Présentation de Sacher-Masoch Le Froid Et Le Cruel by Deleuze, Gilles
Présentation de Sacher-Masoch Le Froid Et Le Cruel by Deleuze, Gilles
Présentation de Sacher-Masoch Le Froid Et Le Cruel by Deleuze, Gilles
DELEUZE
Présentation
de Sacher-Masoch
Le froid et le cruel
LES ÉDITIONS DE MINUIT
© 1967/2007 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l’édition papier
© 2014 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique
www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707331144
Photo : Hélène Bamberger.
Avant-propos
*
* *
La Vénus à la fourrure, Venus im Pelz (1870), est un des plus célèbres romans de
Masoch. Il fait partie du premier volume du Legs de Caïn, concernant l’amour. Une
traduction, par l’économiste R. Ledos de Beaufort, parut simultanément en français et en
anglais (1902). Mais fort inexacte. Nous avons présenté une nouvelle traduction,
d’Aude Willm en y joignant trois appendices : l’un où Masoch expose sa conception
2
1. Une partie des Contes galiciens a été récemment rééditée par le Club français du Livre (1963).
DOSTOÏEVSKI,
Humiliés et Offensés.
à nous demander si, par rapport à Sade, Masoch ne définit pas une
symptomatologie plus fine, et ne rend pas possible une dissociation de
troubles auparavant confondus. En tout cas, « malades » ou cliniciens, et les
deux à la fois, Sade et Masoch sont aussi de grands anthropologues, à la
manière de ceux qui savent engager dans leur œuvre toute une conception de
l’homme, de la culture et de la nature – de grands artistes, à la manière de
ceux qui savent extraire de nouvelles formes, et créer de nouvelles manières
de sentir et de penser, tout un nouveau langage.
Il est bien vrai que la violence est ce qui ne parle pas, ce qui parle peu, et la
sexualité, ce dont on parle peu, en principe. La pudeur n’est pas liée à un
effroi biologique. Si elle l’était, elle ne se formulerait pas comme elle le fait : je
redoute moins d’être touchée que vue, et vue que parlée. Que signifie alors
cette conjonction de la violence et de la sexualité dans un langage aussi
abondant, aussi provocant que celui de Sade ou de Masoch ? Comment
rendre compte de cette violence qui parle d’érotisme ? Georges Bataille, dans
un texte qui aurait dû frapper de nullité toutes les discussions sur les rapports
du nazisme avec la littérature de Sade, explique que le langage de Sade est
paradoxal parce qu’il est essentiellement celui d’une victime. Il n’y a que les victimes
qui peuvent décrire les tortures, les bourreaux emploient nécessairement le
langage hypocrite de l’ordre et du pouvoir établis : « En règle générale, le
bourreau n’emploie pas le langage d’une violence qu’il exerce au nom d’un
pouvoir établi, mais celui du pouvoir, qui l’excuse apparemment, le justifie et
lui donne une raison d’être élevé. Le violent est porté à se taire et
s’accommode de la tricherie... Ainsi l’attitude de Sade s’oppose-t-elle à celle
du bourreau dont elle est le parfait contraire. Sade en écrivant, refusant la
tricherie, la prêtait à des personnages qui, réellement, n’auraient pu être que
silencieux, mais il se servait d’eux pour adresser à d’autres hommes un
discours paradoxal . » Faut-il en conclure que le langage de Masoch est
2
paradoxal aussi, mais parce que les victimes à leur tour y parlent comme le
bourreau qu’elles sont pour elles-mêmes, avec l’hypocrisie propre au bourreau
?
On appelle littérature pornographique une littérature réduite à quelques
mots d’ordre (fais ceci, cela...), suivis de descriptions obscènes. Violence et
érotisme s’y rejoignent donc, mais d’une façon rudimentaire. Chez Sade et
chez Masoch les mots d’ordre abondent, proférés par le libertin cruel ou par la
femme despote. Les descriptions aussi (bien qu’elles n’aient pas du tout le
même sens ni la même obscénité dans les deux œuvres). Il semble que, pour
Masoch comme pour Sade, le langage prenne toute sa valeur en agissant
directement sur la sensualité. Chez Sade, les Cent Vingt Journées s’organisent
d’après les récits que les libertins se font raconter par des « historiennes » ; et
aucune initiative des héros, du moins en principe, ne doit devancer les récits.
Car le pouvoir des mots culmine quand il commande la répétition des corps,
et « les sensations communiquées par l’organe de l’ouïe sont celles qui flattent
davantage et dont les impressions sont les plus vives ». Chez Masoch, dans sa
vie comme dans son œuvre, il faut que les amours soient déclenchées par des
lettres anonymes ou pseudonymes, et par de petites annonces ; il faut qu’elles
soient réglées par des contrats qui les formalisent, qui les verbalisent ; et les
choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites avant
d’être accomplies. Pourtant, si l’œuvre de Sade et celle de Masoch ne peuvent
passer pour pornographiques, si elles méritent un plus haut nom comme celui
de « pornologie », c’est parce que leur langage érotique ne se laisse pas réduire
aux fonctions élémentaires du commandement et de la description.
On assiste chez Sade au développement le plus étonnant de la faculté
démonstrative. La démonstration comme fonction supérieure du langage
apparaît entre deux scènes décrites, pendant que les libertins se reposent, entre
deux mots d’ordre. On écoute un libertin lire un pamphlet rigoureux,
développer ses théories inépuisables, élaborer une constitution. Ou bien il
consent à parler, à discuter avec sa victime. De tels moments sont fréquents,
notamment dans Justine : chacun de ses bourreaux la prend pour auditrice et
confidente. Mais l’intention de convaincre n’existe qu’en apparence. Le
libertin peut se donner l’air de chercher à convaincre et à persuader ; il peut
même faire œuvre « institutrice », en formant une nouvelle recrue (ainsi, dans
La Philosophie dans le boudoir). En fait, rien n’est plus étranger au sadique qu’une
intention de persuader ou de convaincre, bref une intention pédagogique. Il
s’agit de tout autre chose. Il s’agit de montrer que le raisonnement est lui-
même une violence, qu’il est du côté des violents, avec toute sa rigueur, toute
sa sérénité, tout son calme. Il ne s’agit même pas de montrer à quelqu’un,
mais de démontrer, d’une démonstration qui se confond avec la solitude
parfaite et la toute-puissance du démonstrateur. Il s’agit de démontrer
l’identité de la violence et de la démonstration. Si bien que le raisonnement
n’a pas plus à être partagé par l’auditeur auquel on l’adresse que le plaisir, par
l’objet dans lequel on le prend. Les violences subies par les victimes ne sont
que l’image d’une plus haute violence dont témoigne la démonstration. Parmi
ses complices ou ses victimes, chaque raisonneur raisonne dans le cercle
absolu de sa solitude et de son unicité – même si tous les libertins tiennent le
même raisonnement. A tous égards, nous le verrons, l’« instituteur » sadique
s’oppose à l’« éducateur » masochiste.
Là encore, Bataille dit bien de Sade : « C’est un langage qui désavoue la
relation de celui qui parle avec ceux auxquels il s’adresse. » Mais s’il est vrai
que ce langage est la plus haute réalisation d’une fonction démonstrative dans
le rapport de la violence et de l’érotisme, l’autre aspect – mots d’ordre et
descriptions – prend une nouvelle signification. Il subsiste, mais il baigne dans
l’élément démonstratif, il flotte en lui, il n’existe que par rapport à lui. Les
descriptions, l’attitude des corps, ne jouent plus que le rôle de figures sensibles
illustrant les démonstrations abominables ; et les mots d’ordre, les impératifs
lancés par les libertins sont à leur tour comme des énoncés de problèmes qui
renvoient à la chaîne plus profonde des théorèmes sadiques. « Je l’ai montré
théoriquement, dit Noirceuil, convainquons-nous maintenant par la
pratique... » Il faut donc distinguer deux sortes de facteurs, qui forment un
double langage : le facteur impératif et descriptif, représentant l’élément
personnel, ordonnant et décrivant les violences personnelles du sadique comme
ses goûts particuliers ; mais aussi un plus haut facteur qui désigne l’élément
impersonnel du sadisme, et qui identifie cette violence impersonnelle avec une
Idée de la raison pure, avec une démonstration terrible capable de se
subordonner l’autre élément. Chez Sade apparaît un étrange spinozisme – un
naturalisme et un mécanisme pénétrés d’esprit mathématique. C’est à cet
esprit qu’il faut rapporter cette infinie répétition, ce processus quantitatif
réitéré qui multiplie les figures et additionne les victimes, pour repasser par les
milliers de cercles d’un raisonnement toujours solitaire. Krafft-Ebing, en ce
sens, avait pressenti l’essentiel : « Il y a des cas où l’élément personnel se retire
presque complètement... L’intéressé a des excitations sexuelles en battant des
garçons et des filles, mais quelque chose de purement impersonnel ressort
bien davantage... Tandis que la plupart des individus, en cette catégorie, font
porter le sentiment de puissance sur des personnes déterminées, nous voyons
ici un sadisme prononcé qui se meut, en grande partie, par dessins
géographiques ou mathématiques ... » 3
nous semble en tout cas que le fétiche n’appartient au sadisme que d’une
manière secondaire et déformée : c’est-à-dire dans la mesure où il a rompu
son rapport seul essentiel avec la dénégation et le suspens, pour passer dans un
tout autre contexte, celui du négatif et de la négation, et servir à la
condensation sadique.
