pouvoir se passer des
hannetons. Je sais bien –  afin de parer à une éventuelle objection  – qu’il
existe vraiment
d’autres méthodes. Il va de soi que pendant les saisons sans
hannetons, le tissu doit être travaillé avec d’autres procédés.
Mais l’effet est
le même.
Placez un peintre devant une toile blanche  : il en fera une peinture.
Placez un fabricant de batik devant un morceau de soie
immaculé  : il en
fera du batik. Placez un enfant avec un morceau de craie devant une
ardoise : il en fera…
Mais tournons-nous à nouveau vers la demoiselle qui me tient pour un
télépathe. Je lui dis : « Le batik, oui, le batik… C’est
difficile ! Comment
puis-je vous aider  ? Je crois que le mieux est de donner votre tissu à une
blanchisserie chimique. Peut-être
parviendra-t-elle à le sauver. »
Je ne crois pas que cette jeune artiste suivra mon conseil. Elle trouvera
quand même le moyen de donner une nouvelle vie à
son morceau de soie
devenu inutilisable. Sinon les draps en batik et les cravates en batik ne
fleuriraient pas dans nos vitrines.
Cela reste beaucoup de temps dépensé
pour peu de chose. Dactylographe et manucure sont des occupations bien
plus utiles. L’homme
moderne trouve les visages non tatoués plus beau que
les visages tatoués. L’homme moderne trouve que les tatouages et le batik
sont des atrocités, quand bien même ces deux techniques sont considérées
comme de l’art en Polynésie et dans ses colonies
sur le Ring viennois. Le
danger est grand que toutes les femmes se découvrent la vocation d’artiste
du batik et se dérobent ainsi au
travail économiquement rentable.
P.-S. – Je viens de constater par l’expérience que les blanchisseries
chimiques ne sont pas capables d’enlever le batik. Si
votre dulcinée vous a
offert une cravate en batik, alors vous n’avez plus qu’à la faire teindre dans
une couleur sombre.
 
Question : Abolir le gilet ?
Réponse  : Vous me demandez  : «  Pourquoi ne nous sommes-nous pas
débarrassés depuis longtemps du gilet, ce vêtement baroque ? »
Simplement
parce que Rome ne s’est pas construite en un jour. Le gilet vient, comme
vous l’avez justement mentionné, de l’époque
baroque. Mais les choses ne
changent jamais du jour au lendemain. Les choses demeurent. En dépit de
la lumière électrique, la bougie est restée. Seules leurs possibilités
d’utilisation s’amoindrissent.
De fait, le gilet n’est plus aussi utile qu’il
l’était il y a deux cents ans. L’homme en blouse n’a pas besoin de gilet. De
siècle en siècle, le gilet s’est raréfié. Et un jour, on pourra voir la dernière
bougie et le dernier gilet dans un musée.
 
Question : Pantalon ou culotte courte ?
Réponse : Le pantalon est une tenue de cheval. Werther portait encore le
modèle original, une culotte moulante boutonnée des
chevilles jusqu’à mi-
mollet. Et par-dessus, des bottes à revers. Jadis les petits garçons ne
portaient pas de bottes, mais
des chaussures basses ; leur culotte avait alors
la coupe de notre pantalon actuel. Il s’est passé ce qu’il se passe toujours :
la jeunesse l’a emporté. Les petits garçons sont devenus des hommes. En
grandissant, ils ont conservé leurs habitudes de jeunesse.
Rappelons-nous,
cela ne s’est pas passé autrement quand nous avons quitté l’enfance.
Aujourd’hui, les enfants portent des
culottes courtes. Mais l’âge où ils
commencent à porter le pantalon ne cesse de reculer. Dans les classes
supérieures, le
garçon reçoit son premier pantalon plus tard que dans les
classes inférieures, où il réclame d’en porter dès dix ans.
Tout ce qui est moderne vient de la jeunesse et passe ensuite dans l’âge
adulte : les bretelles et les Meistersinger8, les chaussures à lacets et Rodin,
les culottes courtes et Peter Altenberg. La jeunesse l’emporte toujours.
Ainsi les jeunes garçons du xviiie siècle ont-ils fini par l’emporter, bien
que leurs pères portassent la culotte et que les adultes révolutionnaires
enfouissent
leurs mollets dans des bottes hautes. Les enfants portaient le
pantalon et il a continué d’en être ainsi. Même pour les adultes. Jusqu’au
moment où la jeunesse a reçu au xixe siècle la culotte courte. Cela signifie
que la culotte courte sera aussi portée par les adultes du xxe siècle.
Notre avenir est la culotte courte qui laisse les genoux libres. D’où le
sais-je  ? De ce que les garçons du monde entier portent
ce type de
vêtements. Lorsque le général anglais Baden-Powell a organisé les
boyscouts après la guerre des Boers, il a recherché
pour eux une tenue
pratique. En bon Anglais, étranger à tout chauvinisme et à tout fanatisme
nationaliste –  lesquels ne sont
jamais que des signes d’incertitude et de
faiblesse du sentiment national –, il n’a pas hésité à prendre le meilleur là

il se trouvait, fût-ce en Angleterre ou ailleurs. Il a donc opté pour la
culotte des montagnards autrichiens. Comme notre
patriotisme autrichien
rejette naturellement tout ce qui porte la signature anglaise, il ne nous en a
pas fallu plus pour
équiper nos scouts d’une culotte longue. Du Japon au
Venezuela, les scouts portaient la culotte autrichienne qui s’arrête
au-dessus
du genou, je l’ai vue à Madère et à Alger, à Lisbonne et à Madrid, à Rome
et à Copenhague. Mais nous en Autriche ?
Non possumus ! Nous n’allions
tout de même pas tout faire comme les Anglais. Et nos scouts ont écopé
d’une tenue qui, sous le rapport de
la beauté, de la confection et de
l’adéquation à sa finalité, n’a d’égal que l’uniforme militaire autrichien.
Quelqu’un m’a
fait récemment cette remarque fort judicieuse : si, en 1914,
nous avions bien considéré les officiers anglais et leur tenue,
nous y aurions
réfléchi à deux fois avant d’entrer en guerre9.
Depuis quelques jours, on voit à Vienne des soldats anglais en uniforme
d’été. Ils ont les genoux nus. Nos genoux nus autrichiens.
Il y a des années,
j’ai fait remarquer ceci  : puisque chaque pays souligne l’élément national
dans ses uniformes, notre infanterie
devrait défiler en culotte de cuir. Mais
on s’est moqué de moi, sous prétexte que cela faisait trop peu militaire. On
n’avait
rien contre l’élément national autrichien. Du moment qu’il était
synonyme de revers bigarrés et de petits insignes étoilés.
Et le ceinturon
autant de guingois et désordonné que possible. En un mot : très chic.
 
