D. Babut - Sur La "Théologie" de Xénophane.

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Collection de la Maison de l'Orient

méditerranéen ancien. Série


littéraire et philosophique

Sur la « théologie » de Xénophane


Monsieur Daniel Babut

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Babut Daniel.Babut Daniel. Sur la « théologie » de Xénophane. In: Parerga. Choix d’articles de Daniel Babut (1974-1994) Lyon
: Maison de l'Orient et de la Méditerranée Jean Pouilloux, 1994. pp. 47-86. (Collection de la Maison de l'Orient méditerranéen
ancien. Série littéraire et philosophique, 24);

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Revue Philosophique, 164, 1974 47

Sur la « théologie » de Xénophane

Les fragments théologiques de Xénophane, où l'on s'accorde


généralement à voir l'apport le plus important du philosophe-poète
de Colophon à l'histoire de la pensée grecque, sont traditionnellement
divisés en deux groupes : d'un côté ceux qui auraient une
signification purement négative et critique (B 11-17 Diels-Kranz), de
l'autre ceux auxquels on pourrait attribuer une signification positive
(B 23-26 D.-K.), c'est-à-dire dans lesquels Xénophane exposerait
les principes d'une théologie constructive, substituée à la théologie
traditionnelle1. Bien que cette distinction puisse paraître commode,
et son adoption sans influence sur l'interprétation de ces textes, il
importe de se demander si elle est justifiée, et sur quoi elle est fondée.
Sur ce dernier point, on ne peut manquer de remarquer que cette
dichotomie des fragments théologiques recoupe exactement leur
répartition, chez les plus récents éditeurs, entre les deux principales
œuvres que la tradition attribue à Xénophane, le recueil satirique
des Silles2 et le poème didactique Sur la nature (Περί φύσεως)3.
Or, il se trouve que l'existence de cette dernière œuvre, qui n'est

1. Cf. notamment J. Adam, The Religious Teachers of Greece, Edimbourg,


1908, pp. 200 et 208 ; Κ. Deichgräber, Xenophanes περί φύσεως, Rheinisches
Museum, 87 (1938), p. 25 sq. ; C. Corbato, Studi senofanei, Annali Irieslini,
22 (1952), pp. 217, 225 ; G. S. Kirk-J. Ε. Raven, The Presocratic Philosophers, .
Cambridge, 1963 (1957), pp. 168-169; S. Zeppi, II pensieroHi Senofane, dans W '
Studi di ftlosofia presocratica, Florence, 1962, p. 8 ; Senofane antiionico e
presoflsta, ibid., p. 46 ; W. K. C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, I,
Cambridge, 1962, pp. 370 (« Destructive criticism ») et 373 (« Constructive
theology ») ; K. von Fritz, Xenophanes, RE, IX A 2, 1967, col. 1546 : « Man
kann sie [se. die theologischen Fragmente] einteilen in polemische, die sich
gegen die landläufigen Vorstellungen von den Göttern wenden, und positive,
in denen X. seine eigene Überzeugung von Wesen und Gestalt der Götter oder
Gottes Ausdruck bringt. »
2. Ce titre n'est pas nécessairement original, cf. M. Untersteiner, Senofane.
Teslimonianze e frammenti, Florence, 1955, p. ccxli ; G. Reale, dans E. Zeller-
R. Mondolfo, La filosofia dei Greci nel suo soiluppo storico, I, 3, Florence, 1967,
pp. 66-67.
3. Cf. H. Diels-W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokraliker*, Berlin, 1951 :
B 10-21 a, et peut-être 22, attribués aux Silles ; B 23-41, au Π. φύσεως ; de
même Untersteiner, ibid.
tome CLXiv. — 1974 26
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attestée que par des sources tardives et sans grande autorité1, a été
fortement contestée par la critique moderne2, et bien que les
arguments avancés à ce sujet ne semblent pas décisifs, il serait imprudent
d'affirmer aujourd'hui que Xénophane était bien l'auteur d'un
poème philosophique portant ce titre. De toute façon, même s'il en
allait autrement, nous n'aurions aucun moyen de répartir les
fragments entre les deux œuvres3, ni non plus de raison déterminante
d'admettre que l'orientation de l'une fût exclusivement polémique, tandis
que le contenu de l'autre aurait été dogmatique. Bien plus, il est peu
vraisemblable qu'un auteur ait jamais fait rigoureusement le départ
entre la critique d'opinions ou de croyances qu'il juge erronées et
l'exposé de ses propres vues en la matière4. Ainsi, aucun critère
extrinsèque ne justifie la division habituelle entre des fragments de nature
purement critique et d'autres qui nous feraient connaître la propre
doctrine théologique de l'auteur. Reste à déterminer si cette division
peut s'appuyer, en quelque mesure, sur le texte même des fragments.
La plus ancienne interprétation du fragment 23 est celle de
l'auteur même à qui nous devons la citation, Clément d'Alexandrie.
A l'appui de sa thèse selon laquelle les philosophes grecs n'ont fait
que répéter des doctrines empruntées aux Hébreux, il note en effet
que « Xénophane de Colophon, qui enseigne que Dieu est unique
et incorporel, dit en propres termes : Dieu est un. le plus grand
parmi les dieux et les hommes, ne ressemblant nullement aux
mortels par la stature ni par la pensée »5. Autrement dit, il interprète
είς θεός comme une profession de monothéisme, en considérant
la suite du vers comme une formule qu'il ne faut pas prendre à la
lettre et qui n'implique donc pas l'existence d'une pluralité de
dieux ; d'un autre côté, de l'expression ούτι. δέμας θνητοΐσιν
όμοίιος il déduit que le Dieu de Xénophane diffère d'abord de
l'homme par sa nature incorporelle*. Naturellement, cette interpré-