En revanche il n’y a pas de masochisme sans fétichisme au sens premier. La
façon dont Masoch définit son idéalisme ou « suprasensualisme » semble à
première vue banale : il ne s’agit pas, dit-il dans La Femme divorcée, de croire le
monde parfait, mais au contraire de « s’attacher des ailes », et de fuir ce monde
dans le rêve. Il ne s’agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais pas
davantage de l’idéaliser ; il s’agit de le dénier, de le suspendre en le déniant,
pour s’ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme. On conteste
le bien-fondé du réel pour faire apparaître un pur fondement idéal : une telle
opération est parfaitement conforme à l’esprit juridique du masochisme. Que
ce processus conduise essentiellement au fétichisme n’est pas étonnant. Les
fétiches principaux de Masoch et de ses héros sont les fourrures, les
chaussures, le fouet lui-même, les casques étranges dont il aimait à affubler les
femmes, les travestis de la Vénus. Dans la scène de La Femme divorcée dont nous
parlions plus haut, on voit apparaître la double dimension du fétiche et la
double suspension qui lui correspond : une partie du sujet connaît la réalité,
mais suspend cette connaissance, tandis que l’autre partie se suspend à l’idéal.
Désir d’observation scientifique, puis contemplation mystique. Bien plus, le
processus de dénégation masochiste va si loin qu’il porte sur le plaisir sexuel
en tant que tel : retardé au maximum, le plaisir est frappé d’une dénégation
qui permet au masochiste, au moment même où il l’éprouve, d’en dénier la
réalité pour s’identifier lui-même à « l’homme nouveau sans sexualité ».
Dans les romans de Masoch, tout culmine dans le suspens. Il n’est pas
exagéré de dire que c’est Masoch qui introduit dans le roman l’art du suspens
comme ressort romanesque à l’état pur : non seulement parce que les rites
masochistes de supplice et de souffrance impliquent de véritables suspensions
physiques (le héros est accroché, crucifié, suspendu). Mais parce que la
femme-bourreau prend des poses figées qui l’identifient à une statue, à un
portrait ou à une photo. Parce qu’elle suspend le geste d’abattre le fouet ou
d’entrouvrir ses fourrures. Parce qu’elle se réfléchit dans un miroir qui arrête
sa pose. Nous verrons que ces scènes « photographiques », ces images
réfléchies et arrêtées, ont la plus grande importance d’un double point de vue,
celui du masochisme en général, celui de l’art de Masoch en particulier. Elles
forment un des apports créateurs de Masoch au roman. C’est aussi dans une
sorte de cascade figée que les mêmes scènes, chez Masoch, sont reprises sur
des plans différents : ainsi dans la Vénus, où la grande scène de la femme-
bourreau est rêvée, jouée, mise en action sérieusement, répartie et déplacée
dans des personnages divers. Le suspens esthétique et dramatique chez
Masoch s’oppose à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu’elle
apparaît chez Sade. Et l’on remarquera en effet que l’art du suspens nous met
toujours du côté de la victime, nous force à nous identifier à la victime, tandis
que l’accumulation et la précipitation dans la répétition nous forcent plutôt à
passer du côté des bourreaux, à nous identifier au bourreau sadique. La
répétition a donc dans le sadisme et dans le masochisme deux formes tout à
fait différentes suivant qu’elle trouve son sens dans l’accélération et la
condensation sadiques, ou dans le « figement » et le suspens masochistes.
Ceci suffit à expliquer l’absence des descriptions obscènes chez Masoch. La
fonction descriptive subsiste, mais toute obscénité s’en trouve déniée et
suspendue, toutes les descriptions sont comme déplacées, de l’objet lui-même
au fétiche, d’une partie de l’objet à tel autre, d’une partie du sujet à telle autre.
Seule subsiste une pesante, une étrange atmosphère, comme un parfum trop
lourd, qui s’étale dans le suspens, et qui résiste à tous les déplacements. De
Masoch, contrairement à Sade, il faut dire qu’on n’a jamais été aussi loin, avec
autant de décence. Tel est l’autre aspect de la création romanesque de Masoch
: un roman d’atmosphère, un art de suggestion. Les décors de Sade, les
châteaux sadiques sont sous les lois brutales de l’ombre et de la lumière, qui
accélèrent les gestes de leurs habitants cruels. Mais les décors de Masoch, leurs
lourdes tentures, leur encombrement intime, boudoirs et penderies, font
régner un clair-obscur d’où se détachent seulement des gestes et des
souffrances en suspens. Il y a deux arts, comme deux langages tout à fait
différents, chez Masoch et chez Sade. Essayons de résumer ces premières
différences : dans l’œuvre de Sade, les mots d’ordre et les descriptions se
dépassent vers une plus haute fonction démonstrative ; cette fonction
démonstrative repose sur l’ensemble du négatif comme processus actif, et de la
négation comme Idée de la raison pure ; elle opère en conservant et en
accélérant la description, en la chargeant d’obscénité. Dans l’œuvre de
Masoch, mots d’ordre et descriptions se dépassent aussi vers une plus haute
fonction, mythique ou dialectique ; cette fonction repose sur l’ensemble de la
dénégation comme processus réactif, et du suspens comme Idéal de
l’imagination pure ; si bien que les descriptions subsistent, mais déplacées,
figées, rendues suggestives et décentes. La distinction fondamentale du
sadisme et du masochisme apparaît dans les deux processus comparés, du négatif et
de la négation d’une part, de la dénégation et du suspensif d’autre part. Si le premier
représente la manière spéculative et analytique de saisir l’instinct de mort en
tant qu’il ne peut jamais être donné, le second représente une tout autre
manière, mythique et dialectique, imaginaire.
Avec Sade et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde
puisque c’est déjà fait, mais une sorte de double du monde, capable d’en
recueillir la violence et l’excès. On dit que ce qu’il y a d’excessif dans une
excitation est, en quelque manière, érotisé. D’où l’aptitude de l’érotisme à
servir de miroir au monde, à en réfléchir les excès, à en extraire les violences,
prétendant les « spiritualiser » d’autant mieux qu’il les met au service des sens
(Sade, dans La Philosophie dans le boudoir, distingue deux sortes de méchancetés,
l’une stupide et disséminée dans le monde, l’autre, épurée, réfléchie, devenue
« intelligente » à force d’être sensualisée). Et les mots de cette littérature, à leur
tour, forment dans le langage une sorte de double du langage, apte à le faire
agir directement sur les sens. Le monde de Sade est bien un double pervers,
où tout le mouvement de la nature et de l’histoire est censé se refléter, des
origines à la révolution de 89. Au fond de leur château isolé et muré, les héros
de Sade prétendent reconstituer le monde et reproduire l’« histoire du cœur ».
Ils invoquent la nature et la coutume ; ils recueillent toutes les puissances de
l’une et de l’autre, en Afrique, en Asie, dans l’Antiquité, partout pour en
dégager la vérité sensible ou la finalité proprement sensuelle. Ironiquement, ils
vont jusqu’à fournir l’effort dont les Français ne sont pas encore capables pour
devenir « républicains ».
Même ambition chez Masoch : toute la nature et toute l’histoire doivent se
refléter dans le double pervers, depuis les origines jusqu’aux révolutions de 48
dans l’Empire autrichien. « L’amour cruel à travers les âges... » Les minorités
de l’Empire autrichien sont pour Masoch une réserve inépuisable de
coutumes et de destins (d’où les contes galiciens, hongrois, polonais, juifs,
prussiens qui forment la plus grande partie de son œuvre). Sous le titre
général, Le Legs de Caïn, Masoch avait conçu une œuvre « totale », un cycle de
nouvelles représentant l’histoire naturelle de l’humanité, comportant six
grands thèmes : l’amour, la propriété, l’argent, l’État, la guerre et la mort.
Chacune de ces puissances devait être rendue à sa cruauté sensible immédiate
; et sous le signe de Caïn, dans le miroir de Caïn, on devait voir comment les
grands princes, les généraux et les diplomates méritaient le bagne et la
potence, autant que les assassins . Et Masoch rêvait qu’il manquait aux Slaves
6
une belle despote, une tsarine terrible, pour assurer le triomphe des
révolutions de 48 et pour unifier le panslavisme... Slaves, encore un effort si
vous voulez être révolutionnaires.
Jusqu’où va la complicité, la complémentarité de Sade et de Masoch ?
L’entité sado-masochiste ne fut pas inventée par Freud ; on la trouve chez
Krafft-Ebing, chez Havelock Ellis, chez Féré. Qu’il y ait un étrange rapport
entre le plaisir de faire le mal et le plaisir de le subir, tous les mémorialistes ou
médecins l’ont pressenti. Bien plus, la « rencontre » du sadisme et du
masochisme, l’appel qu’ils se lancent l’un l’autre semble clairement inscrit
dans l’œuvre de Sade autant que dans celle de Masoch. Il y a une sorte de
masochisme dans les personnages de Sade : les Cent Vingt Journées détaillent les
supplices et les humiliations que les libertins se font infliger. Le sadique
n’aime pas moins être fouetté que de fouetter ; Saint-Fond, dans Juliette, se fait
assaillir par des hommes qu’il a chargés de le flageller ; et la Borghèse s’écrie : «
Je voudrais que mes égarements puissent m’entraîner comme la dernière des
créatures au sort où les conduit leur abandon, l’échafaud même serait pour
moi le trône des voluptés. » Inversement, il y a une sorte de sadisme dans le
masochisme : à la fin de ses épreuves, Séverin, le héros de la Vénus, se déclare
guéri, fouette et torture les femmes, se veut « marteau » au lieu d’être «
enclume ».