Question : Le ceinturon en bandoulière et les insignes étoilés.
Réponse : Nombreuses sont les lettres qui s’inscrivent en faux contre la
critique que j’ai adressée, dans ma dernière boîte
aux questions, à ces deux
institutions autrichiennes désormais disparues. Voici donc ce que j’ai contre
les insignes étoilés
autrichiens. Quand, pendant la guerre, je voyais nos
soldats avec la Stella d’Italia, l’étoile à cinq branches volée aux soldats
italiens, quand je voyais nos garçons des rues décorés de cet emblème,
j’avais
le fâcheux sentiment que, au même moment, les petites étoiles des
officiers autrichiens servaient à décorer des casquettes
à Rome et à Palerme.
On peut supporter les ridicules de son pays quand on est chez soi, mais le
rouge nous monte au visage
quand on les rencontre à l’étranger  : cette
vision m’était donc intolérable. Que les Italiens doivent-ils penser de nos
officiers  !
Ces étoiles qu’une trapéziste pourrait à peine porter dans un
music-hall de seconde zone, ces insignes que ne pourraient guère
arborer
que ces écuyères qui sèment le trouble dans tous les villages où passe leur
roulotte – les enfants, décrochez le linge,
les comédiens arrivent –, sont-ce
là quelque chose qu’un homme, non, qu’un soldat, non, qu’un individu que
cette décoration place au-dessus du soldat et que l’on appelle
donc un
officier, peut décemment coudre sur ses vêtements ? Celui qui ne comprend
pas ça n’a aucune idée de ce qu’est la masculinité,
de ce qu’est la dignité
humaine. Pardieu  ! nos officiers devraient savoir gré aux patrouilles de la
Volkswehr –  aussi illégales
soient-elles  – de ne plus être obligés de se
promener pour le restant de leurs jours avec un insigne que l’on ne tolère,
dans
les autres pays, que sur le pauvre saltimbanque10.
Maintenant, le ceinturon en bandoulière. On peut nettement distinguer
trois écoles dans le port du ceinturon (la ceinture
de cuir à laquelle est
suspendue la baïonnette)  : l’allemande, l’autrichienne et celle des autres
peuples. Ceux-ci, Turcs
et Bulgares compris, portaient le ceinturon à
l’horizontale, non en bandoulière. L’armée est synonyme d’ordre, et un
ceinturon
en bandoulière fait négligé. Ils l’accrochaient ainsi à l’aide de
deux crochets cousus sur les côtés de la tunique. Les Allemands,
eux aussi
attachés à l’ordre, l’accrochaient au moyen de deux crochets qui ne
ressemblaient cependant pas à des crochets.
Ils étaient censés simuler des
boutons  ; fixés à la place des deux crochets mentionnés plus haut, ils
maintenaient ensemble
les basques – six en tout – de la tunique. Un trompe-
l’œil donc. Comprenez-moi bien  ! Je parle de la différence entre un
véritable
crochet et un crochet qui veut se donner pour autre chose qu’un
crochet. Quel intérêt  ? Eh bien, parce que c’est «  beau  ».
Comprend-on
maintenant la différence entre un Turc, un Bulgare, etc. et un Allemand11 ?
L’Autrichien ne met pas de crochets et ne veut pas non plus feindre
l’ordre avec de faux boutons. Sa nature lui fait faire
les choses simplement,
et il porte donc le ceinturon comme on l’enfile : en bandoulière. Il en tire
même quelque fierté. Que
c’est chic, en effet.
 
Question : La fin de la moustache anglaise.
Réponse : Cette question qui a fait le tour des journaux ces derniers jours
doit naturellement s’entendre ainsi  : la fin de
la moustache en Angleterre.
Car en Angleterre, personne ne sait ce qu’est une moustache anglaise, à
quoi une telle moustache
peut bien ressembler. On le sait uniquement en
Autriche et en Allemagne. La moustache « à l’anglaise » est née à Vienne et
a parcouru le monde jusqu’à arriver en Angleterre. Cependant, il est exact
qu’en Angleterre l’homme « du commun », l’ouvrier
non qualifié, c’est-à-
dire le travailleur journalier, le navie12, a porté la moustache coupée courte.
Jamais le gentleman n’aurait arboré une telle moustache. On la portait
suffisamment
longue pour qu’elle recouvre les lèvres ou bien, comme chez
le militaire en uniforme, torsadée avec de la cire. Personne ne
connaissait la
moustache  à la Guillaume II.  Celle-ci passait pour ridicule, la moustache
courte pour populacière. La moustache
courte est venue à Vienne par
l’intermédiaire des garçons d’écurie anglais. Je ne fais évidemment pas
allusion aux jockeys
qui, en vertu de leur position sociale, se situent au-
dessus d’une pilosité si vulgaire. Je parle de celui qui donne à boire
aux
chevaux et les panse.
Or, pour le Viennois, l’Anglais est un être supérieur, même s’il se
contente de pelleter du crottin de cheval. On pouvait
donc aisément se faire
passer pour tel en faisant raccourcir sa moustache comme lui. Depuis
l’hippodrome de Freudenau à Vienne, cette mode s’est propagée aux
officiers de cavalerie  :
c’était avant tout une façon de protester contre la
moustache à la Guillaume II, qui passait chez nous aussi pour populacière.
À leur tour nos aristocrates ont porté la moustache coupée courte, et
n’ont pas pour autant fait mauvaise impression en Angleterre.
Quelques
Anglais courageux de la bonne société n’ont pas tardé à suivre l’exemple
des aristocrates autrichiens. Mais cela
est surtout arrivé dans les autres pays.
En Angleterre, où elle est la moustache typique du navie, elle était des plus
difficiles à imposer, et on ne la porte que très rarement aujourd’hui encore.
Voilà pourquoi quand les journaux évoquent la «  fin de la moustache
anglaise  », il faut bien sûr comprendre qu’en Angleterre
la moustache
disparaît et laisse place au visage rasé de près. Cela arrive aussi dans
d’autres pays. Dans quelques années,
il n’y aura plus que des garçons de
café et des valets de chambre pour porter une moustache. Ils viennent de
conquérir en
France le droit à la moustache.
 