1. Schol. Genau, ad Φ, 196 (Cratès de Mallos, fr. 32 a, Mette, cf. 21 Β 30


Diels-Kranz) ; Pollux, VI, 46 (21 Β 39 D.-K.). Cf. Stobée, I, 10, 12 (21 A 36
D.-K.).
2. Cf. en dernier lieu Reale, dans Zeller-Mondolfo (ci-dessus p. 401, n. 2),
pp. 69-71 ; P. Steinmetz, Xenophanesstudien, Rheinisches Museum, 109 (1966),
pp. 54-68 ; Κ. von Fritz, Xenophanes (ci-dessus p. 401, n. 1), col. 1545-1546.
3. Cf. Guthrie, A History..., I, p. 366.
4. Cf. von Fritz, Xenophanes, col. 1545.
5. Stromates, V, 109, 1 : Ξ. 6 Κολοφώνιος διδάσκων δτι εϊς καΐ ασώματος
ό θεός επιφέρει ' εις θεός, £ν τε θεοΐσι καΐ άνθρώποισι μέγιστος, | οοτι δέμας
θνητοϊσιν όμοίιος ουδέ νόημα.
6. Cf. déjà Timon de Phlious, fr. 60, 2-3 (Diels : 21 A 35 D.-K.) : ... τόν ...
θεόν ... νοερώτερον ή νόημα; Diogène Laërce, IX, 19 (21 A 1, p. 113, 26-27
D.-K.) : σύμπαντα τε είναι νουν καΐ φρόνησιν [se. τόν θεόν]. Voir Steinmetz
(ci-dessus, n. 2), p. 54.
RPhilos, 164, 1974 49