Mais il est déjà remarquable que, dans les deux cas, le renversement
survienne à l’issue de la tentative. Le sadisme de Séverin est une terminaison :
on dirait que, à force d’expier, et de satisfaire un besoin d’expier, le héros
masochiste se permet enfin ce que les punitions étaient censées lui interdire.
Mises en avant, les souffrances et les châtiments rendent possible l’exercice du
mal qu’elles devaient prohiber. Le « masochisme » du héros sadique, à son
tour, apparaît à l’issue des exercices sadiques, comme leur limite extrême et la
sanction d’infamie glorieuse qui les couronne. Le libertin ne redoute pas
qu’on lui fasse ce qu’il fait aux autres. Les douleurs qu’on lui inflige sont de
derniers plaisirs, et non pas parce qu’elles viendraient satisfaire un besoin
d’expier ou un sentiment de culpabilité, mais au contraire parce qu’elles le
confirment dans une puissance inaliénable et lui donnent une certitude
suprême. Sous l’injure et dans l’humiliation, au sein des douleurs, le libertin
n’expie pas, mais, dit Sade, « jouit au-dedans de lui-même d’avoir été assez
loin pour mériter d’être ainsi traité ». Maurice Blanchot a dégagé toutes les
conséquences d’un tel paroxysme : « C’est en cela que, malgré l’analogie des
descriptions, il semble juste de laisser à Sacher-Masoch la paternité du
masochisme et à Sade celle du sadisme. Chez les héros de Sade, le plaisir de
l’avilissement n’altère jamais leur maîtrise, et l’abjection les met plus haut ;
tous ces sentiments qui s’appellent honte, remords, goût du châtiment leur
demeurent étrangers . » 7
argument est celui d’une identité d’expérience : le sadique, en tant que sadique,
ne pourrait prendre du plaisir à faire subir des douleurs que parce que,
d’abord, il aurait fait l’expérience vécue d’un lien entre son plaisir et les
douleurs qu’il subit lui-même. Cet argument est d’autant plus curieux que
Freud l’énonce dans la perspective de sa première thèse, où le sadisme précède
le masochisme. Mais il distingue deux sortes de sadisme : l’un, de pure
agressivité, qui cherche seulement le triomphe ; l’autre, hédoniste, qui
recherche la douleur d’autrui. C’est entre les deux que s’insère l’expérience du
masochiste, le lien vécu de son plaisir avec sa propre douleur : le sadique
n’aurait jamais l’idée de trouver du plaisir à la douleur d’autrui s’il n’avait
d’abord éprouvé « masochiquement » le lien de sa douleur et de son plaisir . Si 9
bien que le premier schéma de Freud est plus complexe qu’il ne semble,
mettant en jeu l’ordre suivant : sadisme d’agressivité – retournement contre
soi – expérience masochiste – sadisme hédoniste (par projection et
régression). On remarquera que l’argument d’une identité d’expérience est
déjà invoqué par les libertins de Sade, qui apportent ainsi leur contribution à
la prétendue unité sado-masochiste. Il revient à Noirceuil d’expliquer que le
libertin éprouve sa propre douleur en rapport avec une excitation de son «
fluide nerveux » : qu’y a-t-il d’étonnant ensuite si un homme ainsi doué «
imagine d’émouvoir l’objet qui sert à sa jouissance par les moyens dont il est
lui-même affecté » ?
Le troisième argument est transformiste : il consiste à montrer que les
pulsions sexuelles, tant dans leurs buts que dans leurs objets, sont susceptibles
de passer les unes dans les autres ou de se transformer directement
(retournement en son contraire, retournement contre soi...). Là encore, c’est
d’autant plus curieux que Freud a vis-à-vis du transformisme en général une
attitude extrêmement réservée : d’une part, il ne croit pas à l’existence d’une
tendance évolutive ; d’autre part, le dualisme auquel il tiendra toujours dans sa
théorie des pulsions vient singulièrement limiter la possibilité des
transformations, qui ne se font jamais entre un groupe de pulsions et l’autre.
Ainsi dans Le Moi et le Ça, Freud refuse explicitement l’hypothèse d’une
transformation directe de l’amour en haine, et de la haine en amour, pour
autant que ces instances dépendent de pulsions qualitativement distinctes
(Éros et Thanatos). Freud d’ailleurs est beaucoup plus proche de Geoffroy
Saint-Hilaire que de Darwin. Des formules du type « on ne devient pas
pervers, on le reste » sont décalquées sur les formules de Geoffroy concernant
les monstres ; et les deux grands concepts de fixation et de régression viennent
tout droit de la tératologie de Geoffroy (« arrêt de développement » et «
rétrogradation »). Or, le point de vue de Geoffroy exclut toute évolution
comme transformation directe : il y a seulement une hiérarchie de types et de
formes possibles, dans laquelle les êtres s’arrêtent plus ou moins tôt, et
régressent plus ou moins profondément. Il en est de même chez Freud : les
combinaisons des deux espèces de pulsions représentent toute une hiérarchie
de figures, dans l’ordre desquelles les individus s’arrêtent plus ou moins tôt et
régressent plus ou moins. Il n’en est que plus remarquable que, à propos des
perversions, Freud semble se donner tout un polymorphisme, et des
possibilités d’évolution et de transformation directe, qu’il se refuse ailleurs,
dans le domaines des formations névrotiques et des formations culturelles.
C’est dire que le thème d’une unité sado-masochiste, à travers les
arguments de Freud, fait problème. Même la notion de pulsion partielle est
dangereuse à cet égard, parce qu’elle tend à faire oublier la spécificité des types
de comportement sexuel. Nous oublions que toute l’énergie disponible d’un
sujet se trouve mobilisée dans l’entreprise de telle ou telle perversion. Sadique
et masochiste, peut-être chacun joue-t-il un drame suffisant et complet, avec
des personnages différents, sans rien qui puisse les faire communiquer, ni de
l’intérieur ni à l’extérieur. Il n’y a que le normal qui soit communicant, tant
bien que mal. Au niveau des perversions, on a le tort de confondre les
formations, les expressions concrètes et spécifiques, avec une « grille »
abstraite, comme une matière libidineuse commune qui ferait passer d’une
expression à une autre. C’est un fait, dit-on, que la même personne éprouve
du plaisir aux douleurs qu’elle inflige et à celles qu’elle subit. Bien plus : c’est
un fait, dit-on, que la personne qui aime à faire souffrir éprouve au plus
profond de soi le lien du plaisir avec sa propre souffrance. La question est de
savoir si ces « faits » ne sont pas des abstractions. On abstrait le lien plaisir-
douleur des conditions formelles concrètes dans lesquelles il s’établit. On
considère le mélange plaisir-douleur comme une sorte de matière neutre,
commune au sadisme et au masochisme. On isole même un lien plus
particulier, « son plaisir sa propre douleur », qu’on suppose également vécu,
identiquement vécu par le sadique et le masochiste, indépendamment des
formes concrètes dont il résulte dans les deux cas. N’est-ce pas par abstraction
qu’on part ainsi d’une « matière » commune, qui justifie d’avance toutes les
évolutions et transformations ? S’il est vrai, et ce n’est pas douteux, que le
sadique éprouve aussi du plaisir aux douleurs qu’il subit, est-ce de la même
manière que le masochiste ? Et si le masochiste éprouve aussi du plaisir aux
douleurs qu’il inflige, est-ce à la manière sadique ? Nous en revenons toujours
au problème du syndrome : il y a des syndromes qui ne sont qu’un nom
commun pour des troubles irréductibles. En biologie, nous apprenons
combien il faut prendre de précautions avant d’affirmer l’existence d’une ligne
d’évolution. Une analogie d’organes n’implique pas nécessairement un passage
de l’un à l’autre ; et il est fâcheux de faire de l’« évolutionnisme », en
enchaînant sur une même ligne des résultats approximativement continus,
mais qui impliquent des formations irréductibles, hétérogènes. Un œil par
exemple peut être produit de plusieurs manières indépendantes, à l’issue de
séries divergentes, comme le résultat analogue de mécanismes tout à fait
différents. N’en est-il pas ainsi du sadisme et du masochisme, et du complexe
plaisir-douleur comme organe supposé commun ? Le sadisme et le
masochisme ne sont-ils pas tels que leur rencontre est seulement d’analogie,
leur processus et leur formation entièrement différents – leur organe
commun, leur « œil » n’est-il pas louche ?
lettres d’Anatole, Masoch espère vivement que c’est une femme. Mais il a déjà
une parade prête, au cas où ce serait un homme : il introduira Wanda dans
l’histoire et, en complicité avec le tiers, lui fera remplir des fonctions
hétaïriques ou sadisantes, mais les lui fera remplir en tant que bonne mère.
C’est à cette parade qu’Anatole, ayant d’autres projets, répond par une autre
parade inattendue, en introduisant à son tour son cousin bossu, chargé de
neutraliser Wanda elle-même, contrairement à toutes les intentions de
Masoch...
