Présentation de Sacher-Masoch Le Froid Et Le Cruel by Deleuze, Gilles

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GILLES

DELEUZE

Présentation
de Sacher-Masoch

Le froid et le cruel


LES ÉDITIONS DE MINUIT
© 1967/2007 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour l’édition papier

© 2014 by LES ÉDITIONS DE MINUIT pour la présente édition électronique
www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN 9782707331144

Photo : Hélène Bamberger.

Avant-propos

Les principaux renseignements sur la vie de Sacher-Masoch viennent de son secrétaire,


Schlichtegroll (Sacher-Masoch und der Masochismus), et de sa première femme qui
prit le nom de l’héroïne de la Vénus, Wanda (Wanda von Sacher-Masoch,
Confession de ma vie, tr. fr. Mercure de France). Le livre de Wanda est fort beau. Il
fut jugé sévèrement par les biographes ultérieurs, qui, toutefois, se contentaient souvent de
le démarquer. C’est que Wanda présente d’elle-même une image trop innocente. On la
voulait sadique, Masoch ayant été masochiste. Mais le problème ainsi n’est peut-être pas
bien posé.
Léopold von Sacher-Masoch naquit en 1835, à Lemberg, en Galicie. Ses ascendances
sont slaves, espagnoles et bohémiennes. Ses aïeux, fonctionnaires de l’empire austro-
hongrois. Son père, chef de la police de Lemberg. Les scènes d’émeutes et de prison, dont
il est témoin enfant, le marquent profondément. Toute son œuvre reste influencée par le
problème des minorités, des nationalités et des mouvements révolutionnaires dans l’empire
: contes galiciens, contes juifs, contes hongrois, contes prussiens ... Il décrira souvent
1

l’organisation de la commune agricole, et la double lutte des paysans, contre


l’administration autrichienne, mais surtout contre les propriétaires locaux. Le
panslavisme l’entraîne. Ses grands hommes sont, avec Goethe, Pouchkine et Lermontov.
On l’appelle lui-même le Tourgueniev de la Petite-Russie.
Il est d’abord professeur d’histoire à Gräz, et commence sa carrière littéraire par des
romans historiques. Son succès est rapide. La Femme divorcée (1870), un de ses
premiers romans de genre, eut un grand retentissement, jusqu’en Amérique. En France,
Hachette, Calmann-Lévy, Flammarion publieront les traductions de ses romans et
contes. Une de ses traductrices peut le présenter comme un moraliste sévère, auteur de
romans folkloriques et historiques, sans la moindre allusion au caractère érotique de son
œuvre. Sans doute ses phantasmes passaient-ils mieux, mis au compte de l’âme slave. Et
il faut tenir compte encore d’une raison plus générale : les conditions de « censure » et de
tolérance étaient très différentes des nôtres au XIXe siècle ; on y tolérait plus de sexualité
diffuse, avec moins de précision organique et psychique. Masoch parle un langage où le
folklorique, l’historique, le politique, le mystique et l’érotique, le national et le pervers se
mêlent étroitement, formant une nébuleuse pour les coups de fouet. Il voit donc sans
plaisir Krafft-Ebing se servir de son nom pour désigner une perversion. Masoch fut un
auteur célèbre et honoré ; il fit un voyage triomphal à Paris, en 1886 ; il fut décoré, fêté
par Le Figaro, La Revue des Deux Mondes.
Les goûts amoureux de Masoch sont célèbres : jouer à l’ours, ou au bandit ; se faire
chasser, attacher, se faire infliger des châtiments, des humiliations et même de vives
douleurs physiques par une femme opulente en fourrure et au fouet ; se travestir en
domestique, accumuler les fétiches et les travestis ; faire paraître de petites annonces,
passer « contrat » avec la femme aimée, au besoin la prostituer. Une première aventure,
avec Anna von Kottowitz, inspire La Femme divorcée ; une autre aventure, avec
Fanny von Pistor, La Vénus à la fourrure. Puis une demoiselle Aurore Rümelin
s’adresse à lui, dans des conditions épistolaires ambiguës, prend le pseudonyme de
Wanda, et épouse Masoch en 1873. Elle sera sa compagne, à la fois docile, exigeante et
dépassée. Le sort de Masoch est d’être déçu, comme si la puissance du travesti était aussi
celle du malentendu : il cherche toujours à introduire un tiers dans son ménage, celui qu’il
appelle « le Grec ». Mais déjà, avec Anna von Kottowitz, un pseudo-comte polonais se
révéla être un aide pharmacien recherché pour vol, et dangereusement malade. Avec
Aurore-Wanda s’engage une curieuse aventure qui semble avoir pour héros Louis II de
Bavière ; on en lira le récit plus loin. Là encore, les dédoublements de personnes, les
masques, les parades d’un camp à l’autre, en font un ballet extraordinaire qui tourne à la
déception. Enfin l’aventure avec Armand, du Figaro – que Wanda raconte très bien,
quitte à ce que le lecteur corrige de lui-même : c’est cet épisode qui détermine le voyage de
1886 à Paris, mais qui marque aussi la fin de son union avec Wanda. Il épousera en
1887 la gouvernante de ses enfants. Un roman de Myriam Harry, Sonia à Berlin, fait
de Masoch un portrait intéressant, dans sa retraite finale. Il meurt en 1895, souffrant de
l’oubli dans lequel son œuvre est déjà tombée.
Cette œuvre pourtant est importante et insolite. Il la conçoit comme un cycle, ou plutôt
comme une série de cycles. Le cycle principal s’intitule Le Legs de Caïn, et devait traiter
six thèmes : l’amour, la propriété, l’argent, l’État, la guerre, la mort (seules les deux
premières parties furent achevées, mais les autres thèmes y sont déjà présents). Les contes
folkloriques ou nationaux forment des cycles secondaires. Notamment deux romans noirs
parmi les meilleurs de Masoch concernent des sectes mystiques en Galicie, et atteignent à
un niveau d’angoisse et de tension rarement égalé : Pêcheuse d’âmes, et La Mère de
Dieu. Que signifie l’expression « legs de Caïn » ? D’abord elle prétend résumer
l’héritage de crimes et de souffrances qui accable l’humanité. Mais la cruauté n’est qu’une
apparence sur un fond plus secret : la froideur de la Nature, la steppe, l’image glacée de la
Mère où Caïn découvre son propre destin. Et le froid de cette mère sévère est plutôt
comme une transmutation de la cruauté d’où sortira le nouvel homme. Il y a donc un «
signe » de Caïn, qui montre comment il faut se servir du « legs ». De Caïn au Christ,
c’est le même signe qui aboutit à l’Homme sur la croix, « sans amour sexuel, sans
propriété, sans patrie, sans querelle, sans travail, qui meurt volontairement, personnifiant
l’idée de l’humanité »... L’œuvre de Masoch recueille les puissances du romantisme
allemand. Jamais, croyons-nous, un écrivain n’utilisa comme lui les ressources du
phantasme et du suspens. Il a une manière très particulière, à la fois de « désexualiser »
l’amour, et de sexualiser toute l’histoire de l’humanité.

*
* *

La Vénus à la fourrure, Venus im Pelz (1870), est un des plus célèbres romans de
Masoch. Il fait partie du premier volume du Legs de Caïn, concernant l’amour. Une
traduction, par l’économiste R. Ledos de Beaufort, parut simultanément en français et en
anglais (1902). Mais fort inexacte. Nous avons présenté une nouvelle traduction,
d’Aude Willm en y joignant trois appendices : l’un où Masoch expose sa conception
2

générale du roman et un souvenir d’enfance particulier ; le second, qui reproduit des «


contrats » amoureux personnels de Masoch avec Fanny von Pistor et avec Wanda ; le
troisième, où Wanda Sacher-Masoch raconte l’aventure avec Louis II.
Le sort de Masoch est doublement injuste. Non pas parce que son nom servit à
désigner le masochisme, au contraire. Mais d’abord parce que son œuvre tomba dans
l’oubli, en même temps que le nom prenait un usage courant. Il arrive sans doute que des
livres paraissent sur le sadisme qui ne montrent aucune connaissance de l’œuvre de Sade.
Mais c’est de plus en plus rare ; Sade est de plus en plus profondément connu, et la
réflexion clinique sur le sadisme profite singulièrement de la réflexion littéraire sur Sade ;
inversement aussi. Or pour Masoch, l’ignorance de son œuvre reste étonnante, même
dans les meilleurs livres sur le masochisme. Ne faut-il pas croire pourtant que Masoch et
Sade ne sont pas seulement des cas parmi d’autres, mais qu’ils ont respectivement à nous
apprendre quelque chose d’essentiel, l’un sur le masochisme, comme l’autre sur le sadisme
? Il y a une seconde raison qui redouble l’injustice du sort de Masoch. C’est que,
cliniquement, il sert de complément à Sade. N’est-ce pas la raison pour laquelle ceux qui
s’intéressent à Sade n’eurent pas d’intérêt particulier pour Masoch ? On considère trop
vite qu’il suffit de retourner les signes, de renverser les pulsions et de penser la grande
unité des contraires pour obtenir Masoch à partir de Sade. Le thème d’une unité sado-
masochiste, d’une entité sado-masochiste, a été très nuisible à Masoch. Il n’a pas
seulement souffert d’un oubli injuste, mais d’une injuste complémentarité, d’une injuste
unité dialectique.
Car, dès qu’on lit Masoch, on sent bien que son univers n’a rien à voir avec l’univers
de Sade. Il ne s’agit pas seulement de techniques, mais de problèmes et de soucis, de
projets tellement différents. Il ne faut pas objecter que la psychanalyse, depuis longtemps,
a montré la possibilité et la réalité des transformations sadisme-masochisme. Ce qui est en
question, c’est l’unité même de ce qu’on appelle sado-masochisme. La médecine distingue
les syndromes et les symptômes : les symptômes sont des signes spécifiques d’une maladie,
mais les syndromes sont des unités de rencontre ou de croisement, qui renvoient à des
lignées causales très différentes, à des contextes variables. Nous ne sommes pas sûrs que
l’entité sado-masochiste ne soit pas elle-même un syndrome, qui devrait être dissocié en
deux lignées irréductibles. On nous a trop dit que le même était sadique et masochiste ;
on a fini par y croire. Il faut tout recommencer, et recommencer par la lecture de Sade et
de Masoch. Puisque le jugement clinique est plein de préjugés, il faut tout recommencer
par un point situé hors de la clinique, le point littéraire, d’où les perversions furent
nommées. Ce n’est pas par hasard que le nom de deux écrivains, ici, servit à désigner ; il
se peut que la critique (au sens littéraire) et la clinique (au sens médical) soient
déterminées à entrer dans de nouveaux rapports, où l’une apprend à l’autre, et
réciproquement. La symptomatologie est toujours affaire d’art. Les spécificités cliniques
du sadisme et du masochisme ne sont pas séparables des valeurs littéraires propres à Sade
et à Masoch. Et au lieu d’une dialectique qui réunit hâtivement les contraires, il faut
tendre à une critique et à une clinique capables de dégager les mécanismes vraiment
différentiels autant que les originalités artistiques.

1. Une partie des Contes galiciens a été récemment rééditée par le Club français du Livre (1963).

2. Cf. Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.



« C’est trop idéaliste... et, de ce fait, cruel. »

DOSTOÏEVSKI,
Humiliés et Offensés.

Sade, Masoch et leur langage.

À quoi sert la littérature ? Les noms de Sade et de Masoch servent au moins


à désigner deux perversions de base. Ce sont les prodigieux exemples d’une
efficacité littéraire. En quel sens ? Il peut arriver que des malades typiques
donnent leur nom à des maladies. Mais, plus souvent, ce sont les médecins qui
donnent ainsi leur nom (par exemple, maladie de Roger, de Parkinson...). Les
conditions de telles dénominations doivent être analysées de près : le médecin
n’a pas inventé la maladie. Mais il a dissocié des symptômes jusqu’alors réunis,
groupé des symptômes jusqu’alors dissociés, bref il a constitué un tableau
clinique profondément original. C’est pourquoi l’histoire de la médecine est
au moins double. Il y a une histoire des maladies, qui disparaissent, régressent,
reprennent ou changent de forme, suivant l’état des sociétés et les progrès de
la thérapeutique. Mais, imbriquée dans cette histoire, il y en a une autre qui
est celle de la symptomatologie, et qui tantôt précède et tantôt suit les
transformations de la thérapeutique ou de la maladie : on baptise, on
débaptise, on groupe autrement les symptômes. Le progrès, de ce point de
vue, se fait généralement dans le sens d’une plus grande spécification,
témoignant d’une symptomatologie plus fine (il est clair que la peste, la lèpre
étaient jadis plus fréquentes qu’aujourd’hui, non seulement pour des raisons
historiques et sociales, mais parce qu’on groupait sous leur nom toutes sortes
de troubles actuellement dissociés). Les grands cliniciens sont les plus grands
médecins. Quand un médecin donne son nom à une maladie, il y a là un acte
à la fois linguistique et sémiologique très important, dans la mesure où cet acte
lie un nom propre et un ensemble de signes, ou fait qu’un nom propre connote
des signes.
Sade et Masoch sont-ils, en ce sens, de grands cliniciens ? Il est difficile de
considérer le sadisme et le masochisme comme on considère la lèpre, la peste,
la maladie de Parkinson. Le mot maladie ne convient pas. Il n’en reste pas
moins que Sade et Masoch nous présentent des tableaux de symptômes et de
signes inégalables. Si Krafft-Ebing parle de masochisme, c’est parce qu’il fait
gloire à Masoch d’avoir renouvelé une entité clinique, en la définissant moins
par le lien douleur-plaisir sexuel que par des comportements plus profonds
d’esclavage et d’humiliation (à la limite, il y a des cas de masochisme sans
algolagnie, et même des algolagnies sans masochisme) . Et encore nous aurons
1

à nous demander si, par rapport à Sade, Masoch ne définit pas une
symptomatologie plus fine, et ne rend pas possible une dissociation de
troubles auparavant confondus. En tout cas, « malades » ou cliniciens, et les
deux à la fois, Sade et Masoch sont aussi de grands anthropologues, à la
manière de ceux qui savent engager dans leur œuvre toute une conception de
l’homme, de la culture et de la nature – de grands artistes, à la manière de
ceux qui savent extraire de nouvelles formes, et créer de nouvelles manières
de sentir et de penser, tout un nouveau langage.
Il est bien vrai que la violence est ce qui ne parle pas, ce qui parle peu, et la
sexualité, ce dont on parle peu, en principe. La pudeur n’est pas liée à un
effroi biologique. Si elle l’était, elle ne se formulerait pas comme elle le fait : je
redoute moins d’être touchée que vue, et vue que parlée. Que signifie alors
cette conjonction de la violence et de la sexualité dans un langage aussi
abondant, aussi provocant que celui de Sade ou de Masoch ? Comment
rendre compte de cette violence qui parle d’érotisme ? Georges Bataille, dans
un texte qui aurait dû frapper de nullité toutes les discussions sur les rapports
du nazisme avec la littérature de Sade, explique que le langage de Sade est
paradoxal parce qu’il est essentiellement celui d’une victime. Il n’y a que les victimes
qui peuvent décrire les tortures, les bourreaux emploient nécessairement le
langage hypocrite de l’ordre et du pouvoir établis : « En règle générale, le
bourreau n’emploie pas le langage d’une violence qu’il exerce au nom d’un
pouvoir établi, mais celui du pouvoir, qui l’excuse apparemment, le justifie et
lui donne une raison d’être élevé. Le violent est porté à se taire et
s’accommode de la tricherie... Ainsi l’attitude de Sade s’oppose-t-elle à celle
du bourreau dont elle est le parfait contraire. Sade en écrivant, refusant la
tricherie, la prêtait à des personnages qui, réellement, n’auraient pu être que
silencieux, mais il se servait d’eux pour adresser à d’autres hommes un
discours paradoxal . » Faut-il en conclure que le langage de Masoch est
2

paradoxal aussi, mais parce que les victimes à leur tour y parlent comme le
bourreau qu’elles sont pour elles-mêmes, avec l’hypocrisie propre au bourreau
?
On appelle littérature pornographique une littérature réduite à quelques
mots d’ordre (fais ceci, cela...), suivis de descriptions obscènes. Violence et
érotisme s’y rejoignent donc, mais d’une façon rudimentaire. Chez Sade et
chez Masoch les mots d’ordre abondent, proférés par le libertin cruel ou par la
femme despote. Les descriptions aussi (bien qu’elles n’aient pas du tout le
même sens ni la même obscénité dans les deux œuvres). Il semble que, pour
Masoch comme pour Sade, le langage prenne toute sa valeur en agissant
directement sur la sensualité. Chez Sade, les Cent Vingt Journées s’organisent
d’après les récits que les libertins se font raconter par des « historiennes » ; et
aucune initiative des héros, du moins en principe, ne doit devancer les récits.
Car le pouvoir des mots culmine quand il commande la répétition des corps,
et « les sensations communiquées par l’organe de l’ouïe sont celles qui flattent
davantage et dont les impressions sont les plus vives ». Chez Masoch, dans sa
vie comme dans son œuvre, il faut que les amours soient déclenchées par des
lettres anonymes ou pseudonymes, et par de petites annonces ; il faut qu’elles
soient réglées par des contrats qui les formalisent, qui les verbalisent ; et les
choses doivent être dites, promises, annoncées, soigneusement décrites avant
d’être accomplies. Pourtant, si l’œuvre de Sade et celle de Masoch ne peuvent
passer pour pornographiques, si elles méritent un plus haut nom comme celui
de « pornologie », c’est parce que leur langage érotique ne se laisse pas réduire
aux fonctions élémentaires du commandement et de la description.
On assiste chez Sade au développement le plus étonnant de la faculté
démonstrative. La démonstration comme fonction supérieure du langage
apparaît entre deux scènes décrites, pendant que les libertins se reposent, entre
deux mots d’ordre. On écoute un libertin lire un pamphlet rigoureux,
développer ses théories inépuisables, élaborer une constitution. Ou bien il
consent à parler, à discuter avec sa victime. De tels moments sont fréquents,
notamment dans Justine : chacun de ses bourreaux la prend pour auditrice et
confidente. Mais l’intention de convaincre n’existe qu’en apparence. Le
libertin peut se donner l’air de chercher à convaincre et à persuader ; il peut
même faire œuvre « institutrice », en formant une nouvelle recrue (ainsi, dans
La Philosophie dans le boudoir). En fait, rien n’est plus étranger au sadique qu’une
intention de persuader ou de convaincre, bref une intention pédagogique. Il
s’agit de tout autre chose. Il s’agit de montrer que le raisonnement est lui-
même une violence, qu’il est du côté des violents, avec toute sa rigueur, toute
sa sérénité, tout son calme. Il ne s’agit même pas de montrer à quelqu’un,
mais de démontrer, d’une démonstration qui se confond avec la solitude
parfaite et la toute-puissance du démonstrateur. Il s’agit de démontrer
l’identité de la violence et de la démonstration. Si bien que le raisonnement
n’a pas plus à être partagé par l’auditeur auquel on l’adresse que le plaisir, par
l’objet dans lequel on le prend. Les violences subies par les victimes ne sont
que l’image d’une plus haute violence dont témoigne la démonstration. Parmi
ses complices ou ses victimes, chaque raisonneur raisonne dans le cercle
absolu de sa solitude et de son unicité – même si tous les libertins tiennent le
même raisonnement. A tous égards, nous le verrons, l’« instituteur » sadique
s’oppose à l’« éducateur » masochiste.
Là encore, Bataille dit bien de Sade : « C’est un langage qui désavoue la
relation de celui qui parle avec ceux auxquels il s’adresse. » Mais s’il est vrai
que ce langage est la plus haute réalisation d’une fonction démonstrative dans
le rapport de la violence et de l’érotisme, l’autre aspect – mots d’ordre et
descriptions – prend une nouvelle signification. Il subsiste, mais il baigne dans
l’élément démonstratif, il flotte en lui, il n’existe que par rapport à lui. Les
descriptions, l’attitude des corps, ne jouent plus que le rôle de figures sensibles
illustrant les démonstrations abominables ; et les mots d’ordre, les impératifs
lancés par les libertins sont à leur tour comme des énoncés de problèmes qui
renvoient à la chaîne plus profonde des théorèmes sadiques. « Je l’ai montré
théoriquement, dit Noirceuil, convainquons-nous maintenant par la
pratique... » Il faut donc distinguer deux sortes de facteurs, qui forment un
double langage : le facteur impératif et descriptif, représentant l’élément
personnel, ordonnant et décrivant les violences personnelles du sadique comme
ses goûts particuliers ; mais aussi un plus haut facteur qui désigne l’élément
impersonnel du sadisme, et qui identifie cette violence impersonnelle avec une
Idée de la raison pure, avec une démonstration terrible capable de se
subordonner l’autre élément. Chez Sade apparaît un étrange spinozisme – un
naturalisme et un mécanisme pénétrés d’esprit mathématique. C’est à cet
esprit qu’il faut rapporter cette infinie répétition, ce processus quantitatif
réitéré qui multiplie les figures et additionne les victimes, pour repasser par les
milliers de cercles d’un raisonnement toujours solitaire. Krafft-Ebing, en ce
sens, avait pressenti l’essentiel : « Il y a des cas où l’élément personnel se retire
presque complètement... L’intéressé a des excitations sexuelles en battant des
garçons et des filles, mais quelque chose de purement impersonnel ressort
bien davantage... Tandis que la plupart des individus, en cette catégorie, font
porter le sentiment de puissance sur des personnes déterminées, nous voyons
ici un sadisme prononcé qui se meut, en grande partie, par dessins
géographiques ou mathématiques ... » 3

Chez Masoch de même, les mots d’ordre et les descriptions se dépassent


vers un plus haut langage. Mais cette fois, tout est persuasion, et éducation.
Nous ne nous trouvons plus en présence d’un bourreau qui s’empare d’une
victime, et en jouit d’autant plus qu’elle est moins consentante et moins
persuadée. Nous sommes devant une victime qui cherche un bourreau, et qui
a besoin de le former, de le persuader, et de faire alliance avec lui pour
l’entreprise la plus étrange. C’est pourquoi les petites annonces font partie du
langage masochiste, alors qu’elles sont exclues du vrai sadisme. C’est pourquoi
aussi le masochiste élabore des contrats, tandis que le sadique abomine et
déchire tout contrat. Le sadique a besoin d’institutions, mais le masochiste, de
relations contractuelles. Le Moyen Âge, avec profondeur, distinguait deux
sortes de diabolisme, ou deux perversions fondamentales : l’une par
possession, l’autre par pacte d’alliance. C’est le sadique qui pense en termes de
possession instituée, et le masochiste en termes d’alliance contractée. La
possession est la folie propre du sadisme, le pacte celle du masochisme. Il faut
que le masochiste forme la femme despote. Il faut qu’il la persuade, et la fasse «
signer ». Il est essentiellement éducateur. Et il court les risques d’échec
inhérents à l’entreprise pédagogique. Dans tous les romans de Masoch, la
femme persuadée garde un dernier doute, comme une crainte : s’engager dans
un rôle où elle est poussée, mais qu’elle ne saura peut-être pas tenir, péchant
par excès ou par défaut. Dans La Femme divorcée, l’héroïne s’écrie : « L’idéal de
Julian était une femme cruelle, une femme comme la grande Catherine, et
moi, hélas, j’étais lâche et faible... » Et Wanda, dans la Vénus : « J’ai peur de ne
pouvoir le faire, mais je veux l’essayer, pour toi mon bien-aimé » – ou encore
: « Craignez que je n’y prenne goût. »
Dans l’entreprise pédagogique des héros de Masoch, dans la soumission à la
femme, dans les tourments qu’ils subissent, dans la mort qu’ils connaissent, il
y a autant de moments d’ascension vers l’Idéal. La Femme divorcée a pour sous-
titre : Le Calvaire d’un idéaliste. Séverin, le héros de la Vénus, élabore sa
doctrine, le « suprasensualisme », et prend pour devise les mots de Méphisto à
Faust : « Va, sensuel séducteur suprasensuel, une fillette te mène par le bout
du nez. » (Übersinnlich, dans ce texte de Goethe, ce n’est pas « suprasensible »,
c’est « suprasensuel », « supracharnel », conformément à une haute tradition
théologique où Sinnlichkeit désigne la chair, la sensualitas.) Que le masochisme
cherche ses garants historiques et culturels dans les épreuves d’initiation
mystico-idéalistes n’a rien d’étonnant. La contemplation du corps nu d’une
femme n’est possible que dans des conditions mystiques : ainsi dans la Vénus.
Plus nettement encore, une scène de La Femme divorcée montre comment le
héros, Julian, poussé par un ami inquiétant, désire pour la première fois voir sa
maîtresse nue : il invoque d’abord un « besoin d’observation », mais se trouve
saisi d’un sentiment religieux, « sans rien de sensuel » (tels sont les deux
moments fondamentaux du fétichisme). Du corps à l’œuvre d’art, de l’œuvre
d’art aux Idées, il y a toute une ascension qui doit se faire à coups de fouet. Un
esprit dialectique anime Masoch. Tout commence dans la Vénus par un rêve
qui survient lors d’une lecture interrompue de Hegel. Mais il s’agit surtout de
Platon ; s’il y a du spinozisme chez Sade, et une raison démonstrative, il y a du
platonisme chez Masoch, et une imagination dialectique. Une nouvelle de
Masoch s’intitule L’Amour de Platon ; elle est à l’origine de l’aventure avec
Louis II . Et ce n’est pas seulement l’ascension vers l’intelligible qui semble ici
4

platonicienne, c’est toute une technique de retournement, de déplacement,


de travestissement, de dédoublement dialectique. Dans l’aventure avec Louis
II, Masoch ne sait pas au début si son correspondant est un homme ou une
femme ; il ne sait pas à la fin s’il est un ou deux ; durant l’aventure, il ne sait
pas quel rôle jouera sa femme – mais il est prêt à tout, dialecticien qui saisit
l’occasion, kairos. Platon montrait que Socrate semblait être l’amant, mais plus
profondément se révélait l’aimé. D’une autre façon le héros masochiste
semble éduqué, formé par la femme autoritaire, mais plus profondément c’est
lui qui la forme et la travestit, et lui souffle les dures paroles qu’elle lui adresse.
C’est la victime qui parle à travers son bourreau, sans se ménager. La
dialectique ne signifie pas simplement une circulation du discours, mais des
transferts ou des déplacements de ce genre, qui font que la même scène est
simultanément jouée à plusieurs niveaux, suivant des retournements et des
dédoublements dans la distribution des rôles et du langage.
Il est bien vrai que la littérature pornologique se propose avant tout de
mettre le langage en rapport avec sa propre limite, avec une sorte de « non-
langage » (la violence qui ne parle pas, l’érotisme dont on ne parle pas). Mais
cette tâche, elle ne peut l’accomplir réellement que par un dédoublement
intérieur au langage : il faut que le langage impératif et descriptif se dépasse
vers une plus haute fonction. Il faut que l’élément personnel se réfléchisse et
passe dans l’impersonnel. Quand Sade invoque une Raison analytique
universelle pour expliquer le plus particulier dans le désir, on n’y verra pas la
simple marque de son appartenance au XVIIIe siècle : il faut que la particularité,
et le délire correspondant, soient aussi une Idée de la raison pure. Et quand
Masoch invoque un esprit dialectique, celui de Méphisto et de Platon réunis,
on n’y verra pas seulement la marque de son appartenance au romantisme. Là
encore, la particularité doit se réfléchir dans un Idéal impersonnel de l’esprit
dialectique. Chez Sade, la fonction impérative et descriptive du langage se
dépasse vers une pure fonction démonstrative et instituante ; chez Masoch,
elle se dépasse aussi, vers une fonction dialectique, mythique et persuasive.
Cette répartition touche à l’essentiel des deux perversions ; telle est la double
réflexion du monstre.

Rôle des descriptions.