Question : Chapeau haut et dignité.
Réponse : La question était plus précisément formulée. Elle se formulait
ainsi : comment expliquez-vous que tous les peuples,
toutes époques et tous
niveaux de culture confondus, aient voulu rehausser la forme naturelle de la
tête (voir par exemple
l’Égypte antique : Amon, Mout, Neit ; les Aztèques,
le cimier des Grecs et d’autres, le Moyen Âge, les coiffures de certains
peuples noirs, les couronnes et les tiares, et enfin le haut-de-forme) et en
faire un signe de noblesse et de dignité ?
La question contient sa réponse. Ce n’est pas une question, mais une très
juste observation qui a été faite depuis fort longtemps déjà. Mais il est vain
de trouver au couvre-chef une signification à partir du moment où celui-ci
n’est
pas réservé à une classe. Chacun peut porter le haut-de-forme de nos
jours, non la tiare.
Nous ne devons pas perdre de vue que le port du chapeau, comme les
armoiries, n’appartenait qu’à l’homme libre, et que l’esclave,
lui, devait
aller tête nue. Mais puisqu’il a fallu le lui concéder pour qu’il se protège du
soleil et de la pluie, l’esclave
a reçu en contrepartie l’obligation d’ôter son
chapeau dès qu’il croiserait l’homme libre dans la rue. Aujourd’hui encore
cette coutume servile a cours chez nous. Seuls les Anglais et les Nord-
Américains l’ont oubliée.
On m’objectera que pourtant en Angleterre et aux États-Unis aussi on
salue en se découvrant (mais dans ce dernier pays seulement
devant la gent
féminine). La signification de ce salut y est tout autre que dans le reste des
pays occidentaux. Alors qu’ici
c’est le plus jeune ou celui qui a un rang
inférieur qui salue le premier, tout comme au temps où il y avait encore des
personnes
qui étaient libres et d’autres qui ne l’étaient pas, là-bas c’est
l’inverse. Alors que le salut veut dire chez nous : je m’abaisse
devant vous,
il signifie de l’autre côté de l’Atlantique : bonjour, nous nous connaissons !
De cela résulte une conception radicalement opposée du salut : tandis que
chez nous on exige que l’inférieur salue en premier,
que le supérieur attache
donc de l’importance au salut, à la soumission volontaire de son prochain,
là-bas c’est au supérieur
– catégorie où l’on compte également toute la gent
féminine, fillettes exclues – que l’on octroie le droit de se signaler.
Le chapeau haut, le rehaussement de sa personne, n’a aucun sens dans les
pays qui possèdent de longue date des institutions
démocratiques. Si l’on en
porte encore, comme le haut-de-forme, c’est un vestige de siècles passés,
comme la boutonnière à la manche des vestes, qui offrait au cavalier
la
possibilité de retrousser ses manches quand il donnait à boire et à manger à
son cheval. Aujourd’hui elle ne remplit plus
cette fonction, et pourtant le
tailleur continue toujours à la coudre sur ses vestes.
Cette conception différente du salut a peut-être surtout conduit à penser à
tort que l’Anglais est suffisant et a de mauvaises
manières. S’il s’assied à
une table, il ne saluera pas les convives déjà présents. Ce serait un
manquement à ses principes.
Comme il est difficile de le faire comprendre !
Le plus simple est certainement de considérer ceci : l’Anglais tend sa main
en premier à son cadet ou à celui qui lui est inférieur socialement. Eh bien,
chez nous aussi, me dit-on. Tout à fait… donc  :
le salut fonctionne en
Angleterre comme une poignée de main.
 
Question  : L’Arbeiter-Zeitung13a-t-il raison en ce qui concerne
l’exposition de mode14 ?
Réponse  : L’Arbeiter-Zeitung a tort de penser que le mot «  mode  » ne
s’applique qu’à l’habillement, c’est-à-dire au travail du tailleur, du
chapelier,
du chausseur. C’est faux. La mode est le style du temps présent.
Dès qu’une chose nous déplaît, s’agît-il d’une symphonie,
d’une pièce de
théâtre, d’un bâtiment, on croit l’anéantir en s’exclamant avec indignation :
« Ce n’est pas du style, c’est
de la mode ! » Or, en disant ça, on ne dit rien
que de vrai : dans cent ans on nommera la mode de notre époque son style,
que l’on parle de chapeaux pour dame ou de cathédrales. (Que madame X
paraisse à un bal masqué vêtue
dans le style du xive siècle, cela passe
encore, mais il est déjà plus douteux que l’on construise des églises à la
mode du Moyen Âge.) Ou bien
veut-on jeter le discrédit sur les productions
de l’industrie vestimentaire en remarquant qu’elles sont soumises au
changement ?
Alors il faudrait adresser ce même reproche aux œuvres d’art.
Le jugement émis par l’Arbeiter-Zeitung ne s’adresse donc pas à la mode,
au style du temps présent, mais aux articles d’habillement.
Il est indéniable que l’on a recours à beaucoup de travail superflu pour
confectionner ces articles. Mais pas plus que dans
les autres industries. Au
contraire : notre tenue s’est considérablement simplifiée par rapport à celle
des siècles précédents,
ce que l’on ne saurait dire des façades de nos
maisons. Comparez les vieilles maisons viennoises, discrètes
et  aristocratiques,
avec le fatras ornemental qu’affichent les nouvelles
maisons d’aujourd’hui. Si, comme moi, vous combattez l’ornement par vos
paroles et par vos actes, vous en conclurez… eh bien, comme moi.
L’humanité tout entière pourrait se ménager une vie meilleure
si elle
abandonnait l’ornement, le superflu. Sur ce point, nos tailleurs, nos
chausseurs et autres chapeliers sont les plus
en avance : puissent les autres
métiers les rattraper bientôt !
 