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XËNOPHANE 403

tation est unanimement rejetée par les modernes : outre que la


notion d'une nature purement spirituelle n'est guère concevable
à l'époque de Xénophane, il est facile d'objecter que δέμας ne désigne
pas le corps, pas plus chez Xénophane que dans la langue épique1,
et qu'en tout état de cause, nier que Dieu soit semblable à l'homme
par le δέμας n'équivaut en aucune façon à nier qu'il ait un δέμας —
pas plus qu'on ne lui refuse toute pensée en niant qu'il soit semblable
à l'homme par la pensée. Mais s'ils sont d'accord pour rejeter
l'exégèse de Clement, les philologues sont loin d'être unanimes
sur le sens qu'il faut reconnaître au fragment qu'il nous a transmis.
Le premier vers, en particulier, a fait l'objet de multiples
discussions2, qui n'ont cependant pas suffi à résoudre la difficulté
fondamentale à laquelle se heurte tout essai d'interprétation : la
contradiction apparemment flagrante entre l'affirmation de l'unité divine
et la mention d'une pluralité de dieux. Sans entrer dans le détail
du débat, on se contentera de remarquer que, d'un côté, toutes les
interprétations de type monothéiste se brisent contre l'écueil de
la formule εν τε θεοΐσι και άνθρώποισι μέγιστος, sans parvenir à
la neutraliser. Wilamowitz, il est vrai, estimait que seule
l'ignorance du grec peut faire percevoir une contradiction dans une
phrase de ce genre, où l'expression antithétique n'a pas à être prise
à la lettre et n'a d'autre objet que de souligner la portée universelle
de l'affirmation : « le plus grand parmi les dieux et les hommes »
serait un simple équivalent de « le plus grand qui se puisse concevoir »,
et la formule serait à considérer comme un exemple du mode
d'expression antithétique ou contrastée (polare Ausdrucksweise)
si courant dans le style grec archaïque3. Mais l'explication ne rend

1. Cf. 21 Β 14, 2 D.-K., où δέμας est mentionné après έσθητα et φωνήν,


ce qui montre bien qu'il s'agit d'un caractère physique parmi d'autres, et
surtout Β 15, 4-5, où le mot est expressément distingué de σώματα ; on ne peut
donc le rendre par « corps », comme le font plusieurs traducteurs (Voilquin,
Kirk, Freeman, Guthrie), mais par « stature » ou « forme » (cf. Kranz : Gestalt,
Untersteiner, figura, aspetto ; Guthrie écrit body en Β 23, mais shape et form
en Β 14 et 15), conformément à l'usage épique (cf. p. ex. //., 1, 115; Od., 5,
211-212; Hésiode, Théog., 260, et voir B. Snell, Die Entdeckung des Geistes,
2e éd., Hambourg, 1955, pp. 22-23 ; A. W. H. Adkins, From the Many to the
One, Londres, 1970, p. 21.
2. Cf. en dernier lieu W. Pötscher, Zu Xenophanes fragm. 23, Emerita,
32 (1964), pp. 1-13 ; Reale, dans Zeller-Mondolfo, pp. 84-88 ; M. C. Stokes,
One and Many in Presocratic Philosophy, Washington, 1971, pp. 76-79.
3. Euripides, Heracles, II, Berlin, 1889, p. 246. Cf. aussi, entre autres,
J. Burnet, L'aurore de la philosophie grecque {Early Greek Philosophy, Londres,
1892), Paris, 1919, p. 143, n. 3 ; E. Zeller, Die Philosophie der Griechen in
ihrer geschichtlichen Entwicklung, I, Ie, hrsg. von W. Nestle, Leipzig, 1920,
p. 650 sq. ; F. Ueberweg, Grundriss der Geschichte der Philosophie : I.
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404 REVUE PHILOSOPHIQUE