De ces deux fonctions supérieures, la fonction démonstrative de Sade et la


fonction dialectique de Masoch, découle une grande différence du point de
vue des descriptions, de leur rôle et de leur valeur. Nous avons vu que les
descriptions dans l’œuvre de Sade existaient en rapport avec une
démonstration plus profonde, mais n’en gardaient pas moins une
indépendance relative, à l’état de libres figures ; aussi sont-elles obscènes en
elles-mêmes. Sade a besoin de cet élément provocateur. Il n’en est plus ainsi
chez Masoch : sans doute la plus grande obscénité peut être présente dans les
menaces, dans les annonces ou les contrats. Mais elle n’est pas nécessaire. Il
faut même rendre à l’œuvre de Sacher-Masoch en général l’hommage d’une
extraordinaire décence. Le censeur le plus méfiant ne peut rien trouver à
redire dans la Vénus, à moins de mettre en cause on ne sait quelle atmosphère,
on ne sait quelle impression d’étouffement et de suspens qui se manifeste dans
tous les romans de Masoch. Dans un grand nombre de nouvelles, il est facile à
Masoch de faire passer les phantasmes masochistes au compte de coutumes
nationales et folkloriques, ou de jeux innocents d’enfants, ou de plaisanteries
de femme aimante, ou encore d’exigences morales et patriotiques. Des
hommes, suivant la vieille coutume, à la chaleur d’un banquet, boivent dans le
soulier des femmes (La Pantoufle de Safo) ; de très jeunes filles demandent à
leurs amoureux de faire l’ours ou le chien, et de se laisser atteler à une petite
voiture (La Pêcheuse d’âmes) ; une femme amoureuse et taquine feint de se
servir d’un blanc-seing que lui donna son amant (La Feuille blanche) ; plus
sérieusement, une patriote se fait conduire chez les Turcs, leur donne son
mari comme esclave, se donne elle-même au pacha, mais pour sauver la ville
(La Judith de Bialopol). Sans doute y a-t-il déjà dans tous ces cas, pour l’homme
humilié de différentes manières, une sorte de « bénéfice secondaire »
proprement masochiste. Reste que Masoch peut présenter une grande partie
de son œuvre sur un mode rose, en justifiant le masochisme par les
motivations les plus diverses, ou par les exigences de situations fatales et
déchirantes. (Sade au contraire ne trompait personne quand il essayait ce
procédé.) Ce pourquoi Masoch fut un auteur non pas maudit, mais fêté et
honoré ; même la part inaliénable du masochisme en lui ne manqua pas de
paraître une expression du folklore slave et de l’âme petite-russienne. Le
Tourguéniev de la Petite-Russie, disait-on. Ce serait aussi bien une comtesse
de Ségur. Il est vrai que Masoch donne lui-même la version noire de son
œuvre : la Vénus, La Mère de Dieu, Eau de Jouvence, La Hyène de la Poussta
rendent à la motivation masochiste sa rigueur et sa pureté primaires. Mais,
noires ou roses, les descriptions n’en restent pas moins frappées de décence.
Le corps de la femme-bourreau reste recouvert de fourrures ; celui de la
victime demeure dans une étrange indétermination, que viennent seulement
rompre localement les coups qu’il reçoit. Comment expliquer ce double «
déplacement » de la description ? Nous en revenons à la question : pourquoi la
fonction démonstrative du langage chez Sade implique-t-elle des descriptions
obscènes, alors que la fonction dialectique chez Masoch semble bien les
exclure, ou du moins ne les comporte pas essentiellement ?
Ce qui est en jeu dans l’œuvre de Sade, c’est la négation dans toute son
étendue, dans toute sa profondeur. Mais on doit distinguer deux niveaux : le
négatif comme processus partiel, et la négation pure comme Idée totalisante.
Ces niveaux correspondent à la distinction sadiste des deux natures, dont
Klossowski a montré l’importance. La nature seconde est une nature asservie à
ses propres règles et à ses propres lois : le négatif y est partout, mais tout n’y est
pas négation. Les destructions sont encore l’envers de créations ou de
métamorphoses ; le désordre est un autre ordre, la putréfaction de la mort est
aussi bien composition de la vie. Le négatif est donc partout, mais seulement
comme processus partiel de mort et de destruction. D’où la déception du
héros sadique, puisque cette nature semble lui montrer que le crime absolu est
impossible : « Oui, j’abhorre la nature... » Il ne se consolera même pas en
pensant que la douleur des autres lui fait plaisir : ce plaisir du Moi signifie
encore que le négatif est seulement atteint comme l’envers d’une positivité. Et
l’individuation, non moins que la conservation d’un règne ou d’une espèce
témoignent des limites étroites de la nature seconde. À celle-ci s’oppose l’idée
d’une nature première, porteuse de la négation pure, au-dessus des règnes et
des lois, et qui serait libérée même du besoin de créer, de conserver et
d’individuer : sans fond au-delà de tout fond, délire originel, chaos primordial
fait uniquement de molécules furieuses et déchirantes. Comme dit le pape, «
le criminel qui pourrait bouleverser les trois règnes à la fois en anéantissant et
eux et leurs facultés productives serait celui qui aurait le mieux servi la Nature
». Mais cette nature originelle, précisément, ne peut pas être donnée : seule la
nature seconde forme le monde de l’expérience, et la négation n’est donnée
que dans les processus partiels du négatif. C’est pourquoi la nature originelle
est nécessairement l’objet d’une Idée, et la pure négation, un délire, mais un
délire de la raison comme telle. Le rationalisme n’est nullement « plaqué » sur
l’œuvre de Sade. Il lui fallait aller jusqu’à l’idée d’un délire propre à la raison.
Et l’on remarquera que la distinction des deux natures correspond elle-même
à celle des éléments, et la fonde : l’élément personnel, qui incarne la puissance
dérivée du négatif, qui représente la façon dont le Moi sadique participe
encore de la nature seconde et produit des actes de violence imitant celle-ci ;
et l’élément impersonnel, qui renvoie à la nature première comme à l’idée
délirante de négation, et qui représente la façon dont le sadique nie la nature
seconde ainsi que son propre Moi.
Dans les Cent Vingt Journées, le libertin se déclare excité non par les « objets
qui sont ici », mais par l’Objet qui n’est pas là, c’est-à-dire l’« idée du mal ».
Or cette idée de ce qui n’est pas, cette idée du Non ou de la négation, qui
n’est pas donnée ni donnable dans l’expérience, ne peut être qu’objet de
démonstration (au sens où le mathématicien parle de vérités qui gardent tout
leur sens même si nous dormons, et même si elles n’existent pas dans la
nature). C’est pourquoi aussi les héros sadiques désespèrent et enragent de
voir leurs crimes réels si minces par rapport à cette idée qu’ils ne peuvent
atteindre que par la toute-puissance du raisonnement. Ils rêvent d’un crime
universel et impersonnel ou, comme dit Clairwil, d’un crime « dont l’effet
perpétuel agît, même quand je n’agirais plus, en sorte qu’il n’y eût pas un seul
instant de ma vie où, même en dormant, je ne fusse cause d’un désordre
quelconque ». Il s’agit donc, pour le libertin, de combler l’écart entre les deux
éléments, celui dont il dispose et celui qu’il pense, le dérivé et l’originel, le
personnel et l’impersonnel. Un système comme celui de Saint-Fond (qui, de
tous les textes de Sade, développe le plus profondément le pur délire de la
raison) demande à quelles conditions « une douleur B », provoquée dans la
nature seconde, pourrait en droit se répercuter et se reproduire à l’infini dans la
nature première. Tel est le sens de la répétition chez Sade, et de la monotonie
sadique. Mais pratiquement le libertin se trouve réduit à illustrer sa
démonstration totale par des processus inductifs partiels empruntés à cette
nature seconde : il ne peut qu’accélérer et condenser les mouvements de la
violence partielle. L’accélération se fait par multiplication des victimes et de
leurs douleurs. Quant à la condensation, elle implique que la violence ne
s’éparpille pas suivant des inspirations et des élans, qu’elle ne se laisse même
pas diriger par des plaisirs qu’on en attendrait, et qui nous enchaîneraient
toujours à la nature seconde, mais qu’elle soit menée de sang-froid, et
condensée par cette froideur même – cette froideur de la pensée comme
pensée démonstrative. Telle est la fameuse apathie du libertin, le sang-froid du
pornologiste, que Sade oppose au déplorable « enthousiasme » du
pornographe. L’enthousiasme, c’est précisément ce qu’il reproche à Rétif ; et
il n’a pas tort de dire (comme il le fit toujours dans ses justifications publiques)
que, lui, Sade, au moins, n’a pas montré le vice agréable ou riant : il l’a montré
apathique. Et sans doute, de cette apathie découle un plaisir intense ; mais à la
limite, ce n’est plus le plaisir d’un Moi qui participe à la nature seconde (fût-ce
un moi criminel participant à une nature criminelle), c’est au contraire le
plaisir de nier la nature en moi et hors de moi, et de nier le Moi lui-même. En
un mot, c’est un plaisir de démonstration.
Si l’on considère les moyens dont le sadique dispose pour mener sa
démonstration, on voit que la fonction démonstrative se subordonne la
fonction descriptive, l’accélère et la condense froidement, mais ne peut
absolument pas s’en passer. Il doit y avoir une minutie quantitative et
qualitative de la description. Cette précision portera sur deux points : les actes
cruels, et les actes dégoûtants, dont le sang-froid du libertin fait autant de
sources de plaisir. « Deux irrégularités, dit le moine Clément dans Justine,
t’ont déjà frappée parmi nous ; tu t’étonnes de la sensation piquante éprouvée
par quelques-uns de nos confrères pour des choses vulgairement reconnues
pour fétides ou impures, et tu te surprends de même que nos facultés
voluptueuses puissent être ébranlées par des actions qui, selon toi, ne portent
que l’emblème de la férocité... » De ces deux façons, c’est par l’intermédiaire
de la description, et de la répétition accélérante et condensante, que la
fonction démonstrative peut remplir son plus haut effet. Il apparaît donc que
la présence des descriptions obscènes se trouve fondée dans toute la
conception du négatif et de la négation chez Sade.
Dans Au-delà du principe de plaisir, Freud distingue les pulsions de vie et les
pulsions de mort, Éros et Thanatos. Mais cette distinction ne peut être
comprise que par une autre, plus profonde : entre les pulsions de mort ou de
destruction elles-mêmes, et l’instinct de mort. Car les pulsions de mort et de
destruction sont bien données ou présentées dans l’inconscient, mais toujours
dans leurs mélanges avec des pulsions de vie. La combinaison avec Éros est
comme la condition de la « présentation » de Thanatos. Si bien que la
destruction, le négatif dans la destruction, se présente nécessairement comme
l’envers d’une construction ou d’une unification soumises au principe de
plaisir. C’est en ce sens que Freud peut maintenir que l’on ne trouve pas de
Non (négation pure) dans l’inconscient, puisque les contraires y coïncident.
Quand nous parlons d’instinct de mort, en revanche, nous désignons
Thanatos à l’état pur. Or Thanatos comme tel ne peut pas être donné dans la
vie psychique, même dans l’inconscient : comme dit Freud dans des textes
admirables, il est essentiellement silencieux. Pourtant nous devons en parler.
Nous devons en parler parce que, nous le verrons, il est déterminable comme
fondement, et plus que fondement, de la vie psychique. Nous devons en
parler, car tout en dépend, mais, précise Freud, nous ne pouvons le faire que
d’une manière ou spéculative, ou mythique. Pour le désigner, nous devons en
français garder le nom d’instinct, seul capable de suggérer une telle
transcendance ou de désigner un tel principe « transcendantal ».
Cette distinction des pulsions de mort ou de destruction, et de l’instinct de
mort, semble bien correspondre à la distinction sadiste des deux natures ou
des deux éléments. Le héros sadique apparaît ici comme celui qui se donne
pour tâche de penser l’instinct de mort (négation pure), sous des espèces
démonstratives, et qui ne peut le faire qu’en multipliant et en condensant le
mouvement des pulsions négatives ou destructrices partielles. Mais la question
devient : n’y a-t-il pas encore une autre « manière » que cette manière sadique
spéculative ?
On trouve chez Freud l’analyse de résistances qui, à des titres très divers,
impliquent un processus de dénégation (la Verneinung, la Verwerfung, la
Verleugnung dont J. Lacan a montré toute l’importance). Il pourrait sembler
qu’une dénégation en général est beaucoup plus superficielle qu’une négation
ou même une destruction partielle. Mais il n’en est rien ; il s’agit d’une tout
autre opération. Peut-être faut-il comprendre la dénégation comme le point
de départ d’une opération qui ne consiste pas à nier ni même à détruire, mais
bien plutôt à contester le bien-fondé de ce qui est, à affecter ce qui est d’une
sorte de suspension, de neutralisation propres à nous ouvrir au-delà du donné
un nouvel horizon non donné. Le meilleur exemple invoqué par Freud est
celui du fétichisme : le fétiche est l’image ou le substitut d’un phallus féminin,
c’est-à-dire un moyen par lequel nous dénions que la femme manque de
pénis. Le fétichiste élirait comme fétiche le dernier objet qu’il a vu, enfant,
avant de s’apercevoir de l’absence (la chaussure, par exemple, pour un regard
qui remonte à partir du pied) ; et le retour à cet objet, à ce point de départ, lui
permettrait de maintenir en droit l’existence de l’organe contesté. Le fétiche
ne serait donc nullement un symbole, mais comme un plan fixe et figé, une
image arrêtée, une photo à laquelle on reviendrait toujours pour conjurer les
suites fâcheuses du mouvement, les découvertes fâcheuses d’une exploration :
il représenterait le dernier moment où l’on pouvait encore croire... Il apparaît
en ce sens que le fétichisme est d’abord dénégation (non, la femme ne
manque pas de pénis) ; en second lieu, neutralisation défensive (car,
contrairement à ce qui se passerait dans une négation, la connaissance de la
situation réelle subsiste, mais est en quelque sorte suspendue, neutralisée) ; en
troisième lieu, neutralisation protectrice, idéalisante (car, de son côté, la
croyance à un phallus féminin s’éprouve elle-même comme faisant valoir les
droits de l’idéal contre le réel, se neutralise ou se suspend dans l’idéal, pour
mieux annuler les atteintes que la connaissance de la réalité pourrait lui
porter).
Le fétichisme, ainsi défini par le processus de la dénégation et du suspens,
appartient essentiellement au masochisme. La question : appartient-il aussi au
sadisme ? est très complexe. Il est certain que beaucoup de meurtres sadiques
s’accompagnent de rituels, par exemple d’une lacération de vêtements qui ne
s’explique pas par la lutte. Mais on a tort de parler d’une ambivalence sado-
masochiste que le fétichiste présenterait à l’égard de son fétiche ; on se donne
ainsi à bon compte une entité sadique masochiste. On a trop tendance à
confondre deux violences très différentes, une violence possible à l’égard du
fétiche, et une autre violence qui préside seulement au choix et à la
constitution du fétiche en tant que tel (ainsi chez les « coupeurs de nattes ») . Il 5

nous semble en tout cas que le fétiche n’appartient au sadisme que d’une
manière secondaire et déformée : c’est-à-dire dans la mesure où il a rompu
son rapport seul essentiel avec la dénégation et le suspens, pour passer dans un
tout autre contexte, celui du négatif et de la négation, et servir à la
condensation sadique.
En revanche il n’y a pas de masochisme sans fétichisme au sens premier. La
façon dont Masoch définit son idéalisme ou « suprasensualisme » semble à
première vue banale : il ne s’agit pas, dit-il dans La Femme divorcée, de croire le
monde parfait, mais au contraire de « s’attacher des ailes », et de fuir ce monde
dans le rêve. Il ne s’agit donc pas de nier le monde ou de le détruire, mais pas
davantage de l’idéaliser ; il s’agit de le dénier, de le suspendre en le déniant,
pour s’ouvrir à un idéal lui-même suspendu dans le phantasme. On conteste
le bien-fondé du réel pour faire apparaître un pur fondement idéal : une telle
opération est parfaitement conforme à l’esprit juridique du masochisme. Que
ce processus conduise essentiellement au fétichisme n’est pas étonnant. Les
fétiches principaux de Masoch et de ses héros sont les fourrures, les
chaussures, le fouet lui-même, les casques étranges dont il aimait à affubler les
femmes, les travestis de la Vénus. Dans la scène de La Femme divorcée dont nous
parlions plus haut, on voit apparaître la double dimension du fétiche et la
double suspension qui lui correspond : une partie du sujet connaît la réalité,
mais suspend cette connaissance, tandis que l’autre partie se suspend à l’idéal.
Désir d’observation scientifique, puis contemplation mystique. Bien plus, le
processus de dénégation masochiste va si loin qu’il porte sur le plaisir sexuel
en tant que tel : retardé au maximum, le plaisir est frappé d’une dénégation
qui permet au masochiste, au moment même où il l’éprouve, d’en dénier la
réalité pour s’identifier lui-même à « l’homme nouveau sans sexualité ».
Dans les romans de Masoch, tout culmine dans le suspens. Il n’est pas
exagéré de dire que c’est Masoch qui introduit dans le roman l’art du suspens
comme ressort romanesque à l’état pur : non seulement parce que les rites
masochistes de supplice et de souffrance impliquent de véritables suspensions
physiques (le héros est accroché, crucifié, suspendu). Mais parce que la
femme-bourreau prend des poses figées qui l’identifient à une statue, à un
portrait ou à une photo. Parce qu’elle suspend le geste d’abattre le fouet ou
d’entrouvrir ses fourrures. Parce qu’elle se réfléchit dans un miroir qui arrête
sa pose. Nous verrons que ces scènes « photographiques », ces images
réfléchies et arrêtées, ont la plus grande importance d’un double point de vue,
celui du masochisme en général, celui de l’art de Masoch en particulier. Elles
forment un des apports créateurs de Masoch au roman. C’est aussi dans une
sorte de cascade figée que les mêmes scènes, chez Masoch, sont reprises sur
des plans différents : ainsi dans la Vénus, où la grande scène de la femme-
bourreau est rêvée, jouée, mise en action sérieusement, répartie et déplacée
dans des personnages divers. Le suspens esthétique et dramatique chez
Masoch s’oppose à la réitération mécanique et accumulatrice telle qu’elle
apparaît chez Sade. Et l’on remarquera en effet que l’art du suspens nous met
toujours du côté de la victime, nous force à nous identifier à la victime, tandis
que l’accumulation et la précipitation dans la répétition nous forcent plutôt à
passer du côté des bourreaux, à nous identifier au bourreau sadique. La
répétition a donc dans le sadisme et dans le masochisme deux formes tout à
fait différentes suivant qu’elle trouve son sens dans l’accélération et la
condensation sadiques, ou dans le « figement » et le suspens masochistes.
Ceci suffit à expliquer l’absence des descriptions obscènes chez Masoch. La
fonction descriptive subsiste, mais toute obscénité s’en trouve déniée et
suspendue, toutes les descriptions sont comme déplacées, de l’objet lui-même
au fétiche, d’une partie de l’objet à tel autre, d’une partie du sujet à telle autre.
Seule subsiste une pesante, une étrange atmosphère, comme un parfum trop
lourd, qui s’étale dans le suspens, et qui résiste à tous les déplacements. De
Masoch, contrairement à Sade, il faut dire qu’on n’a jamais été aussi loin, avec
autant de décence. Tel est l’autre aspect de la création romanesque de Masoch
: un roman d’atmosphère, un art de suggestion. Les décors de Sade, les
châteaux sadiques sont sous les lois brutales de l’ombre et de la lumière, qui
accélèrent les gestes de leurs habitants cruels. Mais les décors de Masoch, leurs
lourdes tentures, leur encombrement intime, boudoirs et penderies, font
régner un clair-obscur d’où se détachent seulement des gestes et des
souffrances en suspens. Il y a deux arts, comme deux langages tout à fait
différents, chez Masoch et chez Sade. Essayons de résumer ces premières
différences : dans l’œuvre de Sade, les mots d’ordre et les descriptions se
dépassent vers une plus haute fonction démonstrative ; cette fonction
démonstrative repose sur l’ensemble du négatif comme processus actif, et de la
négation comme Idée de la raison pure ; elle opère en conservant et en
accélérant la description, en la chargeant d’obscénité. Dans l’œuvre de
Masoch, mots d’ordre et descriptions se dépassent aussi vers une plus haute
fonction, mythique ou dialectique ; cette fonction repose sur l’ensemble de la
dénégation comme processus réactif, et du suspens comme Idéal de
l’imagination pure ; si bien que les descriptions subsistent, mais déplacées,
figées, rendues suggestives et décentes. La distinction fondamentale du
sadisme et du masochisme apparaît dans les deux processus comparés, du négatif et
de la négation d’une part, de la dénégation et du suspensif d’autre part. Si le premier
représente la manière spéculative et analytique de saisir l’instinct de mort en
tant qu’il ne peut jamais être donné, le second représente une tout autre
manière, mythique et dialectique, imaginaire.

Jusqu’où va la complémentarité de Sade et de Masoch ?

Avec Sade et avec Masoch, la littérature sert à nommer, non pas le monde
puisque c’est déjà fait, mais une sorte de double du monde, capable d’en
recueillir la violence et l’excès. On dit que ce qu’il y a d’excessif dans une
excitation est, en quelque manière, érotisé. D’où l’aptitude de l’érotisme à
servir de miroir au monde, à en réfléchir les excès, à en extraire les violences,
prétendant les « spiritualiser » d’autant mieux qu’il les met au service des sens
(Sade, dans La Philosophie dans le boudoir, distingue deux sortes de méchancetés,
l’une stupide et disséminée dans le monde, l’autre, épurée, réfléchie, devenue
« intelligente » à force d’être sensualisée). Et les mots de cette littérature, à leur
tour, forment dans le langage une sorte de double du langage, apte à le faire
agir directement sur les sens. Le monde de Sade est bien un double pervers,
où tout le mouvement de la nature et de l’histoire est censé se refléter, des
origines à la révolution de 89. Au fond de leur château isolé et muré, les héros
de Sade prétendent reconstituer le monde et reproduire l’« histoire du cœur ».
Ils invoquent la nature et la coutume ; ils recueillent toutes les puissances de
l’une et de l’autre, en Afrique, en Asie, dans l’Antiquité, partout pour en
dégager la vérité sensible ou la finalité proprement sensuelle. Ironiquement, ils
vont jusqu’à fournir l’effort dont les Français ne sont pas encore capables pour
devenir « républicains ».
Même ambition chez Masoch : toute la nature et toute l’histoire doivent se
refléter dans le double pervers, depuis les origines jusqu’aux révolutions de 48
dans l’Empire autrichien. « L’amour cruel à travers les âges... » Les minorités
de l’Empire autrichien sont pour Masoch une réserve inépuisable de
coutumes et de destins (d’où les contes galiciens, hongrois, polonais, juifs,
prussiens qui forment la plus grande partie de son œuvre). Sous le titre
général, Le Legs de Caïn, Masoch avait conçu une œuvre « totale », un cycle de
nouvelles représentant l’histoire naturelle de l’humanité, comportant six
grands thèmes : l’amour, la propriété, l’argent, l’État, la guerre et la mort.
Chacune de ces puissances devait être rendue à sa cruauté sensible immédiate
; et sous le signe de Caïn, dans le miroir de Caïn, on devait voir comment les
grands princes, les généraux et les diplomates méritaient le bagne et la
potence, autant que les assassins . Et Masoch rêvait qu’il manquait aux Slaves
6

une belle despote, une tsarine terrible, pour assurer le triomphe des
révolutions de 48 et pour unifier le panslavisme... Slaves, encore un effort si
vous voulez être révolutionnaires.
Jusqu’où va la complicité, la complémentarité de Sade et de Masoch ?
L’entité sado-masochiste ne fut pas inventée par Freud ; on la trouve chez
Krafft-Ebing, chez Havelock Ellis, chez Féré. Qu’il y ait un étrange rapport
entre le plaisir de faire le mal et le plaisir de le subir, tous les mémorialistes ou
médecins l’ont pressenti. Bien plus, la « rencontre » du sadisme et du
masochisme, l’appel qu’ils se lancent l’un l’autre semble clairement inscrit
dans l’œuvre de Sade autant que dans celle de Masoch. Il y a une sorte de
masochisme dans les personnages de Sade : les Cent Vingt Journées détaillent les
supplices et les humiliations que les libertins se font infliger. Le sadique
n’aime pas moins être fouetté que de fouetter ; Saint-Fond, dans Juliette, se fait
assaillir par des hommes qu’il a chargés de le flageller ; et la Borghèse s’écrie : «
Je voudrais que mes égarements puissent m’entraîner comme la dernière des
créatures au sort où les conduit leur abandon, l’échafaud même serait pour
moi le trône des voluptés. » Inversement, il y a une sorte de sadisme dans le
masochisme : à la fin de ses épreuves, Séverin, le héros de la Vénus, se déclare
guéri, fouette et torture les femmes, se veut « marteau » au lieu d’être «
enclume ».
Mais il est déjà remarquable que, dans les deux cas, le renversement
survienne à l’issue de la tentative. Le sadisme de Séverin est une terminaison :
on dirait que, à force d’expier, et de satisfaire un besoin d’expier, le héros
masochiste se permet enfin ce que les punitions étaient censées lui interdire.
Mises en avant, les souffrances et les châtiments rendent possible l’exercice du
mal qu’elles devaient prohiber. Le « masochisme » du héros sadique, à son
tour, apparaît à l’issue des exercices sadiques, comme leur limite extrême et la
sanction d’infamie glorieuse qui les couronne. Le libertin ne redoute pas
qu’on lui fasse ce qu’il fait aux autres. Les douleurs qu’on lui inflige sont de
derniers plaisirs, et non pas parce qu’elles viendraient satisfaire un besoin
d’expier ou un sentiment de culpabilité, mais au contraire parce qu’elles le
confirment dans une puissance inaliénable et lui donnent une certitude
suprême. Sous l’injure et dans l’humiliation, au sein des douleurs, le libertin
n’expie pas, mais, dit Sade, « jouit au-dedans de lui-même d’avoir été assez
loin pour mériter d’être ainsi traité ». Maurice Blanchot a dégagé toutes les
conséquences d’un tel paroxysme : « C’est en cela que, malgré l’analogie des
descriptions, il semble juste de laisser à Sacher-Masoch la paternité du
masochisme et à Sade celle du sadisme. Chez les héros de Sade, le plaisir de
l’avilissement n’altère jamais leur maîtrise, et l’abjection les met plus haut ;
tous ces sentiments qui s’appellent honte, remords, goût du châtiment leur
demeurent étrangers . » 7

Il semble donc difficile de parler d’un renversement entre le sadisme et le


masochisme en général. Il y a plutôt une double production paradoxale :
production humoristique d’un certain sadisme à l’issue du masochisme,
production ironique d’un certain masochisme à l’issue du sadisme. Mais il est
fort douteux que le sadisme du masochiste soit celui de Sade, et le
masochisme du sadique celui de Masoch. Le sadisme du masochisme se fait à
force d’expier ; le masochisme du sadisme à condition de ne pas expier. Trop
vite affirmée, l’unité sado-masochiste risque d’être un syndrome grossier, ne
répondant pas aux exigences d’une vraie symptomatologie. Le sado-
masochisme ne fait-il pas partie de ces troubles dont nous parlions
précédemment, qui n’ont qu’une cohérence apparente, et qui doivent être
dissociés dans des tableaux cliniques exclusifs l’un de l’autre ? On ne doit pas
croire trop vite en avoir fini avec les problèmes de symptômes. Il arrive qu’on
doive reprendre la question à zéro, pour dissocier un syndrome qui brouillait
et unissait arbitrairement des symptômes très divers. C’est en ce sens que nous
demandions s’il n’y avait pas, en Masoch, un grand clinicien allant plus loin
que Sade lui-même, et apportant toutes sortes de raisons et d’intuitions
propres à dissocier la pseudo-unité.
À la base de la croyance en l’unité, n’y a-t-il pas d’abord des équivoques et
des facilités déplorables ? Car il peut sembler évident qu’un sadique et un
masochiste doivent se rencontrer. Que l’un aime à faire souffrir, l’autre à
souffrir, paraît définir une telle complémentarité qu’il serait dommage que la
rencontre ne se produise pas. Aussi une histoire drôle raconte-t-elle qu’un
sadique et un masochiste se rencontrent. Le masochiste : « Fais-moi mal. » Et
le sadique : « Non. » Parmi toutes les histoires drôles, celle-ci est
particulièrement stupide : non pas simplement parce qu’elle est impossible,
mais parce qu’elle est pleine d’une sotte prétention dans l’évaluation du
monde des perversions. Reste qu’elle est impossible aussi. Jamais un vrai
sadique ne supportera une victime masochiste (une des victimes des moines
précise dans Justine : « Ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des
pleurs, ils renverraient une fille qui se rendrait à eux volontairement »). Mais
pas davantage un masochiste ne supportera un bourreau vraiment sadique.
Sans doute a-t-il besoin d’une certaine nature pour la femme-bourreau ; mais
il doit former cette « nature », l’éduquer, la persuader suivant son projet le plus
secret, qui échouerait pleinement avec une sadique. Wanda Sacher-Masoch a
tort de s’étonner de ce que Sacher-Masoch éprouvât peu de goût pour une de
leurs amies sadique ; inversement, les critiques ont tort de soupçonner que
Wanda ment quand elle propose d’elle, non sans ruse et maladresse, une
image vaguement innocente. Sans doute y a-t-il des personnages sadiques qui
jouent un rôle dans l’ensemble de la situation masochiste. Les romans de
Masoch, nous le verrons, en offrent de nombreux exemples. Mais ce rôle n’est
jamais direct, et ne peut être compris que dans une situation d’ensemble qui
lui préexiste. La femme-bourreau se méfie du personnage sadique qui propose
de l’aider, comme si elle sentait l’incompatibilité des deux entreprises. Dans
La Pêcheuse d’âmes, l’héroïne Dragomira le dit bien au cruel comte Boguslav
Soltyk, qui la croit elle-même sadique et cruelle : « Vous faites souffrir par
cruauté, tandis que moi je châtie et je tue au nom de Dieu, sans pitié, mais
sans haine. »
En vérité, nous avons trop tendance à négliger cette évidence : si la femme-
bourreau dans le masochisme ne peut pas être sadique, c’est précisément parce
qu’elle est dans le masochisme, parce qu’elle est partie intégrante de la
situation masochiste, élément réalisé du phantasme masochiste : elle
appartient au masochisme. Non pas au sens où elle aurait les mêmes goûts que
sa victime, mais parce qu’elle a ce « sadisme » qu’on ne trouve jamais chez le
sadique, et qui est comme le double ou la réflexion du masochisme. On en
dira autant du sadisme : si la victime ne peut pas être masochiste, ce n’est pas
simplement parce que le libertin serait dépité qu’elle éprouvât des plaisirs,
c’est parce que la victime du sadique appartient entièrement au sadisme, est
partie intégrante de la situation, et apparaît bizarrement comme le double du
bourreau sadique (témoin, chez Sade, les deux grands livres qui se reflètent
l’un l’autre, et où la vicieuse et la vertueuse, Juliette et Justine, sont sœurs).
Quand on mélange sadisme et masochisme, c’est qu’on a commencé par
abstraire deux entités, le sadique indépendamment de son monde, le
masochiste indépendamment du sien, et l’on trouve tout simple que ces deux
abstractions s’arrangent ensemble, une fois qu’on les a privées de leur Umwelt,
de leur chair et de leur sang.
Il n’est pas question de dire que la victime du sadique est elle-même sadique
; pas davantage de dire que « la » bourreau du masochiste est elle-même
masochiste. Mais nous devons refuser l’alternative, encore maintenue par
Krafft-Ebing : ou bien « la » bourreau est une vraie sadique, ou bien elle feint
de l’être. Nous disons que la femme-bourreau appartient entièrement au
masochisme, qu’elle n’est certes pas un personnage masochiste, mais qu’elle
est un pur élément du masochisme. En distinguant dans une perversion le
sujet (la personne) et l’élément (l’essence), nous pouvons comprendre
comment une personne échappe à son destin subjectif, mais n’y échappe que
partiellement, en tenant le rôle d’élément dans la situation de son goût. La
femme-bourreau échappe à son propre masochisme en se faisant «
masochisante » dans cette situation. L’erreur est de croire qu’elle est sadique,
ou même qu’elle joue à la sadique. L’erreur est de croire que le personnage
masochiste rencontre, comme par bonheur, un personnage sadique. Chaque
personne d’une perversion n’a besoin que de l’« élément » de la même
perversion, et non pas d’une personne de l’autre perversion. Chaque fois
qu’une observation se porte sur le type d’une femme-bourreau dans le cadre
du masochisme, on s’aperçoit qu’elle n’est réellement ni vraie sadique, ni
fausse sadique, mais tout autre chose, qui appartient essentiellement au
masochisme sans en réaliser la subjectivité, qui incarne l’élément du « faire-
souffrir » dans une perspective exclusivement masochiste. D’où les héros de
Masoch, et Masoch lui-même, à la recherche d’une certaine « nature » de
femme, difficile à trouver : le masochiste-sujet a besoin d’une certaine «
essence » du masochisme réalisée dans une nature de femme qui renonce à son
propre masochisme subjectif ; il n’a nullement besoin d’un autre sujet sadique.
Certes, quand on parle de sado-masochisme, on ne fait pas simplement
allusion à une rencontre extérieure entre personnes. Il n’est pas exclu pourtant
que ce thème d’une rencontre extérieure continue à agir, ne serait-ce qu’à
titre de « mot d’esprit » flottant dans l’inconscient. Quand il reprend l’idée de
sado-masochisme, comment Freud la développe-t-il, et la renouvelle-t-il ? Le
premier argument est celui d’une rencontre intérieure, dans la même personne,
entre instincts et pulsions. « Celui qui, dans les rapports sexuels, prend plaisir à
infliger une douleur est capable aussi de jouir de la douleur qu’il peut
ressentir. Un sadique est toujours en même temps un masochiste, ce qui
n’empêche pas que le côté actif ou le côté passif de la perversion puisse
prédominer et caractériser l’activité sexuelle qui prévaut . » Le deuxième
8