Question : Art(isanat) ?
Réponse : Il m’a été reproché d’avoir trahi mon opinion dans ma dernière
réponse aux lecteurs, de m’être moi-même renié. Depuis
vingt ans, je
prêche la différence entre l’art et l’artisanat et je ne confonds jamais un
ouvrage d’artisanat avec une œuvre
d’art. En contradiction avec tous mes
contemporains.
Or j’ai écrit : « Ou bien veut-on jeter le discrédit sur les productions de
l’industrie vestimentaire en remarquant qu’elles
sont soumises au
changement  ? Alors il faudrait adresser ce même reproche aux œuvres
d’art. » Voyons si, ce disant, j’ai abandonné
mes principes.
Selon moi : l’œuvre d’art est éternelle, l’œuvre de l’artisan est périssable.
L’œuvre d’art agit sur l’esprit, l’objet fonctionnel
agit sur la matière. On
consomme l’œuvre d’art de manière spirituelle, ainsi ne s’use-t-elle pas
avec l’usage ; on consomme
l’objet technique de manière matérielle, ainsi
se dégrade-t-il quand on l’utilise. Car si je tiens pour barbare le fait
d’endommager
des tableaux, il est tout aussi barbare de fabriquer des pots à
bière qui ne pourront qu’être exposés dans une vitrine (Wiener
Werkstätte15). L’objet fonctionnel n’est fabriqué que pour les contemporains
et doit seulement satisfaire ces derniers  : l’œuvre d’art,
elle, continuera
d’être effective jusqu’aux dernières heures de l’humanité. Mais tous deux
sont inféodés aux évolutions formelles,
et cela si fortement qu’il est
possible pour l’historien de déterminer, aussi bien pour l’œuvre d’art que
pour l’objet technique,
à quel moment ils ont été produits. J’ai écrit un
jour : si une civilisation disparue avait laissé pour seul vestige un bouton,
je
pourrais, à partir de la forme de ce bouton, augurer des vêtements et des
traditions de cette civilisation, de ses mœurs
et de sa religion, de son art et
de sa spiritualité. Comme ce bouton est important !
J’ai voulu par là démontrer le lien qui existe entre la culture subjective et
la culture objective. Les étapes sont les suivantes  : Dieu créa l’artiste,
l’artiste crée l’époque, l’époque crée l’artisan, l’artisan crée le bouton.
 
Question : Vêtements et liberté ?
Réponse  : Vous dites qu’un peuple qui s’est débarrassé de ses liens
devrait défendre sa liberté même dans des domaines aussi
accessoires que
les vêtements, et répudier tous les codes vestimentaires dictés par
l’étiquette. C’est précisément l’inverse.
Ce que vous nommez liberté est la
liberté que je fais mienne quand je vide mon seau d’ordures dans la rue
parce qu’il m’incommode
chez moi. Sans égard pour les passants, sans
égard pour la santé de mes semblables. Si c’est cette liberté à laquelle vous
aspirez, alors il vous faut sans plus tarder déménager quelque peu plus à
l’est, mettons à Ispahan ou à Herat, où l’absolutisme
est encore en vigueur.
Quoi qu’il en soit, plus un régime est libéral, plus les hommes sont limités
dans leurs actes. Et les
hommes sont d’autant plus tenus d’exercer un
contrôle policier par eux-mêmes, sur leur propre personne, qu’ils vivent
librement,
qu’ils répugnent à vivre sous surveillance de la police. C’est cela
et seulement cela qui fait que le citoyen n’a plus besoin
du policier. Alors,
le policier n’est plus qu’un outil dont dispose la société pour prévenir les
crimes. Alors, on ne l’emploie
plus à contrôler la circulation et à ordonner :
« à gauche », « à droite ». Les peuples qui ne sont pas libres sont policés
de
l’extérieur, les peuples libres se policent d’eux-mêmes. Chaque Américain
est son propre policier. Mais ce qu’il exige
de lui-même, il l’exige aussi
avec la plus grande fermeté et la plus grande intransigeance de ses
concitoyens. En Amérique,
on ne peut pas porter de chapeau de paille avant
le vingt et un mai. Celui qui se hasarde dans la rue avec un tel couvre-chef
avant cette date – forcément un Allemand – encourt le risque de se le faire
arracher. Il existe donc dans ce pays libre des
prescriptions vestimentaires,
que l’Allemand, lui, qualifie de régressions. Il n’y a rien de tel en
Allemagne, cette terre
de progrès. Et pourtant : on n’accepterait jamais à un
bal un homme avec les genoux nus et une culotte de cuir. Est-ce de
la
régression ? Chacun devine pourquoi nous portons tous la même tenue de
soirée. Ce faisant, nous accomplissons l’exigence
démocratique selon
laquelle tous ceux à qui les circonstances imposent de porter des vêtements
différents des vêtements ordinaires
– fût-ce seulement le court temps de la
fête – doivent rester égaux. Tous portent la chemise blanche et la cravate de
batiste,
des chaussures laquées et un frac. Mon chausseur, à qui je dis
« monsieur l’artisan » dans son atelier, devient alors M. Schulze ;
le sévère
officier qui fait fuir tout le monde quand il entre dans la caserne est
désormais M.  Maier  ; et l’homme à qui je
dis «  monsieur le conseiller  »
quand il est en fonction n’est plus pour moi qu’un certain M.  Schmidt.
Avant de se rendre à
la fête, aucun ne s’est arrêté songeur devant son
placard en se demandant : que vais-je mettre aujourd’hui pour le bal qui
me
fera éclipser les autres convives ? On laisse cela aux femmes.
Eh bien, l’Américain est tout le temps au bal. Du matin jusqu’à la nuit
tombée. Parce qu’il est républicain.
En Afghanistan, les choses sont différentes.
 
Question : En uniforme ou en civil ?
Réponse  : Vous écrivez qu’il ressort de ma dernière réponse que je
défends le droit pour un colonel de se rendre à un bal
en frac, donc en civil.
Je suis heureux que vous soyez arrivé à cette conclusion. Mes réponses
sont souvent parsemées d’éléments qui ne concernent
pas directement la
question. Cela a pour but de forcer le lecteur à s’interroger sur ces choses
qui semblent accessoires,
mais qui, considérées à fond, mènent à des
conséquences importantes. Et c’est le cas ici. Oui, je suis d’avis que
l’officier n’a à endosser l’uniforme que lorsqu’il est au service ou qu’il s’y
rend, et que rien n’est censé le différencier de ses concitoyens dans toutes
les autres
circonstances. Et cela non parce que je suis contre l’uniforme, que
j’apprécie quand il est à sa juste place (de même que
je suis pour les
distinctions militaires, parce qu’elles sont nécessaires), mais parce que je
veux m’assurer que la dignité de celui-ci soit protégée. Il nous est sans
doute difficile de comprendre
que le corps des officiers anglais punisse l’un
des siens lorsqu’il va chez le coiffeur en uniforme. Là, la dignité de
l’uniforme
est préservée. Mais au fond, le civil n’a pas à se casser la tête
avec une telle question. Quoique nous ayons tout de même
un intérêt, un
intérêt démocratique, à ce que personne ne s’élève par ses vêtements au-
dessus des autres citoyens, à ce que personne ne reçoive par eux quelque
avantage. En dehors de la caserne, le sous-lieutenant est un bête monsieur X
et le colonel un bête monsieur Y, et c’est très
bien ainsi.
 
