D. Babut - Sur La "Théologie" de Xénophane.
D. Babut - Sur La "Théologie" de Xénophane.
D. Babut - Sur La "Théologie" de Xénophane.
Babut Daniel.Babut Daniel. Sur la « théologie » de Xénophane. In: Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994) Lyon
: Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1994. pp. 47-86. (Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen
ancien. Série littéraire et philosophique, 24);
https://www.persee.fr/doc/mom_0151-7015_1994_ant_24_1_1352
attestée que par des sources tardives et sans grande autorité1, a été
fortement contestée par la critique moderne2, et bien que les
arguments avancés à ce sujet ne semblent pas décisifs, il serait imprudent
d'affirmer aujourd'hui que Xénophane était bien l'auteur d'un
poème philosophique portant ce titre. De toute façon, même s'il en
allait autrement, nous n'aurions aucun moyen de répartir les
fragments entre les deux œuvres3, ni non plus de raison déterminante
d'admettre que l'orientation de l'une fût exclusivement polémique, tandis
que le contenu de l'autre aurait été dogmatique. Bien plus, il est peu
vraisemblable qu'un auteur ait jamais fait rigoureusement le départ
entre la critique d'opinions ou de croyances qu'il juge erronées et
l'exposé de ses propres vues en la matière4. Ainsi, aucun critère
extrinsèque ne justifie la division habituelle entre des fragments de nature
purement critique et d'autres qui nous feraient connaître la propre
doctrine théologique de l'auteur. Reste à déterminer si cette division
peut s'appuyer, en quelque mesure, sur le texte même des fragments.
La plus ancienne interprétation du fragment 23 est celle de
l'auteur même à qui nous devons la citation, Clément d'Alexandrie.
A l'appui de sa thèse selon laquelle les philosophes grecs n'ont fait
que répéter des doctrines empruntées aux Hébreux, il note en effet
que « Xénophane de Colophon, qui enseigne que Dieu est unique
et incorporel, dit en propres termes : Dieu est un. le plus grand
parmi les dieux et les hommes, ne ressemblant nullement aux
mortels par la stature ni par la pensée »5. Autrement dit, il interprète
είς θεός comme une profession de monothéisme, en considérant
la suite du vers comme une formule qu'il ne faut pas prendre à la
lettre et qui n'implique donc pas l'existence d'une pluralité de
dieux ; d'un autre côté, de l'expression ούτι. δέμας θνητοΐσιν
όμοίιος il déduit que le Dieu de Xénophane diffère d'abord de
l'homme par sa nature incorporelle*. Naturellement, cette interpré-
Die Philosophie des Altertums, 12e éd.. hrsg. von K. Praechter, Berlin, 1926,
/"f i3 P· 54 ; Diels-Kranz (ci-dessus, p. 40*, n. fj, p. 135, app. crit. ; Kirk-Raven,
The Presncralic Philosophers, p. 170; G.E.R. Lloyd, Polarity and Analogy, Two
Types of Argumentation in Early Greek Thought, Cambridge, 1966, p. 92,
avec n. 2.
1. Cf. //., 19, 94-95 : ... Ζην' ... τόν περ άριστον | ανδρών ήδέ θεών φασ'
έμμεναι.
|
autant de bruit que dix mille hommes, et quand il tombe, son corps n'occupe
pas moins de sept arpents ; Hymne hom. à Demeter, 188-189 ; 275-280 : Demeter
touche le faîte de la t,rrand-salle, quand elle entre dans la demeure de Celée,
et quand elle reprend son véritable aspect, après s'être déguisée en vieille
femme pendant son séjour chez Métanire, sa stature et l'éclat qui émane de
sa personne font que Métanire manque de se trouver mal ; car « les mortels
peuvent difficilement porter leurs regards sur les Dieux » (ibid., Ill, trad.
Humbert, cf. //., 20, 131 ; Od., 16, 161).
2. S'il faut parler, pour ce fragment, de polar expression ou polare
Ausdrucksweise (cf. ci-dessus, p. 403, avec n. 3), c'est le second vers (οοτι δέμας...
ουδέ νόημα), plutôt que le premier (εν τε θεοΐσι καΐ άνθρώποισι) qu'il conviendrait
d'invoquer.
3. Voir à ce sujet les remarques de Corbato (cf. ci-dessus, p. 401, n. 1),
p. 228, avec n. 50.
4. On peut noter, par ailleurs, que la thèse de la sphéricité du corps divin se
heurte à une autre objection même à supposer que Xénophane se soit posé
la question de la forme divine, il n'est nullement certain qu'il aurait tenté d'y
:
RPhilos, 164, 1974 53
la forme ?
1. Voir mon livre Plularque et le stoïcisme, Paris," 1969, p. 462, avec la
n. 2, et cf. H. Fränkf.l, Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums,
2e éd., Munich, 1962, p. 379 ; Guthrie (cf. ci-dessus, p. 401, n. 1), I, p. 375 ;
III, Cambridge, 1969, pp. 247-24^, 476. Cf. aussi J. Stenzel, Die Metaphysik /
des Altertums, Tübingen, 1931, p. 39 : « Die Frage, ob Xenophanes Polytheist
oder Monotheist war, ist falsch gestellt. » ; Stokes (ci-dessus, p. 403, η. 2),
pp. 78-79, et surtout 81 : « ... X. was not particularly concerned with the
relations between gods except to show thenegative points... He was not especially
interested in the question whether there was one god or a plurality of gods... ■>
2. Cf. Euripide, Héraclès, 1345-1346 (21 C 1 D.-K.) ; Pseudo-Plutarque,
Slromates, 4 (fragment 179 Sandbach : 21 A 32, p. 122, 24 D.-K.). Les doxo-
graphes, anticipant l'erreur des exégètes modernes, ont interprété par la suite
cette unité « qualitative » comme unité « numérique », cf. Pseudo-Aristote,
De Melisso, Xénophane et Gorgia, 3, 3-5, 977 a 27-36 (21 A 28, p. 117 D.-K.) ;
Simplicius, In Phys., p. 22, 30-33 (Diels : 21 A 33, § 3, p. 121, 28-30 D.-K.).
Comparer aussi [Onatos] (ci-dessus, p. 404, n. 5), p. 140, 6 (Thesleff) : τοιαύτα
δέ φύσις ούδενός προσδεϊται, ούτε συγγενέος ούτε έξωθεν.
