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Homère

Iliade
Préface de Pierre Vidal-Naquet

folio classique
COLLECTION
FOLIO CLASSIQUE
Homère

Iliade
Préface de
Pierre Vidal-Naquet
Traduction de
Paul Magon

Gallimard
Cette traduction a été publiée par la Société d'édition
Les Belles Lettres dans la collection des Universités de
France, sous le patronage de l'Association Guillaume
Budé.

© Les Belles Lettres, 1937 et 1938,


pour la traduction française.
© Éditions Gallimard, 1975, pour la préface.
L'ILIADE SANS TRAVESTI

pour René Char.

I. LES PÈLERINS DU LIVRE

En 1462, neuf ans après la prise de Constantinople, le


sultan ottoman Mehmed II (Mahomet II), en route pour l'île
de Lesbos qu'il comptait débarrasser des pirates catalans qui
occupaient Mytilène, traversa la Troade. Le chroniqueur grec
Critoboulos d'Imbros, qui s'était rallié au conquérant turc,
sans doute par haine des « Latins », raconte ainsi cet
épisode 1 : « Arrivé à Ilion, le sultan en contemplait les restes
et la trace de l'antique cité de Troie, son étendue, sa situation
et les autres avantages de la contrée, sa position favorable par
rapport à la mer et au continent. Puis, le voici qui visite les
tombeaux des héros (je veux parler d'Achille, d'Ajax et des
autres); il les glorifia en les félicitant de leur renommée, de
leurs exploits, et d'avoir trouvé le poète Homère pour les
célébrer. Alors, à ce que l'on dit, en hochant la tête, il
prononça ces mots : " C'est à moi que Dieu réservait de
1. Je reproduis la traduction de P. Villard, dans son excellent article
a Mehmed II et la guerre de Troie (1462) u Provence historique, 93-94
(1974), pp. 361-373.
6 L'Iliade sans travesti
venger cette cité et ses habitants : j'ai dompté leurs ennemis,
ravagé leurs cités et fait de leurs richesses une proie
mysienne 2. En effet, c'étaient des Grecs, des Macédoniens,
des Thessaliens, des Péloponnésiens qui jadis avaient ravagé
cette cité, et ce sont leurs descendants qui, après tant d'années,
m'ont payé la dette que leur démesure impie (hybris) avait
contractée alors, et souvent par la suite, envers nous, les
Asiatiques. " » Épisode en vérité singulier, car il s'agit tout à
la fois d'un récit qui répète d'autres récits, et d'un pèlerinage,
très vraisemblablement authentique, qui répète d'autres pèleri-
nages. Franchissant l'Hellespont en 334 av. J.-C., près de
dix-huit siècles avant Mehmed II, Alexandre avait lui aussi
honoré le souvenir d'Achille, le proclamant heureux, puis-
qu'il avait rencontré Homère comme héraut de ses hauts
faits » (Arrien, Plutarque). César et, bien sûr, le dernier
empereur païen, Julien l'Apostat, s'étaient succédé sur les
lieux. Avant César, en 85 av. J.-C., le questeur romain
Fimbria avait, au cours d'un épisode de guerre civile, assiégé
la ville grecque d'Ilion et l'avait prise en dix jours. « En
fanfaron qu'il était, il se glorifiait bien haut qu'une ville,
qu'Agamemnon, avec ses mille vaisseaux et le secours de la
Grèce entière confédérée, avait eu de la peine à prendre en dix
ans, eût été réduite par lui en dix jours ; mais un Iliéen
l'interrompant : " Hector n'était plus là pour défendre la
ville :3. " » L'interlocuteur anonyme de Fimbria, un Grec,
s'assimile donc aux anciens Troyens. Mehmed II en fait
autant, tout en glorifiant Homère. Et le comble est qu'il ne
s'agit sans doute pas d'un épisode inventé, d'après les
historiens grecs, par Critoboulos. Le sultan avait une culture
grecque. Les Byzantins, qu'il venait de vaincre, étaient des
Grecs, même s'ils s'appelaient des « Romains ». Les chroni-
queurs qui, en latin, chantaient la gloire du sultan ottoman
appelaient les Turcs, Teucri, c'est-à-dire Troyens. Les
2. Les Mysiens étaient, dans l'Antiquité, un peuple d'Asie Mineure
dont la réputation était médiocre.
3. Strabon, Géographie, 13, 27.
L'Iliade sans travesti 7
candidats troyens n'ont pas manqué au cours des siècles : à la
légende troyenne des origines de Rome ont succédé au Moyen
Age des légendes analogues pour les familles royales de
France, voire, au XVIe siècle, pour les Tudor britanniques.
Pour un peu, la légende troyenne aurait pu tout à la fois
sceller l'alliance de François Pr et de Soliman le Magnifique,
et servir de symbole à la rencontre du « Camp du Drap d'Or »
entre le même François /er et Henry VIII Tudor...
Et sans doute s'agit-il de créations d'érudits plus que de
mythes populaires. Mais qui donc osera dire qu'un Romain
moyen, contemporain de César, se sentait descendant des
compagnons d'Énée?
Un peu plus de quatre siècles après la visite de Mehmed
c'est un autre pèlerin qui se rend sur l'emplacement présumé
de Troie. Heinrich Schliemann connaît mieux Homère que ne
le faisait Mehmed II ou même Critoboulos. Persuadé que
Troie se trouvait à Hissarlik, là même où l'Ilion grecque
avait vécu, il entreprit en 1870 de fouiller cette médiocre
butte. Le 14 juillet 1873, à la veille de clore sa campagne, il
découvrit un objet d'or, puis beaucoup d'objets d'or, diadème,
boucles d'oreilles, bagues et bracelets. C'était le « Trésor de
Priam », et dans un geste célèbre, Schliemann para sa femme,
une Grecque, des bijoux d'Hécube que les conquérants danaens
avaient apparemment laissés sur place. L'archéologie s'est,
depuis Schliemann, singulièrement raffinée et l'on place
aujourd'hui le trésor découvert par l'enthousiaste commerçant
allemand dans la période dite de Troie II (2500-2200 av.
J.-C.), un bon millénaire avant la « date » de la « guerre de
Troie ». Mais il s'agit toujours, pour nombre d'archéologues
modernes, comme pour Schliemann, comme pour Critoboulos,
comme pour Julien, comme pour César, comme pour
Alexandre, de faire coïncider un texte avec un site. Le dernier
des successeurs de Schliemann, le grand archéologue américain
Carl W. Blegen, écrivait ceci, en 1%3 : « Il n'est plus
possible désormais, dans l'état actuel de nos connaissances, de
douter qu'il y ait eu effectivement une guerre de Troie, au
8 L'Iliade sans travesti
cours de laquelle une coalition d'Achéens, ou de Mycéniens,
sous le commandement d'un roi dont la suzeraineté était
reconnue, combattit contre le peuple de Troie et ses alliés 4. »
Que signifie cette phrase? Entre les différentes a Troie » qui se
sont succédé sur la colline d'Hissarlik (il y en a onze dont la
dixième est grecque et la onzième romaine), les archéologues
de Cincinnati en ont identifié une, qu'ils ont baptisée
Troie VII a, qui fut détruite par des hommes dans le dernier
quart du second millénaire avant notre ère. Détruite exacte-
ment quand? Une controverse existe qui n'a pas encore été
tranchée. Selon qu'on réponde : vers 1275 av. J.-C. ou vers
1190, on admettra ou on refusera la possibilité d'un siège de
Troie par des Mycéniens du continent. En 1190, Mycènes et
Pylos étaient tombées, et aucun Agamemnon ne pouvait plus
s'embarquer à Aulis. La guerre de Troie, si elle eut lieu, ne
serait plus qu'un épisode local, auquel, peut-être, auraient
participé des contingents parlant le grec et installés en Asie
Mineure. Mais Troie VII a, en tout état de cause, était une
cité d'importance médiocre, qui ne vécut qu'une génération et
dont les remparts ne paraissent pas tels qu'ils aient pu résister
dix ans. Aussi d'autres archéologues (par exemple le Turc
E. Akurgal) placent-ils la a Troie de Priam » et donc la
Troie d'Agamemnon, d'Achille, d'Ajax, à la fin de la période
dite de Troie VI (1800-1275) dont les restes sont autrement
impressionnants. Sans doute les murailles en ont été détruites
« par un tremblement de terre, mais Poséidon est l'ébranleur
du sol ». Profitant de l'occasion qui leur était offerte, les
Achéens ont pénétré dans la ville. Ils ont dû, par reconnais-
sance, offrir à Poséidon un ex-voto en forme de cheval (n'y
avait-il pas à Athènes un Poséidon Hippios?), d'où la légende
du cheval de Troie a...
4. Troy and the Trojans, New York, 1963, p. 20; voir M. I. Finley,
J. L. Caskey, G. S. Kirk, D. L. Page, « The Trajan War », Journal of
Hellenic Studies, 1964, pp. 1-20 et M. I. Finley, a Schliemann's Troy »,
Proceedings of the British Academy, LX (1974).
5. E. Akurgal, Ancient Civilizations and Ruins of Turkey, Istanbul, 1970,
P. 60.
L'Iliade sans travesti 9
Il faut pourtant le dire : l'archéologie ne prouve pas, et ne
peut pas prouver, qu'une armée de coalition a assiégé Troie, et
encore moins que cette armée avait un chef unique et reconnu.
Autant chercher à Roncevaux le cor de Roland et k sépulcre
des douze pairs de Charlemagne. Entre la Troie des
archéologues et la Troie d'Homère, il n'y a pas de terrain
commun. Il est aussi raisonnable d'évoquer, à Hissarlik,
Hélène et ses trésors, que d'espérer trouver à Jérusalem la
trace de chacun des pas du Christ. Et c'est pourtant ce que
l'on fait. Les Évangiles décrivent la vie de jésus dans un
espace déjà en partie symbolisé en fonction de l'Ancien
Testament. Quand Jésus quitte la Judée pour la Galilée, en
passant par la Samarie, il s'assoit au bord de la fontaine de
Jacob. C'est en fonction des pèlerinages, du IVe siècle à nos
jours, que les lieux seront précisés, non sans traditions rivales,
et qu'ils deviendront u sacrés ». Comme l'écrivait Maurice
Halbwachs : « Les lieux sacrés commémorent... non pas des
faits certifiés par des témoins contemporains, mais des
croyances nées peut-être non loin de ces lieux, et qui se sont
fortifiées en s'y enracinant 6 . » Que la naissance d'un dogme
soit liée à un lieu n'est pas réservée au seul christianisme. On
pourrait faire un raisonnement analogue à propos d'un
événement beaucoup plus proche de nous : la fondation, en
juillet 1921, du parti communiste chinois. Les hommes qui se
réunirent alors n'eurent probablement pas une conscience plus
claire de ce qu'ils faisaient que n'en avaient eu les apôtres.
Leurs témoignages ne permettent pas de connaître avec une
quelconque certitude les données les plus élémentaires : la
date, le lieu précis, le nombre exact des participants, l'identité
des fondateurs. Tout cela n'en a pas moins donné naissance à
un pèlerinage bien organisé : a On montre au rez-de-chaussée,
une pièce meublée sobrement d'une table entourée de douze
chaises ; sur la table, une théière et douze tasses; au mur, un
portrait de Mao jeune. Le guide explique que c'est ici que se
6. M. Halbwachs, La Topographie légendaire des Évangiles, Paris, 1941,
p. 157.
10 L'Iliade sans travesti
réunirent le 1er juillet 1921 les douze participants du Premier
Congrès 7. » Autant qu'il y avait d'apôtres...
Revenons maintenant au Ier siècle de notre ère, au temps de
Strabon. Il y avait alors plusieurs siècles que les hommes
politiques, les pèlerins, voire les touristes « visitaient » Troie et
se faisaient montrer les lieux de la guerre et le tombeau des
héros. Une partie du livre XIII de la Géographie de
Strabon, le premier livre de ce genre qui nous ait été conservé,
est consacré à la Troade. Les gens d'Ilion, dit Strabon, disent
que leur ville n'est autre que Troie (et les archéologues leur
donnent raison). Ils ont des titres d'ancienneté, en particulier
cette curieuse coutume qui voulait que, en commémoration
d'une agression commise par Ajax fils d'Oïlée sur la personne
de Cassandre, au moment de la chute de la ville, deux jeunes
filles locriennes, compatriotes d'Ajax, viennent chaque année
servir d'esclaves à la grande divinité de la ville, Athéna.
Strabon, qui s'appuie sur l'oeuvre des érudits des autres cités
de Troade, n'est pas d'accord. Il estime que la Troie dont
parle Homère se situait ailleurs, à quelque cinq kilomètres de
là, et, à lire Critoboulos, le débat existait encore, en 1462 de
notre ère. « Mais, dira-t-on, comment ne reste-t-il plus trace
de l'ancienne Ilion? Rien de plus naturel, répond Strabon, car
toutes les villes environnantes n'ayant été que dévastées, sans
être complètement détruites, tandis qu'Ilion avait été ruinée
de fond en comble, on dut enlever de celle-ci jusqu'à la
dernière pierre pour pouvoir réparer les autres. » Qui donc a
créé le mythe d'Ilion-Troie, c'est Alexandre, qu'une parenté
(syngeneia) unissait aux Iliéens et qui, surtout, était « ami
d'Homère » (philhoméros) comme Platon était ami de la
sagesse (philosophos). Voilà le mot essentiel lâché. Car toute
cette énorme méditation autour du destin de Troie qui s'est
exprimée à travers les tragiques grecs, Virgile, les romans du
Moyen Age, Racine et Shakespeare, Giraudoux et Sartre, les
mythes troyens de Rome, de France et d'Angleterre, les

7. Cf. S. Leys, Ombres chinoises, Paris, 1974, p. 138.


L'Iliade sans travesti 11
pèlerinages d'Alexandre, de César, de Julien, de Mehmed
les fouilles de Schliemann, de Dôrpfeld, de Blegen, tout cela
se rattache, en dernière analyse, non à une ville dont nous
ignorons le nom que lui donnaient ses habitants et la langue
que ceux-ci parlaient, même si nous savons qu'elle était
«admirblentsué»,comelsviqu
respectent, sur les Dardanelles, c'est-à-dire, bien sûr, sur une
voie commerciale importante, mais à l'Iliade, un poème épique
datant d'environ 725 av. J.-C. et dont l'auteur ne nous est
connu que par son nom : Homère. Là est le « scandale » dont
on se refuse à prendre la mesure et qui est effectivement
énorme. L'Iliade n'est pas le départ d'une religion, même s'il
y a eu un culte d'Homère, ce n'est pas le commencement d'un
mouvement politique, même si l'on y a cherché des leçons de
politique. C'est un livre. Encore faut-il préciser tout de suite
que ce livre ne raconte pas la chute de Troie, mais quelques
journées de la dixième année du siège de la ville, entre la
colère d'Achille et les funérailles d'Hector...

II. L'HISTOIRE

Laissons la géographie de côté et abordons l'histoire. Celle-


ci paraît, au premier abord, singulièrement écartelée. Les
poèmes homériques sont rédigés, sous leur forme actuelle, vers
la fin de l'époque dite «géométrique », d'après la céramique
alors la plus courante, au moment où les cités eubéennes de
Chalcis et d'Érétrie installent de nouvelles cités grecques en
Italie du Sud et en Sicile. L'Odyssée fait peut-être une
allusion discrète à cette colonisation occidentale, mais le
monde de l'Iliade est, plus spécifiquement, celui, asiatique, de
l'Ionie. Parmi les cités qui prétendaient à la gloire d'être la
patrie d'Homère figuraient au premier rang Chios où les
Homérides » se disaient les descendants du poète et récitaient
ses oeuvres, et Smyrne où il passait pour être né. Et Chios et
Smyrne se trouvent en bordure de l'Éolide ; Smyrne est même,
12 L'Iliade sans travesti
à l'origine, une ville éolienne, et la langue homérique, à base
ionienne, comprend de très nombreux éolismes. Parmi les rares
indications que le poète donne sur les paysages d'Asie, en
dehors de la Troade, figure la fameuse image du chant II,
évocatrice d'une plaine immense : « Comme on voit, par
troupes nombreuses, des oiseaux ailés, oies ou grues ou cygnes
au long cou, dans la prairie asiate, sur les deux rives du
Caÿstre, voler en tous sens, battant fièrement des ailes, et les
uns devant les autres, se poser avec des cris dont toute la
prairie bruit... » Nous connaissons très mal ?Ionie du
ville siècle, mais les fouilles de la « vieille Smyrne », à
Bayrakli, nous ont restitué une ville grecque remontant au
xe siècle, avec un plan géométrique et des maisons de brique
crue. Ce n'est pourtant pas ce monde-là que veut évoquer
Homère, mais un monde bien antérieur, dont les centres
principaux se situaient en Grèce propre, notamment à
Mycènes « riche en or », capitale d'Agamemnon et de cette
civilisation que nous appelons « mycénienne » et qui s'effondra
près de quatre siècles avant Homère, vers 1200 av. J.-C.
Ainsi le poète de la Chanson de Roland, au XIe siècle,
entend-il évoquer la cour de Charlemagne.
La civilisation mycénienne constitue un ensemble dont
l'implantation dans l'espace se révèle chaque jour un peu plus
vaste, mais dont l'insertion dans le temps est connue avec une
exceptionnelle précision. C'est vers 1600 av. J.-C. qu'elle
surgit, avec le plus ancien des deux cercles de tombes royales
de Mycènes. Les premiers documents écrits, les fameuses
« tablettes » dont Michael Ventris a montré, en 1952, qu'elles
notaient du grec, datent de la fin du troisième palais de
Cnossos (vers 1400), les derniers, à Pylos, de la fin du
mue siècle. Entre ces deux séries de documents, toutes deux
conservées accidentellement par l'incendie des palais, il n'y a,
pour ainsi dire, rien.
La thèse qui fait d'Homère un historien du monde mycénien
est un cadavre qu'il faut régulièrement tuer. Sur quoi repose-
t-elle? La langue est du grec, bien sûr, mais singulièrement
L'Iliade sans travesti 13
évolué par rapport au grec des tablettes. Les objets propre-
ment mycéniens décrits par le poète ne dépassent pas la demi-
douzaine (au premier rang figure le fameux casque en défenses
de sanglier que Mérion remet à Ulysse au chant X de
l'Iliade). Beaucoup de sites décrits par le poète ont certes été
occupés à date mycénienne, mais, même la géographie du
monde grec esquissée au chant II dans le « catalogue des
vaisseaux » n'est pas intégralement mycénienne. Les palais qui
figurent essentiellement dans l'Odyssée ne peuvent, en dépit
de multiples efforts, être identifiés avec ceux de Cnossos, de
Pylos ou de Gla, ni du reste avec quelque palais grec que ce
soit. Surtout, la société bureaucratique, centrée sur le palais
du wanax, société dans laquelle les scribes notent avec
précision les entrées et les sorties, a si bien disparu que les
aèdes ne peuvent la concevoir. La place que tient l'écriture
dans l'Iliade est remarquablement réduite. Elle se limite aux
« signes funestes » (VI, 168) que Proetos, roi d'Argos, avait
gravés sur des tablettes pour perdre Bellérophon, et, à
l'extrême rigueur, aux marques que les héros mettent sur leurs
« sorts » avant de tirer le nom de l'adversaire d'Hector (VII,
175, 187, 189).
Qu'il y ait eu, plusieurs siècles avant Homère, une épopée
mycénienne n'est pas impossible, mais la preuve manque, et
rien, dans l'art créto-mycénien, ne paraît illustrer une
quelconque légende épique du type de celles que nous
connaissons.
Il faut donc renoncer à l'absurde Homère historien auquel
s'accrochent certains hellénistes. Mais un Homère journaliste
est-il beaucoup plus vraisemblable? Car la tentation inverse
existe, et a ses adeptes, qui veut qu'Homère soit, avant tout, le
témoin du monde ionien de la deuxième moitié du VIIIe siècle.
L'idée est certes, au premier coup d'oeil, moins absurde. Au
niveau le moins immédiatement conscient de son discours, tout
poète est peintre de son temps. Ses valeurs doivent être
comprises par son auditoire. Sous les apparences du bronze il
est parfois possible de deviner le fer; entre les « formules »
14 L'Iliade sans travesti
homériques et la peinture des vases de l'époque géométrique on
a pu faire des rapprochements intéressants. Cela dit, Homère
n'était « ni un disque, ni une machine Xérox » (M. I. Finley).
Le fait majeur du monde contemporain d'Homère, l'émergence
de la cité grecque comme centre autonome de décision, fait
dont témoigne la colonisation, est, pour l'essentiel, absent des
poèmes homériques qui ne connaissent que des rois, doublés
certes d'un conseil et même d'une assemblée, mais dont
l'autorité est infiniment plus forte que celle des magistrats
contemporains d'Homère. Des villes, Homère ne décrit que le
palais et les murailles. Les quartiers résidentiels que les
fouilles de Smyrne nous ont appris à connaître sont entière-
ment absents. La comparaison avec d'autres poèmes épiques ne
plaide pas en faveur d'une telle thèse. Qui tenterait de voir
dans la Chanson de Roland un tableau de la société féodale
de la fin du xie siècle, comme cela a parfois été fait, se
tromperait lourdement.
Une théorie en apparence intermédiaire a été soutenue par
l'historien anglais M. I. Finley 8. La société évoquée par
Homère ne correspond ni au monde mycénien, ni à celui de la
jeune cité grecque, mais à un temps déjà lointain pour les
aèdes, celui des <4 siècles obscurs » qui séparent la chute de
Mycènes du grand démarrage de l'époque archaïque. S'il faut
absolument être précis, disons, en gros, le xe siècle. Cette
solution a l'immense avantage, par rapport à toutes celles qui
l'ont précédée, de rendre compte à la fois de la communication
qui caractérise le récit épique, et dont témoignent dans
l'Odyssée les moments où entrent en scène les aèdes, et de la
distance poétique, propre à l'épos, qui sépare le monde décrit
de celui des auditeurs du poète. C'est sur ce terrain qu'elle
peut et doit être complétée et nuancée. Personne ne peut nier,
en effet, que la société épique forme un tout cohérent,
nullement fantaisiste, et dans lequel les rapports entre les
8. Le Monde d'Ulysse, trad. Cl. Vernant-Blanc, Paris, 1969; e The world
of Odysseus revisited e, Proceedings of the Classical Association in the
University of Newcastle-upon-Tyne, 71 (1974) pp. 13-31.
L'Iliade sans travesti 15
hommes sont réglés par des lois. M. I. Finley s'est appuyé à
bon droit, par exemple, sur l'essai fameux de Marcel Mauss,
« Le don, forme primitive de l'échange », pour montrer que les
mécanismes du don et du contre-don éclairaient tout à la fois
les rapports entre eux des guerriers grecs, ceux qu'ils ont
parfois avec leurs adversaires troyens, et les règles du
mariage. Cela ne signifie pas, bien entendu, et M. I. Finley
n'a jamais soutenu pareille absurdité, que cette description soit
« réaliste ». Il est possible et légitime d'étudier la « famille
homérique », parce que les poèmes en parlent suffisamment, il
serait aberrant de l'étudier sur le plan démographique, et de
tirer des conséquences du fait qu'Ulysse et Pénélope n'ont
qu'un fils. Les poèmes ne nous renseignent ni sur le taux de la
nuptialité ni sur celui de la mortalité infantile. Il n'y a
aucune naissance dans l'Iliade. N'en déduisons pas qu'Achille
et Briséis pratiquaient une forme de contraception. La vraie
difficulté, dans l'interprétation historique de l'Iliade, consiste
à faire la part de ce qui est idéologique, c'est-à-dire choix
orientant la description, de ce qui va de soi et constitue, par
là même, le témoignage le plus précieux, de ce qui enfin relève
de la magnification poétique. « Alors le fils de Tydée dans sa
main prend une pierre. L'exploit est merveilleux : deux
hommes, deux hommes d'aujourd'hui ne la porteraient pas »
(V, 302-304). Au chant II, dans un passage célèbre, Thersite
est brutalement traité par Ulysse : « Assez ! ne prétends pas
tout seul prendre à parti les rois. » Le poète donne de cet
adversaire des rois une description féroce et caricaturale. Il ne
parle pas, il « piaille ». Il est bancroche, boiteux, chauve.
Mais au chant I, c'est la voix divine de Calchas, « qui
connaît le présent, le futur, le passé », qui dit : « Un roi a
toujours l'avantage quand il s'en prend à un vilain. » Les
valeurs homériques ne sont pas toujours aisées à cerner.
Je reviendrai plus loin sur ces rapports entre monde
poétique et ce monde que l'on dit « réel », rapports qui ne sont
jamais ceux du simple « reflet ». Peut-on dire pourtant, dès
maintenant, ce à quoi l'étude d'un texte poétique oblige
16 L'Iliade sans travesti
l'historien? A se débarrasser sans doute à jamais des
tentations positivistes qu'expriment si bien, à leur manière,
autant la thèse « mycénienne » que la thèse « contemporaine ».
John Chadwick qui collabora de façon décisive avec Michael
Ventris au déchiffrement du linéaire B et qui avait d'abord
cru que le monde des tablettes pourrait éclairer celui
d'Homère, est revenu de cette illusion. Homère est pour lui un
« menteur » 9 . Il écrivait récemment à l'auteur de cet avant-
propos : « Homère n'appartient pas au royaume de l'histoire,
les tablettes mycéniennes y appartiennent. » Mais n'y a-t-il
pas là confusion entre deux au moins des sens du mot histoire :
celle qui s'écrit et celle qui se déroule ? Les tablettes
mycéniennes sont des documents comptables qui n'ont été écrits
que pour leurs utilisateurs immédiats : les hommes de
l'administration royale. Dira-t-on qu'elles ne « mentent »
pas? C'est là faire preuve de beaucoup d'optimisme. Entre les
ressources réelles et les ressources comptabilisées des royaumes
de Pylos et de Cnossos il pouvait y avoir bien des distorsions
que nous sommes évidemment incapables d'apprécier. Les
tablettes sont un document pour l'histoire, s'ensuit-il que les
poèmes ne le soient pas? Le dire serait avoir une conception
bien étroite et bien mesquine du travail historique. Dira-t-on
que l'oeuvre d'André Breton n'appartient pas à l'histoire
parce que le mouvement dont il a été le fondateur s'appelle le
« surréalisme »? Nous devons avoir du « monde réel » une
conception assez large pour y intégrer le discours, y compris la
poésie épique, y compris la philosophie, y compris le « discours
sur le peu de réalité », ce qui ne doit pas nous empêcher
d'étudier la très difficile question du rapport entre l'Iliade et
les relations sociales que vivaient les hommes, en Grèce, au
début du premier millénaire. Question d'autant moins facile à
poser que les termes de référence ne sont pas très nombreux.
L'archéologie des temps «géométriques » est encore relativement
pauvre, celle des « siècles obscurs » l'est encore bien davantage

9. J. Chadwick, « Homère le menteur », Diogène, 77 (1972).


L'Iliade sans travesti 17
en dépit de méritoires efforts récents de synthèse 10, et le
passage d'un type de documents à un autre, d'un type de
langage à un autre, pose des problèmes dont l'ampleur même
n'apparaît pas encore très clairement. C'est souvent à
l'intérieur d'Homère qu'il faut tenter de se mouvoir. Mais
pour cela il faut se demander d'abord ce qu'est ce texte
poétique que nous lisons aujourd'hui.

III. LE POÈTE

J'ai parlé tout à l'heure d'un livre, et cette expression


exacte aujourd'hui, exacte déjà pour ceux qui faisaient le
pèlerinage de Troie et pour tous ceux, innombrables, qui dans
l'Antiquité ont déchiffré Homère d'abord dans les Volumina,
les rouleaux de papyrus, puis dans des codices, des livres, à la
fin de l'époque romaine, suppose trop facilement résolue la
fameuse « question homérique » soulevée au XVIIe siècle par
l'abbé d'Aubignac, inlassablement ressassée depuis, celle de
l'unité du poème. Cette unité me paraît personnellement très
réelle, en dépit des disparités de détail, mais il n'est que juste
de dire que d'autres pensaient très différemment, à commencer
par Paul Mazon dont cette édition reproduit la traduction :
Imaginer un aède composant successivement les vingt-quatre
chants de notre Iliade dans l'ordre où nous les lisons
aujourd'hui... est une rêverie qui ne résiste pas à l'examen du
texte . »
Disons d'abord un mot de ce texte. Les manuscrits les plus
anciens datent du xe siècle de notre ère. Les papyrus, sans
nous restituer, à beaucoup près, le texte tout entier, per-
mettent de remonter jusqu'au début du Ille siècle avant notre
ère, c'est-à-dire avant le grand travail philologique des
érudits hellénistiques que symbolisent les noms d'Aristarque de
10. Voir surtout A. M. Snodgrass, The Dark Age of Greece, Edinburgh,
1971, livre dans l'ensemble admirable.
11. P. Mazon, Introduction à l'Iliade, Paris, 1943, p. 231.
18 L'Iliade sans travesti
Samothrace (celui-ci meurt vers 145 av. J.-C.) et d'Aristo-
phane de Byzance. Les scolies de nos manuscrits médiévaux
permettent parfois d'atteindre un autre état du texte, et il en
est de même de la tradition indirecte qui est ininterrompue
depuis la littérature grecque archaïque. Toute édition est un
choix et il suffit de jeter un coup d'oeil sur l'apparat critique
d'une édition savante pour constater que les variantes
orthographiques sont extrêmement nombreuses, que tel ou tel
vers a été « condamné » par tel critique ancien ou moderne et
que certaines variantes engagent le sens d'un ou plusieurs vers.
Qu'il y ait eu selon les cités et les patriotismes locaux des
éditions différentes, que les éditeurs aient proposé ici ou là des
variantes, des additions ou des suppressions est parfaitement
bien établi. Cela dit aucune de ces variantes n'engage le sens
d'un épisode, aucune ne modifie l'ordre où les épisodes se
succèdent, aucune n'introduit un épisode nouveau, aucune ne
modifie la figure d'un personnage. Un texte de Cicéron
affirme que l'Iliade a été mise en ordre au temps de Pisistrate
(VIe siècle av. J.-C.). Selon d'autres informations il faudrait
remonter au temps de Solon, au début de ce même VIe siècle, à
Athènes. La critique externe ne permet pas de trancher.
Comme il arrive toujours, ce qu'on appelle la » question
homérique » a été renouvelée non en agitant une fois de plus le
kaléidoscope philologique mais par un déplacement du terrain
même de l'enquête. Ce fut d'abord, à la fin des années vingt et
pendant les années trente de ce siècle, l'oeuvre du savant
américain Milman Parry 2 . Parry est parti de l'étude
systématique d'un fait qui frappe toujours le lecteur
mère : l'usage de formules et d'épithètes répétitives. Des vers
entiers sont répétés en introduction d'un développement ou au
cours d'un développement. Les personnages sont caractérisés
par des épithètes que chacun mémorise aisément. Tout le
12. Ses études ont été rassemblées en volume par son fils Adam Parry,
avec une très utile introduction : The Making of Homeric Verse, Oxford,
1971. Les premiers travaux importants de Parry ont été ses thèses
françaises : L'Épithète traditionnelle dans Homère ; Les Formules et la
métrique d'Homère, Paris, 1928.
L'Iliade sans travesti 19
monde a entendu parler du <4 vieux meneur de char Nestor ».
La poésie homérique est donc définie comme une poésie orale.
Épithètes et formules ont notamment pour fonction de reposer
l'aède dans sa récitation et lui donnent un jeu qui lui
permette, à volonté, d'étendre ou de restreindre sa récitation.
Et de fait, dans les papyrus, la majorité des vers supplémen-
taires par rapport à la tradition manuscrite sont des vers qui
figurent ailleurs dans le texte homérique.
Quelques années après son étude du texte, Milman Party
croyait pouvoir donner la preuve expérimentale du bien-fondé
de ses thèses. Car des poètes de tradition orale existaient
toujours dans le monde méditerranéen. Les bardes yougoslaves
qui, dans les cafés de la région de Novi Pazar, récitaient des
vers par milliers, connaissaient par coeur d'immenses épopées
mettant en scène la lutte des Serbes contre les Turcs. Ces
poètes étaient illettrés et l'expérience a montré que dès lors
qu'ils apprenaient à lire, ils perdaient leurs facultés poétiques.
Entre leur diction et celle de l'Iliade, les analogies étaient
frappantes. Formules et épithètes jouaient bien le rôle
qu'avait défini Milman Parry.
Au centre des poèmes homériques, il y avait donc la
Mémoire, la Mnemosynè divinisée par les Grecs. Les Muses
sont filles de Mémoire. Le poète, comme le devin, est celui qui
sait, parce qu'il se souvient et qu'il témoigne du passé parmi
les hommes. Ainsi l'adresse aux Muses qui ouvre le catalogue
des vaisseaux : <4 Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes
de l'Olympe — car vous êtes, vous, des déesses : partout
présentes, vous savez tout ; nous n'entendons qu'un bruit,
nous, et ne savons rien — dites-moi quels étaient les guides, les
chefs des Danaens. »
Les comparaisons avec les bardes yougoslaves fournissaient
des arguments à ceux qui estimaient que les poèmes étaient
plus anciens que leurs premières formes écrites. Elles permet-
taient aussi de plaider tant pour l'unité que pour la diversité
de l'oeuvre. D'une récitation à l'autre, des variantes s'intro-
duisaient, guère plus nombreuses après dix-sept ans qu'après
20 L'Iliade sans travesti
quatre mois. Des épisodes apparaissaient ou disparaissaient
suivant le goût du public ou celui de l'interprète. Un noyau
subsistait, à peu près identique. N'était-il pas possible alors de
supposer qu'un ordonnateur avait composé oralement, un
siècle peut-être avant la fixation par écrit du texte, l'essentiel
de l'Iliade et de l'Odyssée, quitte à ce que des épisodes
adventices et peut-être postérieurs viennent s'y greffer? Ainsi,
pour l'Iliade, le chant X, la Dolonie 13. Que l'auteur
principal de l'Iliade ait eu beaucoup plus de « talent » que les
bardes yougoslaves ne paraissait guère douteux. Mais, ceux
qui n'évoquaient pas tout simplement les vertus de l'âme
hellénique pouvaient toujours se dire qu'entre tant d'aèdes
grecs qui avaient dû exister, on avait dû choisir de conserver,
quand l'écriture fut venue, celui ou ceux qui avaient du génie.
Mais justement, en quoi résidait ce génie? Quelques
chercheurs de la génération qui a suivi Milman Parry, avec,
au premier rang, le propre fils de celui-ci, Adam Parry (les
généalogies offrent de ces accidents admirables), ont cherché à
l'établir par une étude minutieuse du style formulaire, des
limites et des variétés de son emploi, quitte à nuancer, et
parfois à inverser les conclusions du chercheur américain et de
ses disciples trop fidèles. Ainsi Achille, au chant IX,
répondant à Ulysse et à Ajax qui viennent lui demander de
reprendre le combat annonce d'emblée : a je dois vous signifier
brutalement la chose, comme j'entends la faire, comme elle se
fera. De la sorte vous n'aurez pas à roucouler l'un après
l'autre, assis là, à mes côtés. » Mais comment va s'exprimer
cette franchise? L'étude du texte grec montre ce qui en est.
Achille utilise le langage formulaire de l'épopée, mais ce
langage, il le biaise, il l'emploie à contresens. De minuscules
variations font que son discours n'appartient qu'à lui 14. Une
analyse des comparaisons intervenant à propos du même
personnage donnerait des résultats analogues. Tout le détail,
13. G. S. Kirk, The Songs of Homer, Cambridge, 1962.
14. A. Parry, a The Language of Achilles », in G. S. Kirk (éd.),
Language and Background of Homer, Cambridge, 1964, pp. 48-54.
L'Iliade sans travesti 21
ou presque, appartient au stock du répertoire épique mais la
combinaison est unique. C'est à Achille qu'Homère fait poser
la question décisive, la seule question qui ne peut pas avoir de
réponse : « Pourquoi alors faut-il que les Argiens fassent, eux,
la guerre aux Troyens? » Ces analyses que l'on ne peut que
mentionner ici, faute de pouvoir recourir au texte original,
soulèvent en réalité ce qui est la vraie question homérique,
celle du rapport entre un style qui fut, indiscutablement, celui
de la poésie orale, et l'oeuvre que nous avons qui n'est pas
seulement écrite au sens matériel du terme, mais qui porte
partout la marque de l'écriture : cohérence des personnages
d'un chant à l'autre, appels à très longue distance, absence
totale de toute contradiction sérieuse.
Ainsi, le vers 7 du chant I oppose le « divin Achille » et
Agamemnon, le « Roi (anax) des guerriers » (ce que P. Mazon
traduit par « protecteur de son peuple »), c'est-à-dire un
personnage et une fonction. Rien jusqu'à la fin du
chant XXIV ne viendra démentir cette opposition. Or il est
un fait que toute une partie de la critique s'obstine à tenir
délibérément pour secondaire, c'est, tout simplement, la
réapparition, dans le monde grec, de l'écriture, mais d'une
écriture alphabétique, empruntée non sans modifications aux
Phéniciens. Que l'usage de l'écriture et la fixation du texte
homérique soient contemporains, s'agit-il vraiment d'un
hasard? Ces deux séries ont-elles simplement coïncidé?
Homère fait allusion, dans l'Odyssée, au papyrus qui sert à
fabriquer les câbles des navires, ce byblinos qui vient de
Byblos en Phénicie, d'où vient aussi le mot grec qui signifie
« livre 15 ». Dira-t-on que l'écriture n'a pas été empruntée
pour noter des poèmes? Cette thèse n'est plus soutenable
depuis qu'a été découvert, à Ischia, il y a vingt ans, un
skyphos » de la seconde moitié du ville siècle, portant trois
vers qui affirment que cette coupe est celle de Nestor.
Si vraiment l'Iliade a été couchée sur papyrus dès le
15. Voir B. Hemmerdinger, « Wolf, Homère et le papyrus », Archiv für
Papyrusforschung, 17 (1962) pp. 186-187.
22 L'Iliade sans travesti
dernier quart du ville siècle, alors il n'y a aucune raison pour
que le texte ait subi des modifications fondamentales, aucune
objection à ce que notre Iliade soit celle d'Homère. Et le
« génie » d'Homère a précisément été celui du passage d'une
tradition poétique orale à l'organisation d'un texte écrit 16 .

IV. LA GUERRE

L'Iliade est le poème de la guerre. Ce n'est pas qu'elle


ignore totalement la paix. Au chant XVIII, le bouclier
d'Achille, forgé par Héphaïstos, oppose deux cités, celle de la
paix, du mariage, des danses, des débats judiciaires, celle de la
guerre, assiégée et préparant une embuscade. Vieux thème au
demeurant qui figure déjà sur l'étendard d'Ur au troisième
millénaire avant notre ère. Étrange guerre en vérité que celle
de l'Iliade, et plus étranges encore les considérations
« réalistes » qu'elle a fait naître. Quelques décennies après
Homère une forme de guerre nouvelle s'est répandue dans
l'ensemble du monde grec. Les cités s'affrontent désormais sous
la forme de deux phalanges, deux lignes d'hoplites qui courent
l'une contre l'autre, au chant des flûtes. Chacun, tenant son
bouclier de la main gauche, est protégé par le bouclier de son
voisin de droite. La solidarité des combattants traduit la
solidarité des citoyens et contribue peut-être à l'imposer. On
peut, si l'on veut, trouver dans l'Iliade quelques anticipations
de ce mode de combat. Ainsi, au chant XI : « A cette heure,
par leur vaillance, les Danaens, de rang en rang, s'exhortant
entre camarades, enfoncent brusquement les bataillons
troyens » (mot à mot, « les phalanges troyennes »), ou encore
au chant XIII, cette évocation de l'élite-anonyme-de guer-
riers autour des deux Ajax : « La lance fait un rempart à
la lance, le bouclier au bouclier, chacun étayant l'autre ; l'écu
s'appuie sur l'écu, le casque sur le casque, le guerrier sur le
16. Cf. A. Parry, « Have we Homer's Iliad? », Yale Classic& Studies, 20
(1966), pp. 177-216.
L'Iliade sans travesti 23
guerrier. » Beaucoup d'historiens s'imaginent pourtant
qu'avant la phalange, une forme de combat, qui serait
marquée par l'affrontement individuel des héros, est attestée
par les poèmes homériques. C'est là confondre la guerre avec
le discours sur la guerre, c'est-à-dire, en dernière analyse,
avec l'idéologie véhiculée par le poète.
Toute l'Iliade est une préparation au duel — truqué par
Athéna— entre Achille et Hector, au chant XXIII, mais les
duels sont rares dans le poème et peu sanglants. Parmi les
chefs troyens, seul Sarpédon, en dehors d'Hector, meurt à la
suite d'un affrontement en règle. Du côté grec, Patrocle est
frappé dans le dos avant d'être tué par Hector. Les grands
duels : Hector-Ajax, Énée-Achille, Pâris-Ménélas, consti-
tuent des épisodes spectaculaires mais inefficaces, assez
impressionnants pourtant pour avoir créé la légende du duel
homérique. Ils n'appartiennent pas plus au réalisme guerrier
que le hurlement d'Achille qui, au chant XVIII, sème la
panique parmi les Troyens vainqueurs. L'immense majorité
des morts de l'Iliade n'interviennent pas au cours d'un duel,
mais pendant une aristeia, une série d'exploits au cours
desquels le guerrier, saisi par la fureur, acquiert une force
surhumaine et abat tout sur son passage. L'aristeia suprême
est celle d'Achille, aux chants XX et XXI.
Il ne s'agit pas là non plus d'un reportage. Personne ne
s'est jamais battu comme le font les héros d'Homère. Ceux-ci
sont conduits à la bataille en char. Ils en descendent pour
affronter l'ennemi. Tout ce que nous savons sur le char de
combat dans la Méditerranée orientale proteste contre cette
vision des choses. L'aède savait que jadis le char avait été un
instrument de guerre, ce qu'il n'était plus de son temps. Il a
donc associé ses héros à leurs chars, mais ceux-ci ne servent
plus au combat.
Toutes les mêlées, les duels, les combats autour du cadavre
d'un guerrier ont lieu de jour. La nuit est faite pour le repos.
Il n'y a qu'une exception et décisive : le chant X, la Dolonie,
est marqué par l'exploit de Diomède, revêtu d'une peau de
24 L'Iliade sans travesti
lion et d'Ulysse portant le fameux casque à défenses de
sanglier. Ils tuent Dolon, l'espion vêtu en loup — une guerre
animale se superpose à la guerre humaine — et massacrent
Rhésos et ses compagnons. Cet étonnant nocturne est souvent
déclaré, sans preuve sérieuse, interpolé. Homère parle peu des
formes « inférieures s de la guerre. Pandare, l'archer lycien,
frappe en traître. Teucros, l'archer achéen, est le frère bâtard
d'Ajax fils de Télamon. Un seul peuple, les Locriens, use
normalement de l'arc. Mais s'ensuit-il que la métis, la ruse de
l'intelligence 17 , dont Antiloque, fils de Nestor, fait usage au
chant XXIII, dans la course de chars, soit absente des jeux
de la guerre? On le croirait au premier abord. Pourtant,
Idoménée, au chant XIII, répond à Mérion, qui se vante
d'être toujours au premier rang de la bataille, par ceci :
« Imaginons qu'aujourd'hui, près des nefs, on nous rassemble,
nous tous, les preux, pour aller à un aguet, c'est là surtout que
se fait voir le courage des guerriers ; c'est là que se révèlent et
le lâche et le brave. s Le bouclier d'Achille porte une telle
embuscade sur sa décoration. Mais, en dehors de la Dolonie,
Homère ne nous montre directement rien de tel. Les guerriers
n'affrontent que des guerriers, au grand jour. Nestor avait
pourtant commencé sa carrière guerrière autrement : par un
rapt de vaches dont les défenseurs n'étaient que des paysans.
A quelques vers d'intervalle, il parle de cette opération comme
d'une guerre, dit la joie de son père devant ce premier exploit,
explique ensuite que, lorsqu'il s'agit pour lui d'un affronte-
ment direct, son père s'y opposa : « Je voulais prendre les
armes : Nélée s'y opposa et cacha mes chevaux. J'ignorais
tout encore, disait-il, des oeuvres de guerre. Je sus pourtant me
distinguer entre nos bons meneurs de chars, même en
demeurant fantassin 18 . » <4 Meneur de char s, c'est précisé-
ment dans l'Iliade, sous une autre forme, l'épithète de Nestor.
17. Cf. M. Detienne et J.-P. Vernant, Les Ruses de l'intelligence, la Métis
des Grecs, Paris,
1974.
18. XI, 684; 717-727; je résume ici des remarques de mon ami
Benedetto Bravo.
L'Iliade sans travesti 25
Ravir le bétail, rencontrer, à pied, les guerriers d'en face,
combattre en char, dénotent dans le texte trois étapes de la vie
guerrière, dont la première est spécifiquement juvénile. Le
vieux Nestor qui e combat » sur son char, contrairement aux
autres héros, est le seul Achéen qui ne tue personne.
Le rapt du bétail n'est donc pas l'activité normale des
guerriers. Abordons pourtant le monde des comparaisons.
Tout héros digne de ce nom est un lion et le lion est une des
figures clés de l'Iliade : « Symétrique du héros, il est son
double idéal, celui qui incarne en permanence le summum des
vertus guerrières auxquelles aucun homme ne peut jamais
prétendre totalement 19 . » Mais ce lion, dans toute l'Iliade,
n'affronte qu'une seule fois, au chant XVI, son semblable, et
la comparaison illustre le combat d'Hector et de Patrocle,
autour du cadavre de Cébrion. Le lion normal, le lion
majoritaire, si je puis dire, est un ravisseur de troupeaux dont
les seuls ennemis sont les bergers et les chiens, ainsi, au
chant XVII : « Comme on voit un lion nourri dans les
montagnes, et sûr de sa force, au milieu d'un troupeau qui
paît, ravir la vache la plus belle, et, la prenant entre ses crocs
puissants, lui broyer d'abord le col, pour la déchirer ensuite et
lui humer le sang et les entrailles, tandis qu'autour de lui
chiens et bergers vont poussant de grands cris, mais restent à
distance et se refusent à l'affronter — une peur livide les
tient. » Parfois aussi, plus rarement, le lion est battu par la
force collective des paysans. Deux fois seulement il meurt.
Pour lui, en tout cas, il n'est pas de distinction entre la
nuit et le jour, pas de règles du combat, pas de défi lancé à
voix haute à l'adversaire, pas d'échange de présents comme
entre Glaucos et Diomède, au chant VI. La force seule
compte. Dans toute une partie de l'Orient méditerranéen le
lion, qui avait été l'emblème des souverains et, en même temps,
l'animal que seuls ils étaient autorisés à chasser, était, il y a
encore peu de temps, l'épithète de petits chefs locaux, au
19. Annie Schnapp, Monde animal et monde des hommes dans 1' Iliade »
et Odyssée », thèse inédite, Caen, 1975.
26 L'Iliade sans travesti
niveau du village ou de la tribu. Dans cet univers plus marqué
par la rareté que par l'abondance, s'emparer des troupeaux du
voisin est plus fréquent que d'assiéger une grande ville. Il n'est
pas absurde de dire que sous les vaillants exploits des fils des
Achéens, il faille lire, en filigrane, les razzias de ces « lions ».
Les images ouvrent sans doute la voie à plus de « réalités » que
les récits.
Mais laissons très provisoirement le monde des comparai-
sons, et revenons au discours sur la guerre. Celle-ci oppose des
Achéens et des Troyens. S'agit-il de ce qui deviendra, par la
suite, l'opposition des Grecs et des Barbares? La réponse ne
peut être que nuancée. Les Tragiques, Hérodote, Thucydide,
et encore, nous l'avons vu, Mehmed II, verront dans k siège
de Troie la première grande manifestation du conflit entre
l'Europe et l'Asie. Il y eut toujours, pourtant, dans k monde
grec lui-même, des faits pour contester cette vision des choses.
Un roi de Chios s'est appelé Hector. Sappho chanta les noces
de l'époux d'Andromaque; il y eut un culte d'Hector à
Thèbes et une des phratries de Thasos, au ve siècle avant
notre ère, s'appelait les Priamides. Près de huit siècles plus
tard, visitant Ilion, l'empereur Julien décrivit ce qu'il vit,
sous la conduite de l'évêque local (il s'appelait Pégase) : « Il
y a là un hérôon d'Hector avec sa statue de bronze dressée
dans une petite chapelle. En face, on a placé le grand Achille
à ciel ouvert... Je trouvai des autels encore allumés, je dirais
presque encore flamboyants, et la statue d'Hector brillait,
toute frottée d'huile 20. » Chez Homère, face aux Achéens, les
Troyens en guerre forment, contrairement à leurs ennemis,
une société complète. Il n'y a pas une seule épouse légitime,
pas un seul enfant, dans k camp danaen. Qui pourra jamais
oublier les adieux d'Hector et d'Andromaque?
Les dieux se partagent, presque équitablement, entre les
deux adversaires. Apollon est « Troyen ». Zeus a de la
sympathie pour Ilion que combattent impitoyablement Poséi-

20. Julien, Lettre 79, trad. J. Bidez.


L'Iliade sans travesti 27
don, Athéna et Héra. Enée est fils d'une déesse d'un rang plus
élevé que la mère d'Achille. Cet équilibre est pourtant
trompeur, même s'il est admirable. Voyons le chiffre des
individus tués : cent cinquante du côté troyen, dont Hector,
Sarpédon et nombre de fils de Priam, quarante-quatre du côté
achéen, dont un seul a quelque réputation : Patrocle. Voyons
le nombre de ceux que tuent les héros des deux camps : Hector
fait vingt-huit victimes, la grande majorité de ceux qui
tombent du côté grec, Enée six, Pâris trois, Sarpédon une, et
aussi un cheval. En face, si Achille est un tueur de moindre
portée qu'Hector (il n'abat que vingt-quatre individus),
Diomède fait seize morts, Agamemnon onze, Ajax fils de
Télamon dix, Ménélas huit. Le passé d'Achille, lors des
épisodes évoqués, non racontés directement par le poète, fait
pencher plus lourdement encore un des plateaux de la balance.
Mais ce sont, sans doute, les comparaisons qui fournissent
l'argument décisif, les comparaisons collectives, s'entend. Les
Achéens sont des abeilles, quand les Troyens sont des
sauterelles 21 . On chercherait en vain, el propos des Achéens,
une comparaison avec des moutons bêlants, comme celle qui est
faite, au chant IV, au détriment de leurs ennemis. Jamais les
Achéens ne sont, non plus, des biches effarées ou des faons
apeurés. D'une façon générale, c'est l'ordre et l'efficacité
militaire qui caractérisent les assiégeants, k désordre et la
confusion qui sont incarnés chez les Troyens 22. Il peut y
avoir, pour nous, une certaine ambiguïté dans cette constata-
tion, car les Troyens sont des civils, des « dompteurs de
cavales » et les Achéens « aux belles jambières » sont des
soldats. Mais la cité grecque débutante est trop profondément
liée aux vertus militaires pour qu'il y ait lieu d'hésiter
beaucoup. Belle ambiguïté pourtant que celle qui permit très
tôt au lecteur de faire d'Hector le héros de l'Iliade.

21. II, 8749; XXI, 12-14.


22. Voir A. Schnapp, op. cit. et le bel article de S. Benardete,
Achilles and the Iliad, Hermes, 91 (1963) pp. 1-16.
28 L'Iliade sans travesti

V. LES HÉROS

Au chant V, Diomède qui vient de blesser Aphrodite,


s'élance contre Enée, le seul héros troyen destiné à survivre
(ses « descendants » régneront sur un petit secteur de la
Troade). Enée est protégé par Apollon qui s'écrie : « Prends
garde à toi, fils de Tydée : arrière ! et ne prétends pas égaler
tes desseins aux dieux : ce seront toujours deux races distinctes
que celle des dieux immortels et celle des humains qui
marchent sur la terre. » Par rapport aux dieux, Diomède est
un anthrôpos, un humain. Par rapport aux autres hommes, il
est « pareil à un dieu ». C'est cette double relation qui permet
de définir le statut du héros.
Le héros est un être humain, un anthrôpos dans ses
rapports avec les dieux ; partout ailleurs il est un anèr, un
guerrier, et les deux mots hérôs et anèr sont pratiquement
synonymes. Zeus est le « père des guerriers et des dieux », il
est le Roi (anax) des dieux et des hommes. Ainsi est précisée la
parenté des héros et des dieux, parenté qui peut s'exprimer
aussi directement par des rapports de filiation : Sarpédon est
le fils de Zeus, bien que celui-ci renonce à le sauver. A la
troisième ou à la quatrième génération, tout héros descend
d'un Olympien.
En dessous des héros, les femmes, bien sûr, auxquelles sont
comparés les guerriers ordinaires, lorsque leur chef entend les
insulter. Ainsi Ménélas, au chant II : « Ah! bravaches!
Achéennes — je ne peux plus dire Achéens ! ce serait bien là,
cette fois, une honte affreuse, affreuse entre toutes, si nul
Danaen à cette heure ne tenait tête à Hector. » L'espion
troyen Dolon a cinq soeurs, et il est fils unique. Ce détail n'est
sans doute pas le fait du hasard.
Des catégories inférieures, non guerrières, de la population,
il n'est que peu fait mention, directement, dans l'Iliade,
contrairement à ce qui se passe dans l'Odyssée. Mais
certaines interférences sont curieuses, ainsi, au chant V, la
L'Iliade sans travesti 29
mort, sous les coups de Mérion, du Troyen Phérècle, fils de
Tectôn ( le charpentier) lui-même fils d'Harmôn ( l'ajusteur )
« dont les mains savaient faire des chefs-d'oeuvre de toute
espèce », et qui était pour cela, protégé d'Athéna.
La société divine est parallèle à la société humaine. Il y a
deux scènes d'amour en plein jour (faire l'amour le jour est
aussi anormal que combattre la nuit), l'une concerne Zeus et
Héra, l'autre Pâris et Hélène. Parallèle? Le mot est peut-être
employé trop rapidement. Les relations des hommes et des
dieux constituent un réseau d'une très grande complication
dont le « merveilleux » épique n'est qu'une des facettes. Au
chant I, Achille tire son épée puis la rengaine, il ne tuera pas
Agamemnon. La succession « irrationnelle » des faits trouve
son explication non dans une quelconque évolution psycholo-
gique, mais dans l'intervention d'Athéna qui lui touche les
cheveux. Seul Achille la voit, seul le poète le sait. Le meurtre
préparé se transforme en langage. Achille insulte Agamemnon
au lieu de le tuer. Mais les dieux ne sont pas des machines qui
tirent les ficelles et qui pèsent le sort de chacun. Car avant
même la venue d'Athéna, Achille hésite : « Tirera-t-il le
glaive aigu pendu le long de sa cuisse?... Ou calmera-t-il son
dépit et domptera-t-il sa colère? » Depuis bien des siècles on
s'est penché, comme on dit si laidement, sur la « psychologie »
des héros d'Homère, en l'adaptant, au besoin, à ce que chaque
époque croyait savoir de la psychologie ou de la psychè. Il
s'est trouvé des modernes pour nier que le problème même
existe : le héros homérique serait un agrégat de « facultés »
non coordonnées, un groupe de « membres » qui ne forment pas
un corps, au demeurant simple jouet entre les mains des
immortels
Les pièges tendus à l'analyste sont si nombreux qu'on hésite
à indiquer, même sommairement, quelques directions d'en-
quête. Confondre un personnage épique et un homme vivant,
contemporain du poète, en est un dans lequel on est souvent

23. Cf. B. Snell, Die Entdeckung des Geistes, Hambourg, 1946.


30 L'Iliade sans travesti
tombé. Lire en fonction de la suite en est un autre. Parce que
la pensée grecque élaborera peu à peu le concept de psychè et
sondera jusqu'aux « frontières de l'âme », suivant le mot
d'Héraclite, faut-il croire que les aèdes étaient des débutants
dans l'art de la connaissance?
L'art de la connaissance, c'est l'épos lui-même. Le poète ne
fait pas de « portraits », il associe, oppose, distingue ses
personnages, tantôt par le jeu de l'action, tantôt par celui du
discours, tantôt par le biais de la comparaison. Le poème
commence par la colère d'Achille et il se termine par la
douceur d'Achille, quand celui-ci rend à Priam le corps
d'Hector. Osera-t-on dire que ce retournement n'est pas
préparé? C'est Ulysse qui, dans la scène de l'ambassade, au
chant IX, rappelait à Achille les mots de son père Pélée :
« C'est à toi qu'il appartient de maîtriser ton coeur superbe en
ta poitrine : la douceur toujours est le bon parti. »
Ces relations entre les personnages, et chez les personnages,
vont du plus simple au plus complexe : opposition des jeunes et
des vieux, des rois et des non-rois, du sage conseiller et du
guerrier enragé ( comme dans le couple Polydamas-Hector),
du courageux et du lâche ( Hector et Pâris), de l'homme à
métis et du guerrier sans ruse.
Certains personnages s'identifient à une fonction, militaire
ou politique. Ainsi Teucros représente les valeurs positives de
l'archer dont Pandare incarne les valeurs négatives. Le
premier n'intervient qu'en relation avec son frère Ajax, le
second est un isolé. Au chant II, il est dit que son arc est un
don d'Apollon lui-même. Mais, au chant IV, une autre
version est donnée. Pandare est un chasseur et l'arc vient des
cornes d'un chamois (ou d'un isard), abattu au cours d'un
affût. Contrairement à Teucros, Pandare ne tue aucun
ennemi; il blesse Diomède et est tué par lui. Dans l'ultime
scène où il apparaît, au chant V, l'inversion des rôles se
manifeste de façon saisissante. Enée, « chef des Troyens », lui
propose ce qui serait sa place légitime : conducteur de son char
et un objectif clair : « marcher tous deux ouvertement contre
L'Iliade sans travesti 31
cet homme » ( Diomède). Pandare renverse cette proposition :
c'est Enée qui conduira le char. Lui-même joue les guerriers.
C'est avec une javeline qu'il tente de tuer Diomède et c'est
une javeline qui le tue. Il avait pourtant lié son destin à celui
de son arc : « En mon arc seul, j'ai mis ma confiance. Il ne
devait guère me servir, je le vois... Ah! que seulement je
rentre un jour chez moi... je veux que, ce même jour, un autre
me tranche la tête, si, cet arc-là, je ne le jette pas au feu
flamboyant, après l'avoir brisé de mes propres mains, puisqu'il
me suit partout, sans m'être bon à rien. »
La fonction d'Agamemnon est la fonction royale. Son passé
est d'être un héritier. Son sceptre, oeuvre d'Héphaïstos, a
transité par Zeus, Hermès, Pélops, Atrée et Thyeste, Hermès
jouant son rôle normal d'intermédiaire entre les dieux et les
hommes. C'est cette fonction qui lui vaut, dans le partage du
butin, la principale « part d'honneur », et lui permet de
s'emparer de Briséis après avoir rendu Chryséis. C'est par le
sceptre d'Agamemnon qu'Achille prononce le serment qui
l'isole du combat.
Dans le camp des Achéens deux personnages ne se
rencontrent pas. Ni dans l'action, ni au conseil, Diomède n'a
d'échange avec Achille. Quand il emporte le prix de la course
de chars, aux jeux funèbres donnés en l'honneur de Patrocle
( chant XXIII), il ne reçoit pas son prix des mains d'Achille,
son écuyer s'en empare pour son compte. Dans ce monde
guerrier, Diomède est le seul qui ne soit que guerrier, le
guerrier de la réussite totale, « lion » s'il en fut jamais, à la
limite de la sauvagerie, à la fois le plus jeune et le plus brave
des Achéens, le seul à affronter une déesse, le seul aussi à être
constamment protégé par une déesse, Athéna.
Achille a un passé qu'incarne en son royaume son père
Pélée. Comme Hector, il est un fils et un père tout à la fois.
Seul Ulysse, dans le camp grec est dans la même situation.
Mais contrairement à Hector et à Ulysse, il connaît aussi
son avenir. Il l'a choisi et le rechoisira. Hector espère tuer
Achille. Achille sait qu'il ne reviendra pas vivant de Troie.
32 L'Iliade sans travesti
Hector connaît bien l'avenir d'Achille, mais il n'est prophète
qu'au moment de mourir. Achille lui-même fait des prévi-
sions erronées, ainsi au moment de la mort d'Hector : « Quand
bien même Priam le Dardanide ferait dans la balance
mettre ton pesant d'or ; non, quoi qu'on fasse, ta digne
mère ne te placera pas sur un lit funèbre... et les chiens, les
oiseaux te dévoreront tout entier. » Seul le devin connaît le
passé, le présent et l'avenir, le devin et la Muse, dont l'aède
n'est que l'auxiliaire imparfait : « La foule, je n'en puis
parler, je n'y puis mettre des noms, eussé-je dix langues, eussé-
je dix bouches, une voix que rien ne brise, un coeur de bronze
en ma poitrine, à moins que les filles de Zeus qui tient l'égide,
les Muses de l'Olympe, ne me nomment alors elles-mêmes ceux
qui étaient venus sur Ilion. »
L'Odyssée connaîtra deux personnages d'aèdes, chez
Alcinoos et au palais d'Ulysse. L'Iliade n'en a pas, mais
Achille est un aède, ce que n'est aucun autre guerrier. Les
ambassadeurs du chant IX le trouvent en train de jouer de la
cithare : « Son coeur se plaît à en toucher, tandis qu'il chante
les exploits des héros. » II n'y a qu'un autre personnage dans
l'Iliade qui relaie ainsi le poète. Hélène de Lacédémone, qui
est aussi de Troie, trace sur une tapisserie « les épreuves des
Troyens dompteurs de cavales et des Achéens à cotte de
bronze ». Elle partage avec le poète, dans la scène fameuse où,
au chant III, elle monte sur le rempart pendant la trêve, le
privilège de nommer les chefs des Achéens : Agamemnon,
Ulysse, Ajax.
La fonction suprême de l'Iliade serait-elle la poésie?
A cette question, le poète auquel ces pages sont dédiées
apporte la réponse que voici : « Homère, dieu pluriel, avait
oeuvré sans ratures, en amont et en aval à la fois, nous
donnant à voir l'entier Pays de l'homme et des dieux. »
Pierre Vidal-Naquet
Iliade
CHANT I

Chante, déesse, la colère 'd'Achille, le fils de Pélée;


détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances
sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d'âmes fières
de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la
proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel — pour
l'achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une
querelle tout d'abord divisa le fils d'Atrée, protecteur de
son peuple, et le divin Achille.
Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et
bataille? Le fils de Létô et de Zeus. C'est lui qui,
courroucé contre le roi, fit par toute l'armée grandir un
mal cruel, dont les hommes allaient mourant; cela, parce
que le fils d'Atrée avait fait affront à Chrysès, son prêtre.
Chrysès était venu aux fines nefs des Achéens, pour
racheter sa fille, porteur d'une immense rançon et tenant
en main, sur son bâton d'or, les bandelettes de l'archer
Apollon; et il suppliait tous les Achéens, mais surtout les
deux fils d'Atrée, bons rangeurs de guerriers :
« Atrides, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières,
puissent les dieux, habitants de l'Olympe, vous donner de
détruire la ville de Priam, puis de rentrer sans mal dans
vos foyers! Mais, à moi, puissiez-vous aussi rendre ma
fille! et, pour ce, agréez la rançon que voici, par égard
pour le fils de Zeus, pour l'archer Apollon. »
Lors tous les Achéens en rumeur d'acquiescer : qu'on
ait respect du prêtre! que l'on agrée la splendide rançon!
36 Iliade, I, 24-59
Mais cela n'est point du goût d'Agamemnon, le fils
d'Atrée. Brutalement il congédie Chrysès, avec rudesse il
ordonne :
<4 Prends garde, vieux, que je ne te rencontre encore
près des nefs creuses, soit à y traîner aujourd'hui, ou à y
revenir demain. Ton bâton, la parure même du dieu
pourraient alors ne te servir de rien. Celle que tu veux, je
ne la rendrai pas. La vieillesse l'atteindra auparavant dans
mon palais, en Argos, loin de sa patrie, allant et venant
devant le métier et, quand je l'y appelle, accourant à mon
lit. Va, et plus ne m'irrite, si tu veux partir sans
dommage. »
Il dit, et le vieux, à sa voix, prend peur et obéit. Il s'en
va en silence, le long de la grève où bruit la mer, et, quand
il est seul, instamment le vieillard implore sire Apollon,
fils de Létô aux beaux cheveux :
<4 Entends-moi, dieu à l'arc d'argent, qui protèges
Chrysé et Cilla la divine, et sur Ténédos règnes souverain!
O Sminthée, si jamais j'ai élevé pour toi un temple qui
t'ait plu, si jamais j'ai pour toi brûlé de gras cuisseaux de
taureaux et de chèvres, accomplis mon désir : fassent tes
traits payer mes pleurs aux Danaens! »
Il dit; Phoebos Apollon entend sa prière, et il descend
des cimes de l'Olympe, le coeur en courroux, ayant à
l'épaule, avec l'arc, le carquois aux deux bouts bien clos;
et les flèches sonnent sur l'épaule du dieu courroucé, au
moment où il s'ébranle et s'en va, pareil à la nuit. Il vient
se poster à l'écart des nefs, puis lâche son trait. Un son
terrible jaillit de l'arc d'argent. Il s'en prend aux mulets
d'abord, ainsi qu'aux chiens rapides. Après quoi, c'est sur
les hommes qu'il tire et décoche sa flèche aiguë; et les
bûchers funèbres, sans relâche, brûlent par centaines.
Neuf jours durant, les traits du dieu s'envolent ainsi à
travers l'armée. Le dixième jour, Achille appelle les gens à
l'assemblée. La déesse aux bras blancs, Héré, vient de lui
mettre au coeur cette pensée. Elle a souci des Danaens à
les voir mourir de la sorte. Lors donc que tous sont là,
formés en assemblée, Achille aux pieds rapides se lève et
leur dit :
« Fils d'Atrée, j'imagine que nous allons bientôt, rejetés
Iliade, I, 60-95 37
loin du but, retourner sur nos pas — du moins si nous
pouvons échapper à la mort : guerre et peste frappant
ensemble finiront par avoir raison des Achéens! Allons,
interrogeons un devin ou un prêtre — voire un interprète
de songes : le songe aussi est message de Zeus. C'est lui
qui nous dira d'où vient ce grand courroux de Phoebos
Apollon, s'il se plaint pour un voeu, une hécatombe omise;
et nous verrons alors s'il répond à l'appel du fumet des
agneaux et des chèvres sans tache, et s'il veut bien, de
nous, écarter le fléau. »
Il dit et se rassied. Et voici que se lève Calchas, fils de
Thestor, de beaucoup le meilleur des devins, qui connaît
le présent, le futur, le passé, et qui a su conduire les nefs
des Achéens jusques à Ilion par l'art divinatoire qu'il doit
à Phoebos Apollon. Sagement il prend la parole et dit :
Achille, cher à Zeus, tu veux qu'ici j'explique le
courroux d'Apollon, le seigneur Archer : eh bien! je
parlerai. Mais toi, comprends-moi bien, -et jure-moi
d'abord de m'être un franc appui, en paroles et en actes.
Je vais, j'imagine, irriter quelqu'un dont la puissance est
grande parmi les Argiens, à qui obéissent tous les
Achéens. Un roi a toujours l'avantage, quand il s'en prend
à un vilain. Il peut bien pour un jour digérer sa colère : il
n'en garde pas moins pour plus tard sa rancune au fond de
sa poitrine, jusqu'à l'heure propice à la satisfaire. Vois
donc si tu es prêt à garantir ma vie. »
Achille aux pieds rapides alors lui répond :
« Rassure-toi, et, en toute franchise, dis-nous ce que tu

sais être l'arrêt des dieux. Non, par Apollon cher à Zeus, à
qui, Calchas, va ta prière, lorsque tu veux aux Danaens
révéler les arrêts du Ciel, non, tant que je vivrai, tant
qu'ici-bas j'aurai les yeux ouverts, nul, près de nos nefs
creuses, ne portera sur toi sa lourde main, nul entre tous
les Danaens, quand tu nommerais même ici Agamemnon,
qui aujourd'hui se flatte d'être de beaucoup le premier
dans ce camp. »
Le devin sans reproche lors se rassure et dit :
« Ce n'est pas pour un voeu, une hécatombe omise,
qu'ici se plaint le dieu. C'est pour son prêtre, à qui
Agamemnon a fait affront naguère, en refusant de délivrer
38 Iliade, I, 95-129
sa fille et d'agréer une rançon. Voilà pourquoi l'Archer
vous a octroyé des souffrances et vous en octroiera encore.
Des Danaens il n'écartera pas le fléau outrageux, avant
qu'ils n'aient à son père rendu la vierge aux yeux vifs, sans
marché, sans rançon, et mené à Chrysé une sainte
hécatombe. Ce jour-là seulement, nous le pourrons apaiser
et convaincre. »
Il dit et se rassied. Et voici que se lève le héros, fils
d'Atrée, le puissant prince Agamemnon. Il est des plus
chagrins; terriblement ses entrailles se gonflent d'une
noire fureur; ses yeux paraissent un feu étincelant. Et,
d'abord, sur Calchas dardant un oeil mauvais, il dit :
Prophète de malheur, jamais tu n'as rien dit qui fût
fait pour me plaire. En toute occasion, ton coeur trouve sa
joie à prédire le malheur. Mais, de bonheur, jamais tu
n'en annonces, jamais tu n'en amènes. Et tu viens encore
aujourd'hui déclarer, au nom des dieux, à la face des
Danaens, que, si l'Archer leur cause des souffrances, c'est
parce que j'ai, moi, refusé d'agréer la splendide rançon de
cette fille, Chryséis. Il est vrai : j'aime mieux, de
beaucoup, la garder chez moi. Je la préfère à Clytemnestre
même, ma légitime épouse. Non, elle ne lui cède en rien,
pour la stature ni le port, pour l'esprit ni pour l'adresse.
Et, malgré tout cela, je consens à la rendre, si c'est le bon
parti : j'aime mieux voir mon armée saine et sauve que
perdue! Mais alors, sans retard, préparez-moi une autre
part d'honneur, pour que je ne sois pas, seul des Argiens,
privé de telle part : ce serait malséant. Et — vous le voyez
tous — ma part, à moi, s'en va ailleurs. »
Lors le divin Achille aux pieds infatigables dit :
« Illustre fils d'Atrée, pour la cupidité, tu n'as pas ton
pareil! Et comment les Achéens magnanimes pourraient-
ils te donner semblable part d'honneur? Nous n'avons
pas, que je sache, de trésor commun en réserve. Tout ce
que nous avons tiré du sac des villes a été partagé : sied-il
que les gens de nouveau le rapportent à la masse? Quitte,
pour l'instant, cette femme au dieu, et nous, les Achéens,
nous te la revaudrons au triple et au quadruple, si Zeus
nous donne un jour de ravager Troie aux bonnes
murailles. »
Iliade, I, 130-166 39
Le roi Agamemnon en réponse lui dit :
« Non, non, ne cherche pas, pour brave que tu sois,
Achille pareil aux dieux, à me dérober ta pensée : je ne me
laisserai surprendre ni séduire. Prétends-tu donc, quand
toi, tu garderas ta part, qu'ainsi je me morfonde, moi,
privé de la mienne? et est-ce là pourquoi tu m'invites à
rendre celle dont il s'agit? Si les Achéens magnanimes me
donnent une part d'honneur en rapport avec mes désirs et
égale à ce que je perds, soit ! Mais, s'ils me la refusent,
c'est moi qui irai alors prendre la tienne, ou celle d'Ajax,
ou celle d'Ulysse — la prendre et l'emmener. Et l'on verra
la fureur de celui chez qui j'irai... Mais à cela nous
songerons plus tard. Pour l'instant, allons ! à la mer divine
tirons la nef noire; formons une équipe choisie de
rameurs; puis embarquons une hécatombe; faisons mon-
ter à bord la jolie Chryséis ; enfin qu'un chef soit pris
parmi ceux qui ont voix au conseil, Ajax, Idoménée, ou le
divin Ulysse — ou toi-même, toi, le fils de Pélée,
l'homme entre tous terrible, pour accomplir le sacrifice
par lequel tu sauras apaiser le Préservateur. »
Achille aux pieds rapides sur lui lève un oeil sombre et
dit :
« Ah! coeur vêtu d'effronterie et qui ne sais songer

qu'au gain! Comment veux-tu qu'un Achéen puisse obéir


de bon coeur à tes ordres, qu'il doive aller en mission ou
marcher à un franc combat? Car, enfin, ce n'est pas à
cause de ces Troyens belliqueux que je suis venu, moi, me
battre ici. A moi, ils n'ont rien fait. Jamais ils n'ont ravi
mes vaches ou mes cavales; jamais ils n'ont saccagé les
moissons de notre Phthie fertile et nourricière : il est entre
nous trop de monts ombreux, et la mer sonore ! C'est toi,
toi, l'effronté, que nous avons suivi, pour te plaire, pour
vous obtenir aux frais des Troyens une récompense à
vous, Ménélas et toi, face de chien! Et de cela tu n'as cure
ni souci! et tu viens, de ton chef, me menacer maintenant
de m'enlever ma part d'honneur, la part que j'ai gagnée au
prix de tant de peines et que m'ont octroyée les fils des
Achéens ! Jamais pourtant ma part n'est égale à la tienne,
lorsque les Achéens ravagent quelque bonne ville
troyenne. Dans la bataille bondissante, ce sont mes bras
40 Iliade, I, 166-202
qui font le principal; mais, vienne le partage, la meilleure
part est pour toi. Elle est mince au contraire — et j'y tiens
d'autant plus — la part, que, moi, je rapporte à mes nefs,
quand j'ai assez peiné à la bataille. Mais, cette fois, je
repars pour la Phthie. Mieux vaut cent fois rentrer chez
moi avec mes nefs recourbées. Je me vois mal restant ici,
humilié, à t'amasser opulence et fortune! »
Agamemnon, protecteur de son peuple, répond :
« Eh! fuis donc, si ton coeur en a telle envie. Ce n'est
pas moi qui te supplie de rester ici pour me plaire. J'en ai
bien d'autres prêts à me rendre hommage et, avant tous,
le prudent Zeus. Tu es bien pour moi le plus odieux de
tous les rois issus de Zeus. Ton plaisir toujours, c'est la
querelle, la guerre et les combats. Pourtant, si tu es fort,
ce n'est qu'au Ciel que tu le dois... Va-t'en chez toi, avec
tes nefs, tes camarades; va régner sur tes Myrmidons : de
toi je n'ai cure et me moque de ta rancune. Entends
pourtant ma menace. Si Phoebos Apollon m'enlève
Chryséis, je la ferai mener par une nef et des hommes à moi;
mais, à mon tour, en personne, j'irai jusqu'à ta baraque et
j'en emmènerai la jolie Briséis, ta part, à toi, pour que tu
saches combien je suis plus fort que toi, et que tout autre à
l'avenir hésite à me parler comme on parle à un pair et à
s'égaler à moi devant moi. »
Il dit, et le chagrin prend le fils de Pélée, et, dans sa
poitrine virile, son coeur balance entre deux desseins.
Tirera-t-il le glaive aigu pendu le long de sa cuisse? du
même coup, il fait lever les autres, et lui, il tue l'Atride.
Ou calmera-t-il son dépit et domptera-t-il sa colère? Mais,
tandis qu'en son âme et son coeur il remue ces pensées et
qu'il tire déjà du fourreau sa grande épée, Athéné vient du
ciel. C'est Héré qui la dépêche, la déesse aux bras blancs,
qui en son coeur les aime et les protège également tous
deux. Elle s'arrête derrière le Péléide et lui met la main
sur ses blonds cheveux — visible pour lui seul : nul autre
ne la voit. Achille est saisi de stupeur; il se retourne et
aussitôt reconnaît Pallas Athéné. Une lueur terrible
s'allume dans ses yeux, et, s'adressant à elle, il dit ces
mots ailés :
Que viens-tu faire encore, fille de Zeus qui tient
Iliade, I, 203-239 41
l'égide? Viens-tu donc voir l'insolence d'Agamemnon, le
fils d'Atrée? Eh bien! je te le déclare, et c'est là ce qui
sera; son arrogance lui coûtera bientôt la vie. »
La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :
Je suis venue du ciel pour calmer ta fureur : me veux-
tu obéir? La déesse aux bras blancs, Héré, m'a dépêchée,
qui, en son coeur, vous aime et vous protège également
tous deux. Allons ! clos ce débat, et que ta main ne tire pas
l'épée. Contente-toi de mots, et, pour l'humilier, dis-lui ce
qui l'attend. Va, je te le déclare, et c'est là ce qui sera : on
t'offrira un jour trois fois autant de splendides présents
pour prix de cette insolence. Contiens-toi et obéis-nous. »
Achille aux pieds rapides lors lui répond ainsi :
« Un ordre de vous deux, déesse, est de ceux qu'on
observe. Quelque courroux que je garde en mon coeur,
c'est là le bon parti. Qui obéit aux dieux, des dieux est
écouté. »
Il dit, et, sur la poignée d'argent, il retient sa lourde
main, puis repousse la grande épée dans son fourreau,
docile à la voix d'Athéné, tandis que la déesse s'en va vers
l'Olympe et vers le palais de Zeus porte-égide retrouver
les autres dieux.
Cependant, le fils de Pélée de nouveau, en mots
insultants, interpelle le fils d'Atrée et laisse aller sa colère :
« Sac à vin! oeil de chien et coeur de cerf! Jamais tu n'as
eu le courage de t'armer pour la guerre avec tes gens, ni de
partir pour un aguet avec l'élite achéenne : tout cela te
semble la mort! Certes il est plus avantageux, sans
s'éloigner du vaste camp des Achéens, d'arracher les
présents qu'il a reçus à quiconque te parle en face. Ah! le
beau roi, dévoreur de son peuple! il faut qu'il commande
à des gens de rien : sans quoi, fils d'Atrée, tu aurais
aujourd'hui lancé ton dernier outrage. Eh bien! je te le
déclare, et j'en jure un grand serment. — Ce bâton m'en
soit témoin, qui jamais plus ne poussera ni de feuilles ni
de rameaux, et, maintenant qu'il a quitté l'arbre où il fut
coupé dans la montagne, jamais plus ne refleurira! Le
bronze en a rasé le feuillage et l'écorce, et le voici
maintenant entre les mains des fils des Achéens qui
rendent la justice et, au nom de Zeus, maintiennent le
42 Iliade, I, 239-277
droit. Ce sera là pour toi le plus sûr des serments. — Un
jour viendra où tous les fils des Achéens sentiront en eux
le regret d'Achille; de ce moment-là, malgré ton déplaisir,
tu ne pourras plus leur être en rien utile, quand, par
centaines, ils tomberont mourants sous les coups d'Hector
meurtrier. Alors, au fond de toi, tu te déchireras le coeur,
dans ton dépit d'avoir refusé tout égard au plus brave des
Achéens. »
Ainsi dit le fils de Pélée et, jetant à terre le bâton percé
de clous d'or, il s'assied. De son côté, l'Atride est rempli
de colère. Mais voici que Nestor se lève, Nestor au doux
langage, l'orateur sonore de Pylos. De sa bouche ses
accents coulent plus doux que le miel. Il a déjà vu passer
deux générations de mortels, qui jadis, avec lui, sont nées
et ont grandi dans Pylos la divine, et il règne sur la
troisième. Sagement il prend la parole et dit :
« Las! le grand deuil qui vient à la terre achéenne! Quel
plaisir pour Priam et les fils de Priam! et quelle joie au
coeur pour les autres Troyens, s'ils savaient tout ce qui en
est de cette lutte entre vous, vous, les premiers des
Danaens au Conseil comme à la bataille! Allons! écoutez-
moi tous deux : aussi bien suis-je votre aîné. J'ai déjà été,
moi, le compagnon d'hommes plus braves encore que
nous, et jamais ils ne firent fi de moi. Pourtant, je n'ai pas
vu encore — et jamais je ne verrai — d'hommes tels que
Pirithoos, ou Dryas, le pasteur d'hommes, — Cénée,
Exadios, le divin Polyphème, — ou Thésée, fils d'Egée,
semblable aux Immortels! C'étaient des hommes forts,
entre tous ceux qui ont grandi sur cette terre, et, forts entre
tous, ils luttaient contre adversaires forts entre tous, les
Monstres de la montagne — et ils en firent un horrible
massacre. Pour les rejoindre, j'avais quitté Pylos, là-bas,
terre lointaine. Ils m'avaient appelé et je me battais pour
mon compte. Ah! contre ceux-là nul aujourd'hui ne
pourrait plus lutter des mortels d'ici-bas. Eh bien! ces
hommes-là méditaient mes avis et écoutaient ma voix.
Allons! écoutez-la aussi : qui l'écoute prend le bon parti.
Pour brave que tu sois, renonce donc, toi, à lui prendre la
fille. Quitte-la lui, comme la part d'honneur que lui ont
tout d'emblée donnée les fils des Achéens. Et toi, fils de
Iliade, I, 277-315 43
Pélée, ne t'obstine donc pas à quereller un roi en face :
l'honneur n'est pas égal, que possède un roi porte-sceptre,
à qui Zeus a donné la gloire. Tu es fort, une déesse fut ta
mère ; mais il est, lui, plus encore, puisqu'il commande à
plus d'hommes. Toi, fils d'Atrée, arrête ta fureur ; c'est
moi qui t'en supplie, relâche ton courroux, aie égard à
Achille : les Achéens n'ont pas de plus ferme rempart
contre la guerre cruelle. »
Le roi Agamemnon lors lui répond ainsi :
« Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Mais
cet homme prétend être au-dessus de tous, de tous être le
maître, de tous être le roi, à tous donner des ordres : je
crois savoir quelqu'un qui n'obéira pas. Si les dieux
toujours vivants ont fait de lui un guerrier, lui donnent-ils
donc mission pour cela de ne s'exprimer qu'en injures? »
Et le divin Achille brusquement lui réplique :
On me dirait vraiment lâche et homme de rien, si je
t'allais céder en tout au premier mot. Commande ainsi à
d'autres, et ne viens pas me donner d'ordres, à moi : car je
crois que, de ce jour, je ne t'obéirai plus. Mais j'ai encore
quelque chose à te dire : mets-le-toi bien en tête. Pour la
fille, mes bras ne se battront pas, ni contre toi ni contre un
autre : vous me l'aviez donnée, vous me la reprenez...
Mais, de tout le reste de ce que j'ai à moi, près de ma
rapide nef noire, tu n'emporteras rien, en me l'enlevant
malgré moi. Tiens ! fais-en donc l'épreuve, et ceux-ci
verront : le sang noir giclera tout autour de ma javeline. »
Cet assaut terminé de brutales répliques, ils se lèvent
tous deux, rompant l'assemblée, près des nefs achéennes
et, tandis que le fils de Pélée regagne ses baraques et ses
bonnes nefs, escorté du fils de Ménoetios et de ses
compagnons, le fils d'Atrée fait tirer à la mer une fine nef;
il y met vingt rameurs choisis, il y embarque une
hécatombe au dieu, il y conduit et installe lui-même la
jolie Chryséis. Enfin, montant à bord, l'industrieux Ulysse
prend le commandement.
C'est ainsi qu'on embarque, et l'on vogue bientôt sur
les routes humides. L'Atride cependant ordonne à ses
guerriers de purifier leurs corps. Ils se purifient donc, puis
vont jeter leurs souillures aux flots. Ils sacrifient ensuite à
44 Iliade, I, 315-352
Apollon des hécatombes sans défaut de taureaux et de
chèvres, au bord de la mer infinie; et la graisse en monte
au ciel dans des spirales de fumée.
Voilà comme on s'occupe au camp. Mais Agamemnon
ne révoque pas pour cela le défi qu'il a dès l'abord lancé à
Achille. Il s'adresse donc à Talthybios et à Eurybate qui
lui servent de hérauts et de diligents écuyers :
« Allez tous deux à la baraque d'Achille, le fils de Pélée,
puis prenez par la main la jolie Briséis et emmenez-la. S'il
vous la refuse, j'irai la lui prendre moi-même, en plus
nombreuse compagnie, et il lui en coûtera plus cher! »
Sur ces mots, il les congédie, avec rudesse il ordonne.
Ils s'en vont à regret et, suivant le rivage de la mer infinie,
ils arrivent aux baraques et aux nefs des Myrmidons. Ils
trouvent là Achille, près de sa baraque et de sa nef noire,
assis; et la vue des hérauts ne le réjouit guère. Tous deux,
devant le roi, pris de crainte et pleins de respect,
s'arrêtent, sans un mot, sans une question. Mais, en son
âme, il comprend et il dit :
« Salut! hérauts, messagers de Zeus et des hommes.
Approchez : vous ne m'avez rien fait. Agamemnon est
seul en cause, qui vous envoie quérir la jeune Briséis.
Allons! divin Patrocle, fais sortir la fille et donne-la-leur :
qu'ils l'emmènent ! Mais qu'eux-mêmes en revanche me
servent de témoins, devant les Bienheureux, et devant les
mortels, et devant ce roi intraitable, si une fois encore on a
besoin de moi pour écarter des autres le fléau outrageux!
Son coeur maudit est en fureur, et il n'est pas capable de
voir, en rapprochant l'avenir du passé, comment les
Achéens pourront près de leurs nefs combattre sans
dommage. »
Il dit; Patrocle obéit à son compagnon. De la baraque il
fait sortir la jolie Briséis; il la leur donne : qu'ils
l'emmènent! Et ils s'en vont le long des nefs des Achéens.
La femme les suit à regret. Lors Achille brusquement se
met à pleurer, et, s'écartant des siens, il va s'asseoir au
bord de la blanche mer, les yeux sur le large aux teintes
lie-de-vin; et, instamment, il implore sa mère, mains
tendues :
« O mère, si tu m'as enfanté pour une vie trop brève,
Iliade, I, 353-387 45
que Zeus Olympien qui tonne sur les cimes m'eût au
moins dû donner la gloire! Or, à cette heure, pour moi, il
n'a pas le moindre égard; car voici le fils d'Atrée, le
puissant prince Agamemnon, qui vient de me faire
affront : il m'a pris, il me retient ma part d'honneur; de
son chef, il m'a dépouillé. »
Ainsi dit-il, tout en larmes, et sa mère auguste l'entend,
du fond des abîmes marins, où elle reste assise auprès de
son vieux père. Vite, de la blanche mer, elle émerge, telle
une vapeur; elle s'assied face à son fils en larmes, elle le
flatte de la main, elle lui parle, en l'appelant de tous ses
noms :
« Mon enfant, pourquoi pleures-tu? quel deuil est venu
à ton coeur? Parle, ne me cache pas ta pensée; que nous
sachions tout tous les deux! »
Avec un lourd sanglot, Achille aux pieds rapides dit :
a Tu le sais; à quoi bon te dire ce qui t'est connu? Nous
nous en sommes allés à Thèbe, la ville sainte d'Éétion, et,
après l'avoir détruite, nous en avons tout emmené. Les fils
des Achéens se sont ensuite, ainsi qu'il convenait, partagé
le butin, et ils ont mis à part, pour le fils d'Atrée, la jolie
Chryséis. Mais alors Chrysès, prêtre de l'archer Apollon,
est venu jusqu'aux fines nefs des Achéens à la cotte de
bronze. Pour délivrer sa fille, il apportait une immense
rançon et tenait en main, sur son bâton d'or, les
bandelettes de l'archer Apollon; et il suppliait tous les
Achéens, mais surtout les deux fils d'Atrée, bons rangeurs
de guerriers. Lors tous les Achéens en rumeur d'acquies-
cer : qu'on eût respect du prêtre! qu'on agréât la splendide
rançon! Mais cela n'était pas du goût d'Agamemnon, le
fils d'Atrée. Il congédiait brutalement Chrysès, avec
rudesse il ordonnait. Le vieillard est parti en courroux, et
Apollon, qui l'aime chèrement, a entendu sa prière. Il a,
sur les Argiens, décoché un trait cruel, et, les uns sur les
autres, les hommes ont péri, tandis que les flèches du dieu
partaient ainsi de tous côtés par la vaste armée achéenne.
Le devin qui sait tout nous expliquait alors les arrêts
divins de l'Archer; et c'est moi, le premier, qui ai, sans
retard, donné le conseil d'apaiser le dieu. Là-dessus, la
colère s'empare de l'Atride; brusquement il se lève et
46 Iliade, I, 388-422
lance une menace aujourd'hui accomplie : à cette heure,
les Achéens aux yeux vifs, à bord d'une fine nef, mènent
Chryséis à Chrysé et portent des offrandes à sire Apollon;
cependant que des hérauts viennent de quitter ma
baraque, emmenant avec eux la fille de Brisès, que
m'avaient octroyée les fils des Achéens. A toi donc, si tu
peux, de venir en aide à ton vaillant fils. Va vers l'Olympe
et supplie Zeus, si aussi bien tu as jadis, par parole ou par
acte, servi ses désirs. Dans le palais de mon père, souvent
je t'ai ouïe t'en glorifier. Tu disais comment, seule entre
les Immortels, tu avais, du Cronide à la nuée noire, écarté
le désastre outrageux. C'était au temps où les dieux de
l'Olympe prétendaient tous l'enchaîner — Héré et
Poseidon et Pallas Athéné. Mais toi, tu vins à lui, tu sus, toi,
déesse, le soustraire à ces chaînes. Vite, tu mandas sur les
cimes de l'Olympe l'être aux cent bras que les dieux
nomment Briarée et tous les mortels Egéon, et qui, pour
la force, surpasse son père même. Il vint s'asseoir aux
côtés du Cronide, dans l'orgueil de sa gloire. Les
Bienheureux, à sa vue, prirent peur, et plus ne fut
question de chaînes. Rappelle-lui tout cela aujourd'hui, en
t'asseyant à ses côtés, en pressant ses genoux : ne
daignera-t-il pas porter aide aux Troyens, et acculer à
leurs poupes, à la mer, les Achéens décimés, afin qu'ils
jouissent, tous, de leur roi et que le fils d'Atrée lui-même,
le puissant prince Agamemnon, comprenne enfin ce que
fut sa folie, le jour qu'il a refusé tout égard au plus brave
des Achéens? »
Thétis alors, pleurante, lui répond :
Ah! mon enfant, pourquoi t'ai-je élevé, mère infortu-
née? Que n'es-tu donc resté, assis près de tes nefs,
ignorant des pleurs et des peines, puisque ton destin, au
lieu de longs jours, ne t'accorde qu'une vie trop brève. Te
voilà aujourd'hui non seulement voué à une prompte
mort, mais encore misérable entre tous. Ah! pour quel
triste destin t'aurai-je donc jadis donné le jour en ma
demeure! Eh bien! j'irai moi-même vers l'Olympe nei-
geux porter ta plainte à Zeus Tonnant; je verrai s'il
l'écoute. Garde donc ta colère contre les Achéens, et assis
près des nefs rapides, sans réserve, renonce au combat.
Iliade, I, 423-461 47
Zeus est parti hier du côté de l'Océan prendre part à un
banquet chez les Éthiopiens sans reproche, et tous les
dieux l'ont suivi. Dans douze jours il retournera dans
l'Olympe. Je prendrai alors la route de son palais au seuil
de bronze, j'embrasserai ses genoux et je crois qu'il
m'écoutera. »
Elle dit, et s'en va, et le laisse là, l'âme en courroux,
pensant à la captive à la belle ceinture qu'on vient de lui
ravir, de force, malgré lui. Ulysse cependant arrive à
Chrysé conduisant la sainte hécatombe. Sitôt franchie
l'entrée du port aux eaux profondes, on plie les voiles, on
les range dans la nef noire; vite on lâche les étais, on
amène le mât jusqu'à son chevalet, et on se met aux
rames, pour gagner le mouillage. On jette les grappins et
on noue les amarres. Après quoi, on descend sur la grève;
on y débarque l'hécatombe que l'on destine à l'archer
Apollon, et Chryséis sort de la nef marine. L'industrieux
Ulysse la conduit à l'autel et la remet aux mains de son
père, en disant :
« Chrysès, Agamemnon, protecteur de son peuple, ici
m'a dépêché pour te mener ta fille et offrir à Phoebos une
sainte hécatombe au nom des Danaens. Nous voulons
apaiser le dieu, qui vient de lâcher sur les Argiens des
angoisses lourdes de sanglots. »
Il dit et met la fille aux mains de son père; et celui-ci la
reçoit avec joie. Alors, sans retard et en ordre, pour le
dieu, ils disposent l'illustre hécatombe, autour d'un bel
autel. Ils se lavent les mains, ils prennent les grains d'orge,
et Chrysès, à voix haute, prie pour eux, mains tendues au
ciel :
« Entends-moi, dieu à l'arc d'argent, qui protèges
Chrysé et Cilla la divine, et sur Ténédos règnes souverain;
tu as déjà naguère entendu mes voeux; tu m'as rendu
hommage, en frappant lourdement l'armée des Achéens.
Cette fois donc encore, accomplis mon désir : des Danaens
écarte le fléau outrageux. »
Il dit; Phoebos Apollon entend sa prière. La prière
achevée, les orges répandues, on relève les mufles, on
égorge, on dépèce; on découpe les cuisses; des deux côtés
on les couvre de graisse; on dispose au-dessus les
48 Iliade, I, 461-499
morceaux de chair crue; après quoi, le vieillard les brûle
sur des bûches, et sur elles répand le vin aux sombres
feux, tandis qu'à ses côtés des jeunes ont en main les
fourchettes à cinq dents. Puis, les cuisseaux brûlés, on
mange la fressure; le reste, on le débite en menus
morceaux ; on enfile ensuite ceux-ci sur des broches, on les
rôtit avec grand soin, on les tire enfin tous du feu.
L'ouvrage terminé, le banquet apprêté, on festoie, les
coeurs n'ont pas à se plaindre d'un repas où tous ont leur
part. Lors donc qu'on a chassé la soif et l'appétit, les
jeunes gens remplissent jusqu'au bord les cratères, puis à
chacun, dans sa coupe, ils versent de quoi faire libation
aux dieux. Et, tout le jour, en choeur, les fils des Achéens,
pour apaiser le dieu, chantent le beau péan et célèbrent le
Préservateur. Et lui, se plaît à les ouïr.
Le soleil plonge et l'ombre vient. On s'étend le long des
amarres; puis, quand, au matin, paraît Aurore aux doigts
de rose, on prend le large, pour regagner le vaste camp des
Achéens. Apollon le Préservateur envoie la brise favorable.
On dresse alors le mât, on déploie la voilure blanche. Le
vent gonfle la toile en plein, et, tandis qu'autour de
l'étrave en marche, le flot bouillonne et siffle bruyam-
ment, la nef va son chemin, courant au fil du flot. Ils
arrivent ainsi au vaste camp des Achéens; là, pour mettre
à sec la nef noire, ils la halent, puis, sur le sable, la
redressent, enfin l'étaient de longs accores. Après quoi, ils
se dispersent par les baraques et les nefs.
Pendant ce temps, assis près de ses nefs agiles, le divin
Péléide, Achille aux pieds rapides, est toujours en cour-
roux. Il ne hante ni l'assemblée, où l'homme acquiert la
gloire, ni le combat : il consume son coeur à demeurer là,
dans le regret de la huée, de la bataille!
Mais quand, après cela vient la douzième aurore, alors
les dieux toujours vivants s'en retournent dans l'Olympe,
tous ensemble, et Zeus à leur tête. Thétis alors n'a garde
d'oublier les instances de son fils. Elle émerge du flot
marin et, à l'aube, monte vers l'Olympe et le vaste ciel.
Elle y trouve le Cronide à la grande voix, assis à l'écart sur
le plus haut sommet de l'Olympe aux cimes sans nombre.
Iliade, I, 500-533 49
Elle s'accroupit à ses pieds, de sa gauche saisit ses genoux,
de sa droite le prend au menton, et, suppliante, parle ainsi
à sire Zeus, fils de Cronos «:
O Zeus Père! si je t'ai jamais, entre les Immortels,
servi par acte ou parole, accomplis ici mon désir. Honore
mon enfant, entre tous voué à une prompte mort. A cette
heure, Agamemnon, protecteur de son peuple, lui a fait un
affront : il lui a pris, il lui retient sa part d'honneur; de
son chef, il l'a dépouillé. A toi de lui rendre hommage, ô
sage Zeus Olympien : donne la victoire aux Troyens,
jusqu'au jour où les Achéens rendront hommage à mon
enfant et le feront croître en renom. »
Elle dit; l'assembleur de nuées, Zeus, ne réplique rien.
Il reste toujours muet sur son trône. Thétis, qui, dès
l'abord, a saisi ses genoux, insistante, les presse et de
nouveau supplie :
Ah! je t'en conjure, donne-moi une véridique pro-
messe, et appuie-la d'un signe de ton front. Ou dis-moi
non : tu n'as, toi, rien à craindre; et je saurai, moi, à quel
point je suis méprisée entre tous les dieux. »
L'assembleur de nuées, Zeus, alors violemment s'irrite
et répond :
Ah! la fâcheuse affaire, si tu me dois induire à un
conflit avec Héré, le jour qu'elle me viendra provoquer
avec des mots injurieux ! Même sans cause, elle est
toujours à me chercher querelle en présence des dieux
immortels, prétendant que je porte aide aux Troyens dans
les combats. Mais, pour l'instant, retire-toi : qu'Héré ne te
voie pas. C'est à moi de veiller à accomplir ton voeu.
Allons! pour toi, j'appuierai ma promesse d'un signe de
mon front. Ainsi tu me croiras : c'est le plus puissant gage
que je puisse donner parmi les Immortels. Il n'est ni
révocable ni trompeur ni vain, l'arrêt qu'a confirmé un
signe de mon front. »
Il dit, et, de ses sourcils sombres, le fils de Cronos fait
oui. Les cheveux divins du Seigneur voltigent un instant
sur son front éternel, et le vaste Olympe en frémit.
S'étant concertés, ils se quittent. Elle, du haut de
l'Olympe éclatant, saute dans la mer profonde; Zeus s'en
50 Iliade, I, 533-567
va vers sa demeure. Tous les dieux de leurs sièges se
lèvent ensemble, afin d'aller au-devant de leur père :
aucun n'ose attendre sa venue sur place : il les trouve tous
debout devant lui. Sur son trône il s'assied; mais Héré ne
s'y méprend pas : elle voit le plan qu'avec lui a comploté
Thétis aux pieds d'argent, la fille du Vieux de la mer; et,
aussitôt, à Zeus, fils de Cronos, elle adresse ces mots
mordants :
« Avec quel dieu encore viens-tu de comploter, perfide?
Tu te plais toujours, loin de moi, à décider d'un coeur
secret; et jamais encore tu n'as daigné me dire de toi-
même à quoi tu songeais. »
Le Père des dieux et des hommes lors lui répond ainsi :
Héré, n'espère pas connaître tous mes desseins. Même
toi, mon épouse, tu auras fort à faire pour y parvenir. S'il
en est qu'il sied que tu saches, nul dieu, nul homme ne les
connaîtra avant toi. Sur ceux, en revanche, à qui je veux
songer à l'écart des dieux, ne fais jamais de question ni
d'enquête. »
L'auguste Héré aux grands yeux lui répond :
Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là? Certes,
jusqu'à ce jour, tu n'as de moi subi ni question ni enquête,
et je te laisse en paix méditer tout ce qu'il te plaît. Mais
aujourd'hui j'ai terriblement peur dans le fond de mon
âme que la fille du Vieux de la mer, Thétis aux pieds
d'argent, ne t'ait su séduire. Elle est venue, à l'aube,
s'accroupir à tes pieds; elle a pris tes genoux, et j'imagine
que, d'un signe de tête, tu lui auras donné l'infaillible
promesse d'honorer Achille et d'immoler près de leurs
nefs les Achéens par milliers. »
L'assembleur de nuées, Zeus, ainsi lui réplique :
Ah! pauvre folle, toujours prête à imaginer! De moi
rien ne t'échappe. Mais tu auras beau faire : tu n'obtien-
dras rien, si ce n'est d'être de plus en plus loin de mon
coeur, et il t'en coûtera plus cher. S'il en est comme tu le
dis, c'est sans doute que tel est mon bon plaisir. Assieds-
toi donc en silence, et obéis à ma voix. Tous les dieux de
l'Olympe ne te serviront guère, si je m'approche et si sur
toi j'étends mes mains redoutables. »
Iliade, I, 568-607 51
Il dit, et l'auguste Héré aux grands yeux prend peur et
s'assied, muette, faisant violence à son coeur. Dans le
palais de Zeus, les dieux issus de Ciel commencent à
s'irriter. Alors Héphaestos, l'illustre Artisan, se met à leur
parler ; il veut plaire à sa mère, Héré aux bras blancs :
« Ah! la fâcheuse, l'insupportable affaire, si, pour des
mortels vous disputez tous deux ainsi, et menez tel
tumulte au milieu des dieux! Plus de plaisir au bon festin,
si le mauvais parti l'emporte! Moi, à ma mère, pour sage
qu'elle soit, j'offre ici un conseil : qu'elle cherche à plaire à
Zeus, afin que notre père n'aille plus, en la querellant,
troubler notre festin. Et si l'Olympien qui lance l'éclair
éprouvait seulement l'envie de la précipiter à bas de son
siège!... Il est de beaucoup le plus fort. Allons! va, cherche
à le toucher avec des mots apaisants; et aussitôt l'Olym-
pien nous redeviendra favorable. »
Il dit, et, sautant sur ses pieds, il met la coupe à deux
anses aux mains de sa mère, en disant :
« Subis l'épreuve, mère; résigne-toi, quoi qu'il t'en
coûte. Que je ne te voie pas de mes yeux, toi que j'aime,
recevoir des coups ! je ne pourrais lors t'être utile, en dépit
de mon déplaisir. Il est malaisé de lutter avec le dieu de
l'Olympe. Une fois déjà, j'ai voulu te défendre : il m'a pris
par le pied et lancé loin du seuil sacré. Tout le jour je
voguai; au coucher du soleil, je tombai à Lemnos : il ne
me restait plus qu'un souffle. Là, les Sintiens me
recueillirent, à peine arrivé au sol. »
Il dit et fait sourire Héré, la déesse aux bras blancs; et,
souriante, elle reçoit la coupe que lui offre son fils. Lui,
cependant, à tous les autres dieux, va sur sa droite versant
le doux nectar, qu'il puise dans le cratère. Et, brusque-
ment, un rire inextinguible jaillit parmi les Bienheureux, à
la vue d'Héphaestos s'affairant par la salle!
Ainsi donc, toute la journée et jusqu'au coucher du
soleil, ils demeurent au festin; et leur coeur n'a pas à se
plaindre du repas où tous ont leur part, ni de la cithare
superbe, que tiennent les mains d'Apollon, ni des Muses,
dont les belles voix résonnent en chants alternés.
Et, quand enfin est couché le brillant éclat du soleil,
désireux de dormir, chacun rentre chez soi, au logis que
52 Iliade, I, 608-611
lui a construit l'illustre Boiteux, Héphaestos aux savants
pensers. Et Zeus Olympien qui lance l'éclair prend le
chemin du lit où sa coutume est de dormir, à l'heure où
vient le doux sommeil. Il y monte et il y repose, ayant à
ses côtés Héré au trône d'or.
CHANT II

Dieux et hommes aux bons chars de guerre dorment


ainsi toute la nuit. Seul Zeus n'est pas la proie du doux
sommeil. En son coeur il médite : comment, pour honorer
Achille, détruira-t-il, près de leurs nefs, les Achéens par
milliers? A la fin, ce parti lui parait le meilleur en son
âme : à Agamemnon, fils d'Atrée, dépêcher le funeste
Songe. Il s'adresse donc à Songe et lui dit ces mots ailés :
« Pars, Songe funeste, et va-t'en aux fines nefs des
Achéens. Une fois dans la baraque d'Agamemnon, le fils
d'Atrée, dis tout exactement comme je te l'ordonne.
Enjoins-lui d'appeler aux armes les Achéens chevelus —
vite, en masse! L'heure est venue où il peut prendre la
vaste cité des Troyens. Les Immortels, habitants de
l'Olympe, n'ont plus sur ce point d'avis qui divergent.
Tous se sont laissé fléchir à la prière d'Héré. Les Troyens
désormais sont voués aux chagrins. »
Il dit, et Songe va, sitôt l'ordre entendu; promptement
il arrive aux fines nefs des Achéens. Il se dirige alors vers
Agamemnon, fils d'Atrée, et il le trouve endormi dans sa
baraque, le sommeil divin épandu sur lui. Il s'arrête donc
au-dessus de son front, sous l'aspect du fils de Nélée, de
ce Nestor qu'Agamemnon honore entre tous les vieillards.
C'est sous ses traits que le céleste Songe lors s'adresse à
Agamemnon :
Quoi! tu dors, fils d'Atrée, le brave dompteur de
cavales! Un héros ne doit pas dormir la nuit entière, alors
54 Iliade, II, 24-59
qu'il est de ceux qui ont voix au Conseil, que tant
d'hommes lui sont commis et tant de soins réservés. Voici
l'heure de me comprendre promptement. Je suis, sache-
le, messager de Zeus — Zeus qui, pour toi, de loin,
terriblement s'inquiète et s'apitoie. Il t'enjoint d'appeler
aux armes tous les Achéens chevelus — vite, en masse!
L'heure est venue où tu peux prendre la vaste cité des
Troyens. Les Immortels, habitants de l'Olympe, n'ont
plus sur ce point d'avis qui divergent. Tous se sont laissé
fléchir à la prière d'Héré. Les Troyens désormais sont
voués aux chagrins. Zeus le veut. Garde bien la chose en
ta tête, et que l'oubli n'ait pas prise sur toi, lorsque t'aura
quitté le suave sommeil.
Il dit, et s'en va, et le laisse là songer en son coeur à un
avenir qui jamais ne doit se réaliser. Il croit qu'il va ce
jour même prendre la cité de Priam : le pauvre sot! il ne
sait pas l'oeuvre que médite Zeus, ni ce qu'il entend
infliger encore et de peines et de sanglots aux Danaens
comme aux Troyens, au milieu des mêlées brutales. Il
s'éveille de son sommeil, mais la voix divine demeure
épandue tout autour de lui. Il se soulève, se met sur son
séant; il passe une tunique molle, belle et neuve, et revêt
un ample manteau. A ses pieds luisants il attache de belles
sandales; autour de ses épaules il jette son épée à clous
d'argent; enfin il prend le sceptre héréditaire, le sceptre
indestructible, et, sceptre en main, il s'en va vers les nefs
des Achéens à la cotte de bronze.
C'est le moment où la divine Aurore s'en vient vers le
haut Olympe pour annoncer le jour à Zeus ainsi qu'à tous
les Immortels. Agamemnon donne l'ordre aux hérauts à la
voix sonore de convoquer à l'assemblée les Achéens
chevelus. Et les hérauts, vite, de convoquer, et les autres
de s'assembler.
Mais, tout d'abord, Agamemnon invite le Conseil des
vieillards magnanimes à siéger à côté de la nef de Nestor,
le roi pylien. Il les réunit, combinant un subtil dessein.
« Amis, écoutez-moi. Le céleste Songe est venu à moi,
dans mon somme, à travers la nuit sainte, tout à fait pareil
au divin Nestor pour les traits, la taille, le port; et,
s'arrêtant au-dessus de mon front, il m'a parlé ainsi :
Iliade, II, 60-94 55
« Quoi! tu dors, fils d'Atrée, le brave dompteur de
cavales ! Un héros ne doit pas dormir la nuit entière, alors
qu'il est de ceux qui ont voix au Conseil, que tant
d'hommes lui sont commis et tant de soins réservés. Voici
l'heure de me comprendre promptement. Je suis, sache-
le, messager de Zeus — Zeus qui, pour toi, de loin,
terriblement s'inquiète et s'apitoie. Il t'enjoint d'appeler
aux armes les Achéens chevelus — vite, en masse!
L'heure est venue où tu peux prendre la vaste cité des
Troyens. Les Immortels, habitants de l'Olympe, n'ont
plus sur ce point d'avis qui divergent. Tous se sont laissé
fléchir à la prière d'Héré. Les Troyens désormais sont
voués aux chagrins. Zeus le veut. Garde bien la chose en
ta tête. » Il a dit; puis il a pris son vol et il a disparu,
tandis que le doux sommeil me quittait. Eh bien, allons!
voyons si l'on peut appeler aux armes les fils des Achéens.
Mais j'userai d'abord de mots pour les tâter, ainsi qu'il est
normal : je les inviterai à fuir sur leurs nefs bien garnies de
rames. Vous, chacun de votre côté, trouvez des mots qui
les retiennent. »
Cela dit, il s'assied. Alors Nestor se lève, Nestor, le
souverain de la Pylos des Sables. Sagement il prend la
parole et dit :
« Amis, guides et chefs des Argiens, si tout autre
Achéen nous eût conté ce songe, nous n'y verrions qu'un
piège, nous n'en aurions que plus de méfiance. Mais, en
fait, celui qui l'a vu se flatte aussi d'être le tout premier
parmi les Achéens. Eh bien, allons ! voyons si l'on peut
appeler aux armes les fils des Achéens. »
Cela dit, il quitte le premier le Conseil. Sur quoi les
autres se lèvent : tous les rois porteurs de sceptre obéissent
au pasteur d'hommes. Les hommes déjà accourent.
Comme on voit les abeilles, par troupes compactes, sortir
d'un antre creux, à flots toujours nouveaux, pour former
une grappe, qui bientôt voltige au-dessus des fleurs du
printemps, tandis que beaucoup d'autres s'en vont vole-
tant, les unes par-ci, les autres par-là; ainsi, des nefs et des
baraques, des troupes sans nombre viennent se ranger, par
groupes serrés, en avant du rivage bas, pour prendre part à
l'assemblée. Parmi elles, Rumeur, messagère de Zeus, est
56 Iliade, II, 94-130
là qui flambe et les pousse à marcher, jusqu'au moment
où tous se trouvent réunis. L'assemblée est houleuse; le
sol gémit sous les guerriers occupés à s'asseoir; le tumulte
règne. Neuf hérauts, en criant, tâchent à contenir la foule :
ne pourrait-elle arrêter sa clameur, pour écouter les rois
issus de Zeus! Ce n'est pas sans peine que les hommes
s'assoient et qu'enfin ils consentent à demeurer en place,
tous cris cessant. Alors se lève le roi Agamemnon. Il tient
le sceptre que jadis a ouvré le labeur d'Héphaestos. Celui-
ci l'a remis à sire Zeus, fils de Cronos. Zeus alors l'a remis
au Messager, tueur d'Argos. Sire Hermès l'a remis à
Pélops, piqueur de cavales. A son tour, Pélops l'a remis à
Atrée, le pasteur d'hommes. Atrée mourant l'a laissé à
Thyeste riche en troupeaux. Et Thyeste, à son tour, le
laisse aux mains d'Agamemnon, désigné pour régner sur
d'innombrables îles et l'Argolide entière. Agamemnon
s'appuie sur lui pour parler aux Argiens en ces termes :
« Héros danaens, serviteurs d'Arès, mes amis! Zeus, fils
de Cronos, m'a terriblement su prendre dans les rets d'un
lourd désastre. Le cruel! il m'avait promis, garanti
naguère que je ne m'en retournerais qu'une fois détruite
Ilion aux bonnes murailles; il m'avait, en fait, préparé un
vilain piège : le voilà qui m'invite à rentrer à Argos chargé
du déshonneur d'avoir fait périr tant d'hommes! Quoi!
c'est donc là le bon plaisir de Zeus, Zeus tout-puissant,
qui a déjà découronné tant de cités et en découronnera
plus d'une encore, car il a la force suprême! Quelle honte
à faire connaître aux générations à venir! Ainsi c'est pour
rien qu'une si nombreuse et si belle armée achéenne mène
guerre et bataille vaines contre un ennemi inférieur en
nombre, sans que l'issue s'en montre encore! Oui,
supposez que nous voulions, tous, Achéens comme
Troyens, après un pacte loyal, nous dénombrer égale-
ment; et, tout d'abord, rassembler les Troyens — ceux
qui ont ici un foyer — tandis que nous, les Achéens, nous
nous grouperions par dizaines, pour prendre ensuite, dans
chaque groupe, un Troyen comme échanson : eh bien!
l'on verrait alors plus d'une dizaine se trouver sans un
échanson; tant, je le répète, les fils des Achéens sont plus
nombreux que les Troyens qui résident dans cette cité!
Iliade, II, 130-167 57
Mais ceux-ci en revanche ont des alliés, bons lanceurs de
javelines, venus de tous les pays; et ce sont eux qui me
rejettent terriblement loin de mon but en entravant l'envie
que j'ai de détruire la bonne ville d'Ilion. Voici déjà
passées neuf années du grand Zeus; le bois de nos nefs est
pourri; leurs préceintes sont détendues; et, tandis que,
chez nous, femmes, jeunes enfants en nos manoirs
attendent, la tâche reste inachevée, pour laquelle juste-
ment nous sommes arrivés ici. Eh bien, allons! suivons
tous l'avis que je donne : fuyons avec nos nefs vers les
rives de la patrie. L'heure est passée : nous n'aurons pas la
vaste Troie. »
Il dit, et il émeut les coeurs dans les poitrines, chez tous
ceux de la foule, ceux qui n'ont pas assisté au Conseil. Et
l'assemblée est toute secouée, comme une mer aux hautes
lames, comme la mer Icarienne, quand Euros et Notos,
pour la mettre en branle, sortent en bondissant des nuées
de Zeus Père; ou, de même encore que Zéphyr s'en vient
secouer la haute moisson et sous son vol puissant fait
ployer les épis, de même est secouée toute l'assemblée. A
grands cris ils courent aux nefs; sous leurs pieds la
poussière soulevée monte. A l'envi, ils s'exhortent à
mettre la main aux nefs, à les tirer jusqu'à la mer divine.
Déjà, ils curent les fossés de halage. Leur clameur va
jusques au ciel, disant leur désir de retour. Et, de dessous
les nefs, ils tirent les accores.
Lors le retour des Argiens se fût achevé avant l'heure, si
Héré n'avait alors parlé ainsi à Athéné :
Eh quoi! fille de Zeus qui tient l'égide, Infatigable!
c'est donc ainsi que les Argiens s'en vont fuir vers leurs
foyers, vers les rives de leur patrie, sur le large dos de la
mer, laissant à Priam, aux Troyens, comme un signe de
leur triomphe, Hélène l'Argienne, pour qui tant
d'Achéens ont péri en Troade, loin des rives de leur
patrie ! Allons! l'heure presse, va vers l'armée des Achéens
à la cotte de bronze; par des mots apaisants retiens chaque
guerrier, et ne leur permets pas de tirer à la mer leurs nefs
à double courbure. »
Elle dit; Athéné, la déesse aux yeux pers, n'a garde de
dire non. D'un bond elle descend des cimes de l'Olympe.
58 Iliade, II, 168-201
Promptement elle atteint les fines nefs des Achéens. Elle
trouve là Ulysse, que sa pensée égale à Zeus. Il est
immobile; il n'a garde de toucher à sa nef noire aux bons
gaillards : le chagrin envahit son âme et son courage.
Athéné aux yeux pers s'approche et lui dit :
« Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, c'est donc
ainsi pour fuir vers vos foyers, vers les rives de la patrie,
que vous vous jetez sur vos nefs bien garnies de rames,
laissant à Priam, aux Troyens, comme un signe de leur
triomphe, Hélène l'Argienne, pour qui tant d'Achéens ont
péri en Troade, loin des rives de leur patrie! Allons !
l'heure presse, va vers l'armée des Achéens ; ne tarde
plus : par des mots apaisants retiens chaque guerrier, et ne
leur permets pas de tirer à la mer leurs nefs à double
courbure. »
Elle dit; dans la voix qui lui parle Ulysse reconnaît la
voix de la déesse. Il se met à courir et jette son manteau.
Son héraut en prend soin, Eurybate d'Ithaque, qui
marche sur ses pas. Il va, lui, au-devant d'Agamemnon, le
fils d'Atrée; de ses mains il reçoit le sceptre héréditaire, le
sceptre indestructible; puis, sceptre en main, il s'en va
vers les nefs des Achéens à la cotte de bronze.
Alors, quand il rencontre un roi ou un héros de marque,
il s'approche et, avec des mots apaisants, il cherche à le
retenir :
Pauvre fou! il n'est pas séant que je tâche à te faire
peur, ainsi qu'on ferait à un lâche ; mais, crois-moi,
assieds-toi et fais asseoir les autres. Tu ne sais pas encore
exactement la pensée de l'Atride. Pour l'instant, il les tâte ;
mais l'heure n'est pas loin où il les frappera, les fils des
Achéens. Nous n'étions pas tous au Conseil pour entendre
ce qu'il y a dit. Gare qu'il ne se fâche et n'aille malmener
les fils des Achéens ! La colère est terrible des rois issus de
Zeus. A tel roi, l'honneur vient de Zeus ; pour lui le
prudent Zeus est plein de complaisance. »
Qu'il voie en revanche un homme du peuple et qu'il le
surprenne à crier, il le frappe alors de son sceptre et il le
gourmande en ces termes :
« Grand fou! demeure en place et tiens-toi tranquille;
puis écoute l'avis des autres, de ceux qui valent mieux que
Iliade, II, 201-237 59
toi : tu n'es, toi, qu'un pleutre, un couard; tu ne comptes
pas plus au Conseil qu'au combat. Chacun ne va pas
devenir roi ici, parmi nous, les Achéens. Avoir trop de
chefs ne vaut rien : qu'un seul soit chef, qu'un seul soit roi
— celui à qui le fils de Cronos le Fourbe aura octroyé de
l'être. »
Ainsi il parle en chef et remet l'ordre au camp; et, de
nouveau, des nefs et des baraques, l'armée accourt à
l'assemblée. Le fracas en est tout pareil à celui des flots
d'une mer bruyante, qui mugit au long d'un rivage
immense, cependant que gronde le large.
Les autres donc s'assoient et consentent enfin à demeu-
rer en place. Thersite, seul, persiste à piailler sans mesure.
Son coeur connaît des mots malséants, à foison, et,
pour s'en prendre aux rois, à tort et à travers, tout lui
est bon, pourvu qu'il pense faire rire les Argiens. C'est
l'homme le plus laid qui soit venu sous Ilion. Bancroche
et boiteux d'un pied, il a de plus les épaules voûtées,
ramassées en dedans. Sur son crâne pointu s'étale un poil
rare. Il fait horreur surtout à Achille et Ulysse, qu'il
querelle sans répit. Cette fois, c'est le tour du divin
Agamemnon. Avec des cris aigus, il s'en va débitant
contre lui force injures. Il est vrai que les Achéens gardent
contre le roi, dans le fond de leur coeur, une rancune, un
dépit furieux. Mais lui, c'est à grands cris qu'il cherche
querelle à Agamemnon, disant :
Allons ! fils d'Atrée, de quoi te plains-tu? de quoi as-
tu besoin encore? Tes baraques sont pleines de bronze, tes
baraques regorgent de femmes, butin de choix, que nous,
les Achéens, nous t'accordons, à toi, avant tout autre,
chaque fois qu'une ville est prise. Ou, encore un coup, as-
tu besoin d'or? — d'un or venu d'Ilion, que t'apportera
un Troyen dompteur de cavales, pour racheter son fils,
pris et lié par moi ou quelque autre Achéen. — Ou bien
encore d'une jeune captive, pour goûter l'amour dans ses
bras et la garder pour toi seul, loin de tous? Non, il ne sied
pas à un chef de mener au malheur les fils des Achéens.
Ah! poltrons! lâches infâmes! Achéennes ! — je ne peux
plus dire Achéens — retournons donc chez nous avec nos
nefs, et laissons-le là, en Troade, à cuver ses privilèges. Il
60 Iliade, II, 237-274
verra si nous sommes, ou non, disposés à lui prêter aide —
lui qui vient encore de faire affront à Achille, un guerrier
bien meilleur que lui. Il lui a pris, il lui retient sa part
d'honneur; de son chef, il l'a dépouillé. Achille n'a
vraiment pas de rancune au coeur : il est longanime! Sans
quoi, fils d'Atrée, tu eusses ce jour-là lancé ton dernier
outrage. »
Ainsi parle Thersite. Il cherche querelle à Agamemnon,
pasteur d'hommes. Mais le divin Ulysse, vite, est près de
lui; sur lui il lève un oeil sombre, il le tance avec des mots
durs :
« Thersite, tu peux être un orateur sonore; mais tu
parles sans fin. Assez ! ne prétends pas tout seul prendre à
parti les rois. Je te dis ceci, moi, il n'y a pas pire lâche que
toi parmi tous ceux qui sont venus sous Ilion avec les fils
d'Atrée. Tu pourrais donc, quand tu discours, avoir moins
les rois à la bouche, et leur lancer moins d'outrages, et
moins t'occuper de notre retour. Nous savons mal encore
la façon dont iront les choses, si c'est triomphants ou
vaincus que s'en retourneront les fils des Achéens. Tu te
complais à insulter l'Atride, Agamemnon, le pasteur
d'hommes, parce qu'il reçoit quantité de présents de tous
les héros danaens; et tu discours, et tu persifles!... Eh
bien! je te le déclare, et c'est là ce qui sera : que je te
trouve encore à faire l'idiot, comme tu le fais, et je veux
que cette tête cesse de surmonter les épaules d'Ulysse, je
veux même cesser d'être appelé père de Télémaque, si je
ne te prends, ne t'enlève tes hardes, le manteau et la
tunique qui couvrent ta virilité, et ne te renvoie de
l'assemblée aux fines nefs, tout en larmes, honteusement
roué de coups. »
Il dit, et, de son sceptre, il le frappe au dos, aux épaules.
L'autre ploie l'échine, et de grosses larmes coulent de ses
yeux : une bosse sanguinolente a sailli sur son dos au choc
du sceptre d'or. Il s'assied, pris de peur, et, sous la
souffrance, le regard éperdu, il essuie ses larmes. Et,
malgré tout leur déplaisir, les autres à le voir ont un rire
content ; et chacun alors de dire en regardant son voisin :
« Ah! Ulysse nous a souvent rendu d'utiles services, en
ouvrant de bons avis, ou en menant le combat. Mais voilà
Iliade, II, 274-309 61
bien, cette fois, ce qu'il a jamais fait de mieux en présence
des Argiens : il a clos la bouche à cet insulteur, toujours à
déblatérer. Son noble coeur ne le poussera plus, je pense, à
prendre les rois à partie avec des mots injurieux. »
Ainsi dit la foule. Mais le preneur de villes, Ulysse,
alors se lève, tenant le sceptre en main. Près de lui, Athéné
aux yeux pers, sous les traits d'un héraut, invite le peuple
au silence, pour que les fils des Achéens, au premier
comme au dernier rang, puissent entendre ses paroles et
méditer ses avis. Sagement il prend la parole et dit :
« Fils d'Atrée, les Achéens en ce moment veulent faire
de toi, seigneur, le plus humilié des hommes, au regard de
tous les mortels. Ils se refusent à tenir la promesse qu'ils
t'ont faite, au moment même où ils quittaient pour cette
terre Argos, nourricière de cavales. Ils ne devaient y
revenir qu'une fois détruite Ilion aux bonnes murailles : et
les voilà à geindre maintenant entre eux, à la manière des
jeunes enfants ou des veuves, dans leur désir de s'en
retourner chez eux! Certes la tâche est assez dure pour
qu'à bout de peine on s'en aille. Déjà celui qui demeure
un seul mois loin de sa femme, avec sa nef à robuste
ossature, maugrée de se voir retenu par les bourrasques de
l'hiver et par la mer qu'elles soulèvent. Et, pour nous,
voici que s'achève la neuvième année où nous demeurons
ici. Je n'en puis donc vouloir aux Achéens, s'ils maugréent
à côté de leurs nefs recourbées. Et cependant il est
honteux, après si longue demeure, de s'en revenir les
mains vides. Ayez donc le courage, amis, de demeurer un
peu de temps encore, que nous sachions si Calchas est un
vrai prophète, ou non. Il est un fait dont nos coeurs se
souviennent et dont, tous, vous pouvez témoigner, vous
du moins que n'ont point enlevés les déesses du trépas.
C'était le lendemain ou le surlendemain du jour où à Aulis
s'étaient assemblées les nefs achéennes, pour porter le
malheur à Priam et aux Troyens. Tout autour d'une
source, auprès de saints autels, nous sacrifiions aux dieux
immortels des hécatombes sans défaut, au pied d'un beau
platane, où coulait une eau claire. Alors nous apparut un
terrible présage. Un serpent, au dos rutilant, effroyable,
appelé à la lumière par le dieu même de l'Olympe,
62 Iliade, II, 310-345
jaillissant de dessous un autel, s'élança vers le platane.
Une couvée était là, de tout petits passereaux juchés sur la
plus haute branche et blottis sous le feuillage — huit
petits; neuf, en comptant la mère dont ils étaient nés. Le
serpent les mangea tous, malgré leurs pauvres petits cris.
Autour de lui la mère voletait, se lamentant sur sa couvée :
il se love et soudain la saisit par l'aile, toute piaillante.
Mais, à peine eut-il mangé les petits passereaux et leur
mère avec eux, que le dieu qui l'avait fait paraître le
déroba à nos yeux : le fils de Cronos le Fourbe l'avait
soudain changé en pierre. Nous restions là, immobiles, à
admirer l'événement, comment de si terribles monstres
étaient venus troubler l'hécatombe des dieux. Mais
aussitôt Calchas, au nom du Ciel, disait : Pourquoi rester
sans voix, Achéens chevelus? Celui qui à nos yeux a fait
paraître ce terrible présage, c'est le prudent Zeus —
présage éloigné, à longue échéance, dont le renom jamais
ne périra. Tout de même que ce serpent a dévoré les petits
passereaux et leur mère avec eux — huit petits; neuf, en
comptant la mère dont ils étaient nés — de même nous
devons rester à guerroyer un nombre tout pareil d'années;
puis, la dixième, nous prendrons la vaste cité. » Voilà ce
qu'il disait, et aujourd'hui tout s'accomplit. Allons ! demeu-
rez tous, Achéens aux bonnes jambières, demeurez ici
jusqu'au jour où nous prendrons la vaste cité de Priam. »
Il dit; les Argiens poussent un grand cri, et les nefs, à
l'entour, terriblement résonnent de la clameur des
Achéens, qui applaudissent tous à l'avis du divin Ulysse.
Sur quoi, Nestor, le vieux meneur de chars, à son tour
leur dit :
« Ah! vous discourez là comme des enfants, de très
jeunes enfants, qui n'ont point à songer aux besognes de
guerre. Et que vont donc devenir, dites-moi, et les traités
et les serments? Au feu alors tous les desseins, tous les
projets des hommes, et le vin pur des libations, et les
mains qui se sont serrées, tout ce en quoi nous avions foi!
Nous voilà bataillant, à coups de mots, pour rien, et nous
ne savons pas trouver le moindre plan, depuis tout le
temps que nous sommes là. A toi donc, fils d'Atrée, de
montrer, comme avant, ton vouloir inflexible. Guide les
Iliade, II, 345-381 63
Argiens dans les mêlées brutales. Laisse ceux-là — un ou
deux au plus — se morfondre à leur gré, qui se mettent à
part des autres Achéens et forment des projets — dont
rien ne sortira — de partir pour Argos, avant de savoir si
une promesse de Zeus porte-égide est mensonge, ou non.
Je dis, moi, que le Cronide tout-puissant nous a donné
une assurance, le jour où les Argiens s'en allaient sur leurs
nefs rapides porter chez les Troyens le massacre et le
trépas : il a tonné sur la droite, nous donnant ainsi
favorable signe. Que chacun dès lors n'ait point tant de
hâte à rentrer chez lui. Qu'il attende d'avoir dormi avec la
femme d'un Troyen, et d'avoir ainsi vengé les sursauts de
révolte et les sanglots d'Hélène. Et, s'il en est un parmi
vous qui se sente si folle envie de s'en retourner au logis,
qu'il porte seulement la main sur sa nef noire aux bons
gaillards, et il arrivera, avant tous les autres, à la mort et
au terme de son destin. Allons! seigneur, sache être bien
inspiré, sache écouter aussi ceux qui le sont. L'avis que je
te donne n'est pas à rejeter. Groupe les hommes,
Agamemnon, par pays et par clan, pour que le clan serve
d'appui au clan, le pays au pays. Si tu agis ainsi et si les
Achéens te suivent, tu sauras qui, des chefs et des
hommes, est un brave ou un lâche, puisqu'ils iront par
groupes à la bataille; tu sauras enfin si ce sont les dieux
qui doivent t'empêcher d'enlever la ville, ou les hommes,
par lâcheté et ignorance de la guerre. *
Le roi Agamemnon lui réplique en ces termes :
« Une fois de plus, vieillard, tu l'emportes à l'assemblée
sur tous les fils des Achéens. Ah! Zeus Père! Athéné!
Apollon! si j'avais seulement dix conseillers pareils parmi
les Achéens! Elle ploierait vite le front, la ville de sire
Priam, prise et détruite par nos bras. Mais le fils de
Cronos, Zeus qui porte l'égide, ne m'a octroyé que
souffrances. Il me lance dans des disputes et dans des
querelles vaines. Achille et moi, pour une fille, nous avons
fait assaut de brutales répliques — n'ai-je pas été moi-
même le premier à m'emporter? Que seulement nous
arrivions un jour à n'avoir qu'une volonté, et la ruine de
Troie alors ne souffrira plus le moindre délai. Pour
l'instant, tous, allez à votre repas; après quoi, nous
64 Iliade, II, 381-417
engagerons la bataille. Et que chacun aiguise bien sa
javeline, apprête bien son bouclier, donne bien leur repas à
ses chevaux rapides, examine bien en tous sens son char,
en songeant au combat, afin que tout le jour nous prenions
pour arbitre le cruel Arès. Car, désormais, pas le moindre
répit, jusqu'à l'heure où la nuit, arrêtant leur élan, viendra
séparer les guerriers. Le baudrier suera autour de la
poitrine, sous le poids de l'écu qui couvre l'homme entier;
la main se lassera autour du javelot; le cheval suera à tirer
le char bien poli. Et celui que j'apercevrai disposé à traîner
à l'écart du combat, près des nefs recourbées, celui-là aura
peine à trouver le moyen d'échapper aux chiens, aux
oiseaux! »
Il dit : les Argiens poussent un grand cri — tel le flot
qui, quand le Noms le vient mettre en branle, crie en
heurtant une haute falaise, promontoire rocheux, que les
lames jamais ne laissent en repos, le vent soufflât-il aussi
bien d'ici que de là. Ils sont déjà debout, s'élancent et se
dispersent à travers les nefs; dans les baraques ils allument
les feux, ils prennent leur repas. Tous sacrifient aux dieux
toujours vivants, mais chacun à un dieu différent, lui
demandant d'échapper à la mort, à la mêlée d'Arès.
Agamemnon, protecteur de son peuple, s'adresse, lui, au
tout-puissant fils de Cronos : il lui immole un boeuf gras
de cinq ans. Il invite les Anciens, élite des Panachéens :
Nestor, le tout premier, et sire Idoménée; les deux Ajax
ensuite, et le fils de Tydée; et, en sixième,. Ulysse, que sa
pensée égale à Zeus. Ménélas au puissant cri de guerre
arrive sans qu'on l'appelle : son coeur sait que son frère a
de la besogne. Et, quand ils ont tous entouré le boeuf et
pris les grains d'orge, le roi Agamemnon, au milieu d'eux,
prend la parole et prie :
O Zeus très glorieux, très grand! Zeus à la nuée noire,
qui habites l'éther ! ne laisse pas le soleil se coucher et
l'ombre survenir, que je n'aie d'abord jeté bas, la face en
avant, le palais de Priam, noirci par la flamme, et livré ses
portes au feu dévorant ; que je n'aie aussi, au moyen du
bronze, déchiré, mis en pièces autour de sa poitrine, la
cotte d'Hector, et vu, à ses côtés, ses compagnons, en
Iliade, II, 417-453 65
foule, tomber le front dans la poussière, prenant la terre
entre leurs dents! »
Il dit; mais le fils de Cronos ne se dispose pas à
accomplir ses voeux : tout en agréant ses offrandes, il
ajoute à sa peine amère. La prière achevée, les orges
répandues on relève les mufles, on égorge, on dépèce; on
découpe les cuisses, des deux côtés on les couvre de
graisse; on dispose au-dessus des morceaux de chair crue;
après quoi, on les brûle sur des bûches bien sèches. On
met la fressure à la broche; on la tient au-dessus du feu.
Puis les cuisseaux brûlés, on mange la fressure. Le reste,
on le débite en menus morceaux; on enfile ensuite ceux-ci
sur des broches, on les rôtit avec grand soin; on les tire
enfin tous du feu. L'ouvrage terminé, le banquet apprêté,
on festoie, et les coeurs n'ont pas à se plaindre du repas où
tous ont leur part. Quand on a satisfait la soif et l'appétit,
le vieux meneur de chars, Nestor, prend la parole le
premier :
« Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, ne demeurons pas ici à parler. Ne renvoyons pas
plus longtemps la tâche que le Ciel nous met en main.
Allons! que les hérauts fassent leur office et aillent par les
nefs assembler le peuple des Achéens à la cotte de bronze.
Et nous, tous ensemble, ainsi que nous sommes, allons par
la vaste armée achéenne : il s'agit d'éveiller au plus tôt
l'ardent Arès. »
Il dit; Agamemnon, protecteur de son peuple, n'a garde
de dire non. Sans retard il donne l'ordre aux hérauts à la
voix sonore de convoquer à la bataille les Achéens
chevelus. Et les hérauts vite de convoquer et les autres de
s'assembler. Les rois issus de Zeus, autour de l'Atride,
s'évertuent les ranger. Athéné aux yeux pers s'y emploie
avec eux. Elle a l'égide vénérée, l'égide que ne touchent ni
l'âge ni la mort, et dont les cent franges voltigent au vent,
les franges tressées, tout en or, dont chacune vaut cent
boeufs. L'égide en main, partout présente, elle va à travers
l'armée des Achéens, les poussant tous de l'avant; et, au
coeur de chacun, elle fait se lever la force nécessaire pour
batailler et guerroyer sans trêve; et à tous aussitôt la
66 Iliade, II, 453-490
bataille devient plus douce que le retour sur les nefs
creuses vers les rives de la patrie.
Quand le feu destructeur à la cime d'un mont embrase
une immense forêt, sa clarté brille au loin. De même,
quand ils marchent, l'éclat resplendissant du bronze
innombrable, traversant l'éther, monte jusqu'aux cieux.
Comme on voit, par troupes nombreuses, des oiseaux
ailés, oies ou grues ou cygnes au long cou, dans la prairie
asiate, sur les deux rives du Caÿstre, voler en tout sens,
battant fièrement des ailes, et, les uns devant les autres, se
poser avec des cris, dont toute la prairie bruit ; ainsi, des
nefs et des baraques, des troupes sans nombre se
répandent dans la plaine du Scamandre ; le sol terrible-
ment résonne sous les pas et des guerriers et des chevaux.
Elles font halte dans la prairie fleurie qu'arrose le
Scamandre, innombrables comme feuilles et fleurs au
printemps.
Aussi nombreux que les mouches en troupes com-
pactes, voletant à travers une étable à brebis, dans les jours
du printemps, quand le lait remplit les vases, les Achéens
chevelus s'installent, face aux Troyens, dans la plaine,
avides de les détruire.
De même que des chevriers menant d'amples trou-
peaux de chèvres n'ont nulle peine à reformer chacun le
sien, lorsqu'ils se sont mêlés en pâturant, de même les
chefs rangent leurs hommes, les uns ici, les autres là, pour
marcher à la mêlée. Le roi Agamemnon s'y emploie avec
eux. Pour les yeux et le front, il est pareil à Zeus Tonnant,
pour la ceinture à Arès, pour la poitrine à Poseidon. Tel le
taureau qui prime au milieu du troupeau entre les autres
bêtes et se détache nettement des vaches autour de lui
groupées, tel Zeus a fait l'Atride en ce jour-là, se
détachant et primant entre des milliers de héros.
Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de
l'Olympe — car vous êtes, vous, des déesses : partout pré-
sentes, vous savez tout; nous n'entendons qu'un bruit,
nous, et ne savons rien — dites-moi quels étaient les guides,
les chefs des Danaens. La foule, je n'en puis parler, je n'y
puis mettre des noms, eussé-je dix langues, eussé-je dix
bouches, une voix que rien ne brise, un coeur de bronze en
Iliade, II, 490-530 67
ma poitrine, à moins que les filles de Zeus qui tient
l'égide, les Muses de l'Olympe, ne me nomment alors
elles-mêmes ceux qui étaient venus sous Ilion. Je dirai en
revanche les commandants des nefs et le total des nefs.
Les Béotiens ont à leur tête Pénéléôs et Léite, —
Arcésilas, Prothoénôr et Clonios. Ce sont les gens d'Hyrie
et d'Aulis la rocheuse, — de Schène, de Scôle, de la
montueuse Etéone, — de Thespie, de Grée, de la vaste
Mycalesse, — les gens du pays d'Harme, d'Ilésie et
d'Erythres ; — ceux d'Éléon, aussi, d'Hylé, de Pétéon, —
d'Ocalée et de Médéon, la belle cité, — de Copes,
d'Eutrésis, de Thisbé riche en colombes; — et ceux de
Coronée, de l'herbeuse Haliarte; — ceux de Platée encore,
et les gens de Glisas; — ceux d'Hypothèbe, aussi, la belle
cité, — et de la sainte Oncheste, magnifique pourpris voué
à Poseidon; — ceux d'Arné riche en grappes ; ceux de
Midée enfin, — de Nise la divine et d'Anthédon, tout au
bout du pays. Ils sont arrivés sur cinquante nefs, et,
montés à bord de chacune, sont cent vingt jeunes
Béotiens.
Les habitants d'Asplédon, comme ceux d'Orchomène la
Minyenne, ont à leur tête Ascalaphe et Ialmène, fils
d'Arès. Astyoché les a, au palais d'Actor l'Azéide, enfantés
à Arès le Fort. La noble vierge était montée à l'étage, et
Arès vint, furtif, s'étendre à ses côtés. Ceux-là mettent
trente nefs creuses en ligne.
Les Phocidiens ont à leur tête Schédios et Épistrophe,
tous deux fils d'Iphite, le Naubolide magnanime. Ce sont
les gens de Cyparisse, et ceux de Pythô la rocheuse, — de
Grisa la divine, de Daulis et de Panopée ; — ceux aussi du
pays d'Anémorée et d'Hyampolis; — et les riverains du
divin Céphise; — et les gens de Lilée au bord des mêmes
eaux. Leurs chefs ont sous leurs ordres quarante nefs
noires. Ils s'occupent à ranger les Phocidiens et se forment
à côté des Béotiens, sur leur gauche.
Les Locriens obéissent au fils d'Oïlée, Ajax le Rapide. Il
n'a pas la taille du fils de Télamon; il est moins grand que
lui, beaucoup moins grand même. Mais, en dépit de sa
petite taille et de sa cuirasse de lin, pour lancer la javeline,
il n'a pas de rival parmi les Panhellènes ou les Achéens.
68 Iliade, II, 531-571
Ce sont les gens de Cyne, et d'Oponte, et de Calliare, —
ceux de Besse, de Scarphe et de l'aimable Augées, de
Tarphe et de Thronie sur le Boagrios. Il a sous ses ordres
quarante nefs noires, envoi des Locriens, dont le pays fait
face à la sainte Eubée.
Puis viennent ceux d'Eubée, les Abantes, respirant la
fureur : gens de Chalcis et d'Érétrie et d'Hestiée riche en
grappes, — de Cérinthe au bord des flots, de la haute cité
de Dion; — gens de Caryste aussi, et habitants de Styres.
Ceux-là obéissent à Éléphénor, rejeton d'Arès, fils de
Chalcodon capitaine des Abantes magnanimes. Il a sous
ses ordres les Abantes impétueux, à cheveux longs sur la
nuque, guerriers ardents à rompre sous le jet de leur
javeline les cuirasses dont s'entourent les poitrines de leurs
ennemis. Il a sous ses ordres quarante nefs noires.
Ensuite ceux d'Athènes, la belle cité, peuple d'Érech-
thée au grand coeur, Érechthée, enfant de la glèbe féconde,
qu'Athéné, fille de Zeus, jadis éleva, puis installa à
Athènes dans son riche sanctuaire. Aussi les fils des
Athéniens lui offrent-ils là taureaux et agneaux à chaque
retour de l'année. Ceux-là obéissent au fils de Pétéôs,
Ménesthée, qui n'a point encore trouvé son égal parmi les
mortels d'ici-bas pour ranger les chars et les hommes
d'armes. Nestor, seul, peut lutter avec lui, parce qu'il est
son aîné. Il a sous ses ordres cinquante nefs noires.
De Salamine, Ajax amène douze nefs ; il les a conduites
et postées où sont postés déjà les bataillons d'Athènes.
Puis ceux d'Argos et de Tirynthe aux bons remparts, —
d'Hermione et d'Asiné, chacune sise aux bords de sa rade
profonde, — de Trézène, d'Eiones, d'Épidaure aux bons
vignobles, — et les enfants des Achéens qui tiennent
Égine et Masès. Ceux-là obéissent à Diomède au puissant
cri de guerre, ainsi qu'à Sthénélos, le fils du fameux
Capanée. En troisième, avec eux, marche aussi Euryale,
mortel égal aux dieux, fils de sire Mécistée, lui-même né
de Talaos. Mais le chef suprême est Diomède au puissant
cri de guerre. Il a sous ses ordres quatre-vingts nefs
noires.
Puis ceux de Mycènes, la belle cité, — de la riche
Corinthe, de la belle Cléones ; — les gens d'Ornées,
Iliade, II, 571-609 69
d'Aréthyrée l'aimable, — de Sicyone, aussi, où, d'abord,
Adraste fut roi; — ceux d'Hypérésie, de la haute
Gonesse; — ceux de Pellène encore, et les gens d'Égion ;
— et ceux de tout le pays d'Égiale, et des alentours de la
vaste Hélice. Leurs cent nefs ont pour chef le roi
Agamemnon, fils d'Atrée. Il a sous ses ordres les guerriers
de beaucoup les plus nombreux et les plus braves. Lui-
même a revêtu le bronze éblouissant. Il éclate d'orgueil et
se fait remarquer, entre tous les héros, à la fois comme le
plus brave et comme le meneur du plus grand nombre
d'hommes.
Puis les gens de Lacédémone et de ses profondes vallées
— ceux de Maris, de Sparte, de Messé riche en colombes;
— les gens de Brysées, de l'aimable Augées; — ceux
d'Amycles, et d'Hélos, cité au bord des flots; — les gens
de la région de Laas et d'Œtyle. Ils ont pour chef de leurs
soixante nefs le frère d'Agamemnon, Ménélas au puissant
cri de guerre, et se forment à part. Ménélas marche avec
eux, s'assurant en son ardeur et les poussant au combat.
Plus que tout autre, au fond du coeur, il désire venger les
sursauts de révolte et les sanglots d'Hélène.
Puis les gens de Pylos et de l'aimable Arène, — de
Thrye, où l'on passe l'Alphée, de la ville d'Epy ; — et ceux
qui habitent Cyparesséis et Amphigénée, — Ptéléos,
Hélos, Dorion, où les Muses jadis vinrent mettre fin au
chant de Thamyris le Thrace. Il arrivait d'Œchalie, de
chez Euryte d'Œchalie, et, vantard, il se faisait fort de
vaincre dans leurs chants les Muses elles-mêmes, filles de
Zeus qui tient l'égide. Courroucées, elles firent de lui un
infirme; elles lui ravirent l'art du chant divin, elles lui
firent oublier la cithare. Ceux-là obéissent au vieux
meneur de chars, Nestor. Il met, lui, en ligne quatre-
vingt-dix nefs creuses.
Puis les gens d'Arcadie, au pied du haut Cyllène, près
du tombeau d'Epyte, pays des hommes experts au corps
à corps. Ce sont ceux de Phénée, d'Orchomène riche en
brebis, — de Rhipé et de Stratié, d'Énispé battue des
vents; — ceux de Tégée et de l'aimable Mantinée; —
ceux de Stymphale et ceux de Parrhasie. Ils ont pour chef
de leurs soixante nefs un roi, fils d'Ancée, Agapénor, et,
70 Iliade, II, 610-648
montés nombreux à bord de chacune, sont des gens
d'Arcadie instruits à la bataille. C'est le protecteur de son
peuple, Agamemnon, fils d'Atrée, qui leur a lui-même fait
don de ces nefs aux bons gaillards, pour traverser la mer
aux teintes lie-de-vin; car, pour eux, des besognes
marines, ils n'avaient cure jusque-là.
Puis les gens de Bouprasion, et ceux de l'Élide divine,
— de la région que limitent Hyrminé et Myrsine, tout au
bout du pays, — la roche Olénienne ainsi qu'Alésie. Ils
ont, eux, quatre chefs; chacun sous ses ordres a dix fines
nefs, comptant de nombreux Epéens à bord. Ceux-là pour
capitaines ont Amphimaque et Thalpios, fils, l'un de
Ctéate, et l'autre d'Euryte, et tous deux petits-fils d'Actor.
Les autres ont à leur tête Diôrès le Fort, fils d'Amaryncée,
et, pour le dernier quart, Polyxène, pareil aux dieux, fils
de sire Agasthène, l'Augéiade.
Puis ceux de Doulichion et ceux de ces îles saintes des
Échines, qui font face à l'Élide au-delà de la mer. Ceux-là
obéissent à Mégès, émule d'Arès, le Phyléide né du bon
meneur de chars, Phylée, aimé de Zeus, émigré jadis à
Doulichion par courroux contre son père. Il a sous ses
ordres quarante nefs noires.
Ulysse, lui, conduit les Céphallènes magnanimes, —
ceux d'Ithaque, du Nérite au mouvant feuillage, — les
gens de Crocylée, ceux de l'âpre Egilips, — ceux de Zante
et Samos, — ceux du continent aussi et des rives qui sont
en face de ces îles. Ceux-là pour chef ont Ulysse, que sa
pensée égale à Zeus. Il a sous ses ordres douze nefs aux
joues vermillonnées.
Les Etoliens obéissent à Thoas, le fils d'Andrémon. Ce
sont ceux de Pleuron, d'Olène, de Pyléné, — de Chalcis
sur la mer et de Calydon la rocheuse. Les fils du
magnanime (OEnée ne sont plus, ni OEnée lui-même, et le
blond Méléagre est mort. C'est à Thoas seul qu'a été
remis le pouvoir suprême sur les Étoliens. Il a sous ses
ordres quarante nefs noires.
Les Crétois ont pour chef Idoménée, l'illustre guerrier.
Ce sont les gens de Cnosse, de Gortyne aux beaux
remparts, — de Lycte, de Milet, de la blanche Lycaste, —
des bonnes villes de Pheste et de Rhytie, — et bien
Iliade, II, 649-689 71
d'autres encore de la Crète aux cent villes. Ceux-là
obéissent à Idoménée, l'illustre guerrier, et à Mérion, qui
s'égale à Enyale meurtrier. Ils ont sous leurs ordres
quatre-vingts nefs noires.
Tlépolème, le noble et grand Héraclide, amène de
Rhodes neuf nefs de Rhodiens altiers. Ce sont les gens de
Rhodes, ordonnés en trois groupes : de Lindos, d'Iélyse,
de la blanche Camire. Ceux-là obéissent à Tlépolème,
l'illustre guerrier, qu'Astyochée a mis au monde pour le
puissant Héraclès. Héraclès l'avait ramenée des bords du
Selléis, d'Éphyre, après avoir détruit plus d'une autre cité
de jeunes hommes issus des dieux. Mais Tlépolème, en
son manoir solide, n'était pas plus tôt devenu un homme
qu'il tuait l'oncle de son père, Licymnios, le rejeton
d'Arès, déjà vieillissant. Bien vite alors il construisait des
nefs, puis, rassemblant un fort parti, prenait le large et
s'exilait, sous les menaces des fils et petits-fils du puissant
Héraclès. Sa course errante ainsi le mène à Rhodes, à
travers bien des peines. Ils s'y installent, formés en trois
tribus. Ils y gagnent l'amour de Zeus, qui règne sur les
dieux autant que sur les hommes ; et le fils de Cronos a
épandu sur eux une merveilleuse opulence.
Nirée aussi amène de Symé trois bonnes nefs, Nirée,
fils d'Aglaié et de sire Charops, Nirée, le plus beau de tous
les Danaens venus sous Ilion, après le Péléide sans
reproche. Mais il n'a pas grande puissance : il a trop peu
de monde sous ses ordres.
Puis viennent ceux de Nisyre, de Crapathe et de Case;
— ceux de Cos, ville d'Eurypyle, et des îles Calydnes.
Ceux-là ont pour capitaines Phidippe et Antiphe, fils tous
deux de sire Thessalos, l'Héraclide. Ils mettent, eux,
trente nefs creuses en ligne.
Voici encore les gens de l'Argos Pélasgique, — ceux
d'Ale, d'Alopé, de Tréchis, — ceux de la Phthie aussi et
de l'Hellade aux belles femmes. On leur donne les noms
de Myrmidons, Hellènes, Achéens. Achille commande à
leurs cinquante nefs. Mais ils ne songent plus au combat
douloureux. Ils n'ont plus personne pour marcher devant
leurs lignes. Le divin Achille aux pieds infatigables
demeure au repos au milieu de ses nefs, tout à sa colère
72 Iliade, II, 689-726
pour Briséis, la fille aux beaux cheveux qu'il s'était
réservée au retour de Lyrnesse, après avoir longtemps
peiné pour détruire et Lyrnesse et les murs de Thèbe,
pour abattre Mynès et Epistrophe, guerriers aux bonnes
lances, fils de sire Évène, le Sélépiade. Pour elle il s'afflige
et demeure au repos. Mais l'heure est proche où il se
lèvera.
Puis ceux de Phylaque, de Pyrase fleurie, pourpris de
Déméter, d'Itôn, mère des brebis, d'Antrôn au bord des
flots, de Ptéléon sur son lit d'herbe. Ceux-là obéissaient au
belliqueux Protésilas, quand il vivait encore; mais la terre
noire désormais le tient. Il ne reste plus de lui à Phylaque
qu'une épouse aux joues déchirées et un palais inachevé :
un Dardanien l'a tué, alors qu'il sautait de sa nef, le tout
premier des Achéens. Ils ne sont pas néanmoins sans chef,
quelque regret qu'ils aient de celui-là. L'homme qui les a
rangés en bataille, c'est Podarcès, le rejeton d'Arès, fils
d'Iphicle, le Phylacide riche en brebis. Il est le propre
frère de Protésilas magnanime, son frère cadet : Protésilas,
le héros belliqueux, était son aîné comme son modèle.
Mais ses hommes ne manquent pas pour cela d'un chef,
quelque regret qu'ils gardent du héros. Il a sous ses ordres
quarante nefs noires.
Puis ceux de Phères, près du lac Boebéis, — de Boebé,
de Glaphyres, de la belle ville d'Iolque. Ceux-là ont pour
chef de leurs onze nefs le fils chéri d'Admète, Eumèle,
que jadis a conçu, dans les bras d'Admète, Alceste, divine
entre toutes les femmes, la première pour la beauté des
filles nées de Pélias.
Puis les gens de Méthone et de Thaumacie, — et ceux
de Mélibée et de l'âpre Olizôn. Ceux-là, pour chef de leurs
sept nefs, ont Philoctète expert à l'arc; et, montés à bord
de chacune, sont cinquante rameurs, également experts
aux durs combats de l'arc. Cependant Philoctète est
couché dans son île en proie à de dures souffrances. Il est
à Lemnos la divine, où l'ont abandonné les fils des
Achéens; il y souffre de la plaie cruelle qu'il doit à une
hydre maudite. Il est là, couché, dans l'affliction. Mais
l'heure est proche, où les Argiens, près de leurs nefs vont
se ressouvenir de sire Philoctète. Ils ne demeurent pas
Iliade, II, 726-763 73
néanmoins sans chef, quelque regret qu'ils aient de celui-
là. L'homme qui les a rangés en bataille, c'est Médon, le
bâtard d'Oïlée, que Rhéné a conçu dans les bras d'Oïlée, le
bon preneur de villes.
Puis les gens de Trikké, ceux d'Ithome l'escarpée, —
ceux d'Œchalie, cité d'Euryte d'Œchalie. Ils ont à leur tête
deux fils d'Asclépios, les deux bons guérisseurs, Podalire
et Machaon. Ils mettent, eux, trente nefs creuses en ligne.
Puis ceux d'Orménion, de la source Hypérée, — ceux
d'Astérion aussi, du Titane aux blancs sommets. Ils ont à
leur tête Eurypyle, le brillant fils d'Evémon. Il a sous ses
ordres quarante nefs noires.
Puis ceux d'Argisse et de Gyrtone, — ceux d'Orthé,
d'Elône, et d'Oloossôn, la blanche cité. Ceux-là ont pour
chef un guerrier valeureux, Polypoetès, fils de Pirithoos,
dont le père est Zeus Immortel. L'illustre Hippodamie l'a
conçu dans les bras de Pirithoos, le jour où il venait de
tirer vengeance des Monstres velus, de les chasser du
Pélion, de les pousser vers les Ethices. Il n'est pas seul :
un autre l'accompagne, Léontée, rejeton d'Arès, né du fils
de Cénée, le bouillant Corône. Ils ont sous leurs ordres
quarante nefs noires.
Puis Gounée, qui amène vingt-deux nefs de Cyphe. Il a
sous ses ordres, avec les Eniènes, les Perrhèbes, guerriers
valeureux, établis au pays inclément de Dodone; — et
ceux qui cultivent les terres situées au bord du Titarésios
charmant, dont l'onde claire va se jeter dans le Pénée, sans
pour cela se mélanger à ses tourbillons d'argent, mais en
coulant à sa surface, tel un flot d'huile; c'est qu'il est une
branche du Styx, fleuve terrible du serment.
Puis les Magnètes, que commande Prothoos, fils de
Tenthrédon. Ce sont ceux qui habitent aux rives du
Pénée, ou sur le Pélion au feuillage mouvant. Ceux-là
obéissent à l'impétueux Prothoos. Il a sous ses ordres
quarante nefs noires.
Tels sont les guides et chefs des Danaens. Et mainte-
nant, dites-moi, Muses, quels sont les meilleurs — entre
tous les hommes et tous les coursiers — de ceux qui
suivent les Atrides.
Les coursiers les meilleurs, de beaucoup, ce sont ceux
74 Iliade, II, 763-798
du fils de Phérès, ceux que conduit Eumèle. Ils sont vites
comme des oiseaux. Ils ont même robe, même âge; leurs
deux dos sont strictement de niveau. Apollon à l'arc
d'argent les a élevés lui-même en Piérie. Ce sont deux
juments. Elles portent partout la déroute guerrière. — Des
hommes, en revanche, le meilleur, de beaucoup, est Ajax,
fils de Télamon, aussi longtemps que dure la colère
d'Achille : Achille est en effet bien au-dessus de lui. Et il
en est de même des coursiers qui emportent le fils de
Pélée sans reproche. Mais Achille reste en repos au milieu
de ses nefs marines, de ses bonnes nefs recourbées. Il en
veut à l'Atride, à Agamemnon, pasteur d'hommes, et il
boude. Et ses gens, sur la grève, s'amusent à lancer
disques et javelots, ou à tirer de l'arc. Leurs chevaux sont
là, chacun près de son char, à paître le lotus ou l'ache des
marais, tandis que les chars solidement ajustés de leurs
maîtres sont par terre dans les baraques. Et ces maîtres,
eux, dans leur regret du chef chéri d'Arès, au lieu d'être
au combat vont et viennent à travers le camp.
Ils vont, et l'on dirait que toute la terre est la proie du
feu. Le sol sourdement gémit, comme jadis, sous le
courroux de Zeus Tonnant, alors que celui-ci allait
cinglant la terre tout autour de Typhée, dans ce pays des
Arimes, où l'on dit que gîte Typhée. Ainsi, sous leurs pas,
le sol gémit terriblement, cependant qu'ils avancent et
qu'à grand-hâte ils dévorent la plaine.
Un messager vient alors aux Troyens : c'est la rapide
Iris, aux pieds vites comme les vents. Zeus qui tient
l'égide l'a chargée d'un triste message. Les Troyens
tiennent séance devant les portes de Priam, tous réunis en
assemblée, jeunes et vieux également. Iris aux pieds
rapides s'approche pour leur parler. Elle s'est donné la
voix de Politès, fils de Priam, qui s'est posté, en éclaireur
des Troyens, confiant en ses pieds agiles, au sommet de la
tombe du vieil Esyète; il épie de là le moment où, quittant
leurs nefs, les Achéens passeront à l'attaque. C'est sous ses
traits qu'Iris aux pieds rapides s'adresse à Priam et dit :
Ah! vieillard, tu n'as donc plaisir qu'aux propos sans
fin? Tu te crois au temps de la paix, quand s'est levée déjà
une lutte acharnée! Certes j'ai souvent pris part à des
Iliade, II, 798-833 75
batailles entre guerriers. Mais jamais encore je n'ai vu
d'armée si forte et si belle. On dirait vraiment des feuilles
ou des grains de sable, à les voir ainsi à travers la plaine
marcher au combat contre notre ville. Hector, c'est à toi
surtout que je m'adresse : fais comme je te le dis. Les
alliés sont nombreux dans la grand-ville de Priam.
Chacune a sa langue à soi parmi les multiples races
humaines. Que chaque héros donne donc ses ordres aux
hommes à qui il commande, puis, après les avoir rangés,
se mette à la tête des siens. »
Elle dit, et Hector ne s'y méprend pas : l'avis vient
d'une déesse. Sans retard il rompt l'assemblée. Aussitôt
on court aux armes. Toutes les portes s'ouvrent ; l'armée
s'élance au-dehors, les gens de pied comme les chars. Un
tumulte immense s'élève.
Il est devant la ville une haute butte, à l'écart, dans la
plaine, accessible sur tout son pourtour. Les hommes lui
donnent le nom de Batiée; pour les Immortels, c'est la
« Tombe de la bondissante Myrhine ». C'est là que
s'organisent les Troyens et leurs alliés.
En tête des Troyens marche le grand Hector au casque
étincelant, le fils de Priam. On voit, à ses côtés, se former
pour la bataille les guerriers de beaucoup les plus
nombreux et les plus braves, ardents à jouer de la javeline.
Les Dardaniens, eux, ont à leur tête le noble fils
d'Anchise, Enée, conçu aux bras d'Anchise par la divine
Aphrodite, déesse unie à un mortel, dans les gorges de
l'Ida. Il n'est pas seul. On voit, à ses côtés, les deux fils
d'Anténor, Archéloque, Acamas, experts à tous les com-
bats.
Puis viennent ceux qui habitent Zélée, tout au pied de
l'Ida, Troyens opulents qui boivent les eaux noires de
l'Esèpe. Ceux-là ont à leur tête le glorieux fils de Lycaon,
Pandare, dont l'arc est un don d'Apollon lui-même.
Puis les gens d'Adrastée et du pays d'Apèse, — et ceux
de Pitye, et ceux de Téréié, la haute montagne. Ceux-là
ont à leur tête Adraste et Amphios, combattants à cuirasse
de lin, les deux fils de Mérops, de Percote. Mérops, mieux
que personne, connaissait l'art divinatoire; il ne voulait
pas voir ses fils partir pour la bataille meurtrière. Mais ils
76 Iliade, II, 833-865
ne l'écoutaient pas : les déesses du noir trépas les
conduisaient tous les deux.
Puis ceux de la région de Percote et Practie — ceux de
Seste et d'Abydos, ceux de la divine Arisbé. Ceux-là ont à
leur tête Asios, l'Hyrtacide, commandeur de guerriers,
Asios l'Hyrtacide, que de puissants coursiers à la robe de
feu amènent d'Arisbé, des bords du Selléis.
Hippothoos, lui, conduit les tribus des Pélasges aux
bonnes lances, des Pélasges habitants de la plantureuse
Larisse. Ceux-là ont à leur tête Hippothoos et Pylée,
rejeton d'Arès, fils tous deux du Pélasge Lèthe, fils de
Teutame.
Les Thraces sont conduits par Acamas et le héros
Piroos, les Thraces que borne l'Hellespont aux flots
puissants.
Euphème commande aux Cicônes belliqueux, Euphème
fils de Trézène, le Céade issu des dieux.
Pyræchmès conduit les Péoniens à l'arc recourbé. Ils
viennent de la lointaine Amydon, sur les rives de l'Axios
au large cours, l'Axios, qui sur la terre répand la plus belle
des ondes.
Les Paphlagoniens obéissent à Pylémène au coeur viril.
Ils viennent de chez les Enètes, du pays des mules
sauvages. Ce sont les gens de Cytôre et ceux du pays de
Sésame, et ceux qui ont leurs illustres demeures sur les
bords du Parthénios, et ceux de Crômne et d'Egiale et de
la haute Erythines.
Les Alizones ont à leur tête Odios et Epistrophe. Ils
arrivent de la lointaine Alybé, du pays où naît l'argent.
Les Mysiens, eux, ont à leur tête Chromis et Ennome,
interprète de présages. Mais les présages n'auront pas su le
préserver du noir trépas. Il succombera sous les coups de
l'Eacide aux pieds rapides, près du fleuve où Achille
abattra bien d'autres Troyens.
Phorcys conduit les Phrygiens, avec Ascagne pareil aux
dieux. Ils viennent de la lointaine Ascanie, et ils brûlent de
se battre dans la mêlée.
Les Méoniens, pour capitaines, ont Mesthlès et
Antiphe, les fils de Talémène, qu'a enfantés la déesse du
Iliade, II, 865-877 77
lac Gygée. Ils conduisent les Méoniens, qui sont nés au
pied du Tmôle.
Nastès marche à la tête de ses Cariens au parler barbare.
Ce sont ceux de Milet, et du mont Phthires au feuillage
infini, — ceux du fleuve Méandre et du Mycale aux
hautes cimes. Ceux-là ont pour capitaines Amphimaque et
Nastès, Nastès et Amphimaque, les brillants fils de
Nomion, dont le second marche au combat couvert d'or,
comme une fille. Le pauvre sot! l'or n'écartera pas de lui
le cruel trépas : il tombera près du fleuve sous les coups de
l'Eacide aux pieds rapides, et c'est le belliqueux Achille
qui rapportera tout cet or.
Sarpédon, lui, commande aux Lyciens, ainsi que
Glaucos sans reproche. Ils viennent de loin, de la Lycie et
des bords de son Xanthe tourbillonnant.
CHANT III