pas compte de ce que la phrase de Xénophane a justement de


particulier : de Zeus, Homère peut affirmer sans se contredire qu'il
est « au-dessus des dieux aussi bien que des hommes »*, tandis que
« le plus grand parmi les dieux et les hommes » devient un pur non-
sens quand il s'agit d'un Dieu unique2. D'un autre côté, les
interprétations polythéistes n'ont pas moins de peine à se débarrasser
de l'expression εϊς θεός, et n'y parviennent qu'au prix d'artifices
qui ne sont pas plus convaincants3. Si Xénophane avait seulement
voulu opposer un Dieu suprême à des dieux inférieurs4, rien ne lui
était plus facile que de marquer le statut particulier du premier sans
tomber dans la contradiction, comme le montrent les parallèles
offerts par d'autres auteurs5. Par ailleurs, dans cette hypothèse,
l'expression paraîtrait singulièrement gauche, car έν θεοΐσι ne
saurait s'appliquer ni aux dieux anthropomorphes des croyances
traditionnelles* — - car le Dieu suprême, qui en est l'antithèse absolue,
ne saurait être appelé le plus grand d'entre eux — , ni à des dieux
secondaires d'une espèce nouvelle — car alors, pourquoi Xénophane

Die Philosophie des Altertums, 12e éd.. hrsg. von K. Praechter, Berlin, 1926,
/"f i3 P· 54 ; Diels-Kranz (ci-dessus, p. 40*, n. fj, p. 135, app. crit. ; Kirk-Raven,
The Presncralic Philosophers, p. 170; G.E.R. Lloyd, Polarity and Analogy, Two
Types of Argumentation in Early Greek Thought, Cambridge, 1966, p. 92,
avec n. 2.
1. Cf. //., 19, 94-95 : ... Ζην' ... τόν περ άριστον | ανδρών ήδέ θεών φασ'
έμμεναι.
|

2. Cf. Guthrie, A History..., I, p. 375, avec n. 2.


3. Cf. notamment Corbato (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 235 : εις n'aurait
pas la valeur numérale habituelle, mais renforcerait seulement le superlatif
μέγιστος, comme par exemple dans //., 12, 243 (εΤς οιωνός άριστος...); il faudrait
donc traduire « le dieu le plus grand possible parmi les dieux et les hommes ».
Mais, outre qu'on attendrait plutôt dans ce cas εις μέγιστος έν θεοΐσι, la position
emphatique de εις, en début de vers, et son éloignement du superlatif rendent
cette construction bien peu vraisemblable (comparer les exemples relevés par
Corbato lui-même dans la n. 65, et voir R. Kühner-B. Gerth, Ausführliche
griechische Grammatik, I4, Leverkusen, 1955, p. 28 ; Liddel-Scott-Jones,
s.v.. 1, b : εϊς n'est jamais séparé du superlatif, dans cette construction, par
plus d'un ou deux mots). Stokes (cf. ci-dessus, p. 403, n. 2) va jusqu'à à affirmer
que cette construction de εις avec μέγιστος est la seule possible (p. 77), ce qui ne
l'empêche pas de soutenir un pou plus loin (p. 83) que ni Platon ni Aristote
n'ont compris « la signification obvie et courante » de l'expression employée
par Xénophane !
4. Cf. p. ex. Th. Gomperz, Greek Thinkers, Τ, Londres, 1901, p. 160 sq.
5. Cf. notamment Maxime de Tyr, XI, ha (Hobein) : ... θεός εις πάντων
βασιλεύς καί πατήρ, και θεοί πολλοί θεοϋ παίδες, συνάρχοντες θεοϋ, et surtout
[Onatos] chez Stobée, I, 48 (Wachsmuth ; cf. The Pythagorean Texts of the
Hellenistic Period, collected and edited by H. Thesleff, Abo, 1965, p. 139,
11-13) : δοκέει δέ μοι καί μή εΤς εΐμεν θεός, άλλ' εις μεν ό μέγιστος καί καθυπέρ-
τερος καί ό κρατέων τω παντός, τοί δ' άλλοι πολλοί διαφέροντες κατά δύναμιν...
6. Cf. AV. Jaeger, A la naissance de la théologie [The Theology of the Early
Greek Philosophers, Oxford, 1947), Paris, 1966, p. 51.
RPhilos, 164, 1974 51