54 Présocratiques
chapitre « Sur les dieux » de son premier livre Contre les physiciens1,
est manifestement plus restreint que celui de Β 23, puisqu'il ne
s'agit plus de tous les aspects, physiques et intellectuels (cf. δέμας
et νόημα), de la nature divine, mais seulement des seconds : « Tout
entier il [Dieu] voit, tout entier il connaît2, tout entier aussi il
entend » (ούλος ôpqc, οδλος δε νοεί, ούλος δέ τ' ακούει). Bien que
cette simple phrase soit apparemment loin de poser des problèmes
aussi ardus que le fragment 23, elle n'a guère suscité moins de
discussions chez les modernes. Le principal problème semble être de
déterminer jusqu'à quel point il faut l'interpréter à la lettre. Xéno-
phane veut-il simplement dire que « Dieu ne possède pas comme
les humains des organes strictement localisés, yeux ou oreilles, mais,
dans sa forme harmonieusement parfaite, possède tous les sens
uniformément répandus partout... »3 ? Ou bien faut-il plutôt comprendre
que ce Dieu n'a nullement besoin, selon Xénophane, d'organes
humains pour connaître, en tant qu'il est tout entier, et pour ainsi
dire dans toutes ses parties, esprit, tout entier puissance spirituelle4 ?
Les deux interprétations, pourtant, ont suscité des critiques qui ne
semblent pas sans force. Contre la seconde, notamment, on a fait
valoir le caractère profondément anachronique du spiritualisme
qu'elle prête à Xénophane6. Mais inversaient, l'exégèse littérale
de certains commentateurs antiques6 ou modernes est vivement
contestée par Fränkel : « Les expressions όρα et ακούει ne sont
évidemment pas à prendre à la lettre ; comme d'habitude, la langue
abdique quand il s'agit de parler de la nature absolue de Dieu.
Pourtant, ce n'est sans doute pas par hasard que Xénophane, dans
sa tentative d'explication, parle de vue et d'ouïe, et non de toucher,
d'odorat ou de goût, c'est-à-dire des sens du contact corporel. Car
1. Adversus physicos, I, 144 [Adv. math., IX, 144) : ει γάρ έ*στι το θείον,
ζωόν έστι · εΐ ζωόν έστι, όρα · ούλος γάρ όρα κ.τ.λ.
2. Sur cette traduction de νοεί, voir la discussion de Κ. ν du Fritz, « Νους,
νοεϊν, and their derivatives in Pre-Socratic philosophy (excluding Anaxagoras),
I, From the beginnings to Parmenides », Classical Philology, 40 (1945), pp. 228-
229.
3. O. Gigon, Untersuchungen zu Heraklit, Leipzig, 1935, p. 152.
4. Cf. W. Capelle, Die Vorsokratiker, Stuttgart, 1938, p. 121, n. 3, cité
par Untersteiner, Senofanc, p. lvii. Cf. aussi A. Lumpe, Die Philosophie
îles Xennphanes von Kolophon, Munich, 1952, p. 18 : « Damit nähert sich X.
bereits dem Begriff des reinen Geistes »; W. Rösler, Reflexe vorsokrcttischen
Denkens bei Aischylos, Meisenheim am Glan (Beiträge zur klassischen
Philologie, 37), 1970, p. 20 (« geistig-unkörperlicher Gottesbegriff »).
5. Cf. Untersteiner, ibid., n. 141 : « Ouale esegèsi anacronistica ! » Voir
également ci-dessus, pp. 403 et 406.
6. Cf. notamment Pseudo-Hippolyte, Ref., I, 14, 3 (21 A 33, p. 122,
33-34 D.-K.) : φησί δέ καΐ τόν θεον είναι ... ομοιον πάντη ... και πασι τοις μορίοις
αίσθητικόν.
RPhilos, 164, 1974 57
son Dieu n'a pas besoin de contact corporel même dans l'action.
Par son seul esprit il agit — pour traduire cela dans notre langage —
de l'extérieur du monde à l'intérieur de celui-ci s1.
Un autre point de désaccord entre commentateurs concerne
le rapport de la nouvelle conception de la divinité avec
l'anthropomorphisme. Selon Jaeger, Β 24 va encore plus loin que Β 23 dans
l'effort pour purifier la conception du Dieu un de toute scorie
anthropomorphique : « Dieu est tout œil, tout pensée, tout oreille.
Ainsi sa conscience n'est plus liée comme celle des hommes aux
organes des sens ou à quoi que ce soit du même genre. De plus, le
Dieu de Xénophane est indubitablement conçu comme un être
doué de conscience et de personnalité, ce qui le distingue du Divin
d'Anaximandre... On ne saurait dire du Divin d'Anaximandre : il
est tout yeux, tout pensée, tout oreille »2. Mais précisément, ces
déterminations ne montreraient-elles pas plutôt que malgré ses efforts
pour se dégager des représentations anthropomorphiques,
Xénophane ne parvient pas à concevoir un Dieu libre de toute attache
humaine3 : « Le divin est le complément de l'humain, tel que
Xénophane le conçoit... »4. Si ce dernier réussit à s'élever au-dessus d'un
anthropomorphisme vulgaire, il n'en demeure pas moins que le Dieu
qu'il s'efforce de définir « est encore anthropomorphe ou, pour mieux
dire, est à l'image de l'homme sur le plan spirituel. Il est conçu
comme un être pensant et personnel. Ce Dieu n'est pas encore un
θείον, pas encore l'ov divin de la philosophie postérieure »6.
Ces exégèses contradictoires ne peuvent pas ne pas donner
l'impression, comme dans le cas du fragment 23, de s'annuler en
quelque sorte mutuellement. Et la raison en est probablement
qu'elles sont, d'une certaine façon, trop précises, c'est-à-dire qu'elles
prétendent trouver dans la phrase de Xénophane la réponse à des
questions qu'il ne s'était pas nécessairement posées. Quand ce
dernier soutient en effet que Dieu doit voir, entendre et connaître
« tout entier », cela n'implique pas obligatoirement qu'il se soit
représenté cet être divin soit comme une sorte de super-Argus, tout
1. Dichtung und Philosophie (cf. ci-dessus, p. 407, ri. 1), p. 378 ; la dernière
phrase (qui se rapporte également aux fragments 25 et 26) contredit
formellement — sans que cela semble délibéré — la formule de C. M. Bowra, Early
Greek Elegists, Londres, 1938, p. 119, citée par Untersteiner, ibid., p. ΐ,νιΐ :
le Dieu de Β 24 n'est pas « un pouvoir transcendant qui agirait de l'extérieur
sur le monde ».