La question : le masochisme est-il féminin et passif, le sadisme, viril et actif
? n’a qu’une importance secondaire. Cette question préjuge de la coexistence
du sadisme et du masochisme, du retournement de l’un dans l’autre et de leur
unité. Le sadisme et le masochisme ne sont pas respectivement composés de
pulsions partielles, mais de figures complètes. Le masochiste vit en lui l’alliance
de la mère orale avec le fils, comme le sadique, celle du père avec la fille. Les
travestis, sadiques et masochistes, ont pour fonction de sceller cette alliance.
Dans le cas du masochisme, la pulsion virile est incarnée dans le rôle du fils,
tandis que la pulsion féminine est projetée dans le rôle de la mère ; mais
précisément les deux pulsions constituent une figure, pour autant que la
féminité est posée comme ne manquant de rien, et la virilité, comme
suspendue dans la dénégation (pas plus que l’absence de pénis n’est manque de
phallus, sa présence n’est possession du phallus, au contraire). Dans le
masochisme, une fille n’a donc aucun mal à assumer le rôle du fils, par rapport
à la mère batteuse qui possède idéalement le phallus et dont dépend la
nouvelle naissance. On en dira autant du sadisme, et de la possibilité pour un
garçon de jouer le rôle de fille en fonction d’une projection du père. La figure
du masochiste est hermaphrodite, comme celle du sadique, androgyne.
Chacun dans son monde dispose de tous les éléments qui rendent impossible
et inutile le passage dans l’autre monde. On évitera en tout cas de traiter le
sadisme et le masochisme comme d’exacts contraires – sauf pour dire que les
contraires se fuient, que chacun fuit ou périt... Mais les relations de
contrariété suggèrent trop la possibilité de transformation, de renversement et
d’unité. Entre le sadisme et le masochisme se révèle une profonde dissymétrie.
S’il est vrai que le sadisme présente une négation active de la mère et une
inflation du père (mis au-dessus des lois), le masochisme opère par une double
dénégation, dénégation positive, idéale et magnifiante de la mère (identifiée à
la loi) et dénégation annulante du père (expulsé de l’ordre symbolique).
7. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Éd. de Minuit, collection « Arguments », 1963, p. 30.
8. Freud, Trois Essais sur la sexualité, tr. fr., collection « Idées », NRF, p. 46.
9. Freud, « Les Pulsions et leurs destins » (1915), tr. fr., in Métapsychologie, NRF, p. 46.
11. Cf. Bachofen, Das Muterrecht, 1861. On citera, comme témoignant d’une inspiration qui doit
encore beaucoup à Bachofen, le beau livre de Pierre Gordon, L’Initiation sexuelle et l’évolution religieuse
(PUF, 1946).
14. Cf. Theodor Reik, Le Masochisme, tr. fr., Payot, p. 27, 187-189.
15. Pierre Klossowski, « Éléments d’une étude psychanalytique sur le marquis de Sade », Revue de
Psychanalyse, 1933.
16. Dans un récit de Klossowski, Le Souffleur, on retrouve cette différence de nature entre les deux
phantasmes de prostitution, sadique et masochiste : cf. l’opposition entre l’« hôtel de Longchamp » et «
les lois de l’hospitalité ».
17. Cf. Jacques Lacan, La Psychanalyse, I, p. 48 sq. – Telle que Lacan l’a définie, la « forclusion »,
Verwerfung, est un mécanisme qui s’exerce dans l’ordre symbolique et qui porte essentiellement sur le
père, ou plutôt sur le « nom du père ». Il semble que Lacan considère ce mécanisme comme original,
indépendant de toute étiologie maternelle (la défiguration du rôle de la mère serait plutôt l’effet de
l’annulation du père dans la forclusion). Cf. toutefois, dans la perspective de Lacan, l’article de Piera
Aulagnier, « Remarques sur la structure psychotique », La Psychanalyse, VIII, qui semble restituer à la
mère un certain rôle d’agent symbolique actif.
19. Cf. appendice III dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.
Les éléments romanesques de Masoch.
Il est curieux que Reik, non moins que les autres analystes, néglige un
cinquième facteur, très important : la forme du contrat dans la relation
masochiste. Dans les aventures réelles de Masoch aussi bien que dans ses
romans, dans le cas particulier de Masoch aussi bien que dans la structure du
masochisme en général, le contrat apparaît comme la forme idéale et la
condition nécessaire de la relation amoureuse. Un contrat est donc passé avec
la femme-bourreau, renouvelant l’idée d’anciens juristes d’après lesquels
l’esclavage même repose sur un pacte. Le masochiste n’est qu’en apparence
tenu par des fers et des liens ; il n’est tenu que par sa parole. Le contrat
masochiste n’exprime pas seulement la nécessité du consentement de la
victime, mais le don de persuasion, l’effort pédagogique et juridique par lequel
la victime dresse son bourreau. On remarquera à cet égard, dans les contrats
de Masoch que nous citons ci-après, l’évolution et la précipitation des clauses
: alors que le premier maintient une certaine réciprocité de devoirs, une
limitation de durée, une réserve de parts inaliénables (la part du travail, ou
celle de l’honneur), le second confère à la femme de plus en plus de droits
pour retirer au sujet tous les siens, y compris le droit de nom, d’honneur ou
de vie . (Le contrat de la Vénus change le nom de Séverin.) Dans cette
3
Une autre dimension apparaît. La question n’est pas de l’équilibre que Kant
donna à sa découverte dans son propre système (et de la façon dont il sauva le
Bien). Il s’agit plutôt d’une autre découverte, corrélative, complémentaire de
la précédente. En même temps que la loi ne peut plus se fonder sur le Bien
comme sur un principe supérieur, elle ne doit plus davantage se faire
sanctionner par le Mieux comme bonne volonté du juste. Car le plus clair,
c’est que LA LOI, définie par sa pure forme, sans matière et sans objet, sans
spécification, est telle qu’on ne sait pas ce qu’elle est, et qu’on ne peut pas le
savoir. Elle agit sans être connue. Elle définit un domaine d’errance où l’on est
déjà coupable, c’est-à-dire où l’on a déjà transgressé les limites avant de savoir
ce qu’elle est : ainsi Œdipe. Et la culpabilité et le châtiment ne nous font
même pas connaître ce qu’est la loi, mais la laissent dans cette indétermination
même, qui correspond comme telle à l’extrême précision du châtiment. Kafka
a su décrire ce monde. Et il n’est pas question de mettre Kant avec Kafka,
mais seulement de dégager deux pôles qui forment la pensée moderne de la
loi.
En effet, si la loi ne se fonde plus sur un Bien préalable et supérieur, si elle
vaut par sa propre forme qui en laisse le contenu tout à fait indéterminé, il
devient impossible de dire que le juste obéit à la loi pour le mieux. Ou plutôt :
celui qui obéit à la loi n’est pas et ne se sent pas juste pour autant. Au contraire
il se sent coupable, il est d’avance coupable, et d’autant plus coupable qu’il
obéit plus strictement. C’est par la même opération que la loi se manifeste en
tant que loi pure, et nous constitue comme coupables. Les deux propositions
qui formaient l’image classique s’effondrent en même temps, celle du principe
et celle des conséquences, celle de la fondation par le Bien et celle de la
sanction par le juste. Il revient à Freud d’avoir dégagé ce fantastique paradoxe
de la conscience morale : loin qu’on se sente d’autant plus juste qu’on se
soumet à la loi, celle-ci « se comporte avec d’autant plus de sévérité et
manifeste une méfiance d’autant plus grande que le sujet est plus vertueux...
Rigueur si extraordinaire de la conscience morale chez l’être le meilleur et le
plus docile ... »
6
Du contrat au rite.
Que signifie ce thème constant dans les romans de Masoch : Tu n’es pas un
homme, je fais de toi un homme... ? que signifie « devenir un homme » ? Il
apparaît que ce n’est pas du tout faire comme le père, ni prendre sa place. C’est au
contraire en supprimer la place et la ressemblance, pour faire naître l’homme
nouveau. Les supplices portent effectivement contre le père ou, dans le fils,
contre l’image de père. Nous disions que le phantasme masochiste est moins «
un enfant est battu » qu’un père est battu : ainsi dans de nombreuses nouvelles
de Masoch, c’est le maître qui subit les supplices, au cours d’une révolte
paysanne dirigée par une femme de la commune ; elle l’attelle à la charrue à
côté d’un bœuf, ou s’en sert comme d’un petit banc (Théodora, Le Banc vivant).
Quand le supplice porte sur le héros lui-même, sur le fils ou l’amoureux, sur
l’enfant, nous devons conclure que ce qui est battu, ce qui est abjuré et
sacrifié, ce qui est expié rituellement, c’est la ressemblance du père, c’est la
sexualité génitale héritée du père. Un père miniaturisé, mais quand même un
père. C’est cela l’« Apostasie ». Devenir un homme signifie donc renaître de la
femme seule, être l’objet d’une seconde naissance. C’est pourquoi la
castration, et l’« amour interrompu » qui la figure, cessent d’être un obstacle à
l’inceste ou un châtiment de l’inceste pour devenir la condition qui rend
possible une union incestueuse avec la mère, assimilée à une seconde
naissance autonome, parthénogénétique. Le masochiste joue simultanément
de trois processus de dénégation : celui qui magnifie la mère, en lui prêtant le
phallus propre à faire renaître ; celui qui exclut le père, comme n’ayant aucune
place dans cette seconde naissance ; celui qui porte sur le plaisir sexuel en tant
que tel l’interrompt et en abolit la génitalité pour en faire un plaisir de
renaître. De Caïn au Christ, Masoch exprime le but final de toute son œuvre :
le Christ, non pas comme fils de Dieu, mais le nouvel Homme, c’est-à-dire la
ressemblance du père abolie, « l’Homme sur la croix, sans amour sexuel, sans
propriété, sans patrie, sans querelle, sans travail ... ».