Les armées une fois rangées, chaque troupe autour de


son chef, voici les Troyens qui avancent, avec des cris, des
appels pareils à ceux des oiseaux. On croirait entendre le
cri qui s'élève devant le ciel, lorsque les grues, fuyant
l'hiver et ses averses de déluge, à grands cris prennent leur
vol vers le cours de l'Océan. Elles vont porter aux
Pygmées le massacre et le trépas, et leur offrir, à l'aube,
un combat sans merci. Les Achéens avancent, eux, en
silence, respirant la fureur et brûlant en leur âme de se
prêter mutuel appui.
Sur les cimes d'un mont, le Notos souvent répand un
brouillard, odieux aux bergers, au voleur en revanche plus
favorable que la nuit, et qui ne permet pas de voir plus
loin que le jet d'une pierre. Tout pareil est le flot
poudreux qui s'élève, compact, sous les pas des guerriers
en marche, cependant qu'à grand-hâte ils dévorent la
plaine.
Les deux armées marchent l'une sur l'autre et entrent
en contact. Du côté des Troyens, un champion se
présente, Alexandre pareil aux dieux. Il a sur les épaules
une peau de panthère, un arc recourbé, une épée ; il
brandit deux piques à coiffe de bronze ; il défie tous les
preux d'Argos : qui veut lui tenir tête et lutter avec lui
dans l'atroce carnage?
Ménélas chéri d'Arès l'aperçoit sortant des lignes,
marchant à grandes enjambées. Aussitôt, on dirait un lion
80 Iliade, III, 23-56
plein de joie, qui vient de tomber sur un gros cadavre —
un cerf ramé, une chèvre sauvage — trouvé à l'heure
même où il avait faim; à belles dents il le dévore, malgré
les assauts que lui livrent chiens rapides et gars robustes.
Telle est la joie de Ménélas, lorsque ses yeux aperçoivent
Alexandre pareil aux dieux. Il pense qu'il va punir le
coupable; brusquement, de son char, il saute à terre, en
armes.
Alexandre pareil aux dieux le voit paraître entre les
champions hors des lignes. Son coeur aussitôt est frappé
d'effroi; il se replie sur le groupe des siens, pour se
dérober au trépas. Comme un homme qui voit un serpent,
dans les gorges de la montagne, vite se redresse et s'écarte,
un frisson prend ses membres, et il bat en retraite, tandis
que la pâleur envahit ses joues; tout de même se replonge
dans la masse des Troyens altiers, saisi de peur devant
l'Acide, Alexandre pareil aux dieux.
Mais Hector, qui le voit, lors le prend à partie en termes
infamants :
a Ah! Pâris de malheur! ah! le bellâtre, coureur de
femmes et suborneur! Pourquoi donc es-tu né? pourquoi
n'es-tu pas mort avant d'avoir pris femme? Que j'eusse
mieux aimé cela! et que cela eût mieux valu que de te voir
aujourd'hui notre honte et l'objet du mépris de tous! Ah!
qu'ils doivent rire à cette heure tous les Achéens chevelus,
eux qui se figuraient tel champion comme un preux, à
voir la beauté sur ses membres, alors qu'au fond de lui il
n'est force ni vaillance. Et c'est toi, ainsi fait, qui t'en vas
rassembler de gentils compagnons, afin de courir le large
avec eux sur des nefs marines, de lier commerce avec des
étrangers et de nous ramener d'une terre lointaine une
belle épouse, entrée déjà en jeune mariée dans une famille
guerrière, pour le malheur de ton père, de ta cité, de tout
ton peuple, pour la joie de nos ennemis et pour ton
opprobre à toi-même! Tu ne veux donc pas affronter
Ménélas chéri d'Arès? Ce serait le moyen de savoir ce
qu'il vaut, l'homme dont tu détiens la jeune et belle
épouse. De quoi te serviront et ta cithare et les dons
d'Aphrodite — tes cheveux, ta beauté — quand tu auras
roulé dans la poussière? Ah! les Troyens sont trop
Iliade, III, 56-90 81
timides; sans quoi, ils t'eussent déjà passé la tunique de
pierre, pour tout le mal que tu as fait. »
Alexandre pareil aux dieux répond :
« Hector, tu as raison de me prendre à partie : c'est de
stricte justice. Ton coeur, à toi, toujours est inflexible : on
croirait voir la hache qui entre dans le bois, quand, aux
mains de l'artisan taillant la quille d'une nef, elle aide à
l'effort de l'homme. Ton coeur est aussi ferme au fond de
ta poitrine. Ne me reproche pas pourtant les dons
charmants de l'Aphrodite d'or. Il ne faut pas mépriser, tu
le sais, les dons glorieux du Ciel. C'est lui qui nous les
octroie, et nous n'avons pas les moyens de faire notre
choix nous-mêmes. Tu veux en revanche qu'aujourd'hui
je me donne à la guerre et à la bataille? Eh bien! fais seoir
tous les autres, Troyens ou Achéens : après quoi, entre les
lignes, mettez-nous tous les deux aux prises, Ménélas
chéri d'Arès et moi. Hélène et tous les trésors seront
l'enjeu de ce combat. Celui qui l'emportera et se montrera
le plus fort prendra, comme il est juste, pour l'emmener
chez lui, la femme avec tous les trésors. Et vous, ayant
conclu un pacte loyal de bonne amitié, vous demeurerez
dans votre Troade fertile, tandis qu'ils reprendront la
route de leur Argos nourricière de cavales, de l'Achaïe aux
belles femmes. »
Il dit, et Hector a grand-joie à ouïr ses paroles. Il
s'avance entre les lignes, afin de contenir les bataillons
troyens de sa javeline tenue à mi-hampe. Tous alors de
s'asseoir. Mais les Achéens chevelus vers lui déjà tendent
leurs arcs, le visent de leurs flèches, s'apprêtent à lui
lancer des pierres, quand sire Agamemnon, d'une voix
puissante, leur crie :
« Arrêtez, Argiens; ne tirez pas, ô fils des Achéens !
Hector au casque étincelant se propose de nous parler. »
Il dit; tous arrêtent le combat; brusquement, ils sont
muets. Et Hector dit aux deux armées :
« Écoutez-moi, Troyens, Achéens aux bonnes jam-
bières; écoutez bien ce que dit Alexandre, l'auteur même
de cette querelle. Il invite ici tous les autres, Troyens ou
Achéens, à déposer leurs belles armes sur la terre
nourricière, afin qu'entre les lignes, Ménélas chéri d'Arès
82 Iliade, III, 91-124
combatte avec lui seul à seul. Hélène et tous les trésors
seront l'enjeu de ce combat. Celui qui l'emportera et se
montrera le plus fort prendra, comme il est juste, pour
l'emmener chez lui, la femme avec tous les trésors. Nous
conclurons, nous, un pacte loyal de bonne amitié. »
Il dit; et tous demeurent silencieux, sans voix. Ménélas
au puissant cri de guerre alors prend la parole :
Écoutez-moi maintenant à mon tour, car c'est dans
mon coeur, à moi, que le chagrin entre le plus à fond.
J'entends que, sans retard, Argiens et Troyens soient
départagés. Vous avez souffert trop de maux pour ma
querelle et pour Alexandre qui l'a commencée. Quel que
soit celui de nous à qui sont préparés la mort et le destin,
qu'il meure! mais que vous soyez, vous du moins,
départagés au plus tôt. Apportez deux agneaux — agneau
blanc et agnelle noire — pour la Terre et pour le Soleil.
Nous en apporterons, nous, un autre pour Zeus. Et
amenez ici le puissant Priam : il faut qu'il conclue le pacte
en personne, puisque ses fils sont arrogants et déloyaux. Il
ne convient pas qu'une extravagance fasse tort au pacte de
Zeus. L'esprit des jeunes hommes toujours flotte à tout
vent. Quand un vieillard est avec eux, il voit, en
rapprochant l'avenir du passé, comment il est possible
d'arranger tout au mieux, à la fois pour les deux parties. »
Il dit; Achéens et Troyens sont en joie à l'espoir de voir
enfin cesser la guerre désastreuse. Ils arrêtent leurs chars
sur toutes les lignes, et ils en descendent ; puis ils
dépouillent leurs armes, et les déposent sur le sol, assez
près les uns des autres : l'espace n'est pas grand qui sépare
les fronts. Hector alors vers la ville expédie deux hérauts
en hâte, pour en rapporter des agneaux, ainsi que pour
mander Priam. Le roi Agamemnon, de son côté, dépêche
Talthybios vers les nefs creuses, avec l'ordre d'en rappor-
ter un agneau. Et Talthybios n'a garde de désobéir au
divin Agamemnon.
Mais Iris, à son tour, vient en messagère trouver Hélène
aux bras blancs. Elle a pris les traits de sa belle-soeur,
l'épouse du fils d'Anténor, celle que s'est donnée pour
femme Hélicaon, le roi fils d'Anténor, Laodice, la
première pour la beauté des filles du roi Priam. Et elle
Iliade, III, 125-160 83
trouve Hélène en son palais en train de tisser une large
pièce, un manteau doublé de pourpre. Elle y trace les
épreuves des Troyens dompteurs de cavales et des
Achéens à cotte de bronze, les multiples épreuves qu'ils
ont subies pour elle sous les coups d'Arès. Iris aux pieds
rapides s'approche d'elle et dit :
« Viens, ma chère, viens voir : l'histoire est incroyable!
Les Troyens dompteurs de cavales et les Achéens à cotte
de bronze jusqu'ici, dans la plaine, allaient portant les uns
contre les autres l'Arès, source de pleurs ; ils ne songeaient
qu'à la guerre exécrable : les voilà maintenant assis et
muets. La bataille a pris fm; ils s'appuient à leurs
boucliers ; leurs longues javelines, près d'eux, sont fichées
en terre. Alexandre et Ménélas chéri d'Arès vont
ensemble, pour t'avoir, combattre de leurs longues piques,
et l'on t'appellera la femme de celui qui aura vaincu. »
Ainsi dit la déesse, et elle met au coeur d'Hélène le doux
désir de son premier époux, de sa ville, de ses parents.
Vite, elle se couvre d'un long voile blanc, et elle sort de sa
chambre en versant de tendres pleurs. Elle n'est pas
seule : deux suivantes l'accompagnent, Ethré, fille de
Pitthée, ainsi qùe Clymène aux grands yeux. Bientôt elles
arrivent où sont les portes Scées.
Or Priam, Panthoos et Thymoïtès, — Lampos et
Clytios et Hikétaon, rejeton d'Arès, — Oucalégon et
Anténor, deux sages, — sont là qui siègent, en Conseil des
Anciens, près des portes Scées. L'âge pour eux a mis fm à
la guerre. Mais ce sont de beaux discoureurs : on dirait des
cigales, qui, dans le bois, sur un arbre, font entendre leur
voix charmante. Tels sont les chefs troyens siégeant sur le
rempart. Ils voient Hélène monter sur le rempart, et, à
voix basse, ils échangent des mots ailés :
« Non, il n'y a pas lieu de blâmer les Troyens ni les
Achéens aux bonnes jambières, si, pour telle femme, ils
souffrent si longs maux. Elle a terriblement l'air, quand
on l'a devant soi, des déesses immortelles... Mais, malgré
tout, telle qu'elle est, qu'elle s'embarque et qu'elle parte!
qu'on ne la laisse pas ici, comme un fléau pour nous et
pour nos fils plus tard! »
84 Iliade, III, 161-1%
Voilà comment ils parlent. Mais élevant la voix, Priam
appelle Hélène :
« Avance ici, ma fille, assieds-toi devant moi. Tu vas
voir ton premier époux, tes alliés et tes amis. — Tu n'es,
pour moi, cause de rien : les dieux seuls sont cause de
tout; ce sont eux qui ont déchaîné cette guerre, source de
pleurs, avec les Achéens. — Je voudrais, par exemple,
connaître le nom de ce guerrier prodigieux. Quel Achéen
est-ce donc que ce héros si noble et grand? Il en est de
plus grands, sans doute, qui le dépassent de la tête.
D'aussi beau en revanche, jamais mes yeux n'en ont vu, ni
d'aussi imposant. Il a tout l'air d'un roi. »
Et la toute divine, Hélène, ainsi répond :
« J'ai devant toi, père, autant de respect que de crainte.
Ah! comme j'aurais dû préférer le trépas cruel, le jour où
j'ai suivi ton fils jusqu'ici, abandonnant ma chambre
nuptiale, mes proches, ma fille si choyée, mes aimables
compagnes. Il n'en a pas été ainsi; et c'est pourquoi je me
consume dans les pleurs. Mais je te répondrai, puisque tu
questionnes et enquêtes. Cet homme est le fils d'Atrée, le
puissant prince Agamemnon, noble roi et puissant guer-
rier tout ensemble. Jadis il était aussi mon beau-frère, à
moi, la face de chienne — si ce passé a jamais été vrai. »
Elle dit; de nouveau, le vieillard s'émerveille et s'écrie :
« Ah! heureux Atride, mortel fortuné, favori des dieux!
ils sont nombreux, je vois, les fils des Achéens, que tu as
ployés sous ta loi. Une fois déjà, venu en Phrygie, terre de
vignobles, j'ai vu là de grandes masses de Phrygiens aux
coursiers frémissants. C'étaient les gens d'Otrée, ceux de
Mygdon égal aux dieux, alors en campagne aux bords du
Sangarios. Je fus moi-même parmi eux enrôlé comme
allié, le jour où apparurent les mâles Amazones. Mais les
Phrygiens mêmes étaient moins nombreux qu'ici ne le
sont les Achéens aux yeux vifs. »
Puis, voyant Ulysse, le vieillard demande :
« Mais, dis-moi, celui-ci encore, mon enfant, qui est-
il ? Il a bien la tête de moins que l'Atride Agamemnon.
Mais il est plus large en revanche de la poitrine et des
épaules. Tandis que ses armes reposent sur la terre
nourricière, il va, lui, tout comme un bélier, parcourant
Iliade, III, 196-231 85
les rangs de ses hommes. Il m'a tout l'air du mâle à
l'épaisse toison en train de passer en revue son grand
troupeau de brebis blanches. »
Et la fille de Zeus, Hélène, lui répond :
« Celui-là, c'est le fils de Laërte, l'industrieux Ulysse. Il
a grandi dans le pays d'Ithaque et sur son sol rocheux. Il
est expert en ruses de tout genre autant qu'en subtils
pensers. »
Lors le sage Anténor la regarde et lui dit :
« Ah! femme, qu'il est vrai le mot que tu dis là! Un
jour déjà il est venu ici, le divin Ulysse. Il portait un
message qui te concernait; et Ménélas chéri d'Arès
l'accompagnait. C'est moi qui les hébergeai et qui leur fis
accueil en ma maison. Je pus juger de leur stature comme
de leurs subtils pensers. Bientôt ils pénétraient dans
l'assemblée troyenne. Tant qu'ils étaient debout, Ménélas
dépassait l'autre de toutes ses larges épaules ; quand ils
s'asseyaient en revanche, Ulysse était plus imposant. Mais,
l'heure venue d'ourdir pour le public les idées et les mots,
Ménélas sans doute parlait aisément; peu de paroles, mais
sonnant bien ; il n'était ni prolixe certes, ni maladroit — il
était moins âgé aussi. Mais quand l'industrieux Ulysse, à
son tour, se dressait, il restait là, debout, sans lever les
yeux, qu'il gardait fixés à terre; il n'agitait le sceptre ni en
avant ni en arrière, il le tenait immobile et semblait lui-
même ne savoir que dire. Tu aurais cru voir un homme
qui boude ou, tout bonnement, a perdu l'esprit. Mais à
peine avait-il laissé sa grande voix sortir de sa poitrine,
avec des mots tombant pareils aux flocons de neige en
hiver, qu'aucun mortel alors ne pouvait plus lutter avec
Ulysse, et nous songions moins désormais à admirer sa
beauté. »
A la troisième fois, apercevant Ajax, le vieillard de-
mande :
« Quel est encore ce guerrier achéen, noble et grand, qui
dépasse les Argiens de sa tête et de ses larges épaules? »
Et la toute divine, Hélène aux longs voiles, répond :
« Celui-là est Ajax ; le prodigieux Ajax, rempart des
Achéens. De l'autre côté, comme un dieu, Idoménée se
dresse parmi ses Crétois. Autour de lui s'assemblent les
86 Iliade, III, 231-266
chefs de la Crète. C'est bien souvent que Ménélas chéri
d'Arès l'hébergea dans notre palais, quand il venait de
Crète. — Oui, je les vois maintenant, tous, les Achéens
aux yeux vifs; tous, je pourrais les reconnaître et de tous te
dire les noms. Il est cependant deux bons rangeurs de
guerriers que je n'arrive pas à voir : Castor, le dompteur
de cavales, Pollux, habile au pugilat, les deux frères que
ma mère m'avait donnés. N'ont-ils donc pas quitté, pour
suivre l'armée, l'aimable Lacédémone? Ou, après l'avoir
suivie jusqu'ici sur ses nefs marines, serait-ce qu'ils se
refusent maintenant à s'enfoncer dans la mêlée, par peur
des mots ignominieux et infamants qui sont mon lot
désormais? »
Elle dit; mais ceux-là, dès cette heure, c'est la glèbe,
source de vie, qui les retient dans leur Lacédémone, au sol
même de leur patrie.
Les hérauts cependant portent par la ville ce qui doit
servir au pacte loyal, deux agneaux, et, dans une outre en
peau de chèvre, le vin joyeux, fruit de la terre. Le héraut
Idée porte, lui, un brillant cratère, ainsi que des coupes
d'or. S'approchant du vieillard, il le pousse à partir en ces
termes :
« Debout ! fils de Laomédon : les chefs là-bas t'ap-
pellent, et ceux des Troyens dompteurs de cavales et ceux
des Achéens à la cotte de bronze; descends donc dans la
plaine, pour conclure un pacte loyal. Alexandre et Ménélas
chéri d'Arès, pour la femme, vont lutter de leurs longues
piques. Au vainqueur iront la femme et les trésors. Et
nous, après avoir conclu un pacte loyal de bonne amitié,
nous resterons dans notre Troade fertile, tandis qu'ils
reprendront la route de leur Argos nourricière de cavales,
de l'Achaïe aux belles femmes. »
Il dit et le vieillard s'effraie. Il donne l'ordre aux siens
de lui atteler un char ; avec zèle ils lui obéissent. Priam y
monte et tire à lui les rênes. Anténor, à ses côtés, monte
sur le char splendide. Puis tous deux, franchissant les
portes Scées, dirigent vers la plaine leurs chevaux rapides.
Aussitôt arrivés parmi les Troyens et les Achéens, ils
descendent de leur char sur la terre nourricière et se
rangent entre les lignes des Troyens et des Achéens. Et,
Iliade, III, 267-303 87
sans retard, se lève Agamemnon, protecteur de son
peuple; en même temps se lève l'industrieux Ulysse. Les
superbes hérauts rassemblent cependant ce qui doit servir
au pacte loyal. Ils font dans le cratère le mélange du vin,
et ils versent l'eau sur les mains des rois. L'Atride, de ses
mains, alors tire le coutelas, toujours pendu à côté du long
fourreau de son épée, et il coupe les poils sur le front des
agneaux. Les hérauts des Troyens et des Achéens les
répartissent entre les chefs, et l'Atride, à voix haute, au
nom de tous, ainsi prie, mains tendues au ciel :
Zeus Père, maître de l'Ida, très glorieux, très grand! et
toi, Soleil, toi qui vois tout et entends tout! et vous,
Fleuves, et toi, Terre, et vous qui, sous ce sol, châtiez les
morts parjures à un pacte! servez-nous de témoins et
veillez au pacte loyal. Si c'est Alexandre qui tue Ménélas,
qu'il ait, seul, Hélène et tous les trésors; nous nous en
irons, nous, sur nos nefs marines. Mais, si c'est au
contraire le blond Ménélas qui tue Alexandre, aux
Troyens alors de nous rendre Hélène et tous les trésors, et
de verser aux Argiens une récompense décente, qui profite
aux générations à venir. Et si Priam et les fils de Priam se
refusent à nous la verser, Alexandre une fois tombé, alors
c'est moi qui combattrai pour obtenir satisfaction et ne
quitterai pas la place avant d'avoir mené la guerre
jusqu'au bout.
Il dit, et, d'un bronze implacable, il tranche la gorge
aux agneaux ; puis il les couche à terre, palpitants et sans
vie : le bronze a pris leur force. Alors, avec les coupes, ils
puisent le vin au cratère, pour le répandre d'un seul coup,
en faisant leur prière aux dieux toujours vivants. Et
chacun de dire, Achéen ou Troyen :
O Zeus très glorieux, très grand! et vous tous, dieux
immortels! quel que soit celui des deux peuples qui le
premier viole ce pacte, tout comme je répands ce vin, que
soit répandue à terre la cervelle de tous les siens, pères et
enfants, tandis que leurs femmes subiront un maître
étranger!
Ainsi s'expriment-ils; mais le fils de Cronos ne se
dispose pas à accomplir leurs voeux. Priam le Dardanide
leur fait alors entendre ce langage :
88 Iliade, III, 304-343
« Écoutez-moi, Troyens, Achéens aux bonnes jam-
bières. Je m'en vais regagner Ilion battue des vents : je
n'aurai vraiment pas le coeur de voir de mes yeux mon fils
combattre Ménélas chéri d'Arès. Zeus sait, seul, avec les
autres Immortels, à qui des deux est destinée la mort, qui
tout achève. »
Ainsi parle ce mortel égal aux dieux; puis il met les
agneaux sur le char; lui-même y monte et tire à lui les
rênes : Anténor à ses côtés monte sur le char splendide, et,
tandis que, tournant bride, ils s'en retournent à Ilion,
Hector, fils de Priam, et le divin Ulysse commencent, eux,
par mesurer le champ; puis, choisissant des sorts, ils les
secouent dans un casque de bronze, pour savoir qui des
deux, le premier, lancera la pique de bronze. Les hommes
alors de prier, en tendant les mains vers les dieux; et
chacun de dire, Achéen ou Troyen :
« Zeus Père, maître de l'Ida, très glorieux, très grand!
fais que celui des deux qui à nos peuples apporta ces
soucis meure et entre chez Hadès, tandis que nous, nous
conclurons un pacte loyal de bonne amitié! »
Ainsi disent-ils. Le grand Hector au casque étincelant
secoue donc les sorts, en détournant la tête. Celui de Pâris,
prestement, saute au-dehors. Les hommes alors de s'as-
seoir, en rangs, chacun près de ses coursiers aux pieds
prompts, à côté de ses armes qui scintillent à terre. Et
aussitôt le divin Alexandre, époux d'Hélène aux beaux
cheveux, autour de ses épaules passe ses belles armes. A
ses jambes, d'abord, il met ses jambières, où s'adaptent
des couvre-chevilles d'argent. Il vêt ensuite sa poitrine de
la cuirasse de son frère Lycaon, qu'il ajuste à sa mesure.
Autour de ses épaules il jette une épée de bronze à clous
d'argent, ensuite un écu grand et fort. Sur sa tête fière il
met un bon casque à crins de cheval, dont le panache en
l'air oscille, effrayant. Enfin il prend sa brave pique, bien
adaptée à sa main. — Et, de son côté, l'ardent Ménélas,
tout de même, passe son armure.
Dès qu'ils se sont armés, chacun de son côté, à l'écart
de la foule, ils se rangent entre les lignes des Troyens et
des Achéens. Leur regard est terrible, et la stupeur saisit
ceux qui les voient, Troyens dompteurs de cavales,
Iliade, III, 343-380 89
Achéens aux bonnes jambières. Ils s'arrêtent l'un près de
l'autre dans le champ mesuré, agitant leurs piques et
pleins de mutuelle rancune. Alexandre, d'abord, lance sa
longue javeline et atteint l'Atride à son bouclier bien
équilibré. Mais le bronze ne le fend pas, et la pointe au
contraire s'en rebrousse sur le puissant bouclier. A son
tour alors, le bronze à la main, l'Atride Ménélas s'élance,
en priant Zeus Père :
« Sire Zeus ! donne-moi de punir celui qui m'a, le
premier, fait tort, le divin Alexandre, et dompte-le sous
mon bras. Ainsi chacun désormais, jusque chez les
hommes à naître, redoutera de faire tort à l'hôte qui lui a
montré amitié. »
Il dit, et, brandissant sa longue javeline, il la lance et
atteint le fils de Priam à son bouclier bien équilibré. La
robuste pique pénètre l'écu éclatant; elle enfonce la
cuirasse ouvragée; droit devant elle, le long du flanc, elle
déchire la cotte. Mais le guerrier ploie le corps et de la
sorte échappe au noir trépas. L'Atride tire alors son épée à
clous d'argent; il la lève, il frappe le cimier du casque.
Mais l'épée, tout autour de lui, tombe de sa main, brisée
en trois, quatre tronçons. L'Atride alors gémit, les yeux
levés au vaste ciel :
« Ah! Zeus Père ! il n'est pas de dieu plus exécrable que
toi. Je pensais punir Alexandre de sa vilenie, et voici mon
épée brisée dans mes mains ! et c'est pour rien que ma
pique s'est envolée de mon poing : je ne l'ai pas touché! »
Il dit, et, d'un bond, saisit Alexandre par son casque à
l'épaisse crinière, le fait pivoter, puis tâche à le tirer vers
les Achéens aux bonnes jambières. La courroie ouvragée
— verrou du casque tendu sous le menton — étrangle le
cou délicat. Et il l'eût entraîné et se fût ainsi acquis une
gloire infinie, si la fille de Zeus, Aphrodite, ne l'eût vu de
son oeil perçant. Elle rompt la courroie, taillée dans le cuir
d'un bœuf abattu, si bien qu'un casque vide maintenant se
trouve seul à suivre la forte main. Le héros alors fait
tournoyer ce casque et le jette vers les Achéens aux bonnes
jambières. Ses gentils compagnons l'emportent, tandis
que le héros, lui, fait demi-tour et s'élance, brûlant de tuer
son adversaire avec la pique de bronze. Mais Aphrodite
90 Iliade, III, 380-415
alors le lui ravit ; ce n'est qu'un jeu pour la déesse : elle le
dérobe derrière une épaisse vapeur et le dépose dans sa
chambre odorante et parfumée.
Elle ne s'en tient pas là : elle va appeler elle-même
Hélène. Elle la rejoint sur le haut rempart; des Troyennes
en nombre l'entourent. La main de la déesse saisit et
secoue un coin de son voile parfumé. Pour parler à Hélène
elle a pris l'aspect d'une vieille d'autrefois, d'une fileuse
qui, lorsqu'elle habitait à Lacédémone, exécutait pour elle
de beaux ouvrages en laine et qu'elle aimait chèrement.
Sous ces traits la divine Aphrodite lui dit :
« Viens avec moi : Alexandre t'invite à rentrer chez toi.
Il est dans sa chambre, sur le lit fait au tour. Sa beauté luit
autant que sa parure. Tu ne pourrais croire qu'il vient de
livrer un combat singulier, mais plutôt qu'il se rend au
bal, ou que, revenu à l'instant du bal, il repose. »
Elle dit et émeut le coeur d'Hélène en sa poitrine. Elle a
reconnu la gorge merveilleuse de la déesse, sa poitrine
désirable, ses yeux de lumière, et, saisie de stupeur, elle lui
parle en l'appelant de tous ses noms :
Ah! folle! pourquoi ce besoin de me séduire? Pré-
tends-tu donc m'emmener plus loin encore, dans quelque
bonne cité de la Phrygie ou de l'aimable Méonie, parce
que, là aussi, tu as un favori parmi les mortels ? Alors,
parce que Ménélas a aujourd'hui vaincu le divin
Alexandre, et parce qu'il souhaite de ramener à son foyer
la misérable que je suis, te voilà aujourd'hui encore à mes
côtés, pleine de desseins perfides ! Mais va donc t'installer
chez lui, abandonne les routes des dieux; ne permets plus
à tes pas de te ramener dans l'Olympe, et apprends à te
tourmenter pour lui, à veiller sur lui sans répit, jusqu'au
moment où il fera de toi sa femme, voire son esclave!
« Non, je n'irai pas — on trouverait la chose trop
mauvaise — je n'irai pas là-bas préparer son lit. Les
Troyennes désormais se railleraient toutes de moi, et j'ai
déjà au coeur des peines infinies. »
La divine Aphrodite en courroux lui répond :
« Ne me provoque pas, insolente, et prends garde que je
ne me fâche et ne t'abandonne. Je t'aurai alors en haine
autant qu'aujourd'hui je t'ai en prodigieuse affection. Je te
Iliade, III, 416-450 91
susciterai des haines sinistres parmi les deux peuples,
troyen et danaen, et tu périras d'une mort cruelle. »
Elle dit; la fille de Zeus, Hélène prend peur. Elle met
sur elle un voile d'un blanc éclatant, et s'en va en silence,
sans être aperçue d'aucune Troyenne : la déesse guide ses
pas.
Dès qu'elles sont arrivées dans le palais splendide
d'Alexandre, les servantes se remettent promptement à
leurs travaux, cependant qu'Hélène, la toute divine, va
dans sa chambre aux hauts lambris. La déesse aux
sourires, Aphrodite, prend un siège, qu'elle lui apporte et
place juste en face d'Alexandre. Hélène s'y assied, fille de
Zeus qui tient l'égide, et, tout en détournant les yeux de
son époux, le semonce en ces termes :
« Te voilà donc de retour du combat ! Ah! que tu aurais
donc mieux fait d'y périr sous les coups du puissant
guerrier qui fut mon premier époux! Ne le nie pas : tu te
vantais de l'emporter sur Ménélas chéri d'Arès par ta
force, tes bras, ta pique? Allons ! provoque donc une
seconde fois Ménélas chéri d'Arès et tiens-lui tête au
combat... Moi, je te conseille de t'en tenir là; cesse de
mener guerre ouverte et de te battre étourdiment contre
le blond Ménélas, si tu ne veux bientôt succomber sous sa
lance. »
Mais Pâris ainsi lui répond :
« Ne poursuis pas mon coeur, femme, de durs outrages.
Si aujourd'hui Ménélas a vaincu, c'est grâce à Athéné; une
autre fois j'aurai mon tour : nous aussi, nous avons des
dieux pour nous. Allons ! couchons-nous et goûtons le
plaisir d'amour. Jamais encore le désir n'a à ce point
enveloppé mon âme, pas même le jour où, pour t'enlever
de l'aimable Lacédémone, je pris le large avec mes nefs
marines et, dans l'îlot de Cranaé, je partageai ton lit et ton
amour — non, non, jamais autant que je t'aime à cette
heure et que me tient le doux désir. »
Il dit, et se dirige le premier vers le lit; son épouse l'y
suit.
Et cependant qu'ils dorment dans le lit ajouré, l'Atride
va et vient à travers la foule, tout pareil à un fauve :
n'arrivera-t-il pas à apercevoir Alexandre pareil aux
92 Iliade, III, 451-461
dieux? Mais personne vraiment parmi les Troyens ni leurs
illustres alliés n'est en mesure de montrer Alexandre à
Ménélas chéri d'Arès — car, si aucun l'eût vu, il ne l'eût
pas caché par amitié pour lui : à tous il est odieux autant
que le noir trépas ! Agamemnon, protecteur de son peuple,
alors leur parle ainsi :
Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens, alliés ! La victoire
appartient sans conteste à Ménélas chéri d'Arès. A vous
donc de nous rendre Hélène l'Argienne et les trésors avec
elle, puis de nous donner une récompense décente, dont le
souvenir subsiste dans les siècles. »
Ainsi parle l'Atride, et les Achéens d'approuver.
CHANT IV

Assis aux côtés de Zeus, les dieux tiennent assemblée


sur le parvis d'or. Au milieu d'eux, l'auguste Hébé leur
verse le nectar; eux, l'un vers l'autre, lèvent leurs coupes
d'or, en contemplant la cité des Troyens. Soudain, le fils
de Cronos tâche de piquer Héré avec des mots mordants;
malicieusement, il dit :
Ménélas, pour le défendre, a deux déesses, Héré
d'Argos et Athéné d'Alalcomènes. Mais, loin de lui
assises, elles se plaisent simplement à le contempler.
L'autre a pour lui la déesse aux sourires, Aphrodite, qui
toujours vole à son secours et sait de lui écarter le trépas.
Une fois encore, elle l'a sauvé, à l'heure où il pensait périr.
Mais, puisque la victoire en tout cas appartient à Ménélas
chéri d'Arès, à nous de voir la façon dont iront les choses.
Allons-nous de nouveau susciter la guerre cruelle, l'atroce
mêlée? ou mettre entre les deux peuples une mutuelle
amitié? Si c'était là chose qui plût et qui agréât
franchement à tous, la ville de sire Priam conserverait ses
habitants, tandis que Ménélas ramènerait Hélène l'Ar-
gienne. »
Il dit; Athéné et Héré murmurent. Assises à ses côtés,
elles méditent le malheur des Troyens. Mais Athéné reste
muette sans mot dire, quel que soit son dépit à l'égard de
Zeus Père et le courroux féroce qui déjà la saisit. Héré,
elle, ne peut en sa poitrine contenir sa colère, et elle parle
ainsi :
94 Iliade, IV, 25-60
« Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là? Se peut-il
qu'ainsi tu veuilles rendre mon labeur vain et sans effet, et
la sueur que j'ai à grand ahan suée, et la fatigue qu'ont
connue mes cavales, quand j'assemblai l'armée destinée au
malheur de Priam et de ses enfants ? A ta guise! mais
nous, les autres dieux, nous ne sommes pas tous d'accord
pour t'approuver. »
L'assembleur de nuées, Zeus, alors violemment s'irrite
et lui dit :
« Pauvre folle ! en quoi donc Priam et les fils de Priam
te font-ils tant de mal, que tu t'obstines avec fureur à
détruire la belle cité d'Ilion? Eh quoi! franchir les portes,
les hauts murs d'Ilion, puis dévorer vivants et Priam et les
fils de Priam et tous les Troyens, il ne te faut pas moins
pour guérir ton courroux! Fais comme il te plaît : je ne
veux pas que ce débat entre nous deux plus tard devienne
un sujet de grave discord. Mais j'ai encore quelque chose à
te dire : mets-le-toi bien en tête. Quand j'éprouverai à
mon tour l'envie de détruire une ville où tu auras des
protégés, ne t'avise pas alors de retenir ma colère ; laisse-
lui libre cours, puisque je t'aurai ici exaucée — volontaire-
ment, sinon volontiers. Entre toutes les villes qui sont,
sous le soleil et le ciel étoilé, habitées des mortels sur terre,
il n'en était point de plus prisée de moi que la sainte Ilion,
avec Priam et le peuple de Priam à la bonne pique. Jamais
mon autel n'y manqua d'un repas où tous ont leur part,
des libations ni du fumet de graisse qui sont notre apanage
à nous. »
L'auguste Héré aux grands yeux lui répond :
Trois villes, à moi, me sont chères entre toutes, Argos
et Sparte et la vaste Mycènes : détruis-les, le jour même
où ton coeur les aura prises en haine. Je ne me mets pas
entre elles et toi, je ne te les dispute pas. Aussi bien, que je
m'y refuse et fasse obstacle à leur ruine, mon refus est
sans portée, puisque tu es cent fois plus fort que moi.
Mais mon labeur, à moi, il ne faut pas non plus le rendre
sans effet. Moi aussi, je suis déesse, et je sors d'où tu sors;
Cronos le Fourbe m'engendra, auguste entre toutes à la
fois par ma naissance et par le nom que j'ai de ton épouse,
Iliade, IV, 61-99 95
à toi qui règnes sur tous les Immortels. Allons ! cédons-
nous ici l'un à l'autre, toi à moi, comme moi à toi; les
autres Immortels suivront. Donne donc promptement
l'ordre à Athéné d'aller vers l'atroce mêlée des Troyens et
des Achéens : elle essaiera de faire en sorte que les
Troyens portent un mauvais coup aux Achéens superbes
et commencent ainsi à violer le pacte les premiers. »
Elle dit; le Père des dieux et des hommes n'a garde de
dire non. Aussitôt à Athéné il adresse ces mots ailés :
« Vite, va donc dans leurs lignes trouver Troyens et
Achéens : tu essaieras de faire en sorte que les Troyens
portent un mauvais coup aux Achéens superbes et
commencent ainsi à violer le pacte les premiers. »
Il dit et avive l'ardeur déjà brûlante d'Athéné. D'un
bond elle descend des cimes de l'Olympe. Tel un astre
que le fils de Cronos le Fourbe envoie en présage ou à des
marins ou aux combattants d'une vaste armée, astre
éclatant d'où jaillissent des étincelles par milliers. Toute
pareille, sur la terre, s'élance Pallas Athéné, et elle vient,
en fin de course, s'abattre entre les lignes; et la stupeur
saisit ceux qui la voient, Troyens dompteurs de cavales,
Achéens aux bonnes jambières; et chacun alors de dire en
regardant son voisin :
« Est-ce là encore la guerre cruelle, l'atroce mêlée? Ou
Zeus entre nos deux peuples voudrait-il établir une bonne
amitié, Zeus, seul arbitre de tous les combats humains? »
Ainsi parle chacun, Achéen ou Troyen. Cependant la
déesse, ayant pris forme d'homme, plonge dans la masse
troyenne. Sous les traits du fils d'Anténor, Laodoque,
puissant guerrier, elle part en quête de Pandare égal aux
dieux — où le trouver ? — et elle trouve le fils de Lycaon,
puissant et sans reproche, debout, ayant autour de lui les
puissantes files des guerriers en armes venus à sa suite des
bords de l'Esèpe. Elle s'approche et lui dit ces mots ailés :
« Voudrais-tu m'en croire, brave fils de Lycaon? Ose-
rais-tu à Ménélas décocher un trait rapide, et acquérir la
faveur et la gloire auprès des Troyens, et, avant tout autre,
du roi Alexandre? C'est de lui, d'abord, que tu obtiendras
splendides présents, le jour où il verra Ménélas, le preux
fils d'Atrée, dompté par ta flèche et monté au bûcher
96 Iliade, IV, 99-137
funèbre. Allons ! va, tire donc sur l'illustre Ménélas, et, en
même temps, à l'Archer glorieux, Apollon Lycien, fais
voeu d'immoler une insigne hécatombe d'agneaux pre-
miers-nés, une fois de retour chez toi, à Zélée, la ville
sainte. »
Ainsi parle Athéné; le pauvre sot l'en croit! Vite, il
saisit son arc poli. L'arc vient d'un isard sauvage, qu'il a
naguère atteint d'en dessous, au poitrail. La bête quittait
un rocher; lui, à l'affût, épiait. Frappée au coeur, elle a chu
à la renverse sur le roc. Les cornes de son front
mesuraient seize palmes. Un artisan, un polisseur de
cornes, les a travaillées, puis ajustées ensemble. Une fois le
tout bien lissé, il y a monté un bec d'or. Pandare tend
l'arc, en le ployant contre le sol, puis avec soin le pose à
terre. Devant lui, ses vaillants compagnons tiennent leurs
boucliers : il ne faut pas que les preux fils des Achéens
passent à l'attaque, avant que le coup ait atteint Ménélas,
le preux fils d'Atrée. Il saisit alors le couvercle du
carquois; il fait choix d'une flèche ailée, jamais lancée
encore et lourde de noires douleurs. Vite, sur la corde il
dispose le trait amer; à l'Archer glorieux, Apollon Lycien,
il fait voeu d'immoler une insigne hécatombe d'agneaux
premiers-nés, une fois de retour chez lui, à Zélée, la ville
sainte. Il saisit ensemble l'encoche de la flèche et la corde
en boyau de boeuf, les tire à lui et amène la corde jusqu'à
sa poitrine, le fer jusqu'à l'arc. Le grand arc tendu prend
forme de cercle. Soudain il crisse, la corde sonne
bruyamment, et la flèche aiguë s'élance, ardente à voler
vers la masse.
Mais toi aussi, Ménélas, les Immortels bienheureux
sont loin de t'avoir oublié, et d'abord, la fille de Zeus, la
Ramasseuse de butin; elle se dresse devant toi et écarte le
trait aigu. Elle l'éloigne de ton corps — tout comme une
mère éloigne une mouche d'un fils qui s'étend pour un
doux sommeil — et elle le dirige à l'endroit où se
rejoignent les fermoirs d'or du ceinturon et où s'offre au
coup une double cuirasse. La flèche amère vient s'abattre
sur le ceinturon ajusté; elle traverse le ceinturon travaillé;
elle enfonce la cuirasse ouvragée, voire le couvre-ventre
qu'on porte sur la peau afin de la défendre et d'en écarter
Iliade, IV, 138-173 97
les traits — suprême défense, qu'elle franchit encore. Elle
égratigne enfin légèrement la peau même de l'homme. Le
sang noir aussitôt coule de la blessure. Comme on voit une
femme, de Méonie ou de Carie, teindre de pourpre un
ivoire, qui doit devenir bossette de mors pour une cavale
— pièce en réserve au magasin, que plus d'un cavalier
appelle de ses voeux, mais qui est le joyau réservé pour le
roi, parce qu'en même temps qu'il pare un coursier, il fait
l'orgueil de celui qui le mène — ainsi, Ménélas, se
teignent de sang tes nobles cuisses, et tes jambes, et, plus
bas encore, tes belles chevilles.
Un frisson prend Agamemnon, protecteur de son
peuple, à la vue du sang noir coulant de la blessure. Même
frisson prend aussi Ménélas chéri d'Arès. Mais, quand il
voit que l'attache et les barbes sont demeurées hors de la
plaie, le courage lui revient et se reforme en sa poitrine.
Alors, avec de lourds sanglots, le roi Agamemnon se met à
parler. Il tient la main de Ménélas, et ses compagnons
répondent à ses sanglots par leurs sanglots.
Mon bon frère ! c'est donc pour ta mort que j'ai conclu
ce pacte et t'ai placé tout seul devant les Achéens, pour
lutter en leur nom contre les Troyens : les Troyens ont
tiré sur toi et foulé aux pieds le pacte loyal ! Non, le pacte
juré n'est pas encore réduit à rien, pas plus que le sang des
agneaux, le vin pur des libations, les mains qui se sont
serrées, tout ce en quoi nous avions foi! L'Olympien
certes peut ne pas agir sur l'heure : il agit toujours, si
longtemps qu'il ait tardé, et les coupables paient leur dette
— avec un gros intérêt — de leur propre vie, de la vie de
leurs femmes et de leurs enfants. Sans doute, je le sais en
mon âme et en mon coeur : un jour viendra où elle périra,
la sainte Ilion, et Priam, et le peuple de Priam à la bonne
pique, et Zeus, fils de Cronos, là-haut assis, dans sa
demeure éthérée, saura se charger d'agiter sur tous son
égide noire, clans sa colère de telle félonie. Rien de tout
cela qui ne doive s'accomplir. Mais moi, quel triste
chagrin tu me laisseras, Ménélas, si tu meurs, si tu
achèves la vie que t'a accordée le destin! Je rentrerai la
honte au front dans l'Argolide altérée. Les Achéens vont
aussitôt se rappeler la terre de la patrie ; et nous allons
98 Iliade, IV, 173-209
laisser à Priam, aux Troyens, comme un signe de leur
triomphe, Hélène l'Argienne, tandis que tes os pourriront
dans la terre et que tu resteras gisant en Troade sur ta
tâche inachevée! Et, parmi les Troyens orgueilleux, tel ou
tel dira en sautant sur la tombe du glorieux Ménélas :
« Ah! puisse donc Agamemnon toujours décharger son
courroux de la même manière qu'il a mené ici l'armée des
Achéens — pour rien! Le voilà qui rentre chez lui, aux
rives de sa patrie, avec ses nefs vides, et abandonne ici le
vaillant Ménélas! » C'est là ce que chacun dira. Ah! que
pour moi s'ouvre alors la vaste terre! »
Mais le blond Ménélas le rassure et lui dit :
« N'aie crainte et ne va pas si vite effrayer l'armée
achéenne. Le trait aigu n'est pas entré au bon endroit. Il
s'est heurté d'abord au ceinturon étincelant, puis, en
dessous, à la ceinture, au couvre-ventre ouvré par de bons
forgerons. »
Le roi Agamemnon lui réplique en disant :
« Puisses-tu dire vrai, cher Ménélas! Mais un médecin
va palper ta plaie et y appliquer des remèdes qui sachent
mettre fin à tes noires douleurs. »
Il dit et s'adresse à Talthybios, le héraut divin :
« Talthybios, en toute hâte, appelle Machaon, le fils
d'Asclépios, guérisseur sans reproche : qu'il vienne voir
Ménélas, le preux fils d'Atrée. Quelqu'un l'a blessé d'une
flèche, un guerrier expert à l'arc, un Troyen ou un Lycien,
pour sa gloire, à lui, pour notre deuil, à nous. »
Il dit; le héraut l'entend et n'a garde de dire non. Il s'en
va par l'armée des Achéens à la cotte de bronze ; ses yeux
anxieusement cherchent le héros Machaon. Et il l'aperçoit,
debout, ayant autour de lui les puissantes files des
guerriers en armes venus à sa suite de Trikké, nourricière
de cavales. Il s'approche et lui dit ces mots ailés :
« Or sus! fils d'Asclépios, le roi Agamemnon t'appelle :
viens voir Ménélas, le preux chef des Achéens. Quelqu'un
l'a blessé d'une flèche, un guerrier expert à l'arc, un
Troyen ou un Lycien, pour sa gloire, à lui, pour notre
deuil, à nous. »
Il dit et lui émeut le coeur dans la poitrine. Ils se
mettent donc en route, à travers la masse, par la vaste
Iliade, IV, 209-244 99
armée achéenne, et ils arrivent à l'endroit où se trouve le
blond Ménélas blessé. Autour de lui, les chefs assemblés
font cercle. Le mortel égal aux dieux au milieu d'eux
s'arrête. En hâte, il tire la flèche du ceinturon ajusté; et,
tandis qu'il la retire, les barbes pointues se brisent. Il
dénoue le ceinturon étincelant, puis, en dessous, la
ceinture et le couvre-ventre ouvré par de bons forgerons.
Dès qu'il voit la plaie, à l'endroit même où a frappé la
flèche amère, il suce le sang; puis, savamment, il verse
dessus des poudres calmantes que Chiron, en sa bonté, a
jadis données à son père.
Mais cependant qu'ils s'empressent autour de Ménélas
au puissant cri de guerre, la ligne des guerriers troyens est
en marche. Ils revêtent donc de nouveau leurs armes et ils
songent au combat.
Vous ne verriez pas alors dormir le divin Agamemnon,
encore moins se terrer de peur ou se refuser au combat. Il
s'empresse au contraire vers la bataille, où l'homme
acquiert la gloire. Il laisse là ses cavales, avec son char de
bronze scintillant. Son écuyer les retient à l'écart, hale-
tantes. C'est Eurymédon, fils de Ptolémée, petit-fils de
Piras. Avec instance Agamemnon lui donne l'ordre de les
tenir à sa portée, pour l'heure où il sentira la fatigue
envahir ses membres, à se montrer en chef à travers tant
de troupes. C'est à pied qu'il parcourt les rangs de ses
guerriers. Et tous ceux qu'il voit s'empresser, parmi les
Danaens aux prompts coursiers, il s'approche d'eux, il les
encourage en ces termes :
Argiens, ne laissez pas mollir votre valeur ardente. Ce
n'est pas à la félonie que Zeus Père va prêter secours. Ce
sont eux qui les premiers ont violé le pacte par un mauvais
coup : eh bien! les vautours dévoreront leurs tendres
corps, et nous, sur nos nefs, nous emmènerons leurs
épouses, leurs jeunes enfants, lorsque nous aurons
emporté la ville.
Ceux qu'il voit en revanche mollir au féroce combat, il
les prend vertement à partie en termes courroucés :
« Argiens criards, infâmes! n'avez-vous donc pas de
respect humain? Pourquoi rester là, stupides? On croirait
voir des biches qui se sont lassées à courir par la vaste
100 Iliade, IV, 245-279
plaine et qui, quand elles s'arrêtent, n'ont plus aucune
force au coeur. Voilà de quoi vous avez l'air, lorsque vous
restez là, stupides, sans combattre! Attendez-vous que les
Troyens atteignent la rive où ont été halées nos nefs aux
bonnes poupes sur la grève de la blanche mer, pour le seul
plaisir de voir si le fils de Cronos veut alors sur nous
étendre sa main? »
C'est ainsi qu'il va parcourant en chef les rangs de ses
hommes. A travers la foule guerrière, il arrive près des
Crétois. Ceux-ci se forment autour du belliqueux Idomé-
née. Idoménée se tient devant leurs lignes, pareil pour la
vaillance à un sanglier, cependant que Mérion presse les
derniers bataillons. Agamemnon, protecteur de son
peuple, a plaisir à le voir. Aussitôt, à Idoménée, il adresse
ces mots de miel :
« Idoménée, il n'est personne que je prise autant que
toi, parmi les Danaens aux prompts coursiers, que ce soit
à la guerre ou à toute autre tâche — ou même au festin,
quand les chefs argiens mélangent dans les cratères un vin
d'honneur aux sombres feux. Alors, si tous les autres
Achéens chevelus boivent la part qui leur est faite, ta
coupe à toi, comme ma propre coupe, est toujours tenue
pleine, de façon que tu puisses boire aussi souvent que ton
coeur t'y invite. Or sus! marche au combat et montre-toi
tel que depuis longtemps tu te flattes d'être. »
Idoménée, chef des Crétois, à son tour le regarde et dit :
« Fils d'Atrée, sois-en sûr, pour toi je serai le gentil
compagnon que je t'ai d'emblée promis et garanti. Va-t'en
presser les autres Achéens chevelus. Nous devons engager
la bataille au plus vite, dès lors que les Troyens ont jeté
bas le pacte. L'avenir pour eux ne sera que mort et que
deuils, puisqu'ils ont les premiers violé leurs serments par
un mauvais coup. »
Il dit; le fils d'Atrée passe, le coeur joyeux; à travers la
foule guerrière, il arrive aux deux Ajax. Ils s'apprêtent au
combat : une nuée de gens de pied les suit. Ainsi, du haut
de sa guette, un chevrier voit un nuage qui s'en vient sur
la mer, poussé par le Zéphyr. De loin, il lui apparaît aussi
noir que la poix, cependant qu'il avance sur la mer et
amène avec lui une immense tourmente. A le voir, il
Iliade, IV, 279-314 101
frémit et pousse ses ouailles à l'abri d'une grotte. Ainsi,
avec les deux Ajax, s'ébranlent au féroce combat des
bataillons de jeunes hommes issus de Zeus, masses
sombres, où frissonnent piques et écus. Le roi Agamem-
non à les voir a grand-joie, et, prenant la parole, il dit ces
mots ailés :
« A vous, les deux Ajax, guides des Achéens à la cotte de
bronze, je ne donne point d'ordre. Il serait malséant, vous,
de vous presser. Vous n'avez besoin de personne pour
inviter votre monde à se battre en franc combat. Ah! Zeus
Père! Athéné! Apollon! ah! si pareil courage pouvait se
rencontrer dans toutes les poitrines ! Elle ploierait vite le
front, la ville de sire Priam, prise et détruite par nos
bras. »
Il dit, et les laisse, pour passer à d'autres. Il rencontre
alors Nestor, l'orateur sonore de Pylos, qui ordonne les
siens et les presse au combat. Ils sont groupés autour du
grand Pélagon, d'Alastor, et de Chromios, — du roi
Hémon, et de Bias, le pasteur d'hommes. En tête il a placé
ses meneurs de chars, avec leurs chevaux et leurs chars ; en
arrière, ses gens de pied, braves et nombreux : pour lui, ils
doivent être le rempart du combat. Il a poussé les pleutres
au centre, afin que, même à contrecoeur, chacun soit forcé
de se battre. C'est aux meneurs de chars que d'abord il
donne ses ordres ; il les invite à tenir leurs chevaux, à ne
pas provoquer de bousculade dans la masse :
« Que nul ne cède à l'envie, parce qu'il se sait un bon
conducteur et un brave, d'aller seul, en avant des autres,
se battre avec les Troyens — pas plus que de reculer.
Vous en seriez moins forts. En revanche, si l'un de vous
peut, de son char, atteindre un char ennemi, qu'il tende sa
lance. Cela vaudra cent fois mieux. C'est ainsi que nos
ancêtres abattaient villes et remparts, c'est avec tel vouloir,
tel coeur en leur poitrine. »
Voilà comment, depuis longtemps, le vieillard expert
aux combats va pressant les siens. Le roi Agamemnon, à
le voir, a grand-joie, et, prenant la parole, il dit ces mots
ailés :
« Ah! que n'as-tu, vieillard, des jarrets qui puissent
obéir au coeur qu'enferme ta poitrine, et une vigueur
102 Iliade, IV, 314-350
intacte ! Mais sur toi l'âge pèse, qui n'épargne personne.
Ah! que n'est-il le lot d'un autre, tandis que tu resterais,
toi, dans les rangs de nos jeunes hommes! »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui répond :
Atride, moi aussi, certes je voudrais bien être encore le
même qu'aux jours où je tuai le divin Ereuthalion. Mais
les dieux aux hommes n'octroient pas tout à la fois. Si
j'étais jeune alors, je sens maintenant l'atteinte de l'âge. Je
n'en compte pas moins rester dans les rangs des meneurs
de chars afin de les guider de mon conseil et de ma voix.
C'est le privilège des vieux. Les jeunes joueront de la
javeline, puisqu'ils sont plus aptes à se battre et s'assurent
en leurs propres forces. »
Il dit; et le fils d'Atrée passe le coeur joyeux. Il trouve
ensuite le fils de Pétéôs, Ménesthée, toucheur de cavales.
Il est là au milieu de ses Athéniens, maîtres de bataille.
Non loin de lui est l'ingénieux Ulysse, et, près d'Ulysse,
en rangs solides, se tiennent arrêtés ses Céphalléniens. Ces
troupes-là n'ont pas encore ouï le signal du combat. Leurs
bataillons commencent seulement à se mettre en branle
pour se rassembler, aussi bien du côté des Troyens
dompteurs de cavales que de celui des Achéens. Ils sont là
à attendre qu'une autre colonne achéenne parte à l'attaque
des Troyens et qu'ainsi s'ouvre le combat. Agamemnon,
protecteur de son peuple, à cette vue, se met à les
quereller, et, prenant la parole, il dit ces mots ailés :
O fils de Pétéôs, roi issu de Zeus ! et toi aussi, maître
en ruses méchantes, coeur avide de gain! pourquoi vous
terrer ainsi à l'écart? pourquoi attendre les autres? C'est à
vous qu'il revient de prendre place à la première ligne
pour affronter le combat dévorant ! N'êtes-vous donc pas
les premiers à écouter mon appel au festin, quand nos
Achéens préparent un festin pour leurs Anciens? Vous
avez plaisir alors à manger des viandes rôties et à vider des
coupes de vin délicieux, tout autant que vous en voulez :
et maintenant vous verriez volontiers dix colonnes
achéennes passer devant vous, pour aller se battre, le
bronze implacable à la main! »
L'ingénieux Ulysse sur lui lève un oeil sombre et dit«:
Atride, quel mot s'est échappé de l'enclos de tes
Iliade, IV, 350-386 103
dents ? Comment peux-tu donc prétendre que nous
mollissons au combat, quand nos Achéens, contre les
Troyens dompteurs de cavales, éveillent l'ardent Arès? Tu
pourras voir, si tu le veux et si la chose t'intéresse, le père
de Télémaque aux prises devant les lignes avec les
champions des Troyens dompteurs de cavales. Tu ne dis
là que des mots vains. »
Le roi Agamemnon sourit en répliquant. Il voit Ulysse
en colère, et il retire son propos :
« Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je ne veux te
chercher querelle indûment ni te donner d'ordre. Je sais
qu'en ta poitrine ton coeur ne connaît rien que pensers
débonnaires; car tes sentiments sont les miens. Allons!
nous réglerons plus tard l'affaire à l'amiable si quelque
mot fâcheux a été prononcé. Mais, bien plutôt, fassent les
dieux que tout cela s'en aille au vent! »
Il dit, et les quitte pour passer à d'autres. Et il trouve
alors le fils de Tydée, le bouillant Diomède, debout,
derrière ses cavales, sur son char solide. Près de lui se tient
Sthénélos, fils de Capanée. Dès qu'il voit Diomède, le roi
Agamemnon se met à le quereller et, prenant la parole, lui
dit ces mots ailés :
« Hélas! fils de Tydée, le brave dompteur de cavales,
qu'as-tu à te terrer, les yeux braqués sur le champ du
combat ? Tydée n'aimait guère à se terrer, lui, mais bien à
se battre avec l'ennemi, loin en avant des camarades. Ainsi
disait du moins qui l'avait vu à l'oeuvre : moi, je ne l'ai ni
rencontré ni vu; mais on assure qu'il était sans pareil.
C'est lui qui un jour entra dans Mycènes, non point après
un combat, mais en hôte, accompagnant Polynice sem-
blable aux dieux, en quête d'une armée. Ils faisaient
campagne contre les murs sacrés de Thèbes, et vivement
ils suppliaient qu'on leur fournît quelques illustres alliés.
Les autres étaient prêts à les leur fournir et à répondre à
leur prière : Zeus les en détourna, en manifestant des
signes funestes. L'expédition pourtant se mit en route.
Elle avait fait déjà un long bout de chemin et atteint
l'Asope, ses joncs touffus et son lit d'herbe épaisse, quand
les Achéens une fois encore envoyèrent en mission Tydée.
Il partit et trouva les Cadméens en nombre, banquetant
104 Iliade, IV, 386-425
au palais du puissant Etéocle. Mais, même alors, simple
étranger, Tydée, le bon meneur de chars, demeurait, sans
trembler, seul, au milieu de tant de Cadméens. Il les
défiait à la lutte et de tous aisément triomphait — tant
Athéné lui prêtait d'aide! Alors, pleins de courroux, les
Cadméens, bons piqueurs de cavales, sur sa route de
retour, disposaient un habile aguet avec cinquante jeunes
hommes. Deux chefs les guidaient, Méon, le fils
d'Hémon, pareil aux Immortels, et le fils d'Autophone, le
valeureux Polyphonte. Tydée leur décocha un destin
outrageux ; tous, il les tua. A un seul il permit de revenir
chez lui. Ce fut Méon qu'il renvoya ainsi, en s'assurant
aux présages des dieux. Voilà ce qu'était Tydée l'Etolien.
Mais le fils qu'il a engendré vaut bien moins que lui au
combat, s'il est meilleur à l'assemblée! »
Il dit; Diomède le Fort ne réplique rien; il reçoit avec
respect la semonce du roi respecté. Le fils du noble
Capanée, en revanche, lui répond :
« Atride, ne mens pas, quand tu en sais assez pour
parler vrai. Nous nous flattons, nous, de valoir bien mieux
que nos pères. C'est nous qui avons pris Thèbes, la ville
aux sept portes. Pourtant nous amenions une armée moins
nombreuse devant des murs plus forts. Mais nous nous
assurions aux présages du Ciel et au secours de Zeus. Ils
ont péri, eux, par leur propre sottise. Garde-toi dès lors de
mettre nos pères aussi haut que nous. »
Diomède le Fort sur lui lève un oeil sombre et dit :
« Paix ! l'ami, et silence ! obéis à ma voix. Je ne puis en
vouloir à Agamemnon, pasteur d'hommes, de presser au
combat tous les Achéens aux bonnes jambières : c'est à lui
qu'ira la gloire, si les Achéens détruisent les Troyens et
prennent la sainte Ilion, tout comme ce sera pour lui un
deuil immense, si les Achéens sont détruits. Allons !
rappelons-nous tous deux notre valeur ardente. »
Il dit, et de son char, il saute à terre, en armes. Le
bronze rend un son terrible sur la poitrine du héros
bondissant : le plus ferme guerrier en serait pris de peur.
Ainsi, sur la rive sonore, la houle de la mer, en vagues
pressées, bondit au branle de Zéphyr ; elle se soulève au
large d'abord, puis s'en vient briser sur la terre, dans un
Iliade, IV, 425-460 105
immense fracas, dressant sa crête en volute autour de
chaque promontoire et crachant l'écume marine. Tels les
bataillons danaens, en vagues pressées, sans trêve,
s'ébranlent vers le combat. Chacun des chefs encourage sa
troupe, et celle-ci marche en silence. On ne croirait jamais
qu'ils aient derrière eux une aussi grande armée, avec une
voix dans chaque poitrine. Ils vont muets, dociles à des
chefs redoutés. Sur tous étincellent les armes scintillantes
qu'ils ont revêtues pour entrer en ligne. Les Troyens au
contraire ressemblent aux brebis que l'on voit, innom-
brables, dans l'enclos d'un homme opulent, quand on trait
leur lait blanc et que sans répit elles bêlent à l'appel de
leurs agneaux. Pareille est la clameur qui monte de la
vaste armée des Troyens. Tous n'ont pas même accent ni
semblable parler : les langues sont mélangées; ce sont gens
venus de tant de pays ! Des deux armées, l'une est poussée
par Arès, l'autre par Athéné, la déesse aux yeux pers, par
Crainte et Déroute, par Lutte aux fureurs sans mesure, la
soeur et compagne d'Arès meurtrier, qui se dresse, petite
d'abord, puis bientôt de son front s'en va heurter le ciel,
tandis que ses pieds toujours foulent le sol. Une fois de
plus, elle vient jeter au milieu de tous l'esprit de querelle,
qui n'épargne personne, allant et venant à travers la foule,
partout faisant grandir la plainte humaine.
Bientôt ils se rencontrent, et les voilà aux prises,
heurtant leurs boucliers, leurs piques, leurs fureurs de
guerriers à l'armure de bronze. Les écus bombés entrent
en contact ; un tumulte immense s'élève. Gémissement et
clameur de triomphe montent à la fois : les uns tuent, les
autres sont tués. Des flots de sang couvrent la terre. Tels
des torrents, dévalant du haut des montagnes, au
confluent de deux vallées, réunissent leurs eaux puis-
santes, jaillies de sources copieuses dans le fond d'un ravin
creux — et le berger dans la montagne en perçoit le fracas
au loin. Telles sont la clameur, l'épouvante, qui sortent de
cette mêlée.
Le premier, Antiloque fait sa proie d'un guerrier
troyen, un brave parmi les champions hors des lignes,
Echépole fils de Thalysios. Le premier, il l'atteint au
cimier de son casque à l'épaisse crinière; il lui plante son
106 Iliade, IV, 460-496
arme au front. La pointe de bronze s'enfonce et traverse
l'os : l'ombre couvre ses yeux. Il croule comme un mur
dans la mêlée brutale.
Il est à peine à terre que le roi Eléphénor le saisit par les
pieds, Eléphénor, fils de Chalcodon, capitaine des Abantes
magnanimes. Il cherche à le tirer de dessous les traits,
avide de le dépouiller au plus vite de ses armes. Mais son
élan est bref. Le magnanime Agénor, le voyant tirer le
cadavre et, en se courbant, découvrir son flanc hors du
bouclier, le frappe là de sa pique de bronze et lui rompt
les membres. La vie le quitte, et, sur son corps, un dur
combat s'engage entre Troyens et Achéens. Comme des
loups, ils se ruent les uns sur les autres, et chaque homme
abat son homme.
Alors Ajax, le fils de Télamon, frappe le fils
d'Anthémion, jeune guerrier en pleine force, Simoïsios, que sa
mère, descendue de l'Ida, a naguère conçu aux bords du
Simoïs. Elle était venue là, avec ses parents, veiller sur des
troupeaux, et c'est pourquoi on l'appelait, lui, Simoïsios.
Il n'aura pas à ses parents payé le prix de leurs soins : sa
vie aura été brève; le magnanime Ajax l'a dompté sous sa
lance. Il marchait le premier à l'attaque, lorsque Ajax le
frappe en pleine poitrine, près de la mamelle droite. La
lance de bronze suit sa route, tout droit, à travers l'épaule,
et l'homme choit au sol dans la poussière. Il semble un
peuplier poussé au sol herbeux d'un vaste marécage : si
son fût est lisse, sa cime porte des rameaux; et, dans son
bois, le charron a taillé avec un fer luisant de quoi faire, en
le cintrant, la jante d'un char magnifique; et il gît là, se
desséchant, aux bords du fleuve. Tel est maintenant
Simoïsios, fils d'Anthémion, tué par le divin Ajax. Mais
sur Ajax à son tour, Antiphe, fils de Priam, à la cuirasse
étincelante, lance à travers la masse sa javeline aiguë. Il le
manque, et, en revanche, il atteint Leucos, le vaillant
compagnon d'Ulysse, qu'il blesse à l'aine, au moment
même où il cherche à tirer le corps de l'autre côté. Leucos
s'écroule sur le mort, qui lui glisse des bras.
Ulysse, à le voir tué, a le coeur en courroux. Il s'en va à
travers les champions hors des lignes, casqué de bronze
éclatant. Il vient se placer près du mort et lance sa pique
Iliade, IV, 496-533 107
éclatante, après un regard prudent autour de lui. Les
Troyens se dérobent, tandis que l'homme tire. Mais le
trait n'aura pas été lancé pour rien. Il frappe un bâtard de
Priam, Démocoon, qui lui vient d'Abydos, où il gardait les
cavales rapides. Ulysse, que courrouce la mort d'un
compagnon, avec sa javeline l'atteint à une tempe, et la
pointe de bronze, s'enfonçant, sort par l'autre : l'ombre
couvre ses yeux. Il tombe avec fracas, et ses armes
sonnent sur lui. Les champions hors des lignes reculent et,
avec eux, l'illustre Hector. Les Argiens alors poussent un
grand cri et tirent leurs morts; puis ils font un large bond
en avant. Apollon en est indigné, qui le voit du haut de
Pergame. En criant, il lance un appel aux Troyens :
« Or sus ! Troyens, dompteurs de cavales. Ne cédez rien
de la bataille aux Argiens. Leur peau n'est pas de pierre ni
de fer, pour résister au bronze qui entaille la chair, quand
ils sont touchés. Et puis Achille, fils de Thétis aux beaux
cheveux, Achille ne combat pas. Il reste près de ses nefs à
cuver un cruel dépit. »
Ainsi, du haut de l'Acropole, parle le dieu terrible. Mais
les Achéens, pour les exciter, ont la fille de Zeus, la
glorieuse Tritogénie, qui va et vient à travers la mêlée,
partout où elle voit un guerrier mollir.
Lors le destin prend dans sa trame Diôrès, fils
d'Amaryncée. Il vient d'être atteint d'un caillou rugueux,
près du talon, à la jambe droite. Celui qui l'a atteint, c'est
le chef des Thraces, Pirôs, l'Imbraside, arrivé d'Enos. La
pierre implacable a entièrement broyé les deux tendons et
les os. L'homme choit dans la poussière, sur le dos,
tendant les deux bras vers les siens, expirant. Son
vainqueur, Pirôs, accourt et, de sa lance, le frappe tout
près du nombril ; ses entrailles s'épandent toutes à terre, et
l'ombre couvre ses yeux.
Mais alors, sur Pirôs, Thoas l'Etolien s'élance et, de sa
pique, le frappe à la poitrine, au-dessus du sein, et le
bronze va se planter dans le poumon. Thoas s'approche et,
de la poitrine, retire la puissante lance; puis, dégainant
l'épée aiguë, il frappe Pirôs en plein milieu du ventre et lui
ravit le souffle. Mais il ne peut lui enlever ses armes : les
compagnons du mort, les Thraces, aux cheveux en touffe
108 Iliade, IV, 533-544
sur le crâne, aussitôt l'entourent, ayant en main leurs
longues javelines, et, quelque grand et fier et superbe qu'il
soit, le repoussent. Ebranlé, il recule. Ainsi tous deux,
dans la poussière, côte à côte sont étendus : chef des
Thraces et chef des Epéens à la cotte de bronze! Autour
d'eux, par centaines, les autres se massacrent.
Alors il n'aurait plus rien eu à critiquer dans l'action,
l'homme qui, sans être encore atteint ni meurtri par le
bronze aigu, serait venu à ce moment circuler en pleine
bataille, et que Pallas Athéné eût pris et conduit par la
main, en détournant de lui l'élan des traits : c'est par
centaines qu'en ce jour, Troyens et Achéens, le front dans
la poussière, côte à côte étaient étendus !
CHANT V

Alors c'est à Diomède, au fils de Tydée, que Pallas


Athéné donne cette fois la fougue et l'audace. Elle veut
qu'il se distingue entre tous les Argiens et remporte une
noble gloire. Sur son casque et son bouclier elle allume un
feu vivace. On dirait l'astre de l'arrière-saison, qui
resplendit d'un éclat sans rival, quand il sort de son bain
dans les eaux d'Océan. Tout pareil est le feu que Pallas lui
allume sur le chef et sur les épaules. Elle le lance ensuite
au coeur de la bataille, au point où les gens sont le plus
nombreux à se bousculer.
Il est chez les Troyens un prêtre d'Héphaestos, Darès,
opulent, sans reproche. Il a deux fils, Phégée, Idée, bien
instruits à tous les combats. Ils se détachent des lignes et
s'élancent à la rencontre du héros. Ils attaquent, eux, sur
leur char ; lui, sur le sol, à pied. Ils marchent ainsi les uns
contre les autres et entrent en contact. Le premier, Phégée
lance sa longue javeline. Mais la pointe de l'arme, filant
par-dessus son épaule gauche, n'atteint pas le fils de
Tydée, qui, à son tour, attaque, bronze au poing; et ce
n'est pas un vain trait qui lors s'échappe de sa main : il
atteint Phégée en pleine poitrine, entre les mamelles, et le
renverse de son char. Idée, d'un bond, est à terre, laissant
là le char magnifique; mais ensuite il n'a pas le coeur de
monter la garde autour du corps de son frère. Aussi bien
n'eût-il pas lui-même échappé au noir trépas, sans
Héphaestos, qui, à ce moment, lui sauva la vie, en
110 Iliade, V, 23-58
l'enveloppant de ténèbres, et voulut épargner un deuil
total au vieux. Le fils de Tydée magnanime pousse alors
l'attelage hors de ses traits et le donne à ses camarades,
pour qu'ils l'emmènent aux nefs creuses.
Dès que les Troyens magnanimes voient les deux fils de
Darès, l'un, il est vrai, hors de danger, mais l'autre tué
près de son char, leur coeur, à tous, s'émeut. Lors Athéné
aux yeux pers prend la main de l'ardent Arès et lui adresse
ces mots :
« Arès, Arès, fléau des hommes, buveur de sang,
assailleur de remparts ! ne pourrions-nous laisser Troyens
et Achéens combattre à qui Zeus Père offrira la gloire,
tandis que, nous deux, nous nous éloignerions et éviterions
le courroux de Zeus ? »
Elle dit, et, emmenant l'ardent Arès loin du combat,
elle le fait asseoir sur les bords herbeux du Scamandre.
Les Troyens aussitôt plient sous les Danaens. Chacun des
chefs fait sa proie d'un guerrier. Le tout premier,
Agamemnon, protecteur de son peuple, jette à bas de son
char le grand Odios, le chef des Alizones, le premier aussi
qui ait tourné bride. Il lui plante sa pique au dos, entre les
épaules, et lui transperce la poitrine. L'homme tombe
avec fracas, et ses armes sonnent sur lui.
Idoménée abat Pheste, fils de Bôre le Méonien. Il est
venu de Tarne au sol fertile. L'illustre guerrier, Idomé-
née, de sa longue lance, le pique à l'épaule droite, au
moment même où il s'apprête à escalader son char.
L'homme croule de son char, et l'ombre horrible le saisit.
Et, tandis que les écuyers d'Idoménée s'occupent à le
dépouiller, le fils de Strophios si habile à la chasse,
Scamandrios, devient la proie de l'Atride Ménélas et de sa
javeline aiguë. C'est un vaillant chasseur, qu'Artémis elle-
même a instruit à frapper les multiples gibiers que la forêt
nourrit sur les montagnes. Mais Artémis la Sagittaire ne
lui sert de rien aujourd'hui, pas plus que l'art du lancer,
auquel il excellait naguère. L'Atride Ménélas, l'illustre
guerrier, alors qu'il fuit devant lui, le frappe de sa pique,
au dos, entre les épaules, et lui transperce la poitrine.
L'homme croule, front en avant, et ses armes sonnent sur
lui.
Iliade, V, 59-94 111
Mérion abat Phérècle, fils de Tecton, lui-même fils
d'Harmon, dont les mains savaient faire des chefs-d'oeuvre
de toute espèce : Pallas Athéné l'avait entre tous pris en
affection. C'est lui qui justement avait, pour Alexandre,
construit les bonnes nefs, cause de tant de maux, fléau
pour tous les Troyens — fléau pour lui-même, qui ne
savait rien des décrets des dieux! Mérion, qui le poursui-
vait, le rejoint et le frappe à la fesse droite. La pointe se
fraie un chemin tout droit, par la vessie, sous l'os.
L'homme croule, gémissant, sur les genoux, et la mort
l'enveloppe.
Mégès tue Pédée, le fils d'Anténor. Ce n'est qu'un
bâtard mais que Théanô la divine a élevé avec grand soin
tout comme ses enfants pour plaire à son époux. Le fils de
Phylée, illustre guerrier, s'approche, et de sa lance aiguë,
le frappe à la tête, du côté de la nuque. Le bronze passe
droit à travers les dents et coupe la racine de la langue.
L'homme croule dans la poussière, et ses dents se ferment
sur le bronze froid.
Eurypyle, fils d'Evémon, tue le divin Hypsénor, fils du
bouillant Dolopion, jadis prêtre du Scamandre, et par le
peuple honoré comme un dieu. Comme il fuit devant lui,
Eurypyle, le glorieux fils d'Evémon, s'élance à sa pour-
suite et, de sa courte épée, le frappant à l'épaule, tranche
le bras pesant. Le bras tombe à terre, sanglant, et dans les
yeux de l'homme entrent en maîtres la mort rouge et
l'impérieux destin.
C'est ainsi qu'on besogne dans la mêlée brutale ; et, du
fils de Tydée, vous ne pourriez savoir dans lequel des
deux camps est sa place, s'il a partie liée avec les Troyens
ou les Achéens. Il va, furieux, par la plaine, pareil au
fleuve débordé, grossi des pluies d'orage, dont les eaux ont
tôt fait de renverser toute levée de terre. Les levées
formant digue ne l'arrêtent pas plus que les clôtures des
vergers florissants, quand il arrive tout à coup, aux jours
où la pluie de Zeus s'abat lourdement sur la terre. Partout,
sous lui, s'écroule le bon travail des gars. Ainsi sont
bousculés, sous le choc du fils de Tydée, les bataillons
compacts des Troyens, et, pour nombreux qu'ils soient,
devant lui ils ne tiennent pas.
112 Iliade, V, 95-130
Mais l'illustre fils de Lycaon l'a vu, allant, furieux, ainsi
par la plaine, et devant lui bousculant les bataillons.
Contre le fils de Tydée, vite, il tend son arc recourbé, et il
le frappe, en plein élan, à l'épaule droite, au plastron de sa
cuirasse. La flèche amère poursuit son vol au travers, se
frayant tout droit sa route; la cuirasse est toute aspergée
de sang. Sur quoi, à grande voix, le glorieux fils de Lycaon
s'exclame :
« Or, sus! Troyens magnanimes, piqueurs de cavales. Il
est touché, le plus brave des Achéens, et je prétends, moi,
qu'il ne tiendra pas bien longtemps sous mon trait
puissant, si c'est vraiment le seigneur fils de Zeus qui m'a
mis en route, le jour où je suis parti de Lycie. »
Il dit, triomphant; mais le trait rapide n'a pas maîtrisé
Diomède : il recule et fait halte devant ses chevaux et son
char, pour dire à Sthénélos, le fils de Capanée :
Sus donc! descends du char, doux fils de Capanée : il
s'agit de me tirer un trait amer de l'épaule. »
Il dit, et Sthénélos saute du char à terre; il s'approche
et, de l'épaule, il lui tire le trait rapide, dans le sens où il
est entré; le sang gicle à travers la souple tunique. Et
Diomède au puissant cri de guerre alors prie en ces
termes :
Entends-moi, fille de Zeus qui tient l'égide, Infati-
gable! si jamais, clémente à mon père, tu l'assistas au
combat meurtrier, aujourd'hui, à mon tour, aime-moi,
Athéné! Accorde-moi de tuer cet homme et, pour ce, fais
qu'il vienne sous le jet de ma lance, lui qui m'a touché le
premier, qui en triomphe et qui prétend que je ne dois
plus longtemps voir le brillant éclat du soleil. »
Il dit; Pallas Athéné entend sa prière. Elle assouplit ses
membres, ses jambes d'abord, puis, plus haut, ses bras;
après quoi, elle s'approche et lui dit ces mots ailés :
Maintenant combats sans crainte les Troyens, Dio-
mède; je mets en ta poitrine la fougue de ton père, cette
fougue intrépide qu'en brandissant son bouclier montrait
Tydée, le bon meneur de chars. J'écarte aussi de tes yeux
le nuage qui jusqu'ici les recouvrait. Tu sauras de la sorte
distinguer un dieu d'un homme. Si quelque dieu dès lors
te vient ici tâter, garde-toi de combattre en face les
Iliade, V, 130-165 113
divinités immortelles — sauf une : si la fille de Zeus, si
Aphrodite entre dans la bataille, elle, frappe-la de ton
bronze aigu. »
Ainsi dit — puis s'en va — Athéné aux yeux pers; et le
fils de Tydée retourne se mêler aux champions hors des
lignes. Son ardeur était déjà grande à lutter contre les
Troyens; mais, de cette heure, une fougue trois fois égale
a pris possession de lui. On dirait un lion qu'un berger,
aux champs, veillant sur des brebis laineuses, a blessé, à
l'instant même où il sautait dans l'enclos. Au lieu de le
maîtriser, le berger n'a fait qu'exciter sa force. Il renonce
alors à la lutte; il plonge dans sa cabane, et ses bêtes
abandonnées fuient. Elles sont là, qui se serrent, épandues
par tas, sur le sol, tandis que le fauve en fureur bondit
hors de l'enclos profond. C'est avec une fureur pareille
que Diomède le Fort va se mêler aux Troyens.
Alors il fait sa proie d'Astynoos et d'Hypeiron, pasteur
d'hommes. Il touche le premier de sa lance de bronze, au-
dessus de la mamelle, l'autre de sa grande épée, tout près
de l'épaule, à la clavicule, et le coup sépare l'épaule de la
nuque et du dos. Puis il les laisse là et part sur la piste
d'Abas et Polyidos, les fils d'Eurydamas, le vieil interprète
des songes. Mais le jour où ils sont partis, le vieux n'a pas
pour eux interprété les songes : Diomède le Fort les lui
tue tous les deux. Il marche ensuite sur Xanthe et sur
Thoôn, les fils de Phénops, tendrement choyés tous les
deux. La triste vieillesse l'accable; il n'a donné le jour à
aucun autre fils qu'il puisse laisser sur ses biens. Et voici
que Diomède les lui tue, arrache à tous deux la vie, et ne
laisse à leur père que plaintes et tristes chagrins. Phénops
ne les accueillera pas, rentrant vivants du combat, et ce
sont des collatéraux qui vont se partager ses biens.
Puis il s'en prend à deux fils de Priam le Dardanide,
montés tous deux sur un seul char, Echemmon,
Chromios. Comme un lion saute sur un troupeau et rompt le
col d'une vache, ou d'une génisse, qui broutait dans un
taillis, ainsi le fils de Tydée les contraint à quitter,
piteusement et malgré eux, leur char, puis les dépouille de
leurs armes. Leurs chevaux, il les donne à ses camarades
pour qu'ils les poussent vers les nefs.
114 Iliade, V, 166-202
Quand Enée le voit ainsi porter ses ravages aux rangs
des guerriers, il part à travers la bataille et le fracas des
javelines, en quête de Pandare égal aux dieux : où le
trouver? Et, quand il a trouvé le fils de Lycaon, puissant
et sans reproche, devant lui il s'arrête, le regarde et lui
dit :
« Pandare, qu'as-tu fait de ton arc, de tes flèches ailées
et de ton renom? Nul ne te le dispute des gens de cette
terre, et, en Lycie, personne qui se flatte de l'emporter sur
toi. Va, tends les mains vers Zeus; puis décoche ton trait
contre l'homme qui triomphe ici et qui a fait déjà tant de
mal aux Troyens, en rompant les genoux de tant de héros
— à moins que ce ne soit là quelque dieu en courroux
contre les Troyens, qui leur en veut d'un sacrifice omis.
Lourd à porter est le courroux d'un dieu. »
Le glorieux fils de Lycaon réplique :
Enée, bon conseiller des Troyens à cotte de bronze,
tout ce que je vois là me laisse reconnaître le brave fils de
Tydée : je le retrouve à son écu, à son casque, qu'orne un
long cimier, aux coursiers que voient mes yeux. Et,
malgré tout, je ne suis pas bien sûr qu'il ne s'agisse pas
d'un dieu... En tout cas, s'il est l'homme que je pense, le
brave fils de Tydée, ce n'est pas sans l'aide d'un dieu qu'il
montre ici telle fureur. Un Immortel doit être à ses côtés,
les épaules vêtues d'un nuage, et c'est lui qui aura
détourné mon trait rapide, à l'instant qu'il touchait le but.
Mon trait était parti : je l'avais atteint à l'épaule droite,
bien en face, à travers le plastron de sa cuirasse : je croyais
le jeter en pâture à Hadès — et je ne l'ai pas abattu! Il faut
qu'un dieu m'en veuille. Me voici là, sans chevaux, sans
char où monter. Et, cependant, dans le palais de Lycaon,
j'ai onze beaux chars, frais bâtis, tout neufs, avec de larges
housses déployées sur eux. Chacun a près de lui un couple
de cavales paissant l'orge blanche et l'épeautre. Avec
quelle insistance, en son manoir solide, Lycaon, le vieux
guerrier, me le recommandait à l'heure du départ : que je
fusse toujours monté sur un char muni de bons chevaux,
pour guider les Troyens dans les mêlées brutales! Et je ne
l'ai pas cru : comme cela eût mieux valu pourtant ! Mais je
voulais épargner mes chevaux ; j'ai eu peur qu'ils n'aient à
Iliade, V, 203-236 115
souffrir de la faim, dans une ville soumise à un blocus,
habitués qu'ils étaient à manger largement. Je les ai
laissés, là, je suis venu à Ilion en fantassin; en mon arc
seul j'ai mis ma confiance. Il ne devait guère me servir, je
le vois. J'ai déjà décoché mon trait sur deux héros, le fils
de Tydée et le fils d'Atrée; ma flèche a, de tous deux, fait
jaillir de vrai sang — et je n'ai su que les exciter
davantage! Point de doute, c'est pour mon malheur que
j'ai de son clou détaché cet arc recourbé, le jour où j'ai pris
la route de l'aimable Ilion, à la tête de mes Troyens, pour
plaire au divin Hector. Ah! que seulement je rentre un
jour chez moi, que, de mes yeux, je revoie ma patrie, mon
épouse, ma vaste et haute demeure, et je veux que ce
même jour, un autre me tranche la tête, si, cet arc-là, je ne
le jette pas au feu flamboyant, après l'avoir brisé de mes
propres mains, puisqu'il me suit partout, sans m'être bon
à rien. »
Enée, chef des Troyens, le regarde et lui dit :
« Ne parle pas ainsi. A tout cela il n'est qu'un seul
remède : marcher tous deux ouvertement contre cet
homme, avec mon char et mes chevaux, et le tâter les
armes à la main. Allons ! monte sur mon char. Tu verras
ce que valent les chevaux de Très et comme ils savent par
la plaine, en tous sens et vite, poursuivre aussi bien que
fuir. Ils sauront aussi nous ramener tous les deux vers la
ville, si Zeus octroie encore la gloire à Diomède, fils de
Tydée. Allons! sans tarder, prends de moi le fouet, les
rênes brillantes, et je descendrai du char pour combattre.
Ou bien reçois le choc de l'homme, tandis que moi, je
m'occuperai des chevaux. »
Le glorieux fils de Lycaon réplique :
« Enée, prends les rênes toi-même et conduis tes
chevaux : ils écouteront mieux leur guide habituel, au
moment d'emporter le char recourbé, s'il nous faut une
fois de plus fuir devant le fils de Tydée. Je crains, sans
cela, qu'ils ne prennent peur et ne nous servent à rien,
parce qu'ils se refuseront à nous porter hors du combat,
attendant en vain le son de ta voix, et qu'alors le fils de
Tydée magnanime, fondant sur nous, ne nous massacre
tous les deux ét n'emmène nos chevaux aux sabots
116 Iliade, V, 236-273
massifs. Conduis plutôt toi-même ton char et tes che-
vaux : je recevrai, moi, l'attaque de l'homme avec sa
javeline aiguë. »
Ces mots dits, ils montent sur le char scintillant et,
pleins d'ardeur, vers le fils de Tydée dirigent leurs
chevaux rapides. Le glorieux fils de Capanée, Sthénélos,
les voit, et au fils de Tydée, vite, il dit ces mots ailés :
« Fils de Tydée, Diomède cher à mon coeur, je vois
deux forts guerriers avides de lutter contre toi. Leur force
est sans limites. L'un est expert à l'arc : c'est Pandare, qui
se flatte aussi d'être le fils de Lycaon. L'autre, Enée, se
flatte à la fois d'être né d'Anchise, héros sans reproche, et
d'avoir pour mère Aphrodite. Crois-moi, reculons sur
notre char, et ne te lance pas ainsi en furieux parmi les
champions hors des lignes, si tu ne veux perdre la vie. »
Diomède le Fort sur lui lève un oeil sombre et dit :
« Ne parle pas de fuir : aussi bien j'imagine que je ne
t'écouterai pas. Il n'est pas de mon sang de combattre en
se dérobant, encore moins de se terrer; ma fougue est
toujours intacte. Mais je répugne à monter sur un char.
Non, non, j'irai à eux ainsi, comme je suis : Pallas Athéné
m'interdit la peur. Et ce ne sont pas eux que leurs chevaux
rapides ramèneront tous les deux à l'arrière, hors de notre
atteinte, en admettant même qu'un deux arrive à fuir. —
Mais j'ai encore quelque chose à te dire : mets-le-toi bien
en tête. Si la vigilante Athéné m'octroie la gloire de les
tuer tous les deux, toi, retiens en place nos chevaux
rapides, en accrochant les rênes à la rampe du siège; mais
n'oublie pas ensuite de sauter sur ceux d'Enée, ni de les
pousser, bien loin des Troyens, vers les Achéens aux
bonnes jambières. Leur race est celle dont Zeus, le dieu à
la grande voix, donna jadis les rejetons à Trôs en rançon
de son Ganymède, parce que c'était celle des meilleurs
coursiers qui soient sous l'aube et le soleil. De ce sang-là,
Anchise, protecteur de son peuple, a su dérober un peu : à
l'insu de Laomédon, il a fait saillir ses juments par eux.
Six poulains lui en sont nés dans son manoir : il en garde
pour lui quatre, qu'il a nourris à la crèche ; il a donné à
Enée les deux autres ; ce sont des maîtres de déroute. S'en
emparer serait pour nous conquérir une noble gloire. »
Iliade, V, 274-308 117
Tels sont les propos qu'ils échangent. Les autres
cependant s'approchent, pressant leurs chevaux rapides;
et, le premier, le glorieux fils de Lycaon prend la parole en
ces termes :
« Brave au coeur brutal, fils de l'illustre Tydée! mon
trait rapide, flèche amère, ne t'a donc pas abattu? Eh
bien! cette fois, je te tâterai de ma pique; nous verrons si
je te touche. »
Il dit, et, brandissant sa longue javeline, il la lance
contre le fils de Tydée et l'atteint à son bouclier. La pointe
de bronze, en son vol, le traverse et vient tout près de la
cuirasse. Sur quoi, à grande voix, le glorieux fils de
Lycaon s'exclame :
« Tu es blessé au flanc de part en part. J'imagine que tu
ne tiendras pas longtemps désormais ; et tu m'auras donné
une immense gloire. »
Diomède le Fort, sans frémir, répond :
Tu m'as manqué, au lieu de me toucher. J'imagine,
moi, que vous n'en resterez pas là, sans que l'un de vous
aille à terre et rassasie de son sang Arès, l'endurant
guerrier. »
Il dit et lance son trait : Athéné le dirige vers le nez, à
côté de Il passe les dents blanches : le bronze
impitoyable tranche la base de la langue, et la pointe en
ressort au plus bas du menton. Il croule de son char, et ses
armes sonnent sur lui — étincelantes, resplendissantes.
Ses cavales rapides font un écart d'effroi; il reste, lui, sur
place, sa vie, sa fougue brisées.
Enée saute à terre, avec sa longue pique et son bouclier.
La terreur le prend que les Achéens ne lui viennent tirer le
cadavre, et il se place à ses côtés, pour le défendre. On
dirait un lion qui s'assure en sa force. Il tient sa lance en
avant ainsi que son écu bien équilibré, avide de tuer qui
marchera sur lui et poussant des cris effroyables. Alors le
fils de Tydée, dans sa main, prend une pierre. L'exploit
est merveilleux : deux hommes, deux hommes d'aujour-
d'hui, ne la porteraient pas. Il la brandit, lui, seul, et sans
effort. Il en frappe Enée à la hanche, à l'endroit où la
cuisse tourne dans la hanche et qu'on nomme u cotyle ». Il
lui broie le cotyle et lui brise les deux tendons ; la pierre
118 Iliade, V, 308-345
rugueuse déchire la peau; et le héros est là, écroulé, à
genoux, s'appuyant au sol de sa forte main; une nuit
sombre enveloppe ses yeux.
Il eût péri alors, Enée, protecteur de son peuple, si la
fille de Zeus ne l'eût vu de son oeil perçant, Aphrodite, sa
mère, qui jadis l'avait conçu aux bras du bouvier Anchise.
Autour de son fils elle épand ses bras blancs ; devant lui,
elle déploie un pan de sa robe éclatante, pour le préserver
des traits : elle redoute tant qu'un Danaen aux prompts
coursiers ne lui vienne enfoncer le bronze en la poitrine et
lui ravir la vie!
Mais, cependant qu'elle cherche à soustraire son fils au
combat, le fils de Capanée n'a garde d'oublier l'ordre qu'il
a reçu de Diomède au puissant cri de guerre : il retient
loin du tumulte ses chevaux aux sabots massifs, il
accroche les rênes à la rampe du siège, il saute sur les
chevaux aux belles crinières d'Enée; il les pousse des rangs
des Troyens vers les Achéens aux bonnes jambières et les
remet à Déipyle, l'ami qu'il prise le plus parmi tous ceux
de son âge, cela parce que son coeur ne connaît qu'hon-
nêtes pensers : à celui-ci de les pousser vers les nefs
creuses. Pour lui, il monte sur le char, il prend les rênes
brillantes, et vite lance ses coursiers aux sabots massifs sur
les pas de Diomède, plein d'ardeur. Mais Diomède, lui,
poursuit Cypris d'un bronze impitoyable. Il la sait déesse
sans force; elle n'est pas de ces divinités qui président aux
combats humains; elle n'est ni Athéné, ni Enyô dévasta-
trice; et, au moment même où, en la suivant à travers la
foule innombrable, il arrive à la rejoindre, le fils de Tydée
magnanime brusquement se fend et, dans un bond,
accompagnant sa javeline aiguë, il la touche à l'extrémité
du bras délicat. L'arme aussitôt va pénétrant la peau à
travers la robe divine, ouvrée des Grâces elles-mêmes, et,
au-dessus du poignet de la déesse, jaillit son sang
immortel : c'est 1' « ichôr », tel qu'il coule aux veines des
divinités bienheureuses : ne mangeant pas le pain, ne
buvant pas le vin aux sombres feux, elles n'ont point de
sang et sont appelées immortelles. Alors, dans un grand
cri, elle laisse choir son fils de ses bras. Phoebos Apollon le
prend dans les siens et lui donne l'abri d'une vapeur
Iliade, V, 345-379 119
sombre, dans la crainte qu'un Danaen aux prompts
coursiers, en le frappant du bronze à la poitrine, ne lui
vienne ravir la vie. Sur quoi, Diomède au puissant cri de
guerre, à grande voix, s'exclame :
« Arrière! fille de Zeus; laisse là combat et carnage.
Ne te suffit-il pas de suborner de faibles femmes?
Prétends-tu encore courir les combats! J'imagine, moi,
que tu frémiras désormais devant tout combat, même à le
savoir livré loin de toi. »
Il dit; elle part, éperdue. Sa peine est terrible. Iris aux
pieds vites comme les vents la prend et l'emmène hors de
la foule. Elle souffre mille douleurs, et sa belle peau
noircit. Elle trouve enfin l'ardent Arès, au repos, à la
gauche du combat ; sa javeline et son char rapide reposent
contre une nuée. Elle croule sur les genoux; instamment
elle implore son frère et lui demande ses coursiers au
frontal d'or :
« Mon bon frère, viens à mon aide et donne-moi tes
coursiers, pour que je regagne l'Olympe, où séjournent les
Immortels. Je souffre trop du coup qu'un mortel vient de
me porter. C'est le fils de Tydée : à cette heure il
combattrait Zeus Père même! »
Elle dit; Arès lui donne ses coursiers au frontal d'or.
Elle monte sur le char, le coeur affligé. Iris monte à ses
côtés, et, prenant les rênes en main, d'un coup de fouet
enlève les chevaux ; ceux-ci, pleins d'ardeur, s'envolent. Ils
ont vite atteint le séjour des dieux, l'Olympe escarpé. Là,
la rapide Iris aux pieds vites comme les vents arrête les
chevaux, les dételle du char et place devant eux leur
céleste pâture. La divine Aphrodite est cependant tombée
aux genoux de sa mère. Dioné serre sa fille dans ses bras,
elle la flatte de la main, elle lui parle, en l'appelant de tous
ses noms :
s Qui des fils du Ciel, mon enfant, t'a ainsi traitée, sans
raison, comme pour te punir d'un méfait notoire? »
Et Aphrodite qui aime les sourires répond :
« C'est le fils de Tydée, le bouillant Diomède, qui vient
de me frapper, parce que je voulais soustraire à la bataille
Enée, mon fils, qui m'est cher entre tous. Ce n'est plus
désormais entre Troyens et Achéens qu'a lieu l'atroce
120 Iliade, V, 379-414
mêlée : les Danaens maintenant font la guerre aux
Immortels! »
Dioné, la toute divine, alors lui répond :
e Subis l'épreuve, enfant ; résigne-toi, quoi qu'il t'en
coûte. Ils sont nombreux chez nous, les maîtres de
l'Olympe, ceux qui, pour des hommes, ont supporté des
épreuves semblables et se sont les uns aux autres infligé de
durs chagrins. Arès a subi la sienne, le jour qu'Otos et
Ephialte le Fort, les fils d'Aloeus, le lièrent d'un lien
brutal. Treize mois enfermé dans une jarre en bronze, il y
eût bel et bien péri, Arès, le dieu insatiable de guerre, si
leur marâtre, la toute belle Eéribée, n'eût avisé Hermès.
Quand celui-ci leur déroba Arès, il était à bout de forces :
ses cruelles chaînes avaient eu raison de lui. — Héré a subi
la sienne, le jour où le rude enfant d'Amphitryon la blessa
au sein droit d'un trait à trois arêtes : une incurable
douleur la saisit aussi ce jour-là. — Et le dieu monstrueux,
Hadès, comme d'autres a subi la sienne, sous la forme
d'un trait rapide, quand le même homme, le fils de Zeus
qui tient l'égide, à Pylos, au milieu des morts, le vint
frapper et livrer aux souffrances. Il s'en fut alors vers le
palais de Zeus, sur le haut Olympe, le coeur en peine, tout
transpercé par les douleurs : la flèche avait pénétré dans
son épaule robuste, et elle inquiétait son coeur. Péon sur
lui répandit des poudres calmantes, et il put le guérir,
parce qu'il n'était pas né mortel. Le misérable! le brutal!
que les méfaits n'effrayaient guère et qui pouvait, avec son
arc, inquiéter les dieux, maîtres de l'Olympe. — Sur toi,
c'est Athéné, la déesse aux yeux pers, qui a déchaîné
l'homme que tu dis. Le pauvre sot! il ne sait pas, ce beau
fils de Tydée, il ne sait pas en son coeur qu'il ne vit pas
longtemps, l'homme qui fait la guerre aux dieux immor-
tels. Ses enfants n'embrassent pas ses genoux, en l'appe-
lant tendrement » père », quand il revient de la bataille et
de l'atroce carnage. Ainsi, que le fils de Tydée, pour fort
qu'il soit, prenne bien garde, s'il ne veut pas qu'un plus
vaillant que toi vienne à le combattre, et qu'Egialée, la
sage fille d'Adraste, aille, avec une longue plainte, tirer de
leur somme tous ses serviteurs, dans le regret d'un
Iliade, V, 414-449 121
légitime époux, du plus brave des Achéens, — Egialée, la
fière femme de Diomède, le dompteur de cavales. »
Elle dit, et, de ses deux mains, elle lui essuie l' « ichôr »
sur le bras. Le bras se cicatrise, les lourdes souffrances
s'apaisent. Mais Athéné et Héré sont là, qui regardent et,
avec des mots mordants, cherchent à exciter Zeus, fils de
Cronos. La déesse aux yeux pers, Athéné, la première,
dit :
« Zeus Père! te fâcheras-tu de ce que je vais te dire?
Point de doute, Cypris aura induit quelque Achéenne à
suivre les Troyens : elle les a pris à cette heure en
prodigieuse affection! C'est en caressant telle ou telle des
Achéennes aux beaux voiles qu'elle aura déchiré cette
main délicate à une agrafe d'or. »
Elle dit; le Père des dieux et des hommes sourit. Il
appelle Aphrodite d'or, il lui dit :
Ce n'est pas à toi, ma fille, qu'ont été données les
oeuvres de guerre. Consacre-toi, pour ta part, aux douces
oeuvres d'hyménée. A toutes celles-là Athéné et l'ardent
Arès veilleront. »
Tels sont les propos qu'ils échangent. Cependant
Diomède au puissant cri de guerre s'élance contre Enée. Il
sait bien qu'Apollon en personne étend son bras sur lui;
mais il n'a pas respect même du dieu puissant : il est
toujours avide d'immoler Enée et de le dépouiller de ses
armes illustres. Par trois fois il s'élance, brûlant de le tuer ;
par trois fois Apollon repousse avec rudesse son écu éclatant.
Une quatrième fois, il bondit, pareil à un .dieu ; mais
Apollon Préservateur, d'une voix terrible, le semonce et
dit :
« Prends garde à toi, fils de Tydée : arrière! et ne
prétends pas égaler tes desseins aux dieux : ce seront
toujours deux races distinctes que celle des dieux immor-
tels et celle des humains qui marchent sur la terre. »
Il dit, et le fils de Tydée rompt un peu en arrière,
évitant la colère de l'archer Apollon. Apollon dépose donc
Enée, à l'écart de la foule, dans la sainte Pergame, où est
bâti son temple ; et, tandis que Létô et Artémis la
Sagittaire, dans le grand sanctuaire, lui rendent force et
gloire, Apollon à l'arc d'argent fabrique un fantôme
122 Iliade, V, 450-487
semblable à Enée, aux armes pareilles, et, autour de ce
fantôme, les Troyens comme les divins Achéens mutuelle-
ment déchirent, autour de leurs poitrines, boucliers de cuir
ronds et rondaches légères. Lors Phoebos Apollon ainsi
parle à l'ardent Arès :
« Arès, Arès, fléau des hommes, buveur de sang,
assailleur de remparts, voudrais-tu pas aller écarter du
combat l'homme que tu vois, le fils de Tydée? A cette
heure il combattrait Zeus Père même. Il a d'abord
approché et blessé Cypris au poignet, puis s'est jeté sur
moi, pareil à un dieu. »
Il dit, et s'assied, lui, au sommet de Pergame, tandis
que le funeste Arès part exciter les rangs troyens, sous les
traits d'Acamas, impétueux chef des Thraces. Aux Pria-
mides issus de Zeus ensuite il ordonne :
« Fils de Priam, le roi issu de Zeus, jusques à quand
laisserez-vous les Achéens tuer votre monde? Attendez-
vous donc qu'ils combattent autour de vos portes solides?
Voici à terre le guerrier que nous honorions à l'égal du
divin Hector, Enée, le fils du magnanime Anchise. Allons!
sauvons de la bagarre notre brave compagnon. »
Il dit, et stimule la fougue et l'ardeur de tous.
A ce moment, Sarpédon, vivement, s'en prend au divin
Hector :
« Hector, où est-elle donc partie la fougue qui fut la
tienne? Tu prétends, n'est-ce pas? tenir la ville, sans
armée, sans alliés, seul, avec tes frères et beaux-frères. De
ceux-ci, pour l'instant, je n'arrive à voir ni à entrevoir
aucun : tous se terrent, comme chiens autour du lion. Et
c'est nous qui nous battons, nous qui ne sommes parmi
vous que des alliés. Je puis bien le dire : je suis un allié
venu d'assez loin. Elle est loin, la Lycie, et les bords de
son Xanthe tourbillonnant. J'ai laissé là ma femme et mon
fils tout enfant, et mes trésors sans nombre dont rêve
l'indigent. Je n'en stimule pas moins la foule de mes
Lyciens, et je brûle moi-même de me battre en combat
singulier. Et pourtant ai-je ici rien à moi, que les Achéens
puissent emporter, emmener? tandis que toi, tu restes là,
sans savoir même donner à tous les tiens l'ordre de tenir
bon pour défendre leurs femmes ! Ah ! j'ai peur que vous
Iliade, V, 487-523 123
ne tombiez aux mailles d'un filet qui ramasse tout et ne
deveniez la proie, le butin de l'ennemi. Je le vois bientôt
saccageant votre belle ville. Mais tout cela, c'est à toi d'y
songer, nuit et jour, de supplier les chefs de tes illustres
alliés, pour qu'ils tiennent sans défaillance, et de te
décharger ainsi d'un dur reproche. »
Ainsi dit Sarpédon. Ces mots mordent Hector au coeur.
Brusquement, de son char, il saute à terre, en armes.
Brandissant ses piques aiguës, il va par l'armée en tous
sens, stimulant chacun au combat, et réveille ainsi l'atroce
mêlée. Les voici qui se retournent et qui font face aux
Achéens. Les Argiens résistent à leur tour et, loin de fuir,
font bloc. Comme on voit, sur les aires saintes, le vent
emporter la balle du blé, les jours où vannent les hommes
et où la blonde Déméter se sert du souffle vif des brises
pour trier le grain de la balle : les tas de paille alors peu à
peu deviennent tout blancs; de même les Achéens
apparaissent le haut du corps tout blanc, sous le tourbillon
de poussière qu'au milieu d'eux les pieds de leurs
chevaux, en frappant le sol, soulèvent vers le ciel de
bronze, cependant que la mêlée recommence et que les
cochers tournent bride. Les combattants alors portent
droit devant eux l'élan de leurs bras. L'ardent Arès
enveloppe la bataille d'une nuit soudaine, afin d'aider les
Troyens. Il va et vient de tous côtés, exécutant les ordres
de Phoebos Apollon, le dieu à l'épée d'or, qui lui enjoint de
réveiller le courage des Troyens, depuis qu'il a vu
s'éloigner Pallas Athéné, protectrice des Danaens, et qui,
de son côté, fait sortir Enée de son riche sanctuaire et met
aussi la fougue au coeur du pasteur d'hommes. Enée
revient parmi les siens. Tous ont grand-joie à le voir
s'avancer vivant et intact, plein de noble ardeur. Mais ils
ne posent aucune question. Une autre tâche l'interdit, le
combat qu'ont éveillé et le dieu à l'arc d'argent, et Arès,
fléau des mortels, et Lutte aux fureurs sans mesure.
Cependant les deux Ajax, Ulysse et Diomède stimulent
les Danaens au combat. Mais ceux-ci déjà, par eux-
mêmes, ne craignent ni les violences ni les poursuites des
Troyens. Ils restent là, pareils à ces nuées que le fils de
Cronos a, un jour de grand calme, suspendues au-dessus
124 Iliade, V, 524-559
de quelque sommet montagneux, et qui demeurent
immobiles, tant que dort l'élan de Borée et des autres
vents violents, dont les souffles sonores toujours, quand ils
se lèvent, dispersent les nuées ombreuses. Tout de même,
les Danaens, loin de fuir, attendent de pied ferme les
Troyens. L'Atride va et vient à travers la foule et
multiplie les encouragements :
« Amis, soyez des hommes; prenez un coeur vaillant.
Faites-vous mutuellement honte dans le cours des mêlées
brutales. Quand les guerriers ont le sens de la honte, il est
parmi eux bien plus de sauvés que de tués. S'ils fuient au
contraire, point de gloire pour eux, point de secours non
plus. »
Il dit, et, vivement, lance sa javeline; et il touche un
champion ennemi, un camarade du magnanime Enée,
Déicoon, fils de Pergase, que les Troyens honorent à l'égal
des fils de Priam, parce qu'il est toujours prompt à se
battre au premier rang. Le roi Agamemnon le touche de
sa pique à son bouclier. Celui-ci n'arrête pas l'arme : le
bronze passe à travers; il déchire le ceinturon et pénètre
dans le bas-ventre. L'homme tombe avec fracas, et ses
armes sonnent sur lui.
Enée, de son côté, fait sa proie de deux braves parmi les
Danaens, les fils de Dioclès, Créthon et Orsiloque. Leur
père habitait la belle cité de Phères et y vivait dans
l'opulence. Il remontait au fleuve Alphée, dont le vaste
flot traverse tout le pays de Pylos. Alphée avait donné le
jour à Ortiloque, seigneur d'un peuple nombreux.
Ortiloque fut père, à son tour, du magnanime Dioclès. De
Dioclès deux jumeaux étaient nés, Créthon et Orsiloque,
experts à tous les combats. A peine arrivés à l'adolescence,
ils ont, sur les nefs noires, suivi les Argiens vers Ilion aux
bons coursiers, afin d'obtenir une récompense aux deux
fils d'Atrée, Ménélas et Agamemnon. La mort, qui tout
achève, les enveloppe là, sur place. On dirait deux lions
qu'au sommet des montagnes leur mère a nourris dans les
fourrés d'un bois profond; pour ravir les boeufs et les gros
moutons, ils vont se ruant sur les étables des hommes,
jusqu'au jour où eux-mêmes, sous les coups des hommes,
sont tués par le bronze aigu. Tout de même, domptés par
Iliade, V, 559-593 125
le bras d'Enée, ils s'abattent à terre, pareils à de hauts
sapins.
Leur chute émeut de pitié Ménélas chéri d'Arès. Il s'en
vient à travers les champions hors des lignes, casqué du
bronze flamboyant, agitant sa javeline. Arès excite sa
fougue, parce qu'il médite sa défaite sous le bras d'Enée.
Mais Antiloque l'a vu, fils du magnanime Nestor, et il
s'en vient aussi à travers les champions hors des lignes. Il
a peur pour le pasteur d'hommes : s'il lui arrivait quelque
chose! et s'il leur faisait de la sorte perdre le plus clair de
leurs peines! L'un contre l'autre, les deux adversaires déjà
lèvent leurs bras et leurs piques aiguës, ardents à
combattre, quand Antiloque se vient mettre tout à côté du
pasteur d'hommes. Alors Enée cède la place, pour
impétueux guerrier qu'il soit, quand il voit côte à côte
deux héros fermes devant lui. Ainsi ils tirent les cadavres
vers les lignes des Achéens; ils mettent les deux malheu-
reux aux mains de leurs camarades; puis ils font volte-
face, pour combattre de nouveau au premier rang.
A ce moment, ils font leur proie de Pylémène, l'égal
d'Arès, chef des Paphlagoniens, guerriers magnanimes.
C'est l'Atride Ménélas, l'illustre guerrier, qui le trouve
dressé devant lui, le frappe de sa pique et l'atteint à la
clavicule. Antiloque, de son côté, frappe son écuyer et
cocher, Mydon, le vaillant fils d'Atymnios. Il faisait
tourner ses chevaux aux sabots massifs : Antiloque, d'une
pierre, l'atteint en plein coude. Les rênes luisantes d'ivoire
tombent de ses mains sur le sol, dans la poussière.
Antiloque alors bondit, l'épée au poing, et le frappe à la
tempe. Il tombe, râlant, du char ouvragé, tête en avant,
dans la poussière, sur le sommet du crâne et les épaules;
et il reste ainsi, tout droit, assez longtemps — car il a
rencontré un sable profond — jusqu'au moment où ses
chevaux le heurtent et l'abattent sur le sol, dans la
poussière. D'un coup de fouet, Antiloque les chasse vers
l'armée des Achéens.
Mais Hector les voit à travers les rangs et court sus à
eux en criant. Les Troyens marchent à sa suite en solides
bataillons. A leur tête sont Arès et la puissante Enyô. Enyô
porte avec elle le tumulte impudent du carnage, tandis
126 Iliade, V, 594-629
qu'Arès, dont les mains agitent une pique gigantesque, va
et vient, tantôt devant, tantôt derrière Hector.
Diomède au puissant cri de guerre à cette vue frissonne.
Tel un homme qui va à travers une vaste plaine soudain
s'arrête, impuissant, devant un fleuve impétueux, qui se
précipite à la mer; dès qu'il le voit écumer en grondant, à
toutes jambes, il rebrousse chemin. Tel le fils de Tydée
recule et dit à ses gens :
« Amis, que nous sommes simples d'admirer le divin
Hector ainsi qu'un combattant, un guerrier intrépide! A
ses côtés toujours un dieu est là, écartant de lui le
malheur... Aujourd'hui, c'est Arès qui se montre à ses
côtés, là-bas, sous l'aspect d'un mortel. Allons! restons
face aux Troyens, mais en reculant peu à peu, et gardez-
vous, dans votre ardeur, d'entrer en lutte franche avec les
dieux. »
Il dit; les Troyens déjà sont tout près. Hector à ce
moment tue deux hommes experts au combat, tous les
deux montés sur un même char. Ménesthe et Anchiale.
Leur chute émeut de pitié le grand Ajax, fils de Télamon;
il vient se placer près des morts et lance sa pique
éclatante; et il frappe Amphios, le fils de Sélague, qui
habite Pèse et est aussi riche d'argent que de blé. Il a fallu
que le Destin l'ait conduit comme allié à Priam et à ses
fils ! Ajax, fils de Télamon, le frappe au ceinturon, et la
longue javeline va se planter dans le bas-ventre. L'homme
tombe avec fracas. L'illustre Ajax accourt ; il le veut
dépouiller de ses armes. Mais les Troyens sur lui
déversent leurs piques aiguës, resplendissantes; son bou-
clier les reçoit par centaines. Néanmoins, il s'avance, met
le pied sur le corps, en retire sa pique de bronze. Il ne peut
faire davantage et enlever les belles armes des épaules : les
traits le pressent trop. Il craint autour du corps une
vigoureuse défense de la part des Troyens altiers, qui,
nombreux et braves, se dressent devant lui, lance au
poing, et, quelque grand et fier et superbe qu'il soit, le
repoussent. Ébranlé, il recule.
C'est ainsi qu'on besogne dans la mêlée brutale. Mais
soudain, c'est Tlépolème, le noble et grand Héraclide, que
l'impérieux Destin fait se dresser juste en face de
Iliade, V, 629-665 127
Sarpédon égal aux dieux. Ils marchent l'un sur l'autre et
entrent en contact, fils et petit-fils de Zeus assembleur des
nuées. Et le premier, Tlépolème, s'adresse à l'autre en ces
termes :
Sarpédon, bon conseiller des Lyciens, quel sort te
contraint donc à te terrer ici, comme un homme qui ne
sait rien du combat ? On ment, quand on te dit descendant
de Zeus porte-égide. Tu es trop au-dessous de ces fameux
héros qui naquirent de Zeus au temps des anciens
hommes. Ils étaient, eux, pareils à ce qu'était, dit-on, mon
père à moi, le puissant Héraclès, aux desseins hardis, au
coeur de lion. Ce fut lui qui vint ici jadis chercher les
chevaux de Laomédon et, avec six nefs seulement et un
petit nombre d'hommes, sut ravager la ville d'Ilion et
vider d'hommes ses rues. Mais toi, ton coeur est lâche et
ton monde périt. J'imagine que tu ne seras pas venu de
Lycie pour être d'un secours quelconque aux Troyens, si
fort que tu sois, et qu'au contraire tu vas, dompté par moi,
passer les portes d'Hadès. »
Sarpédon, chef des Lyciens, alors le regarde et dit :
Tlépolème, si celui dont tu parles a ruiné la sainte
Troie, ce fut pour la folie d'un homme, du superbe
Laomédon, qui à son bienfaiteur fit de méchants
reproches et lui refusa les chevaux pour lesquels il était
venu de si loin. Je prétends, moi, qu'ici-même et par moi,
la mort, le noir trépas te sont préparés, et que, dompté
sous ma lance, tu me vas donner la gloire, en même temps
que ton âme à Hadès aux illustres coursiers. »
Ainsi dit Sarpédon, et Tlépolème aussitôt lève sa pique
de frêne. Les longues javelines jaillissent à la fois de leurs
mains à tous deux. L'un, Sarpédon, atteint l'autre en plein
col, et la pointe s'enfonce de part en part, douloureuse,
tandis qu'une nuit sombre enveloppe ses yeux.
Tlépolème, lui, a frappé Sarpédon, de sa longue pique à la
cuisse gauche : la pointe a passé, furieuse, au travers et
s'est enfoncée dans l'os. Mais son père, cette fois encore,
écarte de lui le malheur.
Sarpédon, égal aux dieux, est porté hors de la bataille
par ses divins compagnons. La longue pique est lourde
qu'il traîne avec lui. Mais il n'est personne qui songe ni
128 Iliade, V, 665-701
qui pense à tirer de sa cuisse la pique de frêne, afin qu'il
puisse mettre le pied à terre. Ils ont trop de hâte : il leur
faut suffire à telle besogne!
Tlépolème, de son côté, est porté hors de la bataille par
les Achéens aux bonnes jambières. Mais le divin Ulysse
l'aperçoit, Ulysse au coeur endurant, et son âme bout.
Lors il balance en son âme et son coeur : se lancera-t-il
plus loin à la poursuite du fils de Zeus Retentissant? ou
arrachera-t-il la vie à de plus nombreux Lyciens? Mais il
n'est pas dans le destin d'Ulysse magnanime de tuer le fier
enfant de Zeus avec le bronze aigu. C'est pourquoi Athéné
tourne son courage vers la foule des Lyciens. Il fait donc
sa proie de Coerane, Alastor, Chromios, — et d'Alcandre,
Halios, Noémon, Prytanis. Et il eût encore, le divin
Ulysse, tué bien d'autres Lyciens, si le grand Hector au
casque étincelant ne l'eût vu de son oeil perçant. Il s'en
vient à travers les champions hors des lignes, casqué du
bronze flamboyant et portant la terreur parmi les
Danaens. A son approche, en revanche, Sarpédon, fils de
Zeus, a grand-joie et lui dit ces mots pitoyables :
Ah ! fils de Priam, ne me laisse pas à terre, proie
offerte aux Danaens; viens à mon secours. Je consens
qu'ensuite la vie m'abandonne dans votre cité, puisque
mon destin, je le vois, n'est pas de rentrer chez moi, dans
la terre de ma patrie, pour la joie de ma femme et de mon
fils tout enfant. »
Il dit; Hector au casque étincelant ne réplique rien,
mais, d'un bond, il le dépasse : il est désireux de repousser
au plus tôt les Argiens et d'arracher la vie à bien d'autres
encore. Sarpédon égal aux dieux cependant est déposé par
ses divins compagnons aux pieds du chêne magnifique de
Zeus qui porte l'égide. Le fier Pélagon lui extrait de la
cuisse la pique de frêne, Pélagon, son bon camarade. Le
souffle l'abandonne; un brouillard s'épand sur ses yeux.
Puis il reprend haleine; le souffle de Borée vient sur lui,
l'enveloppe et ranime son coeur, qui tristement défaille.
Cependant les Argiens, sous la poussée d'Arès et
d'Hector au casque de bronze, ni ne tournent le dos pour
rejoindre les nefs noires, ni ne se portent en avant pour
Iliade, V, 701-739 129
combattre; ils rompent sans arrêt, depuis qu'ils savent
Arès au milieu des Troyens.
Quel est alors le premier, quel est le dernier qu'abattent
Hector, fils de Priam, et Arès de bronze? C'est Teuthras,
égal aux dieux, puis Oreste, aiguillonneur de cavales, puis
Tréchos, bon guerrier d'Etolie, et OEnomaos; puis Hélé-
nos, le fils d'Œnops, Oresbios, au couvre-ventre scintil-
lant, qui vit à Hylé, tout au soin de sa fortune. Riverain du
lac Céphise, il a là pour voisins d'autres Béotiens, vivant
aussi sur ce sol plantureux.
Mais Héré, la déesse aux bras blancs, à ce moment les
aperçoit massacrant les Argiens au cours de la mêlée
brutale. Aussitôt, à Athéné, elle adresse ces mots ailés :
e Et quoi! fille de Zeus qui tient l'égide, Infatigable!
nous aurons à Ménélas fait une promesse vaine, en lui
affirmant qu'il ne s'en retournerait qu'une fois détruite
Ilion aux bonnes murailles, si nous permettons au funeste
Arès de donner ainsi libre cours à sa fureur. Allons!
souvenons-nous, toutes deux aussi, de notre valeur
ardente. »
Elle dit; Athéné, la déesse aux yeux pers, n'a garde de
dire non. Héré examine et équipe ses coursiers au frontal
d'or, Héré, l'auguste déesse, la fille du grand Cronos. De
chacun des côtés du char, Hébé vivement met les roues
recourbées, les roues de bronze à huit rayons, aux deux
bouts de l'essieu de fer. La jante est d'or, inaltérable, mais
par-dessus s'adaptent des cercles de bronze — une
merveille à voir. Des moyeux ronds d'argent se voient des
deux côtés. La caisse est tendue de lanières d'or et
d'argent; une double rampe l'entoure. Un timon d'argent
en sort. A l'extrémité, Hébé attache le beau joug d'or, sur
lequel elle place de belles courroies d'or. Puis Héré amène
sous le joug ses chevaux aux pieds rapides. Elle est avide
de querelle et de huée.
Athéné, cependant, fille de Zeus porte-égide, laisse
couler sur le sol de son père la robe souple et brodée
qu'elle a faite et ouvrée de ses mains. Puis, enfilant la
tunique de Zeus, assembleur de nuées, elle revêt son
armure pour le combat, source de pleurs. Autour de ses
épaules, elle jette l'égide frangée, redoutable, où s'étalent
130 Iliade, V, 739-774
en couronne Déroute, Querelle, Vaillance, Poursuite qui
glace les coeurs, et la tête de Gorgô, l'effroyable monstre,
terrible, affreuse, signe de Zeus porte-égide. Sur son front
elle pose un casque à deux cimiers, à quatre bossettes,
casque d'or, qui s'orne des fantassins de cent cités. Elle
monte enfm sur le char de flamme et saisit sa pique — la
lourde, longue et forte pique sous laquelle elle abat les
rangs des héros contre qui va sa colère de fille du Tout-
Puissant. Alors Héré, vivement, touche du fouet les
chevaux. D'elles-mêmes, les portes gémissent, ces portes
que gardent les Heures, à qui l'entrée est commise de
l'Olympe et du vaste ciel, avec le soin d'écarter ou de
replacer tour à tour une très épaisse nuée. C'est par là
qu'elles font passer l'attelage excité par l'aiguillon. Elles
trouvent le fils de Cronos assis à l'écart, loin des autres,
sur le plus haut sommet de l'Olympe aux cimes sans
nombre. La déesse aux bras blancs, Héré, alors arrête ses
chevaux, et, s'adressant à Zeus suprême, fils de Cronos,
lui demande :
« Zeus Père! n'es-tu donc pas indigné contre Arès de
toutes ces horreurs? Quelle nombreuse et belle troupe il a
détruite aux Achéens! — à tort et à travers : tout lui est
bon. J'en souffre, moi, cependant que Cypris et Apollon à
l'arc d'argent jouissent bien tranquillement du spectacle
de ce fou qu'ils ont déchaîné et qui ne connaît point de loi.
Zeus Père! te fâcheras-tu, si je frappe Arès un peu
rudement, pour le chasser du combat? »
L'assembleur de nuées, Zeus, ainsi lui réplique :
« Eh bien! lance donc sur lui Athéné, la Ramasseuse de
butin. Plus qu'une autre, elle est habituée à le mettre en
contact avec les cruelles douleurs. »
Il dit, et Héré, la déesse aux bras blancs, n'a garde de
dire non. Elle fouette ses chevaux, et ceux-ci, pleins
d'ardeur, s'envolent dans l'étendue qui sépare la terre du
ciel étoilé. Autant d'espace brumeux se laisse embrasser
du regard par l'homme assis sur une guette qui surveille
une mer aux teintes lie-de-vin, autant d'espace est vite
dévoré par les coursiers hennissants des déesses. Ils sont
bientôt dans la plaine de Troie, où coulent deux fleuves, à
l'endroit où confluent les eaux du Simoïs et du Sca-
Iliade, V, 774-810 131

mandre. La déesse aux bras blancs, Héré, arrête ses


chevaux, les dételle du char et répand autour d'eux une
épaisse vapeur. Le Simoïs, pour leur pâture, fait alors
pousser une herbe divine.
Les deux déesses vont ensuite, d'une allure toute
pareille à celle des timides colombes, désireuses de porter
aide aux Argiens. Elles arrivent où sont les combattants les
plus nombreux et les plus braves. Ils sont groupés autour
du puissant Diomède, dompteur de cavales. On dirait des
lions carnassiers, ou bien des sangliers, dont rien n'abat la
force. La déesse aux bras blancs, Héré, alors s'arrête et
pousse un cri; elle a commencé par prendre l'aspect de
Stentor au grand coeur, à la voix de bronze, aussi forte que
celle de cinquante autres réunis :
Honte à vous, Argiens! Ah! les lâches infâmes, sous
leur magnifique apparence ! Aussi longtemps que le divin
Achille hantait les combats, les Troyens ne se montraient
même pas devant les portes Dardaniennes, tant ils
redoutaient sa puissante lance. Et, aujourd'hui, les voilà
qui combattent loin de leur cité, devant nos nefs creuses! »
Elle dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous.
Cependant Athéné, la déesse aux yeux pers, se lance à la
recherche du fils de Tydée. Et elle trouve le héros près de
son char et de son attelage, éventant la blessure que lui a
infligée la flèche de Pandare. La sueur l'épuise, sous le
large baudrier qui soutient son écu rond : ainsi épuisé, il
sent son bras las; il soulève le baudrier, pour essuyer son
sang noir. Lors la déesse met la main sur le joug de son
char et dit :
« Ah! il rappelle peu son père, le fils qu'a engendré