2. A la naissance de la théologie (cf. ci-dessus, p. 404, n. 6), p. 51.
3. Cf. Th. Gomperz (ci-dessus, p. 404, n. 4), p. 161.
4. Snell, Die Entdeckung des Geistes (ci-dessus, p. 403, n. 1), p. 190.
ô. O. Dhkyer, Untersuchungen zum Begriff des Goltgeziemenden in der
Antike, Hildesheim - New York, 1970, p. 22.
58 Présocratiques
1. Voir à ce sujet mon article Le divin et les dieux dans la pensée d'Anaxi-
mandre, Revue des Etudes grecques, 85 (1972), p. 11.
2. L'auteur d'une étude sur le fragment 29 d'Heraclite (J. Lallot, La
source de gloire (Heraclite, fragment 29 D.-K.), Revue des Etudes grecques, 84,
1971, pp. 281-288). estimait récemment qu' « on se satisfait souvent trop vite
de l'interprétation purement polémique de certains fragments » (p. 282, n. 6).
Il me semble que le risque inverse n'est pas moins grand, et que l'on succombe
plus souvent aujourd'hui à la tentation d' « enrichir » des textes dont le sens
obvie rebute la subtilité de l'interprète ou son goût pour les constructions
spectaculaires.
3. IX, 19 (21 A 1, p. 113, 25-26 D.-K.).
1. Cf. p. ex. Zellkr (ci-dessus, p. 403, n. 3), p. 645, n. 3 delà page précédente.
5. Cf. Guthhie, A History..., I, p. 374, n. 2.
RPhilos, 164, 1974 59
cm tant que tel1, ce qui suffirait à expliquer que Xénoplane lui ait
accordé une attention particulière. D'un autre côté, il est intéressant
de noter que la même association caractéristique de la vision et de
l'audition avec la respiration apparaît dans une page du Timée qui
se réfère certainement au dogme pythagoricien et fait peut-être
aussi allusion à Xénophane2. Il reste donc parfaitement plausible
qu'en excluant explicitement la respiration des caractères de l'être
divin, ce dernier ait effectivement voulu critiquer une doctrine à
laquelle nous savons par ailleurs qu'il s'était opposé3.
Mais l'important n'est sans doute pas là. Que dans l'expression
rapportée par Diogène Laërce Xénophane ait visé une fois de plus
les représentations religieuses populaires ou une forme plus subtile
d'anthropomorphisme, d'origine philosophique, tendant à assimiler
le monde à un être vivant, l'essentiel est le rapport qui existe entre
les deux parties de la phrase, et que les commentateurs ont eu
tendance à négliger. Or, de l'emploi de μέντοι pour coordonner les deux
propositions, comme de la présence de la négation μή dans la seconde,
on peut déduire à coup sûr l'orientation polémique de l'ensemble de
la phrase. Quand Xénophane affirme que Dieu voit, entend et
perçoit tout entier, il cherche par conséquent moins à affirmer une
doctrine qu'à s'opposer aux idées reçues : la construction de la
phrase révèle en somme que malgré les apparences, la première
proposition est tout aussi négative que la seconde et est inspirée
par la même préoccupation essentiellement polémique. Du même
coup, on comprend que les deux interprétations avancées par les
philologues pour la variante de Diogène sont moins contradictoires
que complémentaires : même si μή μέντοι άναπνεϊν fait allusion au
dogme pythagoricien de la respiration du monde, il n'en résulte
en aucune façon que Xénophane admet par là l'identification de
Dieu et du monde, mais simplement qu'il entend écarter une
conclusion erronée que l'on pourrait tirer de son attribution à l'être divin de
facultés perceptives suréminentes : la deuxième partie de la phrase,
à son tour, ne peut se comprendre indépendamment de la première...
La forme même du vers conservé par Sextus, que l'on a eu
souvent tendance à négliger au profit du contenu dogmatique supposé
du fragment, nous apporte par ailleurs un argument supplémentaire
important. Il est en effet évident que dans ce vers, l'accent porte sur
le qualificatif ούλος1, répété avec une particulière insistance, plutôt
que sur l'un quelconque des prédicats attribués à la divinité par
les trois verbes « voir », « connaître » et « entendre ». Gela signifie
sans doute à la fois que l'affirmation énoncée ici va à rencontre de
l'opinion la plus répandue, et que l'intention de Xénophane est
moins d'insister sur les modalités de la connaissance divine que
d'indiquer que celle-ci n'est pas affectée par les limitations
habituelles. Les poètes proclamaient volontiers l'omniscience divine2 :
les dieux connaissent aussi bien le passé que le présent et l'avenir3,
ce qui revient à dire qu'ils voient, entendent, connaissent toutes
choses, sans que rien puisse échapper à leur vigilance4. Xénophane
ne fait en somme rien d'autre que de tirer une fois de plus la
conséquence logique de ce dogme de la théologie populaire :
l'omniscience implique non seulement qu'il n'y a pas de commune mesure
entre la pensée de Dieu et celle de l'homme (B 23), mais encore que
cette pensée ne peut être circonscrite à telle ou telle partie de l'être
divin (B 24), qu'elle ne saurait être limitée par son instrument, pas
plus qu'elle ne l'est dans son extension.
Rien ne révèle plus clairement de quelle façon l'observation
purement critique de Xénophane a été progressivement déformée
et chargée d'un contenu dogmatique étranger aux véritables
intentions de l'auteur que la comparaison de la citation littérale transmise
par Sextus avec les paraphrases et commentaires que nous en offre
la tradition doxographique. Le témoin le plus fidèle est assurément
Diogène Laërce, qui reproduit assez exactement le texte original,
mais au style indirect, peut-être d'après Théophraste6, en négligeant
1. Cf. O. Gigon, Der Ursprung der griechischen Philosophie, Bale, 1945, p. 185.
2. Cf. ci-dessus, p. 408 et n. 6.
3. Cf. notamment Hésiode, Théog., 38 ; Solon, fr. 3, 15 (Diehl), et comparer
Pseudo-Hippocrate, De earn., 2, p. 584 (Littré ; 64 C 3 D.-K.), où les
caractères traditionnels de la divinité sont attribués à l'éther : άθάνατόν τε είναι
και νοέειν πάντα καΐ όρήν καΐ άκούειν καΐ είδέναι πάντα, έόντα τε καΐ έσόμενα.