Question : Qui souhaiterais-je voir assister à mes conférences ?
Réponse  : Je m’autorise cette fois à recourir moi-même à la boîte aux
questions. Donc : tous les messieurs du gouvernement
et ceux qui aspirent à
y entrer, les hommes politiques qui s’intéressent à la question sociale, les
pédagogues et les médecins.
 
Question : Le monocle ?
Réponse : Ceux qui ne voient mal que d’un œil portent un monocle. Chez
nous, le monocle passe pour l’apanage des m’as-tu-vu  ;
pourquoi, je n’en
sais rien. Cela est aussi obscur pour un Américain que si on lui disait qu’un
homme avec une prothèse est un m’as-tu-vu. C’est dire qu’en Amérique
seuls ceux qui en ont besoin portent un monocle. Les
nombreuses personnes
qui portent un lorgnon devant l’œil alors qu’elles ont une bonne vue –  le
gros du contingent est formé
par les Allemands – ont jeté la déconsidération
sur le monocle. Ce qui peut bien passer par la tête de tels individus est
pour
moi une énigme. Mais celui qui a besoin d’un monocle doit en porter un,
quelle que soit la profession à laquelle il appartient.
Il y a trente ans, New
York comptait parmi ses porteurs de monocle l’un des membres les plus
célèbres du clergé anglican.
Là-bas même les femmes portent le monocle,
particulièrement celles d’un certain âge.
Je suis presbyte des deux yeux et porte un monocle pour lire quand je ne
suis pas chez moi. Il est très pénible pour le presbyte
de se retrouver
aveugle avec ses lunettes dès qu’il lève le nez de son journal. Il est obligé
de les déchausser. Il m’est
apparu que c’est le monocle qui facilitait le plus
la tâche.
Peu m’importe que chez nous autant de mirliflores se promènent avec un
monocle. Chacun est libre de penser que j’en suis un
aussi. Ce pour quoi les
gens m’ont tenu lorsque j’ai sauté cette semaine sur une voiture de police
pour arriver plus vite
à Hietzing ou à Döbling, je ne le sais pas non plus.
Toujours est-il que cela semble mal vu ici, car je n’ai vu personne d’autre
le
faire.
 
Question  : Y a-t-il un quelconque rapport entre la dernière mode
masculine (la redingote courte à l’anglaise) et le roi d’Angleterre ?
Réponse  : Tout ce qui touche à notre corps a un rapport avec le roi
d’Angleterre. Ou mieux : avec le peuple anglais. En effet,
le roi anglais est
le symbole visible du génie du peuple anglais. C’est pourquoi il ne peut rien
faire qui aille à l’encontre de ce caractère national. Mais ce que vous
entendez par la redingote courte à l’anglaise m’échappe.
Parlez-vous du
covert coat ? Ou bien de la redingote de tous les jours ? Depuis qu’il existe,
donc depuis 150 ans, le premier est porté deux doigts
plus court que la
redingote classique. Quant à elle, elle s’est récemment allongée et a une
taille haute.
 
Question : Mes conférences.
Réponse  : Oui, ce sont les mêmes que j’ai tenues sous le nom de «  Se
tenir debout, marcher, s’asseoir, s’allonger, dormir,
manger et boire16  » et
d’« Apprendre à habiter17 ! ». Je ne conseillerai d’y assister qu’à ceux qui
savent déjà faire tout ça. La venue des pédagogues et des médecins est
souhaitée. Elle est déconseillée aux vainqueurs de guerre qui n’ont reçu
aucune formation pour ces choses. Mais ils peuvent
m’envoyer leurs
enfants. Toutefois, leur autorité paternelle en sera ébranlée pour toujours.
 
Question : Le manteau de fourrure.
Réponse : Eh bien on le porte quand on en a un et qu’il fait suffisamment
froid. Mais on veillera à posséder également un manteau d’hiver ordinaire
(un Chesterfield18). Pour des raisons d’économie. Car on tâchera de
suffisamment ménager son manteau de fourrure pour qu’il dure une vie
entière.
Par conséquent, il est indispensable que sa forme puisse rester à la
mode pendant vingt ou quarante ans. Rappelez-vous cette
règle : tout objet
doit durer esthétiquement (donc ne doit pas devenir déplaisant à l’œil,
ridicule) aussi longtemps qu’il
dure physiquement. Appliqué à des objets
particuliers, cela signifierait qu’une robe de bal dans laquelle une femme ne
dansera
que le temps d’une soirée, qui n’a besoin d’être esthétique que pour
cette unique soirée, peut fort bien paraître ridicule,
c’est-à-dire démodée, le
lendemain. Tandis qu’une table d’écriture, en fonction du matériau employé
et du travail investi,
remplira sa fonction cent ans peut-être  : raison pour
laquelle il faut prendre garde à ce qu’elle ait une forme qui restera
à la
mode une centaine d’années. C’est un souci en vertu duquel nos artistes de
la nouvelle école allemande, à laquelle appartiennent
aussi les membres du
Werkbund autrichien, ne se sont jamais fait de cheveux blancs. Mais qu’au
gré des caprices d’un «  artiste  »  on gaspille de la main-d’œuvre,
la
meilleure main-d’œuvre (métiers nobles) et les meilleurs matériaux, pour
produire un objet que l’on ne pourra pas, pour
des raisons esthétiques,
consommer, utiliser –  car qui peut vivre aujourd’hui dans un appartement
« dessiné » par un professeur
de l’école des Arts appliqués de Vienne ? –,
voilà qui est un crime.
Appliquée à la couture, la règle doit s’énoncer de la sorte : pour une robe
de bal, matériaux bon marché et travail rapide. On peut alors se permettre la
plus grande extravagance. Et si l’imagination du couturier ne suffit pas,
soyez
permis de venir demander conseil auprès des architectes modernes.
Ils seront totalement dans leur domaine de compétences.
Mais pour le
manteau de fourrure, choisissez un tailleur conservateur. D’autant plus
conservateur que le matériau qu’on lui
confie est noble.
 