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 405

n'en dirait-il rien, et se contenterait-il de définir le Dieu suprême,


au vers suivant, par opposition à la nature humaine ? — , ni non plus
à des réalités naturelles, telles que les éléments ou les astres, (soleil,
lune, étoiles)1 — car la cosmologie de Xénophane semble exclure
la divinisation de ces réalités2, sans compter que εν τε θεοΐσι και
άνθρώποισι μέγιστος deviendrait proprement inintelligible si εις
θεός devait désigner le monde et θεοΐσΐ, les éléments ou les astres.
Le second vers ne pose pas de problèmes moins délicats. On a
vu que la majorité des commentateurs s'accordaient pour écarter
l'interprétation « spiritualiste » inaugurée par Clément d'Alexandrie.
Plusieurs en prennent même le contre-pied : si le Dieu de Xénophane
est différent de l'homme par le δέμας et la pensée, c'est qu'il a un
δέμας, et que par conséquent sa nature est corporelle3. Bien plus,
on a vu dans ce vers la preuve que Xénophane avait attribué à
son Dieu la forme sphérique, comme le rapportent les doxographes4 :
« Si Xénophane a été assez précis pour affirmer que son Dieu avait
un corps, il en a probablement indiqué la forme »5. Or, toute forme
qui se rapproche de la forme humaine étant exclue, la forme
sphérique, unanimement attestée par la tradition doxographique, reste
la seule concevable.
Mais de tels raisonnements ne sont valables que si l'on en admet
les prémisses. Or, celles-ci sont loin de s'imposer avec évidence. Tout
d'abord, il n'est pas certain que nier toute ressemblance entre Dieu
et l'homme sous le rapport du δέμας et de la pensée revienne
nécessairement à lui attribuer un δέμας et une pensée d'une autre espèce.
La contre-épreuve est fournie, à cet égard, par le fragment 14 :
quand Xénophane y souligne l'absurdité qu'il y a à attribuer aux
dieux même vêtement, même voix, même allure qu'aux hommes,
il ne veut pas nécessairement dire qu'ils ont d'autres vêtements,
une autre voix, une autre allure — ce qui était précisément l'opinion

1. Cf. C. H. Kahn, Anaxirnander and the Origins of Greek Cosmology,


New York, 1960, p. 156, n. 3.
2. Cf. 21 A 33, § 3 ; A 38, 41 et 12 D.-K., et voir Ο. Gigon, Die Theologie
der Vorsokratiker, dans Entretiens sur Γ Antiquité Classique, I, Vandœuvres-
fienove, 1954, p. 144 ; J. KERScnr.NSTEiNKn, Kosmos. Quellenkrilische
Untersuchungen zu den Vorsokratikern, Munich, 1062, p. 88, avec η. 3. Voir aussi
Corbato (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 215, n. 20.
3. Cf. Kirk, The Presocralic philosophers, p. 170. L'objection selon laquelle
δέμας ne désigne pas le corps (ci-dessus, p. 403, n. 1) n'est plus valable ici, car
la possession d'un δέμας implique la corporéité.
4. Cf. Deichgräber (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 27, n. 45 : « Dass X. seinem
Gott die Kugelgestalt p-ab, scheint mir sicher schon im Hinblick auf Β 23
δέμας. »
5. Cf. Guthrie, A History..., p. 379, avec n. 2.
52 Présocratiques