4. Cf. entre autres Hésiode, Travaux, 267-269 ; Théognis, 375 et 898-899 ;
Pindare, Pyth., 3, 29-30; Sophocle, El., 175; Euripide, fr. 832 (Nauck).
Voir aussi Diogène Laërce, I, 36 (11 A 1, p. 71, 16-17 D.-K.) ; Philemon,
fr. 91 (Kock ; 64 C 4 D.-K.) ; Démocrite, B 30 (D.-K.) ; Critias, B 25, 18-24
(D.-K.) ; Xénophon, Mém., I, 1. 19 et 4, 18 (... το θείον τοσούτον καΐ τοιούτον
έστιν, ώσθ' άμα πάντα όραν και πάντα άκούειν καΐ πανταχού παρείναι και πάντων
έπιμελεϊσθαι), Banquet, IV, 48 ; Hipparque, IX, 9 ; Platon, Bép.. II, 365 d 6-7 ;
Lois, X, 901 d (πρώτον μεν θεούς αμφότεροι φάτε γινώσκειν καΐ όραν και άκούειν
πάντα, λαθεϊν δέ αυτούς ουδέν δυνατόν είναι των όπόσων εΐσίν αισθήσεις τε και
έπιστημαι) ; Epin., 985 α; cf. R. Ρετταζζονι, The All-knowing God, Londres,
1956, pp. 145-151.
5. Cf. Kahn, Anaximander, p. 98, r. 2 : « The accurate paraphrase of fr.
24 shows the hand of Theophrastus... »
62 Présocratiques
1. 3, 6,.977a, 36-38.
2. Cf. Stokes (ci-dessus, p. 403, n. 2), pp. 74-75.
3. In Phys., p. 23, 19-20 (Diels ; 21 A 31, p. 122, 13-14, et 21 Β 25 D.-K.).
4. Cf. Fränkel, Dichtung und Philosophie, p. 378, n. 11.
5. Cf. F. M. Cornford, Principium Sapienliae, Cambridge, 1952, p. 147.
6. Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologiquede la langue grecque, II, Paris,
1970, s.v. (à rapprocher de κράδη, « extrémité d'une branche » qui s'agite...).
tome (xxiv. — 1974 27
64 Présocratiques
seiner Einsicht » (Snell), ♦ con la volonta ehe procède del suo percipere »
(Untersteiner), cf. la paraphrase de von Fritz (ci-dessus, p. 410, n. 2), p. 230 : « He
shakes the world by the active will (or impulse) proceeding from his all-
pervading insight. »
1. Dichtung und Philosophie, p. 378, n. 11.
2. Cf. Snell, Die Entdeckung des Geistes, p. 190, n. 3.
3. Cf. Untersteiner, Senofane, p. clxix.
4. Cf. ci-dessus, p. 406.
5. Cf. Kirk, The Presocratic Philosophers, p. 170.
66 Présocratiques
sous ses pas lorsqu'il descend d'une montagne abrupte1. On n'a pas
assez remarqué, en revanche, que l'expression άπάνευθε πόνοιο,
même si elle n'est pas directement attestée chez Homère et Hésiode2,
correspond à une notion fondamentale de la théologie traditionnelle :
l'action des dieux, par contraste avec celle des hommes, est
caractérisée par une prodigieuse facilité, une absence complète d'efforts.
Ainsi, Apollon, Aphrodite ou d'autres dieux peuvent sauver leurs
héros favoris « même du plus loin », pourvu qu'ils le désirent, car
« ce n'est qu'un jeu » pour un dieu ou une déesse3. De même, au
chant 15 de l'Iliade, lors de l'attaque du mur des Achéens, on voit
Apollon faire crouler le talus et le renverser au milieu du fossé
« d'un coup de pied, sans effort (ρεΐα)... Il fait ensuite, et sans le
moindre effort (ρεΐα μάλα), crouler le mur des Achéens. Ainsi qu'un
enfant au bord de la mer se fait avec le sable des jouets puérils
qu'il s'amuse ensuite à abattre d'un coup de pied ou d'un revers de
main, ainsi tu abats, Phoïbos, ... ce qui avait coûté aux Argiens
tant de peine »4. Le rappel de cette miraculeuse aisance avec laquelle
les dieux accomplissent ce qu'ils veulent est déjà un lieu commun
— souvent exprimé à l'aide des adverbes ρεΐα et ρηιδίως5 — dans
la littérature épique, à laquelle l'ont emprunté les auteurs postérieurs,
y compris les philosophes6.
|
|
έξέπραξεν Ϊμ- | πας εδράνων άφ' αγνών. Sur les problèmes d'établissement du
texte, voir Rösler (ci-dessus, p. 410, n. 4), pp. 8-9 ; H. J. Rose, A Commentary
on the Surviving Plays of Aeschylus, I, Amsterdam, 1957, pp. 22-23.
4. Cf. Rösler, ibid., pp. 9, n. 22, et 10...
5. V. 5-8 (trad. Mazon). Rose (cf. ci-dessus, n. 3), p. 23, renvoie à
Od., 21, 420, où l'on voit Ulysse décocher la flèche de son arc « sans quitter
son siège » (αύτόθεν έκ δίφροιο καθήμενος), et, avec plus d'hésitation, à //.,
68 Présocratiques
C'est pour avoir méconnu cet état de choses, pour n'avoir pas
perçu l'orientation essentiellement polémique qui caractérise ce
fragment, tout comme les précédents, que les commentateurs se
sont trouvés aux prises avec des difficultés inextricables. Embarrassés
en effet, par les ressemblances frappantes que l'on aperçoit entre
la phrase de Xénophane et telle ou telle expression homérique,
convaincus que ces ressemblances ne sauraient être que superficielles,
et que par conséquent la véritable signification du fragment doit
se trouver ailleurs, la plupart des interprètes ont été ainsi
inévitablement conduits à attribuer à tout prix un contenu dogmatique
à ce fragment1. Mais alors, s'il faut vraiment chercher dans ce vers,
à la suite de Simplicius, la conception xénophanienne du νους divin,
et plus encore si l'on prétend y trouver, comme les exégètes modernes,
une définition précise du mode d'action de ce νους, on doit
reconnaître que le verbe κραδαίνειν nous en offre une image pour le
moins saugrenue, sinon tout à fait incompréhensible2. Il ne reste
plus dès lors d'autre alternative que de corriger arbitrairement le
texte3, ou d'imaginer, de toutes pièces, une théologie de Xénophane
qui donne un sens plausible à κραδαίνειν4. En revanche, l'emploi de
même, que la succession 25-26. Untersteiner (ibid., η. 54), de son côté, veut
donner à αλλά la valeur « inceptive » — pourtant beaucoup plus rare, surtout
en poésie, et presque confinée à quelques auteurs comme Xénophon et « Hip-
pocrate », cf. Denniston, ibid., pp. 21-23 — pour justifier l'ordre Β 25-24-23-26
qu'il croit pouvoir établir, en s'appuyant sur des arguments peu convaincants.