Tydée. Tydée, de taille, était petit, mais c'était un


guerrier. Un jour, je lui défendais de se battre et de faire
éclater sa furie. C'était le jour où, quittant les Achéens, il
était arrivé en messager à Thèbes. Il avait autour de lui
des milliers de Cadméens; je l'engageais à festoyer
tranquillement dans le palais. Mais il avait le coeur brutal,
comme toujours; il défiait les jeunes Cadméens et de tous
aisément triomphait — tant, moi, je lui prêtais d'aide.
Toi, au contraire, je suis à tes côtés, je veille sur toi, je
t'invite franchement à combattre les Troyens : est-ce donc
132 Iliade, V, 811-848
la fatigue du combat bondissant qui pénètre tes membres?
ou est-ce une terreur lâche qui te retient? Alors tu n'es pas
fils du brave fils d'Œnée, tu n'es pas fils de Tydée! »
Diomède le Fort en réponse lui dit :
a Je te reconnais, déesse, fille de Zeus qui tient l'égide.
Je te parlerai donc franchement, sans te rien cacher. Non,
ce n'est pas une terreur lâche qui me retient, ce n'est pas
une hésitation. Je me rappelle seulement les avis que tu
m'as donnés. Tu m'as défendu de combattre en face les
divinités immortelles — sauf une : si la fille de Zeus, si
Aphrodite entrait dans la bataille, elle, je devais la frapper
de mon bronze aigu. Et c'est pourquoi, maintenant, je
recule, c'est pourquoi j'ai donné l'ordre à tous les autres
Argiens de se rallier ici : je reconnais Arès allant en maitre
à travers le combat. »
La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :
« Fils de Tydée, Diomède cher à mon coeur, ne crains
pas plus Arès qu'aucun autre Immortel : tant je puis, moi,
te prêter d'aide. Bien au contraire, mène d'abord droit sur
Arès tes coursiers aux sabots massifs, frappe-le à bout
portant; n'aie point de respect pour l'ardent Arès : c'est
un furieux, le mal incarné, une tête à l'évent ! Il nous
assurait naguère en propres termes, à Héré et à moi, qu'il
combattrait les Troyens, qu'il aiderait les Argiens; et le
voilà au milieu des Troyens : les autres, il les a oubliés! »
Elle dit, et, de la main, tirant Sthénélos en arrière, elle
lui fait vider le char. Il saute à terre prestement, et la
déesse, impatiente, monte sur le siège, à côté du divin
Diomède. Haut et fort, sous son poids, crie l'essieu de
chêne; il porte une si terrible déesse et un tel héros ! Pallas
Athéné prend en main le fouet et les rênes, et, d'abord,
sans retard, mène sur Arès les coursiers aux sabots
massifs. Arès cependant s'emploie à dépouiller l'énorme
Périphas, de beaucoup le plus brave de tous les Etoliens,
l'illustre fils d'Ochésios. Et, tandis qu'ainsi s'emploie Arès
meurtrier, Athéné se coiffe du casque d'Hadès : il ne faut
pas que le puissant Arès la voie.
Mais Arès le fléau des hommes, voit tout à coup le
divin Diomède. Il laisse aussitôt là l'énorme Périphas,
étendu à l'endroit même où il vient, en le frappant, de lui
Iliade, V, 848-886 133
arracher la vie. Il va droit à Diomède, dompteur de
cavales. Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en contact.
Arès, le premier, se fend, par-dessus le joug et les rênes de
l'attelage, avec sa pique de bronze. Il brûle de prendre la
vie du héros. Mais Athéné, la déesse aux yeux pers, de sa
main saisit la pique et la détourne, si bien qu'elle s'envole,
inutile, écartée du char. A son tour, Diomède au puissant
cri de guerre tend le corps en avant, sa pique de bronze à
la main. Et Pallas Athéné l'appuie contre le bas-ventre
d'Arès, à l'endroit même où il boucle son couvre-ventre.
C'est là que Diomède l'atteint et le blesse; il déchire la
belle peau, puis ramène l'arme. Arès de bronze alors
pousse un cri, pareil à celui que lancent au combat neuf ou
dix mille hommes engagés dans la lutte guerrière. Et un
frisson saisit Troyens et Achéens, pris de peur : tant a crié
Arès insatiable de guerre!
Ainsi que des nuages sort une vapeur ténébreuse,
quand, appelé par la chaleur, se lève un vent de tempête,
ainsi sous les yeux de Diomède, fils de Tydée, Arès de
bronze monte avec les nuées vers le vaste ciel. Vite il
atteint le séjour des dieux, l'Olympe escarpé, et va
s'asseoir auprès de Zeus, fils de Cronos, le coeur plein de
chagrin. Il lui montre le sang divin qui coule de sa
blessure et, d'un ton gémissant, lui dit ces mots ailés :
« Zeus Père, n'es-tu donc pas indigné, quand tu vois
toutes ces horreurs ? Sans cesse les dieux que nous
sommes subissent les pires tourments, cela les uns par les
autres, pour plaire aux mortels. Nous sommes tous
révoltés contre toi; tu as donné le jour à une folle
exécrable, qui ne rêve que méfaits. Tous les autres dieux
qui sont dans l'Olympe t'écoutent ; chacun de nous t'est
soumis. Mais à elle tu n'adresses jamais mot ni geste de
blâme ; tu lui lâches la bride, parce que tu lui as tout seul
donné le jour, à cette fille destructrice, qui vient de
déchaîner encore le fils de Tydée, le bouillant Diomède,
en pleine fureur, contre les dieux immortels. Il a d'abord
approché et blessé Cypris au poignet. Ensuite il s'est jeté
sur moi, pareil à un dieu. Mes pieds rapides m'ont
soustrait à lui; sans quoi, je serais là encore à souffrir
134 Iliade, V, 886-909
longtemps mille maux, au milieu d'horribles cadavres, où,
vivant, je me fusse pâmé aux coups du bronze. »
L'assembleur de nuées, Zeus, sur lui lève un oeil sombre
et dit :
Ne viens pas, tête à l'évent, gémir ici à mes pieds. Tu
m'es le plus odieux de tous les Immortels qui habitent
l'Olympe. Ton plaisir toujours, c'est la querelle, la guerre,
et les combats. Ah ! tu as bien l'emportement intolérable,
sans rémission, de ta mère, de cette Héré que j'ai tant de
peine à dompter avec des mots. Aussi, je crois, si tu pâtis,
que tu le dois à ses conseils. Je ne veux pas pourtant te
laisser souffrir davantage : tu es né de moi, c'est pour moi
que ta mère t'a mis au monde. Mais, si tu étais né de
quelque autre dieu, destructeur comme tu l'es, il y a
longtemps que tu serais dans un séjour situé plus bas
encore que celui des fils de Ciel. »
Il dit, et il commande à Péon de le guérir ; et Péon sur
lui répand des poudres calmantes, et il le guérit, parce
qu'il n'est pas né mortel. Comme le suc de figuier fait,
quand on l'agite, cailler le lait blanc et fluide, qui, vite,
prend, sous les yeux de celui qui le tourne, de même, vite,
Péon guérit l'ardent Arès. Après quoi, Hébé le baigne et le
revêt d'élégants vêtements. Il va s'asseoir alors à côté de
Zeus le Cronide, dans l'orgueil de sa gloire.
Au même moment les déesses rentrent au palais de
Zeus, Héré d'Argos et Athéné d'Alalcomènes. Elles ont
mis fin aux tueries d'Arès, fléau des mortels.
CHANT VI

L'atroce mêlée entre les Troyens et les Achéens est


donc laissée à elle-même ; et la bataille alors de pousser
des pointes en tout sens, par-ci, par-là, dans la plaine, tous,
les uns contre les autres, pointant leurs piques de bronze,
entre le Simoïs et le cours du Scamandre.
Le premier, Ajax, fils de Télamon, rempart des
Achéens, enfonce un bataillon troyen et fait luire aux siens
le salut, en frappant un guerrier, le plus brave des
Thraces, le fils d'Eussore, le noble et grand Acamas. Le
premier, il l'atteint au cimier de son casque à crins de
cheval; il lui plante son arme au front; la pointe de bronze
s'enfonce et traverse l'os ; l'ombre couvre ses yeux.
Diomède, au puissant cri de guerre, frappe, lui, Axyle,
le fils de Teuthras, qui habite sa bonne ville d'Arisbé. Il y
vit dans l'opulence; mais les gens l'aiment, parce que sa
demeure est au bord de la route, et qu'à tous il fait
aimable accueil. Personne cependant ne vient s'offrir aux
coups, pour écarter de lui le triste trépas. Diomède prend
les deux vies du maître et de l'écuyer, Calésios, qui en ce
jour conduit son char. Tous deux descendent sous la terre.
Euryale abat Drèse, ainsi qu'Opheltios. Il marche
ensuite sur Esèpe et Pédase, qu'Abarbarée, nymphe des
eaux, a jadis enfantés à Boucolion sans reproche. Bouco-
lion était fils du fameux Laomédon, fils aîné, mais mis au
monde en cachette. par sa mère. Alors qu'il paissait ses
ouailles, il avait partagé le lit et l'amour de la nymphe; et
136 Iliade, VI, 26-63
elle avait conçu de lui et mis au monde deux jumeaux. Le
fils de Mécistée brise leur fougue et leurs membres
brillants ; après quoi, de leurs épaules, il leur enlève leurs
armes.
Le valeureux Polypoetès, lui, tue Astyale, tandis
qu'Ulysse abat Pidytès de Percote sous sa pique de
bronze, et Teucros le divin Arétaon. At dogue, le fils de
Nestor, frappe Ablère de sa pique éclatante, et Agamem-
non, protecteur de son peuple, Elate, qui, sur les bords du
Satnioïs aux belles eaux, habite la haute Pédase. Le héros
Léite fait sa proie de Phylaque qui cherche à s'enfuir ;
Eurypyle tue Mélanthe.
Ménélas au puissant cri de guerre prend Adraste vivant.
Ses chevaux affolés, en courant par la plaine, ont
soudainement buté sur la branche d'un tamaris ; alors,
brisant le char courbe à l'extrémité du timon, ils le laissent
là et partent vers la ville, où les autres déjà s'enfuient,
affolés, tandis que l'homme, lui, roule à bas de son char, à
côté d'une roue, tête en avant, dans la poussière, sur la
bouche. Et voici que de lui s'approche Ménélas, le fils
d'Atrée, sa longue javeline au poing. Adraste lui saisit les
genoux et supplie :
Ah! prends-moi vivant, fils d'Atrée, agrée une hon-
nête rançon. Mon père est riche ; il a chez lui maints
trésors en réserve, bronze et or et fer travaillé. Il en
tirerait, pour te satisfaire, une immense rançon, s'il me
savait en vie près des nefs achéennes. »
Il dit et touche le coeur de Ménélas en sa poitrine. Déjà
il s'apprête à le mettre aux mains de son écuyer, pour qu'il
l'emmène aux nefs des Achéens, quand Agamemnon en
courant vient à lui et d'un ton grondeur lui dit :
« Ah! pauvre ami! ah! Ménélas ! pourquoi tant d'égards
pour ces hommes? As-tu donc eu si fort à te louer des
Troyens à ton foyer? Non, qu'aucun d'eux n'échappe au
gouffre de la mort, à nos bras, pas même le garçon au
ventre de sa mère, pas même le fuyard! Que tous ceux
d'Ilion ensemble disparaissent, sans laisser de deuil ni de
trace! »
Ainsi dit le héros ; le coeur de son frère se laisse
convaincre : l'avis est sage. De la main il repousse le héros
Iliade, VI, 63-96 137
Adraste. Le roi Agamemnon aussitôt le frappe au flanc :
l'homme tombe à la renverse et l'Atride lui met le pied
sur la poitrine, pour tirer sa pique de frêne.
Nestor aux Argiens alors clame à grande voix :
« Héros danaens, serviteurs d'Arès, mes amis ! que
personne maintenant ne reste plus en arrière pour se jeter
sur des dépouilles, afin d'en rapporter le plus possible aux
nefs. Tuons des hommes; après quoi vous pourrez à votre
aise, dans toute la plaine, ravir leurs armes aux cadavres
des morts. »
Il dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous. Alors les
Troyens, à leur tour, sous la poussée des Achéens chéris
d'Arès, seraient remontés jusque dans Ilion, cédant à la
lâcheté, si Hélénos, fils de Priam, de beaucoup le meilleur
des devins, ne s'était approché d'Hector et d'Enée, pour
leur dire :
« Enée, Hector, c'est sur vous avant tous que repose la
tâche des Troyens et des Lyciens, puisqu'en toute
entreprise vous êtes les meilleurs pour combattre et pour
décider : eh bien! faites donc halte ici, sur cette ligne;
puis, afin de retenir vos gens en avant des portes,
parcourez tout votre front, avant qu'ils n'aillent se jeter,
en déroute, dans les bras de leurs femmes et se rendre de
la sorte la risée de nos ennemis. Une fois que vous aurez
stimulé tous les bataillons, nous resterons là, nous autres,
à combattre les Danaens, si recrus de fatigue que nous
puissions être; la nécessité nous en presse. Mais toi,
Hector, pendant ce temps, prends le chemin de la ville et
va parler à notre mère, à tous deux. Qu'elle convoque les
Anciennes dans le temple consacré à Athéné aux yeux
pers, sur l'acropole; qu'elle se fasse, avec les clefs, ouvrir
les portes de la demeure sainte; puis, prenant le voile qui
lui paraîtra le plus beau, le plus grand en son palais, le
voile auquel elle tiendra le plus, qu'elle s'en aille le
déposer sur les genoux d'Athéné aux beaux cheveux. Et
qu'en même temps elle fasse voeu de lui immoler dans son
temple douze génisses d'un an, ignorant encore l'aiguillon,
si elle daigne prendre en pitié notre ville, et les épouses
des Troyens, et leurs fils encore tout enfants, et si elle veut
bien de la sainte Ilion écarter le fils de Tydée, sauvage
138 Iliade, VI, 97-134
guerrier, puissant maître de déroute, que je crois bien
pour ma part le plus fort des Achéens. Nous avions moins
peur d'Achille, le commandeur de guerriers, qu'on dit issu
d'une déesse. Mais celui-là est en pleine fureur, et
personne n'est capable de se mesurer à sa fougue. »
Il dit; Hector n'a garde de dire non à son frère.
Brusquement, de son char, il saute à terre, en armes.
Brandissant ses piques aiguës, il va par l'année en tous
sens, stimulant chacun au combat, et réveille l'atroce
mêlée. Les voici qui font volte-face et tiennent tête aux
Achéens. Les Argiens reculent et s'arrêtent de tuer. Ils se
disent qu'un Immortel descendu du ciel étoilé vient porter
aide aux Troyens, à voir comment ils font volte-face.
Alors Hector, à grande voix, lance un appel aux Troyens :
Bouillants Troyens ! illustres alliés! montrez-vous des
hommes, amis ; rappelez-vous votre valeur ardente. Je
m'en vais, moi, à Ilion parler aux Anciens du Conseil,
ainsi qu'à nos femmes, afin qu'elles supplient les dieux et
leur vouent des hécatombes. »
Ainsi dit — puis s'en va — Hector au casque étincelant,
et, en haut comme en bas, sur sa nuque et sur ses talons,
bat le cuir noir de la bande qui court à l'extrême bord de
son bouclier bombé.
Cependant le fils de Tydée et Glaucos, le fils
d'Hippoloque, se rencontrent entre les lignes, tous deux brûlant de
se battre. Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en
contact ; et Diomède au puissant cri de guerre, le premier,
dit à l'autre :
« Qui donc es-tu, noble héros, parmi les mortels?
Jamais encore je ne t'ai vu dans la bataille où l'homme
acquiert la gloire. Mais ici tu l'emportes, et de loin, sur
tous les autres, puisque ton audace ne recule même pas
devant ma longue javeline. Malheur aux parents dont les
fils osent affronter ma fureur ! Si pourtant tu étais un des
Immortels descendu des cieux, je ne saurais, moi,
combattre les divinités célestes. Lycurgue même, le
puissant fils de Dryas, n'a pas vécu longtemps, du jour
qu'il eut cherché querelle aux divinités célestes. N'avait-il
pas un jour poursuivi les nourrices de Dionysos le
Délirant sur le Nyséion sacré? Toutes alors de jeter leurs
Iliade, VI, 134-169 139
thyrses à terre, devant la hache d'hécatombe dont voulait
les frapper Lycurgue meurtrier, cependant qu'éperdu,
Dionysos plongeait dans le flot marin, où Thétis le reçut,
épouvanté, dans ses bras; tant la peur l'avait pris au ton
grondeur de l'homme! Mais, contre celui-ci, les dieux, qui
vivent dans la joie, alors s'indignèrent; le fils de Cronos en
fit un aveugle ; et, même ainsi, il ne vécut pas longtemps :
il était devenu un objet d'horreur pour tous les Immortels.
Je ne voudrais pas dès lors combattre à mon tour les dieux
bienheureux. Si, par contre, tu n'es qu'un mortel vivant
du fruit de la terre, alors viens plus près, et tu arriveras
plus vite au terme fixé pour ta perte. »
Le glorieux fils d'Hippoloque répond :
« Magnanime fils de Tydée, pourquoi me demander
quelle est ma naissance? Comme naissent les feuilles, ainsi
font les hommes. Les feuilles, tour à tour, c'est le vent qui
les épand sur le sol, et la forêt verdoyante qui les fait
naître, quand se lèvent les jours du printemps. Ainsi des
hommes : une génération naît à l'instant même où une
autre s'efface. Si pourtant tu en veux apprendre davantage
et savoir ma naissance — nombreux déjà sont ceux qui la
connaissent — écoute. Il est une ville, Ephyre, au fond de
l'Argolide, nourricière de cavales. Là vivait Sisyphe,
l'homme entre tous habile, Sisyphe, fils d'Eole. Il eut
pour fils Glaucos. Et Glaucos fut père à son tour de
Bellérophon sans reproche, à qui les dieux accordèrent
ensemble beauté et charmant courage. Mais Proetos en son
âme, un jour, médita son malheur et le chassa de son pays
d'Argos. C'est que Proetos était bien au-dessus de lui :
Zeus l'avait placé sous son sceptre. Or, la femme de
Proetos, la divine Antée, avait conçu un désir furieux de
s'unir à lui dans des amours furtives ; et, comme elle
n'arrivait point à toucher Bellérophon, le brave aux sages
pensers, menteusement elle dit au roi Proetos : « Je te voue
à la mort, Proetos, si tu ne tues Bellérophon, qui voulait
s'unir d'amour à moi, malgré moi. » Elle dit; la colère prit
le roi, à ouïr tel langage. Il recula pourtant devant un
meurtre; son coeur y eut scrupule. Mais il envoya
Bellérophon en Lycie, en lui remettant des signes
funestes. Sur des tablettes repliées il avait tracé maint trait
140 Iliade, VI, 169-205
meurtrier ; il lui donna l'ordre de les montrer à son beau-
père, afm qu'ils fussent sa mort. Bellérophon s'en fut donc
en Lycie, sous la conduite indéfectible des dieux. Dès qu'il
eut atteint la Lycie et les bords du Xanthe, le seigneur de
la vaste Lycie l'honora de grand coeur. Neuf jours durant,
il le reçut en hôte et fit tuer neuf boeufs pour lui. Mais
quand, pour la dixième fois, parut l'Aurore aux doigts de
rose, il l'interrogeait, et demandait à voir le signe qu'il lui
apportait au nom de son gendre Proetos. A peine eut-il en
main le signe funeste envoyé par son gendre, que, pour
commencer, il donna à Bellérophon l'ordre de tuer la
Chimère invincible. Elle était de race, non point humaine,
mais divine : lion par-devant, serpent par-derrière, et
chèvre au milieu, son souffle avait l'effroyable jaillisse-
ment d'une flamme flamboyante. Il sut la tuer pourtant,
en s'assurant aux présages des dieux. Il eut ensuite à se
battre contre les fameux Solymes; et ce fut, pensa-t-il, le
plus rude combat dans lequel il fut jamais engagé parmi
les hommes. En troisième lieu, il massacra les Amazones,
guerrières égales de l'homme. Mais à peine était-il de
retour, que le roi contre lui ourdissait une habile ruse.
Choisissant les guerriers les plus braves qui fussent dans la
vaste Lycie, il les postait en aguet. Mais aucun ne rentra
chez lui : tous furent massacrés par Bellérophon sans
reproche. Le roi comprit alors que c'était là le noble fils
d'un dieu; voulant le retenir, il lui donna sa fille. Il lui
confiait en même temps la moitié de tous ses honneurs
royaux. Les Lyciens, de leur côté, lui taillèrent un
domaine supérieur à tous les autres, aussi propre aux
vergers qu'aux terres à blé. Et le brave Bellérophon vit sa
femme lui mettre au monde trois enfants : Isandre,
Hippoloque et Laodamie. Aux côtés de Laodamie vint
s'étendre le prudent Zeus, et elle donna le jour à un fils
égal aux dieux, Sarpédon au casque de bronze. En
revanche, du jour où Bellérophon eut encouru à son tour
la haine de tous les dieux et où il allait, seul, errant par la
plaine Aléienne, rongeant son coeur et fuyant la route des
hommes, il vit tout ensemble Arès insatiable de guerre lui
immoler son fils Isandre, au cours d'un combat contre les
fameux Solymes, et Artémis aux rênes d'or, dans son
Iliade, VI, 205-240 141
courroux, lui tuer sa fille. Pour moi, c'est Hippoloque qui
m'a donné le jour; c'est de lui que je déclare être né. Et,
en m'envoyant à Troie, avec instance il me recomman-
dait d'être le meilleur partout, de surpasser tous les autres,
de ne pas déshonorer la race de mes aïeux, qui toujours
furent les plus braves, aussi bien à Ephyre que dans la
vaste Lycie. Voilà la race, le sang dont je me flatte d'être
issu. »
Il dit, et Diomède au puissant cri de guerre aussitôt est
en joie. Il enfonce sa javeline dans la terre nourricière, et
au pasteur d'hommes il adresse ces mots apaisants :
« Oui, oui, tu es pour moi un hôte héréditaire, et depuis
longtemps. Le divin OEnée reçut jadis en son manoir ce
Bellérophon sans reproche. Il l'y retint vingt jours, et ils
se firent l'un à l'autre de magnifiques présents. OEnée lui
faisait don d'une ceinture où éclatait la pourpre, et
Bellérophon d'une coupe d'or à deux anses, que j'ai laissée
dans mon palais le jour où j'en suis parti. De Tydée je ne
me souviens pas : j'étais tout petit, quand il me quitta;
c'était le temps où à Thèbes tombaient les hommes
d'Achaïe. Ainsi je suis ton hôte au coeur de l'Argolide, et
tu es le mien en Lycie, le jour où j'irai jusqu'en ce pays.
Évitons dès lors tous les deux la javeline l'un de l'autre,
même au milieu de la presse. J'ai bien d'autres hommes à
tuer parmi les Troyens ou leurs illustres alliés, si un dieu
me les amène et si je les joins moi-même à la course. Et tu
as aussi bien d'autres Achéens à abattre, si tu le peux.
Troquons plutôt nos armes, afin que tous sachent ici que
nous nous flattons d'être des hôtes héréditaires. »
Ayant ainsi parlé, ils sautent de leurs chars, se prennent
les mains, engagent leur foi. Mais, à ce moment-là, Zeus,
fils de Cronos, ravit aussi à Glaucos sa raison, puisqu'en
troquant ses armes avec Diomède, le fils de Tydée, il lui
donne de l'or en échange de bronze — la valeur de cent
boeufs contre celle de neuf!
Hector cependant arrive aux portes Scées et au rempart.
Autour de lui, en courant, épouses et filles des Troyens
viennent l'interroger sur leurs fils ou leurs frères, sur leurs
parents, sur leurs époux. Et lui, de les engager toutes, tour
142 Iliade, VI, 241-277
à tour, à prier les dieux. Combien sont vouées aux
chagrins !
Il arrive enfin devant le palais splendide de Priam, orné
de portiques polis. Là sont cinquante chambres de pierre
polie, bâties à la file, où les fils de Priam dorment aux
côtés de leurs légitimes épouses. De l'autre côté, en face, à
l'intérieur de la cour, sont les chambres des filles, douze
chambres en pierre polie, munies d'un toit en terrasse,
bâties à la file, où les gendres de Priam dorment aux côtés
de leurs dignes épouses. A ce moment vient à lui sa mère
aux dons si doux, allant chez Laodice, la première de ses
filles pour la beauté. Elle lui prend la main, elle lui parle,
en l'appelant de tous ses noms :
Mon enfant, pourquoi donc, quittant le hardi combat,
es-tu venu jusqu'ici? Ah! comme ils vous épuisent, ces fils
des Achéens au nom abhorré, qui combattent autour de
nos murs ! Ton coeur t'aura poussé à venir ici tendre les
mains vers Zeus du haut de l'acropole. Reste là : je te vais
apporter un doux vin : tu en feras d'abord libation à Zeus
Père et aux autres dieux; tu trouveras après, toi-même,
profit à en boire. Un soldat fatigué voit le vin augmenter
grandement son ardeur, et tu t'es fatigué à défendre les
tiens. »
Le grand Hector au casque étincelant répond :
« Ne m'offre pas de doux vin, noble mère, et ne me fais
rien perdre de ma fougue ; je craindrais d'oublier ma
valeur. Et, quant à faire à Zeus libation d'un vin aux
sombres feux avec des mains impures, je n'ose : il n'est
jamais permis d'adresser des prières au Cronide à la nuée
noire, quand on est souillé de sang et de boue. Non, c'est à
toi plutôt d'aller au temple d'Athéné, la Ramasseuse de
butin, avec des offrandes en main, après avoir convoqué
les Anciennes. Puis, prenant le voile qui te paraîtra le plus
beau, le plus grand en ton palais, celui auquel tu tiens le
plus, va-t'en le déposer sur les genoux d'Athéné aux beaux
cheveux. Et, en même temps, fais voeu de lui immoler
dans son temple douze génisses d'un an, ignorant encore
l'aiguillon, afin de voir si elle daignera prendre en pitié
notre ville, et les épouses des Troyens, et leurs fils encore
tout enfants, et si elle voudra de la sainte Ilion écarter le
Iliade, VI, 277-313 143
fils de Tydée, sauvage guerrier, puissant maître de
déroute. Prends donc, toi, le chemin du temple d'Athéné,
la Ramasseuse de butin, tandis que moi, j'irai chercher
Pâris ; je veux l'appeler et voir s'il consent à m'écouter.
Ah! que la terre s'ouvre donc, ici même, sous mes pieds!
L'Olympe a fait en lui grandir un terrible fléau pour les
Troyens, pour Priam magnanime et pour tous ses enfants.
Que seulement je le voie donc descendre, celui-là, dans
l'Hadès, et je croirai que mon coeur a oublié son horrible
détresse! »
Il dit; elle se dirige aussitôt vers le palais et appelle ses
servantes, qui par la ville alors s'en vont convoquer les
Anciennes. Elle-même descend dans la chambre odorante,
où se trouvent les voiles, les voiles à mille broderies,
oeuvre des Sidoniennes qu'Alexandre pareil aux dieux a
ramenées de Sidon, en traversant la vaste mer, au cours
du même voyage dont il a ramené aussi Hélène aux nobles
ancêtres. Hécube en choisit un, pour le porter en offrande
à Athéné. C'est le plus beau, en fait de broderies — le
plus grand aussi; il brille comme un astre. Il est placé tout
au fond, sous les autres. Après quoi, elle se met en route;
les Anciennes, en nombre, s'empressent à sa suite.
A peine ont-elles atteint le temple d'Athéné, au haut de
l'acropole, que les portes leur en sont ouvertes par la jolie
Théanô, fille de Cissès, épouse d'Anténor, le dompteur de
cavales, que les Troyens ont faite prêtresse d'Athéné. Avec
le cri rituel, vers Athéné toutes tendent les bras. La jolie
Théanô prend le voile; elle le met sur les genoux d'Athéné
aux beaux cheveux; puis, suppliante, elle adresse ce voeu à
la fille du grand Zeus :
Puissante Athéné, protectrice de notre ville, ô toute
divine! ah! brise donc la pique de Diomède; fais qu'il
tombe lui-même, front en avant, devant les portes Scées;
et aussitôt, dans ton temple, nous t'offrirons douze
génisses d'un an, ignorant encore l'aiguillon, si tu daignes
prendre en pitié notre ville, et les épouses des Troyens, et
leurs fils encore tout enfants! »
Elle dit; mais à sa prière Pallas Athéné fait non.
Mais tandis que les femmes implorent de la sorte la fille
du grand Zeus, Hector gagne la demeure d'Alexandre, la
144 Iliade, VI, 314-348
belle demeure qu'il a construite lui-même, aidé des
meilleurs charpentiers qu'ait connus en ce temps la
Troade fertile. Ils lui ont bâti chambre, maison et cour
tout près de Priam et d'Hector, en haut de l'acropole; et
c'est là que pénètre Hector aimé de Zeus. Il tient au poing
une pique de onze coudées, dont la pointe de bronze
qu'enserre une virole d'or, projette ses feux devant lui. Il
trouve son frère dans sa chambre, qui fourbit ses armes
splendides — bouclier, cuirasse — et palpe son arc
recourbé. Hélène l'Argienne est assise là, entourée de
captives, ordonnant à ses servantes de magnifiques
ouvrages. Hector, voyant son frère, lors le prend à partie
en termes infamants :
Pauvre fou! il n'est guère beau de se mettre au coeur
pareille colère. Nos gens s'usent à se battre autour de
notre ville et de son haut rempart, et c'est pour toi que la
huée et la bataille flambent autour de cette ville. Tu serais
le premier à chercher querelle à quiconque tu verrais
mollir au féroce combat. Allons debout ! debout ! si tu ne
veux que notre ville bientôt ne se consume dans le feu
dévorant. »
Alexandre pareil aux dieux répond :
Hector, tu as raison de me prendre à partie : c'est de
stricte justice. Eh bien! je parlerai. Mais, toi aussi,
comprends et écoute-moi bien. Si je suis resté à la
chambre, ce n'est pas tant par colère ou dépit à l'égard des
Troyens que par désir de me livrer à ma douleur.
Toutefois, à cette heure, par des mots apaisants, ma
femme m'a touché et ébranlé pour le combat. Et, en fait,
je crois bien moi-même que cela vaudra mieux ainsi : la
victoire change d'hommes. Ainsi donc, attends-moi :
j'enfile seulement mon armure de guerre. — Ou bien
pars : j'irai sur tes pas, et je pense te rejoindre. »
Il dit; Hector au casque étincelant ne lui réplique rien;
c'est Hélène, qui, à Hector, adresse ces douces paroles :
« Pauvre beau-frère ! en moi tu n'as qu'une chienne, et
méchante à glacer le coeur. Ah! pourquoi donc le jour où
m'enfantait ma mère, n'ai-je pas été prise, emportée par
quelque horrible bourrasque sur une montagne, ou dans
un flot de la mer bruissante, un flot qui m'eût enlevée,
Iliade, VI, 348-384 145
avant que tous ces crimes eussent vu le jour? Ou, si les
dieux nous ont réservé ces horreurs, pourquoi du moins
n'ai-je donc pas été la femme d'un brave, capable de sentir
la révolte, les affronts répétés des hommes? Mais celui-là
n'a nul ferme vouloir — il n'en aura jamais — et je crois
bien dès lors qu'il en recueillera le fruit. En attendant,
entre donc, frère, et prends ce siège. C'est toi surtout dont
le coeur est assailli par le souci : et cela, pour la chienne
que je suis, et pour la folie d'Alexandre! Zeus nous a fait
un dur destin, afm que nous soyons plus tard chantés des
hommes à venir. »
Le grand Hector au casque étincelant répond :
« Ne me demande pas de m'asseoir, Hélène, quelque
amitié que tu gardes pour moi; aussi bien ne t'écouterai-je
pas. Mon coeur déjà me presse d'aller porter aide aux
Troyens : ils ont si grand regret de mon absence! Mais,
toi, fais partir celui-ci; puis, vite, qu'il se hâte lui-même,
de manière à me rejoindre avant que j'aie quitté la ville. Je
vais chez moi voir mes serviteurs, et ma femme, et mon
fils encore enfant : puis-je savoir si je leur reviendrai
encore, ou si, dans un instant, les dieux ne vont pas
m'abattre sous les bras des Achéens? »
Ainsi dit — puis s'en va — Hector au casque étincelant.
Vite, il s'en vient à sa bonne demeure. Mais il n'y trouve
pas Andromaque aux bras blancs. Elle n'est plus dans le
palais : elle est allée, avec son fils, avec sa suivante aux
beaux voiles, se poster sur le rempart : elle se lamente, elle
se désole ! Hector ne rencontre donc pas chez elle son
épouse sans reproche; il s'arrête alors sur le seuil et,
s'adressant aux captives, leur dit :
« Allons! captives, dites-moi la vérité : où s'en est donc
allée Andromaque aux bras blancs, en quittant le palais?
Chez mes soeurs aux beaux voiles? ou chez les femmes de
mes frères? Ou bien s'est-elle rendue dans le temple
d'Athéné, où justement d'autres Troyennes aux belles
tresses sont en train d'implorer la terrible déesse? »
Et l'active intendante à son tour lui répond :
Hector, puisque tu m'invites à te dire la vérité, non,
elle ne s'est rendue ni chez tes soeurs aux beaux voiles ni
chez les femmes de tes frères, pas davantage dans le
146 Iliade, VI, 384-423
temple d'Athéné, où justement d'autres Troyennes aux
belles tresses sont en train d'implorer la terrible déesse.
Elle s'en est allée sur le grand rempart d'Ilion, parce
qu'elle a entendu dire que les Troyens étaient à bout de
forces et que c'était maintenant le grand triomphe achéen.
Elle est alors, en hâte, partie pour le rempart, de l'air
d'une folle. La nourrice la suit, qui porte ton fils. »
Ainsi dit l'intendante. Hector sort de la maison, et,
reprenant la même route, dévale par les bonnes rues. Il
traverse ainsi la vaste cité et il arrive aux portes Scées :
c'est par là qu'il doit déboucher dans la plaine, et c'est là
qu'il voit accourir au-devant de lui l'épouse qu'il a jadis
payée de si riches présents, Andromaque, la fille du
magnanime Eétion. Eétion avait sa demeure aux pieds du
Placos forestier, dans Thèbe-sous-le-Placos ; il comman-
dait là aux Ciliciens, et Hector au casque de bronze avait
pris sa fille pour femme. Elle vient donc à sa rencontre, et,
derrière elle, une servante, sur son sein, porte son fils au
tendre coeur, encore tout enfant, le fils chéri d'Hector,
pareil à un bel astre, qu'Hector nomme Scamandrios, et
les autres Astyanax, parce qu'Hector est seul à protéger
Troie. Hector sourit, regardant son fils en silence. Mais
Andromaque près de lui s'arrête, pleurante; elle lui prend
la main, elle lui parle, en l'appelant de tous ses noms :
<4 Pauvre fou! ta fougue te perdra. Et n'as-tu pas pitié
non plus de ton fils si petit, ni de moi, misérable, qui de
toi bientôt serai veuve? Car les Achéens bientôt te tueront,
en se jetant tous ensemble sur toi; et pour moi, alors, si je
ne t'ai plus, mieux vaut descendre sous la terre. Non, plus
pour moi de réconfort, si tu accomplis ton destin, plus
rien que souffrances ! Je n'ai déjà plus de père ni de digne
mère. Mon père a été tué par le divin Achille, le jour qu'il
a détruit la bonne cité des Ciliciens, Thèbe aux hautes
portes. Mais, s'il tua Eétion, du moins, il ne le dépouilla
pas : son coeur y eut scrupule. Il le brûla, au contraire,
avec ses armes ouvragées, puis sur lui répandit la terre
d'un tombeau; et, tout autour, les nymphes des mon-
tagnes, filles de Zeus qui tient l'égide, ont fait pousser des
ormeaux. Dans ma maison, j'avais sept frères, et tous, en
un seul jour, s'en furent chez Hadès, tous abattus par le
Iliade, VI, 423-460 147
divin Achille aux pieds infatigables, près de nos boeufs à la
démarche torse et de nos brebis blanches. Ma mère
même, qui régnait aux pieds du Placos forestier, il
l'emmena ici avec tous nos trésors et ne la délivra qu'après
avoir reçu une immense rançon; mais Artémis la Sagit-
taire la vint frapper au manoir de son père. Hector, tu es
pour moi tout ensemble, un père, une digne mère; pour
moi tu es un frère autant qu'un jeune époux. Allons! cette
fois, aie pitié; demeure ici sur le rempart; non, ne fais ni
de ton fils un orphelin ni de ta femme une veuve. Arrête
donc l'armée près du figuier sauvage, là où la ville est le
plus accessible, le mur le plus facile à emporter. C'est là
que, par trois fois, leurs meilleurs chefs nous sont venus
tâter, les deux Ajax, l'illustre Idoménée; les Atrides, le
vaillant fils de Tydée, soit que quelqu'un le leur ait dit,
bien instruit des arrêts du ciel, soit que leur propre coeur
les pousse et leur commande. »
Le grand Hector au casque étincelant, à son tour, lui
répond :
« Tout cela, autant que toi, j'y songe. Mais aussi j'ai
terriblement honte, en face des Troyens comme des
Troyennes aux robes traînantes, à l'idée de demeurer,
comme un lâche, loin de la bataille. Et mon coeur non plus
ne m'y pousse pas : j'ai appris à être brave en tout temps
et à combattre aux premiers rangs des Troyens, pour
gagner une immense gloire à mon père et à moi-même.
Sans doute, je le sais en mon âme et mon coeur : un jour
viendra où elle périra, la sainte Ilion, et Priam, et le
peuple de Priam à la bonne pique. Mais j'ai moins de
souci de la douleur qui attend les Troyens, ou Hécube
même, ou sire Priam, ou ceux de mes frères qui,
nombreux et braves, pourront tomber dans la poussière
sous les coups de nos ennemis, que de la tienne, alors
qu'un Achéen à la cotte de bronze t'emmènera pleurante,
t'enlevant le jour de la liberté. Peut-être alors, en Argos,
tisseras-tu la toile pour une autre; peut-être porteras-tu
l'eau de la source Messéis ou de l'Hypérée, subissant mille
contraintes, parce qu'un destin brutal pèsera sur toi. Et un
jour on dira, en te voyant pleurer : « C'est la femme
d'Hector, Hector, le premier au combat parmi les
148 Iliade, VI, 461-4%
Troyens dompteurs de cavales, quand on se battait autour
d'Ilion. » Voilà ce qu'on dira, et, pour toi, ce sera une
douleur nouvelle, d'avoir perdu l'homme entre tous
capable d'éloigner de toi le jour de l'esclavage. Ah! que je
meure donc, que la terre sur moi répandue me recouvre
tout entier, avant d'entendre tes cris, de te voir traînée en
servage! »
Ainsi dit l'illustre Hector, et il tend les bras à son fils.
Mais l'enfant se détourne et se rejette en criant sur le sein
de sa nourrice à la belle ceinture : il s'épouvante à l'aspect
de son père; le bronze lui fait peur, et le panache aussi en
crins de cheval, qu'il voit osciller, au sommet du casque,
effrayant. Son père éclate de rire, et sa digne mère.
Aussitôt, de sa tête, l'illustre Hector ôte son casque : il le
dépose, resplendissant, sur le sol. Après quoi, il prend son
fils, et le baise, et le berce en ses bras, et dit, en priant
Zeus et les autres dieux :
Zeus! et vous tous, dieux! permettez que mon fils,
comme moi, se distingue entre les Troyens, qu'il montre
une force égale à la mienne, et qu'il règne, souverain, à
Ilion! Et qu'un jour l'on dise de lui : e II est encore plus
vaillant que son père », quand il rentrera du combat! Qu'il
en rapporte les dépouilles sanglantes d'un ennemi tué, et
que sa mère en ait le coeur en joie! »
Il dit et met son fils dans les bras de sa femme; et elle le
reçoit sur son sein parfumé, avec un rire en pleurs. Son
époux, à la voir, alors a pitié. Il la flatte de la main, il lui
parle, en l'appelant de tous ses noms :
« Pauvre folle! que ton coeur, crois-moi, ne se fasse pas
tel chagrin. Nul mortel ne saurait me jeter en pâture à
Hadès avant l'heure fixée. Je te le dis; il n'est pas
d'homme, lâche ou brave, qui échappe à son destin, du
jour qu'il est né. Allons! rentre au logis, songe à tes
travaux, au métier, à la quenouille, et donne ordre à tes
servantes de vaquer à leur ouvrage. Au combat veilleront
les hommes, tous ceux — et moi le premier — qui sont
nés à Ilion. »
Ainsi dit l'illustre Hector, et il prend son casque à crins
de cheval, tandis que sa femme déjà s'en revient chez elle,
en tournant la tête et en versant de grosses larmes. Elle
Iliade, VI, 497-529 149
arrive bientôt à la bonne demeure d'Hector meurtrier.
Elle y trouve ses servantes en nombre; et, chez toutes, elle
fait monter les sanglots. Toutes sanglotent sur Hector
encore vivant, dans sa propre maison. Elles ne croient plus
désormais qu'il puisse rentrer du combat, en échappant à
la fureur et aux mains des Achéens.
Mais Pâris, pas plus qu'Hector, ne traîne dans son haut
palais. A peine a-t-il vêtu sa glorieuse armure de bronze
scintillant, qu'il s'élance à travers la ville, sûr de ses pieds
agiles. Tel un étalon, trop longtemps retenu en face de la
crèche où on l'a gavé d'orge, soudain rompt son attache et
bruyamment galope dans la plaine, accoutumé qu'il est à
se baigner aux belles eaux d'un fleuve. Il se pavane, il
porte haut la tête; sur ses épaules voltige sa crinière; et,
sûr de sa force éclatante, ses jarrets promptement l'em-
portent vers les lieux familiers où paissent les cavales. De
même Pâris, le fils de Priam, descend du haut de
Pergame, resplendissant comme un soleil dans son
armure, le rire aux lèvres : ses pieds rapides le portent, et
bien vite il rejoint son frère, le divin Hector, à l'instant
qu'il quitte les lieux où il vient de parler tendrement à sa
femme. Et, le premier, Alexandre, pareil aux dieux, lui
dit :
Doux ami, est-ce moi qui traîne et arrête ton élan? Ne
suis-je donc pas là à l'heure voulue, ainsi que tu m'en
priais? »
Hector au casque étincelant répond :
Pauvre fou! il n'est pas d'homme, s'il sait être juste,
qui ravale ton travail au combat : tu es un brave. C'est
bien exprès que tu mollis et te dérobes. Et mon coeur en
moi s'afflige, quand j'entends des outrages à ton adresse
venir de ces Troyens qui, pour toi, ont tant de misères.
Mais allons ! nous réglerons le reste à l'amiable plus tard,
si Zeus nous donne un jour, pour honorer les dieux du ciel
toujours vivants, de dresser dans notre palais un cratère de
délivrance quand nous aurons enfin de la Troade chassé
les Achéens aux bonnes jambières. »
CHANT VII

Ces mots dits, l'illustre Hector s'élance hors des portes ;


avec lui va son frère Alexandre. Tous deux au coeur ont
une égale envie de guerre et de bataille. De même que le
Ciel accorde à des marins le vent qui répond à leurs voeux,
à l'heure où ils sont las de battre encore la mer de leurs
rames polies et où leurs membres sont rompus de fatigue,
tout de même les deux héros apparaissent aux Troyens
comme une réponse à leurs voeux.
Alors chacun saisit sa proie. Pour l'un, c'est le fils de
sire Aréithoos, Ménesthios, habitant d'Arné, né d'Aréi-
thoos, le Porte-Massue, et de Philoméduse aux grands
yeux. Hector, lui, frappe Eionée de sa javeline aiguë, au
cou, en dessous de sa coiffe de bronze, et lui rompt les
membres. Glaucos, fils d'Hippoloque, le chef des Lyciens,
frappe de sa pique, dans la mêlée brutale, Iphinoos le
Dexiade, qui vient de sauter sur son char rapide.
L'homme, atteint à l'épaule, choit de son char à terre, les
membres rompus.
Mais Athéné, la déesse aux yeux pers, à ce moment les
aperçoit massacrant les Argiens parmi la Mêlée brutale.
D'un bond, elle descend des cimes de l'Olympe vers la
sainte Ilion. Apollon vient au-devant d'elle. Il l'a vue du
haut de Pergame, et il veut la victoire des Troyens. Tous
deux s'abordent près du chêne. Sire Apollon, fils de Zeus,
le premier, l'interpelle et dit :
Pourquoi donc encore, fille du grand Zeus, tel
152 Iliade, VII, 25-60
empressement à quitter l'Olympe? à quoi te pousse ton
grand coeur? Tu veux sans doute aux Danaens octroyer
leur revanche en un combat victorieux : les Troyens qui
périssent, eux, ne t'apitoient guère! Mais, si tu m'en crois,
voici qui vaudrait mieux. Pour l'instant — pour aujour-
d'hui — arrêtons combat et carnage. Ils combattront
ensuite de nouveau, jusqu'à l'heure où ils trouveront le
terme fixé aux destins de Troie, puisque c'est là ce qui
plaît à vos coeurs, à vous, les Immortelles : ruiner cette
cité. »
La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :
« Soit! Préservateur. J'avais mêmes pensers en allant de
l'Olympe vers les Troyens et vers les Achéens. Mais dis-
moi comment tu entends arrêter le combat que mènent
ces guerriers. »
Sire Apollon, fils de Zeus, lui répond :
« Excitons la fougue puissante d'Hector, le dompteur
de cavales, afin de voir s'il n'ira pas, tout seul, défier un
des Danaens de lui tenir tête, en luttant avec lui, dans
l'atroce carnage. Alors, se piquant d'honneur, les Achéens
aux jambières de bronze susciteront un champion à leur
tour, pour combattre, seul, le divin Hector. »
Il dit ; la déesse aux yeux pers, Athéné, n'a garde de dire
non. Mais le fils de Priam, Hélénos, en son coeur, a
compris le plan agréé par les dieux en train de consulter.
Il s'approche d'Hector et lui tient ce langage :
« Hector, fils de Priam, que ta pensée égale à Zeus,
voudrais-tu m'en croire? aussi bien suis-je ton frère. Eh
bien! fais donc seoir tous les autres Troyens et tous les
Achéens. Après quoi, défie les plus braves Achéens de te
tenir tête, en luttant avec toi, dans l'atroce carnage. Ton lot
n'est point encore de mourir ni d'accomplir ton destin,
et j'en ai pour garante la voix que j'ai ouïe des dieux
toujours vivants. »
Il dit, et Hector a grand-joie à ouïr ses paroles. Lors il
s'avance entre les lignes, pour contenir les bataillons
troyens de sa javeline tenue à mi-hampe. Et tous de
s'asseoir. Agamemnon, de son côté, fait seoir les Achéens
aux bonnes jambières. Pour Athéné et Apollon à l'arc
d'argent, pareils à des vautours, ils se posent sur le chêne
Iliade, VII, 60-96 153
de Zeus Père qui tient l'égide. Ils entendent jouir du
spectacle des hommes, assis en rangs serrés, où fris-
sonnent écus, casques et javelines. Comme on voit le
Zéphyr, aussitôt qu'il se lève, sur la mer épandre un
frisson, sous lequel s'assombrit le flot, ainsi frissonnent
Achéens et Troyens, assis en rangs dans la plaine. Et
Hector dit aux deux armées :
« Écoutez-moi, Troyens, Achéens aux bonnes jam-
bières, et je vous dirai ce qu'en ma poitrine me dicte mon
coeur. Zeus qui trône dans les hauteurs n'a pas ratifié le
pacte. Sa malveillance à nos deux peuples fixe pour fui
l'heure qui vous verra ou bien prendre Troie aux bonnes
murailles, ou succomber vous-mêmes près de vos nefs
marines. Vous avez parmi vous les preux du camp
panachéen. Eh bien! que celui d'entre eux que son coeur
invite à combattre contre moi vienne ici s'offrir, en
champion de tous contre le divin Hector. Et voici ce que
je déclare — que Zeus nous serve de témoin! Si c'est lui
qui de moi triomphe avec le bronze à longue pointe, qu'il
me dépouille de mes armes et qu'il les emporte aux nefs
creuses; mais qu'il rende mon corps aux miens, afin que
les Troyens et les femmes des Troyens au mort que je serai
donnent sa part de feu. Si c'est moi au contraire qui
triomphe de lui, si Apollon m'octroie la gloire, ses armes,
je l'en dépouillerai, je les emporterai dans la sainte Ilion,
je les suspendrai aux murs du sanctuaire de l'archer
Apollon; mais son cadavre, je l'irai rendre aux nefs aux
bons gaillards, afin que les Achéens chevelus puissent
l'ensevelir et répandre sur lui la terre d'un tombeau, au
bord du large Hellespont; et l'on dira encore, parmi les
hommes à venir, lorsque, avec une nef bien garnie de
rames, on ira sur la mer aux teintes lie-de-vin : « Voilà la
tombe d'un homme mort jadis, d'un « preux que tua
l'illustre Hector. » C'est là ce qu'on dira, et ma gloire
jamais plus ne périra. »
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix. L'hon-
neur défend de refuser, et la crainte d'accepter. Ménélas
enfin se lève pour parler. Il les prend à partie avec des
injures; son coeur terriblement gémit :
« Ah! bravaches! Achéennes — je ne peux plus dire
154 Iliade, VII, 96-133
Achéens! — ce serait bien là, cette fois, une honte
affreuse, affreuse entre toutes, si nul Danaen à cette heure
ne tenait tête à Hector. Mais redevenez donc tous, ici,
terre et eau, vous qui demeurez là, assis et sans courage,
dans votre ignominie! Contre lui, c'est moi qui prendrai
les armes. Mais les termes de la victoire sont arrêtés plus
haut. Chez les dieux immortels. »
Ces mots dits, il se vêt de ses belles armes. Alors,
Ménélas, se serait levé le dernier jour de ta vie, sous les
coups d'Hector — Hector était cent fois plus fort que toi!
— si, sautant sur leurs pieds, les rois des Achéens ne
t'avaient fait violence. Le fils d'Atrée, le puissant prince
Agamemnon, te prend la droite et te parle, en t'appelant
de tous tes noms :
« C'est folie, Ménélas issu de Zeus! et ce n'est pas à toi
que sied telle folie. Résigne-toi, quoi qu'il t'en coûte, et
renonce, pour relever un défi, à combattre plus fort que
toi. Hector le Priamide fait peur à tous les autres. Achille
même s'effraie de l'aborder dans la bataille où l'homme
acquiert la gloire, alors qu'il est pourtant cent fois meilleur
que toi. Va t'asseoir au milieu des tiens. Contre Hector,
les Achéens sauront dresser un autre champion; et, pour
intrépide qu'il soit et insatiable de bataille, je crois qu'il
sera aise de détendre ses membres, s'il échappe au combat
cruel et à l'atroce carnage. »
Ainsi dit le héros; le coeur de son frère se laisse
convaincre : l'avis est sage, et Ménélas l'écoute. Ses
écuyers lui détachent avec joie ses armes des épaules.
Nestor alors se lève et dit aux Argiens :
e Las! le grand deuil qui vient à la terre achéenne! Ah!
comme il gémirait le vieux meneur de chars, le noble
conseiller et orateur des Myrmidons, Pélée, lui qui jadis
prenait tant de plaisir à me poser cent questions dans son
manoir, à m'interroger sur les fils, les rejetons de tous les
Argiens! Ah! s'il apprenait qu'aujourd'hui tous se terrent
à la vue d'Hector! Comme il lèverait les bras vers les
Immortels, afin d'obtenir que son âme, quittant ses
membres, s'en fût plonger aux demeures d'Hadès! Ah!
Zeus Père! Athéné! Apollon! ah! si j'étais encore jeune,
comme aux jours où, aux bords du Céladon rapide, se
Iliade, VII, 134-169 155
livraient bataille ensemble Pyliens et Arcadiens aux
bonnes piques, devant les murs de Pheia, sur les rives du
Jardan. Leur champion, c'était Ereuthalion, mortel égal
aux dieux; et les armes qu'il avait aux épaules, c'étaient
celles mêmes de sire Aréithoos, le divin Aréithoos, que les
hommes et les femmes à la belle ceinture appelaient le
Porte-Massue, parce que ses armes de combat n'étaient
pas plus l'arc que la longue pique, mais une massue de
fer; c'est avec elle qu'il enfonçait les bataillons. Lycurgue
le tua — par ruse, et non par force — dans un chemin
étroit, où sa masse de fer, contre la mort, ne lui fut
d'aucun secours. Lycurgue le prit en traître et l'agrafa de
sa javeline en plein corps. L'autre s'en fut à la renverse
s'écraser contre le sol, et Lycurgue le dépouilla des armes
qu'il devait à Arès de bronze. Depuis lors, il les portait
toujours dans la mêlée guerrière. Mais quand il devint
vieux, au fond de son palais, il en fit alors don à son
écuyer, à Ereuthalion, pour qu'il les portât à son tour.
Revêtu de ces armes, Ereuthalion défiait tous les preux.
Mais ceux-ci tremblaient et craignaient : nul n'osait. Moi
seul, mon coeur patient me poussa à me battre, tant il se
sentait d'assurance; et cependant, pour l'âge, j'étais le plus
jeune de tous. Ce fut donc moi qui combattis; Athéné
m'octroya la gloire. Je tuai le plus grand comme le plus
fort des hommes. Il était immense, étendu inerte, sur un
sol qu'il couvrait de tous les côtés. Ah! si j'étais encore
jeune, si ma vigueur était intacte, il devrait sans retard
affronter le combat, Hector au casque étincelant! Tandis
que vous, vous qui êtes les preux du camp panachéen,
vous n'avez nulle franche envie de répondre au défi
d'Hector. »
Ainsi les querelle le vieux. Mais déjà, ensemble, neuf
hommes se lèvent. Le tout premier, se lève Agamemnon,
protecteur de son peuple. Après lui, le fils de Tydée,
Diomède le Fort; puis les deux Ajax, vêtus de bravoure
ardente; puis Idoménée, et le suivant d'Idoménée,
Mérion, l'émule d'Enyale meurtrier; puis Eurypyle, le
brillant fils d'Evémon; enfin Thoas, fils d'Andrémon, et le
divin Ulysse. Tous sont prêts à se battre contre le divin
156 Iliade, VII, 169-203
Hector. Le vieux meneur de chars, Nestor, lors reprend la
parole et dit :
(4 Maintenant tirez au sort, du premier au dernier, qui
sera choisi. Celui qui le sera servira la cause de tous les
Achéens aux bonnes jambières. Il servira aussi celle de son
coeur, s'il échappe au combat et à l'atroce carnage. »
Il dit; tous, sur leur sort, alors font une marque.
Ensuite ils jettent ces sorts dans le casque d'Agamemnon,
fils d'Atrée. Et les hommes alors de prier, en tendant les
mains vers les dieux; et chacun de dire, les yeux levés au
vaste ciel :
« Ah! Zeus Père! fais qu'Ajax soit choisi, ou le fils de
Tydée, ou le roi même de Mycènes pleine d'or! »
Ainsi disent-ils. Le vieux meneur de chars, Nestor,
secoue les sorts. Un d'eux saute du casque — celui même
qu'ils souhaitent, celui d'Ajax. Lors le héraut le porte, en
allant vers sa droite, par la foule en tout sens et le montre
tour à tour à chacun des preux achéens. Nul ne le
reconnaît, et tous disent non. Mais, lorsqu'en le portant
par la foule en tout sens, il arrive à celui qui y a mis son
signe au moment où il l'a déposé dans le casque, à
l'illustre Ajax, celui-ci tend la main; l'autre s'approche et
y pose le sort; Ajax y voit et reconnaît sa marque, et il se
sent le coeur en liesse. Il jette le sort à ses pieds, par terre,
et déclare :
« Amis, le sort est mien, et j'en ai joie au coeur, car je
crois pouvoir vaincre le divin Hector. Allons! tandis que je
revêts mon armure de guerre, priez, vous autres, sire
Zeus, fils de Cronos, sans ouvrir la bouche, pour vous,
afin que les Troyens ne s'en doutent pas — ou même
ouvertement, puisque, après tout, nous ne craignons
personne. Nul ne me saurait mettre en fuite, par la force,
à son gré et contre le mien — pas davantage par son
savoir : ce n'est pas un novice, j'espère, que Salamine en
moi aura enfanté et nourri. »
Il dit, et tous de prier sire Zeus, fils de Cronos; et
chacun de dire, les yeux levés au vaste ciel :
« Zeus Père! maître de l'Ida, très glorieux, très grand!
donne la victoire à Ajax, fais-lui gagner une éclatante
Iliade, VII, 203-241 157
gloire. Mais si tu aimes Hector et s'il fait ton souci, à tous
deux alors octroie force et gloire égales. »
Ainsi disent-ils. Cependant Ajax s'arme du bronze
éblouissant, et, une fois le corps tout vêtu de ses armes, il
bondit. Ainsi va le monstrueux Arès, quand il part
rejoindre au combat les guerriers que le Cronide a mis aux
prises dans la bataille où se déploie l'ardeur de la querelle
qui dévore les coeurs. Ainsi s'élance le monstrueux Ajax,
rempart des Achéens. Son visage effrayant sourit, cepen-
dant que, sous lui, ses pieds vont par larges enjambées et
qu'il brandit sa longue javeline. A le voir, les Argiens sont
en liesse, tandis qu'une terreur atroce s'insinue dans les
membres de tous les Troyens. Hector même sent son
coeur qui palpite dans sa poitrine. Mais il est trop tard
pour qu'il se dérobe, et, faisant demi-tour, aille se
replonger dans la masse des siens; c'est lui qui a défié au
combat! Ajax alors s'approche, portant son bouclier pareil
à une tour, son bouclier de bronze à sept peaux de boeufs,
que lui a procuré le labeur de Tychios, l'homme habile
entre tous à tailler le cuir, dont la demeure est à Hylé. Cet
écu scintillant, il l'a fait de sept peaux de taureaux bien
nourris, sur lesquelles il a, en huitième lieu, étalé une
plaque de bronze. Ajax, fils de Télamon, le tient devant sa
poitrine, tandis qu'il s'arrête à deux pas d'Hector et, d'un
ton menaçant, lui dit :
« Hector, tu vas cette fois savoir exactement, tout seul,
quels preux on trouve parmi les Achéens, même après
Achille, enfonceur de lignes et coeur de lion. Achille est au
repos au milieu de ses nefs marines, de ses bonnes nefs
recourbées. Il en veut à Agamemnon, pasteur d'hommes,
et il boude. Nous n'en sommes pas moins de taille à
t'affronter, et en nombre pour cela. Va donc, donne le
signal de la lutte et de la bataille. »
Le grand Hector au casque étincelant réplique :
Ajax, divin fils de Télamon, chef guerrier, ne me tâte
pas comme un faible enfant, ou comme une femme,
ignorante du labeur guerrier. Je me connais en combats et
tueries. Je sais mouvoir à droite, à gauche, la peau de boeuf
séchée, mon endurant outil de guerre. Je sais charger dans
la mêlée des chars rapides. Je sais danser, au corps à corps,
158 Iliade, VII, 241-278

la danse du cruel Arès. Mais un homme comme toi, je •le


veux frapper, non point par surprise et en t'épiant, mais
ouvertement, en tâchant de t'atteindre. »
Il dit, et, brandissant sa longue javeline, il la lance et
atteint le terrible écu d'Ajax, à sept peaux, dans sa
dernière couche, la huitième, en bronze. Le bronze
inflexible déchire et traverse ensuite six peaux : la sep-
tième l'arrête. Sur quoi, à son tour, le divin Ajax lance sa
longue javeline et atteint le Priamide à son bouclier bien
rond. La robuste pique pénètre l'écu éclatant, et elle vient
s'enfoncer dans la cuirasse ouvragée. Droit devant elle, le
long du flanc, elle déchire la cotte. Mais Hector ploie le
corps et, de la sorte, échappe au noir trépas. Tous deux
alors, en même temps, avec leurs mains, arrachent les
longues piques et fondent l'un sur l'autre. On dirait des
lions carnassiers, ou bien des sangliers, dont rien n'abat la
force. Le Priamide, de sa lance, touche en plein le
bouclier; mais, au lieu de le rompre, le bronze de la pointe
brusquement se rebrousse. Ajax alors fait un bond et
pique l'écu d'Hector. La lance passe à travers; elle
repousse le guerrier en plein élan; elle lui touche et
entaille le cou, d'où aussitôt bave un sang noir. Mais ce
n'est pas pour autant que s'arrête de combattre Hector au
casque étincelant. Il recule; de sa forte main, il saisit une
pierre, qui se trouve là dans la plaine, noire, rugueuse,
énorme. Il en frappe le terrible écu, à sept peaux, d'Ajax,
sur son centre bombé, en plein milieu; le bronze sonne
tout autour. Sur quoi, Ajax, à son tour, saisit une pierre
bien plus grande encore. Il la soulève, la fait tournoyer et
la lance, en y ajoutant le poids de sa vigueur sans limites.
Il atteint, il enfonce le bouclier sous ce roc lourd comme
une meule, et il fait, de la sorte, trébucher les genoux
d'Hector, qui s'étale à la renverse, tout froissé par son
propre écu. Mais, à l'instant même, Apollon l'a remis
debout. Ils se fussent alors attaqués de près à l'épée, si les
deux hérauts, messagers de Zeus et des hommes, n'étaient
intervenus, l'un au nom des Troyens, l'autre des Achéens
à la cotte de bronze. Talthybios et Idée, deux sages. Entre
eux, ils dressent leurs bâtons, et le héraut Idée aux sages
pensers dit :
Iliade, VII, 279-314 159
« Arrêtez là, enfants, la lutte et la bataille. Vous êtes,
tous les deux, chéris de Zeus, assembleur de nuées; vous
êtes, toutes deux, des guerriers : cela, nous le savons tous.
Mais voici la nuit : la nuit aussi mérite qu'on l'écoute. »
Le fils de Télamon, Ajax, alors réplique :
« Idée, c'est Hector qu'il vous faut, tous les deux,
inviter à parler de la sorte : Hector a défié tous les preux
au combat; qu'il donne le signal. Je suis, moi, tout prêt à
faire ce qu'Hector dira. »
Le grand Hector au casque étincelant réplique :
Ajax, puisque le Ciel t'a octroyé la grandeur et la
force, sans compter la sagesse, et qu'à la javeline tu es le
premier de tous les Achéens, eh bien! pour l'instant —
pour aujourd'hui — arrêtons là le combat, le carnage.
Nous combattrons plus tard, jusqu'au jour où le Ciel nous
départagera et à un de nos deux peuples accordera la
victoire. Voici déjà la nuit : la nuit aussi mérite qu'on
l'écoute. Tu pourras aller près des nefs réjouir tous les
Achéens — tes amis surtout et tes camarades. Moi, dans la
grand-ville de sire Priam, je réjouirai les Troyens comme
les Troyennes aux robes traînantes, qui, pour y porter mes
actions de grâces, pénétreront dans l'assemblée des dieux.
Allons! faisons-nous l'un à l'autre de glorieux présents.
Ainsi chacun dira, chez les Troyens et chez les Achéens :
Tous deux se sont battus pour la querelle qui dévore les
coeurs et se sont séparés après avoir formé un amical
accord. »
Ces mots dits, il donne à l'autre une épée à clous
d'argent, qu'il apporte avec son fourreau et son baudrier
bien taillé, tandis qu'Ajax lui offre une ceinture où éclate
la pourpre. Puis ils se séparent ; l'un se dirige vers l'armée
des Achéens, l'autre s'en va vers la foule des Troyens. Et
ceux-ci ont grand-joie à le voir s'avancer vivant et intact,
échappé à la fougue et aux mains redoutables d'Ajax. Ils le
conduisent à la ville, alors que chacun tout à l'heure
désespérait de son salut. De l'autre côté, c'est Ajax que les
Achéens aux bonnes jambières conduisent, fier de sa
victoire, vers le divin Agamemnon.
A peine sont-ils arrivés dans la baraque de l'Atride,
qu'Agamemnon, protecteur de son peuple, au tout-
160 Iliade, VII, 314-350
puissant fils de Cronos immole un boeuf mâle de cinq ans.
On l'écorche, on le pare, tout entier on le dépèce; puis,
savamment, on le coupe en menus morceaux; on les enfile
sur des broches, on les rôtit avec grand soin; on les tire
enfin tous du feu. L'ouvrage terminé, le banquet apprêté,
on festoie, et les coeurs n'ont pas à se plaindre d'un repas
où tous ont leur part. L'honneur de recevoir les filets
allongés est réservé à Ajax par le héros, fils d'Atrée, le
puissant prince Agamemnon. Puis, quand on a chassé la
soif et l'appétit, le vieux Nestor devance tous les autres, et
commence à ourdir les fils de son projet. Aussi bien était-
ce lui dont l'avis toujours semblait le meilleur. Sagement,
il prend la parole et dit :
« Atride, et vous, preux du camp panachéen, beaucoup
sont morts déjà de nos Achéens chevelus, dont le sang noir
a été répandu par le violent Arès sur les bords du
Scamandre au beau cours, cependant que leurs âmes
descendaient chez Hadès. Il te faut donc, dès l'aube,
arrêter le combat qu'ici mènent les Achéens. Et nous,
rassemblons-nous; avec des boeufs, des mules, charrions
ici nos morts; brûlons-les un peu en avant des nefs, afin
de rapporter, tous tant que nous sommes, leurs cendres à
leurs enfants, chez eux, le jour où nous reviendrons aux
rives de notre patrie. Ensuite, autour du bûcher, répan-
dons assez de terre pour former un tombeau commun; on
prendra pour cela au hasard dans la plaine. Puis, appuyé à
ce tombeau, bâtissons vite un rempart élevé, pour mettre
à l'abri nos nefs et nous-mêmes, et pratiquons-y des
portes bien ajustées, pour qu'on ait à travers un chemin
carrossable. Au-dehors, et tout près, creusons un fossé
profond, qui tiendra loin de nous chevaux et guerriers et
qui empêchera de s'abattre sur nous l'attaque des Troyens
altiers. »
Il dit, tous les rois approuvent. Mais les Troyens aussi
tiennent assemblée sur l'acropole d'Ilion, une assemblée
terriblement houleuse, près des portes de Priam. Le sage
Anténor, le premier, parle à l'assemblée :
« Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens, alliés, et je vous
dirai ce qu'en ma poitrine me dicte mon coeur. Décidons-
nous et rendons aux Atrides, qui l'emmèneront, Hélène
Iliade, VII, 350-387 161
l'Argienne et ses trésors avec elle. Si nous combattons à
cette heure, c'est en violation d'un pacte loyal. Je ne puis
m'attendre à ce que rien de bon sorte pour nous de là et
nous épargne d'en venir où je dis. »
Il dit, et se rassied, et voici que se lève le divin
Alexandre, époux d'Hélène aux beaux cheveux. Il lui
répond avec ces mots ailés :
« Anténor, tu ne tiens plus là un langage qui me plaise.
Tu sais avoir pourtant des idées plus heureuses. Es-tu
sérieux vraiment en parlant de la sorte? Alors les dieux
mêmes t'ont ravi le sens. Eh bien! je parlerai, moi, aux
Troyens dompteurs de cavales. Bien en face, je le déclare :
non, je ne rendrai pas la femme. Les trésors en revanche,
que j'ai pu amener d'Argos dans ma demeure, ceux-là, je
consens à les rendre, tous, — voire en y ajoutant des
miens. »
Il dit, et se rassied; et voici que se lève Priam le
Dardanide, pour le conseil égal aux dieux. Sagement il
prend la parole et dit :
e Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens, alliés, et je vous
dirai ce qu'en ma poitrine me dicte mon coeur. Pour
l'instant, prenez le repas du soir par la ville, comme
d'ordinaire. En même temps, songez à vous garder : que
chacun demeure en éveil. Puis qu'Idée, à l'aube, se rende
aux nefs creuses et qu'il dise aux Atrides, Agamemnon et
Ménélas, ce que leur propose Alexandre, l'auteur même
de cette querelle. Il y ajoutera une offre raisonnable :
veulent-ils arrêter le combat douloureux, jusqu'au
moment où nous aurons brûlé nos morts? Nous combat-
trons ensuite de nouveau, jusqu'à l'heure où le Ciel nous
départagera et à l'un de nos deux peuples accordera la
victoire.»
Il dit, et tous avec entrain d'entendre et d'obéir. Ils
prennent le repas du soir, dans le camp, par unités. Idée, à
l'aube, se rend aux nefs creuses. Il y trouve les Danaens,
servants d'Arès, formés en assemblée auprès de la poupe
du navire d'Agamemnon. Le héraut sonore au milieu
d'eux s'arrête et dit :
« Atride, et vous, preux du camp panachéen! Priam et
les nobles Troyens me donnent l'ordre de vous dire, si
162 Iliade, VII, 387-422
cela peut vous plaire et vous agréer, ce qu'ici vous propose
Alexandre, l'auteur même de cette querelle. Les trésors
qu'il a pu amener à Troie à bord de ses nefs creuses —
que n'est-il mort avant ! — ceux-là, il consent à les rendre,
tous, — voire en y ajoutant des siens. Mais l'épouse
légitime du glorieux Ménélas, il déclare qu'il ne la rendra
pas. — Les Troyens l'y engagent pourtant! On m'ordonne
en outre d'ajouter ceci. Voulez-vous arrêter le combat
douloureux, jusqu'au moment où nous aurons brûlé nos
morts? Nous combattrons ensuite de nouveau, jusqu'à
l'heure où le Ciel nous départagera et à l'un de nos deux
peuples accordera la victoire. »
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix; Diomède
au puissant cri de guerre enfin prend la parole :
e Que personne n'accepte ni les trésors que nous offre
Alexandre ni Hélène. Chacun, et même le plus sot, sait
que, pour les Troyens, le terme de leur perte est déjà
fixé. »
Il dit; les fils des Achéens, d'un même cri, approuvent,
tous ravis du langage tenu par Diomède, le dompteur de
cavales. Le roi Agamemnon alors dit à Idée :
Idée, tu entends toi-même le langage des Achéens, et
comment ils te répondent. C'est bien là aussi mon plaisir.
En revanche, pour ce qui est des morts, je ne m'oppose
pas à ce qu'on les brûle. On ne refuse pas aux cadavres des
morts, dès lors qu'ils ont quitté la vie, le prompt
apaisement du feu. Zeus soit témoin de notre pacte,
l'époux retentissant d'Héré! »
Ces mots dits, il lève son sceptre, en appel à tous les
dieux. Et Idée s'en retourne vers la sainte Ilion. Là sont
assis en assemblée Troyens et Dardanides : ils sont là,
tous, formés en assemblée, attendant le retour d'Idée. Il
revient, et, s'arrêtant au milieu d'eux, il s'acquitte de son
message. En toute hâte, ils s'apprêtent alors, les uns à
ramener les morts, les autres, à querir du bois. De leur
côté, les Argiens s'empressent, loin de leurs nefs aux bons
gaillards, les uns à ramener les morts, les autres à querir
du bois.
C'est l'heure où le soleil commence à frapper les
champs de ses rayons, tandis que, de l'Océan profond et
Iliade, VII, 422-455 163
tranquille, il monte vers le ciel. Et les voici de nouveau en
face les uns des autres. Il serait difficile alors de
reconnaître tous les guerriers un à un. On lave avec de
l'eau le sang de leurs blessures; puis, tout en versant des
larmes brûlantes, on les charge sur des chariots. Le grand
Priam n'autorise pas la plainte funèbre; c'est en silence
qu'on entasse les cadavres sur le bûcher, le coeur affligé;
et, quand on les a brûlés, on regagne la sainte Ilion. Et de
même, de l'autre côté, on voit les Achéens aux bonnes
jambières entasser leurs cadavres sur le bûcher, le coeur
affligé, et, quand ils les ont brûlés, s'en revenir vers les
nefs creuses.
Ce n'est pas encore l'aube, niais c'est déjà un jour
douteux qui règne, quand autour du bûcher s'assemble
une troupe choisie d'Achéens. Autour du bûcher, ils
forment un tombeau commun; ils prennent pour cela au
hasard, dans la plaine. Puis, appuyé à ce tombeau ils
bâtissent un mur, un rempart élevé, pour mettre à l'abri et
nefs et guerriers. Ils y pratiquent ensuite des portes bien
ajustées, pour qu'on ait à travers un chemin carrossable.
Au-dehors, et tout contre, ils creusent un fossé profond,
un fossé grand et large, et y plantent des pieux.
Mais, tandis qu'ainsi besognent les Achéens chevelus,
les dieux siègent aux côtés de Zeus qui lance l'éclair,
contemplant le grand travail des Achéens à la cotte de
bronze. Le premier, Poseidon, l'Ébranleur de la terre,
alors prend la parole :
« Ah! Zeus Père! est-il donc un mortel sur la terre
infinie qui fasse désormais connaître aux Immortels sa
pensée, son dessein? Ne le vois-tu pas une fois de plus ? les
Achéens chevelus viennent, pour leurs nefs, d'élever un
mur et de l'entourer d'un fossé, cela sans avoir aux dieux
offert d'illustres hécatombes. De ce mur la gloire ira aussi
loin que s'épand l'aurore, tandis qu'on oubliera l'autre,
celui que nous avons, Phoebos Apollon et moi, bâti
ensemble, pour le héros Laomédon, en échange d'un
salaire. »
L'assembleur de nuées, Zeus, alors violemment s'irrite
et lui dit :
« Ah ! puissant Ébranleur de la terre, quels mots as-tu
164 Iliade, VII, 455-482
dits là? Un autre dieu pourrait redouter tel projet, un dieu
cent fois plus faible par les bras et l'élan. Mais, va, ta
gloire, à toi, ira aussi loin que s'épand l'aurore. Tiens!
écoute-moi : le jour où les Achéens chevelus seront à leur
tour partis avec leurs nefs pour les rives de leur patrie, va,
brise leur mur, renverse-le tout entier dans la mer, et,
sous le sable, de nouveau, cache le rivage immense, afin
qu'à ton gré soit anéanti le grand mur des Achéens. »
Tels sont les propos qu'ils échangent. Mais au moment
où le soleil se couche, l'oeuvre des Achéens se trouve
achevée. Dans les baraques alors ils tuent des boeufs et
prennent leur repas. Des nefs sont là, en nombre, qui de
Lemnos leur apportent du vin. L'envoi leur vient du
Jasonide, Eunée, qu'Hypsipyle a conçu dans les bras de
Jason, pasteur d'hommes. Aux fils d'Atrée, Agamemnon
et Ménélas, le Jasonide offre à part mille mesures de vin.
Les Achéens chevelus donnent, eux, pour leur vin, qui du
bronze, qui du fer luisant, qui des peaux, qui des boeufs
sur pied, voire des esclaves. Ensuite, ils organisent un
festin copieux, et, toute la nuit, festoient les Achéens
chevelus, en même temps que, dans la ville, les Troyens et
leurs alliés. Toute la nuit aussi le prudent Zeus médite
leur malheur et fait entendre un tonnerre effrayant. Une
terreur livide alors les saisit ; ils laissent fuir à terre le vin
de leurs coupes, et nul n'ose plus boire, avant d'avoir
offert sa libation au Cronide tout-puissant. Mais, à la fin,
ils cueillent, en s'endormant, le présent du sommeil.
CHANT VIII

L'Aurore en robe de safran s'épand sur toute la terre,


quand voici Zeus Tonnant qui assemble les dieux sur le
plus haut sommet de l'Olympe aux cimes sans nombre. Il
prend la parole en personne : les autres dieux écoutent.
Entendez-moi, tous, et dieux et déesses : je veux dire
ici ce qu'en ma poitrine me dicte mon coeur. Qu'aucun
dieu, qu'aucune déesse ne tente d'enfreindre mon ordre :
acceptez-le, tous, d'une voix, afin que j'achève l'affaire au
plus tôt. Celui que je verrai s'éloigner délibérément des
dieux, pour aller porter secours aux Troyens ou aux
Danaens, sentira mes coups et s'en reviendra dans
l'Olympe en piteux état — à moins que je ne le saisisse et
le jette au Tartare brumeux, tout au fond de l'abîme qui
plonge au plus bas sous terre, où sont les portes de fer et le
seuil de bronze, aussi loin au-dessous de l'Hadès que le
ciel l'est au-dessus de la terre. Alors vous comprendrez
combien je l'emporte sur tous les dieux. Tenez, dieux,
faites l'épreuve, et vous saurez, tous. Suspendez donc au
ciel un câble d'or; puis accrochez-vous-y, tous, dieux et
déesses : vous n'amènerez pas du ciel à la terre Zeus, le
maître suprême, quelque peine que vous preniez. Mais si
je voulais, moi, franchement tirer, c'est la terre et la mer à
la fois que je tirerais avec vous. Après quoi, j'attacherais la
corde à un pic de l'Olympe et le tout, pour votre peine,
166 Iliade, VIII, 26-60
flotterait au gré des airs. Tant il est vrai que je l'emporte
sur les dieux comme sur les hommes!
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix, émus de
son langage : il a parlé avec tant de rudesse! Athéné, la
déesse aux yeux pers, enfin prend la parole.
Cronide, notre père, monarque suprême, nous le
savons bien : ta force est de celles qu'on ne fait pas plier.
Nous n'en gémissons pas moins sur tous ces guerriers
danaens qui vont achever leur cruel destin et périr. Soit !
nous nous tiendrons donc loin de la bataille, comme tu
l'ordonnes ; mais nous voudrions en revanche suggérer aux
Argiens un dessein qui leur soit utile. Il ne faut pas que
tous périssent pour satisfaire ton courroux. »
L'assembleur de nuées, Zeus, sourit et réplique :
Va, n'aie pas peur, Tritogénie, ma fille ; je ne parle pas
d'un coeur tout à fait franc, et je veux, avec toi, être
débonnaire. »
Ces mots dits, il attelle à son char deux coursiers aux
pieds de bronze, au vol prompt, dont le front porte une
crinière d'or. Lui-même se vêt d'or et prend en main un
fouet d'or, façonné, puis, montant sur le char, d'un coup
de fouet enlève ses chevaux. Pleins d'ardeur, ils s'envolent
à travers l'étendue qui sépare la terre du ciel étoilé. Il
atteint ainsi l'Ida aux mille sources, cette mère des fauves,
à la cime du Gargare, où il a son sanctuaire et son autel
odorant. Le Père des dieux et des hommes y arrête ses
chevaux, les dételle du char, épand sur eux une épaisse
vapeur. Après quoi, il s'assied sur la cime, tout seul, dans
l'orgueil de sa gloire, afin de contempler la cité des
Troyens et la flotte achéenne.
Les Achéens chevelus cependant prennent leur repas,
en hâte, au milieu des baraques, et, aussitôt après, revêtent
leur cuirasse. Les Troyens, de leur côté, vont s'armant par
toute la ville. Moins nombreux, ils n'ont pas pour cela
moins d'ardeur à chercher la mêlée, la bataille : la
nécessité les y force, pour leurs enfants et pour leurs
femmes. Toutes les portes s'ouvrent, l'armée s'élance au-
dehors, les gens de pied comme les chars ; un tumulte
immense s'élève.
Bientôt, ils se rencontrent, et les voilà aux prises,
Iliade, VIII, 61-96 167
heurtant leurs boucliers, leurs piques, leurs fureurs de
guerriers à l'armure de bronze. Leurs écus bombés
entrent en contact ; un tumulte immense s'élève : gémisse-
ments et clameurs de triomphe montent à la fois. Les uns
tuent, les autres sont tués; des flots de sang couvrent la
terre.
Aussi longtemps que l'aube dure et que grandit le jour
sacré, les traits des deux côtés portent et les hommes
tombent. Mais l'heure vient où le soleil a franchi le milieu
du ciel ; alors le Père des dieux déploie sa balance d'or; il y
place les deux déesses du trépas douloureux, celle des
Troyens dompteurs de cavales, celle des Achéens à la cotte
de bronze; puis, la prenant par le milieu, il la soulève, et
c'est le jour fatal des Achéens qui penche. Alors Zeus, du
haut de l'Ida, fait entendre un fracas terrible et dépêche
une lueur flamboyante vers l'armée des Achéens. Ceux-ci
la voient et sont pris de stupeur, et, tous, une terreur
livide les saisit.
Ni Idoménée ni Agamemnon n'ont dès lors le coeur de
tenir; pas davantage ne tiennent les deux Ajax, servants
d'Arès; Nestor, seul, tient encore, le vieux chef achéen;
mais c'est bien malgré lui : un de ses chevaux est à bout.
Le divin Alexandre, l'époux d'Hélène aux beaux cheveux,
l'a frappé d'une flèche au sommet de la tête, et où
commence la crinière plantée au crâne des chevaux, là où
un coup porte le mieux. La bête a bondi de douleur au
choc du trait entrant dans la cervelle, et, bousculant
l'attelage, elle tournoie autour du bronze. Mais, tandis que
le vieux, s'élançant un poignard en main, coupe ses traits
de cheval de volée, voici venir les coursiers rapides
d'Hector; à travers la déroute ils portent un cocher
intrépide : Hector est là! Le vieillard alors eût perdu la
vie, si Diomède au puissant cri de guerre ne l'eût vu de
son oeil perçant. Il pousse un cri terrible et stimule Ulysse
en ces termes :
Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, où donc fuis-
tu, avec la masse, en tournant le dos, comme un lâche?
Prends garde que, dans ta fuite, quelqu'un ne t'enfonce sa
pique entre les épaules. Allons ! tiens bon, et du vieillard
écartons ce guerrier farouche.
168 Iliade, VIII, 97-131
Il dit; mais le divin Ulysse, le héros d'endurance, ne
l'écoute pas : il passe, toujours en courant vers les nefs
creuses des Achéens, et le fils de Tydée s'en va seul
prendre place parmi les champions hors des lignes. Il
s'arrête en face du char de Nestor, le fils de Nélée, et,
prenant la parole, lui dit ces mots ailés :
Ah! vieillard, les jeunes combattants te donnent bien
du mal. Ta vigueur est brisée, la fâcheuse vieillesse
t'accompagne; ton écuyer n'a pas grand-force, et ton
attelage est lent. Allons ! Apprête-toi à monter sur mon
char. Tu verras ce que valent les chevaux de Trôs et
comme ils savent par la plaine, en tout sens et vite,
poursuivre aussi bien que fuir. Je les ai pris à Enée : ce
sont des maîtres de déroute. Ces deux-là, que nos écuyers
s'en occupent; ces deux-ci, nous les dirigerons nous-
mêmes contre les Troyens dompteurs de cavales. Hector à
son tour va apprendre si ma lance, à moi aussi, est en furie
dans mes mains. »
Il dit; le vieux meneur de chars, Nestor, n'a garde de
dire non. Des chevaux de Nestor deux écuyers s'occupent,
le fier Sthénélos, le courtois Eurymédon. Les deux héros
montent ensemble dans le char de Diomède. Nestor prend
en main les rênes écarlates et fouette les chevaux. Vite, ils
sont près d'Hector, et, comme celui-ci fonce droit sur eux,
en fureur, le fils de Tydée lance sur lui sa javeline. Il le
manque, et c'est son écuyer-cocher, Eniopée, fils du
bouillant Thébée, qui tient les rênes de son char, qu'il
atteint à la poitrine, près de la mamelle. L'homme croule
de son char; ses chevaux rapides se dérobent; il reste, lui,
sur place, sa vie, sa fougue brisées. Une atroce douleur
serre l'âme d'Hector à voir le sort de son cocher. Il le
laisse là pourtant, gisant sur le sol, malgré son déplaisir de
perdre un compagnon; il part à la recherche d'un cocher
intrépide, et ses chevaux ne restent pas privés de guide
bien longtemps : Hector a aussitôt trouvé Archéptolème,
l'intrépide fils d'Iphite. Il le fait monter sur son char
rapide et lui met les rênes en main.
Alors, c'eût été la ruine et la détresse sans remède ; ils
eussent été, comme des moutons, parqués dans Ilion, si le
Iliade, VIII, 132-164 169
Père des dieux et des hommes ne les avait vus de son oeil
perçant. Il tonne donc de terrible façon et lance la foudre
blanche; il en frappe le sol devant le char de Diomède.
Une flamme jaillit, terrible, dans l'odeur du soufre brûlé.
Les chevaux saisis de peur déjà se terrent sous le char, et
les rênes écarlates échappent aux mains de Nestor. Le
coeur saisi d'effroi, il dit à Diomède :
« Fils de Tydée, crois-moi, il ne te reste plus qu'à
guider vers la fuite tes chevaux aux sabots massifs. Ne
vois-tu donc pas que l'aide de Zeus n'est pas avec toi?
C'est à l'autre cette fois que Zeus accorde la gloire — à lui
aujourd'hui : demain, s'il lui plaît, c'est à nous qu'il la
donnera. Nul mortel ne saurait pénétrer la pensée de
Zeus; si fier qu'il soit, Zeus l'emporte cent fois sur lui. »
Le brave Diomède au puissant cri de guerre lors lui
répond ainsi :
« Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit. Mais
c'est un atroce chagrin qui m'entre dans l'âme et le coeur,
s'il faut qu'un jour Hector dise aux Troyens : « Devant
moi le fils de Tydée a fui et rejoint ses nefs. » Voilà
comme il se vantera... Ah ! que pour moi alors s'ouvre la
vaste terre ! »
Le vieux meneur de chars, Nestor, ainsi répond :
« Hélas ! fils du brave Tydée, quels mots as-tu dits là?
Hector te pourra bien appeler un lâche, un couard : aucun
ne l'en croira parmi les Troyens ou les Dardanides, ni
parmi les femmes des guerriers troyens au grand coeur
dont tu auras couché dans la poussière le jeune et bel
époux. »
Il dit et tourne vers la fuite ses coursiers aux sabots
massifs; il va à travers la déroute, tandis que, sur lui, les
Troyens et Hector, dans une effroyable clameur,
déversent leurs traits, sources de sanglots. Le grand
Hector au casque étincelant à grande voix le hue :
« Ah! fils de Tydée, personne autant que toi n'était
prisé naguère des Danaens aux prompts coursiers ; tu avais
d'eux place d'honneur, et viandes, et coupes pleines. Mais
de ce jour, ils te mépriseront, puisque tu t'es mué en
femme. Va-t'en à la male heure, misérable poupée! Je ne
170 Iliade, VIII, 164-198
céderai point, et tu ne mettras pas le pied sur nos
remparts, tu n'emmèneras pas nos femmes sur tes nefs : je
t'aurai d'abord donné ton destin.
Il dit, et le fils de Tydée balance entre deux desseins :
Ne va-t-il pas faire retourner le char, tenir tête à Hector,
engager la lutte avec lui? Par trois fois, il balance en son
âme et son cœur : par trois fois, le prudent Zeus tonne du
haut de l'Ida, présageant aux Troyens leur revanche en un
combat victorieux. Alors Hector, à grande voix, lance un
appel aux Troyens :
« Troyens, et Lyciens, et Dardaniens experts au corps à
corps! montrez-vous des hommes, amis; rappelez-vous
votre valeur ardente. Je vois que Zeus en sa bonté nous
promet la victoire et une gloire immense, comme la ruine
aux Danaens. Les pauvres sots, qui ont imaginé ces piteux
remparts, bons à rien! Ce ne sont pas ces remparts-là qui
arrêteront notre élan, et nos coursiers, sans peine, franchi-
ront d'un bond le fossé ouvert. Mais, quand je serai
devant leurs nefs creuses, alors n'oublions pas le feu
dévorant : je veux mettre leurs nefs en flammes, et, du
même coup, près de leurs nefs mêmes, massacrer les
Argiens tout étourdis par la fumée.
Il dit, et lance ces mots en appel à ses coursiers :
Xanthe, Podarge, Ethon, et toi divin Lampos, voici
l'heure venue de me revaloir ces soins qu'à maintes
reprises vous a prodigués Andromaque, la fille du
magnanime Eétion, en vous servant le doux froment, en
mélangeant pour vous le vin, quand votre coeur vous
invitait à boire, cela avant de me servir moi-même, moi
qui me flatte d'être son jeune et bel époux. Allons ! suivez,
hâtez-vous ! Il faut nous emparer de l'écu de Nestor,
qu'un bruit qui va jusqu'au ciel affirme être tout en or, les
anses et l'orbe même; il faut qu'à Diomède, le dompteur
de cavales, nous arrachions aujourd'hui des épaules la
cuirasse ouvragée qu'a pour lui fabriquée le labeur
d'Héphaestos. Ah! de ces deux objets-là, si nous nous
pouvions emparer, j'aurais l'espoir de faire remonter les
Achéens, cette nuit même, à bord de leurs nefs rapides.
Il dit, triomphant, et l'auguste Héré s'indigne. Elle
Iliade, VIII, 199-230 171
s'agite sur son siège; le vaste Olympe en frémit. Puis,
regardant le grand dieu Poseidon, elle dit :
« Ah! puissant Ébranleur du sol, ton coeur à toi non plus
ne s'apitoie donc pas dans le fond de toi-même sur ces
Danaens que tu vois périr. Ce sont eux pourtant, qui, à
Hélice, à Eges, t'apportent tant de précieuses offrandes.
Pour eux, désire la victoire. Suppose que nous voulions,
nous tous, les défenseurs des Danaens, repousser les
Troyens et écarter Zeus à la grande voix : il resterait où il
est assis sur l'Ida, seul, avec son chagrin. »
Le puissant Ébranleur du sol violemment s'irrite et lui
dit :
« Héré à la langue imprudente, quels mots as-tu dits là?
Je ne voudrais pas, pour ma part, qu'on nous vît, nous, les
autres dieux, faire la guerre à Zeus, fils de Cronos : il est
cent fois plus fort que nous. »
Tels sont les propos qu'ils échangent. Cependant, du
côté des nefs, tout l'espace compris entre mur et fossé
s'emplit de chevaux, de guerriers, pressés les uns contre
les autres. Et celui qui les presse ainsi, c'est l'émule de
l'ardent Arès, Hector le Priamide, à qui Zeus accorde la
gloire. Il aurait même alors livré les bonnes nefs à la
flamme brûlante, si l'auguste Héré n'avait à Agamemnon
inspiré l'idée de s'employer lui-même promptement à
stimuler les Achéens. Il part et s'en va, tout le long des
baraques et des nefs achéennes, un grand carré de pourpre
dans sa large main. Le voici qui s'arrête sur la nef
d'Ulysse, la nef noire aux flancs profonds qui tient le
milieu de la ligne et permet à la voix de porter des deux
côtés, aussi bien jusqu'aux baraques d'Ajax, fils de
Télamon, que jusqu'à celles d'Achille, puisqu'ils ont tous
les deux tiré leurs bonnes nefs aux deux bouts de la ligne,
s'assurant dans leur vaillance et dans la vigueur de leurs
bras. D'une voix éclatante, capable de porter parmi les
Danaens, il clame :
Honte à vous! Argiens! Ah! les lâches infâmes, sous
leur magnifique apparence! Où s'en sont donc allées vos
vantardises? Nous étions des preux, à nous croire, quand,
à Lemnos, vous vous décerniez de vaines louanges, tout en
172 Iliade, VIII, 231-266
mangeant force filets de boeufs aux cornes droites, en
vidant des cratères remplis de vin à pleins bords. Chacun
de nous tiendrait, seul, au combat, face à cent, à deux
cents Troyens : et aujourd'hui nous ne sommes pas même
à la taille d'un seul, à la taille d'Hector, qui va dans un
instant livrer nos nefs à la flamme brûlante. Ah ! Zeus
Père! as-tu donc jamais aveuglé de la sorte un autre des
rois tout-puissants, pour le priver ensuite d'une grande
gloire? Je puis bien le dire pourtant; jamais, quand je
venais ici pour mon malheur, jamais je n'ai dépassé un de
tes autels splendides avec une nef bien garnie de rames,
sans brûler sur chacun la graisse et les cuisses d'un boeuf,
dans le désir que j'avais de ravager Troie aux bonnes
murailles. Ainsi, Zeus, accomplis mon désir : permets-
nous d'échapper et de nous sauver ; ne laisse pas les
Achéens être domptés par les Troyens. »
Il dit; le Père des dieux, à le voir en pleurs, a pitié. Il
fait oui : il verra son armée saine et sauve, et non perdue.
Vite il lance son aigle, le plus sûr des oiseaux. L'aigle tient
dans ses serres un faon issu d'une biche rapide, et il le
laisse choir près de l'autel splendide où les Achéens ont
coutume d'offrir leurs sacrifices à Zeus, maître des voix.
Ils comprennent ainsi que le présage leur est venu de
Zeus, et, avec une ardeur nouvelle, ils fondent sur les
Troyens; ils ne songent plus qu'au combat.
Aucun des Danaens, si nombreux qu'ils soient, ne peut
alors se vanter d'avoir prévenu le fils de Tydée pour
mener ses chevaux rapides, leur faire passer le fossé, tenir
tête à l'ennemi et engager le combat. Il est de beaucoup le
premier à abattre un guerrier troyen, Agélaos, fils de
Phradmon, en train de tourner bride. A peine a-t-il fait
demi-tour : Diomède lui plante sa pique dans le dos, entre
les épaules, et lui transperce la poitrine. L'homme croule
de son char, et ses armes sonnent sur lui.
Derrière Diomède viennent les Atrides, Agamemnon et
Ménélas; puis les deux Ajax, vêtus de valeur ardente; puis
Idoménée, et le suivant d'Idoménée, Mérion, émule
d'Enyale meurtrier : puis Eurypyle, illustre fils
d'Evémon ; et, neuvième enfin, Teucros, qui tend l'arc aux deux
Iliade, VIII, 266-303 173
bouts ramenés en arrière. Teucros va prendre place sous le
bouclier d'Ajax, fils de Télamon, puis, quand Ajax
légèrement déplace son bouclier, Teucros jette un coup
d'oeil prudent, et bientôt un guerrier atteint par son trait
dans la foule tombe sur place expirant, tandis que lui,
comme un enfant qui revient à sa mère, replonge dans
l'ombre d'Ajax, et qu'Ajax le dissimule sous son bouclier
éclatant.
Quels sont donc les premiers Troyens qu'abat Teucros
sans reproche? Orsiloque, d'abord, ainsi qu'Ormène et
Ophéleste, — Daitôr et Chromios et Lycophonte égal aux
dieux, — Amopaon, fils de Polyémon, ainsi que
Mélanippe. A tous il fait tour à tour toucher la glèbe
nourricière. Agamemnon, protecteur de son peuple, a
plaisir à le voir, avec son arc puissant, porter la mort dans
les lignes troyennes. Il s'approche de lui et lui tient ce
langage :
« Teucros, tête chère, fils de Télamon, bon chef de
guerriers, continue à tirer de la sorte, et tu seras peut-être
la lueur du salut pour les Danaens et pour Télamon, ton
père, qui t'a nourri enfant et, malgré ta bâtardise, entouré
de ses soins à son propre foyer. Si loin qu'il soit d'ici, fais-
le donc entrer dans la gloire. Je te dis la chose comme elle
sera. Si Zeus porte-égide et si Athéné m'accordent de
détruire la belle cité d'Ilion, c'est à toi, le premier après
moi, que je mettrai en main une part de choix, mi trépied,
ou un couple de chevaux avec son char, ou une femme,
pour prendre place dans ton lit. »
Et Teucros sans reproche en réponse lui dit :
« Très glorieux Atride, je suis en pleine ardeur : à quoi
bon me pousser? Tant que j'ai quelque force, je n'ai point
de cesse. Depuis l'heure où nous les avons refoulés vers
Ilion, de cette heure je suis à l'affût, et mon arc leur tue
des hommes. J'ai décoché déjà huit traits à longue pointe :
ils se sont, tous, allés planter dans la chair de vaillants
garçons. Mais ce chien enragé, je ne peux pas l'atteindre. »
Il dit, et, de sa corde, il fait jaillir un nouveau trait, droit
sur Hector; son coeur voudrait tant l'atteindre ! Mais il le
manque, et, à sa place, la flèche va toucher en pleine
poitrine Gorgythion sans reproche, le noble fils de Priam,
174 Iliade, VIII, 304-342
à qui il est né d'une épouse venue d'Esyme, Castianire la
Belle, au corps dé déesse. Tel un pavot, dans un jardin,
penche la tête de côté, sous le poids de son fruit et des
pluies printanières, tel il penche son front par le casque
alourdi.
Et Teucros, de sa corde, fait jaillir un nouveau trait,
droit sur Hector ; son coeur voudrait tant l'atteindre ! Et,
cette fois encore, il le manque : Apollon a fait dévier la
flèche. C'est Archéptolème, intrépide cocher d'Hector, en
pleine ardeur guerrière, qu'il touche à la poitrine, près de
la mamelle. L'homme croule de son char; ses chevaux
rapides se dérobent ; il reste, lui, sur place, sa vie, sa
fougue brisées. Un atroce chagrin serre le coeur d'Hector,
à voir mort son cocher. Il le laisse là, pourtant, malgré son
déplaisir de perdre un compagnon, et donne l'ordre à
Cébrion, son frère, qui est là, tout près, de prendre les
rênes du char. Cébrion l'entend et n'a garde de lui dire
non. Pour lui, il saute à terre du char resplendissant, en
poussant des cris effroyables. Dans sa main, il prend une
pierre, et il va droit à Teucros; son coeur lui enjoint de
l'atteindre. Déjà Teucros de son carquois a sorti une
flèche amère. Il l'a posée sur la corde, qu'il tire le long de
l'épaule, à l'endroit où la clavicule sépare du col la
poitrine, là où un coup porte le mieux. C'est là même
qu'Hector au casque étincelant l'atteint, en plein élan, de
sa pierre aiguë. La corde est brisée. Le bras s'engourdit au
poignet. Teucros est là, écroulé, à genoux; l'arc a chu de
ses mains. Mais Ajax n'abandonne pas son frère tombé : il
court le protéger, le couvrir de son bouclier. Sous lui se
glissent ensuite deux gentils compagnons, Mécistée, fils
d'Echios, et le divin Alastôr ; tous deux le portent aux nefs
creuses; il pousse, lui, de lourds sanglots.
L'Olympien alors inspire aux Troyens une ardeur
nouvelle. Tout droit vers le fossé profond, ils repoussent
les Achéens. Hector marche au premier rang, tout enivré
de sa force. Tel un chien attaché à un sanglier ou à un lion
le poursuit de ses pieds rapides, serrant ses flancs, sa
croupe, épiant ses détours ; tel Hector va accompagnant les
Achéens chevelus, et tuant toujours le dernier, tandis que
Iliade, VIII, 342-378 175
les autres fuient. Mais, quand ils ont franchi, en pleine
déroute, la palissade et le fossé, quand, par centaines, ils
sont tombés sous les coups des Troyens, arrivés près des
nefs, ils arrêtent leur fuite, ils s'appellent les uns les
autres, et, les bras tendus vers le ciel, chacun à tous les
dieux adresse une ardente prière, cependant qu'Hector fait
tourner en tout sens ses coursiers à belle crinière et qu'en
ses yeux luit le regard de la Gorgone et d'Arès, fléau des
mortels.
A les voir, la déesse aux bras blancs, Héré, a pitié.
Aussitôt, à Athéné, elle adresse ces mots ailés :
Hélas ! fille de Zeus qui tient l'égide, devons-nous
donc renoncer, lorsque les Danaens succombent, à nous
occuper d'eux pour la dernière fois? Ils vont achever leur
triste destin et périr, sous l'assaut d'un seul homme,
d'Hector, fils de Priam, dont la fureur devient intolérable!
Elle a fait trop de mal déjà. »
La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :
« Ah! celui-là, il eût bien dû, ma foi! perdre l'ardeur et

le souffle, et succomber sous les bras des Argiens, dans la


terre de sa patrie. Mais mon père a sa fureur, aussi, et son
coeur n'est pas raisonnable. Le cruel! toujours injuste, il
détourne mes élans. Il ne se rappelle guère combien de
fois je lui ai, moi, sauvé son fils, lorsqu'il était à bout de
souffle, au cours des travaux d'Eurysthée. Il pleurait alors
vers le ciel, et c'était moi que Zeus, du haut du ciel,
envoyait à son secours. Que n'ai-je su cela en mon âme
prudente, aux jours où Eurysthée l'expédiait chez Hadès
aux portes bien closes, pour lui ramener de l'Erèbe le
chien du cruel Hadès ! Il n'eût point échappé au cours
profond du Styx. Et maintenant, tandis qu'il m'a en
haine, il a réalisé les plans de Thétis, qui est allée
embrasser ses genoux, lui porter la main au menton, le
supplier de rendre hommage à Achille, preneur de villes.
Un jour viendra pourtant où il me redira : « Mon enfant
aux yeux pers ! » Mais, allons ! voici l'heure : prépare-
nous les coursiers aux sabots massifs. Pendant ce temps, je
me glisserai, moi, dans le palais de Zeus qui tient l'égide
et m'armerai pour le combat. Je veux savoir si le fils de
Priam, Hector au casque étincelant, aura plaisir à nous
176 Iliade, VIII, 378-411
voir apparaître toutes les deux sur le champ du combat,
ou si c'est un Troyen au contraire qui doit rassasier les
chiens et les oiseaux de sa graisse et de ses chairs, en
succombant près des nefs achéennes. »
Elle dit, et Héré, la déesse aux bras blancs, n'a garde de
dire non. Elle s'en va examiner et équiper ses coursiers au
frontal d'or, Héré, déesse vénérée, fille du grand Cronos.
Cependant Athéné, fille de Zeus qui tient l'égide, laisse
couler sur le sol de son père la robe souple et brodée
qu'elle a faite et ouvrée de ses mains; puis, passant la
tunique de Zeus, assembleur de nuées, elle s'arme pour le
combat, source de pleurs. Elle monte enfin sur le char de
flamme et saisit sa pique, la lourde, longue et forte pique
sous laquelle elle abat les rangs des héros contre qui va sa
colère de fille du Tout-Puissant. Alors, Héré, vivement,
touche du fouet les chevaux, et voici que, d'elles-mêmes,
gémissent les portes célestes, que gardent les Heures, les
Heures à qui l'entrée est commise de l'Olympe et du vaste
ciel, avec le soin d'écarter ou de replacer une très épaisse
nuée. C'est par là qu'elles font passer l'attelage excité par
l'aiguillon.
Mais Zeus les voit du haut de l'Ida. Il en conçoit un
terrible courroux, et c'est Iris aux ailes d'or qu'il envoie
porter ce message :
« Pars, Iris rapide, fais-leur tourner bride; ne les laisse
pas m'aborder en face : ce serait trop triste spectacle, si
nous en venions au combat. Je te dirai la chose comme
elle sera : je romprai les jarrets à leurs chevaux rapides
sous le joug; je les jetterai, elles, à bas du siège; je
fracasserai leur char. Dix années pourront ensuite venir
chacune à son tour : elles ne les guériront pas des coups
portés par ma foudre. La Vierge aux yeux pers se
rappellera le jour où elle se sera battue contre son père.
J'ai moins de colère et de rancune contre Héré : de tout
temps elle a eu l'habitude de faire obstacle à tout ce que je
veux! »
Il dit; et Iris aux pieds de rafale s'élance avec son
message. Des cimes de l'Ida elle gagne le haut Olympe. A
la première porte de l'Olympe aux mille replis, elle se
Iliade, VIII, 411-447 177
trouve en face des déesses; elle tâche à les retenir, en
répétant l'ordre de Zeus :
e Où tend votre envie? Quelle fureur tient ainsi votre
âme au fond de vous? Le Cronide vous interdit d'aller
aider les Argiens. Voici les menaces du fils de Cronos, et
telles il les accomplira. Il rompra les jarrets à vos chevaux
rapides sous le joug; il vous jettera, vous, à bas du siège; il
brisera votre char. Dix années pourront ensuite venir
chacune à son tour : elles ne vous guériront pas des coups
portés par sa foudre. Vierge aux yeux pers, tu te
rappelleras le jour où tu te seras battue contre ton père. Il
a moins de colère et de rancune contre Héré : de tout
temps elle a eu l'habitude de faire obstacle à ce qu'il veut!
Mais toi, chienne impudente, tu es terrible entre toutes, si
vraiment, contre Zeus, tu oses lever ta pique mons-
trueuse. »
Ainsi dit — puis s'en va — Iris aux pieds rapides. Sur
quoi, Héré ainsi parle à Athéné :
• Hélas! fille de Zeus qui tient l'égide, restons-en là. Je
ne puis admettre que, pour des mortels, nous partions
toutes deux en guerre contre Zeus. Que celui-ci meure,
que celui-là vive, comme le sort voudra! A Zeus de
décider, en son coeur, suivant ses desseins, entre Troyens
et Achéens : rien de mieux. »
Cela dit, elle fait tourner ses coursiers aux sabots
massifs. Les Heures détellent les chevaux aux belles
crinières; après quoi, elles les attachent devant les crèches
célestes. Elles appuient le char au mur resplendissant qui
fait face à l'entrée, tandis que les déesses prennent place
sur leurs sièges d'or, au milieu des dieux, le coeur affligé.
Mais Zeus Père, parti de l'Ida, presse vers l'Olympe,
avec ses chevaux, son char aux bonnes roues, et il arrive à
l'assemblée des dieux. L'illustre Ébranleur du sol lui
dételle ses chevaux ; il place le char sur son socle; il étend
par-dessus une housse. Pendant ce temps, Zeus à la
grande voix s'assied sur un trône d'or, et sous ses pas
l'immense Olympe est ébranlé. Athéné et Héré restent
seules assises à l'écart de Zeus, sans un mot, sans une
question. Mais en son âme il comprend et il dit :
• Pourquoi êtes-vous donc à tel point affligées, Athéné
178 Iliade, VIII, 447-482
et Héré? Vous ne vous êtes pas longtemps fatiguées
pourtant, dans la bataille où l'homme acquiert la gloire, à
exterminer ces Troyens contre qui vous avez si terrible
rancune. Ma fougue et mes mains redoutables sont telles
en tout cas que tous les dieux qui habitent l'Olympe,
ensemble, ne me feraient pas, moi, tourner le dos. Vous,
la peur a saisi vos membres brillants, avant que vos yeux
aient pu voir la bataille et ses horreurs. Je vous dirai la
chose comme elle eût été : frappées par la foudre, ce n'est
pas sur votre char que vous fussiez alors rentrées dans
l'Olympe, où séjournent les Immortels. »
Il dit; Athéné et Héré murmurent. Assises côte à côte,
elles méditent le malheur des Troyens. Mais Athéné reste
muette sans mot dire, quel que soit son dépit à l'égard de
Zeus Père et le courroux féroce qui déjà la saisit. Héré,
elle, ne peut, en sa poitrine, contenir sa colère, et elle parle
ainsi :
<4 Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là? Nous le
savons fort bien : ta force est de celles qu'on ne fait pas
plier. Nous n'en gémissons pas moins sur tous ces
guerriers danaens qui vont achever leur cruel destin et
périr. Soit ! nous nous tiendrons donc loin de la bataille, si
tu nous l'ordonnes ; mais nous voudrions en revanche
suggérer aux Argiens un dessein qui leur soit utile. Il ne
faut pas que tous périssent pour satisfaire ton courroux. »
L'assembleur de nuées, Zeus, en réponse dit :
« Attends l'aube, et, si tu y tiens, auguste Héré aux
grands yeux, tu verras bien mieux encore le tout-puissant
fils de Cronos porter la mort au milieu de la vaste armée
des guerriers argiens. Le puissant Hector ne cessera pas de
combattre, avant d'avoir fait lever d'auprès de ses nefs le
Péléide aux pieds rapides, le jour où, devant leurs poupes,
dans une terrible détresse, ils lutteront pour le corps de
Patrocle. Ainsi en a décidé le destin. De toi, de ta colère, je
n'ai nul souci, quand bien même tu t'en irais jusques à ces
derniers confins de la terre et de la mer, où Japet et
Cronos sont fixés à jamais, privés des doux rayons du
Soleil d'en haut et des souffles de l'air, et n'ayant autour
d'eux que le profond Tartare. Non, quand bien même tu
Iliade, VIII, 482-516 179
t'en irais errer jusque là-bas, de ton dépit je n'aurais cure ;
il n'est pas plus chien que toi.
Il dit; Héré aux bras blancs ne réplique rien. A ce
moment tombe dans l'Océan le brillant éclat du soleil, et il
attire la nuit noire sur la glèbe nourricière. Les Troyens
voient plonger la lumière à regret. Pour les Achéens, au
contraire, la nuit ténébreuse est la bienvenue, trois fois
souhaitée.
L'illustre Hector assemble cependant les Troyens. Les
écartant des nefs, il les a menés aux bords du fleuve
tourbillonnant, sur une place nette, où un espace libre se
montre entre les cadavres. Descendus de leurs chars à
terre, ils écoutent la harangue que leur tient Hector cher à
Zeus. Il tient au poing une pique de onze coudées, dont la
pointe de bronze, qu'enserre une virole d'or, projette ses
feux devant lui. Hector s'appuie sur elle, pour parler aux
Troyens en ces termes :
Écoutez-moi, Troyens, Dardaniens, alliés. Je croyais
tout à l'heure que nous aurions pu, une fois tous les
Achéens anéantis avec leurs nefs, reprendre le chemin
d'Ilion battue des vents. Mais l'obscurité est venue la
première, et c'est elle surtout qui a, pour le moment,
sauvé les Argiens, ainsi que leurs nefs, sur la grève de mer.
Pour le moment donc, obéissons à la nuit noire, préparons
le repas du soir. Détachez de dessous les chars les chevaux
aux belles crinières ; disposez près d'eux leur pâture.
Ensuite, de la ville, vous amènerez des boeufs et de gros
moutons. Vite!... Et munissez-vous aussi de doux vins, et
de pain pris dans vos maisons. Ramassez enfin force bois :
il faut que, toute la nuit, jusqu'à l'heure où luira l'aube
matinale, nous fassions brûler des feux innombrables,
dont l'éclat monte jusqu'au ciel, si nous ne voulons pas
que les Achéens chevelus profitent de la nuit, pour se
mettre soudain à fuir sur le large dos de la mer. Non, non,
je n'entends pas qu'ils rembarquent sans lutte, bien
tranquillement. Faites que chacun au contraire emporte
un trait à digérer encore dans son pays, blessé soit d'une
flèche ou d'une pique aiguë, au moment même qu'il
sautait dans sa nef. Tout autre ainsi répugnera à porter
désormais contre les Troyens dompteurs de cavales l'Arès,
180 Iliade, VIII, 516-558
source de pleurs. Que les hérauts chéris de Zeus aillent
proclamer par la ville qu'ordre est donné à la fois à tous
jeunes adolescents et à tous vieux aux tempes blanches de
se rassembler autour de la ville sur nos remparts divins.
Que chacune de nos femmes allume dans sa maison un
grand feu; et qu'une garde soit montée sans relâche, afin
qu'un parti à l'affût ne se glisse pas dans la ville, tandis
que ses guerriers sont loin. Faites comme je dis, Troyens
magnanimes. Mon langage est celui qui convient à cette
heure : arrêtons-le là. J'en tiendrai un autre à l'aube
devant les Troyens dompteurs de cavales. J'espère — et je
le demande à Zeus et à tous les dieux — chasser d'ici ces
chiens voués aux déesses du trépas. En attendant, pour la
nuit, gardons-nous bien; et, à la première heure, dès que
poindra l'aube, armés de pied en cap, auprès des nefs
creuses, éveillons l'ardent Arès. Je saurai alors si le fils de
Tydée, Diomède le Fort, doit me rejeter des nefs vers nos
murs, ou si je dois au contraire le déchirer avec le bronze
et. emporter ses dépouilles sanglantes. C'est demain qu'il
saura pour toujours ce que vaut sa vaillance, et s'il tient
sous l'assaut de ma pique. J'imagine plutôt qu'on le verra
des tout premiers à terre, blessé, avec des compagnons en
foule à ses côtés, quand montera le soleil de demain. Ah!
puissé-je donc à jamais être à l'abri de l'âge et de la mort,
puissé-je être honoré à l'égal d'Athéné, d'Apollon, aussi
vrai que ce jour est en train d'apporter le malheur aux
Argiens!
Ainsi parle Hector : les Troyens l'acclament. Ils délient
du joug leurs chevaux en sueur; puis ils les attachent avec
des courroies, chacun près de son char. Ils amènent de la
ville des boeufs et de gros moutons — vite; ils se
munissent de doux vin et de pain pris dans leurs maisons;
ils ramassent force bois, et bientôt les vents portent le
fumet de la graisse de la plaine jusques aux cieux.
Après quoi, tous, pleins de superbe, s'installent pour la
nuit sur le champ de combat. Leurs feux brûlent,
innombrables. Telles, au firmament, autour de la brillante
lune, des étoiles luisent, éclatantes, les jours où l'éther est
sans vent. Brusquement toutes les cimes se découvrent, les
hauts promontoires, les vallées. L'immense éther au ciel
Iliade, VIII, 558-565 181
s'est déchiré; toutes les étoiles paraissent; et le berger se
sent le coeur en joie. Tels, entre les nefs et le cours du
Xanthe, luisent les feux qu'ont devant Ilion allumés les
Troyens. Mille feux brûlent dans la plaine, et cinquante
hommes sont groupés autour de chacune de ces lueurs de
feu ardent. Les chevaux, debout près des chars, attendent,
en mangeant l'orge blanche et l'épeautre, Aurore au trône
d'or.
CHANT IX

Ainsi, tandis que les Troyens se gardent, les Achéens


sont en proie à une panique folle, soeur de la Déroute qui
glace les coeurs. Un deuil intolérable a frappé tous les
preux. Comme on voit la mer poissonneuse soulevée par
deux vents ensemble, Borée et Zéphyr, qui, soufflant tous
les deux de Thrace, brusquement sont là, faisant du
même coup monter la vague noire et jonchant le rivage
d'algues à l'infini, ainsi, dans leur poitrine, est déchiré le
coeur des Achéens.
L'Atride, cependant, frappé au coeur d'un terrible
chagrin, cherche partout les hérauts à la voix sonore et
leur donne ordre d'appeler les guerriers à l'assemblée,
chacun par son nom, et sans cri. Lui-même y tâche le
premier. Tous, de s'asseoir, mornes, à l'assemblée. Aga-
memnon alors se lève, tout en pleurs ; on dirait une source
sombre qui, d'un roc escarpé, déverse son eau noire. Avec
un lourd sanglot, il dit aux Argiens :
Amis, guides et chefs des Argiens ! Zeus, fils de
Cronos, m'a terriblement su prendre dans les rets d'un
lourd désastre. Le cruel! il m'avait alors promis, garanti
que je ne m'en retournerais qu'une fois détruite Ilion aux
bonnes murailles; il m'avait, en fait, préparé un vilain
piège : le voilà qui m'invite à rentrer à Argos chargé du
déshonneur d'avoir fait périr tant d'hommes! Quoi! c'est
donc là le bon plaisir de Zeus, Zeus tout-puissant, qui a
184 Iliade, IX, 24-59
déjà découronné tant de cités et en découronnera plus
d'une autre encore, car il a la force suprême! Eh bien,
allons! suivons tous l'avis que je donne : fuyons avec nos
nefs vers les rives de la patrie. L'heure est passée : nous
n'aurons pas la vaste Troie. »
Il dit; et tous demeurent silencieux, sans voix. Long-
temps ainsi ils restent là, muets et mornes, les fils des
Achéens. Diomède au puissant cri de guerre enfin prend
la parole :
Atride, c'est à toi d'abord que je m'en prendrai, et à ta
folie. Et cela est normal, seigneur, à l'assemblée : n'entre
pas en colère. Tu as fait, le premier, injure à ma valeur, en
présence des Danaens : tu m'as dit mol et lâche. De tout
cela, pourtant, les Achéens savent ce qu'il en est, jeunes
comme vieux. A toi-même, en revanche, le fils de Cronos
le Fourbe a mesuré très strictement ses dons : il t'a donné
l'honneur d'un sceptre tout-puissant; mais la valeur, il te
l'a refusée. C'est elle, pourtant, la force suprême... Pauvre
fou! crois-tu donc à ce point mous et lâches les fils des
Achéens, que tu parles ainsi ! Ton coeur ressent-il donc
telle envie du retour? Pars alors : la route est devant toi;
les nefs sont là, toujours, près de la mer, les nefs qui t'ont
suivi, en foule, de Mycènes. Mais d'autres resteront, de
ces Achéens chevelus, et cela jusqu'au jour où nous aurons
ravagé Troie. Et, s'ils veulent fuir à leur tour, qu'ils
fuient, eux et leurs nefs, vers les rives de la patrie : tous
deux, seuls, alors, Sthénélos et moi, nous nous battrons
jusqu'à l'heure où nous trouverons le terme fixé aux
destins de Troie. Si nous sommes ici, c'est de l'aveu du
Ciel. »
Il dit : les fils des Achéens, d'un même cri, approuvent,
tous ravis du langage de Diomède, le dompteur de cavales.
Le bon meneur de chars, Nestor, alors se lève et dit :
« Fils de Tydée, tu es fort entre tous au combat; au
Conseil, tu l'emportes sur tous ceux de ton âge. Nul des
Achéens, tant qu'ils sont, ne critiquera ton langage, nul
n'y contredira. Mais tu n'as pas tout dit. Tu es jeune, il est
vrai; tu pourrais même être mon fils, — un fils qui me fût
né après tous les autres. Tu n'en parles pas moins comme
un homme de sens aux rois des Argiens : ce que tu as dit
Iliade, IX, 59-97 185
était fort bien dit. Mais, voyons, c'est à moi, puisque je
me flatte d'être beaucoup plus âgé que toi, d'achever et de
dire tout. Et nul ne fera fi, je crois, de mon avis, pas
même le roi Agamemnon. Non, il n'a ni clan ni loi ni
foyer, celui qui désire la guerre intestine, la guerre qui
glace les coeurs. Ainsi donc, à cette heure, obéissons à la
nuit noire et préparons notre repas. Que chaque troupe
aille camper près du fossé ouvert et hors du rempart. C'est
aux jeunes que j'en donne l'ordre. Cela dit, fils d'Atrée, à
toi de nous conduire : tu es le plus roi de nous tous. Offre
un repas aux Anciens : la chose te revient, et cela sans
conteste. Tes baraques sont pleines de vin : les nefs des
Achéens, chaque jour, sur la vaste mer, t'en apportent de
Thrace. Pour recevoir, tu as tout ce qu'il faut. Tes vassaux
sont nombreux ; une fois qu'ils seront assemblés en grand
nombre, tu prêteras l'oreille à qui t'ouvrira le meilleur
avis. Les Achéens n'ont-ils pas tous besoin d'un bon et
ferme avis, à l'heure où l'ennemi est là, près de nos nefs,
allumant mille feux? Qui pourrait alors avoir l'âme en
joie? Ou cette nuit perdra l'armée, ou elle la sauvera. »
Il dit, et tous avec entrain d'entendre et d'obéir. Les
hommes de garde, en armes, s'en vont, rangés autour soit
du fils de Nestor, Thrasymède, le pasteur d'hommes, —
ou d'Ascalaphe et d'Ialmène, fils d'Arès, — ou de Mérion,
d'Apharée, de Déipyre, — ou du fils de Créon, le divin
Lycomède. Ils sont sept à conduire les troupes de garde,
et, autour de chacun, marchent cent jeunes gens, tenant en
main leurs longues javelines. Ils s'en vont se poster entre
le fossé et le mur; et là, chaque troupe d'allumer son feu
et de préparer son souper.
L'Atride cependant conduit les Anciens d'Achaïe, en
rangs pressés, à sa baraque. Il leur sert là un repas
délectable. Lors vers les parts de choix préparées et servies
ils tendent tous les mains; et, quand ils ont chassé la soif
et l'appétit, le vieux Nestor prévient les autres et
commence à ourdir les fils de son projet. Aussi bien est-ce
lui dont l'avis toujours semblait le meilleur. Sagement il
prend la parole et dit :
Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple! comme par toi je finirai, ainsi par toi commence-
186 Iliade, IX, 97-131
rai-je. Tu es seigneur de milliers d'hommes, et Zeus t'a
Mis en main et le sceptre et les lois, afm que, pour eux, tu
avises. C'est pourquoi il te faut, encore plus que d'autres,
parler et écouter, et, au besoin, agir d'après l'avis d'un
autre, lorsque son coeur l'aura poussé à parler pour le bien
de tous; c'est à toi, en ce cas, qu'appartient l'avis qu'il
aura ouvert. Eh bien! je dirai, moi, ce qui me paraît le
meilleur. Nul n'aura une idée qui vaille celle que j'ai, moi,
depuis longtemps aussi bien qu'aujourd'hui, depuis le jour
même, rejeton de Zeus, où, de la baraque d'Achille en
courroux, tu sortis, enlevant la jeune Briséis — bien contre
notre gré : avec quelle insistance n'avais-je point cherché à
t'en dissuader ! Mais tu as cédé à ton coeur superbe : tu as
fait affront à un brave, à qui les Immortels viennent de
rendre hommage ; tu lui as pris, tu lui retiens sa part
d'honneur! Allons ! il en est temps encore, songeons à la
façon de le calmer, de le convaincre, avec d'aimables dons
et des mots apaisants. »
Agamemnon, protecteur de son peuple, alors lui ré-
plique :
« Ah! vieillard, tu n'as pas menti en énumérant mes
erreurs. Ces erreurs, je ne les nie pas. Il vaut, à lui seul,
plus de cent guerriers, celui que Zeus dans son coeur a pris
en affection, comme il l'a fait pour l'homme à qui il vient
de rendre hommage, en défaisant l'armée des Achéens.
Mais, si j'ai commis des erreurs, pour avoir obéi à des
pensers funestes, j'en veux faire amende honorable et,
pour cela, offrir une immense rançon. Devant vous tous
ici j'énumérerai mes illustres présents : sept trépieds
encore ignorants de la flamme, avec dix talents d'or; vingt
bassins resplendissants; douze chevaux solides, taillés pour
la victoire, dont les pieds ont déjà triomphé au concours
— il aurait bonne part de butin, il pourrait s'acquérir un
or précieux, l'homme qui obtiendrait seulement les prix
que m'ont valus ces coursiers aux sabots massifs! — Je lui
donnerai encore sept femmes habiles aux travaux impec-
cables. Ce sont des Lesbiennes qu'au jour où lui-même
conquit la belle ville de Lesbos, j'avais choisies pour moi,
parce qu'elles surpassaient en beauté tout leur sexe. Je les
lui donnerai; et, avec elles, il trouvera celle qu'à l'époque
Iliade, IX, 132-169 187
je lui ai ravie, la fille de Brisès; et je jurerai même un
grand serment que jamais je ne suis entré dans son lit, ni
ne me suis uni à elle, comme il est normal, parmi les
humains, entre hommes et femmes. Tout cela, il l'aura
sur l'heure. En outre, si les dieux nous donnent de ravager
la vaste cité de Priam, qu'il se présente, à l'heure où se
fera notre partage entre Achéens ; qu'il charge alors sa nef
d'or et de bronze à foison, et qu'en plus il se choisisse
vingt Troyennes, à son gré, les plus belles qui soient après
Hélène l'Argienne. Enfin, si nous devons un jour rentrer à
Argos d'Achaïe, mamelle de la terre, qu'il y soit mon
gendre, et je l'honorerai à l'égal d'Oreste, qu'on élève pour
moi, tendrement choyé, au sein d'une ample opulence. Je
possède trois filles en mon manoir solide, Chrysothémis,
Laodice, Iphianassa : eh bien! qu'il emmène celle qu'il
voudra dans la demeure de Pélée, et sans m'offrir de
présents; je les doterai, moi, de cadeaux à foison, tels que
jamais homme n'en a encore doté sa fille. Et je lui
donnerai aussi sept de mes bonnes villes, Cardamyle,
Enope, Hiré et ses herbages, — Phères la divine, Antheia
aux grasses prairies, — ainsi que la belle Epeia, et Pédase
avec ses vignobles. Toutes sont proches de la mer, au bout
du territoire de la Pylos des Sables. Des hommes y
habitent, riches en moutons et riches en boeufs, qui
l'honoreront d'offrandes comme un dieu, et sous son
sceptre, lui paieront des droits fructueux. Voilà ce que,
pour lui, je suis prêt à faire, s'il renonce à son courroux.
Qu'il cède — Hadès reste, seul, implacable, inflexible;
mais c'est aussi pourquoi il est de tous les dieux celui que
les hommes haïssent le plus — et qu'il se soumette à moi;
d'autant que je suis plus grand roi que lui et que, par mon
âge, je me flatte d'être avant lui. »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui réplique :
« Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, il n'est rien cette fois à reprendre 'aux offres
qu'ainsi tu fais à sire Achille. Eh bien! dépêchons donc
des envoyés choisis, qui aillent au plus vite jusques à la
baraque d'Achille, le fils de Pélée. Allons ! que ceux que je
vais ici désigner soient prêts à obéir. Que Phénix cher à
Zeus, tout d'abord, leur serve de guide. Sur ses pas
188 Iliade, IX, 169-202
marcheront le grand Ajax et le divin Ulysse; et, parmi nos
hérauts, Odios et Eurybate auront à les escorter. Apportez
maintenant de l'eau pour les mains; puis ordonnez le
silence, afin que nos prières implorent Zeus, fils de
Cronos, avec l'espoir qu'il nous prenne en pitié. »
Il dit, et son langage a l'agrément de tous. Sans tarder,
les hérauts versent l'eau sur les mains ; les jeunes gens
remplissent jusqu'aux bords les cratères; puis à chacun,
dans sa coupe, ils versent de quoi faire libation aux dieux.
Les libations finies et la soif satisfaite, les envoyés sortent
de la baraque d'Agamemnon, le fils d'Atrée. Le vieux
meneur de chars, Nestor, à tous prodigue ses instances,
qu'il appuie pour chacun, et surtout pour Ulysse, d'un
clin d'oeil expressif : qu'ils tâchent à convaincre le Péléide
sans reproche!
Ils s'en vont donc, tous deux, le long de la grève où
bruit la mer, adressant force prières au Maître de la terre,
à l'Ébranleur du sol : qu'ils puissent sans trop de peine
convaincre l'âme orgueilleuse de l'Eacide! Et ils arrivent
aux baraques et aux nefs des Myrmidons. Ils y trouvent
Achille. Son coeur se plaît à toucher d'une cithare sonore,
belle cithare ouvragée, que surmonte une traverse
d'argent. Il l'a prise pour lui parmi les dépouilles de la cité
d'Eétion, que lui-même a détruite. Son coeur se plaît à en
toucher, tandis qu'il chante les exploits des héros. Seul, en
face de lui, Patrocle est assis, en silence, épiant les
moments où l'Eacide s'arrête de chanter. Ils s'avancent, le
divin Ulysse en tête, et font halte devant Achille. Celui-ci,
surpris, d'un bond est debout et, sans lâcher sa cithare,
quitte le siège où il était assis — et Patrocle, de même, se
lève à la vue des héros — puis, avec un geste d'accueil,
Achille aux pieds rapides dit :
<4 Salut à vous ! Vous venez en amis sans doute — à
moins qu'il ne s'agisse d'une grande détresse? N'êtes-vous
pas, pour moi, malgré mon dépit, les deux plus chers des
Achéens? »
Ayant ainsi parlé, le divin Achille les fait avancer, puis
s'asseoir sur des sièges et des tapis de pourpre. Après quoi
vivement, il s'adresse à Patrocle près de lui :
Dispose un plus grand cratère, fils de Ménoetios et fais
Iliade, IX, 203-236 189
un mélange plus fort; prépare ensuite des coupes pour
chacun : ce sont des amis très chers qui aujourd'hui sont
sous mon toit. »
Il dit; Patrocle obéit à son compagnon. Prestement, il
place un large billot dans la lumière du foyer; il y pose un
dos de brebis, un autre de chèvre grasse, et l'échine d'un
porc bien gavé, débordante de graisse. Automédon tient
la viande; le divin Achille la coupe; il la débite en
morceaux, qu'il enfile après sur des broches. Le fils de
Ménoetios, mortel égal aux dieux, lui, allume un grand
feu. Et, lorsque le feu n'a plus d'aliments, que la flamme
déjà commence à défaillir, Achille étale la braise; au-
dessus il étend les broches, qu'il soulève de leurs supports,
pour verser le sel divin. Quand enfin la viande est rôtie, il
la fait glisser sur des plateaux, et, tandis que Patrocle
prend le pain et, avec de belles corbeilles, le répartit sur la
table, Achille partage la viande. Puis il s'assied en face du
divin Ulysse, contre le mur opposé, et donne ordre à son
compagnon Patrocle de faire l'offrande aux dieux. Patrocle
dans le feu jette le lot réservé aux offrandes. Puis vers les
parts de choix préparées et servies tous étendent les mains.
Après qu'ils ont chassé la soif et l'appétit, Ajax à Phénix
fait un signe. Mais le divin Ulysse l'aperçoit. Lors il
emplit une coupe de vin et, la levant vers Achille, il lui
dit
« Salut, Achille! Les repas où chacun a sa part ne nous
manquent point aujourd'hui, aussi bien dans la baraque
d'Agamemnon, le fils d'Atrée, que dans la tienne mainte-
nant. Nous avons là, pour festoyer, force plats délectables;
mais ce n'est pas le soin d'un plaisant repas qui nous
préoccupe à cette heure. Nous voyons devant nous, rejeton
de Zeus, un trop grand désastre, et nous avons peur.
Sauverons-nous nos nefs aux bons gaillards? ou vont-elles
périr? c'est là notre angoisse — à moins que toi, tu ne
revêtes ta vaillance. Tout près des nefs et du rempart, les
bouillants Troyens et leurs illustres alliés viennent d'éta-
blir leur bivouac. Ils ont, par tout le camp, allumé
d'innombrables feux. Ils croient que nous ne tiendrons
plus et que nous allons bientôt nous jeter sur nos nefs
noires. Zeus, fils de Cronos, leur fait luire, avec son éclair,
190 Iliade, IX, 237-272
de favorables présages. Enivré de sa force, Hector sévit en
furieux, guerrier effrayant, qui s'assure en Zeus et qui n'a
respect d'homme ni de dieu. Une rage brutale est entrée
en lui. Il souhaite voir au plus vite la divine Aurore
apparaître; il se fait fort d'abattre les emblèmes qui
couronnent nos nefs, d'incendier les coques dans un feu
ardent, et de massacrer auprès d'elles les Achéens émus
par la fumée. De tout cela j'ai terriblement peur, dans le
fond de mon âme : les dieux ne vont-ils pas achever ses
menaces? aurons-nous pour destin de périr en Troade,
loin d'Argos nourricière de cavales? Ah! lève-toi donc, si
tu as quelque envie, même bien tardive, de protéger du
tumulte troyen les fils des Achéens, qu'écrase la fatigue.
Pour toi, dans l'avenir, quel chagrin ce sera! Et, quand le
mal est fait, il n'est plus de moyen d'y trouver de remède.
Songe donc bien plutôt à écarter ici des Danaens le jour
du malheur. Doux ami! ton père lui-même, Pélée, t'en
adressait la recommandation, le jour qu'il te faisait partir
de la Phthie vers Agamemnon : « Mon enfant, la victoire,
c'est Athéné, Héré, qui te la donneront — si elles le
veulent; mais c'est à toi qu'il appartient de maîtriser ton
coeur superbe en ta poitrine : la douceur toujours est le
bon parti. Bride la querelle méchante, pour que les
Argiens t'estiment davantage, jeunes comme vieux. »
Voilà ce que le vieux te recommandait, et voilà ce que tu
oublies! Allons! il en est temps encore, restes-en là, et
quitte ton courroux douloureux. Agamemnon t'offre des
dons qui comptent, si tu renonces à ce courroux. Écoute-
moi t'énumérer tous les présents qu'en sa baraque t'a
promis Agamemnon : sept trépieds encore ignorants de la
flamme, avec dix talents d'or; vingt bassins resplendis-
sants; douze chevaux solides, taillés pour la victoire, dont
les pieds ont déjà triomphé au concours — il aurait bonne
part de butin, il pourrait s'acquérir un or précieux,
l'homme qui obtiendrait seulement les prix que ces
coursiers, par leur vitesse, ont valus à Agamemnon. Il te
donnera encore sept femmes habiles aux travaux impecca-
bles : ce sont des Lesbiennes, qu'au jour où tu conquis la
belle ville de Lesbos, il avait choisies pour lui-même,
parce qu'elles surpassaient en beauté tout leur sexe. Il te
Iliade, IX, 273-3H 191
les donnera, et, avec elles, tu trouveras celle qu'à l'époque
il t'avait ravie, la fille de Brisés ; et il te jurera même un
grand serment que jamais il n'est entré dans son lit ni ne
s'est uni à elle, comme il est normal, tu le sais, seigneur,
entre hommes et femmes. Tout cela, tu l'auras sur
l'heure. En outre, si les dieux nous donnent de ravager la
vaste cité de Priam, ce jour-là présente-toi où se fera notre
partage entre Achéens, pour charger ta nef d'or et de
bronze à foison, et te choisir en plus vingt Troyennes, à
ton gré, les plus belles qui soient après Hélène l'Argienne.
Enfm, si nous devons un jour rentrer à l'Argos d'Achaïe,
mamelle de la terre, tu y seras son gendre, et il t'honorera
à l'égal d'Oreste, qu'on élève pour lui tendrement choyé,
au sein d'une ample opulence. Il possède trois filles en son
manoir solide, Chrysothémis, Laodice, Iphianassa : eh
bien! emmène donc celle que tu voudras dans la demeure
de Pélée, sans lui offrir aucun présent : il les dotera, lui, de
cadeaux à foison, tels que jamais homme n'en a encore
doté sa fille. Et il te donnera aussi sept de ses bonnes
villes, Cardamyle, Enope, Hiré et ses herbages, — Phères
la divine, Antheia aux grasses prairies, — ainsi que la belle
Epeia, et Pédase avec ses vignobles. Toutes sont proches
de la mer, au bout du territoire de la Pylos des Sables. Des
hommes y habitent, riches en moutons et riches en boeufs,
qui t'honoreront d'offrandes comme un dieu, et, sous ton
sceptre, te paieront des droits fructueux. Voilà ce que,
pour toi, il est prêt à faire, si tu renonces à ton courroux.
Et si même le fils d'Atrée n'en devient alors que plus
odieux à ton âme, lui et ses présents, aie du moins pitié
des autres, de ces Panachéens que la fatigue accable dans
tout noire camp et qui t'honoreront désormais comme un
dieu. Ah! la grande gloire que tu leur auras conquise! car
tu triompheras cette fois d'Hector, qui va entrer en
contact avec toi, plein d'une rage détestable, et qui croit
n'avoir plus de rival à sa taille parmi les Danaens que nos
nefs ont conduits ici.
Achille aux pieds rapides alors ainsi répond :
Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, je dois vous
signifier brutalement la chose, comme j'entends la faire,
comme elle se fera. De la sorte vous n'aurez pas à
192 Iliade, IX, 311-349
roucouler l'un après l'autre, assis là, à mes côtés. Celui-là
m'est en horreur à l'égal des portes d'Hadès, qui dans son
coeur cache une chose et sur les lèvres en a une autre. Je
dirai, moi, ce qu'il me semble qu'il faut dire. Eh bien! je
ne crois pas qu'Agamemnon, le fils d'Atrée, jamais arrive
à me convaincre pas davantage les autres Danaens. Je le
vois trop : on ne gagne pas de reconnaissance à se battre
avec l'ennemi obstinément, sans trêve : la part est la
même pour qui reste chez lui et pour qui guerroie de toute
son âme; même estime attend le lâche et le brave! Que
me revient-il à la fin d'avoir tant pâti en mon coeur, à
jouer chaque jour ma vie au combat? Tel un oiseau à ses
petits sans ailes offre pour becquée ce qu'il peut trouver
— ce qu'il trouve à grand-peine — tel, j'ai passé, moi,
d'innombrables nuits sans sommeil, j'ai traversé des jours
sanglants à guerroyer, à lutter contre d'autres hommes,
afm de leur prendre leurs femmes. J'ai été, avec mes nefs,
ravager douze cités d'hommes. Sur terre j'en compte onze
encore prises par moi en Troade fertile. A chacune j'ai
ravi un ample et précieux trésor; et, de tous ces trésors,
j'allais faire don à Agamemnon, fils d'Atrée. Lui, resté à
l'arrière, près des fines nefs, les prenait, en distribuait peu,
mais en gardait beaucoup. En outre, aux chefs, aux rois, il
accordait des parts d'honneur. Eux, du moins, les gardent
intactes : à moi, seul des Achéens, à moi, il a pris la
mienne. Il a ma douce épouse : eh bien! qu'il dorme à ses
côtés, qu'il jouisse d'elle à sa guise! Mais pourquoi alors
faut-il que les Argiens fassent, eux, la guerre aux
Troyens? Pourquoi lui, le fils d'Atrée, a-t-il réuni, conduit
une armée jusqu'ici? N'est-ce point pour Hélène aux
beaux cheveux? Les Atrides sont-ils les seuls des mortels à
aimer leurs femmes? Tout homme de coeur et de sens
aime la sienne et la protège. Et celle-là, je l'aimais, moi,
du fond du coeur, toute captive qu'elle était. Il me l'a
arrachée des mains — elle, ma part d'honneur — il m'a
joué : qu'il ne cherche pas à tenter un homme qui le
connaît trop; aussi bien ne l'écouterai-je pas. Qu'il songe
bien plutôt, avec toi, Ulysse, avec les autres rois, à écarter
des nefs le feu dévorant. Il a déjà, sans moi, fait beaucoup
d'ouvrage : le voilà donc qui a bâti un mur et tracé tout
Iliade, IX, 350-387 193
contre un fossé, grand et large — voire il y a planté des
pieux! Il n'en est pas pour autant capable de contenir la
force d'Hector meurtrier. Quand je combattais, moi, avec
les Achéens, Hector se refusait à pousser la bataille hors
des murs. Il n'allait guère que jusqu'aux portes Scées et
au chêne. C'est là qu'un jour il m'attendit. J'étais seul : il
n'en eut pas moins grand-peine à échapper à mon élan. Eh
bien! désormais, c'est moi qui refuse de me battre avec le
divin Hector. Demain, un sacrifice une fois fait à Zeus et à
tous les dieux, mes nefs une fois tirées à la mer et
chargées, tu pourras voir — si tu le veux et si la chose
t'intéresse — mes nefs voguant au petit jour sur l'Helles-
pont poissonneux, et, dans chacune, des hommes ardents
à la nage; et si l'illustre Ébranleur de la terre nous accorde
bonne traversée, trois jours après je puis être dans la
Phthie fertile. J'ai laissé là des biens en nombre, lorsque,
pour mon malheur, je suis venu ici. J'y joindrai l'or, le
bronze rouge, les captives à belle ceinture, le fer gris que
d'ici j'emporte et que le sort m'a mis en main — je ne
parle pas de ma part d'honneur : celui qui me l'avait
donnée, pour m'outrager, me l'a reprise, le roi Agamem-
non, fils d'Atrée! A celui-là, dis tout ouvertement, comme
je te l'ordonne, afin qu'à leur tour les Achéens lui
montrent quelque humeur, s'il compte encore jouer un
autre Danaen. Il est toujours vêtu d'effronterie; mais pour
impudent qu'il soit, il n'oserait me regarder en face. Je ne
l'aiderai, moi, de mon conseil ni de mon bras. Il m'a trop
berné, offensé : il ne me jouera pas une fois de plus avec
des mots. Assez pour lui! qu'il aille en paix à la male
heure! le prudent Zeus lui a pris sa raison... Ses présents
me font horreur; de lui je fais cas comme d'un fétu!
M'offrît-il dix fois, vingt fois tout ce qu'il possède à cette
heure et ce qui peut lui revenir, m'offrît-il toute la
richesse qui afflue à Orchomène, ou encore à Thèbes
d'Égypte, ville où chaque maison enferme maints trésors,
ville aux cent portes, dont chacune laisse passer deux cents
guerriers avec leurs chevaux et leurs chars; m'offrît-il
même des biens aussi nombreux que tous les grains qui
sont de sable ou de poussière, non, même alors Agamem-
non ne saurait convaincre mon coeur, avant d'avoir
194 Iliade, IX, 387-424
d'abord entièrement payé l'affront dont souffre mon âme.
Et, pour ce qui est de la fille de l'Atride Agamemnon,
non, non, je ne l'épouserai pas; le disputât-elle pour la
beauté à Aphrodite d'or, pour les travaux à Athéné aux
yeux pers, non, même alors, je ne la prendrai pas pour
femme. Qu'il choisisse un autre Achéen, qui convienne à
son rang, qui soit plus roi que moi! Moi, si les dieux me
protègent et si je rentre en mon pays, Pélée saura bien lui-
même briguer pour moi une femme. Il ne manque pas
d'Achéennes dans l'Hellade et dans la Phthie, filles de
chefs, défenseurs de leurs villes, et, parmi elles, je
prendrai qui je voudrai, pour en faire mon épouse. Mon
noble coeur bien souvent m'a poussé à prendre là pour
légitime épouse une compagne qui convînt à mon rang,
afin de jouir ensuite, tranquille, des trésors du vieux Pélée.
Il n'est rien, pour moi, qui vaille la vie, pas même les
richesses que s'est acquises naguère la bonne ville d'Ilion,
aux jours de la paix, avant qu'ici vinssent les fils des
Achéens; non, pas même celles qu'enferme le seuil de
pierre de Phoebos Apollon, le Décocheur de flèches, dans
Pythô la Rocheuse. On enlève boeufs, gras moutons; on
achète trépieds et chevaux aux crins blonds : la vie d'un
homme ne se retrouve pas; jamais plus elle ne se laisse ni
enlever ni saisir, du jour qu'elle est sortie de l'enclos de ses
dents. Ma mère souvent me l'a dit, la déesse aux pieds
d'argent, Thétis : deux destins vont m'emportant vers la
mort, qui tout achève. Si je reste à me battre ici autour de
la ville de Troie, c'en est fait pour moi du retour; en
revanche, une gloire impérissable m'attend. Si je m'en
reviens au contraire dans la terre de ma patrie, c'en est fait
pour moi de la noble gloire; une longue vie, en revanche,
m'est réservée, et la mort, qui tout achève, de longtemps
ne saurait m'atteindre. Oui, et c'est même à tous que je
conseillerais, moi, de voguer vers leurs foyers : il est trop
tard, vous ne verrez plus la fin de la haute Ilion. La chose
est sûre : Zeus à la grande voix sur elle a étendu son bras,
et ses guerriers ont repris confiance. Pour vous donc, allez,
signifiez mon message aux chefs des Achéens — c'est le
privilège des vieux. Ils pourront en leurs coeurs concevoir
un meilleur projet, apte à sauver leur flotte et l'armée
Iliade, IX, 424-457 195
achéenne devant nos nefs creuses, puisque se montre
inefficace celui qu'ils ont formé ici, tandis que ma colère
me retient loin d'eux. Phénix, lui, peut rester et coucher
chez nous; ainsi il sera demain en mesure de me suivre
dans notre patrie à bord de nos nefs --- du moins s'il le
désire : je ne prétends pas l'emmener de force. »
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix, émus de
son langage : il a dit non avec grande rudesse. Le vieux
meneur de chars, Phénix, enfin prend la parole; en même
temps il éclate en sanglots : il a tellement peur pour les
nefs achéennes!
Si vraiment tu te mets en tête de repartir, illustre
Achille; si à tout prix tu te refuses à défendre nos fines
nefs contre le feu destructeur, tant la colère a envahi ton
âme, comment pourrais-je, moi, rester seul ici, sans toi,
mon enfant? C'est pour toi que m'a fait partir Pélée, le
vieux meneur de chars, au moment où, toi-même, il te
faisait partir de Phthie, pour rejoindre Agamemnon. Tu
n'étais qu'un enfant, et tu ne savais rien encore ni du
combat qui n'épargne personne ni des Conseils où se font
remarquer les hommes. Et c'est pour tout cela qu'il
m'avait dépêché : je devais t'apprendre à être en même
temps un bon diseur d'avis, un bon faiseur d'exploits.
Non, je ne puis consentir à rester ici, sans toi, mon enfant;
non, quand le ciel même me ferait la promesse de me
dépouiller de mon âge et de me rendre de nouveau aussi
jeune, aussi florissant qu'au jour où je quittai pour la
première fois l'Hellade aux belles femmes. Je fuyais alors
un conflit avec mon père, Amyntor, le fils d'Ormène.
J'avais encouru sa colère, à cause de sa maîtresse aux
beaux cheveux. Il l'aimait; pour elle, il négligeait sa
femme, ma mère; et celle-ci, sans cesse, à genoux, me
suppliait de jouir avant lui de la maîtresse, de façon qu'elle
prît le vieillard en horreur. Je fis ce qu'elle voulait; mais
mon père fut prompt à s'en rendre compte. Alors, lançant
sur moi force imprécations, il invoquait les Erinyes
cruelles : il voulait n'avoir jamais à asseoir sur ses genoux
un enfant issu de moi; et les dieux ont réalisé ses voeux,
Zeus Infernal aussi bien que la féroce Perséphone. Je
196 Iliade, IX, 458-495
méditai alors de le frapper du bronze aigu. Mais un dieu
arrêta ma colère; il rappela à mon coeur la voix du peuple,
les affronts répétés des hommes : je ne voulus pas du nom
de parricide parmi les Achéens. Alors c'en était fait : mon
coeur au fond de moi n'avait plus rien qui le retînt :
pourquoi vivre au palais d'un père en courroux? Parents,
cousins, autour de moi, m'adressaient force prières et
tâchaient à me retenir au palais. Ils égorgeaient force gros
moutons, ou boeufs cornus à la démarche torse; force
porcs aussi, débordants de graisse, grillaient étendus au
milieu du feu d'Héphaestos; force vin se buvait, pris aux
caves du vieux. Et, neuf nuits durant, pour dormir, ils
faisaient cercle autour de moi; chacun d'eux prenait la
garde à son tour. Des feux brûlaient, jamais éteints, l'un
sous le porche de la cour bien close, l'autre dans le
vestibule, à la porte de l'appartement. Mais lorsque la nuit
ténébreuse revint pour la dixième fois, à ce coup je partis;
je brisai pour cela la porte aux ais bien joints de
l'appartement et sautai le mur qui fermait la cour. Je n'y
eus point de peine : ni gardiens ni servantes ne s'en
aperçurent. Puis je m'enfuis bien loin à travers l'Hellade
aux larges espaces, et j'arrivai enfin dans la Phthie fertile,
mère des brebis, chez sire Pélée. Il m'accueillit avec
bonté; il se mit à m'aimer ainsi qu'un père aime son fils
unique, héritier choyé d'innombrables biens; il me fit
riche, en m'octroyant un peuple immense : j'habitais au
bout de la Phthie, et j'y commandais aux Dolopes. Et c'est
moi qui ainsi t'ai fait ce que tu es, Achille pareil aux
dieux, en t'aimant de tout mon coeur. Aussi bien tu ne
voulais pas toi-même de la compagnie d'un autre, qu'il
s'agît ou de se rendre à un festin ou de manger à la
maison : il fallait alors que je te prisse sur mes genoux,
pour te couper ta viande, t'en gaver, t'approcher le vin des
lèvres. Et que de fois tu as trempé le devant de ma
tunique, en le recrachant, ce vin! Les enfants donnent
bien du mal. Ah! que, pour toi, j'ai souffert et pâti,
songeant toujours que les dieux ne voulaient pas laisser
venir au monde un enfant né de moi! Et c'est toi alors,
Achille pareil aux dieux, c'est toi dont je voulais faire le
fils qui, un jour, écarterait de moi le malheur outrageux.
Iliade, IX, 496-533 197
Allons ! Achille, dompte ton coeur superbe. Non, ce n'est
pas à toi d'avoir une âme impitoyable, alors que les dieux
mêmes se laissent toucher. N'ont-ils pas plus que toi
mérite, gloire et force? Les hommes pourtant les flé-
chissent avec des offrandes, de douces prières, des
libations et la fumée des sacrifices, quand ils les viennent
implorer après quelque faute ou erreur. C'est qu'il y a les
Prières, les filles du grand Zeus. Boiteuses, ridées, louches
des deux yeux, elles courent, empressées, sur les pas
d'Erreur. Erreur est robuste, elle a bon pied; elle prend
sur toutes une large avance, et va, la première, par toute la
terre, faire du mal aux humains. Les Prières, derrière elle,
tâchent à guérir ce mal. A celui qui respecte les filles de
Zeus, lorsqu'elles s'approchent de lui, elles prêtent un
puissant secours, elles écoutent ses voeux. Celui qui leur
dit non et brutalement les repousse, elles vont demander à
Zeus, fils de Cronos, d'attacher Erreur à ses pas, afin qu'il
souffre et paie sa peine. Allons! Achille, à ton tour accorde
aux filles de Zeus l'hommage qui les doit suivre et qui sait
plier le vouloir d'autres héros. Si le fils d'Atrée ne
t'apportait pas de présents, s'il ne t'en assurait pas d'autres
pour plus tard, s'il s'obstinait dans son violent dépit, ce
n'est certes pas moi qui te conseillerais d'aller, jetant là ta
colère, prêter secours aux Argiens, quelle que pût être leur
détresse. Mais, en fait, il t'offre beaucoup dès ce jour, il te
promet pour plus tard davantage; il t'envoie, pour
t'implorer, les plus braves guerriers de l'armée achéenne;
il fait choix des héros qui te sont les plus chers parmi les
Argiens ne rends pas vains leurs propos, leur démarche.
Jusqu'à ce jour nul ne t'eût fait grief de garder ton
courroux. C'est là déjà ce que nous apprenait la geste des
vieux héros. Un dépit violent pouvait prendre l'un d'eux :
ils restaient sensibles aux présents, ils se laissaient ramener
par des mots. Je me rappelle encore l'histoire que voici;
elle remonte haut, elle n'est pas d'hier; je veux vous la dire
à tous, mes amis. Les Courètes et les Etoliens belliqueux,
tout autour de la ville de Calydon, luttaient et se
massacraient à l'envi, les Étoliens pour la défense de
l'aimable Calydon, les Courètes pour sa conquête, tous,
pleins de frénésie guerrière. C'est qu'Artémis au trône
198 Iliade, IX, 533-569
d'or avait naguère déchaîné un fléau contre eux; sa colère
en voulait à OEnée, qui ne lui avait pas offert de prémices
sur les pentes de son vignoble. Les autres dieux avaient
leur régal d'hécatombes : à elle seule, la fille du grand
Zeus, il n'avait rien offert. Qu'il l'eût oublié ou qu'il n'y
eût jamais songé, son âme avait fait une lourde erreur.
Dans son courroux, la Sagittaire, née de Zeus, avait donc
déchaîné un sanglier sauvage, un solitaire aux dents
blanches, qui, sans répit, faisait de grands ravages au
milieu des vignes d'Œnée et avait déjà sur le sol fait choir
de toute leur hauteur nombre de grands arbres avec leurs
racines, avec leurs fruits épanouis. Ce fut le fils d'Œnée,
Méléagre, qui le tua. Il avait pour cela convoqué les
chasseurs, les chiens de maintes villes : la bête n'eût pas
succombé sous un petit nombre d'hommes; elle était
énorme, et elle fit d'abord monter bien des mortels sur le
triste bûcher. Mais, autour de la dépouille, la déesse
ensuite suscite grand tumulte et grande clameur : qui
aurait la hure et la peau velue? seraient-elles aux Courètes
ou aux Étoliens magnanimes? — Donc, tant que guer-
royait Méléagre, chéri d'Arès, tout allait mal pour les
Courètes : ils étaient incapables, en dépit de leur nombre,
de tenir hors de leurs murailles. Mais un jour la colère
pénétra Méléagre, la colère qui gonfle le coeur dans la
poitrine des plus sages. Le coeur indigné contre Althée, sa
mère, il restait étendu près de sa femme légitime, la belle
Cléopâtre, née de Marpesse, l'Événienne aux fines
chevilles, et d'Ides, le plus vaillant des mortels de son
temps, qui, pour sa jeune épouse aux fines chevilles, avait
saisi son arc en face du seigneur Phoebos Apollon. Et ainsi
Cléopâtre, au manoir de son père et de sa digne mère,
avait reçu d'eux le nom d'Alcyone, en souvenir du jour où
sa propre mère, saisissant le destin de l'alcyon douloureux,
avait pleuré d'être enlevée par Phoebos Apollon, le
Préservateur. — Ainsi donc, aux côtés de Cléopâtre,
Méléagre reposait, cuvant un cruel dépit. Il s'indignait des
malédictions de sa mère, qui, dans sa douleur du meurtre
de ses frères, instamment lançait des imprécations vers les
dieux, et, instamment aussi, frappait de ses deux mains la
terre nourricière, invoquant et Hadès et la féroce Persé-
Iliade, IX, 569-604 199
phone, étendue tout de son long à terre, dans ses voiles
trempés de pleurs, et leur demandant de donner la mort à
son fils. Et l'Erinys au coeur impitoyable, qui marche dans
la brume, du fond de l'Erèbe, entendit sa voix. Bientôt,
tout autour des portes, tumulte et fracas s'élevaient; les
murs des Étoliens étaient criblés de traits. Les Anciens
d'Etolie alors suppliaient Méléagre; ils lui dépêchaient les
plus saints des prêtres des dieux : qu'il sortit seulement!
qu'il se chargeât de la défense! et ils lui promettaient un
ample apanage. Là où l'aimable Calydon a son terreau le
plus gras, ils l'invitaient à se choisir un magnifique
domaine : cinquante arpents, moitié vignobles, moitié
terres à blé; il se le taillerait, à son choix, dans la plaine.
Instamment aussi le vieux meneur de chars, OEnée,
l'implorait; escaladant le seuil des hauts appartements, il
secouait les vantaux aux ais bien joints, il suppliait son fils.
Instamment ses soeurs et sa digne mère, de leur côté,
l'imploraient. Il n'en disait que davantage non. Instam-
ment aussi ses camarades, les plus proches et les plus
chers. Tous avaient beau faire : ils ne persuadaient pas son
coeur en sa poitrine. Mais l'instant vint où l'appartement
lui-même se trouva heurté à grands coups : c'étaient les
Courètes qui prenaient pied sur les remparts et qui
mettaient le feu à la vaste cité. Cette fois, ce fut sa femme
même, sa femme à la belle ceinture, qui, sanglotante,
implora Méléagre : tout au long elle lui rappela les
douleurs qui sont le lot des mortels dont la ville est prise :
les hommes qu'on tue, la cité que le feu dévore, les
enfants et les femmes aux ceintures profondes qu'emmène
l'étranger et le coeur du guerrier s'émut à ces horreurs.
Il partit; il se revêtit de ses armes étincelantes, et, ainsi,
des Étoliens, il écarta le jour funeste. Mais il n'avait là
cédé qu'à son cœur : ils ne le payèrent donc pas avec des
présents en nombre et de prix. Pourtant il avait d'eux
écarté le malheur. Ah! ne te mets point, je t'en prie, de
telles idées dans la tête! qu'un dieu ne te pousse pas dans
cette voie, mon chéri. Ne serait-il pas bien fâcheux pour
toi d'aller au secours de nefs déjà en flammes? Marche
donc pour les présents qu'on t'offre, si tu veux que les
Achéens t'honorent à l'égal d'un dieu. Si tu n'as pas
200 Iliade, IX, 604-637
accepté de présents, à l'heure où tu plongeras dans la
bataille meurtrière, tu n'obtiendras plus égale louange,
même si de nous tu éloignes le combat. »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
« Phénix, mon bon vieux père, rejeton de Zeus, de cet
honneur-là je n'ai pas besoin : je ne songe qu'à l'honneur
que m'accorde le destin de Zeus, et ce destin me restera
fidèle près de nos nefs recourbées, tant qu'un souffle
subsistera dans ma poitrine et que se mouvront mes
jarrets. Mais j'ai encore quelque chose à te dire : mets-
le-toi bien en tête. Ne me bouleverse pas le coeur à gémir,
à te lamenter, pour faire ta cour au héros fils d'Atrée.- Je
dis plus : tu ne dois pas l'aimer — à moins que tu ne
veuilles qu'après t'avoir aimé je ne te prenne en haine.
Ton devoir, c'est de te joindre à moi pour faire du mal à
qui me fait du mal. Ceux qui sont là porteront mon
message; toi, reste ici : tu coucheras sur un lit moelleux,
et, dès que l'aube paraîtra, nous verrons si nous devons
repartir chez nous ou rester. »
Il dit, et, sans un mot, d'un signe de sourcils, il donne
ordre à Patrocle d'étendre pour Phénix un lit bien épais. Il
veut de la sorte faire entendre aux autres qu'ils aient à
quitter vite la baraque. Mais voici qu'alors le fils de
Télamon, Ajax pareil aux dieux, prend la parole et dit :
Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, partons. Le
dénouement de cette histoire, ce n'est pas ce voyage qui
nous le fournira, je crois ; et nous devons, au plus vite,
faire notre rapport — même défavorable — aux Danaens,
qui en ce moment même siègent sans doute pour
l'attendre. Achille au fond de sa poitrine s'est fait un
grand coeur farouche. Le cruel! il n'a cure de l'amitié de
ses bons compagnons, qui lui valait dans notre camp
d'être honoré par-dessus tous les autres. Ah! l'homme
sans pitié! On accepte pourtant du meurtrier d'un frère
une compensation — on en accepte même pour un enfant
mort! — et, de cette façon, l'un reste dans son bourg,
puisqu'il a largement payé, l'autre retient son âme et son
coeur superbe, puisqu'il a reçu sa compensation. Toi, c'est
un courroux sans fin et méchant que les dieux t'ont mis au
Iliade, IX, 637-672 201
coeur — et pour une fille, une seule! alors qu'aujourd'hui
nous t'en offrons sept, parfaites entre toutes — et bien
d'autres choses en plus. Fais-toi un coeur plus accueillant
et respecte ta demeure; nous sommes sous ton toit au
nom du peuple danaen, et nous souhaitons ardemment
être pour toi, plus que tous autres, les plus proches
comme les plus chers entre tous les Achéens. »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit
Divin Ajax, fils de Télamon, chef guerrier, tu me
sembles en tout avoir parlé comme il fallait. Mais mon
coeur se gonfle de colère quand je me souviens de ce que
tu sais, de la manière infâme dont m'a traité l'Atride
devant les Argiens, comme si j'étais un vil réfugié. Allez
donc, allez signifier ce message : je ne songerai pas au
combat sanglant, avant que le fils du brave Priam, le divin
Hector, ne soit arrivé aux baraques et aux nefs des
Myrmidons, en massacrant les Argiens, et n'ait détruit la
flotte en feu. Près de ma baraque, à moi, près de ma nef
noire, j'imagine qu'Hector, pour furieux qu'il puisse être,
devra renoncer au combat. »
Il dit; eux, tour à tour, prennent la coupe à deux anses,
pour offrir leurs libations, puis s'en vont le long des nefs.
Ulysse marche le premier. Lors Patrocle à ses camarades,
ainsi qu'aux captives, donne l'ordre de vite étendre un lit
épais pour Phénix. Dociles, les captives étendent le lit
ainsi qu'il ordonne : peaux, couvertures, fine toile de lin.
Le vieux s'y couche pour attendre l'aube divine. Pour
Achille, il dort au fond de la baraque solide ; à ses côtés,
une femme est couchée, qu'il a lui-même amenée de
Lesbos, la jolie Diomède, la fille de Phorbas. Patrocle s'en
va coucher à l'autre bout; à ses côtés aussi est une femme,
Iphis à la belle ceinture, dont le divin Achille lui a jadis
fait don, le jour où il a pris la haute Scyros, le bourg
d'Enyeus.
Pour les autres, à peine arrivés dans la baraque de
l'Atride, ils y voient les fils des Achéens, de tous les côtés,
se lever et, en les saluant de leurs coupes d'or, les
interroger. Agamemnon, protecteur de son peuple, le tout
premier, demande :
202 Iliade, IX, 673-708
« Allons ! parle, illustre Ulysse, noble gloire des
Achéens. Paraît-il disposé à écarter des nefs le feu
dévorant ? ou s'y refuse-t-il, parce que le courroux tient
encore son grand coeur? »
Le divin Ulysse, héros d'endurance, alors lui répond :
« Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, non, il ne veut pas éteindre son courroux. La
fureur qui l'emplit s'accroît au contraire, et il te repousse,
toi et tes présents. Il t'engage à songer toi-même, au
milieu des Argiens, au moyen de sauver les nefs et l'armée
achéenne. Pour lui, si j'en crois sa menace, sitôt que l'aube
paraîtra, il mettra à flot ses nefs aux bons gaillards et à
double courbure. Et c'est même à tous qu'il conseille
aujourd'hui de voguer vers leurs foyers : « Il est trop tard,
dit-il, vous ne verrez plus la fui de la haute Ilion. La chose
est sûre : Zeus à la grande voix sur eux a étendu son bras,
et ses guerriers ont repris confiance. » Voilà ce qu'il a dit :
et ceux-ci sont là pour le répéter, qui étaient avec moi.
Ajax, comme ces deux sages hérauts. Le vieux Phénix, lui,
reste à coucher là-bas : Achille l'y invite, pour qu'il soit en
mesure de le suivre demain à bord de ses nefs — du
moins s'il le désire : on ne prétend pas l'emmener de
force. »
Il dit; et tous demeurent silencieux, sans voix, émus de
son langage, car il s'est exprimé avec grande rudesse.
Longtemps ainsi ils restent muets, mornes, les fils des
Achéens. Diomède au puissant cri de guerre enfm prend
la parole :
« Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, tu n'aurais pas dû ainsi supplier le Péléide sans
reproches ni lui offrir force présents : il est assez orgueil-
leux sans cela ; tu l'as encore davantage enfoncé dans son
orgueil. Laissons-le s'en aller ou rester, à son gré; il
retournera au combat quand, en sa poitrine, son coeur l'y
invitera et quand un dieu l'y poussera. Allons! suivons
tous l'avis que je donne. Pour l'heure, allez dormir; vos
coeurs ont pu se satisfaire de pain, de vin; là sont la fougue
et la vaillance. Mais, dès que paraîtra la belle Aurore aux
doigts de rose, vite, devant les nefs dirige fantassins et
Iliade, IX, 708-713 203
chars, en les excitant au combat et en luttant toi-même au
premier rang. »
Il dit : les rois approuvent, tous ravis du langage de
Diomède, le dompteur de cavales. Et sur ce, les libations
finies, chacun s'en va vers sa baraque, et cueille, en
s'endormant, le présent du sommeil.
CHANT X