11
père et l’image de mère ont des rôles inégaux. Car, même commise sur la
mère, la faute est nécessairement à l’égard du père : c’est lui qui possède le
pénis, c’est lui que l’enfant veut châtrer ou tuer, c’est lui qui dispose du
châtiment, c’est lui qui doit être apaisé par le retournement. Dans tous les cas,
il semble bien que l’image de père serve de pivot.
Mais déjà de multiples raisons interviennent pour montrer que le
masochisme ne se laisse pas simplement définir comme un sadisme retourné
contre le moi. La première est celle-ci : le retournement s’accompagne
nécessairement d’une désexualisation de l’agressivité libidineuse, c’est-à-dire
d’un abandon des buts proprement sexuels. Freud montrera notamment que
la formation du surmoi ou de la conscience morale, la victoire sur Œdipe,
implique la désexualisation de ce complexe. En ce sens on conçoit la
possibilité d’un sadisme retourné, d’un surmoi s’exerçant avec sadisme contre
le moi, sans qu’il y ait pour autant masochisme du moi lui-même. Il n’y a pas
de masochisme sans réactivation d’Œdipe, sans « resexualisation » de la
conscience morale. Le masochisme se caractérise, non pas par le sentiment de
culpabilité, mais par le désir d’être puni : la punition vient résoudre la
culpabilité et l’angoisse correspondante, et ouvrir la possibilité d’un plaisir
sexuel. Le masochisme se définit donc moins par le retournement que par la
resexualisation du retourné.
Il y a une seconde raison : de la sexualisation masochiste, nous devons
encore distinguer une « érogénéité » proprement masochiste. Car nous
pouvons concevoir que la punition vienne résoudre ou satisfaire un sentiment
de culpabilité ; pourtant elle ne constitue qu’un plaisir préliminaire, un plaisir
d’espèce morale, qui prépare seulement au plaisir sexuel ou le rend possible.
Comment le plaisir sexuel survient-il réellement, associé à la douleur physique
de la punition ? Autant dire que la sexualisation n’aboutirait jamais sans une
érogénéité masochiste. Il faut qu’il y ait une base matérielle, comme un lien
vécu par le masochiste entre sa douleur et son plaisir sexuel. Freud invoquait
l’hypothèse d’une « coexcitation libidinale », d’après laquelle les processus et
excitations dépassant certaines limites quantitatives étaient érotisés. Une telle
hypothèse reconnaît l’existence d’un fond masochiste irréductible. C’est
pourquoi, dès sa première interprétation, Freud ne se contente pas de dire que
le masochisme est du sadisme retourné ; il affirme également que le sadisme
est du masochisme projeté, puisque le sadique ne peut prendre plaisir aux
douleurs qu’il fait subir à autrui que dans la mesure où il a, pour lui-même,
vécu « masochiquement » le lien douleur-plaisir. Freud n’en maintient pas
moins le primat du sadisme, quitte à distinguer : 1o un sadisme de pure
agressivité, 2o le retournement de ce sadisme, 3o l’expérience masochiste, 4o
un sadisme hédoniste. Mais même si l’on maintient que l’expérience
masochiste intercalaire suppose le retournement de l’agressivité, ce
retournement n’est qu’une condition pour la découverte du lien vécu, il n’est
nullement constitutif de ce lien, qui témoigne au contraire d’un abîme
masochiste spécifique . 13
même temps que l’excitation, en même temps que la vie) sans jouer aussi
l’avant, sur un autre rythme et dans un autre jeu (avant que l’excitation vienne
rompre l’indifférence de l’inexcitable, avant que la vie vienne rompre le
sommeil de l’inanimé) ? Comment l’excitation serait-elle liée, et par là «
résolue », si la même puissance aussi ne tendait à la nier ? Au-delà d’Éros,
Thanatos. Au-delà du fond, le sans-fond. Au-delà de la répétition-lien, la
répétition-gomme, qui efface et qui tue. D’où la complexité des textes de
Freud : les uns suggérant que la répétition est peut-être une seule et même
puissance, tantôt démoniaque et tantôt salutaire, qui s’exerce en Thanatos et
en Éros ; les autres, récusant cette hypothèse et affirmant définitivement le
plus pur dualisme qualitatif entre Éros et Thanatos, comme une différence de
nature entre l’union, la construction d’unités de plus en plus vastes, et la
destruction ; les autres enfin, indiquant que cette différence qualitative est sans
doute sous-tendue par une différence de rythme et d’amplitude, une
différence dans les points d’arrivée (à l’origine de la vie, ou avant l’origine...).
Il faut comprendre que la répétition, telle que Freud la conçoit dans ces textes
de génie, est en elle-même synthèse du temps, synthèse « transcendantale » du
temps. Elle est à la fois répétition de l’avant, du pendant et de l’après. Elle
constitue dans le temps le passé, le présent et même le futur. C’est en même
temps que le présent, le passé et le futur se constituent dans le temps, bien
qu’il y ait entre eux une différence qualitative ou de nature, et que le passé
succède au présent, et le présent au futur. D’où les trois aspects, d’un
monisme, d’un dualisme de nature, et d’une différence de rythme. Et si nous
pouvons joindre le futur ou l’après aux deux autres structures de la répétition
– l’avant et le pendant –, c’est que ces deux structures corrélatives ne
constituent pas la synthèse du temps sans ouvrir et rendre possible un futur
dans ce temps : à la répétition qui lie, et qui constitue le présent, à la
répétition qui gomme, et qui constitue le passé, se joint, d’après leurs
combinaisons, une répétition qui sauve... ou qui ne sauve pas. (D’où le rôle
décisif du transfert comme répétition progressive, qui libère et sauve, ou qui
échoue.)
Revenons à l’expérience : la répétition qui, dans le fond et le sans-fond,
précède le principe de plaisir, est maintenant vécue comme renversée,
subordonnée à ce principe (on répète en fonction d’un plaisir auparavant
obtenu ou à obtenir). Les résultats de la recherche transcendantale sont
qu’Éros est ce qui rend possible l’instauration du principe empirique de
plaisir, mais que toujours, et nécessairement, il entraîne Thanatos avec lui. Ni
Éros ni Thanatos ne peuvent être donnés ou vécus. Seules sont données dans
l’expérience des combinaisons des deux – le rôle d’Éros étant de lier l’énergie
de Thanatos et de soumettre ces combinaisons au principe de plaisir dans le
Ça. C’est pourquoi, bien qu’Éros ne soit pas plus donné que Thanatos, du
moins se fait-il entendre et agit-il. Mais Thanatos, le sans-fond porté par Éros,
ramené à la surface, est essentiellement silencieux : d’autant plus terrible.
Aussi nous a-t-il semblé qu’il fallait en français garder le mot « instinct »,
instinct de mort, pour désigner cette instance transcendante et silencieuse.
Quant aux pulsions, pulsions érotiques et destructrices, elles doivent
seulement désigner les composantes des combinaisons données, c’est-à-dire
les représentants dans le donné d’Éros et de Thanatos, les représentants directs
d’Éros et les représentants indirects de Thanatos, toujours mélangés dans le
Ça. Thanatos est ; il n’y a pourtant pas de « non » dans l’inconscient, parce que
la destruction y est toujours donnée comme l’envers d’une construction, dans
l’état d’une pulsion qui se combine nécessairement avec celle d’Éros.
Que signifie dès lors la désintrication des pulsions ? Autant demander : que
devient la combinaison des pulsions quand on considère, non plus le Ça, mais
le moi, le surmoi et leur complémentarité ? Freud a montré comment la
constitution du moi narcissique et la formation du surmoi impliquaient toutes
deux un phénomène de « désexualisation ». C’est-à-dire : une certaine
quantité de libido (énergie d’Éros) est neutralisée, devient neutre, indifférente
et déplaçable. La désexualisation dans les deux cas semble différer
profondément : dans un cas elle se confond avec un processus d’idéalisation,
qui constitue peut-être la force d’imagination dans le moi ; dans l’autre, avec
un processus d’identification, qui constitue peut-être la puissance de la pensée
dans le surmoi. Mais, par rapport au principe empirique de plaisir, la
désexualisation en général a deux effets possibles : ou bien elle introduit des
troubles fonctionnels dans l’application du principe ; ou bien elle promeut
une sublimation des pulsions qui dépasse le plaisir vers des satisfactions d’un
autre ordre. De toutes manières on aurait tort de comprendre la désintrication
comme si le principe de plaisir était démenti, comme si les combinaisons qui
lui sont soumises étaient défaites, au profit d’une apparition d’Éros ou de
Thanatos à l’état pur. La désintrication signifie seulement, en fonction du moi
et du surmoi, la formation de cette énergie déplaçable à l’intérieur des
combinaisons. Le principe de plaisir n’est nullement détrôné, quelle que soit
la gravité des troubles de la fonction chargée d’en poursuivre l’application
(c’est en ce sens que Freud peut maintenir le principe du rêve comme
réalisation de désirs, même dans les cas de névrose traumatique où la fonction
du rêve a subi les plus graves perturbations). Le principe de plaisir n’est pas
davantage renversé par les résignations que lui impose la réalité, ou les
extensions spirituelles que lui ouvre la sublimation. Jamais Thanatos n’est
donné, jamais il ne parle ; toujours la vie se trouve remplie par le principe
empirique de plaisir et les combinaisons qui lui sont soumises – bien que la
formule de la combinaison varie singulièrement.