argument est celui d’une identité d’expérience : le sadique, en tant que sadique,
ne pourrait prendre du plaisir à faire subir des douleurs que parce que,
d’abord, il aurait fait l’expérience vécue d’un lien entre son plaisir et les
douleurs qu’il subit lui-même. Cet argument est d’autant plus curieux que
Freud l’énonce dans la perspective de sa première thèse, où le sadisme précède
le masochisme. Mais il distingue deux sortes de sadisme : l’un, de pure
agressivité, qui cherche seulement le triomphe ; l’autre, hédoniste, qui
recherche la douleur d’autrui. C’est entre les deux que s’insère l’expérience du
masochiste, le lien vécu de son plaisir avec sa propre douleur : le sadique
n’aurait jamais l’idée de trouver du plaisir à la douleur d’autrui s’il n’avait
d’abord éprouvé « masochiquement » le lien de sa douleur et de son plaisir . Si 9

bien que le premier schéma de Freud est plus complexe qu’il ne semble,
mettant en jeu l’ordre suivant : sadisme d’agressivité – retournement contre
soi – expérience masochiste – sadisme hédoniste (par projection et
régression). On remarquera que l’argument d’une identité d’expérience est
déjà invoqué par les libertins de Sade, qui apportent ainsi leur contribution à
la prétendue unité sado-masochiste. Il revient à Noirceuil d’expliquer que le
libertin éprouve sa propre douleur en rapport avec une excitation de son «
fluide nerveux » : qu’y a-t-il d’étonnant ensuite si un homme ainsi doué «
imagine d’émouvoir l’objet qui sert à sa jouissance par les moyens dont il est
lui-même affecté » ?
Le troisième argument est transformiste : il consiste à montrer que les
pulsions sexuelles, tant dans leurs buts que dans leurs objets, sont susceptibles
de passer les unes dans les autres ou de se transformer directement
(retournement en son contraire, retournement contre soi...). Là encore, c’est
d’autant plus curieux que Freud a vis-à-vis du transformisme en général une
attitude extrêmement réservée : d’une part, il ne croit pas à l’existence d’une
tendance évolutive ; d’autre part, le dualisme auquel il tiendra toujours dans sa
théorie des pulsions vient singulièrement limiter la possibilité des
transformations, qui ne se font jamais entre un groupe de pulsions et l’autre.
Ainsi dans Le Moi et le Ça, Freud refuse explicitement l’hypothèse d’une
transformation directe de l’amour en haine, et de la haine en amour, pour
autant que ces instances dépendent de pulsions qualitativement distinctes
(Éros et Thanatos). Freud d’ailleurs est beaucoup plus proche de Geoffroy
Saint-Hilaire que de Darwin. Des formules du type « on ne devient pas
pervers, on le reste » sont décalquées sur les formules de Geoffroy concernant
les monstres ; et les deux grands concepts de fixation et de régression viennent
tout droit de la tératologie de Geoffroy (« arrêt de développement » et «
rétrogradation »). Or, le point de vue de Geoffroy exclut toute évolution
comme transformation directe : il y a seulement une hiérarchie de types et de
formes possibles, dans laquelle les êtres s’arrêtent plus ou moins tôt, et
régressent plus ou moins profondément. Il en est de même chez Freud : les
combinaisons des deux espèces de pulsions représentent toute une hiérarchie
de figures, dans l’ordre desquelles les individus s’arrêtent plus ou moins tôt et
régressent plus ou moins. Il n’en est que plus remarquable que, à propos des
perversions, Freud semble se donner tout un polymorphisme, et des
possibilités d’évolution et de transformation directe, qu’il se refuse ailleurs,
dans le domaines des formations névrotiques et des formations culturelles.
C’est dire que le thème d’une unité sado-masochiste, à travers les
arguments de Freud, fait problème. Même la notion de pulsion partielle est
dangereuse à cet égard, parce qu’elle tend à faire oublier la spécificité des types
de comportement sexuel. Nous oublions que toute l’énergie disponible d’un
sujet se trouve mobilisée dans l’entreprise de telle ou telle perversion. Sadique
et masochiste, peut-être chacun joue-t-il un drame suffisant et complet, avec
des personnages différents, sans rien qui puisse les faire communiquer, ni de
l’intérieur ni à l’extérieur. Il n’y a que le normal qui soit communicant, tant
bien que mal. Au niveau des perversions, on a le tort de confondre les
formations, les expressions concrètes et spécifiques, avec une « grille »
abstraite, comme une matière libidineuse commune qui ferait passer d’une
expression à une autre. C’est un fait, dit-on, que la même personne éprouve
du plaisir aux douleurs qu’elle inflige et à celles qu’elle subit. Bien plus : c’est
un fait, dit-on, que la personne qui aime à faire souffrir éprouve au plus
profond de soi le lien du plaisir avec sa propre souffrance. La question est de
savoir si ces « faits » ne sont pas des abstractions. On abstrait le lien plaisir-
douleur des conditions formelles concrètes dans lesquelles il s’établit. On
considère le mélange plaisir-douleur comme une sorte de matière neutre,
commune au sadisme et au masochisme. On isole même un lien plus
particulier, « son plaisir sa propre douleur », qu’on suppose également vécu,
identiquement vécu par le sadique et le masochiste, indépendamment des
formes concrètes dont il résulte dans les deux cas. N’est-ce pas par abstraction
qu’on part ainsi d’une « matière » commune, qui justifie d’avance toutes les
évolutions et transformations ? S’il est vrai, et ce n’est pas douteux, que le
sadique éprouve aussi du plaisir aux douleurs qu’il subit, est-ce de la même
manière que le masochiste ? Et si le masochiste éprouve aussi du plaisir aux
douleurs qu’il inflige, est-ce à la manière sadique ? Nous en revenons toujours
au problème du syndrome : il y a des syndromes qui ne sont qu’un nom
commun pour des troubles irréductibles. En biologie, nous apprenons
combien il faut prendre de précautions avant d’affirmer l’existence d’une ligne
d’évolution. Une analogie d’organes n’implique pas nécessairement un passage
de l’un à l’autre ; et il est fâcheux de faire de l’« évolutionnisme », en
enchaînant sur une même ligne des résultats approximativement continus,
mais qui impliquent des formations irréductibles, hétérogènes. Un œil par
exemple peut être produit de plusieurs manières indépendantes, à l’issue de
séries divergentes, comme le résultat analogue de mécanismes tout à fait
différents. N’en est-il pas ainsi du sadisme et du masochisme, et du complexe
plaisir-douleur comme organe supposé commun ? Le sadisme et le
masochisme ne sont-ils pas tels que leur rencontre est seulement d’analogie,
leur processus et leur formation entièrement différents – leur organe
commun, leur « œil » n’est-il pas louche ?

Masoch et les trois femmes.

Les héroïnes de Masoch ont en commun des formes opulentes et musclées,


un caractère hautain, une volonté impérieuse, une certaine cruauté, même
dans la tendresse ou la naïveté. La courtisane orientale, la tsarine terrible, la
révolutionnaire hongroise ou polonaise, la servante-maîtresse, la paysanne
sarmate, la mystique glacée, la jeune fille de bonne famille participent à ce
même fond. « Qu’elle soit princesse ou paysanne, qu’elle porte l’hermine ou la
pelisse de peau d’agneau, toujours cette femme aux fourrures et au fouet, qui
rend l’homme son esclave, est à la fois ma créature et la véritable femme
sarmate . » Mais sous l’apparente monotonie, trois types apparaissent, très
10

différemment traités par Masoch.


Le premier type est la femme païenne, la Grecque, l’hétaïre ou l’Aphrodite,
génératrice de désordre. Elle vit, dit-elle, pour l’amour et la beauté, dans
l’instant. Sensuelle, elle aime qui lui plaît, et se donne à qui elle aime. Elle se
réclame de l’indépendance de la femme et de la brièveté des relations
amoureuses. Elle invoque l’égalité de la femme et de l’homme : elle est
hermaphrodite. Mais c’est Aphrodite, le principe féminin, qui l’emporte,
comme Omphale effémine et travestit Hercule. Car l’égalité, elle ne la conçoit
que comme ce point critique où la domination passe de son côté : « L’homme
tremble, dès que la femme est l’égale de l’homme. » Moderne, elle dénonce
dans le mariage, dans la morale, dans l’Église et l’État, des inventions de
l’homme, à détruire. C’est elle qui surgit dans un rêve, dès le début de la
Vénus. Au début de La Femme divorcée, c’est elle qui fait une longue profession
de foi. Dans La Sirène, elle apparaît sous les traits de Zénobie, « souveraine et
coquette », bouleversant une famille patriarcale, inspirant aux femmes de la
maison le désir de dominer, asservissant le père, coupant les cheveux du fils
dans un curieux baptême, et travestissant tout le monde.
À l’autre extrême, le troisième type est la sadique. Elle aime à faire souffrir,
à torturer. Mais il est remarquable qu’elle agisse, poussée par un homme, ou
du moins en rapport avec un homme, dont elle risque toujours de devenir
elle-même la victime. Tout se passe comme si la Grecque primitive avait
trouvé son Grec, son élément apollinien, sa pulsion virile sadique. Masoch
parle souvent de celui qu’il appelle le Grec, ou même Apollon, et qui survient
en tiers pour inciter la femme à se comporter sadiquement. Dans Eau de
jouvence, la comtesse Élisabeth Nadasdy supplicie des jeunes gens, en
compagnie de son amant, le terrible Ipolkar, à l’aide d’une des rares machines
qui apparaissent dans l’œuvre de Masoch (une femme d’acier entre les bras de
laquelle on lie le patient, « et la belle inanimée commença son œuvre, des
centaines de lames sortirent de sa poitrine, de ses bras, de ses jambes et de ses
pieds... »). Dans La Hyène de la Poussta, Anna Klauer exerce son sadisme, en
alliance avec un chef de brigands. Même La Pêcheuse d’âmes, Dragomira,
chargée de châtier le sadique Boguslav Soltyk, se laisse persuader qu’elle est «
de même race » que lui, et fait alliance avec lui.
Dans la Vénus, Wanda l’héroïne commence par se prendre pour la Grecque
et finit par se croire sadique. Au début, en effet, elle s’identifie à la femme du
rêve, elle est l’Hermaphrodite. Dans un beau discours, elle déclare : « La
sensualité sereine des Grecs est pour moi une joie exempte de douleurs, un
idéal que j’essaie de réaliser dans ma vie. Car je ne crois pas à cet amour que
prêchent le christianisme et les modernes chevaliers de l’esprit. Oui, regardez-
moi bien, je suis pire qu’une hérétique, je suis une païenne... » « Toutes les
tentatives ont échoué, qui ont voulu introduire – par des cérémonies sacrées,
par des serments ou des contrats – la durée dans ce qu’il y a de plus mouvant
au sein de la mouvance de l’être humain, dans l’amour. Pouvez-vous nier que
notre monde chrétien soit en décomposition ?... » Mais, à la fin du roman, elle
se comporte comme la sadique. Sous l’influence du Grec, elle fait fouetter
Séverin par le Grec lui-même : « Je meurs de honte et de désespoir. Et le plus
ignominieux est que je ressens une sorte de plaisir fantastique et suprasensuel
dans cette situation pitoyable, livré au fouet d’Apollon et bafoué par le rire
cruel de ma Vénus. Mais Apollon me délivre de toute poésie, un coup suivant
l’autre jusqu’à ce qu’enfin, serrant les dents de colère impuissante, je me
maudisse, moi et mon imagination voluptueuse, ainsi que la femme et
l’amour. » C’est donc dans le sadisme que le roman se termine : Wanda
s’enfuit avec le Grec cruel vers de nouvelles cruautés, tandis que Séverin se fait
lui-même sadique, ou, comme il dit, « marteau ».
Pourtant il est clair que ni la femme-hermaphrodite, ni la femme-sadique
ne représentent l’idéal de Masoch. Dans La Femme divorcée, la païenne
égalitaire n’est pas l’héroïne, mais l’amie de l’héroïne ; et les deux amies, dit
Masoch, sont comme « deux extrêmes ». Dans La Sirène, l’impérieuse
Zénobie, l’hétaïre qui met le désordre partout, est à la fin vaincue par la jeune
Natalie, non moins impérieuse, mais d’un tout autre type. À l’autre pôle, la
sadique n’est pas plus satisfaisante : dans La Pêcheuse d’âmes, d’une part,
Dragomira n’est pas de tempérament sadique ; et d’autre part, pour autant
qu’elle fait alliance avec Soltyk, elle déchoit, perd sa raison d’être, elle se fait
vaincre et tuer par la jeune Anitta, qui représente un type plus conforme et
plus fidèle au rêve de Masoch. Dans la Vénus, on voit bien que si tout
commence avec le thème de l’hétaïre, et si tout finit dans le thème sadique,
l’essentiel s’est passé entre les deux, dans un autre élément. Ces deux thèmes,
en fait, n’expriment pas l’idéal masochiste, mais bien plutôt les limites entre
lesquelles cet idéal se meut et se suspend, comme l’amplitude d’un pendule.
Ils expriment la limite où le masochisme n’a pas encore commencé son jeu, et
la limite où le masochisme perd sa raison d’être. Bien plus, du côté de la
femme-bourreau elle-même, ces limites extérieures expriment un mélange de
crainte, de répugnance et d’attirance, signifiant que l’héroïne n’est jamais sûre
de pouvoir s’en tenir au rôle que le masochiste lui insuffle, et pressent qu’elle
risque à chaque instant de retomber dans l’hétaïrisme primitif ou de verser
dans le sadisme final. Ainsi Anna, dans La Femme divorcée, se déclare trop
faible, trop capricieuse – caprice hétaïrique – pour remplir l’idéal de Julian. Et
Wanda, dans la Vénus, ne devient sadique qu’à force de ne plus pouvoir tenir
le rôle que Séverin lui impose (« C’est vous-même qui avez étouffé mes
sentiments par votre dévotion romanesque et par votre folle passion... »).
Quel est donc, entre les deux limites, l’élément masochiste essentiel où tout
ce qui est important se déroule ? Quel est donc le second type de femme,
entre l’hétaïre et la sadique ? Il faudrait accumuler toutes les notations de
Masoch pour esquisser ce portrait fantastique ou fantasmatique. Dans un
conte rose, L’Esthétique du laid, il décrit ainsi la mère de famille : « Une femme
imposante, à l’air sévère, aux traits accentués, au regard froid ; elle n’en chérit
pas moins toute la petite couvée. » Et Martscha : « Pareille à une Indienne ou à
une Tartare du désert mongol, Martscha possédait en même temps le cœur
doux d’une colombe et les instincts cruels de la race féline. » Et Lola, qui aime
à torturer les animaux, et souhaite assister ou même participer à des
exécutions : « En dépit de ses goûts si particuliers, cette fille n’était ni brutale
ni excentrique ; elle était au contraire raisonnable, douce, paraissait même
aussi tendre et délicate qu’une sentimentale. » Dans La Mère de Dieu,
Mardona, douce et gaie, pourtant sévère, froide et maîtresse des supplices : «
Son beau visage était enflammé de colère, mais son grand œil bleu luisait
doucement. » Niera Baranoff est une infirmière hautaine au cœur glacé, qui se
fiance doucement à un mourant, et meurt elle-même dans la neige. Enfin
Clair de lune nous livre le secret de la nature : la Nature en elle-même est
froide, maternelle, sévère. Telle est la trinité du rêve masochiste : froid-
maternel-sévère, glacé-sentimental-cruel. Ces déterminations suffisent à
distinguer la femme bourreau de ses « doubles », hétaïrique et sadique. À leur
sensualité, se substitue cette sentimentalité suprasensuelle ; à leur chaleur, à
leur feu, cette froideur et ces glaces ; à leur désordre, un ordre rigoureux.
Le héros sadique, non moins que l’idéal féminin de Masoch, se réclame
pourtant d’une froideur essentielle, que Sade appelle « apathie ». Mais un de
nos problèmes principaux est précisément de savoir si, du point de vue de la
cruauté même, il n’y a pas une différence absolue entre l’apathie sadique et la
froideur de l’idéal masochiste, et si, là encore, une assimilation trop facile ne
vient pas nourrir l’abstraction sado-masochiste. Ce n’est pas du tout la même
froideur. L’une, celle de l’apathie sadique, s’exerce essentiellement contre le
sentiment. Tous les sentiments, même et surtout celui de mal faire, sont
dénoncés comme entraînant un dangereux éparpillement, empêchant
l’énergie de se condenser, de se précipiter dans l’élément pur d’une sensualité
impersonnelle démonstrative. « Tâche de te faire des plaisirs de tout ce qui
alarme ton cœur... » Tous les enthousiasmes, même et surtout celui du mal,
sont condamnés parce qu’ils nous enchaînent à la nature seconde et sont
encore en nous des restes de bonté. Les personnages sadistes sont en butte à la
méfiance des vrais libertins, tant qu’ils manifestent de ces élans qui, même au
sein du mal et pour le mal, montrent qu’ils pourraient être « convertis au
premier malheur ». La froideur de l’idéal masochiste a un tout autre sens : non
plus négation du sentiment, mais bien plutôt dénégation de la sensualité. Tout
se passe, cette fois, comme si c’était la sentimentalité qui assumait le rôle
supérieur de l’élément impersonnel, et la sensualité qui nous maintenait
prisonnier des particularités comme des imperfections d’une nature seconde.
L’idéal masochiste a pour fonction de faire triompher la sentimentalité dans la
glace et par le froid. On dirait que le froid refoule la sensualité païenne
comme il tient à distance la sensualité sadique. La sensualité est déniée, elle
n’existe plus comme sensualité ; c’est pourquoi Masoch annonce la naissance
du nouvel homme « sans amour sexuel ». Le froid masochiste est un point de
congélation, de transmutation (dialectique). Divine latence qui correspond à
la catastrophe glaciaire. Ce qui subsiste sous le froid, c’est une sentimentalité
suprasensuelle, entourée de glace et protégée par la fourrure ; et cette
sentimentalité à son tour rayonne à travers la glace comme le principe d’un
ordre générateur, comme une colère, une cruauté spécifiques. D’où cette
trinité de froideur, de sentimentalité et de cruauté. Le froid est à la fois milieu
protecteur et médium, cocon et véhicule : il protège la sentimentalité
suprasensuelle comme vie intérieure, et l’exprime comme ordre extérieur,
comme Colère et Sévérité.
Masoch a lu son contemporain, Bachofen, grand ethnologue et juriste
hégélien. N’est-ce pas dans la lecture de Bachofen, autant que de Hegel, que
le rêve initial de la Vénus trouve son point de départ ? Bachofen distinguait
trois stades. Le premier est le stade hétaïrique, aphroditique, formé dans le
chaos des marais luxuriants, fait de relations multiples et capricieuses entre la
femme et les hommes, mais où le principe féminin domine, le père n’étant «
Personne » (ce stade, particulièrement représenté par les courtisanes régnantes
de l’Asie, survivra dans des institutions comme la prostitution sacrée). Le
second moment, démétérien, a son aurore dans les sociétés d’amazones ; il
instaure un ordre gynécocratique et agricole sévère, où les marais sont
asséchés ; le père ou le mari acquièrent un état, mais toujours sous la
domination de la femme. Enfin le système patriarcal ou apollinien s’impose,
non sans faire dégénérer le matriarcat dans des formes corrompues
amazoniques ou même dionysiaques . Dans ces trois stades, on retrouve
11

aisément les trois types féminins de Masoch : le premier et le troisième sont


posés par Masoch comme les limites entre lesquelles le second oscille, dans sa
splendeur et sa perfection précaires. Le phantasme trouve ici ce dont il a
besoin, une structure théorique, idéologique, qui lui donne la valeur d’une
conception générale de la nature humaine et du monde. Définissant l’art du
roman, Masoch disait qu’il fallait aller de la « figure » au « problème » : partir
du phantasme obsédant pour s’élever jusqu’au problème, jusqu’à la structure
théorique où le problème se pose . 12

Comment passe-t-on de l’idéal grec à l’idéal masochiste, du désordre et de


la sensualité hétaïriques au nouvel ordre, à la sentimentalité gynécocratique ?
Évidemment par la catastrophe glaciaire, qui rend compte à la fois du
refoulement de la sensualité et du rayonnement de la sévérité. Dans le
phantasme masochiste, la fourrure garde sa fonction utilitaire : « moins par
pudeur que par crainte d’un rhume »... « Vénus obligée de s’enfouir dans une
vaste fourrure pour ne pas prendre froid dans nos pays abstraits du Nord, dans
notre christianisme glacé. » Les héroïnes de Masoch éternuent fréquemment.
Corps de marbre, femme de pierre, Vénus de glace, sont les mots favoris de
Masoch ; et ses personnages font volontiers leur apprentissage avec une statue
froide, sous la clarté de la lune. La femme du rêve, au début de la Vénus,
exprime dans son discours la nostalgie romantique du monde grec comme
monde perdu : « L’amour en tant que joie parfaite et sérénité divine ne vaut
rien pour vous, hommes modernes, fils de la réflexion. C’est pour vous un
désastre. Dès que vous voulez être naturels, vous devenez grossiers... » «
Demeurez dans vos brouillards nordiques et dans l’encens du christianisme ;
laissez notre monde païen reposer sous la lave et les décombres, n’exhumez
rien de nous. Ce n’est pas pour vous qu’ont été bâtis Pompéi, nos villas, nos
bains et nos temples. Vous n’avez pas besoin de dieux ! Nous mourons de
froid chez vous ! » Ce discours exprime bien l’essentiel : la catastrophe
glaciaire a recouvert le monde grec, et rendu la Grecque impossible. Un
double repliement s’est fait : l’homme n’a plus qu’une nature grossière et ne
vaut que par la réflexion ; la femme est devenue sentimentale en face de la
réflexion, sévère contre la grossièreté. La froideur, la glace a tout fait : elle a
fait de la sentimentalité l’objet de la réflexion de l’homme, de la cruauté le
châtiment de sa grossièreté. Dans leur froide alliance, la sentimentalité et la
cruauté féminines font réfléchir l’homme, et constituent l’idéal masochiste.
Chez Masoch comme chez Sade, il y a deux natures, mais tout autrement
réparties. La nature grossière est maintenant marquée par la particularité du
caprice : violence et ruse, haine et destruction, désordre et sensualité y sont
partout à l’œuvre. Mais au-delà commence la grande Nature impersonnelle et
réfléchie, sentimentale et suprasensuelle. Dans le prologue des Contes galiciens,
un « errant » met en accusation la nature mauvaise. C’est pourtant la nature
qui répond elle-même, pour dire qu’elle ne nous est pas hostile, qu’elle ne
nous hait pas, même dans la mort, mais qu’elle nous tend toujours ce triple
visage froid, maternel, sévère... La nature est la steppe elle-même. Les
descriptions de la steppe, par Masoch, sont d’une grande beauté. Notamment
celle qui apparaît au début de Frinko Balaban : dans l’identité de la steppe, de la
mer et de la mère, il s’agit toujours de faire sentir que la steppe est à la fois ce
qui ensevelit le monde grec de la sensualité, et ce qui repousse le monde
moderne du sadisme, comme une puissance de refroidissement qui
transforme le désir et transmue la cruauté. C’est le messianisme, l’idéalisme de
la steppe. On ne croira pas pour autant que la cruauté de l’idéal masochiste
soit moindre que la cruauté primitive ou sadique, moindre que la cruauté de
caprice ou la cruauté de méchanceté. Il est vrai que le masochisme donne
toujours une impression de théâtre qui ne se retrouve pas dans le sadisme.
Mais le caractère théâtral ne signifie pas ici que les douleurs soient feintes ou
légères, ni la cruauté ambiante moins grande (les annales masochistes relatent
de véritables supplices). Ce qui définit le masochisme et son théâtre est plutôt
la forme singulière de la cruauté dans la femme bourreau : cette cruauté de
l’Idéal, ce point spécifique de congélation et d’idéalisation.
Les trois femmes selon Masoch correspondent aux images fondamentales
de mère : la mère primitive, utérine, hétaïrique, mère des cloaques et des
marais – la mère œdipienne, image de l’amante, celle qui entrera en rapport
avec le père sadique, soit comme victime, soit comme complice – mais entre
les deux, la mère orale, mère des steppes et grande nourrice, porteuse de
mort. Cette seconde mère peut aussi bien apparaître en dernier, puisque, orale
et muette, elle a le dernier mot. En dernier, c’est ainsi que Freud la présente
dans Le Thème des trois coffrets, conformément à de nombreux thèmes
mythologiques et folkloriques : « La mère elle-même, l’amante que l’homme
choisit à l’image de celle-ci, et finalement la Terre-Mère qui le reprend à
nouveau... Seule la troisième des filles du destin, la silencieuse déesse de la
mort, le recueillera dans ses bras. » Mais sa vraie place est entre les deux autres,
bien qu’elle soit nécessairement déplacée par une illusion de perspective
inévitable. Nous croyons de ce point de vue que la thèse générale de Bergler
est entièrement fondée : l’élément propre du masochisme est la mère orale – 13

l’idéal de froideur, de sollicitude et de mort, entre la mère utérine et la mère


œdipienne. Il devient d’autant plus important de savoir pourquoi tant de
psychanalystes veulent à tout prix retrouver l’image de père déguisée dans
l’idéal masochiste, et démasquer la présence paternelle sous la femme
bourreau.
Père et mère.