Les autres preux, au camp panachéen, toute la nuit


reposent près des nefs; ils cèdent à un mol assoupisse-
ment. Seul, le fils d'Atrée, Agamemnon, pasteur
d'hommes, n'est pas la proie du doux sommeil. Son coeur
agite cent projets. Ainsi qu'on voit l'époux d'Héré aux
beaux cheveux lancer l'éclair, quand il prépare soit une
averse de déluge — ou la grêle, ou la neige, dans les mois
où les champs sont tout poudrés de givre — soit la bataille
amère à la gueule géante; ainsi Agamemnon, dans sa
poitrine, sent se presser les sanglots. Ils montent du fond
de son coeur; toutes ses entrailles frémissent. S'il
contemple la plaine de Troie, il est saisi d'y voir tant de
feux qui flamboient en avant d'Ilion, d'ouir le bruit des
flûtes, des pipeaux, mêlé à la clameur humaine. Mais, s'il
tourne ensuite les yeux vers la flotte et l'armée achéennes,
il se tire et s'arrache les cheveux de la tête, à pleines
poignées, les vouant à Zeus là-haut, cependant que son
noble coeur terriblement gémit. A la fin, ce parti lui paraît
le meilleur en son âme : aller trouver, avant tout autre,
Nestor, le fils de Nélée, pour voir si, avec lui, il pourra
former un plan sans défaut, un plan sauveur pour tous les
Danaens. Il se lève et revêt ses flancs d'une tunique, puis à
ses pieds luisants noue de belles sandales; enfin il
s'enveloppe dans la fauve dépouille d'un grand lion roux,
qui lui tombe aux pieds, et saisit sa pique.
Un trouble pareil a pris Ménélas : le sommeil n'est pas
206 Iliade, X, 26-61
non plus descendu sur ses paupières : pourvu que rien
n'arrive à ces Argiens qui, par-delà telle étendue de mer,
sont pour lui venus à Troie, résolus au combat hardi! Il
couvre donc son large dos de la peau d'une panthère
tachetée; puis il prend et met sur son front un casque de
bronze; enfin, de sa forte main, il saisit une javeline et s'en
va réveiller son frère, le commandant en chef de tous les
Argiens, que son peuple honore à l'égal d'un dieu. Il le
trouve en train d'endosser ses belles armes, à la poupe de
son vaisseau, et son arrivée est la bienvenue. Le premier,
Ménélas au puissant cri de guerre alors prend la parole :
« Pourquoi t'armes-tu donc ainsi, doux ami? Penses-tu
inciter un de nos compagnons à s'en aller épier les
Troyens? J'ai terriblement peur que nul ne s'engage à
faire cette besogne. Partir en éclaireur, chez des ennemis,
seul, à travers la nuit sainte! certes il faudrait là un coeur
intrépide. »
Le roi Agamemnon en réponse lui dit :
« Nous avons tous les deux, moi aussi bien que toi,
Ménélas, issu de Zeus, besoin d'un conseil adroit qui
protège et qui sauve les Argiens avec leur flotte, puisque le
coeur de Zeus s'est détourné de nous et garde — c'est trop
clair — une préférence pour les sacrifices d'Hector. Jamais
encore je n'ai vu, jamais je n'ai ouï parler d'homme ayant
en un jour provoqué plus d'angoisses qu'Hector chéri de
Zeus en aura su créer aux fils des Achéens — cet Hector
qui n'est fils de dieu ni de déesse, et pourtant nous aura
procuré des soucis dont je puis assurer qu'ils doivent
obséder l'esprit des Argiens, longtemps et longuement;
tant il a médité de malheurs pour les Achéens ! Mais,
allons ! pour l'instant, appelle ici Ajax et Idoménée; va,
cours vite le long des nefs. J'irai trouver, moi, le divin
Nestor; je le prierai de se lever et de bien vouloir aller
jusqu'à la troupe solide que forment nos hommes de
garde, afin de leur donner ses ordres. Mieux que tout
autre, il sera obéi : c'est son fils qui commande à ces
hommes de garde, avec Mérion, l'écuyer d'Idoménée :
nul, autant qu'eux, n'a notre confiance. »
Ménélas au puissant cri de guerre alors lui répond :
Comment dois-je entendre ce que tu m'enjoins et
Iliade, X, 61-96 207
ordonnes? Dois-je avec eux rester là à attendre ta venue?
ou courir après toi de nouveau, dès que je leur aurai
communiqué ton ordre? »
Agamemnon, protecteur de son peuple, répond :
« Reste là; nous nous manquerions en chemin : il est
trop de routes à travers le camp. Mais élève la voix partout
où tu iras, et invite les gens à rester éveillés. Appelle
chacun par son nom, en mentionnant son père et sa
famille, en rendant hommage à tous. Va, que ton coeur ne
montre pas de morgue. A nous de peiner au contraire,
puisque c'est Zeus sans doute qui, dès notre naissance, a
mis sur nous ce fardeau de misères. »
Il dit et renvoie son frère avec les ordres voulus. Lui-
même part à la recherche de Nestor, le pasteur d'hommes.
Il le trouve près de sa baraque et de sa nef noire, étendu
sur sa molle couche. A terre, près de lui, sont ses armes
scintillantes, bouclier, double pique et casque éclatant.
Près de lui aussi est à terre le ceinturon étincelant dont se
ceint le vieillard, les jours où il s'arme, pour mener les
siens au combat meurtrier; car il n'accorde rien à la triste
vieillesse. Redressé sur son coude, il lève la tête, se tourne
vers l'Atride et l'interroge ainsi :
« Qui es-tu, toi qui vas ainsi, seul, parmi les nefs, dans
le camp, au coeur de la nuit sombre, à l'heure où dorment
tous les autres mortels? Es-tu en quête d'une mule? ou
bien d'un camarade? Parle, et n'approche pas de moi
bouche close. De quoi as-m besoin? »
Agamemnon, protecteur de son peuple, répond :
« Nestor, fils de Nélée, grande gloire des Achéens, tu
vas reconnaître Agamemnon, le fils d'Atrée. Je suis celui
que Zeus a choisi entre tous pour le plonger dans les
épreuves, à tout jamais, tant qu'un souffle subsistera dans
ma poitrine et que se mouvront mes jarrets. Si je vais et
viens, comme tu le vois, c'est que le doux sommeil refuse
de descendre sur mes yeux : je ne pense qu'à la guerre, à
l'angoisse des Achéens. J'ai terriblement peur pour les
Danaens. Mon âme est sans repos, et je me sens en plein
égarement. Le coeur me bondit hors de la poitrine ; mes
membres brillants sont là qui tremblent sous moi. Allons!
si tu veux agir, puisque, toi aussi, le sommeil te fuit, viens,
208 Iliade, X, 97-132
descendons jusqu'aux hommes de garde; nous verrons
qu'ils n'aillent pas, épuisés de fatigue et par la veille à la
fois, s'endormir et oublier entièrement leur faction. Les
ennemis campent tout près, et nous ne savons pas si
l'envie ne va pas les prendre de combattre en pleine nuit. »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui réplique :
« Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, Hector, crois-moi, ne verra pas le prudent Zeus
réaliser tous les desseins qu'en ce moment sans doute
forme chez lui l'espoir. J'imagine au contraire qu'il
souffrira bien plus d'angoisses encore, si quelque jour
Achille sait détourner son coeur de la rancune amère. Je
suis prêt à te suivre. Mais réveillons-en quelques autres
encore : le fils de Tydée, l'illustre guerrier, et Ulysse, et le
rapide Ajax, et le vaillant fils de Phylée. Voyons, n'est-il
personne qui, tout en les allant querir, appellerait aussi
Ajax égal aux dieux et sire Idoménée? Leurs nefs, à eux,
sont loin : il s'en faut de beaucoup qu'elles touchent les
nôtres. J'aime certes et respecte Ménélas : je veux
pourtant, dusses-tu m'en vouloir, lui chercher querelle et
ne pas me contraindre. Comment ! il dort, et il te laisse à
toi toute la peine, alors que c'est à lui, en ce moment, que
reviendrait celle d'aller trouver chaque preux tour à tour
et de le supplier! Le besoin qui nous presse dépasse nos
forces. »
Agamemnon, protecteur de son peuple, répond :
« Vieillard, je t'ai moi-même en d'autres temps invité à
le mettre en cause. Trop souvent, il mollit et se dérobe à
la besogne. Ce n'est point qu'il cède à la peur ni même à
l'étourderie : c'est qu'il reste à me regarder et attend que
je le pousse. Mais cette fois au contraire, c'est lui qui,
réveillé longtemps avant moi, m'est venu trouver ; et je l'ai
justement envoyé appeler ceux dont tu es en quête.
Partons; nous les rencontrerons en avant des portes, au
milieu des hommes de garde; c'est là que je leur ai fait
dire d'avoir à se rassembler. »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui réplique :
« Personne en ce cas ne lui en voudra ni ne lui dira non,
parmi les Argiens à qui il lancera un appel ou un ordre. »
Il dit, et il revêt ses flancs d'une tunique ; à ses pieds
Iliade, X, 132-165 209
luisants il noue de belles sandales; à son col il agrafe un
manteau de pourpre, un ample, un double manteau, où
s'étale une laine bourrue; enfin il prend sa brave pique à la
pointe de bronze aiguë, puis il s'en va par les nefs des
Achéens à la cotte de bronze. Et c'est d'abord Ulysse qu'il
tire de son somme, Ulysse que sa pensée égale à Zeus. Le
vieux meneur de chars, Nestor, l'appelle, et le cri aussitôt
enveloppe son coeur. Sortant de sa baraque, il leur dit :
« Pourquoi errez-vous, seuls, ainsi de nef en nef, par le
camp, au coeur de la nuit sainte? Il faut qu'un besoin bien
urgent vous presse. »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui répond :
Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, ne te fâche
pas : trop grande est la peine qui accable les Achéens.
Viens, suis-moi : nous allons maintenant en réveiller un
autre, de ceux dont il convient qu'avec nous ils consultent
si nous devons fuir ou nous battre. »
Il dit; l'industrieux Ulysse entre dans sa baraque mettre
sur ses épaules son écu scintillant, puis il part les
rejoindre; et ils s'en vont ainsi vers Diomède, fils de
Tydée. Ils le trouvent lui, hors de sa baraque, en armes.
Autour de lui dorment ses compagnons, bouclier sous la
tête, javelines bien droites, plantées sur le talon; le bronze
au loin en étincelle, pareil à l'éclair de Zeus Père. Le héros
lui-même dort; la peau d'un boeuf agreste est déployée
sous lui, un tapis éclatant s'étend sous sa tête. Le vieux
meneur de chars, Nestor, de lui s'approche et, pour
l'éveiller, mettant un pied sur lui, le secoue du talon; en
même temps il cherche à le piquer ; ouvertement il le
prend à partie :
« Debout! fils de Tydée. Pourquoi dormir ainsi toute la
nuit? N'entends-tu donc pas dire que les Troyens
campent déjà sur le mamelon de la plaine, tout près de
nos nefs ; l'espace est mince désormais, qui nous sépare
d'eux! »
Il dit; le héros, d'un bond, vite, est hors du sommeil, et,
prenant la parole, il dit ces mots ailés :
Ah! tu es terrible, vieillard : jamais tu n'arrêtes à
peiner! N'est-il donc plus de jeunes gens, parmi les fils
210 Iliade, X, 165-202
des Achéens, pour aller en tout sens éveiller les rois tour à
tour? Rien n'a prise sur toi, vieillard. »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui répond :
Tout ce que tu dis là, enfant, est fort bien dit. J'ai des
fils sans reproche; j'ai des gens, et nombreux. L'un d'eux
pourrait aller sans doute appeler chacun tour à tour. Mais
le besoin est vraiment trop terrible qui accable les
Achéens. Leur sort, à tous, à cette heure est sur le
tranchant du rasoir : pour les Achéens, est-ce la fin
cruelle? est-ce le salut?... Allons! va, fais lever maintenant
le rapide Ajax et le fils de Phylée. Aussi bien tu es jeune,
et je te fais pitié, dis-tu. »
Il dit; Diomède, sur ses épaules met la peau d'un
grand lion roux, qui lui tombe aux pieds ; puis, prenant sa
javeline, le héros s'en va, fait lever les autres et les
emmène avec lui.
Ils ont bientôt rejoint la troupe de garde. Ils n'en
trouvent pas les chefs endormis : tous sont à leur poste, en
armes, veillant. On voit ainsi, dans un parc, les chiens
s'inquiéter soudain pour les brebis : ils viennent d'en-
tendre le fauve au coeur brutal qui va, par la forêt, à
travers les montagnes. Un grand tumulte alors s'élève,
d'hommes et de chiens; pour tous, c'en est fait du
sommeil. De même, c'en est fait aussi du doux sommeil
pour les yeux des veilleurs, dans cette nuit cruelle.
Tournés vers la plaine, sans trêve, ils épient l'heure où ils
entendront les Troyens en marche. A les voir, le vieillard a
grand-joie, et, pour les encourager, leur dit :
« Continuez, mes enfants, à veiller de la sorte. Qu'aucun
de vous ne succombe au sommeil; sans quoi, nous serions
vite la risée de nos ennemis. »
Il dit, et passe le fossé. Et, à sa suite, passent les autres
rois des Argiens qui sont appelés au Conseil. Avec eux
vont aussi Mérion et l'illustre fils de Nestor, que les rois
mêmes ont invités à délibérer avec eux. Une fois franchi le
fossé ouvert, ils s'installent sur une place nette, où un
espace libre se montre entre les cadavres. C'est là que le
puissant Hector, au milieu même du massacre des
Argiens, a soudain rebroussé chemin, à l'heure où la nuit
l'a enveloppé. C'est là qu'ils prennent place pour échanger
Iliade, X, 202-238 211
leurs vues. Le vieux meneur de chars, Nestor, le premier,
prend la parole et dit
« Amis, n'est-il pas un guerrier qui s'assure assez en son
coeur hardi pour aller, au milieu des Troyens magna-
nimes, voir s'il peut s'emparer de quelque ennemi sur leur
ligne avancée, ou bien encore saisir quelque rumeur au
milieu des Troyens sur ce qu'ils méditent en leur âme?
Ont-ils envie de rester là, près de nos nefs, loin de leur
ville? ou veulent-ils s'en retourner vers elle, maintenant
qu'ils ont triomphé des Achéens? Qu'il s'informe de tout
cela, puis revienne à nous sain et sauf. Grande alors sera sa
gloire, sous les cieux, parmi tous les hommes. Il recevra
en outre un cadeau de prix : tous les héros qui com-
mandent nos nefs, tous, sans exception, lui donneront
chacun une brebis noire — une mère avec un agneau sous
elle; point de présent qui vaille celui-là. A tout jamais, il
trouvera sa place dans les festins et les banquets. »
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix. Diomède
au puissant cri de guerre alors prend la parole :
Nestor, mon âme et mon coeur superbe me poussent à
plonger dans les rangs de nos ennemis, de ces Troyens si
proches. Mais je voudrais qu'un autre me suivît : j'en
aurais plus de réconfort, j'en serais plus assuré. Quand
deux hommes marchent ensemble, si ce n'est l'un, c'est
l'autre, à sa place, qui voit l'avantage à saisir. Seul, on
peut voir aussi; mais la vue ne voit pas si loin et l'esprit
demeure un peu court. »
Il dit; plus d'un est prêt à suivre Diomède. Les deux
Ajax, servants d'Arès, sont prêts ; Mérion est prêt aussi, et,
surtout, le fils de Nestor ; l'Atride est prêt, Ménélas,
l'illustre guerrier ; Ulysse l'Endurant également est prêt à
plonger au milieu de la masse troyenne; son coeur, au fond
de lui, toujours veut oser. Agamemnon, protecteur de son
peuple, alors prend la parole :
« Fils de Tydée, Diomède cher à mon coeur, tu peux
pour camarade choisir qui tu veux, le plus brave de ceux
qui s'offrent, puisqu'ils sont si nombreux à avoir telle
envie. Ne va donc pas, d'une âme trop courtoise, laisser là
le meilleur, pour en prendre un moins bon, par pure
212 Iliade, X, 238-275
courtoisie, en ne regardant qu'au lignage, quand même il
s'agirait d'un roi plus roi qu'un autre. »
Il dit; il a soudain eu peur pour le blond Ménélas. Mais
Diomède au puissant cri de guerre lors reprend la parole :
« Du moment que vous m'invitez à choisir, seul, mon
camarade, puis-je ne pas songer au divin Ulysse, dont
l'âme et le coeur superbe sont prêts avant tous autres pour
tous les travaux, et qui est cher à Pallas Athéné? Avec lui
sur mes pas, tous deux nous sortirions d'un brasier ardent,
tant il sait, mieux qu'un autre, avoir des idées. »
Et le divin Ulysse, héros d'endurance, alors lui répond :
« Fils de Tydée, ne cherche pas plus à me louanger qu'à
me quereller. Les Achéens savent déjà tout ce que tu nous
dis là. Allons ! la nuit, ma foi, s'achève; l'aube est proche;
les étoiles ont fait un bon bout de leur course; la nuit est
passée de plus des deux tiers : le dernier seul nous reste. »
Cela dit, ils se vêtent, tous deux, d'armes terribles. Au
fils de Tydée, le belliqueux Thrasymède offre sa propre
épée à deux tranchants — Diomède ayant laissé la sienne
près de sa nef — et son bouclier. Sur le front il lui met un
de ces casques faits en cuir de taureau, sans cimier ni
panache, qu'on appelle des « pots » et dont les gars
robustes se protègent la tête. A Ulysse, c'est Mérion qui
offre son arc, son carquois, son épée; puis il lui met au
front un casque travaillé dans le cuir d'un boeuf. Il est, à
l'intérieur, solidement tendu de multiples courroies. A
l'extérieur, les dents luisantes d'un sanglier aux crocs
blancs sont, sur les deux faces, disposées en grand
nombre, avec art et savamment. Le fond est bourré de
feutre. Autolycos l'avait rapporté d'Eléon le jour où il
avait fait brèche dans le palais solide d'Amyntor, le fils
d'Ormène. Il l'avait donné à Amphidamas de Cythère, à
Scandie. Amphidamas ensuite l'avait donné à Môle, en
présent d'hospitalité ; Môle, à son tour, l'a donné à porter
à son fils Mérion; et Mérion, en ce jour, le pose, puis
l'enfonce sur la tête d'Ulysse.
Dès qu'ils ont vêtu leurs armes terribles, ils s'en vont,
laissant là tous les preux. Sur la droite, près du chemin,
Pallas Athéné dépêche un héron. Leurs yeux ne le voient
Iliade, X, 276-311 213
pas à travers la nuit ténébreuse; mais ils entendent son cri.
Lors, ravi du présage, Ulysse invoque Athéné :
« Entends-moi, fille de Zeus porte-égide, toi qui tou-
jours m'assistes dans tous mes travaux, et qui ne me perds
pas des yeux, chaque fois que je m'ébranle, cette fois
encore et surtout, aime-moi, Athéné et donne-nous de
revenir chargés de gloire vers nos nefs après avoir achevé
un exploit dont se souviennent les Troyens. »
Après lui, Diomède au puissant cri de guerre, prie ainsi
à son tour :
Entends-moi maintenant à mon tour, fille de Zeus,
Infatigable! et accompagne-moi, comme tu as accom-
pagné à Thèbes mon père, le divin Tydée, le jour qu'il s'y
rendit, porteur d'un message, au nom des Achéens. Il
avait laissé au bord de l'Asope les Achéens à la cotte de
bronze; il allait, lui, là-bas, porter aux Cadméens un
propos apaisant. Mais, sur la route du retour, il médita des
actes effroyables, avec toi, divine déesse, qui t'empressas à
l'assister. De même aujourd'hui, daigne m'assister et me
protéger, et je t'immolerai une génisse au large front, une
génisse d'un an, indomptée, qu'aucun mortel encore n'a
mise sous le joug, et dont, avant de l'immoler, j'habillerai
les cornes d'or. »
Ils disent ; Pallas Athéné entend leur prière. Après quoi,
leurs voeux faits à la fille du grand Zeus, ils se mettent en
route, pareils à deux lions, à travers la nuit sombre, par le
carnage et les morts, par les armes et le sang noir.
Hector, de l'autre côté, ne laisse pas davantage dormir
les valeureux Troyens. Il convoque tous les preux, les
guides et chefs des Troyens. L'assemblée une fois formée,
il combine un subtil dessein :
« Qui d'entre vous s'engagerait à accomplir l'exploit que
je vais dire? — pour une belle récompense : le prix de sa
peine lui est assuré. Je donnerai un char, ainsi que deux
coursiers à puissante encolure, les meilleurs qui soient
près des fines nefs d'Achaïe, à qui osera — et quelle gloire
aussi lui en reviendra! — aller près des nefs rapides, pour
savoir si les nefs sont toujours gardées comme avant, ou si,
vaincus par nos bras, les Achéens en leur âme méditent de
214 Iliade, X, 311-348
prendre la fuite et renoncent à passer la nuit sur leurs
gardes, recrus d'atroce fatigue. »
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix. Mais il
est parmi les Troyens un certain Dolon, fils d'Eumède,
divin héraut, riche en or et en bronze. Son aspect est
fâcheux; mais ses pieds sont rapides. Il est fils unique, à
côté de cinq soeurs. A Hector, aux Troyens, il parle donc
ainsi :
« Hector, mon âme et mon cœur superbe m'incitent à
aller près des nefs rapides, afin de m'informer. Mais, en ce
cas, lève ton sceptre, et jure que tu me donneras les
chevaux et le char de bronze scintillant qui portent le fils
de Pélée sans reproche. Et, pour toi, à mon tour, je ne serai
pas un vain éclaireur, je ne te décevrai pas. J'irai vers
l'armée, droit à la nef d'Agamemnon, où sans doute les
preux s'apprêtent à consulter s'ils doivent fuir ou se
battre. »
Il dit; Hector en ses mains prend le sceptre et jure :
« Zeus le sache, Zeus, l'époux retentissant d'Héré!
aucun autre parmi les Troyens ne montera sur ce char.
Seul, je te l'assure, tu te pareras de cette gloire à tout
jamais. »
Il dit et en jure un serment qui ne doit pas être tenu. Il
incite ainsi Dolon. Celui-ci, sur ses épaules, jette aussitôt
l'arc recourbé; il vêt son corps de la peau d'un loup gris;
sur sa tête il pose un casque en peau de martre; il prend sa
javeline aiguë; puis, quittant l'armée, il marche vers les
nefs, dont il ne doit pas revenir ni rapporter de nouvelles à
Hector. Bientôt il a quitté le gros des chars et des
guerriers; il s'en va, par la route, plein d'ardeur. Le divin
Ulysse lors le voit s'avancer et dit à Diomède :
« Voici quelqu'un, Diomède, qui vient du côté de
l'armée : est-ce pour épier nos nefs, ou bien pour
dépouiller le cadavre d'un mort? je ne sais. Mais laissons-
le passer d'abord et avancer quelque peu dans la plaine;
puis, vite, d'un bond, nous serons sur lui et le saisirons.
S'il prend la course et nous distance, rabats-le sans répit
vers les nefs ; écarte-le de son armée, en le chargeant, la
pique au poing; il ne faut pas qu'il puisse se sauver vers la
ville. »
Iliade, X, 349-383 215
Cela dit, quittant la route, ils s'étendent au milieu des
morts. Dolon, rapide, les dépasse étourdiment. Mais à
peine est-il éloigné d'eux d'une distance égale à celle qui
mesure l'effort des mules — les mules sont cent fois
meilleures que les boeufs, pour tirer la charrue en bois
d'assemblage dans la jachère profonde — ils courent sus à
lui. Dolon s'arrête, dès qu'il entend du bruit. Il espère en
son coeur qu'il s'agit d'amis qui accourent des rangs
troyens pour le faire revenir, sur un contrordre d'Hector.
Ils ne sont plus déjà éloignés de lui que d'une portée de
lance, voire un peu moins, quand il reconnaît en eux des
ennemis. Promptement, il joue des jarrets pour fuir.
Eux, aussitôt s'élancent à sa poursuite. Tels deux chiens
aux crocs aigus, experts à la chasse, à travers un pays
boisé, pressent obstinément une biche ou un lièvre qui
court en criant : tels le fils de Tydée et le preneur de
villes, Ulysse, obstinément le suivent et lui coupent le
chemin des siens. Dans sa fuite vers les nefs, il est déjà sur
le point d'arriver aux hommes de garde, quand Athéné
met une ardeur nouvelle dans le fils de Tydée. Elle ne
veut pas qu'aucun des Achéens à la cotte de bronze se
puisse vanter de l'avoir frappé le premier, tandis qu'il ne
serait venu que le second. Lors Diomède le Fort bondit en
avant, lance au poing, et dit :
Arrête! ou ma lance va t'atteindre; et, je t'en réponds,
tu n'échapperas pas longtemps au gouffre de la mort, que
mon bras va t'ouvrir. »
Il dit, lance sa pique et manque l'homme — exprès. La
pointe de l'épieu poli passe par-dessus l'épaule droite de
Dolon et va se planter en terre. Dolon s'arrête, saisi
d'effroi. Il balbutie : dans sa bouche, on entend claquer
ses dents. Il est blême de peur. Les deux héros le
rejoignent, haletants, et ils lui saisissent les mains, tandis
qu'il dit, tout en pleurs :
Ah! prenez-moi vivant : je me rachèterai. J'ai chez
moi bronze et or et fer travaillé. Mon père en tirerait, pour
vous satisfaire, une immense rançon, s'il me savait en vie
près des nefs achéennes. »
L'industrieux Ulysse en réponse lui dit :
N'aie pas peur ; ne laisse pas la mort obséder ton âme.
216 Iliade, X, 384-421
Allons! réponds-moi donc et parle sans détour. Comment
donc se fait-il que tu ailles ainsi, seul, loin de ton armée,
vers nos nefs, à travers la nuit ténébreuse, à l'heure où
tous les autres dorment? Voulais-tu dépouiller le cadavre
d'un mort? Est-ce Hector qui t'envoie du côté des nefs
creuses explorer tout en détail? Est-ce ton coeur qui t'a
poussé? »
Et Dolon de répondre, les genoux tout tremblants :
« Oui, Hector a usé de mainte illusion pour égarer mon
âme. Il m'a promis de me donner les coursiers aux sabots
massifs du brillant fils de Pélée, avec son char de bronze
scintillant. Il m'invitait en revanche à partir à travers la
rapide nuit noire, à m'approcher des ennemis, à savoir si
leurs fines nefs sont toujours gardées comme avant, ou si,
vaincus par nos bras, vous songez en vos âmes à prendre la
fuite et si vous renoncez à passer la nuit sur vos gardes,
recrus d'atroce fatigue. »
L'industrieux Ulysse sourit en répliquant :
« Ton coeur avait, ma foi, le goût des beaux cadeaux.
Les chevaux du brave Eacide!... Le malheur est qu'ils
sont malaisés à dresser, aussi bien qu'à conduire, pour de
simples mortels, à l'exception d'Achille, qui est fils
d'Immortelle. Allons! réponds-moi donc et parle sans
détour. En venant ici, où as-tu laissé Hector, le pasteur
d'hommes? Où sont ses armes guerrières? et où est son
char? où sont les avant-postes et le campement des autres
Troyens? Dis-nous aussi ce qu'ils méditent dans leurs
âmes : ont-ils envie de rester là, près de nos nefs, loin de
leur ville? Ou veulent-ils revenir en arrière, maintenant
qu'ils ont triomphé des Achéens? »
Et Dolon, fils d'Eumède, à son tour lui réplique :
« Eh bien! sur tout cela, je te répondrai sans détour.
Hector est, avec ceux qui ont voix au Conseil, occupé à
consulter, prés du monument du divin Ilos, loin de la
bagarre. Quant aux avant-postes, sur lesquels tu m'inter-
roges, sache, héros, qu'il n'en est point de désignés pour
protéger et pour garder l'armée. Tous ceux qui, possédant
un foyer dans Troie, sont tenus à se garder, ceux-là restent
éveillés et mutuellement s'invitent à faire bonne garde.
Nos illustres alliés en revanche dorment : ils s'en fient,
Iliade, X, 421-457 217
pour leur garde, aux Troyens. Ils n'ont point d'enfants n;
de femmes établis à côté d'eux! »
L'industrieux Ulysse en réponse lui dit :
« Comment donc font-ils à cette heure? Dorment-ils
mélangés aux Troyens dompteurs de cavales? ou à part?
dis-moi bien, que je sache. »
Et Dolon, fils d'Eumède, réplique :
« Eh bien! sur cela encore, je te répondrai sans détour.
Du côté de la mer sont les Cariens, les Péoniens aux arcs
recourbés, les Lélèges, les Caucônes et les Pélasges
divins. Le côté de Thymbre est le lot des Lyciens, des
Mysiens altiers, des Phrygiens dompteurs de cavales, des
Méoniens aux beaux chars de combat. Mais pourquoi me
demandez-vous tout cela? Désirez-vous plonger dans la
masse troyenne? voici les Thraces à part, qui viennent
d'arriver, à l'extrémité des lignes, et, au milieu d'eux,
Rhésos, leur roi, fils d'Eionée. Il a les plus beaux
coursiers, les plus grands que j'aie jamais vus. Ils sont plus
blancs que la neige et, pour la course, égaux aux vents.
Son char est orné et d'or et d'argent. Il est venu ici
porteur d'armes d'or gigantesques — une merveille à voir!
— telles que le port en convient, non à de simples
humains, mais à des dieux éternels. Maintenant, menez-
moi près des nefs rapides, ou laissez-moi ici, lié d'un lien
impitoyable, jusqu'à l'heure où vous reviendrez et où vous
aurez éprouvé par vous-mêmes si je vous ai — ou non —
parlé comme il fallait. »
Diomède le Fort sur lui lève un oeil sombre et dit :
« Ne te mets pas en tête que tu puisses échapper,
Dolon. Ton rapport est utile; mais tu es dans nos mains.
Si, aujourd'hui, nous te rendions et si nous te laissions
aller, tu reviendrais quelque autre jour aux fines nefs des
Achéens, soit pour espionner, soit même pour nous tenir
tête au combat. Mais que tu expires, dompté par mon
bras, du même coup tu cesses d'être un fléau pour les
Argiens. »
Il dit; et Dolon s'apprête, de sa forte main, à toucher
son menton pour le supplier, quand Diomède bondit, sa
courte épée au poing, le frappe en plein cou et lui tranche
les deux tendons. Il cherche encore à parler que déjà sa
218 Iliade, X, 457-495
tête est dans la poussière. Ils lui enlèvent alors le casque
en peau de martre qui couvre sa tête, sa peau de loup, son
arc ployé en arrière, sa longue javeline ; et le divin Ulysse,
en honneur d'Athéné, déesse du butin, les lève à bout de
bras et en ces termes prie :
« Agrée cette offrande, déesse : c'est toi que j'entends ici
invoquer avant tous les autres dieux de l'Olympe. Et,
maintenant, sois-nous fidèle, et conduis-nous vers les
chevaux et vers le campement des Thraces. »
Il dit, lève le bras au-dessus de sa tête et dispose le tout
au haut d'un tamaris. Il y ajoute une marque visible, en
liant des roseaux aux branches du beau tamaris : il la veut
pouvoir retrouver, au moment où ils reviendront, par la
rapide nuit noire. Ils avancent ensuite parmi les armes et
le sang noir, et, vite, arrivent au camp des Thraces. Ils
dorment, recrus de fatigue ; leurs belles armes, près d'eux,
sont posées sur le sol, bien en ordre, sur trois rangs.
Chaque homme a près de lui un couple de cavales. Au
milieu dort Rhésos; près de lui, ses chevaux rapides sont
attachés par des rênes au bord de la rampe du char.
Ulysse, le premier, le voit, et il le montre à Diomède :
« Voilà l'homme, Diomède, voilà les chevaux que nous
indiquait ce Dolon que nous avons tué. Allons! montre ici
ta fougue puissante. Ce n'est pas à toi de rester planté là,
tout armé, sans rien faire. Détache les chevaux — ou
charge-toi d'expédier les hommes, tandis que moi, je
m'occuperai des chevaux. »
Il dit; Athéné aux yeux pers insuffle la fougue au héros.
Il va tuant à la ronde et une plainte monte, horrible, de
tous les corps que frappe son épée. Le sol devient rouge de
sang. Tel un lion, surprenant sans guide quelque troupeau
de chèvres ou de brebis, se jette, féroce, sur lui, tel le fils
de Tydée s'en prend aux guerriers thraces. Il en a bientôt
tué douze. L'industrieux Ulysse suit : à chaque fois que le
fils de Tydée s'approche de l'un d'eux et le frappe de son
épée, Ulysse est là, qui saisit le mort par le pied et qui le
tire en arrière. Il a son idée en tête : faciliter le passage des
chevaux aux belles crinières, qui risquent de s'effarer à
escalader des cadavres : ils n'y sont pas encore habitués.
Quand le fils de Tydée arrive enfin au roi, celui-ci est le
Iliade, X, 495-530 219
treizième à qui il prend la douce vie, alors qu'il est tout
haletant : sur son front un mauvais rêve a pesé toute la
nuit, et sous la forme même du petit-fils d'Œnée, par la
volonté d'Athéné. A ce moment-là, Ulysse l'Endurant
détache les coursiers aux sabots massifs : il les lie
ensemble avec des courroies et les pousse hors de la
masse, en les piquant avec son arc : il n'a pas songé en
effet à prendre en main le fouet brillant au fond du char
scintillant. Puis, pour avertir le divin Diomède, il siffle.
Diomède demeure sur place, hésitant : quelle bravade
suprême pourrait-il bien oser? Se saisir du char, où
reposent les armes étincelantes, et le tirer par le timon, ou
l'enlever à bras tendus? ou arracher la vie à d'autres
Thraces encore? Mais, tandis qu'il remue ces pensées
dans son âme, Athéné s'approche et s'adresse en ces
termes au divin Diomède :
a Songe au retour vers les nefs creuses, fils du magna-
nime Tydée — à moins que tu ne veuilles qu'il tourne en
déroute : redoute qu'un autre dieu n'aille réveiller les
Troyens. »
Elle dit : Diomède, à la voix qui lui parle, reconnaît la
déesse. Vite, il saute sur les chevaux; Ulysse les pique de
son arc; ils s'envolent vers les fines nefs d'Achaïe.
Mais Apollon à l'arc d'argent ne monte pas non plus la
garde en aveugle. Dès qu'il voit Athéné se diriger vers le
fils de Tydée, plein de rancoeur, il plonge dans l'épaisse
masse troyenne et fait lever le conseiller des Thraces,
Hippocoon, le noble cousin de Rhésos. D'un bond, il est
hors du sommeil, quand il voit la place déserte, où étaient
les chevaux rapides, et les cadavres palpitants, au milieu
de l'atroce tuerie. Il sanglote, il appelle son ami. Une
clameur s'élève parmi les Troyens, un tumulte indicible.
Tous accourent en foule; ils veulent contempler les
forfaits effroyables qu'ont achevés les preux, avant d'avoir
repris le chemin des nefs creuses.
Pour eux, ils arrivent à l'endroit où ils ont tué l'espion
d'Hector. Ulysse cher à Zeus retient les chevaux rapides.
Le fils de Tydée saute à terre et met aux mains d'Ulysse
les dépouilles sanglantes. Après quoi, il remonte sur les
chevaux, il les fouette, et ceux-ci, pleins d'ardeur, volent
220 Iliade, X, 531-566
vers les nefs creuses ; aussi bien est-ce là que les porte leur
coeur. Nestor, le premier, perçoit le bruit et dit :
« Amis guides et chefs des Argiens, vais-je faire erreur
ou dire vrai? Mon coeur en tout cas m'engage à parler. Le
bruit des coursiers rapides enveloppe mes oreilles. Ah! si
c'étaient Ulysse et Diomède le Fort, ramenant soudain des
rangs des Troyens des coursiers aux sabots massifs!...
Mais, au fond de mon âme, j'ai terriblement peur qu'il ne
soit arrivé quelque chose aux plus braves des Argiens dans
le tumulte troyen. »
Il n'a pas achevé qu'ils sont là en personne. Ils mettent
pied à terre, et, joyeux, tous les accueillent avec des mains
tendues et de douces paroles. Le vieux meneur de chars,
Nestor, le premier, les questionne en ces termes :
« Allons! parle, illustre Ulysse, noble gloire des
Achéens. De quelle façon avez-vous pris ces chevaux? Est-
ce en plongeant dans la masse troyenne? Ou un dieu
serait-il venu vous les offrir? Ils rappellent terriblement
les rayons mêmes du soleil. Je ne cesse de vivre au contact
des Troyens — ce n'est pas moi, je t'en réponds, qui
traîne jamais près des nefs, si vieux que je sois pour la
guerre — et pourtant jamais encore je n'ai vu ni entrevu
pareils chevaux. J'imagine qu'un dieu sera venu lui-même
vous en faire don; vous êtes tous les deux chéris de Zeus,
l'assembleur de nuées, aussi bien que de la fille de Zeus
qui tient l'égide, Athéné aux yeux pers. »
L'industrieux Ulysse en réponse lui dit :
« Nestor, fils de Nélée, noble gloire des Achéens, un
dieu assurément, pour peu qu'il le voulût, n'aurait aucune
peine à offrir des coursiers supérieurs encore à ceux-ci : ils
sont cent fois plus forts que nous. Mais ces chevaux-là, si
tu le veux savoir, viennent seulement d'arriver, vieillard :
ils sont thraces. Le brave Diomède leur a tué leur maître,
et, avec lui, douze des siens — et, tous, des preux. Et
nous en avons dépêché un treizième encore : un éclaireur,
près des nefs, qui s'en venait espionner dans notre camp,
par ordre d'Hector et des nobles Troyens. »
Il dit, et il fait franchir le fossé aux chevaux aux sabots
massifs. Il va, riant, et, sur ses pas, les autres Achéens
marchent tout joyeux. Ils arrivent ainsi à la solide baraque
Iliade, X, 566-579 221
du fils de Tydée. Là, avec de bonnes courroies, ils
attachent les chevaux à la crèche où déjà sont à brouter le
doux froment les prompts coursiers de Diomède. A la
proue de sa nef, Ulysse met les dépouilles sanglantes de
Dolon, en attendant que soit prêt le sacrifice à Athéné.
Après quoi, ils entrent dans la mer; ils y lavent la sueur
abondante qui couvre leurs jambes, leur dos et leurs
cuisses : puis, quand le flot de mer a lavé sur leur corps la
sueur abondante, en même temps que rafraîchi leur coeur,
ils entrent tous les deux dans des cuves polies et y
prennent leur bain. Après quoi, bien baignés, largement
oints d'huile, ils s'assoient pour dîner, et, puisant au
cratère plein, ils offrent à Athéné des libations de doux
vin.
CHANT XI

C'est l'heure où, délaissant le glorieux Tithon, Aurore


se lève de son lit et s'en va porter la lumière aux
Immortels comme aux humains. Zeus aussitôt dépêche
Lutte vers les fines nefs d'Achaïe, l'affreuse Lutte, un
signe de guerre à la main. Et la voici qui s'arrête sur la nef
d'Ulysse, la nef noire aux flancs profonds, qui tient le
milieu de la ligne et permet à la voix de porter des deux
côtés, aussi bien jusqu'aux baraques d'Ajax, fils de
Télamon, que jusqu'à celles d'Achille — puisqu'ils ont
tous les deux tiré leurs bonnes nefs aux deux bouts de la
ligne, s'assurant dans leur vaillance et dans la vigueur de
leurs bras. La déesse s'arrête donc là, pousse un cri
puissant, terrible, aux accents suraigus ; et, au coeur de
chaque Achéen, elle fait se lever une force infinie pour
batailler et guerroyer sans trêve; et à tous aussitôt la
bataille devient plus douce que le retour sur les nefs
creuses vers les rives de la patrie.
L'Atride alors lance l'appel de guerre : c'est l'ordre pour
les Argiens d'avoir à ceindre leurs armes. Lui-même revêt
le bronze éblouissant. A ses jambes d'abord il met ses
jambières, ses belles jambières où s'adaptent des couvre-
chevilles d'argent. Il vêt ensuite sa poitrine de la cuirasse
que Cinyras lui a donnée naguère en présent d'hospitalité.
Il venait d'apprendre la grande nouvelle arrivée à Chypre :
« Les Achéens avec leur flotte vont faire voile pour
224 Iliade, XI, 22-61
Troie. » Il avait alors, pour lui plaire, offert ce présent au
roi. Cette cuirasse compte dix bandes de smalt sombre,
douze d'or et vingt d'étain. Des serpents de smalt sont là
qui s'élancent à l'assaut du cou, trois de chaque côté, tout
pareils à ces arcs-en-ciel que le fils de Cronos fixe sur un
nuage, pour signifier un présage aux mortels; Autour de
ses épaules il jette son épée. Des clous d'or y resplen-
dissent; le fourreau qui l'enferme en revanche est
d'argent, mais s'adapte à un porte-épée d'or. Puis il prend
son vaillant bouclier, qui le couvre tout entier, son beau
bouclier ouvragé. On y voit sur les bords dix cercles de
bronze, et, au centre, vingt bossettes d'étain, toutes
blanches, sauf une, au milieu, de smalt sombre. Gorgone
aussi s'y étale en couronne, visage d'horreur aux terribles
regards, qu'entourent Terreur et Déroute. Le baudrier qui
lui est attaché est d'argent ; mais un serpent de smalt y a
déroulé ses anneaux, et ses trois têtes entrelacées s'y voient
sortant d'un même cou. — Sur son front il pose un casque
à deux cimiers, à quatre bossettes, à crins de cheval, dont
le panache en l'air oscille, effrayant. Enfin il prend deux
braves piques, à coiffe de bronze, à pointe acérée, et le
bronze en brille au loin, jusque dans le fond du ciel. Et,
d'un puissant tonnerre, Athéné et Héré saluent le souve-
rain de Mycènes pleine d'or.
Chaque héros alors donne ordre à son cocher de retenir
son char en bon ordre sur place, en avant du fossé. Eux-
mêmes, en fantassins, armés de pied en cap, passent
vivement. Et c'est une clameur sans fin qui s'élève vers
l'aurore. Bien avant les meneurs de chars, ils sont là,
rangés devant le fossé. Les meneurs de chars suivent à peu
de distance. Et le fils de Cronos soulève alors un féroce
tumulte, en même temps que, du haut de l'éther, il fait
pleuvoir une rosée sanglante : tant il compte bientôt jeter
des têtes fières en pâture à Hadès !
Les Troyens de leur côté, sur le mamelon de la plaine,
se groupent autour du grand Hector, de Polydamas sans
reproche, d'Enée, que, chez les Troyens, le peuple honore
comme un dieu, des trois fils d'Anténor, Polybe, le divin
Agénor, le jeune et fort Acamas, tout semblable aux
Immortels. Hector, au premier rang, porte son bouclier
Iliade, XI, 61-97 225
bien rond. Tel un astre sinistre sort des nuées, resplendis-
sant, qui ensuite se replonge dans les nuages ténébreux, tel
apparaît Hector au premier rang, puis, l'instant d'après,
au dernier, partout donnant des ordres ; et, sur tout son
corps, le bronze étincelle, semblable à l'éclair de Zeus
Père, qui tient l'égide.
Ainsi que des moissonneurs, qui, face les uns aux
autres, vont, en suivant leur ligne, à travers le champ, soit
de froment ou d'orge, d'un heureux de ce monde, et font
tomber dru les javelles, ainsi Troyens et Achéens, se ruant
les uns sur les autres, cherchent à se massacrer, sans
qu'aucun des deux partis songe à la hideuse déroute. La
mêlée tient les deux fronts en équilibre. Ils chargent
comme des loups, et Lutte, qu'accompagnent les sanglots,
a plaisir à les contempler. Seule des divinités, elle se tient
parmi les combattants. Aucun autre dieu n'est là : ils sont
assis, tranquilles, en leur palais, là où chacun a sa demeure
bâtie aux plis de l'Olympe. Ils incriminent, tous, le
Cronide à la nuée noire : ils voient trop bien son désir
d'offrir la gloire aux Troyens. Mais Zeus n'a souci d'eux.
Il s'est mis à l'écart, et, assis loin des autres, dans l'orgueil
de sa gloire, il contemple à la fois la cité des Troyens, et
les nefs achéennes, et l'éclair du bronze — les hommes qui
tuent, les hommes qui meurent.
Aussi longtemps que dure l'aube et que grandit le jour
sacré, les traits des deux côtés portent, et les guerriers
tombent. Mais vient l'heure où le bûcheron songe à
préparer son repas dans les gorges de la montagne. Ses
bras en ont assez de couper les hauts fûts; la lassitude
entre en son coeur et le désir le prend, jusqu'au fond de
lui-même, des douceurs du manger. A cette heure, par
leur vaillance les Danaens, de rang en rang s'exhortant
entre camarades, enfoncent brusquement les bataillons
troyens. Agamemnon, le tout premier, s'élance. Il fait sa
proie de Biénor, le pasteur d'hommes, puis de son ami,
Oïlée, aiguillonneur de cavales. Oïlée, pour lui tenir tête, a
sauté à bas de son char : comme il fonce droit sur lui,
Agamemnon le pique au front de sa javeline aiguë. La
lourde calotte de bronze n'arrête pas la javeline : elle fend
226 Iliade, XI, 97-131
et le casque et l'os ; la cervelle au-dedans est toute
fracassée : l'homme est dompté en plein élan.
Agamemnon, protecteur de son peuple, les laisse là, sur
place, le torse resplendissant au soleil, puisqu'il les a
dépouillés de leur cotte. Il va tuer Isos et Antiphe, tous
deux fils de Priam, l'un bâtard, l'autre légitime. Montés
tous deux sur un seul char, le bâtard conduit, le glorieux
Antiphe, à ses côtés, combat. Achille naguère, dans les
gorges de l'Ida, les a chargés tous deux de souples liens
d'osier. Il les avait surpris menant leurs ouailles, mais il
les a ensuite rendus contre rançon. Cette fois, le fils
d'Atrée, le puissant prince Agamemnon, frappe l'un de sa
pique en pleine poitrine, au-dessus de la mamelle. Pour
Antiphe, il se sert de l'épée, l'atteint près de l'oreille, et le
jette à bas de son char. Après quoi, il s'empresse à leur
ravir leurs belles armes. Il se rappelle : il les a vus déjà
près des fines nefs le jour qu'Achille aux pieds rapides les
ramenait de Ainsi un lion, d'un seul coup, sans
effort, broie les petits d'une biche rapide, qu'entré soudain
dans leur gîte il a saisis entre ses crocs puissants et à qui il
arrache ainsi leur tendre coeur. Si proche alors que soit
leur mère, elle ne peut leur être utile : une terreur atroce
la pénètre, elle aussi; la voilà qui bondit vite par le bois,
les fourrés épais, courante, suante, sous l'attaque du fauve
puissant. De même, il n'est plus, parmi les Troyens,
personne qui soit capable de prêter aux deux héros une
aide contre la mort : ils fuient, tous, eux aussi, sous la
poussée des Argiens.
Maintenant, c'est au tour de Pisandre, et du valeureux
Hippoloque. Tous deux sont fils d'Antimaque le Brave,
qui avait d'Alexandre reçu de l'or à foison — de
splendides présents — pour s'opposer avant tout autre à ce
qu'Hélène fût rendue au blond Ménélas. A cette heure, ses
deux fils tombent aux mains du roi Agamemnon. Montés
tous deux sur un seul char, ils dirigent ensemble leurs
rapides coursiers. Les rênes brillantes soudain échappent à
leurs mains, cependant que leur attelage s'effare. Le fils
d'Atrée s'élance à leur rencontre ; on dirait un lion; et eux,
de leur char le supplient :
« Prends-nous vivants, fils d'Atrée : agrée une honnête
Iliade, XI, 131-166 227
rançon. Antimaque a chez lui maints trésors en réserve,
bronze et or et fer travaillé. C'est notre père, et de ces
trésors, pour te satisfaire, il tirerait une immense rançon,
s'il nous savait en vie près des nefs achéennes. »
C'est ainsi qu'en larmes ils adressent au roi ces mots
apaisants. Mais la voix qu'ils entendent est de celles que
rien n'apaise :
« Vous êtes donc les fils d'Antimaque le Brave, de celui
qui jadis, à l'assemblée troyenne, le jour où Ménélas y
portait un message, avec Ulysse pareil aux dieux, était
d'avis de les tuer sur place, au lieu de les laisser retourner
vers les Achéens? En ce cas, voici pour vous l'heure de
payer l'outrage infâme d'un père. »
Il dit, et, de son char, il fait choir à terre Pisandre ; sa
lance l'a frappé en pleine poitrine : l'homme s'en va à la
renverse s'écraser contre le sol. Hippoloque fait un bond
pour fuir : Agamemnon le tue, lui, à terre ; il lui coupe les
mains, lui tranche le col, avec son épée, enfin l'envoie
rouler, tout comme un billot, à travers la foule.
Puis il les laisse là, et s'élance du côté où les bataillons
sont le plus nombreux à se bousculer; et les Achéens aux
bonnes jambières marchent sur ses pas. Les gens de pied
tuent les gens de pied, réduits à la fuite; les meneurs de
chars tuent les meneurs de chars ; et, sous eux, la poussière
monte de la plaine, soulevée par les pas sonores des
chevaux. Le bronze à la main, ils massacrent. Le roi
Agamemnon les suit, tuant sans répit, et, ensemble,
stimulant ses Argiens. Ainsi l'on voit s'abattre sur un bois
épais un feu destructeur, que le vent tourbillonnant va
portant dans tous les sens; les fûts alors, de haut en bas,
tombent sous l'élan pressant de la flamme. Ainsi, sous
l'assaut d'Agamemnon, fils d'Atrée, tombent les têtes des
Troyens en déroute. D'innombrables coursiers à puissante
encolure vont heurtant leurs chars vides dans le champ du
combat. Ils mènent le deuil de leurs conducteurs sans
reproche, qui gisent là, sur le sol, moins chers à leurs
épouses désormais qu'aux vautours.
Zeus cependant soustrait Hector aux javelines, à la
poussière, au massacre, au sang, au tumulte. L'Atride, lui,
suit acharné, stimulant les Danaens. Par-delà le tombeau
228 Iliade, XI, 166-202
d'Ilos, l'antique Dardanide, au milieu de la plaine, par-
delà le figuier sauvage, les Troyens courent, anxieux
d'atteindre leur ville. Et l'Atride, criant, les poursuit sans
relâche, et une poussière sanglante souille ses mains
redoutables.
Mais les voici qui arrivent aux Portes Scées et au chêne.
Ils s'arrêtent et mutuellement s'attendent. Les autres
continuent à fuir par la plaine. On dirait des vaches qu'un
lion a mises, toutes, en fuite, survenant brusquement au
coeur de la nuit. Devant l'une d'elles s'ouvre le gouffre de
la mort. Le lion l'a saisie; et il commence par lui broyer le
col entre ses crocs puissants, pour lui humer ensuite le
sang et toutes les entrailles. Ainsi le fils d'Atrée, le roi
Agamemnon, les presse, tuant toujours le dernier, tandis
que les autres fuient. Et beaucoup tombent de leur char,
les uns tête en avant, les autres à la renverse, sous les
coups de l'Atride, qui charge devant lui, autour de lui,
d'une lance furieuse.
Il est sur le point d'atteindre la ville et son haut
rempart, quand le Père des dieux et des hommes vient
s'asseoir au sommet de l'Ida riche en sources. Il descend
du ciel ; il a l'éclair en main; et c'est Iris aux ailes d'or
qu'il envoie porter ce message :
« Pars, Iris rapide, et porte mon ordre à Hector. Aussi
longtemps qu'il verra Agamemnon, le pasteur d'hommes,
sévir parmi les champions hors des lignes et décimer les
rangs de ses guerriers, je veux qu'il recule et donne ordre à
son monde de se battre avec l'ennemi, au cours de la
mêlée brutale. Mais quand Agamemnon, frappé par une
lance ou touché d'une flèche, sautera sur son char, à ce
moment je lui mettrai en main la force de tuer, jusqu'à
l'heure où il atteindra les nefs aux bons gaillards, où le
soleil se couchera et où viendra l'ombre sacrée. »
Il dit, et Iris rapide, aux pieds vites comme les vents,
n'a garde de dire non. Des cimes de l'Ida elle descend vers
la sainte Ilion. Elle y trouve le fils de Priam le Brave, le
divin Hector, debout derrière ses cavales, sur son char
bien ajusté; Iris aux pieds rapides s'approche et lui dit :
« Hector, fils de Priam, que ta pensée égale à Zeus, Zeus
Père m'envoie te dire ceci. Aussi longtemps que tu verras
Iliade, XI, 202-240 229
Agamemnon, le pasteur d'hommes, sévir parmi les
champions hors des lignes et décimer les rangs de tes
guerriers, cède-lui la place au combat et donne ordre à ton
monde de se battre avec l'ennemi, au cours des mêlées
brutales. Mais quand Agamemnon, frappé par une lance
ou touché d'une flèche, sautera sur son char, à ce moment
Zeus te mettra en main la force de tuer, jusqu'à l'heure où
tu atteindras les nefs aux bons gaillards, où le soleil se
couchera, et où viendra l'ombre sacrée. »
Ainsi dit — puis s'en va — Iris aux pieds rapides.
Hector, de son char, saute à terre, en armes. Brandissant
ses piques aiguës, il va par l'armée en tous sens, stimulant
chacun au combat, et réveille ainsi l'affreuse mêlée. Les
Troyens font demi-tour et affrontent les Achéens. Les
Argiens, à leur tour, raffermissent leurs lignes. Le combat
s'organise; les années se font face, et Agamemnon, le
premier, s'élance; il prétend se battre en avant de tous.
Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de
l'Olympe, qui, le premier, fait front contre Agamemnon,
parmi les Troyens ou leurs illustres alliés. C'est
Iphidamas, le fils d'Anténor, noble et grand héros, qu'a vu élever
la Thrace fertile, mère des brebis. Cissès l'avait élevé, tout
petit, dans son palais, Cissès, son aïeul maternel, père de
la jolie Théanô. Le jour qu'il atteignit le plein de la
jeunesse glorieuse, voulant le retenir, Cissès lui donna sa
fille. Il avait donc, jeune épousé, quitté la chambre
nuptiale, pour aller vers le bruit qu'alors faisaient les
Achéens. Douze nefs recourbées le suivaient. Mais lui,
abandonnant ses bonnes nefs à Percote, il s'en était venu
par terre à Ilion; et c'est lui maintenant qui fait front et
s'avance contre l'Atride Agamemnon. Ils marchent l'un
sur l'autre et entrent en contact. Le fils d'Atrée d'abord
manque son coup : sa lance a dévié. Iphidamas, lui, le
pique à la ceinture, en dessous de la cuirasse, et appuie le
coup, s'assurant en sa lourde main. Il n'arrive pas
toutefois à percer le ceinturon étincelant; et c'est le bout
de sa lance qui, rencontrant l'argent, se retourne comme
du plomb. Le puissant prince Agamemnon alors, de sa
main, saisit l'arme, la tire à lui, furieux comme un lion, et
la lui arrache des mains. Après quoi, de l'épée, il k frappe
230 Iliade, XI, 240-274
à la nuque, et il lui rompt les membres. Et l'autre,
tombant sur place, s'endort d'un sommeil d'airain,
pitoyable, loin de la femme dont il a obtenu la main, pour
la défense de sa ville. Il n'a pas vu la récompense qu'il
attendait de cette épouse, pour laquelle il a tant donné :
cent boeufs d'abord, sitôt donnés qu'offerts et mille autres
promis, sans compter chèvres et brebis, dont il a des
troupeaux sans nombre au pâturage! L'Atride Agamem-
non le dépouille, et s'en va à travers la foule achéenne,
emportant ses belles armes.
Mais Coon l'a vu. C'est un magnifique guerrier, l'aîné
des fils d'Anténor; et un deuil brutal a voilé ses yeux,
quand son frère est tombé. Il se poste de côté, lance au
poing, sans être vu du divin Agamemnon; il pique celui-ci
au milieu du bras, au-dessus du coude, et la pointe de la
javeline brillante, se frayant tout droit sa route, perce le
bras de part en part. Un frisson prend Agamemnon,
protecteur de son peuple; mais ce n'est pas pour cela qu'il
s'arrête de se battre et de guerroyer. Il bondit vers Coon,
tenant dans son poing sa lance nourrie des vents. Coon,
anxieusement, tirait par le pied son frère Iphidamas
— son frère de père et de mère — et il appelait à lui
tous les preux. Mais, tandis qu'il le tire ainsi à travers la
foule, par-dessus son écu bombé, Agamemnon le frappe
de sa pique de bronze et lui rompt les membres. Après
quoi, il lui tranche la tête, sur Iphidamas même. Ainsi les
deux fils d'Anténor, sous les coups du roi fils d'Atrée,
remplissent leur destin et entrent chez Hadès.
Agamemnon, de rang en rang, va tâter alors les autres
guerriers, avec sa pique, son épée, ou de grosses pierres —
cela tant que le sang chaud jaillit encore de sa blessure.
Mais, dès que la plaie sèche, que le sang cesse de couler,
en dépit de son ardeur, des peines lancinantes pénètrent
l'Atride. Elles sont semblables au trait lancinant, cruel,
qui frappe une femme en travail, le trait décoché par les
Ilithyes, les déesses des enfantements douloureux, les filles
d'Héré, qui font le travail si amer. Aussi lancinantes sont
les peines qui pénètrent alors l'Atride, en dépit de son
ardeur. Il saute sur son char et il donne ordre à son cocher
de pousser vers les nefs creuses, tant son coeur est affligé!
Iliade, XI, 275-308 231
En même temps, d'une voix éclatante, capable de porter
parmi les Danaens, il clame :
Amis, guides et chefs des Argiens, à vous maintenant
d'écarter de nos nefs marines la mêlée douloureuse : le
prudent Zeus ne veut pas me laisser guerroyer tout un
jour contre les Troyens. »
Il dit, et son cocher fouette ses chevaux aux belles
crinières dans la direction des nefs creuses. Avec ardeur ils
s'envolent; l'écume mouille leur poitrail; ils plongent en
dessous dans un bain de poussière, tandis que, loin de la
bataille, ils emportent le roi épuisé.
Mais Hector a vu s'éloigner Agamemnon : aux Troyens
et aux Lyciens il lance alors un appel, à grande voix :
Troyens, et Lyciens, et Dardaniens experts au corps à
corps, soyez des hommes, amis, rappelez-vous votre
valeur ardente. Le meilleur .de leurs hommes a son
compte : c'est à moi maintenant que le fils de Cronos a
donné une immense gloire. Droit aux fiers Danaens!
poussez vos coursiers aux sabots massifs, si vous voulez
gagner plus haute gloire encore. »
Il dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous. Ainsi
qu'un chasseur lance ses chiens aux crocs blancs contre un
sanglier farouche ou contre un lion, ainsi Hector, contre
les Achéens, lance les Troyens magnanimes, Hector fils de
Priam, émule d'Arès, le fléau des hommes. Et, plein de
superbe, il a déjà lui-même pris place au premier rang; il
se jette ensuite en pleine mêlée, pareil à la rafale au souffle
impétueux qui, soudain, pour la soulever, fond sur la mer
violette.
Quel est alors le premier, quel est le dernier qu'immole
Hector, fils de Priam, dès l'heure où Zeus lui accorde la
gloire? Asée d'abord, Autonoos et Opitès; puis Dolops, le
fils de Clyte, Opheltios et Agélas ; puis Esymne, Oros, le
valeureux Hipponoos. Tels sont les chefs des Danaens
dont Hector fait sa proie, avant de s'en prendre à la masse.
Comme on voit le Zéphyr heurter les nuées amassées par
le Notos blanchissant et les cingler d'une forte rafale —
des vagues gonflées roulent innombrables, dont l'écume
s'éparpille à la surface, sous l'élan du vent vagabond —
232 Iliade, XI, 309-342
ainsi des fronts de guerriers s'abattent en foule sous les
coups d'Hector.
Alors ce serait la ruine et la détresse sans remède; alors
les Argiens en fuite iraient se jeter sur leurs nefs, si Ulysse
à ce moment ne lançait un appel à Diomède, fils de
Tydée :
Fils de Tydée, que nous arrive-t-il, que nous oubliions
notre valeur ardente? Allons ! doux ami, viens ici, mets-toi
près de moi. Quelle honte, si nos nefs allaient devenir la
proie d'Hector au casque étincelant !
Diomède le Fort en réponse lui dit :
« Compte sur moi : je reste et tiens bon; mais l'aide sera
courte que nous apporterons, dès l'instant que Zeus,
l'assembleur de nuées, aime mieux octroyer la victoire aux
Troyens qu'à nous. »
Il dit, et de son char il fait choir à terre Thymbrée : sa
lance l'a frappé à la mamelle gauche. Ulysse fait de même
avec Molion, égal aux dieux, qui sert d'écuyer au héros.
Puis ils les laissent là : la guerre est finie pour eux. Et tous
deux s'en vont par la foule, y semant le désarroi. Comme
on voit deux sangliers charger orgueilleusement toute une
meute de chasse, ainsi ils reviennent au front, pour
massacrer les Troyens ; et les Achéens, qui fuient devant le
divin Hector, sont heureux de reprendre haleine.
Alors ils font leur proie d'un char et de deux guerriers,
les meilleurs de leur peuple, les fils de Mérops de
Percote. Mérops, mieux que personne, connaissait l'art
divinatoire ; il ne voulait pas voir ses fils partir pour la
bataille meurtrière. Mais eux ne l'avaient pas écouté : les
déesses du noir trépas les entraînaient. C'est le fils de
Tydée, Diomède, l'illustre guerrier, qui leur prend le
coeur et la vie et qui leur enlève leurs armes illustres,
tandis qu'Ulysse immole Hippodame et Hypéroque.
A ce moment, le Cronide, qui, du haut de l'Ida, observe
la bataille, y rétablit l'équilibre. Ils vont se tuant les uns
les autres. Le fils de Tydée, de sa pique, blesse à la hanche
Agastrophe, le héros fils de Péon. Et celui-ci, pour fuir,
n'a pas ses chevaux à portée! Son âme a commis une
lourde erreur : son écuyer les retient à l'écart, tandis que
lui à pied, se rue parmi les champions hors des lignes —
Iliade, XI, 342-375 233
jusqu'à l'heure où il perd la vie. Mais Hector, de son oeil
perçant, à travers les rangs les a vus : il bondit vers eux en
criant; les bataillons troyens marchent sur ses pas.
Diomède au puissant cri de guerre, à cette vue, frissonne;
vivement, il s'adresse à Ulysse près de lui.
Voici dévaler sur nous le malheur, sous les traits du
puissant Hector. Allons! faisons halte, et tenons-lui tête,
pour le repousser.
Il dit, et, brandissant sa longue javeline, il la lance et
atteint sans faute son but : il visait la tête, il touche k haut
du casque. Le bronze repousse le bronze ; la belle peau
n'est pas atteinte : le casque la préserve, le casque à trois
épaisseurs et à long cimier, à lui donné par Phoebos
Apollon. Vite, Hector, à toutes jambes, bat en retraite,
aussi loin qu'il peut, et se perd dans la foule. Il est là,
écroulé à genoux, s'appuyant au sol de sa forte main; une
nuit sombre enveloppe ses yeux. Et, cependant que le fils
de Tydée, parti en quête de sa javeline envolée, bien loin,
à travers les champions hors des lignes, recherche où elle a
pu tomber sur le sol, Hector reprend haleine. Puis, sautant
sur son char, il le pousse vers le gros et, de la sorte,
échappe au noir trépas. Lors Diomède le Fort bondit en
avant, lance au poing et dit :
« Une fois de plus, chien, tu auras donc échappé à la
mort ! Le malheur est venu bien près de toi pourtant. Et,
cette fois encore, Phoebos Apollon t'a mis à l'abri. Il faut
que tu l'invoques chaque fois que tu pars pour le fracas
des lances. Sois tranquille ; ton compte est bon, si je te
rencontre, même dans longtemps. Que je trouve seule-
ment, moi aussi, un dieu pour m'aider ! Je vais, en
attendant, courir sus aux autres et voir qui je toucherai.
Il dit, et il tue le fils de Péon, illustre guerrier.
Alexandre cependant, l'époux d'Hélène aux beaux
cheveux, tend son arc contre le fils de Tydée, le pasteur
d'hommes. H s'accote à une stèle du tombeau que la main
des hommes a élevé à Ilos le Dardanide, un des Anciens
du peuple, aux jours d'autrefois. Diomède est en train
d'enlever la cuirasse scintillante à la poitrine du fier
Agastrophe, le bouclier à ses épaules, de prendre le casque
pesant. A ce moment, Alexandre tire la poignée de son arc
234 Iliade, XI, 376-409
et lance sa flèche; et ce n'est pas un vaint trait qui lors
s'échappe de sa main : il atteint le pied droit à la plante; la
flèche traverse le pied et se fiche en terre, tandis qu'avec
un joyeux rire, Alexandre bondit hors de sa cachette et
triomphe en ces termes :
« Tu es touché, mon trait n'est pas parti pour rien. Ah!
que ne t'ai-je donc plutôt touché au bas-ventre pour
t'arracher la vie. Alors les Troyens, après tant de misères,
auraient respiré, au lieu de trembler devant toi, comme
brebis bêlantes en face du lion. »
Diomède le Fort, sans frémir, lui répond :
« Ah! l'archer ! l'insulteur! l'homme fier de sa mèche! le
beau Iorgneur de filles! Si tu me venais tâter face à face,
en armes, ce n'est plus ton arc, ta provision de flèches qui
te serviraient de rien. Pour une égratignure à la plante
d'un pied, tu te vantes bien haut. Je n'en fais pas plus cas
que si ce fût femme qui m'eût touché — voire enfant sans
raison encore. Le trait ne compte pas, qui vient d'un lâche
et d'un homme de rien. Il en est autrement des miens. Si
peu qu'il touche, mon trait, à moi, est acéré; il fait sur
l'heure un mort — un mort dont la femme a les joues
déchirées, dont les enfants sont orphelins, tandis qu'il
rougit lui-même de son sang le sol sur lequel il pourrit, et
qu'il compte autour de lui beaucoup plus d'oiseaux que de
femmes. »
Il dit. Lors Ulysse, l'illustre guerrier, s'approche et se
met devant lui. Diomède, assis derrière Ulysse, de son
pied, tire le trait rapide. Une douleur atroce court à
travers son corps. Il saute sur son char et donne ordre à
son cocher de pousser vers les nefs creuses : tant son coeur
est affligé!
Ulysse, l'illustre guerrier, est maintenant seul; nul autre
Argien à ses côtés : la terreur les a tous saisis. Ulysse alors
s'irrite et dit à son grand coeur :
« Las! que vais-je devenir? Le mal est grand, si, pris de
peur, je fuis devant cette foule; mais il est plus terrible
encore si, restant seul, je suis tué. Le Cronide a mis en
fuite tous les autres Danaens. — Mais qu'a besoin mon
coeur de disputer ainsi? Je sais que ce sont les lâches qui
s'éloignent de la bataille. Celui qui est vraiment un héros
Iliade, XI, 409-445 235
au combat, celui-là doit tenir, et de toutes ses forces, qu'il
blesse ou soit blessé.
Mais tandis qu'en son âme et son coeur il remue ces
pensées, la ligne des guerriers troyens est en marche. Ils
l'enserrent, mettant ainsi le malheur au milieu d'eux. On
voit de même une meute et des gars robustes marcher,
pour le cerner, contre un sanglier. Le voilà qui sort du
fourré profond, aiguisant sa blanche denture dans ses
mâchoires recourbées. Eux, le cernent et l'assaillent. On
perçoit en sourdine un bruit de dents. Ils sont aussitôt
prêts à attendre la bête, si terrible soit-elle. Ainsi
marchent les Troyens, pour cerner Ulysse cher à Zeus.
Mais lui, blesse d'abord Déiopite sans reproche, en haut, à
l'épaule, en chargeant, sa javeline aiguë au poing. Ensuite
il tue Thoon et Ennome, puis Chersidamas, qui vient de
sauter de son char; la lance d'Ulysse le perce au nombril,
par-dessous l'écu bombé, et l'homme choit dans la
poussière, agrippant le sol de ses mains. Puis il les laisse là
et s'en va, de sa lance, blesser Charops, fils d'Hippase,
frère du riche Sôque. Sôque s'élance à la rescousse, mortel
égal aux dieux. Il vient se placer près de lui et il lui tient
ce langage :
Ulysse renommé, que ne lassent ruse ni peine, voici
venu le jour où tu vas pouvoir te glorifier des deux fils
d'Hippase, si tu abats, tous deux, ici les deux guerriers
que nous sommes, et nous dépouilles de nos armes — à
moins que, frappé par ma lance, tu ne perdes toi-même la
vie.
Il dit et l'atteint à son bouclier bien rond. La puissante
javeline pénètre l'écu éclatant, et elle vient s'enfoncer dans
la cuirasse ouvragée; profondément elle entaille la peau
des flancs; mais Pallas Athéné ne la laisse pas entrer en
contact avec les entrailles. Ulysse comprend qu'elle n'a
pas porté au point d'être mortelle. Il recule et s'adresse à
Sôque en ces termes :
« Malheureux! oui, c'est le gouffre de la mort qui vient
à toi aujourd'hui. Sans doute tu m'arrêtes en pleine
bataille contre les Troyens. Mais moi, je te déclare qu'ici
même, en ce jour, la mort, le noir trépas t'attendent et
que, dompté sous ma lance, tu vas me donner la gloire, en
236 Iliade, XI, 445-480
même temps que ton âme à Hadès aux illustres cour-
siers. »
Il dit; l'autre déjà tourne bride et s'enfuit. A peine a-t-il
fait demi-tour qu'Ulysse lui plante sa pique dans le dos,
entre les épaules, et lui transperce la poitrine. L'homme
tombe avec fracas; le divin Ulysse triomphe :
Ah! Sôque, fils d'Hippase, le brave dompteur de
cavales, la mort, qui tout achève, t'a frappé, la première :
tu ne lui as pas échappé. Malheureux! ni ton père ni ta
digne mère ne fermeront tes yeux morts : les oiseaux
carnassiers vont te déchirer, sous un manteau d'ailes
serrées, tandis qu'à moi, si je meurs, les divins Achéens
rendront les honneurs funèbres. »
Il dit, puis, de sa chair et du bouclier bombé, il tire la
puissante pique de Sôque le Brave. Le trait tiré, le sang
jaillit et inquiète son coeur. Mais les Troyens magnanimes,
voyant le sang d'Ulysse, ensemble s'encouragent à travers
la foule; tous à la fois marchent sur lui. Ulysse recule et
lance un appel aux siens. Il crie, à trois reprises, de toute
la voix que peut contenir une tête d'homme; et, trois fois,
Ménélas chéri d'Arès entend son appel. Vivement, il
s'adresse à Ajax près de lui:
Ajax issu de Zeus, fils de Télamon, chef guerrier, la
voix d'Ulysse l'Endurant m'a frappé les deux oreilles. On
dirait que les Troyens sont en train de le forcer, seul, et
coupé de nous, dans la mêlée brutale. Allons! entrons dans
la foule. Le défendre est le bon parti. J'ai bien peur, si
brave qu'il soit, qu'il ne lui arrive malheur, s'il se trouve
tout seul au milieu des Troyens, et qu'un regret immense
n'en reste aux Danaens.
Il dit et prend la tête; Ajax le suit, mortel égal aux
dieux. Ils découvrent bientôt Ulysse cher à Zeus. Les
Troyens le suivent et l'entourent. On dirait les chacals
fauves qui, dans la montagne, entourent un cerf ramé
qu'un homme a atteint d'une flèche jaillie de son arc. Ses
pieds l'ont sauvé de l'homme : il a fui tout le temps que
son sang restait tiède et que se mouvaient ses jarrets. Dès
qu'il succombe à la flèche rapide, les chacals carnassiers le
dévorent, dans la montagne, au fond d'une forêt
ombreuse. Mais, que le ciel amène là un lion dévastateur,
Iliade, XI, 481-515 237
les chacals alors prennent peur, et c'est le lion qui le
mange. Ainsi le brave et ingénieux Ulysse se voit suivi,
enveloppé de Troyens nombreux et vaillants, tandis que le
héros, chargeant, lance au poing, cherche à écarter le jour
implacable.
Ajax alors s'approche, portant son bouclier pareil à une
tour et s'arrête à ses côtés. Les Troyens, effrayés,
s'égaillent en tous sens. Le vaillant Ménélas emmène alors
Ulysse hors de la foule, en lui tenant la main, jusqu'à ce
que son écuyer lui ait fait avancer son char. Ajax, lui,
fonçant sur les Troyens, fait sa proie de Dorycle, fils
bâtard de Priam; puis il blesse Pandoque. Il blesse encore
Lysandre, Pyrase, Pylartès. On voit parfois un fleuve
débordé dévaler vers la plaine, torrent descendu des
montagnes, qu'accompagnent les pluies de Zeus. Il
emporte à la mer des chênes desséchés, en masse, des
sapins en masse, du limon en masse. Tout de même,
l'illustre Ajax presse et bouscule les Troyens par la plaine,
massacrant hommes et chevaux, sans qu'Hector sache rien
encore. Il combat en effet à la gauche du front, le long des
berges du Scamandre. C'est là surtout que tombent les
têtes des guerriers, c'est là qu'une huée indomptable
s'élève, autour du grand Nestor et du vaillant Idoménée.
Hector est là, mêlé à cette foule : il y sème l'angoisse avec
sa javeline, son adresse à mener son char; il ravage les
lignes des jeunes guerriers. Les divins Achéens n'eussent
pas cependant été prêts de sitôt à lui céder la route, si
Alexandre, époux d'Hélène aux beaux cheveux, n'eût
brusquement arrêté les exploits de Machaon, le pasteur
d'hommes, en lui blessant l'épaule droite d'une flèche à
trois arêtes. Bien qu'ils respirent la fureur, les Achéens
soudain ont peur qu'on ne s'empare de lui, si le vent du
combat se met à tourner. Et Idoménée aussitôt s'adresse
au divin Nestor :
« Nestor, fils de Nélée, grande gloire des Achéens, vite,
monte sur ton char, et fais près de toi monter Machaon;
puis, au plus tôt, dirige vers les nefs tes coursiers aux
sabots massifs. Un médecin vaut beaucoup d'autres
hommes, s'il s'agit d'extraire des flèches ou de répandre
sur les plaies des remèdes apaisants. »
238 Iliade, XI, 516-551
Il dit; le vieux meneur de chars, Nestor, n'a garde de
dire non. Vite, il monte sur son char et fait monter près de
lui Machaon, fils d'Asclépios, le guérisseur sans reproche.
Il fouette ses chevaux, et ceux-ci, pleins d'ardeur, s'en-
volent vers les nefs creuses ; aussi bien est-ce là que les
porte leur coeur.
Cébrion voit alors les Troyens ébranlés. Il est sur le
char à côté d'Hector; il lui dit :
Hector, ici nous sommes aux prises avec les Danaens
tout à l'extrémité du combat douloureux. Le reste des
Troyens est fort ébranlé, chars et hommes à la fois. Le fils
de Télamon, Ajax, les bouscule. Je le reconnais bien : il a
sur les épaules un large bouclier. Crois-moi, dirigeons
donc ces chevaux et ce char vers le point où tous,
cavaliers, fantassins, s'offrent les uns aux autres un
combat sans merci et sont le plus ardents à se massacrer,
tandis qu'une huée indomptable s'élève. »
Ces mots dits, de son fouet sonore, il cingle ses chevaux
aux belles crinières. Ils entendent le coup et, à toute
vitesse, ils emportent le char agile du côté des Troyens et
des Achéens, en montant sur les morts et sur les boucliers.
Et l'essieu, sous la caisse, et la rampe, autour, sont tout
souillés de sang; il jaillit en éclaboussures et sous les
sabots des chevaux et sous les jantes des roues. Le héros
brûle de plonger au plein de la mêlée guerrière et
d'enfoncer les lignes d'un seul bond. Parmi les Danaens il
jette un trouble fatal et ne trouve guère de lance devant
laquelle il recule. Il va alors de rang en rang tâter les
autres guerriers, armé de sa pique, de son épée, de grosses
pierres. Mais il évite de combattre Ajax, le fils de
Télamon.
Zeus Père, assis sur les hauteurs, fait alors dans Ajax se
lever l'épouvante. Il s'arrête, saisi de stupeur ; il rejette en
arrière son bouclier à sept peaux; il frissonne; il jette sur
la foule, en tournant la tête, le regard éperdu d'une bête
traquée; c'est à peine s'il meut un genou après l'autre.
Ainsi un lion fauve se voit chassé de la cour d'une étable
par des chiens et des paysans qui, pour l'empêcher de
ravir la chair grasse de leurs boeufs, toute la nuit
demeurent en éveil. Dans son envie de chair fraîche, il
Iliade, XI, 552-590 239
fonce droit devant lui. C'est en vain : trop de javelots
s'élancent à sa rencontre, partis de mains intrépides, trop
de torches enflammées aussi, qui l'effrayent, pour ardent
qu'il soit; et, à l'aube, il s'éloigne, l'âme morne. Ainsi, le
coeur morne, Ajax s'éloigne des Troyens — bien à regret;
il a tellement peur pour les nefs achéennes!
Souvent un âne, au bord d'un champ, tient tête à des
enfants. Il est buté; on peut briser sur lui bâton après
bâton : entré dans le blé dru, c'est lui qui le moissonne.
Les enfants l'accablent de coups. Puériles violences ! Ils
auront peine à le chasser : il se sera d'abord repu tout à
loisir. Ainsi en est-il pour le grand Ajax, fils de Télamon,
devant les bouillants Troyens et leurs illustres alliés. Ils le
piquent de leurs lances en plein bouclier, tous attachés à
ses pas. Lui, tantôt se souvient de sa valeur ardente et,
faisant volte-face, contient les bataillons des Troyens
dompteurs de cavales, tantôt il leur tourne le dos et fuit.
Mais, de la sorte, il les empêche tous d'avancer vers les
fines nefs. Seul, il se démène et tient bon entre Troyens et
Achéens. Parmi les javelines que lui lancent des mains
intrépides, plusieurs, d'un bond, vont se planter dans son
grand bouclier; beaucoup aussi tombent à mi-chemin et
se fichent en terre, avant d'avoir goûté à sa chair blanche,
malgré l'envie qu'elles ont de s'en repaître tout leur soûl.
Le noble fils d'Evémon, Eurypyle, l'aperçoit, ainsi forcé
par une masse de traits. Il vient se placer près de lui, lance
sa pique brillante, atteint Apisaon, fils de Phausios,
pasteur d'hommes, sous le péricarde, au foie, et sur
l'heure lui rompt les genoux. Puis il bondit et lui enlève
ses armes des épaules. Alexandre semblable aux dieux
l'aperçoit dépouillant Apisaon de ses armes. Il bande
aussitôt son arc contre lui et l'atteint d'une flèche à la
cuisse droite. Le roseau se brise; la cuisse s'engourdit.
L'homme alors se replie sur le groupe des siens, pour se
dérober au trépas; en même temps, d'une voix éclatante,
capable de porter parmi les Danaens, il clame :
« Amis, guides et chefs des Argiens, arrêtez-vous et
faites volte-face pour écarter d'Ajax le jour implacable. Il
est forcé par les traits, et je ne crois pas qu'il puisse se
240 Iliade, XI, 590-627
soustraire au combat douloureux. Allons! groupez-vous,
face à l'ennemi, autour du grand Ajax, fils de Télamon. »
Ainsi parle Eurypyle blessé. Les autres viennent se
placer près de lui, le bouclier contre l'épaule, la pique
levée. Ajax marche à leur rencontre; il ne s'arrête et ne fait
volte-face qu'une fois rejoint le groupe des siens.
C'est ainsi qu'ils combattent, tout pareils au feu
flamboyant, cependant que les cavales de Nélée, suantes,
emportent Nestor loin de la bataille et emmènent
Machaon, le pasteur d'hommes. Mais le divin Achille aux
pieds infatigables, à le voir, comprend. Il est là, à la poupe
de son navire aux flancs profonds : il contemple cette
détresse sans fond, cette déroute pitoyable. Sans retard, il
s'adresse à son ami Patrocle. A sa voix venue de la nef,
Patrocle sort de la baraque, semblable à Arès — et c'est ici
pour lui le début du malheur. Et lé vaillant fils de
Ménoetios, le premier, prend la parole :
« Pourquoi m'appeler, Achille? Quel besoin as-tu donc
de moi? »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
« Divin fils de Ménoetios, si cher à mon coeur, voici
l'heure où les Achéens, j'imagine, vont être à mes genoux
en suppliants. Le besoin qui les presse dépasse leurs
forces. Pour l'instant, va, Patrocle aimé de Zeus, et
demande à Nestor quel est l'homme qu'il emmène, blessé,
hors de la bataille. De dos, il ressemble fort à Machaon,
fils d'Asclépios ; mais je n'ai pas vu ses yeux : les cavales
ont passé devant moi trop pressées d'être au but.
Il dit; Patrocle obéit à son compagnon. Il se met à
courir tout le long des baraques et des nefs achéennes.
Les autres cependant arrivent à la baraque du fils de
Nélée. Ils mettent pied alors sur le sol nourricier, tandis
qu'Eurymédon, l'écuyer, détache du char les chevaux du
vieillard. Ils éventent ensuite la sueur qui trempe leurs
cottes, en se tenant debout contre le vent sur la grève de
mer. Puis ils rentrent dans la baraque et prennent place
sur des sièges. Hécamède aux belles tresses leur prépare
alors un mélange. Le vieillard l'a gagnée jadis à Ténédos,
aux jours où Achille saccageait sa ville; elle est fille du
magnanime Arsinoos, et les Achéens la lui ont réservée,
Iliade, XI, 627-665 241
parce qu'il l'emporte sur tous les autres au Conseil.
Devant eux, tout d'abord, elle pousse une table, aux pieds
de smalt, belle et bien polie. Elle y dépose une corbeille en
bronze, avec des oignons pour accompagner le breuvage,
du miel jaune, de la sainte mouture de blé, enfin une
coupe splendide et que le vieillard lui-même a apportée de
chez lui. Elle est ornée de clous d'or. Elle a quatre anses et
deux colombes d'or becquetant à côté de chacune et un
support double au-dessous. Tout autre aurait peine à la
soulever de la table, alors qu'elle est pleine : le vieux
Nestor, lui, la lève sans effort. La femme pareille aux
déesses y fait son mélange au vin de Pramnos. Elle y râpe
un fromage de chèvre au moyen d'une râpe en bronze;
puis elle y verse de la farine blanche; et, quand elle a
terminé le mélange, elle les invite à le boire. Une fois
qu'ils ont bu et chassé la soif desséchante, ils se plaisent à
échanger quelques propos. Patrocle, à ce moment, mortel
égal aux dieux, paraît à la porte. Le vieillard, à sa vue, se
lève du siège brillant, le prend par la main, le guide et
l'invite à s'asseoir. Mais Patrocle décline l'offre et dit :
« Ce n'est pas l'heure de m'asseoir, vieillard issu de
Zeus : aussi bien ne t'écouterai-je pas. Il est redoutable et
prompt à la colère, celui qui m'envoie demander ici quel
est le guerrier que tu emmenais blessé. Mais je le
reconnais moi-même : j'ai sous les yeux Machaon, le
pasteur d'hommes. Je m'en vais rapporter la nouvelle à
Achille. Tu sais, vieillard issu de Zeus, quel homme
terrible il est : il serait capable d'accuser même un
innocent. »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui répond :
« Et pourquoi Achille pleure-t-il donc tant sur les fils
des Achéens qui ont pu être atteints d'un trait ? Ne sait-il
pas quel deuil s'est levé sur l'armée? Les meilleurs sont
couchés au milieu de nos nefs, touchés de loin, ou bien
frappés de près. Touché, le fils de Tydée, Diomède le
Fort. Frappé, Ulysse, l'illustre guerrier ainsi qu'Agamem-
non. Touché Eurypyle, d'une flèche à la cuisse. Et en voici
encore un autre, un de plus, que je viens à l'instant
d'emmener hors de la bataille, touché de la flèche qu'un
arc lui a décochée. Achille a beau être brave ; il ne
242 Iliade, XI, 665-701
s'inquiète guère ni ne s'apitoie pour les Danaens. Attend-il
que nos fines nefs, au bord de la mer, en dépit des
Argiens, s'y trouvent livrées au feu dévorant, tandis que
nous serons nous-mêmes massacrés chacun tour à tour?
C'est que ma force aujourd'hui n'est plus celle qui habitait
alors mes membres souples. Ah! si j'étais encore jeune! si
ma vigueur était intacte, comme aux jours où, pour un
rapt de bétail, une querelle s'élevait entre les Eléens et
nous. C'est alors que je tuai Itymonée, brave fils
d'Hypéroque, qui habitait l'Elide. J'étais allé, moi, exercer
des représailles ; lui, défendait ses vaches. Il fut atteint
d'emblée par une javeline partie de ma main. Il tomba;
ses gens — des paysans! — fuirent en tout sens. Nous
ramenâmes de la plaine un assez joli butin : cinquante
hordes de boeufs, autant de troupeaux de brebis, autant de
groupes de porcs, autant d'amples bandes de chèvres, sans
compter cent cinquante cavales blondes, toutes des
femelles, et beaucoup avec un poulain sous elles. Nous
chassâmes donc le tout devant nous jusqu'au pays de
Nélée, à Pylos, de nuit, vers la ville. Et Nélée eut le coeur
en joie du succès que j'avais eu, parti si jeune à la guerre.
Sitôt qu'eut paru l'aube, la voix des hérauts invitait à se
présenter tous ceux à qui quelque dette était due dans
l'Elide divine; et les chefs de Pylos alors s'assemblaient
pour procéder au partage. La foule était grande des gens à
qui les Epéens devaient quelque dette. C'est que nous
n'étions pas nombreux, nous autres, à Pylos, et l'on nous
malmenait. Le puissant Héraclès était venu déjà nous
malmener les années précédentes, et nos meilleurs
hommes avaient été tués. Douze fils étaient nés à Nélée
sans reproche : j'avais seul survécu, les autres avaient péri.
Et le succès avait enorgueilli les Epéens à la cotte de
bronze : ils nous outrageaient, ils complotaient des méfaits
contre nous. Le vieillard prit donc pour lui, avec un
troupeau de boeufs, une ample bande de brebis, retenant
ainsi pour sa part trois cents bêtes avec leurs bergers. C'est
qu'on lui devait une grosse dette dans l'Elide divine :
quatre chevaux de concours avec leur char. Ils étaient
venus pour les jeux; un trépied était le prix pour lequel ils
devaient courir. Mais Augias, protecteur de son peuple, les
Iliade, XI, 702-738 243
avait gardés chez lui, en renvoyant leur conducteur, qui
était revenu en deuil de ses chevaux. Le vieillard s'était
indigné de telles façons de dire et de faire, et c'est
pourquoi il avait pris pour lui un énorme lot. Le reste, il le
fit distribuer au peuple, afin que nul ne s'éloignât frustré
de sa juste part. Mais, tandis que nous réglions tout ainsi
et qu'autour de la ville nous offrions des sacrifices aux
dieux, voici qu'au troisième jour tous arrivèrent ensemble,
guerriers en grand nombre et coursiers aux sabots massifs
— vite, en masse! Au milieu d'eux, armés pour le combat,
étaient les deux Molions, encore enfants et ignorants de la
valeur ardente. Il est une ville, du nom de Thryoesse, sur
une haute butte, loin, aux bords de l'Alphée, au bout du
territoire de la Pylos des Sables. Ils cherchaient à
l'envelopper, avides de la détruire, et ils traversaient pour
cela tout le reste de la plaine. Mais, de l'Olympe, Athéné
vint en courant, la nuit, nous signifier de nous armer; elle
assembla le peuple de Pylos, qui, loin de se rebeller, fut
vite prêt à guerroyer. Je voulais prendre les armes : Nélée
s'y opposa et cacha mes chevaux. J'ignorais tout encore,
disait-il, des oeuvres de guerre. Je sus pourtant me
distinguer entre nos bons meneurs de chars, même en
demeurant fantassin. Aussi bien était-ce Athéné qui
menait toute l'affaire. Il est un fleuve, du nom de
Minyée, qui se jette à la mer, près d'Arène. J'attendis là
l'aube divine, avec les chars de Pylos, tandis que le flot des
gens de pied passait. De là — vite, en masse! — nous
arrivâmes en plein jour, armés de pied en cap, au courant
sacré de l'Alphée. Là, à Zeus Tout-Puissant nous offrîmes
de beaux sacrifices, ainsi qu'un taureau à l'Alphée, un
taureau à Poseidon, une génisse indomptée à Athéné aux
yeux pers. Après quoi, nous prîmes le repas du soir dans
le camp par unités ; puis nous nous couchâmes, chacun
vêtu de ses armes, sur les bords du fleuve. Les Epéens
magnanimes entouraient déjà la ville, désireux de la
détruire. Mais voici qu'auparavant leur apparut la tâche
effrayante d'Arès. Quand le soleil, en brillant, dépassa
l'horizon, nous engageâmes le combat, en invoquant et
Zeus et Athéné, et, quand la lutte fut ouverte entre Epéens
et Pyliens, je fus le premier à tuer un homme, dont
244 Iliade, XI, 738-773
j'emmenai ensuite les coursiers aux sabots massifs. C'était
le belliqueux Moulios, gendre d'Augias, dont il avait la
fille aînée pour femme, Agamède la blonde, experte à tous
les poisons que nourrit la vaste terre. Il fonçait sur moi : je
le frappe de ma javeline de bronze, et il croule dans la
poussière, tandis que, moi, je saute sur le char et me vais
joindre aux champions hors des lignes. Cependant, les
Epéens magnanimes, effrayés, se dispersent en tout sens,
lorsqu'ils voient à terre le chef de leurs meneurs de chars,
le premier au combat. Je m'élance, moi, pareil au noir
ouragan, et m'empare de cinquante chars, et, à côté de
chacun, deux guerriers prennent la terre entre leurs dents,
domptés par ma javeline. A ce moment-là, j'eusse tué les
deux Molions, fils d'Actor, si leur père, le puissant prince
Ébranleur de la terre, ne les eût sauvés du combat, en les
dérobant derrière une épaisse vapeur. Zeus ce jour-là
donna aux Pyliens un splendide triomphe. Nous poursui-
vîmes l'ennemi à travers la vaste plaine, tuant les hommes
et ramassant leurs belles armes, jusqu'au moment où nous
passâmes avec nos chars dans le pays de Bouprasion riche
en froment, de la Roche Olénienne, de la butte qu'on
nomme Alésie. Athéné fit alors rebrousser chemin à toute
l'armée. Je tuai là un dernier homme et l'y laissai. Les
Achéens s'en revenaient ensuite de Bouprasion, dirigeant
vers Pylos leurs chevaux rapides, et, tous, rendant grâce à
Zeus parmi les dieux et à Nestor parmi les hommes. Voilà
ce que j'étais jadis parmi les hommes — si ce passé a
jamais été vrai. Mais Achille, lui, sera seul à profiter de sa
vaillance. Je m'imagine que longtemps il pleurera de
regret, quand son peuple aura péri. Ah! doux ami, c'est à
toi que Ménoetios adressait tant de recommandations, le
jour qu'il te faisait partir de la Phthie vers Agamemnon.
Nous étions tous deux au palais, le divin Ulysse et moi;
nous entendions, sans perdre un mot, tout ce qu'en ce
palais, il te recommandait. Nous étions venus au bon
manoir de Pélée, alors que, pour recruter des hommes,
nous parcourions l'Achaïe féconde. Et c'est là, au palais,
que nous vous avions trouvés, le héros Ménoetios et toi, et,
à côté de vous, Achille. Le vieux meneur de chars, Pélée,
offrait d'abord de gras cuisseaux de boeufs à Zeus
Iliade, XI, 773-807 245
Tonnant, dans l'enclos de la cour. Il tenait une coupe d'or,
avec laquelle il répandait des libations de vin aux sombres
feux sur les victimes flambantes. Vous vous occupiez tous
deux des chairs de la victime, quand nous parûmes sous le
porche. Achille, surpris, d'un bond fut debout. Il nous
prit par la main, nous guida, nous invita à nous asseoir,
nous offrit bien tout ce qu'il est de règle d'offrir à des
hôtes. Et quand nous eûmes satisfait notre soif et notre
appétit, je pris le premier la parole, pour vous inviter à
nous suivre. Vous y étiez, tous les deux, disposés, et eux,
alors, vous adressaient force recommandations. A son fils
Achille, le vieux Pélée recommandait d'être le meilleur
toujours, de surpasser tous les autres. A toi, en revanche,
voici ce que recommandait Ménoetios, le fils d'Actor.
Mon fils par le sang, Achille, se trouve au-dessus de toi.
Mais tu es son aîné, bien que, par la force, il l'emporte sur
'toi de beaucoup. A toi donc de lui faire entendre le
langage de la raison, de le conseiller, de le diriger. Il
t'écoutera, car c'est pour son bien. » Voilà ce que le vieux
te recommandait, et voilà ce que tu oublies. Allons! il en
est temps encore : tout cela, va le dire au vaillant Achille :
tu verras s'il t'écoute. Qui sait si, le Ciel t'aidant, tu
n'ébranleras pas son coeur par tes avis? Les avis ont du
bon, venant d'un camarade. S'il songe au fond de son
coeur à échapper à quelque arrêt divin, que son auguste
mère lui aura fait connaître au nom de Zeus, eh bien! qu'il
te dépêche, toi et toute sa troupe de Myrmidons derrière
toi : peut-être seras-tu la lueur du salut pour les Danaens.
Et qu'il te donne alors ses belles armes à porter au
combat : qui sait si les Troyens, te prenant pour lui, ne
s'en vont pas renoncer à se battre et laisser ainsi souffler
les vaillants fils des Achéens, à cette heure épuisés? Il faut
si peu de temps pour souffler à la guerre! Vous n'auriez
dès lors nulle peine, tout frais devant des gens lassés de la
bataille, à les repousser vers leur ville, loin des nefs et des
baraques. »
Il dit et lui émeut le coeur dans la poitrine. Il se met à
courir tout le long des nefs vers Achille l'Eacide. Et
quand, en courant, Patrocle est arrivé à la hauteur des nefs
du divin Ulysse, à l'endroit où se tiennent le Conseil et le
246 Iliade, XI, 807-844
tribunal, où ont été dressés des autels aux dieux, il s'y
trouve en face du divin fils d'Evémon, Eurypyle, blessé
d'une flèche à la cuisse, qui quitte le combat, boitant. La
sueur ruisselle à flots de sa tête et de ses épaules. De sa
plaie douloureuse jaillit un sang noir. Son coeur n'en reste
pas moins ferme. Le vaillant fils de Ménoetios, à le voir, a
pitié, et, gémissant, lui dit ces mots ailés :
« Las! malheureux guides, malheureux chefs des
Danaens ! Deviez-vous donc ainsi, loin des vôtres, loin des
rives de la patrie, rassasier de votre blanche chair les
chiens rapides de Troade? Mais, réponds-moi, Eurypyle,
divin héros : les Achéens sont-ils encore en mesure de
contenir le monstrueux Hector? ou sont-ils donc désor-
mais voués à périr par lui, domptés sous sa javeline? »
Le sage Eurypyle, blessé, le regarde et lui dit :
« C'en est fait, divin Patrocle, il n'est plus de secours à
attendre pour les Achéens : ils se vont jeter sur leurs nefs
noires. Déjà tous ceux qui naguère étaient les meilleurs
d'entre eux gisent parmi les nefs, touchés de loin ou bien
frappés de près, sous les coups des Troyens, dont la force
monte sans cesse. Mais sauve-moi du moins, en me
menant à ma nef noire : entaille ma cuisse, pour en tirer la
flèche; puis lave à l'eau tiède le sang noir qui en sortira;
répands par-dessus les remèdes apaisants, les bons
remèdes qu'Achille t'a fait connaître, dit-on, et que lui-
même a appris de Chiron, le Centaure juste entre tous.
Nous avons bien des médecins, Podalire et Machaon;
mais l'un, je crois bien, est dans sa baraque, avec une
blessure, et il a lui-même besoin d'un médecin sans
reproche; l'autre est dans la plaine et tient tête au choc
acéré des Troyens. »
Le vaillant fils de Ménoetios ainsi lui répond :
« Comment sortir de là? héros Eurypyle, que faire? Je
porte au belliqueux Achille les recommandations du vieux
chef achéen, Nestor. Je ne veux pourtant pas te laisser là,
épuisé. »
Il dit, et, prenant le pasteur d'hommes sous le torse, il
l'emmène à sa baraque. Son écuyer, dès qu'il le voit, étale
des peaux sous lui; Patrocle l'y étend. De son couteau, il
Iliade, XI, 844-848 247
lui ouvre la cuisse, pour en tirer le trait perçant, aigu. Un
sang noir en sort, qu'il lave à l'eau tiède. Il jette par-
dessus, après l'avoir écrasée dans ses mains, une racine
amère, qui calme les douleurs. Elle arrête toutes les
douleurs; la plaie sèche peu à peu, le sang cesse de couler.
CHANT XII

Mais, tandis que, dans la baraque, le vaillant fils de


Ménoetios tâche à guérir Eurypyle blessé, Argiens et
Troyens combattent par masses. Et ce n'est pas le fossé
ouvert par les Danaens qui doit encore retenir l'ennemi, ni
le large mur au-delà, qu'ils ont dressé pour protéger leurs
nefs, puis entouré d'un fossé — cela sans avoir aux dieux
offert d'illustres hécatombes. Ils voulaient qu'il protégeât
à la fois leurs fines nefs et l'immense butin qu'il tenait
enfermé. Mais il avait été construit sans l'aveu des dieux
immortels, il ne devait pas subsister longtemps. Tant que
dura la vie d'Hector et la colère d'Achille, tant que resta
debout la cité de sire Priam, le grand mur achéen aussi
subsista. Mais, du jour où, chez les Troyens, les plus
braves étaient tombés, où, du côté des Argiens, si
quelques-uns vivaient encore, beaucoup avaient péri déjà,
où la ville de Priam, après dix ans, avait été détruite, où
les Argiens, sur leurs nefs, avaient déjà pris la route des
rives de leur patrie, de ce jour Poseidon et Apollon
décidaient de l'anéantir, en dirigeant sur lui l'élan de tous
les fleuves qui, des monts de l'Ida, coulent vers la mer, le
Rhèse et l'Heptapore, le Carèse et le Rhodios, le Granique
et l'Esèpe, le divin Scamandre enfin et le Simoïs, près de
qui boucliers et casques sans nombre étaient tombés dans
la poussière, avec toute la race des mortels demi-dieux.
Phoebos Apollon réunit les bouches de tous et, les
dirigeant vers le mur, neuf jours durant, lança leurs flots
250 Iliade, XII, 25-61
sur lui. Et Zeus en même temps faisait tomber une pluie
continue, pour que le mur s'en fût plus vite à la dérive.
L'Ébranleur du sol, en personne, le trident en main, les
guidait, et, sur ses vagues, emmenait toutes ces fondations
— de bois, de pierre — que les Achéens avaient eu tant
de peine à mettre en place. Il nivela ainsi les bords de
l'Hellespont au flot puisant; puis, sous le sable, de
nouveau, il cacha le rivage immense : le mur était anéanti.
Alors il fit faire demi-tour aux fleuves, et chacun s'en fut
retrouver le lit par où auparavant il précipitait le beau
cours de ses eaux.
Voilà comment, dans l'avenir, devait en disposer
Poseidon avec Apollon. Pour l'instant, la bataille et sa
clameur flambent autour du mur solide. Tout le bois du
rempart crie sous le heurt des traits. Domptés par le fouet
de Zeus, les Argiens se replient et s'arrêtent près des nefs
creuses. Ils redoutent Hector, puissant maître de déroute.
Hector, comme toujours, apparaît au combat semblable à
l'ouragan. Tel, au milieu des chiens et des chasseurs, on
voit un sanglier, ou encore un lion, enivré de sa force, faire
demi-tour. Mais eux, se groupant et formant un mur, lui
font face, puis, de leurs mains, lui décochent une masse de
javelines. Son noble coeur n'en ressent pour cela ni crainte
ni envie de fuir : c'est sa valeur, au contraire, qui le tue. Il
multiplie les détours, tâtant le front des chasseurs, et,
partout où il fonce, leur ligne fléchit. Ainsi Hector va par
la foule, suppliant ses camarades et les pressant de
franchir le fossé. Mais ses chevaux rapides hésitent et
hennissent terriblement, arrêtés à l'extrême bord ; la
largeur du fossé leur fait peur : à le voir de près, le sauter
ou le traverser sont également malaisés; sur toute sa
longueur il a, des deux côtés, ses bords en surplomb, et,
sur le côté au-delà, il est garni de pieux pointus. Les fils
des Achéens les ont disposés serrés et solides, pour se
protéger contre l'ennemi. Aucun cheval tirant un char à
bonnes roues ne s'y engagerait sans peine; les fantassins
eux-mêmes se demandent s'ils y pourront arriver. C'est
alors que Polydamas s'approche et dit à l'intrépide
Hector :
Hector, et vous tous, chefs troyens et alliés, c'est
Iliade, XII, 62-97 251
sottise de pousser, comme nous faisons, nos chevaux
rapides à travers le fossé. Il est trop malaisé à franchir :
des pieux aigus s'y dressent, et, tout contre eux, le mur
des Achéens. Pour les meneurs de chars, il n'est aucun
moyen d'y descendre ni de s'y battre; c'est là un défilé où
j'imagine qu'ils recevraient des meurtrissures. Si Zeus qui
gronde sur les cimes veut aux autres du mal et cherche à
les détruire entièrement, cependant qu'il désire prêter aide
aux Troyens, tout va bien. Moi aussi, je voudrais les voir,
ces Achéens, tout de suite, ignominieusement, périr ici,
loin d'Argos. Mais s'ils font demi-tour, si de leurs nefs
part une contre-attaque, et si alors nous nous venons
heurter à ce fossé ouvert, en ce cas j'imagine qu'il n'y aura
plus même un messager pour retourner dans notre ville,
dès l'instant où les Achéens auront fait telle volte-face.
Allons! suivons tous l'avis que je donne : que les écuyers
retiennent les chars devant le fossé, et, seuls, à pied, armés
de pied en cap, suivons tous Hector, en masse compacte.
Les Achéens ne tiendront pas, si les termes de la mort
sont déjà fixés pour eux. »
Ainsi parle Polydamas; et ce parfait avis agrée à Hector.
Aussitôt, de son char, il saute à terre, en armes. Les autres
Troyens cessent à leur tour de se rassembler montés sur
leurs chars : tous sautent à terre, dès qu'ils le voient faire
au divin Hector. Chaque héros ensuite donne ordre à son
cocher de retenir ses chevaux en bon ordre, sur place, au
bord du fossé. Puis, s'écartant, ils se groupent, s'or-
donnent en cinq corps et se mettent en marche sur les pas
de leurs chefs.
Les uns vont avec Hector, et Polydamas sans reproche.
Ce sont les plus nombreux, ainsi que les plus braves, ceux
qui brûlent le plus d'enfoncer le rempart pour combattre
près des nefs creuses. Cébrion les suit, comme troisième
chef : Hector, près de son char, a laissé un autre écuyer,
moins brave que Cébrion. En tête du second corps, c'est
Pâris qui marche, avec Alcathoos et avec Agénor. En tête
du troisième, avancent Hélénos, Déiphobe, pareil aux
dieux, tous deux fils de Priam, et, en troisième, le héros
Asios, Asios l'Hyrtacide, que de puissants coursiers à la
robe de feu amènent d'Arisbé, des bords du Selléis. A la
252 Iliade, XII, 98-138
tête du quatrième, marche le noble fils d'Anchise, Enée,
et, avec lui, les deux fils d'Anténor, Archéloque et
Acamas, experts à tous combats. Sarpédon enfin est le
chef des illustres alliés. Il s'est adjoint Glaucos et
Astéropée le Vaillant, qui lui ont nettement paru être les
plus braves de tous — après lui : il reste, lui, à part,
comparé même à tous. Dès qu'ils sont groupés, avec leurs
écus en cuir façonné, ils marchent droit aux Danaens,
pleins de feu : ils se disent que ceux-ci ne tiendront pas et
s'iront plutôt jeter sur leurs nefs noires.
Les Troyens et leurs illustres alliés obéissent alors au
conseil de Polydamas sans reproche. Seul, Asios l'Hyrtacide,
commandeur de guerriers, se refuse à laisser là son attelage
et son cocher-écuyer : c'est avec eux qu'il marche contre les
fines nefs. Le pauvre sot ! il ne doit pas échapper aux cruelles
déesses du trépas et, fier de son char et de son attelage,
s'en revenir, des nefs, à Ilion battue des vents. La Mort au
nom abhorré l'enveloppe d'abord, par la pique d'Idomé-
née, le glorieux fils de Deucalion. Il va vers la gauche des
nefs, du côté où les Achéens se sont portés au retour de la
plaine, avec Ieurs chars et leurs chevaux. C'est par là que
lui-même pousse ses chevaux et son char. Aussi bien,
devant la porte, n'en trouve-t-il pas fermés les vantaux ni
le long verrou : des hommes la tiennent ouverte, prêts à
sauver les camarades qui pourraient fuir du combat vers
les nefs. C'est par là, franchement, qu'il dirige droit son
char, et les autres le suivent, avec des cris aigus. Les
Achéens, se disent-ils, ne tiendront pas et s'iront bien
plutôt jeter sur leurs nefs noires. Les pauvres sots! A la
porte, ils rencontrent deux braves, valeureux fils des
Lapithes guerriers. L'un est fils de Pirithoos, c'est
Polypoetès le Fort ; l'autre, Léontée, est l'émule d'Arès, le
fléau des hommes. Tous les deux ont pris place devant la
haute porte. Ils sont pareils aux chênes des montagnes
qui, portant haut la tête, tiennent bon chaque jour, sous le
vent, sous la pluie, munis, comme ils le sont, de fortes et
longues racines. Ainsi tous deux s'assurent en leur bras, en
leur force, et tiennent bon, sans fuir, sous l'assaut du
grand Asios. Les autres marchent droit au rempart solide,
levant bien haut au-dessus de leurs têtes leurs écus de cuir
Iliade, XII, 138-174 253
séché et poussant un formidable cri de guerre. Ils sont
groupés autour de sire Asios, d'Iamène et d'Oreste, —
d'Adamas l'Asiade, de Thoon et d'Œnomaos. Les Lapi-
thes d'abord restent à l'intérieur, afin d'exciter tous les
Achéens aux bonnes jambières à lutter pour leurs nefs.
Mais, quand ils voient les Troyens se précipiter sur le
mur, quand du côté des Danaens, montent la clameur,
l'épouvante, tous deux s'élancent alors devant la porte, et
c'est là qu'ils combattent. On dirait deux sangliers
farouches qui subissent dans les montagnes un assaut
tumultueux d'hommes et de chiens. Ils s'élancent d'un
bond oblique, brisent le bois autour d'eux, en le fauchant
à la racine, et, en sourdine, on perçoit un bruit de dents —
jusqu'au moment où un trait leur vient enlever la vie. De
même le bronze luisant sonne sur la poitrine des guerriers
atteints de face. C'est qu'ils combattent de toute leur
vigueur; ils s'assurent en leurs gens, qui sont au-dessus
d'eux, et en leurs propres forces. Du haut du bon rempart,
les autres lancent des pierres ; ils luttent pour eux-mêmes
et pour leurs baraques et pour leurs nefs rapides. Les
pierres tombent à terre, aussi serrées que ces flocons de
neige qu'un vent violent, dans un tourbillon de nuées
ombreuses, répand à flots pressés sur le sol nourricier.
Ainsi les traits se déversent de leurs mains à tous, Achéens
et Troyens. Leurs casques sonnent d'un bruit sec, sous le
choc de vraies pierres de meule, ainsi que leurs boucliers
bombés. Alors, gémissant et se frappant les cuisses, Asios
l'Hyrtacide, déconcerté, s'écrie :
Ah ! Zeus Père, tu es, toi aussi, vraiment trop ami du
mensonge ! Pouvais-je penser, moi, que les héros achéens
tiendraient devant notre fougue et devant nos mains
redoutables? Mais ils sont, tous, pareils aux guêpes à taille
souple, ou encore aux abeilles, qui ont établi leur séjour au
bord d'un chemin escarpé et, au lieu de déserter leur gîte
creux, tiennent tête à ceux qui les chassent et se battent
pour leurs jeunes. Tout de même, ils se refusent, bien
qu'ils ne soient que deux, à reculer de cette porte; ils
aiment mieux tuer ou périr.
Il dit, mais ces paroles ne touchent point l'âme de Zeus ;
c'est à Hector que son coeur est désireux d'offrir la gloire.
254 Iliade, XII, 175-211
Chaque groupe a sa porte pour laquelle il combat. Mais
tout dire m'est difficile à moi : je ne suis pas un dieu. De
tous côtés, autour du mur de pierre, un feu prodigieux
s'élève. Les Argiens, quoi qu'il leur coûte, se voient forcés
de lutter pour leurs nefs. Et les dieux ont le coeur chagrin
— tous ceux du moins qui, au combat, sont les alliés des
Danaens.
Les Lapithes cependant ont engagé le combat, le
carnage. Alors le fils de Pirithoos, Polypoetès le Fort, de sa
javeline, atteint Damase, à travers son casque aux couvre-
joues de bronze. Le bronze du casque n'arrête pas le
bronze de la pointe, qui le traverse et brise l'os; la cervelle,
au-dedans, est toute fracassée : l'homme est dompté en
plein élan. Ensuite il tue et Pylon et Ormène. Puis, c'est le
fils d'Antimaque, Hippomaque, que Léontée, le rejeton
d'Arès, frappe de sa javeline, en l'atteignant au ceinturon.
Après quoi, du fourreau, il tire son glaive aigu, et,
bondissant au travers de la presse, il frappe à bout portant
d'abord Antiphatès, qui va à la renverse s'écraser sur le
sol; ensuite, c'est Ménon, Iamène et Oreste, à qui il fait
tour à tour toucher la glèbe nourricière.
Mais, cependant qu'ils dépouillent ces morts de leurs
armes étincelantes, de jeunes guerriers marchent sur les
pas de Polydamas et d'Hector ; ce sont les plus nombreux
ainsi que les plus braves, ceux qui brûlent le plus
d'enfoncer le rempart, pour précipiter les nefs dans la
flamme. Encore hésitants, ils s'arrêtent aux bords du
fossé. Un présage leur vient d'apparaître, quand ils
brûlaient de le franchir : un aigle, volant haut, qui laisse
l'armée sur sa gauche. Il porte dans ses serres un serpent
rouge, énorme, qui vit, qui palpite encore et qui n'a pas
renoncé à la lutte. A l'oiseau qui le tient il porte un coup à
la poitrine, près du cou, en se repliant soudain en arrière.
L'autre alors le jette loin de lui à terre : saisi par la
douleur, il le laisse tomber au milieu de la foule, et, avec
un cri, s'envole, lui, dans les souffles du vent. Les Troyens
frissonnent à voir à terre, au milieu d'eux, le serpent qui
se tord, présage de Zeus porte-égide. Alors Polydamas
s'approche et dit à l'intrépide Hector :
Hector, à l'assemblée, toujours, tu trouves à me
Iliade, XII, 212-248 255
blâmer, quand j'y ouvre de bons avis. Aussi bien ne sied-il
pas, quand on est du peuple, qu'on parle autrement que
toi, au Conseil comme à la guerre : il n'est qu'une chose
qui siée, toujours renforcer ta puissance. Cette fois encore,
je dirai ouvertement ce qui me paraît le meilleur.
N'entrons donc pas en lutte pour leurs nefs avec les
Danaens, car voici comment je crois que l'affaire finira.
En fait, le présage qui vient d'apparaître aux Troyens alors
qu'ils brûlaient de franchir le mur, cet aigle, volant haut,
qui laissait notre armée sur sa gauche, portait dans ses
serres un serpent rouge énorme, encore vivant; brusque-
ment il l'a lâché avant d'avoir atteint son aire, il n'est pas
arrivé à le porter, à le donner à ses petits. Eh bien! de
même, si nous enfonçons la porte et le mur des Achéens,
en déployant une force infinie et en faisant céder les
Achéens, nous ne reviendrons pas en bon ordre des nefs
par le chemin, mais nous laisserons là des milliers de
Troyens, mis en pièces par le bronze des Achéens dans la
défense de leurs nefs. Voilà comment parlerait un
interprète des dieux, dont le coeur connaîtrait le sens exact
des prodiges et à qui les hommes obéiraient. »
Hector au casque étincelant sur lui lève un oeil sombre
et dit:
Polydamas, tu ne tiens plus là un langage qui me
plaise. Tu sais avoir pourtant des idées plus heureuses. Es-
tu sérieux, vraiment, en parlant de la sorte? Alors les
dieux mêmes t'ont ravi le sens... Ainsi, tu voudrais nous
voir oublier les volontés de Zeus Tonnant, tout ce qu'il
m'a lui-même promis, garanti, et tu nous invites, toi, à
mettre notre foi dans des oiseaux qui volent ailes
déployées ! Je n'en ai, moi, cure ni souci. Ils peuvent bien
aller à droite, vers l'aurore et le soleil, comme à gauche
vers l'ombre brumeuse. Ne mettons, nous, notre foi qu'en
la volonté du grand Zeus, qui règne sur tous les mortels et
sur tous les Immortels. Il n'est qu'un vrai, qu'un bon
présage, c'est de défendre son pays. Et pourquoi craindre,
toi, la guerre et le carnage? Quand nous autres, nous
devrions, tous, être tués à côté des nefs argiennes, tu n'as
rien à craindre pour ta vie, à toi : ton coeur n'a pas telle
endurance au carnage et à la bataille! Va, mais essaie
256 Iliade, XII, 248-282
seulement de te tenir loin du carnage, ou d'en séduire un
autre avec des mots qui le détournent de se battre, et vite,
frappé par mon bras, tu perdras toi-même la vie. »
Ayant ainsi parlé, il montre le chemin, et les autres le
suivent, au milieu d'une clameur prodigieuse. Zeus
Tonnant fait alors se lever des monts de l'Ida une
bourrasque de vent, qui porte la poussière tout droit vers
les nefs. Il jette en même temps un charme sur l'esprit des
Achéens, et il octroie la gloire aux Troyens, à Hector.
S'assurant en ses présages, s'assurant en leurs propres
forces, ils tâchent à enfoncer le grand mur des Achéens.
Ils cherchent à tirer les corbeaux des tours, à faire crouler
les parapets, et à soulever les piliers boutants que les
Achéens ont dressés en avant, sur le sol, pour servir d'étais
au rempart. Ils s'emploient à les renverser, espérant
enfoncer ainsi le rempart des Achéens. Les Danaens
pourtant ne sont pas prêts encore à leur céder la route.
Avec leurs boucliers, ils renforcent les parapets et, de là,
ils tirent sur les ennemis, qui s'avancent sous la muraille.
Les deux Ajax vont et viennent, donnant des ordres,
partout, sur le rempart, et stimulant l'ardeur des Achéens.
A tel guerrier ils s'adressent doucement ; tel autre, ils le
prennent à partie avec de dures paroles, s'ils le voient trop
mollir à la bataille.
Amis, je m'adresse à chaque Argien, qu'il soit des
meilleurs, des moyens, des moins bons — toutes gens ne
sont pas les mêmes au combat — il y a aujourd'hui du
travail pour tous — vous le voyez assez par vous-mêmes,
je pense! Donc, que nul ne tourne le dos et ne prenne le
chemin des nefs, une fois entendue la voix qui vous
semonce. Allez de l'avant, encouragez-vous l'un l'autre, et
voyez si l'Olympien, Zeus qui lance l'éclair, ne vous
donnera pas de repousser l'assaut et de poursuivre à votre
tour vos ennemis vers leur ville. »
C'est ainsi qu'à grands cris ils stimulent les combattants
du côté achéen. Ainsi, par milliers, tombent les flocons de
neige, un de ces jours d'hiver où le prudent Zeus se met à
neiger, pour révéler aux hommes les traits qui sont les
siens. Il endort les vents, puis épand la neige sans trêve,
jusqu'à ce qu'il en ait recouvert les cimes des monts
Iliade, XII, 282-317 257
élevés, les hauts promontoires, les plaines herbues, les
guérets fertiles des hommes. Voici même la neige épandue
sur la mer grise, sur les havres et sur les falaises; seule, la
houle qui déferle est capable de l'arrêter; mais tout le reste
en est couvert, enveloppé, le jour où s'abat l'averse de
Zeus. Ainsi, par milliers, volent des deux côtés les pierres
lancées, soit contre les Troyens, soit des rangs des
Troyens contre les Achéens ; et le fracas en monte par-
dessus tout le mur.
Mais, même alors, ni les Troyens ni l'illustre Hector
n'eussent enfoncé la porte du mur avec sa longue barre, si
le prudent Zeus n'avait fait se lever contre les Argiens son
fils Sarpédon. On dirait un lion qui attaque des boeufs aux
cornes recourbées. Brusquement, devant lui il met son
bouclier bien rond, son beau bouclier de bronze, ouvré au
marteau. Le forgeron qui l'a ouvré naguère a ensuite, à
l'intérieur, réuni de multiples peaux au moyen de rivets
d'or, qui les traversent toutes et sur tout le pourtour.
Sarpédon le met devant lui, et brandissant deux javelines,
il part, comme un lion nourri dans la montagne, depuis
longtemps privé de chair, et que son vaillant coeur pousse
à s'en aller tâter des troupeaux, voire à pénétrer dans la
bergerie bien close. Dût-il y trouver des bergers avec leurs
chiens et leurs épieux, veillant autour de leur troupeau, il
n'a nulle envie de fuir avant d'avoir tâté de la bergerie; et,
alors, ou bien il bondit sur sa proie et l'emporte, ou bien il
est d'emblée atteint par une javeline partie d'une main
prompte. Pareil est Sarpédon, héros égal aux dieux, que
son coeur a poussé à foncer sur le mur et à briser le
parapet. Et brusquement il dit à Glaucos, fis
d'Hippoloque :
Glaucos, pourquoi nous donne-t-on tant de privilèges
en Lycie, places d'honneur, et viandes, et coupes pleines ?
pourquoi nous contemplent-ils tous, là-bas, comme des
dieux ? pourquoi jouissons-nous, sur les rives du Xanthe,
d'un immense domaine, un beau domaine aussi propre
aux vergers qu'aux terres à blé? Notre devoir dès lors
n'est-il pas aujourd'hui de nous tenir, comme de juste, au
premier rang des Lyciens, pour répondre à l'appel de la
bataille ardente ? Chacun des Lyciens à la forte cuirasse
258 Iliade, XII, 317-352
ainsi pourra dire : « Ils ne sont pas sans gloire, les rois qui
commandent dans notre Lycie, mangeant de gras mou-
tons et buvant un doux vin de choix. Ils ont aussi, paraît-
il, la vigueur qui sied à des braves, puisqu'ils se battent au
premier rang des Lyciens! » Ah! doux ami! si échapper à
cette guerre nous permettait de vivre ensuite éternelle-
ment, sans que nous touchent ni l'âge ni la mort, ce n'est
certes pas moi qui combattrais au premier rang ni qui
t'expédierais vers la bataille où l'homme acquiert la gloire.
Mais, puisqu'en fait et quoi qu'on fasse, les déesses du
trépas sont là embusquées, innombrables, et qu'aucun
mortel ne peut ni les fuir ni leur échapper, allons voir si
nous donnerons la gloire à un autre, ou bien si c'est un
autre qui nous la donnera, à nous. »
Il dit, et Glaucos n'a garde de se dérober ni de dire non.
Ils vont droit devant eux, conduisant la grande armée
lycienne. A les voir, le fils de Pétéôs, Ménesthée,
frissonne : c'est vers sa partie de rempart qu'ils s'avancent,
lui apportant le désastre. D'un regard anxieux, il parcourt
tout le rempart des Achéens, y cherchant des yeux
quelque chef qui puisse écarter le malheur des siens. Il
aperçoit les deux Ajax, insatiables de combat, avec
Teucros, qui arrive à l'instant de sa baraque. Bien qu'ils
soient là, tout près, il aurait peine en criant à se faire
entendre d'eux, tant sont puissants et la clameur guerrière
qui monte jusqu'au ciel et le fracas des traits heurtant les
boucliers, les casques à crinières, et les portes; car les
portes sont, toutes, fermées, et les hommes arrêtés devant
elles cherchent, en les brisant, à en forcer l'entrée. En
toute hâte, à Ajax, il envoie le héraut Thoôtès
Va, divin Thoôtès, cours appeler Ajax, — ou, plutôt,
les deux Ajax ensemble, ce serait de beaucoup le mieux;
sans quoi bientôt, ici s'ouvre le gouffre de la mort, tant
font pesée sur nous les chefs lyciens, qui toujours sont si
mordants au cours des mêlées brutales. Et si, là-bas aussi,
ils ont vu se lever la besogne et la bataille, que vienne du
moins, seul, le vaillant Ajax, fils de Télamon, et qu'il se
fasse suivre de Teucros expert à l'arc. »
Il dit : le héros l'entend et n'a garde de dire non. Il s'en
va, il parcourt tout du long le mur des Achéens à la cotte
Iliade, XII, 352-387 259
de bronze, et, venant s'arrêter à côté des Ajax, vivement il
leur dit :
« Ohé! les deux Ajax, guides des Achéens à la cotte de
bronze! le fils de Pétéôs, rejeton de Zeus, vous prie d'aller
là-bas, pour affronter, au moins un court instant, la
bataille qu'ils soutiennent — ou, plutôt, tous deux
ensemble : ce serait de beaucoup le mieux; sans quoi,
bientôt, là-bas, s'ouvre le gouffre de la mort, tant font
pesée sur lui les chefs lyciens, qui toujours sont si
mordants au cours des mêlées brutales. Et si, ici aussi,
vous avez vu se lever la besogne et la bataille, que vienne
du moins, seul, le vaillant Ajax fils de Télamon, et qu'il se
fasse suivre de Teucros expert à l'arc. »
Il dit; et le grand Ajax, fils de Télamon, n'a garde de
dire non. Au fils d'Oïlée sans retard il adresse ces mots
ailés :
Ajax, restez ici, tous deux, à ce poste, toi et Lycomède
le Fort, pour entraîner les Danaens à bien mener le franc
combat. J'irai là-bas moi-même affronter la bataille, puis
je reviendrai bien vite, aussitôt que je leur aurai prêté un
secours efficace. »
Ainsi parle — et s'en va — Ajax, le fils de Télamon;
avec lui marche Teucros, son frère de père et de mère.
Avec eux est Pandion, qui porte l'arc recourbé de
Teucros. Lorsqu'en suivant la face intérieure du mur, ils
arrivent à la tour du magnanime Ménesthée, ils arrivent à
des gens fort pressés par l'ennemi. Ils voient là, escaladant
les parapets, semblables au noir ouragan, les fiers guides et
chefs des Lyciens. Tous se heurtent alors en un combat de
front ; une huée s'élève.
Ajax, fils de Télamon, le premier tue un homme, l'ami
de Sarpédon, le magnanime Epiclès. Il le frappe avec une
pierre luisante, rugueuse, qui se trouve, énorme, à
l'intérieur du mur, très haut, près d'un parapet; même à
deux mains un homme la tiendrait malaisément, un
homme en pleine force — de ceux d'aujourd'hui. Il la
soulève, lui, et la jette d'en haut. Il enfonce ainsi le casque
à quatre bossettes; il broie tous les os de la tête; Epiclès
choit, pareil à un plongeur, du mur élevé : la vie
abandonne ses os. Pour Teucros, d'une flèche, il frappe
260 Iliade, XII, 387-424
Glaucos, puissant fils d'Hippoloque, montant à l'assaut du
mur : il frappe où il a vu le bras découvert, et il met
l'homme hors de combat. Glaucos du haut du mur fait un
saut en arrière, sans qu'on le voie : il ne veut pas qu'un
Achéen puisse l'apercevoir blessé et aille en triompher.
Sarpédon a grand-peine du départ de Glaucos, dès qu'il
l'a remarqué; mais il n'oublie pas pour autant le combat :
sa lance atteint et pique Alcmaon, fils de Thestor; puis il
ramène l'arme. Alcmaon, suivant la lance, tombe le front
en avant, et, sur ses flancs, sonnent ses armes de bronze
étincelant. Sarpédon a saisi de ses mains vigoureuses une
portion de parapet; il la tire à lui : elle suit tout entière; le
mur au-dessus dès lors est sans défense. Sarpédon ouvre
ainsi un chemin à force guerriers.
Ajax et Teucros agissent ensemble. Teucros atteint le
baudrier brillant qui, autour de la poitrine, soutient le
bouclier qui couvre l'homme entier. Mais Zeus écarte de
son fils les déesses du trépas; il ne veut pas qu'il succombe
devant les poupes des nefs. Ajax bondit et pique le
bouclier. La javeline ne le traverse pas, mais, du moins,
elle arrête le guerrier en plein élan. Il s'écarte donc un peu
du parapet, sans battre ouvertement en retraite : son coeur
toujours espère conquérir la gloire. Il se retourne et il
lance un appel aux Lyciens pareils aux dieux :
« Lyciens, pourquoi laisser mollir votre valeur ardente?
Il ne m'est pas aisé, si fier que je sois, d'enfoncer les lignes
tout seul et de vous ouvrir un chemin au milieu des nefs.
Agissez avec moi; plus on est, mieux l'ouvrage est fait.
Il dit, et eux, pris de peur, à la voix du maître qui les
semonce, renforcent leur poussée autour de leur seigneur
et conseiller. Les Argiens à leur tour raffermissent leurs
lignes en deçà du mur. La tâche à tous apparaît rude. Ni
les fiers Lyciens ne peuvent enfoncer le mur et se frayer
ainsi un chemin au milieu des nefs, ni les Danaens
belliqueux ne peuvent, de ce mur, repousser les Lyciens,
maintenant qu'ils sont arrivés à s'en approcher. On dirait
deux hommes en dispute pour des bornes, avec des
instruments de mesure en main, dans un champ mitoyen,
et qui, sur un étroit terrain, luttent chacun pour son droit.
De même, les deux troupes ne sont séparées que par un
Iliade, XII, 424-457 261
parapet, et eux, par-dessus, mutuellement déchirent
autour de leurs poitrines leurs boucliers de cuir rond, et
leurs rondaches légères. Beaucoup voient leur chair
entaillée du bronze implacable, soit que tel, au cours du
combat, en faisant demi-tour, ait découvert son dos, ou
que d'autres — et ils sont nombreux — soient touchés à
travers le bouclier lui-même. Partout le rempart et ses
parapets sont inondés de sang humain, des deux côtés,
troyen comme achéen. Mais les Troyens ont beau faire :
ils ne peuvent provoquer la déroute des Achéens : ceux-ci
tiennent. On dirait quelque soigneuse ouvrière, une
balance à la main, qui, ayant d'un côté un poids, d'un
autre de la laine, cherche, en la soulevant à équilibrer les
deux, pour procurer ainsi à ses enfants un misérable
salaire. De même, ici, la lutte et la bataille pour les deux
partis s'équilibrent — cela jusqu'au moment où Zeus, fils
de Cronos, accordera triomphe et gloire à Hector, le fils de
Priam, qui, le premier, se sera élancé sur le mur des
Achéens. D'une voix éclatante capable de porter dans les
rangs des Troyens, il clame :
« Or, sus! Troyens dompteurs de cavales, enfoncez donc
le mur des Argiens, et déchaînez-moi sur leurs nefs un
prodigieux incendie.
Ainsi parle-t-il pour les entraîner; tous, de leurs oreilles,
l'entendent : ils foncent sur le mur en masse compacte. Ils
grimpent sur les corbeaux, leurs lances aiguës à la main,
tandis qu'Hector se saisit d'une pierre et l'enlève. Elle
était là devant la porte; elle est large à la base et pointue
dans le haut; deux hommes, les meilleurs de leur peuple,
ne la lèveraient pas aisément du sol, pour la mettre sur un
chariot — du moins deux hommes d'aujourd'hui. Il la
brandit, lui, aisément, tout seul : le fils de Cronos le
Fourbe, pour lui, l'a rendue légère. On dirait un berger
qui porte sans effort la toison d'un bélier; il la tient d'une
seule main et ce n'est pour lui qu'un léger fardeau. C'est
ainsi qu'Hector porte la pierre qu'il vient de soulever. Il
l'emporte droit aux vantaux qui ferment solidement la
porte vigoureusement charpentée, droit aux deux hauts
vantaux. A l'intérieur, deux barres les retiennent, qui se
font pendant et auxquelles s'ajuste une clef. Il vient se
262 Iliade, XII, 457-471
placer tout près; puis, de toutes ses forces, il lance sa pierre
au milieu, bien campé sur ses deux jambes, afin que le coup
porte mieux. Il fait de la sorte sauter les pivots et, tandis
que la pierre, de tout son poids, retombe à l'intérieur, la
porte terriblement mugit, les barres cèdent, les vantaux
éclatent en tous sens sous l'élan de la pierre; et l'illustre
Hector s'élance à travers. Son aspect est celui de la nuit
rapide. Il luit de l'éclat terrible du bronze qui vêt son
corps et il tient deux lances au poing. Nul, sauf un dieu,
n'oserait l'affronter, pour chercher à l'écarter des nefs, au
moment qu'il franchit la porte. Le feu flambe dans ses
yeux. Lors, se tournant vers la foule, il crie aux Troyens
l'ordre de sauter le mur. Ils obéissent à l'appel. Sans
retard les uns sautent le mur; les autres se répandent à
travers les portes solides. Les Danaens s'enfuient par les
nefs creuses; un tumulte sans fin s'élève.
CHANT XIII