Or n’y a-t-il pas encore une autre solution que les troubles fonctionnels de
la névrose et les extensions spirituelles de la sublimation ? N’y a-t-il pas une
voie, qui serait liée non plus à la complémentarité fonctionnelle du moi et du
surmoi, mais à leur scission structurale ? N’est-ce pas celle que Freud indique
en la désignant précisément du nom de perversion ? La perversion semble
présenter le phénomène suivant : la désexualisation s’y produit encore plus
nettement que dans la névrose et la sublimation, elle agit même avec une
froideur incomparable ; toutefois elle s’accompagne d’une resexualisation, qui
ne vient nullement la démentir, mais opère sur de nouvelles bases, également
étrangères aux troubles fonctionnels et aux sublimations. Tout se passe
comme si le désexualisé était resexualisé comme tel et d’une nouvelle
manière. C’est en ce sens que la froideur, la glace sont l’élément essentiel de la
structure perverse. Nous trouvons cet élément aussi bien dans l’apathie
sadique que dans l’idéal du froid masochiste : « théorisé » dans l’apathie,
« phantasmatisé » dans l’idéal. Et la puissance de resexualisation perverse est
d’autant plus forte et étendue que la froideur de la désexualisation a été plus
intense : aussi ne croyons-nous pas que la perversion puisse être définie par
une simple absence d’intégration. Sade montre que nulle passion, l’ambition
politique, l’avarice économique, etc., n’est étrangère à la « lubricité » : non pas
que celle-ci soit à leur principe, mais au contraire parce qu’elle surgit à la fin
comme ce qui procède sur place à leur resexualisation (et Juliette, dans ses
conseils sur la force de projection sadique, commençait bien par dire : « Soyez
quinze jours entiers sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-
vous d’autres choses... »). Quoique la froideur masochiste soit d’une tout autre
sorte, on y retrouve le processus de désexualisation comme condition d’une
resexualisation sur place, par laquelle toutes les passions de l’homme, celles
qui concernent l’argent, la propriété, l’État, pourront tourner au bénéfice du
masochiste, Et c’est bien là l’essentiel : que la resexualisation se fasse sur place,
dans une espèce de saut.
Là non plus, le principe de plaisir n’est pas détrôné. Il garde tout son
pouvoir empirique. Le sadique trouve son plaisir dans la douleur d’autrui, le
masochiste trouve son plaisir dans sa propre douleur, celle-ci jouant le rôle de
condition sans laquelle il n’obtiendrait pas le plaisir. Nietzsche posait le
problème, éminemment spiritualiste, du sens de la souffrance. Et il lui donnait
la seule réponse digne : si la souffrance, si même la douleur a un sens, il faut
bien qu’elle fasse plaisir à quelqu’un. Dans cette voie, il n’y a que trois
hypothèses possibles. L’hypothèse normale, morale ou sublime : nos douleurs
font plaisir aux dieux qui nous contemplent et nous surveillent. Et deux
hypothèses perverses : la douleur fait plaisir à celui qui l’inflige, ou à celui qui
la subit. Il est évident que la réponse normale est la plus fantastique, la plus
psychotique des trois. Mais puisque le principe de plaisir garde son pouvoir
dans la structure perverse comme ailleurs, qu’est-ce qui a changé dans la
formule des combinaisons qui lui sont soumises ? Que signifie le saut sur place ?
Le rôle particulier d’une fonction de réitération nous est précédemment apparu,
dans le masochisme autant que dans le sadisme : accumulation et précipitation
quantitatives du sadisme, suspens et figeage qualificatifs du masochisme. À cet
égard, le contenu manifeste des perversions risque de nous cacher le plus
profond. Le lien apparent du sadisme avec la douleur, le lien apparent du
masochisme avec la douleur est en fait subordonné à cette fonction de
réitération. Le mal est défini par Sade comme ne faisant qu’un avec le
mouvement perpétuel des molécules furieuses ; Clairwil ne rêve de crimes
que pour autant qu’ils auraient un effet perpétuel et libéreraient la répétition
de toute hypothèque ; et la souffrance infligée, dans le système de Saint-Fond,
ne vaut que dans la mesure où elle est appelée à se reproduire à l’infini,
toujours par le jeu des molécules malfaisantes. Dans d’autres conditions, nous
avons vu que la douleur masochiste était absolument subordonnée à l’attente,
et à la fonction de reprise et de réitération dans l’attente. C’est là l’essentiel : la
douleur n’est valorisée qu’en rapport avec des formes de répétition qui en conditionnent
l’usage. C’est ce point qu’indique Klossowski, quand il écrit à propos de la
monotonie de Sade : « Il ne peut y avoir de transgression dans l’acte charnel
s’il n’est pas vécu comme un événement spirituel ; mais pour en saisir l’objet,
il faut rechercher et reproduire l’événement dans une description réitérée de
l’acte charnel. Cette description réitérée de l’acte charnel non seulement rend
compte de la transgression, elle est elle-même une transgression du langage
par le langage » – ou bien quand il signale le rôle de la répétition plutôt du
côté du masochisme et dans les scènes figées : « La vie se réitérant pour se
ressaisir dans sa chute, comme retenant son souffle dans une appréhension
instantanée de son origine ... » 18
Il semble pourtant qu’un tel résultat soit décevant, et se réduise à l’idée que
la répétition fait plaisir... Mais combien de mystère dans le bis repetita. Sous les
tam-tams sadique et masochiste, il y a bien la répétition comme puissance
terrible. Ce qui a changé, c’est le rapport répétition-plaisir. Au lieu de vivre la
répétition comme une conduite à l’égard d’un plaisir obtenu ou à obtenir, au
lieu que la répétition soit commandée par l’idée d’un plaisir à retrouver ou à
obtenir, voilà que la répétition se déchaîne, est devenue indépendante de tout
plaisir préalable. C’est elle qui est devenue idée, idéal. Et c’est le plaisir qui est
devenu conduite à l’égard de la répétition, c’est lui qui accompagne et suit
maintenant la répétition comme terrible puissance indépendante. Le plaisir et
la répétition ont donc échangé leur rôle : voilà l’effet du saut sur place, c’est-à-
dire du double processus de désexualisation et de resexualisation. Entre les
deux, on dirait que l’instinct de mort va parler ; mais parce que le saut se fait
sur place, comme en un instant, c’est toujours le principe de plaisir qui garde
la parole. Il y a un mysticisme du pervers : le pervers retrouve d’autant plus et
d’autant mieux, qu’il a plus abandonné. C’est comme dans une théologie
noire où le plaisir cesse d’être le motif de la volonté, est essentiellement
abjuré, dénié, « renoncé », mais pour mieux être retrouvé comme récompense
ou résultat, et comme loi. La formule du mysticisme pervers, c’est froideur et
confort (la froideur de la désexualisation, le confort de la resexualisation, si
évident dans les personnages de Sade). Quant à l’ancrage dans la douleur du
sadisme et du masochisme, en vérité nous ne le comprenons pas tant que nous
le considérons en lui-même : la douleur n’y a pas du tout un sens sexuel, mais
représente au contraire la désexualisation qui rend la répétition autonome, et
qui lui subordonne sur place les plaisirs de la resexualisation. On désexualise
Éros, on le mortifie, pour mieux resexualiser Thanatos. Dans le sadisme et le
masochisme, il n’y a pas de lien mystérieux de la douleur avec le plaisir. Le
mystère est ailleurs. Il est dans le processus de désexualisation qui soude la
répétition à l’opposé du plaisir, puis dans le processus de resexualisation qui
fait comme si le plaisir de la répétition procédait de la douleur. Dans le
sadisme comme dans le masochisme, le rapport à la douleur est un effet.
Surmoi sadique et moi masochiste.
bénéfice n’est pas secondaire, il est l’essentiel. Et c’est tomber dans le piège de
l’humour que de prendre à la lettre l’image qu’il nous propose du surmoi –
image pour rire et pour dénier. Les interdits du surmoi deviennent les
conditions sous lesquelles on obtient le plaisir défendu. L’humour est
l’exercice d’un moi triomphant, l’art du détournement ou de la dénégation du
surmoi, avec toutes ses conséquences masochistes. Aussi y a-t-il un pseudo-
sadisme dans le masochisme, comme un pseudo-masochisme dans le sadisme.
Ce sadisme proprement masochique, qui attaque le surmoi dans le moi et hors
du moi, n’a rien à voir avec le sadisme du sadique.
Le sadisme va du négatif à la négation : du négatif comme processus partiel
de destruction toujours réitérée, à la négation comme idée totale de la raison.