Pour se persuader du rôle du père, il ne suffit pas de dire que le masochiste


a trop facilement tendance à incriminer la mère, à exhiber un conflit
maternel, et que cette spontanéité est suspecte. De tels arguments ont
l’inconvénient de concevoir toutes les résistances sur le mode du refoulement
; d’ailleurs un déplacement opéré d’une mère sur une autre ne serait pas moins
efficace pour brouiller une piste. Il ne suffit pas davantage d’invoquer la
musculature ou la fourrure de la femme-bourreau comme preuves d’une
image composite. En vérité, il faudrait que de sérieux arguments
phénoménologiques ou symptomatologiques témoignent en faveur du père.
Or, au contraire, on se contente de raisons qui présupposent déjà toute une
étiologie et, avec elle, toute la pseudo-unité du sadisme et du masochisme.
On suppose que l’image de père est déterminante dans le masochisme
précisément parce qu’elle l’est dans le sadisme, et qu’on doit retrouver dans
l’un ce qui agissait dans l’autre, compte tenu des inversions, des projections,
des brouillages proprement masochistes. On part donc de l’idée que le
masochiste se met à la place du père, et veut s’emparer de la puissance virile
(stade sadique). Puis, un premier sentiment de culpabilité, une première peur
de la castration comme châtiment, le déterminerait à renoncer à ce but actif
pour prendre la place de la mère et s’offrir lui-même au père. Mais ainsi il
tomberait dans une deuxième culpabilité, dans une seconde peur de la
castration, impliquée cette fois par l’entreprise passive ; au désir d’une relation
amoureuse avec le père, il substituerait alors « le désir d’être battu », qui non
seulement représente une punition plus légère, mais vaut pour la relation
amoureuse elle-même. Pourquoi cependant est-ce la mère qui bat, non pas le
père ? Pour de multiples raisons : d’abord le besoin de fuir un choix
homosexuel trop manifeste ; ensuite le besoin de conserver le premier stade
où la mère était l’objet convoité, tout en y joignant le geste punisseur du père
; enfin le besoin de tout réunir dans une démonstration qui ne s’adresse qu’au
père (« Tu vois, ce n’est pas moi qui voulais prendre ta place, c’est elle qui me
fait du mal, et me châtre ou me bat... »).
Dans la succession de ces moments, il apparaît que le père ne continue à
être le personnage déterminant que parce qu’on traite le masochisme comme
une combinaison d’éléments très abstraits capables de passer, de se transformer
les uns dans les autres. Il y a là une méconnaissance de la situation concrète
d’ensemble, c’est-à-dire du monde d’une perversion : une étiologie précipitée
empêche la symptomatologie de faire valoir ses droits dans un diagnostic
vraiment différentiel. Même des notions comme celles de castration, de
culpabilité deviennent trop faciles, tant qu’elles servent à renverser des
situations, et à faire communiquer dans l’abstrait des mondes réellement
étrangers. On prend des moyens d’équivalence et de traduction pour des
systèmes de passage et de transition. Un psychanalyste aussi profond que Reik
déclare : « Chaque fois que nous avons eu la possibilité d’étudier un cas
particulier nous avons trouvé le père ou son délégué caché sous l’image de la
femme infligeant le châtiment. » Une telle déclaration exigerait qu’on dise
mieux ce qu’on entend par « être caché », et à quelles conditions quelque
chose ou quelqu’un est caché dans le rapport des symptômes et des causes. Le
même auteur ajoute : « Ayant considéré, contrôlé, pesé tout ceci, il reste
cependant un doute... Est-ce que la couche la plus ancienne du masochisme
comme fantaisie et comme action ne remonte pas après tout à la relation
mère-enfant comme à une réalité historique ? » Et pourtant il maintient ce
qu’il appelle son « impression » concernant le rôle déterminant et constant du
père . Parle-t-il en symptomatologiste, ou en étiologiste, en combinateur
14

abstrait ? Nous revenons à la question : la croyance au rôle du père, dans


l’interprétation du masochisme, ne vient-elle pas du préjugé sado-masochiste,
et seulement de ce préjugé ?
Il est certain que le thème paternel et patriarcal est dominant dans le
sadisme. Les héroïnes sont nombreuses dans les romans de Sade ; mais toutes
leurs actions, les plaisirs qu’elles prennent ensemble, les entreprises qu’elles
conçoivent imitent l’homme, exigent le regard et la présidence de l’homme,
et lui sont dédiés. L’androgyne de Sade est fait de l’union incestueuse de la
fille avec le père. Sans doute trouve-t-on chez Sade autant de parricides que
de matricides. Mais ce n’est pas de la même façon. La mère est identifiée à
cette nature seconde, formée de molécules « moelleuses », soumise aux lois de
la création, de la conservation et de la reproduction. Au contraire, le père
n’appartient à cette nature que par conservatisme social. En lui-même il
témoigne de la nature première, au-dessus des règnes et des lois, constituée de
molécules furieuses ou déchirantes, portant le désordre et l’anarchie : pater sive
Natura prima. Le père n’est donc assassiné que pour autant qu’il déroge à sa
nature et à sa fonction, tandis que la mère est d’autant plus assassinée qu’elle
est fidèle aux siennes. Le phantasme sadique repose sur un thème ultime que
Klossowski a profondément analysé : le père destructeur de sa propre famille,
poussant la fille à supplicier et assassiner la mère . Tout se passe comme si,
15

dans le sadisme, l’image œdipienne de femme subissait une sorte d’éclatement


: la mère assume le rôle de victime par excellence, tandis que la fille est
promue à l’état de complice incestueuse. La famille et même la loi étant
marquées du caractère maternel de la nature seconde, le père ne peut être père
qu’en se mettant au-dessus des lois, en dissolvant la famille et en prostituant
les siens. Le père représente la nature comme puissance originelle anarchique,
qui ne peut être rendue à elle-même que par la destruction des lois et des
créatures secondes qui leur sont soumises. C’est pourquoi le sadique ne recule
pas devant son but final, qui est la fin effective de toute procréation, celle-ci
étant dénoncée comme faisant concurrence à la nature première. Et les
héroïnes sadiques ne sont telles que par leur union sodomite avec le père, dans
une alliance fondamentale dirigée contre la mère. À tous égards le sadisme
présente une négation active de la mère, et une inflation du père, le père au-
dessus des lois...
Freud indiquait deux issues dans Le Déclin du complexe d’Œdipe : l’issue
active sadique où l’enfant s’identifie au père, l’issue masochiste passive où il
prend au contraire la place de la mère et veut être aimé du père. La théorie des
pulsions partielles rend possible la coexistence de ces déterminations, et vient
nourrir ainsi la croyance à l’unité sado-masochiste (Freud dit de L’Homme aux
loups : « Dans le sadisme il tenait ferme à sa plus ancienne identification avec le
père ; dans le masochisme il avait élu ce père comme objet sexuel »).
Toutefois, quand on nous dit que le vrai personnage qui bat, dans le
masochisme, c’est le père, nous devons aussi bien demander : qui d’abord est
battu ? Où le père est-il caché ? Ne serait-ce pas d’abord dans le battu ? Le
masochiste se sent coupable, se fait battre et expie ; mais de quoi et pourquoi ?
N’est-ce pas précisément l’image de père, en lui, qui se trouve miniaturisée,
battue, ridiculisée et humiliée ? Ce qu’il expie, n’est-ce pas sa ressemblance
avec le père, la ressemblance du père ? La formule du masochisme n’est-elle
pas le père humilié ? Si bien que le père serait moins batteur que battu... Dans
le phantasme des trois mères, en effet, un point très important apparaît : le
détriplement de la mère a déjà pour effet de transférer symboliquement toutes
les fonctions paternelles sur des images de femme ; le père est exclu, annulé.
Dans la plupart des romans de Masoch, une scène de chasse est
minutieusement décrite : la femme idéale chasse l’ours ou le loup, et s’empare
de la fourrure. On pourrait interpréter cette scène comme exprimant une
lutte de la femme contre l’homme, et le triomphe de la femme sur l’homme.
En fait il n’en est rien ; ce triomphe est déjà acquis quand le masochisme
commence. L’ours(e) et la fourrure sont déjà pourvus d’une signification
féminine exclusive. Ce qui est chassé et dépouillé, c’est la mère primitive
hétaïrique, celle d’avant la naissance – au profit de la mère orale, et au bénéfice
d’une renaissance, d’une seconde naissance parthénogénétique où, nous le
verrons, le père n’a aucun rôle. Il est vrai que l’homme resurgit à l’autre pôle,
du côté de la mère œdipienne : une alliance se fait entre la troisième mère et
l’homme sadique – ainsi Élisabeth et Ipolkar dans Eau de jouvence, Dragomira
et Boguslav dans Pêcheuse d’âmes, Wanda et le Grec dans la Vénus. Mais cette
réintroduction de l’homme n’est compatible avec le masochisme que dans la
mesure où la mère œdipienne garde ses droits et son intégrité : non seulement
l’homme apparaît sous une forme efféminée et travestie (le Grec de la Vénus),
mais, contrairement à ce qui se passe dans le sadisme, c’est l’image de mère
qui est complice, et la jeune fille, essentiellement victime (dans Eau de
jouvence, le héros masochiste laisse Élisabeth égorger Gisèle, la jeune fille qu’il
aime). S’il arrive à l’homme sadique de triompher, comme à la fin de la Vénus,
il apparaît que le masochisme a déjà fini, et que, conformément au langage de
Platon, il fuit ou il périt, plutôt que de s’unir à son contraire, le sadisme.
Mais le transfert des fonctions paternelles sur les trois images de mère n’est
qu’un premier aspect du phantasme, qui trouve son sens dans un autre
élément : la condensation de toutes les fonctions, maintenant maternelles, sur
la seconde mère, la mère orale, la « bonne mère ». C’est une erreur de mettre
le masochisme en rapport avec le thème de la mauvaise mère. De mauvaises
mères, il y en a dans le masochisme : la mère utérine, la mère œdipienne, les
deux extrêmes du pendule. Mais tout le mouvement du masochisme est
d’idéaliser les fonctions des mères mauvaises en les reportant sur la bonne
mère. Par exemple, la prostitution appartient naturellement à la mère utérine
hétaïrique. Le héros sadique en fait aussi une institution par laquelle il détruit
la mère œdipienne et transforme la fille en complice. Quand on retrouve chez
Masoch et dans le masochisme un goût analogue de prostituer la femme, on a
trop vite fait de voir dans cette analogie la preuve d’une communauté de
nature. Car dans le masochisme, l’important est que la fonction de prostituée
soit assumée par la femme en tant qu’honnête femme, par la mère en tant que
bonne mère (la mère orale). Wanda raconte que Masoch la persuadait de
chercher des amants, de répondre aux petites annonces et de se prostituer
pour de l’argent. Mais ce désir, il le justifiait ainsi : « C’est une merveilleuse
chose de trouver chez sa propre, honnête et brave femme, des voluptés qu’il faut
généralement aller chercher chez des libertines. » Il faut que la mère en tant
qu’orale, propre, brave et honnête, assume la fonction de prostitution qui
revient naturellement à la mère utérine. Et il en est de même des fonctions
sadisantes de la mère œdipienne : il faut que le système des cruautés soit pris
en charge par la bonne mère, et dès lors soit profondément transformé, mis au
service de l’idéal masochiste d’expiation et de renaissance. On ne doit donc
pas considérer la prostitution comme le caractère commun d’un prétendu
sado-masochisme. Chez Sade le rêve de prostitution universelle, tel qu’il
apparaît dans « la société des amis du crime », se projette dans une institution
objective qui doit assurer à la fois la destruction des mères et la sélection des
filles (la mère comme « gueuse » et la fille comme complice). Chez Masoch,
au contraire, la prostitution idéale repose sur un contrat privé par lequel le héros
masochiste persuade sa femme, en tant que bonne mère, de se donner à
d’autres . Par là, la mère orale comme idéal du masochiste est censée assumer
16

l’ensemble des fonctions qui reviennent aux autres images de femme ; et


assumant ces fonctions, elle les transforme et les sublime. C’est pourquoi les
interprétations psychanalytiques du masochisme en fonction de la « mauvaise
mère » nous semblent rester tout à fait marginales.
Mais cette concentration sur la bonne mère orale implique le premier
aspect d’après lequel le père est annulé, ses membres et ses fonctions répartis
entre les trois femmes. À cette condition, celles-ci ont le champ libre pour
leur lutte et leur épiphanie qui doivent précisément conduire au triomphe de
la mère orale. Bref, les trois femmes constituent un ordre symbolique dans
lequel ou par lequel le père est déjà supprimé, supprimé de tout temps. C’est
pourquoi le masochiste a tellement besoin du mythe pour exprimer cette
éternité de temps : tout est déjà fait, tout se passe entre les images de mère
(ainsi la chasse et la conquête de la fourrure). Il y a lieu de s’étonner lorsqu’on
voit la psychanalyse, dans ses explorations les plus avancées, lier l’instauration
d’un ordre symbolique au « nom du père ». N’est-ce pas maintenir l’idée,
singulièrement peu analytique, que la mère est de la nature, et le père, seul
principe de culture et représentant de la loi ? Le masochiste vit l’ordre
symbolique comme inter-maternel, et pose les conditions sous lesquelles la
mère, dans cet ordre, se confond avec la loi. Aussi ne faut-il pas parler d’une
identification à la mère dans le cas du masochisme. La mère n’est nullement
terme d’une identification, mais condition du symbolisme à travers lequel le
masochiste s’exprime. Le détriplement des mères a littéralement expulsé le
père de l’univers masochiste. Dans La Sirène, Masoch présente un jeune
garçon qui laisse croire que son père est mort, seulement parce qu’il trouve
plus simple et plus poli de ne pas dissiper un malentendu. À la dénégation
magnifiante de la mère (« Non, la mère ne manque symboliquement de rien
»), correspond une dénégation annulante du père (« Le père n’est rien », c’est-
à-dire est privé de toute fonction symbolique).
Alors il faut considérer de plus près la manière dont l’homme, le Tiers, est
introduit ou réintroduit dans le phantasme masochiste. La recherche du tiers,
du « Grec », domine la vie et l’œuvre de Masoch. Mais, tel qu’il apparaît dans
la Vénus, le Grec a deux figures. L’une, intérieure au phantasme, est efféminée
et travestie : le Grec est « semblable à une femme... À Paris on l’a vu au début
habillé en femme, et les hommes l’accablaient de leurs lettres d’amour ».
L’autre, la face virile, marque au contraire la fin du phantasme et de l’exercice
masochistes : quand le Grec prend le fouet et bat Séverin, le charme
suprasensuel s’évanouit vite, « rêve voluptueux, femme et amour » se
dissipent. Donc, fin sublime et humoristique du roman, Séverin renonce au
masochisme, il se fait sadique à son tour. Nous devons comprendre que le
père, annulé dans l’ordre symbolique, n’en continuait pas moins à agir dans
l’ordre réel ou vécu. Lacan a énoncé une profonde loi d’après laquelle ce qui
est aboli symboliquement resurgit dans le réel sous forme hallucinatoire . La 17

fin de la Vénus marque typiquement ce retour agressif et hallucinant du père,


dans un monde qui l’avait annulé symboliquement. Tout, dans le texte
précédemment cité, indique que la réalité de la scène exige un mode
d’appréhension hallucinatoire ; mais que, en revanche, elle rend impossible la
poursuite ou la continuation du phantasme. Il serait donc tout à fait fâcheux de
confondre le phantasme qui joue dans l’ordre symbolique lui-même, avec
l’hallucination qui manifeste la revanche du vécu dans l’ordre du réel.
Theodor Reik cite un cas où toute la « magie » de la scène masochiste
s’évanouit, parce que le sujet a cru voir dans la femme prête à le frapper
quelque chose qui lui rappelait le père . (C’est semblable à la fin de la Vénus ;
18

en moins fort toutefois, puisque, dans le roman de Masoch, l’image du père


s’est « réellement » substituée à la femme-bourreau, et qu’il en découle un
abandon censé définitif de l’entreprise masochiste.) Reik commente ce cas
comme s’il prouvait que le père est bien la vérité de la femme-bourreau, qu’il
est déguisé dans l’image de mère ; Reik en tire un argument pour l’unité
sado-masochiste. Nous croyons qu’il faut en tirer des conséquences
contraires. Le sujet, dit Reik, est « désillusionné » ; il faudrait dire qu’il est «
dé-phantasmatisé », mais en revanche halluciné, hallucinisé. Et que, loin
d’être la vérité du masochisme, loin de sceller son alliance avec le sadisme, le
retour offensif de l’image de père marque le danger toujours présent qui
menace de l’extérieur le monde masochiste, et qui fait craquer les « défenses »
que le masochiste a construites comme conditions et limites de son monde
pervers symbolique. (Si bien que ce serait de la psychanalyse « à la sauvage »
que de favoriser cette destruction et de prendre pour vérité interne cette
protestation du réel extérieur.)
Mais que fait le masochiste pour se prémunir contre un tel retour – à la fois
contre la réalité et l’hallucination du retour offensif du père ? Il faut que le
héros masochiste use d’un procédé complexe pour protéger son monde
phantasmatique et symbolique, et pour conjurer les atteintes hallucinatoires
du réel (on parlerait aussi bien des atteintes réelles de l’hallucination). Nous
verrons qu’un tel procédé existe de manière constante dans le masochisme :
c’est le contrat, fait avec la femme, qui, à un moment précis et pour un temps
déterminé, confère à celle-ci tous les droits. C’est par le contrat que le
masochiste conjure le danger du père, et tente d’assurer l’adéquation de
l’ordre réel et vécu temporel avec l’ordre symbolique, où le père est annulé de
tout temps. Par le contrat, c’est-à-dire par l’acte le plus rationnel et le plus
déterminé dans le temps, le masochiste rejoint les régions les plus mythiques
et les plus éternelles – celles où règnent les trois images de mère. Par le
contrat, le masochiste se fait battre ; mais ce qu’il fait battre en lui, humilier et
ridiculiser, c’est l’image de père, la ressemblance du père, la possibilité du
retour offensif du père. Ce n’est pas « un enfant », c’est un père qui est battu. Le
masochiste se rend libre pour une nouvelle naissance où le père n’a aucun
rôle.
Mais comment expliquer que, même dans le contrat, le masochiste appelle
le Tiers, le Grec ? Qu’il souhaite si ardemment le Tiers ou le Grec ? Sans
doute y a-t-il un aspect par lequel ce tiers n’exprime pas seulement le danger
du retour offensif du père, mais, en un tout autre sens, la chance de la
nouvelle naissance, la projection du nouvel homme qui doit résulter de
l’exercice masochiste. Le tiers réunit donc des éléments divers : féminisé, il
n’indique encore qu’un dédoublement de la femme ; idéalisé, il préfigure
l’issue du masochisme ; sadique, il représente au contraire le danger paternel,
qui vient troubler l’issue, l’interrompre brutalement. Plus profondément il
faut penser aux conditions de fonctionnement du phantasme en général. Le
masochisme est l’art du phantasme. Le phantasme joue sur deux séries, sur
deux limites, deux « bordures » ; entre les deux s’établit une résonance qui
constitue la vraie vie du phantasme. C’est ainsi que le phantasme masochiste a
pour bordures symboliques la mère utérine et la mère œdipienne : entre les
deux, et de l’une à l’autre, la mère orale, le cœur du phantasme. Le masochiste
joue de ces extrêmes, et les fait résonner dans la mère orale. Par là il confère à
celle-ci, à la bonne mère, une amplitude qui lui fait constamment frôler
l’image de ses rivales. Il faut que la mère orale ravisse à la mère utérine ses
fonctions hétaïriques (prostitution), comme à la mère œdipienne ses fonctions
sadisantes (châtiment). Et il faut que, aux deux extrémités de son mouvement
de pendule, la bonne mère affronte le tiers anonyme de la mère utérine, le
tiers sadique de la mère œdipienne. Mais précisément, à moins que tout ne
tourne mal sous le coup de l’hallucination, le tiers n’est souhaité et convoqué
que pour être neutralisé, par la substitution de la bonne mère à la mère utérine
et à la mère œdipienne. L’aventure avec Louis II est à cet égard exemplaire ;
son comique vient des parades qui s’affrontent . Quand il reçoit les premières
19

lettres d’Anatole, Masoch espère vivement que c’est une femme. Mais il a déjà
une parade prête, au cas où ce serait un homme : il introduira Wanda dans
l’histoire et, en complicité avec le tiers, lui fera remplir des fonctions
hétaïriques ou sadisantes, mais les lui fera remplir en tant que bonne mère.
C’est à cette parade qu’Anatole, ayant d’autres projets, répond par une autre
parade inattendue, en introduisant à son tour son cousin bossu, chargé de
neutraliser Wanda elle-même, contrairement à toutes les intentions de
Masoch...
La question : le masochisme est-il féminin et passif, le sadisme, viril et actif
? n’a qu’une importance secondaire. Cette question préjuge de la coexistence
du sadisme et du masochisme, du retournement de l’un dans l’autre et de leur
unité. Le sadisme et le masochisme ne sont pas respectivement composés de
pulsions partielles, mais de figures complètes. Le masochiste vit en lui l’alliance
de la mère orale avec le fils, comme le sadique, celle du père avec la fille. Les
travestis, sadiques et masochistes, ont pour fonction de sceller cette alliance.
Dans le cas du masochisme, la pulsion virile est incarnée dans le rôle du fils,
tandis que la pulsion féminine est projetée dans le rôle de la mère ; mais
précisément les deux pulsions constituent une figure, pour autant que la
féminité est posée comme ne manquant de rien, et la virilité, comme
suspendue dans la dénégation (pas plus que l’absence de pénis n’est manque de
phallus, sa présence n’est possession du phallus, au contraire). Dans le
masochisme, une fille n’a donc aucun mal à assumer le rôle du fils, par rapport
à la mère batteuse qui possède idéalement le phallus et dont dépend la
nouvelle naissance. On en dira autant du sadisme, et de la possibilité pour un
garçon de jouer le rôle de fille en fonction d’une projection du père. La figure
du masochiste est hermaphrodite, comme celle du sadique, androgyne.
Chacun dans son monde dispose de tous les éléments qui rendent impossible
et inutile le passage dans l’autre monde. On évitera en tout cas de traiter le
sadisme et le masochisme comme d’exacts contraires – sauf pour dire que les
contraires se fuient, que chacun fuit ou périt... Mais les relations de
contrariété suggèrent trop la possibilité de transformation, de renversement et
d’unité. Entre le sadisme et le masochisme se révèle une profonde dissymétrie.
S’il est vrai que le sadisme présente une négation active de la mère et une
inflation du père (mis au-dessus des lois), le masochisme opère par une double
dénégation, dénégation positive, idéale et magnifiante de la mère (identifiée à
la loi) et dénégation annulante du père (expulsé de l’ordre symbolique).

1. Krafft-Ebing signale déjà la possibilité de « flagellation passive » indépendante du masochisme : cf.


Psychopathia sexualis (édition revue par Moll, 1923), tr. fr. Payot éd., p. 300-301.

2. Georges Bataille, L’Érotisme, Éd. de Minuit, collection « Arguments », 1957, p. 209-210.

3. Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, p. 208-209.

4. Cf. appendice III in Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.


5. Couper une natte, en ce sens, ne paraît nullement impliquer une hostilité à l’égard du fétiche ; c’est
plutôt une condition pour la constitution du fétiche (isolation, suspens). Nous ne pouvons pas faire
allusion aux coupeurs de nattes, sans signaler un problème de psychiatrie, historiquement important. La
Psychopathia sexualis, de Krafft-Ebing, revue par Moll, est le grand recueil des cas de perversion les plus
abominables, à l’usage des médecins et des juristes, comme dit le sous-titre. Les attentats et crimes, les
bestialités, les éventrements, les nécrophilies y sont relatés, mais toujours avec le sang-froid scientifique
nécessaire, sans aucune passion ni jugement de valeur. Or survient l’observation 396, page 830. Le ton
change : « Un dangereux fétichiste des nattes répandait l’inquiétude à Berlin... » Et le commentaire : «
Ces gens sont tellement dangereux qu’il faudrait absolument les interner d’une façon durable dans un
asile, jusqu’à leur guérison éventuelle. Ils ne méritent pas du tout une pitié illimitée..., et quand je pense
à l’immense douleur causée dans une famille où une jeune fille est ainsi privée de ses beaux cheveux, il
m’est absolument impossible de comprendre que l’on ne conserve pas indéfiniment de tels gens dans un
asile... Espérons que la nouvelle loi pénale apportera une amélioration à ce sujet. » Une telle explosion
d’indignation, contre une perversion pourtant modeste et bénigne, force à croire que l’auteur est inspiré
par de puissantes motivations personnelles qui le détournent de sa méthode scientifique ordinaire. Il faut
donc conclure que, au niveau de l’observation 396, les nerfs du psychiatre ont craqué ; ce doit être une
leçon pour tout le monde.

6. Lettre du 8 janvier 1869, à son frère Charles (citée par Wanda).

7. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, Éd. de Minuit, collection « Arguments », 1963, p. 30.

8. Freud, Trois Essais sur la sexualité, tr. fr., collection « Idées », NRF, p. 46.

9. Freud, « Les Pulsions et leurs destins » (1915), tr. fr., in Métapsychologie, NRF, p. 46.

10. Cf. appendice I dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.

11. Cf. Bachofen, Das Muterrecht, 1861. On citera, comme témoignant d’une inspiration qui doit
encore beaucoup à Bachofen, le beau livre de Pierre Gordon, L’Initiation sexuelle et l’évolution religieuse
(PUF, 1946).

12. Cf. appendice I dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.

13. Cf. E. Bergler, La Névrose de base (1949), tr. fr., Payot.

14. Cf. Theodor Reik, Le Masochisme, tr. fr., Payot, p. 27, 187-189.

15. Pierre Klossowski, « Éléments d’une étude psychanalytique sur le marquis de Sade », Revue de
Psychanalyse, 1933.

16. Dans un récit de Klossowski, Le Souffleur, on retrouve cette différence de nature entre les deux
phantasmes de prostitution, sadique et masochiste : cf. l’opposition entre l’« hôtel de Longchamp » et «
les lois de l’hospitalité ».
17. Cf. Jacques Lacan, La Psychanalyse, I, p. 48 sq. – Telle que Lacan l’a définie, la « forclusion »,
Verwerfung, est un mécanisme qui s’exerce dans l’ordre symbolique et qui porte essentiellement sur le
père, ou plutôt sur le « nom du père ». Il semble que Lacan considère ce mécanisme comme original,
indépendant de toute étiologie maternelle (la défiguration du rôle de la mère serait plutôt l’effet de
l’annulation du père dans la forclusion). Cf. toutefois, dans la perspective de Lacan, l’article de Piera
Aulagnier, « Remarques sur la structure psychotique », La Psychanalyse, VIII, qui semble restituer à la
mère un certain rôle d’agent symbolique actif.

18. Reik, Le Masochisme, p. 25.

19. Cf. appendice III dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.
Les éléments romanesques de Masoch.

Le premier élément romanesque de Masoch est esthétique et plastique. On


dit que les sens deviennent « théoriciens », que l’œil devient un œil réellement
humain quand son objet lui-même est devenu un objet humain, culturel,
venant de l’homme et destiné à l’homme. Un organe devient humain quand il
prend pour objet l’œuvre d’art. Tout l’animal souffre quand ses organes
cessent d’être animaux : Masoch prétend vivre la souffrance d’une telle
transmutation. Il nomme sa doctrine « suprasensualisme », pour indiquer l’état
culturel d’une sensualité transmuée. C’est pourquoi les amours chez Masoch
trouvent leur source dans l’œuvre d’art. L’apprentissage se fait avec des
femmes de pierre. Les femmes ne sont troublantes que par leur confusion avec
des statues froides sous la clarté de la lune, ou des tableaux dans l’ombre.
Toute la Vénus est sous le signe du Titien, dans le rapport mystique de la
chair, de la fourrure et du miroir. Là se noue le lien du glacé, du cruel et du
sentimental. Les scènes masochistes ont besoin de se figer comme des
sculptures ou des tableaux, de doubler elles-mêmes des sculptures et des
tableaux, de se dédoubler dans un miroir ou un reflet (ainsi Séverin
surprenant son image...).
Les héros de Sade ne sont pas amateurs d’art, encore moins collectionneurs.
Sade, dans Juliette, en donne la véritable raison : « Ah, qu’un graveur eût été
nécessaire ici pour transmettre à la postérité ce voluptueux et divin tableau !
Mais la luxure, couronnant trop vite nos acteurs, n’eût peut-être pas donné à
l’artiste le temps de les saisir. Il n’est pas aisé à l’art, qui n’a point de
mouvement, de réaliser une action dont le mouvement fait toute l’âme. » La
sensualité, c’est le mouvement. Aussi Sade, pour traduire ce mouvement
immédiat de l’âme sur l’âme, compte-t-il davantage sur un processus
quantitatif d’accumulation et d’accélération, mécaniquement fondé dans une
théorie matérialiste : réitération des scènes, multiplication dans chaque scène,
précipitation, surdétermination (à la fois « je parricidais, j’incestais,
j’assassinais, je prostituais, je sodomisais »). Nous avons vu pourquoi le
nombre, la quantité, la précipitation quantitative étaient la folie propre du
sadisme. Masoch au contraire a toutes les raisons de croire à l’art, et aux
immobilités et aux réflexions de la culture. Les arts plastiques, comme il les
voit, éternisent leur sujet, suspendant un geste ou une attitude. Cette cravache
ou cette épée qui ne s’abaissent pas, cette fourrure qui ne s’ouvre pas, ce talon
qui n’en finit pas de s’abattre, comme si le peintre n’avait renoncé au
mouvement que pour exprimer une attente plus profonde, plus proche des
sources de la vie et de la mort. Le goût des scènes figées, comme
photographiées, stéréotypées ou peintes, se manifeste dans les romans de
Masoch au plus haut degré d’intensité. Dans la Vénus, il revient à un peintre
de dire à Wanda : « Femme, déesse... ne sais-tu pas ce que c’est qu’aimer, se
consumer de langueurs et de passion ? » Et Wanda surgit, avec sa fourrure et
son fouet, prenant une pose en suspens, tel un tableau vivant : « Je vais vous
montrer un autre portrait de moi, un portrait que j’ai peint moi-même, vous
allez me le copier... » « Vous allez me le copier » exprime à la fois la sévérité de
l’ordre et la réflexion du miroir.
Appartient essentiellement au masochisme une expérience de l’attente et du
suspens. Les scènes masochistes comportent de véritables rites de suspension
physique, ligotage, accrochage, crucifixion. Le masochiste est morose, mais le
mot « morose » qualifie d’abord le retard ou le délai. On a souvent remarqué
que le complexe plaisir-douleur était insuffisant à définir le masochisme ; mais
même l’humiliation, l’expiation, le châtiment, la culpabilité ne suffisent pas.
On nie à juste titre que le masochiste soit un être étrange qui trouve son
plaisir dans la douleur. On remarque que le masochiste est comme tout le
monde, qu’il trouve son plaisir là où les autres le trouvent, mais simplement
qu’une douleur préalable, ou une punition, une humiliation servent chez lui
de conditions indispensables à l’obtention du plaisir. Un tel mécanisme
toutefois reste incompréhensible si on ne le rapporte pas à la forme, et
notamment à la forme de temps qui le rend possible. C’est pourquoi il est
fâcheux de partir du complexe plaisir-douleur comme d’une matière qui se
prêterait en tant que telle à toutes les transformations, à commencer par la
prétendue transformation sado-masochiste. En fait, la forme du masochisme
est l’attente. Le masochiste est celui qui vit l’attente à l’état pur. Il appartient à
la pure attente de se dédoubler en deux flux simultanés, l’un qui représente ce
qu’on attend, et qui tarde essentiellement, toujours en retard et toujours remis,
l’autre qui représente quelque chose à quoi l’on s’attend, et qui seul pourrait
précipiter la venue de l’attendu. Qu’une telle forme, un tel rythme de temps
avec ses deux flux, soit précisément rempli par une certaine combinaison
plaisir-douleur, c’est une conséquence nécessaire. La douleur vient effectuer
ce à quoi l’on s’attend, en même temps que le plaisir effectue ce qu’on attend.
Le masochiste attend le plaisir comme quelque chose qui est essentiellement
en retard, et s’attend à la douleur comme à une condition qui rend possible
enfin (physiquement et moralement) la venue du plaisir. Il recule donc le
plaisir tout le temps nécessaire pour qu’une douleur elle-même attendue le
rende permis. L’angoisse masochiste prend ici la double détermination
d’attendre infiniment le plaisir, mais en s’attendant intensément à la douleur.
La dénégation, le suspens, l’attente, le fétichisme et le phantasme, forment
la constellation proprement masochiste. Le réel, nous l’avons vu, est frappé
non pas d’une négation, mais d’une sorte de dénégation qui le fait passer dans
le phantasme. Le suspens a la même fonction par rapport à l’idéal, et le met
dans le phantasme. L’attente elle-même est l’unité idéal-réel, la forme ou la
temporalité du phantasme. Le fétiche est l’objet du phantasme, l’objet
phantasmé par excellence. Soit un phantasme masochiste : une femme en
short est sur une bicyclette fixe, pédalant vigoureusement ; le sujet est couché
sous la bicyclette, presque frôlé par les pédales vertigineuses, les paumes
appliquées aux mollets de la femme. Toutes les déterminations se trouvent ici
réunies, depuis le fétichisme du mollet jusqu’à la double attente incarnée par
le mouvement des pédales et l’immobilité de la bicyclette. Il n’y a pas d’attente
proprement masochiste ; le masochiste est plutôt le morose, celui qui vit
l’attente à l’état pur. Tel Masoch se faisant arracher une dent saine, à
condition que sa femme, vêtue d’une fourrure, se tienne devant lui et le
regarde d’un air menaçant. On en dira autant du phantasme : il y a moins des
phantasmes masochistes qu’un art masochiste du phantasme.
Le masochiste a besoin de croire qu’il rêve, même quand il ne rêve pas.
Jamais on ne trouve dans le sadisme une telle discipline du phantasme.
Maurice Blanchot a très bien analysé la situation de Sade (et de ses
personnages) par rapport au phantasme : « Parce que son propre rêve érotique
consiste à projeter, sur des personnages qui ne rêvent pas, mais qui agissent
réellement, le mouvement irréel de ses jouissances..., plus cet érotisme est
rêvé, plus il exige une fiction d’où le rêve soit banni, où la débauche soit
réalisée et vécue . » En d’autres termes : Sade a besoin de croire qu’il ne rêve
1