Lorsque Zeus a ainsi mis au contact des nefs Hector et


les Troyens, il laisse là les combattants subir près d'elles
peine et misère, sans trêve, et détourne d'eux ses yeux
éclatants. Ses regards vont ailleurs; ils contemplent la
terre des Thraces cavaliers, celle des Mysiens experts au
corps à corps, celle des nobles Hippémolgues, qui ne
vivent que de laitage, et celle des Abies, les plus justes des
hommes. C'est fini, vers la Troade il ne tourne plus ses
yeux éclatants : son coeur ne peut croire qu'aucun Immor-
tel aille prêter aide aux Troyens ni aux Danaens.
Mais le puissant Ébranleur de la terre ne monte pas non
plus la garde en aveugle. Curieux de guerre et de bataille,
il s'est assis très haut sur le pic le plus élevé de
Samothrace la Forestière. Là s'offre à ses yeux tout l'Ida,
là s'offrent à la fois la ville de Priam et les nefs achéennes.
Il a quitté la mer, pour venir là s'asseoir. Il a pitié à voir
les Achéens domptés par les Troyens. Il en veut violem-
ment à Zeus.
Mais soudain il descend de la montagne abrupte. Il
s'avance à grands pas rapides, et les hautes montagnes, la
forêt, tout tremble sous les pieds immortels de Poseidon
en marche. Il fait trois enjambées; à la quatrième, il
atteint son but, Eges, où un palais illustre lui a été
construit dans l'abîme marin, étincelant d'or, éternel.
Aussitôt arrivé, il attelle à son char deux coursiers aux
pieds de bronze et au vol prompt, dont le front porte une
264 Iliade, XIII, 24-57
crinière d'or. Lui-même se vêt d'or, prend en main un
fouet d'or façonné, puis, montant sur son char, pousse
vers les flots. Les monstres de la mer le fêtent de leurs
bonds; partout ils quittent leurs cachettes : nul ne
méconnaît son seigneur. La mer en liesse lui ouvre le
passage; le char s'envole, à toute allure, sans que, même
par-dessous, se mouille l'essieu de bronze. Ainsi ses
coursiers bondissants portent le dieu vers les nefs
achéennes.
Il est une vaste grotte au plus profond des abîmes
marins, entre Ténédos et Imbros la rocheuse. C'est là
que Poseidon, Ebranleur de la terre, arrête ses chevaux, les
dételle du char et place devant eux leur céleste pâture;
puis il leur met aux pieds des entraves d'or, impossibles à
briser ainsi qu'à délier. Ils doivent rester là, sur place sans
bouger, attendant le retour du maître, tandis qu'il s'en va,
lui, vers l'armée achéenne.
Les Troyens, en masse, pareils au feu, à l'ouragan,
suivent Hector, fils de Priam, avec une ardeur sans
mesure, à grand fracas et grands cris. Ils comptent se
saisir des nefs des Achéens et massacrer sur place tous les
preux. Mais Poseidon, le Maître de la terre et Ébranleur
du sol, est là, poussant les Argiens. Sorti de la mer
profonde, il s'est donné la stature de Calchas et sa voix
sans défaillance. Et c'est aux deux Ajax, déjà brûlants
d'ardeur, qu'il s'adresse d'abord :
C'est vous, les deux Ajax, qui allez sauver l'armée
achéenne. Songez seulement à votre vaillance, non à la
déroute qui glace les coeurs. Ailleurs je ne les crains pas,
ces Troyens aux bras redoutables qui viennent de franchir
notre grand mur, en masse, et nos Achéens aux bonnes
jambières sauront bien les contenir tous. Mais il est un
point de nos lignes où j'ai peur — horriblement peur —
qu'il n'arrive quelque chose : c'est celui où, pour chef, ils
ont un furieux, Hector, pareil à la flamme, qui se flatte
d'être le fils de Zeus le Fort. Ah! qu'un dieu veuille donc
agir si bien en vos coeurs que vous teniez vous-mêmes
fermement et sachiez donner pareil ordre aux autres. Vous
pourrez peut-être, alors, en dépit de son élan, l'écarter des
Iliade, XIII, 58-92 265
nefs rapides, même si c'est l'Olympien qui l'excite ici en
personne. »
Il dit et, les touchant alors de son bâton, le Maître de la
terre et Ébranleur du sol les emplit tous les deux d'une
fougue puissante. Il assouplit leurs membres, leurs jambes
d'abord, puis — en remontant — leurs bras. Après quoi il
prend son essor, comme un faucon à l'aile prompte, qui,
s'élevant d'un haut rocher abrupt, se jette à travers la
plaine à la poursuite d'un oiseau. Ainsi, loin d'eux,
s'élance Poseidon, Ébranleur du sol. Mais le fils d'Oïlée, le
rapide Ajax, l'a déjà, le premier des deux, reconnu.
Aussitôt il s'adresse à Ajax, fils de Télamon :
« Ajax, c'est un des dieux, maîtres de l'Olympe, qui
nous invite ainsi, sous les traits du devin, à lutter tous
deux près des nefs. Non, ce n'est pas Calchas, le devin
inspiré du Ciel. J'ai, par-derrière, sans peine reconnu,
alors qu'il s'éloignait, l'allure de ses pieds, de ses jambes.
Les dieux se laissent aisément reconnaître. Et voici
justement mon coeur en ma poitrine qui sent l'envie
grandir en lui de guerroyer et de se battre; voici, sous moi,
mes pieds, et — en remontant — mes bras, qui déjà
frémissent d'ardeur. »
Ajax, fils de Télamon, en réponse alors lui dit :
« Moi aussi, je sens à cette heure autour de ma lance
frémir mes mains redoutables ; déjà ma fougue monte, et,
sous moi, mes deux pieds prennent leur élan. Je brûle
d'aller, même seul, combattre Hector, fils de Priam, dans
son ardeur sans mesure. »
Tels sont les propos qu'ils échangent, dans le joyeux
entrain pour la bataille qu'un dieu vient de leur mettre au
coeur. Pendant ce temps le Maître de la terre excite les
Achéens qui, à l'arrière, auprès des fines nefs, rafraî-
chissent leur coeur. Ils ont les membres rompus d'une
douloureuse fatigue, et le chagrin entre en leurs âmes,
quand ils voient les Troyens, qui viennent de franchir le
grand mur, en masse. Les pleurs jaillissent, à cette vue, au-
dessous de leurs sourcils : ils croient ne plus pouvoir se
soustraire au désastre. Mais l'Ébranleur du sol vient à eux,
et il n'a pas de peine à stimuler leurs puissants bataillons.
Il vient exhorter Teucros d'abord, et Léite, — et le héros
266 Iliade, XIII, 92-128
Pénéléôs, et Thoas et Déipyre, — Mérion enfin et
Antiloque, maîtres de bataille. Il les stimule avec ces mots
ailés :
« Honte à vous, jeunes guerriers d'Argos! En vous j'ai
confiance : luttez, et vous sauvez vos nefs. Mais abandon-
nez la bataille amère, et pour nous aussitôt voici le jour
venu de succomber sous les Troyens. Ah! le singulier
prodige que je vois là de mes yeux, l'effrayant prodige,
que je ne pensais guère voir se réaliser jamais : les Troyens
devant nos nefs! ces Troyens qu'on eût pris naguère pour
des biches effarées, qui, dans la forêt, proie vouée aux
chacals, aux panthères, aux loups, ne savent que se
dérober, sans courage ni goût pour la lutte — les Troyens
avaient-ils plus d'entrain naguère pour résister, un seul
instant, à la fougue et aux bras des Achéens ? — et les voilà
aujourd'hui qui se battent loin de leur ville et devant nos
nefs creuses, cela par la faute d'un chef et par l'abandon
de ses hommes, qui, pour lui faire pièce, maintenant se
refusent à défendre nos nefs rapides et se laissent
massacrer au milieu d'elles! Mais admettons comme
entièrement vrai que le coupable soit le héros fils d'Atrée,
le puissant prince Agamemnon, parce qu'il a fait affront
au Péléide aux pieds rapides : avons-nous pour autant le
droit, nous, d'abandonner la bataille? Hâtons-nous plutôt
de soigner le mal : coeur de brave se prête aux soins. Pour
vous, il n'est guère honorable d'abandonner votre valeur
ardente, vous tous ici, les meilleurs de l'armée. Je n'irai
pas quereller un poltron, parce qu'il s'esquive du combat.
Mais à vous, en revanche, j'en veux du fond de l'âme.
Allons, lâches! dans un moment vous aurez, par votre
abandon, encore aggravé le mal. Mettez-vous donc au
coeur l'honneur et la vergogne. Un conflit terrible se lève à
cette heure. Près de nos nefs, c'est Hector qui combat, le
rude Hector au puissant cri de guerre. Déjà il a enfoncé la
porte et sa longue barre. »
Pareil appel du Maître de la terre met aussitôt les
Achéens debout. Autour des deux Ajax voici bientôt en
place de solides bataillons. Arès pourrait venir, et Athéné,
meneuse de guerriers : ils ne trouveraient rien ici à
critiquer. Ce sont les plus braves — l'élite — qui
Iliade, XIII, 129-162 267
attendent désormais et les Troyens et le divin Hector. La
lance fait un rempart à la lance, le bouclier au bouclier,
chacun étayant l'autre ; l'écu s'appuie sur l'écu, le casque
sur le casque, le guerrier sur le guerrier. Lorsqu'ils se
penchent, les casques à crinière heurtent leurs cimiers
éclatants, tant ils sont là serrés les uns contre les autres.
Les piques, en lignes déployées, vibrent dans des mains
intrépides. Tous ne songent qu'à marcher droit devant
eux, tous ne brûlent que de se battre.
Les Troyens chargent, en masse. Hector est à leur tête,
qui fonce en furieux. On dirait une pierre ronde, qu'un
fleuve gonflé par l'orage a jetée à bas du rocher qu'elle
couronnait. Grossi d'une pluie de déluge, il a brisé
l'obstacle du roc indocile; il saute par-dessus et s'envole,
tandis que la forêt bruit sur son passage. La pierre, sans
broncher, suit sa course inflexible, jusqu'à ce qu'elle arrive
au niveau de la plaine : quel que soit son élan, elle cesse
alors de rouler. De même, Hector clamait naguère,
menaçant, qu'il n'aurait point de peine à pousser jusqu'à
la mer, à travers les baraques et les nefs achéennes, en y
semant la mort; mais, une fois qu'il est venu donner
contre des bataillons compacts, le voilà qui s'arrête,
fortement accroché. Les fils des Achéens sont là, qui lui
tiennent tête, le harcèlent avec leurs épées, avec leurs
lances à deux pointes, et arrivent à le repousser. Ébranlé, il
recule. D'une voix éclatante, capable de porter dans les
rangs des Troyens, il clame :
Troyens, et Lyciens, et Dardaniens experts au corps à
corps, tenez bon : les Achéens ne m'arrêteront pas
longtemps. Ils ont beau se grouper pour former un
rempart : je crois qu'ils plieront bientôt sous ma lance, s'il
est vrai que celui qui m'a mis en branle, c'est bien le
premier des dieux, l'époux retentissant d'Héré. »
Il dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous. Déiphobe,
fils de Priam, au milieu d'eux, marche plein de superbe. Il
tient devant lui son écu bien rond et avance à pas légers,
dissimulant sa marche sous son bouclier. Mérion le vise de
sa javeline brillante et atteint, sans faute, son bouclier rond
en cuir de taureau. Mais la longue pique ne traverse pas;
elle s'est, bien avant, rompue dans la douille. Déiphobe,
268 Iliade, XIII, 163-198
d'ailleurs, tenait bien loin de lui son écu en cuir de
taureau : son âme avait eu peur devant la javeline du brave
Mérion. Le héros se replie sur le groupe des siens. Il
éprouve un affreux dépit et de sa victoire manquée et de
sa pique brisée. Il s'en va le long des baraques et des nefs
des Achéens : il part chercher la longue javeline qu'il a
laissée dans les baraques.
Cependant les autres combattent; une huée, indomp-
table, s'élève. Teucros, fils de Télamon, le premier, tue un
homme : c'est le belliqueux Imbrios, fils de Mentor, riche
en cavales. Il résidait à Pédéon, avant que vinssent les fils
des Achéens, et il avait pour femme une bâtarde de Priam,
Médésicaste. Mais, du jour où furent venues les nefs
danaennes à double courbure, de ce jour il était rentré à
Ilion, où il se distinguait parmi les Troyens, et vivait chez
Priam, qui l'honorait à l'égal de ses fils. De sa longue
lance, le fils de Télamon le pique sous l'oreille, puis
ramène l'arme. L'homme alors tombe; tel un frêne qui,
au sommet d'un mont du plus loin visible, entaillé par le
bronze, abat jusqu'au sol son tendre feuillage, tel il tombe,
et, autour de son corps, sonnent ses armes de bronze
scintillant. Teucros bondit, brûlant de le dépouiller de ses
armes. Mais, au moment où il s'élance, Hector sur lui
lance sa pique brillante. L'autre voit venir le coup : il évite
— de bien peu — la javeline de bronze, et c'est
Amphimaque, fils de Ctéatos et petit-fils d'Actor, que la
lance atteint, marchant au combat, en pleine poitrine. Il
tombe avec fracas, et ses armes sonnent sur lui. Hector
s'élance : il veut, du casque adapté à ses tempes, dépouil-
ler la tête du magnanime Amphimaque. Mais, au moment
où il s'élance, Ajax se fend, sa pique éclatante au poing.
Elle n'atteint pas cependant la chair : un bronze redou-
table la protège toute. Ajax touche seulement le centre
bombé de l'écu et repousse l'homme avec une irrésistible
vigueur. Hector alors recule derrière les deux morts, que
les Achéens aussitôt tirent à eux. Puis Stichios et le divin
Ménesthée, chef des Athéniens, emmènent Amphimaque
vers la ligne achéenne, cependant que les deux Ajax,
bouillants de valeur ardente, se saisissent d'Imbrios. On
dirait deux lions, ravisseurs d'une chèvre qui, pressés par
Iliade, XIII, 198-235 269
les chiens aux crocs acérés, l'emportent à travers les
halliers touffus, en la soulevant avec leurs mâchoires au-
dessus du sol. Tout de même les deux Ajax, casque au
front, le soulèvent pour le dépouiller de ses armes. Le fils
d'Oïlée détache la tête du cou délicat, dans sa fureur de la
mort d'Amphimaque, puis l'envoie, comme une boule,
rouler à travers la masse. Elle s'en va tomber dans la
poussière aux pieds d'Hector.
Poseidon en son coeur sent alors monter la colère, à voir
son petit-fils, qui vient ainsi de choir dans l'atroce
carnage. Il part et s'en va, le long des baraques et des nefs
achéennes, exciter les Danaens et préparer des soucis aux
Troyens. Il rencontre Idoménée, l'illustre guerrier. Ido-
ménée quitte un des siens, qui, atteint au jarret par le
bronze aigu, vient de s'éloigner du combat. Cependant
que les siens emportent le blessé, ses ordres une fois
donnés aux médecins, il va vers sa baraque; il brûle de
répondre à l'appel du combat. Le puissant Ébranleur du
sol lors lui parle en ces termes — il s'est donné la voix de
Thoas, le fils d'Andrémon, qui règne sur les Etoliens, à la
fois dans tout Pleuron et dans la haute Calydon, et que son
peuple honore à l'égal d'un dieu.
e Idoménée, bon conseiller de tes Crétois, où s'en sont-
elles allées, dis-moi, toutes ces menaces que, contre les
Troyens, lançaient les fils des Achéens?
Idoménée, chef des Crétois, à son tour le regarde et dit :
Thoas, aucun homme aujourd'hui n'est en cause, pour
autant que je sache : tous, nous savons combattre. Nul de
nous n'est tenu par une terreur lâche, nul ne cède à la
peur, quand il se dérobe au combat cruel. Non; mais tel
est sans doute le bon plaisir de Zeus puissant, que les
Achéens périssent ignominieusement ici, loin d'Argos.
Allons ! Thoas, tu as toujours été solide au combat, et tu
sais aussi stimuler les autres, partout où tu vois l'un
d'entre eux mollir. Aujourd'hui donc reste toi-même, et
sache encourager chacun de tes guerriers.
L'Ébranleur du sol, Poseidon, répond :
e Idoménée, que jamais il ne revienne de Troade, qu'il
y reste et y devienne une fête pour les chiens, celui qui en
ce jour admet de mollir au combat ! Va, cherche tes armes,
270 Iliade, XIII, 235-269
puis reviens ici. Il nous faut faire effort ensemble, et voir
si nous pouvons — fussions-nous seuls tous deux — servir
à quelque chose. Quand il s'appuie sur d'autres, le courage
des plus poltrons même apparaît. Et nous sommes, nous,
de ceux qui sauraient à l'occasion lutter même avec des
braves. »
Cela dit, le dieu s'en retourne au labeur guerrier. Pour
Idoménée, il gagne sa bonne baraque. Là, il vêt son corps
de ses belles armes; il prend deux javelines; puis il part et
va, semblable à l'éclair que saisit le bras du Cronide, pour
le brandir du haut de l'Olympe éclatant, quand il veut
révéler quelque signe aux mortels; les feux en sont
éblouissants. Le bronze luit d'un éclat tout semblable
autour de la poitrine d'Idoménée courant. Et voici qu'il
rencontre, encore tout près de la baraque, Mérion, son
noble écuyer, qui est venu là chercher une javeline de
bronze. Lors le puissant Idoménée lui dit :
« Mérion, fils de Mole, rapide coureur, le plus cher de
mes compagnons, qu'es-tu donc venu faire ici, délaissant
bataille et carnage? Serais-tu blessé? La pointe d'un trait
te tourmente-t-elle? Ou viens-tu donc à moi en messager?
Pas plus que toi, je n'ai envie de rester là, dans ma
baraque, mais de combattre seulement. »
Mérion l'avisé le regarde et lui dit :
« Idoménée, bon conseiller des Crétois à cotte de
bronze, je viens voir s'il reste dans ta baraque une pique à
emporter. J'ai brisé celle que j'avais, en touchant le
bouclier de l'insolent Déiphobe. »
Idoménée, chef des Crétois, à son tour le regarde et dit :
« Des piques, si tu en veux, tu en trouveras vingt
comme une, debout, dans ma baraque, et appuyées au
mur resplendissant qui fait face à l'entrée. Ce sont piques
troyennes, que j'arrache à ceux que je tue. Je me vois mal,
au combat, posté loin de l'ennemi. Aussi ai-je des lances,
des boucliers bombés, des casques, des cuirasses au joyeux
éclat. »
Mérion l'avisé à son tour le regarde et dit :
« J'ai, moi aussi, dans ma baraque et ma nef noire,
nombre de dépouilles troyennes ; mais elles sont trop loin
pour que j'aille les prendre. Moi aussi, je prétends n'avoir
Iliade, XIII, 269-302 271
jamais oublié le courage : je suis toujours au premier rang,
dam la bataille où l'homme acquiert la gloire, dès que se
lève la querelle guerrière. Quand je me bats, je peux sans
doute échapper aux regards d'un autre — de tout autre
plutôt que de toi — parmi les Achéens à la cotte de
bronze; mais toi, tu me connais par toi-même, je pense. »
Et Idoménée, le chef des Crétois, à son tour le regarde
et dit :
(4 Je connais ta valeur : pourquoi parler ainsi? Imagi-
nons qu'aujourd'hui, près des nefs, on nous rassemble,
nous tous, les preux, pour aller à un aguet — c'est là
surtout que se fait voir le courage des guerriers; c'est là
que se révèlent et le lâche et le brave. Le lâche, son teint
prend toutes les couleurs; son coeur au fond de lui ne le
laisse pas demeurer en place, immobile; il faut qu'il
change de posture, qu'il se tienne accroupi, un moment
sur un pied, un moment sur l'autre; et son coeur palpite à
grands coups dans sa poitrine, quand il songe aux déesses
du trépas; on entend claquer ses dents. Le brave, au
contraire, on ne le voit pas changer de couleur, ni se
troubler bien fort, dès qu'il a pris son poste dans un aguet
de guerre. Il n'a plus qu'un vœu : être engagé au plus vite
dans la sinistre mêlée. — Eh bien! en telle occurrence, il
n'y aurait personne pour critiquer ta fougue ni tes bras.
Que tu sois, à la besogne, touché de loin ou bien frappé de
près, ce n'est pas sur toi qu'aucun trait ira tomber par-
derrière, sur la nuque ou dans le dos : c'est ta poitrine ou
ton ventre qu'il rencontrera plutôt, lorsque avidement tu
te précipites au rendez-vous des champions hors des
lignes. Mais allons! ne demeurons pas plantés là, comme
des sots, à discourir : on pourrait nous le reprocher
violemment. Va donc dans la baraque te munir d'une
forte lance. »
Il dit, et Mérion, émule de l'ardent Arès, vite emporte
de la baraque une javeline de bronze; puis il s'en va sur les
pas d'Idoménée, ne songeant plus qu'à la bataille. On voit
ainsi Arès, fléau des hommes, marcher au combat, suivi
d'Effroi, son fils intrépide et fort, qui met en fuite le
guerrier le plus résistant. Tous deux partent, armés, de
Thrace, pour se rendre chez les Ephyres et les Phlégyens
272 Iliade, XIII, 302-338
magnanimes; et, sans prêter dès lors l'oreille à aucun des
deux partis, ils donnent la gloire à l'un d'eux. Tout de
même, Mérion et Idoménée, bons chefs de guerriers,
s'avancent au combat, casqués du bronze flamboyant; et
Mérion, le premier, s'adresse à l'autre en ces termes :
« Fils de Deucalion, de quel côté as-tu envie de
t'enfoncer dans la mêlée? A l'extrême droite du camp? au
milieu? ou à gauche? Nulle part ailleurs, je crois, les
Achéens chevelus ne sont aussi peu maîtres du combat. »
Idoménée, chef des Crétois, à son tour le regarde et dit :
« Les nefs du centre, d'autres sont là pour les défendre :
les deux Ajax, avec Teucros, le meilleur à l'arc de tous les
Achéens — un brave aussi au corps à corps. En dépit de sa
fougue et si fort qu'il puisse être, à cet Hector, fils de
Priam, ils sauront bien donner tout son soûl de combat. Il
aura une tâche ardue, quelque fureur qu'il apporte à la
lutte, s'il veut triompher de leur fougue et de leurs bras
redoutables, pour mettre le feu aux nefs — à moins que le
Cronide ne vienne en personne jeter sur nos fines nefs un
tison ardent. Mais devant aucun homme on ne verra céder
le grand Ajax, le fils de Télamon, devant aucun mortel qui
mange la mouture de Déméter et n'est pas invulnérable au
bronze ou aux grosses pierres. Il ne plierait pas devant
Achille même, l'enfonceur de lignes — au moins dans le
corps à corps : à la course, il ne peut lutter. Allons donc,
nous deux, par ici, vers la gauche du camp, et sachons au
plus vite si nous donnerons la gloire à un autre, ou si c'est
un autre qui nous la donnera, à nous. »
Il dit; Mérion, émule de l'ardent Arès, prend la tête et
part. Ils arrivent sur le front au point indiqué par
Idoménée.
Dès que les Troyens aperçoivent Idoménée, dont la
vaillance est pareille à la flamme, Idoménée et son écuyer,
avec leurs armes ouvragées, ils s'encouragent, tous, au
milieu de la presse et marchent contre lui. Le choc a lieu
près des poupes des nefs. Comme les vents sonores,
soufflant en tempête, quand la poussière abonde sur les
routes, la ramassent et en forment une énorme nue
poudreuse, de même la bataille ne fait plus qu'un bloc des
guerriers. Tous brûlent en leur coeur de se massacrer avec
Iliade, XIII, 338-371 273
le bronze aigu au milieu de la presse. La bataille
meurtrière se hérisse de longues piques, des piques
tailleuses de chair qu'ils portent dans leurs mains. Les
yeux sont éblouis des lueurs que jette le bronze des
casques étincelants, des cuirasses fraîchement fourbies,
des boucliers éclatants, tandis qu'ils s'avancent en masse.
Il aurait un coeur intrépide, l'homme qui pourrait alors
trouver plaisir, et non chagrin, à contempler telle besogne.
Avec des desseins différents, les deux puissants fils de
Cronos préparent aux héros de cruelles douleurs. Zeus
veut la victoire des Troyens et d'Hector, afin de glorifier
Achille aux pieds rapides; non qu'il entende pour cela
perdre l'armée achéenne devant les remparts d'Ilion : il
souhaite seulement glorifier ensemble Thétis et son fils
valeureux. Poseidon est venu, lui, stimuler les Argiens; il
a, sans se faire voir, émergé de la blanche mer. L'idée lui
fait horreur, qu'ils soient vaincus des Troyens; il en veut
violemment à Zeus. Ils ont tous deux même origine et
même parentage; mais Zeus est son aîné et en sait plus
que lui. Poseidon évite donc de secourir ouvertement les
Achéens; il va seulement, sans être reconnu, réveiller
partout l'ardeur dans l'armée, sous les traits d'un mortel.
Et les dieux sont ainsi là, à serrer sur les deux partis le
noeud de la lutte brutale et du combat qui n'épargne
personne, le noeud qu'on ne rompt ni dénoue, mais qui
brise les genoux à des combattants par centaines!
Alors Idoménée a beau être un grison, tout en lançant
ses ordres aux Danaens, il n'en charge pas moins lui-
même les Troyens, et il fait parmi eux se lever la déroute.
Il tue Othryonée qui est venu de Cabèse s'enfermer dans
les murs de Troie. Il est arrivé, depuis peu, au bruit que
faisait la guerre. Il venait demander une des filles de
Priam, Cassandre, la première pour la beauté. Il n'appor-
tait point de présents, mais en revanche il promettait un
grand exploit : il chasserait les fils des Achéens de vive
force loin de Troie. Le vieux Priam alors lui avait promis,
garanti qu'il la lui donnerait. Il combattait donc, s'assu-
rant en telle promesse. Mais Idoménée le vise déjà de sa
javeline brillante. Et il touche le but, il atteint l'homme,
qui fièrement s'avance. Sa cuirasse de bronze ne le protège
274 Iliade, XIII, 372-408
pas de la javeline, qui se fiche en plein ventre. Il tombe
avec fracas, et, triomphant, Idoménée s'écrie :
Ah! Othryonée, je te félicite, comme je ne ferai aucun
autre au monde, si tu penses vraiment tenir les promesses
que tu as faites à Priam le Dardanide, qui, de son côté, t'a
promis sa fille ! Mais nous saurions, nous aussi, tenir
pareilles promesses, et va, nous te donnerions une fille de
l'Atride, la première pour la beauté, nous te l'amènerions,
comme épouse, d'Argos, si tu t'alliais à nous pour détruire
la bonne ville d'Ilion. Allons ! suis-moi : nous allons sur
nos nefs marines nous entendre pour la noce : nous ne
regardons pas, je t'assure, aux présents. »
Cela dit, le héros Idoménée tire Othryonée par les
pieds, à travers la mêlée brutale, quand Asios soudain
vient à la rescousse, à pied, devant ses chevaux, qui sont
là, à haleter sur ses épaules, et que son écuyer qui lui sert
de cocher, ne cesse de tenir. Son coeur avidement souhaite
atteindre Idoménée. Mais celui-ci le prévient et le frappe, de
sa pique, à la gorge, sous le menton, en poussant le bronze
à fond. L'homme croule, comme croule un chêne, ou un
peuplier, ou un pin élancé, que des charpentiers, de leurs
cognées frais affûtées, abattent dans la montagne, pour le
transformer en quille de nef. Il est là, tout pareil, étendu
sur le sol, devant ses chevaux et son char, geignant et
agrippant la poussière sanglante. Et, comme son cocher,
atterré, perdant le sens, n'ose même pas, pour les
soustraire aux mains des ennemis, faire virer ses chevaux
en arrière, le valeureux Antiloque l'agrafe de sa javeline en
plein corps, droit au but. Sa cuirasse de bronze ne le
protège pas de la javeline, qui se fiche en plein ventre.
L'homme tombe, râlant, du char ouvragé, cependant
qu'Antiloque, fils du magnanime Nestor, pousse les
chevaux, des rangs des Troyens, vers les Achéens aux
bonnes jambières.
Déiphobe alors, tout affligé pour Asios, s'approche
d'Idoménée et lance sur lui sa pique brillante. Mais
Idoménée voit venir le coup : il évite le trait de bronze. Il
se cache sous son bouclier bien rond, dont l'orbe fait de
peaux de boeuf et de bronze éblouissant est étayé de deux
baguettes. Il se ramasse tout entier en dessous, et le trait
Iliade, XIII, 408-443 275
de bronze passe dans son vol au-dessus de lui, tandis que
l'écu salue d'un bruit sec la lance qui l'a frôlé. Ce n'est pas
un vain trait cependant qu'a lâché Déiphobe de sa lourde
main : il s'en va frapper Hypsénor, fils d'Hippase, pasteur
d'hommes, sous le diaphragme, au foie, et, du coup, lui
rompt les genoux. Et Déiphobe, insolemment, alors
triomphe, à grande voix :
A mon tour! Asios n'est pas tombé sans être vengé, et
je prétends que, même chez Hadès, le rude geôlier, chez
qui il est parti, il se sentira joie au coeur du compagnon
que je lui ai donné.
Il dit, et la douleur saisit les Achéens à ce cri de
triomphe. Le vaillant Antiloque, plus que tout autre, en a
le coeur ému. Mais, en dépit de son chagrin, il n'a garde de
négliger le souci de son compagnon : il court le protéger,
le couvrir de son bouclier. Sous lui se glissent ensuite deux
braves compagnons, Mécistée, fils d'Echios, et le divin
Alastor. Ils l'emportent aux nefs creuses, tous deux
poussant de lourds sanglots.
Mais Idoménée n'arrête pas là son puissant élan. Son
envie est toujours d'envelopper quelque Troyen des
ténèbres de la nuit ou de choir bruyamment lui-même, en
éloignant le désastre des Achéens. Or, voici le fils
d'Esyète, issu des dieux, le héros Alcathoos ; c'est le
gendre d'Anchise, dont il a pris la fille aînée, Hippodamie,
pour femme. Son père et sa digne mère la chérissaient
plus qu'une autre, de tout leur coeur, en leur palais; c'est
qu'elle dépassait les filles de son âge en beauté, adresse et
raison, et c'est aussi pourquoi un guerrier d'élite l'avait
épousée dans la large Troie. Poseidon en ce jour le dompte
sous Idoménée. Il jette un sortilège sur ses yeux brillants :
il entrave ses membres éclatants : l'homme ne peut plus se
retourner et fuir — et pas davantage esquiver les coups. Il
reste planté là, immobile, telle une colonne, tel un arbre
au haut feuillage. Le héros Idoménée le frappe, de sa
pique, en pleine poitrine; il lui fend la cotte de bronze, la
cotte qui, jusqu'à ce jour, avait su de son corps écarter le
trépas, et qui rend alors un bruit sec, sous la pointe qui la
déchire. Il tombe avec fracas; la lance est restée plantée
dans le coeur, et celui-ci, en palpitant, fait vibrer le talon
276 Iliade, XIII, 443-478
de l'arme, jusqu'au moment où le puissant Arès en relâche
l'élan. Alors Idoménée insolemment triomphe, à grande
voix :
« Eh! Déiphobe! nous pensons avoir fait ici bonne
mesure : trois tués pour un! Voilà qui t'apprendra à te
vanter trop haut. Pauvre fou! mais viens donc toi-même
m'affronter, et tu verras quel fils de Zeus en ma personne
est arrivé sur cette terre. Zeus a été d'abord le père de
Minos, protecteur de la Crète. A son tour, Minos a
engendré un enfant sans reproche, Deucalion. Deucalion
enfin m'a donné le jour, pour commander à un grand
peuple au milieu de la vaste Crète. Et mes nefs mainte-
nant m'ont porté jusqu'ici pour être ton malheur, à toi, à
ton père, à tous les Troyens. »
Il dit; et Déiphobe balance entre deux desseins :
s'assurer un camarade parmi les Troyens magnanimes, et
pour cela d'abord battre en retraite, ou tenter sa chance
tout seul. A y songer, le parti le meilleur lui paraît d'aller
trouver Enée. Il le trouve immobile, â l'arrière du gros.
Enée en veut toujours au divin Priam, qui, malgré sa
bravoure entre tous les guerriers, ne lui rend pas
hommage. Déiphobe de lui s'approche et lui dit ces mots
ailés :
« Enée, bon conseiller des Troyens, il te faut à tout prix
secourir aujourd'hui ton beau-frère, si tel souci te point.
Suis-moi, portons secours à Alcathoos, qui, comme ton
beau-frère, t'a jadis élevé, tout petit dans le palais :
Idoménée, l'illustre guerrier, l'a tué. »
Il dit et lui émeut le coeur dans la poitrine. Le voilà
parti en quête d'Idoménée, ne songeant plus qu'au
combat. Mais la terreur ne prend pas pour cela Idoménée
comme un enfant choyé. Il les attend. Tel un sanglier, sur
les monts, attend, sûr de sa vaillance, l'assaut tumultueux
d'une troupe d'hommes, dans un lieu solitaire, en
hérissant son dos; ses yeux ont des lueurs de flamme, et il
aiguise ses défenses, brûlant de repousser les hommes et
les chiens. Tel Idoménée, l'illustre guerrier, attend, sans
rompre d'un pas, Enée venant à la rescousse. En même
temps il lance un appel aux siens. Il voit Ascalaphe,
Iliade, XIII, 478-518 277
Apharée, Déipyre, — Mérion, Antiloque, maîtres de
bataille; il les stimule avec ces mots ailés :
« A moi! les amis : je suis seul, au secours ! J'ai
terriblement peur, en face de l'attaque d'Enée aux pieds
rapides, qui marche sur moi et est fort entre tous pour
abattre les gens au combat. Il a la fleur de la jeunesse, et
c'est là la force suprême. Ah! si nous avions même âge —
avec ce coeur-là — on verrait vite qui de lui ou de moi
remporterait ici un grand triomphe. »
Il dit, et tous alors, avec un même cœur au fond de leur
poitrine, se placent près de lui, l'écu contre l'épaule. Enée,
de son côté, fait appel à ceux des siens qu'il voit,
Déiphobe, Pâris, le divin Agénor, comme lui chefs des
Troyens. Et leur troupe le suit, comme les brebis suivent
le bélier, quand elles s'en vont boire au retour du pacage
— et le berger se sent le coeur en joie. Ainsi Enée, en sa
poitrine, sent son âme toute réjouie à voir les siens en
troupe lui emboîter le pas.
Des deux côtés du corps d'Alcathoos, ils s'élancent au
corps à corps, leurs longues piques au poing. Et le bronze
terriblement résonne autour de leurs poitrines, cependant
qu'ils s'attaquent dans la mêlée. Deux hommes vaillants
entre tous, Enée, Idoménée, émules d'Arès, brûlent de
s'entailler mutuellement la chair d'un bronze implacable.
Enée, le premier, tire sur Idoménée. Mais l'autre voit
venir le coup : il évite la pique de bronze, et la javeline
d'Enée va se perdre frémissante, au sol : elle a jailli pour
rien de sa robuste main! Idoménée, lui, frappe Œnomaos
en plein ventre; le bronze déchire le plastron de la cuirasse
et va puiser dans les entrailles. L'homme choit dans la
poussière, agrippant le sol de ses mains. Idoménée arrache
du cadavre la longue javeline. Il ne peut faire davantage et
détacher les armes des épaules : les traits le pressent trop.
Ses jambes à se mouvoir n'ont plus même assurance, qu'il
s'agisse de bondir à la suite de son trait ou bien d'esquiver
un coup. Si, dans le corps à corps, il sait écarter le jour
implacable, pour fuir, en revanche, ses pieds ne le portent
plus assez vite hors du combat; et, tandis qu'il se retire
pas à pas, Déiphobe sur lui lance sa pique éclatante : il lui
garde une vieille et tenace rancune. Mais, cette fois encore,
278 Iliade, XIII, 518-556
il le manque, et sa pique va frapper Ascalaphe, le fils
d'Enyale; la robuste lance traverse l'épaule. L'homme
choit dans la poussière, agrippant le sol de ses mains. Mais
Arès le Fort à la clameur bruyante ignore toujours que son
fils est tombé dans la mêlée brutale. Au sommet de
l'Olympe, sous des nuages d'or, il est assis, tenu par le
vouloir de Zeus, aux lieux où tous les Immortels
demeurent, comme lui, écartés du combat.
Lors, des deux côtés du corps d'Ascalaphe, ils s'élancent
au corps à corps. Déiphobe à Ascalaphe ravit son casque
étincelant. Mais, Mérion, émule de l'ardent Arès, bondit
et le frappe au bras de sa javeline; et le bras laisse choir le
casque à cimier long, qui sonne bruyamment en tombant
sur le sol. Mérion de nouveau fond sur lui, comme un
vautour, et, du haut du bras, retire sa robuste lance; puis
il bat en retraite vers le groupe des siens. Politès, son frère,
prend Déiphobe à bras-le-corps et l'entraîne hors de la
mêlée sinistre, jusqu'à ses chevaux rapides, qui sont
demeurés en arrière de la lutte et de la bataille, ainsi que
leur cocher et le char scintillant. Ils l'emportent à la ville,
poussant de lourds sanglots, épuisé; le sang coule de son
bras fraîchement blessé.
Cependant les autres combattent; une huée, indomp-
table, s'élève. Enée alors s'élance et, de sa lance aiguë, il
frappe à la gorge Apharée, fils de Calétor, qui se trouve
tourné vers lui. La tête de l'homme s'incline; son
bouclier, son casque retombent sur son corps, et sur lui
s'épand la mort, destructrice de vies humaines. Antiloque,
en revanche, épie Thoon, qui vient de faire demi-tour; il
bondit et le blesse; il lui tranche net la veine qui va
courant le long du dos et remonte jusqu'au cou; il la
tranche net, et l'homme choit dans la poussière, sur le dos,
tendant les deux bras vers les siens. Antiloque s'élance et
lui enlève ses armes des épaules, avec un regard prudent
autour de lui. Les Troyens alors, qui d'un côté, qui de
l'autre, l'entourent; ils frappent son large écu aux mille
reflets, sans que le bronze impitoyable arrive à entailler,
derrière l'écu, la tendre chair d'Antiloque : Poseidon,
l'Ébranleur du sol, protège le fils de Nestor, même au
milieu d'un déluge de traits. C'est qu'Antiloque jamais
Iliade, XIII, 556-592 279
n'est bien loin des ennemis : il se meut au milieu d'eux, et
sa pique ne demeure pas immobile; elle s'agite, elle
tournoie sans trêve. Son coeur est toujours prêt à lancer un
trait contre un adversaire, à bondir au corps à corps.
Et tandis qu'il tire à travers la presse, il n'échappe pas
aux regards d'Adamas, le fils d'Asios, qui, d'un bond,
s'approche et le frappe, de son bronze aigu, en plein
bouclier. Mais Poseidon aux crins d'azur rend vain son
coup de lance et lui refuse la vie de ce héros. Une moitié
de l'arme demeure fichée, comme un pieu durci au feu,
dans le bouclier d'Antiloque; l'autre moitié gît à terre, et
l'homme se replie sur le groupe des siens, pour se dérober
au trépas. Mais Mérion le suit et, tandis qu'il s'éloigne, il
le frappe de sa javeline entre les bourses et le nombril, à
l'endroit où Arès est le plus douloureux — de beaucoup —
pour les misérables mortels; c'est là même qu'il plante sa
pique. Et l'homme, accompagnant la pique qui le trans-
perce, palpite, tel un boeuf que les bouviers, dans la
montagne, ont lié avec des courroies et entraînent de vive
force, en dépit de sa résistance; de même Adamas, sous le
coup, un instant palpite; mais ce n'est pas long; le héros
Mérion s'approche et retire le trait de sa chair : l'ombre
aussitôt couvre ses yeux.
Hélénos frappe à bout portant Déipyre, à la tempe, de
sa grande épée thrace, et lui fait sauter son casque.
Celui-ci vole en l'air et va tomber à terre, où un des
Achéens en train de combattre le ramasse, roulant, entre
ses jambes. Pour lui, une nuit sombre enveloppe ses yeux.
Le chagrin prend alors l'Atride Ménélas au puissant cri
de guerre. Il s'avance, menaçant le héros sire Hélénos et
brandissant sa lance aiguë, cependant qu'Hélénos tire la
poignée de son arc. Ainsi tous deux à la fois brûlent de
lancer leur trait, l'un sa pique aiguë, l'autre la flèche qui
jaillit de la corde. Le fils de Priam, de sa flèche, atteint son
adversaire en pleine poitrine, juste au plastron de sa
cuirasse, d'où la flèche amère aussitôt rejaillit. Ainsi, de la
large pelle à vanner, sur une aire immense, sautent fèves
noires ou pois chiches, dociles au vent sonore et à l'élan
donné par le vanneur; ainsi, de la cuirasse du glorieux
Ménélas, la flèche amère rejaillit et se perd au loin. A son
280 Iliade, XIII, 593-628
tour, l'Acide Ménélas au puissant cri de guerre atteint la
main d'Hélénos, la main qui tient l'arc poli. La lance de
bronze, heurtant en plein l'arc, traverse la main; Hélénos
se replie sur le groupe des siens, pour se dérober au trépas.
Sa main pend, inerte, traînant la lance de frêne. Le
magnanime Agénor la lui retire de la main, puis lui
entoure celle-ci d'une tresse, en bonne laine de brebis,
enlevée à la fronde que, pour le pasteur d'hommes, porte
son écuyer.
Pisandre marche droit au glorieux Ménélas : un destin
cruel l'emporte vers la mort, qui tout achève : il doit,
Ménélas, être ta victime, dans l'atroce carnage ! Ils
marchent l'un sur l'autre et entrent en contact. Le fils
d'Atrée manque son coup : sa lance dévie. Pisandre
atteint, en revanche, l'écu du glorieux Ménélas ; mais il ne
peut réussir à pousser le bronze à travers : le large bouclier
l'arrête ; sa lance se rompt dans la douille, alors que son
âme est en joie et déjà croit à la victoire. L'Atride tire
alors son épée à clous d'argent et bondit sur Pisandre.
Celui-ci, sous son bouclier, a déjà pris une belle hache de
bronze, qui coiffe un manche en olivier, long et poli. Ils
sont tous deux l'un sur l'autre en même temps. L'un
frappe le cimier du casque à crins de cheval, à son
extrémité, au-dessous de l'aigrette. Mais l'autre atteint son
assaillant au front, au-dessus de la racine du nez. Les os de
l'homme crient ; ses yeux sanglants tombent à ses pieds,
sur le sol, dans la poussière; lui-même ploie et tombe.
Alors son adversaire lui met le pied sur la poitrine, puis le
dépouille de ses armes, et, triomphant, dit :
(4 Voilà comment vous quitterez les nefs des Danaens
aux prompts coursiers, Troyens insolents, qui n'êtes
jamais las de l'affreuse huée, pas plus que de l'affront, de
l'infamie, où vous n'excellez pas moins — témoin l'affront
que vous m'avez fait, à moi, chiens méchants, vous dont le
coeur n'a pas tremblé devant le lourd courroux de Zeus
Retentissant, Zeus protecteur des hôtes, par qui sera un
jour anéantie votre haute cité — vous qui avez, pauvres
sots! pris le large, en m'emmenant ma légitime épouse et
des trésors sans nombre, alors que vous aviez reçu accueil
chez elle ! Et, aujourd'hui encore, votre seule envie, c'est
Iliade,' XIII, 628-665 281
donc de jeter sur nos nefs marines le feu destructeur, de
massacrer les héros achéens? Eh bien! au point voulu on
vous arrêtera, quelle que soit votre ardeur guerrière. Zeus
Père! on dit que, pour la sagesse, tu es fort au-dessus de
tous, hommes ou dieux, et c'est par toi que tout ici
s'achève. Quelle étrange complaisance réserves-tu donc
alors aux hommes de démesure, à ces Troyens dont les
envies ne sont que des folies et que jamais on ne voit las
de la mêlée de guerre qui n'épargne personne. Il n'est rien
dont on ne se lasse, de sommeil, d'amour, de doux chants,
de danse impeccable. De tout cela pourtant qui ne
souhaite se gaver beaucoup plus que de combats? Les
Troyens, eux, ne sont jamais las de batailles. »
Il dit, et, au mort arrachant ses armes sanglantes,
Ménélas sans reproche les remet aux siens; puis il s'en va
de nouveau prendre place parmi les champions hors des
lignes.
Alors sur lui s'élance le fils du roi Pylémène, Harpalion.
Il a, pour guerroyer, suivi son père à Troie : jamais plus il
ne reviendra aux rives de sa patrie. A bout portant, de sa
lance, il touche en plein le bouclier de l'Atride; mais il
n'arrive pas à pousser le bronze à travers, et, faisant volte-
face, il se replie sur le groupe des siens, pour se dérober au
trépas, en même temps qu'il jette un regard inquiet de
tous les côtés, dans la crainte qu'un autre n'aille, d'un trait
de bronze, atteindre sa chair. Mais, comme il se retire,
Mérion lui décoche une flèche de bronze et le frappe à la
fesse droite. Le trait s'ouvre un chemin tout droit, par la
vessie, sous l'os, et l'homme s'affaisse sur place, dans les
bras des siens, expirant. Il gît là, comme un ver, allongé
sur le sol. Son sang noir coule et va trempant la terre.
Autour de lui s'empressent les Paphlagoniens magna-
nimes; ils le déposent sur son char, ils l'emportent vers la
sainte Ilion. Ils vont, affligés, et son père avec eux, qui
verse des larmes : rien ne lui pourra payer son fils mort.
Pâris, à le voir tué, a le coeur en courroux. Harpalion
était son hôte entre tant de Paphlagoniens. Irrité de sa
perte, il lance son trait de bronze. Il est un certain
Euchénor, fils du devin Polyidos, riche et brave, habitant
de Corinthe, qui savait, en s'embarquant, quel triste
282 Iliade, XIII, 665-704
trépas l'attendait. Le brave et vieux Polyidos le lui avait
maintes fois déclaré : ou il mourrait dans sa demeure
d'une maladie douloureuse, ou il succomberait sous les
coups des Troyens, au milieu des nefs achéennes. Il
cherchait donc à échapper ensemble à la dure amende
achéenne et à l'odieuse maladie; il voulait épargner la
souffrance à son coeur. Et c'est lui que Pâris touche, sous
la mâchoire et l'oreille. La vie s'enfuit aussitôt de ses
membres, et l'ombre horrible le saisit.
C'est ainsi qu'ils combattent, tout pareils au feu
flamboyant. Mais Hector cher à Zeus est mal informé : il
ne sait pas qu'à la gauche des nefs les Argiens lui
massacrent ses hommes. Bientôt même ce sera le
triomphe des Achéens; tant le dieu maître de la terre et
ébranleur du sol stimule les Argiens et prête à leur défense
l'appui de sa force! Hector continue à pousser à l'endroit
où il s'est d'emblée jeté sur la porte et le mur, en y
enfonçant les lignes compactes des guerriers danaens. Là
sont les nefs d'Ajax et de Protésilas, halées sur le bord de
la blanche mer. Le mur devant elles a été construit très
bas, et c'est là qu'hommes et chevaux sont le plus
mordants à la lutte.
Là, Béotiens, Ioniens aux tuniques traînantes, Locriens,
Phthiens, illustres Epéens ont grand-peine à contenir — et
parviennent encore bien moins à repousser — le divin
Hector, semblable à la flamme, lancé à l'assaut des nefs. Il
y a là une élite athénienne, et, d'abord, à sa tête, le fils de
Pétéôs, Ménesthée; puis, derrière lui, Phidas et Stichios,
et le noble Bias. A la tête des Epéens sont Mégès, fils de
Phylée, Amphion, Drakios; à la tête des Phthiens, Médon
et le valeureux Podarcès. L'un, Médon, est bâtard du
divin Oïlée et frère d'Ajax. Il réside à Phylaque, loin de sa
patrie, parce qu'il a tué un homme, un frère de sa
marâtre, Eriôpis, la femme d'Oïlée. L'autre est fils
d'Iphicle, le fils de Phylaque. Ils combattent en armes à la
tête des magnanimes Phthiens, pour la défense des nefs,
aux côtés des Béotiens. Pour Ajax, le rapide fils d'Oïlée,
jamais il ne s'éloigne, si peu que ce soit, d'Ajax, fils de
Télamon. On dirait deux boeufs, à la robe couleur de vin,
qui, dans la jachère, tirent d'un même coeur la charrue en
Iliade, XIII, 704-741 283
bois d'assemblage. A la racine de leurs cornes perle une
sueur abondante. Sauf le joug poli, rien ne les sépare,
quand ils foncent sur la ligne du sillon et qu'ainsi la
charrue atteint le bout du champ. Les Ajax sont là, de
même, rangés strictement de front. Mais le fils de
Télamon a derrière lui ses hommes, ses hommes nom-
breux et braves, qui lui prennent son bouclier, quand
fatigue et sueur gagnent ses genoux, tandis que les
Locriens ne suivent pas le magnanime fils d'Oïlée. Leur
coeur ne tient pas, quand il faut lutter de pied ferme. Ils
n'ont, eux, ni casques de bronze à crins de cheval, ni
boucliers ronds, ni lances de frêne. Ils ont suivi Ajax à
Ilion confiants dans leurs arcs et dans les tresses en laine
de brebis, avec lesquels, sous des milliers de traits, ils
tentent d'enfoncer les bataillons troyens. En ce moment
donc, tandis qu'à l'avant, couverts d'armures ouvragées,
les autres se battent contre les Troyens et Hector au
casque de bronze, eux, de l'arrière, tirent sans être vus. Et
les Troyens alors oublient leur ardeur guerrière, tant ces
traits jettent de trouble parmi eux!
C'est bien piteusement que les Troyens eussent alors
quitté les nefs et les baraques pour reprendre le chemin
d'Ilion battue des vents, si Polydamas, s'approchant, n'eût
dit à l'intrépide Hector :
« Hector, sur toi rien n'a prise, s'il s'agit de te faire
écouter un avis. Sous prétexte que le Ciel t'a plus qu'à
tous accordé l'oeuvre de guerre, tu prétends aussi au
Conseil en savoir plus que les autres. Tu ne peux pas
cependant avoir, seul, pris tout pour toi. A l'un le Ciel
octroie l'oeuvre de guerre, à tel autre la danse, à tel encore
la cithare et le chant ; à tel enfin Zeus à la grande voix met
dans la poitrine un bon esprit, qui fait le profit, le salut de
beaucoup, et dont qui le possède, le premier, reconnaît le
prix. Eh bien! je dirai, moi, ce qui me semble être le
meilleur parti. Autour de toi, partout, flambe un cercle
guerrier. Des Troyens magnanimes qui tout à l'heure
s'étaient jetés sur le rempart, les uns se sont éloignés, tout
en armes, les autres se battent — peu contre beaucoup —
dispersés à travers les nefs. Crois-moi, recule, et convoque
ici tous les preux. Nous pourrons ensuite examiner tous
284 Iliade, XIII, 741-776
les partis : devons-nous nous jeter sur les nefs bien garnies
de rames, dans l'espoir que le Ciel daignera nous donner
la victoire? ou les abandonnerons-nous, avant d'être mis à
mal? Je crains, moi, que les Achéens ne nous fassent payer
notre dette d'hier : près de leurs nefs un guerrier reste
encore, insatiable de guerre, et qui, je crois, ne se refusera
plus absolument à se battre. »
Ainsi parle Polydamas; ce parfait avis agrée à Hector.
Aussitôt de son char, il saute à terre, en armes, et, prenant
la parole, il dit ces mots ailés :
« Polydamas, charge-toi donc de retenir ici tous les
héros. J'irai là-bas moi-même affronter la bataille; puis je
reviendrai bien vite, aussitôt que je leur aurai donné les
ordres qu'il faut. »
Il dit et s'élance. On dirait un mont neigeux. Il vole, en
criant, à travers les Troyens et leurs alliés. Et tous de
courir vers Polydamas, le courtois fils de Panthoos, sitôt
qu'ils ont ouï la voix d'Hector. Celui-ci, cherchant
Déiphobe et sire Hélénos le Fort, et Adamas, fils d'Asios,
et Asios, fils d'Hyrtaque, va et vient en tout sens à travers
les champions hors des lignes : où les trouver? Il les
trouve, mais ils n'ont été épargnés ni du malheur ni de la
mort. Les uns, devant les poupes des nefs achéennes, ont
perdu la vie sous les coups des Argiens et sont gisants à
terre. D'autres sont déjà rentrés dans leurs murs, touchés
de loin ou bien frappés de près. Il n'a point de peine à
trouver sur la gauche de la bataille lamentable le divin
Alexandre, l'époux d'Hélène aux beaux cheveux, qui va
rassurant les siens et les stimulant au combat. Hector de
lui s'approche et lui dit ces mots infamants :
Ah! Pâris de malheur! ah! le bellâtre, coureur de
femmes et suborneur! Allons! dis-moi, où sont donc
Déiphobe, et sire Hélénos le Fort, et Adamas, fils d'Asios,
et Asios, fils d'Hyrtaque? Où est Othryonée? A l'heure où
nous sommes, la haute Ilion tout entière a péri jusqu'en
ses fondements. A l'heure où nous sommes, voici pour toi
certaine la chute au gouffre de la mort. »
Alexandre pareil aux dieux répond :
« Hector, la passion te porte à accuser un innocent. Si
jamais j'ai pu m'écarter du combat, c'est à d'autres
Iliade, XIII, 777-810 285
moments, ce n'est pas aujourd'hui. Ma mère, de moi, n'a
pas fait un lâche complet. Depuis que, près des nefs, tu as
éveillé le combat pour les nôtres, nous n'avons pas cessé
de nous tenir ici en contact obstiné avec les Danaens. Ils
ont été tués, ceux des nôtres sur lesquels tu m'interroges.
Seuls, Déiphobe et sire Hélénos le Fort sont vivants
encore; ils se sont éloignés, tous deux, blessés au bras par
de longues javelines : le fils de Cronos les a protégés de la
mort. Donne-nous donc les ordres que te dictent ton âme
et ton coeur. Nous te suivrons, pleins d'ardeur, et je te
réponds que notre courage n'aura pas de défaillance, tant
que nos forces dureront. Au-delà de ses forces, il n'est
homme qui soit en état de se battre, quelque envie qu'il en
ait. »
Ainsi dit le héros; le coeur de son frère se laisse
convaincre. Ils s'en vont là où est le plus fort du combat et
de la mêlée, autour de Cébrion, de Polydamas sans
reproche, — de Phalcès et d'Orthée, du divin Polyphète,
— de Palmys, d'Ascagne, de Morys, fils d'Hippotion, —
qui, pour combler les vides, sont venus à leur tour de
l'Ascanie fertile, la veille au matin. Zeus alors les pousse
au combat. Ils vont, pareils à la bourrasque, déchaînée par
les vents farouches, qui, au bruit du tonnerre de Zeus
Père, vient s'abattre sur la terre, pour aller ensuite, dans
un fracas prodigieux, se heurter au flot marin, dont les
vagues alors s'élèvent par milliers sur la mer bruissante,
leurs crêtes en volutes toutes blanches d'écume, les unes
devant, les autres derrière. Ainsi les Troyens, en rangs
serrés, l'un devant, l'autre derrière, marchent, suivant
leurs chefs, resplendissants de bronze. Hector est à leur
tête, Hector, fils de Priam, émule d'Arès, le fléau des
hommes. Il tient devant lui son bouclier bien rond, fait de
peaux serrées, sur lesquelles a été étendue une plaque de
bronze épais. Sur ses tempes s'agite son casque étincelant.
Il va tout le long des lignes, progressant pas à pas, pour les
tâter : ploieront-elles devant le héros qui s'avance, abrité
sous son bouclier? Mais il ne trouble pas le coeur des
Achéens en leur poitrine, et Ajax, le premier, lui lance un
défi, marchant à larges enjambées :
« Grand fou! viens donc plus près. Pourquoi cherches-
286 Iliade, XIII, 810-837
tu vainement à faire peur aux Argiens? Nous ne sommes
pas novices au combat. Le fouet cruel de Zeus, seul, nous
a su dompter, nous, les Achéens. Ton coeur compte sans
doute détruire nos nefs; mais nous avons, comme les
autres, des bras tout prêts à les défendre, et c'est votre
bonne ville qui pourrait bien, la première, être prise et
ravagée par nos mains ! Pour toi, je t'en réponds, le
moment est proche où, fuyant, tu supplieras Zeus Père,
ainsi que tous les dieux, de rendre vos chevaux aux belles
crinières plus rapides que des milans, lorsque vers ta ville
ils t'emporteront, en soulevant la poudre de la plaine. »
A peine a-t-il dit qu'à sa droite un oiseau a pris son
essor : c'est un aigle, volant haut, et l'armée achéenne le
salue d'un cri, enhardie par le présage. Mais l'illustre
Hector répond :
e Ajax aux propos menteurs, grand vantard, quels mots
dis-tu là? Je voudrais être à tout jamais fils de Zeus porte-
égide, enfant de l'auguste Héré, et être honoré à l'égal
d'Athéné ou d'Apollon, aussi vrai que ce jour est en train
d'apporter le malheur aux Argiens, à tous sans exception,
et que tu vas parmi eux être le premier à périr, si tu oses
seulement attendre ma longue pique, qui te va dévorer ta
fine chair. Après quoi, tu rassasieras les chiens et les
oiseaux de Troie, de ta graisse et de tes chairs, tombé près
des nefs achéennes. »
Ayant ainsi parlé, il montre le chemin, et les autres le
suivent au milieu d'une clameur prodigieuse; et l'armée à
son tour, par-derrière, crie. Les Argiens répondent par un
cri, et, loin d'oublier leur vaillance, attendent l'assaut des
héros troyens. Et la clameur des deux partis va montant
jusqu'à l'éther, jusqu'à la lumière de Zeus.
CHANT XIV

Nestor est en train de boire : il n'en perçoit pas moins


les cris. Lors à l'Asclépiade il dit ces mots ailés :
« Surveille, divin Machaon, la façon dont iront les
choses. Voici que, près des nefs, grandit l'appel de guerre
de nos robustes gars. Pour l'instant, toutefois, reste assis là
à boire le vin aux sombres feux, et attends qu'Hécamède
aux belles tresses ait fait chauffer l'eau de ton bain, et
ensuite lavé le sang dé tes blessures. J'irai sur une guette,
moi, pour vite savoir. »
Il dit et s'empare du bon bouclier de son propre fils,
qu'a laissé dans la baraque, à terre, Thrasymède, domp-
teur de cavales, et dont le bronze étincelle. — Thrasymède
a, lui, l'écu de son père. — Puis il prend une brave lance à
la pointe de bronze aiguë. Mais à peine est-il hors de la
baraque qu'il s'arrête. A ses yeux s'offre un spectacle
honteux : des troupes ébranlées, d'autres, derrière, qui les
bousculent; ce sont les Troyens magnanimes : le mur
achéen a croulé! On voit parfois la vaste mer frémir d'une
houle muette; elle presse le vif assaut des vents sonores,
et, calmement, sans précipiter ses flots ni par ici ni par là,
elle attend qu'une brise franche descende du ciel sur eux.
De même, le vieillard, l'âme déchirée, flotte entre deux
desseins : s'en ira-t-il vers le gros des Danaens aux
prompts coursiers? ou vers le fils d'Atrée, Agamemnon, le
pasteur d'hommes? A force d'y songer, le parti le meilleur
lui paraît d'aller trouver le fils d'Atrée — cependant que
288 Iliade, XIV, 24-62
les autres s'entre-tuent au combat et qu'autour de leurs
corps le bronze inflexible crie au choc des épées et des
lances à deux pointes.
Nestor rencontre les rois issus de Zeus, les rois blessés
par le bronze, qui remontent des nefs, le fils de Tydée, et
Ulysse, et l'Atride Agamemnon. Leurs nefs sont très loin
du combat : elles ont été halées au bord même de la
blanche mer. Les premières nefs au contraire ont été
halées dans la plaine, et c'est contre leurs poupes que le
mur a été bâti. La grève en effet, si vaste soit-elle, n'a pu
laisser place à toutes les nefs, et les gens y étaient à l'étroit.
On les a donc halées par lignes successives, et elles ont
ainsi rempli la large bouche que forme là l'ensemble du
rivage enclos entre deux caps. Curieux de voir la bataille et
la huée, les rois sont donc partis ensemble, s'appuyant sur
leur pique, l'âme affligée en leur poitrine. Ils rencontrent
le vieux Nestor, et sa vue saisit le coeur des Achéens en
leur poitrine. Le roi Agamemnon prend la parole et dit :
« Nestor, fils de Nélée, grande gloire des Achéens,
pourquoi laisses-tu donc le combat meurtrier, pour t'en
venir ici? Ah! j'ai bien peur que le puissant Hector
n'achève la menace qu'il proclamait naguère au milieu des
Troyens, de ne pas quitter nos nefs, pour rentrer à Ilion,
avant d'avoir mis le feu à ces nefs et d'avoir massacré nos
gens. Voilà ce qu'il disait, et aujourd'hui tout s'accomplit !
Ah! misère! tous les Achéens aux bonnes jambières font
donc comme Achille : ils emplissent leurs coeurs de dépit
contre-moi et se refusent à combattre devant les poupes
des nefs ! »
Le vieux meneur de chars, Nestor, lui répond :
« Les faits sont sous nos yeux, et Zeus qui gronde sur
les cimes n'y saurait rien changer lui-même. Il a croulé, le
mur dans lequel nous comptions avoir un inviolable abri
pour nos nefs comme pour nous-mêmes. Nos gens, près
des fines nefs, vont menant sans répit une lutte acharnée.
Quelque attention qu'on mette à observer, impossible de
distinguer dans lequel des deux sens sont ébranlés les
Achéens au milieu de cette bagarre, tant le carnage est
confus et la huée monte haut vers le ciel. A nous de voir la
façon dont iront les choses. L'esprit peut trouver quelque
Iliade, XIV, 62-94 289
chose à faire; mais je n'engage aucun de nous à plonger en
pleine bataille : un blessé ne peut combattre. »
Agamemnon, protecteur de son peuple, à son tour
réplique :
(4 Nestor, si l'on se bat près des poupes des nefs, si le
mur élevé ne nous a pas servi, non plus que le fossé, eux
pour lesquels ont tant pâti les Danaens et dans lesquels, au
fond du coeur, ils comptaient avoir un inviolable abri pour
leurs nefs comme pour eux-mêmes, c'est que tel est sans
doute le bon plaisir de Zeus puissant : les Achéens doivent
périr ignominieusement, ici, loin d'Argos! Je ne m'y
trompais pas, au temps qu'il accordait son plein secours
aux Danaens : je ne m'y trompe pas davantage aujour-
d'hui. Il entend sans doute glorifier certains hommes à
l'égal des dieux bienheureux, tandis qu'il enchaîne notre
fougue et nos bras, à nous. Allons! suivons tous l'avis que
je donne. Tirons les nefs d'avant, celles qui ont été halées
au bord du flot; toutes, tirons-les à la mer divine; puis
faisons-les mouiller en eau profonde, sur les grappins,
jusqu'au moment où viendra la nuit immortelle. Qui sait
si à ce moment les Troyens ne vont pas renoncer à se
battre, et si nous ne pourrons pas mettre à l'eau toutes nos
nefs? Nul ne saurait trouver mauvais que l'on cherche à
fuir le malheur — même de nuit. Ne vaut-il donc pas
mieux se dérober à lui — fût-ce par la fuite — que de
devenir sa proie? »
L'industrieux Ulysse sur lui lève un oeil sombre et dit :
« Ah! fils d'Atrée, quel mot s'est échappé de l'enclos de
tes dents? Maudit ! c'est à d'autres troupes, des troupes
sans honneur, que tu aurais dû commander, au lieu d'être
notre chef à nous, nous à qui Zeus a donné pour destin, de
nos plus jeunes ans à notre vieillesse, de dévider le fil des
guerres douloureuses, jusqu'à l'heure où chacun de nous
doit périr. Quoi! tu as donc envie d'abandonner la vaste
cité des Troyens, alors que nous avons pour elle déjà subi
tant de misères ! Ah! tais-toi : crains qu'un autre Achéen
n'entende ce langage. Non, il ne devrait pas passer les
lèvres d'un homme dont l'âme sait celui qu'il faut tenir,
d'un homme qui porte le sceptre et à qui obéissent autant
de gens que tu en comptes ici parmi tes Argiens. Ah! cette
290 Iliade, XIV, 95-126
fois, je te dénie complètement le sens, à t'entendre parler
ainsi, toi qui viens, à l'heure où s'engage le combat avec sa
huée, nous conseiller de mettre à l'eau les vaisseaux aux
bons gaillards. Tu veux donc que les Troyens, alors qu'ils
triomphent déjà, voient leurs voeux réalisés plus complète-
ment encore, et que le gouffre de la mort soit notre lot
certain, à nous. Il est clair que les Achéens ne tiendront
plus au combat, si l'on met les nefs à l'eau : leurs regards
aussitôt se porteront ailleurs, et ils quitteront la bataille. Et
c'est à ton conseil qu'ils auront dû leur perte, comman-
deur de guerriers! »
Agamemnon, protecteur de son peuple, répond :
Ulysse, ta rude semonce me frappe, je le puis dire, en
plein coeur. Non, certes, s'ils y répugnent, ce n'est pas moi
qui donne aux fils des Achéens l'ordre de mettre à l'eau
les nefs aux bons gaillards. Mais alors qu'ici se montre —
jeune ou vieux — l'homme qui est capable d'ouvrir un
meilleur avis, et il sera pour moi le bienvenu. »
Diomède au puissant cri de guerre alors prend la
parole :
Cet homme est devant vous : nous n'aurons pas à le
chercher longtemps, pourvu que vous daigniez seulement
m'écouter et qu'aucun de vous n'ait à mon égard envie ni
dépit, sous prétexte que, parmi vous, je suis le plus jeune
d'âge. Je me flatte, moi aussi, d'être né d'un brave, de
Tydée, qu'à Thèbes recouvre la terre épandue sur sa
tombe. De Porthée naquirent trois fils sans reproche :
Agrios et Mélas, qui habitaient à Pleuron et dans la haute
Calydon, et, en troisième, OEnée, le bon meneur de chars,
le père de mon père et, pour la valeur, le premier des
trois. Mais cependant qu'Œnée demeurait là, mon père,
lui, s'en fut, au bout de ses erreurs, se fixer à Argos. Ainsi
sans doute en avaient décidé Zeus et les autres dieux. A
Argos il prit pour femme une des filles d'Adraste, et il
vivait dans une demeure opulente. Il avait là force terres à
blé, sans compter des arbres fruitiers en innombrables
rangées, et d'innombrables moutons. Il excellait aussi
parmi les Achéens au lancer de la javeline. Tout cela —
vous devez l'avoir entendu dire — n'est que pure vérité.
Vous ne pourrez donc arguer d'une origine vile et lâche,
Iliade, XIV, 127-163 291
pour dédaigner l'avis émis par moi, qui est un bon avis.
Partons pour le combat, tout blessés que nous sommes : il
le faut. Mais, une fois là, tenons-nous loin du carnage, à
l'abri des traits : n'allons pas ramasser blessure après
blessure. Contentons-nous de stimuler et de pousser les
autres — ceux qui jusqu'à ce jour, pour satisfaire leur
colère, restaient à l'écart, sans se battre. »
11 dit, et tous, avec entrain, d'entendre et d'obéir. Ils
partent donc et, à leur tête, est le protecteur de son
peuple, Agamemnon.
Mais l'illustre Ébranleur du sol ne monte pas non plus
la garde en aveugle. Il vient à eux, sous les traits d'un vieil
homme, il saisit la main droite d'Agamemnon, le fils
d'Atrée, et, prenant la parole, il lui dit ces mots ailés :
Atride, en ce moment sans doute le coeur détestable
d'Achille est plein de joie en sa poitrine, à contempler le
massacre, la déroute des Achéens : il n'a pas le moindre
sens. Qu'il périsse donc et que le Ciel l'anéantisse! Mais
les dieux bienheureux sont loin de t'en vouloir, à toi, et un
moment viendra, je crois, où guides et chefs des Troyens
soulèveront la poudre de la vaste plaine et où c'est toi, à
ton tour, qui les verras fuir vers leur ville, loin des nefs et
des baraques. »
Il dit, et pousse un grand cri, en s'élançant dans la
plaine. Comme crient au combat neuf ou dix mille
hommes engagés dans la lutte guerrière, ainsi, d'une voix
pareille, jaillie du fond de sa poitrine, crie le roi Ébranleur
du sol; et il met au coeur de chaque Achéen une force
infinie pour batailler et guerroyer sans trêve.
Héré au trône d'or brusquement l'aperçoit des hauteurs
de l'Olympe où elle s'est postée sur une cime. Aussitôt elle
reconnaît son frère et beau-frère, qui se démène à travers
la bataille où l'homme acquiert la gloire, et elle en a la joie
au coeur. Mais elle voit Zeus aussi. Zeus est assis sur un
des plus hauts pics de l'Ida aux sources sans nombre, et
Zeus effraie son coeur. La puissante Héré aux grands yeux
hésite : comment tromper l'esprit de Zeus qui tient
l'égide? A la fin, ce parti lui paraît le meilleur en son
âme : se rendre sur l'Ida, après s'être parée. Zeus
éprouvera peut-être le désir de dormir amoureusement
292 Iliade, XIV, 164-201
étendu contre son corps, et sur lui alors elle répandra un
sommeil tiède et bienfaisant, qui couvrira ses yeux et son
âme prudente. Elle s'en va donc à la chambre que lui a
bâtie son fils Héphæstos. Il a aux montants de la porte
adapté de solides vantaux, munis d'un verrou à secret : nul
autre dieu ne l'ouvre. Aussitôt arrivée, elle ferme les
vantaux éclatants. Avec de l'ambroisie elle efface d'abord
de son corps désirable toutes les souillures. Elle l'oint
ensuite avec une huile grasse, divine et suave, dont le
parfum est fait pour elle; quand elle l'agite dans le palais
de Zeus au seuil de bronze, la senteur en emplit la terre
comme le ciel. Elle en oint son beau corps, puis peigne ses
cheveux de ses propres mains et les tresse en nattes
luisantes, qui pendent, belles et divines, du haut de son
front éternel. Après quoi elle vêt une robe divine
qu'Athéné a ouvrée et lustrée pour elle, en y ajoutant
nombre d'ornements. Avec des attaches d'or, elle l'agrafe
sur sa gorge. Elle se ceint d'une ceinture qui se pare de
cent franges. Aux lobes percés de ses deux oreilles elle
enfonce des boucles, à trois chatons, à l'aspect granuleux,
où éclate un charme infini. Sa tête enfin, la toute divine la
couvre d'un voile tout beau, tout neuf, blanc comme un
soleil. A ses pieds luisants elle attache de belles sandales.
Enfin, quand elle a ainsi autour de son corps disposé toute
sa parure, elle sort de sa chambre, elle appelle Aphrodite à
l'écart des dieux et elle lui dit :
« Voudrais-tu m'en croire, enfant, et faire ce que je te
dirai? Ou t'y refuseras-tu, parce que tu m'en veux, dans le
fond de ton coeur, de soutenir les Danaens, quand toi, tu
soutiens les Troyens? »
Et la fille de Zeus, Aphrodite, répond :
« Héré, déesse auguste, fille du grand Cronos, dis-moi
ce que tu as en tête. Mon coeur me pousse à faire ce que tu
me demandes, si c'est chose que je puisse faire et qui se
soit faite déjà. »
L'auguste Héré alors, perfidement lui dit :
« Eh bien! donne-moi donc la tendresse, le désir, par
lesquels tu domptes à la fois tous les dieux immortels et
tous les mortels. Je m'en vais, aux confins de la terre
féconde, visiter Océan, le père des dieux, et Téthys, leur
Iliade, XIV, 201-238 293
mère. Ce sont eux qui, dans leur demeure, m'ont nourrie
et élevée, du jour où ils m'avaient reçue des mains de
Rhéa, dans les temps où Zeus à la grande voix avait mis
Cronos sous la terre et sous la mer infinie. Je vais les
visiter et mettre fin à leurs querelles obstinées. Voilà
longtemps qu'ils se privent l'un l'autre de lit et d'amour,
tant la colère a envahi leurs âmes. Si, par des mots qui les
flattent, j'arrive à convaincre leurs coeurs et si je les
ramène au lit où ils s'uniront d'amour, par eux, à tout
jamais, mon nom sera chéri et vénéré. »
Et Aphrodite qui aime les sourires, à son tour, lui dit :
« Il est pour moi tout ensemble impossible et malséant
de te refuser ce que tu demandes : tu es celle qui repose
dans les bras de Zeus, dieu suprême. »
Elle dit, et de son sein elle détache alors le ruban brodé,
aux dessins variés, où résident tous les charmes. Là sont
tendresse, désir, entretien amoureux aux propos séduc-
teurs qui trompent le coeur des plus sages. Elle le met aux
mains d'Héré et lui dit, en l'appelant de tous ses noms :
« Tiens ! mets-moi ce ruban dans le pli de ta robe. Tout
figure dans ses dessins variés. Je te le dis : tu ne reviendras
pas sans avoir achevé ce dont tu as telle envie dans le
coeur. »
Elle dit et fait sourire l'auguste Héré aux grands yeux,
et, souriante, Héré met le ruban dans le pli de sa robe.
Puis la fille de Zeus, Aphrodite, rentre en sa demeure,
tandis qu'Héré, d'un bond, quitte la cime de l'Olympe.
Elle se pose en Piérie et dans l'aimable Emathie, pour
s'élancer ensuite vers les chaînes neigeuses des Thraces
cavaliers, aux cimes hautes entre toutes. Ses pieds ne
touchent pas le sol. De l'Athos elle va vers la mer houleuse
et arrive enfin à Lemnos, la cité du divin Thoas. Elle y
trouve Sommeil, frère de Trépas. Elle lui prend la main;
elle lui parle, en l'appelant de tous ses noms :
« Sommeil, roi de tous les dieux, roi de tous les
hommes, tu as déjà prêté l'oreille à ma voix : cette fois
encore, entends-moi, et je t'en saurai gré chaque jour à
venir. Je t'en supplie, endors sous ses sourcils les yeux
brillants de Zeus, dès que je serai étendue amoureusement
dans ses bras. Je te donnerai en échange un présent, un
294 Iliade, XIV, 238-276
beau siège, indestructible, en or. C'est mon fils,
Héphaestos le Boiteux, qui le fabriquera et l'ouvrera lui-même.
Au-dessous il mettra un appui pour tes pieds, et tu y
pourras poser tes pieds luisants pendant les festins. »
Le doux Sommeil en réponse lui dit :
Héré, déesse auguste, fille du grand Cronos, s'il
s'agissait d'un autre des dieux éternels, je l'endormirais
aisément, fût-ce même le cours du fleuve Océan, père de
tous les êtres. Mais Zeus, fils de Cronos, je ne le puis ni
approcher ni endormir, s'il ne me l'ordonne lui-même.
Une fois déjà obéir à ton ordre m'a servi de leçon : c'était
le jour où cet arrogant fils de Zeus faisait voile loin d'Ilion,
ayant détruit la cité des Troyens. J'endormis l'esprit de
Zeus porte-égide; j'épandis ma douceur sur lui, et,
pendant ce temps, ton coeur médita de mauvais desseins :
tu fis se lever sur la mer les souffles des vents méchants et
tu emportas ce fils de Zeus vers la bonne ville de Cos, loin
de tous les siens. Et Zeus, s'éveillant soudain, s'indignait :
il malmenait les dieux dans son palais, et, avant tout autre,
c'était moi qu'il cherchait. Il m'eût alors jeté du haut de
l'éther et fait disparaître au fond de la mer, si Nuit ne
m'eût sauvé, Nuit qui dompte les dieux aussi bien que les
hommes. Dans ma fuite, j'avais été vers elle, et Zeus
s'arrêta, malgré son courroux, craignant de déplaire à la
Nuit rapide. Et voici que de nouveau tu me demandes un
service qui me doit perdre sans recours.
Et l'auguste Héré aux grands yeux répond :
« Sommeil, pourquoi te faire tels soucis en ton coeur?
T'imagines-tu donc que Zeus à la grande voix veuille
secourir les Troyens avec la même ardeur qu'il s'indigna
alors pour son fils Héraclès ? Va, je te donnerai, moi, en
mariage, une des jeunes Grâces, et elle portera le nom de
ton épouse.
Elle dit, et Sommeil a grand-joie et lui dit en réponse :
« Eh bien! jure-moi donc par l'eau inviolable du Styx,
en touchant d'une main le sol nourricier et, de l'autre, la
mer étincelante — afin que les dieux d'en bas entourant
Cronos nous servent de témoins — jure de me donner une
des jeunes Grâces, Pasithée, qu'aussi bien je désire, et
depuis toujours.
Iliade, XIV, 277-311 295
Il dit, et Héré, la déesse aux bras blancs, n'a garde de
dire non. Elle jure dans les termes qu'il lui dicte, en
invoquant le nom de tous ces dieux qui sont sous le
Tartare, que l'on appelle les Titans. Puis, quand elle a
prêté, achevé le serment, ils s'en vont tous les deux. Ils
laissent là les villes de Lemnos et d'Imbros. Vêtus d'une
vapeur, ils sont rapides à achever leur route. Ils atteignent
ainsi l'Ida aux mille sources, cette mère des fauves, à
Lectos, où d'abord ils quittent la mer. Les voilà qui font
route par terre maintenant, et la cime des bois s'émeut
sous leurs pieds. A ce moment, Sommeil fait halte, avant
d'être aperçu par les yeux de Zeus. Il monte sur un pin
géant, le plus haut qui jamais ait poussé sur l'Ida et qui, à
travers l'air, va jusqu'à l'éther. Il se poste là derrière un
rideau de branches de pin, tout pareil à l'oiseau sonore que
les dieux, sur les monts, appellent chalcis, tandis que les
hommes le nomment cyminde.
Héré a cependant vite atteint le Gargare, sommet du
haut Ida. L'assembleur de nuées, Zeus, l'aperçoit, et à
peine l'a-t-il aperçue que l'amour enveloppe son âme
prudente, un amour tout pareil à celui du temps où, entrés
dans le même lit, ils s'étaient unis d'amour, à l'insu de
leurs parents. Devant elle, il se lève, lui parle, en
l'appelant de tous ses noms!
« Héré, dans quelle pensée viens-tu donc ainsi du haut
de l'Olympe ! Tu es là sans chevaux, sans char où
monter. »
L'auguste Héré alors, perfidement, répond :
« Je m'en vais aux confins de la terre féconde visiter
Océan, le père des dieux, et Téthys, leur mère. Ce sont
eux qui m'ont nourrie, élevée dans leur demeure. Je vais
les visiter et mettre un terme à leurs querelles obstinées.
Voilà longtemps qu'ils se privent l'un l'autre de lit et
d'amour, tant la colère a envahi leurs âmes. Mes coursiers
sont arrêtés au pied de l'Ida riche en sources, prêts à me
porter sur la terre et l'onde. Si à cette heure, je descends
de l'Olympe ici, comme je le fais, c'est à cause de toi, dans
la crainte que plus tard tu ne te fâches contre moi, si
j'étais, sans te rien dire, partie pour le palais d'Océan aux
flots profonds. »
296 Iliade, XIV, 312-350
L'assembleur de nuées, Zeus, en réponse dit :
Héré, il sera temps plus tard de partir là-bas. Va!
couchons-nous et goûtons le plaisir d'amour. Jamais
encore pareil désir d'une déesse ni d'une femme n'a à tel
point inondé et dompté mon coeur en ma poitrine — non,
pas même quand je m'épris de l'épouse d'Ixion, la mère
de Pirithoos, pour le conseil égal aux dieux — ni de
Danaé, aux fines chevilles, la fille d'Acrisios, la mère de
Persée glorieux entre tous héros; — ni de la fille de
l'illustre Phénix, qui me donna pour fils Minos et
Rhadamanthe égal aux dieux; — ni de Sémélé ni
d'Alcmène, à Thèbes : Alcmène, qui enfanta Héraclès aux
puissants desseins; Sémélé, qui donna le jour à Dionysos,
joie des mortels; — ni de Déméter la reine aux belles
tresses; — ni de la glorieuse Létô; ni de toi-même; —
non, jamais autant que je t'aime à cette heure et que me
tient le doux désir. »
L'auguste Héré alors, perfidement, lui dit :
« Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là? Ton envie
est donc vraiment à cette heure de goûter l'amour dans
mes bras sur les cimes de l'Ida et que tout se passe au
grand jour? Mais qu'arriverait-il, si un dieu éternel, nous
apercevant endormis, s'en allait en courant conter l'his-
toire à tous les autres dieux? Je n'oserais plus rentrer dans
ta demeure, au lever de ce lit; on trouverait la chose trop
mauvaise. Non, si c'est là ce que tu veux et ce qui plaît à
ton coeur, n'as-tu pas la chambre que t'a faite ton fils
Héphæstos et dont il a garni les montants de la porte de
solides vantaux? Allons-nous-en coucher là, puisque c'est
le lit qui t'attire. »
L'assembleur de nuées, Zeus, en réplique dit :
Héré, ne crains pas qu'homme ni dieu te voie, au
milieu de la nuée d'or dont je te veux envelopper. Le
Soleil lui-même ne nous verra pas à travers, lui dont les
rayons sont les plus perçants. »
Il dit, et le fils de Cronos prend sa femme en ses bras.
Et, sous eux, la terre divine fait naître un tendre gazon,
lotos frais, safran et jacinthe, tapis serré et doux, dont
l'épaisseur les protège du sol. C'est sur lui qu'ils
Iliade, XIV, 350-383 297
s'étendent, enveloppés d'un beau nuage d'or, d'où perle
une rosée brillante.
C'est ainsi que, tranquille, le Père des dieux dort au
sommet du Gargare, dompté par le sommeil ainsi que par
l'amour, son épouse entre les bras. Lors le doux Sommeil
se met à courir vers les nefs achéennes, pour porter la
nouvelle au Maître de la terre, à l'Ebranleur du sol. Il
s'approche et lui dit ces mots ailés :
« Maintenant, Poséidon, prête franchement ton aide aux
Danaens; donne-leur la gloire, ne fût-ce qu'un instant,
tandis que Zeus sommeille encore. Je l'ai enveloppé d'une
douce torpeur, et Héré, pour le jouer, lui a fait goûter
l'amour dans ses bras. »
Il dit et s'en va vers la race illustre des hommes ; mais il
fait croître encore le désir de Poséidon de secourir les
Danaens. Le dieu aussitôt bondit jusqu'au front et
commande :
« Argiens! allons-nous donc cette fois encore abandon-
ner la victoire à Hector le Priamide, pour qu'il prenne nos
nefs et conquière la gloire? S'il parle et se vante ainsi qu'il
l'a fait, c'est tout simplement parce qu'Achille reste, le
coeur en courroux, près de ses nefs creuses. Mais, même
d'Achille, nous n'aurons pas grand regret, si les autres, si
nous-mêmes, nous nous exhortons à nous prêter mutuel
secours. Allons! suivons tous l'avis que je donne. Couvrez-
vous des boucliers qui sont les meilleurs, les plus grands,
dans toute l'armée; cachez vos fronts sous des casques
flamboyants; prenez en main les plus longues javelines;
puis marchons. J'irai à votre tête, et je vous garantis
qu'Hector, fils de Priam, ne nous tiendra plus tête, quelle
que soit son ardeur. Mais que le guerrier valeureux, s'il
porte à l'épaule écu trop petit, le donne à un moins brave,
pour se glisser sous un plus grand. »
Il dit, et tous avec entrain d'entendre et d'obéir. Les
rois eux-mêmes s'occupent à les ranger, en dépit de leurs
blessures, le fils de Tydée, et Ulysse, et l'Atride Agamem-
non. Ils vont à tous tour à tour, pour faire l'échange des
armes guerrières. Le bon soldat se glisse sous une bonne
armure et en donne une moins bonne à un moins bon.
Puis, quand ils ont tous vêtu leurs corps du bronze
298 Iliade, XIV, 383-418
éblouissant ils se mettent en route. A leur tête marche
Poseidon, Ébranleur du sol. Dans sa forte main, il tient
une longue épée, terrible, pareille à l'éclair. Nul n'a droit
de l'approcher au cours de la mêlée cruelle; l'épouvante
retient les guerriers loin d'elle.
L'illustre Hector, de son côté, range les Troyens. Et
c'est alors le plus féroce de tous les conflits guerriers dont
Poseidon aux crins d'azur et l'illustre Hector serrent le
noeud sur tous, en secourant, celui-ci les Troyens, l'autre
les Argiens. Et la mer déborde vers les baraques et les nefs
argiennes, tandis qu'ils se rencontrent au milieu d'une
immense huée. Ni le flot de la mer ne crie aussi fort en
heurtant la terre, quand, de tous côtés, il se lève au souffle
du cruel Borée, ni le feu bruyant qui flamboie dans les
gorges de la montagne, quand il s'est mis à embraser une
forêt; ni le vent qui se fait entendre autour des hauts
chênes feuillus et qui, dans ses jours de colère, a des
mugissements à nul autre pareils — tant la voix est
puissante des Troyens et des Achéens, lorsque avec des
cris effroyables ils se ruent les uns sur les autres.
L'illustre Hector, le premier lance sa pique contre Ajax,
qui vient de se tourner vers lui, et, sans faute, il le frappe
là où, sur sa poitrine, deux baudriers sont tendus
soutenant l'un son bouclier, et l'autre sa courte épée à
clous d'argent. Ce sont eux qui alors protègent sa peau
délicate, et Hector s'irrite de voir que son trait rapide est
parti pour rien de sa main. Il se replie vers le groupe des
siens, pour se dérober au trépas. Mais, comme il se retire,
le grand Ajax, le fils de Télamon, le frappe d'une pierre. Il
y en a là bon nombre, servant de cales aux fines nefs, qui
vont roulant sous les pieds des combattants. Ajax alors
prend l'une d'elles et, par-dessus la rampe de son char, en
frappe Hector à la poitrine, près de la gorge, l'envoyant
ainsi rouler comme une toupie; et l'autre de courir,
tournoyant, au hasard. On voit de même, sous le trait que
lance Zeus Père, crouler un chêne, racines arrachées,
tandis que se dégage une odeur affreuse de soufre et que
quiconque voit tel spectacle de près en perd soudain tout
courage — tant apparaît méchante la foudre du grand
Zeus. Tout de même, la fougue d'Hector vite s'abat dans
Iliade, XIV, 418-455 299
la poussière. Sa lance échappe de sa main; son bouclier,
son casque retombent sur son corps, et, tout autour de lui,
sonnent ses armes de bronze scintillant. Les fils des
Achéens, à grands cris, fondent alors sur lui, espérant le
tirer à eux et lançant force javelines. Aucun pourtant
n'arrive à blesser ni à toucher le pasteur d'hommes : des
héros l'entourent et le gardent, Polydamas, Enée, le divin
Agénor, ainsi que Sarpédon, le chef des Lyciens, et
Glaucos sans reproche; et nul, parmi les autres, qui ne
s'inquiète aussi pour lui, et, devant son corps, ne dresse
son bouclier rond. Alors ses camarades, le levant dans
leurs bras, l'emportent hors de l'action, jusqu'à ce qu'il
arrive à ses coursiers rapides, demeurés en arrière de la
lutte et de la bataille, à côté de leur cocher et de leur char
scintillant. Ils l'emportent vers la ville; il pousse, lui, de
lourds sanglots.
Mais quand ils ont atteint le gué du beau fleuve, du
Xanthe tourbillonnant, dont le père est Zeus immortel, ils
le descendent de son char, le déposent à terre, lui jettent
de l'eau. Il reprend haleine, rouvre les yeux, et se met à
genoux, pour cracher du sang noir; après quoi, il retombe
sur le sol, en arrière, et la nuit noire enveloppe ses yeux :
le trait dompte toujours son coeur.
Les Argiens ont vu s'éloigner Hector. Avec une ardeur
nouvelle, ils fondent sur les Troyens et ne songent plus
qu'au combat. Alors, le premier de tous, le fils d'Oïlée,
Ajax le Rapide, s'élançant, sa pique aiguë au poing, blesse
Satnios, fils d'Enops, qu'une Naïade sans reproche a
enfanté à Enops, alors qu'il gardait ses bêtes sur les rives
du Satnioïs. Le fils d'Oïlée, illustre guerrier, s'approche et
le frappe au flanc. L'homme tombe à la renverse et,
autour de lui, Troyens et Danaens engagent alors la mêlée
brutale. Devant lui, pour sa défense, vient, brandissant sa
lance, Polydamas, fils de Panthoos. Il blesse à l'épaule
droite Prothoénôr, fils d'Aréilyque; de sa forte lance il lui
traverse l'épaule; et l'homme choit dans la poussière,
agrippant le sol de ses mains. Polydamas, horriblement,
triomphe alors à grande voix :
« Une fois de plus, je crois bien que ce n'est pas un vain
trait qui s'est échappé de la main robuste du magnanime
300 Iliade, XIV, 455-493
Panthoïde : un Argien l'emporte dans sa chair, et c'est, je
pense, en s'appuyant sur lui, qu'il va descendre chez
Hadès. »
Il dit, et la douleur saisit les Argiens à ce cri de
triomphe. Le brave Ajax, le fils de Télamon, plus que tout
autre, en a le coeur ému : car Prothoénôr a chu tout près
de lui. Comme l'autre s'éloigne, vite il lance sur lui sa
pique brillante. Mais Polydamas évite, pour lui-même, le
noir trépas : il fait un bond de côté, et c'est Archéloque,
fils d'Anténor, qui reçoit le coup : les dieux ont décidé sa
perte! Le trait l'atteint là où se joignent tête et cou, à la
dernière vertèbre, et lui tranche les deux tendons. Il
tombe, et sa tête, sa bouche, son nez sont à terre,
longtemps avant ses jambes et ses genoux. Et Ajax crie à
son tour à Polydamas sans reproche :
Réfléchis, Polydamas, et dis-moi la vérité : la vie de
cet homme ne vaut-elle pas celle de Prothoénôr? Il ne me
semble ni vilain ni fils de vilains. C'est le frère sans doute
d'Anténor, dompteur de cavales? ou son fils? Il a au plus
haut point les traits de la famille. »
Il sait ce qu'il dit, et la douleur saisit l'âme des Troyens.
Aussitôt Acamas blesse de sa lance Promaque le Béotien,
en se portant au secours de son frère, que l'autre cherche à
tirer par les pieds. Et Acamas, horriblement, alors triomphe
à grande voix :
« Argiens criards, insatiables de vanteries, la peine et la
misère ne seront pas pour nous seuls. Vous connaîtrez
pareille mort à votre tour. Voyez donc votre Promaque
dormir, dompté par ma lance. Je n'ai pas voulu que la
dette de mon frère restât longtemps impayée. C'est
justement pourquoi un homme est fier de laisser dans sa
maison un frère, qui la préserve du malheur.
Il dit, et la douleur saisit les Argiens à ce cri de
triomphe. Et le brave Pénéléôs, plus que tout autre, en a le
coeur ému. Il s'élance sur Acamas. Mais Acamas se dérobe
à l'attaque de sire Pénéléôs, et celui-ci s'en va blesser
Ilionée, fils de Phorbas aux troupeaux innombrables,
qu'Hermès chérissait entre tous les Troyens et à qui il
avait octroyé l'opulence. Ilionée était le fils unique
qu'avait conçu sa mère aux bras de cet époux. Pénéléôs le
XIV, 493-522 301
frappe au-dessous du sourcil, aux racines de et lui
enlève la prunelle : la lance pousse à travers l'oeil et la
nuque. Il s'affaisse, les deux bras étendus. Pénéléôs alors
tire son glaive aigu, frappe en plein cou et fait choir sur le
sol la tête avec le casque — la forte lance toujours fixée
dans l'oeil. Il lève en l'air cette tête, comme une tête de
pavot, et adresse aux Troyens ces mots triomphants :
« Allez donc de ma part, allez, Troyens, dire au père, à
la mère du noble Ilionée de gémir en leur palais. Aussi
bien la femme de Promaque, fils d'Alégénor, n'aura-t-elle
pas davantage la joie de voir son mari de retour, le jour où
nos nefs nous ramèneront de Troie, nous, les gars
d'Achaïe. »
Il dit, et un frisson prend les membres de tous, et
chacun, inquiet, cherche des yeux où fuir, pour éviter les
gouffres de la mort.
Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de
l'Olympe, quel est parmi les Achéens le premier qui
relève des dépouilles sanglantes, du moment où l'illustre
Ébranleur de la terre a fait pencher la lutte en leur faveur.
Le premier, Ajax, fils de Télamon, blesse Hyrtios, le
Gyrtiade, chef des Mysiens au coeur brutal. Antiloque tue
Phalcès et Mermère. Mérion abat Morys et Hippotion.
Teucros dompte Prothoon et Piriphète. L'Atride frappe
au flanc Hypérénor, le pasteur d'hommes; le bronze, en
les déchirant, va puiser au fond des entrailles; son âme
promptement s'envole par la plaie ouverte, et l'ombre
couvre ses yeux. Beaucoup sont la proie d'Ajax, le rapide
fils d'Oïlée, qui n'a pas son pareil pour suivre quelqu'un à
la course, quand les hommes sont pris de panique et que
Zeus parmi eux a fait se lever la déroute.
CHANT XV

Lorsqu'ils ont franchi, en pleine déroute, la palissade et


le fossé, et qu'ils sont tombés par centaines sous les coups
des Danaens, ils s'arrêtent près des chars et demeurent là,
blêmes d'effroi et saisis de panique. A ce moment, sur les
cimes de l'Ida, Zeus s'éveille aux côtés d'Héré au trône
d'or. D'un bond, il est sur pied. Il voit Troyens et
Achéens, les uns ébranlés, les autres les bousculant par-
derrière. Ce sont les Argiens, et au milieu d'eux, sire
Poseidon! Dans la plaine, il voit Hector étendu; autour de
lui sont arrêtés les siens; pour lui, il est la proie d'une
suffocation atroce, il a perdu connaissance, il crache le
sang : il n'a pas été touché par le dernier des Achéens! A
le voir, le Père des dieux et des hommes a pitié. Terrible,
sur Héré il lève un oeil sombre et dit :
« Ah! voilà bien de tes ruses méchantes, intraitable
Héré! Ce sont elles qui ont mis le divin Hector hors de
combat et ses hommes en déroute. Je me demande si tu
ne vas pas être la première, en retour, à recueillir le fruit
de ta fourbe cruelle et si je ne vais pas te rouer de coups.
As-tu donc oublié le jour où tu étais suspendue dans les
airs? J'avais à tes pieds accroché deux enclumes et jeté
autour de tes mains une chaîne d'or, infrangible; et tu
étais là, suspendue, en plein éther, en pleins nuages. Les
autres dieux avaient beau gronder dans le haut Olympe :
ils étaient incapables de t'approcher et de te délivrer. Celui
que j'y prenais, je le saisissais et le jetais du seuil, afin qu'il
304 Iliade, XV, 23-61
n'arrivât au sol que mal en point. Et, même ainsi, mon
coeur ne se délivrait pas du tenace chagrin que lui donnait
le divin Héraclès, Héraclès que tu avais, persuadant les
bourrasques et aidée du vent Borée, mené sur la mer
infinie, selon tes méchants desseins, puis entraîné vers la
bonne ville de Cos. Je le tirai de là, moi, et le ramenai à
Argos, nourricière de cavales, en dépit de mille épreuves.
Tout cela, je veux te le rappeler, car j'entends que tu
cesses enfin de me jouer. Tu vas voir s'ils t'auront servi,
ce lit, cet amour qui t'ont fait quitter les dieux, pour te
mettre dans mes bras et pour me jouer. »
Il dit, et l'auguste Héré aux grands yeux s'effraie et,
prenant la parole, lui dit ces mots ailés :
« Non, et qu'ici m'en soient témoins et la Terre et le
vaste Ciel sur nos têtes, et les ondes du Styx dans leur
chute aux enfers — le plus grand, le plus terrible des
serments pour tous les dieux bienheureux — et ton front
sacré, et le lit de notre légitime hymen, que jamais pour
ma part je n'invoquerais sans raison; non, ce n'est pas par
mon fait que Poseidon, Ébranleur de la terre, malmène
Hector et les Troyens, pour secourir leurs adversaires;
non, c'est son coeur sans doute qui le pousse et qui lui
commande : à voir les Achéens épuisés près des nefs, il a
eu pitié d'eux. Mais je suis, quant à moi, prête à lui
conseiller d'aller, dieu à la nuée noire, où tu lui en
donneras l'ordre. »
Elle dit : le Père des dieux et des hommes sourit, et, en
réponse, il lui dit ces mots ailés :
« Ah! si désormais, auguste Héré aux grands yeux, tu
avais, assise au milieu des Immortels, des pensers
accordés aux miens, Poseidon alors, eût-il de tout autres
désirs, changerait vite d'humeur, pour toucher ton coeur et
le mien. Si tu parles là franc et vrai, va maintenant trouver
les dieux, et fais venir ici Iris et l'illustre archer Apollon.
Elle ira, dans les rangs des Achéens à la cotte de bronze,
dire à sire Poseidon d'abandonner le combat et de s'en
retourner chez lui. Phoebos Apollon ira, de son côté,
exciter Hector au combat, lui insuffler une fougue
nouvelle, lui faire oublier les souffrances dont son âme est
à cette heure accablée, tandis qu'aux Achéens, il fera
Iliade, XV, 62-98 305
tourner le dos de nouveau, en suscitant une lâche déroute.
Dans leur fuite, ils se jetteront sur les nefs bien garnies de
rames d'Achille, le fils de Pélée. Celui-ci fera se lever son
ami Patrocle, — que l'illustre Hector tuera de sa lance
devant Ilion, après qu'il aura d'abord lui-même tué
d'innombrables guerriers, dont mon propre fils, le divin
Sarpédon; sur quoi, le divin Achille, en son courroux,
tuera Hector. — A ce moment-là, je provoquerai un
retour offensif partant des nefs, qui sans arrêt se poursui-
vra jusqu'à ce que les Achéens prennent la haute Ilion,
suivant le vouloir d'Athéné. Jusque-là, je garde mon
ressentiment et ne permets ici à aucun Immortel de prêter
aide aux Danaens : il faut que d'abord soit réalisé le voeu
du fils de Pélée, comme je lui ai promis, puis confirmé
d'un signe de mon front, le jour où Thétis la divine a saisi
mes genoux, me suppliant de rendre hommage à Achille,
preneur de villes. »
Il dit, et Héré, la déesse aux bras blancs, n'a garde de
dire non. Des cimes de l'Ida elle gagne le haut Olympe.
Ainsi prend son essor la pensée d'un homme qui a
parcouru bien des terres et qui pense soudain en son esprit
subtil : Ah! si j'étais là! ou là! » et médite mille plans;
aussi prompte en son ardeur s'envole l'auguste Héré. Elle
atteint l'Olympe escarpé et y trouve, assemblés dans le
palais de Zeus, les autres dieux immortels. A sa vue, tous
sont debout et la saluent, coupe en main. Elle laisse les
autres, pour accepter la coupe de la jolie Thémis, qui, la
première, courant au-devant d'elle et prenant la parole, lui
dit ces mots ailés :
Héré, que viens-tu faire? tu sembles hors de toi. Il
faut qu'il t'ait fait grand-peur, le fils de Cronos, ton
époux. »
La déesse aux bras blancs, Héré, lui répond :
« Ne m'interroge pas là-dessus, divine Thémis; tu sais
déjà combien son coeur est arrogant et implacable. Ouvre
donc, dans ce palais, le festin où chacun des dieux a sa
part. Tu sauras avec tous les Immortels quelles oeuvres de
mort nous annonce Zeus; et, je t'en réponds, pour tous
également, dieux et hommes, il n'y aura pas là grand sujet
306 Iliade, XV, 98-132
de joie, même pour ceux qui, à cette heure encore,
assistent heureux au festin. »
L'auguste Héré ainsi dit et s'assied. Dans le palais de
Zeus, les dieux alors s'irritent. Héré rit des lèvres; mais
son front au-dessus de ses sourcils bleu sombre est loin
d'être joyeux, et, pleine de dépit, elle dit à tous :
« Pauvres sots! nous nous indignons contre Zeus : c'est
bien perdre le sens. Avons-nous donc encore envie de
l'affronter, pour l'arrêter par persuasion ou force? Mais il
siège à l'écart, et de nous il n'a cure ni souci. Il estime
que, de tous les dieux immortels, il est nettement le
premier par la force et la vigueur. Vous n'avez donc qu'à
subir les malheurs qu'il envoie à chacun de vous. Je crains
bien que, dès aujourd'hui, l'épreuve ne soit pour Arès.
Son fils est mort clans la bataille, l'homme qu'il aimait
entre tous, Ascalaphe, que le puissant Arès prétend être
sien. »
Elle dit; Arès, aussitôt, du plat de ses mains, frappe ses
cuisses robustes, se lamente et dit :
« Ne m'en veuillez pas, habitants de l'Olympe, si, pour
venger le meurtre de mon fils, je vais vers les nefs
achéennes — quand même mon destin serait, frappé par
la foudre de Zeus, d'être couché avec les morts, dans le
sang et dans la poussière. »
Il dit, et il ordonne à Terreur et Déroute d'atteler ses
chevaux, tandis qu'il se vêt lui-même de ses armes
resplendissantes. Alors, c'eût été chez Zeus contre les
Immortels un courroux, une rancune encore plus grands
et cruels, si Athéné, craignant pour tous les dieux, n'eût
quitté le siège où elle était assise, pour bondir à travers le
vestibule, enlever le casque de la tête d'Arès, le bouclier de
ses épaules, redresser enfin la pique de bronze arrachée à
sa forte main. En même temps, elle semonce le bouillant
Arès en ces termes :
« Fou furieux, tête brûlée! tu perds le sens. Est-ce en
vain que tu as des oreilles pour entendre? Raison,
vergogne sont donc mortes chez toi? N'entends-tu donc
pas ce que dit Héré, la déesse aux bras blancs, qui nous
arrive à l'instant même d'auprès de Zeus Olympien?
Préfères-tu épuiser mille maux, pour être, en dépit de ton
Iliade, XV, 133-170 307
déplaisir, forcé de rentrer ensuite dans l'Olympe, et attirer
un désastre sur tous les autres ? Dans un instant, il laissera
là les Troyens superbes et les Achéens, et il viendra dans
l'Olympe nous bousculer et saisir indistinctement les
innocents et les coupables. Je t'invite donc, une fois de
plus, à renoncer à la colère que tu éprouves pour ton fils.
Déjà plus d'un a été tué, qui valait mieux que lui pour la
force et les bras et plus d'un sera tué encore. Il est malaisé
de sauver les fils et rejetons de tous les humains.
Elle dit, et, sur un siège, elle assied l'ardent Arès.
Héré cependant appelle hors de la salle Apollon et Iris,
messagère des dieux immortels, et, prenant la parole, elle
leur dit ces mots ailés :
« Zeus vous enjoint d'aller au plus tôt sur l'Ida. Une
fois arrivés en présence de Zeus, exécutez ses ordres et
commandements.
Ainsi parle l'auguste Héré; puis elle s'en retourne et
s'assied sur son siège, tandis que les deux autres prennent
leur essor et s'envolent. Ils atteignent ainsi l'Ida aux mille
sources, l'Ida, mère des fauves. Ils trouvent le Cronide à
la grande voix assis au sommet du Gargare. Un nuage
odorant forme une gloire autour de lui. Ils arrivent et
s'arrêtent tous deux face à Zeus, l'assembleur de nuées, et
Zeus, à les voir, ne sent point de colère en son cœur : ils
ont obéi sans retard à la voix de son épouse. A Iris, la
première, il adresse ces mots ailés :
Pars, Iris rapide, et à sire Poseidon, en fidèle
messagère, rapporte bien tout ceci. Enjoins-lui de cesser la
lutte et la bataille et de s'en aller chez les dieux, ou bien
dans la mer divine. S'il n'entend pas cet ordre, s'il n'en
tient aucun compte, qu'alors il se garde en son âme et son
coeur d'oser, si fort qu'il soit, me tenir tête à l'heure où je
marcherai contre lui. Je prétends, pour la force, l'empor-
ter de beaucoup sur lui, tout aussi bien que je suis son aîné
pour la naissance. Mais il n'a, lui, nul scrupule en son
coeur à me parler comme on parle à un pair, à moi, moi
qui fais peur à tous les autres.
Il dit, et Iris rapide, aux pieds vites comme les vents,
n'a garde de dire non. Des cimes de l'Ida elle descend vers
la sainte Ilion. Comme tombe la neige ou la grêle glacée,
308 Iliade, XV, 171-205
sous l'élan de Borée issu de l'éther, aussi prompte en son
ardeur, la rapide Iris franchit l'espace en volant. Elle
s'approche de l'illustre Ébranleur du sol et dit :
« Je viens ici, Maître de la terre, dieu aux crins d'azur,
te porter un message au nom de Zeus qui tient l'égide. Il
t'enjoint de cesser la lutte et la bataille et de t'en aller chez
les dieux, ou bien dans la mer divine. Si tu n'entends pas
cet ordre, si tu n'en tiens aucun compte, il menace de
venir lui-même ici lutter avec toi face à face, et il t'engage
alors à te dérober à son bras; car il prétend, pour la force,
l'emporter de beaucoup sur toi, tout aussi bien qu'il est
ton aîné pour la naissance. Mais tu n'as, toi, nul scrupule
en ton coeur à lui parler comme en parle à un pair, à lui,
lui qui fait peur à tous les autres. »
Et l'illustre Ébranleur du sol s'irrite et répond :
« Ah ! pour brave qu'il soit, il a prononcé là un mot bien
arrogant. Il prétend donc me réduire par la force et
malgré moi, moi qui suis son égal. Nous sommes trois
frères, issus de Cronos, enfantés par Rhéa : Zeus et moi,
et, en troisième, Hadès, le monarque des morts. Le
monde a été partagé en trois; chacun a eu son apanage.
J'ai obtenu pour moi, après tirage au sort, d'habiter la
blanche mer à jamais; Hadès a eu pour lot l'ombre
brumeuse, Zeus le vaste ciel, en plein éther, en pleins
nuages. La terre pour nous trois est un bien commun,
ainsi que le haut Olympe. Je n'entends pas dès lors vivre
au gré de Zeus. Il a beau être fort : qu'il demeure
tranquille dans son lot, le troisième; et qu'à aucun prix il
ne cherche à m'effrayer avec ses bras, comme si j'étais un
vilain. Il ferait beaucoup mieux de garder ses reproches,
ses grands mots effrayants, pour les filles et les fils dont il
est le père, afin qu'ils entendent ses ordres — toujours,
qu'ils le veuillent ou non. »
La rapide Iris, aux pieds vites comme les vents,
répond :
« Dois-je porter tel quel à Zeus, Maître de la terre, dieu
aux crins d'azur, ton intraitable et dur propos? ou n'en
laisses-tu rien fléchir? Coeur de brave se laisse fléchir. Tu
sais que les Erinyes toujours suivent les aînés. »
Et l'Ébranleur du sol, Poseidon, à son tour, lui dit :
Iliade, XV, 206-241 309
« Divine Iris, ce que tu me dis là est certes fort bien dit.
C'est déjà un bonheur que d'avoir affaire à sage messager.
Mais un atroce chagrin m'entre aussi dans l'âme et le
coeur, lorsque, moi, son égal voué à une part égale à la
sienne, Zeus prétend me prendre à parti avec des mots
irrités. Pourtant, c'est dit : pour cette fois, malgré mon
dépit je m'inclinerai. Mais j'ai encore autre chose à te dire,
et la menace part du coeur. Si malgré moi et malgré
Athéné, la Ramasseuse de butin, malgré Héré, Hermès et
sire Héphaestos, il entend épargner la haute Ilion, s'il se
refuse à la détruire et à donner grande gloire aux Argiens,
qu'il sache bien qu'entre nous deux ce sera une inguéris-
sable rancune. »
Cela dit, l'Ébranleur du sol quitte l'armée achéenne et
s'en va plonger dans la mer; et les héros achéens aussitôt
sentent son absence. Alors Zeus, l'assembleur de nuées,
s'adresse à Apollon :
Va maintenant, cher Phoebos, va trouver Hector au
casque de bronze. Le Maître de la terre, l'Ébranleur du
sol, est désormais parti pour la mer divine, évitant de
choir ainsi au gouffre de mon courroux. D'autres ont déjà
appris ce que coûte la guerre : ce sont les dieux d'en bas
qui entourent Cronos. Il vaut bien mieux, pour lui comme
pour moi, que, malgré son dépit, il se soit d'emblée
incliné devant ma force, car l'affaire ne se fût pas achevée
sans grand ahan. Pour toi, prends dans tes mains l'égide
frangée; puis agite-la bien fort, pour mettre en déroute les
héros achéens. Occupe-toi, en personne, Archer, de
l'illustre Hector. Éveille en lui une immense fureur,
jusqu'au moment où les Achéens, en fuyant, seront arrivés
à leurs nefs et à l'Hellespont. A partir de ce moment-là, je
veillerai moi-même, par parole et par acte, à ce qu'enfin
les Achéens soufflent un peu à la peine. »
Il dit, et Apollon n'a garde de désobéir à son père. Des
cimes de l'Ida il descend, pareil au milan, rapide tueur de
colombes, le plus vite des êtres ailés. Il trouve le fils du
brave Priam, le divin Hector, assis : il n'est déjà plus
étendu; il rassemble' en lui un nouveau courage et
reconnaît ceux des siens qui l'entourent; suffocation et
310 Iliade, XV, 241-277
sueur ont cessé : le vouloir de Zeus porte-égide l'a réveillé.
Apollon Préservateur de lui s'approche et dit :
« Hector, fils de Priam, pourquoi es-tu là, assis loin des
autres, sans force? Un souci te point sans doute. »
D'une voix défaillante, Hector au casque étincelant
répond :
« Qui donc es-tu, noble dieu, qui viens m'interroger en
face? N'as-tu pas entendu dire que, devant les poupes des
nefs achéennes, alors que je tuais les siens, Ajax au
puissant cri de guerre m'a, d'une pierre, frappé à la
poitrine, mettant ainsi un terme à ma valeur ardente? J'ai
cru vraiment que j'allais en ce jour voir les morts, les
demeures d'Hadès : je sentais s'exhaler mon coeur. »
Sire Apollon Préservateur à son tour lui répond :
« N'aie plus peur maintenant : puissant est l'allié que le
fils de Cronos dépêche de l'Ida pour t'assister et te
défendre. C'est Phoebos Apollon, le dieu à l'épée d'or,
c'est moi, qui depuis longtemps te protège, toi et ta haute
cité. Allons ! va stimuler de nombreux meneurs de chars,
et que, près des nefs creuses; ils poussent leurs chevaux
rapides. Je vais, sur leur passage, aplanir d'un bout à
l'autre le chemin à leurs coursiers, puis je ferai tourner le
dos à tous les héros achéens. »
Il dit et au pasteur d'hommes il insuffle une grande
fougue. Tel un étalon, trop longtemps retenu en face de la
crèche où on l'a gavé d'orge, soudain rompt son attache
et bruyamment galope dans la plaine, accoutumé qu'il est
à se baigner aux belles eaux d'un fleuve. Il se pavane, il
porte haut la tête; sur ses épaules voltige sa crinière, et,
sûr de sa force éclatante, ses jarrets promptement l'em-
portent vers les lieux familiers où paissent les cavales. Tel
Hector, rapide, joue des pieds, des jarrets, pour aller
stimuler ses meneurs de chars, dès l'instant où il a oui la
voix du dieu. On voit parfois des chiens et des paysans
poursuivre un cerf ramé, une chèvre sauvage; mais un roc
escarpé ou bien un bois ombreux lui a donné asile, et le
sort ne veut pas cette fois qu'ils l'attrapent. Alors, attiré
par leurs cris, un lion à crinière paraît sur leur route, et,
pour ardents qu'ils soient, il a bien vite fait de les mettre
en fuite, tous. Ainsi, les Danaens, en masse, sans trêve,
Iliade, XV, 277-316 311
suivent l'ennemi, le harcelant de leurs épées et de leurs
lances à deux pointes : mais à peine ont-ils vu Hector
parcoure les rangs des guerriers, qu'ils prennent peur, et
que le coeur leur tombe à terre.
Alors, Thoas, fils d'Andrémon, s'adresse à eux. C'est le
meilleur des Etoliens; il est expert à la lance, il est brave
au corps à corps, et, à l'assemblée, peu d'Achéens sur lui
l'emportent, quand les jeunes guerriers discutent des avis.
Sagement il prend la parole et dit :
« Ah! le singulier prodige que je vois là de mes yeux.
Une fois de plus, Hector ressuscite, échappé au trépas.
Oui, chacun en son coeur espérait fermement qu'il avait
succombé sous le bras d'Ajax, fils de Télamon. Mais, cette
fois encore, un dieu l'a protégé, sauvé, cet Hector qui déjà
a rompu les genoux à tant de Danaens ! Et je crains bien
qu'il n'en soit encore de même aujourd'hui; car ce n'est
pas sans l'aveu de Zeus Tonnant qu'il est là, devant les
lignes, animé de telle ardeur. Allons ! suivons tous l'avis
que je donne. Ordonnons à la masse de retourner aux nefs,
tandis que nous, nous qui nous flattons d'être les plus
braves de l'armée, nous resterons là, pour voir si, en
l'affrontant, nous arriverons d'emblée à le contenir avec
nos piques levées. J'imagine qu'en dépit de son ardeur il
craindra en son coeur de plonger dans la masse des
Danaens.
Il dit, et tous avec entrain d'entendre et d'obéir. Autour
d'Ajax, de sire Idoménée, de Teucros et de Mérion, de
Mégès, égal à Arès, ils organisent la bataille, en appelant
les preux, afin de tenir tête à Hector et aux Troyens.
Derrière eux, le gros se retire vers les nefs des Achéens.
Les Troyens chargent, en masse ; Hector est à leur tête,
qui avance à grands pas. Devant lui va Phoebos Apollon.
Un nuage couvre ses épaules. Il tient l'égide impétueuse,
terrible, velue, éclatante, qu'Héphaestos, le bon forgeron, a
donnée à porter à Zeus, pour mettre en fuite les hommes.
L'égide en main, il montre la route à ses gens.
Les Argiens résistent et font bloc : une clameur aiguë
des deux côtés s'élève. Des flèches jaillissent des cordes;
nombre de javelines partent de mains intrépides et vont se
planter dans la chair de vaillants gars; beaucoup aussi
312 Iliade, XV, 316-352
tombent à mi-chemin et se posent à terre, avant d'avoir
goûté à la chair blanche, malgré l'envie qu'elles ont de s'en
repaître tout leur soûl. Tant que Phoebos Apollon garde
l'égide immobile entre ses mains, les traits des deux côtés
portent, et les hommes tombent. Mais lorsqu'en face des
Danaens aux prompts coursiers, les yeux fixés sur eux, il
se met à l'agiter et, en même temps, pousse lui-même un
très long cri, leur coeur en leur poitrine subit le sortilège;
ils oublient leur valeur ardente. On voit ainsi parfois, au
cours de la nuit noire, un troupeau de boeufs, ou bien
encore une ample bande de brebis, que bousculent deux
fauves, apparus brusquement, à l'heure où le gardien
n'était pas là. De même sont mis en déroute les Achéens,
désormais sans courage : Apollon parmi eux a jeté la
panique, cependant qu'il donne la gloire aux Troyens et à
Hector.
La bataille alors se disperse. Chaque guerrier fait sa
proie d'un guerrier. Hector tue Stichios et Arcésilas. Le
premier est le chef des Béotiens à la cotte de bronze;
l'autre est le fidèle ami de Ménesthée au grand coeur. Enée
abat Médon et Iase. L'un, Médon, est bâtard du divin
Oïlée et frère d'Ajax; il réside à Phylaque, loin de sa
patrie, parce qu'il a tué un homme, un frère de sa
marâtre, Eriôpis, la femme d'Oïlée. Iase est chef des
Athéniens; on le dit fils de Sphèle, le Boucolide.
Polydamas fait sa proie de Mécistée, Polités d'Echios, au premier
rang de la mêlée, le divin Agénor de Clonios; Pâris atteint
Déioque, par-derrière, au bas de l'épaule, alors qu'il fuit
entre les lignes, et il pousse le bronze à fond.
Et, tandis qu'ils dépouillent les morts de leurs armes,
les Achéens se heurtent au fossé ouvert, à la palissade;
lors, fuyant en tous sens, bon gré mal gré il leur faut
passer le mur. Sur quoi, Hector, à grande voix, lance un
appel aux Troyens :
« Aux nefs ! en avant ! laissez les dépouilles sanglantes.
A celui que je verrai autre part que près des nefs, je
promets la mort sur place; et même, une fois mort, de ses
parents ou parentes il n'obtiendra pas le moindre bûcher;
les chiens le traîneront devant notre ville. »
Il dit et, de son fouet levé au-dessus de l'épaule, il
Iliade, XV, 352-388 313
presse ses chevaux et va de rang en rang exhorter les
Troyens. Tous alors, à son exemple, se gourmandent les
uns les autres et dirigent les attelages de leurs chars dans
un prodigieux fracas. Devant eux, Phoebos Apollon, d'un
coup de pied, sans effort, fait crouler le talus et le renverse
au milieu du fossé profond; il jette ainsi un pont, une
chaussée longue et large — d'une portée de javeline,
quand un guerrier lance son trait afin d'éprouver sa force.
Ils s'y précipitent par bataillons entiers. Apollon marche
devant eux, portant l'égide vénérée. Il fait ensuite, et sans
le moindre effort, crouler le mur des Achéens. Ainsi qu'un
enfant, au bord de la mer, se fait avec le sable des jouets
puérils, qu'il s'amuse ensuite à abattre d'un coup de pied
ou d'un revers de main, ainsi tu abats, Phoebos, dieu des
cris aigus, ce qui avait coûté aux Argiens tant de peine et
de misère, et tu fais parmi eux se lever la panique.
Près des nefs, ils arrêtent leur fuite, ils font halte, ils
s'appellent les uns les autres, et, les bras tendus vers le
ciel, chacun à tous les dieux adresse une ardente prière.
Nestor surtout, le vieux chef achéen, prie, bras tendus vers
le ciel étoilé :
« Zeus Père! si jamais l'un de nous, dans Argos riche en
blé, brûlant de gras cuisseaux de boeuf ou de brebis, a de
toi imploré le retour, et si tu le lui as promis et garanti,
souviens-t'en aujourd'hui. Écarte de nous, ô dieu de
l'Olympe, le jour implacable; ne laisse pas les Achéens
être vaincus ainsi par les Troyens. »
Ainsi prie-t-il, et le prudent Zeus tonne bruyamment :
il a entendu la prière du vieux fils de Nélée.
Mais les Troyens, dès qu'ils entendent le fracas de Zeus
porte-égide, avec une ardeur nouvelle, fondent sur les
Argiens et ne songent plus qu'au combat. Tout comme un
grand flot de la vaste mer s'abat sur une nef, par-dessus
ses bordages, quand le presse la force du vent, qui fait
monter si haut les vagues; ainsi les Troyens, dans une
clameur immense, franchissent le mur et, poussant leurs
chars, ils combattent près des poupes, les uns de près,
avec leurs lances à deux pointes, les autres de leur char,
tandis que leurs adversaires, du haut des nefs noires où ils
sont montés, usent des longues piques qu'on garde en
314 Iliade, XV, 388-426
réserve à bord, piques d'abordage, aux pièces assemblées, à
la pointe habillée de bronze.
Patrocle cependant, tant que les Troyens et les Achéens
luttent pour le mur, en dehors des fines nefs, demeure
assis dans la baraque du courtois Eurypyle et le distrait de
ses propos, en même temps que, sur sa plaie amère, il
répand des poudres aptes à apaiser les noires souffrances.
Mais, quand il voit les Troyens se précipiter sur le mur,
et, du côté danaen, monter la clameur, l'épouvante, il
laisse échapper un gémissement et, du plat de ses mains,
se frappant les cuisses, il se lamente et dit :
a Eurypyle, je ne puis plus, quelque désir que tu en
aies, demeurer plus longtemps près de toi. C'est un conflit
terrible qui se lève : ton écuyer s'occupera à te distraire; je
cours, moi, chez Achille : je veux l'amener à combattre.
Qui sait si, le Ciel aidant, je n'arriverai pas à ébranler son
coeur par mes avis? Les avis ont du bon, venant d'un
camarade. a
Il dit, et ses pieds l'emportent. Cependant les Achéens
attendent de pied ferme l'attaque des Troyens. Ils ne
peuvent pourtant, bien qu'ils soient plus nombreux, les
repousser des nefs, et pas davantage les Troyens ne
peuvent enfoncer les bataillons des Danaens ni arriver aux
baraques et aux nefs. Aussi droit est le cordeau qui sert à
bien tailler une quille de nef, aux mains d'un charpentier
expert, connaissant son art à fond par l'inspiration
d'Athéné, aussi droit est tendu entre les deux partis le
front de lutte et de bataille. Chaque groupe a sa nef pour
laquelle il combat. Hector, lui, vient se placer face au
glorieux Ajax. Tous deux luttent pour la même nef, sans
arriver, l'un à repousser l'autre et à embraser la nef,
l'autre à chasser le premier, que le Ciel a déchaîné.
L'illustre Ajax tue Calétor, le fils de Clytios, en train
d'apporter le feu à la nef : il l'atteint de sa lance en pleine
poitrine. Il tombe avec fracas ; la torche lui tombe des
mains. Quand Hector, de ses yeux, voit son cousin tomber
dans la poussière, devant la nef noire, aux Troyens et aux
Lyciens il lance un appel à grande voix :
« Troyens, et Lyciens, et Dardaniens experts au corps à
corps, ne quittez pas de sitôt la bataille, quand le danger
Iliade, XV, 426-461 315
nous presse : sauvez le fils de Clytios; faites que les
Achéens ne dépouillent pas de ses armes un guerrier
tombé au milieu des nefs. »
Il dit et lance contre Ajax sa pique brillante. Il le
manque, mais atteint Lycophron, le fils de Mastor,
l'écuyer d'Ajax. Il était de Cythère, mais il habitait chez
Ajax, parce qu'il avait tué un homme dans la divine
Cythère. Le bronze aigu l'atteint à la tête, au-dessus de
l'oreille, debout aux côtés d'Ajax. De la poupe de la nef
l'homme tombe à terre, dans la poussière, sur le dos,
membres rompus. Ajax alors frissonne, et il dit à son
frère :
<4 Doux Teucros, voici tué notre ami fidèle à tous deux,
le fils de Mastor, qui venait de Cythère, mais qu'une fois
chez nous, nous honorions dans le palais à l'égal de nos
parents. Le magnanime Hector l'a tué. Qu'as-tu fait de tes
flèches si promptes à porter la mort, de l'arc à toi donné
par Phoebos Apollon? »
Il dit; Teucros comprend et court à lui. Il tient en main
l'arc dont les bouts se ramènent en arrière, ainsi que le
carquois, bon réceptacle à flèches; et, bien vite, il décoche
ses traits sur les Troyens. Il frappe ainsi Cleitos, illustre
fils de Pisénor, ami de Polydamas, le noble Panthoïde.
Cleitos a les rênes en main; il est absorbé par son attelage,
qu'il dirige vers le point où les bataillons sont le plus
nombreux à se bousculer. Il voudrait plaire à Hector et
aux Troyens. Le malheur est vite sur lui, et personne de
lui ne l'écarte, quelque désir que tous en aient. La flèche
lourde de sanglots s'abat sur son cou par-derrière. Il
croule de son char; ses chevaux, en se dérobant, heurtent
bruyamment le char vide. Sire Polydamas aussitôt
, l'aperçoit et vient le premier se placer devant les chevaux. Il les
donne à Astynoos, fils de Protiaon, en l'invitant avec
insistance à les tenir à sa portée, l'oeil constamment fixé
sur lui. Puis il retourne prendre place parmi les cham-
pions hors des lignes.
Teucros prend une autre flèche; il la destine à Hector
casqué de bronze. Et, de fait, il eût mis fin au combat
devant les nefs achéennes, s'il lui avait, en le touchant,
arraché le coeur en plein cours de ses exploits. Mais il ne
316 Iliade, XV, 461-497
trompe pas l'esprit subtil de Zeus, qui veille sur Hector.
Zeus dérobe cette gloire à Teucros, fils de Télamon. Il
brise la corde solide de l'arc impeccable, au moment où
Teucros la tire contre Hector. La lourde flèche de bronze
s'égare loin du but, et l'arc choit des mains de Teucros,
qui frissonne et dit à son frère :
Las ! le Ciel fauche net notre plan de combat : il me
fait tomber l'arc des mains, et brise en même temps la
corde neuve, que j'y avais attachée avant-hier, pour
assurer l'élan d'innombrables flèches. »
Le grand Ajax, fils de Télamon, répond :
Doux ami, va, laisse à terre ton arc et ton tas de
flèches : le Ciel en veut aux Danaens, et il bouleverse tout.
Prends donc ta longue pique en main; mets le bouclier à
l'épaule, puis pars au combat contre les Troyens, et fais-y
partir tes gens avec toi. Non, j'entends que, même
vainqueurs, ils ne s'emparent pas sans lutte de nos nefs
aux bons gaillards. Allons ! rappelons-nous notre valeur
guerrière. »
Il dit; Teucros va replacer son arc dans la baraque. En
revanche, il met sur ses épaules son écu à quatre
épaisseurs. Sur sa tête fière, il met un bon casque à crins
de cheval, dont le panache en l'air oscille, effrayant. Il
prend sa brave pique à la pointe de bronze aiguë, puis s'en
va, et, vite, à la course, il vient se placer près d'Ajax.
Hector voit s'égarer le trait de Teucros et, à grande
voix, il lance un appel aux Troyens et aux Lyciens :
Troyens, et Lyciens, et Dardaniens experts au corps à
corps, soyez des hommes, amis, rappelez-vous votre
valeur ardente, au milieu des nefs creuses. Oui, j'ai vu de
mes yeux les traits d'un héros s'égarer sous l'action de
Zeus. Il est aisé de reconnaître le secours que Zeus prête
aux hommes, soit qu'aux uns il offre la gloire suprême, ou
qu'il en affaiblisse d'autres en se refusant à les secourir.
C'est ainsi qu'à cette heure il affaiblit l'ardeur des Argiens
et vient à notre secours. Allons! combattez près des nefs,
en masse. Celui de vous qui, blessé de loin ou bien frappé
de près, arrivera à la mort et au terme de son destin
mourra, soit! Il n'y a pas de honte pour qui meurt en
défendant son pays. Sa femme et ses enfants restent saufs
Iliade, XV, 497-535 317
pour l'avenir; sa maison, son patrimoine sont intacts, du
jour où les Achéens sont partis avec leurs nefs pour les
rives de leur patrie. »
Il dit, et stimule la fougue et l'ardeur de tous. Ajax de
son côté fait appel aux siens :
« Honte à vous, Argiens ! Il s'agit maintenant ou bien
de périr, ou bien d'être saufs et de repousser des nefs le
malheur. Espérez-vous donc, le jour où Hector au casque
étincelant aura pris vos nefs, que vous vous en irez à pied,
chacun dans votre patrie? Ne l'entendez-vous pas stimuler
tout son monde, cet Hector qui veut à tout prix mettre le
feu à vos nefs? Ce n'est pas à la danse qu'il convie les
siens, c'est à la bataille. Il n'est pour nous nul parti, nul
plan meilleur que de mettre en contact, dans le corps à
corps, nos bras, nos fureurs. Mieux vaut en un instant
savoir si nous devons vivre ou périr, que de nous laisser
user à la longue, comme cela, pour rien, dans l'atroce
carnage, au milieu de nos nefs, sous les coups de guerriers
qui ne vous valent pas. »
Il dit, et stimule la fougue et l'ardeur de tous. Alors
Hector tue Schédios, fils de Périmède, chef des
Phocidiens, tandis qu'Ajax tue Laodamas, bon commandant des
fantassins, brillant fils d'Anténor. Polydamas abat Otos,
de Cyllène, ami du Phyléide et chef des Epéens magna-
nimes. Mégès le voit et bondit sur lui. L'autre se dérobe et
prend du champ; Mégès le manque : Apollon ne permet
pas que le fils de Panthoos soit dompté devant les lignes.
La pique frappe en revanche Croismos en pleine poitrine.
Il tombe avec fracas, et Mégès, de ses épaules, cherche à
enlever ses armes. Mais alors fond sur lui Dolops, expert à
la javeline, Dolops, le Lampétide, que Lampos, issu de
Laomédon, engendra comme un brave entre tous, expert
en valeur ardente. C'est lui qui, à ce moment, s'élance et,
à bout portant, de sa pique, touche en plein le bouclier du
Phyléide. Mais sa cuirasse solide le protège. Il la porte en
deux pièces ajustées. Phylée l'a ramenée d'Ephyre, des
bords du Selléis. Son hôte Euphétès, protecteur de son
peuple, la lui a donnée à porter dans les combats, pour se
protéger contre l'ennemi, et c'est elle, cette fois encore,
qui du corps de son fils écarte le trépas. Mégès, lui, vise au
318 Iliade, XV, 535-567
casque de bronze à crins de cheval. De son épée aiguë il
frappe d'estoc le haut de la calotte, et il fait sauter le
panache en crins de cheval, qui tombe d'un seul coup en
pleine poussière, dans sa teinte neuve de pourpre écla-
tante! Mais, tandis que Mégès tient tête à Dolops et
persiste à se battre, sans perdre espoir de vaincre, le
vaillant Ménélas arrive à son secours. Sans être vu de
Dolops, il s'arrête à son côté, lance au poing, et le frappe à
l'épaule par-derrière. La pointe avide traverse la poitrine,
allant sa route avec entrain, et l'homme s'effondre, la face
en avant. Ses deux adversaires aussitôt s'avancent pour
dépouiller ses épaules de son armure de bronze. Mais
Hector alors lance un appel à tous ses frères. Et, d'abord,
il s'en prend au fils d'Hikétaon, au fier Mélanippe.
Mélanippe paissait ses boeufs à la démarche torse, à
Percote, naguère, quand l'ennemi était encore loin. Mais,
du jour où furent venues les nefs danaennes à double
courbure, de ce jour il était rentré à Ilion, où il se
distinguait parmi les Troyens et vivait chez Priam, qui
l'honorait à l'égal de ses fils. C'est à lui que s'en prend
Hector; et il lui dit, en l'appelant de tous ses noms :
Allons-nous donc mollir ainsi, Mélanippe? Et ton
coeur n'a-t-il nul souci du cousin que l'on t'a tué? Ne vois-
tu pas comme on s'agite autour des armes de Dolops?
Suis-moi. Il n'est plus permis de se battre avec les Argiens
de loin. Il nous faut désormais ou les exterminer ou voir la
haute Ilion par eux détruite jusqu'en ses fondements et ses
citoyens massacrés. »
Il dit, et prend la tête; Mélanippe le suit; mortel égal
aux dieux. Mais le grand Ajax, fils de Télamon, stimule
aussi les Argiens :
« Amis, soyez des hommes; mettez-vous au coeur le
sens de la honte. Faites-vous mutuellement honte dans le
cours des mêlées brutales. Quand les guerriers ont le sens
de la honte, il est parmi eux bien plus de sauvés que de
tués. S'ils fuient au contraire, nulle gloire pour eux ne se
lève, nul secours non plus. »
Il dit, mais déjà ils brûlaient d'eux-mêmes de repousser
l'ennemi. Ils se mettent bien l'avis dans la tête et vont
former autour des nefs une vraie muraille de bronze,
Iliade, XV, 567-604 319
tandis que Zeus contre eux réveille les Troyens. Ménélas
au puissant cri de guerre alors stimule Antiloque :
« Antiloque, il n'est pas d'Achéen plus jeune que toi, ni
qui ait pieds plus prompts ni qui soit plus brave au
combat : ne feras-tu donc pas un saut hors de nos lignes
pour frapper quelque Troyen?»
Il dit et s'éloigne; mais l'autre a été touché. Il bondit
hors de la première ligne et lance sa pique éclatante, après
un regard prudent autour de lui. Les Troyens se dérobent,
tandis que l'homme tire. Mais le trait n'aura pas été lancé
pour rien; c'est le fils d'Hikétaon, l'orgueilleux Mélanippe,
marchant au combat, qu'il atteint à la poitrine, près de la
mamelle. Il tombe avec fracas, et l'ombre couvre ses yeux.
Antiloque bondit, tel un chien sautant sur un faon blessé,
atteint par le chasseur, au sortir de son gîte, d'un trait qui
lui rompt les membres ; tel vers toi, Mélanippe, bondit le
vaillant Antiloque, pour te dépouiller de tes armes. Mais il
n'échappe pas à l'oeil du divin Hector, qui accourt
l'affronter à travers le carnage. Antiloque ne lui tient pas
tête, pour ardent guerrier qu'il soit. Il prend peur comme
une bête, qui a commis quelque méfait — tué un chien ou
un bouvier près de ses boeufs — et qui s'enfuit, sans
attendre qu'une troupe d'hommes se soit réunie. Ainsi
prend peur le Nestoride, cependant que, sur lui, les
Troyens et Hector, dans un fracas prodigieux, déversent
leurs traits chargés de sanglots. Il ne s'arrête et ne fait
volte-face qu'une fois rejoint le groupe des siens.
Les Troyens, alors, comme des lions carnassiers,
marchent à l'assaut des nefs, exécutant l'ordre de Zeus,
qui, à chaque instant, réveille leur fougue puissante, tandis
qu'il jette un charme sur le coeur des Argiens et qu'il leur
refuse la gloire, en stimulant leurs adversaires. Son coeur
est désireux d'offrir cette gloire à Hector, fils de Priam.
Hector ainsi sur les nefs recourbées pourra jeter un feu
prodigieux, vivace et accomplir le voeu funeste de Thétis.
Le prudent Zeus attend l'heure où il verra de ses yeux la
lueur d'une nef en flammes. Il doit provoquer alors un
retour offensif, qui partira des nefs, contre les Troyens et
donnera enfin la gloire aux Danaens. Dans cette pensée, il
réveille contre les nefs creuses l'ardeur d'Hector, fils de
320 Iliade, XV, 604-642
Priam, déjà grande d'elle-même. Il va, furieux, comme
Arès brandissant sa lance, ou comme l'incendie funeste
qui va, furieux, par les monts, à travers les taillis de la
forêt profonde. L'écume est sur ses lèvres; ses yeux
luisent sous ses sourcils terribles, et son casque autour de
ses tempes s'agite effroyablement : Hector est au combat!
et Zeus du haut de l'éther vient lui-même à son aide, Zeus
qui l'honore et qui le glorifie, seul entre beaucoup
d'autres. C'est qu'il doit avoir la vie brève, et déjà Pallas
Athéné pousse vers lui le jour où il doit succomber sous la
force du Péléide. Désireux de le rompre, il va tâtant le
front des ennemis, aux points où il voit la troupe la plus
compacte ainsi que les plus belles armes. Il ne parvient
pas pourtant à le rompre, quelque envie qu'il en ait. Tous
tiennent bon, groupés comme un rempart, comme un roc
escarpé, puissant, au bord de la blanche mer, où il subit le
vif assaut des vents sonores et des lames énormes qui
déferlent sur lui. Tout de même, les Danaens, loin de fuir,
attendent de pied ferme les Troyens. Mais lui, des reflets
de flamme tout autour du corps, fonce sur leur foule. Il
s'abat sur elle comme, sur la fine nef, s'abat la vague
furieuse que font monter les vents sous un ciel de nuages.
La nef entière disparaît sous l'écume; le souffle affreux du
vent gronde dans la voilure, et les marins, au fond d'eux-
mêmes, frémissent, épouvantés : c'est de bien peu qu'ils
esquivent la mort! Ainsi, dans leur poitrine, est déchiré le
coeur des Achéens. Mais Hector va, comme un lion féroce,
qui s'attaque à des vaches paissant en foule l'herbe
humide dans un vaste marécage; avec elles est un berger
qui ne sait pas exactement comment lutter contre le fauve
pour qu'il ne lui tue pas une de ses vaches aux cornes
recourbées; il marche toujours en tête ou en queue du
troupeau, et c'est au beau milieu que la bête bondit et lui
dévore une vache, cependant que les autres, épouvantées,
s'enfuient. Tout de même, en ce jour, une immense
panique saisit les Achéens devant Hector, devant Zeus
Père ! Tous fuient : le seul que tue Hector est Périphète de
Mycènes, fils chéri de Coprée, qui longtemps au puissant
Héraclès porta l'ordre des travaux d'Eurysthée. De ce
triste père un fils était né, qui le valait cent fois par tous
Iliade, XV, 642-675 321
les mérites possibles, qu'il s'agît de courir comme de
combattre, et qui était, pour la raison, au premier rang des
Mycéniens. C'est lui qui à ce moment offre à Hector une
gloire suprême. En tournant le dos, il se heurte au rebord
de son bouclier, le grand bouclier qui lui vient aux pieds,
rempart contre les traits. Il bute contre lui et choit sur le
dos, et son casque, autour de ses tempes, terriblement
résonne, au moment qu'il touche le sol. Mais Hector le
voit de son oeil perçant; il prend la course, le rejoint, et, lui
plantant sa pique en pleine poitrine, il le tue aux côtés
même des siens, sans que ceux-ci soient en état, quelque
peine qu'ils aient pour leur compagnon, de lui prêter
secours : ils craignent trop eux-mêmes le divin Hector.
Voici les Troyens face aux nefs, et les nefs d'avant,
celles qui ont été halées les premières, autour des Argiens
forment un rempart. Les Troyens le submergent, et les
Argiens se voient forcés de s'écarter de ces premières nefs.
Mais ils demeurent fermes alors près des baraques,
formant bloc, au lieu de s'épandre à travers le camp : la
honte et la crainte à la fois les retiennent. Sans répit, ils se
tancent les uns les autres. Nestor surtout, le vieux chef
achéen, va supplier chaque guerrier, en l'implorant au
nom de ses parents :
e Amis, soyez des hommes : mettez-vous au coeur le
sens de la honte, en face les uns des autres. Que chacun se
rappelle ses enfants et sa femme, son domaine et ses
parents — aussi bien celui qui les a encore que celui qui
les a perdus. Puisqu'ils ne sont pas là, c'est moi, ici, qui,
en leur nom, vous supplie de tenir ferme, au lieu de
tourner le dos et de fuir.
Il dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous. En même
temps, Athéné écarte de leurs yeux le nuage d'une brume
prodigieuse : la clarté complète se fait des deux côtés, celui
des nefs aussi bien que celui du combat qui n'épargne
personne. Ils distinguent Hector au puissant cri de guerre
et ses compagnons, à la fois ceux qui restent derrière lui,
à distance, sans se battre, et ceux qui mènent le combat
près des fines nefs.
Mais il n'est pas du goût d'Ajax au grand coeur de
prendre position sur la ligne où se replient les autres fils
322 Iliade, XV, 675-716
des Achéens. Il se promène, lui, sur les gaillards des nefs,
à larges enjambées, brandissant dans ses mains une pique
d'abordage, énorme, faite de pièces assemblées par des
viroles, mesurant vingt-deux coudées. Parfois un homme
expert à monter des chevaux en choisit entre beaucoup
quatre qu'il attelle ensemble, pour les lancer et les pousser
de la plaine à la grand-ville, par la route la plus passante,
et la foule — hommes et femmes — est nombreuse à le
contempler. Et, lui, sans défaillance, sans répit, tour à
tour, va sautant de l'un sur l'autre, tandis qu'ils volent de
l'avant. Ainsi Ajax va et vient sur les innombrables
gaillards qui dominent les fines nefs. Il va à larges
enjambées; sa voix monte jusqu'à l'éther : sans cesse, avec
des cris effroyables, il presse les Danaens de défendre nefs
et baraques. Mais Hector ne reste pas davantage mêlé au
gros des Troyens à forte cuirasse. Tel un aigle fauve, qui
fond sur un vol d'oiseaux picorant le long d'un fleuve, oies
ou grues ou cygnes au long cou, tel Hector se rue devant
lui, tout droit et s'attaque à une nef à proue d'azur. Zeus
le pousse, par-derrière, de sa grande main, et excite son
monde avec lui.
De nouveau c'est une âpre bataille qui se livre près des
nefs. On les dirait insensibles à la peine et à la fatigue, les
hommes qui se heurtent là au combat, tant ils ont
d'ardeur à la lutte. Et, tout en se battant, ils pensent ainsi :
les Achéens se disent qu'ils ne pourront se soustraire au
malheur et mourront, tandis que les Troyens, au fond du
coeur, en leur poitrine, espèrent mettre les nefs en feu et
massacrer les héros achéens. Voilà quels pensers les
animent dans cette rencontre. Hector s'attaque à la poupe
d'une nef marine, la nef belle et rapide qui a conduit
Protésilas à Troie et ne le ramènera pas aux rives de sa
patrie. Pour sa nef, Achéens et Troyens corps à corps se
déchirent. Ils n'attendent pas à distance le lancer des
flèches ou des piques : ils rapprochent leurs lignes, et tous,
d'un même coeur, luttent avec des haches, des cognées
affûtées, de grandes épées, des lances à deux pointes.
Force belles dagues à poignée niellée tombent à terre, les
unes des mains, les autres des épaules des combattants. La
terre noire est inondée de sang. Hector a saisi une poupe
Iliade, XV, 716-746 323
et ne la lâche pas : il en tient l'aplustre embrassé et lance
un appel aux Troyens :
Apportez le feu, et tous, en masse, réveillez la bataille.
Zeus nous donne à cette heure une journée qui compense
les autres, celle où nous prendrons ces nefs, qui sont
venues ici, sans l'aveu des dieux, nous causer tant de maux
— par la pleutrerie de nos vieux, qui, quand je voulais,
moi, combattre devant les poupes des nefs, cherchaient à
m'arrêter, à retenir l'armée. Mais, si Zeus à la grande voix
a égaré naguère nos esprits, aujourd'hui, c'est lui-même
qui nous pousse et qui nous commande. »
Il dit, et tous, plus que jamais, de foncer sur les
Argiens. Ajax déjà ne tient plus : il cède à la force des
traits. Il recule un peu, se sentant perdu, jusqu'à un banc
de sept pieds, et abandonne le gaillard de la bonne nef. Il
s'arrête là, se tenant sur ses gardes et, avec sa lance,
écartant des nefs les Troyens porteurs du feu vivace, et
sans cesse, avec des cris effroyables, il commande aux
Danaens :
« Héros danaens, serviteurs d'Arès, mes amis ! soyez des
hommes, mes amis, rappelez-vous votre valeur ardente.
Croyons-nous donc avoir des renforts derrière nous? ou
un mur plus puissant, pour préserver nos hommes du
désastre? Non, nous n'avons pas à notre portée de ville
munie de remparts, où nous pourrions nous défendre,
avec un peuple capable d'assurer notre revanche. Nous
sommes dans la plaine des Troyens à la forte cuirasse,
acculés à la mer, loin des rives de notre patrie. Le salut est
dans nos mains, non dans la faiblesse au combat. »
Il dit et, furieux, de sa lance aiguë, il pourchasse
l'ennemi. Tout Troyen s'approchant des nefs creuses, la
flamme brûlante à la main, pour répondre à l'appel
d'Hector, Ajax le guette et le blesse de sa longue javeline.
Il en blesse ainsi douze à bout portant devant les nefs.
CHANT XVI