Question : Les sous-vêtements en toile ?
Réponse : Vous critiquez ma conférence et en arrivez à la conclusion que
ces préoccupations sont superflues. « On vit aussi
très bien dans des sous-
vêtements en toile. » Tout à fait, si l’on possède les nerfs d’un homme des
années 1780 à 1860. Si,
par malheur, on a les nerfs de notre temps, des nerfs
modernes donc, cela n’est plus possible. Vous ne pouvez pas le comprendre
car, comme en atteste votre opinion, vous portez des sous-vêtements en
toile, non en tricot donc, ce qui signifie que vous
possédez des nerfs d’un
autre âge. Peut-être me comprendrez-vous mieux en imaginant que mes
conférences se fussent tenues
il y a 120 ans. L’orateur aurait parlé de
peuples arriérés et aurait réprouvé que le Commandement suprême de
l’armée impose
à ses contemporains de porter des cheveux poudrés et
tressés ainsi que des guêtres qui montent jusqu’au-dessus du genou. Votre
homologue d’alors m’aurait adressé les mêmes paroles pour conclure ainsi :
«  On peut aussi très bien vivre avec une tresse
poudrée.  » On le pouvait,
cinquante ans auparavant. Mais en 1800, ce n’était plus possible.
 
Question : Spécificité nationale ?
Réponse  : Vous redoutez que la foule d’acheteurs étrangers qui
envahissent Vienne, attirés par la faiblesse de notre devise,
nous fassent
perdre notre spécificité nationale. Jusqu’à maintenant, je n’ai rien remarqué
de tel. Non, je me trompe : j’ai aperçu aujourd’hui les premiers portefeuilles
anglo-américains dans la vitrine de chez Hieß, sur la Kärntner Strasse.
Notre spécificité nationale réclamait qu’on ne mette
les renforts
métalliques, censés protéger les portefeuilles en cuir, que sur les coins
supérieurs. Les deux autres coins devaient
rester sans protection. Il ne leur
en fallait pas plus pour être exposés en vitrine. C’est pour elle, et non pour
l’usage
comme ailleurs, que semble conçue notre maroquinerie. Un officier
américain s’en est simplement rendu compte et c’est pourquoi,
à destination
d’officiers comme lui et seulement comme lui, on met aussi en vitrine des
portefeuilles réellement propres à
l’usage. Pour les Américains les coins
métalliques sont donc une protection contre l’usure, pour les Viennois un
ornement.
 
Question : Prochaines conférences ?
Réponse : Le 1er et le 2 novembre, à midi et demi, dans la moyenne salle
du Konzerthaus19, sur le thème : « Comment aménager son intérieur ? ».

1 « Antworten von Adolf Loos », Neues 8 Uhr-Blatt, Vienne, du 14 juin au 18 octobre 1919.
Ces «  réponses  d’Adolf Loos  » ont d’abord été reprises partiellement, sans suivre
l’ordre
chronologique, dans Malgré tout (1931) sous le titre « Réponses à des questions du public  »
(«  Antworten auf Fragen aus dem Publikum  »). L’introduction «  l’allemand
de valet de
chambre » date de cette publication ; c’est en fait une réécriture par Adolf Loos du texte qu’il
avait écrit pour
clore sa collaboration au Neues 8 Uhr-Blatt, dans le numéro du 25  octobre
1919. Les autres réponses ont été publiées pour la première fois en volume dans Die
Potemkinsche Stadt (1983). Nous reproduisons ici pour la première fois l’intégralité de cette
« boîte aux questions » en rétablissant l’ordre
dans lequel elle a paru dans la presse viennoise.
Le 7 juin, pour annoncer le début de cette rubrique hebdomadaire, le journal
publiait cet avis :
ADOLF LOOS VOUS RÉPOND
En 1903 a paru à Vienne un journal écrit par Adolf Loos. Il s’appelait Das Andere et avait
un sous-titre provocateur : journal pour l’introduction de la culture occidentale en Autriche.
La première page annonçait une boîte aux questions sur le thème du vestiaire masculin.
C’est finalement aux questions que
lui enverront nos lecteurs qu’il répondra chaque samedi.
Nous reproduisons ici le texte qui présentait cette rubrique.
Suivait le texte intitulé « Les vêtements » que Loos avait écrit pour Das Andere (p. 92 dans
ce volume).
2 Col des Alpes autrichiennes. Voir note 1, p. 28.
3  «  Dame Vindobona  »  : personnification de Vindobona, nom que portait l’ancien
établissement romain à l’emplacement actuel de
Vienne.
4 Les brogues, elles, sont à bout golf, le plus souvent fleuri.
5  La semaine précédente, au lieu des réponses d’Adolf Loos, le Neues 8 Uhr-Blatt
reproduisait son texte de 1908 intitulé «  Culture  » (p.  105 dans ce volume), qui annonce
l’avènement de l’« homme en salopette ».
6 Biedermeier  : on désigne ainsi la période qui s’étend du congrès de Vienne (1815) à la
révolution de Mars 1848 dans les États de la Confédération
germanique.
7 Voir note 14 p. 14.
8 Voir note 1, p. 47.
9 Voir « L’uniforme anglais », p. 109.
10 En français dans le texte.
11 En 1898 déjà, Loos moquait le goût des Allemands pour la « beauté » dans les vêtements
(voir p. 14).
12 C’est-à-dire l’« homme en bleu de travail ».
13  Le «  Journal des travailleurs  », fondé en 1889, était le principal medium des idées
socialistes en Autriche.
14 Une « exposition de mode » (Modeausstellung) venait d’ouvrir le 17 août 1919 dans le
parc d’attractions du Prater à Vienne  ; la plupart des maisons de couture de la
ville y
exposaient leurs articles.
15 L’« Atelier Viennois » était une coopérative de production fondée en 1903 et fermée en
1932. Il mettait en application les
idées de la Sécession (voir note 1, p. 24).
16 «  Vom Gehen, Stehen, Sitzen, Liegen, Schlafen, Essen, Trinken  », conférence tenue le
4 février 1911 et dont le texte fut publié
le 10 mars suivant dans le Neues Wiener Journal. Il
n’a jamais été traduit en français, mais il est en fait la réécriture de l’article «  Céramique  »
(« Keramika ») que Loos
avait écrit dans le journal berlinois Die Zukunft en 1904 et que l’on
trouvera dans Malgré tout, éd. Champ Libre, 1979, p. 180.
17 « Wohnen lernen ! » Nous n’avons pas retrouvé la date où Loos a tenu cette conférence ;
le texte a cependant été repris en
article dans le Neues Wiener Tagblatt du 15 mai 1921. On le
trouvera également dans Malgré tout, p. 279.
18 Le Chesterfield est une pièce classique du vestiaire masculin : c’est le manteau de ville
par excellence. Long et droit, il
est généralement réalisé dans un tissu foncé à chevrons.
19 Le Konzerthaus de Vienne est une prestigieuse salle de concert, qui fut ouverte en 1913.
Dans la collection Les Cahiers Rouges