pas, même quand il rêve. Ce qui caractérise l’usage sadique du phantasme,


c’est une puissance violente de projection, de type paranoïaque, par laquelle le
phantasme devient l’instrument d’un changement essentiel et subit introduit
dans le monde objectif. (Ainsi Clairwil rêvant qu’elle ne cesse pas d’intervenir
méchamment dans le monde, même quand elle dort.) Le potentiel plaisir-
douleur propre au phantasme est alors réalisé de telle façon que la douleur doit
être éprouvée par des personnages réels, le plaisir étant le bénéfice du sadique
en tant qu’il peut rêver qu’il ne rêve pas. Juliette donne les conseils suivants : «
Soyez quinze jours entiers sans vous occuper de luxure, distrayez-vous,
amusez-vous d’autres choses... », puis couchez-vous dans l’obscurité, pour
imaginer graduellement différentes sortes d’égarements ; l’un d’eux vous
frappera davantage, constituera une sorte d’idée délirante, qu’il faudra mettre
par écrit, puis exécuter brusquement. Le phantasme acquiert alors un
maximum de pouvoir d’agression, d’intervention et de systématisation dans le
réel : l’Idée se trouve projetée avec une rare violence. Or l’usage masochiste,
qui consiste à neutraliser le réel et à suspendre l’idéal dans l’intériorité pure du
phantasme lui-même, est complètement différent. Nous croyons que cette
différence d’usage détermine d’une certaine façon la différence des contenus.
De même, que le rapport du sadique avec les fétiches soit un rapport de
destruction, doit s’interpréter par cette forme de la projection dans l’usage.
On ne dira pas que la destruction du fétiche implique une croyance elle-
même fétichiste (comme lorsqu’on prétend que la profanation implique une
croyance au sacré) : il n’y a là que des généralités vides. La destruction du
fétiche mesure la vitesse de projection, la manière dont le rêve se supprime
comme rêve, et dont l’Idée fait irruption dans le monde réel éveillé. La
constitution du fétiche dans le masochisme, au contraire, mesure la force
intérieure du phantasme, sa lenteur d’attente, sa puissance de suspens ou de
figement, et la façon dont l’idéal et le réel tout ensemble sont absorbés par lui.
Il semble que, chaque fois, le contenu respectif du sadisme et du
masochisme vienne remplir la forme de leurs entreprises. Que la combinaison
plaisir-douleur se distribue d’une manière ou de l’autre, que l’image de père
ou l’image de mère vienne remplir le phantasme, cela dépend d’abord d’une
forme, qui ne pouvait être effectuée qu’ainsi. Si l’on part de la matière, on se
donne tout d’avance, y compris l’unité sado-masochiste, mais on mélange
tout. Telle formule d’association du plaisir et de la douleur ne peut être
obtenue que sous certaines conditions (la forme de l’attente). Telle autre sous
d’autres conditions (la forme de la projection). Les définitions matérielles du
masochisme, à partir du complexe plaisir-douleur, sont insuffisantes : comme
on dit en logique, elles sont seulement nominales ; elles ne montrent pas la
possibilité de ce qu’elles définissent, la possibilité du résultat. Mais, pire
encore, elles sont non-distinctives, et laissent libre cours à tous les mélanges
entre le sadisme et le masochisme, toutes les transformations. Les définitions
morales, à partir de la culpabilité et de l’expiation, ne sont pas meilleures,
parce qu’elles s’appuient elles-mêmes sur la prétendue communication du
sadisme et du masochisme (en ce sens elles sont encore plus « morales » qu’on
ne croit). Le masochisme de base n’est ni matériel ni moral, il est formel,
uniquement formel. Et les mondes de perversion en général exigent que la
psychanalyse soit vraiment une psychanalyse formelle, presque déductive, qui
considère d’abord le formalisme des démarches comme autant d’éléments
romanesques.
Dans ce domaine d’une psychanalyse formelle, et concernant le
masochisme, nul n’a été plus loin que Theodor Reik. Il assignait quatre
caractères fondamentaux : 1o La « signification spéciale de la fantaisie », c’est-
à-dire la forme du phantasme (le phantasme vécu pour lui-même, ou la scène
rêvée, dramatisée, ritualisée, absolument indispensable au masochisme) ; 2o Le
« facteur suspensif » (l’attente, le retard exprimant la manière dont l’angoisse
agit sur la tension sexuelle et l’empêche de croître jusqu’à l’orgasme) ; 3o le «
trait démonstratif », ou plutôt persuasif (par lequel le masochiste exhibe la
souffrance, la gêne et l’humiliation) ; 4o Le « facteur provocateur » (le
masochiste réclame agressivement la punition comme ce qui résout l’angoisse
et lui donne le plaisir défendu) . 2

Il est curieux que Reik, non moins que les autres analystes, néglige un
cinquième facteur, très important : la forme du contrat dans la relation
masochiste. Dans les aventures réelles de Masoch aussi bien que dans ses
romans, dans le cas particulier de Masoch aussi bien que dans la structure du
masochisme en général, le contrat apparaît comme la forme idéale et la
condition nécessaire de la relation amoureuse. Un contrat est donc passé avec
la femme-bourreau, renouvelant l’idée d’anciens juristes d’après lesquels
l’esclavage même repose sur un pacte. Le masochiste n’est qu’en apparence
tenu par des fers et des liens ; il n’est tenu que par sa parole. Le contrat
masochiste n’exprime pas seulement la nécessité du consentement de la
victime, mais le don de persuasion, l’effort pédagogique et juridique par lequel
la victime dresse son bourreau. On remarquera à cet égard, dans les contrats
de Masoch que nous citons ci-après, l’évolution et la précipitation des clauses
: alors que le premier maintient une certaine réciprocité de devoirs, une
limitation de durée, une réserve de parts inaliénables (la part du travail, ou
celle de l’honneur), le second confère à la femme de plus en plus de droits
pour retirer au sujet tous les siens, y compris le droit de nom, d’honneur ou
de vie . (Le contrat de la Vénus change le nom de Séverin.) Dans cette
3

précipitation du contrat, il apparaît que la fonction contractuelle est bien


d’établir la loi, mais que, mieux la loi est établie, plus elle se fait cruelle et plus
elle restreint les droits d’une des parties contractantes (ici la partie instigatrice).
Le contrat masochiste a pour sens de conférer le pouvoir symbolique de la loi
à l’image de mère. Pourquoi faut-il un contrat, et pourquoi une telle
évolution du contrat ? On doit en chercher les raisons, mais déjà constater
qu’il n’y a pas de masochisme sans contrat – ou sans quasi-contrat dans l’esprit
du masochiste (cf. le « pagisme »).
Le culturalisme de Masoch a donc deux aspects : un aspect esthétique qui se
développe dans le modèle de l’art et du suspens, un aspect juridique qui se
développe dans le modèle du contrat et de la soumission. Or, non seulement
Sade reste indifférent aux ressources de l’œuvre d’art, mais son hostilité pour
le contrat, pour tout appel au contrat, pour toute idée ou toute théorie du
contrat est sans bornes. Toute la dérision sadique s’exerce contre le principe
du contrat. De ces deux points de vue, on ne se contentera pas d’opposer le
culturalisme de Masoch et le naturalisme de Sade. Chez Sade et chez Masoch,
il y a également naturalisme, et distinction de deux natures. Mais ces natures
ne sont pas du tout distribuées de la même manière, et surtout le passage de
l’une à l’autre ne se fait pas de la même façon. Selon Masoch, c’est
précisément l’œuvre d’art et le contrat qui font passer de la nature grossière à
la grande Nature, sentimentale et réfléchie. Chez Sade au contraire, le passage
de la nature seconde à la Nature première n’implique aucun suspens, aucune
esthétique, mais l’effort pour instaurer un mécanisme de mouvement perpétuel
et des institutions de mouvement perpétuel. Les sociétés secrètes de Sade, les
sociétés de libertins, sont des sociétés d’institution. La pensée de Sade
s’exprime en termes d’institution, non moins que celle de Masoch en termes
de contrat. On connaît la distinction juridique entre le contrat et l’institution :
celui-là en principe suppose la volonté des contractants, définit entre eux un
système de droits et de devoirs, n’est pas opposable aux tiers et vaut pour une
durée limitée ; celle-ci tend à définir un statut de longue durée, involontaire
et incessible, constitutif d’un pouvoir, d’une puissance, dont l’effet est
opposable aux tiers. Mais plus caractéristique encore est la différence du
contrat et de l’institution par rapport à ce qu’on appelle une loi : le contrat est
vraiment générateur d’une loi, même si cette loi vient déborder et démentir
les conditions qui lui donnent naissance ; au contraire l’institution se présente
comme étant d’un ordre très différent de celui de la loi, comme rendant les
lois inutiles, et substituant au système des droits et des devoirs un modèle
dynamique d’action, de pouvoir et de puissance. Ainsi Saint-Just réclame
beaucoup d’institutions et très peu de lois, et proclame que rien n’est encore fait
dans la république tant que les lois l’emportent sur les institutions ... Bref : il y
4
a un mouvement particulier du contrat qui se pense comme engendrant la loi,
quitte à se subordonner à elle et à reconnaître sa supériorité ; il y a un
mouvement particulier de l’institution qui fait dégénérer la loi et se pense
comme supérieure à elle.
L’affinité de la pensée de Sade avec le thème de l’institution (et avec certains
aspects de la pensée de Saint-Just) a été souvent remarquée. Mais il ne faut pas
dire seulement que les héros de Sade mettent les institutions au service de leur
anomalie, ni qu’ils ont besoin des institutions comme de limites pour donner
pleine valeur à leurs transgressions. Sade a une pensée plus directe et profonde
de l’institution. Les rapports de Sade avec l’idéologie révolutionnaire sont
complexes : il n’a nulle sympathie pour une conception contractuelle du
régime républicain, encore moins de sympathie pour l’idée de loi. Dans la
révolution il retrouve ce qu’il hait, la loi et le contrat. La loi et le contrat, c’est
ce qui sépare encore les Français de la vraie république. Mais précisément la
pensée politique de Sade apparaît ici : la manière dont il oppose l’institution à
la loi, et une fondation institutionnelle de la république à une fondation
contractuelle. Saint-Just marquait bien le rapport inverse : d’autant plus de lois
qu’il y a peu d’institutions (monarchie et despotisme), d’autant plus
d’institutions qu’il y a moins de lois (république). Tout se passe comme si
Sade n’avait cessé de pousser cette idée jusqu’à un point d’ironie, qui peut être
aussi son plus haut sérieux : quelles seraient les institutions qui
comporteraient un minimum de lois, et à la limite pas de lois du tout (des lois
« si douces, en si petit nombre »...) ? Les lois lient les actions ; elles les
immobilisent, et les moralisent. De pures institutions sans lois seraient par
nature des modèles d’actions libres, anarchiques, en mouvement perpétuel, en
révolution permanente, en état d’immoralité constante. « L’insurrection...
n’est point un état moral : elle doit être pourtant l’état permanent d’une
république ; il serait donc aussi absurde que dangereux d’exiger que ceux qui
doivent maintenir le perpétuel ébranlement de la machine fussent eux-mêmes
des êtres très moraux, parce que l’état moral d’un homme est un état de paix
et de tranquillité, au lieu que son état immoral est un état de mouvement
perpétuel qui le rapproche de l’insurrection nécessaire dans laquelle il faut que
le républicain tienne toujours le gouvernement dont il est membre. » Dans le
texte célèbre de La Philosophie dans le boudoir, « Français, encore un effort si
vous voulez être républicains », on aurait tort de voir une simple application
paradoxale à la politique des phantasmes sadiques. Le problème à la fois formel
et politique est beaucoup plus sérieux, plus original aussi. Le problème
consiste en ceci : s’il est vrai que le contrat est une mystification, s’il est vrai
que la loi n’est aussi qu’une mystification qui sert le despotisme, s’il est vrai
que l’institution est la seule forme politique qui diffère en nature de la loi et
du contrat, quelles doivent être les institutions parfaites, c’est-à-dire celles qui
s’opposent à tout contrat, et qui ne supposent qu’un minimum de lois ? La
réponse ironique de Sade est que, sous ces conditions, l’athéisme – la
calomnie, le vol – la prostitution, l’inceste et la sodomie – même le meurtre –
sont institutionnalisables et, mieux, sont l’objet nécessaire des institutions
idéales, des institutions de mouvement perpétuel. Entre autres, on remarquera
l’insistance de Sade sur la possibilité d’instituer la prostitution universelle, et la
manière dont il cherche à réfuter l’objection « contractuelle » invoquant la
non-opposabilité aux tiers.
De toutes façons il semble insuffisant, pour définir la pensée politique de
Sade, de confronter ses déclarations si emportées et son attitude personnelle si
modérée pendant la révolution. L’opposition institution-contrat, et
l’opposition qui en découle institution-loi, sont devenues des lieux communs
juridiques de l’esprit positiviste. Mais elles ont perdu leur sens et leur caractère
révolutionnaire dans des compromis instables. Pour retrouver le sens de ces
oppositions, des choix et des directions qu’elles impliquent, il faut revenir à
Sade (et aussi à Saint-Just, qui ne donnait pas les mêmes réponses que Sade). Il
y a chez Sade une profonde pensée politique, celle de l’institution
révolutionnaire et républicaine, dans sa double opposition à la loi et au
contrat. Mais cette pensée de l’institution, d’un bout à l’autre, est ironique,
parce que sexuelle et sexualisée, montée en provocation contre toute tentative
contractuelle et légaliste de penser la politique. Ne faut-il pas attendre de
Masoch un prodige inverse ? Non plus une pensée ironique, en fonction de la
Révolution de 1789, mais une pensée humoristique en rapport avec les
révolutions de 1848 ? Non plus une pensée ironique de l’institution dans son
opposition avec le contrat et la loi, mais une pensée humoristique du contrat
et de la loi, dans leurs rapports mutuels ? Au point qu’on ne ressaisirait ces
vrais problèmes du droit que sous les formes perverties que Sade et Masoch
ont su leur donner, en en faisant des éléments romanesques dans une parodie
de philosophie de l’histoire.

La loi, l’humour et l’ironie.

Il y a une image classique de la loi. Platon en a donné une expression


parfaite, qui s’imposa dans le monde chrétien. Cette image détermine un
double état de la loi, du point de vue de son principe et du point de vue de ses
conséquences. Quant au principe, la loi n’est pas première. La loi n’est qu’un
pouvoir second et délégué, elle dépend d’un plus haut principe qui est le
Bien. Si les hommes savaient ce qu’est le Bien, ou savaient s’y conformer, ils
n’auraient pas besoin de loi. La loi n’est que le représentant du Bien dans un
monde qu’il a plus ou moins déserté. Si bien que, du point de vue des
conséquences, obéir aux lois est le « mieux », le mieux étant l’image du Bien.
Le juste se soumet aux lois, dans le pays où il est né, dans le pays où il vit. Il
fait ainsi pour le mieux, même s’il garde sa liberté de penser – de penser le
Bien et pour le Bien.
Cette image, si conformiste en apparence, n’en comporte pas moins une
ironie et un humour qui constituèrent les conditions d’une philosophie
politique, une double marge de réflexion, en haut et en bas de l’échelle de la
loi. La mort de Socrate est exemplaire à cet égard. Voilà que les lois remettent
leur sort entre les mains du condamné et lui demandent, par sa soumission, de
leur donner une sanction réfléchie. Il y a beaucoup d’ironie dans la démarche
qui remonte des lois à un Bien absolu comme à un principe nécessaire pour
les fonder. Il y a beaucoup d’humour dans la démarche qui descend des lois à
un Mieux relatif, nécessaire pour nous persuader d’y obéir. Autant dire que la
notion de loi ne se soutient pas par elle-même, sauf par la force, et qu’elle a
besoin idéalement d’un plus haut principe comme d’une plus lointaine
conséquence. Peut-être est-ce pourquoi, d’après un texte mystérieux du
Phédon, les disciples n’assistent pas sans rire à la mort de Socrate. L’ironie et
l’humour forment essentiellement la pensée de la loi. C’est par rapport à la loi
qu’ils s’exercent, et trouvent leur sens. L’ironie est le jeu d’une pensée qui se
permet de fonder la loi sur un Bien infiniment supérieur ; l’humour, le jeu de
cette pensée qui se permet de la sanctionner par un Mieux infiniment plus
juste.
Si l’on demande sous quelles influences l’image classique de la loi fut
renversée et détruite, il est certain que ce ne fut pas sous la découverte d’une
relativité, d’une variabilité des lois. Car cette relativité était pleinement
connue et comprise dans l’image classique ; elle en faisait nécessairement
partie. La vraie raison est ailleurs. On en trouverait l’énoncé le plus rigoureux
dans la Critique de la raison pratique de Kant. Kant dit lui-même que la
nouveauté de sa méthode est que la loi n’y dépend plus du Bien, mais au
contraire le Bien de la loi. Cela signifie que la loi n’a plus à se fonder, ne peut
plus se fonder sur un principe supérieur d’où elle tirerait son droit. Cela
signifie que la loi doit valoir par elle-même et se fonder sur elle-même, qu’elle
n’a donc pas d’autre ressource que sa propre forme. C’est la première fois, dès
lors, qu’on peut, qu’on doit parler de LA LOI, sans autre spécification, sans
indiquer un objet. L’image classique ne connaissait que les lois, spécifiées
comme telles ou telles d’après les domaines du Bien et les circonstances du
Mieux. Lorsque Kant parle au contraire de « la » loi morale, le mot morale
désigne seulement la détermination de ce qui reste absolument indéterminé :
la loi morale est la représentation d’une pure forme, indépendante d’un
contenu et d’un objet, d’un domaine et de circonstances. La loi morale
signifie LA LOI, la forme de la loi, comme excluant tout principe supérieur
capable de la fonder. En ce sens, Kant est un des premiers qui rompent avec
l’image classique de la loi, et qui nous ouvrent une image proprement
moderne. La révolution copernicienne de Kant dans la Critique de la raison pure
consistait à faire tourner les objets de la connaissance autour du sujet ; mais
celle de la Raison pratique, qui consiste à faire tourner le Bien autour de la Loi,
est sans doute beaucoup plus importante. Sans doute exprimait-elle des
changements importants dans le monde. Sans doute aussi exprimait-elle les
dernières conséquences d’un retour à la foi judaïque par-delà le monde
chrétien ; peut-être même annonçait-elle le retour à une conception
présocratique (œdipienne) de la loi, par-delà le monde platonicien. Reste que,
en faisant de LA loi un fondement ultime, Kant dotait la pensée moderne
d’une de ses dimensions principales : l’objet de la loi se dérobe
essentiellement .5

Une autre dimension apparaît. La question n’est pas de l’équilibre que Kant
donna à sa découverte dans son propre système (et de la façon dont il sauva le
Bien). Il s’agit plutôt d’une autre découverte, corrélative, complémentaire de
la précédente. En même temps que la loi ne peut plus se fonder sur le Bien
comme sur un principe supérieur, elle ne doit plus davantage se faire
sanctionner par le Mieux comme bonne volonté du juste. Car le plus clair,
c’est que LA LOI, définie par sa pure forme, sans matière et sans objet, sans
spécification, est telle qu’on ne sait pas ce qu’elle est, et qu’on ne peut pas le
savoir. Elle agit sans être connue. Elle définit un domaine d’errance où l’on est
déjà coupable, c’est-à-dire où l’on a déjà transgressé les limites avant de savoir
ce qu’elle est : ainsi Œdipe. Et la culpabilité et le châtiment ne nous font
même pas connaître ce qu’est la loi, mais la laissent dans cette indétermination
même, qui correspond comme telle à l’extrême précision du châtiment. Kafka
a su décrire ce monde. Et il n’est pas question de mettre Kant avec Kafka,
mais seulement de dégager deux pôles qui forment la pensée moderne de la
loi.
En effet, si la loi ne se fonde plus sur un Bien préalable et supérieur, si elle
vaut par sa propre forme qui en laisse le contenu tout à fait indéterminé, il
devient impossible de dire que le juste obéit à la loi pour le mieux. Ou plutôt :
celui qui obéit à la loi n’est pas et ne se sent pas juste pour autant. Au contraire
il se sent coupable, il est d’avance coupable, et d’autant plus coupable qu’il
obéit plus strictement. C’est par la même opération que la loi se manifeste en
tant que loi pure, et nous constitue comme coupables. Les deux propositions
qui formaient l’image classique s’effondrent en même temps, celle du principe
et celle des conséquences, celle de la fondation par le Bien et celle de la
sanction par le juste. Il revient à Freud d’avoir dégagé ce fantastique paradoxe
de la conscience morale : loin qu’on se sente d’autant plus juste qu’on se
soumet à la loi, celle-ci « se comporte avec d’autant plus de sévérité et
manifeste une méfiance d’autant plus grande que le sujet est plus vertueux...
Rigueur si extraordinaire de la conscience morale chez l’être le meilleur et le
plus docile ... »
6

Mais plus encore, il appartient à Freud d’avoir donné l’explication


analytique du paradoxe : ce n’est pas le renoncement aux pulsions qui dérive
de la conscience morale, au contraire c’est la conscience morale qui naît du
renoncement. Donc, plus le renoncement est fort et rigoureux, plus la
conscience morale, héritière des pulsions, est forte et s’exerce avec rigueur. («
L’action exercée sur la conscience par ce renoncement est telle que toute
fraction d’agressivité que nous nous abstenons de satisfaire est reprise par le
surmoi et accentue sa propre agressivité contre le moi. ») Se dénoue alors
l’autre paradoxe, concernant le caractère fondamentalement indéterminé de la
loi. Comme dit Lacan, la loi est la même chose que le désir refoulé. Elle ne
pourrait pas sans contradiction déterminer son objet ou se définir par un
contenu sans lever le refoulement sur lequel elle repose. L’objet de la loi et
l’objet du désir ne font qu’un, et se dérobent à la fois. Quand Freud montre
que l’identité de l’objet renvoie à la mère, et l’identité même du désir et de la
loi au père, il ne prétend pas simplement restaurer un contenu déterminé de la
loi, mais, presque au contraire, montrer comment la loi, en vertu de sa source
œdipienne, ne peut que dérober nécessairement son contenu, pour valoir
comme pure forme née d’un double renoncement à l’objet comme au sujet
(mère et père).
L’ironie et l’humour classiques, tels qu’ils avaient été employés par Platon,
tels qu’ils avaient dominé la pensée des lois, se trouvent donc renversés. La
double marge, représentée par la fondation de la loi sur le Bien et par
l’approbation du sage en fonction du Mieux, se trouve réduite à néant. Il n’y a
plus que l’indétermination de la loi d’un côté, la précision du châtiment de
l’autre. Mais par là l’ironie et l’humour prennent une nouvelle figure,
moderne. Ils continuent à être une pensée de la loi, mais la pensent dans
l’indétermination de son contenu comme dans la culpabilité de celui qui s’y
soumet. Il est évident que Kafka donne à l’humour et à l’ironie des valeurs
proprement modernes en rapport avec le changement de statut de la loi. Max
Brod rappelle que lorsque Kafka lut Le Procès, les auditeurs avaient le fou rire,
et Kafka lui-même. Rire aussi mystérieux que celui qui accueille la mort de
Socrate. Le pseudo-sens du tragique rend bête ; combien d’auteurs
déformons-nous, à force de substituer un sentiment tragique puéril à la
puissance agressive comique de la pensée qui les anime. Il n’y a jamais eu
qu’une manière de penser la loi, un comique de la pensée, fait d’ironie et
d’humour.
Mais voilà que, avec la pensée moderne, s’ouvrait la possibilité d’une
nouvelle ironie et d’un nouvel humour. L’ironie et l’humour sont maintenant
dirigés vers un renversement de la loi. Nous retrouvons Sade et Masoch. Sade
et Masoch représentent les deux grandes entreprises d’une contestation, d’un
renversement radical de la loi. Nous appelons toujours ironie le mouvement
qui consiste à dépasser la loi vers un plus haut principe, pour ne reconnaître à
la loi qu’un pouvoir second. Mais précisément, que se passe-t-il quand le
principe supérieur n’est plus, ne peut plus être un Bien capable de fonder la loi
et de justifier le qu’elle pouvoir lui délègue ? Sade nous l’apprend. La loi sous
toutes ses formes (naturelle, morale, politique) est la règle d’une nature
seconde, toujours liée à des exigences de conservation, et qui usurpe la
véritable souveraineté. Il importe peu que, suivant une alternative bien
connue, la loi soit conçue comme exprimant la force imposante du plus fort,
ou au contraire l’union protectrice des faibles. Car ces maîtres et ces esclaves,
ces forts et ces faibles appartiennent entièrement à la nature seconde ; c’est
l’union des faibles qui favorise et suscite le tyran, c’est le tyran qui a besoin de
cette union pour être. De toutes manières, la loi, c’est la mystification, non
pas le pouvoir délégué, mais le pouvoir usurpé, dans l’abominable complicité
des esclaves et de leurs maîtres. On remarquera à quel point Sade dénonce le
régime de la loi comme étant à la fois celui des tyrannisés et des tyrans. En
effet, on n’est tyrannisé que par la loi : « Les passions de mon voisin sont
infiniment moins à craindre que l’injustice de la loi, car les passions de ce
voisin sont contenues par les miennes, au lieu que rien n’arrête, rien ne
contraint les injustices de la loi. » Mais aussi et surtout, on n’est tyran que par
la loi : le tyran ne fleurit qu’avec la loi, et, comme dit Chigi dans Juliette : « Ce
n’est jamais dans l’anarchie que les tyrans naissent, vous ne les voyez s’élever
qu’à l’ombre des lois ou s’autoriser d’elles. » Tel est l’essentiel de la pensée de
Sade : sa haine du tyran, la manière dont il montre que la loi rend le tyran
possible. Le tyran parle le langage des lois, et n’a pas d’autre langage. Il a
besoin de l’« ombre des lois » ; et les héros de Sade se trouvent investis d’une
étrange antityrannie, parlant comme aucun tyran ne pourra parler, comme
aucun tyran n’a jamais parlé, instituant un contre-langage.
La loi est donc dépassée vers un plus haut principe, mais ce principe n’est
plus un Bien qui la fonde ; c’est au contraire l’Idée d’un Mal, Être suprême en
méchanceté, qui la renverse. Renversement du platonisme, et renversement
de la loi même. Le dépassement de la loi implique la découverte d’une nature
première, qui s’oppose en tous points aux exigences et aux règnes de la nature
seconde. C’est pourquoi l’Idée du mal absolu, telle qu’elle est incarnée dans
cette nature première, ne se confond ni avec la tyrannie, qui suppose encore
les lois, ni même avec une composition des caprices et des arbitraires. Son
modèle supérieur et impersonnel est plutôt dans les institutions anarchiques
de mouvement perpétuel et de révolution permanente. Sade le rappelle
souvent : la loi ne peut être dépassée que vers l’anarchie comme institution. Et
que l’anarchie ne puisse être instituée qu’entre deux régimes de lois, un
ancien régime qu’elle abolit et un nouveau régime qu’elle engendre,
n’empêche pas que ce court moment divin, presque réduit à zéro, ne
témoigne de sa différence de nature avec toutes les lois. « Le règne des lois est
vicieux ; il est inférieur à celui de l’anarchie ; la plus grande preuve de ce que
j’avance est l’obligation où est le gouvernement de se plonger lui-même dans
l’anarchie quand il veut refaire sa constitution. » Il n’y a dépassement de la loi
que dans un principe qui la renverse et en nie le pouvoir.
Il serait insuffisant, en revanche, de présenter le héros masochiste comme
soumis aux lois et content de l’être. On a parfois signalé toute la dérision qu’il
y avait dans la soumission masochiste, et la provocation, la puissance critique,
dans cette apparente docilité. Simplement le masochiste attaque la loi par
l’autre côté. Nous appelons humour, non plus le mouvement qui remonte de
la loi vers un plus haut principe, mais celui qui descend de la loi vers les
conséquences. Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès
de zèle : c’est par une scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer
l’absurdité, et en attendre précisément ce désordre qu’elle est censée interdire
et conjurer. On prend la loi au mot, à la lettre ; on ne conteste pas son
caractère ultime ou premier ; on fait comme si, en vertu de ce caractère, la loi
se réservait pour soi les plaisirs qu’elle nous interdit. Dès lors, c’est à force
d’observer la loi, d’épouser la loi, qu’on goûtera quelque chose de ces plaisirs.
La loi n’est plus renversée ironiquement, par remontée vers un principe, mais
tournée humoristiquement, obliquement, par approfondissement des
conséquences.
Or, chaque fois que l’on considère un phantasme ou un rite masochistes,
on est frappé par ceci : la plus stricte application de la loi y a l’effet opposé à
celui qu’on aurait normalement attendu (par exemple, les coups de fouet, loin
de punir ou de prévenir une érection, la provoquent, l’assurent). C’est une
démonstration d’absurdité. Envisageant la loi comme processus punitif, le
masochiste commence par se faire appliquer la punition ; et dans cette
punition subie, il trouve paradoxalement une raison qui l’autorise, et même
qui lui commande d’éprouver le plaisir que la loi était censée lui interdire.
L’humour masochiste est le suivant : la même loi qui m’interdit de réaliser un
désir sous peine d’une punition conséquente est maintenant une loi qui met la
punition d’abord, et m’ordonne en conséquence de satisfaire le désir.
Theodor Reik, encore, a bien analysé ce processus : le masochisme n’est pas
plaisir dans la douleur, ni même dans la punition. Tout au plus le masochiste
trouve-t-il dans la punition ou dans la douleur un plaisir préliminaire ; mais
son véritable plaisir, il le trouve ensuite, dans ce que l’application de la
punition rend possible. Le masochiste doit subir la punition avant d’éprouver
le plaisir. Il serait fâcheux de confondre cette sucession temporelle avec une
causalité logique : la souffrance n’est pas cause du plaisir, mais condition
préalable indispensable à la venue du plaisir. « L’inversion dans le temps
indique une inversion du contenu... Le Tu ne dois pas faire ceci a été transformé
en Tu dois faire ceci... Une démonstration de l’absurdité de la punition est
obtenue en montrant que cette punition pour un plaisir défendu conditionne
précisément ce même plaisir . » Ce procédé se réfléchit dans les autres
7

déterminations du masochisme, dénégation, suspens, phantasme, qui forment


autant de figures de l’humour. Voilà le masochiste insolent par obséquiosité,
révolté par soumission : bref, l’humoriste, le logicien des conséquences,
comme l’ironiste sadique était le logicien des principes.
Partant de l’idée que la loi ne peut pas être fondée par le Bien, mais doit
reposer sur sa forme, le héros sadique invente une nouvelle manière de
remonter de la loi à un principe supérieur ; mais ce principe est l’élément
informel d’une nature première destructrice des lois. Partant de l’autre
découverte moderne, que la loi nourrit la culpabilité de celui qui y obéit, le
héros masochiste invente une nouvelle manière de descendre de la loi aux
conséquences : il « tourne » la culpabilité, en faisant du châtiment une
condition qui rend possible le plaisir défendu. Par là le masochiste ne renverse
pas moins la loi que le sadique, bien que ce soit d’une autre manière. Nous
avons vu comment ces deux manières procèdent, idéologiquement : tout se
passe comme si le contenu œdipien, toujours dérobé, subissait une double
transformation – comme si la complémentarité mère-père était brisée deux
fois, sans symétrie. Dans le cas du sadisme, c’est le père qui est mis au-dessus
de la loi, principe supérieur qui prend la mère comme victime par excellence.
Dans le cas du masochisme, toute la loi est reportée sur la mère, qui expulse le
père de la sphère symbolique.