C’est bien l’état du surmoi dans le sadisme qui rend compte de ce chemin.
Pour autant que le surmoi sadique expulse le moi, le projette dans la qualité
de ses victimes, il se trouve toujours devant un processus de destruction à
entreprendre, et à reprendre. Pour autant que le surmoi fixe ou détermine un
étrange « idéal du moi » – s’identifier aux victimes – il comptabilise, il totalise
les processus partiels, il les dépasse vers une Idée de la négation pure, qui
constitue la froide pensée du surmoi. Aussi le surmoi représente-t-il le haut
point de la désexualisation spécifiquement sadique : le mouvement de totaliser
extrait une énergie neutre ou déplaçable des combinaisons où le négatif
n’entrait que comme partie. Mais, au plus haut point de cette désexualisation,
survient la resexualisation totale, la resexualisation de la pensée pure ou de
l’énergie neutre. C’est pourquoi la force démonstrative, les discours ou les
exposés spéculatifs qui représentent cette énergie, ne s’ajoutent pas du dehors
à l’œuvre de Sade, mais forment l’essentiel du mouvement sur place dont tout
le sadisme dépend. Au cœur du sadisme il y a l’entreprise de sexualiser la
pensée, de sexualiser le processus spéculatif en tant que tel, en tant qu’il
dépend du surmoi.
Le masochisme va de la dénégation au suspens : de la dénégation comme
processus qui se libère de la pression du surmoi, au suspens comme incarnant
l’idéal. La dénégation est un processus qualitatif, qui transfère à la mère orale
les droits et la possession du phallus. Le suspens représente la nouvelle
qualification du moi, l’idéal de renaissance à partir de ce phallus maternel.
Entre les deux se développe un rapport qualifié de l’imagination dans le moi,
très différent du rapport quantitatif de la pensée dans le surmoi. Car la
dénégation est une réaction de l’imagination, autant que la négation un acte
de la pensée. La dénégation récuse le surmoi, et confie à la mère le pouvoir de
faire naître un « moi idéal », pur, autonome, indépendant du surmoi. Si la
dénégation porte sur la castration, ce n’est pas par exemple, mais dans son
origine et son essence. La forme de la dénégation fétichiste – « Non, la mère
ne manque pas de phallus » – n’est pas une forme spéciale de dénégation parmi
d’autres : c’est le principe d’où dérivent toutes les autres figures, l’annulation
du père et le désaveu de la sexualité. Pas davantage la dénégation en général
n’est une forme d’imagination : elle constitue le fond de l’imagination comme
telle, qui suspend le réel et incarne l’idéal dans ce suspens. Dénier et
suspendre appartiennent à l’essence de l’imagination, et la rapportent à l’idéal
comme à sa fonction particulière. Aussi bien la dénégation est-elle le
processus de désexualisation proprement masochiste. Le phallus maternel
n’est pas un organe sexuel, mais au contraire l’organe idéal d’une énergie
neutre, lui-même producteur d’idéal, c’est-à-dire du moi de la seconde
naissance ou du « nouvel homme sans amour sexuel ». Si nous avons pu parler
d’un élément impersonnel dans le masochisme, bien qu’il s’agisse toujours du
moi, c’est en fonction de ce dédoublement et de l’opération suprapersonnelle
qui le produit. Mais au plus haut point de la désexualisation masochiste
continue de se produire simultanément la resexualisation dans le moi
narcissique, qui contemple son image dans le moi idéal à travers la mère orale.
À la froide pensée du sadique s’oppose l’imagination glacée du masochiste. Et,
conformément aux indications de Reik, il faut faire intervenir la « fantaisie »
comme le lieu originaire du masochisme. Avec le sadisme, le double processus
de désexualisation et de resexualisation se manifestait dans la pensée, et
s’exprimait dans la force démonstrative. Avec le masochisme, le double
processus se manifeste dans l’imagination et s’exprime dans une force
dialectique (l’élément dialectique est dans le rapport moi narcissique-moi
idéal, tandis que l’élément mythique est fourni par l’image de mère qui
conditionne ce rapport).
Peut-être est-ce une mauvaise interprétation du moi, du surmoi et de leurs
relations qui fonde l’illusion génétique de l’unité des deux perversions. Le
surmoi ne joue nullement le rôle d’un point de retournement, entre le
sadisme et le masochisme. La structure du surmoi appartient tout entière au
sadisme ; et si elle produit un certain masochisme, c’est ce masochisme propre
au sadique, qui ne coïncide que très grossièrement avec le masochisme du
masochiste. La structure du moi appartient tout entière au masochisme, etc.
La désexualisation ou la désintrication elle-même n’est nullement un mode de
passage (comme lorsqu’on propose le schéma : sadisme du moi-
désexualisation dans le surmoi-resexualisation dans le moi masochiste). Car
sadisme et masochisme, chacun intègre et possède sa forme particulière de
désexualisation et de resexualisation. L’affinité avec la douleur dépend de
conditions formelles tout à fait différentes dans les deux cas. L’instinct de
mort n’est pas plus un élément assurant l’unité et la communication des deux
perversions. Il est sans doute l’enveloppe commune du sadisme et du
masochisme, mais enveloppe extérieure ou transcendante, limite qui garde
son pouvoir de ne jamais être « donnée ». Et en effet, si l’instinct de mort n’est
jamais donné, il est pensé dans le surmoi, à la manière sadique, il est imaginé
dans le moi, à la manière masochiste. Ce qui correspond à la remarque de
Freud d’après laquelle on ne peut parler de l’instinct de mort que de manière
spéculative, ou mythique. En rapport avec l’instinct de mort, le sadisme et le
masochisme se différencient, ne cessent de se différencier : ce sont des
structures différentes et non des fonctions transformables. Bref, ce n’est pas en
termes de dérivation génétique, mais de scission structurale, que le sadisme et
le masochisme révèlent leur nature. Daniel Lagache a récemment insisté sur la
possibilité d’une telle scission moi-surmoi : il distingue, et au besoin oppose le
système moi narcissique – moi idéal, et le système surmoi-idéal du moi. Ou bien le
moi se lance dans une entreprise mythique d’idéalisation, où il se sert de l’image
de mère comme d’un miroir capable de refléter et même de produire le « moi
idéal », en tant qu’idéal narcissique de toute puissance – ou bien il se lance
dans une entreprise spéculative d’identification, et se sert de l’image de père
pour produire un surmoi capable d’assigner un « idéal du moi », comme idéal
d’autorité faisant intervenir une source extérieure au narcissisme . Et sans
20
doute ces deux pôles, moi et surmoi, moi idéal et idéal du moi, auxquels
correspondent les deux types de la désexualisation, peuvent jouer dans une
structure d’ensemble, où non seulement ils inspirent des formes de
sublimation très diverses, mais aussi suscitent les troubles fonctionnels les plus
graves (c’est ainsi que Lagache interprète la manie, comme prévalence
fonctionnelle du moi idéal, et la mélancolie, comme domination du surmoi-
idéal du moi). Mais plus importante encore est la possibilité, pour ces deux
pôles de désexualisation, de jouer dans les structures différenciées ou
dissociées de la perversion, à la faveur de la resexualisation perverse qui
confère à chacun toute une suffisance structurale.
Le masochisme est une histoire qui raconte comment le surmoi fut détruit,
par qui, et ce qui sortit de cette destruction. Il arrive que les auditeurs
comprennent mal l’histoire, et croient que le surmoi triomphe au moment
même où il agonise. C’est le danger de toute histoire, et des « blancs » qu’elle
comporte. Donc le masochiste dit, avec toute la force de ses symptômes et de
ses phantasmes : « Il était une fois trois femmes... » Il raconte le combat
qu’elles se livrent, et le triomphe de la mère orale. Lui-même, il s’introduit
dans cette histoire la plus ancienne, par un acte précis qui est le contrat
moderne. Mais ainsi il obtient l’effet le plus curieux : il abjure la ressemblance
du père, ou la sexualité qui en est l’héritage ; mais il récuse en même temps
l’image de père comme l’autorité répressive qui réglemente cette sexualité, et
qui sert de principe au surmoi. Au surmoi d’institution, il oppose l’alliance
contractuelle du moi et de la mère orale. Entre la première mère et l’amante,
la mère orale fonctionne comme image de mort, et tend au moi le froid
miroir de sa double abjuration. Mais la mort ne peut être imaginée que
comme seconde naissance, parthénogenèse d’où le moi ressort, débarrassé de
surmoi comme de sexualité. La réflexion du moi dans la mort produit le moi
idéal dans les conditions d’indépendance ou d’autonomie du masochisme. Le
moi narcissique contemple le moi idéal dans le miroir maternel de mort : telle
est l’histoire commencée par Caïn, avec l’aide d’Ève ; continuée par le Christ
avec l’aide de la Vierge ; reprise par Sabbataï Zwi avec l’aide de Miriam. Tel
est le visionnaire masochiste, et sa prodigieuse vision de « Dieu est mort ».
Mais le moi narcissique jouit de ce dédoublement : il se resexualise, à la
mesure de la désexualisation du moi idéal. C’est pourquoi les plus vifs
châtiments, les douleurs intenses acquièrent dans ce contexte un rôle érotique
si particulier, en rapport avec l’image de mort. Dans le moi idéal, ils signifient
le processus de désexualisation qui libère celui-ci du surmoi comme de la
ressemblance du père ; et dans le moi narcissique, la resexualisation qui donne
précisément à celui-là les plaisirs que le surmoi défend.