C'est donc ainsi qu'ils combattent pour le vaisseau aux


bons gaillards. Patrocle cependant aborde Achille, pasteur
d'hommes, en versant des larmes brûlantes : on dirait une
source d'ombre, qui, d'un roc escarpé, déverse son eau
noire. Lors le divin Achille aux pieds infatigables, à le
voir, a pitié, et, prenant la parole, lui dit ces mots ailés :
Que fais-tu là, tout en larmes, Patrocle? On croirait
voir une petite fille, qui court à côté de sa mère et lui
demande de la prendre : elle se suspend à sa robe, elle
l'empêche d'avancer, et ses yeux en larmes supplient
qu'on la prenne. Voilà à qui tu ressembles, Patrocle,
quand tu répands ces tendres pleurs. As-tu donc quelque
chose à révéler aux Myrmidons ou à moi-même? Aurais-
tu, seul, eu connaissance d'un message venu de la Phtie?
Il est pourtant toujours en vie, dit-on, Ménoetios, le fils
d'Actor. Il est en vie aussi, Pélée, le fils d'Eaque, parmi
ses Myrmidons — et ce sont bien là les deux morts qui
nous contristeraient le plus. A moins que tu ne gémisses
sur les Argiens à les voir périr près des nefs profondes, par
leur propre faute? Parle, ne me cache pas ta pensée : que
nous sachions tout tous les deux. »
Avec un lourd sanglot, tu réponds, Patrocle, bon
meneur de chars :
Achille, fils de Pélée, le tout premier des Achéens, ne
m'en veuille pas : trop grande est la peine qui fait plier les
Achéens. Tous ceux qui naguère étaient les meilleurs
326 Iliade, XVI, 24-57
d'entre eux gisent parmi les nefs, touchés de loin ou bien
frappés de près. Touché, le fils de Tydée, Diomède le
Fort. Frappé, Ulysse, l'illustre guerrier, ainsi qu'Aga-
memnon. Touché aussi, Eurypyle, d'une flèche à la cuisse.
Autour d'eux les médecins s'empressent, avec tous leurs
baumes, et pansent leurs plaies. Et sur toi rien n'a prise,
Achille! Ah! que je ne sois jamais la proie d'un courroux
pareil à celui que tu gardes au coeur, héros au triste
courage!... Mais à quel autre — parmi nos neveux mêmes
— auras-tu donc servi, si tu n'écartes pas ici des Argiens le
désastre outrageux? Coeur sans pitié, non, je le vois, tu
n'as pas eu pour père Pélée, le bon meneur de chars, ni
pour mère Thétis; c'est la mer aux flots pers qui t'a donné
le jour, ce sont des rocs abrupts, puisque ton âme est si
féroce. Si tu songes au fond de ton coeur à échapper à
quelque avis divin, que ton auguste mère t'a fait savoir au
nom de Zeus, envoie-moi alors, moi, et sans retard; et,
pour me suivre, donne-moi la troupe de tes Myrmidons :
je serai peut-être la lueur du salut pour les Danaens. Mais
permets-moi alors de couvrir mes épaules de tes propres
armes : qui sait si les Troyens, me prenant pour toi, ne
s'en vont pas renoncer à se battre et laisser ainsi souffler
les vaillants fils des Achéens, à cette heure épuisés ? Il faut
si peu de temps pour souffler à la guerre. Nous n'aurions
dès lors nulle peine, tout frais devant des gens lassés de la
bataille, à les repousser vers leur ville, loin des nefs et des
baraques. »
Ainsi implore le grand fou, et c'est la male mort, le
trépas sanglant, qu'il implore ainsi pour lui-même. Mais
Achille aux pieds rapides violemment s'irrite et lui dit :
« Ah! divin Patrocle, que me dis-tu là? Non, je n'ai

point souci de tel avis des dieux que je pourrais connaître;


non, mon auguste mère ne m'a rien fait savoir au nom de
Zeus; non, mais c'est un chagrin atroce qui m'entre dans
l'âme et le coeur, quand je vois un homme vouloir frustrer
l'un de ses pairs et lui ravir sa part d'honneur, parce que
sa puissance lui donne l'avantage. Ce chagrin atroce
aujourd'hui est le mien, alors que j'ai déjà tant pâti dans
mon coeur. La fille que m'avaient choisie pour part
d'honneur les fils des Achéens, que j'avais, seul, conquise
Iliade, XVI, 57-93 327
avec ma lance, en ravageant une cité aux bons remparts, le
Toi Agamemnon, l'Acide, est venu me l'arracher des
mains, tout comme si j'étais un vil réfugié. Mais laissons
le passé être le passé. Aussi bien, je le crois, n'est-il guère
possible de garder dans le coeur un courroux obstiné. Et
pourtant je ne pensais pas mettre un terme à ma colère
avant l'instant où la huée et la bataille seraient arrivées à
mes nefs. Eh bien, soit ! va, revêts tes épaules de mes
armes illustres, et mène à la bataille mes braves Myrmi-
dons, puisque les Troyens, comme une nuée sombre,
assiègent avec vigueur nos nefs, et que les Argiens, acculés
au rivage, n'ont plus à eux qu'un mince bout de terre. La
cité de Troie tout entière est sur pied, sans peur : aussi
bien ne voient-ils plus près d'eux briller le frontal de mon
casque! Ah! comme ils s'enfuiraient bien vite et comme
ils rempliraient tous les fossés de morts, si seulement le
roi Agamemnon savait être plus débonnaire avec moi!
Tandis qu'à cette heure, les voici, en armes, tout autour
du camp. Et la lance de Diomède, le fils de Tydée, n'est
plus en furie dans ses mains, pour éloigner le désastre des
Danaens. Et je n'entends pas davantage la voix du fils
d'Atrée, parlant du haut de sa tête odieuse. Seule, éclate à
mon oreille celle d'Hector meurtrier, donnant des ordres
aux Troyens. Et ceux-ci, avec des clameurs, tiennent la
plaine tout entière : ils ont vaincu les Achéens à la bataille!
Mais tout n'est pas perdu, Patrocle, et pour écarter des
nefs le désastre, charge avec vigueur. Qu'ils n'aillent pas
incendier nos nefs avec le feu flamboyant et nous ravir le
doux retour! Écoute jusqu'au bout l'avis que je te veux
mettre en tête. Il s'agit de me conquérir un grand renom
et une grande gloire auprès de tous les Danaens, afin qu'ils
me ramènent la belle jeune fille et qu'ils m'apportent de
splendides présents. Une fois que tu auras chassé l'ennemi
loin des nefs, reviens sur tes pas, et, si l'époux retentissant
d'Héré t'offre de conquérir encore une autre gloire, résiste
au désir de lutter sans moi contre les Troyens belliqueux :
ce serait amoindrir ma gloire. Ne cherche pas, enivré par
l'orgueil de tuer des Troyens dans la bataille et le carnage,
à conduire les nôtres jusqu'aux murs d'Ilion. Crains qu'un
des dieux toujours vivants ne vienne de l'Olympe se
328 Iliade, XVI, 94-128
mettre sur ta route : Apollon le Préservateur aime
chèrement les Troyens. Fais demi-tour, aussitôt que le
salut aura par toi lui sur les nefs, et laisse-les-moi, tous,
vider ensuite leur querelle dans la plaine. Ah! Zeus Père!
Athéné ! Apollon! fasse le Ciel que pas un des Troyens,
tant qu'ils sont, n'échappe à la mort — pas un Argien non
plus, et que, seuls, tous deux, nous émergions de la ruine,
afin d'être seuls aussi à délier le voile saint au front de
Troie! »
Tels sont les propos qu'ils échangent. Ajax cependant
ne tient plus; il cède à la force des traits. Le vouloir de
Zeus triomphe de lui, et les traits des Troyens superbes.
Son casque éclatant autour de ses tempes terriblement
résonne sous les coups; les traits sans répit frappent
les solides bossettes. Il sent se lasser son épaule gau-
che, à porter ainsi, continûment, sans trêve, son écu
scintillant. Ceux qui l'entourent l'écrasent sous leurs
traits, sans arriver à l'ébranler. A chaque instant, il est la
proie d'une suffocation atroce. La sueur, à flots, ruisselle
partout sur ses membres. Il n'arrive pas à reprendre
haleine. De tous côtés, malheur s'entasse sur malheur.
Et maintenant, dites-moi, Muses, habitantes de
l'Olympe, comment le feu commença à s'abattre sur les
nefs achéennes.
Hector s'approche et, de sa grande épée, il frappe la
lance de frêne d'Ajax, à la hauteur de la douille, en arrière
de la pointe, qu'il fait sauter du coup. Ajax, fils de
Télamon, ne brandit plus dans sa main désormais qu'une
hampe tronquée, cependant que la pointe de bronze va
tomber bruyamment à terre, loin de lui. Ajax alors, en son
coeur sans reproche, avec terreur reconnaît l'action des
dieux : Zeus qui gronde dans les nues a fauché net tous ses
plans de combat; il veut la victoire des Troyens. Ajax
recule donc hors de la portée des traits, et les autres jettent
le feu vivace aussitôt sur la fine nef. Une flamme
inextinguible à l'instant se répand sur elle; et, tandis que
le feu envahit ainsi la poupe, Achille se frappe les cuisses
et dit à Patrocle :
Debout, divin Patrocle, bon meneur de cavales! Je
vois près des nefs jaillir le feu dévorant. Empêche-les de
Iliade, XVI, 128-166 329
s'emparer des nefs et de nous rendre la fuite impossible
désormais. Revêts vite tes armes; je vais, moi, rassembler
mon monde. »
Il dit; Patrocle s'arme d'un bronze éblouissant. A ses
jambes d'abord il met ses jambières, ses belles jambières
où s'adaptent des couvre-chevilles d'argent. Puis il passe
sur sa poitrine la cuirasse scintillante, pareille au ciel
étoilé, de l'Eacide aux pieds rapides. Autour de ses épaules
il jette une épée de bronze à clous d'argent, ensuite un écu
grand et fort; sur sa tête fière, il met un bon casque à crins
de cheval, dont le panache en l'air oscille, effrayant. Enfin,
il prend deux braves piques, bien adaptées à sa main. Il ne
laisse qu'une arme d'Achille sans reproche, la lourde,
longue et forte pique que nul ne peut brandir parmi les
Achéens — Achille seul le peut — la pique en bois du
Pélion dont Chiron, qui l'avait prise à la cime du Pélion, a
fait présent à son père, pour porter la mort aux héros. Il
donne ordre de vite atteler les chevaux à Automédon,
l'homme qu'après Achille, enfonceur de lignes, il apprécie
le plus, l'homme le plus sûr, lorsqu'il s'agit d'attendre son
appel dans le combat. Automédon sous le joug lui amène
ses chevaux rapides, Xanthe et Balios, qui volent avec les
vents. La Harpye Podarge les a enfantés pour le vent
Zéphyr, alors qu'elle paissait dans une prairie aux bords
du fleuve Océan. Dans les traits de volée il pousse Pédase,
coursier sans reproche, qu'Achille a ramené naguère de la
ville d'Eétion conquise par lui et qui, cheval mortel, n'en
sait pas moins tenir tête à des coursiers immortels.
Achille cependant s'en va, de baraque en baraque, faire
prendre leurs armes à tous les Myrmidons. On dirait des
loups carnassiers, l'âme pleine d'une vaillance prodigieuse,
qui, dans la montagne, déchirent, puis dévorent un grand
cerf ramé. Leurs bajoues à tous sont rouges de sang; alors
ils s'en vont en bande laper de leurs langues minces la
surface de l'eau noire qui jaillit d'une source sombre, tout
en crachant le sang du meurtre — ventre oppressé, mais
coeur toujours intrépide dans la poitrine. Ainsi les guides
et chefs des Myrmidons s'empressent autour du brave
écuyer de l'Eacide aux pieds rapides. Et, au milieu d'eux,
330 Iliade, XVI, 166-203
se tient le preux Achille stimulant les chars et les hommes
d'armes.
C'étaient cinquante fines nefs qu'Achille cher à Zeus
conduisait vers Troie; dans chacune, cinquante camarades
étaient assis aux rames. Il leur avait donné cinq chefs, à
qui il s'en remettait du soin de les commander, tandis
que, pour lui, il gardait le pouvoir suprême. Le premier
rang avait pour chef Ménesthios à la cuirasse étincelante.
Il était fils de Sperchios, le fleuve tombé du ciel; la fille de
Pélée, la belle Polydore, l'avait enfanté au Sperchios
infatigable, mortelle unie à un dieu; mais on l'appelait fils
de Bôre — lui-même fils de Périère — parce que c'était
Bôre qui l'avait publiquement prise pour femme, après
avoir pour elle donné des présents infinis. — Le second
rang, lui, était sous les ordres du valeureux Eudore, né
d'une jeune fille : Polymède, fille de Phylas, si belle à la
danse, lui avait donné le jour. Le puissant Tueur d'Argos
s'en était épris, à la voir de ses yeux parmi ses compagnes
chantantes, dans le choeur d'Artémis la Bruyante, d'Arté-
mis à l'arc d'or. Aussitôt il montait à l'étage afin d'aller
s'étendre, furtif, à ses côtés, Hermès le Bienfaisant; et il
lui donnait un fils brillant, Eudore, entre tous coureur
rapide autant que bon combattant. Et, dès qu'Ilithye, qui
veille aux douleurs de l'enfantement, l'eut amené au jour,
dès qu'il eut vu la clarté du soleil, Echéclée, le puissant et
ardent fils d'Actor, la conduisit à sa demeure, après avoir
pour elle donné des présents infinis. Pour l'enfant, le vieux
Phylas le nourrissait, l'élevait avec soin, l'entourant de
tendresse, comme s'il eût été son propre fils. — Le
troisième rang était sous les ordres du brave Pisandre, fils
de Mémale, qui l'emportait sur tous les Myrmidons dans
le combat à la lance, après l'ami du Péléide. — Le
quatrième avait pour chef le vieux meneur de chars,
Phénix, et le cinquième, Alcimédon, fils sans reproche de
Laercès. Quand Achille les a tous, derrière leurs chefs,
bien répartis et placés, avec rudesse il ordonne :
« Myrmidons, qu'aucun de vous n'oublie les menaces
qu'il adressait aux Troyens près des fines nefs, tout le
temps qu'a duré ma colère. Vous me preniez alors tous à
partie : « Cruel fils de Pélée, c'est donc de fiel que t'a
Iliade, XVI, 203-240 331
nourri ta mère? Héros impitoyable, qui retiens de force les
tiens près de leurs nefs! Rentrons alors chez nous, avec
nos nefs marines, puisque si méchante colère a ainsi
envahi ton âme. » Que de fois vous vous groupiez pour
tenir pareils propos! Eh bien! le voici venu, le jour de la
rude tâche, le jour de cette mêlée dont vous étiez naguère
épris. Que chacun aujourd'hui combatte les Troyens avec
un coeur vaillant. »
Il dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous. Les rangs
se raffermissent à la voix du roi. Comme un homme, au
moyen de moellons bien serrés, raffermit la muraille de sa
haute maison, pour la garder des violences du vent, ainsi
se raffermissent les casques, les écus bombés. L'écu
s'appuie sur l'écu, le casque sur le casque, le guerrier sur
le guerrier. Lorsqu'ils inclinent la tête, les casques à
crinière heurtent leurs cimiers éclatants, tant ils sont là,
serrés les uns contre les autres. En avant de tous, deux
hommes en armes, Patrocle et Automédon, d'un même
coeur, s'apprêtent à combattre à la tête des Myrmidons.
Achille, lui, s'en va à sa baraque. Là, il soulève le
couvercle d'un coffre, un beau coffre ouvragé, que Thétis
aux pieds d'argent a, pour qu'il l'emporte, déposé dans sa
nef et rempli, comme il faut, de tuniques, manteaux qui
protègent des vents, tapis laineux. Une coupe façonnée est
là; aucun mortel n'y boit le vin aux sombres feux, et lui-
même n'y fait de libation à aucun dieu, si ce n'est à Zeus
Père. Il la sort du coffre, la purifie d'abord avec du soufre,
puis la lave à belle eau courante; ensuite il se lave lui-
même les mains et va puiser le vin aux sombres feux.
Enfin, debout au milieu de l'enclos, il répand le vin, les
yeux levés au ciel — et il n'échappe point à l'oeil de Zeus
Tonnant.
e Sire Zeus, dieu de Dodone et des Pélasges, dieu
lointain! toi qui règnes sur Dodone, l'inclémente, au pays
qu'habitent les Selles, tes interprètes aux pieds jamais
lavés, qui couchent sur le sol! tu as déjà entendu ma
prière, tu m'as rendu hommage, en frappant lourdement
l'armée des Achéens : cette fois donc encore, accomplis
mon désir. Je resterai, moi, au milieu des nefs; mais
j'envoie mon ami se battre, avec toute la masse de mes
332 Iliade, XVI, 240-275
Myrmidons. Fais-le suivre par la gloire, ô Zeus à la grande
voix ! Assure son coeur en son âme : Hector ainsi appren-
dra si notre écuyer sait combattre seul, ou si ses bras
redoutables n'ont de fureur qu'aux jours où j'entre, moi
aussi, dans la mêlée guerrière. Mais, quand il aura
repoussé des nefs la bataille et sa clameur, fais qu'il
revienne aux fines nefs sain et sauf, avec toutes ses armes
et avec tous ses hommes ardents au corps à corps. »
Il dit; le prudent Zeus entend ses voeux. Mais le Père
des dieux, s'il lui accorde l'un, lui refuse l'autre. Il lui
accorde que Patrocle repousse loin des nefs la lutte et le
combat, il lui refuse qu'il s'en revienne sain et sauf de la
bataille. Puis, la libation, la prière à Zeus Père achevées, il
rentre dans sa baraque, remet la coupe dans le coffre et
revient se poster devant la baraque : son coeur toujours
désire contempler l'atroce mêlée des Troyens et des
Danaens.
Ils vont, en armes, entourant Patrocle au grand coeur,
jusqu'au moment où, avec assurance, ils bondissent sur les
Troyens. Ils se répandent aussitôt, pareils aux guêpes du
chemin, que des enfants ont coutume d'irriter et de
taquiner sans répit, nichées qu'elles sont au bord de la
route. Pauvres sots qui préparent de la sorte un ennui
commun à mille autres! Qu'un voyageur ensuite, qui
passera près d'elles, les émeuve sans le vouloir, les voilà
d'un coeur vaillant qui, toutes, volent à l'attaque pour la
défense de leurs jeunes. Les Myrmidons ont âme et coeur
pareils, au moment où ils se répandent hors des nefs. Une
huée indomptable s'élève. Et Patrocle, à grande voix, alors
crie aux siens :
« Myrmidons, vous, les gens d'Achille, le fils de Pélée,
soyez des hommes, mes amis : rappelez-vous votre valeur
ardente. Nous ferons ainsi honneur au Péléide, qui est,
avec ses écuyers experts au corps à corps, le plus brave de
beaucoup des Argiens campés près de ces nefs ; et l'Atride
saura aussi, le puissant prince Agamemnon, ce que fut sa
folie de n'avoir pas rendu hommage au plus brave des
Achéens. »
Il dit et stimule la fougue et l'ardeur de tous. En masse,
Iliade, XVI, 276-312 333
ils se ruent contre les Troyens. Et les nefs, à l'entour,
terriblement résonnent de la clameur des Achéens.
Dès que les Troyens aperçoivent le vaillant fils de
Ménoetios, suivi de son écuyer, étincelants, tous deux,
dans leur armure, leur coeur à tous s'émeut, leur ligne est
ébranlée; ils craignent que le fils de Pélée aux pieds
rapides, quittant ses nefs, n'ait renoncé à la rancune, pour
lui préférer l'amitié. Lors chacun, inquiet, cherche des
yeux où fuir le gouffre de la mort.
Patrocle lance d'abord sa pique éclatante droit devant
lui, en plein centre, au point où les gens sont le plus
nombreux à se bousculer, près de la poupe de Protésilas
au grand coeur. Il frappe Pyræchmès, chef de ces Péoniens
aux bons chars de combat qu'il a amenés d'Amydon et des
bords de l'Axios au large cours. Atteint à l'épaule droite,
l'homme choit dans la poussière, sur le dos, avec un
gémissement. Les Péoniens qui l'accompagnent, autour de
lui, s'enfuient : Patrocle parmi eux a jeté la panique, en
leur tuant leur chef, le premier au combat. Il les chasse
des nefs : il éteint le feu flamboyant. La nef, demi-brûlée,
est abandonnée et les Troyens s'enfuient dans un formi-
dable tumulte. Les Danaens, en revanche, se répandent à
travers les nefs profondes. Un tumulte sans fin s'élève. On
voit ainsi, de la cime élevée d'une grande montagne, Zeus,
assembleur d'éclairs, éloigner une épaisse nuée. Brusque-
ment toutes les cimes se découvrent, les hauts promon-
toires, les vallées; l'immense éther au ciel s'est déchiré. De
même, les Danaens, le feu dévorant une fois écarté des
nefs, reprennent un instant haleine. Mais le combat n'a
pas pour cela de répit. Les Troyens, sous l'effort des
Achéens belliqueux, ne se tournent pas encore vers la
fuite, en abandonnant les nefs noires ; ils résistent toujours
et ne quittent les nefs qu'en cédant à la force.
La mêlée alors se disperse; chacun des chefs fait sa
proie d'un guerrier. Et, d'abord, le vaillant fils de
Ménoetios frappe Aréilyque, au moment même où il
tourne les talons, de sa lance aiguë, à la cuisse, et il pousse
le bronze à fond. La lance brise l'os ; l'homme tombe,
front en avant, sur le sol. Le preux Ménélas, lui, frappe
Thoas, à l'endroit de la poitrine que laissent découvert les
334 Iliade, XVI, 312-349
bords du bouclier, et lui rompt les membres. Le fils de
Phylée épie Amphicle, qui s'élance, et, tirant le premier, le
frappe au haut de la jambe, là où l'homme a son plus gros
muscle : les tendons se fendent tout autour de la pointe de
la lance; l'ombre couvre ses yeux. Des fils de Nestor, le
premier, Antiloque frappe Atymnios de sa lance aiguë et
pousse la pointe de bronze à travers le flanc. Il croule, tête
en avant, Maris s'approche, lance au poing, irrité du sort
de son frère et, bondissant sur Antiloque, prend position
devant le mort. Mais Thrasymède, égal aux dieux, tire le
premier, et, avant que Maris ait touché Antiloque, il
l'atteint lui-même à l'épaule, sans faute, du premier coup.
La pointe de la lance déchire le haut du bras, écarte les
muscles, et va, au fond, briser l'os. Il tombe avec fracas;
l'ombre couvre ses yeux. Ainsi, domptés par les deux
frères, ils descendent dans l'Erèbe, les nobles compagnons
de Sarpédon, les fils guerriers de cet Amisodare, qui jadis
a nourri la Chimère invincible, pour le malheur de bien
des hommes. — Ajax, fils d'Oïlée, bondit et prend vivant
Cléobule, qui vient de trébucher, dans le tumulte; mais il
brise sa fougue sur l'heure, en le frappant au cou de son
épée à la bonne poignée. L'épée devient toute chaude de
sang, et dans les yeux de l'homme entrent en maîtres la
mort rouge et l'impérieux destin. — Pénéléôs et Lycon
courent sus l'un à l'autre. Ils se sont manqués avec leurs
piques; ils ont tous deux lancé un trait pour rien. Ils se
courent sus de nouveau, l'épée au poing. Lycon frappe le
cimier du casque à crins de cheval; mais son épée se brise
à la poignée. Pénéléôs, lui, frappe au cou, sous l'oreille;
l'épée y plonge toute; seule, la peau tient encore et laisse la
tête pendre de côté; les membres sont rompus. —
Mérion, de ses pieds rapides, atteint Acamas, au moment
même où il s'apprête à escalader son char; il le pique à
l'épaule droite. L'homme croule de son char : un brouil-
lard s'épand sur ses yeux. — Idoménée pique Erymas, à la
bouche, de son bronze impitoyable; la lance de bronze
s'ouvre un chemin tout droit, profondément, sous le
cerveau, et elle brise les os blancs. Les dents sautent sous
le choc, les deux yeux s'emplissent de sang; il rend le sang
Iliade, XVI, 349-381 335
par la bouche et le nez; la bouche est grande ouverte; et la
sombre nuée du trépas l'enveloppe.
Tels sont les chefs des Danaens qui tuent chacun un
guerrier. On dirait des loups malfaisants, se ruant sur des
chevreaux ou des agneaux, qu'ils ravissent aux flancs des
brebis, quand la sottise du berger les a laissés, dans la
montagne, se séparer de son troupeau : eux, s'en sont
aperçus et, à qui mieux mieux, vite se saisissent des
pauvres bêtes au coeur timide. Tout de même, les
Danaens vont se ruant sur les Troyens. Mais ceux-ci ne
songent plus qu'à la fuite aux tristes clameurs : ils oublient
leur valeur ardente.
Le grand Ajax brûle toujours de décocher sa javeline sur
Hector au casque de bronze. Mais Hector est expert au
combat. Cachant ses larges épaules sous un bouclier en
cuir de taureau, il observe le sifflement des flèches et le
fracas des lances; il comprend que l'ennemi prend en ce
moment sa revanche dans un combat victorieux. Il tient
ferme cependant et s'applique à sauver ses gentils compa-
gnons.
Comme une nuée issue de l'éther divin monte de
l'Olympe jusqu'au fond du ciel, le jour où Zeus déchaîne
la tourmente, ainsi, parmi ceux qui quittent les nefs,
montent la clameur, l'épouvante, et ce n'est pas en bel
ordre qu'ils en ressortent ! Ses chevaux rapides emportent
Hector en armes, abandonnant l'armée troyenne, que
retient de force le fossé ouvert. Bien des chevaux rapides,
en traînant leur char, le brisent à l'extrémité du timon, et
laissent le char de leur maître au fossé. Patrocle suit,
acharné, stimulant les Danaens et voulant grand mal aux
Troyens. Ceux-ci, dans les cris, l'épouvante, remplissent
tous les chemins, depuis qu'ils ont rompu les rangs. En
haut, sous les nuages, un tourbillon de poussière se
déploie. Les coursiers aux sabots massifs allongent, pour
rentrer en ville, loin des nefs et des baraques. Patrocle va
où il voit le plus de monde en mouvement. Il va, la
menace à la bouche. Des guerriers tombent de leurs chars,
tête en avant, sous leurs essieux; les chars eux-mêmes
culbutent. En droite ligne, par-dessus le fossé, volent ses
chevaux rapides, ses chevaux immortels, splendides pré-
336 Iliade, XVI, 381-415
sents des dieux à Pélée, qui avec ardeur poussent de
l'avant. Son coeur l'incite à marcher contre Hector : il
voudrait tant le frapper. Mais ses chevaux rapides déjà
emportent Hector. Parfois, sous la tourmente, la terre
apparaît sombre et tout écrasée, dans un de ces jours
d'arrière-saison où Zeus déverse l'eau du ciel avec le plus
de violence, pour manifester sa colère aux mortels à qui il
en veut, à ceux qui, sur la grand-place, brutalement
prononcent des sentences torses et bannissent la justice,
sans souci du respect dû aux dieux. Ceux-là voient à ce
moment leurs fleuves couler à pleins bords, et les pentes
de leurs terres ravinées par les torrents, qui, se précipitant
du haut des montagnes, vont avec une longue plainte
verser leurs eaux dans la mer bouillonnante, laissant les
champs des hommes dévastés. Ainsi les cavales troyennes
courent avec une longue plainte.
Mais, quand il a ainsi entamé leurs premières lignes,
Patrocle cherche à couper les Troyens, à les refouler vers
les nefs, et, quelque désir qu'ils en aient, à leur interdire
de reprendre pied dans leur ville : c'est entre les nefs, le
fleuve, le mur élevé, qu'il les charge et les massacre,
vengeant ainsi nombre des siens. Pronoos est le premier
qu'il touche alors de sa lance éclatante, à l'endroit de la
poitrine, que laissent découvert les bords du bouclier. Il
lui rompt les membres. L'homme croule avec fracas. Il
s'élance ensuite sur Thestor, fils d'Enops. Celui-là reste
tapi dans la caisse ouvragée du char; son coeur est affolé :
les rênes se sont envolées de ses mains. Patrocle s'ap-
proche, le pique de sa lance à la mâchoire, à droite, et
passe à travers les dents. Alors, avec la lance, il le soulève
et le tire par-dessus la rampe du char, comme un homme
assis sur un cap rocheux tire hors la mer un énorme
poisson avec un fil de lin et un bronze luisant; de même
façon, il tire du char l'homme, bouche ouverte, avec sa
lance éclatante, puis le rejette à terre, la face en avant, et,
dès qu'il est à terre, la vie l'abandonne. Il atteint ensuite
d'une pierre en pleine tête Erylas, qui bondit sur lui; la
tête tout entière se fend en deux sous le casque puissant.
L'homme tombe, front en avant, et sur lui s'épand la
mort, destructrice de vies humaines. Puis ce sont Erymas
Iliade, XVI, 415-451 337
et Amphotère et Epaltès, — Tlépolème, fils de Damastor,
Echios et Pyris, — Iphée et Evippe et Polymèle l'Argéade,
— à qui il fait tour à tour toucher la glèbe nourricière.
Sarpédon voit ses compagnons à la cotte sans couvre-
ventre domptés sous les coups de Patrocle, fils de
Ménoetios. Il appelle alors et gourmande les Lyciens
pareils aux dieux :
e Honte à vous, Lyciens! où fuyez-vous ? C'est le
moment de montrer votre ardeur. J'irai, moi, au-devant
de cet homme ; je saurai quel est celui qui triomphe ici et
qui a déjà fait tant de mal aux Troyens, en rompant les
genoux à tant de héros. »
II dit, et de son char, il saute à terre, en armes. Dès que
Patrocle l'aperçoit, il saute à son tour de son char. On
dirait des vautours aux serres crochues, au bec recourbé,
qui, sur une roche élevée, se battent avec de grands cris.
Ils poussent des cris tout pareils, en se ruant l'un sur
l'autre. Le fils de Cronos le Fourbe, à les voir, a pitié, et il
dit à Héré, son épouse et sœur :
Las! le destin de Sarpédon, pour moi le plus cher des
mortels, est de tomber sous le bras de Patrocle, fils de
Ménoetios. Mais mon coeur est anxieux et, au fond de moi,
agite un double dessein. Vais-je le ravir vivant au combat,
source de pleurs, pour le déposer ensuite dans le gras pays
de Lycie ? ou vais-je, à l'instant, l'abattre sous le bras du
fils de Ménoetios? »
L'auguste Héré aux grands yeux lui répond :
e Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là? Quoi ! un
simple mortel, depuis longtemps voué à son destin, tu
voudrais le soustraire à la mort cruelle? A ta guise! mais
nous, les autres dieux, nous ne sommes pas tous d'accord
pour t'approuver. Et j'ai encore quelque chose à te dire :
mets-le-toi bien en tête. Si tu emportes vivant Sarpédon
dans sa demeure, prends garde que, par la suite, un autre
dieu à son tour ne prétende emporter son fils hors de la
mêlée brutale. Ils sont nombreux, les fils d'Immortels, à
combattre autour de la grand-ville de Priam : tu enfonce-
ras au coeur de leurs pères un atroce ressentiment. Si
Sarpédon t'est cher, si ton coeur pour lui se désole, eh
bien! laisse-le tomber, au cours de la mêlée brutale, sous
338 Iliade, XVI, 452-488
le bras de Patrocle, le fils de Ménoetios, puis, quand l'âme
et la vie l'auront abandonné, charge Trépas, charge le
doux Sommeil de l'emporter et d'aller avec lui jusqu'au
pays de la vaste Lycie. Là, ses frères et parents l'enterre-
ront dans un tombeau, sous une stèle, puisque tel est
l'hommage dû aux morts. »
Elle dit; le Père des dieux et des hommes n'a garde de
dire non. Il répand sur le sol une averse de sang, pour
rendre hommage au fils que va lui tuer Patrocle, en
Troade fertile, loin de sa patrie.
Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en contact.
Patrocle frappe alors l'illustre Thrasydème, noble écuyer
de sire Sarpédon. Il l'atteint au bas-ventre et lui rompt les
membres, Sarpédon s'élance à son tour avec sa pique
éclatante et manque Patrocle. En revanche il va, de sa
pique, blesser à l'épaule droite le cheval Pédase, qui crie,
expirant, et s'abat dans la poussière, en geignant, tandis
que s'envole sa vie. Les deux autres font un écart ; le joug
craque et les rênes s'embrouillent, le cheval de volée gisant
dans la poussière. Mais Automédon, l'illustre guerrier,
trouve le remède. Il tire l'épée tranchante suspendue le
long de sa large cuisse; il s'élance et, d'un bon coup, qui
porte, il libère le cheval de volée. Les deux autres chevaux
redressent alors leur course et allongent dans leurs traits.
Et les deux adversaires reprennent le combat, pour régler
la querelle qui dévore leurs coeurs.
Une fois encore, de sa lance éclatante, Sarpédon
manque le but. La pointe de sa pique file par-dessus
l'épaule gauche de Patrocle, sans toucher le héros lui-
même. A son tour alors Patrocle bondit, bronze au poing,
et ce n'est pas un vain trait qui lors s'échappe de sa main.
Il frappe son adversaire à l'endroit où le péricarde enserre
le coeur musclé. Et l'homme croule, comme croule le
chêne, ou le peuplier, ou le pin robuste, qu'à grands coups
de leurs cognées frais affûtées des charpentiers abattent
dans la montagne, pour en faire une quille de navire. Il est
tout pareil, étendu à terre, devant ses chevaux et son char,
geignant et, de ses mains, serrant la poussière sanglante.
Comme on voit un lion assaillir et tuer, dans un troupeau
de boeufs à la démarche torse, un taureau magnanime au
Iliade, XVI, 489-526 339
fauve pelage, qui gémit, en expirant, sous ses griffes; ainsi,
sous Patrocle, frémit de fureur le chef mourant des
guerriers lyciens. Il appelle son compagnon :
e Glaucos, doux ami, toi qui es entre tous un guerrier,
c'est bien maintenant, si jamais, qu'il te faut être un
combattant, un guerrier intrépide. Maintenant la guerre
cruelle doit être ta seule envie, si tu as quelque coeur. Tout
d'abord, va de tous côtés stimuler les chefs lyciens : qu'ils
combattent pour Sarpédon ! Puis toi-même, pour moi,
combats avec le bronze. Je te serai à tout jamais un sujet
de honte et d'opprobre, si les Achéens arrivent à me
dépouiller de mes armes, moi qui suis tombé au milieu
des nefs. Tiens donc vigoureusement et stimule tout ton
monde. »
Il dit, et la mort, qui tout achève, déjà enveloppe ses
yeux, ses narines. L'autre lui met alors le pied sur la
poitrine et lui tire sa pique du corps; le péricarde,
accroché, suit, et Patrocle ramène ensemble l'âme de
Sarpédon et le bout de sa lance. Les Myrmidons pendant
ce temps tiennent ses coursiers haletants, qui ne songent
qu'à fuir, dès l'instant qu'est vide le char de leurs maîtres.
Glaucos ressent un atroce chagrin à ouïr cette voix. Son
coeur s'émeut à la pensée qu'il n'a pu lui prêter secours.
De la main il se prend le bras et le serre : la blessure
l'épuise, que Teucros lui a faite, quand il l'a atteint d'une
flèche, montant à l'assaut du mur élevé, afin d'écarter le
malheur des siens. Alors, priant, il dit à l'Archer Apollon :
« Entends-moi, seigneur! Que tu sois dans le gras pays
de Lycie ou à Troie, tu peux en tout lieu prêter l'oreille au
mortel en souci ; et c'est bien le souci qui me point à cette
heure. J'ai reçu là une rude blessure; mon bras est assailli
par des douleurs aiguës; mon sang ne peut pas sécher, et
mon épaule en est toute alourdie. Je ne suis pas en état de
tenir ma pique ferme, ni d'aller me battre avec l'ennemi.
Le plus vaillant des hommes est mort, Sarpédon, le fils de
Zeus — mais Zeus ne défend pas son fils ! — Allons!
seigneur, guéris ma rude blessure; endors mes douleurs;
donne-moi la force : je ferai alors appel aux Lyciens pour
les exciter à lutter, tout en combattant autour du cadavre
sans vie. »
340 Iliade, XVI, 527-563
Il dit : Phoebos Apollon entend sa prière. Aussitôt il
arrête ses souffrances, il sèche le sang noir de sa plaie
douloureuse, il lui met la fougue au coeur. Glaucos en son
âme en prend conscience et se réjouit que le dieu puissant
ait si vite écouté sa prière. Et, d'abord, il va de tous côtés
stimuler les chefs lyciens : qu'ils combattent pour
Sarpédon! Puis, à larges enjambées, il marche vers les Troyens,
vers Polydamas, fils de Panthoos, et vers le divin Agénor;
il va aussi trouver Enée, et Hector au casque de bronze, et,
s'approchant d'eux, il leur dit ces mots ailés :
« Hector, tu pratiques aujourd'hui un oubli complet de
ces alliés qui pourtant, à cause de toi, perdent la vie loin
des leurs, loin des rives de leur patrie. Tu te refuses à leur
prêter secours. Sarpédon est à terre, le chef des guerriers
lyciens, le bouclier de la Lycie par sa justice et par sa
force : Arès de bronze l'a dompté sous la pique de
Patrocle. Allons ! amis, assistez-le; que votre coeur se
révolte à l'idée que les Myrmidons lui puissent ravir ses
armes et outrager son cadavre dans leur rancune pour les
Danaens massacrés que, près de ces fines nefs, nous avons
fait choir sous nos lances. »
Il dit; une douleur intolérable et sans rémission saisit
les Troyens de la tête aux pieds. Ils voyaient en Sarpédon
le rempart de leur pays, tout étranger qu'il était. Son
monde était nombreux, lui-même excellait au combat. Ils
marchent droit aux Danaens, pleins de feu. A leur tête est
Hector, qu'indigne la mort de Sarpédon. Mais le coeur
viril de Patrocle, fils de Ménoetios, soulève les Achéens. Et
c'est aux deux Ajax, déjà brûlants d'ardeur, qu'il s'adresse
d'abord :
« Les Ajax! n'aimeriez-vous pas aujourd'hui nous soute-
nir, tels que vous étiez jadis parmi les hommes, ou plus
vaillants encore? Voici à terre celui qui a été le premier à
sauter sur le mur des Achéens, Sarpédon. Si nous
pouvions lui infliger l'outrage de nous saisir de lui,
d'enlever les armes qui couvrent ses épaules, et d'abattre
ici, d'un bronze impitoyable, tels ou tels des siens venus le
défendre! »
Il dit; mais déjà ils brûlaient d'eux-mêmes de repousser
l'ennemi. A peine des deux côtés a-t-on affermi les lignes
Iliade, XVI, 564-599 341
que Troyens et Lyciens, Myrmidons et Achéens se
heurtent au combat autour du corps sans vie, en poussant
des cris effroyables. Les armures guerrières fortement
résonnent, et Zeus épand une lugubre nuit sur la mêlée
brutale : il veut que, pour son fils, la besogne de guerre
soit lugubre entre toutes.
Les Troyens repoussent d'abord les Achéens aux yeux
vifs. Un homme est frappé dans les rangs des Myrmidons,
qui n'est pas le moins brave d'entre eux, le fils du
magnanime Agaclès, le divin Epigée. Il régnait naguère
dans Budion, la bonne ville; mais, après le meurtre d'un
noble cousin, il était venu, suppliant, à Pélée et à Thétis
aux pieds d'argent ; et eux, l'avaient envoyé à la suite
d'Achille, enfonceur de lignes, vers Ilion aux beaux
coursiers, pour y combattre les Troyens. Il a déjà la main
sur le cadavre, quand l'illustre Hector l'atteint d'une
pierre à la tête : la tête tout entière se fend en deux sous le
casque puissant. L'homme tombe front en avant, sur le
cadavre, et sur lui s'épand la mort, destructrice de vies
humaines. Le chagrin saisit Patrocle à voir périr son
compagnon. Il se rue à travers les champions hors des
lignes, pareil au milan rapide, qui met en déroute des
geais ou des étourneaux. Ainsi tu te rues droit sur les
Lyciens, Patrocle, bon meneur de cavales, et droit sur les
Troyens, tant t'irrite la mort de ton compagnon! Et il
atteint le fils chéri d'Ithémène, Sthénélas, d'une pierre au
cou; il lui brise les tendons.
Les champions hors des lignes reculent et, avec eux,
l'illustre Hector. Aussi loin porte le long épieu que lance
un homme qui veut éprouver sa force, soit aux jeux, ou au
combat, pour répondre à des ennemis, destructeurs de
vies humaines, aussi loin reculent les Troyens repoussés
des Achéens. Mais Glaucos, le chef des guerriers lyciens,
est le premier à faire volte-face. Il tue ainsi Bathyclès au
grand coeur, fils chéri de Chalcon, qui habite l'Hellade et
se fait remarquer par son bonheur et sa richesse entre tous
les Myrmidons. Glaucos, de sa pique, le frappe en pleine
poitrine, en se retournant brusquement, au moment
même où l'autre, en le poursuivant, le rejoint. Il tombe
avec fracas, et un lourd chagrin prend les Achéens à la
342 Iliade, XVI, 600-637
pensée du brave qui vient de tomber. Les Troyens, au
contraire, sont en grande liesse et vont en grande masse se
grouper autour de lui. Mais les Achéens n'oublient pas
non plus leur vaillance : ils portent leur élan droit sur eux.
Alors Mérion, parmi les Troyens, fait sa proie d'un
guerrier, Laogone, intrépide fils d'Onétor, qui jadis était
prêtre de Zeus Idéen et que le peuple honorait comme un
dieu. Il le touche sous la mâchoire et l'oreille : la vie
s'enfuit aussitôt de ses membres; et l'ombre horrible le
saisit. Enée alors lâche sur Mérion sa lance de bronze. Il
espère l'atteindre, tandis qu'il s'approche à l'abri de son
bouclier. Mais l'autre voit venir le coup : il évite la javeline
de bronze, en baissant le corps en avant : la longue lance
va se planter au sol derrière lui, et le talon de l'arme reste
là à vibrer en l'air, jusqu'au moment où le puissant Arès
en relâche l'élan. La pique d'Enée s'est perdue, frémis-
sante, au sol : le trait aura pour rien jailli de sa robuste
main. Enée en son coeur alors s'irrite et dit :
Mérion, tu as beau être habile à la danse : ma pique à
jamais t'eût fait tenir tranquille, si je t'eusse atteint. »
Mérion, l'illustre guerrier, le regarde et lui dit :
« Enée, si fier sois-tu, il t'est difficile d'éteindre l'ardeur
de tous ceux qui s'offrent à te tenir tête. Tu es mortel
comme les autres. Moi aussi, si je te touchais en plein
corps de mon bronze aigu, si fort que tu sois, si confiant
en tes bras, tu me donnerais aussitôt la gloire, à moi, et
ton âme à Hadès aux illustres coursiers. »
Il dit, et le vaillant fils de Méncetios le gourmande
ainsi :
« Mérion, tu as beau être brave : pourquoi parler ainsi ?
Doux ami, ce n'est pas en usant de mots injurieux que tu
éloigneras les Troyens du cadavre : la terre auparavant
doit garder une proie. Les bras décident à la guerre,
comme les paroles au Conseil. Ce qu'il faut, ce n'est pas
entasser des mots, c'est se battre. »
Il dit, et prend la tête; et Mérion le suit, mortel égal aux
dieux. Comme monte, dans les gorges de la montagne, le
tumulte des bûcherons, dont le fracas se répercute au loin,
ainsi, par eux, de la large terre monte un grand bruit de
bronze, de cuir, de peaux de boeuf travaillées, que heurtent
Iliade, XVI, 637-674 343
des épées et des lances à deux pointes. Nul homme, si
observateur qu'il fût, ne reconnaîtrait plus le divin
Sarpédon, tant les traits, le sang, la poussière tout entier le
recouvrent, de la tête au bout des pieds. Sans répit ils se
heurtent autour de son cadavre. Telles des mouches dans
l'étable bourdonnent autour des pots remplis de lait, dans
les jours de printemps où le lait emplit les vases, tels ils se
heurtent autour du mort; et Zeus même ne détourne pas,
fût-ce un instant, ses yeux brillants de la mêlée brutale;
son regard va vers eux sans trêve, et son âme s'interroge;
il agite divers plans pour la fin de Patrocle. Patrocle va-t-il
à son tour, au cours de la mêlée brutale, tout de suite, là-
même, sur le corps du divin Sarpédon, être déchiré par le
bronze sous les coups de l'illustre Hector, qui ensuite
détachera ses armes de ses épaules? ou fera-t-il croître
pour plus d'un encore la peine cruelle? A force d'y songer,
ce dessein lui paraît le meilleur : le noble écuyer d'Achille,
le fils de Pélée, va une fois de plus repousser vers leur
ville, avec les Troyens, Hector au casque de bronze, et
arracher la vie à bien d'autres encore. Et à Hector, le tout
premier, Zeus met au corps une âme sans vaillance.
Hector monte sur son char et se tourne vers la fuite, en
même temps qu'il crie aux autres Troyens de fuir. Il a
reconnu la balance sacrée de Zeus! Les fiers Lyciens
cessent dès lors eux-mêmes de tenir; tous s'enfuient, dès
l'instant qu'ils ont vu leur roi, vie brisée, étendu à terre,
au milieu des morts. Sur lui maints guerriers sont tombés,
dès l'instant où le fils de Cronos a déployé la brutale
querelle. On dépouille Sarpédon des armes de bronze
éclatantes qui lui couvrent les épaules. Le vaillant fils de
Ménoetios les donne ensuite aux siens, pour qu'ils les
portent aux nefs creuses. Cependant Zeus, assembleur de
nuées, s'adresse à Apollon :
« Va maintenant, cher Phoebos, va soustraire aux traits
Sarpédon, efface sur lui le sang noir; puis porte-le bien
loin, et lave-le dans l'eau courante d'un fleuve. Oins-le
ensuite d'ambroisie, revêts-le de vêtements divins : enfin
remets-le aux porteurs rapides qui doivent l'emporter,
Sommeil et Trépas, dieux jumeaux. Ils auront tôt fait de
le déposer au gras pays de la vaste Lycie où ses frères et
344 Iliade, XVI, 674-709
parents l'enterreront dans un tombeau, sous une stèle,
puisque tel est l'hommage dû aux morts. »
Il dit; et Apollon n'a garde de dire non à son père. Des
monts de l'Ida il descend dans l'atroce mêlée. Du milieu
des traits il enlève aussitôt le divin Sarpédon; il l'emporte
au loin, il le lave à l'eau courante d'un fleuve. Il l'oint
ensuite d'ambroisie et le revêt de vêtements divins. Il le
remet enfin aux porteurs rapides qui doivent l'emporter,
Sommeil et Trépas, dieux jumeaux; et ceux-ci ont tôt fait
de le déposer au gras pays de la vaste Lycie.
Patrocle cependant, exhortant ses chevaux et Automé-
don, se met à la poursuite des Troyens et des Lyciens.
Pauvre sot! ce fut sa grande erreur : s'il avait observé
l'ordre du Péléide, il aurait échappé à l'horrible déesse de
la noire mort. Mais le vouloir de Zeus toujours est plus
fort que celui d'un mortel. C'est lui qui met le vaillant
même en fuite et lui arrache la victoire, sans effort,
comme d'autres fois il le pousse lui-même au combat.
C'est Zeus, cette fois encore, qui lâche la bride à son coeur
dans sa poitrine.
Quel est alors le premier, quel est le dernier que tu
abats, Patrocle, dès l'instant où les dieux t'appellent à la
mort! Adraste, d'abord, Autonoos, Echècle; — puis
Périme, le fils de Mégas, Epistôr, et Mélanippe; — et plus
tard Elase, Moulios, Pylartès. Tous ceux-là, il les tue; les
autres ne songent qu'à fuir.
Alors les fils des Achéens eussent emporté Troie aux
hautes portes par le bras de Patrocle, tant il chargeait,
devant et autour de lui, d'une lance furieuse, si Phoebos
Apollon n'avait été là, sur le bon rempart, méditant sa
perte et prêt à aider les Troyens. Trois fois, Patrocle
attaque un saillant du haut rempart : trois fois Apollon le
repousse, en portant un coup droit, de ses mains
immortelles, à son écu resplendissant. Une quatrième fois
encore, il bondit, pareil à un dieu; mais Apollon alors le
gourmande d'une voix terrible et lui dit ces mots ailés :
« Arrière, divin Patrocle! Le destin ne veut pas qu'elle
soit prise par ta lance, la ville des Troyens altiers — pas
plus que par celle d'Achille, pourtant bien plus brave que
toi. »
Iliade, XVI, 710-748 345
Il dit, et Patrocle rompt bien loin en arrière, évitant la
colère de l'Archer Apollon.
Hector, aux portes Scées, retient cependant ses cour-
siers aux sabots massifs. Il se demande s'il va, pour
combattre, les ramener dans la mêlée ou s'il criera à ses
gens de se rallier derrière les murs. Tandis qu'il y songe,
Phoebos Apollon s'approche de lui. Il a pris les traits d'un
mortel robuste et fort, Asios, l'oncle maternel d'Hector
dompteur de cavales, le frère d'Hécube et le fils de
Dymas, qui habite en Phrygie sur les bords du Sangare.
C'est sous ses traits qu'Apollon, fils de Zeus, s'adresse à
Hector en ces termes :
« Hector, pourquoi suspendre la lutte? Tu n'en as,
d'ailleurs, pas le droit. Ah! que ne suis-je autant au-dessus
que je suis au-dessous de toi. Tu trouverais bientôt amer
de t'être esquivé du combat. Allons! mène droit sur
Patrocle tes coursiers aux sabots massifs : qui sait si tu ne
triompheras pas et si Apollon ne t'octroiera pas la gloire? »
Ainsi dit le dieu, et, tandis qu'il retourne au labeur
guerrier, l'illustre Hector ordonne au brave Cébrion de
fouetter ses chevaux pour marcher au combat. Apollon
cependant a plongé dans la foule et provoqué parmi les
Argiens un tumulte funeste, pour octroyer la gloire aux
Troyens, à Hector. Hector laisse donc là les autres
Danaens, sans en tuer un seul : c'est droit sur Patrocle
qu'il mène ses coursiers aux sabots massifs, Patrocle, de
son côté, saute de son char à terre; il a sa pique à la main
gauche; de l'autre, il prend une pierre, luisante, rugueuse,
qui remplit bien sa main; il la lance de toutes ses forces,
sans s'en laisser bien longtemps imposer par le héros, et
son trait ne reste pas vain; il atteint le cocher d'Hector,
Cébrion, bâtard de l'illustre Priam, qui tient les rênes du
char. La pierre aiguë le frappe au front; elle broie les deux
sourcils; l'os ne l'arrête pas; les yeux tombent à terre,
dans la poussière, aux pieds de Cébrion. Il choit, comme
un plongeur, du char ouvragé; la vie abandonne ses os. Et,
railleur, tu lui dis, Patrocle, bon meneur de chars :
Ah! qu'il est souple, celui-là! quelle aisance dans ses
sauts! S'il se trouvait un jour sur la mer poissonneuse, ce
chercheur d'huîtres-là nourrirait bien des gens, en sautant
346 Iliade, XVI, 748-784
ainsi du haut d'une nef, même par gros temps, à voir
l'aisance avec laquelle il saute d'un char dans la plaine. Il
est vraiment de bons sauteurs chez les Troyens! »
Il dit et se dirige vers le héros Cébrion, d'un bond pareil
à celui du lion, qui, à l'instant où il fonce contre une
étable, est blessé à la poitrine et que sa vaillance aura ainsi
perdu. C'est de même, Patrocle, que tu sautes, toi,
ardemment sur Cébrion. Hector, de son côté, saute de son
char à terre. Tous deux maintenant luttent autour de
Cébrion. On dirait deux lions en train de lutter, au
sommet d'un mont, pour une biche tuée, également
avides et pleins de superbe; ainsi, pour Cébrion, deux
maîtres au combat, Patrocle, fils de Ménoetios, et l'illustre
Hector, brûlent de s'entailler mutuellement la chair d'un
bronze implacable. Hector a saisi la tête, et il ne la lâche
pas; Patrocle tient un pied. Les autres, Troyens et
Danaens, engagent la mêlée brutale.
Comme l'Euros et le Notos s'appliquent à l'envi, dans
les gorges d'une montagne, à ébranler une épaisse forêt,
chênes, frênes, cornouillers aux longs fûts, qui projettent
alors leurs longs rameaux les uns contre les autres, dans
un fracas prodigieux, où se distingue le bruit sec des
branches brisées; ainsi Troyens et Achéens se ruent les
uns contre les autres, cherchant à se déchirer, sans
qu'aucun des deux partis songe à la hideuse déroute.
Autour de Cébrion, par centaines, des piques aiguës
viennent se planter au but, ainsi que des flèches ailées,
jaillies de la corde d'un arc; de grosses pierres par
centaines vont heurter les boucliers de tous les hommes
qui luttent autour de lui — tandis que lui-même, dans un
tournoiement de poussière, est là, son long corps allongé à
terre, oublieux des chars à jamais !
Tant que le soleil, dans sa course, occupe le centre du
ciel, les traits des deux côtés portent et les hommes
tombent. Mais voici le soleil qui approche de l'heure où
l'on délie les boeufs. A ce moment les Achéens remportent
un avantage merveilleux : ils dérobent le héros Cébrion
sous les traits, les menaces des Troyens; ils lui détachent
ses armes des épaules, tandis que Patrocle se jette
férocement sur les Troyens. Trois fois il s'élance, émule
Iliade, XVI, 784-821 347
de l'ardent Arès, en poussant des cris effroyables : trois
fois il tue neuf hommes. Une quatrième fois encore, il
bondit, pareil à un dieu. Mais, à ce moment, se lève pour
toi, Patrocle, le terme même de ta vie. Phoebos vient à toi,
à travers la mêlée brutale. Il vient, terrible — et Patrocle
ne le voit pas venir à travers le tumulte, car Apollon
marche vers lui, couvert d'une épaisse vapeur. Il s'arrête
derrière Patrocle; il lui frappe le dos, les larges épaules, du
plat de la main. Les yeux aussitôt lui chavirent. Phoebos
Apollon fait choir alors son casque de sa tête. Le casque au
long cimier, sous les pieds des chevaux, roule avec fracas;
le panache se souille de poussière et de sang. Eût-il été
admis naguère que ce casque à crins de cheval fût jamais
souillé de poussière? C'était d'un héros divin, c'était
d'Achille alors qu'il protégeait la tête et le front char-
mants. Mais aujourd'hui Zeus l'octroie à Hector, afin qu'il
le porte sur son propre front, à l'heure où sa perte est
proche. La longue pique de Patrocle se brise toute dans
ses mains, la lourde et grande et forte pique, coiffée de
bronze. Son haut bouclier, son baudrier même, de ses
épaules tombent à terre. Sire Apollon, fils de Zeus, lui
détache sa cuirasse. Un vertige prend sa raison; ses
glorieux membres sont rompus ; il s'arrête, saisi de
stupeur. Par-derrière alors, dans le dos, entre les épaules,
un Dardanien vient le frapper, à bout portant, d'un bronze
aigu. C'est Euphorbe, fils de Panthoos, qui dépasse tous
ceux de son âge au lancer de la javeline, à la conduite des
chars, à la course à pied. Il a déjà jeté vingt guerriers à bas
de leur char, la première fois où il est venu avec son
attelage s'instruire à la bataille. C'est lui qui, le premier,
lance un trait sur toi, Patrocle, bon meneur de chars. Mais
il ne t'abat pas. Il s'enfuit en courant et se perd dans la
foule, dès qu'il t'a du corps arraché la pique de frêne. Il ne
tient pas devant Patrocle, même désarmé, en plein
carnage. Et Patrocle, dompté par le coup du dieu et par la
javeline, se replie sur le groupe des siens, pour se dérober
au trépas.
Mais Hector aperçoit Patrocle magnanime reculant,
blessé par le bronze aigu. Il s'approche à travers les rangs;
avec sa pique, il le frappe au bas-ventre et pousse le
348 Iliade, XVI, 821-856
bronze à fond. Patrocle tombe avec fracas, pour le grand
deuil de l'armée achéenne. On voit parfois un lion venir à
bout en combattant d'un sanglier infatigable; tous deux,
pleins de superbe, à la cime d'un mont, sont là à batailler
pour une mince source, où chacun prétend boire, et le lion
finit par dompter sous sa force le sanglier haletant. Ainsi
le vaillant fils de Ménoetios, après tant de guerriers par lui
abattus, se voit à son tour enlever la vie par un coup à
bout portant d'Hector, fils de Priam; et Hector triom-
phant, lui dit ces mots ailés :
« Ah ! Patrocle, tu croyais sans doute que tu allais

emporter notre ville, ravir aux femmes troyennes le jour


de la liberté et les emmener sur tes nefs aux rives de ta
patrie. Pauvre sot ! pour les sauver, voici les chevaux
rapides d'Hector qui allongent l'allure, afin qu'il puisse se
battre. Moi aussi, j'excelle à la lance parmi les Troyens
belliqueux, de qui je cherche à écarter le jour fatal. C'est
toi qu'ici mangeront les vautours. Malheureux! pour
brave qu'il soit, Achille ne t'aura guère servi; lui qui, sans
doute, quand tu partais sans lui, instamment te recom-
mandait : « Ne reviens pas, je te prie, aux nefs creuses,
Patrocle, bon meneur de cavales, avant d'avoir autour de
sa poitrine déchiré la cotte sanglante d'Hector meurtrier. »
Voilà ce qu'il te disait, et toi, pauvre sot, tu l'as cru! »
D'une voix défaillante, tu réponds, Patrocle, bon
meneurs de chars :
Hector, il est trop tôt pour triompher si fort. Qui
donc t'a donné la victoire? Zeus le Cronide et Apollon. Ils
m'ont dompté sans peine : ils ont eux-mêmes détaché mes
armes de mes épaules. Eussé-je devant moi trouvé vingt
hommes de ton genre, que tous eussent péri sur place,
domptés par ma javeline. C'est le sort funeste, c'est le fils
de Létô, qui m'ont abattu, et, parmi les hommes,
Euphorbe. Tu n'es venu qu'en troisième, pour me
dépouiller. Mais j'ai encore quelque chose à te dire; mets-
le-toi bien en tête. Tu ne vivras pas bien longtemps non
plus. Déjà, à tes côtés, voici la mort et l'impérieux destin,
qui veut te voir dompté sous le bras d'Achille, l'Eacide
sans reproche. »
Il dit; la mort, qui tout achève, déjà l'enveloppe. L'âme
Iliade, XVI, 856-867 349
quitte ses membres et s'en va, en volant, chez Hadès,
pleurant sur son destin, quittant la force et la jeunesse. Il
est déjà mort, quand l'illustre Hector lui dit :
« Patrocle, pourquoi me prédis-tu le gouffre de la
mort? Qui sait si ce n'est pas Achille, fils de Thétis aux
beaux cheveux, qui, frappé par ma lance, perdra le
premier la vie?
Cela dit, de la plaie ouverte il retire la pique de bronze,
en mettant le pied sur le corps, dont il pousse le dos au
sol, avant de dégager sa pique. Puis, sans retard, pique au
poing, il va vers Automédon, l'écuyer pareil aux dieux de
l'Eacide aux pieds rapides : il voudrait tant le frapper!
Mais déjà ses chevaux rapides emportent Automédon, ses
chevaux immortels, splendides présents des dieux à Pélée.
CHANT XVII

Cependant le fils d'Atrée, Ménélas chéri d'Arès, n'est


pas sans avoir vu Patrocle succomber sous les Troyens
dans le carnage. Il s'en vient à travers les champions hors
des lignes, casqué du bronze flamboyant, et se poste à ses
côtés pour le défendre. Comme aux côtés d'une génisse
fait sa mère gémissante — mère pour la première fois,
hier encore ignorant l'enfantement — ainsi aux côtés de
Patrocle se poste le blond Ménélas. Il tient sa lance en
avant, ainsi que son écu rond; il brûle de tuer qui
l'affrontera. Mais le fils de Panthoos à la bonne lance ne
reste pas non plus indifférent à la chute de Patrocle sans
reproche. Il s'approche et dit à Ménélas chéri d'Arès :
« Fils d'Atrée, divin Ménélas, commandeur de guer-
riers, va, recule, abandonne ce mort, laisse là ses
dépouilles sanglantes. Aucun des Troyens, aucun de leurs
illustres alliés n'a frappé avant moi Patrocle de sa lance
dans la mêlée brutale. Laisse-moi dès lors remporter une
noble gloire parmi les Troyens, si tu ne veux que je te
frappe et te prenne la douce vie.
Lors le blond Ménélas violemment s'irrite et dit :
« Ah! Zeus Père! il ne convient pas de se vanter avec
excès. Panthère, lion, sanglier féroce — dont le coeur en la
poitrine est plus qu'un autre enivré de sa force — nul n'a
fougue pareille à celle qui anime les fils de Panthoos à la
bonne lance. Et pourtant le puissant Hypérénor, le
dompteur de cavales, n'a pas joui de sa jeunesse, du jour
352 Iliade, XVII, 25-62
qu'il m'a insulté, qu'il m'a tenu tête, qu'il a cru que j'étais
le plus piètre guerrier de tous les Danaens. Je ne sache pas
qu'il soit revenu chez lui sur ses pieds, pour la joie de sa
femme et de ses chers parents. Toi donc aussi, je briserai
ta fougue, si tu m'oses affronter. Mais bien plutôt, je
t'engage à reculer et, au lieu de m'affronter, à t'en
retourner dans la masse. Crains qu'auparavant il ne
t'arrive malheur : le plus sot s'instruit par l'événement. »
Il dit; mais l'autre n'en croit rien et en réponse
dit :
Eh bien! c'est le moment, divin Ménélas : oui, tu
vas payer pour le frère que tu m'as tué et sur qui tu
chantes victoire. Tu as voué son épouse au veuvage au
fond de sa chambre neuve, et ses parents à des sanglots et
à un deuil abominables. Aux sanglots de ces malheureux
j'apporterai peut-être un terme en allant déposer ta tête
avec tes armes aux mains de Panthoos et de la divine
Phrontis. Allons ! je ne veux pas attendre davantage pour
tenter le combat et le terminer sans conteste par la victoire
ou par la fuite. »
Il dit et l'atteint à son bouclier bien rond. Mais le
bronze ne le fend pas; c'est la pointe qui se rebrousse au
contraire sur le puissant bouclier. A son tour, Ménélas
l'Atride s'élance, le bronze à la main, en invoquant Zeus
Père; et, tandis qu'Euphorbe recule, il le pique au bas de
la gorge et appuie le coup, s'assurant en sa lourde main.
La pointe va, tout droit, à travers le cou délicat. L'homme
tombe avec fracas, et ses armes sonnent sur lui. Le sang
trempe ses cheveux tout pareils à ceux des Grâces, ses
boucles, qu'enserrent et l'or et l'argent. On voit parfois un
homme nourrir un plant d'olivier magnifique, dans un
lieu solitaire, un beau plant plein de sève, arrosé d'une eau
abondante, vibrant à tous les vents, qu'ils soufflent d'ici
ou de là, et tout couvert de blanches fleurs. Mais un vent
vient soudain en puissante rafale, qui l'arrache à la terre
où plonge sa racine et l'étend sur le sol. Tel apparaît le fils
de Panthoos, Euphorbe à la bonne lance, que Ménélas
l'Atride vient de tuer et qu'il dépouille de ses armes.
Comme on voit un lion nourri dans les montagnes et
sûr de sa force, au milieu d'un troupeau qui paît, ravir la
Iliade, XVII, 62-99 353
vache la plus belle, et, la prenant dans ses crocs puissants,
lui broyer d'abord le col, pour la déchirer ensuite et lui
humer le sang et les entrailles, tandis qu'autour de lui,
chiens et bergers vont poussant de grands cris, mais
restent à distance et se refusent à l'affronter — une peur
livide les tient — tout de même, personne parmi les
combattants ne se sent le courage d'affronter le glorieux
Ménélas. L'Atride eût donc alors emporté sans peine les
armes illustres du fils de Panthoos, si Phœbos Apollon de
lui n'eût pris ombrage et n'eût fait contre lui se lever
Hector, l'émule de l'ardent Arès. Sous l'aspect d'un
homme, Mentès, chef des Cicones, il prend donc la parole
et dit ces mots ailés :
« Hector, tu es là à courir, à poursuivre un gibier que tu
ne peux atteindre. Les chevaux du brave Eacide !... Le
malheur est qu'ils sont malaisés à dresser aussi bien qu'à
conduire, pour de simples mortels, à l'exception d'Achille,
qui est fils d'Immortelle. Et cependant Ménélas, le
belliqueux fils d'Atrée, dans sa garde autour de Patrocle,
vient de tuer le plus brave des Troyens, Euphorbe, fils de
Panthoos, mettant ainsi un terme à sa valeur ardente. »
Cela dit, le dieu retourne au labeur guerrier. Une
douleur atroce étreint Hector dans ses noires entrailles. Il
promène son regard de tous les côtés sur le front, et
aussitôt il les voit, l'un arrachant à l'autre ses armes
illustres, l'autre gisant à terre. Le sang ruisselle par la
blessure ouverte. Il s'en vient à travers les champions hors
des lignes, casqué du bronze flamboyant, poussant des cris
aigus, tout pareil à la flamme d'Héphaestos, que rien
n'éteint. Le fils d'Atrée n'est pas sans entendre ces cris
aigus. Lors il s'irrite et dit à son cœur magnanime :
« Ah! misère ! si je laisse ces belles armes, et Patrocle —
Patrocle, qui est là, étendu pour ma cause — j'ai peur que
les Danaens qui verront cela ne le prennent mal. Mais, si
je m'en vais, seul, combattre, pour l'honneur, Hector et
les Troyens, je crains d'être entouré, tout seul, par une
foule : c'est l'armée troyenne entière qu'amène ici Hector
au casque étincelant... Mais qu'a besoin mon cœur de
disputer ainsi? Quand un homme prétend, en dépit du
Ciel, lutter contre un guerrier que favorise un dieu, il ne
354 Iliade, XVII, 99-134
faut pas longtemps pour qu'un grand malheur dévale sur
lui. Nul des Danaens ne prendra mal la chose, s'il me voit
céder la place à Hector, alors qu'Hector combat par le
vouloir des dieux. Si du moins j'entendais quelque part le
cri de guerre du brave Ajax, nous marcherions tous deux,
rappelant notre ardeur guerrière, en dépit même du
destin; peut-être alors pourrions-nous tirer le cadavre
pour Achille, fils de Pélée. Au milieu de nos maux, ce
serait encore le mieux. »
Mais, tandis qu'en son âme et son coeur, il remue ces
pensées, la ligne troyenne est en marche. Hector la
conduit. Lors Ménélas recule et laisse là le corps, tout en
tournant la tête. On dirait un lion à crinière qu'hommes et
chiens chassent hors de l'étable avec des piques et des cris;
son coeur vaillant se glace au fond de lui, et il s'éloigne à
regret de la cour. C'est ainsi que de Patrocle s'éloigne le
divin Ménélas. Il ne s'arrête et ne fait volte-face qu'une
fois rejoint le groupe des siens. Ses yeux inquiets
cherchent le grand Ajax, le fils de Télamon; et bientôt il
l'aperçoit à l'extrême gauche du front, rassurant les siens
et les stimulant au combat, car Phoebos Apollon a jeté
dans leurs rangs une folle panique. Il court à lui, le rejoint
vite et lui dit :
« Ajax, par ici! doux ami. Faisons effort pour le corps
de Patrocle. Voyons si nous pourrons l'apporter à Achille
— sans ses armes, puisque ses armes sont aux mains
d'Hector au casque étincelant. »
Il dit, et il émeut le coeur du brave Ajax. Ajax part, à
travers les champions hors des lignes, avec le blond
Ménélas. Hector cependant, dès qu'il a dépouillé de ses
armes illustres le corps de Patrocle, cherche à le tirer; il
veut lui séparer la tête des épaules avec le bronze aigu
et, après l'avoir traîné sur le sol, le livrer aux chiens de
Troie. Mais voici que s'approche Ajax, portant son
bouclier semblable à une tour. Hector alors recule, pour
rejoindre la masse des siens, et saute sur son char. Les
belles armes, il les donne à des Troyens, qui les porteront
vers la ville, où elles lui seront sujet de grande gloire. Ajax,
lui, de son large écu couvre le fils de Ménoetios. Il se tient
là, pareil à un lion protégeant ses lionceaux — il s'est
Iliade, XVII, 134-168 355
rencontré avec des chasseurs, alors qu'il menait ses petits
aux bois, et, enivré de sa force, il abaisse sur ses yeux —
les couvrant entièrement — toute la peau de son front. Tel
s'est dressé Ajax aux côtés du héros Patrocle. Près de lui se
tient l'Atride, Ménélas chéri d'Arès, qui sent dans sa
poitrine grandir un deuil immense.
Mais Glaucos, fils d'Hippoloque et chef des Lyciens,
lève sur Hector un oeil sombre et le tance en un dur
langage :
Hector, tu as magnifique apparence, mais tu es
beaucoup moins apte, je le vois, à la bataille. Vraiment ta
noble gloire ne repose sur rien, si tu n'es qu'un fuyard.
Avise maintenant à sauver ton pays et ta ville, tout seul,
avec les hommes nés à Ilion. Pas un Lycien n'ira, pour ta
cité, se battre avec les Danaens, puisque, je le vois trop, on
ne gagne pas de reconnaissance à se battre avec l'ennemi,
obstinément, sans trêve. Et comment, malheureux! sau-
rais-tu ramener dans tes lignes un guerrier ordinaire,
quand tu as laissé Sarpédon, ton hôte et ami, devenir la
proie, le butin des Argiens? — Sarpédon qui, vivant, vous
avait tant servis, toi et ta cité; et, aujourd'hui, tu n'as pas
le coeur de le défendre des chiens! Aussi, dès cette heure,
s'il est des Lyciens qui veuillent bien m'en croire et s'en
retourner chez nous, c'est le gouffre de la mort qui,
clairement, s'ouvre pour Troie. Ah! si chez les Troyens il
y avait en ce moment cette ardeur prête à toutes les
audaces, cette ardeur intrépide qui pénètre les hommes,
quand c'est pour leur patrie qu'ils peinent et qu'ils luttent
avec des ennemis, nous aurions vite fait de tirer Patrocle
derrière les remparts d'Ilion; et alors, une fois le corps de
Patrocle entré dans la grand-ville de sire Priam et tiré hors
de la bataille, les Argiens à leur tour auraient vite fait de
nous rendre les belles armes de Sarpédon, et nous le
ramènerions lui-même derrière les remparts d'Ilion; tant
est puissant celui dont l'écuyer vient d'être tué et qui est
de beaucoup le plus brave à bord des nefs argiennes, avec
ses écuyers experts au corps à corps. Mais toi, tu n'oses
pas affronter Ajax au grand coeur, en le regardant dans les
yeux en pleine huée ennemie, ni le combattre face à face,
parce qu'il est plus fort que toi. »
356 Iliade, XVII, 169-202
Hector au casque étincelant sur Glaucos à son tour lève
un oeil sombre et dit :
Glaucos, pourquoi, étant ce que tu es, parler si
insolemment? Doux ami! je te croyais, pour le sens, bien
au-dessus de tous les habitants de la Lycie plantureuse.
Mais, cette fois, je te dénie entièrement le sens, à
t'entendre parler ainsi. Tu dis que je ne tiens pas devant le
gigantesque Ajax : ce n'est pas que je craigne ni la bataille
ni le fracas des chars. Non, mais le vouloir de Zeus porte-
égide toujours est le plus fort; c'est lui qui met le vaillant
même en fuite et lui arrache la victoire, sans effort,
comme d'autres fois il le pousse lui-même au combat.
Allons ! viens, doux ami, mets-toi près de moi, regarde-
moi à l'oeuvre, et tu verras si je dois être lâche la journée
tout entière, ainsi que tu le dis, ou si je saurai repousser
tout Danaen, si ardente soit sa valeur, pour avoir le corps
de Patrocle. »
Il dit, et, à grande voix, lance un appel aux Troyens :
« Troyens, et Lyciens, et Dardaniens experts au corps à
corps ! soyez des hommes, amis; rappelez-vous votre
valeur ardente, tandis que j'irai, moi, vêtir les belles armes
d'Achille sans reproche, dont j'ai dépouillé le puissant
Patrocle, après l'avoir tué. »
Cela dit, Hector au casque étincelant quitte le combat
cruel. Bien vite, en courant, il rejoint ceux des siens — ils
ne sont pas loin, et il les suit d'un pas rapide — qui
portent vers la ville les armes illustres du fils de Pélée. Il
s'arrête à l'écart du combat, source de pleurs, et il change
d'armes. Les siennes, il les donne aux Troyens belliqueux,
pour qu'ils les portent dans la sainte Ilion; en échange, il
revêt les armes immortelles d'Achille, le fils de Pélée, que
les dieux, issus de Ciel, ont jadis données à son père.
Celui-ci était déjà vieux quand il les avait remises à son
fils; mais le fils, lui, ne devait pas vieillir sous l'armure
paternelle.
Quand Zeus, l'assembleur de nuées, voit de loin Hector
s'armer avec les armes du divin Péléide, il secoue la tête et
dit à son coeur :
<4 Ah! malheureux! la mort ne t'obsède guère, qui est
pourtant si près de toi. Tu vêts les armes divines d'un
Iliade, XVII, 203-239 357
héros devant qui tous frissonnent. Tu lui as tué son bon et
fort ami, et à celui-ci tu as pris ses armes — vilainement
— sur son chef et sur ses épaules. Pour l'instant,
néanmoins, je te veux mettre en main un splendide
triomphe. Il compensera le sort qui t'attend, puisque
Andromaque n'aura pas à recevoir de toi, revenant du
combat, les armes illustres du fils de Pélée. »
Il dit, et de ses sourcils sombres le fils de Cronos fait
oui. Il adapte les armes à la taille d'Hector. Arès entre en
lui, terrible, furieux; ses membres, à fond, s'emplissent de
vaillance et de force. Il se dirige vers ses illustres alliés en
poussant de grands cris et apparaît aux yeux de tous
brillant de l'éclat des armes du Péléide magnanime. Il va
de l'un à l'autre, stimulant d'un mot chaque homme tour
à tour, Mesthlès, Glaucos, Médon et Thersiloque, — Asté-
ropée, Deisénor, et Hippothoos, — Phorcys et Chromios,
et Ennome, interprète de présages. Et, pour les stimuler, il
leur dit ces mots ailés :
« Écoutez-moi, tribus si diverses de nos alliés et voisins!
Je ne cherchais pas le nombre — et je n'en avais pas
besoin — quand je vous ai tous appelés ici, loin de vos
cités. Il s'agissait seulement de défendre de tout coeur les
épouses des Troyens avec leurs jeunes enfants contre
l'Achéen belliqueux. C'est dans cette pensée que j'épuise
sans cesse notre peuple en dons comme en vivres, et que
j'exalte votre courage à tous. Donc que chacun ici fasse
front contre l'ennemi, puis périsse ou se sauve : c'est la loi
des rendez-vous guerriers. Patrocle n'est plus qu'un mort :
à qui néanmoins saura le tirer jusqu'aux rangs des
Troyens dompteurs de cavales, à qui fera plier Ajax,
j'attribuerai une moitié de ses dépouilles, ne gardant que
l'autre pour moi; et la gloire sera la même pour lui et pour
moi. »
Il dit; tous font pesée sur les Danaens, en marchant
droit contre eux, les piques levées. Leur coeur a bon espoir
d'arracher le corps à Ajax, fils de Télamon. — Pauvres
sots! à plus d'un, sur ce corps, au contraire il perdra la
vie! — Ajax alors s'adresse à Ménélas au puissant cri de
guerre :
« Doux ami, divin Ménélas, je ne compte plus que nous
358 Iliade, XVII, 239-272
sortions jamais l'un ni l'autre de ce combat. J'ai grand-
peur, moins pour le corps de Patrocle qui rassasiera
bientôt les chiens et les oiseaux de Troie, que pour ma
propre tête; j'ai grand-peur qu'il ne lui arrive malheur —
et à la tienne aussi — quand je vois cette nuée guerrière,
Hector, tout envelopper, et quand clairement devant nous
s'ouvre le gouffre de la mort. Mais, allons ! fais appel aux
plus braves des Danaens : l'un d'eux nous entendra peut-
être. »
Il dit, et Ménélas au puissant cri de guerre n'a garde de
dire non. D'une voix éclatante, capable de porter parmi les
Danaens, il clame :
Amis, guides et chefs des Argiens, vous tous qui, aux
côtés des Atrides, Agamemnon et Ménélas, buvez le vin
public et commandez chacun aux vôtres, vous que Zeus
fait suivre d'honneur et de gloire, il ne m'est pas aisé de
reconnaître aujourd'hui chaque nef — tant flambe la lutte
guerrière — mais qu'ils viennent tous d'eux-mêmes, et
que leurs coeurs se révoltent à l'idée de Patrocle devenu
une fête pour les chiens de Troie! »
Il dit, et le rapide Ajax, le fils d'Oïlée, nettement perçoit
l'appel. Il vient le tout premier affronter l'ennemi, en
courant à travers le carnage. Après lui vient Idoménée,
puis le suivant d'Idoménée, Mérion, l'émule d'Enyale
meurtrier. Qui pourrait en son esprit trouver les noms des
autres, de tous les Achéens qui viennent derrière eux
ranimer le combat!
Les Troyens chargent, en masse. Hector est à leur tête.
A la bouche d'un fleuve nourri des eaux du ciel, la vaste
houle gronde en heurtant le courant et les falaises du
rivage crient sous le flot qui déferle sur elles. Pareille est
la clameur des Troyens en marche. Les Achéens, eux, se
dressent autour du fils de Ménoetios; tous n'ont qu'un
même coeur; ils se font un rempart de leurs écus de
bronze; autour de leurs casques brillants le Cronide
répand une épaisse vapeur. Aussi bien n'avait-il point de
haine contre le fils de Ménoetios naguère, quand, encore
vivant, il était l'écuyer du petit-fils d'Eaque. Il répugne à
l'idée qu'il puisse être une proie livrée aux chiens de
Iliade, XVII, 273-308 359
l'ennemi troyen. C'est pourquoi il excite les siens à le
défendre.
Les Troyens repoussent d'abord les Achéens aux yeux
vifs, qui laissent le mort, pris de peur; mais les bouillants
Troyens, quelque envie qu'ils en aient, n'abattent aucun
d'eux sous leurs lances : ils tirent seulement le mort. Les
Achéens pourtant ne doivent pas en rester loin long-
temps. Vite, Ajax leur fait faire volte-face, Ajax, que sa
beauté ainsi que ses exploits mettent au-dessus de tous les
Danaens, après le Péléide sans reproche. Il charge à
travers les champions hors des lignes, droit devant lui,
pareil, en sa vaillance, au sanglier qui, sur les monts,
lorsqu'il fait volte-face, n'a pas de peine à mettre en fuite
les chiens et les gars robustes, à travers les vallons boisés.
Ainsi le fils du noble Télamon, l'illustre Ajax, venant à
eux, n'a pas de peine à disperser les bataillons des Troyens
qui ont entouré Patrocle et prétendent orgueilleusement le
tirer vers leur cité et remporter pour eux la gloire.
L'illustre fils de Lèthe le Pélasge, Hippothoos, tire alors
le corps par un pied à travers la mêlée brutale : il vient de
lui passer une courroie aux tendons de la cheville. Il
voudrait plaire à Hector, aux Troyens. Le malheur est vite
sur lui, et personne de lui ne l'écarte, quelque désir que
tous en aient. Le fils de Télamon bondit au travers de la
presse et le frappe à bout portant, en traversant son casque
aux couvre-joues de bronze. Le casque à l'épaisse crinière
se brise autour de la lance pointue, sous le choc de
l'énorme pique et de la forte main, et, le long de la douille,
la cervelle sanglante jaillit de la blessure. L'homme est
cloué sur place, sa fougue brisée; ses bras laissent choir à
terre le pied de Patrocle au grand coeur, et il tombe près
du héros, front en avant, sur le cadavre, loin de Larisse
plantureuse; il n'aura pas à ses parents payé le prix de
leurs soins; sa vie aura été brève : le magnanime Ajax l'a
dompté sous sa lance!
Mais Hector à son tour lance sur Ajax sa pique
brillante. L'autre voit venir le coup; il évite de peu la
javeline en bronze, et c'est Schédios, le fils du magnanime
Iphite, de beaucoup le plus brave des Phocidiens, qui
habite l'illustre Panopée et y règne sur d'innombrables
360 Iliade, XVII, 308-340
sujets, qu'Hector atteint au-dessous du milieu de la
clavicule; l'extrémité de la pointe de bronze traverse et
ressort en bas de l'épaule. L'homme tombe avec fracas et
ses armes sonnent sur lui.
Ajax s'en prend alors à Phorcys, le brave fils de
Phénops, qui est venu couvrir Hippothoos; il l'atteint en
plein ventre. Le bronze déchire le plastron de la cuirasse
et va plonger dans les entrailles. L'homme choit dans la
poussière, agrippant le sol de ses mains. Les champions
hors des lignes reculent, et, avec eux, l'illustre Hector. Les
Argiens alors poussent un grand cri et tirent les morts,
Phorcys et Hippothoos, dont ils détachent les armes des
épaules.
Alors les Troyens, à leur tour, sous la poussée des
Achéens chéris d'Arès, seraient remontés jusqu'à Ilion, en
cédant à la lâcheté, tandis que les Argiens auraient conquis
la gloire, au-delà même du sort voulu de Zeus, par leur
force et par leur vigueur, si Apollon en personne n'était à
ce moment venu stimuler Enée, sous les traits de
Périphas, le héraut, fils d'Epyte, qui vieillissait auprès de
son vieux père dans ses fonctions de héraut, n'ayant au
coeur qu'amicales pensées. C'est sous ses traits qu'Apol-
lon, fils de Zeus, s'adresse à Enée en ces termes :
Enée, comment feriez-vous donc, si le Ciel était contre
vous, pour sauver la haute Ilion? J'en ai vu d'autres
pourtant sauver leur ville, en s'assurant seulement en leur
force, en leur vigueur, en leur vaillance — en leur nombre
aussi, bien qu'ils eussent un peuple beaucoup moins
nombreux. Or, aujourd'hui, Zeus préfère de beaucoup
nous voir vainqueurs, plutôt que les Danaens; et c'est
vous qui follement tremblez au lieu de lutter! »
Il dit; Enée le regarde en face et il reconnaît l'Archer
Apollon. Il pousse alors un grand cri et dit à Hector :
« Hector, et vous tous, chefs troyens et alliés, voilà bien
cette fois pour nous la honte suprême, si, sous la poussée
des Achéens chéris d'Arès, nous remontons vers Ilion, en
cédant à la lâcheté. Nous ne le ferons pas : un dieu vient à
l'instant de s'approcher de moi pour me dire que Zeus, le
maître suprême, demeure notre allié au combat. Mar-
chons donc droit aux Danaens, et ne les laissons pas
Iliade, XVII, 341-375 361
rapporter Patrocle mort bien tranquillement jusqu'aux
nefs.
Il dit, et, d'un bond, se place au-delà des champions
hors des lignes. Les autres alors se retournent et font face
aux Achéens. A ce moment, de sa lance, Enée frappe
Léiocrite, fils d'Arisbas, le vaillant compagnon de
Lycomède. Sa chute émeut de pitié Lycomède chéri d'Arès. Il
vient se placer près du mort et lance sa pique brillante.
Elle atteint Apisaon, fils d'Hippase, pasteur d'hommes,
sous le diaphragme, au foie, et sur l'heure rompt les
genoux du héros venu de la Péonie fertile, le premier au
combat après Astéropée.
Sa chute émeut de pitié le valeureux Astéropée. Il
fonce, lui aussi, avec entrain contre les Danaens. Mais il
est trop tard : debout autour de Patrocle, ils ont de leurs
boucliers fait un rempart continu, et croisé leurs lances.
Ajax va à tous, tour à tour, et leur prodigue ses instances :
qu'aucun, ordonne-t-il, ne recule derrière le mort; qu'au-
cun n'aille non plus, pour se distinguer, combattre en se
portant bien en avant des autres Achéens; qu'ils restent,
tous, autour du mort et ne se battent que de près. Voilà ce
que commande le gigantesque Ajax. Et la terre est
trempée de sang rouge; et les morts tombent à côté les
uns des autres, aussi bien parmi les Troyens et leurs
puissants alliés que parmi les Danaens. Ceux-ci non plus
ne se battent pas sans perdre de sang; leurs pertes
pourtant sont beaucoup moins grandes : c'est qu'ils
n'oublient pas de rester toujours groupés, pour éloigner les
uns des autres le gouffre de la mort.
C'est ainsi qu'ils combattent, tout pareils à la flamme,
et l'on ne pourrait dire si le soleil, la lune existent encore.
Une brume recouvre sur le champ de bataille tous les
preux qui entourent le fils de Ménoetios mort. Les autres
Troyens, les autres Achéens aux bonnes jambières com-
battent sans obstacle sous le ciel; la clarté aiguë du soleil
se déploie au-dessus d'eux; aucun nuage ne se montre sur
toute la terre ni sur les montagnes. Ils se battent, avec des
pauses, et ils cherchent à éviter les traits les uns des autres,
les traits sources de sanglots, en se maintenant à grande
distance. Mais ceux qui sont au centre souffrent durement
362 Iliade, XVII, 376-412
de la brume et du combat; les plus braves sont meurtris
par le bronze impitoyable. Il est pourtant deux hommes,
deux guerriers glorieux, Thrasymède et Antiloque, qui
ignorent toujours que Patrocle sans reproche est mort, et
qui s'imaginent que, vivant, il se bat encore avec les
Troyens aux premières lignes. Pleins du seul souci
d'épargner aux leurs la mort ou la panique, ils combattent
à part, comme ils en ont reçu l'ordre de Nestor, lorsqu'il
les a poussés des nefs noires au combat.
Pour les autres, la journée entière, c'est un conflit
terrible, une lutte douloureuse; la fatigue et la sueur,
obstinément, sans répit, souillent les genoux, les jambes
et, plus bas, les pieds, — voire les bras, les yeux de tous
ceux qui, des deux côtés, luttent autour du brave écuyer de
l'Eacide aux pieds rapides. On voit parfois un homme
donner à tendre à ses gens le cuir d'un grand taureau, tout
imprégné d'huile. Ils le prennent et s'écartent, en faisant
cercle pour le tendre. Aussitôt l'humidité sort; l'huile
pénètre d'autant mieux qu'il y a plus d'hommes à tirer, et
le cuir se distend en tout sens. C'est ainsi qu'en un étroit
espace les deux partis tirent le mort, de-ci de-là. Tous au
coeur ont bon espoir, les Troyens de le traîner jusqu'à
Troie, les Achéens jusqu'aux nefs creuses; et, tout autour
de lui, monte la mêlée farouche. Ni Arès, meneur de
guerriers, ni Athéné n'auraient, s'ils la venaient voir, la
moindre critique à en faire, quelque colère qui fût entrée
en eux : si dure est la lutte autour de Patrocle, dont Zeus
en ce jour serre le noeud sur les guerriers et les chevaux. Et
pourtant le divin Achille ne sait pas encore la mort de
Patrocle : le combat se livre trop loin des fines nefs, sous
les murs de Troie, et son coeur n'a jamais imaginé sa
mort; il croit qu'après s'être heurté aux portes, il va
retourner en arrière. Pas un instant il n'a songé que
Patrocle pourrait réduire la place sans lui — ni même avec
lui. Il l'a si souvent entendu dire à sa mère, quand, le
prenant à part, elle lui rapportait le dessein du grand
Zeus : jamais alors sa mère ne lui a dit le grand malheur
qui déjà est le sien — que le plus cher de ses amis est
mort.
Sans trêve, autour du mort, leurs lances aiguës à la
Iliade, XVII, 413-448 363
main, ils se heurtent et se massacrent obstinément. Et
chacun de dire parmi les Achéens à la cotte de bronze :
Amis, il serait peu glorieux de retourner aux nefs
creuses. Que sous nos pieds à tous plutôt s'ouvre la terre
noire! cela vaudrait cent fois mieux — et sur l'heure —
que d'abandonner ce corps aux Troyens dompteurs de
cavales, pour qu'ils le traînent vers la ville et qu'ils en
remportent la gloire. »
Et, du côté des Troyens magnanimes, chacun aussi de
dire :
Amis, quand même notre destin serait de succomber
aux côtés de cet homme, tous, d'un seul coup, que nul
n'aille pour cela renoncer à la bataille. »
C'est ainsi que chacun parle, stimulant la fougue de
tous. Mais, tandis qu'ils combattent et qu'un tumulte de
fer s'élève jusqu'au ciel d'airain à travers l'éther infini, les
chevaux de l'Eacide, à l'écart du combat, sont là qui
pleurent, depuis l'instant où ils ont vu leur cocher choir
dans la poudre sous le bras d'Hector meurtrier. Automé-
don, le vaillant fils de Diôrée, a beau les presser sans trêve,
en les touchant d'un fouet agile, leur parler sans trêve
aussi, d'une voix qui tantôt les caresse et tantôt les
menace : les deux chevaux se refusent aussi bien à rentrer
aux nefs, du côté du large Hellespont, qu'à marcher au
combat du côté des Achéens. Ils semblent une stèle qui
demeure immuable, une fois dressée sur la tombe d'une
femme ou d'un homme mort. Ils demeurent là, tout
aussi immobiles, avec le char splendide, la tête collée au
sol. Des larmes brûlantes coulent de leurs yeux à terre,
tandis qu'ils se lamentent dans le regret de leur cocher, et
elles vont souillant l'abondante crinière qui vient d'échap-
per au collier et retombe le long du joug des deux côtés.
Et, à les voir se lamenter ainsi, le Cronide les prend en
pitié, et, hochant la tête, il dit à son coeur :
Pauvres bêtes ! pourquoi vous ai-je donc données à sire
Pélée — un mortel ! — vous que ne touche ni l'âge ni la
mort ? Est-ce donc pour que vous ayez votre part des
douleurs avec les malheureux humains ? Rien n'est plus
misérable que l'homme, entre tous les êtres qui respirent
et qui marchent sur la terre. Du moins Hector le Priamide
364 Iliade, XVII, 448-484
ne vous mènera pas, ni vous ni votre char ouvragé; je ne le
tolérerai pas. Ne suffit-il pas qu'il ait déjà les armes et s'en
glorifie comme il fait. Pour vous, je vous mettrai aux
jarrets et au coeur une fougue qui vous fera ramener
Automédon sain et sauf de la bataille aux nefs creuses. Je
veux aux Troyens accorder encore la gloire de tuer,
jusqu'à ce qu'ils aient atteint les nefs aux bons gaillards,
que le soleil se soit couché, que soit venue l'ombre
sacrée. »
Il dit, et aux coursiers il insuffle une noble ardeur. Ils
secouent au sol la poudre de leurs crinières, et, vite,
emportent le char agile du côté des Troyens et des
Achéens. Porté par eux, Automédon combat, quelque
chagrin qu'il ait pour son ami; il s'élance avec ses
coursiers, comme un vautour sur des oies. Sans peine il se
soustrait au tumulte troyen, sans peine il fonce et poursuit
l'adversaire à travers la foule innombrable. Mais il ne tue
pas d'hommes, quand il se lance ainsi à la chasse de
l'ennemi. Il ne peut à la fois, sur le char sacré, attaquer
avec sa pique et tenir en main ses chevaux rapides. Enfin
un ami, de ses yeux, l'aperçoit, Alcimédon, fils de Laërcès
l'Hémonide. Il s'approche du char par-derrière et il dit à
Automédon :
« Automédon, qui des dieux t'a donc mis ce vain
dessein dans la poitrine et t'a dérobé ta raison, que tu
combattes ici contre les Troyens en première ligne, seul,
alors que ton ami vient d'être abattu et qu'Hector se
glorifie de porter, lui, sur ses épaules les armes de
l'Eacide ? »
Et Automédon, fils de Diôrée, alors lui répond :
Alcimédon, quel autre Achéen te vaut pour maintenir
dociles et fougueux à la fois des chevaux immortels ? — si
l'on excepte Patrocle, pour le conseil égal aux dieux,
lorsqu'il vivait; mais à cette heure la mort et le destin le
tiennent. Allons ! prends de moi le fouet, les rênes
luisantes, et je descendrai du char, pour combattre. »
Il dit, et Alcimédon, sautant sur son char de guerre, vite
prend en main le fouet et les rênes, tandis qu'Automédon
saute à terre. Mais l'illustre Hector le voit et vivement il
s'adresse à Enée, à côté de lui :
Iliade, XVII, 485-523 365
Enée, bon conseiller des Troyens à cotte de bronze, je
vois là apparaître sur le champ de bataille les deux
chevaux du rapide Eacide, avec de bien piètres cochers.
J'aurai quelque espoir de m'en emparer, si ton coeur y
consent; attaquons ensemble, et les cochers n'oseront pas
nous tenir tête ni engager un combat régulier. »
Il dit, et le noble fils d'Anchise n'a garde de dire non.
Tous deux vont droit devant eux, les épaules couvertes de
cuirs secs et fermes, sur lesquels s'étend un bronze épais.
A eux se joint Chromios, avec Arête pareil aux dieux : leur
coeur a bon espoir de massacrer les cochers et d'emmener
ensuite les coursiers à noble encolure. Pauvres sots! ils ne
doivent pas revenir de leur rencontre avec Automédon
sans avoir versé leur sang. Celui-ci a déjà invoqué Zeus
Père, et ses noires entrailles se sont remplies de vaillance
et de force. Aussitôt il dit à Alcimédon, son fidèle ami :
Alcimédon, ne retiens pas les chevaux loin de moi :
fais qu'ils me soufflent dans le dos. Je ne crois pas
qu'Hector le Priamide arrête son élan avant d'avoir pris la
conduite, nous deux une fois tués, des coursiers d'Achille
aux belles crinières et d'avoir ainsi jeté la panique dans la
ligne argienne — ou de s'être fait tuer lui-même au
premier rang. »
Il dit, et il appelle les deux Ajax et Ménélas :
« Ohé! les deux Ajax, guides des Argiens, et toi,
Ménélas, confiez donc le mort aux guerriers les plus
braves, qui l'entoureront et le défendront du front
ennemi, et venez écarter des vivants que nous sommes le
jour implacable. C'est ici le point du combat, source de
pleurs, où porte tout le poids d'Hector et d'Enée, les plus
braves des Troyens. Mais tout cela repose sur les genoux
des dieux. Je me charge de jeter mon trait; le reste sera
l'affaire du Ciel. »
Il dit, et brandissant sa longue javeline, il la lance et
atteint Arête à son bouclier bien rond. Celui-ci n'arrête
pas l'arme; le bronze passe à travers; il déchire le
ceinturon et pénètre dans le bas-ventre. Quand un gars
robuste, d'une hache tranchante, frappe un boeuf rustique
en arrière des cornes et lui fend d'un coup tout le muscle,
la bête sursaute et s'écroule. Arète de même sursaute et
366 Iliade, XVII, 523-561
choit sur le dos : la pique acérée qui vibre à son ventre lui
a rompu les membres. Hector lance alors sur Automédon
sa pique brillante. Mais l'autre voit venir le coup : il évite
la lance de bronze, en baissant le corps en avant : la• longue
javeline va se planter au sol derrière lui, et le talon en reste
à vibrer en l'air, jusqu'au moment où le puissant Arès en
relâche l'élan. Ils en fussent alors venus au corps à corps
avec leurs épées, si les deux Ajax, en dépit de leur ardeur,
ne les avaient séparés. Ils accourent dans la mêlée à
l'appel de leur camarade. Devant eux, inquiets, les autres
reculent, et Hector et Enée, et Chromios semblable aux
dieux. Ils laissent Arète où il est tombé, vie fauchée.
Automédon, émule de l'ardent Arès, le dépouille alors de
ses armes et, triomphant, dit :
« Ah ! j'aurai sans doute soulagé un peu de sa peine le

coeur du Ménoetiade mort, en immolant même un


médiocre guerrier. »
Il dit, et, ramassant les dépouilles sanglantes, il les
dépose dans la caisse du char; puis il monte lui-même, les
pieds et même, plus haut, les mains, tout couverts de
sang : on dirait un lion qui a dévoré un taureau.
De nouveau, pour Patrocle, voici que se déploie une
mêlée brutale, douloureuse, source de pleurs infinis.
Athéné descend du ciel réveiller la querelle : Zeus à la
grande voix la dépêche pour stimuler les Danaens. Son
âme est retournée. Tel l'arc-en-ciel empourpré que Zeus
étend du ciel aux yeux des mortels, pour leur signifier ou
la guerre, ou l'hiver pénible, qui arrête ici-bas le labeur
des hommes et inquiète le bétail; telle est la vapeur
empourprée dont s'enveloppe la déesse, pour plonger au
milieu de la troupe achéenne et pour y réveiller chacun
des combattants. C'est d'abord le fils d'Atrée, le fier
Ménélas, tout près d'elle, qu'elle stimule, en se donnant la
stature de Phénix et sa voix sans défaillance :
« Pour toi, Ménélas, ce sera un sujet de honte et
d'opprobre, si les chiens rapides déchirent un jour, sous le
rempart de Troie, le fidèle ami de l'illustre Achille. Tiens
donc avec vigueur, et stimule tout ton monde. »
Ménélas au puissant cri de guerre alors lui répond :
« Ah! Phénix, mon bon vieux père, qu'Athéné seule-
Iliade, XVII, 562-599 367
ment me donne la force et détourne l'élan des traits. Je
serai tout prêt alors à assister, à défendre Patrocle : sa
mort a tant touché mon coeur ! Mais Hector a l'élan féroce
de la flamme, et il ne cesse de tout briser avec le bronze :
c'est à lui que Zeus accorde la gloire. »
Il dit, et Athéné, la déesse aux yeux pers, a grande joie
qu'il l'ait invoquée la première entre les divinités. Elle met
la vigueur dans ses épaules et ses genoux, et dans sa
poitrine, l'audace de la mouche, qui, quelque soin qu'on
prenne à l'écarter, s'attache, pour la mordre, à la peau de
l'homme et trouve son sang savoureux; toute pareille est
l'audace dont la déesse emplit ses noires entrailles. Il se
poste à côté de Patrocle et lance sa pique brillante. Il est
parmi les Troyens un certain Podès, fils d'Eétion, riche et
brave. Hector l'estime entre tout son peuple; car il est
pour lui un bon compagnon de festin. C'est lui que le
blond Ménélas frappe au ceinturon, alors qu'il prend son
élan pour s'enfuir, et il pousse le bronze à fond. Podès
croule avec fracas, et l'Atride Ménélas tire le cadavre des
rangs des Troyens vers le groupe des siens.
Apollon s'approche pour stimuler Hector. Il a pris
l'aspect de Phénops l'Asiade, le plus cher de tous ses
hôtes, qui réside à Abydos. C'est sous ses traits qu'Apol-
lon Préservateur s'adresse à Hector en ces termes :
« Hector, quel autre Achéen effraieras-tu désormais, si
tu as telle peur de Ménélas, jadis si piètre combattant? Et
le voilà maintenant qui part, tout seul, emportant un
cadavre d'entre les rangs des Troyens ! Et c'est un ami
fidèle qu'il vient de te tuer, un brave parmi les champions
hors des lignes, Podès, le fils d'Eétion. »
Il dit, un noir nuage de chagrin alors enveloppe Hector;
il s'en vient à travers les champions hors des lignes, casqué
du bronze flamboyant. Et, de son côté, le Cronide prend
l'égide frangée, resplendissante; il couvre l'Ida de nuages,
lance l'éclair à grand fracas, ébranle la montagne, et donne
aux Troyens la victoire, tandis qu'il jette la panique au
milieu des Achéens.
Le Béotien Pénéléôs est le premier qui donne le signal
de la fuite. Comme il fait toujours face à l'ennemi, il a été
touché au sommet de l'épaule par une pique, qui l'a
368 Iliade, XVII, 599-632
éraflé ; l'os même a été entamé par la javeline de
Polydamas — car c'est Polydamas qui l'est venu frapper à
bout portant. Hector, de son côté, blesse au poignet, à
bout portant, Léite, le fils d'Alectryon magnanime, et met
un terme à son ardeur guerrière. Léite frissonne et jette
autour de lui un regard éperdu : son coeur n'a plus l'espoir
de combattre encore contre les Troyens, lance au poing.
Alors, tandis qu'Hector bondit sur les pas de Léite,
Idoménée le frappe à la cuirasse, en pleine poitrine, près
de la mamelle. Mais la longue lance se brise dans la
douille. Les Troyens poussent un cri. Hector, à son tour,
tire sur Idoménée, fils de Deucalion, debout sur son char.
Il le manque de peu, et, à sa place, atteint le suivant et
écuyer de Mérion, Coerane, qui l'a suivi au départ de Lycte
la bien bâtie. — Idoménée, quittant les nefs à double
courbure, était d'abord parti à pied. Il eût alors aux
Troyens donné un splendide triomphe, si Coerane ne lui
eût bien vite amené ses chevaux rapides. Il fut de la sorte,
pour Idoménée, une lueur de salut, et éloigna de lui le
jour implacable, mais pour perdre lui-même la vie sous le
bras d'Hector meurtrier. — Hector le touche sous la
mâchoire et l'oreille ; la pointe de la lance enfonce les dents
et tranche le milieu de la langue. Il croule de son char,
laissant tomber les rênes à terre. Mérion se penche, et de
ses mains les ramasse dans la plaine, puis il dit à
Idoménée :
« Fouette maintenant, jusqu'au moment où tu seras aux
fines nefs. Tu le vois toi-même : la victoire n'est plus pour
les Achéens. »
Il dit; Idoménée fouette les coursiers aux belles
crinières dans la direction des nefs creuses : la peur est
tombée sur son âme.
Le magnanime Ajax et Ménélas ne sont pas non plus
sans voir que Zeus décidément donne aux Troyens leur
revanche en un combat victorieux. Le grand Ajax, fils de
Télamon, le premier, parle ainsi :
Las! un simple enfant cette fois le comprendrait :
c'est Zeus Père en personne qui aide les Troyens. Tous
voient leurs traits porter, que le tireur soit un lâche ou un
brave : Zeus est toujours là pour les mettre au but. Pour
Iliade, XVII, 633-669 369
nous tous, au contraire, ils tombent à terre, inefficaces et
vains. Eh bien, soit! voyons par nous-mêmes le meilleur
parti à prendre : chercherons-nous à tirer le cadavre? ou
prendrons-nous le chemin du retour, pour la grande joie
des nôtres, qui s'inquiètent, les yeux tournés vers nous, et
se disent que la fougue et les mains redoutables d'Hector
meurtrier n'auront plus de répit, avant de s'être abattues
sur les nefs noires? Y aurait-il un de nos camarades qui
voulût aller au plus vite trouver le fils de Pélée? Je ne
pense pas qu'il ait seulement appris l'affreuse nouvelle et
qu'il sache son ami mort. Mais je suis incapable d'aperce-
voir ici parmi les Achéens celui qui conviendrait : tant ils
sont pris dans la brume, hommes et chevaux. Zeus Père!
sauve de cette brume les fils des Achéens, fais-nous un ciel
clair; permets à nos yeux d'y voir; et, la lumière une fois
faite, eh bien! tu nous détruiras, puisque tel est ton bon
plaisir. »
Il dit, et le Père des dieux a pitié de ses larmes : il
disperse aussitôt la brume, il écarte le brouillard; le soleil
se met à luire, la bataille tout entière se révèle. Ajax alors
s'adresse à Ménélas au puissant cri de guerre :
Regarde, Ménélas, nourrisson de Zeus, si tu n'aper-
çois pas, encore vivant, Antiloque, le fils du magnanime
Nestor; et, en ce cas, envoie-le en toute hâte dire au brave
Achille que le plus cher de ses amis est mort. »
Il dit, et Ménélas au puissant cri de guerre n'a garde de
dire non : il s'éloigne comme un lion s'éloigne d'une cour
d'étable, lorsqu'il est las de harceler les hommes et les
chiens qui, pour l'empêcher de ravir la chair grasse de
leurs boeufs, toute la nuit sont restés en éveil. Dans son
envie de viande fraîche, il chargeait droit devant lui : mais
trop de javelots s'élancent à sa rencontre, partis de mains
intrépides; trop de torches brûlantes aussi, qui l'effraient,
pour ardent qu'il soit; et, à l'aube, il s'éloigne, le coeur
plein de chagrin. Ainsi l'âme morne, Ménélas au puissant
cri de guerre s'éloigne de Patrocle — bien à regret : il a
tellement peur que les Achéens, dans une panique funeste,
n'aillent le laisser en proie à l'ennemi ! Instamment, il
recommande à Mérion et aux Ajax :
« Eh! les Ajax, chefs des Argiens, et toi, Mérion,
370 Iliade, XVII, 670-706
rappelez-vous bien à cette heure la bonté du pauvre
Patrocle : il savait être doux pour tous, quand il vivait;
mais à cette heure la mort et le destin le tiennent. »
Ainsi dit le blond Ménélas, et, en parlant, il jette les
yeux de tous côtés. On dirait un aigle — celui des oiseaux
du ciel qu'on dit avoir l'oeil entre tous perçant — un aigle
qui, si haut qu'il soit, ne manque pas de voir le lièvre aux
pieds rapides gîté sous un buisson feuillu, et, fondant sur
lui, vite le saisit et lui prend la vie. De même alors tes
yeux brillants, divin Ménélas, tournent de tous côtés,
cherchant si, dans le groupe si nombreux des tiens, ils
n'apercevront pas, encore vivant, le fils de Nestor. Et
bientôt il le voit, à l'extrême gauche des lignes, rassurant
les siens et les stimulant au combat. Le blond Ménélas
alors s'approche et dit :
Antiloque, nourrisson de Zeus, viens apprendre ici la
cruelle nouvelle de ce qui n'eût jamais dû être. Tu
comprends déjà par toi-même, je pense, rien qu'à
regarder : le ciel sur les Danaens fait dévaler le malheur;
la victoire est pour les Troyens ! Et voici qu'a été tué le
plus brave des Achéens, Patrocle, et un vide immense se
sent chez les Danaens. Mais toi, va sans tarder, cours aux
nefs achéennes, pour parler à Achille : peut-être en se
hâtant ramènera-t-il le mort à sa nef — le mort sans
armes : ses armes sont aux mains d'Hector au casque
étincelant. »
Il dit; Antiloque est saisi d'horreur à entendre la
nouvelle; longtemps il ne peut prononcer un mot; ses
yeux se remplissent de larmes; sa voix puissante est
enchaînée. Il s'empresse néanmoins d'observer l'ordre
donné par Ménélas et se met à courir, après avoir remis
ses armes à l'ami sans reproche, Laodoque, qui fait
évoluer près de lui ses chevaux aux sabots massifs.
Mais, tandis que ses pieds l'emportent hors du combat,
tout en pleurs, messager de deuil pour Achille, le fils de
Pélée, ton âme, divin Ménélas, ne se décide pas pour cela à
secourir tes amis épuisés, dans les lignes que vient de
quitter Antiloque et où un vide immense se fait sentir
parmi les Pyliens. Il leur envoie pourtant le divin
Thrasymède et, revenant lui-même près du héros
Iliade, XVII, 706-742 371
Patrocle, il s'approche en courant des Ajax et, vite leur
dit :
« J'ai envoyé celui que nous cherchions vers les fines
nefs, près d'Achille aux pieds rapides. Mais je ne pense
pas qu'il vienne en ce moment, quelle que soit sa colère à
l'égard du divin Hector. Il ne saurait, sans armes, se battre
avec les Troyens. A nous donc de juger seuls du meilleur
parti à prendre; chercherons-nous à tirer le cadavre? ou,
songeant à nous-mêmes, devons-nous fuir, loin des
clameurs troyennes, la mort et le trépas? »
Et le grand Ajax, fils de Télamon, répond :
« Ce que tu dis est fort bien dit, glorieux Ménélas.
Allons! avec Mérion, glissez-vous tous deux, au plus vite,
sous le mort, soulevez-le, emportez-le hors de l'action.
Nous restons tous deux derrière, pour lutter contre les
Troyens et contre le divin Hector, ayant toujours même
coeur, comme nous avons même nom. Aussi bien tou-
jours, côte à côte, nous tenions déjà tête au violent Arès. »
Il dit, et les autres, prenant le mort dans leurs bras, le
lèvent de terre haut, très haut. Derrière eux, l'armée
troyenne pousse un cri, dès qu'elle voit les Achéens
prendre le mort. Les Troyens se ruent, tels des chiens qui
chargent un sanglier blessé, en avant de jeunes chasseurs;
ils courent d'abord, avides de le mettre en pièces; mais
que le fauve se retourne et s'assure en sa vaillance, ils
battent en retraite et s'égaillent, effrayés, en tout sens.
Ainsi les Troyens, en masse, sans trêve, suivent l'ennemi,
le harcelant de leurs épées et de leurs lances à deux
pointes; mais, que les Ajax fassent volte-face et leur
tiennent tête, on les voit aussitôt qui changent de couleur,
et aucun n'ose plus faire un bond en avant, pour leur
disputer le cadavre.
C'est ainsi qu'avec une ardeur obstinée, les Achéens
emportent le cadavre loin du combat vers les nefs creuses;
et contre eux se déploie un combat féroce, pareil à
l'incendie, qui part à l'assaut d'une ville et brusquement
jaillit, flamboie, tandis que les maisons s'effondrent, dans
une lueur immense, et que gronde la force du vent. Tel,
sur leurs pas, se lève le fracas continu des coursiers et des
hommes d'armes. Eux, cependant, vont ainsi que des
372 Iliade, XVII, 742-761
mules qui ont revêtu leur fougue puissante et qui traînent
de la montagne, le long d'un sentier rocheux, une poutre,
ou encore une quille énorme de nef; leur coeur s'épuise de
l'effort sous la fatigue et la sueur; ainsi, avec une ardeur
obstinée, les Achéens s'en vont, emportant le cadavre.
Derrière eux les Ajax tiennent bon. On croirait voir un
éperon boisé, qui se trouve couper la plaine et tient bon
sous le choc de l'eau; il arrête ainsi le cours désastreux des
torrents farouches et de tous brusquement détourne l'élan
vers la plaine, sans se laisser entamer par la force de leur
courant. De même, sans répit, derrière le cadavre, les Ajax
endiguent l'attaque des Troyens. Et ceux-ci suivent —
deux d'entre eux surtout, Enée, le fils d'Anchise, et
l'illustre Hector. Telle une nuée de geais et d'étourneaux
vole, en criant à la mort, quand elle voit approcher
l'épervier, qui porte le meurtre aux petits oiseaux, ainsi,
devant Enée et devant Hector, les jeunes Achéens vont,
criant à la mort, et oublient leur ardeur guerrière; et, par
centaines, les belles armes tombent autour du fossé, dans
la déroute des Danaens : mais le combat n'a pas pour cela
de répit.
CHANT XVIII