Du contrat au rite.

On a parfois souligné l’importance du facteur angoisse dans le masochisme


(Nacht, Reik). Mise en avant, la punition aurait précisément pour fonction de
résoudre cette angoisse, et de rendre enfin le plaisir possible (Reik). Toutefois
cette explication ne montre pas encore dans quelles conditions particulières la
punition prend une telle fonction résolvante – ni surtout comment l’angoisse,
et la culpabilité qu’elle implique, sont non seulement « résolues », mais plus
subtilement tournées et parodiées pour servir au masochisme. Nous devons
analyser ce qui nous a paru l’essentiel du processus formel, le report de la loi
sur la mère, l’identification de la loi avec l’image de mère. Car c’est seulement
sous cette condition que la punition acquiert sa fonction originale, et que la
culpabilité se retourne en triomphe. À première vue pourtant, le report sur la
mère n’expliquerait rien du « soulagement » inhérent au masochisme : il n’y a
aucune raison d’attendre plus d’indulgence de la mère sentimentale, glacée et
cruelle...
On remarquera déjà que, dans la mesure où le masochiste fait sortir la loi du
contrat, il ne cherche pas à adoucir, mais au contraire souligne l’extrême
sévérité de la loi. Car s’il est vrai que le contrat implique en principe les
conditions d’un accord des volontés, d’une limitation de la durée, d’une
réserve des parts inaliénables, la loi qui en sort tend toujours à oublier son
origine et à annuler ces conditions restrictives. C’est pourquoi il y a une
espèce de mystification dans les rapports du contrat et de la loi. Quand on
imagine un contrat ou un quasi-contrat à l’origine de la société, on ne peut le
faire qu’en invoquant des conditions qui se trouvent nécessairement
démenties dès que la loi s’installe. Car la loi, une fois installée, s’oppose aux
tiers, vaut pour une durée indéterminée et ne réserve aucune part. Ce
démenti dans les rapports loi-contrat, nous avons vu que Masoch en marquait
le mouvement dans la succession personnelle de ses contrats amoureux :
comme si les clauses du contrat, se faisant de plus en plus sévères, préparaient
déjà l’exercice de la loi qui les déborde. Si la loi a pour résultat notre esclavage,
ne faut-il pas déjà mettre l’esclavage au début, comme l’objet terrible du
contrat ? Il faut même dire en général que le contrat, dans le masochisme,
devient l’objet d’une caricature qui en accuse toute l’ambiguïté de destin. La
relation contractuelle, en effet, est le type même d’une relation de culture
artificielle, apollinienne et virile, s’opposant aux rapports naturels et chtoniens
qui nous unissent à la mère et à la femme. Si la femme est prise dans une
relation contractuelle, c’est plutôt à titre d’objet dans une société patriarcale.
Or voilà au contraire que le contrat masochiste se fait avec la femme. Et il
comporte dans son intention paradoxale de faire d’une des parties l’esclave, et
de l’autre partie – la femme – le maître et le bourreau. Là encore il y a donc
une sorte de dénonciation du contrat par excès de zèle, un humour par
précipitation des clauses, un détournement radical par report des personnes :
le contrat est comme démystifié pour autant qu’on lui prête une intention
délibérée d’esclavage et même de mort, et qu’on le fait jouer au bénéfice de la
femme, de la mère. Et paradoxe supérieur, cette intention est conçue, ce
bénéfice accordé – par la victime, la partie virile. Il y a une ironie de Sade en
rapport avec la Révolution de 89 : Faites, non pas des lois, car vous n’aurez
rien fait, mais des institutions de mouvement perpétuel... Mais il y a un
humour de Masoch, en rapport avec les révolutions de 48 et le panslavisme :
Faites des contrats, mais faites-les avec une tsarine terrible, et qu’en sorte la loi
la plus sentimentale, mais aussi la plus glacée, la plus sévère (dans Choses vécues,
Masoch expose les problèmes qui agitaient les congrès panslavistes : les Slaves
s’uniront-ils grâce à une Russie débarrassée du régime tsariste, ou par un État
fort, dirigé par une géniale tsarine ?) . 8

Qu’est-ce que la victime attend d’un tel contrat poussé au paroxysme, et


passé avec la mère ? Le but est naïf et simple. Le contrat masochiste exclut le
père, et déplace sur la mère le soin de faire valoir et d’appliquer la loi
paternelle. Pourtant cette mère est sévère, cruelle. Mais le problème ne se
pose pas ainsi. En vérité, la même menace qui, saisie du point de vue du père
et liée à l’image de père, a pour rôle d’interdire l’inceste, le rend possible au
contraire, et en assure le succès, lorsqu’elle est confiée à la mère et reportée
sur son image. Le transfert est ici très efficace. La castration est ordinairement
une menace empêchant l’inceste, ou une punition le sanctionnant. C’est un
obstacle ou un châtiment de l’inceste. Mais du point de vue de l’image de
mère, au contraire, la castration du fils est la condition du succès de l’inceste,
maintenant assimilé par ce déplacement à une seconde naissance où le père n’a pas de
rôle. D’où l’importance souvent remarquée de l’« amour interrompu » dans le
masochisme : il permet au masochiste d’identifier l’activité sexuelle à la fois à
un inceste et à une seconde naissance, double processus d’identification qui ne
se contente pas d’échapper ainsi à la menace de castration, mais qui fait de la
castration même la condition symbolique du succès.
Le contrat masochiste, par la loi qu’il instaure, nous précipite donc dans des
rites. Le masochiste est obsédé, le rite est son activité même dans la mesure où
il représente l’élément dans lequel la réalité est phantasmée. Dans les romans
de Masoch, les trois grands types de rites sont : les rites de chasse ; les rites
agricoles ; les rites de régénération, de seconde naissance. Ils reprennent les
trois qualités de fond : le froid, qui réclame la conquête d’une fourrure, un
trophée de chasse ; l’agriculture qui réclame une sentimentalité enfouie, une
fécondité protégée, mais aussi un ordre sévère des travaux ; cette sévérité
même, cette rigueur qui poursuit une régénération. La coexistence et
l’interférence de ces trois rites constituent le grand mythe masochiste. Tous
les romans de Masoch le développent, dans des figures variées : la femme
idéale chasse l’ours ou le loup ; elle organise ou préside une communauté
agricole ; elle fait subir à l’homme une nouvelle naissance. Et c’est ce dernier
rite qui paraît essentiel, constituant dans le mythe la véritable finalité des deux
autres.
Dans Loup et Louve, l’héroïne demande à son prétendant de se laisser coudre
dans une peau de loup, de vivre et de hurler comme un loup, et d’être chassé.
Il apparaît déjà ici que la chasse rituelle est au service d’une renaissance. Et en
effet, la chasse est l’opération par laquelle la seconde mère, la mère orale,
s’empare du trophée de la mère primitive utérine, et dispose du pouvoir de
faire renaître. Une seconde naissance aussi indépendante du père que de la
mère utérine, bref une parthénogenèse. La Vénus décrit en détail un rite
agricole : Les négresses « me menèrent en bas du jardin jusqu’au vignoble qui
le borde vers le sud. Entre les treilles on avait planté du maïs ; ici et là on
pouvait encore voir quelques pieds desséchés. À côté se trouvait une charrue.
Les négresses m’attachèrent à un piquet et s’amusèrent à me piquer de leurs
épingles à cheveux en or. Mais cela ne dura pas longtemps, car Wanda arriva,
toque d’hermine sur la tête, les mains dans les poches de sa jaquette. Elle me
fit délier et attacher les mains dans le dos ; puis elle me fit poser un joug sur la
nuque et atteler à la charrue. Les diablesses noires me poussèrent dans le
champ. L’une d’elles conduisant la charrue, l’autre me guidait en me tenant en
laisse, la troisième m’activait à la cravache, et la Vénus à la fourrure, à côté,
contemplait la scène ». On retrouve dans ce texte la présence des trois images
de mère, les trois négresses. Mais la mère orale est comme dédoublée,
apparaissant une fois dans la série, femme parmi les autres, et une seconde fois,
extraite de la série, présidant à l’ensemble de la série, ayant conquis et
transformé toutes les fonctions des autres femmes pour les faire servir au
thème de la renaissance. Car tout nous parle d’une parthénogenèse : l’alliance
de la vigne avec le maïs, ou de l’élément dionysiaque avec une communauté
féminine agricole ; la charrue comme union avec la mère ; les coups d’épingle,
puis les coups de fouet, comme activation parthénogénétique ; la renaissance
du fils, tiré par la corde . Toujours le thème du choix entre les trois mères,
9

toujours le mouvement pendulaire, et l’absorption de la mère utérine et de la


mère œdipienne dans la glorieuse mère orale. C’est elle, la maîtresse de la Loi
– ce que Masoch appelle la loi de la commune, où s’intègrent les éléments de
chasse, les éléments agricoles et matriarcaux. La mère utérine, la chasseresse,
est elle-même chassée, dépouillée. La mère œdipienne, la mère du pasteur,
déjà intégrée à un système patriarcal (soit comme victime, soit comme
complice) est elle-même sacrifiée. Seule subsiste et triomphe la mère orale,
essence commune de l’agriculture, du matriarcat et de la seconde naissance.
D’où, d’un bout à l’autre de l’œuvre de Masoch, le rêve de communisme
agricole, qui inspire ses « contes bleus du bonheur » (Marcella, Le Paradis sur le
Dniestr, L’Esthétique du laid). Le lien le plus profond se tisse entre la commune,
la loi de la commune incarnée par la mère orale, et l’homme de la commune,
qui ne naît qu’en renaissant de cette seule femme.
Les deux grands personnages masculins, dans l’œuvre de Masoch, c’est Caïn
et le Christ. Leur signe est le même, le signe dont est marqué Caïn est déjà le
signe de la croix, qui s’écrivait × ou +. Quand il met une grande partie de son
œuvre sous le signe de Caïn, Masoch veut dire beaucoup de choses : le crime,
partout présent dans la nature et dans l’histoire ; l’immensité des souffrances («
ma punition est trop grande pour être supportée »). Mais Caïn, aussi, c’est
l’agriculteur, le préféré de la mère. Ève salua sa naissance par des cris de joie,
mais n’eut pas de joie pour Abel, le pasteur, du côté du père. Le préféré de la
mère est allé jusqu’au crime pour rompre l’alliance du père avec l’autre fils : il
a tué la ressemblance du père, et fait d’Ève la déesse-mère. (Hermann Hesse
écrivit un curieux roman, Démian, où se mêlent les thèmes nietzschéens et
masochistes : on y voit l’identification de la déesse-mère avec Ève, géante qui
porte au front le signe de Caïn.) Caïn n’est pas seulement cher à Masoch par
les tourments qu’il subit, mais déjà par le crime qu’il commet. Son crime ne
témoigne pas d’un symbole sado-masochiste. Son crime appartient
entièrement au monde masochiste, par le projet qui le soutient, la fidélité au
monde maternel qui l’inspire, l’élection de la mère orale et l’exclusion du
père, l’humour et la provocation. Son « legs » est un « signe ». Que Caïn soit
puni par le Père marque le retour offensif, le retour hallucinatoire de celui-ci :
fin du premier épisode. – Deuxième épisode : le Christ. La ressemblance du
père est de nouveau abolie (« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »). Et c’est la
Mère qui met le Fils en croix. C’est la Vierge qui met personnellement le
Christ en croix : contribution masochiste au phantasme marial, version
masochiste de « Dieu est mort ». Et, le mettant en croix, dans un signe qui le
relie au fils d’Ève, elle poursuit elle-même l’entreprise de la déesse-mère, de la
grande Mère orale : elle assure au fils une résurrection comme seconde
naissance parthénogénétique. C’est moins le Fils qui meurt, que Dieu le Père,
la ressemblance du père dans le fils. La croix représente ici l’image maternelle
de mort, le miroir où le moi narcissique du Christ (= Caïn) aperçoit le moi
idéal (Christ ressuscité).
Mais pourquoi ces douleurs partout ? Pourquoi cette expiation comme
condition de la seconde naissance ? Pourquoi l’énormité du châtiment de
Caïn et du supplice du Christ ? Pourquoi cette christologie, dans toute
l’œuvre de Masoch ? L’important pour Sade, c’étaient les sociétés rationalistes
et athées, maçonniques et anarchistes. Pour Masoch, ce sont les sectes
mystiques agricoles, telles qu’il en trouve dans l’Empire autrichien. Deux de
ses romans portent sur de telles sectes : La Pêcheuse d’âmes, et La Mère de Dieu.
Ce sont parmi les plus beaux romans de Masoch. Un air aussi raréfié et
étouffant, une telle intensité du supplice consenti ne se retrouvent que dans
les meilleures œuvres de H. H. Ewers, spécialiste aussi des sectes (par exemple
L’Apprenti-sorcier). La Mère de Dieu raconte ceci : l’héroïne, Mardona, dirige sa
secte, sa commune, d’une manière à la fois tendre, sévère et glacée. Elle est
pleine de colère, fait fouetter et lapider ; elle est pourtant douce. Toute la
secte d’ailleurs est douce et gaie, mais sévère pour le péché, hostile au
désordre. Mardona a une servante, Nimfodora, jeune fille gracieuse et morne
qui se fait au bras une entaille profonde pour que la Mère de Dieu puisse se
baigner dans le sang, en boire et ne jamais vieillir. Sabadil aime Mardona, mais
d’une autre manière il aime aussi Nimfodora. Mardona s’en inquiète. Mère de
Dieu, elle s’écrie : « C’est l’amour de la Mère de Dieu qui apporte la
rédemption, il constitue pour l’homme une nouvelle naissance... Je ne suis pas
parvenue à modifier ta chair, à transformer ton amour charnel en affection
divine... Je ne suis plus pour toi qu’un juge. » Et elle veut le consentement de
Sabadil au supplice. Alors elle le fait clouer sur une croix : Nimfodora pour les
mains, elle-même pour les pieds. Elle entre dans une extase douloureuse,
pendant que, la nuit venue, Sabadil joue la Passion : « Pourquoi m’as-tu
abandonné ? » – et à Nimfodora : « Pourquoi m’as-tu trahi ? » La Mère de
Dieu doit mettre son fils en croix précisément pour qu’il devienne son fils, et
jouisse d’une naissance qu’il ne doive qu’à elle seule.
Dans La Sirène, Zénobie coupe les cheveux de Théophan, et s’écrie : «
Enfin je suis arrivée à faire de toi un homme. » Dans La Femme divorcée, Anna
rêve d’être à la hauteur de sa tâche, et de fouetter Julian pour lui dire enfin : «
Tu as subi l’épreuve, tu es un homme. » Dans une très belle nouvelle, Masoch
raconte la vie d’un Messie du XVIIe siècle : Sabattaï Zwi. Cabaliste et
fanatique, Sabattaï Zwi se mortifie ; il épouse Sarah, mais ne consomme pas le
mariage, « tu seras à mes côtés comme un doux supplice ». Sur l’ordre des
rabbins, il la quitte pour Hannah. Il recommence. Il épouse enfin Miriam,
jeune juive de Pologne ; mais celle-ci le devance, et lui interdit de la toucher.
Amoureux de Miriam, il part pour Constantinople, et veut convaincre le
sultan de sa mission de Messie. Déjà des villes entières, Salonique, Smyrne, Le
Caire, s’enthousiasment. Son nom retentit en Europe. Il mène une vive lutte
contre les rabbins, et annonce aux juifs le retour en Judée. Mécontente, la
sultane annonce à Miriam qu’elle fera mettre Sabattaï à mort, s’il ne change
pas. Alors Miriam le fait se baigner au confluent des trois fleuves, Arda,
Tuntcha et Narisso. Comment ne pas reconnaître dans les trois fleuves, et
dans les trois femmes de Sabattaï, les trois images de mère, entre lesquelles
Miriam triomphe, la mère orale ? Miriam le fait se confesser à elle ; elle le
couronne d’épines et le fouette, consomme enfin le mariage : « Femme, qu’as-
tu fait de moi ? » – « J’ai fait de toi un homme... » Le lendemain, convoqué par
le sultan, il abjure et devient musulman. Ses fidèles nombreux, même chez les
Turcs, disent que le Messie ne peut apparaître que dans un monde tout à fait
vertueux, ou tout à fait criminel. L’apostasie étant le pire crime, « apostasions
pour hâter la venue du Messie ». 10

Que signifie ce thème constant dans les romans de Masoch : Tu n’es pas un
homme, je fais de toi un homme... ? que signifie « devenir un homme » ? Il
apparaît que ce n’est pas du tout faire comme le père, ni prendre sa place. C’est au
contraire en supprimer la place et la ressemblance, pour faire naître l’homme
nouveau. Les supplices portent effectivement contre le père ou, dans le fils,
contre l’image de père. Nous disions que le phantasme masochiste est moins «
un enfant est battu » qu’un père est battu : ainsi dans de nombreuses nouvelles
de Masoch, c’est le maître qui subit les supplices, au cours d’une révolte
paysanne dirigée par une femme de la commune ; elle l’attelle à la charrue à
côté d’un bœuf, ou s’en sert comme d’un petit banc (Théodora, Le Banc vivant).
Quand le supplice porte sur le héros lui-même, sur le fils ou l’amoureux, sur
l’enfant, nous devons conclure que ce qui est battu, ce qui est abjuré et
sacrifié, ce qui est expié rituellement, c’est la ressemblance du père, c’est la
sexualité génitale héritée du père. Un père miniaturisé, mais quand même un
père. C’est cela l’« Apostasie ». Devenir un homme signifie donc renaître de la
femme seule, être l’objet d’une seconde naissance. C’est pourquoi la
castration, et l’« amour interrompu » qui la figure, cessent d’être un obstacle à
l’inceste ou un châtiment de l’inceste pour devenir la condition qui rend
possible une union incestueuse avec la mère, assimilée à une seconde
naissance autonome, parthénogénétique. Le masochiste joue simultanément
de trois processus de dénégation : celui qui magnifie la mère, en lui prêtant le
phallus propre à faire renaître ; celui qui exclut le père, comme n’ayant aucune
place dans cette seconde naissance ; celui qui porte sur le plaisir sexuel en tant
que tel l’interrompt et en abolit la génitalité pour en faire un plaisir de
renaître. De Caïn au Christ, Masoch exprime le but final de toute son œuvre :
le Christ, non pas comme fils de Dieu, mais le nouvel Homme, c’est-à-dire la
ressemblance du père abolie, « l’Homme sur la croix, sans amour sexuel, sans
propriété, sans patrie, sans querelle, sans travail ... ».
11

Il nous semblait impossible de donner des définitions matérielles du


masochisme. C’est que les combinaisons sensuelles du plaisir et de la douleur
impliquent des conditions de forme, qu’on ne peut pas négliger sans mélanger
tout, à commencer par le sadisme et le masochisme lui-même. Mais une
définition morale du masochisme, par le sentiment de culpabilité, n’est pas
plus satisfaisante. Pourtant la culpabilité et l’expiation sont réellement,
profondément vécues par le masochiste (non moins qu’une certaine
combinaison plaisir-douleur). Là encore, il s’agit de savoir sous quelle forme la
culpabilité est vécue. Jamais la profondeur d’un sentiment n’a été empêchée
par l’usage qu’on en fait, ou par la parodie dans laquelle on l’insère. Mais la
nature du sentiment en est changée. Quand la psychanalyse veut que le
masochiste vive une culpabilité à l’égard du père (ainsi Reik disant : « La
punition provient du père, le crime par conséquent a dû être commis envers
le père... »), il est clair qu’on se donne toute une étiologie arbitraire, dont le
sens est seulement dans la décision d’engendrer le masochisme à partir du
sadisme. Le masochiste vit au plus profond de la culpabilité. Mais sa faute n’est
nullement vécue à l’égard du père ; au contraire, c’est la ressemblance du père
qui est vécue comme faute, comme objet d’expiation. Si bien que la
culpabilité dans le masochisme est à la fois le plus profond et le plus dérisoire,
le mieux « tourné ». La culpabilité est partie intégrante du triomphe
masochiste. Elle rend le masochiste libre. Elle ne fait qu’un avec l’humour. Il
ne suffit pas de dire avec Reik que le châtiment vient résoudre l’angoisse de
culpabilité, et permettre ainsi le plaisir défendu. Car la culpabilité même, dans
son intensité, n’était pas moins humoristique que le châtiment dans sa
vivacité. C’est le père qui est coupable dans le fils, et non le fils à l’égard du
père. Le masochisme matériel se présente comme une donnée des sens ; le
masochisme moral, comme une donnée du sentiment. Mais au-delà des sens
et du sentiment, le masochiste raconte une histoire, comme l’élément
suprapersonnel qui l’anime. Il est mené par cette histoire, qui décrit comment
la mère orale triompha, comment la ressemblance du père fut abolie,
comment en sortit l’Homme nouveau. Bien sûr, le masochiste se sert de son
corps et de son âme pour écrire cette histoire. Mais en ce sens, il y a un
masochisme formel avant tout masochisme physique, sensuel ou matériel ; et
un masochisme dramatique, avant tout masochisme moral ou sentimental.
D’où l’impression d’un théâtre, au moment même où les sentiments sont le
plus profondément vécus, les sensations et les douleurs le plus vivement
éprouvées.
Du contrat au mythe, par l’intermédiaire de la loi : celle-ci sort du contrat,
mais nous jette dans les rites. Par le contrat l’application de la loi paternelle est
mise entre les mains de la mère. Mais ce transfert est singulièrement efficace :
c’est toute la loi qui change, et, maintenant, ordonne ce qu’elle était censée
défendre. C’est la culpabilité qui rend innocent ce qu’elle était censée faire
expier ; c’est la punition qui rend permis ce qu’elle était censée sanctionner.
La loi tout entière est devenue maternelle, et nous conduit dans ces régions de
l’inconscient où règnent seules les trois images de femmes. Le contrat
représente l’acte personnel de la volonté du masochiste ; mais, par lui et les
avatars de la loi qui s’ensuivent, le masochiste rejoint l’élément impersonnel
d’un destin qui s’exprime à travers un mythe et dans les rites que nous venons
d’exposer. Ce que le masochiste instaure contractuellement, à un moment
déterminé et pour un temps déterminé, c’est aussi bien ce qui est contenu de
tout temps, rituellement, dans l’ordre symbolique du masochisme. Pour le
masochiste, le contrat moderne, tel qu’il l’élabore dans les boudoirs et les
penderies, dit la même chose que les plus vieux rites, joués dans les marais et
les steppes. Les romans de Masoch réfléchissent cette double histoire, et en
développent l’identité dans le plus actuel et le plus ancien.
La psychanalyse.