Et le sadisme lui aussi est une histoire. Elle raconte à son tour comment le
moi, dans un tout autre contexte et un autre combat, est battu, expulsé.
Comment le surmoi déchaîné prend un rôle exclusif, inspiré par l’inflation du
père. Comment la mère et le moi deviennent les victimes de choix.
Comment la désexualisation, maintenant représentée par le surmoi, cesse
d’être morale ou moralisante dès qu’elle ne s’exerce plus contre un moi
intérieur, et se tourne au-dehors vers des victimes extérieures qui ont la
qualité du moi rejeté. Comment l’instinct de mort apparaît alors comme une
terrible pensée, comme une Idée de la raison démonstrative. Comment la
resexualisation se produit dans « l’idéal du moi », dans le penseur sadique, qui
s’oppose à tous égards au visionnaire masochiste. Précisément, c’est une tout
autre histoire.
Nous avons seulement cherché à montrer ceci : on peut toujours parler de
la violence et de la cruauté dans la vie sexuelle ; on peut toujours montrer que
cette violence ou cette cruauté se combinent avec la sexualité de diverses
façons ; on peut toujours inventer les moyens de passer d’une combinaison à
une autre. On dit que c’est le même qui aime à faire souffrir et à souffrir ; on
fixe des points imaginaires de rebroussement ou de retournement qui
s’appliquent à un très vaste ensemble mal déterminé. Bref, on considère, en
vertu de préjugés transformistes, que l’unité sado-masochiste va de soi. Ce
que nous voulions montrer, c’est que, peut-être, on se contente ainsi de très
gros concepts, mal différenciés. Pour assurer l’unité du sadisme et du
masochisme, on utilise deux procédés. D’une part, d’un point de vue
étiologique, on mutile le sadisme et le masochisme de certaines de leurs
composantes respectives pour en faire autant de transitions de l’un à l’autre
(ainsi le surmoi, partie composante essentielle du sadisme, est au contraire
présenté comme le point où le sadisme se retourne en masochisme ; de même
le moi, partie composante essentielle du masochisme). D’autre part, d’un
point de vue symptomatologique, on considère des syndromes grossiers, de
vagues effets analogues, de vagues coïncidences, comme preuves de l’entité
sado-masochiste (ainsi un « certain » masochisme du sadique, un « certain »
sadisme du masochiste). Pourtant, quel médecin traiterait la fièvre comme le
symptôme précis d’une maladie spécifique, au lieu d’y voir un syndrome
indéterminé comme expression très générale de maladies possibles ? Le sado-
masochisme est de ce type : c’est le syndrome de la perversion en général, qui
doit être dissocié pour qu’un diagnostic différentiel entre en jeu. La croyance
à une unité sado-masochiste repose, non pas sur une argumentation
proprement psychanalytique, mais sur une tradition préfreudienne, faite
d’assimilations hâtives et de mauvaises interprétations génétistes, que la
psychanalyse, il est vrai, s’est contentée de rendre plus convaincantes au lieu
de les mettre en question.
C’est pourquoi la lecture de Masoch est nécessaire. Il est injuste de ne pas
lire Masoch, quand Sade est l’objet d’études si profondes qui s’inspirent à la
fois de la critique littéraire et de l’interprétation psychanalytique, et qui
contribuent aussi à les renouveler toutes deux. Il ne serait pas moins injuste de
lire Masoch en y cherchant un simple complément de Sade, une sorte de
preuve ou de vérification d’après laquelle le sadisme se retournerait bien en
masochisme, quitte à ce que le masochisme à son tour débouche dans un
sadisme. En fait le génie de Sade et le génie de Masoch sont tout à fait
différents ; leur monde, incommunicant ; leur technique romanesque, sans
rapport. Sade s’exprime dans une forme qui réunit l’obscénité des descriptions
à la rigueur apathique des démonstrations ; Masoch, dans une forme qui
multiplie les dénégations pour faire naître dans la froideur un suspens
esthétique. La confrontation ne doit pas tourner nécessairement au
désavantage de Masoch. Âme slave, et qui recueille le romantisme allemand,
Masoch utilise, non plus le rêve romantique, mais le phantasme et toutes les
puissances du phantasme en littérature. Littérairement, Masoch est le maître
du phantasme et du suspens : ne serait-ce que par cette technique, c’est un
grand écrivain, qui rejoint la force du mythe à travers le folklore, comme Sade
a su rejoindre la force démonstrative à travers ses descriptions. Que leur nom
ait servi à désigner les deux perversions de base doit nous rappeler que les
maladies sont dénommées d’après leurs symptômes avant de l’être en fonction
de leurs causes. L’étiologie, qui est la partie scientifique ou expérimentale de
la médecine, doit être subordonnée à la symptomatologie, qui en est la partie
littéraire, artistique. C’est seulement à cette condition qu’on évite de dissocier
l’unité sémiologique d’un trouble, et inversement de réunir des troubles très
différents sous un nom mal fabriqué, dans un ensemble arbitrairement défini
par des causes non spécifiques.
Sado-masochisme est un de ces noms mal fabriqués, monstre sémiologique.
Chaque fois que nous nous sommes trouvés devant un signe apparemment
commun, il s’agissait seulement d’un syndrome, dissociable en symptômes
irréductibles. Résumons : 1o la faculté spéculative-démonstrative du sadisme,
la faculté dialectique-imaginative du masochisme ; 2o le négatif et la négation
dans le sadisme, la dénégation et le suspensif dans le masochisme ; 3o la
réitération quantitative, le suspens qualitatif ; 4o le masochisme propre au
sadique, le sadisme propre au masochisme, l’un ne se combinant jamais avec
l’autre ; 5o la négation de la mère et l’inflation du père dans le sadisme, la «
dénégation » de la mère et l’annihilation du père dans le masochisme ; 6o
l’opposition du rôle et du sens du fétiche dans les deux cas ; de même pour le
phantasme ; 7o l’antiesthétisme du sadisme, l’esthétisme du masochisme ; 8o le
sens « institutionnel » de l’un, le sens contractuel de l’autre ; 9o le surmoi et
l’identification dans le sadisme, le moi et l’idéalisation dans le masochisme ;
10o les deux formes opposées de désexualisation, et de resexualisation ; 11o et,
résumant l’ensemble, la différence radicale entre l’apathie sadique et le froid
masochiste. Ces onze propositions devraient exprimer les différences sadisme-
masochisme, non moins que la différence littéraire des procédés de Sade et de
Masoch.
5. Sur le caractère insaisissable de l’objet de la loi, cf. les commentaires de J. Lacan, concernant à la fois
Kant et Sade : « Kant avec Sade », Critique, no 191, 1963.
9. Sur le lien des thèmes agricoles et incestueux, et le rôle de la charrue, cf. les pages brillantes de
Salvador Dali, dans Le Mythe tragique de « L’Angelus » de Millet, Pauvert éd.
10. La nouvelle de Masoch suit assez exactement la vie réelle de Sabattaï Zwi. On trouve un récit de
cette vie dans l’Histoire des Juifs de Grätz, qui insiste sur l’importance historique du héros (t. V, ch. 9).
12. B. Grunberger, dans « Esquisse d’une théorie psychodynamique du masochisme » (Revue française
de Psychanalyse, 1954), récuse toute interprétation œdipienne du masochisme. Mais au « meurtre du père
œdipien », il oppose un désir prégénital de castration du père, qui serait la vraie source du masochisme.
De toutes façons, l’étiologie maternelle-orale est refusée.
13. Cf. « Les Pulsions et leurs destins » (1915), tr. fr. in Métapsychologie, NRF, p. 46.
14. Cette seconde explication, proposée par Grunberger, rapporte le masochisme à une source
préœdipienne.
15. Les trois aspects sont formellement distingués dans un article de 1924, « Problème économique
du masochisme » (tr. fr., Revue française de Psychanalyse, 1928). Mais ils sont déjà présents et indiqués dans
la perspective de la première interprétation.
18. Klossowski, Un si funeste désir, NRF, p. 127, et La Révocation de l’édit de Nantes, Éd. de Minuit, p.
15.
19. Cf. Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, NRF.
AVANT-PROPOS ..... 9
Père et mère : Problème du rôle du père dans le masochisme. Rôle du père dans
le sadisme et chez Sade. Annulation du père dans le masochisme et chez
Masoch. La série des trois femmes et le triomphe de la mère orale : la bonne
mère. Le Tiers, et le retour hallucinatoire du père. Le contrat et
l’annulation ..... 50
Les éléments romanesques de Masoch : L’élément esthétique de Masoch. L’attente
et le suspens. Le phantasme. Nécessité d’une psychanalyse formelle.
L’élément juridique de Masoch : le contrat. Le contrat et la loi chez
Masoch, l’institution chez Sade comme critique absolue du contrat et de la
loi ..... 61
Aux P.U.F.
EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ, 1953
NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE, 1962
LA PHILOSOPHIE CRITIQUE DE KANT, 1963
PROUST ET LES SIGNES, 1964 - éd. augmentée, 1970
NIETZSCHE, 1965
LE BERGSONISME, 1966
DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION, 1968