1. Voir en particulier Untersteiner, ibid., p. clxxiii ; après avoir rappelé
le rapprochement souvent signalé entre πάντα κραδαίνει et //., 1, 524-530, il
ajoute : « Ma non credo metodico rifarsi ail' Omero antropomorfica : Senofane
non poteva attribuire al suo dio caratteristiche del dio antropomorfico, ehe
egli nega, non solo polemizzando direttamente contro Omero ed Esiodo, ma
anche quando rappresenta il suo dio... » II est bien vrai que la polémique contre
la théologie homérico-hésiodique trouve place de façon plus ou moins explicite
dans lous les fragments religieux — et pas seulement dans Β 11-17. Mais cela
n'implique en aucune façon que tous les traits des dieux populaires sont
purement et simplement effacés ; bien plutôt faut-il dire qu'ils sont corrigés et
remodelés pour nous offrir une image plus cohérente et intellectuellement
acceptable.
2. Cf. Calogero (ci-dessus, p. 408, n. 1), p. 36 sq. : κραδαίνειν ne donne aucun
sens plausible ; que pourrait signifier l'affirmation que Dieu ♦ secoue toutes
choses »? « tra svettamento délie foglie di fico e ondeggiamento délie anche di
una danzatrice di cordace. si ammeterà ehe Senofane non aveva da trovare
immagini molto adatte per la cosmica attività del suo Dio » (p. 40).
3. Voir ci-dessus, pp. 417-418.
4. Le cas extrême, à cet égard, est représenté par l'interprétation d'UNTER-
steiner, ibid., pp. clxxiii-clxxv : κραδαίνειν, chez Homère, se dit surtout
de la lance qui vibre en s'enfonçant dans le sol ou en atteignant son objectif
(cf. //., 13, 504 ; Od., 16, 614 ; //., 17, 523-524) ; cette « vibration énergétique »
a quelque chose de sacré, même si le poète n'en est pas conscient. La même
signification doit expliquer l'emploi du mot dans le vers de Xénophane, car
son dieu, qui représente l'antique divinité préhellénique de la Terre, « peut être
RPhilos, 164, 1974 73
qui sont venus s'y ajouter dans la théologie des poètes et les croyances
populaires1.
Le fragment 26, que Simplicius cite dans le même contexte que
Β 252, était-il directement relié, à l'origine, à ce dernier fragment3,
soit qu'il le précédât immédiatement, soit qu'il le suivît de peu* ?
Même s'il semble impossible d'en décider catégoriquement, on ne
contestera pas, du moins, qu'il y ait un rapport étroit entre les deux
phrases : si le caractère distinctif de l'action divine est de s'exercer
à distance, il s'ensuit que la divinité n'a pas besoin de se mouvoir,
mais ce toujours il [Dieu] reste à la même place, sans se mouvoir du
tout, et il ne lui convient pas de se déplacer tantôt ici, tantôt là »
(αιεί δ'έν ταύτω μίμνει κινούμενος ουδέν | ουδέ μετέρχεσθαί μιν έπι-
πρέπει, άλλοτε άλλη).
Les critiques s'accordent généralement à reconnaître l'intention
polémique qui transparaît dans ces vers. Xénophane a
manifestement en tête les représentations homériques du va-et-vient des
dieux, tels Zeus ou Poséidon se rendant chez les Ethiopiens6, ou
d'autres se déplaçant ici et là pour réaliser leurs desseins, par
exemple sur le champ de bataille, où leur présence ou leur absence
décide du sort de leurs favoris*. Plus précisément, il critique
l'imagerie selon laquelle « la célérité du mouvement des dieux est le
signe de leur puissance »'. Chez Homère, en effet, Iris est une
messagère des dieux aussi rapide que le vent, et Hermès, dépêché par
Zeus auprès de Priam, a tôt fait de parvenir en Troade, grâce à ses
« sandales divines »8. Athéna, de son côté, munie des mêmes sandales9,
plonge avec la rapidité du vent des cimes de l'Olympe vers Ithaque,
et Zeus lui-même, pourtant moins mobile que les autres Olym-
1. Cf. les anecdotes rapportées par Aristote, Rhél., II, 23, 1399 h 5-9 et
1400 5 6-9 (21 A 12 et 13 D.-K.), et Psi-udo-Plutarque, fr. 179 (Sandbach ;
21 A 32, p. 122, 23-25 D.-K.), et voir à ce sujet mon article Xénophane critique
des poètes (ci-dessus, p. 409, n. 1).
2. In Phys., p. 23, 10 (Diels ; 21 A 31, p. 122, 7 D.-K.).
3. Cf. Reinhardt, Parménides, p. 112, n. 1 : Simplicius pourrait avoir
dissocié, pour les besoins de son interprétation, des vers qui se suivaient
immédiatement dans l'original.
4. Voir ci-dessus, p. 425, n. 3.
5. Cf. //., 1, 423-424 ; 23, 205-207; Od., 1, 22-26.
6. Cf. Untersteiner. Senofane, p. clxxxv, avec n. 65-67 ; Gigon, Der
Ursprung der griech. Phil., p. 188.
7. Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 52.
8. Cf. //., 5, 353 (Iris ποδήνεμος) ; 24, 340 sq., cf. Od., 5, 44-46.
9. Cf. Od., 1, 96 sq. C'est le seul passage où les sandales, qui font
habituellement partie de l'attirail d'Hermès, sont attribuées à une autre divinité, sans
doute parce que celle-ci remplit momentanément la fonction de messager des
Olympiens ; les « sandales divines » sont donc le symbole de la célérité de ceux
qui transmettent les volontés des dieux.