Deux conceptions du sado-masochisme apparaissent successivement chez


Freud : l’une en rapport avec la dualité des instincts sexuels et des instincts du
moi, l’autre avec la dualité des instincts de vie et de mort. L’une et l’autre
tendent à déterminer une certaine entité sado-masochiste, et à assurer au sein
de cette entité le passage d’un élément à l’autre. Nous devons demander dans
quelle mesure les deux conceptions sont réellement différentes ; dans quelle
mesure aussi l’une et l’autre impliquent un « transformisme » freudien ; dans
quelle mesure enfin l’hypothèse d’une dualité des instincts vient dans les deux
cas limiter ce transformisme.
Dans la première interprétation, le masochisme est présenté comme
dérivant du sadisme par retournement. Tout instinct comporterait des
composantes agressives, nécessaires à la réalisation de son but, et tournées vers
l’objet. L’agressivité des instincts sexuels serait à la source du sadisme. Mais,
dans son développement, elle pourrait être déterminée à se retourner contre le
moi lui-même. Les facteurs déterminant ce retournement seraient
principalement de deux sortes : la double agressivité, contre le père et la mère,
se retournerait contre le moi, soit sous l’influence d’une « angoisse de perte
d’amour », soit sous l’influence d’un sentiment de culpabilité (lié à
l’instauration du surmoi). Ces deux points de retournement sont bien
distingués, notamment par B. Grunberger, l’un ayant une source prégénitale,
l’autre une source œdipienne . Mais dans tous les cas il semble que l’image de
12

père et l’image de mère ont des rôles inégaux. Car, même commise sur la
mère, la faute est nécessairement à l’égard du père : c’est lui qui possède le
pénis, c’est lui que l’enfant veut châtrer ou tuer, c’est lui qui dispose du
châtiment, c’est lui qui doit être apaisé par le retournement. Dans tous les cas,
il semble bien que l’image de père serve de pivot.
Mais déjà de multiples raisons interviennent pour montrer que le
masochisme ne se laisse pas simplement définir comme un sadisme retourné
contre le moi. La première est celle-ci : le retournement s’accompagne
nécessairement d’une désexualisation de l’agressivité libidineuse, c’est-à-dire
d’un abandon des buts proprement sexuels. Freud montrera notamment que
la formation du surmoi ou de la conscience morale, la victoire sur Œdipe,
implique la désexualisation de ce complexe. En ce sens on conçoit la
possibilité d’un sadisme retourné, d’un surmoi s’exerçant avec sadisme contre
le moi, sans qu’il y ait pour autant masochisme du moi lui-même. Il n’y a pas
de masochisme sans réactivation d’Œdipe, sans « resexualisation » de la
conscience morale. Le masochisme se caractérise, non pas par le sentiment de
culpabilité, mais par le désir d’être puni : la punition vient résoudre la
culpabilité et l’angoisse correspondante, et ouvrir la possibilité d’un plaisir
sexuel. Le masochisme se définit donc moins par le retournement que par la
resexualisation du retourné.
Il y a une seconde raison : de la sexualisation masochiste, nous devons
encore distinguer une « érogénéité » proprement masochiste. Car nous
pouvons concevoir que la punition vienne résoudre ou satisfaire un sentiment
de culpabilité ; pourtant elle ne constitue qu’un plaisir préliminaire, un plaisir
d’espèce morale, qui prépare seulement au plaisir sexuel ou le rend possible.
Comment le plaisir sexuel survient-il réellement, associé à la douleur physique
de la punition ? Autant dire que la sexualisation n’aboutirait jamais sans une
érogénéité masochiste. Il faut qu’il y ait une base matérielle, comme un lien
vécu par le masochiste entre sa douleur et son plaisir sexuel. Freud invoquait
l’hypothèse d’une « coexcitation libidinale », d’après laquelle les processus et
excitations dépassant certaines limites quantitatives étaient érotisés. Une telle
hypothèse reconnaît l’existence d’un fond masochiste irréductible. C’est
pourquoi, dès sa première interprétation, Freud ne se contente pas de dire que
le masochisme est du sadisme retourné ; il affirme également que le sadisme
est du masochisme projeté, puisque le sadique ne peut prendre plaisir aux
douleurs qu’il fait subir à autrui que dans la mesure où il a, pour lui-même,
vécu « masochiquement » le lien douleur-plaisir. Freud n’en maintient pas
moins le primat du sadisme, quitte à distinguer : 1o un sadisme de pure
agressivité, 2o le retournement de ce sadisme, 3o l’expérience masochiste, 4o
un sadisme hédoniste. Mais même si l’on maintient que l’expérience
masochiste intercalaire suppose le retournement de l’agressivité, ce
retournement n’est qu’une condition pour la découverte du lien vécu, il n’est
nullement constitutif de ce lien, qui témoigne au contraire d’un abîme
masochiste spécifique . 13

Il y a une troisième raison : le retournement contre le moi définirait à la


rigueur un stade pronominal, tel qu’on le voit dans la névrose obsessionnelle
(« je me punis »). Mais le masochisme implique un stade passif : on me punit,
on me bat... Il y a donc une projection proprement masochiste d’après
laquelle une personne extérieure doit assumer le rôle de sujet. Et sans doute
cette troisième raison est singulièrement liée à la première : la resexualisation
est inséparable de la projection (inversement le stade pronominal témoigne
d’un surmoi sadique qui reste désexualisé). C’est à ce niveau de la projection
que la psychanalyse s’efforce d’expliquer le rôle apparent de l’image de mère.
Il s’agirait pour le masochiste de fuir les conséquences de la faute commise à
l’égard du père. Alors, comme dit Freud, le masochiste s’identifierait à la mère
pour s’offrir au père comme objet sexuel ; mais, retrouvant ici le risque de
castration qu’il cherchait à fuir, il élirait « être battu », à la fois comme
conjuration de « être castré » et comme substitut régressif de « être aimé » ; la
mère prendrait en même temps le rôle de la personne batteuse, par
refoulement du choix homosexuel. Ou bien : le masochiste rejetterait la faute
sur la mère (« Ce n’est pas moi, c’est elle qui veut châtrer le père ») et il en
profiterait soit pour s’identifier à cette mauvaise mère, sous le couvert de la
projection, et atteindre ainsi à la possession du pénis (masochisme-perversion)
; soit au contraire pour faire échouer cette identification, en maintenant la
projection, et se présenter lui-même comme victime (masochisme moral : «
Ce n’est pas le père, c’est moi qui suis châtré ») . 14

Pour toutes ces raisons, la formule « sadisme retourné » est insuffisante. Il


faut y joindre trois autres déterminations : 1o un sadisme resexualisé, 2o et
resexualisé sur de nouvelles bases (érogénéité), 3o un sadisme projeté. Ces
déterminations spécifiques correspondent aux trois aspects que Freud, dès sa
première interprétation, distingue dans le masochisme : un aspect érogène
comme base ; un aspect passif, qui doit rendre compte à la fois, de manière
très complexe, de la projection sur la femme et de l’identification à la femme ;
un aspect moral ou de culpabilité, auquel appartient déjà le processus de
resexualisation . Mais toute la question est de savoir si ces déterminations, qui
15

s’ajoutent au thème du retournement, confirment celui-ci ou viennent au


contraire le limiter. Reik, par exemple, maintient tout à fait l’idée d’une
dérivation du masochisme à partir du sadisme. Mais il précise : le masochisme
« naît du refus que rencontre l’instinct sadique initial, et se développe au
moyen d’une fantaisie sadique, agressive ou défiante, qui remplace la réalité. Il
reste incompréhensible tant qu’on le croit directement dérivé du sadisme par
un demi-tour contre le moi. Quoi que puissent objecter psychanalystes et
sexologues, je maintiens que le lieu de naissance du masochisme est la
fantaisie ». Reik veut dire que le masochiste a renoncé à exercer son sadisme ;
16

il a même renoncé à le retourner contre lui-même. Il a bien plutôt neutralisé le


sadisme dans un phantasme ; il a substitué le rêve à l’action ; d’où le caractère
primordial du phantasme. Et c’est seulement sous cette condition qu’il exerce
ou fait exercer contre soi une violence qui ne peut plus être dite sadique,
puisqu’elle a pour principe une telle suspension. Tout le problème est de
savoir si l’on peut encore affirmer le principe d’une dérivation quand cette
dérivation a cessé d’être directe et vient démentir l’hypothèse d’un simple
retournement.
Freud maintient qu’il n’y a pas de transformation directe entre pulsions ou
instincts qualitativement distincts : la dualité qualitative des instincts rend
impossible le passage de l’un dans l’autre. C’est déjà vrai des instincts sexuels
et du moi. Sans doute le sadisme et le masochisme, comme toute formation
psychique, représentent-ils respectivement une certaine combinaison des
deux instincts. Mais précisément, on ne « passe » d’une combinaison à l’autre,
on ne passe du sadisme au masochisme que par un processus de
désexualisation et de resexualisation. Le phantasme dans le masochisme est le
lieu ou le théâtre de ce processus. Toute la question est de savoir si le même
sujet peut participer à une sexualité sadique et à une sexualité masochiste,
puisque l’une implique une désexualisation de l’autre. Cette désexualisation
est-elle un événement vécu par le masochiste (en quel cas il y aurait passage,
quoique indirect), ou bien au contraire est-elle une condition structurale
présupposée par le masochisme, et qui le coupe de toute communication avec
le sadisme ? Quand deux histoires sont données, on peut toujours remplir le
blanc qui les sépare. Mais ce remplissement ne forme jamais une histoire du
même degré qu’elles. On a l’impression que la théorie psychanalytique
consiste à remplir le blanc : ainsi la manière dont l’image de père continuerait
à agir sous l’image de mère et déterminerait le rôle de celle-ci dans le
masochisme. Une telle méthode présente un grave inconvénient. Elle déplace
toutes les importances, et prend pour l’essentiel des déterminations
secondaires. Par exemple, le thème de la mauvaise mère apparaît bien dans le
masochisme, mais comme phénomène de bordure, le centre étant occupé par
la bonne mère. Dans le masochisme, c’est la bonne mère qui possède le
phallus, qui bat et humilie, ou même qui se prostitue. En mettant la mauvaise
mère sur le devant de la scène, on se donne facilement la possibilité de
renouer le lien avec le père, et de suivre ce lien du sadisme au masochisme –
alors que la bonne mère au contraire impliquait un « blanc », c’est-à-dire
l’annulation du père dans l’ordre symbolique. Autre exemple : le sentiment de
culpabilité a un rôle très important dans le masochisme, mais comme
phénomène de couverture, comme sentiment d’humour d’une culpabilité
déjà « tournée » ; la culpabilité n’y est plus de l’enfant à l’égard du père, mais
celle du père lui-même, et de la ressemblance du père dans l’enfant. Là
encore, il y a un « blanc » qu’on se hâte de remplir quand on veut dériver le
masochisme du sadisme. Le tort, c’est de présenter comme en train de se faire
ce qui est déjà fait, ce qui est supposé fait du point de vue du masochisme. La
culpabilité n’est « masochiquement » vécue que comme déjà tournée, factice
et ostentatoire ; le père n’est vécu que symboliquement annulé. À vouloir
remplir les blancs qui séparent le masochisme du sadisme, on tombe dans
toutes sortes de méprises, non seulement théoriques, mais pratiques ou
thérapeutiques. C’est pourquoi nous disions que le masochisme ne peut être
défini ni comme érogène ou sensuel (douleur-plaisir), ni comme moral ou
sentimental (culpabilité-punition) : dans les deux cas on se donne une matière
apte à toute transformation. Le masochisme est d’abord formel et dramatique,
c’est-à-dire n’atteint à une combinaison de douleur et de plaisir qu’à travers
un formalisme particulier, et ne vit la culpabilité qu’à travers une histoire
spécifique. Dans le domaine de la pathologie, des « blancs » appartiennent à
chaque trouble. C’est en comprenant la structure qu’ils délimitent, et surtout
en se gardant de les remplir, qu’on peut éviter les illusions du transformisme
et progresser dans l’analyse du trouble.
Ces doutes sur l’unité et la communication sado-masochiste sont encore
renforcés quand on considère la seconde interprétation freudienne. La dualité
qualitative est devenue celle des instincts de vie et de mort, Éros et Thanatos.
Non pas que l’instinct de mort, qui est un pur principe, puisse être donné
comme tel : seules sont données, et donnables, des combinaisons
pulsionnelles des deux instincts. Mais précisément l’instinct de mort apparaît
sous deux figures différenciées, suivant qu’Éros en assure la dérivation vers
l’extérieur (sadisme), ou en investit l’empreinte, le résidu intérieur
(masochisme). Voilà donc l’affirmation d’un masochisme érogène, qui serait «
primitif » et ne dériverait pas du sadisme. Il est vrai qu’ensuite nous retrouvons
le processus précédent : le sadisme se retournerait, pour produire les autres
aspects du masochisme (passif et moral). Mais nous retrouvons aussi, et sous
une forme encore plus nette, les doutes précédents. Car non seulement nous
ne passons du sadisme au masochisme que par un processus impliquant à la
fois une désexualisation et une resexualisation, mais chaque figure semble
bien impliquer pour son compte une « désintrication » des instincts en même
temps qu’une combinaison. Tant le sadisme que le masochisme, en effet,
impliquent respectivement qu’une certaine quantité d’énergie libidineuse soit
neutralisée, désexualisée, déplacée, mise au service de Thanatos (il n’y a donc
jamais transformation directe d’un instinct à l’autre, mais « déplacement d’une
charge énergétique »). C’est ce phénomène que Freud nomme désintrication.
Et il assigne deux points fondamentaux de désintrication : le narcissisme, et la
formation du surmoi. Or tout le problème est dans la nature de ces
désintrications, et dans la manière dont elles se concilient avec la combinaison
des instincts (intrication). À la fois tout est combinaison des deux instincts, et
partout il y a des désintrications.
Qu’est-ce que l’instinct de mort ?

De tous les textes de Freud, le chef-d’œuvre Au-delà du principe de plaisir est


sans doute celui où Freud pénètre le plus directement, et avec quel génie,
dans une réflexion proprement philosophique. La réflexion philosophique
doit être appelée « transcendantale » ; ce nom désigne une certaine façon de
considérer le problème des principes. En effet il apparaît vite que, par « au-
delà », Freud n’entend pas du tout des exceptions au principe de plaisir.
Toutes les exceptions apparentes qu’il cite : les déplaisirs et les détours que la
réalité nous impose ; les conflits qui font de ce qui est plaisir pour une partie
de nous-même le déplaisir d’une autre partie ; les jeux où nous nous efforçons
de reproduire et de dominer un événement déplaisant ; et même les troubles
fonctionnels ou les phénomènes de transfert, d’après lesquels un événement
absolument désagréable (désagréable pour toutes les parties de nous-même)
est obstinément reproduit – toutes ces exceptions sont citées comme
apparentes, et réellement conciliables avec le principe de plaisir. Bref, il n’y a
pas d’exception au principe de plaisir, bien qu’il y ait de singulières
complications du plaisir lui-même. Voilà justement où commence le
problème ; car si rien ne contredit le principe de plaisir, si tout se concilie avec
lui, ce n’est pas dire qu’il rende compte lui-même de ces éléments et
processus qui en compliquent l’application. Si tout rentre dans la légalité du
principe de plaisir, ce n’est pas dire que tout en sorte. Et comme les exigences
de la réalité ne suffisent pas non plus à rendre compte de ces complications,
qui trouvent le plus souvent leurs sources dans le phantasme, il faut dire que le
principe de plaisir règne sur tout, mais ne gouverne pas tout. Il n’y a pas
d’exception au principe, mais il y a un résidu irréductible au principe ; il n’y a
rien de contraire au principe, mais il y a quelque chose d’extérieur, et
d’hétérogène au principe – un au-delà...
Apparaît ici la nécessité de la réflexion philosophique. On appelle en
premier lieu principe ce qui régit un domaine ; il s’agit alors d’un principe
empirique ou loi. Ainsi : le principe de plaisir régit (sans exception) la vie
psychique dans le Ça. Mais c’est une tout autre question, de savoir ce qui
soumet le domaine au principe. Il faut une autre sorte de principe, un principe
de second degré, qui rende compte de la soumission nécessaire du domaine au
principe empirique. C’est cet autre principe qu’on appelle transcendantal. Le
plaisir est principe pour autant qu’il régit la vie psychique. Mais : quelle est la
plus haute instance qui soumet la vie psychique à la domination empirique du
principe de plaisir ? Le philosophe Hume remarquait déjà : il y a des plaisirs
dans la vie psychique, comme il y a des douleurs ; mais on aura beau retourner
sous toutes leurs faces les idées de plaisir et de douleur, jamais on n’en tirera la
forme d’un principe d’après lequel nous cherchons le plaisir et fuyons la
douleur. Freud dit la même chose : il y a naturellement dans la vie psychique
des plaisirs et des douleurs, mais çà et là, dans un état libre, épars, flottant, «
non lié ». Qu’un principe soit organisé de telle manière que le plaisir soit
systématiquement ce qui est recherché et la douleur évitée, voilà ce qui
réclame une explication supérieure. Bref, il y a au moins quelque chose dont
le plaisir ne rend pas compte, et qui lui reste extérieur, c’est la valeur de
principe qu’il est déterminé à prendre dans la vie psychique. Quelle est la
liaison supérieure qui fait du plaisir un principe, qui lui donne le rang de
principe et lui soumet la vie psychique ? On peut dire que le problème posé
par Freud est le contraire de celui qu’on lui prête souvent : il s’agit, non pas
d’exceptions au principe de plaisir, mais de la fondation de ce principe. Il s’agit
de la découverte d’un principe transcendantal : problème de « spéculation »,
précise Freud.
La réponse de Freud est : seule la liaison de l’excitation la rend « résoluble »
en plaisir, c’est-à-dire en rend possible la décharge. Sans l’activité de liaison, il
y aurait sans doute des décharges et des plaisirs, mais épars, au hasard des
rencontres, sans valeur systématique. C’est la liaison qui rend possible le
plaisir, comme principe, ou qui fonde le principe de plaisir. Voilà donc Éros
découvert comme fondement, sous la double figure de la liaison : liaison
énergétique de l’excitation même, liaison biologique des cellules (il se peut
que la première ne se fasse que par la seconde, ou trouve dans la seconde des
conditions particulièrement favorables). Et cette liaison constitutive d’Éros,
nous pouvons, nous devons la déterminer comme « répétition » : répétition
par rapport à l’excitation ; répétition du moment de la vie, ou de l’union
nécessaire même aux unicellulaires.
Le propre d’une recherche transcendantale est qu’on ne peut pas l’arrêter
quand on veut. Comment pourrait-on déterminer un fondement, sans être
aussi précipités, encore au-delà, dans le sans-fond dont il émerge ? « Puissance
terrible de la répétition, dit Musil, terrible divinité ! Attrait du vide qui vous
entraîne toujours plus bas comme l’entonnoir d’un tourbillon dont les parois
s’écartent... On le sait bien à la fin : ce n’était que la chute profonde,
pécheresse, dans un monde où la répétition vous mène un peu plus bas de
degré en degré . » Comment la répétition jouerait-elle un en même temps (en
17

même temps que l’excitation, en même temps que la vie) sans jouer aussi
l’avant, sur un autre rythme et dans un autre jeu (avant que l’excitation vienne
rompre l’indifférence de l’inexcitable, avant que la vie vienne rompre le
sommeil de l’inanimé) ? Comment l’excitation serait-elle liée, et par là «
résolue », si la même puissance aussi ne tendait à la nier ? Au-delà d’Éros,
Thanatos. Au-delà du fond, le sans-fond. Au-delà de la répétition-lien, la
répétition-gomme, qui efface et qui tue. D’où la complexité des textes de
Freud : les uns suggérant que la répétition est peut-être une seule et même
puissance, tantôt démoniaque et tantôt salutaire, qui s’exerce en Thanatos et
en Éros ; les autres, récusant cette hypothèse et affirmant définitivement le
plus pur dualisme qualitatif entre Éros et Thanatos, comme une différence de
nature entre l’union, la construction d’unités de plus en plus vastes, et la
destruction ; les autres enfin, indiquant que cette différence qualitative est sans
doute sous-tendue par une différence de rythme et d’amplitude, une
différence dans les points d’arrivée (à l’origine de la vie, ou avant l’origine...).
Il faut comprendre que la répétition, telle que Freud la conçoit dans ces textes
de génie, est en elle-même synthèse du temps, synthèse « transcendantale » du
temps. Elle est à la fois répétition de l’avant, du pendant et de l’après. Elle
constitue dans le temps le passé, le présent et même le futur. C’est en même
temps que le présent, le passé et le futur se constituent dans le temps, bien
qu’il y ait entre eux une différence qualitative ou de nature, et que le passé
succède au présent, et le présent au futur. D’où les trois aspects, d’un
monisme, d’un dualisme de nature, et d’une différence de rythme. Et si nous
pouvons joindre le futur ou l’après aux deux autres structures de la répétition
– l’avant et le pendant –, c’est que ces deux structures corrélatives ne
constituent pas la synthèse du temps sans ouvrir et rendre possible un futur
dans ce temps : à la répétition qui lie, et qui constitue le présent, à la
répétition qui gomme, et qui constitue le passé, se joint, d’après leurs
combinaisons, une répétition qui sauve... ou qui ne sauve pas. (D’où le rôle
décisif du transfert comme répétition progressive, qui libère et sauve, ou qui
échoue.)
Revenons à l’expérience : la répétition qui, dans le fond et le sans-fond,
précède le principe de plaisir, est maintenant vécue comme renversée,
subordonnée à ce principe (on répète en fonction d’un plaisir auparavant
obtenu ou à obtenir). Les résultats de la recherche transcendantale sont
qu’Éros est ce qui rend possible l’instauration du principe empirique de
plaisir, mais que toujours, et nécessairement, il entraîne Thanatos avec lui. Ni
Éros ni Thanatos ne peuvent être donnés ou vécus. Seules sont données dans
l’expérience des combinaisons des deux – le rôle d’Éros étant de lier l’énergie
de Thanatos et de soumettre ces combinaisons au principe de plaisir dans le
Ça. C’est pourquoi, bien qu’Éros ne soit pas plus donné que Thanatos, du
moins se fait-il entendre et agit-il. Mais Thanatos, le sans-fond porté par Éros,
ramené à la surface, est essentiellement silencieux : d’autant plus terrible.
Aussi nous a-t-il semblé qu’il fallait en français garder le mot « instinct »,
instinct de mort, pour désigner cette instance transcendante et silencieuse.
Quant aux pulsions, pulsions érotiques et destructrices, elles doivent
seulement désigner les composantes des combinaisons données, c’est-à-dire
les représentants dans le donné d’Éros et de Thanatos, les représentants directs
d’Éros et les représentants indirects de Thanatos, toujours mélangés dans le
Ça. Thanatos est ; il n’y a pourtant pas de « non » dans l’inconscient, parce que
la destruction y est toujours donnée comme l’envers d’une construction, dans
l’état d’une pulsion qui se combine nécessairement avec celle d’Éros.
Que signifie dès lors la désintrication des pulsions ? Autant demander : que
devient la combinaison des pulsions quand on considère, non plus le Ça, mais
le moi, le surmoi et leur complémentarité ? Freud a montré comment la
constitution du moi narcissique et la formation du surmoi impliquaient toutes
deux un phénomène de « désexualisation ». C’est-à-dire : une certaine
quantité de libido (énergie d’Éros) est neutralisée, devient neutre, indifférente
et déplaçable. La désexualisation dans les deux cas semble différer
profondément : dans un cas elle se confond avec un processus d’idéalisation,
qui constitue peut-être la force d’imagination dans le moi ; dans l’autre, avec
un processus d’identification, qui constitue peut-être la puissance de la pensée
dans le surmoi. Mais, par rapport au principe empirique de plaisir, la
désexualisation en général a deux effets possibles : ou bien elle introduit des
troubles fonctionnels dans l’application du principe ; ou bien elle promeut
une sublimation des pulsions qui dépasse le plaisir vers des satisfactions d’un
autre ordre. De toutes manières on aurait tort de comprendre la désintrication
comme si le principe de plaisir était démenti, comme si les combinaisons qui
lui sont soumises étaient défaites, au profit d’une apparition d’Éros ou de
Thanatos à l’état pur. La désintrication signifie seulement, en fonction du moi
et du surmoi, la formation de cette énergie déplaçable à l’intérieur des
combinaisons. Le principe de plaisir n’est nullement détrôné, quelle que soit
la gravité des troubles de la fonction chargée d’en poursuivre l’application
(c’est en ce sens que Freud peut maintenir le principe du rêve comme
réalisation de désirs, même dans les cas de névrose traumatique où la fonction
du rêve a subi les plus graves perturbations). Le principe de plaisir n’est pas
davantage renversé par les résignations que lui impose la réalité, ou les
extensions spirituelles que lui ouvre la sublimation. Jamais Thanatos n’est
donné, jamais il ne parle ; toujours la vie se trouve remplie par le principe
empirique de plaisir et les combinaisons qui lui sont soumises – bien que la
formule de la combinaison varie singulièrement.
Or n’y a-t-il pas encore une autre solution que les troubles fonctionnels de
la névrose et les extensions spirituelles de la sublimation ? N’y a-t-il pas une
voie, qui serait liée non plus à la complémentarité fonctionnelle du moi et du
surmoi, mais à leur scission structurale ? N’est-ce pas celle que Freud indique
en la désignant précisément du nom de perversion ? La perversion semble
présenter le phénomène suivant : la désexualisation s’y produit encore plus
nettement que dans la névrose et la sublimation, elle agit même avec une
froideur incomparable ; toutefois elle s’accompagne d’une resexualisation, qui
ne vient nullement la démentir, mais opère sur de nouvelles bases, également
étrangères aux troubles fonctionnels et aux sublimations. Tout se passe
comme si le désexualisé était resexualisé comme tel et d’une nouvelle
manière. C’est en ce sens que la froideur, la glace sont l’élément essentiel de la
structure perverse. Nous trouvons cet élément aussi bien dans l’apathie
sadique que dans l’idéal du froid masochiste : « théorisé » dans l’apathie,
« phantasmatisé » dans l’idéal. Et la puissance de resexualisation perverse est
d’autant plus forte et étendue que la froideur de la désexualisation a été plus
intense : aussi ne croyons-nous pas que la perversion puisse être définie par
une simple absence d’intégration. Sade montre que nulle passion, l’ambition
politique, l’avarice économique, etc., n’est étrangère à la « lubricité » : non pas
que celle-ci soit à leur principe, mais au contraire parce qu’elle surgit à la fin
comme ce qui procède sur place à leur resexualisation (et Juliette, dans ses
conseils sur la force de projection sadique, commençait bien par dire : « Soyez
quinze jours entiers sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-
vous d’autres choses... »). Quoique la froideur masochiste soit d’une tout autre
sorte, on y retrouve le processus de désexualisation comme condition d’une
resexualisation sur place, par laquelle toutes les passions de l’homme, celles
qui concernent l’argent, la propriété, l’État, pourront tourner au bénéfice du
masochiste, Et c’est bien là l’essentiel : que la resexualisation se fasse sur place,
dans une espèce de saut.
Là non plus, le principe de plaisir n’est pas détrôné. Il garde tout son
pouvoir empirique. Le sadique trouve son plaisir dans la douleur d’autrui, le
masochiste trouve son plaisir dans sa propre douleur, celle-ci jouant le rôle de
condition sans laquelle il n’obtiendrait pas le plaisir. Nietzsche posait le
problème, éminemment spiritualiste, du sens de la souffrance. Et il lui donnait
la seule réponse digne : si la souffrance, si même la douleur a un sens, il faut
bien qu’elle fasse plaisir à quelqu’un. Dans cette voie, il n’y a que trois
hypothèses possibles. L’hypothèse normale, morale ou sublime : nos douleurs
font plaisir aux dieux qui nous contemplent et nous surveillent. Et deux
hypothèses perverses : la douleur fait plaisir à celui qui l’inflige, ou à celui qui
la subit. Il est évident que la réponse normale est la plus fantastique, la plus
psychotique des trois. Mais puisque le principe de plaisir garde son pouvoir
dans la structure perverse comme ailleurs, qu’est-ce qui a changé dans la
formule des combinaisons qui lui sont soumises ? Que signifie le saut sur place ?
Le rôle particulier d’une fonction de réitération nous est précédemment apparu,
dans le masochisme autant que dans le sadisme : accumulation et précipitation
quantitatives du sadisme, suspens et figeage qualificatifs du masochisme. À cet
égard, le contenu manifeste des perversions risque de nous cacher le plus
profond. Le lien apparent du sadisme avec la douleur, le lien apparent du
masochisme avec la douleur est en fait subordonné à cette fonction de
réitération. Le mal est défini par Sade comme ne faisant qu’un avec le
mouvement perpétuel des molécules furieuses ; Clairwil ne rêve de crimes
que pour autant qu’ils auraient un effet perpétuel et libéreraient la répétition
de toute hypothèque ; et la souffrance infligée, dans le système de Saint-Fond,
ne vaut que dans la mesure où elle est appelée à se reproduire à l’infini,
toujours par le jeu des molécules malfaisantes. Dans d’autres conditions, nous
avons vu que la douleur masochiste était absolument subordonnée à l’attente,
et à la fonction de reprise et de réitération dans l’attente. C’est là l’essentiel : la
douleur n’est valorisée qu’en rapport avec des formes de répétition qui en conditionnent
l’usage. C’est ce point qu’indique Klossowski, quand il écrit à propos de la
monotonie de Sade : « Il ne peut y avoir de transgression dans l’acte charnel
s’il n’est pas vécu comme un événement spirituel ; mais pour en saisir l’objet,
il faut rechercher et reproduire l’événement dans une description réitérée de
l’acte charnel. Cette description réitérée de l’acte charnel non seulement rend
compte de la transgression, elle est elle-même une transgression du langage
par le langage » – ou bien quand il signale le rôle de la répétition plutôt du
côté du masochisme et dans les scènes figées : « La vie se réitérant pour se
ressaisir dans sa chute, comme retenant son souffle dans une appréhension
instantanée de son origine ... » 18
Il semble pourtant qu’un tel résultat soit décevant, et se réduise à l’idée que
la répétition fait plaisir... Mais combien de mystère dans le bis repetita. Sous les
tam-tams sadique et masochiste, il y a bien la répétition comme puissance
terrible. Ce qui a changé, c’est le rapport répétition-plaisir. Au lieu de vivre la
répétition comme une conduite à l’égard d’un plaisir obtenu ou à obtenir, au
lieu que la répétition soit commandée par l’idée d’un plaisir à retrouver ou à
obtenir, voilà que la répétition se déchaîne, est devenue indépendante de tout
plaisir préalable. C’est elle qui est devenue idée, idéal. Et c’est le plaisir qui est
devenu conduite à l’égard de la répétition, c’est lui qui accompagne et suit
maintenant la répétition comme terrible puissance indépendante. Le plaisir et
la répétition ont donc échangé leur rôle : voilà l’effet du saut sur place, c’est-à-
dire du double processus de désexualisation et de resexualisation. Entre les
deux, on dirait que l’instinct de mort va parler ; mais parce que le saut se fait
sur place, comme en un instant, c’est toujours le principe de plaisir qui garde
la parole. Il y a un mysticisme du pervers : le pervers retrouve d’autant plus et
d’autant mieux, qu’il a plus abandonné. C’est comme dans une théologie
noire où le plaisir cesse d’être le motif de la volonté, est essentiellement
abjuré, dénié, « renoncé », mais pour mieux être retrouvé comme récompense
ou résultat, et comme loi. La formule du mysticisme pervers, c’est froideur et
confort (la froideur de la désexualisation, le confort de la resexualisation, si
évident dans les personnages de Sade). Quant à l’ancrage dans la douleur du
sadisme et du masochisme, en vérité nous ne le comprenons pas tant que nous
le considérons en lui-même : la douleur n’y a pas du tout un sens sexuel, mais
représente au contraire la désexualisation qui rend la répétition autonome, et
qui lui subordonne sur place les plaisirs de la resexualisation. On désexualise
Éros, on le mortifie, pour mieux resexualiser Thanatos. Dans le sadisme et le
masochisme, il n’y a pas de lien mystérieux de la douleur avec le plaisir. Le
mystère est ailleurs. Il est dans le processus de désexualisation qui soude la
répétition à l’opposé du plaisir, puis dans le processus de resexualisation qui
fait comme si le plaisir de la répétition procédait de la douleur. Dans le
sadisme comme dans le masochisme, le rapport à la douleur est un effet.
Surmoi sadique et moi masochiste.