Lou
Andreas- Friedrich Nietzsche à travers ses oeuvres
Salomé
Jacques
Les Enfants naturels ■ L’Opéra du monde
Audiberti
François L’Apprenti sorcier ■ Domme ou l’essai d’occupation ■ Un voyage au
Augiéras mont Athos ■ Le Voyage des morts
Marcel
Clérambard ■ Vogue la galère
Aymé
Jules
Barbey Les Quarante médaillons de l’Académie
d’Aurevilly
Bayon Haut fonctionnaire
Hervé
Vipère au poing
Bazin
Béatrix
La Décharge ■ Josée dite Nancy ■ L’enfant chat
Beck
Jurek
Jakob le menteur
Becker
Louis
Une éducation polonaise
Begley
Julien
Tradition de l’existentialisme ■ La Trahison des clercs
Benda
Yves Berger Le Sud
Emmanuel La France irréelle ■ Méditation sur un amour défunt ■ Rachel et
Berl autres grâces
Emmanuel
Berl, Jean Tant que vous penserez à moi
d’Ormesson
Princesse Catherine-Paris ■ Le Confesseur et les poètes
Bibesco
Lucien
La Vallée des roses
Bodard
Alain
Une mère russe
Bosquet
Jacques
Les Petites filles de Courbelles
Brenner
André
La Parole dérobée
Brincourt
Au sud de nulle part ■ Factotum ■ L’amour est un chien de l’enfer ■
Charles
Contes de la folie ordinaire ■ Journal d’un vieux dégueulasse ■ Le
Bukowski
Postier ■ Souvenirs d’un pas grand-chose ■ Women
Truman
Prières exaucées
Capote
Blaise Hollywood, la mecque du cinéma ■ Moravagine ■ Rhum, l’aventure
Cendrars de Jean Galmot ■ La Vie dangereuse
Paul
Correspondance
Cézanne
André
L’Auberge de l’abîme ■ Le Crime des justes
Chamson
Jacques Ce que je voulais vous dire aujourd’hui ■ Claire ■ Lettres à Roger
Chardonne Nimier ■ Propos comme ça ■ Les Varais ■ Vivre à Madère
Edmonde
Charles- Stèle pour un bâtard
Roux
La Corrida du 1er mai ■ Les Enfants terribles ■ Essai de critique
Jean
indirecte ■ Journal d’un inconnu ■ Lettre aux Américains ■ La
Cocteau
Machine infernale ■ Portraits-souvenir ■ Reines de la France
Pierre
Les Filles du Calvaire
Combescot
Jean-Louis
La Chine m’inquiète
Curtis
Léon
Les Morticoles ■ Souvenirs littéraires
Daudet
Edgar
Lettres
Degas
Joseph Choléra ■ La Deltheillerie ■ Jeanne d’Arc ■ Jésus II ■ Lafayette ■
Delteil Les Poilus ■Sur le fleuve Amour
André
Le Ciel du faubourg ■ L’Île aux oiseaux de fer
Dhôtel
Alexandre
Catherine Blum ■ Jacquot sans Oreilles
Dumas
Oriana Un homme
Fallaci
Dominique
Porporino ou les mystères de Naples ■ L’Étoile rose
Fernandez
Ramon Messages ■ Molière ou l’essence du génie comique ■ Philippe
Fernandez Sauveur ■ Proust
A. Ferreira
Forêt vierge ■ La Mission ■ Terre froide
de Castro
Francis
Scott Gatsby le Magnifique■ Un légume
Fitzgerald
Georges
La Négresse blonde suivie de Le Géranium Ovipare
Fourest
Bernard
Le Dernier des Mohicans
Frank
Max Frisch Stiller
Matthieu
Les Vitamines du vinaigre
Galey
Claire
Une fille cousue de fil blanc
Gallois
L’Automne du patriarche ■ Chronique d’une mort annoncée ■ Des
Gabriel feuilles dans la bourrasque ■ Des yeux de chien bleu ■ Les
García Funérailles de la Grande Mémé ■ L’Incroyable et triste histoire de la
Márquez candide Erendira et de sa grand-mère diabolique ■ La Mala Hora ■
Pas de lettre pour le colonel ■ Récit d’un naufragé
Colline ■ Jean le Bleu ■ Mort d’un personnage ■ Naissance de
Jean Giono l’Odyssée ■ Que ma joie demeure ■ Regain ■ Le Serpent d’étoiles ■
Un de Baumugnes ■ Les Vraies richesses
Adorable Clio ■ Bella ■ Eglantine ■ Lectures pour une ombre ■ La
Jean
Menteuse ■ Siegfried et le Limousin ■ Supplément au voyage de Cook
Giraudoux
■ La guerre de Troie n’aura pas lieu
Nadine
Le Conservateur
Gordimer
Benoîte
Ainsi soit-elle, précédé de Ainsi soient-elles au XXIe siècle
Groult
Jean-Noël
Israéliennes
Gurgand
Kléber Adios ■ L’Été finit sous les tilleuls ■ Magnolia-Jules/L’école des
Haedens parents ■ Une histoire de la littérature française
Daniel
Pays parisiens
Halévy
Louis
Maria Chapdelaine
Hémon
Pierre Histoires confidentielles
Herbart
Ingres Ecrits sur l’art
Henry
Les Journaux
James
Pascal
Guerre après guerre suivi de La guerre à neuf ans
Jardin
Alfred Jarry Les Minutes de Sable mémorial
Marcel
Les Argonautes ■ Elise architecte
Jouhandeau
Philippe
Jullian,
Les Morot-Chandonneur
Bernard
Minoret
Ernst
Rivarol et autres essais ■ Le contemplateur solitaire
Jünger
Franz Kafka Journal ■ Tentation au village
Comte
Cahiers 1918-1937
Kessler
Jean de La
Le Centaure de Dieu
Varende
Jean de La
Ville de L’Horizon chimérique
Mirmont
Armand
Maupassant, le Bel-Ami