RPhilos, 164, 1974 75
piens1, ne s'en déplace pas moins, à l'occasion, sur un char tiré par
deux coursiers « au vol rapide », pour se rendre sur l'Ida, où il
s'assied tout seul dans l'orgueil de sa gloire2. En substituant à ces
images celle d'un Dieu parfaitement immobile, Xénophane ne fait
en somme que porter une fois de plus à la limite les représentations
traditionnelles3 : si Dieu ne doit ressembler à l'homme par aucun
trait, si sa nature doit être qualitativement, et non plus
quantitativement distincte de celle des hommes4, alors il est absurde de
le faire se déplacer, même avec la rapidité du vent, puisqu'il est
capable d'« ébranler toutes choses » par la seule impulsion de sa
volonté. L'immobilité n'est qu'une conséquence de la radicalisation
que Xénophane fait subir au concept traditionnel de la divinité.
Mais cette explication n'a pas paru suffisante à la plupart des
commentateurs. L'un d'eux, après avoir noté qu' « à première vue »
le fragment s'inscrit dans le cadre de la polémique dirigée contre les
représentations mythiques traditionnelles, ajoute cette phrase
révélatrice : « Naturellement on s'est également avisé que le fragment
devait avoir une signification métaphysique, à côté de cette valeur
polémique »5. L'affirmation de l'immobilité de Dieu, comme
l'expression νόου φρενί dans Β 25, aurait donc nécessairement un contenu
spéculatif, et devrait nous renseigner sur la conception de l'essence
divine qu'avait élaborée Xénophane. Il est curieux de constater
qu'une fois de plus les niodernes n'ont fait sur ce point qu'emboîter
le pas aux anciens, en l'occurrence à Simplicius, citateur et premier
commentateur du fragment, dont il nous offre une interprétation
aussi résolument spéculative que celle de Β 25. Pour lui, en effet,
l'immobilité que Xénophane attribue à la nature divine n'est pas
l'absence de mouvement, mais un état qui transcende à la fois le
mouvement et l'absence de mouvement6. Parallèlement, les modernes
ont souvent interprété Γ « immobilité » dont parle ici Xénophane
comme l'immutabilité qui caractérise l'essence divine. Ainsi, Fränkel
1. Voir ci-dessus, p. 422, avec n. 5.
2. Cf. //., 8, 41-52. Il n'est pas impossible que Xénophane ait pensé au
vers 51 (αυτός δ'έν κορυφησι καθέζετο κύδεϊ γαίων) en écrivant le premier vers
de Β 26 (cf. également //., 15, 106, ci-dessus, p. 421, n. 5).
3. Cf. ci-dessus, p. 425.
4. Ci-dessus, p. 409.
5. Untersteiner, Senofane, pp. clxxxiv-clxxxv. Cf. Reale (ci-dessus,
p. 401, n. 2), p. 73 : « Lasciando il signiflcato polemico del frammento... è bene
notare alcuni interessanti rilievi di moderni studiosi, ehe ne approfondiscono il
significato speculativo. »
6. Cf. In Phys., p. 23, 9-14 (Diels ; 21 A 31, p. 122, 7-9 D.-K.) : ώστε και
δταν έν ταύτψ μένειν λέγη και μή κινεϊσθαι, άεί 8' ... άλλη [Β 26], ού κατά τήν
ήρεμίαν τήν άντικειμένην τη κινήσει μένειν αυτό φησιν , άλλα κατά τήν άπό
κινήσεως καΐ ηρεμίας έξηρημένην μονήν.
76 Présocratiques
1. Dichtung und Philosophie, p. 378. Cf. Zeppi (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 14.
2. Cf. Aristote, Phifs., V, 1, 225 α 34 sq., et voir Guthrie, A History...,
I, p. 382.
3. Cf. déjà Aristote, Mélnph., I, 5, 986 b 17 sq. ; Timon de Phlious,
fr. 60, 2 (Diels ; 21 A 35, p. 124, 1 D.-K.), et voir Kirk, The Presocratic
Philosophers, p. 170, n. 1. Voir également Reinhardt, Parménides, p. 114 sq.
4. Cf. Gigon, Untersuchungen zu Heraklil, p. 154 : « Auch das [die
Unbeweglichkeit Gottes] ergibt sich als Konsequenz aus der vollkommenen
abstrakten Kugelgestalt... »
5. Cf. Guthrie, A History, I, p. 381 ; Untersteiner, Senofane, p. clxxxvii :
« ... in quanto ovunque présente non è soggetta a movimento proprio... il dio
di Senofane, ovunque diffuso, non si muove : è già dappertutto. Soltanto
S. non dice esplicitamente : poiché dio è ovunque, non ha bisogno di muoversi ;
ma lo sottintende... il suo dio... si afferma come diffusione infinita nell' astra-
zione del concetto negativo κινούμενος ουδέν, ehe una terminologia piu tecnica
tradurrà in ακίνητος : il pensiero è già in S., comme piu espressamente diverrà
in Parmenide... »
RPhilos, 164, 1974 77
identité, car « comment Dieu pourrait-il être dit immobile, s'il est
identique à un monde qui est censé lui-même se mouvoir s1 ? Ces
exégèses contradictoires donnent inévitablement à penser que le
contenu dogmatique que l'on prétend découvrir dans le fragment
n'en ressort sans doute pas avec une évidence indiscutable, et
pourrait bien, une fois de plus, lui avoir été abusivement imposé par les
interprètes anciens et modernes2.
Peut-être est-ce la conscience de ces difficultés qui a suggéré à
d'autres de chercher une explication différente, d'ordre religieux,
et non plus métaphysique, de cette immobilité que Xénophane
attribue à l'être divin3. C'est le critère de la « convenance », mentionné
dans le seaond vers, auquel font écho plusieurs textes doxogra- (C
phiques4, qui non seulement fournirait la clé du fragment, mais
devrait même être regardé comme le « ressort religieux » de toute la
pensée de Xénophane. L'immobilité serait assignée à Dieu parce
qu'elle est une marque de dignité. Or, la dignité, la bienséance
divines (το πρέπον τω θεω, θεοπρεπές) doivent être préservées
en toutes circonstances, selon l'exigence de Xénophane, expression
authentique de la religiosité du temps, comparable à celles que
nous offre en particulier Pindare5. Ainsi le verbe έπιπρέπειν, bien
qu'on ne le rencontre dans aucun autre fragment, se révélerait
comme le critère qui fonde toute la critique xénophanienne de
l'anthropomorphisme, le leitmotiv qui commande toutes ses réflexions
sur les dieux et les critiques qu'il adresse à la théologie homérico-
hésiodique ; « les vilenies des dieux d'Homère et d'Hésiode sont
incompatibles avec la grandeur morale du Divin : vêtements,
discours, forme humaine, naissance ne conviennent pas à sa nature »e.