À considérer la genèse psychanalytique du masochisme à partir du sadisme


(et à cet égard il n’y a pas grande différence entre les deux interprétations de
Freud, puisque la première reconnaît déjà l’existence d’un fond masochiste
irréductible, et que la seconde a beau marquer l’existence d’un masochisme
primaire, elle n’en maintient pas moins que le caractère complet du
masochisme n’est obtenu que par retournement du sadisme), on a
l’impression que le sadique est singulièrement dénué de surmoi, que le
masochiste au contraire souffre d’un surmoi dévorant qui retourne le sadisme.
Les autres interprétations, qui assignent au masochisme des points de
rebroussement autres que le surmoi, doivent être considérées tantôt comme
des compléments, tantôt comme des variantes, puisqu’elles gardent
l’hypothèse globale d’un retournement du sadisme et d’une entité sado-
masochiste. Le plus simple est donc de considérer la ligne : agressivité-
retournement contre le moi sous l’instance du surmoi. On passerait au
masochisme par un transfert de l’agressivité au surmoi, qui inspirerait le
retournement du sadisme contre le moi. Il y a là, du point de vue génétique,
l’essentiel de l’argumentation favorable à l’unité du sadisme et du masochisme.
Mais, déjà, combien cette ligne est « brisée », et suit imparfaitement les
symptômes.
Le moi masochiste n’est écrasé qu’en apparence. Quelle dérision, quel
humour, quelle révolte invincible, quel triomphe se cachent sous un moi qui
se déclare si faible ? La faiblesse du moi est le piège tendu par le masochiste,
qui doit amener la femme au point idéal de la fonction qui lui est assignée. Si
le masochiste manque de quelque chose, c’est plutôt de surmoi, non pas du
tout de moi. Dans la projection masochiste sur la femme battante, il apparaît
que le surmoi ne prend une forme extérieure que pour devenir encore plus
dérisoire et servir aux fins d’un moi triomphant. Du sadique, on dirait presque
le contraire : qu’il a un surmoi fort et écrasant, et qu’il n’a que cela. Le sadique
a un surmoi si fort qu’il s’est identifié avec lui : il est son propre surmoi, et ne
trouve plus de moi qu’à l’extérieur. Ce qui moralise ordinairement le surmoi,
c’est l’intériorité et la complémentarité d’un moi sur lequel il exerce sa
rigueur, c’est aussi bien la composante maternelle, gardienne de cette
complémentarité. Mais lorsque le surmoi se déchaîne, lorsqu’il expulse le
moi, et avec lui l’image maternelle, alors sa foncière immoralité se manifeste
dans ce qu’on appelle sadisme. Le sadisme n’a pas d’autres victimes que la
mère et le moi. Il n’a d’autre moi qu’à l’extérieur : tel est le sens fondamental de
l’apathie sadique. Il n’a pas d’autre moi que celui de ses victimes : monstre réduit à
un surmoi, surmoi qui réalise sa cruauté totale, et retrouve en un saut sa
pleine sexualité dès qu’il dérive sa puissance au dehors. Que le sadique n’ait
d’autre moi que celui de ses victimes, explique le paradoxe apparent du
sadisme, son pseudo-masochisme. Le libertin aime à subir les douleurs qu’il
inflige à l’autre. Tournée vers le dehors, la folie de destruction s’accompagne
d’une identification aux victimes extérieures. Telle est l’ironie sadique :
double opération par laquelle le sadique projette nécessairement au-dehors
son moi dissous, et du même coup vit l’extérieur comme son seul moi. Il n’y a
là nulle unité réelle avec le masochisme, nulle cause commune, mais un
processus original appartenant au sadisme, un pseudo-masochisme
entièrement et exclusivement sadique, ne coïncidant avec le masochisme
qu’en apparence et grossièrement. L’ironie, en fait, c’est l’exercice d’un
surmoi dévorant – l’art de l’expulsion ou de la négation du moi avec toutes ses
conséquences sadiques.
Quant au masochisme, il ne suffit pas d’inverser ce schéma. Certes, le moi
triomphe ; et le surmoi à son tour ne peut apparaître qu’au-dehors, sous la
figure de la femme bourreau. Mais, précisément, d’une part le surmoi n’est
pas nié, comme le moi se trouve nié dans l’opération sadique : le surmoi garde
apparemment son pouvoir de juger et de sanctionner. Et d’autre part, plus il
garde ce pouvoir, plus celui-ci se révèle dérisoire, simple déguisement pour
d’autres choses. Si la femme qui bat incarne encore le surmoi, c’est dans des
conditions de dérision radicale : comme on joue d’une peau de bête, ou d’un
trophée, à l’issue de la chasse. Car en fait le surmoi est mort – bien que ce ne
soit pas sous l’effet d’une négation active, mais d’une « dénégation ». Et la
femme battante ne représente le surmoi, superficiellement et à l’extérieur, que
pour en faire aussi l’objet des coups, le battu par excellence. Ainsi s’explique la
complicité de l’image de mère et du moi, contre la ressemblance du père dans
le masochisme. La ressemblance du père désigne à la fois la sexualité génitale, et le
surmoi comme agent de répression ; or l’un est « vidé » avec l’autre. Il y a là l’humour,
qui n’est pas simplement le contraire de l’ironie, mais qui procède par ses
propres moyens. L’humour est le triomphe du moi contre le surmoi : « Tu
vois, quoi que tu fasses, tu es déjà mort, tu n’existes qu’à l’état de caricature, et
quand la femme qui me bat te représente, c’est encore toi qui es battu en
moi... Je te dénie puisque tu te nies toi-même. » Le moi triomphe, affirme
son autonomie dans la douleur, sa naissance parthénogénétique à l’issue des
douleurs, puisque celles-ci sont vécues comme affectant le surmoi. Nous ne
croyons pas que l’humour, comme le voulait Freud, exprime un surmoi fort.
Il est vrai que Freud reconnaissait la nécessité d’un bénéfice secondaire du moi
comme faisant partie de l’humour : il parlait d’un défi, d’une invulnérabilité
du moi, d’un triomphe du narcissisme, avec la complicité du surmoi . Mais ce 19

bénéfice n’est pas secondaire, il est l’essentiel. Et c’est tomber dans le piège de
l’humour que de prendre à la lettre l’image qu’il nous propose du surmoi –
image pour rire et pour dénier. Les interdits du surmoi deviennent les
conditions sous lesquelles on obtient le plaisir défendu. L’humour est
l’exercice d’un moi triomphant, l’art du détournement ou de la dénégation du
surmoi, avec toutes ses conséquences masochistes. Aussi y a-t-il un pseudo-
sadisme dans le masochisme, comme un pseudo-masochisme dans le sadisme.
Ce sadisme proprement masochique, qui attaque le surmoi dans le moi et hors
du moi, n’a rien à voir avec le sadisme du sadique.
Le sadisme va du négatif à la négation : du négatif comme processus partiel
de destruction toujours réitérée, à la négation comme idée totale de la raison.
C’est bien l’état du surmoi dans le sadisme qui rend compte de ce chemin.
Pour autant que le surmoi sadique expulse le moi, le projette dans la qualité
de ses victimes, il se trouve toujours devant un processus de destruction à
entreprendre, et à reprendre. Pour autant que le surmoi fixe ou détermine un
étrange « idéal du moi » – s’identifier aux victimes – il comptabilise, il totalise
les processus partiels, il les dépasse vers une Idée de la négation pure, qui
constitue la froide pensée du surmoi. Aussi le surmoi représente-t-il le haut
point de la désexualisation spécifiquement sadique : le mouvement de totaliser
extrait une énergie neutre ou déplaçable des combinaisons où le négatif
n’entrait que comme partie. Mais, au plus haut point de cette désexualisation,
survient la resexualisation totale, la resexualisation de la pensée pure ou de
l’énergie neutre. C’est pourquoi la force démonstrative, les discours ou les
exposés spéculatifs qui représentent cette énergie, ne s’ajoutent pas du dehors
à l’œuvre de Sade, mais forment l’essentiel du mouvement sur place dont tout
le sadisme dépend. Au cœur du sadisme il y a l’entreprise de sexualiser la
pensée, de sexualiser le processus spéculatif en tant que tel, en tant qu’il
dépend du surmoi.
Le masochisme va de la dénégation au suspens : de la dénégation comme
processus qui se libère de la pression du surmoi, au suspens comme incarnant
l’idéal. La dénégation est un processus qualitatif, qui transfère à la mère orale
les droits et la possession du phallus. Le suspens représente la nouvelle
qualification du moi, l’idéal de renaissance à partir de ce phallus maternel.
Entre les deux se développe un rapport qualifié de l’imagination dans le moi,
très différent du rapport quantitatif de la pensée dans le surmoi. Car la
dénégation est une réaction de l’imagination, autant que la négation un acte
de la pensée. La dénégation récuse le surmoi, et confie à la mère le pouvoir de
faire naître un « moi idéal », pur, autonome, indépendant du surmoi. Si la
dénégation porte sur la castration, ce n’est pas par exemple, mais dans son
origine et son essence. La forme de la dénégation fétichiste – « Non, la mère
ne manque pas de phallus » – n’est pas une forme spéciale de dénégation parmi
d’autres : c’est le principe d’où dérivent toutes les autres figures, l’annulation
du père et le désaveu de la sexualité. Pas davantage la dénégation en général
n’est une forme d’imagination : elle constitue le fond de l’imagination comme
telle, qui suspend le réel et incarne l’idéal dans ce suspens. Dénier et
suspendre appartiennent à l’essence de l’imagination, et la rapportent à l’idéal
comme à sa fonction particulière. Aussi bien la dénégation est-elle le
processus de désexualisation proprement masochiste. Le phallus maternel
n’est pas un organe sexuel, mais au contraire l’organe idéal d’une énergie
neutre, lui-même producteur d’idéal, c’est-à-dire du moi de la seconde
naissance ou du « nouvel homme sans amour sexuel ». Si nous avons pu parler
d’un élément impersonnel dans le masochisme, bien qu’il s’agisse toujours du
moi, c’est en fonction de ce dédoublement et de l’opération suprapersonnelle
qui le produit. Mais au plus haut point de la désexualisation masochiste
continue de se produire simultanément la resexualisation dans le moi
narcissique, qui contemple son image dans le moi idéal à travers la mère orale.
À la froide pensée du sadique s’oppose l’imagination glacée du masochiste. Et,
conformément aux indications de Reik, il faut faire intervenir la « fantaisie »
comme le lieu originaire du masochisme. Avec le sadisme, le double processus
de désexualisation et de resexualisation se manifestait dans la pensée, et
s’exprimait dans la force démonstrative. Avec le masochisme, le double
processus se manifeste dans l’imagination et s’exprime dans une force
dialectique (l’élément dialectique est dans le rapport moi narcissique-moi
idéal, tandis que l’élément mythique est fourni par l’image de mère qui
conditionne ce rapport).
Peut-être est-ce une mauvaise interprétation du moi, du surmoi et de leurs
relations qui fonde l’illusion génétique de l’unité des deux perversions. Le
surmoi ne joue nullement le rôle d’un point de retournement, entre le
sadisme et le masochisme. La structure du surmoi appartient tout entière au
sadisme ; et si elle produit un certain masochisme, c’est ce masochisme propre
au sadique, qui ne coïncide que très grossièrement avec le masochisme du
masochiste. La structure du moi appartient tout entière au masochisme, etc.
La désexualisation ou la désintrication elle-même n’est nullement un mode de
passage (comme lorsqu’on propose le schéma : sadisme du moi-
désexualisation dans le surmoi-resexualisation dans le moi masochiste). Car
sadisme et masochisme, chacun intègre et possède sa forme particulière de
désexualisation et de resexualisation. L’affinité avec la douleur dépend de
conditions formelles tout à fait différentes dans les deux cas. L’instinct de
mort n’est pas plus un élément assurant l’unité et la communication des deux
perversions. Il est sans doute l’enveloppe commune du sadisme et du
masochisme, mais enveloppe extérieure ou transcendante, limite qui garde
son pouvoir de ne jamais être « donnée ». Et en effet, si l’instinct de mort n’est
jamais donné, il est pensé dans le surmoi, à la manière sadique, il est imaginé
dans le moi, à la manière masochiste. Ce qui correspond à la remarque de
Freud d’après laquelle on ne peut parler de l’instinct de mort que de manière
spéculative, ou mythique. En rapport avec l’instinct de mort, le sadisme et le
masochisme se différencient, ne cessent de se différencier : ce sont des
structures différentes et non des fonctions transformables. Bref, ce n’est pas en
termes de dérivation génétique, mais de scission structurale, que le sadisme et
le masochisme révèlent leur nature. Daniel Lagache a récemment insisté sur la
possibilité d’une telle scission moi-surmoi : il distingue, et au besoin oppose le
système moi narcissique – moi idéal, et le système surmoi-idéal du moi. Ou bien le
moi se lance dans une entreprise mythique d’idéalisation, où il se sert de l’image
de mère comme d’un miroir capable de refléter et même de produire le « moi
idéal », en tant qu’idéal narcissique de toute puissance – ou bien il se lance
dans une entreprise spéculative d’identification, et se sert de l’image de père
pour produire un surmoi capable d’assigner un « idéal du moi », comme idéal
d’autorité faisant intervenir une source extérieure au narcissisme . Et sans
20

doute ces deux pôles, moi et surmoi, moi idéal et idéal du moi, auxquels
correspondent les deux types de la désexualisation, peuvent jouer dans une
structure d’ensemble, où non seulement ils inspirent des formes de
sublimation très diverses, mais aussi suscitent les troubles fonctionnels les plus
graves (c’est ainsi que Lagache interprète la manie, comme prévalence
fonctionnelle du moi idéal, et la mélancolie, comme domination du surmoi-
idéal du moi). Mais plus importante encore est la possibilité, pour ces deux
pôles de désexualisation, de jouer dans les structures différenciées ou
dissociées de la perversion, à la faveur de la resexualisation perverse qui
confère à chacun toute une suffisance structurale.
Le masochisme est une histoire qui raconte comment le surmoi fut détruit,
par qui, et ce qui sortit de cette destruction. Il arrive que les auditeurs
comprennent mal l’histoire, et croient que le surmoi triomphe au moment
même où il agonise. C’est le danger de toute histoire, et des « blancs » qu’elle
comporte. Donc le masochiste dit, avec toute la force de ses symptômes et de
ses phantasmes : « Il était une fois trois femmes... » Il raconte le combat
qu’elles se livrent, et le triomphe de la mère orale. Lui-même, il s’introduit
dans cette histoire la plus ancienne, par un acte précis qui est le contrat
moderne. Mais ainsi il obtient l’effet le plus curieux : il abjure la ressemblance
du père, ou la sexualité qui en est l’héritage ; mais il récuse en même temps
l’image de père comme l’autorité répressive qui réglemente cette sexualité, et
qui sert de principe au surmoi. Au surmoi d’institution, il oppose l’alliance
contractuelle du moi et de la mère orale. Entre la première mère et l’amante,
la mère orale fonctionne comme image de mort, et tend au moi le froid
miroir de sa double abjuration. Mais la mort ne peut être imaginée que
comme seconde naissance, parthénogenèse d’où le moi ressort, débarrassé de
surmoi comme de sexualité. La réflexion du moi dans la mort produit le moi
idéal dans les conditions d’indépendance ou d’autonomie du masochisme. Le
moi narcissique contemple le moi idéal dans le miroir maternel de mort : telle
est l’histoire commencée par Caïn, avec l’aide d’Ève ; continuée par le Christ
avec l’aide de la Vierge ; reprise par Sabbataï Zwi avec l’aide de Miriam. Tel
est le visionnaire masochiste, et sa prodigieuse vision de « Dieu est mort ».
Mais le moi narcissique jouit de ce dédoublement : il se resexualise, à la
mesure de la désexualisation du moi idéal. C’est pourquoi les plus vifs
châtiments, les douleurs intenses acquièrent dans ce contexte un rôle érotique
si particulier, en rapport avec l’image de mort. Dans le moi idéal, ils signifient
le processus de désexualisation qui libère celui-ci du surmoi comme de la
ressemblance du père ; et dans le moi narcissique, la resexualisation qui donne
précisément à celui-là les plaisirs que le surmoi défend.
Et le sadisme lui aussi est une histoire. Elle raconte à son tour comment le
moi, dans un tout autre contexte et un autre combat, est battu, expulsé.
Comment le surmoi déchaîné prend un rôle exclusif, inspiré par l’inflation du
père. Comment la mère et le moi deviennent les victimes de choix.
Comment la désexualisation, maintenant représentée par le surmoi, cesse
d’être morale ou moralisante dès qu’elle ne s’exerce plus contre un moi
intérieur, et se tourne au-dehors vers des victimes extérieures qui ont la
qualité du moi rejeté. Comment l’instinct de mort apparaît alors comme une
terrible pensée, comme une Idée de la raison démonstrative. Comment la
resexualisation se produit dans « l’idéal du moi », dans le penseur sadique, qui
s’oppose à tous égards au visionnaire masochiste. Précisément, c’est une tout
autre histoire.
Nous avons seulement cherché à montrer ceci : on peut toujours parler de
la violence et de la cruauté dans la vie sexuelle ; on peut toujours montrer que
cette violence ou cette cruauté se combinent avec la sexualité de diverses
façons ; on peut toujours inventer les moyens de passer d’une combinaison à
une autre. On dit que c’est le même qui aime à faire souffrir et à souffrir ; on
fixe des points imaginaires de rebroussement ou de retournement qui
s’appliquent à un très vaste ensemble mal déterminé. Bref, on considère, en
vertu de préjugés transformistes, que l’unité sado-masochiste va de soi. Ce
que nous voulions montrer, c’est que, peut-être, on se contente ainsi de très
gros concepts, mal différenciés. Pour assurer l’unité du sadisme et du
masochisme, on utilise deux procédés. D’une part, d’un point de vue
étiologique, on mutile le sadisme et le masochisme de certaines de leurs
composantes respectives pour en faire autant de transitions de l’un à l’autre
(ainsi le surmoi, partie composante essentielle du sadisme, est au contraire
présenté comme le point où le sadisme se retourne en masochisme ; de même
le moi, partie composante essentielle du masochisme). D’autre part, d’un
point de vue symptomatologique, on considère des syndromes grossiers, de
vagues effets analogues, de vagues coïncidences, comme preuves de l’entité
sado-masochiste (ainsi un « certain » masochisme du sadique, un « certain »
sadisme du masochiste). Pourtant, quel médecin traiterait la fièvre comme le
symptôme précis d’une maladie spécifique, au lieu d’y voir un syndrome
indéterminé comme expression très générale de maladies possibles ? Le sado-
masochisme est de ce type : c’est le syndrome de la perversion en général, qui
doit être dissocié pour qu’un diagnostic différentiel entre en jeu. La croyance
à une unité sado-masochiste repose, non pas sur une argumentation
proprement psychanalytique, mais sur une tradition préfreudienne, faite
d’assimilations hâtives et de mauvaises interprétations génétistes, que la
psychanalyse, il est vrai, s’est contentée de rendre plus convaincantes au lieu
de les mettre en question.
C’est pourquoi la lecture de Masoch est nécessaire. Il est injuste de ne pas
lire Masoch, quand Sade est l’objet d’études si profondes qui s’inspirent à la
fois de la critique littéraire et de l’interprétation psychanalytique, et qui
contribuent aussi à les renouveler toutes deux. Il ne serait pas moins injuste de
lire Masoch en y cherchant un simple complément de Sade, une sorte de
preuve ou de vérification d’après laquelle le sadisme se retournerait bien en
masochisme, quitte à ce que le masochisme à son tour débouche dans un
sadisme. En fait le génie de Sade et le génie de Masoch sont tout à fait
différents ; leur monde, incommunicant ; leur technique romanesque, sans
rapport. Sade s’exprime dans une forme qui réunit l’obscénité des descriptions
à la rigueur apathique des démonstrations ; Masoch, dans une forme qui
multiplie les dénégations pour faire naître dans la froideur un suspens
esthétique. La confrontation ne doit pas tourner nécessairement au
désavantage de Masoch. Âme slave, et qui recueille le romantisme allemand,
Masoch utilise, non plus le rêve romantique, mais le phantasme et toutes les
puissances du phantasme en littérature. Littérairement, Masoch est le maître
du phantasme et du suspens : ne serait-ce que par cette technique, c’est un
grand écrivain, qui rejoint la force du mythe à travers le folklore, comme Sade
a su rejoindre la force démonstrative à travers ses descriptions. Que leur nom
ait servi à désigner les deux perversions de base doit nous rappeler que les
maladies sont dénommées d’après leurs symptômes avant de l’être en fonction
de leurs causes. L’étiologie, qui est la partie scientifique ou expérimentale de
la médecine, doit être subordonnée à la symptomatologie, qui en est la partie
littéraire, artistique. C’est seulement à cette condition qu’on évite de dissocier
l’unité sémiologique d’un trouble, et inversement de réunir des troubles très
différents sous un nom mal fabriqué, dans un ensemble arbitrairement défini
par des causes non spécifiques.
Sado-masochisme est un de ces noms mal fabriqués, monstre sémiologique.
Chaque fois que nous nous sommes trouvés devant un signe apparemment
commun, il s’agissait seulement d’un syndrome, dissociable en symptômes
irréductibles. Résumons : 1o la faculté spéculative-démonstrative du sadisme,
la faculté dialectique-imaginative du masochisme ; 2o le négatif et la négation
dans le sadisme, la dénégation et le suspensif dans le masochisme ; 3o la
réitération quantitative, le suspens qualitatif ; 4o le masochisme propre au
sadique, le sadisme propre au masochisme, l’un ne se combinant jamais avec
l’autre ; 5o la négation de la mère et l’inflation du père dans le sadisme, la «
dénégation » de la mère et l’annihilation du père dans le masochisme ; 6o
l’opposition du rôle et du sens du fétiche dans les deux cas ; de même pour le
phantasme ; 7o l’antiesthétisme du sadisme, l’esthétisme du masochisme ; 8o le
sens « institutionnel » de l’un, le sens contractuel de l’autre ; 9o le surmoi et
l’identification dans le sadisme, le moi et l’idéalisation dans le masochisme ;
10o les deux formes opposées de désexualisation, et de resexualisation ; 11o et,
résumant l’ensemble, la différence radicale entre l’apathie sadique et le froid
masochiste. Ces onze propositions devraient exprimer les différences sadisme-
masochisme, non moins que la différence littéraire des procédés de Sade et de
Masoch.

1. Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, p. 35.

2. Reik, Le Masochisme, p. 45-88.

3. Cf. appendice II dans Présentation de Sacher-Masoch, coll. « Arguments », 1967.

4. Thèse essentielle des Institutions républicaines.

5. Sur le caractère insaisissable de l’objet de la loi, cf. les commentaires de J. Lacan, concernant à la fois
Kant et Sade : « Kant avec Sade », Critique, no 191, 1963.

6. Freud, Malaise dans la civilisation, tr. fr., Denoël, p. 60.


7. Th. Reik, Le Masochisme : « Le masochiste exhibe et le châtiment et sa faillite ; il montre certes sa
soumission, mais aussi sa révolte invincible, prouvant qu’il obtient son plaisir malgré la souffrance... Il ne
peut être brisé de l’extérieur, il a une capacité infinie pour supporter une punition tout en sachant
subconsciemment qu’il n’est pas vaincu » (p. 134, 151).

8. Revue Bleue, 1888.

9. Sur le lien des thèmes agricoles et incestueux, et le rôle de la charrue, cf. les pages brillantes de
Salvador Dali, dans Le Mythe tragique de « L’Angelus » de Millet, Pauvert éd.

10. La nouvelle de Masoch suit assez exactement la vie réelle de Sabattaï Zwi. On trouve un récit de
cette vie dans l’Histoire des Juifs de Grätz, qui insiste sur l’importance historique du héros (t. V, ch. 9).

11. Lettre du 8 janvier 1869, à son frère Charles.

12. B. Grunberger, dans « Esquisse d’une théorie psychodynamique du masochisme » (Revue française
de Psychanalyse, 1954), récuse toute interprétation œdipienne du masochisme. Mais au « meurtre du père
œdipien », il oppose un désir prégénital de castration du père, qui serait la vraie source du masochisme.
De toutes façons, l’étiologie maternelle-orale est refusée.

13. Cf. « Les Pulsions et leurs destins » (1915), tr. fr. in Métapsychologie, NRF, p. 46.

14. Cette seconde explication, proposée par Grunberger, rapporte le masochisme à une source
préœdipienne.

15. Les trois aspects sont formellement distingués dans un article de 1924, « Problème économique
du masochisme » (tr. fr., Revue française de Psychanalyse, 1928). Mais ils sont déjà présents et indiqués dans
la perspective de la première interprétation.

16. Reik, p. 168.

17. Musil, L’Homme sans qualités, Éd. du Seuil, t. IV, p. 479.

18. Klossowski, Un si funeste désir, NRF, p. 127, et La Révocation de l’édit de Nantes, Éd. de Minuit, p.
15.

19. Cf. Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, NRF.

20. Cf. Daniel Lagache, « La Psychanalyse et la structure de la personnalité », La Psychanalyse, no 6, p.


36-47.
Table des matières

AVANT-PROPOS ..... 9

Sade, Masoch et leur langage : La dénomination d’un trouble. Première fonction


érotique du langage : mots d’ordre et descriptions. Deuxième fonction chez
Sade : la démonstration, l’élément impersonnel et l’Idée de la raison.
Deuxième fonction chez Masoch : la dialectique, l’élément impersonnel et
l’Idéal de l’imagination ..... 15

Rôle des descriptions : La décence de Masoch. Le processus du négatif et l’idée


de négation chez Sade : les deux Natures. Sade et la répétition accélérante. «
L’instinct » de mort. Le processus de la dénégation et l’idéal du suspens
chez Masoch : le fétiche. Masoch et la répétition suspensive ..... 23

Jusqu’où va la complémentarité de Sade et de Masoch ? Ambitions comparées des


deux œuvres. Y a-t-il un masochisme des personnages de Sade, et un
sadisme de ceux de Masoch ? Le thème d’une rencontre extérieure entre le
sadique et le masochiste. La rencontre intérieure, et les trois arguments sur
lesquels se fonde la croyance à l’unité sado-masochiste ..... 33

Masoch et les trois femmes : La mère hétaïrique, la mère œdipienne, la mère


orale. « Froide, maternelle, sévère... ». La froideur selon Masoch et l’apathie
selon Sade. Masoch et Bachofen. La catastrophe glaciaire ..... 42

Père et mère : Problème du rôle du père dans le masochisme. Rôle du père dans
le sadisme et chez Sade. Annulation du père dans le masochisme et chez
Masoch. La série des trois femmes et le triomphe de la mère orale : la bonne
mère. Le Tiers, et le retour hallucinatoire du père. Le contrat et
l’annulation ..... 50

Les éléments romanesques de Masoch : L’élément esthétique de Masoch. L’attente
et le suspens. Le phantasme. Nécessité d’une psychanalyse formelle.
L’élément juridique de Masoch : le contrat. Le contrat et la loi chez
Masoch, l’institution chez Sade comme critique absolue du contrat et de la
loi ..... 61

La loi, l’humour et l’ironie : Les deux aspects de l’image classique de la loi :


ironie et humour. Renversement de ces deux aspects dans la conscience
moderne. La nouvelle ironie et le renversement de la loi chez Sade. Le
nouvel humour et la pseudo-obéissance à la loi chez Masoch ..... 71

Du contrat au rite : Rapports du contrat et de la loi. Le transfert de la loi sur la


mère orale : inceste et seconde naissance. Les trois rites de Masoch : chasse,
agriculture et seconde naissance. Caïn et le Christ : Dieu est mort.
Pourquoi la seconde naissance est l’essentiel. La ressemblance du père, et le
rôle du sentiment de culpabilité dans le masochisme : « Un père est battu ».
Caractère formel et dramatique du masochisme ..... 79

La psychanalyse : La première interprétation de Freud : le retournement et les


autres facteurs. Insuffisance de la formule « sadisme retourné ». La seconde
interprétation, et le problème de la « désintrication » ..... 89

Qu’est-ce que l’instinct de mort ? Le principe de plaisir n’a pas d’exception.


Principe empirique et principe transcendantal. Éros, Thanatos et la
répétition. Deux formes de désexualisation ou de désintrication : névrose et
sublimation. La troisième forme : la perversion. Le saut-sur-place.
Répétition, plaisir et douleur ..... 96

Surmoi sadique et moi masochiste : Triomphe du surmoi et état du moi dans le


sadisme : l’ironie. Triomphe du moi et état du surmoi dans le masochisme :
l’humour. Récapitulation des caractères différentiels du sadisme et du
masochisme. Le moi, le surmoi, leur scission structurale et l’instinct de
mort : imagination et pensée. Conclusions sur l’« incompossibilité » du
sadisme et du masochisme ..... 105

DU MÊME AUTEUR

PRÉSENTATION DE SACHER-MASOCH, 1967 (« Reprise », no 15)


SPINOZA ET LE PROBLÈME DE L’EXPRESSION, 1968
LOGIQUE DU SENS, 1969
L’ANTI-ŒDIPE (avec Félix Guattari), 1972
KAFKA - Pour une littérature mineure (avec Félix Guattari), 1975
RHIZOME (avec Félix Guattari), 1976 (repris dans Mille plateaux)
SUPERPOSITIONS (avec Carmelo Bene), 1979
MILLE PLATEAUX (avec Félix Guattari), 1980
SPINOZA - PHILOSOPHIE PRATIQUE, 1981 (« Reprise », no 4)
CINÉMA 1 - L’IMAGE-MOUVEMENT, 1983
CINÉMA 2 - L’IMAGE-TEMPS, 1985
FOUCAULT, 1986 (« Reprise », no 7)
PÉRICLÈS ET VERDI. La philosophie de François Châtelet, 1988
LE PLI. Leibniz et le baroque, 1988
POURPARLERS, 1990 (« Reprise », no 6)
QU’EST-CE QUE LA PHILOSOPHIE ? (avec Félix Guattari), 1991 (« Reprise », no 13)
L’ÉPUISÉ (in Samuel Beckett, Quad), 1992
CRITIQUE ET CLINIQUE, 1993
L’ÎLE DÉSERTE. Textes et entretiens, 1953-1974 (édition préparée par David Lapoujade), 2002
DEUX RÉGIMES DE FOUS. Textes et entretiens, 1975-1995 (édition préparée par David Lapoujade),
2003

Aux P.U.F.
EMPIRISME ET SUBJECTIVITÉ, 1953
NIETZSCHE ET LA PHILOSOPHIE, 1962
LA PHILOSOPHIE CRITIQUE DE KANT, 1963
PROUST ET LES SIGNES, 1964 - éd. augmentée, 1970
NIETZSCHE, 1965
LE BERGSONISME, 1966
DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION, 1968

Aux Éditions Flammarion


DIALOGUES (en collaboration avec Claire Parnet), 1977

Aux Éditions du Seuil


FRANCIS BACON : LOGIQUE DE LA SENSATION, (1981), 2002
Cette édition électronique du livre Présentation de Sacher-Masoch de Gilles Deleuze a été réalisée le 03
septembre 2014 par les Éditions de Minuit à partir de l’édition papier du même ouvrage dans la
collection « Reprise »
(ISBN 9782707320100, n° d’édition 5696, n° d’imprimeur 1401895, dépôt légal septembre 2014).

Le format ePub a été préparé par ePagine.
www.epagine.fr

ISBN 9782707331144

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