Lanoux
Jacques
Croire à Noël ■ Le Petit Canard
Laurent
Napoléon – Croquis de l’épopée ■ La Révolution française ■
G. Lenotre
Versailles au temps des rois
Malcolm
Sous le volcan
Lowry
Maurice
Le Trésor des humbles
Maeterlinck
Norman Les Armées de la nuit ■ Pourquoi sommes-nous au Vietnam ? ■ Un
Mailer rêve américain
Antonine
Les Cordes-de-Bois ■ Pélagie-la-Charrette
Maillet
Curzio
Technique du coup d’État
Malaparte
Luigi
Saut de la mort ■ Le Serpent cannibale
Malerba
Eduardo
La Barque de glace
Mallea
Clara ...Et pourtant j’étais libre ■ Nos vingt ans
Malraux
Heinrich
Professeur Unrat (l’Ange bleu) ■ Le Sujet!
Mann
Klaus Mann La Danse pieuse ■ Mephisto ■ Symphonie pathétique ■ Le Volcan
Thomas
Altesse royale ■ Les Maîtres ■ Mario et le magicien ■ Sang réservé
Mann
Claude
Aimer de Gaulle ■ André Breton
Mauriac
Les Anges noirs ■ Les Chemins de la mer ■ De Gaulle ■ Le Mystère
François
Frontenac ■ La Pharisienne ■ La Robe prétexte ■ Thérèse
Mauriac
Desqueyroux
Jean
Mort du général de Gaulle
Mauriac
Ariel ou la vie de Shelley ■ Le Cercle de famille ■ Choses nues ■ Don
André
Juan ou la vie de Byron ■ René ou la vie de Chateaubriand ■ Les
Maurois
Silences du colonel Bramble ■ Tourguéniev ■ Voltaire
Frédéric
Mireille/Mirèio
Mistral
Thyde
La Rue courte
Monnier
Anatole de
Les Veuves abusives
Monzie
George
Mémoires de ma vie morte
Moore
Paul Air indien ■ Bouddha vivant ■ Champions du monde ■ L’Europe
Morand galante ■ Lewis et Irène ■ Magie noire ■ Rien que la terre ■ Rococo
Abdul Bashur ■ La Dernière escale du tramp steamer ■ Le Dernier
Alvaro
Visage ■ Ilona vient avec la pluie ■ La Neige de l’Amiral ■ Un bel
Mutis
morir
V.S. Crépuscule sur l’islam ■ L’Énigme de l’arrivée ■ Le Masseur
Naipaul mystique
Irène L’Affaire Courilof ■ Le Bal ■ David Golder ■ Les Mouches d’automne
Némirovsky précédé de La Niania et Suivi de Naissance d’une révolution
Gérard de
Poèmes d’Outre-Rhin
Nerval
Harold
Journal 1936-1942
Nicolson
Luis Nucéra Mes ports d’attache
Sandro
Poésies ■ Un peu de fièvre
Penna
Annie
Cartes postales ■ Les Pieds dans la boue ■ Noeuds et dénouement
Proulx
Marcel Albertine disparue
Proust
Raymond
Le Diable au corps suivi de Le bal du comte d’Orgel
Radiguet
Charles-
Aline ■ Derborence ■ Le Garçon savoyard ■ La Grande peur dans la
Ferdinand
montagne ■ Jean-Luc persécuté ■ Joie dans le ciel
Ramuz
Paul
Reboux,
A la manière de...
Charles
Muller
Christine de
Boy ■ Le Petit matin
Rivoyre
Christiane
Archaos ■ Printemps au parking ■ Le Repos du guerrier
Rochefort
Auguste
L’Art
Rodin
Daniel
L’Enthousiasme
Rondeau
Henry Roth L’Or de la terre promise
Jean-Marie
Ils ont choisi la nuit
Rouart
Robert de
Passé pas mort
Saint Jean
Sainte-
Mes chers amis…
Beuve
Claire
Sainte- Le Dimanche des Rameaux
Soline
Victor
Les Derniers temps ■ S’il est minuit dans le siècle
Serge
Ignazio
Fontarama ■ Le Secret de Luc ■ Une poignée de mûres
Silone
Alexandre
L’Erreur de l’Occident
Soljenitsyne
Osvaldo Jamais plus de peine ni d’oubli ■ Je ne vous dis pas adieu... ■
Soriano Quartiers d’hiver
Roger
Chaque homme est lié au monde ■ Portrait de l’aventurier
Stéphane
Pierre
Ecrits du temps de la guerre (1916-1919) ■ Genèse d’une pensée ■
Teilhard de
Lettres de voyage
Chardin
Mark Twain Quand Satan raconte la terre au Bon Dieu
Roger Bon pied bon oeil ■ Les Mauvais coups ■ Le Regard froid ■ Un jeune
Vailland homme seul
Giorgio
Vies des artistes ■ Vies des artistes, 2
Vasari
Vercors Sylva
Frédéric
Bébert, le chat de Louis-Ferdinand Céline
Vitoux
Ambroise
En écoutant Cézanne, Degas, Renoir
Vollard
Kurt
Galápagos ■ Barbe-Bleue
Vonnegut
Kenneth
Lettres de Gourgounel ■ Terre de diamant
White
Oscar Wilde ■ L’Importance d’être Constant
Jean-Didier
Diane Lanster ■ La Leçon inaugurale
Wolfromm
Émile Zola Germinal
Brûlant secret ■ Le Chandelier enterré ■ Erasme ■ Fouché ■ Marie
Stefan
Stuart ■ Marie-Antoinette ■ La Peur ■ La Pitié dangereuse ■
Zweig
Souvenirs et rencontres ■ Un caprice de Bonaparte
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Tous droits de traduction, de reproduction

et d’adaptation réservés pour tous pays.


 
Photo de couverture : © Ullstein Bild/Roger-Viollet.
 
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2014.
 
ISBN : 978-2-246-81122-0
ISSN : 0756-7170

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