1. Kirk, ibid., p. 172. Voir aussi Reale (ci-dessus, p. 402, n. 1), pp. 115-116.
2. Voir ci-dessus, pp. 407 et 411-412.
3. Cf. Gigon, Der Ursprung der griechischen Philosophie, p. 188 : « Es ist
ein religiöses Motiv, das ursprünglich der Gottheit das Attribut der
Unbewegtheit gibt. »
4. Cf. Pseudo-Plutarquf., fr. 179 (Sandbach ; 21 A 32, p. 122, 23 D.-K.) :
ού γαρ δσιον δεσπόζεσθαί τίνα των θεών... ; Pseudo-Aristote, De Melisso,
3, 3, 977 α 24 (21 A 20, p. 117 D.-K.) : ενα φησίν αύτον προσήκειν είναι...;
Aristote, Bhét., II, 23, 1399 b 5 (21 A 12 D.-K.) : ομοίως άσεβοϋσιν οι γενέσθαι
φάσκοντες τους θεούς τοϊς άποθανεϊν λεγουσιν. Voir Deichgräber (cf. ci-dessus,
p. 401, n. 1), p. 28; Dreyer (ci-dessus, p. 411, n. 5), p. 21, n. 59.
5. Cf. Deichgräber, ibid., p. 29.
6. Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 57 ; cf. Dreyer, ibid., p. 21 :
« Dieses Kriterium ist für X. Leitmotiv für alle Aussagen über die Götter, in
denen er Kritik an Homer und Hesiod übt. So heisst es z. B. Frg. 11 und 12,
Homer und Hesiod hätten den Göttern alles angehängt, was (sogar schon)
bei den Menschen Schimpf und Tadel einbringt : Stehlen, Ehebrechen und
einander Betrügen. Dies seien έργα άθεμίστια (frag. 12), also Handlungen, die
78 Présocratiques
gegen den herkömmlichen Brauch, gegen das Gesetz verstossen. Was sogar schon
bei den Menschen nicht θέμις ist, ist erst recht nicht bei den Göttern erlaubt. »
1. Jaeger, ibid., pp. 56-57. Sur le critère de la convenance, voir également
Corbato (ci-dessus, p. 401. n. 1), pp. 228, 234, 243 ; Unterstf.inur, Senofane,
p. clxxxviii, avec n. 79.
2. Chez les Stoïciens, τό πρέπον se confond avec le bien moral, cf. M. Pohlenz,
Die Stoa, I, Göttingen, 1948, p. 201 ; Der hellenische Mensch, Göttingen, 1946,
p. 267 ; Τό πρέπον. Ein Beitrag zur Geschichte des griechischen Geistes,
Nachrichten der Gölling. Gesellschaft der Wissenschaften, phil.-hist. Kl., 1933,
p. 53 sqq., maintenant dans Kleine Schriften, I, Hildesheim, 1965, pp. 100-139.
3. Cf. Od., 24, 252 ; Pindare, Pylh., 8, 44 ; Sophocle, EL, 644 ; Pindark,
Isthm., 5, 16.
4. Cf. Th. Gomperz, Greek Thinkers, I, Londres, 1901, p. 159 : « It is a
striking phrase, but it obviously means nothing more than that the chief of
the gods must not hurry officiously to and fro like an obsequious serving-man... »
RPhilos, 164, 1974 79
καλόν). Cf. aussi //., 1, 547 ; 8, 431 ; 10, 440 ; 14, 212 ; 19, 21 sq. ; Hymne horn,
à Démêler, 83 sq., et voir Dreyer (cf. ci-dessus, p. 411, n. 5), pp. 11-20.
2. Cf. Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 57.
3. Cf. Gomperz, Greek Thinkers, I, p. 159 : « At this point, we cannot help
smiling at the sight of the stout assailant of anthropomorphism made the
victim of an anthropomorphic attack » ; K. Freeman, The Pre-Socralic
Philosophers, Oxford, 1966 (1946), p. 96 sq.; Dreyer, ibid., p. 22.
tome clxiv. — 1974 2S
80 Présocratiques
ist auch die beste ; umständliche Theorien sind überflüssig und absurd...