Mais, tandis qu'ils combattent, tout pareils au feu


flamboyant, Antiloque aux pieds rapides arrive en messa-
ger chez Achille. Il le trouve, devant ses nefs aux cornes
hautes, qui justement songe en son âme à ce qui est déjà
chose accomplie, et qui s'irrite et dit à son coeur
magnanime :
« Ah! misère! qu'est-ce là encore? Pourquoi donc les
Achéens chevelus se bousculent-ils près des nefs et
s'affolent-ils par la plaine? Je tremble que les dieux
n'achèvent les soucis si lourds à mon coeur qu'un jour m'a
signifiés ma mère, en me disant que, de mon vivant
même, le plus brave des Myrmidons, sous les coups des
Troyens, quitterait l'éclat du soleil. Oui, j'en suis sûr : le
vaillant fils de Ménoetios est mort. Le cruel! je lui avais
pourtant recommandé, une fois écarté le feu dévorant, de
revenir aux nefs et de ne pas combattre Hector en franc
combat. »
Et, cependant qu'en son âme et son coeur il remue ces
pensées, voici que de lui s'approche le fils de l'illustre
Nestor, qui verse des larmes brûlantes et lui dit l'affreuse
nouvelle :
« Hélas! fils du brave Pélée, tu vas apprendre la cruelle
nouvelle de ce qui n'eût jamais dû être. Patrocle gît à
terre; on se bat autour de son corps — son corps sans
armes : ses armes sont aux mains d'Hector au casque
étincelant. »
374 Iliade, XVIII, 22-62
Il dit : un noir nuage de douleur aussitôt enveloppe
Achille. A deux mains il prend la cendre du foyer, la
répand sur sa tête, en souille son gentil visage. Sur sa
tunique de nectar maintenant s'étale une cendre noire. Et
le voici lui-même, son long corps allongé dans la
poussière; de ses propres mains il souille, il arrache sa
chevelure. Les captives, butin d'Achille et de Patrocle, le
coeur affligé, poussent de grands cris et sortent en courant
entourer le vaillant Achille. Toutes, de leurs mains, se
frappent la poitrine; aucune qui ne sente ses genoux
rompus. Antiloque, de son côté, se lamente et verse des
larmes. Il tient les mains d'Achille, dont le noble coeur
terriblement gémit : il craint qu'il ne se tranche la gorge
avec le fer. Mais Achille a poussé une plainte terrible, et sa
mère auguste l'entend du fond des abîmes marins où elle
reste assise auprès de son vieux père. A son tour, elle
gémit, et aussitôt des déesses l'entourent, toutes les filles
de Nérée qui habitent l'abîme marin. Voici Glaucé,
Thalie, Cymodocée, — Nérée, Spéiô, Thoé, Halié aux
grands yeux, — Cymothoé, Actée, Limnôréia, — et
Mélite et Ière, Amphithoé et Agavé, — Dotô, Protô,
Phéruse et Dynamène, — Dexamène, Amphinome et
Callianire, — Doris, Panope, l'illustre Galatée — Némer-
tès, Apseudès et Callianassa; — et encore Clymène, Ianire
et Ianassa, — Maira et Orithye et Amathye aux belles
tresses, — et toutes les Néréides qui habitent l'abîme
marin. Remplissant la grotte brillante, toutes ensembles se
frappent la poitrine, et Thétis donne le signal des
plaintes :
Écoutez-moi, Néréides, mes soeurs; vous saurez
toutes, en m'écoutant, les soucis que j'ai dans le coeur. Ah!
misérable que je suis! mère infortunée d'un preux ! j'ai
donné la vie à un fils, un fils puissant et sans reproche, le
plus grand des héros; il a grandi pareil à une jeune pousse,
et, après l'avoir nourri, comme un plant au flanc du
vignoble, je l'ai envoyé, sur des nefs recourbées, au pays
d'Ilion, se battre contre les Troyens. Et je ne dois plus le
revoir ni l'accueillir rentrant chez lui, dans la demeure de
Pélée! Et, tant qu'il me reste vivant, les yeux ouverts à
l'éclat du soleil, il souffre, sans qu'il me soit possible
Iliade, XVIII, 62-97 375
d'aller l'aider en rien. J'irai pourtant, je veux voir mon
enfant et apprendre quelle douleur l'a pu atteindre, alors
qu'il restait loin de la bataille. »
Elle dit et quitte la grotte. Les autres, pleurantes,
partent avec elle. Autour d'elles se fend le flot de la mer.
Arrivées à la Troade plantureuse, l'une après l'autre, elles
montent sur la rive où les nefs des Myrmidons ont été
halées, innombrables, autour du rapide Achille. Celui-ci
lourdement sanglote. Mais voici sa digne mère à ses côtés.
Elle pousse une plainte aiguë, prend la tête de son fils et,
gémissante, lui dit ces mots ailés :
« Mon enfant, pourquoi pleures-tu? quel deuil est venu
à ton coeur? Parle, ne me cache rien. Tout est arrivé, grâce
à Zeus, ainsi que tu le voulais, quand tu demandais, mains
tendues au ciel, que tous les fils des Achéens, en se
repliant près des poupes, sentissent le besoin de toi et
souffrissent un sort outrageux. »
Avec un lourd sanglot, Achille aux pieds légers répond :
« Ma mère, tout cela, le dieu de l'Olympe l'a bien
achevé pour moi. Mais quel plaisir en ai-je, maintenant
qu'est mort mon ami Patrocle, celui de mes amis que je
prisais le plus, mon autre moi-même? Je l'ai perdu :
Hector l'a immolé, puis l'a dépouillé de ses belles armes
— armes prodigieuses, une merveille à voir! splendides
présents des dieux à Pélée, le jour qu'ils te faisaient entrer
au lit d'un mortel. Ah! que n'es-tu restée où tu étais, au
milieu 'des déesses marines, tandis que Pélée eût conduit
chez lui une épouse mortelle ! Mais il fallait que tu eusses,
en ton coeur, à subir un deuil immense, en voyant ton fils
abattu. Tu ne dois plus désormais le revoir ni l'accueillir
rentrant chez lui. Aussi bien mon coeur lui-même m'en-
gage-t-il à ne plus vivre, à ne plus rester chez les hommes,
si Hector, frappé par ma lance, n'a pas d'abord perdu la
vie et payé ainsi le crime d'avoir fait sa proie de Patrocle,
fils de Ménoetios. »
Et Thétis, pleurante, à son tour lui dit :
« Ta fin est proche, mon enfant, si j'en crois ce que tu
me dis; car tout de suite après Hector, la mort est
préparée pour toi. »
Achille aux pieds rapides violemment s'irrite et dit :
376 Iliade, XVIII, 98-130
« Que je meure donc tout de suite, puisque je vois qu'il
était dit que je ne pourrais porter aide à mon ami devant
la mort ! Il a péri loin de sa terre, et il ne m'a pas trouvé là
pour le préserver du malheur. Aujourd'hui donc — car il
est clair que je ne reverrai pas les rives de ma patrie, pas
plus que je n'ai su être la lumière du salut ni pour Patrocle
ni pour aucun de ceux des miens qui, par centaines, sont
tombés sous les coups du divin Hector, tandis que je
restais ainsi, inactif, près des nefs, vain fardeau de la terre,
moi, qu'aucun Achéen à la cotte de bronze n'égale à la
bataille, s'il en est de meilleurs au Conseil. Ah! qu'il
périsse donc, chez les dieux comme chez les hommes, cet
esprit de querelle, ce courroux, qui induit l'homme en
fureur, pour raisonnable qu'il puisse être, et qui semble
plus doux que le miel sur la langue, quand, dans une
poitrine humaine, il monte comme une fumée! et c'est de
la sorte qu'ici j'ai été mis en courroux par le protecteur de
son peuple, Agamemnon. Mais laissons le passé être le
passé, quoi qu'il nous en coûte, et maîtrisons, puisqu'il le
faut, notre coeur en notre poitrine. — Aujourd'hui donc,
j'irai, je rejoindrai celui qui a détruit la tête que j'aimais,
Hector; puis la mort, je la recevrai le jour où Zeus et les
autres dieux immortels voudront bien me la donner. Le
puissant Héraclès lui-même n'a pas échappé à la mort ; il
était cher entre tous cependant à sire Zeus, fils de Cronos;
mais le destin l'a vaincu, et le courroux cruel d'Héré. Eh
bien donc! si même destin m'est fixé, on me verra gisant
sur le sol, à mon tour, quand la mort m'aura atteint. Mais
aujourd'hui j'entends conquérir une noble gloire, et que,
grâce à moi, plus d'une Troyenne et d'une Dardanide à
ceinture profonde, essuyant à deux mains les larmes
coulant sur ses tendres joues, commence de longs sanglots,
et qu'alors toutes comprennent qu'elle a assez longtemps
duré, mon absence de la bataille. Ne cherche pas, quelle
que soit ta tendresse, à me tenir loin du combat; aussi
bien ne t'écouterai-je pas. »
La déesse aux pieds d'argent, 'Thétis, alors lui répond :
« Oui, mon fils, tu dis vrai : il n'y a pas de honte à
écarter des siens, quand ils sont épuisés, le gouffre de la
mort. Mais tes belles armes sont aux mains des Troyens,
Iliade, XVIII, 131-166 377
tes armes de bronze éclatantes : Hector au casque étince-
lant les porte sur ses épaules avec orgueil. Et, sans doute,
je te l'assure, il ne s'en glorifiera pas longtemps : la mort
est tout près de lui. Pourtant, ne plonge pas encore dans la
mêlée d'Arès : attends de m'avoir vue de tes yeux revenir.
Je viendrai à l'aube, avec le soleil levant, t'apporter de
belles armes fournies par sire Héphæstos. »
Elle dit et, se détournant de son fils, elle fait face à ses
soeurs marines et leur dit :
Plongez maintenant, vous autres, au vaste sein de la
mer; allez voir le Vieux de la mer dans la demeure
paternelle, et dites-lui tout. Moi, je vais dans le haut
Olympe, chez Héphæstos, l'illustre artisan : je verrai s'il
consent à donner à mon fils des armes illustres et
resplendissantes. »
Elle dit; et les Néréides aussitôt de plonger sous le flot
marin, cependant que Thétis, déesse aux pieds d'argent,
va, pour son fils, dans l'Olympe chercher des armes
illustres.
Mais tandis que ses pieds l'emportent vers l'Olympe,
les Achéens, au milieu d'une clameur prodigieuse, fuient
devant Hector meurtrier et parviennent à leurs nefs et à
l'Hellespont. Lors les Achéens aux bonnes jambières
n'arrivent plus à dérober aux traits le corps de Patrocle,
écuyer d'Achille. Déjà l'année ennemie l'a rejoint, et les
chars, et Hector, fils de Priam, dont la vaillance est
pareille à la flamme. Trois fois, venu par-derrière,
l'illustre Hector l'a saisi par les pieds, brûlant de le tirer à
lui, en même temps qu'à grands cris il gourmandait les
Troyens, et, trois fois, les deux Ajax, vêtus de bravoure
ardente, l'ont rejeté loin du mort. Mais lui, obstinément
sûr de sa vaillance, tantôt charge dans la mêlée, tantôt
aussi s'arrête, pour pousser un grand cri, mais jamais ne
recule d'un pas. Comme des bergers aux champs n'ar-
rivent pas à écarter d'un cadavre et à faire fuir un fauve
lion pressé par la faim, ainsi les Ajax, les deux bons
guerriers, n'arrivent pas davantage à effrayer Hector le
Priamide, et à l'éloigner du mort. Et il l'eût même enfin
tiré à lui et se fût de la sorte acquis une immense gloire, si
la rapide Iris aux pieds vites comme les vents ne fût
378 Iliade, XVIII, 167-200
venue, en courant, de l'Olympe signifier au Péléide de
s'armer — cela à l'insu de Zeus et des autres dieux : Héré,
seule, l'avait dépêchée. Elle s'approche et lui dit ces mots
ailés :
« Debout ! fils de Pélée, l'homme entre tous terrible!
Porte-toi au secours de Patrocle; c'est lui qui fait l'objet de
l'affreuse bataille qui a lieu devant les nefs. On s'y entre-
tue, les uns défendant le cadavre du mort, les autres — les
Troyens — brûlant de le tirer vers Ilion battue des vents.
L'illustre Hector surtout s'acharne à le tirer. Son coeur
l'invite à planter la tête du mort tout au haut de la
palissade, une fois qu'il l'aura détachée de son tendre cou.
Allons, debout ! ne reste plus couché à terre. Qu'un
scrupule t'entre au coeur à imaginer Patrocle devenu une
fête pour les chiens de Troie. Quel opprobre pour toi, s'il
arrivait parmi les morts outrageusement mutilé! »
Le divin Achille aux pieds infatigables alors lui répond :
« Divine Iris, quel dieu t'a envoyée vers moi en
messagère? »
La rapide Iris aux pieds vites comme les vents répond :
« C'est Héré qui m'a dépêchée, la noble épouse de Zeus.
Le fils de Cronos trônant sur les cimes n'en sait rien, non
plus qu'aucun des Immortels qui habitent l'Olympe
neigeux. »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
« Comment ferais-je donc pour m'en aller dans la
mêlée? Mes armes à moi sont chez ceux de là-bas, et ma
mère m'enjoint de ne pas m'armer avant de l'avoir vue de
mes yeux revenir. Elle se fait fort en effet de m'apporter
de belles armes fournies par Héphæstos. Je ne vois pas,
d'ailleurs, de quel autre guerrier je pourrais bien vêtir les
armes illustres, — si ce n'est le bouclier d'Ajax, fils de
Télamon. Mais je suis sûr qu'Ajax est aux premières
lignes, en contact avec l'ennemi, et le massacrant de sa
pique, pour protéger Patrocle mort. »
La rapide Iris aux pieds vites comme les vents répond :
« Nous le savons bien : tes armes illustres sont en
d'autres mains; mais va, comme tu es, jusques au fossé, et
montre-toi aux Troyens : nous verrons si, pris de peur, ils
ne vont pas renoncer à se battre et laisser ainsi souffler les
Iliade, XVIII, 200-237 379
vaillants fils des Achéens à cette heure épuisés. Il faut si
peu de temps pour souffler à la guerre! »
Ainsi dit — et s'en va — Iris aux pieds prompts. Achille
cher à Zeus se lève donc. Sur ses fières épaules, Athéné
vient jeter l'égide frangée; puis la toute divine orne son
front d'un nimbe d'or, tandis qu'elle fait jaillir de son
corps une flamme resplendissante. On voit parfois une
fumée s'élever d'une ville et monter jusqu'à l'éther, au
loin, dans une île qu'assiège l'ennemi. Tout le jour, les
gens, du haut de leur ville, ont pris pour arbitre le cruel
Arès : mais, sitôt le soleil couché, ils allument des signaux
de feu, qui se succèdent, rapides, et dont la lueur jaillit
assez haut pour être aperçue des peuples voisins : ceux-ci
peuvent-ils venir sur des nefs les préserver d'un désastre?
C'est ainsi que du front d'Achille une clarté monte jusqu'à
l'éther. Passant le mur, le héros s'arrête au fossé, sans se
mêler aux Achéens : il a trop de respect pour le sage avis
de sa mère. Il s'arrête donc et, de là, pousse un cri — et
Pallas Athéné fait, de son côté, entendre sa voix. Il suscite
aussitôt dans les rangs des Troyens un tumulte indicible.
On dirait qu'il s'agit de la voix éclatante que fait entendre
la trompette, le jour où des ennemis, destructeurs de vies
humaines, enveloppent une cité. Ainsi, éclatante, sonne la
voix de l'Eacide. Et à peine ont-ils entendu la voix d'airain
de l'Eacide, que leur coeur à tous s'émeut. Les chevaux
aux belles crinières vite à leurs chars font faire demi-tour :
leur coeur pressent trop de souffrances! Les cochers
perdent la tête, à voir le feu vivace qui flamboie, terrible,
au front du magnanime Péléide et dont le flamboiement
est dû à la déesse aux yeux pers, Athéné. Trois fois, par-
dessus le fossé, le divin Achille jette un immense cri; trois
fois il bouleverse les Troyens et leurs illustres alliés. Là
encore périssent douze des meilleurs preux, sous leurs
propres chars ou par leurs propres piques. Les Achéens,
eux, avec joie, s'empressent alors de tirer Patrocle hors des
traits et de le placer sur un lit. Ses compagnons
l'entourent et se lamentent. Derrière, avec eux, marche
Achille aux pieds rapides, versant des larmes brûlantes : il
a vu son loyal ami, étendu sur une civière, déchiré par le
bronze aigu, ce Patrocle qu'il faisait encore tout à l'heure
380 Iliade, XVIII, 237-275
partir pour la bataille avec ses chevaux et son char, et qu'il
n'aura pas eu à accueillir à son retour!
L'auguste Héré aux grands yeux fait malgré lui se hâter
le soleil infatigable vers le cours d'Océan. Le soleil se
couche : les divins Achéens suspendent la lutte brutale et
le combat qui n'épargne personne.
Les Troyens, de leur côté, quittent la mêlée brutale. Ils
détellent des chars les chevaux rapides et se forment en
assemblée avant de songer au repas du soir. Mais on reste
debout pour cette assemblée; nul qui ose s'asseoir, la
terreur les tient tous; Achille a reparu, qui avait depuis si
longtemps quitté la bataille amère! Le fils de Panthoos,
Polydamas l'avisé, le premier, parle à l'assemblée. Seul, il
voit à la fois le passé, l'avenir. Il est camarade d'Hector;
tous deux sont nés la même nuit. Mais le premier
l'emporte de beaucoup par ses avis, comme l'autre par sa
lance. Sagement, il prend la parole et dit :
Examinez bien les choses sous tous les aspects, mes
amis. Pour ma part, je vous conseille de gagner mainte-
nant la ville et de ne pas attendre l'aurore divine, près des
nefs, dans la plaine. Nous sommes loin de nos remparts.
Tant que cet homme en voulait au divin Agamemnon, les
Achéens pour nous étaient plus aisés à combattre. J'avais
plaisir moi-même à camper près des fines nefs, avec
l'espoir de prendre les vaisseaux à double courbure. Mais
j'ai terriblement peur maintenant du Péléide aux pieds
rapides. Il a l'âme trop violente pour consentir à rester
dans la plaine, où Troyens et Achéens, entre leurs lignes,
ont part égale à la fureur d'Arès. Il entendra combattre
pour la ville et pour nos femmes. Croyez-moi, revenons
vers la ville, car voici ce qui va arriver. A cette heure, la
nuit divine a arrêté le Péléide aux pieds rapides; mais, s'il
nous rencontre ici, lorsque demain il sortira en armes, il
saura bien se faire reconnaître, et nos fuyards alors seront
trop heureux d'atteindre la sainte Ilion : on en verra plus
d'un mangé des chiens et des vautours... Ah! de tels mots
puissent-ils demeurer loin de mes oreilles ! Mais, si nous
suivons mon avis, quelque déplaisir qu'il nous cause, nous
garderons ceux qui font notre force toute la nuit sur la
grand-place : la ville sera défendue par ses remparts, ses
Iliade, XVIII, 276-308 381
hautes portes, et les vantaux qui y sont adaptés, longs,
polis, et bien joints. Puis, à la première heure, dès que
poindra l'aube, armés de pied en cap, nous prendrons
position au sommet des remparts; et il en cuira à Achille,
s'il prétend venir des nefs combattre pour nos murs. Il
faudra bien qu'il retourne à ses nefs, une fois qu'il aura
fatigué ses coursiers à puissante encolure de courses en
tout sens, au hasard, sous nos murs. Son coeur ne lui
permettra pas d'emporter Troie d'assaut; jamais il ne la
détruira; ce sont plutôt nos chiens rapides qui le dévore-
ront, lui. »
Hector au casque étincelant sur lui lève un oeil sombre
et dit:
« Polydamas, tu ne tiens plus là un langage qui me
plaise. Ainsi, tu nous conseilles d'aller nous enfermer de
nouveau dans la ville? Vous n'en avez donc pas assez
d'être amassés ainsi derrière des remparts? Autrefois, de
la ville de Priam, tous les mortels disaient qu'elle était
riche en or, en bronze; mais les trésors de nos palais
aujourd'hui ont disparu. Que de réserves précieuses,
vendues, sont parties pour la Phrygie ou pour l'aimable
Méonie; du jour où le grand Zeus nous a pris en haine! A
cette heure, où le fils de Cronos le Fourbe m'a permis
d'acquérir la gloire près des nefs et d'acculer les Achéens à
la mer, ne va donc plus, pauvre sot! ouvrir devant le
peuple de pareils avis; nul des Troyens, d'ailleurs, ne les
suivra, je ne le tolérerai pas. Allons ! suivons tous l'avis
que je donne. Pour l'instant, prenez le repas du soir, par
unités, dans tout le camp; en même temps songez à vous
garder; que chacun demeure en éveil; et, s'il est quelque
Troyen que ses richesses tourmentent à l'excès, eh bien!
qu'il les rassemble donc et les donne à nos hommes, pour
qu'ils les mangent, eux, en commun, sans en rien laisser!
Mieux vaut que le profit en soit pour chacun de nous que
pour les Achéens. Mais à la première heure, dès que
poindra l'aube, armés de pied en cap, près des nefs
creuses, réveillons l'ardent Arès. Si le divin Achille s'est
vraiment levé pour quitter les nefs, eh bien! il lui en
cuira : à sa guise ! Moi je ne fuirai pas la sinistre bataille; je
me camperai bien en face de lui, et nous verrons qui de lui
382 Iliade, XVIII, 308-344
ou de moi remportera un grand triomphe. Enyale est pour
tous le même : souvent il tue qui vient de tuer. »
Ainsi parle Hector, les Troyens l'acclament. Pauvres
sots! Pallas Athéné à tous a ravi la raison. Ils approuvent
Hector, dont l'avis fait leur malheur, et nul n'est pour
Polydamas, qui leur donne le bon conseil!
Ils prennent donc le repas du soir dans le camp. Les
Achéens, eux, toute la nuit gémissent et pleurent sur
Patrocle; et le fils de Pélée entonne une longue plainte, en
posant ses mains meurtrières sur le sein de son ami. Il
sanglote sans répit. Tel un lion à crinière, à qui un
chasseur de biche a enlevé ses petits, au fond d'une épaisse
forêt, et qui se désespère d'être arrivé trop tard. Il
parcourt tous les vallons, cherchant la piste de l'homme :
ah! s'il pouvait le trouver! une âpre colère le possède tout
entier. Tel, avec de lourds sanglots, Achille parle aux
Myrmidons :
Las ! ce sont des mots bien vains que j'ai laissés
échapper, le jour où, dans mon palais, pour rassurer le
héros Ménoetios, je lui promettais de lui ramener à Oponte
un fils couvert de gloire, ayant détruit Ilion et reçu sa part
de butin. Mais Zeus n'achève pas tous les desseins des
hommes. Le destin veut que, tous les deux, nous
rougissions le même sol, ici, à Troie. Moi non plus, le
vieux meneur de chars Pélée ne m'accueillera pas de
retour dans son palais, ni ma mère Thétis, et cette terre ici
même me retiendra. Mais, en attendant, Patrocle, puisque
je n'irai qu'après toi sous la terre, je ne veux pas
t'ensevelir, avant de t'avoir ici apporté les armes et la tête
d'Hector, ton magnanime meurtrier, et, devant ton
bûcher, je trancherai la gorge à douze brillants fils de
Troie, dans le courroux qui me tient de ta mort. Jusqu'à
ce jour-là tu resteras gisant, comme tu es, près des nefs
recourbées, et, autour de toi, jour et nuit, se lamenteront
en pleurant les Troyennes, les Dardaniennes au sein
profond que nous avons péniblement conquises par notre
force et notre longue pique, en ravageant les riches cités
des mortels. »
Ainsi parle Achille, et il donne à ses compagnons l'ordre
de mettre un grand trépied au feu : il faut au plus vite
Iliade, XVIII, 345-380 383
laver Patrocle du sang qui le couvre. Sur la flamme
brûlante ils placent donc le trépied chauffe-bain; ils le
remplissent d'eau, et ils mettent dessous des bûches à
flamber. La flamme enveloppe la panse du trépied, l'eau
peu à peu s'échauffe. Lorsque enfin elle bout dans le
bronze éclatant, ils lavent le corps, ils le frottent d'huile
luisante, ils remplissent ses plaies d'un onguent de neuf
ans; ils le déposent sur un lit; de la tête aux pieds, ils le
couvrent d'un souple tissu, et ensuite, par-dessus, d'un
carré d'étoffe blanche. Puis, toute la nuit, autour d'Achille
aux pieds rapides, les Myrmidons gémissent et pleurent
sur Patrocle. Et Zeus s'adresse alors à Héré, son épouse et
soeur :
« Te voilà désormais arrivée à tes fins, auguste Héré
aux grands yeux : tu as fait se lever Achille aux pieds
rapides. Il faut vraiment qu'ils soient issus de toi, les
Achéens chevelus! »
L'auguste Héré aux grands yeux lui répond :
Terrible Cronide, quels mots as-tu dits là? S'il est
vrai qu'un homme doit, à l'égard d'un autre, achever son
dessein, alors qu'il est mortel et sait si peu de choses,
comment donc, moi qui prétends être la première des
déesses, par la naissance et par le nom que j'ai de ton
épouse, à toi qui règnes sur tous les Immortels, comment
ne devais-je pas tramer le malheur des Troyens, s'ils ont
provoqué ma rancune? »
Mais, tandis qu'ils conversent ainsi, Thétis aux pieds
d'argent arrive dans la demeure d'Héphaestos, demeure
impérissable et étoilée, éclatante entre toutes aux yeux des
Immortels, toute en bronze et construite par le Bancal lui-
même. Elle le trouve, tout suant, roulant autour de ses
soufflets, affairé. Il est en train de fabriquer des trépieds
— vingt en tout — qui doivent se dresser tout autour de la
grand-salle, le long de ses beaux murs bien droits. A la
base de chacun d'eux, il a mis des roulettes en or, afin
qu'ils puissent, d'eux-mêmes, entrer dans l'assemblée des
dieux, puis s'en revenir au logis — une merveille à voir!
Ils sont presque terminés; les anses ouvragées, seules, ne
sont pas encore en place; il y travaille, il en forge les
attaches. Tandis qu'il peine ainsi, en ses savants pensers,
384 Iliade, XVIII, 381-417
voici que s'approche Thétis, la déesse aux pieds d'argent.
Charis s'avance et la voit, Charis la Belle, au voile éclatant,
qu'a prise pour femme l'illustre Boiteux. Elle lui prend la
main, elle lui dit, en l'appelant de tous ses noms :
Qui t'amène à notre demeure, Thétis à la longue robe,
Thétis auguste et chère? Jusqu'ici, chez nous tu ne
fréquentes guère. Suis-moi plus avant : je te veux offrir
nos présents d'hospitalité. »
Ainsi dit la toute divine, et, la conduisant plus avant,
elle fait asseoir Thétis sur un siège à clous d'argent, un
beau siège ouvragé, avec un banc sous les pieds. Puis elle
appelle Héphaestos, l'illustre artisan, et lui dit :
e Héphaestos, vite, viens ici : Thétis a besoin de toi. »
L'illustre Boiteux répond :
Ah! c'est une terrible, une auguste déesse, qui est là
sous mon toit ! c'est celle qui m'a sauvé, à l'heure où,
tombé au loin, j'étais tout endolori, du fait d'une mère à
face de chienne, qui me voulait cacher, parce que j'étais
boiteux. Mon coeur eût bien souffert, si Eurynome et
Thétis ne m'avaient alors recueilli dans leur giron
Eurynome, fille d'Océan, le fleuve qui va coulant vers sa
source. Près d'elles, durant neuf ans, je forgeais mainte
oeuvre d'art, des broches, des bracelets souples, des
rosettes, des colliers, au fond d'une grotte profonde,
qu'entoure le flot immense d'Océan, qui gronde, écumant.
Mais nul n'en savait rien, ni dieu ni mortel. Thétis et
Eurynome étaient seules à savoir, elles qui m'avaient
conservé la vie. Et la voici aujourd'hui qui vient chez
nous! Est-il donc pour moi plus pressant devoir que de
payer aujourd'hui à Thétis aux belles tresses toute la
rançon de ma vie? Allons ! sers-lui vite le beau repas des
hôtes, tandis que je rangerai, moi, mes soufflets et tous
mes outils. »
Il dit et quitte le pied de son enclume, monstre
essoufflé et boiteux, dont les jambes grêles s'agitent sous
lui. Il écarte du feu ses soufflets; il ramasse dans un coffre
d'argent tous les outils dont il usait; il essuie avec une
éponge son visage, ses deux bras, son cou puissant, sa
poitrine velue. Puis il enfile une tunique, prend un gros
bâton et sort en boitant. Deux servantes s'évertuent à
Iliade, XVIII, 417-453 385
l'étayer. Elles sont en or, mais elles ont l'aspect de vierges
vivantes. Dans leur coeur est une raison; elles ont aussi
voix et force; par la grâce des Immortels, elles savent
travailler. Elles s'affairent pour étayer leur seigneur. Il
s'approche ainsi avec peine de l'endroit où est Thétis et
s'assoit sur un siège brillant; puis il lui prend la main, il
lui parle, en l'appelant de tous ses noms :
(4 Qui t'amène à notre demeure, Thétis à la longue robe,
Thétis auguste et chère? Jusqu'ici, chez nous tu ne
fréquentes guère. Dis-moi ce que tu as en tête. Mon coeur
me pousse à le faire, si c'est chose que je puisse faire et qui
se soit faite déjà. »
Thétis alors, pleurante, lui répond :
« Héphæstos, est-il une autre des déesses, habitantes de
l'Olympe, dont le coeur jamais ait eu à supporter autant de
cruels chagrins que Zeus, fils de Cronos, m'aura octroyé
de douleurs, à moi seule, entre toutes? Seule entre toutes
les déesses marines, il m'a soumise à un mortel, Pélée
l'Eacide; et j'ai dû, en dépit de mille répugnances, entrer
au lit d'un mortel, qui maintenant est couché dans son
palais, tout affaibli par la vieillesse amère, tandis que, pour
moi, voici d'autres douleurs encore. Il m'a donné un fils.
Je l'ai enfanté, héros entre les héros. Il a grandi comme
une jeune pousse, et, après l'avoir nourri, comme un plant
au flanc du vignoble, je l'ai envoyé, sur des nefs
recourbées, au pays d'Ilion combattre les Troyens. Mais il
est dit, en revanche, que je ne l'accueillerai pas, rentrant
chez lui, dans la demeure de Pélée, et, tant qu'il me reste
vivant, les yeux ouverts, à l'éclat du soleil, il souffre, sans
qu'il me soit possible d'aller l'aider en rien. La fille que lui
avaient choisie pour sa part d'honneur les fils des Achéens,
le roi Agamemnon est ensuite venu l'arracher de ses
mains. Il se consumait donc le coeur pour elle, accablé de
chagrin, quand les Troyens ont acculé les Achéens aux
poupes de leurs nefs et ne les en ont plus laissé sortir. Les
Anciens d'Argos alors le suppliaient, en lui offrant force
illustres présents. A ce moment-là, s'il s'est refusé à
écarter lui-même le désastre, il a, en revanche, revêtu
Patrocle de ses propres armes, il l'a envoyé au combat, il
l'a fait suivre d'une nombreuse troupe; et ils se sont ainsi,
386 Iliade, XVIII, 453-490
la journée entière, battus devant les portes Scées, si bien
qu'en ce même jour ils eussent sans doute emporté la
ville, si Apollon — quand le vaillant fils de Ménoetios avait
fait déjà bien du mal à l'ennemi — ne l'avait tué parmi les
champions hors des lignes et n'avait donné la gloire à
Hector. Et c'est pourquoi me voici aujourd'hui, sup-
pliante, à tes genoux. Voudras-tu, à ce fils qu'attend une
prompte mort, donner un bouclier, un casque, de bonnes
jambières avec couvre-chevilles adaptés, et une cuirasse?
Tout cela, son loyal ami le lui a perdu, quand il a été
abattu par les Troyens; et mon fils maintenant gît sur le
sol, l'âme en peine. »
Et l'illustre Boiteux répond :
o N'aie crainte, que cela ne soit pas un souci pour ton
coeur : aussi vrai que j'aimerais pouvoir le dérober au
trépas douloureux, quand l'affreux destin l'atteindra, il
aura ses belles armes, des armes telles que, si nombreux
soient ceux qui les verront, tous en seront émerveillés. »
Il dit, et, la laissant, se dirige vers ses soufflets. Il les
tourne vers le feu et les invite à travailler. Et les soufflets
— vingt en tout — de souffler dans les fournaises. Ils
lancent un souffle ardent et divers, au service de l'ouvrier,
qu'il veuille aller vite ou non, suivant ce qu'exigent
Héphaestos et les progrès de son travail. Il jette dans le feu
le bronze rigide, l'étain, l'or précieux, l'argent. Il met sur
son support une grande enclume. Enfin, dans une main, il
prend un marteau solide et, dans l'autre, sa pince à feu.
Il commence par fabriquer un bouclier, grand et fort. Il
l'ouvre adroitement de tous les côtés. Il met autour une
bordure étincelante — une triple bordure au lumineux
éclat. Il y attache un baudrier d'argent. Le bouclier
comprend cinq couches. Héphaestos y crée un décor
multiple, fruit de ses savants pensers.
Il y figure la terre, le ciel et la mer, le soleil infatigable
et la lune en son plein, ainsi que tous les astres dont le ciel
se couronne, les Pléiades, les Hyades, la Force d'Orion,
l'Ourse — à laquelle on donne le nom de Chariot — qui
tourne sur place, observant Orion, et qui, seule, ne se
baigne jamais dans les eaux d'Océan.
Il y figure aussi deux cités humaines — deux belles
Iliade, XVIII, 491-529 387
cités. Dans l'une, ce sont des noces, des festins. Des
épousées, au sortir de leur chambre, sont menées par la
ville à la clarté des torches, et, sur leurs pas, s'élève,
innombrable, le chant d'hyménée. De jeunes danseurs
tournent, et, au milieu d'eux flûtes et cithares font
entendre leurs accents, et les femmes s'émerveillent,
chacune debout, en avant de sa porte. Les hommes sont
sur la grand-place. Un conflit s'est élevé et deux hommes
disputent sur le prix du sang pour un autre homme tué.
L'un prétend avoir tout payé, et il le déclare au peuple;
l'autre nie avoir rien reçu. Tous deux recourent à un juge
pour avoir une décision. Les gens crient en faveur, soit de
l'un, soit de l'autre, et, pour les soutenir, forment deux
partis. Des hérauts contiennent la foule. Les Anciens sont
assis sur des pierres polies, dans un cercle sacré. Ils ont
dans les mains le bâton des hérauts sonores, et c'est bâton
en main qu'ils se lèvent et prononcent, chacun à son tour.
Au milieu d'eux, à terre, sont deux talents d'or; ils iront à
celui qui, parmi eux, dira l'arrêt le plus droit.
Autour de l'autre ville campent deux armées, dont les
guerriers brillent sous leurs armures. Les assaillants
hésitent entre deux partis : la ruine de la ville entière, ou le
partage de toutes les richesses que garde dans ses murs
l'aimable cité. Mais les assiégés ne sont pas disposés, eux,
à rien entendre, et ils s'arment secrètement pour un aguet.
Leurs femmes, leurs jeunes enfants, debout sur le
rempart, le défendent, avec l'aide des hommes que retient
la vieillesse. Le reste est parti, ayant à sa tête Arès et Pallas
Athéné, tous deux en or, revêtus de vêtements d'or, beaux
et grands en armes. Comme dieux, ils ressortent nette-
ment, les hommes étant un peu plus petits. Ils arrivent à
l'endroit choisi pour l'aguet. C'est celui où le fleuve offre
un abreuvoir à tous les troupeaux. Ils se postent, couverts
de bronze éclatant. A quelque distance ils ont deux
guetteurs en place, qui épient l'heure où ils verront
moutons et boeufs aux cornes recourbées. Ceux-ci appa-
raissent; deux bergers les suivent, jouant gaiement de la
flûte, tant ils soupçonnent peu le piège. On les voit, on
bondit, vite on coupe les voies aux troupeaux de boeufs,
aux belles bandes de brebis blanches, on tue les bergers.
388 Iliade, XVIII, S30-564
Mais, chez les autres, les hommes postés en avant de
l'assemblée entendent ce grand vacarme autour des boeufs.
Ils montent, tous, aussitôt sur les chars aux attelages
piaffants, partent en quête et vite atteignent l'ennemi. Ils
se forment alors en ligne sur les rives du fleuve et se
battent, en se lançant mutuellement leurs javelines de
bronze. A la rencontre participent Lutte et Tumulte et la
déesse exécrable qui préside au trépas sanglant; elle tient,
soit un guerrier encore vivant malgré sa fraîche blessure,
ou un autre encore non blessé, ou un autre déjà mort,
qu'elle traîne par les pieds, dans la mêlée, et, sur ses
épaules, elle porte un vêtement qui est rouge du sang des
hommes. Tous prennent part à la rencontre et se battent
comme des mortels vivants, et ils traînent les cadavres de
leurs mutuelles victimes.
Il y met aussi une jachère meuble, un champ fertile,
étendu et exigeant trois façons. De nombreux laboureurs y
font aller et venir leurs bêtes, en les poussant dans un sens
après l'autre. Lorsqu'ils font demi-tour, en arrivant au
bout du champ, un homme s'approche et leur met dans
les mains une coupe de doux vin; et ils vont ainsi, faisant
demi-tour à chaque sillon : ils veulent à tout prix arriver
au bout de la jachère profonde. Derrière eux, la terre
noircit; elle est toute pareille à une terre labourée, bien
qu'elle soit en or — une merveille d'art !
Il y met encore un domaine royal. Des ouvriers
moissonnent, la faucille tranchante en main. Des javelles
tombent à terre les unes sur les autres, le long de l'andain.
D'autres sont liées avec des attaches par les botteleurs.
Trois botteleurs sont là, debout; derrière eux, des enfants
ont la charge de ramasser les javelles; ils les portent dans
leurs bras et, sans arrêt, en fournissent les botteleurs.
Parmi eux est le roi, muet, portant le sceptre; il est là, sur
l'andain, et son coeur est en joie. Les hérauts, à l'écart,
sous un chêne, préparent le repas et s'occupent du gros
boeuf qu'ils viennent de sacrifier. Les femmes, pour le
repas des ouvriers, versent force farine blanche.
Il y met encore un vignoble lourdement chargé de
grappes, beau et tout en or; de noirs raisins y pendent; il
est d'un bout à l'autre étayé d'échalas d'argent. Tout
Iliade, XVIII, 564-602 389
autour, il trace un fossé en smalt et une clôture en étain.
Un seul sentier y conduit; par là vont les porteurs, quand
vient pour le vignoble le moment des vendanges. Des
filles, des garçons, pleins de tendres pensers emportent les
doux fruits dans des paniers tressés. Un enfant est au
centre, qui, délicieusement, touche d'un luth sonore,
cependant que, de sa voix grêle, il chante une belle
complainte. Les autres frappant le sol en cadence,
l'accompagnent, en dansant et criant, de leurs pieds
bondissants.
Il y figure aussi tout un troupeau de vaches aux cornes
hautes. Les vaches y sont faites et d'or et d'étain. Elles
s'en vont, meuglantes, de leur étable à la pâture, le long
d'un fleuve bruissant et de ses mobiles roseaux. Quatre
bouviers en or s'alignent à côté d'elles; et neuf chiens aux
pieds prompts les suivent. Mais deux lions effroyables, au
premier rang des vaches, tiennent un taureau mugissant,
qui meugle longuement, tandis qu'ils l'entraînent. Les
chiens et les gars courent sur ses traces. Mais les lions déjà
ont déchiré le cuir du grand taureau; ils lui hument les
entrailles et le sang noir. Les bergers en vain les
pourchassent et excitent leurs chiens rapides : ceux-ci
n'ont garde de mordre les lions. Ils sont là, tout près, à
aboyer contre eux, mais en les évitant.
L'illustre Boiteux y fait aussi un pacage, dans un beau
vallon, un grand pacage à brebis blanches, avec étables,
baraques couvertes et parcs.
L'illustre Boiteux y modèle encore une place de danse
toute pareille à celle que jadis, dans la vaste Cnosse, l'art
de Dédale a bâtie pour Ariane aux belles tresses. Des
jeunes gens et des jeunes filles, pour lesquelles un mari
donnerait bien des boeufs, sont là qui dansent en se tenant
la main au-dessus du poignet. Les jeunes filles portent de
fins tissus; les jeunes gens ont revêtu des tuniques bien
tissées, où luit doucement l'huile. Elles ont de belles
couronnes; eux portent des épées en or, pendues à des
baudriers en argent. Tantôt, avec une parfaite aisance, ils
courent d'un pied exercé — tel un potier, assis, qui essaie
la roue bien faite à sa main, pour voir si elle marche —
tantôt ils courent en ligne les uns vers les autres. Une
390 Iliade, XVIII, 603-617
foule immense et ravie fait cercle autour du choeur
charmant. Et deux acrobates, pour préluder à la fête, font
la roue au milieu de tous.
Il y met enfin la force puissante du fleuve Océan, à
l'extrême bord du bouclier solide.
Une fois fabriqué le bouclier large et fort, il fabrique
encore à Achille une cuirasse plus éclatante que la clarté
du feu; il fabrique un casque puissant bien adapté à ses
tempes, un beau casque ouvragé, où il ajoute un cimier
d'or; il lui fabrique des jambières de souple étain.
Et, quand l'illustre Boiteux a achevé toutes ces armes, il
les prend et les dépose aux pieds de la mère d'Achille.
Elle, comme un faucon, prend son élan du haut de
l'Olympe neigeux et s'en va emportant l'armure éclatante
que lui a fournie Héphæstos.
CHANT XIX

L'Aurore en robe de safran se lève des eaux d'Océan,


afin de porter la lumière aux Immortels comme aux
humains, quand Thétis arrive aux nefs, portant les
présents du dieu. Elle trouve son fils étendu à terre, tenant
Patrocle embrassé et sanglotant bruyamment. Ses compa-
gnons, en nombre, se lamentent autour de lui. La toute
divine paraît au milieu d'eux ; elle prend la main d'Achille,
elle lui parle, en l'appelant de tous ses noms :
« Mon enfant, celui-là, laissons-le à terre, malgré notre
déplaisir. Tout est dit : il a succombé par la volonté des
dieux. Mais toi, reçois d'Héphaestos ces armes illustres,
magnifiques, telles que, sur ses épaules, aucun mortel
jamais n'en porta de pareilles.
Ayant ainsi parlé, la déesse dépose les armes aux pieds
d'Achille, et tout le harnois ouvragé résonne. Il n'est point
de Myrmidon qui ne soit saisi d'un frisson; personne qui
l'ose regarder en face sans un tremblement. Achille, au
contraire, l'a à peine vu qu'il sent le courroux pénétrer en
lui davantage; dans ses yeux, par-dessous ses paupières,
une lueur s'allume, terrible et pareille à la flamme : il a
joie à tenir en main les présents splendides du dieu. Mais,
quand son coeur s'est réjoui à contempler ce bel ouvrage,
brusquement à sa mère il dit ces mots ailés :
« Ma mère, un dieu m'a fourni une armure telle qu'il
392 Iliade, XIX, 22-57
sied que soit une oeuvre d'Immortel, telle qu'aucun
humain n'en peut exécuter. L'heure est donc venue : je
me vais armer. Toutefois, j'ai terriblement peur que,
pendant ce temps-là, les mouches n'entrent dans le corps
du vaillant fils de Ménoetios, à travers les blessures
ouvertes par le bronze, et n'y fassent naître des vers,
outrageant ainsi ce cadavre, d'où un meurtre a chassé la
vie, et corrompant toute sa chair. »
Et la déesse aux pieds d'argent, Thétis, alors lui
répond :
Enfant, que rien de tout cela n'inquiète ton coeur. Je
tâcherai moi-même à écarter de lui cette espèce sauvage,
ces mouches, qui dévorent les mortels tués au combat.
Quand il demeurerait gisant une année pleine, sa chair
restera toujours inaltérée — voire mieux encore. Mais toi,
convoque une assemblée de tous les héros achéens, et, là,
désavoue ta colère contre Agamemnon, pasteur
d'hommes. Puis, bien vite, arme-toi pour la bataille et
revêts-toi de ta vaillance. »
Elle dit et met en lui une ardeur prête à toutes les
audaces. Pour Patrocle, elle lui instille au fond des narines
ambroisie et rouge nectar, afin que sa chair reste inaltérée.
Cependant le divin Achille suit le rivage de la mer en
poussant des cris effroyables et fait ainsi lever les héros
achéens. Tous ceux qui auparavant restaient au milieu des
nefs, pilotes, qui tiennent la barre des nefs, intendants, qui
sont dans la flotte pour y distribuer le pain, tous alors de
prendre le chemin de l'assemblée : Achille a reparu, qui
avait depuis si longtemps quitté la bataille amère ! Deux
serviteurs d'Arès viennent en boitant : le belliqueux fils de
Tydée et le divin Ulysse; ils vont, appuyés sur leur pique
— car ils souffrent encore de cruelles blessures — s'asseoir
au premier rang de l'assemblée. Le dernier qui vient, c'est
le protecteur de son peuple, Agamemnon. Il est blessé :
dans la mêlée brutale, Coon, fils d'Anténor, l'a touché de
sa pique de bronze. Dès que les Achéens sont là, tous,
assemblés, Achille aux pieds rapides se lève et leur dit :
Atride, est-ce vraiment le bon parti que nous avons
pris tous les deux, toi et moi, quand, dans notre déplaisir,
Iliade, XIX, 58-90 393
nous nous sommes enflammés pour une querelle qui
dévore les coeurs — au sujet d'une fille! Ah! celle-là,
pourquoi donc Artémis ne l'a-t-elle pas tuée d'une flèche
sur mes nefs, le jour où je l'ai prise en détruisant
Lyrnesse? Moins d'Achéens ainsi eussent mordu la terre
immense sous les coups de nos ennemis, alors que ma
colère me retenait loin d'eux. Tout le profit a été pour
Hector et les Troyens, tandis que les Achéens se souvien-
dront longtemps sans doute de la querelle qui nous a, toi
et moi, divisés. Mais laissons le passé être le passé, quel
que soit notre déplaisir, et, puisqu'il le faut, domptons
notre coeur en notre poitrine. A mon courroux je mets fin
aujourd'hui. Aussi bien ne me sied-il pas de m'obstiner
sans répit dans ma colère. Va donc, vite, pousser au
combat les Achéens chevelus, tandis que j'irai de nouveau
affronter et tâter les Troyens. Prétendent-ils dormir à côté
de nos nefs? J'imagine au contraire que ceux-là seuls
détendront leurs membres avec joie, qui se seront par la
fuite dérobés au combat cruel sous la menace de ma
lance. »
Il dit, et les Achéens aux bonnes jambières sont en joie
de voir le magnanime fils de Pélée désavouer son
courroux. Lors, à son tour, Agamemnon, protecteur de
son peuple, s'adresse à eux, de sa place, sans se lever au
milieu de l'assemblée :
Héros danaens, serviteurs d'Arès, mes amis! même
qui peut parler debout, il est décent de l'écouter et
malséant de l'interrompre. C'est lui rendre la tâche ardue,
quelque expérience qu'il en ait. Au milieu d'une vaste
foule, comment, en tel cas, entendre ou parler? On gêne
l'orateur, si sonore que soit sa voix. C'est au fils de Pélée
que je veux dire ma pensée; vous autres, Argiens,
saisissez-la bien, et que chacun comprenne mon propos.
Souvent les Achéens m'ont tenu ce langage et m'ont pris à
partie. Pourtant je ne suis pas coupable. C'est Zeus, c'est
le Destin, c'est Erinys qui marche dans la brume, qui, à
l'assemblée, soudain m'ont mis dans l'âme une folle
erreur, le jour où, de mon chef, j'ai dépouillé Achille de sa
part d'honneur. Qu'eussé-je pu? le Ciel seul achève tout.
394 Iliade, XIX, 91-129
Erreur est fille aînée de Zeus; c'est elle, la maudite, qui
fait errer tous les êtres. Ses pieds sont délicats : elle ne
touche pas le sol, elle ne se pose que sur les têtes
humaines, au plus grand dam des mortels. Elle prend
dans ses rets celui-ci comme celui-là. Elle fit un jour errer
Zeus lui-même, Zeus qu'on dit au-dessus des dieux aussi
bien qu'au-dessus des hommes! et pourtant Héré, une
femme, perfidement le joua. C'était le jour où, dans
Thèbes aux beaux remparts, Alcmène allait mettre au
monde le puissant Héraclès. Zeus se glorifiait, en disant à
tous les dieux : Écoutez-moi tous, et dieux et déesses : je
<4

veux dire ici ce qu'en ma poitrine me dicte mon coeur.


Aujourd'hui même, Ilithye, qui veille aux douleurs de
l'enfantement, fera venir au jour un enfant destiné à
régner sur tous ses voisins et qui appartient à la race des
mortels sortis de mon sang. » Et l'auguste Héré aux
desseins perfides alors dit : a Tu en auras menti, et tu
n'auras pas joint l'acte à la parole. Allons! dieu de
l'Olympe, jure-moi donc sur l'heure un puissant serment,
qu'il régnera bien sur tous ses voisins, l'enfant qui en ce
jour tombera aux pieds d'une femme, s'il est des mortels
qui appartiennent à la race sortie de ton sang. » Elle dit;
Zeus ne voit pas la perfidie : il jure un grand serment et
commet la plus grande des erreurs. Héré alors, d'un
bond, quitte la cime de l'Olympe. Bien vite elle gagne
Argos d'Achaïe, où elle sait que se trouve la fière épouse
de Sthénélos le Perséide. Celle-ci est grosse d'un fils; déjà
vient pour lui le septième mois. Héré l'amène au jour, en
dépit des mois qui restent encore, tandis qu'elle suspend
les couches d'Alcmène et retient les Ilithyes. Puis elle
annonce elle-même à Zeus, fils de Cronos : a Zeus Père, à
la foudre blanche, je veux faire entendre un mot à ton
coeur. Un noble mortel vient de naître, qui régnera sur
tous les Argiens : c'est Eurysthée, le fils de Sthénélos le
Perséide. Il est de ta race : il ne messied pas qu'il règne
sur les Argiens. » Elle dit; une douleur aiguë a frappé Zeus
au plus profond du coeur. Brusquement, il saisit Erreur
par sa tête aux tresses luisantes, le coeur en courroux, et il
jure un puissant serment, que jamais plus elle ne rentrera
ni dans l'Olympe ni au ciel étoilé, cette Erreur qui fait
Iliade, XIX, 129-162 395
errer tous les êtres. Cela dit, en un tournemain, il la fait
pivoter et la jette du haut du ciel étoilé, d'où elle a vite fait
de choir au milieu des champs des mortels. Et c'est sur
elle encore qu'il se lamentait, chaque fois qu'il voyait son
fils dans un labeur ignominieux, au cours des travaux
d'Eurysthée. Et, de même, à mon tour, quand le grand
Hector au casque étincelant, près des poupes de nos nefs,
massacrait les Argiens, je ne pouvais oublier l'erreur qui
m'avait fait errer un jour. Mais, si j'ai erré naguère, si
Zeus m'a ravi la raison, j'entends en faire ici amende
honorable et en offrir une immense rançon. Allons !
marche au combat et fais-y marcher tes gens avec toi; me
voici, moi, ici, prêt à te donner tout ce que le divin Ulysse
est allé te promettre hier dans la baraque. Ou, si tu
préfères, attends, pour impatient que tu sois de combat, et
mes serviteurs vont prendre dans ma nef et t'apporter mes
présents. Tu verras que j'entends t'offrir de quoi satisfaire
ton coeur. »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, tes présents, donne-les, comme il sied, ou
garde-les chez toi : à ta guise ! Pour l'instant, rappelons
seulement notre ardeur guerrière au plus vite. Ce n'est pas
le moment de discourir ni de perdre du temps. Une
grande tâche reste à accomplir. Chacun va de nouveau
voir Achille au premier rang, décimant sous sa pique de
bronze les bataillons troyens : que chacun de vous tout
pareillement songe à se battre avec un ennemi ! »
L'industrieux Ulysse en réplique lui dit :
« Non, ne va pas, pour brave que tu sois, Achille pareil
aux dieux, ne va pas exciter les fils des Achéens à marcher
sur Ilion pour se battre avec les Troyens, avant qu'ils aient
mangé. La bataille ne durera pas peu de temps, une fois
que les bataillons seront entrés en contact, et que les dieux
auront insufflé la fougue aux coeurs des deux partis.
Donne donc plutôt ordre aux Achéens de prendre, près
des fines nefs, leurs parts de pain et de vin : là sont la
fougue et la vaillance. Il n'est pas de guerrier qui puisse
affronter le combat une journée entière, jusqu'au soleil
396 Iliade, XIX, 162-197
couché, s'il n'a goûté au pain. Son coeur a beau brûler du
désir de se battre : à son insu, ses membres s'alourdissent,
la faim et la soif le pénètrent, et ses genoux sont gênés,
quand il marche. L'homme au contraire qui, bien rassasié
de viande et de vin, guerroie tout un jour contre l'ennemi,
garde en sa poitrine un coeur intrépide, et ses membres ne
se lassent pas, avant l'heure où tous s'accordent pour
suspendre la bataille. Va, fais rompre les rangs à ton
monde, et donne l'ordre qu'on prépare le repas. Qu'Aga-
memnon, protecteur de son peuple, apporte ses présents
en pleine assemblée : tous les Achéens de la sorte les
pourront voir de leurs yeux, et tu en auras, toi, l'âme
épanouie. Puis que, debout devant les Argiens, il jure par
serment qu'il n'est jamais entré au lit de Briséis ni ne s'est
uni à elle, ainsi qu'il est normal, tu le sais, seigneur, entre
hommes et femmes; et que ton coeur se rassérène alors au
fond de toi. Enfm, qu'il t'offre, en sa baraque, la
satisfaction d'un repas plantureux. Ainsi rien ne t'aura
manqué de ce qu'exigeait la justice. Pour toi, fils d'Atrée,
désormais sache être plus juste, même à l'égard de tout
autre qu'Achille. Jamais personne ne trouvera mauvais, de
la part d'un roi, qu'il offre des satisfactions à l'homme
contre qui il s'est, le premier, emporté. »
Agamemnon, protecteur de son peuple, à son tour
répond :
J'ai le plaisir, fils de Laërte, à entendre ce que tu dis.
Tu as bien tout expliqué et exposé comme il fallait. Ce
serment-là, je suis prêt à le jurer — mon coeur lui-même
m'y invite — et je ne serai pas parjure en invoquant le
nom d'un dieu. Mais qu'Achille, en attendant, demeure
là, si impatient qu'il puisse être de combat; et vous autres
aussi, demeurez assemblés : les présents vont bientôt venir
de ma baraque, et nous conclurons un pacte loyal. Pour
toi-même, voici ce que je t'enjoins et t'ordonne : choisis
de jeunes preux du camp panachéen, qui, de ma nef, ici,
apportent mes présents — tous ceux que nous avons hier
promis de donner à Achille — et conduisent aussi les
femmes. Enfin que Talthybios aille vite, par le vaste camp
achéen, se pourvoir d'un verrat, que nous immolerons à
Zeus et au Soleil. »
Iliade, XIX, 198-236 397
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
e Très glorieux Atride, Agamemnon, protecteur de ton
peuple, une autre heure serait plus propice à telle besogne,
— j'entends celle où une pause surviendra dans la bataille,
où ma fougue ne sera plus aussi grande en ma poitrine. A
celle où nous sommes, des guerriers sont à terre, le corps
déchiré, qu'a domptés Hector, le fils de Priam, tandis que
Zeus lui accordait la gloire : et vous, vous nous invitez à
manger ! C'est à l'instant même que je voudrais, moi,
donner aux fils des Achéens l'ordre de combattre, à jeun,
avant tout repas; et c'est le soleil couché qu'ils prépare-
raient le grand repas du soir, notre honte une fois vengée.
Jusque-là, nourriture ni boisson ne saurait passer ma
gorge, alors que mon ami est mort, que, dans ma baraque,
il gît déchiré par le bronze aigu, tourné vers mon seuil, et
qu'autour de lui tous les nôtres pleurent. Rien de ce que
tu dis dès lors n'intéresse mon coeur. Il ne songe qu'au
meurtre, au sang, aux douloureux sanglots des hommes. »
L'industrieux Ulysse en réponse lui dit :
Achille, fils de Pélée, le tout premier des Achéens, tu
es certes plus fort que moi, et tu me dépasses de beaucoup
à la javeline, mais je vaux beaucoup plus que toi en
revanche pour la raison, car je suis ton aîné et j'en sais
plus que toi. Donc, que ton coeur se résigne à mes avis.
L'homme a vite assez du combat : le bronze y verse à
terre trop de paille pour peu de grain, à l'heure où Zeus
fait pencher la balance, Zeus seul arbitre de tous les
combats humains. Ce n'est pas avec leur ventre que les
Achéens peuvent mener le deuil d'un mort. Beaucoup
trop tombent tous les jours, rapidement, l'un après l'autre.
Ah! quand donc pourra-t-on souffler un peu à la peine!
Celui qui meurt, il faut l'ensevelir, d'un coeur impitoyable,
après l'avoir pleuré un jour. Mais tous ceux qui survivent
à l'affreuse bataille doivent songer à manger et à boire,
afin de mieux se battre avec l'ennemi, obstinément, sans
trêve, le corps vêtu d'airain rigide. Mais qu'aucun de nos
hommes ne reste ensuite en route, dans l'attente d'un
second appel : cet appel-là sera funeste à qui s'attardera
près des nefs argiennes. Tous ensemble, en avant! contre
398 Iliade, XIX, 237-273
les Troyens dompteurs de cavales, réveillons l'ardent
Arès.
Il dit, et il se fait suivre des fils du glorieux Nestor, et
aussi de Mégès, fils de Phylée, de Thou et de Mérion, —
de Lycomède, fils de Créionte, ainsi que de Mélanippe, et
tous s'en vont vers la baraque d'Agamemnon, le fils
d'Atrée. Alors, aussitôt dit, aussitôt fait : de la baraque ils
emportent les sept trépieds promis, les vingt bassins
resplendissants, les douze chevaux. Ils emmènent aussi,
sans tarder, sept femmes habiles aux travaux impeccables
et, pour huitième, la jolie Briséis. Ulysse pèse un total de
dix talents d'or, puis il se met en tête des jeunes Achéens,
et ceux-ci, sur ses pas, apportent les présents, qu'ils
déposent en pleine assemblée. Agamemnon alors se lève.
Talthybios, dont la voix vaut celle d'un dieu, est au côté
du pasteur d'hommes, un verrat entre les bras. L'Atride,
de ses mains, tire le coutelas toujours pendu à côté du long
fourreau de son épée, et détache comme prémices
quelques poils du verrat; puis il prie, mains tendues vers
Zeus. Les autres Argiens restent tous assis près d'eux, en
silence, ainsi qu'il convient et prêtant l'oreille au roi. Et
celui-ci, ayant prié, dit, les yeux tournés vers le vaste ciel :
e Que Zeus d'abord m'en soit témoin, le plus haut, le
plus grand des dieux! et la Terre et le Soleil ! et les
Erinyes, qui, sous terre, châtient les hommes parjures à un
serment ! non, jamais je n'ai porté la main sur la jeune
Briséis, ni par désir avoué de son lit, ni pour nulle autre
cause. Elle est restée intacte, toujours, dans ma baraque.
Et, si je commets ici le moindre parjure, que les dieux me
fassent souffrir les mille maux qu'ils font souffrir à qui les
a offensés en jurant ! »
Il dit, et, d'un, bronze implacable, il fend la gorge au
verrat. Puis Talthybios, faisant tournoyer le corps, le jette
au gouffre immense de la blanche mer, où il nourrira les
poissons. Après quoi Achille se lève et, devant les Argiens
belliqueux, il dit :
Ah! Zeus Père! tu inspires aux mortels d'effroyables
erreurs! Sans quoi, jamais l'Atride n'eût si profondément
ému mon coeur en ma poitrine et n'eût emmené la fille
malgré moi, sans rien vouloir entendre. Mais Zeus
Iliade, XIX, 274-306 399
souhaitait sans doute la mort de nombreux Achéens. Pour
l'instant, allez tous à votre repas, et nous pourrons ensuite
engager la bataille. »
Ayant ainsi parlé, il dissout l'assemblée, qui se disperse
en hâte; chacun rejoint sa nef. Seuls, les Myrmidons
Magnanimes cependant s'empressent autour des présents;
ils les portent à la nef du divin Achille, puis les placent
dans sa baraque, où ils installent aussi les femmes,
pendant que les nobles écuyers mènent les chevaux au
troupeau.
A ce moment, Briséis, pareille à Aphrodite d'or, aperçoit
Patrocle, déchiré par le bronze aigu. Lors, se laissant
tomber sur lui, elle l'embrasse, pousse des sanglots aigus,
en même temps que, de ses mains, elle meurtrit sa
poitrine, et sa tendre gorge, et son beau visage. Et,
pleurante, la captive pareille aux déesses dit :
« O Patrocle, si cher au coeur de l'infortunée que je suis,
je t'ai laissé vivant, le jour où je suis sortie de cette
baraque : et voici, commandeur de guerriers, que je te
trouve mort, le jour où j'y reviens. Pour moi, malheur
toujours est suivi de malheur. L'homme à qui m'avaient
donnée mon père et ma digne mère, je l'ai vu, devant ma
ville, déchiré par le bronze aigu, aussi bien que les trois
frères que ma mère m'avait donnés, mes frères bien-
aimés, qui tous alors ont atteint le jour fatal. Et cependant,
même le jour où le rapide Achille eut tué mon époux et
ravagé la ville du divin Mynès, tu ne me laissais pas
pleurer; tu m'assurais que tu ferais de moi l'épouse
légitime du divin Achille, qu'il m'emmènerait à bord de
ses nefs et célébrerait mes noces au milieu de ses
Myrmidons. Et c'est pourquoi sur ton cadavre je verse des
larmes sans fin — toi qui toujours étais si doux! »
Ainsi dit-elle, pleurante, et les femmes lui répondent
par des sanglots, sur Patrocle en apparence, mais, dans le
fond, chacune sur son propre chagrin. Pour Achille, les
Anciens d'Achaïe se pressent autour de lui, le suppliant de
prendre son repas. Il s'y refuse en gémissant :
« Non, j'en supplie ici tous ceux de mes amis qui
voudront m'en bien croire : il est trop tôt, ne me
demandez pas de rassasier mon coeur de pain ni de
400 Iliade, XIX, 306-346
boisson, quand un chagrin atroce me pénètre. Je saurai
bien résister et tenir jusqu'au soleil couché. »
Il dit et congédie les rois. Seuls, demeurent les deux
Atrides, le divin Ulysse, Nestor, Idoménée, avec Phénix,
le vieux meneur de chars. Ils cherchent à égayer son lourd
chagrin. Mais son coeur ne se laisse pas égayer : il faut
qu'il plonge d'abord au gouffre du combat sanglant. Il se
souvient, longuement soupire et dit :
Ah! toi aussi, infortuné, toi le plus cher de mes amis,
toi aussi, dans ma baraque, tu m'as servi naguère, prompt
et diligent, un repas savoureux, aux jours où les Achéens
s'empressaient à porter contre les Troyens dompteurs de
cavales l'Arès source de pleurs. Et te voilà aujourd'hui sur
le sol, le corps déchiré; et mon coeur se prive des aliments
et des breuvages que je garde dans mes réserves : il a trop
de regret de toi. Non, je ne saurais souffrir rien de pis,
quand même j'apprendrais la mort de mon père, qui, à
cette heure, en Phthie, répand de tendres pleurs, à l'idée
d'être loin d'un tel fils, tandis qu'en pays étrangers, pour
l'horrible Hélène, je guerroie contre les Troyens; ou la
mort de mon fils qui grandit à Scyros — si du moins il vit
encore, ce Néoptolème pareil à un dieu. Avant ce jour,
mon coeur comptait en ma poitrine que je périrais seul, ici,
en Troade, loin d'Argos, nourricière de cavales, et que tu
reviendrais, toi, en Phthie, afin de ramener mon fils de
Scyros sur ta rapide nef noire et de lui montrer tout, mon
domaine, mes serviteurs, ma vaste et haute demeure. Car,
pour Pélée, j'imagine que c'en est fait et qu'il est mort, ou
que, s'il a encore quelque reste de vie, il est affligé
ensemble et par la vieillesse odieuse et par l'attente sans
fin du message douloureux qui lui fera savoir ma mort. »
Ainsi parle-t-il, en pleurant, et les Anciens lui
répondent par des sanglots : chacun se rappelle tout ce
qu'il a laissé dans sa maison. Et, à les voir se lamenter
ainsi, le fils de Cronos les prend en pitié, et aussitôt à
Athéné il adresse ces mots ailés :
Ma fille, tu as entièrement délaissé ce noble guer-
rier. Achille n'est-il plus un souci pour ton coeur? Il
reste là devant ses nefs aux cornes hautes à pleurer son
ami; tous les autres s'en sont allés à leur repas; il
Iliade, XIX, 346-386 401
demeure, lui, sans rien manger, sans rien prendre. Va, et
dans sa poitrine verse, avec le nectar, l'aimable ambroisie,
pour que la faim n'ait pas prise sur lui.
Il dit, et avive l'ardeur déjà brûlante d'Athéné. Tel un
faucon aux ailes éployées, à la voix sonore, elle s'élance du
haut du ciel à travers l'éther, tandis que les Achéens sans
retard s'arment dans le camp. Dans la poitrine d'Achille
elle instille le nectar, en même temps que l'aimable
ambroisie; elle veut que la faim cruelle n'ait pas prise sur
ses genoux. Après quoi, regagnant la solide demeure du
Tout-Puissant, son père, elle disparaît, au moment où les
Achéens se répandent hors des fines nefs. Comme, à
flocons serrés, la froide neige de Zeus s'envole sous l'élan
de Borée issu de l'éther, de même, en foule, voici sortir
des nefs les casques qui luisent d'un joyeux éclat, et les
écus bombés, et les cuirasses au solide plastron, et les
piques de frêne. La lueur en monte au ciel, et la terre à
l'entour tout entière rit sous l'éclair du bronze. Un
grondement s'élève sous les pas des guerriers. Au milieu
d'eux Achille s'arme.• Ses dents se heurtent bruyamment.
Ses yeux brillent de l'éclat de la flamme. Un intolérable
chagrin pénètre son coeur. Plein d'ardeur contre les
Troyens il revêt les présents du dieu, qu'Héphaestos a
ouvrés pour lui. A ses jambes d'abord il met ses
jambières, ses belles jambières où s'adaptent des couvre-
chevilles d'argent. Sur sa poitrine il passe sa cuirasse.
Autour de ses épaules il jette son épée de bronze, à clous
d'argent. Il prend ensuite son écu, grand et fort, d'où
jaillit un éclat pareil à celui de la lune. Sur la mer parfois
apparaît aux marins la lueur d'un feu flamboyant, qui
brûle sur les montagnes, dans une étable solitaire, tandis
que, malgré eux, les rafales du vent les jettent loin des
leurs vers la mer poissonneuse : tel jusqu'à l'éther monte
l'éclat du bouclier d'Achille, du beau bouclier ouvragé. Il
prend ensuite et pose sur sa tête le casque puissant. Il
brille comme un astre, le casque à crins de cheval, et
autour de lui voltige la crinière d'or qu'Héphaestos a fait
tomber, en masse, autour du cimier. Le divin Achille
s'essaie dans ses armes : s'adaptent-elles bien à lui? ses
membres glorieux y jouent-ils aisément? Ce sont comme
402 Iliade, XIX, 386-420
des ailes qui lui poussent alors et soulèvent le pasteur
d'hommes. De son étui, il tire la pique paternelle, la
lourde et longue et forte pique que nul ne peut brandir
parmi les Achéens — Achille seul le peut — la pique en
bois du Pélion, dont Chiron, qui l'a coupée sur la cime du
Pélion, a fait présent à son père, pour porter la mort aux
héros. Automédon et Alcime s'emploient à mettre les
chevaux sous le joug. Ils leur passent les belles courroies;
ils leur mettent le mors aux mâchoires; ils tirent les rênes
en arrière vers la caisse solide du char. Et Automédon,
prenant le fouet brillant, bien adapté à sa main, bondit sur
le char. Derrière lui, casque en tête, vient se placer
Achille, resplendissant dans son armure, comme le soleil
d'en haut, et, d'une voix terrible, aux chevaux de son père
il lance un appel :
Xanthe, Balios ! illustres enfants de Podarge, veillez à
changer de manière et à ramener vivant votre conducteur
dans les lignes des Danaens, dès que nous aurons assez du
combat; et ne le laissez pas, comme Patrocle, mort, sur
place. »
Et, de dessous le joug, Xanthe, coursier aux jarrets
frémissants, lui répond. Brusquement il baisse la tête, et
toute sa crinière, échappant au collier, retombe, le long du
joug, jusqu'à terre. La déesse aux bras blancs, Héré, vient
à l'instant de le douer de voix humaine :
c. Oui, sans doute, une fois encore, puissant Achille,
nous te ramènerons. Mais le jour fatal est proche pour toi.
Nous n'en sommes point cause, mais bien plutôt le dieu
terrible et l'impérieux destin. Et ce n'est pas davantage à
notre lenteur ni à notre indolence que les Troyens ont dû
d'arracher ses armes aux épaules de Patrocle. C'est le
premier des dieux, celui qu'a enfanté Létô aux beaux
cheveux, qui l'a tué au milieu des champions hors des
lignes et qui a donné la gloire à Hector. Nous saurions,
nous, à la course, aller de front avec le souffle de Zéphyr,
le plus vite des vents, dit-on; mais ton destin, à toi, est
d'être dompté de force par un dieu et par un homme. »
Il dit, et les Erinyes arrêtent sa voix. Achille aux pieds
rapides violemment s'irrite et répond :
Xanthe, pourquoi me viens-tu prédire la mort? Aussi
Iliade, XIX, 420-424 403
bien n'est-ce pas ton rôle. Je le sais bien sans toi : mon
sort est de périr ici, loin de mon père et de ma mère. Il
n'importe : je ne cesserai pas, que je n'aie aux Troyens
donné tout leur soûl de combat. »
Il dit et, à la tête des siens, en criant, il pousse ses
chevaux aux sabots massifs.
CHANT XX

Ainsi, près des nefs recourbées, tout autour de toi,


Péléide, s'arment les Achéens insatiables de guerre. Les
Troyens, de l'autre côté, s'arment tout pareillement sur le
mamelon de la plaine. Et Zeus alors, de la cime de
l'Olympe aux mille replis, donne l'ordre à Thémis de
convoquer les dieux à l'assemblée. Elle va donc de tous
côtés leur porter l'ordre de se rendre au palais de Zeus.
Pas un des fleuves n'y manque — excepté Océan — pas
une des nymphes habitant les bosquets charmants, les
ondes des fleuves, ou les prés herbus. Tous s'en viennent
au palais de Zeus, assembleur de nuées, tous s'assoient
sous les portiques polis qu'a construits, pour Zeus Père,
Héphæstos aux savants pensers.
Ils sont donc ainsi assemblés chez Zeus. Mais
l'Ébranleur du sol n'est pas sourd non plus à l'appel de la déesse.
Il sort de la mer pour les retrouver. Il s'assied au milieu
d'eux, il s'enquiert du dessein de Zeus :
« Pourquoi, dieu à la foudre blanche, convoques-tu
encore les dieux à l'assemblée? Médites-tu quelque projet
pour les Troyens et pour les Achéens? La bataille et la
lutte, à cette heure, flambent bien près d'eux. »
L'assembleur de nuées, Zeus, en réponse, dit :
Tu as bien saisi, Ébranleur du sol, le dessein
qu'enferme ma poitrine et pour lequel je vous ai rassem-
blés : j'ai souci à les voir périr. Je n'en veux pas moins
demeurer assis dans un pli de l'Olympe : les observer de là
406 Iliade, XX, 23-59
charmera mon coeur. Mais vous, les autres dieux, allez et
rejoignez Troyens et Achéens; puis portez secours chacun
à l'un des deux partis, comme le coeur vous en dira. Si
Achille, même seul, entre en lutte avec les Troyens, pas
un instant ils ne tiendront en face du Péléide aux pieds
rapides. Déjà auparavant ils se dérobaient, épouvantés, à
sa vue. Aujourd'hui que son coeur, à la pensée de son ami,
nourrit un terrible courroux, j'ai bien peur qu'il n'arrive à
devancer le destin et à enlever le rempart. »
Ainsi dit le Cronide, et il réveille une lutte acharnée.
Les dieux partent, tous, au combat, mais leurs coeurs se
partagent. Héré se dirige vers le groupe des nefs; de
même Pallas Athéné, et Poseidon, le Maître de la terre, et
Hermès Bienfaisant, qui excelle en subtils pensers.
Héphzstos part aussi avec eux, enivré de sa force, boitant
et agitant sous lui ses jambes grêles. Vers les Troyens en
revanche s'en vont Arès au casque étincelant et, avec lui,
Phoebos aux longs cheveux, et Artémis la Sagittaire, et
Létô, et le Xanthe, et Aphrodite qui aime les sourires.
Tant que les dieux demeurent loin des hommes, les
Achéens hautement triomphent : Achille a reparu, qui
avait si longtemps quitté la bataille amère! Et, au
contraire, une atroce terreur s'insinue dans les membres
de tous les Troyens; ils s'effraient à la vue du Péléide aux
pieds rapides brillant dans son armure, émule d'Arès, le
fléau des hommes. Mais les Olympiens ont à peine rejoint
le gros des combattants, que brusquement se lève Lutte la
Brutale, meneuse de guerriers; et qu'Athéné crie, tantôt
debout, près du fossé ouvert et hors du rempart, tantôt sur
les caps sonores, d'où elle pousse une longue clameur ; et
que, de l'autre côté, Arès crie tout de même, semblable au
noir ouragan et jetant d'une voix perçante ses exhortations
aux Troyens, soit du haut de la citadelle, soit encore près
du Simoïs, où il court se poster sur la Belle Colline.
Ainsi les dieux bienheureux, avec leurs appels, heurtent
les deux partis ensemble, en même temps qu'ils font entre
eux éclater un cruel conflit. Le Père des dieux et des
hommes terriblement tonne du haut des airs. En dessous,
Poseidon émeut la terre infinie et les hautes cimes des
monts. Bases et sommets, l'Ida aux mille sources est tout
Iliade, XX, 60-97 407
ébranlé, et la cité des Troyens, et la flotte des Achéens. Et,
sous la terre, le seigneur des morts, Aïdôneus, soudain
prend peur. De peur, il saute de son trône et crie :
Poseidon, l'Ébranleur du sol, ne va-t-il pas faire éclater la
terre dans les airs et ouvrir aux yeux des mortels et des
Immortels l'effroyable demeure de la corruption, dont les
dieux mêmes ont horreur? tant est fort le fracas qui s'élève
des dieux entrant en conflit. Face à sire Poseidon se dresse
Phoebos Apollon, avec ses flèches ailées, et, face à Enyale,
la déesse aux yeux pers, Athéné. Devant Héré prend place
Artémis la Bruyante, sagittaire à l'arc d'or, la soeur de
l'Archer; devant Létô, le puissant Hermès Bienfaisant ; et,
face à Héphaestos, le grand fleuve aux tourbillons pro-
fonds, celui que les dieux appellent le Xanthe et les
mortels le Scamandre.
C'est ainsi que les dieux affrontent les dieux. Achille,
lui, désire avant tout s'enfoncer dans la masse pour
affronter Hector le Priamide. C'est du sang d'Hector que
son coeur avant tout le pousse à rassasier Arès, l'endurant
guerrier. Mais Apollon, le meneur d'hommes, pousse
Enée tout droit, face au Péléide, et met en lui un noble
élan. Il s'est donné la voix de Lycaon, fils de Priam : c'est
sous ses traits qu'Apollon, fils de Zeus, s'adresse à Enée en
ces termes :
« Enée, bon conseiller des Troyens, où sont donc tes
menaces ? où sont ces promesses qu'en vidant ta coupe de
vin tu faisais aux rois troyens, de lutter face à face avec
Achille, fils de Pélée? »
Et, à son tour, Enée, en réponse, lui dit :
Fils de Priam, pourquoi, quand je m'y refuse,
m'exhorter à combattre en face le bouillant fils de Pélée?
Ce ne serait pas la première fois que je me dresserais
devant Achille aux pieds rapides. Déjà ailleurs sa lance
m'a fait fuir : c'était sur l'Ida, le jour où il attaquait nos
boeufs, puis détruisait et Lyrnesse et Pédase. Zeus me
sauva alors en me donnant l'élan et des jarrets agiles. Sans
cela, j'eusse succombé sous les coups d'Achille et sous
ceux d'Athéné qui, marchant devant lui, assurait son salut
et l'invitait à détruire les Troyens et les Lélèges avec sa
pique de bronze. C'est bien pourquoi il n'est pas
408 Iliade, XX, 97-132
d'homme capable de combattre Achille en face : à ses
côtés toujours il a un dieu, prêt à écarter de lui le
malheur! Son trait, en outre, vole droit et ne s'arrête pas
avant d'avoir troué la peau d'un homme. Si le Ciel tenait
les chances égales pour l'issue du combat, il ne me
vaincrait pas si facilement, fût-il tout entier de bronze,
ainsi qu'il se vante de l'être. »
Sire Apollon, fils de Zeus, lui répond :
« Eh bien! héros, invoque, toi aussi, les dieux toujours
vivants. Ne dit-on pas que tu es né d'Aphrodite, fille de
Zeus, alors qu'il est né, lui, de bien moindre déesse,
puisque l'une est fille de Zeus et l'autre du Vieux de la
mer? Va, pousse tout droit le bronze inflexible, ne te laisse
distraire ni par de vains mots ni par la menace. »
Il dit, et au pasteur d'hommes il insuffle une grande
fougue. Il s'en vient à travers les champions hors des
lignes, casqué du bronze éclatant. Mais Héré aux bras
blancs n'est pas sans remarquer le fils d'Anchise allant
chercher le Péléide à travers la foule guerrière. Elle
assemble alors les dieux autour d'elle et dit :
« Voyez tous deux en votre âme, Poseidon, Athéné, la
façon dont iront les choses. Voici Enée qui s'en va, casqué
de bronze éclatant, au-devant du fils de Pélée, sur qui l'a
lancé Phoebos Apollon. Allons ! faisons-lui faire demi-tour,
et tout de suite. Ou bien alors, que l'un de nous s'en aille
assister Achille et lui accorde un grand triomphe. Il ne
faut pas que son coeur connaisse de défaillance : il doit
savoir que ceux qui l'aiment sont les premiers des
Immortels, tandis qu'ils sont sans consistance, ceux qui
depuis longtemps protègent les Troyens contre la guerre
et le carnage. Nous sommes tous descendus de l'Olympe à
l'appel de la bataille, pour qu'au milieu des Troyens rien
n'arrive à Achille — aujourd'hui du moins : plus tard, en
revanche, il devra subir tout ce que la Parque pour lui a
filé à sa naissance, le jour où l'enfanta sa mère. Si une voix
divine n'en avise pas Achille, il prendra peur, quand il se
trouvera face à face avec un dieu dans la mêlée. On
soutient mal la vue de dieux qui se montrent en pleine
lumière. »
Poseidon, Ébranleur du sol, lui répond :
Iliade, XX, 133-170 409
« Héré, ne t'irrite pas plus que de raison : aussi bien
cela ne te sied pas. Je ne voudrais pas, moi, voir les dieux
en conflit par notre fait, à nous autres, qui sommes cent
fois plus forts. Allons plutôt nous asseoir à l'écart, sur une
guette : le combat sera l'affaire des hommes. Mais si Arès
ou Phoebos Apollon entament la lutte, ou bien s'ils
arrêtent Achille et ne le laissent pas se battre, alors
aussitôt, pour nous-mêmes, se lèvera la querelle guerrière.
Et j'imagine que, bien vite, ils seront mis hors de cause et
partiront pour l'Olympe retrouver l'assemblée des dieux,
domptés de force par nos bras. »
Ayant ainsi dit, le dieu aux crins d'azur les conduit au
rempart de terre, au rempart élevé que, pour le divin
Héraclès, naguère avaient bâti les Troyens avec Pallas
Athéné; c'est là qu'Héraclés devait se réfugier, s'il voulait
échapper au monstre marin lancé à sa poursuite du rivage
jusque dans la plaine; c'est là que Poseidon s'assied à côté
des dieux qui le suivent. Leurs épaules sont couvertes
d'un nuage impénétrable. Les autres dieux, de leur côté,
prennent place au sommet sourcilleux de la Belle Colline,
autour de toi, Phoebos, dieu des cris aigus, et d'Arès
destructeur de villes. C'est ainsi que chaque groupe est
assis de son côté, méditant ses projets. Mais les deux
partis hésitent également à donner le signal du combat
douloureux, bien que Zeus, trônant sur les cimes, les y ait
lui-même engagés.
La plaine entière se remplit d'hommes, de chevaux, et
flambe de l'éclat du bronze. Le sol résonne sous les pieds
des masses qui s'élancent. Deux hommes, braves entre
tous, se rencontrent entre les lignes, brûlant de se battre,
Enée, le fils d'Anchise, et le divin Achille. Le premier,
Enée, menaçant, s'avance, en hochant son casque puissant.
Au-devant de sa poitrine il tient son vaillant bouclier,
tandis qu'il brandit sa pique de bronze. Le Péléide, à son
tour, bondit à sa rencontre. On dirait un lion malfaisant,
que des hommes — toute une tribu rassemblée — brûlent
de mettre à mort. Tout d'abord, il va, dédaigneux; mais
qu'un gars belliqueux le touche de sa lance, il se ramasse,
gueule ouverte, l'écume aux dents; son âme vaillante en
son coeur gémit; il se bat de la queue, à droite, à gauche,
410 Iliade, XX, 171-207
les hanches et les flancs; il s'excite au combat, et, l'oeil
étincelant, il fonce droit devant lui, furieux, avec l'espoir
de tuer un de ces hommes ou de périr lui-même aux
premières lignes. C'est ainsi que la fougue et le coeur
superbe d'Achille le poussent à affronter le magnanime
Enée. Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en contact.
Alors, le premier, le divin Achille aux pieds infatigables
dit
Enée, pourquoi viens-tu te poster si loin en avant des
lignes? Serait-ce que ton coeur te pousse à me combattre
dans l'espoir de régner sur tous les Troyens dompteurs de
cavales, avec le rang qu'a aujourd'hui Priam? Mais, quand
tu me tuerais, ce n'est pas pour cela que Priam te mettrait
son apanage en main. Il a des fils, il est d'esprit solide —
ce n'est pas une tête folle. A moins que les Troyens ne
t'aient déjà taillé quelque domaine, supérieur à tous
autres, un beau domaine, aussi propre aux vergers qu'aux
terres à blé, dont tu pourras jouir, si tu me tues ! Mais je
crains que tu n'aies quelque peine à le faire. Déjà ailleurs,
je puis dire que ma pique t'a mis en fuite. Ou bien
aurais-tu oublié le jour où je t'ai fait courir loin de tes
bœufs? Tu dévalais, seul, des monts de l'Ida, d'un pied
prompt, à toute allure; tu fuyais ce jour-là sans regard en
arrière. De là tu as pu te sauver à Lyrnesse. Moi, lancé sur
tes pas, j'ai détruit cette ville, avec Athéné et Zeus Père; et
j'en ai emmené les femmes en servage, leur enlevant le
jour de la liberté. Toi, Zeus t'a sauvé, et les autres dieux.
Mais aujourd'hui j'imagine qu'ils ne te protégeront pas,
comme tu te le mets en tête. Va, je t'engage à rompre, à
rentrer dans la masse, sans m'affronter, si tu ne veux qu'il
t'arrive malheur. Le plus sot s'instruit par l'événement. »
Enée alors en réponse lui dit :
Péléide, ne compte pas m'effrayer avec des mots,
comme si j'étais un enfant : je peux aussi bien que toi
railler et lancer des insultes. Nous savons l'origine l'un de
l'autre, nous savons qui sont nos parents : il nous suffit
d'ouïr les récits fameux des mortels — bien que, de nos
yeux, nous n'ayons jamais vu encore, toi, mes parents, ni
moi les tiens. On te dit rejeton de Pélée sans reproche;
Thétis aux belles tresses, Thétis marine est ta mère. Je me
Iliade, XX, 208-248 411
flatte d'être, moi, fils du magnanime Anchise, et ma mère
est Aphrodite. De ces deux couples il en est un qui va
pleurer son enfant dès aujourd'hui. J'en réponds : on ne
nous verra pas revenir du combat ayant réglé notre
querelle, tout bonnement, avec des mots enfantins. Si
pourtant tu en veux apprendre davantage et savoir ma
naissance — nombreux déjà sont ceux qui la connaissent
— écoute. C'est l'assembleur des nuées, Zeus, qui d'abord
engendra Dardanos. Celui-ci fonda Dardanie. La sainte
Ilion ne s'élevait pas alors dans la plaine comme une cité,
une vraie cité humaine : ses hommes habitaient encore les
pentes de l'Ida aux mille sources. Dardanos, à son tour,
eut pour fils le roi Erichthonios, qui fut sans doute le plus
riche des humains. Il avait trois mille cavales, qui
paissaient dans le marais, fières de leurs tendres pouliches.
Borée lui-même s'éprit d'elles au pacage et les couvrit
sous la forme d'un étalon aux crins d'azur. De cette saillie
douze pouliches naquirent. Quand elles voulaient s'ébattre
sur la glèbe nourricière, elles couraient sans les rompre,
sur la pointe des épis; quand elles voulaient s'ébattre sur
le large dos de la mer, elles couraient sur la pointe des
brisants du flot blanchissant. Erichthonios, lui, fut père de
Trôs, le roi des Troyens; et de Trôs naquirent trois fils
sans reproche, Ilos, Assaraque, Ganymède, pareil aux
dieux, le plus beau des hommes mortels, que, justement
pour sa beauté, les dieux enlevèrent à la terre, afin qu'il
servît d'échanson à Zeus et qu'il vécût avec les Immortels.
Ilos, à son tour, eut pour fils Laomédon sans reproche; et
Laomédon engendra Tithon, Priam, — Lampos, Clytios
et Hikétaon, rejeton d'Arès. Assaraque, lui, eut pour fils
Capys, et Capys Anchise. Anchise m'a donné le jour,
tandis que Priam l'a donné au divin Hector. Voilà la race,
le sang dont je me flatte d'être issu. Mais, s'il s'agit de
courage, c'est Zeus seul, qui, chez les hommes, le fait, à
son gré, ou grand ou petit, parce qu'il est le tout-puissant.
Allons ! ne restons pas là à parler, comme des enfants,
alors que nous sommes en pleine mêlée et carnage. Nous
avons tous deux sans doute bien des outrages à lancer —
toute une cargaison que ne porterait pas une nef à cent
bancs. Le langage des hommes est souple; on y trouve
412 Iliade, XX, 248-285
propos de tout genre; il forme un riche fonds de mots,
dans un sens comme dans l'autre. Quelque mot que tu
dises, tu t'entendras riposter par un pareil. Mais sommes-
nous forcés de nous disputer, de nous prendre à partie
ainsi face à face, comme des femmes en colère que l'esprit
de querelle, qui dévore les coeurs, fait aller en pleine rue se
prendre à partie et se lancer mutuellement autant de
mensonges que de vérités, le dépit leur dictant les uns
comme les autres? Ce n'est pas avec des mots que tu
détourneras de toi mon courage impatient. J'entends
d'abord combattre contre toi face à face et le bronze au
poing. Allons, vite ! tâtons-nous tous les deux de nos
piques de bronze. »
Il dit, et il pousse sa puissante pique dans le bouclier
terrible, effrayant. L'orbe du grand écu gémit sous la
pointe de la lance, et le Péléide, de sa forte main, écarte le
bouclier de son corps : il a peur, il se dit que la longue
javeline du magnanime Enée peut le traverser aisément.
Pauvre sot, qui ne se rend pas compte en son âme et en
son coeur qu'il est bien malaisé à de simples mortels de
détruire ou faire céder les glorieux présents d'un dieu!
Aussi bien la puissante lance du brave Enée ne brise pas le
bouclier : l'or, présent du dieu, l'arrête. Elle traverse bien
deux couches ; mais il en reste encore trois, puisque le
Bancal a forgé cinq couches, deux de bronze, deux d'étain
sur la face interne, une seule d'or : c'est celle qui arrête la
pique de frêne.
Après lui, à son tour, Achille lance sa longue javeline et
atteint Enée à son bouclier bien rond, au-dessous de la
bordure extrême, où court le bronze le plus mince, et où
le cuir de boeuf est le plus mince aussi. La pique en frêne
du Pélion, dans son élan, passe à travers, et l'écu crie sous
le choc. Enée se pelotonne et lève son écu le plus loin qu'il
peut, saisi de terreur. La lance ardente va, par-dessus son
dos, se planter en terre, après avoir percé la double
bordure ronde du bouclier qui couvre l'homme entier.
Enée a échappé à la longue pique. Il reste là, un immense
chagrin répandu sur ses yeux, dans l'épouvante du trait
qui s'est fiché si près de lui. Mais Achille en fureur tire
son glaive aigu et s'élance, en poussant des cris
Iliade, XX, 285-321 413
effroyables. Enée alors dans sa main prend une pierre.
L'exploit est merveilleux : deux hommes — deux
hommes d'aujourd'hui — ne la porteraient pas. Il la
brandit, lui, seul, et sans effort. Et sans doute eût-il, avec
cette pierre, atteint Achille en plein élan au casque ou au
bouclier, qui eussent de lui écarté le cruel trépas; sur quoi,
le Péléide, s'approchant, lui eût de son épée enlevé la vie,
si Poseidon, l'Ebranleur du sol, ne l'eût vu de son oeil
perçant. Aussitôt aux dieux immortels il dit :
« Las ! j'éprouve une grande peine pour le magnanime
Enée, qui va bientôt, dompté par le fils de Pélée,
descendre chez Hadès, pour avoir ajouté foi aux mots de
l'archer Apollon. Pauvre sot! ce n'est pas Apollon qui lui
servira maintenant contre le cruel trépas. Mais pourquoi
faut-il que cet innocent souffre de pareils maux, ici, sans
raison, pour les chagrins d'autrui, lui qui offre toujours
d'agréables présents aux dieux maîtres du vaste ciel? Alors
dérobons-le, nous autres, à la mort. Le Cronide lui-même
s'indignerait de voir Achille le tuer. Le destin veut qu'il
soit sauvé, afin que ne périsse pas, stérile, anéantie, la race
de ce Dardanos que le Cronide a plus aimé qu'aucun des
autres enfants qui sont nés de lui et d'une mortelle. Déjà
le fils de Cronos a pris en haine la race de Priam. C'est le
puissant Enée qui désormais régnera sur les Troyens —
Enée et, avec lui, tous les fils de son fils, qui naîtront dans
l'avenir. »
Et l'auguste Héré aux grands yeux lui répond :
« Ébranleur du sol, à toi de voir en ton âme quel doit
être le sort d'Enée : le sauveras-tu ? ou le laisseras-tu, pour
brave qu'il soit, succomber sous Achille, le fils de Pélée?
Pour nous, Pallas Athéné et moi, nous en avons souvent
fait le serment devant les Immortels, jamais des Troyens
nous n'écarterons le jour du malheur, même quand Troie
tout entière, flambant sous la flamme ardente, sera la
proie de l'incendie, si les incendiaires sont les preux fils
des Achéens. »
A peine Poseidon, Ébranleur du sol, a-t-il entendu ces
mots, qu'il part à travers la bataille et le fracas des
javelines. Il arrive à Enée et à l'illustre Achille. Sur les
yeux d'Achille, le fils de Pélée, vite, il épand un
414 Iliade, XX, 321-359
brouillard; après quoi, arrachant la pique de bronze au
bouclier du magnanime Enée, il la dépose aux pieds
d'Achille. Pour Enée, il le soulève très haut au-dessus du
sol. Enée franchit, d'un bond, force rangs de héros et force
rangs de chars, la main du dieu lui servant de tremplin, et
arrive à l'extrême bord de la bataille bondissante. Les
Caucônes sont en train de s'y former pour le combat.
Poseidon, Ébranleur du sol, lors s'approche de lui et,
prenant la parole, lui dit ces mots ailés :
Enée, quel est donc le dieu qui t'enjoint d'aller ainsi,
comme un fou, combattre face à face le bouillant fils de
Pélée, qui tout ensemble est bien plus fort que toi et plus
aimé des Immortels? Crois-moi, bats en retraite, lorsque
tu le rencontreras, à moins que tu ne veuilles aller chez
Hadès avant l'heure. En revanche, une fois qu'Achille sera
arrivé à la mort et au terme de son destin, sans peur alors,
combats au premier rang : aucun autre Achéen ne te saura
tuer. »
Il dit et le laisse là, quand il lui a tout fait entendre.
Puis, brusquement, il dissout le nuage merveilleux qui
couvrait les yeux d'Achille. Et Achille alors, ouvrant de
grands yeux, regarde, et s'irrite, et dit à son coeur
magnanime :
« Ah! le singulier prodige que je vois là de mes yeux !
Voici ma javeline à terre, et je n'aperçois plus le guerrier
sur qui je l'avais lancée, brûlant de le tuer. Sans doute
Enée a été de tout temps cher aux dieux immortels ; mais
je pensais qu'il se vantait à tort et sans raison. Qu'il aille
périr où il lui plaira! Il n'aura pas le coeur de me tâter une
seconde fois : il est trop heureux à cette heure d'avoir
échappé à la mort. Allons ! je vais, tout en encourageant les
vaillants Danaens, affronter moi-même et tâter les autres
Troyens. »
Il dit, bondit vers le front et encourage chacun des
combattants : « Ne restez donc plus si loin des Troyens,
divins Achéens. Allons! que chaque guerrier affronte un
guerrier et brûle de se battre! Il m'est difficile, pour fier
que je sois, de venir à bout de tant d'hommes et de me
battre avec tous. Arès lui-même — un Immortel pourtant
— pas plus qu'Athéné ne sauraient venir à bout d'un
Iliade, XX, 359-392 415
pareil front de bataille, quelque peine qu'ils y prissent.
Mais dans la mesure où le peuvent et mes bras et mes
pieds et toute ma force, je vous réponds que, de cette
heure, je ne mollirai pas, si peu que ce soit, que j'irai tout
droit à travers leurs lignes, et qu'aucun Troyen, j'imagine,
n'aura lieu de se réjouir, s'il s'en vient devant ma lance. »
Ainsi parle-t-il pour les entraîner. De son côté, l'illustre
Hector gourmande, en criant, les Troyens et leur donne
l'ordre d'affronter Achille :
« Bouillants Troyens, ne craignez pas le Péléide. Moi
aussi, avec des mots, je combattrais les Immortels eux-
mêmes. Avec la lance, ce serait moins aisé, puisqu'ils sont
cent fois plus forts. Pas plus qu'un autre, Achille ne
mettra tous ses mots en actes. S'il réalise l'un, il laissera
l'autre imparfait. J'irai moi, au-devant de lui, ses mains
fussent-elles pareilles au feu, oui, ses mains fussent-elles
pareilles au feu, sa fureur au fer flamboyant ! »
Ainsi parle-t-il pour les entraîner, et les Troyens alors
dressent leurs piques contre l'ennemi. Leurs fureurs à
tous se mêlent; une huée s'élève. Mais, à ce moment,
Phoebos Apollon s'approche d'Hector et lui dit :
« Hector, ne va plus, à aucun prix, te battre avec Achille
en avant des lignes; attends son assaut dans la foule et en
plein tumulte; sans quoi, crains qu'il ne t'atteigne ou, en
s'approchant, ne te frappe de son épée. »
Il dit, et Hector, effrayé, plonge à nouveau dans la foule
guerrière, aussitôt qu'il a ouï la voix du dieu qui lui parle.
Achille cependant bondit sur les Troyens, le coeur vêtu de
vaillance, poussant des cris effroyables. Et il fait d'abord
sa proie d'Iphition, le brave fils d'Otryntée, chef de
nombreux guerriers, qu'une Naïade a enfanté d'Otryntée,
preneur de villes, aux pieds du Tmôle neigeux, au gras
pays d'Hydé. Iphition fond droit sur lui, quand, de sa
pique, le divin Achille l'atteint en pleine tête. La tête tout
entière est fendue en deux. L'homme tombe avec fracas ;
le divin Achille triomphe :
« Te voilà donc à terre, fils d'Otryntée — l'homme
entre tous terrible! Et tu péris ici, alors que ni es né au
bord du lac Gygée, dans le domaine de tes pères, près de
l'Hylle poissonneux et de l'Herme tourbillonnant. »
416 Iliade, XX, 393-426
Ainsi parle-t-il, triomphant, tandis que l'ombre couvre
les yeux d'Iphition et que les chars des Achéens le
déchirent sous les jantes de leurs roues, aux premiers
rangs de la bataille. Après lui Achille s'en prend à
Démoléon, vaillant défenseur des siens au combat, fils
d'Anténor. Il le pique à la tempe, en traversant son casque
aux couvre-joues de bronze. Le casque de bronze n'arrête
pas la pointe, qui' le perce, furieuse, et brise l'os; la
cervelle au-dedans est toute fracassée : l'homme est
dompté en plein élan. C'est ensuite Hippodamas — qui
vient de sauter de son char et qui s'enfuit devant lui —
qu'il frappe au dos de sa pique. L'homme exhale sa vie en
un mugissement; tel mugit le taureau que les jeunes gens
traînent en l'honneur du dieu maître de l'Hélicon et qui
réjouit l'Ébranleur du sol; c'est avec un mugissement
pareil que sa noble vie abandonne ses os. Achille, lance au
poing, marche alors sur le divin Polydore, fils de Priam,
pareil aux dieux. Son père lui défendait de se battre : il
était le plus jeune des fils de son sang; il était aussi le plus
aimé de lui. A la course il triomphait de tous. Aujour-
d'hui, par enfantillage, pour montrer la valeur de ses
jarrets, il bondit à travers les champions hors des lignes,
quand soudain il perd la vie. Le divin Achille aux pieds
infatigables l'atteint de sa javeline — au moment même
où il cherche à tourner brusquement le dos — en plein
corps, à l'endroit où se rejoignent les fermoirs en or de son
ceinturon et où s'offre au coup une double cuirasse. La
pointe de la lance se fraie tout droit sa route à côté du
nombril. Il croule gémissant, sur les genoux. Un nuage
sombre aussitôt l'enveloppe, et, de ses mains, il rattrape
ses entrailles, en s'effondrant.
Mais Hector voit son frère Polydore, qui retient ses
entrailles à pleines mains, en s'effondrant sur le sol. Un
brouillard s'épand sur ses yeux. Il n'a pas le coeur de
demeurer plus longtemps à l'écart; il vient au-devant
d'Achille, brandissant sa lance aiguë, tout pareil à une
flamme. Achille le voit; aussitôt il s'élance et, triomphant,
il dit :
« Le voilà donc près de moi, l'homme qui m'a touché
au plus profond du coeur, l'homme qui m'a tué l'ami que
Iliade, XX, 426-459 417
je prisais tant! Nous ne saurions plus longtemps nous
terrer l'un devant l'autre sur tout le champ de combat. »
Il dit, et, sur lui levant un oeil sombre, il s'adresse au
divin Hector :
« Viens donc plus près, et tu arriveras plus vite au terme
fixé pour ta perte. »
Mais, sans frémir, Hector au casque étincelant répond :
« Péléide, ne compte pas m'effrayer avec des mots,
comme si j'étais un enfant. Je peux aussi bien que toi
railler et lancer des insultes. Je sais que tu es brave et que
je suis bien au-dessous de toi. Mais tout ceci repose sur les
genoux des dieux. Si je ne te vaux pas, ne puis-je pour cela
t'arracher la vie, en te touchant de ma pique? Mon trait, à
moi aussi, a déjà su être perçant. »
Il dit, brandit sa pique et la lance. Mais Athéné, de son
souffle, la détourne du noble Achille — il lui suffit d'un
souffle très léger — la voici qui revient vers le divin
Hector et qui choit à ses pieds. Et Achille en fureur
s'élance, brûlant de tuer Hector et poussant des cris
effroyables. Mais Apollon le lui ravit — c'est un jeu pour
un dieu — et le dérobe derrière une épaisse vapeur. Par
trois fois, le divin Achille aux pieds infatigables s'élance,
sa pique de bronze au poing; par trois fois, il frappe la
vapeur profonde. Et, en s'élançant encore pour la
quatrième fois, pareil à un dieu, il gronde d'une voix
terrible et il dit ces mots ailés :
« Une fois de plus, chien, tu auras donc échappé à la
mort! Le malheur est venu bien près de toi pourtant; et
cette fois encore Phoebos Apollon t'a mis à l'abri ! Il faut
que tu l'invoques chaque fois que tu pars pour le fracas
des lances. Sois tranquille, ton compte est bon, si je te
rencontre, même dans longtemps. Que je trouve seule-
ment, moi aussi, un dieu pour m'aider! Je vais en
attendant courir sus à d'autres Troyens et voir qui je
toucherai. »
Il dit et, de sa javeline, il frappe Dryops en plein cou.
L'homme croule à ses pieds. Il le laisse là et va à
Démouque, fils de Philétor, noble et grand guerrier, qu'il
fixe sur place, en le frappant de sa lance aux genoux.
Après quoi, il le sert de sa grande épée et lui prend la vie.
418 Iliade, XX, 460-497
Il se rue ensuite sur Laogone et Dardanos, fils de Bias, et
les culbute tous les deux de leur char, en touchant l'un de
sa lance, en frappant de près l'autre avec son épée. Puis
c'est Trôs, le fils d'Alastor, qui vient tomber à ses genoux
dans l'espoir que, faisant de lui son prisonnier, il
l'épargnera, et, au lieu de le tuer, lui quittera la vie, par
pitié pour un frère d'âge. Pauvre sot! il ne sait pas qu'il ne
sera pas écouté. Il ne s'agit pas ici d'un homme doux et
facile, mais d'un furieux. Trôs, de ses mains, lui touche
les genoux; il le veut à tout prix supplier. L'autre le frappe
de son épée au foie. Le foie jaillit hors du corps; un sang
noir en découle, qui remplit son giron; l'ombre couvre ses
yeux, le souffle à jamais lui échappe. Achille alors va à
Moulios et le frappe de sa lance à l'oreille; la pointe de
bronze ressort aussitôt par l'autre oreille. C'est ensuite
Echècle, le fils d'Agénor, qu'il frappe en pleine tête, de
son épée à la bonne poignée. L'épée devient toute chaude
de sang, et dans les yeux de l'homme entrent en maîtres la
mort rouge et l'impérieux destin. C'est ensuite à Deuca-
lion, là où se rejoignent les tendons du coude, qu'il
transperce le bras de sa pointe de bronze; et l'homme
reste à l'attendre, le bras lourd, la mort devant les yeux :
de son épée Achille lui tranche le col et jette ensemble au
loin la tête avec le casque; on voit même la moelle jaillir
des vertèbres; le corps gît là, étendu sur le sol. Il part alors
à la poursuite du fils sans reproche de Piréôs, Rhigme, qui
est venu de la Thrace au sol fertile. Il l'atteint en plein
corps de sa javeline; le bronze va se planter dans le ventre,
et l'homme croule de son char. Son écuyer Aréithoos fait
faire alors demi-tour à son attelage; mais Achille le pique
au dos de sa lance aiguë et le culbute de son char, tandis
que ses coursiers s'affolent.
Tel un prodigieux incendie fait rage à travers les vallées
profondes d'une montagne desséchée; la forêt profonde
brûle, et le vent, qui la pousse en tous sens, en fait
tournoyer la flamme. Tel, en tous sens, bondit Achille,
lance au poing, pareil à un dieu, se ruant sur ses victimes.
La terre noire est inondée de sang. De même qu'on attelle
des boeufs au large front pour fouler l'orge blanche dans
l'aire bien construite, et que le grain bien vite se dépouille
Iliade, XX, 497-503 419
sous les pas des boeufs mugissants, de même sous le
magnifique Achille, les chevaux aux sabots massifs
écrasent à la fois morts et boucliers. Et l'essieu sous la
caisse, et la rampe, autour, sont tout souillés de sang; il
jaillit en éclaboussures et sous les sabots des chevaux et
sous les jantes des roues. Le fils de Pélée brûle de
conquérir la gloire, et une poussière sanglante souille ses
mains redoutables.
CHANT XXI

Mais dès qu'ils atteignent le gué du beau fleuve, du


Xanthe tourbillonnant, dont le père est Zeus immortel,
Achille les coupe en deux. Il pousse les uns vers la plaine,
dans la direction de la ville. C'est par où, la veille encore,
les Achéens affolés fuyaient la furie de l'illustre Hector,
qu'aujourd'hui les Troyens dévalent, apeurés, tandis
qu'Héré devant eux déploie une vapeur destinée à les
retenir! L'autre moitié en revanche se trouve acculée au
fleuve profond, qui roule en tourbillons d'argent. Ils s'y
précipitent alors à grand fracas; les eaux profondes
bruissent; les falaises, tout autour, grondent terriblement.
Au milieu des cris, ils nagent, de-ci de-là, tournant avec
les tourbillons. On dirait des sauterelles que la poussée de
l'incendie a toutes soulevées pour fuir vers un fleuve : une
flamme vivace a brusquement jailli; elle est là, qui les
brûle; toutes cherchent un abri dans l'eau. Ainsi, sous la
poussée d'Achille, le cours du Xanthe aux tourbillons
profonds se remplit d'un fracas de chars et d'hommes à la
fois.
Le héros divin laisse alors, sur la falaise, sa pique
appuyée à des tamaris, et s'élance dans le fleuve, pareil à
un dieu. Il n'a qu'une épée; son coeur ne songe qu'à des
oeuvres de mort. Il va frappant avec entrain, et une plainte
monte, horrible, de tous les corps que frappe son épée.
L'onde devient rouge de sang. On voit parfois, devant un
énorme dauphin, les poissons qui s'enfuient et remplissent
422 Iliade, XXI, 23-59
les fonds d'un port au bon mouillage : ils ont si grand-
peur ! qui est saisi est sûr d'être mangé. De même les
Troyens, tout le long des eaux du fleuve terrible,
cherchent un abri sous l'escarpement des berges. Mais,
quand ses bras sont las de tuer, il ramasse alors, vivants,
dans le fleuve, douze jeunes hommes, qui paieront pour le
fils de Ménoetios, pour Patrocle mort. Il les fait sortir du
fleuve, effarés comme des faons; il leur lie les bras par-
derrière, avec les bonnes courroies qu'ils portent eux-
mêmes sur leurs souples tuniques, et ils les confie aux
siens, pour qu'ils les emmènent aux nefs creuses. Puis il
bondit de nouveau en avant, avide de massacre.
Il tombe alors sur un fils de Priam le Dardanide, qui
s'échappe à l'instant du fleuve. C'est Lycaon, qu'il a pris
lui-même naguère et par force emmené du verger de son
père, au cours d'une attaque nocturne. Lycaon s'occupait,
avec le bronze aigu, à couper de jeunes branches à un
figuier sauvage, afin d'en fabriquer une rampe de char. Le
divin Achille s'était à ce moment abattu sur lui comme un
désastre imprévu. 's il l'avait emmené sur ses nefs et
vendu dans la bel e Lemnos, où le fils d'Iéson l'avait
acheté. Un hôte alors l'avait tiré de là, en donnant de lui
un gros prix; c'était Eétion d'Imbros, qui l'avait ensuite
envoyé dans la divine Arisbé, d'où il s'était échappé et
avait regagné le palais paternel. Depuis onze jours, rentré
de Lemnos, il goûtait en son coeur la joie de vivre avec les
siens. Mais, le douzième jour, le Ciel le fait de nouveau
tomber dans les mains d'Achille, qui doit l'expédier de
force chez Hadès. Donc, le divin Achille aux pieds
infatigables l'aperçoit, désarmé, sans casque ni écu, sans
javeline même : il a tout jeté à terre. La sueur l'a épuisé,
dans ses efforts pour échapper au fleuve, et la fatigue a
dompté ses genoux. Achille alors s'irrite et dit à son grand
coeur :
c. Ah! le singulier prodige que je vois là de mes yeux!
Allons ! plus de doute : les Troyens magnanimes que
j'aurai abattus vont ressusciter de l'ombre brumeuse,
puisque voici déjà celui-là revenu, qui avait échappé au
jour impitoyable et avait été vendu dans la divine Lemnos.
Le grand large de la blanche mer ne l'a donc pas arrêté,
Iliade, XXI, 59-94 423

lui qui retient tant d'hommes malgré eux. Eh bien! il va


tâter cette fois de la pointe de ma pique : il faut que mon
coeur voie et sache s'il s'en reviendra aussi de là-bas, ou si
la terre, source de vie, le saura retenir, elle qui retient les
plus forts.
C'est ainsi qu'il songe, attendant. L'autre s'approche,
effaré, il veut à tout prix toucher ses genoux, et son coeur
par-dessus tout souhaite d'échapper à la mort cruelle et au
noir trépas. Le divin Achille lève sa longue javeline : il
veut, lui, à tout prix le toucher. L'autre se dérobe et, tête
baissée, court lui prendre les genoux, cependant que la
lance va se planter en terre par-dessus son dos, malgré le
désir qui la tient de se repaître de chair d'homme. D'une
main, il saisit les genoux, suppliant; de l'autre, il retient la
pique acérée, sans la vouloir lâcher, et, prenant la parole il
dit ces mots ailés :
Je suis à tes genoux, Achille, aie pour moi respect et
pitié; pour toi, fils de Zeus, je suis un suppliant, j'ai droit
à ton respect. Tu es le premier chez qui j'ai mangé la
mouture de Déméter, le jour où tu m'as pris dans mon
bon verger, pour m'emmener et pour me vendre, loin de
mon père et des miens, dans la divine Lemnos, où je t'ai
rapporté le prix de cent boeufs. J'ai été racheté pour trois
fois autant, et voici douze matins que j'ai regagné Ilion
après bien des épreuves. Et le destin maudit, une fois
encore, me jette dans tes mains! Ah! il faut que je sois en
horreur à Zeus Père, pour qu'il m'ait livré à toi de
nouveau; et c'est pour une vie bien courte que m'aura
enfanté ma mère, Laothoé, fille du vieil Altès — Altès, qui
commande aux Lélèges belliqueux et qui tient la haute
Pédase au bord du Satnioïs. Priam avait sa fille pour
épouse, parmi ses nombreuses femmes. C'est d'elle que
nous sommes nés, deux fils, et tu nous auras égorgés tous
les deux! L'un, le divin Polydore, tu l'as abattu au
premier rang des fantassins, en le touchant de ta javeline
aiguë. Et maintenant, ici même, le malheur va venir sur
moi. Non, je ne compte point échapper à ton bras,
puisque c'est le Ciel qui l'a déchaîné. Mais j'ai encore
quelque chose à te dire, mets-le-toi bien en tête. Ne me
424 Iliade, XXI, 95-130
tue pas : je ne suis pas sorti du même sein qu'Hector, qui
t'a tué ton bon et fort ami. »
Voilà comment l'illustre Priamide parle à Achille en
termes suppliants. Mais la voix qu'il entend est de celles
que rien n'apaise :
« Pauvre sot! ne m'offre donc pas de rançon, ne
m'en parle même pas. Naguère, avant que Patrocle eût
atteint le jour fatal, mon coeur se plaisait à épargner les
Troyens. Combien n'en ai-je pas pris vivants, puis
vendus ! Mais aucun désormais n'évitera la mort, aucun de
ceux que le Ciel, devant Ilion, fera tomber dans mes
mains — aucun de tous les Troyens, mais aucun surtout
des fils de Priam. Va, mon ami, meurs à ton tour.
Pourquoi gémir ainsi? Patrocle est bien mort, qui valait
cent fois plus que toi. Moi-même, tu le vois, je suis beau,
je suis grand, je sors d'un noble père, une déesse fut ma
mère : et néanmoins la mort est sur ma tête et l'impérieux
destin. Un matin viendra — un soir, un midi — où
quelqu'un au combat m'arrachera, à moi aussi, la vie, en
me touchant ou de sa pique ou d'un trait jailli de
son arc. »
Il dit, et Lycaon sent se rompre sur place ses genoux et
son coeur. Il lâche la pique et s'affaisse, les deux bras
étendus. Mais Achille a déjà tiré son épée aiguë; il le
frappe, près du cou, à la clavicule. L'épée à deux
tranchants y plonge tout entière; et l'homme gît là, le
front en avant, allongé sur le sol; son sang noir coule et
trempe la terre. Achille le prend par un pied et le jette au
fleuve — qui l'emporte! Puis, triomphant, il dit ces mots
ailés :
e Va-t'en donc reposer là-bas, chez les poissons. Ils
lécheront le sang de ta blessure sans s'en émouvoir. Ta
mère ne te mettra pas sur un lit funèbre, avant d'entonner
sa lamentation. Le Scamandre tourbillonnant t'emportera
dans le large sein de la mer; et quelque poisson alors, en
bondissant au fil du flot, s'en viendra, sous le noir
frémissement de l'onde, dévorer la blanche graisse de
Lycaon!... Tous, à mort ! et cela jusqu'à l'heure où nous
aurons atteint la ville d'Ilion — oui, tous, et, autant que
vous qui fuyez, moi qui me rue sur vos pas! Et le beau
Iliade, XXI, 130-168 425
fleuve aux tourbillons d'argent ne vous défendra pas. Vous
aurez eu beau lui immoler force taureaux et jeter tout
vivants dans ses tourbillons des chevaux aux sabots
massifs : vous n'en périrez pas moins d'une mort cruelle,
jusqu'à ce que, tous, vous ayez payé la mort de Patrocle et
le malheur des Achéens que vous avez tués près des fines
nefs, alors que j'étais loin d'eux. »
Il dit, et le fleuve en son coeur sent croître sa colère. Il
agite en son âme comment il pourra mettre fm à l'oeuvre
du divin Achille et écarter le malheur des Troyens.
Cependant le fils de Pélée, sa longue javeline au poing,
bondit, brûlant de le tuer, sur Astéropée, fils de Pélégon
— Pélégon que l'Axios au large cours engendra avec
Péribée, fille aînée d'Acessamène, à laquelle s'était uni le
fleuve aux tourbillons profonds. Achille bondit sur lui.
L'autre fait front : il sort du fleuve, deux javelines à la
main. Le Xanthe a mis la furie en son coeur, dans le dépit
qu'il éprouve pour les jouvenceaux massacrés qu'Achille a
sans pitié mis en pièces dans ses ondes. Ils marchent l'un
sur l'autre et entrent en contact. Alors, le premier, le divin
Achille aux pieds infatigables dit :
a Qui es-tu donc, et d'où viens-tu, toi qui m'oses
affronter? Malheur aux parents dont les fils viennent
affronter ma fureur ! »
L'illustre fils de Pélégon à son tour réplique :
Fils de Pélée magnanime, pourquoi me demander
quelle est ma naissance? Je suis de la Péonie plantureuse
— loin d'ici — et je mène les Péoniens aux longues
piques. Voici onze matins déjà que je suis à Ilion. Mon
origine remonte à l'Axios au large cours, l'Axios qui, sur la
terre, répand la plus belle des ondes et qui a engendré
Pélégon à la lance illustre; et c'est de Pélégon, dit-on, que
je suis né. Et maintenant, au combat, illustre Achille! »
Ainsi parle-t-il menaçant. Le divin Achille lève sa pique
en bois du Pélion, et le héros Astéropée ses deux javelines
ensemble — car il sait tirer des deux bras. L'une s'en va
frapper le bouclier, mais sans le rompre : l'or, présent du
dieu, l'arrête. L'autre touche et égratigne le coude du bras
droit; elle en fait gicler le sang noir, puis va, par-delà le
héros, se planter dans le sol, malgré l'envie qui la possède
426 Iliade, XXI, 168-207
de se repaître de sa chair. Achille, à son tour, sur
Astéropée lâche sa pique au vol bien droit. Il brûle de le
tuer. Mais il le manque et touche la haute falaise : c'est en
pleine falaise qu'il a mis sa pique de frêne. Le Péléide
alors tire l'épée aiguë qui pend le long de sa cuisse et
bondit, furieux, sur Astéropée. Et celui-ci n'arrive pas à
arracher à l'abrupte paroi, de sa forte main, la pique
d'Achille! Trois fois il l'a ébranlée, car il veut à tout prix
l'en tirer; et trois fois il a dû relâcher son effort. La
quatrième fois, il voudrait en son coeur la ployer, la briser,
cette pique de frêne du petit-fils d'Eaque; mais Achille est
déjà près de lui et, de son épée, lui arrache la vie. Il le
frappe au ventre, à côté du nombril. Toutes ses entrailles
s'épandent à terre; l'ombre recouvre ses yeux d'agonisant.
Achille alors bondit sur sa poitrine, le dépouille de ses
armes et, triomphant, dit :
Reste étendu là. Il est dangereux, fût-on né d'un
fleuve, de lutter avec des fils du Cronide tout-puissant. Tu
prétendais que tu avais pour père un fleuve au large
cours : je me flatte, moi, de sortir du grand Zeus.
L'homme qui m'engendra commande aux Myrmidons
innombrables; c'est Pélée l'Eacide. Or, Eaque était fils de
Zeus. Autant Zeus l'emporte sur les fleuves coulant à la
mer, autant sa descendance l'emporte sur celle d'un
fleuve. Tu as près de toi un grand fleuve : vois donc s'il
peut te prêter aide!... Non, il n'est pas possible de lutter
contre Zeus, le fils de Cronos. A Zeus ne se comparent ni
le royal Achélôos, ni même la force puissante d'Océan aux
eaux profondes, d'où sortent tous les fleuves, toute la mer,
toutes les sources et tous les puits profonds; Océan lui-
même craint la foudre du grand Zeus et son terrible
tonnerre, quand il éclate au haut des cieux. »
Il dit, et de la falaise il arrache sa pique de bronze. Pour
Astéropée, après lui avoir enlevé la vie, il le laisse là,
couché sur le sable, trempé par l'eau noire. Autour de lui,
anguilles et poissons s'occupent à le déchirer et à ronger la
graisse enveloppant ses reins, tandis qu'Achille, lui, repart
en chasse des Péoniens aux bons chars de combat. Ils sont
toujours en fuite sur la rive du fleuve tourbillonnant,
depuis l'instant où ils ont vu le plus brave d'entre eux
Iliade, XXI, 208-240 427
violemment abattu dans la mêlée par les bras et l'épée du
fils de Pélée. Alors il fait sa proie de Thersiloque, Mydon
et Astypyle, — de Mnèse, Thrasios, Ænios, Ophéleste. Et
il eût encore, le rapide Achille, tué bien d'autres Péoniens,
si, courroucé, le fleuve aux tourbillons profonds ne lui eût
parlé, sous les traits d'un homme, et n'eût fait entendre sa
voix du fond de son tourbillon :
e Achille, tu l'emportes sur tous les humains par ta
force, mais aussi par tes méfaits. Tu as toujours des dieux
prêts à t'assister d'eux-mêmes. Si le fils de Cronos
t'accorde d'anéantir tous les Troyens, du moins chasse-les
loin de moi dans la plaine, avant de te livrer à ces
atrocités. Mes aimables ondes déjà sont pleines de
cadavres, et je ne puis plus déverser mon flot à la mer
divine, tant les morts l'encombrent; et toi, tu vas toujours
tuant, exterminant!... Cette fois, finis! tu me fais horreur,
commandeur de guerriers. »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
• Il sera fait comme tu le demandes, Scamandre divin.
Je ne cesserai pas pourtant de massacrer les Troyens
arrogants, jusqu'à l'heure où je les aurai acculés dans leur
ville et où j'aurai, face à face avec Hector, tenté de savoir
si c'est lui qui me doit dompter, ou moi lui. »
Il dit, et il se lance à l'assaut des Troyens, pareil à un
dieu. Le fleuve aux tourbillons profonds alors s'adresse à
Apollon :
• Las! dieu à l'arc d'argent, fils de Zeus, te refuses-tu
donc à observer les volontés de Zeus, qui t'a si instam-
ment commandé de défendre et d'assister les Troyens,
jusqu'à l'heure tardive où le soir viendra se coucher et
couvrira d'ombre la glèbe fertile? »
Il dit. Cependant Achille, l'illustre guerrier, de la berge
abrupte, saute et se lance en plein fleuve. Mais le fleuve,
pour l'assaillir, se gonfle, furieux. Il émeut toutes ses
ondes, qui se troublent; il repousse les morts innom-
brables, victimes d'Achille, qui pullulent dans son lit, il les
jette au-dehors, sur le sol, en mugissant comme un
taureau. Les vivants qu'il trouve dans ses belles eaux, il les
sauve au contraire, il les dissimule au fond de ses
tourbillons immenses. Terrible, un flot trouble se lève
428 Iliade, XXI, 240-276
autour d'Achille : le courant se précipite sur son bouclier
et tâche à le repousser. Et le héros ne peut pas davantage
s'assurer sur ses pieds ! Ses mains alors empoignent un
grand et bel ormeau, qui s'écroule, déraciné, emportant
toute la berge et qui, de ses branches serrées, arrête le
beau cours des eaux. En s'écroulant tout entier dans le
fleuve, il a jeté un pont sur lui. Achille, grâce à lui, sort du
tourbillon et s'élance à travers la plaine, volant de ses
pieds rapides, pris de peur. Mais le puissant dieu ne s'en
tient pas là; il s'élance sur lui, avec sa crête noire : il entend
mettre fin à l'oeuvre du divin Achille et écarter le malheur
des Troyens. Le Péléide s'éloigne, en un seul bond, d'une
portée de lance. Il a l'élan de l'aigle noir, l'aigle chasseur,
le plus fort ensemble et le plus vite des oiseaux. Il bondit
tout pareillement; et, autour de sa poitrine, le bronze
résonne, terrible, tandis qu'il se dérobe, prend du champ
et fuit. Mais le Xanthe, à grands flots, le suit par-derrière,
dans un tumulte effroyable. Qui n'a vu un homme tracer
des rigoles partant d'une source sombre, pour guider les
cours de l'eau à travers plants et jardins? Un hoyau à la
main, il fait sauter ce qui obstrue chaque canal. L'eau
alors se précipite, roulant en masse les cailloux, et
vivement s'écoule, murmurante, sur la pente du terrain,
dépassant même celui qui la conduit. De même, à chaque
instant, le flux atteint Achille, si prompt qu'il puisse être :
les dieux sont plus forts que les hommes ! A chaque fois, le
divin Achille aux pieds infatigables songe à se retourner et
à faire front; il voudrait voir si ce ne sont pas tous les
Immortels, maîtres du vaste ciel, qui sont lancés à sa
poursuite : à chaque fois, le flux puissant du fleuve tombé
du ciel déferle sur ses épaules, et Achille aussitôt, d'un
appel de pied, bondit plus haut, l'âme en peine. Mais, par-
dessous également, le fleuve dompte ses genoux, en
affluant, violent, au-dessous d'eux, et en dévorant le sol
poudreux sous ses pieds. Le Péléide alors gémit, les yeux
tournés au vaste ciel :
« Ah! Zeus Père! se peut-il que nul dieu n'ait le coeur
de sauver de ce fleuve le malheureux que je suis? Eh bien!
arrive que pourra! Mais nul des dieux, issus de Ciel, ici
n'est coupable. Ma mère l'est seule, qui m'a endormi avec
Iliade, XXI, 276-309 429
ses mensonges. Elle prétendait que je périrais sous les
murs des Troyens belliqueux, victime des flèches rapides
d'Apollon. Ah! pourquoi n'est-ce pas plutôt Hector qui
m'a tué, lui qui a grandi ici le meilleur de tous? C'eût été
alors un brave qui m'eût tué, il eût dépouillé un brave.
Tandis qu'en fait, mon destin, je le vois, est de périr ici,
d'une mort atroce, proie d'un fleuve effrayant, ainsi qu'un
jeune porcher entraîné par le torrent qu'il passait un jour
d'orage. »
Il dit, et Poseidon et Athéné vite s'en viennent près de
lui, sous forme de mortels. Leurs mains prennent sa
main; leurs paroles l'assurent de leur foi. Poseidon,
Ébranleur du sol, le premier lui dit :
« Fils de Pélée, n'aie pas trop de crainte ou de
tremblement. Songe quels dieux tu as là, pour te prêter
aide, Pallas Athéné et moi, — et cela de l'aveu de Zeus.
Non, ton destin n'est pas de périr dans un fleuve. Celui-ci
ne va pas tarder à se calmer : tu vas l'apprendre par toi-
même. Mais nous te donnerons, si tu veux nous en croire,
un sage conseil. Dans le combat qui n'épargne personne,
n'arrête pas tes coups, avant d'avoir forcé l'armée
troyenne — ce qui en restera — à rallier les murs illustres
d'Ilion. Puis tu arracheras la vie à Hector, avant de revenir
aux nefs. Nous t'accordons de revenir aux nefs. Nous
t'accordons de conquérir la gloire. »
Ils disent, et tous deux s'en retournent vers les
Immortels. Achille, lui, va vers la plaine : l'avis reçu des
dieux puissamment le stimule. La plaine est toute
couverte de l'eau qui y a débordé. On y voit par centaines
flotter de belles armes de jeunes guerriers massacrés, et
autant de cadavres. Pour lutter avec le flux, on voit sauter
haut les genoux d'Achille, tandis qu'il suit sa route en
bondissant. Le fleuve au large cours ne l'arrête plus :
Athéné en lui a mis une force immense. Mais le
Scamandre ne suspend pas davantage son élan; sa colère
ne fait que croître contre le fils de Pélée; il soulève, il
dresse bien haut le flux de ses ondes et, en criant, il lance
un appel au Simoïs :
« Mon bon frère, joignons-nous l'un à l'autre, pour
contenir la force de cet homme, puisqu'il doit bientôt
430 Iliade, XXI, 309-347
détruire la grand-ville de sire Priam et que les Troyens ne
vont plus tenir au combat. Vite, à la rescousse ! remplis
ton lit de l'eau des sources; soulève tous les torrents;
dresse une immense houle; suscite un grand fracas de
bois, de pierres. Nous arrêterons ainsi ce guerrier sauvage,
qui, pour l'instant, triomphe et montre la fureur d'un
dieu. Je prétends que sa force ne lui serve de rien, ni sa
beauté, ni ses armes superbes, qui, bientôt, reposeront
tout au fond d'un marécage, recouvertes par le limon. Lui,
je le roulerai dans un sable épais, je le couvrirai de galets
par milliers, si bien que les Achéens ne sauront même
plus où recueillir ses os, tant je l'aurai enfoui dans la boue.
Là sera son tombeau; plus ne sera besoin de répandre sur
lui de terre, le jour où les Achéens célébreront ses
funérailles. »
Il dit et bondit sur Achille, avec son flot trouble,
soulevé par la fureur, dans un grondement d'écume, de
sang, de cadavres. La houle bouillonnante du fleuve
tombé du ciel est là, qui se soulève et monte et cherche à
écraser le Péléide. Héré pousse un grand cri. Elle a pris
peur pour Achille; le puissant fleuve aux tourbillons
profonds ne va-t-il pas l'enlever ? Vite, elle s'adresse à son
fils Héphaestos :
« Debout ! Bancal, mon fils : le Xanthe tourbillonnant
m'a toujours semblé un adversaire fait pour toi. Vite, à la
rescousse ! déploie largement ta flamme. Moi, j'irai
soulever du côté de la mer une dure bourrasque de Zéphyr
et du blanc Notos, qui brûlera les armes et les corps des
Troyens, en portant parmi eux le funeste incendie. Le
long des berges du Xanthe, toi, brûle les arbres, et livre-le
lui-même au feu, sans te laisser distraire par des mots
apaisants ni par des menaces. Va, ne suspends pas ton
élan, avant que je ne t'aie fait entendre ma voix. Alors
seulement, tu arrêteras la flamme vivace. »
Elle dit; Héphaestos prépare un prodigieux incendie.
C'est dans la plaine qu'il s'allume d'abord. Il brûle les
morts innombrables, victimes d'Achille, qui encombrent le
fleuve. Toute la plaine est asséchée, l'eau brillante suspend
son cours. On voit, à l'arrière-saison, Borée soudain assécher
un verger arrosé l'instant d'avant pour la plus grande joie
Iliade, XXI, 347-380 431
de ceux qui le cultivent. De même la plaine est tout
asséchée, le feu a brûlé les cadavres. Il tourne alors vers le
fleuve sa flamme resplendissante. Voici les ormeaux qui
brûlent, et les saules, et les tamaris; le lotos brûle aussi, et
le jonc, et le souchet, qui ont poussé en abondance le long
des belles eaux du fleuve. Les anguilles sont au tourment,
et tous les poissons. Dans les tourbillons, dans les belles
eaux courantes, ils culbutent en tous sens, tourmentés par
le souffle de l'ingénieux Héphaestos. La force du fleuve
brûle! Alors, il parle à Héphaestos en l'appelant de tous ses
noms :
Héphaestos, il n'est pas de dieu capable de se mesurer
avec toi, et ce n'est pas moi qui te puis combattre, quand
ton feu flambe de la sorte. Va, cesse la lutte. Que le divin
Achille bannisse aujourd'hui même les Troyens de leur
ville : pourquoi irais-je batailler et me porter à leur
secours? »
Ainsi parle-t-il, brûlé par le feu. Des bulles jaillissent
sur ses belles eaux. Comme bout l'intérieur d'une bassine,
où fond la graisse d'un porc grassement nourri, et que de
tous côtés attaque le grand feu qui jaillit du bois sec
entassé par-dessous, ainsi, sous l'action du feu, flambent
les belles eaux du Xanthe. Son flot bout; il ne peut plus
avancer : il est arrêté; et le souffle de l'ingénieux
Héphaestos le tourmente brutalement. Alors, avec ins-
tance, suppliant Héré, il dit ces mots ailés :
Héré, pourquoi ton fils s'en prend-il à mon cours, de
préférence à d'autres, pour lui faire du mal? Je suis
beaucoup moins en cause qu'aucun autre champion de
Troie. Je veux bien m'arrêter, si tu me le demandes; mais
qu'alors il s'arrête aussi ! Et je veux bien aussi te faire un
serment : non, jamais des Troyens je n'écarterai le jour du
malheur, même quand Troie tout entière, flambant sous
la flamme ardente, sera la proie de l'incendie, si les
incendiaires sont les preux fils des Achéens. »
A peine la déesse aux bras blancs, Héré, l'entend-elle,
que vite elle s'adresse à son fils Héphaestos :
« Héphaestos, mon illustre enfant, arrête. Il ne sied pas,
pour des mortels, de maltraiter ainsi un dieu immortel. »
432 Iliade, XXI, 381-413
Elle dit; Héphæstos éteint le prodigieux incendie, et le
flot, reculant, redescend au lit de ses belles eaux.
La fureur du Xanthe domptée, les deux adversaires
s'arrêtent : Héré les contient, malgré sa propre colère.
Mais alors, c'est au milieu des autres dieux qu'une pénible
querelle vient s'abattre lourdement. Leurs coeurs, au fond
d'eux-mêmes, flottent dans deux sens contraires. Ils se
ruent les uns sur les autres, dans un terrible fracas; la
large terre gronde, et le ciel immense claironne autour
d'eux la bataille. Zeus l'entend, assis sur l'Olympe, et son
coeur en liesse rit de voir les dieux entrer en conflit. Ils ne
restent pas longtemps éloignés les uns des autres. Arès,
perceur de boucliers, donne le signal. Le premier, il se
jette sur Athéné, la lance de bronze à la main, et lui tient
ces propos injurieux :
« Pourquoi, mouche à chien, mets-tu donc encore les
dieux en conflit, avec une audace folle, dès que ton grand
coeur t'y pousse? Aurais-tu oublié le jour où tu as poussé
le fils de Tydée, Diomède, à me blesser, et où toi-même,
ayant en main une pique visible à tous, tu l'as poussée
droit sur moi, déchirant ma belle peau? Aussi je crois bien
qu'à ton tour, aujourd'hui, tu me vas payer ce que tu m'as
fait. »
Il dit, et il frappe l'égide frangée, redoutable, dont ne
triomphe pas la foudre même de Zeus. C'est là qu'Arès
meurtrier touche Athéné avec sa longue pique. Athéné
recule et, de sa forte main, saisit une pierre, qui se trouve
là dans la plaine, noire, rugueuse, énorme, que les gens
d'autrefois ont un jour placée là pour borner quelque
champ. Elle en frappe l'ardent Arès au cou et lui rompt
les membres. Il tombe et, sur le sol, il couvre sept arpents.
Ses cheveux sont souillés de poussière; ses armes vibrent
sur lui. Pallas Athéné éclate de rire, et, triomphante, elle
lui dit ces mots ailés :
« Pauvre sot! tu n'as donc pas compris encore à quel
point je puis me flatter d'être plus forte que toi, pour que
tu ailles de la sorte mesurer ta fureur à la mienne ? Tu vas
ainsi payer ta dette aux Erinyes de ta mère, qui t'en veut
et médite ton malheur, parce que tu as abandonné les
Iliade, XXI, 413-446 433
Achéens et que maintenant tu portes secours à ces
Troyens arrogants. »
Elle dit et détourne ses yeux éclatants. Lors la fille de
Zeus, Aphrodite, vient prendre Arès par la main et
cherche à l'emmener. Il gémit sans arrêt; il a peine à
rassembler son courage. Mais Héré aux bras blancs a vu
Aphrodite. Brusquement, à Athéné, elle adresse ces mots
ailés :
Gare! fille de Zeus qui tient l'égide, Infatigable! voici
encore la mouche à chien qui veut emmener Arès, ce fléau
des hommes, hors du combat cruel à travers la mêlée.
Cours à sa poursuite. »
Elle dit; Athéné s'élance derrière elle, le coeur plein de
joie; elle attaque, en frappant en pleine poitrine, de sa
forte main. Aphrodite ne va pas plus loin : elle a les
genoux et le coeur rompus. Les voilà tous deux étendus
sur la terre nourricière, et, triomphante, Athéné dit ces
môts ailés :
« Tel soit le sort de tous les protecteurs de Troie, s'ils
combattent les guerriers d'Argos avec l'impudence et
l'audace de cette Aphrodite, qui se porte au secours
d'Arès, en affrontant ma fureur ! Il y a longtemps que,
sans eux, nous eussions terminé la guerre et détruit la
belle ville d'Ilion. »
Elle dit et fait sourire Héré la déesse aux bras blancs.
Cependant le puissant Ébranleur du sol s'adresse à
Apollon :
« Phoebos, pourquoi restons-nous, tous deux, loin l'un
de l'autre? Cela ne convient guère maintenant que les
autres nous ont donné l'exemple. Il serait honteux de
regagner l'Olympe et le palais de Zeus au seuil de bronze
sans avoir combattu. Commence : tu es le plus jeune. De
ma part, ce serait malséant, car je suis ton aîné et j'en sais
plus que toi. Pauvre sot! comme tu as l'âme dénuée de
sens! Tu ne te souviens même pas des maux que, seuls
parmi les dieux, nous avons soufferts tous deux autour
d'Ilion, quand nous sommes venus, sur l'ordre de Zeus,
louer nos services à l'année chez le noble Laomédon, pour
un salaire convenu. Il était notre maître, il nous donnait
des ordres. J'ai alors, moi, pour les Troyens, bâti autour
434 Iliade, XXI, 446-483
de leur cité une large et superbe muraille, qui rend leur
ville inexpugnable, tandis que toi, Phoebos, tu faisais paître
leurs boeufs cornus à la démarche torse dans les vallons
boisés de l'Ida aux replis sans nombre. Mais voici que,
quand les joyeuses saisons amènent le terme fixé pour le
paiement, brutalement le terrible Laomédon nous ravit
tout notre salaire et nous congédie avec des menaces : il
nous lierait les pieds et — en remontant — les bras, puis
nous vendrait dans des îles lointaines. Il clamait même
qu'à tous deux il couperait les oreilles avec le bronze. Et
nous rentrions ainsi, tous les deux, le coeur dépité, furieux
à la pensée de ce salaire promis et non payé. Et c'est au
peuple de cet homme que maintenant tu donnes ta faveur,
au lieu de tâcher avec nous à les faire périr, ces Troyens
arrogants — entièrement, cruellement, avec tous leurs
enfants et leurs dignes épouses! »
Et sire Apollon, le Préservateur, lui répond :
Ébranleur du sol, tu me dirais que j'ai l'esprit atteint,
si je partais en guerre contre toi pour de pauvres humains,
pareils à des feuilles, qui tantôt vivent pleins d'éclat, en
mangeant le fruit de la terre, et tantôt se consument et
tombent au néant. Arrêtons au plus vite ce combat, et
laissons-les régler eux-mêmes leurs querelles. »
Il dit et se détourne; il répugne à l'idée d'en venir aux
mains avec le frère de son père. Mais sa soeur alors le
prend à partie, La Dame des fauves, Artémis agreste, et
elle lui tient ces propos injurieux :
<4 Quoi ! tu fuis, Préservateur, tu laisses ici pleine
victoire à Poseidon! tu lui donnes une vaine gloire! Pauvre
sot! pourquoi as-tu un arc, s'il ne te sert de rien? Que
désormais je ne t'entende plus au palais éternel te vanter,
comme jadis, au milieu des dieux immortels, de lutter
ouvertement face à face avec Poseidon! »
Elle dit; Apollon Préservateur ne réplique rien. Mais la
digne épouse de Zeus, irritée, prend à parti la Sagittaire
avec ces mots injurieux :
Quoi! tu as donc envie aujourd'hui, chienne effrontée,
de me tenir tête! Je te ferai voir, moi, ce qu'il en coûte de
vouloir mesurer ta fureur à la mienne, en dépit de l'arc
que tu portes — parce que Zeus a fait de toi une lionne
Iliade, XXI, 484-517 435
pour les femmes et t'a permis de tuer celle qu'il te plaît!
Ne ferais-tu pas mieux d'aller massacrer les bêtes des
montagnes et les biches sauvages, que d'entrer en guerre
ouverte avec qui est plus fort que toi? Pourtant si tu veux
t'instruire au combat, eh bien! tu vas savoir combien je
vaux plus que toi, alors que tu prétends mesurer ta fureur
à la mienne. »
Elle dit, et, de sa main gauche, elle lui prend les deux
mains au poignet, de sa droite elle lui enlève l'arc des
épaules; puis, de cet arc, en souriant, elle la frappe au
visage, près des oreilles, tandis que l'autre tourne la tête à
chaque coup et que les flèches rapides se répandent sur le
sol. La déesse baisse la tête en pleurant et s'enfuit. On
dirait une colombe qui, sous l'assaut du faucon, s'envole
vers un rocher creux, vers le trou où est son nid, le sort ne
voulant pas qu'elle soit prise cette fois. Toute pareille fuit
Artémis en pleurs, laissant là son arc. Et le Messager,
Tueur d'Argos, alors dit à Létô :
« Létô, ce n'est pas moi qui entrerais en lutte contre
toi : il est dangereux d'en venir aux coups avec les épouses
de Zeus, assembleur de nuées. Va, tu peux aller te vanter
avec entrain, au milieu des Immortels, d'avoir triomphé
de moi par la force brutale. »
Il dit; Létô ramasse l'arc recourbé et les flèches qui de
tous côtés sont tombées à terre dans un tourbillon
poudreux, et, tandis qu'ainsi elle prend l'arc et les flèches
de sa fille, puis s'en va, la vierge regagne l'Olympe et le
palais de Zeus au seuil de bronze. Pleurante, elle va
s'asseoir sur les genoux de son père; sa robe divine
tremble tout autour d'elle. Lors le Cronide, son père,
l'attire à lui et lui demande avec un doux sourire :
« Qui, des fils de Ciel, mon enfant, t'a ainsi traitée, sans
raison, comme pour te punir d'un méfait notoire? »
Et la déesse à la belle couronne, la Bruyante, répond :
C'est ta femme, père, qui m'a maltraitée, Héré aux
bras blancs, grâce à qui Lutte et Querelle sont le lot
attaché aux dieux. »
C'est ainsi qu'ils parlent entre eux. Cependant Phoebos
Apollon pénètre dans la sainte Ilion. II s'inquiète des murs
de la bonne cité : si les Danaens, devançant le destin,
436 Iliade, XXI, 517-552
allaient les détruire ce jour même! Les autres dieux
toujours vivants s'en retournent vers l'Olympe, les uns
dépités, les autres triomphants, et s'assoient à côté de leur
père à la nuée noire. Pendant ce temps Achille massacre
les Troyens, et, aussi bien que les hommes, les chevaux
aux sabots massifs. Ainsi la flamme fumeuse qui monte au
vaste ciel d'une ville en feu et qu'a déchaînée le courroux
divin : à tous elle apporte la peine, sur beaucoup elle fait
choir le deuil; ainsi Achille apporte peine et deuil aux
Troyens.
Le vieux Priam était alors posté sur le rempart divin. Il
aperçoit le gigantesque Achille. Par lui, les Troyens
viennent tout à coup d'être bousculés ; ils fuient, apeurés,
sans qu'aucun secours apparaisse. Priam gémit et descend
du rempart : il stimule les illustres portiers placés le long
des murs :
Ah! que vos bras maintiennent les portes bien
ouvertes, jusqu'au moment où nos gens apeurés auront
atteint la ville. Achille est là, tout près, qui les bouscule. Je
crois bien qu'à cette heure nous allons à un désastre.
Lorsqu'ils auront rallié les murs et qu'ils souffleront un
peu, refermez les vantaux solidement joints : j'ai peur que
l'homme fatal, d'un bond, ne soit dans nos murs.
Il dit, et ils ouvrent les portes, en en poussant les barres.
Les portes ouvertes font luire le salut. Apollon s'élance au-
devant des Troyens : il les veut préserver du malheur.
Eux, sont en train de fuir droit vers la ville et vers son
haut rempart. Ils ont la gorge desséchée par la soif; ils
sont couverts de la poussière de la plaine. Et Achille, sans
relâche, les poursuit, la lance au poing; une rage brutale
toujours lui tient le coeur; il brûle d'obtenir la gloire.
A ce moment, les fils des Achéens auraient enlevé Troie
aux hautes portes, si Phoebos Apollon n'avait poussé de
l'avant le divin Agénor, héros puissant et sans reproche,
fils d'Anténor. Il lui met l'audace au coeur, et, pour le
garder des mains cruelles de la mort, il se tient près de lui,
appuyé à un chêne, enveloppé d'une épaisse vapeur. Mais,
dès qu'Agénor aperçoit Achille, le preneur de villes, il
s'arrête et, tandis qu'il attend, mille pensers s'agitent dans
son coeur. Lors il s'irrite et dit à son coeur magnanime :
Iliade, XXI, 553-590 437
« Ah! misère! si je fuis devant le puissant Achille du
côté où tous les autres se bousculent, affolés, je n'en serai
pas moins sa proie, et il me coupera la gorge, sans que je
puisse me défendre... Et, si je laissais les autres être
bousculés par Achille, le fils de Pélée, pour fuir moi-
même à toutes jambes, ailleurs loin du rempart, vers la
plaine d'Ilion, jusqu'au moment où j'atteindrais les gorges
de l'Ida et plongerais dans leurs taillis ! Alors, le soir venu,
après m'être baigné dans les eaux du fleuve, après avoir
étanché ma sueur, je regagnerais Ilion... Mais qu'a besoin
mon coeur de disputer ainsi? N'est-il pas à craindre qu'il
ne m'aperçoive, détalant de la cité vers la plaine et, lancé à
ma poursuite, ne m'atteigne de ses pieds rapides ? Aurai-je
alors aucun moyen d'éviter mort et trépas? Il est d'une
vigueur qui dépasse trop celle des autres hommes. — Et
si, alors, j'allais à lui, bien en face, devant la ville? Il a,
comme les autres, une peau qu'entaille la pointe du
bronze, une vie semblable à la nôtre, et tous les humains
le disent mortel — n'était Zeus, fils de Cronos, qui lui
accorde la gloire. »
Il dit, et, ramassé sur lui-même, il attend Achille; son
coeur vaillant ne tend qu'à la lutte et à la bataille. Telle
une panthère, sortant d'un fourré profond, qui affronte un
chasseur. Son coeur ne ressent ni peur ni envie de fuir,
parce qu'elle entend hurler les chiens. Si l'homme, le
premier, la touche ou l'atteint, même transpercée par la
javeline, elle n'oublie pas sa vaillance : elle attaquera
d'abord ou périra. Tel le fils du noble Anténor, le divin
Agénor, n'entend pas fuir avant d'avoir tâté Achille. Il
met devant lui son bouclier bien rond, il vise Achille de sa
lance et bien haut il crie :
« Tu t'es figuré sans doute en ton coeur, illustre Achille,
que tu détruirais aujourd'hui la cité des Troyens altiers?
Pauvre sot! il vous faudra encore pour elle supporter bien
d'autres misères : nous sommes dans ses murs nombre de
vaillants, qui nous placerons devant nos parents, nos
femmes, nos fils, et saurons défendre Ilion. Et c'est toi qui
atteindras ici même ton destin, si terrible que tu sois et si
hardi combattant. »
Il dit, et, de sa lourde main, lançant sa javeline aiguë, il
438 Iliade, XXI, 591-611
touche la jambe au-dessous du genou, sans faute. La
jambière d'étain neuf entourant la jambe rend un son
terrible; mais le bronze a rejailli, loin de l'homme atteint,
sans la traverser : les présents du dieu l'en ont écarté. Le
Péléide alors s'élance à son tour sur le divin Agénor. Mais
Apollon lui refuse de conquérir cette gloire : il lui arrache
l'homme et le lui dérobe derrière une épaisse vapeur; puis
il le conduit à l'abri de la bataille. Il tend en même temps
un piège au Péléide, pour l'éloigner des siens. C'est le
Préservateur lui-même qui prend tous les traits d'Agénor
et se dresse devant Achille. Aussitôt celui-ci se rue à sa
poursuite. Longtemps, il le poursuit par la plaine fertile;
puis il le fait tourner et longer le Scamandre aux
tourbillons profonds. Apollon se dérobe, mais en ne
gardant qu'une faible avance. Perfidement il berne Achille
de l'espoir toujours nouveau que ses pieds vont enfin
l'atteindre. Et, pendant tout ce temps, les autres Troyens,
saisis de panique, en masse, atteignent la ville, trop
heureux d'être saufs; et la cité se remplit des guerriers qui
la rallient. Ils n'osent même plus s'attendre les uns les
autres hors de la ville et du rempart, pour savoir qui a
échappé ou qui est mort au combat, et l'on voit se
déverser précipitamment dans Troie tous ceux qu'ont pu
sauver leurs pieds et leurs jarrets.
CHANT XXII