Manchmal ist man geradezu an Epikur erinnert... » Voir aussi ibid., p. 177
(« ... Misstrauen gegen alle Konstruktivität... souveräne Unbekümmertheit in
der Wahl der Erklärungen der Phänomene... ironisch karikierende Polemik »),
et H. Fränkel, Xenophanesstudien, Hermes, 60 (1925), maintenant dans
Wege und Formen des frühgriechischen Denkens, 2e éd., Munich, 1960, surtout
pp. 339-341. Voir aussi S. Zeppi, Senofane antiionico e presofista, dans Studi ι /■■
sulla filosofiai presocralica Florence, 1962, notamment p. 30 sq. [ j
1. Cf. Kerschensteiner, Kosmos, p. 88 : « Des naturwissenschaftlichen
Rüstzeugs der Milesier bedient sich X., soweit es für seine Zwecke taugt :
zu zeigen, dass diese Phänomene nicht anthropomorphe Gottheiten sind »
(ainsi dans Β 32 et A 39 D.-K.). L'ambiguïté de cette attitude à l'égard de la
science contemporaine explique peut-être un détail qui a embarrassé les
critiques. Deux textes de Diogène Laërce nous apportent des renseignements qui
semblent contradictoires, à propos du jugement porté par Xénophane sur son
illustre prédécesseur Thaïes. Selon l'un (IX, 18; 21 A 1, p. 113, 20 D.-K.),
ce dernier serait l'un de ceux dont Xénophane aurait expressément combattu
les vues (άντιδοξάσαι τε λέγεται Θαλή), tandis que selon l'autre (I, 23 ; 21 Β
19 D.-K.), il aurait, tout comme Hérodote, manifesté de l'admiration pour
la façon dont Thaïes avait su le premier prévoir les éclipses (δθεν καΐ αυτόν
[seil. Θαλην] και Ξ. καΐ 'Ηρόδοτος θαυμάζει). On essaie d'ordinaire de résoudre
la diiïîculté en prétendant que θαυμάζειν est à prendre dans le sens ironique,
étant donné que « les conceptions de Xénophane excluaient absolument la
possibilité de prévisions astronomiques » (P. Albertelli, Gli Eleati. Tesli-
monianze e frammenli, Bari, 1939, p. 70, n. 1 ; cf. Untersteiner, Senofane,
p. 133 ; Zeppi, ibid., p. 39 ; Steinmetz, Xenophanesstudien^, p. 15, n. 6). Mais
les vues scientifiques de X. sont loin d'être toujours cohérentes (cf. en
particulier A 38, 40, 41 a D.-K., et voir Gigon, ci-dessus, p. 436, n. 7) ; d'autre part,
si θαυμάζει était pris ironiquement, on peut penser que le citateur (Eudème,
fr. 144, Wehrli) l'aurait signalé, et surtout, comment le verbe pourrait-il être
ironique quand il s'agit de Xénophane, mais non quand il s'agit d'Hérodote
(cf. I, 74) ? Il n'est nullement invraisemblable, en revanche, que Xénophane
ait admiré l'aptitude de Thaïes à prévoir le phénomène de l'éclipsé, en le
dépouillant ainsi du halo mythique dont l'entouraient les croyances populaires
(cf. Archiloque, fr. 74, Diehl : 82 Lasserre-Bonnard ; Pindare, fr. 107, Snell :
Péans 9, p. 131, Puech), tout en rejetant les théories physiques ou
cosmologiques du Milésien.
84 Présocratiques
connaîtra jamais au sujet des dieux comme de ce que je dis sur toutes
. choses » (Και το μεν ούν σαφές ουτις άνήρ ΐδεν ουδέ τις εσται | είδώς άμφί
λ ' £ θεών/και άσσα λέγω περί πάντων)1. Bien plus : ce texte ne prouve
pas seulement qu'il n'y a aucune raison de faire à la théologie un sort
privilégié par rapport aux autres sujets dont pouvait traiter Xéno-
phane dans ses poèmes ; il justifie surtout l'interprétation proposée
ci-dessus pour les fragments 23 à 26, et les conclusions qu'on en a
tirées sur la « théologie » de Xénophane. S'il était convaincu que
nul ne connaissait ni ne connaîtrait jamais la vérité « sur les dieux »,
celui-ci n'a pas pu en effet faire d'exception pour lui-même, quelque
répugnance que la critique moderne ait eue à l'admettre2. Et s'il
est vrai qu^cpl θεών ne peut en aucun cas s'appliquer
exclusivement aux dieux de la religion traditionnelle3, mais embrasse
nécessairement la totalité du domaine théologique, alors il faut bien
admettre que c'est Xénophane lui-même qui nous invite à ne pas
1. Pour le second vers, la construction άμφΐ θεών τε καί [τούτων] άσσα λέγω
περί πάντων paraît préférable à celle qu'adopte la majorité des traducteurs
(άμφί θεών τε καΐ περί πάντων άσσα λέγω, ainsi Diels-Kranz, cf. Zeller, Phil,
der Griechen, I, l5, p. 549, n. 2), à la fois parce que l'ordre des mots y est plus
satisfaisant (περί πάντων est à sa place normale), et parce que la présence de
la préposition περί s'y justifie mieux (la répétition άμφί θεών τε καί περί πάντων
aurait quelque chose d'insolite, cf. Kühner-Gerth — ci-dessus, p. 404, n. 3 —
I, pp. 548 sq.). La troisième solution, qui fait dépendre άμφί θεών et περί πάντων
de άσσα λέγω, lui-même régime de είδώς (cf. Wilamowitz, Kleine Schriften,
IV, Berlin, 1962, pp. 407 sq. ; Untersteiner, Senofane, p. ccxxi ; A. Rivier,
Remarques sur les fragments 34 et 35 de Xénophane, Revue de Philologie, 30,
19b6, p. 41, n. 1) se heurte à deux difficultés graves : 1. L'ordre des mots, et
surtout la place de τε... καί ; 2. Le parallélisme άμφί θεών — περί πάντων,
logiquement erroné, puisque les dieux ne devraient pas être mis sur le même plan
que le tout dont ils font partie (dans les deux autres constructions, il y a
complémentarité, et non parallélisme des deux expressions).
2. Cf. notamment Deichgräber (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 30; Gigon,
Der Ursprung..., p. 19 ; S. Zeppi, II pensiero di Senofane, dans Studi sulla
filosifia presocralica, Florence, 1962, p. 1 sq. ; von Fritz, Xenophanes, col.
1557-1558 : l'interprétation ancienne de Β 34 (Sextus Empiricus) ne peut
être correcte, « da X. unmöglich von den Ansichten über die Götter, die er
immer wieder mit solchem Nachdruck ausgesprochen und den landläufigen
Meinungen über die Götter entgegengesetzt hatte, sagen kann, er habe damit
vielleicht zufällig die Wahrheit getroffen, aber wenn dies der Fall sei, dann
wisse er es nicht » ; raisonnement méthodologiquement contestable, car s'il y a
contradiction entre Β 34 et les fragments théologiques, on doit mettre en
question, pour la résoudre, aussi bien l'interprétation des seconds que celle
du premier.
3. « Aucun homme n'a connu ni ne connaîtra jamais l'exacte vérité au sujet
des dieux [des croyances populaires] » n'aurait aucun sens et contredirait de
façon flagrante les fragments dans lesquels l'auteur des Silles critique les dieux
de la religion conventionnelle, cf. Kirk, The Presocratic Philosophers, p. 180.
La solution proposée par Zeppi, ibid., p. 6 sq. — Β 34 ne s'appliquerait pas au
θεός de Β 23-26, mais à des θεοί dépourvus de toute réalité objective (cf. déjà
Deichgräber, ibid., p. 31) — se heurte notamment au fait que X. n'a jamais
fait de distinction stricte entre θεός et θεοί (cf. ci-dessus, pp. 404 sq., 407 sq.).
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