C'est ainsi que, dans la ville, apeurés comme des faons,


ils étanchent à l'air leur sueur et boivent pour calmer leur
soif, appuyés aux beaux parapets. Les Achéens pendant ce
temps approchent des murailles, le bouclier contre
l'épaule. Seul Hector reste là, lié par un destin funeste,
devant Ilion et les portes Scées. Phoebos Apollon alors
s'adresse au Péléide :
Pourquoi, fils de Pélée, me poursuivre ainsi de tes
pieds rapides? Tu n'es qu'un homme; je suis, moi, un
dieu immortel. Tu n'as donc pas encore reconnu le dieu
en moi, que tu t'obstines en ta fureur? Vraiment, tu ne
songes guère à te battre avec ces Troyens, que tu avais mis
en fuite! Ils ont, ma foi! rallié leur ville, tandis que toi, tu
t'égarais ici. Non, tu ne me tueras pas : je ne suis pas de
ceux que t'accorde le destin. »
Lors Achille aux pieds rapides violemment s'irrite et
dit :
e Tu m'as joué, Préservateur — le plus exécrable des
dieux — en m'éloignant des murs pour me mener ici!
Bien d'autres guerriers sans cela eussent mordu la
poussière, avant d'atteindre Ilion. Mais tu m'as voulu
ravir une grande gloire, en sauvant les Troyens — sans
risque, puisque tu ne redoutes aucun châtiment à venir.
Ah! je te châtierais bien, moi, si j'en avais les moyens. »
Il dit, et, plein de superbe, s'en va vers la ville. Il
galope; on dirait un cheval vainqueur, suivi de son char,
440 Iliade, XXII, 23-60
qui court sans effort, en allongeant, dans la plaine. Tel
Achille, rapide, joue des pieds et des jarrets.
C'est le vieux Priam, le premier, qui de ses yeux
l'aperçoit, bondissant dans la plaine, resplendissant
comme l'astre qui vient à l'arrière-saison et dont les feux
éblouissants éclatent au milieu des étoiles sans nombre, au
plein coeur de la nuit. On l'appelle le Chien d'Orion, et
son éclat est sans pareil. Mais il n'est qu'un sinistre
présage, tant il porte de fièvres pour les pauvres humains!
Le bronze luit d'un éclat tout semblable autour de la
poitrine d'Achille courant. Lors le vieillard gémit; il lève
haut les mains et s'en frappe la tête; puis, avec un profond
sanglot, il crie, suppliant son fils, qui reste là, devant les
portes, dans un désir obstiné de se battre avec Achille.
D'une voix pitoyable, le vieux dit, les deux bras tendus :
« Hector, crois-moi, et n'attends pas cet homme, mon
enfant, seul ainsi, loin des autres; sans quoi, bien vite tu
seras au terme de ton destin, dompté par le Péléide : il est
cent fois plus fort que toi. Le cruel! ah! si les dieux
l'aimaient comme je l'aime, moi! Chiens et vautours vite
le mangeraient, étendu sur le sol; et un chagrin atroce
enfin quitterait mon coeur. Il m'a pris tant de fils, et si
braves, qu'il a tués ou vendus dans des îles lointaines ! Et
aujourd'hui encore, il est deux de mes fils, Lycaon,
Polydore, que je n'arrive pas à apercevoir parmi les
Troyens qui ont rallié la ville. Ce sont ceux que m'avait
donnés Laothoé, noble femme entre toutes. S'ils sont
vivants encore au milieu du camp, nous les rachèterons à
prix de bronze et d'or; ce n'est pas là ce qui manque chez
nous : Altès, l'illustre vieillard, en a donné largement à sa
fille... Mais, si déjà ils ont péri, s'ils sont aux demeures
d'Hadès, quelle peine pour notre coeur, à moi et à leur
mère, qui leur avons donné le jour ! Pour le reste des
nôtres, la peine cependant sera beaucoup plus brève, si toi,
du moins, tu ne succombes pas, dompté par Achille. Va,
rentre dans nos murs, mon enfant : tu sauveras ainsi
Troyens et Troyennes, tu ne donneras pas une immense
gloire au fils de Pélée, tu ne perdras pas toi-même la vie.
Et puis aie pitié de moi aussi, de moi, le pauvre vieux, qui
garde quelque sens encore, de moi, le malheureux que
Iliade, XXII, 60-96 441
Zeus Père va faire périr sous le coup d'un destin cruel au
seuil même de la vieillesse, après avoir vu mille maux : ses
fils agonisants, ses filles traînées en servage, ses chambres
ravagées, ses petits-fils précipités à terre dans l'atroce
carnage, et ses brus enlevées entre les bras maudits des
Achéens; tandis que, pour finir, les chiens carnassiers me
mettront moi-même en pièces à la première de mes
portes, dès que le bronze aigu d'une épée ou d'un trait
aura pris la vie à mes membres — ces chiens que je
nourrissais à ma table, dans mon palais, pour monter la
garde à mes portes, et qui, après avoir humé mon sang, le
coeur en furie, s'étendront dans mon vestibule ! A un jeune
guerrier tué par l'ennemi, déchiré par le bronze aigu, tout
va. Tout ce qu'il laisse voir, même mort, est beau. Mais
des chiens que l'on voit insulter à un front blanc, à une
barbe blanche, à la virilité d'un vieux massacré, il n'est
rien de plus pitoyable pour les malheureux humains ! »
Ainsi dit le vieillard et, à pleines mains, il se tire, il
s'arrache ses cheveux blancs de la tête, sans pour autant
persuader l'âme d'Hector. Sa mère, de son côté, se
lamente en versant des pleurs. Elle fait d'une main tomber
le haut de sa robe, de l'autre soulève son sein, et, tout en
pleurs, elle lui dit ces mots ailés :
« Hector, mon enfant, aie respect de ce sein. Et de moi
aussi aie pitié, de moi qui t'ai jadis offert cette mamelle où
s'oublient les soucis; souviens-t'en, mon enfant! Si tu
veux repousser ce guerrier ennemi, fais-le donc de derrière
nos murs, et ne te campe pas en champion devant lui. Ah!
cruel! s'il te tue, je ne pourrai pas, mon grand, te pleurer
sur un lit funèbre, ni moi, qui t'ai donné le jour, ni non
plus l'épouse que tu as payée de tant de présents; et, bien
loin de nous, près des nefs, les chiens rapides des Argiens
te mangeront. »
Ainsi père et mère parlent à leur fils en pleurant et
instamment le supplient, sans pour autant persuader l'âme
d'Hector. Il reste toujours là, attendant l'approche du
gigantesque Achille. Tel un serpent des montagnes, sur
son trou, attend l'homme; il s'est repu de poisons
malfaisants, une colère atroce le pénètre; il regarde d'un
oeil effrayant, lové autour de son trou. Tel Hector, plein
442 Iliade, XXII, 96-133
d'une ardeur que rien ne peut éteindre, demeure là, sans
reculer, son écu brillant appuyé sur la saillie du rempart.
Lors il s'irrite et dit à son coeur magnanime :
« Ah! misère ! si je franchis les portes et la muraille,
Polydamas sera le premier à m'en faire honte, lui qui me
conseillait de diriger les Troyens vers la ville, dans cette
nuit maudite qui a vu se lever le divin Achille. Et je ne l'ai
pas cru... Comme cela eût mieux valu pourtant ! Et
maintenant que j'ai, par ma folie, perdu mon peuple, j'ai
honte en face des Troyens, des Troyennes aux robes
traînantes. Je ne veux pas qu'un moins brave que moi aille
dire un jour : « Pour avoir eu trop confiance en sa force,
« Hector a perdu son peuple ». C'est là ce qu'on dira :
pour moi, mieux vaudrait cent fois affronter Achille et ne
revenir qu'après l'avoir tué, ou succomber sous lui,
glorieusement, devant ma cité. — Pourtant, si je déposais
là mon bouclier bombé et mon casque puissant, si
j'appuyais ma pique à la muraille et si j'allais droit à
Achille sans reproche, pour lui promettre qu'Hélène, et les
trésors qui l'ont suivie, tout ce qu'Alexandre a jadis amené
sur ses nefs creuses à Troie — et qui a été l'origine même
de notre querelle — tout cela je le donnerai aux Atrides —
qu'ils l'emmènent ! — en même temps que je partagerai
aussi aux Achéens tout ce qu'enferme cette ville, et que
j'obtiendrai même des Anciens de Troie le serment de ne
rien dérober et de faire deux parts de toutes les richesses
que garde dans ses murs notre aimable cité... Mais qu'a
besoin mon coeur de disputer ainsi? N'ai-je pas à craindre,
si je vais à lui, qu'il n'ait pour moi ni pitié ni respect, et
qu'il ne me tue, aussi désarmé qu'une femme, lorsque
j'aurai dépouillé mon harnois? Non, non, ce n'est pas
l'heure de remonter au chêne et au rocher, et de deviser
tendrement comme jeune homme et jeune fille — comme
jeune homme et jeune fille tendrement devisent ensemble.
Mieux vaut vider notre querelle, en nous rencontrant au
plus tôt. Sachons à qui des deux l'Olympien entend
donner la gloire. »
C'est ainsi qu'il songe, attendant. Mais voici qu'Achille
s'approche, pareil à Enyale, guerrier au casque bondissant.
Sa pique en frêne du Pélion est là, qui vibre à son épaule
Iliade, XXII, 133-171 443
droite, effrayante, et, tout autour de lui, le bronze
resplendit, pareil à l'éclat du feu qui flamboie ou du
soleil qui se lève. Dès qu'il le voit, la terreur prend
Hector. Il n'a plus le coeur de rester où il est; laissant
derrière lui les portes, il part et prend la fuite; et le fils de
Pélée s'élance, sûr de ses pieds agiles. Ainsi dans les
montagnes, le milan, rapide entre les oiseaux, d'un élan
aisé, fond sur la palombe timide. Elle, se dérobe et fuit.
Lui, avec des cris aigus, se rapproche, à bonds pressés :
son coeur lui enjoint de la prendre. Ainsi, Achille, ardent,
vole droit sur Hector, qui fuit, pris de peur, sous le
rempart de Troie, et joue, rapide, des jarrets. Ils passent
donc la guette et le figuier battu des vents, s'écartant
toujours plus des murs, et s'élancent sur la grand-route.
Ils atteignent ainsi les deux fontaines aux belles eaux. Là
jaillissent les deux sources du Scamandre tourbillonnant.
De l'une coule une onde tiède; une vapeur s'en élève,
toute semblable à celle du feu flamboyant. De l'autre, en
plein été, sort un flot pareil à la grêle, à la neige froide, à
l'eau congelée. A côté sont de larges et beaux lavoirs de
pierre, où les femmes et les belles filles de Troie lavaient
leurs vêtements brillants, jadis, aux jours de la paix, avant
que vinssent les fils des Achéens. Ils les dépassent en
courant, l'un fuyant, l'autre, derrière, le poursuivant.
Devant, c'est un brave qui fuit, mais plus brave est encore
celui qui le poursuit — à toutes jambes. C'est qu'ils ne
luttent pas pour une victime, pour une peau de boeuf,
pour ce qui est le prix d'un concours de vitesse, mais pour
la vie d'Hector dompteur de cavales. On dirait des
coursiers aux sabots massifs, déjà souvent vainqueurs, qui,
à toute allure, contournent la borne : un prix de valeur
leur est proposé, un trépied, une femme, pour honorer un
guerrier mort. Ainsi, par trois fois, de leurs pieds rapides,
ils font le tour de la ville de Priam. Et tous les dieux les
contemplent. Le Père des dieux et des hommes prend
alors, le premier, la parole :
e Ah! l'homme m'est cher, que je vois de mes yeux
poursuivi autour du rempart, et mon âme se désole pour
Hector : il m'a brûlé tant de cuisseaux de boeufs, tantôt
sur les cimes de l'Ida aux replis sans nombre, tantôt sur
444 Iliade, XXII, 172-206
son acropole! Et maintenant voici le divin Achille qui, de
ses pieds rapides, le poursuit tout autour de la cité de
Priam. Allons! réfléchissez, dieux, et consultez. Le sauve-
rons-nous de la mort? ou allons-nous à cette heure, pour
brave qu'il soit, le faire tomber sous Achille, le fils de
Pélée? »
• La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :
« Père à la foudre blanche, à la nuée noire, quels mots
dis-tu là? Quoi ! un simple mortel, depuis longtemps voué
à son destin, tu voudrais maintenant le soustraire à la mort
cruelle ? A ta guise! mais nous, les autres dieux, nous ne
sommes pas tous d'accord pour t'approuver. »
L'assembleur de nuées, Zeus, à son tour réplique :
« Va, n'aie pas peur, Tritogénie, ma fille. Je ne parle pas
d'un coeur tout à fait franc, et je veux avec toi être
débonnaire. Fais suivant tes desseins, et ne tarde plus. »
Il dit et avive l'ardeur déjà brûlante d'Athéné. D'un
bond, elle descend des cimes de l'Olympe.
Cependant le rapide Achille obstinément bouscule et
poursuit Hector. On dirait un chien qui, dans les
montagnes, suit le faon d'une biche, qu'il a levé au gîte,
par les combes et les vallées. Le faon s'est-il, sans être vu,
terré sous un taillis : le chien court à sa recherche,
obstinément, jusqu'à ce qu'il l'ait trouvé. De même
Hector ne parvient pas à échapper à l'oeil du rapide fils de
Pélée. A chaque fois qu'il songe à se jeter sur les portes
dardaniennes et à se placer sous le bon rempart, dans
l'espoir que les Troyens de là-haut le défendront avec
leurs traits, à chaque fois Achille, prenant les devants, lui
coupe la route et le détourne vers la plaine, en volant
toujours lui-même du côté de la cité. Ainsi qu'un homme
dans un rêve n'arrive pas à poursuivre un fuyard, et que
celui-ci à son tour ne peut pas plus le fuir que l'autre le
poursuivre; ainsi Achille, en ce jour, n'arrive pas plus à
atteindre Hector à la course qu'Hector à lui échapper. Et,
dès lors, comment Hector eût-il pu se dérober aux déesses
du trépas, si une fois encore — une dernière fois —
Apollon n'était venu à lui, pour stimuler sa fougue et ses
jarrets agiles? Cependant le divin Achille, d'un signe aux
siens, leur fait défense de lancer sur Hector leurs traits
Iliade, XXII, 206-240 445
amers : il ne veut pas que quelque autre l'atteigne et en
retire la gloire, alors qu'il ne viendrait, lui, que le second.
Mais les voici qui reviennent aux fontaines pour la
quatrième fois. Cette fois, le Père des dieux déploie sa
balance d'or; il y place les deux déesses du trépas
douloureux, celle d'Achille, celle d'Hector, le dompteur de
cavales; puis, la prenant par le milieu, il la soulève, et c'est
le jour fatal d'Hector qui, par son poids, l'emporte et
disparaît dans l'Hadès. Alors Phoebos Apollon l'aban-
donne. Au contraire, la déesse aux yeux pers, Athéné, s'en
vient trouver le Péléide; de lui elle s'approche et lui dit ces
mots ailés :
« Cette fois, je crois bien qu'à nous deux, illustre Achille
cher à Zeus, nous allons rapporter une grande gloire aux
nefs des Achéens, en pourfendant Hector, si insatiable de
bataille qu'il soit. Il ne peut plus à cette heure nous
échapper, quand bien même Apollon Préservateur se
donnerait tout le mal qu'il voudrait, en se roulant aux
pieds de Zeus Père, qui tient l'égide. Arrête-toi donc
maintenant, et souffle : je m'en vais, moi, le persuader de
te combattre face à face. »
Ainsi dit Athéné; l'autre lui obéit, et son coeur est en
joie. Il s'arrête et s'appuie sur sa lance à pointe de bronze,
tandis qu'elle le laisse et s'en va trouver le divin Hector.
Elle a pris la stature de Déiphobe et sa voix sans
défaillance, et, s'approchant, elle lui dit ces mots ailés :
« Doux ami, le rapide Achille est en train de te forcer
vraiment, en te poursuivant de ses pieds rapides tout
autour de la ville de Priam. Allons ! faisons halte, et
tenons-lui tête pour le repousser. »
Le grand Hector au casque étincelant répond :
Déiphobe, tu étais déjà pour moi de beaucoup le plus
aimé de tous mes frères nés de Priam et d'Hécube. Mais
j'apprends aujourd'hui à te priser bien plus encore, toi
qui, pour moi, as eu le coeur, dès que tes yeux m'ont vu, de
sortir du rempart, alors que les autres restent tous
derrière. »
La déesse aux yeux pers, Athéné, lui répond :
Ah! doux ami, c'est avec instance que mon père et ma
digne mère m'ont supplié tour à tour, en se jetant à mes
446 Iliade, XXII, 240-273
pieds, et mes amis en m'entourant, de demeurer où
j'étais; tant ils tremblent tous! Mais mon coeur, au fond
de moi, était meurtri d'un deuil cruel. Allons donc, tous
deux, maintenant droit devant nous et combattons avec
furie, sans épargner nos javelines. Ainsi nous saurons si
Achille doit nous tuer et emporter à ses nefs creuses nos
dépouilles sanglantes, ou bien s'il sera dompté par ta
lance. »
Ainsi dit Athéné, et, perfidement, elle lui montre le
chemin. Ils marchent l'un sur l'autre et entrent en
contact. Le grand Hector au casque étincelant alors, le
premier dit :
» Je ne veux plus te fuir, fils de Pélée : c'est fini. Si j'ai
fait trois fois en courant le tour de la grand-ville de Priam,
au lieu d'oser attendre ton attaque, cette fois en revanche
mon coeur me pousse à t'affronter. Je t'aurai, ou tu
m'auras. Allons ! prenons ici les dieux pour garants : ils
seront les meilleurs témoins et gardiens de nos accords. Je
ne songe pas, pour ma part, à t'infliger de monstrueux
outrages, si Zeus m'octroie de tenir bon et de t'arracher la
vie; mais, au contraire, quand je t'aurais pris tes armes
illustres, j'entends rendre ton corps, Achille, aux Achéens.
Fais donc, toi, de même. »
Achille aux pieds légers sur lui lève un oeil sombre et
dit:
« Hector, ne viens pas, maudit, me parler d'accords. Il
n'est pas de pacte loyal entre les hommes et les lions, pas
plus que loups ni agneaux n'ont des coeurs faits pour
s'accorder; sans relâche, au contraire, ils méditent le
malheur les uns des autres. Il ne nous est pas permis
davantage de nous aimer, toi et moi. Aucun pacte entre
nous n'interviendra, avant que l'un des deux n'ait, en
succombant, rassasié de son sang Arès l'endurant guerrier.
Rappelle-toi donc toute ta vaillance : c'est bien maintenant,
si jamais, qu'il te faut être un combattant, un guerrier
intrépide. Il n'est plus pour toi de refuge; c'est à l'instant
même que Pallas Athéné te va dompter sous mon bras; et
tu vas payer d'un seul coup tous les chagrins que j'ai sentis
pour ceux des miens qu'a tués ta pique furieuse. »
Il dit, et, brandissant sa javeline, il la lance en avant.
Iliade, XXII, 274-310 447
Mais l'illustre Hector la voit venir et l'évite : il a prévu le
coup et s'est accroupi; la pique de bronze passe, dans son
vol, au-dessus de lui et va se ficher au sol. Pallas Athéné
aussitôt la saisit et la rend à Achille, sans être vue
d'Hector, le pasteur d'hommes. Hector alors s'adresse au
Péléide sans reproche :
« Manqué! Donc tu ne savais nullement de Zeus,
Achille pareil aux dieux, l'heure de ma mort. Tu le disais
pourtant! Mais tu n'es qu'un beau parleur, un fourbe, et
tu voulais que, pris de peur, j'oubliasse ma fougue et ma
valeur. Non, tu ne planteras pas ta pique au dos d'un
fuyard : je marche droit sur toi; pousse-la-moi donc en
pleine poitrine, si le Ciel te le permet. Et, pour l'instant;
évite, toi, ma javeline de bronze. Ah! si tu pouvais donc
l'emporter, toute, dans ta peau! La guerre serait moins
lourde aux Troyens, si tu étais mort : pour eux, tu es le
pire des fléaux. »
Il dit, et, brandissant sa longue javeline, il la lance en
avant. Et il atteint le Péléide au milieu de son bouclier,
sans faute. Mais la lance est rejetée bien loin de l'écu, et
Hector s'irrite de voir qu'un trait rapide est parti pour rien
de sa main. Il reste là, humilié; il n'a plus de pique de
frêne. Il appelle d'un grand cri Déiphobe au bouclier
blanc, il demande une longue lance : et Déiphobe n'est
plus à ses côtés! Hector en son coeur comprend, et il dit :
« Hélas! point de doute, les dieux m'appellent à la mort.
Je croyais près de moi avoir le héros Déiphobe. Mais il est
dans nos murs : Pallas Athéné m'a joué! A cette heure,
elle n'est plus loin, elle est là, pour moi toute proche, la
cruelle mort. Nul moyen de lui échapper. C'était donc là
depuis longtemps le bon plaisir de Zeus, ainsi que de son
fils, l'Archer, eux qui naguère me protégeaient si volon-
tiers! Et voici maintenant le Destin qui me tient. Eh bien!
non, je n'entends pas mourir sans lutte ni sans gloire, ni
sans quelque haut fait, dont le récit parvienne aux
hommes à venir. »
Il dit, et il tire le glaive aigu suspendu à son flanc, le
glaive grand et fort; puis, se ramassant, il prend son élan,
tel l'aigle de haut vol, qui s'en va vers la plaine, à travers
les nues ténébreuses, pour ravir un tendre agneau ou un
448 Iliade, XXII, 310-343
lièvre qui se terre; tel s'élance Hector, agitant son glaive
aigu. Achille aussi bondit; son coeur se remplit d'une
ardeur sauvage; il couvre sa poitrine de son bel écu
ouvragé; sur son front oscille son casque étincelant à
quatre bossettes, où voltige la crinière d'or splendide,
qu'Héphaestos a fait tomber en massse autour du cimier.
Comme l'étoile qui s'avance, entourée des autres étoiles,
au plein coeur de la nuit, comme l'Étoile du soir, la plus
belle qui ait sa place au firmament, ainsi luit la pique
acérée qu'Achille brandit dans sa droite, méditant la perte
du divin Hector et cherchant des yeux, sur sa belle chair,
où elle offrira le moins de résistance. Tout le reste de son
corps est protégé par ses armes de bronze, les belles armes
dont il a dépouillé le puissant Patrocle, après l'avoir tué.
Un seul point se laisse voir, celui où la clavicule sépare
l'épaule du cou, de la gorge. C'est là que la vie se laisse
détruire au plus vite, c'est là que le divin Achille pousse sa
javeline contre Hector en pleine ardeur. La pointe va tout
droit à travers le cou délicat. La lourde pique de bronze ne
perce pas cependant la trachée : il peut ainsi répondre et
dire quelques mots. Et cependant qu'il s'écroule dans la
poussière, le divin Achille triomphe :
Hector, tu croyais peut-être, quand tu dépouillais
Patrocle, qu'il ne t'en coûterait rien; tu n'avais cure de
moi : j'étais si loin! Pauvre sot!... Mais, à l'écart, près des
nefs creuses, un défenseur — bien plus brave — était resté
en arrière : moi, moi qui viens de te rompre les genoux, et
les chiens, les oiseaux te mettront en pièces outrageuse-
ment, tandis qu'à lui les Achéens rendront les honneurs
funèbres. »
D'une voix défaillante, Hector au casque étincelant
répond :
Je t'en supplie, par ta vie, par tes genoux, par tes
parents, ne laisse pas les chiens me dévorer près des nefs
achéennes; accepte bronze et or à ta suffisance; accepte les
présents que t'offriront mon père et ma digne mère;
rends-leur mon corps à ramener chez moi, afin que les
Troyens et femmes des Troyens au mort que je serai
donnent sa part de feu. »
Iliade, XXII, 344-376 449
Achille aux pieds rapides vers lui lève un oeil sombre et
dit :
« Non, chien, ne me supplie ni par mes genoux ni par
mes parents. Aussi vrai que je voudrais voir ma colère et
mon coeur m'induire à couper ton corps pour le dévorer
tout cru, après ce que tu m'as fait, nul n'écartera les
chiens de ta tête, quand même on m'amènerait, on me
pèserait ici dix ou vingt fois ta rançon, en m'en promet-
tant davantage encore; non, quand bien même Priam le
Dardanide ferait dans la balance mettre ton pesant d'or;
non, quoi qu'on fasse, ta digne mère ne te placera pas sur
un lit funèbre, pour pleurer celui qu'elle a mis au monde,
et les chiens, les oiseaux te dévoreront tout entier. »
Et Hector, mourant, Hector au casque étincelant
répond :
« Oui, oui, je n'ai qu'à te voir pour te connaître : je ne
pouvais te persuader, un coeur de fer est en toi. Prends
garde seulement que je ne sois pour toi le sujet du
courroux céleste, le jour où Pâris et Phoebos Apollon, tout
brave que tu es, te donneront la mort devant les portes
Scées. »
A peine a-t-il parlé : la mort, qui tout achève, déjà
l'enveloppe. Son âme quitte ses membres et s'en va, en
volant chez Hadès, pleurant sur son destin, abandonnant
la force et la jeunesse. Il est déjà mort, quand le divin
Achille dit :
« Meurs : la mort, moi, je la recevrai le jour où Zeus et
les autres dieux immortels voudront bien me la donner. »
Il dit et retire du mort sa pique de bronze, qu'il laisse de
côté; puis, des épaules, il détache les armes sanglantes. Les
fils des Achéens de tous côtés accourent. Ils admirent la
taille, la beauté enviable d'Hector. Aucun d'eux ne
s'approche sans lui porter un coup, et chacun alors de dire
en regardant son voisin :
Oh! oh! cet Hector-là est vraiment plus doux à palper
que celui qui naguère livrait nos nefs à la flamme
brûlante! »
Voilà comment tous parlent, pour s'approcher ensuite
et frapper le mort. Mais le divin Achille aux pieds
450 Iliade, XXII, 376-412
infatigables a cependant fini de le dépouiller. Il se dresse
au milieu des Argiens et il dit ces mots ailés :
e Amis, guides et chefs des Argiens, maintenant que les
dieux nous ont donné de mettre à bas cet homme, qui
nous a causé, à lui seul, plus de maux que tous les autres à
la fois, allons! faisons en armes tout le tour de la ville,
pour tâter les Troyens et savoir leurs desseins, soit qu'ils
abandonnent leur haute cité, aujourd'hui qu'Hector est
tombé, ou qu'ils veuillent à tout prix tenir, même alors
qu'il n'est plus là. Mais qu'a besoin mon cœur de disputer
ainsi? Près de nos nefs, Patrocle est étendu, sans que son
cadavre ait été encore pleuré ni enseveli. Non, je ne saurai
l'oublier, tant que je serai parmi les vivants et que se
mouvront mes jarrets; et, même au cas où dans l'Hadès
on pourrait oublier ses morts, moi, du moins, même là, je
me souviendrai de mon compagnon. Pour l'instant, fils
des Achéens, en chantant le péan, retournons aux nefs
creuses et emmenons cet homme. Nous avons conquis
une grande gloire : nous avons abattu le divin Hector, à
qui les Troyens dans leur ville adressaient des prières tout
comme à un dieu ».
Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux. A
l'arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre
cheville et talon; il y passe des courroies, et il les attache à
son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le
char, emportant les armes illustres ; d'un coup de fouet, il
enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d'ardeur s'envolent.
Un nuage de poussière s'élève autour du corps ainsi
traîné; ses cheveux sombres se déploient; sa tête gît dans
la poussière — cette tête jadis charmante et que Zeus
maintenant livre à ses ennemis, pour qu'ils l'outragent à
leur gré sur la terre de sa patrie!
Et, tandis que cette tête se couvre toute de poussière, sa
mère s'arrache les cheveux, et, rejetant loin d'elle son voile
éclatant, elle pousse un long sanglot à la vue de son enfant.
Et son père aussi pitoyablement gémit : et, autour d'eux,
les gens sont tous en proie aux sanglots, aux gémisse-
ments, par toute la ville. On croirait que la sourcilleuse
Ilion est tout entière, de la base au sommet, consumée par
le feu. Les gens ont peine à retenir le vieillard indigné, qui
Iliade, XXII, 412-447 451
veut à tout prix sortir des portes dardaniennes. Il supplie
tout le monde, en se roulant dans la fange; il appelle
chacun par son nom :
« Arrière, amis! laissez-moi, quelque souci que je vous
donne, sortir seul de la cité et aller aux nefs achéennes. Je
veux supplier cet homme, tout égarement, toute violence,
et voir s'il n'aura pas quelque respect pour mon âge,
quelque pitié pour ma vieillesse. Il a, lui aussi, un père
comme moi, Pélée, qui l'a engendré et nourri, pour
devenir le fléau des Troyens et me valoir, à moi surtout,
des douleurs ignorées des autres. Il m'a tué tant de fils, de
si jeunes et beaux fils ! Mais, tous ensemble, et quel que
soit le chagrin que j'en aie, je ne les pleure pas autant que
je fais un seul, Hector, dont le deuil cruel me fera
descendre au fond de l'Hadès. Pourquoi n'est-il pas mort
tout au moins dans mes bras? Nous nous serions alors
gavés de pleurs et de sanglots, sa mère qui l'enfanta — la
malheureuse! — et moi. »
Ainsi dit-il en pleurant, et les citoyens lui répondent par
des sanglots, tandis qu'aux Troyennes Hécube à son tour
donne le signal d'une longue plainte :
« O mon fils, quelle misère est donc la mienne!
Comment vivrai-je après avoir souffert ce sort atroce,
après t'avoir perdu ? Nuit et jour, tu faisais mon orgueil
dans la ville, en même temps que la force de tous,
Troyens, Troyennes, en ta cité. Tous te saluaient comme
un dieu; car pour eux, tu étais une immense gloire aussi
— tant que tu vivais; mais aujourd'hui la mort et le destin
te tiennent. »
Ainsi dit-elle pleurante. Mais l'épouse d'Hector ne sait
rien encore. Aucun messager véridique ne lui est venu dire
que son époux est resté hors des portes. Elle tisse au
métier, dans le fond de la haute demeure, un manteau
double de pourpre, qu'elle va parsemant de dessins variés.
Elle vient de donner ordre à ses suivantes aux beaux
cheveux dans la maison de mettre au feu un grand trépied,
afin qu'Hector trouve un bain chaud, quand il rentrera du
combat. Pauvre folle ! elle ignore que, bien loin de son
bain, Athéné aux yeux pers l'a dompté sous le bras
d'Achille. Elle vient d'entendre des sanglots, des gémisse-
452 Iliade, XXII, 447-483
ments : ils viennent du rempart! Ses membres chan-
cellent; la navette lui échappe et tombe à terre. Lors elle
dit à ses captives aux belles tresses :
« Venez, que deux de vous me suivent; je veux aller voir
ce qui-s'est passé. J'ai entendu la voix de ma digne belle-
mère; et moi-même, je sens, au fond de ma poitrine, le
coeur me sauter aux lèvres, tandis que mes genoux se
raidissent sous moi : un malheur est tout proche pour les
fils de Priam. Ah! de tels mots puissent-ils demeurer loin
de mes oreilles! Mais j'ai terriblement peur que le divin
Achille ne coupe de la ville l'intrépide Hector, tout seul,
ne le poursuive dans la plaine et ne mette une fin à la
triste vaillance qui le possède tout entier. Jamais il ne
restait au milieu de la masse; il courait bien au-delà, et,
pour la fougue, il ne le cédait à personne.
Elle dit et traverse en courant le palais, pareille à une
folle, le coeur palpitant. Ses suivantes l'accompagnent. A
peine a-t-elle rejoint les murs et la foule qu'elle s'arrête,
l'oeil inquiet, sur le rempart, et qu'elle voit Hector traîné
devant la ville : les chevaux rapides, brutalement, l'em-
portent aux nefs creuses des Achéens. Une nuit sombre
enveloppe ses yeux; elle croule en arrière, expirante. Loin
de son front, elle fait glisser ses liens éclatants, le diadème,
la coiffe et son cordon tressé, le voile enfin dont lui a fait
don Aphrodite d'or, le jour qu'Hector au casque étincelant
l'emmenait de la maison d'Eétion, après avoir pour elle
donné des présents infinis. Tout autour se tiennent, en
nombre, les soeurs de son mari et les femmes de ses
beaux-frères, qui la retiennent parmi elles, éperdue à
mourir. A peine a-t-elle enfin repris haleine et rassemblé
son courage en son âme qu'au milieu des Troyennes, avec
un profond sanglot, elle dit :
« Las ! Hector! quelle infortune est donc la mienne!
Ainsi nous sommes nés pour un même destin, tous les
deux, toi à Troie dans la demeure de Priam, moi à Thèbe
sous le Placos forestier, au palais d'Eétion, qui m'élevait
tout enfant — père misérable d'une malheureuse! Ah!
qu'il eût mieux valu qu'il ne m'eût pas fait naître! Et te
voilà qui t'en vas dans les profondeurs de la terre, vers la
demeure d'Hadès, et qui me laisses, moi, dans un deuil
Iliade, XXII, 483-515 453
affreux, veuve en ta maison. Et il est si petit encore, le fils
que nous avons mis au monde, toi et moi, malheureux! Et
tu ne seras pas pour lui un soutien, Hector, maintenant
que tu n'es plus, et pas davantage n'en sera-t-il un pour
toi. S'il échappe à la guerre, source de pleurs, que nous
font les Achéens, l'avenir pour lui ne sera que peines et
que deuils; d'autres lui raviront ses champs. Le jour qui
fait un enfant orphelin le prive en même temps des amis
de son âge. Devant tous il baisse la tête; ses joues sont
humides de larmes. Pressé par le besoin, l'enfant recourt
aux amis de son père; il tire l'un par son manteau, l'autre
par sa tunique. Mais, même parmi ceux qui ont pitié de
lui, plus d'un, s'il lui offre un instant sa coupe, le laisse
seulement y mouiller ses lèvres, non point son palais. Et
celui qui a père et mère brutalement l'écarte du festin,
avec des mains qui frappent et des mots qui insultent :
File, et sans faire de façons : ton père n'est pas de la
fête. » Et, dans ses larmes, il a pour seul recours une mère
veuve, ce fils, cet Astyanax qui, sur les genoux de son
père, jadis ne mangeait que moelle ou riche graisse de
mouton; puis, quand le sommeil le prenait, quand il avait
fini ses jeux enfantins, il dormait dans un lit, aux bras de
sa nourrice, sur une molle couche, le coeur gavé de bonnes
choses. Aujourd'hui, au contraire, privé de son père, que
de peines l'attendent, celui à qui les Troyens donnent le
nom d'Astyanax, parce que c'était toi, toi seul, qui
protégeais leurs portes et leurs hautes murailles! Et
maintenant, près des nefs creuses, loin de tes parents, les
vers grouillants, après les chiens repus, vont dévorer ton
corps — ton corps tout nu, alors qu'en ton palais des
vêtements sont là, légers et charmants, ouvrés de mains de
femme... Mais je les veux livrer tous à la flamme ardente
— sans profit pour toi, c'est vrai, puisque tu ne dois pas
reposer vêtu d'eux, mais afin qu'ils te rendent gloire aux
yeux des Troyens et Troyennes. »
Ainsi dit-elle, pleurante, et les femmes lui répondent
par des sanglots.
CHANT XXIII

C'est ainsi qu'on sanglote à Troie. Les Achéens


cependant, sitôt de retour à leurs nefs et à l'Hellespont,
rompent les rangs; chacun regagne sa nef. Mais aux
Myrmidons Achille interdit de rompre et de partir; il dit à
ses belliqueux compagnons :
« Myrmidons aux prompts coursiers, mes gentils com-
pagnons, ne détachons pas des chars tout de suite nos
chevaux aux sabots massifs, mais, avec chevaux et chars,
approchons et pleurons Patrocle, puisque c'est là l'hom-
mage dû aux morts. Quand nous aurons joui de nos tristes
sanglots, nous détacherons les chevaux et nous souperons
tous ici. »
Il dit, et tous, à l'unisson, se mettent à gémir, Achille
donnant le signal. Trois fois autour du cadavre, ils
poussent leurs chevaux aux belles crinières en se lamen-
tant; Thétis en eux fait naître le désir des sanglots. Le
sable du rivage, les armures guerrières sont trempés de
leurs larmes; ils pleurent un tel maître de déroute ! Et le
fils de Pélée entonne une longue plainte, en posant ses
mains meurtrières sur le sein de son ami :
« Je te salue, Patrocle, même au fond de l'Hadès ! Tout
ce que naguère je t'avais promis, à l'instant, je vais
l'accomplir : traîner ici Hector et donner ses chairs crues à
déchirer aux chiens; puis trancher la gorge, devant ton
bûcher, à douze brillants fils de Troie, dans le courroux
qui me tient de ta mort. »
456 Iliade, XXIII, 24-59
Il dit, et au divin Hector il prépare un sort outrageux.
Près du lit où repose le fils de Ménoetios, il l'étend, face au
sol, dans la poussière. Tous les autres dépouillent alors
leurs armes de bronze éclatantes, détellent leurs coursiers
hennissants, enfin s'assoient près de la nef de l'Eacide aux
pieds rapides. Ils sont là des milliers. Achille, pour les
funérailles, leur offre un festin délectable. Force taureaux
blancs meuglent autour du fer qui entre dans leur gorge,
force brebis aussi et chèvres bêlantes; force porcs aux
dents blanches, débordants de graisse, grillent, étendus au
milieu du feu d'Héphaestos ; et leur sang, puisé à pleines
coupes, coule partout autour du mort.
Cependant les rois achéens amènent au divin Agamem-
non sire Achille aux pieds rapides. Il a fallu longtemps
pour le convaincre, tant son coeur est en courroux pour
son compagnon. A peine sont-ils arrivés à la baraque
d'Agamemnon qu'ils ordonnent aux hérauts à la voix
sonore de mettre un grand trépied au feu : ils voudraient
persuader le Péléide de laver le sang qui le couvre. Mais
Achille fermement refuse, et il appuie son refus d'un
serment :
« Non, par Zeus, le plus haut, le plus grand des dieux, il
n'est pas admissible que je permette à l'eau d'approcher
de mon front, avant que dans le feu j'aie déposé Patrocle
et répandu sur lui la terre d'un tombeau, avant que j'aie
aussi coupé ma chevelure; car pareille souffrance n'attein-
dra pas mon coeur une seconde fois, tant que je resterai au
nombre des vivants. Mais allons ! pour l'instant, répon-
dons à l'appel de l'horrible repas; puis, dès l'aube,
Agamemnon, protecteur de ton peuple, fais apporter du
bois et fournir au mort tout ce qu'il sied qu'il ait pour
plonger dans l'ombre brumeuse. Ainsi le feu vivace va
vite, dans sa flamme, le ravir à nos yeux, et nos gens
pourront alors retourner à leur besogne. »
Il dit, et tous, avec entrain, d'entendre et d'obéir.
Vivement, dans chaque groupe, on prépare le repas, on se
met à table, et le coeur n'a pas à se plaindre d'un repas où
tous ont leur part. Puis, quand ils ont chassé la soif et
l'appétit, désireux de dormir, chacun rentre dans sa
baraque. Seul, le Péléide, étendu sur la rive où bruit la
Iliade, XXIII, 59-97 457
mer, sanglote lourdement, au milieu de nombreux Myr-
midons, dans un endroit découvert, où le flot déferle au
rivage. Enfin le sommeil le prend, donnant congé aux
soucis de son coeur, épandant sa douceur sur lui : il a tant
peiné dans ses membres illustres, quand il poussait Hector
vers Ilion battue des vents ! Et voici que vient à lui l'âme
du malheureux Patrocle, en tout pareille au héros pour la
taille, les beaux yeux, la voix, et son corps est vêtu des
mêmes vêtements. Il se dresse au-dessus de son front, et il
dit à Achille :
« Tu dors, et moi, tu m'as oublié, Achille ! Tu avais
souci du vivant, tu n'as nul souci du mort. Ensevelis-moi
au plus vite, afin que je passe les portes d'Hadès. Des
âmes sont là, qui m'écartent, m'éloignent, ombres de
défunts. Elles m'interdisent de franchir le fleuve et de les
rejoindre, et je suis là, à errer vainement à travers la
demeure d'Hadès aux larges portes. Va, donne-moi ta
main, je te le demande en pleurant. Je ne sortirai plus
désormais de l'Hadès, quand vous m'aurez donné ma part
de feu. Nous ne tiendrons plus conseil tous les deux,
vivants, assis loin des nôtres : l'odieux trépas m'a englouti.
Aussi bien était-ce mon lot dès le jour où je suis né. Et ton
destin, à toi-même, Achille pareil aux dieux, n'est-il donc
pas aussi de périr sous les murs des Troyens opulents? —
Mais j'ai encore quelque chose à te dire, à te recomman-
der : m'écouteras-tu? Ne place pas mes cendres loin des
tiennes, Achille; mets-les ensemble au contraire : nous
avons ensemble grandi dans votre maison, quand, tout
jeune encore, Ménoetios m'amena chez vous d'Oponte, à
la suite d'un homicide déplorable, le jour où j'avais tué le
fils d'Amphidamas, pauvre sot ! sans le vouloir, en colère
pour des osselets. Pélée, le bon meneur de chars, alors me
reçut chez lui, m'éleva avec de grands soins, et me nomma
ton écuyer. Tout de même, qu'un seul cercueil enferme
nos cendres à tous deux : l'urne d'or que t'a donnée ta
digne mère!
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
« Pourquoi, dis-moi, tête chérie, es-tu donc venu ici? Et
pourquoi tant d'injonctions? Va, sois-en sûr, je te veux
obéir et faire comme tu le demandes. Mais viens plus près
458 Iliade, XXIII, 97-135
de moi : qu'un instant au moins, aux bras l'un de l'autre,
nous jouissions de nos tristes sanglots! »
Il dit et tend les bras, mais sans rien saisir : l'âme,
comme une vapeur, est partie sous terre, dans un petit cri.
Achille, surpris, d'un bond, est debout. Il frappe ses
mains l'une contre l'autre et dit ces mots pitoyables :
« Ah! point de doute, un je ne sais quoi vit encore chez
Hadès, une âme, une ombre, mais où n'habite plus
l'esprit. Toute la nuit, l'âme du malheureux Patrocle s'est
tenue devant moi, se lamentant, se désolant, multipliant
les injonctions. Elle lui ressemblait prodigieusement. »
Il dit, et il fait chez tous naître le désir des sanglots.
Quand apparaît l'Aurore aux doigts de rose, ils sont encore
là, à se lamenter autour du mort pitoyable. Mais voici que
le roi Agamemnon donne l'ordre qu'hommes et mules, de
toutes les baraques, aillent chercher du bois. Un preux est
chargé d'y veiller, Mérion, l'écuyer du courtois Idoménée.
Ils partent, ayant en main cognées de bûcheron et cordes
bien tressées. Les mules marchent devant. Et ils vont sans
cesse montant, descendant, longeant, zigzaguant. Mais à
peine arrivés aux flancs de l'Ida aux sources sans nombre,
vite ils s'empressent d'abattre, avec le bronze au long
tranchant, des chênes hauts et feuillus, qui tombent à
grand fracas. Les Achéens alors les fendent et les lient
derrière leurs mules. Celles-ci, de leurs pieds, dévorent
l'espace; elles aspirent à la plaine à travers les halliers
touffus. Et tous les coupeurs de bois portent aussi des
rondins — ainsi l'ordonne Mérion, l'écuyer du courtois
Idoménée — et ils les jettent côte à côte sur le rivage, à
l'endroit où Achille médite un grand tombeau pour
Patrocle et lui-même.
Puis, lorsqu'ils ont étalé en tous sens une masse énorme
de bois, ils s'assoient là, tous ensemble, et attendent. Mais
brusquement, Achille à ses Myrmidons belliqueux donne
ordre de ceindre le bronze et d'atteler, tous, leurs chevaux
et leurs chars. Ils se lèvent, revêtent leurs armes et
montent, tous, sur les chars, combattants comme cochers.
Les chars vont devant; derrière marche une nuée de gens
de pied; ils sont innombrables. Au milieu, Patrocle est
porté par les siens. Le cadavre est vêtu tout entier des
Iliade, XXIII, 135-169 459
cheveux coupés sur leurs fronts qu'ils s'en viennent jeter
sur lui. Derrière, vient le divin Achille, soutenant la tete
du mort, désolé : il mène chez Hadès un ami sans
reproche!
Arrivés à l'endroit que leur désigne Achille, ils déposent
le corps; sans tarder, ils amassent tout le bois voulu. Lors
le divin Achille aux pieds infatigables a une autre pensée.
Il s'écarte du bûcher; il coupe cette blonde chevelure qu'il
a nourrie, luxuriante, pour le fleuve Sperchios. Puis, irrité,
il dit, en regardant la mer aux teintes lie-de-vin :
Sperchios, c'est donc en vain que mon père Pélée aura
fait le voeu que, si je revenais un jour là-bas, dans ma
patrie, je couperais pour toi ma chevelure et t'offrirais une
sainte hécatombe, en t'immolant cinquante boucs, sur
place, dans tes eaux mêmes, là où sont ton sanctuaire et
ton autel odorant. Tel était le voeu du vieillard ; mais tu
n'as pas accompli son désir. Et puisqu'en fait je ne dois
plus revoir les rives de ma patrie, eh bien! c'est au héros
Patrocle que je veux offrir ici ma chevelure à emporter. *
Il dit et dépose ses cheveux dans les mains de son ami,
et chez tous il fait naître le désir des sanglots. Ils fussent
restés là, à gémir encore, au moment où se couchent les
feux du soleil, si Achille n'était soudain allé à Agamemnon
pour lui dire :
« Acide, c'est à ta voix avant toute autre que doit obéir
l'armée argienne. Sans doute il est permis de se gaver de
plaintes; mais, pour toi, à cette heure, disperse les
hommes loin de ce bûcher et donne ordre qu'on prépare le
repas. Pour ce qui suit, c'est nous qui y pourvoirons, nous
pour qui le mort est plus que pour d'autres un sujet de
deuil. Que les chefs seuls demeurent avec nous. *
A peine a-t-il ouï ces mots qu'Agamemnon, protecteur
de son peuple, sans retard, disperse les hommes à travers
les bonnes nefs. Les intimes, seuls, restent là; ils entassent
le bois et bâtissent un bûcher qui mesure cent pieds dans
un sens et dans l'autre. Au sommet du bûcher ils déposent
le mort, le coeur désolé. Maints gros moutons, maints
boeufs cornus à la démarche torse sont, par eux, devant le
bûcher, dépouillés et parés. A tous le magnanime Achille
prend de leur graisse, pour en couvrir le mort de la tête
460 Iliade, XXIII, 169-204
aux pieds; puis, tout autour, il entasse les corps dépouillés.
Il place là aussi des jarres, toutes pleines de miel et
d'huile, qu'il appuie au lit funèbre. Avec de grands
gémissements, prestement, sur le bûcher, il jette quatre
cavales altières. Sire Patrocle avait neuf chiens familiers :
il coupe la gorge à deux et les jette sur le bûcher. Il fait de
même pour douze nobles fils des Troyens magnanimes,
qu'il massacre avec le bronze — son coeur ne songe qu'à
des oeuvres de mort ! Il déchaîne enfin l'élan implacable
du feu, pour que du tout il fasse sa pâture. Et il sanglote, il
appelle son ami :
« Je te salue, Patrocle, même au fond de l'Hadès! Tout
ce que naguère je t'avais promis, à l'instant je vais
l'accomplir. Ce sont douze braves fils des Troyens
magnanimes que le feu dévore, tous, ici avec toi. Pour
Hector le Priamide, ce n'est pas à la flamme que je le veux
donner à dévorer, c'est aux chiens.
Ainsi dit-il menaçant. Autour d'Hector cependant les
chiens ne s'affairent pas. La fille de Zeus, Aphrodite, nuit
et jour, de lui les écarte. Elle l'oint d'une huile divine,
fleurant la rose, de peur qu'Achille lui arrache toute la
peau en le traînant. Pour lui, Phobos Apollon amène du
ciel sur la plaine une nuée sombre et dérobe aux yeux tout
l'espace qu'occupe le corps : il ne veut pas que l'ardeur du
soleil lui dessèche trop vite la peau autour des tendons et
des membres.
Mais le bûcher où gît le corps de Patrocle ne s'en-
flamme pas. Le divin Achille aux pieds infatigables alors a
une autre pensée. Il s'écarte du bûcher et adresse un voeu
à deux vents, Borée et Zéphyr; il leur promet de
splendides offrandes; il multiplie les libations avec une
coupe d'or; il les supplie de venir, afin que les morts
soient le plus tôt possible consumés par le feu, et que
d'abord le bois se mette à s'enflammer. Et vite, Iris,
entendant ses prières, va porter le message aux vents. Ils
sont tous réunis chez l'orageux Zéphyr autour d'un
banquet. Iris, courante, s'arrête sur le seuil de pierre. Dès
que leurs yeux la voient, tous vivement se lèvent, l'invitant
à s'asseoir chacun près de lui. Mais elle décline l'offre de
s'asseoir et leur dit :
Iliade, XXIII, 205-243 461
Ce n'est pas le moment de m'asseoir; je repars et
m'en vais aux bords de l'Océan dans le pays des
Ethiopiens. Ils sont en train d'offrir des hécatombes aux
Immortels, et je veux, moi aussi, prendre part au festin
sacré. Mais Achille supplie Borée et le bruyant Zéphyr; il
vous promet de splendides offrandes, si vous venez exciter
la flamme du bûcher sur lequel gît Patrocle, pleuré de
tous les Achéens. »
Elle dit et s'en va. Eux, se lèvent dans un fracas
prodigieux, bousculant devant eux les nuées. Vite, les voilà
soufflant sur la mer, et le flot se soulève sous leur souffle
sonore. Ils atteignent la Troade fertile, ils s'abattent sur le
bûcher, et, soudain, un feu prodigieux terriblement
crépite. Toute la nuit, ensemble, de leur bruyante haleine,
ils fouettent le feu du bûcher, et, toute la nuit, le rapide
Achille, puisant le vin dans le cratère avec une coupe à
deux anses, le répand sur le sol, en inonde la terre, et va
invoquant l'âme du malheureux Patrocle. Ainsi qu'un
père se lamente, qui brûle les os de son fils — un nouveau
marié, dont la mort désole ses pauvres parents — ainsi
pleure Achille, en brûlant les os de son compagnon. Il se
traîne autour du bûcher, il pousse de longs sanglots.
Mais quand l'Étoile du matin vient annoncer la lumière
à la terre, l'Étoile du matin, derrière qui l'Aurore en robe
de safran s'épand sur la mer, le feu du bûcher s'apaise, la
flamme tombe, et les vents chez eux s'en retournent à
travers la mer de Thrace, qui gémit dans un gonflement
furieux. Le Péléide alors s'écarte du bûcher; il se couche,
épuisé; le doux sommeil s'abat sur lui. Mais l'Atride et les
siens, en masse, s'assemblent : aussitôt le tumulte, le bruit
des arrivants l'éveillent. Il se redresse, se met sur son
séant et dit :
Atride, et vous, héros du camp panachéen, avec le vin
aux sombres feux, commencez donc par éteindre le
bûcher, entièrement, partout où a régné la fougue de la
flamme. Recueillons ensuite les os de Patrocle, fils de
Ménoetios. Distinguons-les soigneusement; ils se laissent
aisément reconnaître : ils sont au milieu du bûcher, tandis
que les autres ont brûlé à part, à l'extrême bord, hommes
et chevaux ensemble. Plaçons-les dans une unie d'or avec
462 Iliade, XXIII, 243-279
double couche de graisse, en attendant le jour où je
m'enfoncerai moi-même dans l'Hadès. Pour la tombe,
j'entends qu'on la fasse pas très grande, mais convenable
— rien de plus. Plus tard, les Achéens la lui dresseront
large et haute — je veux dire : vous autres, vous qui
resterez après moi sur les nefs bien garnies de rames. »
Il dit, et tous d'obéir au Péléide aux pieds rapides. Avec
le vin aux sombres feux ils commencent par éteindre le
bûcher, partout où a été la flamme, où s'est déposée une
cendre épaisse. En pleurant, ils recueillent les os blancs de
leur bon compagnon dans une urne d'or, avec double
couche de graisse; ils les déposent ensuite dans la baraque,
ils les couvrent d'un souple tissu. Ils dessinent alors le
cercle d'un tombeau et en jettent les bases tout autour du
bûcher. Rapidement ils y répandent de la terre, et, quand
la terre répandue a formé un tombeau, ils s'éloignent.
Achille cependant retient là son monde pour siéger en
vaste assemblée. Des nefs il apporte des prix : bassines,
trépieds, chevaux, mules, têtes fières de boeufs, captives à
belle ceinture, et fer gris.
Pour les prompts meneurs de chars, d'abord, il offre un
prix magnifique, une captive à emmener, qui sait les
travaux impeccables, et un trépied à anses, de vingt-deux
mesures : ce sera le lot du premier. Il offre, pour le
second, une jument de six ans, encore indomptée, pleine
d'un mulet. Pour le troisième, il offre un bassin qui n'a
pas encore été au feu, un beau bassin, d'une contenance de
quatre mesures, tout brillant neuf; pour le quatrième,
deux talents d'or; pour le cinquième, une urne à deux
poignées, ignorante encore de la flamme. Puis, debout il
s'adresse aux Argiens en ces termes :
« Atride, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières,
voici les prix qui attendent les meneurs de chars au
concours. Si les Achéens aujourd'hui célébraient des jeux
en l'honneur d'un autre, c'est moi sans aucun doute qui
prendrais le premier et l'emporterais jusqu'à ma baraque.
Vous savez combien mes chevaux, par leur valeur,
dépassent tous les autres. C'est qu'ils sont éternels, et que
Poseidon lui-même les a donnés à mon père Pélée, qui me
les a octroyés à son tour. Mais j'entends cette fois rester où
Iliade, XXIII, 279-316 463
je suis, tout comme mes chevaux aux sabots massifs. Ils
ont perdu la noble gloire d'un cocher si doux! Que de fois
sur leurs crinières il a versé l'huile onctueuse, après les
avoir baignés dans l'eau claire. C'est lui qu'ils pleurent là,
tous deux, leur crinière touchant le sol, immobiles, le
coeur désolé. — A d'autres donc, à vous tous, dans le
camp, de vous mettre en branle, à tous les Achéens qui
s'assurent en leurs chevaux ainsi qu'en leur char solide.
Ainsi dit le Péléide, et les meneurs de chars, rapides,
s'assemblent. Le tout premier qui se lève est le protecteur
de son peuple, Eumèle, le fils chéri d'Admète, qui excelle
dans l'art de mener les chevaux. Après lui se lève le fils de
Tydée, Diomède le Fort, qui met sous le joug les chevaux
de Trôs, dont il a dépouillé Enée, au moment où Enée lui
était dérobé par Apollon. C'est le fils d'Atrée qui se lève
ensuite, le blond Ménélas, le héros divin; il met sous le
joug deux coursiers rapides : Ethé, cavale d'Agamemnon,
et son cheval, à lui-même, Podarge. Ethé est un don fait à
Agamemnon par Echépole, fils d'Anchise : en échange de
ce présent, il ne devait pas le suivre sous Ilion battue des
vents, il aurait la joie de rester chez lui. Zeus lui avait
donné une immense richesse; il habitait la vaste Sicyone.
Ménélas la met donc sous le joug, impatiente de courir.
Antiloque, le quatrième, harnache ses coursiers à la belle
crinière, Antiloque, glorieux fils de Nestor, le bouillant
seigneur descendant de Nélée; à Pylos sont nés les
chevaux aux pieds rapides qui lui emportent son char. Son
père s'approche de lui et, prudemment, pour son bien, le
conseille, si sage qu'il soit déjà :
« Antiloque, tu es jeune ; mais Zeus et Poseidon t'ont
pris en affection : ils t'ont appris toutes façons d'en user
avec les chevaux. Il n'y a donc pas lieu ici de t'apprendre
rien à mon tour. Tu sais fort bien tourner la borne. Tes
bêtes, en revanche, sont assez lentes à la course, et
j'imagine que tu vas à un désastre : les autres ont des
chevaux plus vites. Mais, d'autre part, ils savent trouver
moins d'idées que toi. A toi donc, mon petit, de te mettre
en tête autant d'idées que tu pourras, si tu ne veux pas que
le prix t'échappe. C'est l'idée qui fait le bon bûcheron, ce
n'est pas la force. C'est l'idée qui permet au pilote sur la
464 Iliade, XXIII, 316-350
mer lie-de-vin de diriger la nef rapide toute secouée des
vents. C'est l'idée qui fait qu'un cocher l'emporte sur
d'autres cochers. Tel se fie à son char et à son attelage, et
sottement prend le tournant très large, en allant de-ci de-
là, en laissant ses chevaux vaguer par la piste, au lieu d'en
rester maître. Tel autre, qui conduit des chevaux
médiocres, en revanche sait plus d'un tour; il ne quitte pas
la borne des yeux, il prend le tournant très court, il n'oublie
pas de tenir d'abord fermement ses bêtes au moyen des
rênes de cuir, et il mène sans défaillance, l'oeil fixé sur qui
le précède. Je veux t'indiquer un repère qui est aisé à
reconnaître, et qui ne t'échappera pas. C'est un tronc
desséché, qui se dresse environ à une brasse du sol —
tronc de chêne ou de pin. La pluie ne le pourrit pas, et
deux pierres blanches lui servent d'étai de chaque côté. Il
se trouve à la croisée d'un chemin, la piste autour est toute
unie. Est-ce là le tombeau d'un homme mort jadis? une
borne établie au temps des anciens hommes ? Le divin
Achille aux pieds infatigables l'a pris, en tout cas, pour
borne aujourd'hui. Pousse ton char et tes chevaux, de
façon à la frôler du plus près que tu pourras, et toi-même
dans la caisse bien tressée, pour aider tes bêtes, penche-toi
donc doucement sur ta gauche, tout en stimulant ton
cheval de droite de l'aiguillon, de la voix, et en lui rendant
les rênes. Que le cheval de gauche, lui, frôle la borne de
façon que le moyeu de la roue façonnée semble en
effleurer la surface. Mais évite bien de toucher la pierre, si
tu ne veux et blesser tes chevaux et fracasser ton char, ce
qui serait toute joie pour les autres, tout opprobre pour
toi. Sois donc prudent et prends bien garde, mon ami. Si,
dans ta course, tu franchis la bome, nul dès lors ne sera
plus capable de te vaincre et de te dépasser, en se lançant à
ta suite, quand bien même sur tes traces on pousserait le
divin Arion, le cheval rapide d'Adraste, qui est d'origine
divine, ou encore les coursiers de Laomédon, qui ont ici
grandi les meilleurs de tous. »
Ainsi parle Nestor, le fils de Nélée; et il s'en retourne
s'asseoir à sa place, quand il a dit à son fils l'essentiel sur
chaque point.
Iliade, XXIII, 351-386 465
Mérion est le cinquième à harnacher ses coursiers aux
belles crinières. Tous montent sur leurs chars. Ils ont jeté
leurs sorts. Achille les secoue et, le premier, jaillit le sort
d'Antiloque, le fils de Nestor. Après lui, c'est le tour du
roi Eumèle. Puis vient l'Atride, Ménélas, l'illustre guer-
rier. C'est Mérion que le sort désigne pour se mettre
ensuite en ligne. Le dernier enfin, c'est le fils de Tydée, le
meilleur de beaucoup pour presser les chevaux. Ils se
mettent en ligne, et Achille leur montre le but, au loin,
dans la plaine unie. Près de ce but, comme observateur, il
met Phénix égal aux dieux, compagnon de son père, qui
notera les détails de la course et lui rapportera l'entière
vérité.
Ils lèvent tous ensemble le fouet sur les chevaux, ils les
frappent de leurs rênes de cuir, ils les gourmandent de la
voix passionnément. Rapides, les chevaux dévorent la
plaine et s'éloignent en hâte des nefs. Sous leur poitrail, la
poussière, soulevée, monte, pareille à une nuée ou à une
trombe. Leurs crinières voltigent au souffle du vent. Les
chars tantôt s'abattent sur la glèbe nourricière, tantôt
bondissent dans les airs. Les conducteurs sont debout
dans les caisses; chacun a le coeur qui palpite du désir
d'être vainqueur. Et tous jettent des appels à leurs
coursiers, qui volent en soulevant la poudre de la plaine.
Mais voici le moment où les coursiers rapides, au
dernier stade de la course, s'en reviennent vers la blanche
mer : alors la valeur de chacun se révèle, l'allure des
chevaux soudain se précipite. Les juments rapides du fils
de Phérès filent droit au but, et, derrière elles, filent
pareillement les étalons de Diomède, les coursiers de
Trôs. Ah! ils ne sont pas loin; ils sont là, tout proches : à
chaque instant on croirait qu'ils vont escalader le char.
Eumèle sent leur souffle brûler son dos et ses larges
épaules : ils volent, têtes posées sur lui. A ce moment-là,
le fils de Tydée eût passé devant, ou eût tout au moins
rendu le succès douteux, si Phoebos Apollon n'en avait
ressenti quelque irritation contre lui. Il lui fait choir des
mains son fouet brillant. Des larmes échappent aux yeux
de Diomède dépité, qui voit dès lors les juments accélérer
466 Iliade, XXIII, 386-421
encore, et beaucoup, leur allure, alors que ses étalons
subissent le désavantage de courir sans aiguillon. Mais
Athéné n'a pas été sans voir la déception qu'Apollon a
infligée à Diomède. Vite, elle court au pasteur d'hommes;
elle lui donne un fouet et remplit d'ardeur ses chevaux.
Après quoi, irritée, la déesse va vers le fils d'Admète et
rompt le joug qui tient son attelage. Ses juments
poursuivent leur course en s'écartant l'une de l'autre,
tandis que le timon glisse vers le sol, tandis qu'Eumèle
alors roule à bas de son char à côté d'une roue, qu'il
s'écorche les coudes et la bouche et le nez, et que son front,
au-dessus des sourcils, va donner contre terre. Ses yeux se
remplissent de larmes ; sa voix puissante est enchaînée. Le
fils de Tydée oblique et le dépasse avec ses chevaux aux
sabots massifs ; d'un bond, il devance de très loin tous les
autres : Athéné a rempli ses chevaux d'ardeur et lui a
donné la gloire. Après lui vient le blond Ménélas, l'Atride,
cependant qu'Antiloque jette un appel aux chevaux de son
père :
En avant ! vous aussi, allongez au plus vite. Je ne vous
demande pas de lutter contre ceux de là-bas, contre les
étalons du preux fils de Tydée, à qui Athéné vient
d'octroyer la vitesse, en même temps qu'elle donnait la
gloire à leur conducteur. Mais rejoignez les chevaux de
l'Atride, ne restez pas en arrière. Vite ! que la honte ne soit
pas déversée sur vous par Ethé — une femelle! Pourquoi
vous laisser distancer, mes braves ? Voici ce que j'ai à vous
dire, et c'est là ce qui sera : ne vous attendez pas à trouver
de bons soins chez Nestor, le pasteur d'hommes; il vous
tuera sur l'heure avec le bronze aigu, si, par votre
nonchalance, nous n'avons qu'un prix sans valeur. Allons!
suivez, hâtez-vous au plus vite ! Je me charge de trouver le
moyen et l'occasion, si la route se rétrécit, de me glisser
devant l'Atride, sans laisser passer l'instant. »
Il dit, et eux sont pris de peur à la voix grondeuse du
maître; ils pressent l'allure un moment. Mais bientôt le
vaillant Antiloque voit se rétrécir la route déjà creuse. Une
crevasse s'ouvre là dans le sol : une eau d'orage s'y est
amassée, qui a coupé le chemin et raviné tout l'alentour.
Iliade, XXIII, 422-455 467
C'est par là que se dirige Ménélas, pour éviter une
rencontre. Mais Antiloque fait obliquer ses chevaux aux
sabots massifs et incline un peu pour le suivre. L'Atride
prend peur et crie à Antiloque :
« Antiloque, tu mènes comme un fou! Retiens donc tes
chevaux : la route est étroite; plus large, tout à l'heure, elle
te permettra de me dépasser. Prends garde! tu fais tort à
tous deux, si tu heurtes mon char. »
Il dit, mais Antiloque n'en pousse que plus vite de
l'avant; il presse ses chevaux de l'aiguillon, tout comme
s'il n'entendait pas. On sait jusqu'où porte un disque,
lancé de derrière l'épaule par quelque jouvenceau qui fait
l'épreuve de sa jeune vigueur : c'est une pareille avance
que prennent ses bêtes en courant. Celles de l'Atride
reculent; volontairement il s'abstient de les pousser : il
craint trop de voir les chevaux aux sabots massifs se
heurter sur leur route, renverser les chars tressés, et les
hommes choir alors eux-mêmes dans la poussière, pour
s'être trop hâtés vers la victoire. Mais, prenant Antiloque à
partie, le blond Ménélas s'écrie :
« Antiloque, il n'est pas de mortel au monde plus
exécrable que toi. Va-t'en à la male heure ! C'est bien à
tort que les Achéens te croient raisonnable. Mais tu auras
beau faire, tu n'emporteras pas le prix, sans m'avoir
d'abord prêté le serment. »
Il dit, puis il lance en appel ces mots à ses coursiers :
« Ne tardez pas, je vous en prie; ne restez pas là, le coeur
désolé. Leurs pieds et leurs jarrets, à eux, seront las bien
avant les vôtres : à tous deux manque la jeunesse. »
Il dit, et eux sont pris de peur à la voix grondeuse du
maître; ils pressent l'allure; ils sont bientôt près des
autres.
Les Argiens cependant, assis en assemblée, contemplent
les chars, qui volent, en soulevant la poudre de la plaine.
Idoménée, chef des Crétois, le premier, remarque un
char. Il s'est assis en dehors de l'assemblée, très haut, sur
une guette. Il entend une voix grondeuse et, pour loin
qu'elle soit, il la reconnaît. Il observe en outre le cheval
qui prend de l'avance, et qui se distingue aisément; toute
sa robe est rousse, sauf au front, où il porte une marque
468 Iliade, XXIII, 455-488
blanche, ronde comme une lune. Lors, debout, il s'adresse
aux Argiens en ces termes :
Amis, guides et chefs des Argiens, suis-je donc seul à
voir un char, ou le voyez-vous aussi? Ce sont d'autres
chevaux qui me semblent, cette fois, tenir la tête; c'est un
autre cocher qui se montre. Les juments ont dû buter en
route, dans la plaine, puisqu'elles avaient jusque-là l'avan-
tage. Je les ai pourtant vues vivement tourner la borne, et
maintenant je ne réussis pas à les apercevoir; mes yeux
anxieusement les cherchent de tous les côtés à travers la
plaine de Troie. Les rênes auront-elles échappé à leur
conducteur, qui n'aura pu les retenir, au moment de tour-
ner la borne, et n'aura pas réussi à achever son virage?
J'imagine qu'il sera tombé là, et y aura brisé son char,
tandis que ses bêtes auront pris la fuite, suivant l'élan
qu'avait déjà leur coeur. Mais levez-vous, et regardez vous-
mêmes. Moi, j'ai peine à distinguer. Il me semble
pourtant qu'il s'agit là d'un Etolien qui est aussi un roi
parmi les Argiens, le fils de Tydée, dompteur de cavales,
Diomède le Fort. »
Mais le fils d'Oïlée, le rapide Ajax, vilainement le
rudoie :
Idoménée, pourquoi tant de passion toujours? Les
chevaux aux souples jarrets sont encore bien loin de nous,
à courir dans la vaste plaine. Tu n'es pas si jeune, parmi
les Argiens; et tes yeux, du haut de ta tête, n'ont pas le
regard si aigu. Toujours, dans tes propos, même passion!
Il ne te sied pas d'être si passionné discoureur : il en est
d'autres ici qui valent mieux que toi. Ce sont les mêmes
chevaux qui toujours tiennent la tête, les mêmes qu'avant,
les juments d'Eumèle, et lui-même est debout dans son
char, rênes en main. »
Lors le chef des Crétois, en courroux, le regarde et lui
dit :
Ajax, maître en disputes! malavisé! ici comme ail-
leurs, tu te montres le dernier des Argiens; ton coeur est
intraitable. Tiens! parions donc un trépied, un bassin, —
en prenant pour arbitre le fils d'Atrée, Agamemnon, —
sur lequel des chars est en tête. Quand tu paieras, tu
comprendras. »
Iliade, XXIII, 489-528 469
Il dit, et Ajax aussitôt se lève, le rapide fils d'Oïlée; il
est plein de colère et tout prêt à répondre avec des mots
brutaux. Et la querelle entre eux se fût prolongée, si Achille
alors ne s'était levé lui-même et n'eût dit :
« N'échangez plus ainsi de mots méchants et durs, Ajax
et Idoménée. Aussi bien est-ce malséant. Vous en
voudriez à tout autre qui se conduirait comme vous.
Allons! restez donc là, assis dans l'assemblée et regardez
les chars. Ils se hâtent vers la victoire, et vont être bientôt
ici. Alors chacun saura quels sont, des chars d'Argos, ceux
qui sont au second et au premier rang. »
Il dit, et déjà le fils de Tydée est tout près, menant son
char. Sans relâche, d'un fouet levé au-dessus de son
épaule, il presse ses chevaux. Ceux-ci vont à grands bonds
et se hâtent d'achever leur route. Sur leur cocher, sans
arrêt, ils font jaillir la poussière. Le char, où l'or et l'étain
s'assemblent, court sur les pas du rapide attelage; et la
trace n'est guère sensible que laissent les jantes sur la
poudre légère. Ils se hâtent, ils volent. Diomède s'arrête
en pleine assemblée. Une sueur abondante perle au cou,
au poitrail de ses chevaux et va tombant sur le sol. Pour
lui, il saute à terre du char resplendissant, et il appuie son
fouet contre le joug. Le fier Sthénélos ne perd pas de
temps non plus : vivement, il saisit le prix; à ses bouillants
compagnons il donne à emmener la femme, à porter le
trépied à anses; il dételle, lui, les chevaux.
Derrière lui, c'est le Néléide, Antiloque, qui pousse son
char. La ruse, non la vitesse, le fait devancer Ménélas.
Ménélas n'en est pas moins proche avec ses chevaux
rapides. On sait la distance du cheval à la roue, quand il
tire son maître sur un char, à toute allure, par la plaine :
les crins au bout de sa queue affleurent la jante, et la roue
tourne toute proche, laissant peu d'intervalle entre eux,
tant qu'il court par la vaste plaine. C'est à pareille distance
que Ménélas se trouve suivre Antiloque sans reproche. Il
est vrai qu'auparavant Antiloque l'avait dépassé d'une
bonne portée de disque; mais il l'a vite rejoint : le noble
élan à chaque pas croissait de la jument d'Agamemnon,
Ethé à la belle crinière. Et, certes, si la course s'était
prolongée pour tous deux, Ménélas eût passé devant et
470 Iliade, XXIII, 528-564
triomphé sans conteste. En revanche, Mérion, noble
écuyer d'Idoménée, reste en arrière du glorieux Ménélas
d'une bonne portée de lance. Ses chevaux aux belles
crinières sont les moins vites, et lui-même est le plus lent
à pousser son attelage dans la lice. Le fils d'Admète vient
le dernier de tous; il traîne son beau char et pousse son
attelage devant lui. Lors le divin Achille aux pieds
infatigables, à le voir, a pitié, et, debout, aux Argiens il
adresse ces mots ailés :
« Le meilleur vient le dernier, menant ses chevaux aux
sabots massifs. Allons! donnons-lui un prix — ce sera
séant — le second. Que le fils de Tydée emporte le
premier. »
Il dit; tous approuvent l'invite. H lui eût donc alors
donné la cavale, puisqu'il avait l'approbation des Achéens,
si le fils de Nestor magnanime, Antiloque, alors ne se fût
levé et à Achille, fils de Pélée, n'eût répliqué pour
défendre son droit :
« Achille, contre toi j'aurai grande colère, si tu fais ce
que tu dis là. Tu veux m'enlever le prix, parce que tu
songes que, s'il a trébuché avec char et chevaux, il est
pourtant un brave. Mais pourquoi n'a-t-il pas invoqué les
Immortels ? Il ne serait pas arrivé alors bon dernier à la
course. S'il te fait pitié, s'il est cher à ton coeur, tu as dans
ta baraque de l'or en quantité, du bronze, des moutons; tu
as des captives aussi, des chevaux aux sabots massifs; va
prendre là-dedans pour lui donner un prix plus grand
encore, dans un moment — ou même tout de suite! Les
Achéens t'approuveront. Mais celle-ci, je ne la rendrai pas.
Pour elle, que qui en a envie essaie donc de lutter de vive
force contre moi ! »
Il dit, et le divin Achille aux pieds infatigables sourit.
Antiloque lui plaît : ce lui est un ami cher. En réponse il
lui dit ces mots ailés :
Antiloque, puisque tu m'invites à tirer de chez moi un
autre présent pour Eumèle, eh bien! c'est ce que je ferai.
Je lui donnerai la cuirasse que j'ai enlevée à Astéropée.
Elle est de bronze, mais une coulée de brillant étain roule
tout autour. Elle lui sera d'un grand prix. »
H dit et ordonne à son ami Automédon de l'apporter de
Iliade, XXIII, 564-599 471
sa baraque. Automédon part et la lui rapporte. Achille la
met aux mains d'Eumèle, et celui-ci la reçoit avec joie.
Alors, au milieu de tous, se lève Ménélas, le coeur
affligé, et plein contre Antiloque d'un courroux sans
mesure. Le héraut lui met le bâton en main et commande
le silence aux Achéens. Il parle alors, mortel égal aux
dieux :
« Antiloque, si sage naguère, qu'as-tu donc fait aujour-
d'hui? Tu as abaissé ma valeur, tu as fait tort à mes
chevaux, en lançant devant eux les tiens, qui sont bien loin
de les valoir. Allons ! guides et chefs des Argiens, entre
nous deux, impartialement, prononcez, sans chercher à
soutenir ni l'un ni l'autre. Je ne veux pas qu'un jour l'on
aille dire parmi les Achéens à la cotte de bronze :
Ménélas, par ses mensonges, a fait violence à Antiloque;
il est parti, emmenant la cavale, parce qu'avec des chevaux
loin de valoir les autres, il l'emportait par le rang et la
force. » Eh bien! c'est moi-même qui prononcerai, et je te
garantis qu'aucun Argien n'aura à me reprendre, car ma
sentence sera droite. Tiens ! Antiloque, viens ici, nourris-
son de Zeus, et, comme il est de règle, debout, en face de
tes chevaux et de ton char, portant le souple fouet avec
lequel tu menais tout à l'heure, la main sur tes chevaux,
jure donc le Maître de la terre et Ébranleur du sol que tu
n'as pas, par traîtrise et volontairement, gêné la marche de
mon char. »
Antiloque sagement le regarde et dit :
Sois patient à cette heure. Je suis bien plus jeune que
toi, sire Ménélas ; et tu es tout ensemble mon aîné et mon
modèle. Sais-tu pas ce que sont les excès d'un jeune
homme? L'humeur en lui est vive et la raison mince. Que
ton coeur s'y résigne ! C'est moi qui te donnerai la cavale
que j'ai gagnée. Et me demanderais-tu un présent plus
grand encore à tirer de chez moi, j'aimerais mieux te le
donner sur l'heure que de me sentir loin de ton coeur à
jamais, nourrisson de Zeus, et coupable envers les dieux. »
Il dit et, conduisant lui-même la cavale, le fils du noble
Nestor la met aux mains de Ménélas. Celui-ci sent se
dilater son coeur, comme le blé sous la rosée, aux jours où
grandit la moisson et où frémissent les guérets. Ainsi se
472 Iliade, XXIII, 600-636
dilate ton coeur, Ménélas, en ta poitrine. Lors, prenant
la parole, il dit ces mots ailés :
Antiloque, c'est moi cette fois qui ferai fléchir mon
courroux : tu n'étais jamais étourdi ni fou, et c'est la
jeunesse aujourd'hui qui en toi l'a emporté sur la raison.
Évite une autre fois de chercher à jouer ceux qui valent
mieux que toi. Tout autre Achéen aurait eu de la peine à
m'amadouer. Mais, toi, tu as beaucoup — et ton noble
père et ton frère aussi — souffert et pâti pour ma cause. Je
me rendrai dès lors à ta prière, je te ferai don de cette
cavale, qui, en fait, est mienne. Tous ici, de la sorte,
sauront que mon coeur n'est ni arrogant ni implacable. »
Il dit, et à Noémon, l'ami d'Antiloque, il donne la
cavale à emmener. Pour lui-même, il prend le bassin
resplendissant. Mérion, de son côté, enlève les deux
talents d'or, le quatrième, puisque c'est son rang d'arrivée.
Reste le cinquième prix, la coupe à deux anses : Achille
l'offre à Nestor. A travers l'assemblée des Argiens, il va la
lui porter, s'arrête devant lui et dit :
« Tiens ! toi aussi, vieillard, conserve cette pièce en
mémoire des funérailles de Patrocle — car lui-même tu ne
le verras plus parmi les Argiens. Je te donne ce prix
d'office : tu n'auras à combattre ni au pugilat ni à la lutte,
tu n'entreras pas dans le tournoi des javelots, tu ne
prendras pas de part à la course. La vieillesse fâcheuse
désormais te presse. »
Il dit et lui met la coupe entre les mains. Nestor la
reçoit avec joie et, prenant la parole, il dit ces mots ailés :
« Tout ce que tu dis là, mon fils, est fort bien dit. Non,
mes membres, mon cher, n'ont plus même assurance —
ni mes pieds ni mes bras : on ne voit plus ceux-ci jaillir
rapides, à droite, à gauche, de mes épaules. Ah! si j'étais
encore jeune! si ma vigueur était aussi assurée qu'aux
jours où les Epéens célébraient les funérailles de leur
monarque Amaryncée, à Bouprasion, et où ses fils
proposaient des prix en l'honneur du roi ! Nul alors qui
me valût, ni chez les Epéens, ni chez les Pyliens eux-
mêmes, ni chez les Etoliens magnanimes. Au pugilat, je
triomphai de Clytomède, fils d'Enops; à la lutte, d'Ancée
de Pleuron, qui s'était levé contre moi; à la course, je
Iliade, XXIII, 636-671 473
dépassai Iphicle — un brave pourtant; à la lance, je
surpassai Phylée et Polydor. A la course des chars
seulement, je fus distancé par les deux fils d'Actor. Ce fut
le nombre qui leur assura l'avantage. Ils voulaient la
victoire; c'était le plus beau des prix en effet qui restait là.
Or ils étaient deux : l'un se donnait tout entier à conduire
et, tandis qu'il était tout entier à conduire, l'autre excitait
les bêtes avec son fouet. — Voilà ce que j'étais jadis. A de
plus jeunes maintenant de s'offrir pour telles épreuves. Je
dois, moi, obéir à la triste vieillesse, moi qui brillais alors
entre tous les héros ! Mais, va, rends hommage par des
jeux à ton ami. Moi, je reçois ce présent volontiers, et mon
coeur est en joie de voir que tu te souviens encore de mes
bontés et que tu n'oublies pas l'hommage qui m'est dû
parmi les Achéens. Puissent les dieux en échange t'accor-
der leurs douces faveurs! »
Il dit, et le Péléide retourne vers la vaste foule achéenne,
après avoir écouté jusqu'au bout le compliment du
Néléide.
Il dépose ensuite les prix du rude pugilat. Il amène et
attache au milieu de l'assemblée une mule patiente, de six
ans, encore indomptée, et des plus dures à dresser. Pour le
vaincu, il dépose une coupe à deux anses. Puis, debout, il
s'adresse aux Argiens en ces termes :
« Atride, et vous aussi, Achéens aux bonnes jambières,
j'invite à se disputer ces enjeux deux hommes — les
meilleurs. Qu'ils se frappent en levant haut le poing. Celui
à qui Apollon aura donné l'endurance, et que tous les
Achéens auront reconnu tel, partira emmenant dans sa
baraque cette mule patiente; le vaincu gagnera la coupe à
deux anses. »
Il dit, et aussitôt se lève un héros noble et grand, expert
au pugilat, Epéios, fils de Panopée. Sur la mule patiente il
pose la main et dit :
« Qu'il vienne donc ici, celui qui gagnera la coupe à
deux anses. Pour la mule, je déclare qu'aucun autre
Achéen ne l'emmènera, comme vainqueur au pugilat : car,
là, je me flatte d'être le meilleur. C'est bien assez je pense
que je ne sois pas des premiers au combat. Aussi bien, je
le vois, n'est-il guère possible d'être expert en toute
474 Iliade, XXIII, 671-708
besogne. Voici donc ce que je veux dire, et c'est là ce qui
sera. D'un bon coup, je lui fendrai la peau, je lui broierai
les os. Que ses amis demeurent donc là, tous ensemble,
pour l'emporter, quand mes bras l'auront vaincu. »
Il dit, et tous demeurent silencieux, sans voix. Seul
Euryale se lève, mortel égal aux dieux, fils de sire
Mécistée, lui-même né de Talaos, qui vint jadis à Thèbes
pour les jeux funèbres d'OEdipe abattu et y triompha de
tous les neveux de Cadmos. Le fils de Tydée, l'illustre
guerrier, s'empresse autour de lui avec des mots rassu-
rants : il souhaite ardemment sa victoire. D'abord il lui
passe la ceinture : puis il lui donne des courroies tail-
lées au cuir d'un boeuf agreste. Leur ceinture mise, tous
deux s'avancent au milieu de la lice. Face à face, levant
leurs bras vigoureux, ils se jettent l'un sur l'autre et
mêlent leurs lourdes mains. Leurs mâchoires craquent
horriblement, la sueur ruisselle partout sur leurs
membres. Mais le divin Epéios s'élance et, tandis que
l'autre jette autour de lui un regard éperdu, il le frappe à
la joue. L'autre ne tient plus bien longtemps; ses
membres brillants s'effondrent sous lui. Sous le frisson de
Borée, on voit parfois le poisson sursauter sur la grève
pleine d'algues, où la vague noire vient le recouvrir. De
même, sous le coup, sursaute encore Euryale. Mais le
magnanime Epéios le prend dans ses bras et le met
debout. Ses bons compagnons l'entourent, et, à travers
l'assemblée, ils l'emmènent traînant les jambes, crachant
un sang épais, la tête tombant de côté. C'est un homme
sans connaissance qu'ils emmènent et assoient parmi eux.
Puis ils partent, emportant la coupe à deux anses.
Sans tarder, le Péléide, pour la troisième fois, dépose
encore des prix, qu'il fait voir aux Danaens, les prix de la
rude lutte : pour le vainqueur un grand trépied allant au
feu — les Achéens entre eux l'estiment douze boeufs —
pour le vaincu, c'est une femme qu'il offre comme enjeu,
une femme habile à mille travaux, et qu'on estime quatre
boeufs. Puis, debout, il s'adresse aux Argiens en ces
termes :
« Sus donc! ceux qui veulent tenter cette épreuve. »
Il dit, et alors se dresse le grand Ajax, le fils de
Iliade, XXIII, 708-744 475
Télamon. L'industrieux Ulysse, qui connaît tous les tours,
se lève en même temps. Ils se ceignent les reins, puis
s'avancent tous deux au milieu de la lice et s'empoignent à
bras le corps avec leurs mains vigoureuses : on dirait les
chevrons qu'un charpentier fameux assemble au haut
d'une maison, pour la garder des violences du vent. Les
dos crient sous les bras intrépides, qui les tirent dure-
ment; la sueur sur eux va ruisselant à flots; force bosses
surgissent, tout empourprées de sang, sur leurs flancs et
sur leurs épaules : obstinément ils s'acharnent à vaincre
pour obtenir le trépied ouvragé. Mais Ulysse n'est pas
capable de faire trébucher Ajax et de l'amener à terre; et
Ajax ne l'est pas davantage : la rude vigueur d'Ulysse tient
bon. Ils finissent par lasser tous les Achéens aux bonnes
jambières. Alors le grand Ajax, fils de Télamon, dit à
l'autre :
Divin fils de Laërte, industrieux Ulysse, enlève-moi,
ou je t'enlève. Le reste sera l'affaire de Zeus. »
Il dit et cherche à l'enlever. Mais Ulysse s'avise d'un
tour. Il arrive à frapper l'autre au jarret, par-derrière; il
lui fait fléchir les jambes et le fait choir en arrière, en lui
tombant lui-même sur la poitrine. Et les gens cette fois
regardent et s'émerveillent. Alors, à son tour, le divin
Ulysse, héros d'endurance, tente d'enlever Ajax; il
l'ébranle un peu du sol, mais sans pouvoir l'enlever. Il lui
passe alors la jambe, et les voilà tous deux culbutant sur le
sol, côte à côte, tout souillés de poussière. Une troisième
fois, ils s'élancent pour lutter. Mais Achille alors se lève et
les retient :
N'insistez pas; ne vous épuisez pas à peiner ainsi : la
victoire est à tous les deux. Emportez des prix égaux, et
allez, laissez concourir d'autres Achéens. »
Il dit, et eux, avec entrain, d'entendre et d'obéir. Ils
essuient sur eux la poussière, puis enfilent leurs tuniques.
Sans tarder, le Péléide dépose d'autres prix pour la
vitesse. D'abord un cratère en argent façonné. Il contient
six mesures; mais c'est par sa beauté surtout qu'il
l'emporte, et de beaucoup, sur tous autres au monde.
D'adroits ciseleurs de Sidon l'ont artistement ouvré; des
Phéniciens l'ont ensuite emporté sur la mer brumeuse,
476 Iliade, XXIII, 745-779
exposé dans des ports, puis offert en présent à Thoas;
enfin pour racheter Lycaon le Priamide, Eunée, fils
d'Iéson, l'a donné au héros Patrocle. Achille maintenant le
dépose comme prix, en l'honneur de son compagnon. Il
ira à celui dont les pieds rapides se montreront les plus
légers. Pour le second, il met comme prix un boeuf
énorme et lourd de graisse. Pour le dernier enfin, un
demi-talent d'or. Puis, debout, il s'adresse aux Argiens en
ces termes :
« Sus donc! ceux qui veulent tenter cette épreuve. »
Il dit, et aussitôt se lève Ajax, le rapide fils d'Oïlée, et
l'industrieux Ulysse, et le fils de Nestor, Antiloque, qui, à
la course, de son côté, l'emporte sur tous les jeunes gens.
Ils se mettent en ligne : Achille leur indique le but. La
borne une fois franchie, leur allure se précipite. Le fils
d'Oïlée rapide file au but. Derrière lui, bondit le divin
Ulysse. Il est aussi près de lui que la navette est près du sein
d'une captive à la belle ceinture, quand, pour passer le fil
tout au long de la chaîne, elle la tire à elle fortement et
l'amène jusqu'à son sein. Ainsi court Ulysse, tout contre
Ajax, et ses pieds viennent, par-derrière, frapper juste les
traces de l'autre, avant que la poussière ait pu les
recouvrir. C'est sur la tête d'Ajax que le divin Ulysse
répand son haleine, courant toujours à vive allure, et tous
les Achéens, secondant de leurs cris son désir de victoire,
encouragent sa hâte. Ils en sont au dernier stade de la
course, quand soudain Ulysse en son coeur prie Athéné
aux yeux pers :
« Entends-moi, déesse, et viens, en ta clémence, prêter
aide à mes pieds ! »
Il dit : Pallas Athéné entend sa prière. Elle assouplit ses
membres, ses jambes d'abord, puis — en remontant —
ses bras. Et, au moment même où ils vont sauter sur le
prix, Ajax en courant glisse — Athéné l'a fait trébucher —
juste à l'endroit où s'étale la bouse des boeufs mugissants,
victimes abattues en l'honneur de Patrocle par Achille aux
pieds rapides. Sa bouche et ses narines s'emplissent de
bouse, tandis que le divin et endurant Ulysse enlève le
cratère : il est arrivé le premier! L'illustre Ajax prend le
Iliade, XXIII, 779-817 477
boeuf. II est là, tenant dans ses mains la corne du boeuf
agreste et, crachant la bouse, il dit aux Argiens :
« Ah! comme elle a su faire trébucher mes pieds, la
déesse qui, de tout temps, est là, comme une mère, à côté
d'Ulysse, pour lui prêter secours ! »
Il dit; tous, à l'entendre, ont un rire content. Mais
Antiloque se saisit du dernier prix avec un sourire et dit
aux Argiens :
« Vous savez tous déjà ce que je vais dire, amis : c'est
aux vieux cette fois encore que va la faveur du Ciel. Ajax
est un peu mon aîné; mais celui-là est de l'âge d'avant, de
l'âge des ancêtres : on dit de lui qu'il est un a vieillard
encore vert ». Et pourtant il n'est pas aisé aux Achéens de
lutter à la course avec lui — quand on n'est pas Achille. »
Il dit, glorifiant ainsi le Péléide aux pieds rapides, et
Achille, à son tour, lui répond en ces termes :
« Antiloque, tu ne m'auras pas pour rien adressé ce
compliment : je te donnerai en plus un demi-talent d'or. »
Il dit et le lui met en main : l'autre le reçoit avec joie.
Cependant le fils de Pélée apporte et dépose au milieu
de la lice une longue javeline, un casque et un bouclier. Ce
sont les armes que Patrocle a enlevées à Sarpédon. Puis,
debout, il s'adresse aux Argiens en ces termes :
« J'invite à se disputer ces enjeux deux hommes — les
meilleurs. Revêtus de leurs armes, ayant en main le
bronze qui entaille la peau, qu'en présence de cette
foule ils se tâtent mutuellement. Celui des deux qui, le
premier, en se fendant, atteindra la belle peau, et, à
travers l'armure et le sang noir, pénétrera les chairs,
celui-là je lui donnerai ce poignard à clous d'argent, ce
beau poignard de Thrace, que j'ai enlevé à Astéropée. Les
armes, tous deux les emporteront ensemble, et nous leur
servirons un excellent festin dans les baraques. »
Il dit, et alors se lève le grand Ajax, le fils de Télamon.
Le fils de Tydée se lève également, Diomède le Fort. Dès
qu'ils se sont armés, chacun de son côté, à l'écart de la
foule, tous deux ils se rencontrent au centre, brûlant de se
battre, se lançant des regards terribles, et la stupeur saisit
tous les Achéens. Ils marchent l'un sur l'autre et entrent
en contact. Par trois fois ils attaquent, par trois fois ils
478 Iliade, XXIII, 817-856
s'élancent pour un corps à corps. Alors Ajax pique le
bouclier bien rond, mais sans atteindre la peau : en arrière
la cuirasse la défend. Sur quoi le fils de Tydée, par-dessus
le grand bouclier, cherche sans répit à toucher le col
d'Ajax de la pointe de sa javeline brillante. Alors les
Achéens, pris de peur pour Ajax, les invitent à s'arrêter et
à emporter chacun une part égale des prix. Mais c'est au
fils de Tydée que le héros donne le grand poignard. Il le
lui remet avec le fourreau et le baudrier bien taillé.
Cependant le fils de Pélée dépose un bloc de fer brut,
que lançait jadis la grande force d'Eétion. Mais le divin
Achille aux pieds infatigables avait tué Eétion et emporté
sur ses nefs le bloc avec tous les trésors. Donc, debout, il
s'adresse aux Argiens en ces termes :
Sus donc! ceux qui veulent tenter cette épreuve. Si
loin que le vainqueur étende ses champs fertiles, il pourra
de ce fer user cinq années pleines, sans que berger ni
laboureur doive, faute de fer, partir pour la ville : il leur en
fournira lui-même. »
Il dit, et alors se lève le belliqueux Polypoetès, et la
fougue puissante du divin Léontée, et Ajax, fils de
Télamon, et le divin Epéios. Déjà ils sont en ligne. Le
divin Epéios prend le disque, il le fait tournoyer, il le lance
et tous les Achéens d'éclater de rire. Après lui, Léontée,
rejeton d'Arès, le lance également. Le troisième à son
tour, voici que le jette, de sa main vigoureuse, le grand
Ajax, le fils de Télamon : il dépasse les marques des
autres. Mais, quand le belliqueux Polypoetès après lui
prend le bloc, aussi loin va le bouvier en lançant son
bâton, qui s'envole, en tournoyant, à travers toutes les
vaches du troupeau, aussi loin va-t-il, dépassant tous ses
concurrents. Alors ce n'est qu'un cri; les amis de
Polypcetès le Fort se lèvent, et ils emportent aux nefs
creuses le prix gagné par leur roi.
Cependant Achille aux tireurs à l'arc offre du fer
sombre. Il dépose pour eux dix haches et dix doubles
haches. Ensuite il dresse le mât d'une nef à proue d'azur,
au loin, sur le sable. Il y attache, par la patte, avec une
cordelette, une colombe timide, et il les invite à tirer sur
elle. Celui qui touchera la colombe timide enlèvera
Iliade, XXIII, 856-893 479
toutes les doubles haches et les emportera chez lui. Celui
qui touchera la corde, en manquant l'oiseau — puisqu'il
ne vaudra pas l'autre — emportera les haches. »
Il dit, et alors se lève la force de sire Teucros, et, en
même temps, Mérion, noble écuyer d'Idoménée. Ils
choisissent des sorts, qu'ensuite ils secouent dans un
casque de bronze. Teucros est le premier que désigne le
sort. Aussitôt il lance sa flèche de toutes ses forces. Mais il
n'a pas promis au patron des archers de lui offrir une
insigne hécatombe d'agneaux premiers-nés, et il manque
l'oiseau; Apollon lui refuse le succès. En revanche, il
atteint, tout près de la patte, la corde par laquelle l'oiseau
est attaché. La flèche amère vient tout droit couper la
corde : la colombe file au ciel, et la corde retombe à terre,
dans la rumeur des Achéens. Lors Mérion ne tarde pas. Il
tire l'arc de la main de Teucros; la flèche, il l'avait depuis
un moment à la main, tandis que visait Teucros. Aussitôt
à l'Archer Apollon il promet d'offrir une insigne héca-
tombe d'agneaux premiers-nés. Très haut, sous les
nuages, il voit la colombe timide. Il la frappe, en train de
tournoyer, sous l'aile, en plein corps. Le trait la transperce
et revient se ficher au sol, aux pieds mêmes de Mérion,
tandis que l'oiseau va se poser sur le mât de la nef à proue
d'azur. Son col pend et ses ailes touffues sont retombées
sur lui. Brusquement la vie s'envole de ses membres, il
tombe loin du mât, et les gens de nouveau contemplent le
spectacle avec stupeur. Mérion alors prend les dix doubles
haches, ensemble, tandis que Teucros emporte les haches
aux nefs creuses.
Cependant le Péléide apporte et dépose au milieu de
l'assemblée une longue javeline, ainsi qu'un bassin encore
ignorant de la flamme, de la valeur d'un boeuf, et orné de
fleurs. Les lanceurs de javeline se lèvent, le puissant
prince Agamemnon, fils d'Atrée, et Mérion, noble écuyer
d'Idoménée. Mais le divin Achille aux pieds infatigables
alors dit :
« Atride, nous savons de combien tu l'emportes sur
tous et à quel point tu es le meilleur, pour la force et pour
l'adresse, au jet des traits. Prends donc ce prix et retourne
vers tes nefs creuses. Nous donnerons la lance au héros
480 Iliade, XXIII, 893-897
Mérion, si ton coeur y consent, et, pour ma part, je t'en
prie. »
Il dit; Agamemnon, protecteur de son peuple, n'a garde
de dire non. Achille à Mérion donne la lance de bronze,
tandis qu'Agamemnon à Talthybios, son héraut, remet le
prix magnifique.
CHANT XXIV

L'assemblée s'est dissoute; les gens se dispersent et


rentrent par groupes à leurs fines nefs. Chacun pense à
jouir du repas et du doux sommeil. Seul, Achille pleure :
il songe à son ami. Le sommeil qui dompte les êtres n'a
pas prise sur lui. Il se tourne, il se retourne, dans le regret
qui le tient de Patmcle et de sa force et de sa noble fougue
— des douleurs aussi qu'ils ont dévidées et souffertes
ensemble, à travers les combats où se heurtent les
hommes, comme à travers les flots cruels. A s'en souvenir,
il répand de grosses larmes, couché tantôt sur le côté,
tantôt sur le dos, tantôt face au sol. Ou bien il se dresse,
quitte son lit, et s'en va errer, éperdu, le long de la grève
de mer. Jamais pourtant il ne laisse passer l'heure où
l'aube commence à luire sur la mer et sur ses rivages.
Alors, à son char, il attelle ses chevaux rapides, et, derrière
la caisse, il attache Hector, pour le traîner sur le sol. Puis,
quand il l'a, trois fois de suite, tiré tout autour de la tombe
où gît le corps du fils de Ménoetios, il s'arrête et rentre
dans sa baraque, le laissant dans la poussière, étendu la
face contre terre. Mais Apollon épargne tout outrage à sa
chair. Il a pitié de l'homme, même mort. Il le couvre
entièrement avec son égide d'or, de peur qu'Achille ne lui
arrache toute la peau en le traînant.
C'est ainsi qu'Achille en fureur outrage le divin Hector.
Mais les dieux bienheureux, à le voir, ont pitié. Ils
482 Iliade, XXIV, 24-60
poussent l'adroit Tueur d'Argos à le dérober. L'avis agrée
à tous, sauf à Héré, à Poseidon, à la Vierge aux yeux pers.
A ceux-là, comme auparavant, la sainte Ilion demeure
trop en haine, ainsi que Priam et que tout son peuple — et
cela à cause de la folie d'Alexandre, qui avait infligé une
injure aux déesses, le jour où, venues dans sa bergerie,
elles l'avaient vu se prononcer pour celle qui lui avait fait
don de la luxure douloureuse ! Mais, quand vient la
douzième aurore, Phoebos Apollon parle ainsi en présence
des Immortels :
Vous êtes cruels, dieux, et malfaisants ! Hector n'a-t-il
donc jamais brûlé en votre honneur de bons cuisseaux de
boeufs et de chèvres sans tache? Et aujourd'hui qu'il n'est
plus qu'un cadavre, vous n'avez pas le coeur de le protéger,
afin que son épouse le puisse voir encore, et sa mère, et
son fils, et son père Priam, et son peuple, qui alors
auraient vite fait de le brûler dans la flamme et de lui
dispenser tous les rites funèbres ! Vous préférez donc,
dieux, prêter aide à Achille, à l'exécrable Achille, alors que
celui-ci n'a ni raison ni coeur qui se laisse fléchir au fond
de sa poitrine et qu'il ne connaît que pensers féroces. On
dirait un lion qui, docile à l'appel de sa vigueur puissante
et de son coeur superbe, vient se jeter sur les brebis des
hommes, pour s'en faire un festin. Achille a, comme lui,
quitté toute pitié, et il ignore le respect. Chacun est exposé
à perdre un être cher, plus proche qu'un ami, un frère
sorti du même sein, un fils : la part une fois faite aux
pleurs et aux sanglots, il s'en tient là; les Parques ont fait
aux hommes un coeur apte à pâtir. Mais, à celui-là, il ne
suffit pas d'avoir pris la vie du divin Hector; il l'attache à
son char, il le traîne tout autour du tombeau de son ami.
Ce n'est là ni un beau ni un bon parti : qu'il prenne garde,
pour vaillant qu'il soit; nous pourrions bien nous fâcher
contre lui, s'il va dans sa colère jusques à outrager une
argile insensible. »
Mais Héré aux bras blancs s'indigne et lui répond :
e Voilà bien encore une idée de toi, dieu à l'arc d'argent !
Vous iriez maintenant accorder même honneur à Achille
et Hector! Hector n'est qu'un mortel : il a tété un sein de
femme; Achille, lui, est fils d'une déesse, que j'ai nourrie,
Iliade, XXIV, 60-95 483
choyée, puis donnée pour épouse à un homme, à Pélée,
Pélée entre tous cher au coeur des Immortels. Et vous
assistiez, tous, dieux, à son mariage; et toi-même, au
milieu des autres, tu prenais part au banquet, cithare en
main, toi, l'ami des bandits, toi, l'éternel félon! »
L'assembleur de nuées, Zeus, ainsi lui réplique :
« Héré, n'entre donc pas en guerre ouverte avec les
dieux. Non, ils n'auront point même honneur. Mais
Hector était pour les dieux le plus cher des mortels qui
sont dans Ilion. Il l'était pour moi aussi; car il n'omettait
aucune des offrandes qui m'agréent. Jamais mon autel ne
manquait du repas où tous ont leur part, des libations, des
fumées grasses, qui sont notre lot à nous. Laissons là l'idée
— aussi bien est-ce impossible — de dérober, sans qu'il
s'en aperçoive, l'intrépide Hector à Achille : sa mère est
toujours prête à voler à son aide, la nuit comme le jour.
Voyons ! n'est-il personne ici parmi les dieux pour appeler
Thétis? Lorsqu'elle sera près de moi, je lui dirai un mot
chargé de sens, grâce auquel Achille acceptera les présents
de Priam et lui rendra Hector. »
Il dit, et Iris aux pieds de rafale part porter son
message. Entre Samos et Imbros la Rocheuse, elle saute
dans la mer sombre, et la plaine liquide sous le choc
gémit. Elle plonge dans l'abîme, toute pareille au plomb
qui, une fois entré dans la corne d'un boeuf agreste,
descend porter la mort aux poissons carnassiers. Elle
trouve Thétis dans une grotte creuse : autour d'elle,
groupées en assemblée, sont assises les déesses marines.
Thétis, au milieu d'elles, pleure le sort de son fils sans
reproche, destiné à périr en Troade fertile, loin de sa
patrie. Iris aux pieds rapides s'approche et lui dit :
« Debout ! Thétis : Zeus aux conseils éternels te
demande. »
Et la déesse aux pieds d'argent, Thétis, alors répond :
« Et pourquoi me demande-t-il, le dieu tout-puissant ?
Je répugne à me mêler aux Immortels ; car j'ai au coeur
des peines infinies. J'irai pourtant; s'il parle, il ne faut pas
qu'il ait parlé pour rien. »
Ainsi dit la toute divine, et elle prend son voile, un voile
bleu sombre : il n'est pas de plus noire vêture. Elle se met
484 Iliade, XXIV, 95-132
en route, et la rapide Iris aux pieds vites comme les vents
la guide. Le flot de la mer s'écarte devant elles. Elles
montent sur le rivage; puis s'élancent vers le ciel. Elles y
trouvent le Cronide à la grande voix. Autour de lui,
groupés en assemblée, sont assis tous les dieux, les
Bienheureux toujours vivants. Thétis s'assied près de Zeus
Père : Athéné lui cède sa place. Héré lui met en main une
coupe d'or splendide et la salue avec des mots bienveil-
lants. Thétis boit et rend la coupe. Le Père des dieux et
des hommes prend alors le premier la parole :
« Tu es donc venue dans l'Olympe, divine Thétis, en
dépit de ton chagrin, portant au coeur un deuil inou-
bliable : je le sais, sans que tu me l'apprennes. Je te dirai
néanmoins ce pour quoi je t'ai appelée. Voici neuf jours
qu'un débat s'est élevé parmi les dieux, au sujet du corps
d'Hector et d'Achille preneur de villes. On pousse l'adroit
Tueur d'Argos à dérober ce corps. J'entends, moi,
réserver cette gloire à Achille; je veux pour l'avenir garder
ton respect, ta tendresse. Va donc bien vite au camp
porter mon ordre à ton fils. Dis-lui que les dieux
s'indignent, et que moi-même, entre tous les Immortels,
je suis révolté de le voir ainsi, d'un coeur furieux, retenir
Hector près des nefs recourbées et se refuser à le rendre.
Nous verrons bien s'il aura peur de moi et s'il rendra
Hector. Moi, j'enverrai Iris à Priam magnanime, afin qu'il
rachète son fils, en allant en personne aux nefs des
Achéens, et qu'il porte à Achille des présents qui
charment son coeur. »
Il dit, et la déesse aux pieds d'argent, Thétis, n'a garde
de dire non. D'un bond elle descend des cimes de
l'Olympe et arrive à la baraque de son fils. Elle l'y trouve
poussant de longs sanglots. Autour de lui, ses amis
vivement s'emploient à préparer le repas du matin. Par
eux, un grand mouton laineux est immolé dans la
baraque. Sa digne mère s'assied tout près de lui, le flatte
de la main, et lui parle, en l'appelant de tous ses noms :
Mon fils, jusques à quand rongeras-tu ton coeur à
gémir, à te lamenter, sans plus songer à la table et au lit? Il
est bon de s'unir d'amour à une femme. Je ne dois plus te
voir vivre longtemps : déjà, à tes côtés, voici la mort et
Iliade, XXIV, 132-170 485
l'impérieux destin. Tâche à me comprendre prompte-
ment : je suis, sache-le bien, messagère de Zeus. Il dit que
les dieux s'indignent et que lui-même est révolté entre
tous les Immortels de te voir ainsi, d'un coeur furieux,
retenir Hector près des nefs recourbées et te refuser à le
rendre. Va, rends-le, et agrée la rançon de son corps. »
Achille aux pieds rapides en réponse lui dit :
« Ainsi en soit-il donc! Que l'on m'apporte la rançon et
que l'on emmène le mort, si c'est l'Olympien qui
l'ordonne lui-même d'un coeur tout à fait franc. »
Ainsi au milieu des nefs assemblées, mère et fils, à
loisir, échangent des mots ailés. Cependant le fils de
Cronos dépêche Iris vers la sainte Ilion :
« Pars, Iris rapide, quitte le séjour de l'Olympe, et à
Priam magnanime va porter ce message dans les murs
d'Ilion : qu'il rachète son fils, en allant en personne aux
nefs des Achéens, et qu'il porte à Achille des présents qui
charment son coeur. Que toutefois aucun Troyen ne
l'accompagne : seul, un vieux héraut le suivra, pour
diriger ses mules, son chariot aux bonnes roues, puis pour
ramener vers la ville le corps de celui qu'a tué le divin
Achille. Et que son âme ne songe ni à la mort ni à la peur :
nous lui donnerons un guide puissant, le Tueur d'Argos,
pour le conduire et le mener jusqu'à Achille. Et lorsqu'il
l'aura fait entrer dans la baraque d'Achille, non seulement
Achille ne le tuera pas, mais il empêchera tout autre de le
faire : il n'est ni fou, ni aveugle, ni criminel; bien au
contraire il tiendra fermement à épargner le suppliant. »
Il dit, et Iris aux pieds de rafale part pour porter le
message. Elle arrive chez Priam et n'y trouve que plaintes
et sanglots. Assis autour du père, les fils, dans la cour,
trempent de pleurs leurs vêtements, tandis qu'au milieu
d'eux le vieillard est strictement enseveli dans son
manteau. Sur sa vieille tête et son cou se voit la boue
épaisse qu'en se roulant à terre lui-même y a amassée de
ses mains. Ses filles et ses brus se lamentent par le palais :
elles se rappellent les innombrables preux qui à cette
heure gisent privés de vie par les coups des Argiens. La
messagère de Zeus s'arrête donc près de Priam et, à mi-
voix, lui dit, tandis qu'un frisson saisit tous ses membres :
486 Iliade, XXIV, 171-209
Que ton coeur ne craigne rien, Priam, fils de Darda-
nos, qu'il ne s'effraie pas! Je ne viens pas ici pour te
révéler un malheur; je ne te veux que du bien. Je suis —
sache-le — messagère de Zeus, Zeus qui pour toi, de loin,
s'inquiète et s'apitoie. L'Olympien t'enjoint d'aller rache-
ter le divin Hector et de porter à Achille des présents qui
charment son coeur. Que toutefois aucun Troyen ne
t'accompagne : seul, un vieux héraut te suivra, pour
diriger tes mules, ton chariot aux bonnes roues, et pour
ramener vers la ville le corps de celui qu'a tué le divin
Achille. Et que ton âme ne songe ni à la mort ni à la peur :
le guide est puissant, qui suivra tes pas; c'est le Tueur
d'Argos, qui te doit conduire et mener jusqu'à Achille. Et
lorsqu'il t'aura fait entrer dans la baraque d'Achille, non
seulement Achille ne te tuera pas, mais il empêchera tout
autre de le faire : il n'est ni fou, ni aveugle, ni criminel
bien au contraire, il tiendra fermement à épargner le
suppliant. »
Ainsi dit — puis s'en va — Iris aux pieds rapides.
Cependant Priam ordonne à ses fils de lui préparer un
chariot à mules muni de bonnes roues et d'y attacher la
corbeille. Il descend lui-même dans la chambre odorante
aux hauts lambris de cèdre, qui enferme tant d'objets
précieux. Là, il appelle son épouse, Hécube, et lui dit :
r. Malheureuse, un messager de l'Olympe est venu à
moi de la part de Zeus : je dois racheter mon fils, en allant
en personne aux nefs des Achéens, et porter à Achille des
présents qui charment son coeur. Allons ! à ton tour, dis-
moi ce qu'il en semble à ton âme. Déjà mon désir et mon
coeur me pressent terriblement d'aller là-bas, vers les nefs,
au milieu du vaste camp des Achéens. »
Il dit, et sa femme éclate en sanglots et répond :
Hélas! mais où s'est donc envolée ta raison, cette
raison à qui tu devais ton renom chez les étrangers comme
chez tes sujets? Est-il possible que tu veuilles aller, tout
seul, aux nefs des Achéens, pour affronter un homme qui
t'a tué tant de si vaillants fils? Vraiment, ton coeur est de
fer. S'il se saisit de toi, s'il t'a là sous ses yeux, le cruel, le
félon! il n'aura pour toi ni pitié ni respect. Non, pleurons
plutôt loin de tous, assis dans notre palais. Pour lui, tel est
Iliade, XXIV, 209-246 487
le sort que l'impérieux destin lui a filé à sa naissance, le
jour où je l'enfantai : rassasier les chiens rapides, loin de
ses parents, au logis d'un héros brutal, dont je voudrais,
moi, dévorer le foie, en y mordant à belles dents. Ainsi
serait vengé ce fils qu'il m'a tué, alors que, loin de se
montrer un lâche, il se dressait pour la défense des
Troyens et Troyennes à ceinture profonde, sans songer à
fuir ni à s'abriter. »
Le vieux Priam pareil aux dieux à son tour lui dit :
Je veux partir : ne me retiens pas; ne joue pas l'oiseau
de malheur, je t'en prie, en ce palais. Aussi bien ne
t'écouterai-je pas. Si l'avis me venait d'un autre mortel,
d'un devin instruit par les sacrifices ou d'un prêtre, nous
n'y verrions qu'un piège, nous n'en aurions que plus de
méfiance. Mais, en fait, j'ai entendu une déesse, je l'ai vue
devant moi : j'irai, il ne faut pas qu'elle ait parlé pour rien.
Si mon destin .est de périr près des nefs des Achéens à la
cotte de bronze, je l'accepte. Oui, qu'Achille me tue, dès
que j'aurai pris mon fils dans mes bras et apaisé mon désir
de sanglots! »
Il dit, et il lève le beau couvercle de ses coffres. Il en
retire douze robes splendides, douze manteaux simples,
autant de couvertures, autant de pièces de lin blanc, autant
de tuniques enfin. Il pèse et emporte un total de dix
talents d'or, deux trépieds luisants, quatre bassins, enfm
une coupe splendide, qui lui a été donnée par des Thraces,
lorsqu'il était allé chez eux en mission. C'est un objet de
prix. Le vieillard ne l'épargne pas pour cela, il en
dépouille son palais : de toute son âme il veut racheter son
fils. Et le voilà qui, de son porche, écarte tous les Troyens.
Il les pourchasse avec des mots injurieux :
« Allez à la male heure, infâmes ! opprobres du pays!
N'avez-vous donc pas de quoi gémir chez vous, que vous
veniez ici me tourmenter? N'est-ce donc pas assez pour
vous que Zeus, fils de Cronos, m'ait octroyé la douleur de
perdre mon plus vaillant fils? Eh bien! vous en ferez
l'expérience vous-mêmes : vous serez pour les Achéens
bien plus aisés à massacrer, maintenant qu'il est mort.
Ah ! puissé-je, moi, avant que mes yeux voient ma cité
saccagée, détruite, être descendu chez Hadès. »
488 Iliade, XXIV, 247-280
Il dit, et il pourchasse les gens de son bâton. Ils
abandonnent la place devant l'impatience du vieux. Il
semonce alors ses fils; il querelle Hélénos, Pâris, le divin
Agathon — et Pammon, Antiphone, Politès au puissant
cri de guerre, — Déiphobe, Hippothoos, le noble Dios.
Tous les neuf, le vieux les semonce, et, en même temps, il
commande :
« Dépêchez, méchants enfants, fronts honteux ! Pour-
quoi donc, près des fines nefs, n'avez-vous pas été tués,
tous, à la place d'Hector? Las! mon malheur, à moi, est
complet. J'ai donné le jour à des fils qui étaient des
braves, dans la vaste Troie; et je songe que d'eux aucun ne
m'est resté. C'était Mestor, pareil à un dieu, Troïle au bon
char de guerre, Hector un dieu au milieu des humains; on
n'eût pas dit le fils d'un homme, mais bien plutôt celui
d'un dieu. Ceux-là, Arès me les a pris. Seuls, me restent
ceux qui, pour moi, sont des opprobres, des menteurs, des
danseurs. Ils n'excellent qu'à frapper le sol en cadence, ou
encore à ravir des agneaux, des chevreaux dans leur propre
pays... Allons ! qu'attendez-vous pour me préparer mon
char au plus vite, et y placer ce qui convient, pour que
nous nous mettions en route? »
Il dit, et eux, sont pris de peur à la voix grondeuse du
père. Ils prennent alors un chariot à mules, muni de
bonnes roues, beau et frais chevillé; ils y attachent une
corbeille. Ils descendent du clou le joug à mules, en buis,
avec sa bosse au centre, bien garni d'anneaux. Avec le
joug, ils amènent la courroie à joug, longue de neuf
coudées. Ils posent le joug sur le bout d'avant du timon
poli et mettent en même temps la boucle à la cheville. Ils
attachent ensuite joug et timon ensemble, en passant trois
fois la courroie des deux côtés de la bosse; puis ils
achèvent le nœud et rentrent le bout en dessous. Après
quoi, ils apportent de la chambre, pour l'entasser sur le
chariot poli, l'immense rançon qui paiera la tête d'Hector.
Ils attellent enfin au joug les mules aux sabots massifs qui
peinent à tirer. Ce sont des Mysiens qui les ont jadis
données à Priam — un splendide présent ! Ils amènent
alors sous le joug, pour Priam, les chevaux que le vieillard
a lui-même nourris à la crèche polie.
Iliade, XXIV, 281-319 489
Tous deux sont en train d'atteler dans le haut palais,
Priam et le héraut, qui n'ont au coeur que de sages
pensers, lorsque s'approche d'eux Hécube, l'âme morne.
Dans une coupe d'or, sa droite porte le doux vin; elle veut
qu'ils ne partent qu'après libations faites. Debout, devant
le char, elle dit à Priam, en l'appelant de tous ses noms :
« Tiens, fais libation à Zeus Père; demande-lui de
revenir de l'ennemi chez toi, puisque ton coeur te pousse
vers les nefs, en dépit de moi. Prie donc le Cronide à la
nuée noire, qui de l'Ida voit toute la Troade : demande-lui
en présage son rapide messager, l'oiseau qui lui est le plus
cher et qui a la force suprême : qu'il se montre à notre
droite, afin qu'après l'avoir vu de tes yeux tu gagnes sans
crainte les nefs des Danaens aux prompts coursiers. Si
Zeus à la grande voix te refuse son messager, ce n'est
certes pas moi qui t'engagerai et te pousserai à aller aux
nefs achéennes, quelque désir que tu en aies. »
Priam pareil aux dieux, en réponse, lui dit :
« Femme, si telle est ton envie, je n'ai garde de te dire
non. Certes il est bon de tendre les mains vers Zeus, et de
voir s'il veut bien nous prendre en pitié. »
Ainsi dit le vieillard, et il presse l'esclave intendante de
lui verser l'eau pure sur les mains. L'esclave s'approche,
ayant dans les mains le bassin et l'aiguière. Dès qu'il s'est
lavé, il reçoit la coupe des mains de sa femme. Alors,
debout au milieu de l'enclos, il prie et répand le vin, les
yeux levés au ciel; après quoi, prenant la parole, il dit :
« Zeus Père, maître de l'Ida, très glorieux, très grand !
accorde-moi, chez Achille, où je vais, de trouver tendresse
et pitié. Envoie-moi ton oiseau, rapide messager, l'oiseau
qui t'est cher entre tous et qui a la force suprême : qu'il se
montre à notre droite, afin qu'après l'avoir vu de mes
yeux, je gagne sans crainte les nefs des Danaens aux
prompts coursiers! »
Il dit; le prudent Zeus entend sa prière : vite, il lance
son aigle, le plus sûr des oiseaux, le chasseur sombre
qu'on appelle le Noir. Aussi large est la porte munie de
bons verrous qui s'ouvre sur la haute chambre d'un
homme opulent, aussi large est son envergure. Il apparaît
490 Iliade, XXIV, 320-356
sur la droite, s'élançant au-dessus de la ville, et, à le voir,
tous ont grand-joie, et en eux le coeur se fond.
Le vieillard monte donc en hâte sur son char, puis il
pousse à travers le vestibule et le porche sonore. Devant,
tirant le chariot à quatre roues, sont les mules que mène le
sage Idée. Derrière, vient l'attelage que le vieillard conduit
et excite du fouet, afin qu'il traverse vivement la ville.
Tous ses proches le suivent et pleurent sur lui sans fin,
comme s'il marchait à la mort. Mais, lorsqu'ils sont
descendus de la ville et arrivés dans la plaine, tous, fils et
gendres, font demi-tour et s'en reviennent à Ilion. Seuls,
les deux voyageurs se laissent voir dans la plaine; et ils
n'échappent pas au regard de Zeus à la grande voix. A la
vue du vieillard, il est pris de pitié. Vite, il tourne les yeux
vers son fils Hermès et lui dit :
« Hermès, tu aimes entre tous servir de compagnon à
un mortel; tu écoutes celui qui te plaît. Va donc, mène
Priam aux nefs creuses des Achéens, de façon que nul ne
le voie ni ne l'aperçoive de tous les autres Danaens, avant
qu'il parvienne au fils de Pélée. »
Il dit; le Messager, Tueur d'Argos, n'a garde de dire
non. A ses pieds aussitôt il attache ses belles sandales,
divines, toutes d'or, qui le portent sur la mer et sur la
terre infinie avec les souffles du vent. Il saisit la baguette
au moyen de laquelle il charme à son gré les yeux des
mortels ou réveille ceux qui dorment. Sa baguette en
main, il prend son essor, le puissant Tueur d'Argos, et
vite il arrive en Troade, à l'Hellespont. Il se met alors en
marche, sous l'aspect d'un jeune prince, chez qui com-
mence à percer la moustache, et dont l'âge entre tous est
charmant.
Pendant ce temps, les voyageurs ont dépassé le grand
tombeau d'Ilos. Ils arrêtent au fleuve mules et chevaux,
pour les faire boire. L'ombre déjà est tombée sur la terre.
A ce moment, le héraut tout près de lui voit et distingue
Hermès. Lors, prenant la parole, il dit à Priam :
e. Attention, fils de Dardanos! il s'agit ici de montrer
une âme prudente. Je vois là un homme; bientôt, je crois,
il va nous mettre en pièces. Allons! fuyons sur notre char,
Iliade, XXIV, 356-390 491
ou bien allons embrasser ses genoux et supplions-le, pour
voir s'il voudra nous prendre en pitié. »
Il dit, et l'âme du vieillard est bouleversée; il a
terriblement peur. Son poil se dresse sur ses membres
tordus; il s'arrête, saisi d'effroi. Mais le dieu Bienfaisant,
de lui-même, s'approche, prend sa vieille main et,
s'adressant à lui, demande :
« Où conduis-tu ainsi, père, tes chevaux et tes mules, à
travers la nuit sainte, à l'heure où dorment tous les autres
mortels? N'as-tu pas peur non plus de ces Achéens qui
respirent la fureur? Ce sont tes ennemis, ennemis
acharnés, et ils sont là, tout près. Si l'un d'eux t'aperçoit à
travers la rapide nuit noire, porteur de tant de richesses,
quel plan imagineras-tu? Tu n'es pas jeune, et c'est un
vieux qui t'accompagne : comment donc repousser
l'homme qui t'aura pris à partie le premier? Mais je ne
veux pas, moi, te faire de mal : je te défendrais plutôt
contre un autre. En toi je retrouve les traits de mon père. »
Le vieux Priam pareil aux dieux répond :
« Oui, il en est, mon fils, tout comme tu dis. Mais sans
doute une fois encore un dieu étend son bras sur moi,
puisqu'il met sur ma route un passant comme toi de si
bon augure, tel que je te vois, là, avec ta taille, ta beauté
enviable, ton esprit avisé, et fils sans doute de parents
fortunés. »
Le Messager, Tueur d'Argos, répond :
« Tout ce que tu dis là, vieillard, est fort bien dit.
Allons ! réponds-moi donc, et parle sans détours : envoies-
tu chez des étrangers un ample et précieux trésor, que tu
voudrais garder intact? ou bien quittez-vous, tous, dès
cette heure, la sainte Ilion, parce que la terreur vous a
pris? C'est le plus vaillant des hommes qui est mort avec
ton fils. Au combat, il n'était en rien inférieur aux
Achéens. »
Le vieux Priam pareil aux dieux répond :
« Qui es-tu, noble enfant? de quels parents sors-tu?
Comme tu parles de la façon qu'il faut du sort qu'a subi
mon malheureux fils ! »
Le Messager, Tueur d'Argos, à son tour réplique :
« Tu veux m'éprouver, vieillard, en m'interrogeant au
492 Iliade, XXIV, 390-427
sujet du divin Hector. Que de fois l'ai-je vu, de mes yeux,
dans la bataille où l'homme acquiert la gloire, et lorsque,
près des nefs, il repoussait, il massacrait les Argiens, les
taillant en pièces de son glaive aigu! Nous restions là,
immobiles, curieux de l'événement : Achille nous avait
interdit le combat, dans son dépit contre l'Atride. Or, je
suis son écuyer. La même nef bien construite nous a
menés ici tous deux. Je fais partie des Myrmidons; mon
père est Polyctor. Il est riche, mais vieux comme tu l'es
toi-même. Il a six autres fils; je suis, moi, le septième.
Avec eux, j'ai secoué les sorts et me suis vu ainsi désigné
pour suivre l'armée. Je viens à l'instant de quitter les nefs,
pour me rendre dans la plaine. Dès l'aube, les Achéens
aux yeux vifs engageront la lutte autour de ta ville. Ils
s'irritent à rester inactifs, et les rois des Achéens ne les
peuvent retenir, tant ils brûlent de se battre. »
Le vieux Priam pareil aux dieux répond :
« Si tu es l'écuyer d'Achille, le fils de Pélée, dis-moi
alors toute la vérité : mon fils se trouve-t-il toujours près
des nefs? ou Achille déjà l'a-t-il découpé membre à
membre et donné en pâture aux chiens?
Le Messager, Tueur d'Argos, à son tour réplique :
« Non, vieillard, les chiens ni les oiseaux ne l'ont point
dévoré; il est toujours près de la nef d'Achille, tel quel,
dans sa baraque. Voici la douzième aurore qu'il est là,
étendu à terre, et sa chair ne se corrompt pas; ni les vers
ne l'attaquent, ces vers qui dévorent les mortels tués au
combat. Sans doute, Achille, chaque jour, le traîne
brutalement tout autour de la tombe de son ami, à l'heure
où paraît l'aube divine : il ne l'abîme pas pour cela. Tu
l'approcherais, tu verrais toi-même comme il est là, tout
frais, le sang qui le couvrait lavé, sans aucune souillure,
toutes ses blessures fermées, toutes celles qu'il a reçues —
et combien de guerriers ont poussé leur bronze sur lui !
C'est ainsi que les dieux bienheureux veillent sur ton fils,
même mort. Il faut qu'il soit cher à leur coeur. »
Il dit, et le vieux a grand-joie, et réplique :
« Ah! mon enfant, qu'il est utile de faire aux Immortels
les offrandes qui leur reviennent ! Mon fils — si vraiment
j'eus un fils — jamais, dans son palais, n'oubliait les dieux,
Iliade, XXIV, 427-464 493
maîtres de l'Olympe. Aussi se sont-ils souvenus de lui,
même venue la mort fatale. Tiens, agrée de moi cette belle
coupe et en échange protège-moi, conduis-moi, avec la
faveur des dieux : il faut que j'atteigne la baraque du fils
de Pélée. »
Le Messager, Tueur d'Argos, à son tour lui dit :
« Tu veux m'éprouver, vieillard, parce que je suis
jeune. Aussi bien ne t'écouterai-je pas, si tu m'invites à
accepter des présents à l'insu d'Achille. J'aurais trop peur
— et trop de scrupule — en mon âme à le dépouiller : il
pourrait bien m'en coûter cher plus tard. Mais je suis prêt
à te servir de guide, avec zèle, et jusqu'à l'illustre Argos,
aussi bien à bord d'une nef rapide, qu'en t'accompagnant
à pied. Nul n'aurait tel mépris de ton guide qu'il osât
t'attaquer. »
Ainsi dit le dieu bienfaisant et, sautant dans le char à
chevaux, vite il prend en main le fouet et les rênes, en
même temps qu'aux chevaux et aux mules il insuffle une
noble ardeur. Ils arrivent ainsi au mur et au fossé qui
protègent les nefs. Les gardes déjà s'occupent du repas du
soir. Sur tous, le Messager, Tueur d'Argos, verse alors le
sommeil. Sans tarder, il ouvre la porte, en écartant les
barres, et il fait entrer Priam, avec les splendides présents
que porte le chariot. Ils atteignent ainsi la baraque du
Péléide, la haute baraque que les Myrmidons ont bâtie à
leur maître, en taillant des poutres en sapin. Ils ont mis
par-dessus une toiture de roseaux ramassés dans la plaine
humide. Tout autour, ils ont pour leur maître fait une
grande cour garnie de pieux serrés. Une seule barre en
sapin tient la porte — verrou gigantesque, qu'il faut trois
Achéens pour mettre en place, trois pour enlever, tandis
qu'Achille, lui, le met en place, seul. Hermès Bienfaisant
ouvre au vieillard; il fait entrer les glorieux présents
destinés au rapide fils de Pélée, puis il saute du char à
terre et dit :
« Vieillard, c'est un dieu immortel qui est venu à toi : je
suis Hermès. Mon père lui-même m'a placé près de toi,
pour te servir de guide. Mais je vais repartir; je ne
m'offrirai pas aux regards d'Achille : on trouverait mau-
vais qu'un dieu immortel montrât à des mortels faveur si
494 Iliade, XXIV, 464-504
manifeste. Entre, toi, et saisis les genoux du fils de Pélée,
et supplie-le, au nom de son père, de sa mère aux beaux
cheveux, de son fils, si tu veux émouvoir son coeur. »
Ayant ainsi parlé, Hermès s'en retourne vers •le haut
Olympe, cependant que Priam saute du char à terre. Il
laisse là Idée, qui demeure à garder les chevaux et les
mules. Le vieillard, lui, va droit à la maison, à l'endroit où
se trouve être assis Achille cher à Zeus. Il l'y trouve, et
seul : ses compagnons sont assis à l'écart; deux d'entre eux
seulement, le héros Automédon et Alcime, rejeton d'Arès,
s'empressent à ses côtés. Il achève à l'instant de manger et
de boire : sa table est toujours devant lui. Aucun ne voit
entrer le grand Priam. Il s'arrête près d'Achille, il lui
embrasse les genoux, il lui baise les mains — ces mains
terribles, meurtrières, qui lui ont tué tant de fils! Ainsi,
quand une lourde erreur a fait sa proie d'un mortel et
qu'après être devenu un meurtrier dans son pays, il arrive
en terre étrangère, au logis d'un homme opulent, la
stupeur saisit tous ceux qui le voient. Même stupeur saisit
Achille à voir Priam semblable aux dieux; même stupeur
prend les autres : tous échangent des regards. Et Priam
supplie Achille en disant :
<4 Souviens-toi de ton père, Achille pareil aux dieux. Il a
mon âge, il est, tout comme moi, au seuil maudit de la
vieillesse. Des voisins l'entourent, qui le tourmentent sans
doute, et personne près de lui, pour écarter le malheur, la
détresse ! Mais il a, du moins, lui, cette joie au coeur, qu'on
lui parle de toi comme d'un vivant, et il compte chaque
jour voir revenir son fils de Troie. Mon malheur, à moi,
est complet. J'ai donné le jour à des fils, qui étaient des
braves, dans la vaste Troie : et je songe que d'eux aucun
ne m'est resté. Ils étaient cinquante, le jour où sont venus
les fils des Achéens; dix-neuf sortaient du même sein, le
reste m'était né d'autres femmes en mon palais. La
plupart ont eu les genoux rompus par l'ardent Arès. Le
seul qui me restait, pour protéger la ville et ses habitants,
tu me l'as tué hier, défendant son pays — Hector. C'est
pour lui que je viens aux nefs des Achéens, pour te le
racheter. Je t'apporte une immense rançon. Va, respecte
les dieux, Achille, et, songeant à ton père, prends pitié de
Iliade, XXIV, 504-540 495
moi. Plus que lui encore, j'ai droit à la pitié; j'ai osé, moi,
ce que jamais encore n'a osé mortel ici-bas : j'ai porté à
mes lèvres les mains de l'homme qui m'a tué mes
enfants. »
Il dit, et chez Achille il fait naître un désir de pleurer
sur son père. Il prend la main du vieux et doucement
l'écarte. Tous les deux se souviennent : l'un pleure
longuement sur Hector meurtrier, tapi aux pieds
d'Achille; Achille cependant pleure sur son père, sur
Patrocle aussi par moments; et leurs plaintes s'élèvent à
travers la demeure. Mais le moment vient où le divin
Achille a satisfait son besoin de sanglots; le désir en quitte
son coeur et ses membres à la fois. Brusquement, de son
siège il se lève, il prend la main du vieillard, il le met
debout : il s'apitoie sur ce front blanc, sur cette barbe
blanche. Puis prenant la parole, il dit ces mots ailés :
« Malheureux ! que de peines auras-tu endurées dans
ton coeur ! Comment donc as-tu osé venir, seul, aux nefs
achéennes, pour m'affronter, moi, l'homme qui t'a tué
tant de si vaillants fils ? vraiment ton coeur est de fer.
Allons! viens, prends place sur un siège; laissons dormir
nos douleurs dans nos âmes, quel que soit notre chagrin.
On ne gagne rien aux plaintes qui glacent les coeurs,
puisque tel est le sort que les dieux ont filé aux pauvres
mortels : vivre dans le chagrin, tandis qu'ils demeurent,
eux, exempts de tout souci. Deux jarres sont plantées dans
le sol de Zeus : l'une enferme les maux, l'autre, les biens,
dont il nous fait présent. Celui pour qui Zeus Tonnant fait
un mélange de ses dons rencontrera aujourd'hui le mal-
heur, et demain le bonheur. Mais de celui à qui il
n'octroie que misères, il fait un être qu'on méprise : une
faim dévorante le poursuit à travers la terre immense; il
erre, méprisé des hommes et des dieux. C'est ainsi qu'à
Pélée les dieux ont octroyé de splendides présents, cela dès
sa naissance. Il surpassait tous les autres humains en
bonheur, en richesses; il commandait aux Myrmidons;
mortel, il avait vu le Ciel lui accorder une déesse pour
épouse. Mais, à lui aussi, les dieux ont infligé ensuite le
malheur : il n'a point dans son palais donné le jour à des
enfants faits pour régner. Il n'y a engendré qu'un fils,
496 Iliade, XXIV, 540-574
voué à mourir avant l'heure. Et je ne suis pas là pour
soigner sa vieillesse : bien loin de ma patrie, je demeure en
Troade à te désoler, toi et tes enfants! Et toi-même,
vieillard, ne le savons-nous pas? tu fus heureux naguère.
Dans tout le pays que limitent, du côté de la mer, Lesbos,
séjour de Macar, et, plus loin, la Phrygie et l'immense
Hellespont, tu l'emportais sur tous par ta richesse et tes
enfants : et voici que les fils de Ciel ont sur toi amené le
malheur ! Partout, autour de ta ville, des batailles, des
tueries! Va, endure ton sort, ne te lamente pas sans répit
en ton âme. Tu ne gagneras rien à pleurer sur ton fils; tu
risques, au lieu de le ressusciter, de t'attirer quelque
nouveau malheur. »
Le vieux Priam pareil aux dieux répond :
« Non, ne me fais pas asseoir sur un siège, nourrisson
de Zeus, quand Hector est toujours, sans que nul s'en
soucie, étendu là, dans ta baraque. Ah! plutôt, rends-le-
moi sans délai, qu'enfin je le voie de mes yeux, et pour ce,
agrée la large rançon que nous t'apportons. Puisses-tu en
jouir et rentrer dans ta patrie, pour m'avoir d'emblée
laissé vivre et voir l'éclat du soleil! »
Achille aux pieds rapides sur lui lève un oeil sombre et
dit :
« Ne m'irrite plus maintenant, vieillard. Je songe moi-
même à te rendre Hector : une messagère de Zeus est déjà
venue à moi, la mère à qui je dois la vie, la fille du Vieux
de la mer. Et ma raison, Priam, me fait assez comprendre
— je ne m'y trompe pas — que c'est un dieu qui t'a
conduit toi-même aux nefs rapides des Achéens. Nul
mortel, même en pleine force, sans cela n'oserait venir
dans notre camp; nul n'échapperait à nos gardes; nul ne
saurait déplacer aisément la barre de ma porte. Ne
provoque donc pas mon courroux davantage, quand je suis
dans le deuil. Sans quoi, vieillard, je pourrais bien ne pas
t'épargner dans ma baraque, tout suppliant que tu es, et
violer l'ordre de Zeus. »
Il dit, et le vieux, à sa voix, prend peur et obéit.
Cependant le fils de Pélée bondit, comme un lion, hors de
son logis. Il n'est pas seul; deux écuyers l'accompagnent,
le héros Automédon et Alcime, qu'il chérit entre tous les
Iliade, XXIV, 575-613 497
siens après Patrocle mort. Ils détellent du joug les chevaux
et les mules; ils font entrer le héraut, le bon crieur du
vieillard, et l'installent sur un siège. Du chariot aux
bonnes roues ils enlèvent l'immense rançon prévue pour la
tête d'Hector. Ils laissent toutefois deux pièces de lin, ainsi
qu'une tunique bien tissée : Achille en veut envelopper le
mort, au moment où il le rendra, pour qu'on le ramène
chez lui. Il appelle les captives, il leur donne ordre de le
laver et de l'oindre. Mais d'abord il l'emporte à l'écart : il
ne faut pas que Priam voie son fils; dans son coeur affligé,
il pourrait ne plus dominer sa colère, à la vue de son
enfant, et Achille en son âme pourrait alors s'irriter et le
tuer, violant ainsi l'ordre de Zeus. Lorsque les captives
l'ont lavé et oint d'huile, qu'elles l'ont enveloppé, en plus
de la tunique, d'une belle pièce de lin, Achille en personne
le soulève et le dépose sur un lit, que ses camarades
ensuite portent sur le chariot poli. Et Achille sanglote; il
invoque son ami :
« Ne sois pas fâché contre moi, Patrocle, si, au fond de
l'Hadès, tu apprends que j'ai rendu le divin Hector à son
père, qui m'en a offert une honorable rançon. De celle-là,
à toi aussi, je te donnerai la part qui convient.
Ainsi dit le divin Achille et, revenant à sa baraque, il
s'assied sur le siège artistement ouvré, contre le mur de
fond, d'où il s'était levé, et il dit à Priam :
Ton fils t'est rendu, vieillard, ainsi que tu le
demandes. Il est étendu sur un lit. Quand luira l'aube, tu
le verras, en l'emmenant. A cette heure, songeons au repas
du soir. Niobé elle-même, Niobé aux beaux cheveux a
songé à manger, elle qui, en sa maison, avait vu périr
douze enfants, six filles, six fils en pleine jeunesse. Les fils,
c'est Apollon qui les lui tua de son arc d'argent, courroucé
contre Niobé; les filles, c'est Artémis la Sagittaire, parce
que Niobé se prétendait l'égale de Létô la jolie : Létô,
disait-elle, avait eu deux enfants : elle en avait, elle, une
multitude! Ces deux-là cependant les lui tuèrent tous ! Et,
pendant neuf jours, ils gisaient à terre, sanglants, personne
n'étant là pour les ensevelir : le fils de Cronos avait changé
les gens en pierre. Ce furent les dieux, fils de Ciel, qui, le
dixième jour, les ensevelirent eux-mêmes. Et Niobé alors
498 Iliade, XXIV, 613-648
songea à manger : elle avait assez de pleurer. Et mainte-
nant, dans les rochers, au milieu des pics solitaires, sur le
Sipyle, où l'on dit que gîtent les nymphes divines qui
s'ébattent aux bords de l'Achélôos, muée en pierre par le
vouloir des dieux, Niobé rumine ses chagrins. Eh bien!
nous aussi, ô divin vieillard, songeons à manger; tu
pourras plus tard pleurer ton enfant, une fois que tu
l'auras ramené à Ilion. Il te vaudra assez de pleurs ! »
Ainsi dit le rapide Achille. Vivement, il se lève, il égorge
une brebis blanche. Ses compagnons la dépouillent, la
parent suivant les règles. On la débite en morceaux
savamment; on enfile ensuite ceux-ci sur des broches; on
les rôtit avec grand soin; on les tire enfui tous du feu. Et
tandis qu'Automédon, prenant le pain, le répartit sur la
table, avec de belles corbeilles, Achille partage la viande.
Lors, vers les parts de choix préparées et servies, ils
tendent, tous, les mains. Et, lorsqu'ils ont chassé la soif et
l'appétit, le fils de Dardanos, Priam, admire Achille : qu'il
est grand et beau! à le voir, on dirait un dieu. De son côté,
Achille admire Priam, fils de Dardanos; il contemple son
noble aspect, il écoute sa voix. Puis, quand ils se sont
longuement complu à se regarder, le vieux Priam pareil
aux dieux, le premier, prend la parole :
Donne-moi maintenant un lit au plus tôt, nourrisson
de Zeus, afin qu'endormis, nous goûtions vite, tous deux,
le charme d'un doux sommeil. Mes paupières sur mes
yeux ne se sont pas encore closes depuis le jour où mon
fils a perdu la vie sous ton bras. Sans cesse je gémis et
rumine mille chagrins; je me roule dans la fange au milieu
de l'enclos de ma cour. Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai
pris quelque nourriture et laissé passer à travers ma gorge
un vin aux sombres feux : jusque-là, je n'avais goûté à
rien. »
Il dit, et Achille aussitôt ordonne à ses compagnons
ainsi qu'aux captives de mettre un lit sous le porche, d'y
déposer de belles couvertures de pourpre, d'étendre des
tapis dessus et de mettre sur le tout des manteaux de
haute laine dont on puisse s'envelopper. Les captives
sortent de la salle, une torche dans les mains, et, en hâte,
Iliade, XXIV, 648-684 499
s'emploient à étendre deux lits. Et Achille aux pieds
rapides, d'un ton railleur, dit à Priam :
« Tu coucheras dehors, cher vieillard. J'ai peur qu'ici ne
vienne un de ces Achéens qui ont voix au Conseil et qui,
chez moi, sans cesse entrent s'asseoir et consulter, ainsi
qu'il est normal. S'il t'apercevait à travers la rapide nuit
noire, il irait aussitôt le dire à Agamemnon, pasteur
d'hommes, et ce serait un retard pour la délivrance du
mort. Mais, voyons, réponds-moi, dis-moi tout franche-
ment : combien de jours désires-tu pour les funérailles du
divin Hector ? Je veux, tout ce temps-là, rester tranquille
et retenir l'armée. »
Le vieux Priam pareil aux dieux répond :
« Si tu consens que j'achève les funérailles du divin
Hector, tu m'obligerais, Achille, en faisant ainsi. Tu sais
que nous sommes bloqués dans la ville, et que le bois est
loin, à amener de la montagne, et que les Troyens ont
grand-peur. Il nous faudrait neuf jours pour le pleurer
dans le palais, le dixième jour, nous l'ensevelirions; après
quoi, notre peuple s'assiérait au banquet funèbre. Au
onzième jour, nous élèverions sur lui un tombeau. Le
douzième, nous serions prêts à nous battre, s'il le faut. »
Le divin Achille aux pieds infatigables alors lui répond :
« Il en sera fait comme tu le demandes, vieux Priam : je
suspendrai la bataille aussi longtemps que tu m'en pries. »
Cela dit, il prend au poignet la main du vieillard, afin
que celui-ci n'ait plus peur en son âme. Bientôt, dans le
vestibule, dorment, sans bouger, Priam et son héraut, qui
n'ont au coeur que de sages pensers. Achille dort tout au
fond de sa baraque solide, où la jolie Briséis vient de
s'étendre à ses côtés.
Dieux et hommes aux bons chars de guerre ainsi
dorment toute la nuit; ils cèdent à un mol assoupissement.
Seul, Hermès Bienfaisant n'est pas la proie du sommeil.
En son coeur il médite : comment conduira-t-il le roi
Priam loin des nefs, en échappant aux yeux des gardes
sacrés? Il se dresse donc au-dessus du front de Priam et
dit :
« Vieillard, le danger ne t'inquiète guère, à voir com-
ment tu dors au milieu d'ennemis, depuis qu'Achille t'a
500 Iliade, XXIV, 684-720
fait grâce. Tu as, à cette heure, racheté ton fils, et tu l'as
payé assez cher. Mais, toi-même, qu'on te prenne vivant,
et c'est une rançon au moins trois fois plus forte
qu'auraient à payer ceux de tes fils restés derrière toi, si
l'Atride Agamemnon savait seulement la chose, et si tous
les Achéens l'apprenaient. »
Il dit, le vieux prend peur, et il fait lever son héraut.
Hermès leur attelle leurs chevaux et leurs mules; en hâte,
il les conduit lui-même à travers le camp, et personne ne
les reconnaît.
Dès qu'ils ont atteint le gué du beau fleuve, du Xanthe
tourbillonnant, dont le père est Zeus immortel, Hermès
s'en retourne vers le haut Olympe, et, tandis qu'Aurore en
robe de safran s'épand sur toute la terre, ils dirigent leurs
chevaux vers la ville, en gémissant, en sanglotant; les
mules, elles, portent le corps. Nul homme, nulle femme à
la belle ceinture alors ne les reconnaît — sauf une,
Cassandre, pareille à l'Aphrodite d'or. Elle est montée à
l'acropole; elle aperçoit son père, debout sur son char, et
le héraut, le bon crieur de la cité, et Hector, étendu sur le
lit que portent les mules. Elle gémit et clame par toute la
ville :
« Venez, Troyens, Troyennes, venez voir Hector.
Venez, si vous avez jamais été joyeux de le voir rentrer
vivant du combat, lui qui fut la grande joie de sa cité, de
tout son peuple. »
Elle dit, et dès lors il n'est plus homme ni femme qui
reste dans la ville : une douleur intolérable a pénétré tous
les Troyens. Ils rencontrent près des portes celui qui
ramène le corps. L'épouse et la digne mère sont là, les
premières; elles s'arrachent les cheveux, elles se jettent sur
le chariot aux bonnes roues, elles touchent la tête du mort.
Une foule en pleurs les entoure. Alors, toute la journée et
jusqu'au coucher du soleil, ils eussent là pleuré Hector et
sangloté devant les portes, si, du haut de son char, le
vieillard n'eût dit aux gens :
« Laissez-moi donc passer les mules. Vous aurez loisir
de pleurer, quand je l'aurai ramené dans sa maison. »
Il dit; tous s'écartent et font place au chariot. Ils
ramènent Hector dans sa noble demeure, ils l'y déposent
Iliade, XXIV, 720-753 501
sur un lit ajouré. A ses côtés, ils placent des chanteurs,
chanteurs experts à entonner le thrène, qu'ils chantent
eux-mêmes en accents plaintifs, tandis que les femmes
leur répondent par des sanglots. Puis c'est Andromaque
aux bras blancs qui, aux femmes, à son tour, donne le
signal des plaintes funèbres. Elle tient entre ses mains la
tête d'Hector meurtrier :
Époux, tu quittes la vie et péris bien jeune, me laissant
veuve en ta maison. Et il est bien petit encore, le fils que
toi et moi, nous avons mis au monde, malheureux que
nous sommes! et je doute qu'il atteigne à l'adolescence :
notre ville sera bien avant détruite de fond en comble,
maintenant que tu es mort, toi, son défenseur, toi qui la
protégeais, qui lui gardais ses nobles épouses, ses jeunes
enfants. Bientôt elles seront emmenées sur les nefs
creuses, et moi avec elles. Et toi aussi, mon petit, ou bien
tu me suivras pour vaquer avec moi à des corvées serviles
et peiner sous les yeux d'un maître inclément, ou bien
quelque Achéen, te prenant par la main, t'ira — horrible
fin! — précipiter du haut de nos remparts, en haine
d'Hector, qui lui aura tué un frère, un père, un fils — il
est tant d'Achéens qui, sous les coups d'Hector, ont
mordu la terre immense! Ah! il n'était pas tendre ton
père, au cours de l'affreuse bataille! Et c'est pourquoi nos
gens le pleurent par la ville — tandis qu'à tes parents,
Hector, tu auras coûté des sanglots et un deuil abomi-
nables, tandis qu'à moi surtout rien ne restera plus que
d'affreuses douleurs. Tu n'auras pas de ton lit tendu vers
moi tes bras mourants! tu ne m'auras pas dit un mot
chargé de sens, que je puisse me rappeler, jour et nuit, en
versant des larmes! »
Ainsi dit-elle, pleurante, et les femmes lui répondent
par des sanglots. Et Hécube à son tour donne le signal
d'une longue plainte :
Hector, toi, de tous mes enfants le plus cher, de
beaucoup, à mon coeur! vivant, je le sais, tu étais chéri des
dieux : même venue la mort fatale, ils s'inquiètent encore
de toi. Tous mes autres enfants, Achille aux pieds rapides,
quand ils les avait pris, les allait vendre ensuite au-delà de
la mer immense, à Samos, à Imbros, à Lemnos la
502 Iliade, XXIV, 753-786
Fumante. Pour toi, une fois qu'il t'eut pris la vie de son
bronze au long tranchant, il t'a cent fois traîné autour de la
tombe de Patrocle, son ami — celui que tu lui as tué et
qu'il n'a pas ressuscité pour autant. Et te voilà là
aujourd'hui, étendu dans ta maison, le teint frais, comme si
la vie venait seulement de t'abandonner, pareil à ceux
qu'Apollon à l'arc d'argent est venu frapper de ses douces
flèches! »
Ainsi dit-elle, pleurante, et elle provoque des plaintes
sans fin. La troisième, à son tour, Hélène donne le signal
des plaintes :
« Hector, de tous mes beaux-frères tu étais, de beau-
coup, le plus cher à mon coeur. Je n'oublie pas que mon
époux est Alexandre pareil aux dieux, qui m'a emmenée à
Troie — que ne suis-je pas morte avant! Voici vingt ans
déjà que je suis partie de là-bas et que j'ai quitté mon
pays, et de toi jamais je n'entendis mot méchant ni amer.
Au contraire, si quelque autre dans le palais me critiquait,
de mes beaux-frères ou de leurs soeurs, ou de leurs
femmes aux beaux voiles, ou encore ma belle-mère —
mon beau-père, lui, était envers moi aussi doux qu'un
père — c'était toi qui les retenais, les persuadant par tes
avis, ta douceur, tes mots apaisants. Je pleure donc sur
moi, malheureuse, autant que sur toi, d'un coeur désolé.
Nul désormais dans la vaste Troade qui me témoigne
quelque douceur et amitié : tous n'ont pour moi que de
l'horreur. »
Ainsi dit-elle, pleurante; et la foule immense gémit.
Lors le vieux Priam tient aux gens ce langage :
« Vous allez maintenant, Troyens, amener du bois dans
la ville. Et ne craignez pas dans vos coeurs quelque habile
aguet dû aux Argiens. En me congédiant des nefs noires,
Achille m'a donné avis qu'il ne nous ferait aucun mal,
avant que revienne la douzième aurore. »
Il dit, et aux chariots ils attellent des boeufs, des mules;
puis, sans retard, ils s'assemblent devant la ville. Pendant
neuf jours, ils amènent du bois en masse. Mais quand,
pour la dixième fois, l'aurore apparaît, qui brille aux yeux
des mortels, ils procèdent au convoi de l'intrépide Hector,
Iliade, XXIV, 786-804 503
en versant des pleurs. Au sommet du bûcher ils déposent
le mort; ils y mettent le feu.
Et quand, au matin, paraît Aurore aux doigts de rose, le
peuple s'assemble autour du bûcher de l'illustre Hector.
Lors donc qu'ils sont tous là, formés en assemblée, avec
du vin aux sombres feux, ils commencent par éteindre le
bûcher, partout où a régné la fougue de la flamme. Puis
frères et amis recueillent les blancs ossements. Tous
pleurent, et ce sont de grosses larmes qui alors inondent
leurs joues. Ils prennent ces ossements, les déposent dans
un coffret d'or, qu'ils cachent ensuite sous de molles pièces
de pourpre. Après quoi, sans retard, ils les mettent au
fond d'une fosse, et, par-dessus, étendent un lit serré de
larges pierres. En grand-hâte, ils répandent la terre d'un
tombeau et, tout autour, placent des gardes, de crainte
que les Achéens aux bonnes jambières n'y donnent assaut
auparavant. Et quand la terre répandue a formé un
tombeau, ils retournent en ville, où, rassemblés comme il
convient, ils s'assoient à un banquet glorieux dans la
demeure de Priam, leur roi issu de Zeus.
C'est ainsi qu'ils célèbrent les funérailles d'Hector,
dompteur de cavales.
TABLE

L'Iliade sans travesti », préface de Pierre Vidal-Naquet.

ILIADE
Chant I 35
Chant II 53
Chant III 79
Chant IV 93
Chant V 109
Chant VI 135
Chant VII 151
Chant VIII 165
Chant IX 183
Chant X 205
Chant XI 223
Chant XII 249
Chant XIII 263
Chant XIV 287
Chant XV 303
Chant XVI 325
Chant XVII 351
Chant XVIII 373
Chant XIX 391
Chant XX 405
Chant XXI 421
Chant XXII 439
Chant XXIII 455
Chant XXIV 481
Impression Mailly-Imprimeur
à Malesherbes, le 7 février 2008
Dépôt légal : février 2008
1" dépôt légal dans la collection : décembre 1975.
N° d'imprimeur : 135393
ISBN 978-2-07-036700-9 / Imprimé en France.

156367
Homère
Iliade
Traduction de Paul Mazon

« Le seul auteur du monde qui n'ait jamais soûlé ni dégoûté les


hommes », écrivait Montaigne à propos d'Homère. Et Péguy :
« C'est le plus grand. C'est le patron. C'est le père. Il est le
maître de tout. » Lire ou relire l'Iliade, c'est pénétrer au coeur
des mythes qui ont formé l'imagination de l'Occident, consti-
tué son code moral, ouvert ses yeux à la beauté des femmes, à
la noblesse des passions, au prix de l'honneur et de la vie. La
vaillance y donne la main à l'amour, le rire à la douleur, aux
larmes d'Andromaque, aux cris qui accompagnent la mort des
héros. À travers le personnage d'Achille, c'est tout le parfum
sauvage des cultures primitives que le livre nous restitue, mais
voici Hector et avec lui commence l'humanité moderne.

Un commentaire de cette oeuvre,


assorti de nombreux documents
et témoignages, est disponible
dans la collection « Foliothèque », n° 137.

Détail d'une coupe attique.


British Museum, Londres.
Photo © Erich Lessing-Magnum.
9 782070 367009

Texte intégral
classique ISBN 978-2-07-036700-9 A 36700 * catégorie F9

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