406 REVUE PHILOSOPHIQUE

des poètes épiques contre lesquels est dirigée sa critique1. Sa remarque


ι une portée exclusivement critique, elle n'implique aucune
contrepartie dogmatique sur la nature des dieux. Ainsi en va-t-il, selon
toute apparence, du fragment 23, dont la citation précède
immédiatement celle de Β 14 chez Clément d'Alexandrie. Affirmer que
Dieu ne ressemble à l'homme ni par le δέμας ni par la pensée
n'équivaut nullement à exprimer une opinion positive sur la nature
corporelle ou spirituelle de la divinité, mais simplement à nier
toute espèce de ressemblance, physique ou morale2, entre l'une et
l'autre catégories d'êtres.
La même espèce d'objection peut être adressée, a fortiori, à la
thèse de la sphéricité du corps divin. Car toute la question est
justement de savoir si Xénophane « a été assez précis pour affirmer que
son Dieu avait un corps » et par conséquent pour en concevoir la
forme. Sur le premier point, il faut même répondre catégoriquement
par la négative : dans la mesure même où il ne pouvait encore
concevoir une essence purement spirituelle, Xénophane n'avait
aucune raison ni aucun moyen d'affirmer expressément la nature
corporelle de la divinité, les deux concepts ne pouvant évidemment
être élaborés l'un sans l'autre. Du coup, tout le raisonnement devient
caduc, car il est clair que si Xénophane n'a pu se poser la question
de la corporéité de son Dieu, il n'a pas eu nécessairement à se poser
non plus celle de la forme du corps de ce Dieu. Une telle
problématique, au contraire, ne pouvait qu'être étrangère à une pensée
visant seulement à affirmer, en termes nécessairement négatifs3, la
distance incommensurable qui sépare les natures divine et humaine4

1. Cf. notamment Hymne homérique à Aphrodite, 62, 85 sq. : Άγχίσης


δ'όρόων [se. Άφροδίτην] έφράζετο θαύμαινέν τε εΐδός τε μέγεθος τε και εΐματα
σιγαλόεντα ; //., 5, 859-861, et 21, 407 : Ares, quand il donne de la voix, fait
|

autant de bruit que dix mille hommes, et quand il tombe, son corps n'occupe
pas moins de sept arpents ; Hymne hom. à Demeter, 188-189 ; 275-280 : Demeter
touche le faîte de la t,rrand-salle, quand elle entre dans la demeure de Celée,
et quand elle reprend son véritable aspect, après s'être déguisée en vieille
femme pendant son séjour chez Métanire, sa stature et l'éclat qui émane de
sa personne font que Métanire manque de se trouver mal ; car « les mortels
peuvent difficilement porter leurs regards sur les Dieux » (ibid., Ill, trad.
Humbert, cf. //., 20, 131 ; Od., 16, 161).
2. S'il faut parler, pour ce fragment, de polar expression ou polare
Ausdrucksweise (cf. ci-dessus, p. 403, avec n. 3), c'est le second vers (οοτι δέμας...
ουδέ νόημα), plutôt que le premier (εν τε θεοΐσι καΐ άνθρώποισι) qu'il conviendrait
d'invoquer.
3. Voir à ce sujet les remarques de Corbato (cf. ci-dessus, p. 401, n. 1),
p. 228, avec n. 50.
4. On peut noter, par ailleurs, que la thèse de la sphéricité du corps divin se
heurte à une autre objection même à supposer que Xénophane se soit posé
la question de la forme divine, il n'est nullement certain qu'il aurait tenté d'y
:
RPhilos, 164, 1974 53

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XËNOPHANE 407

Le désaccord des interprètes sur la signification du fragment


s'éclaire alors d'un jour nouveau : s'il semble impossible d'opter
entre les interprétations monothéiste et polythéiste du vers 1, pas
plus qu'entre les lectures spiritualiste et panthéiste du vers 2, c'est
simplement parce que l'objet du fragment n'est ni d'apporter une
réponse au problème de l'unité ou de la pluralité divine, ni de
déterminer la nature et la forme de la divinité. Ainsi s'explique, en
particulier, la contradiction sur laquelle ont achoppé toutes les
explications du vers 1, sans plus réussir à l'éliminer qu'à en rendre
compte de façon satisfaisante. De fait, son existence ne peut être
mise en doute, mais sa signification change du tout au tout si l'on
s'avise que la phrase ne concerne nullement le problème du
monothéisme et du polythéisme, dont il faut rappeler qu'il n'a jamais
eu pour les Grecs l'importance qu'il a prise plus tard dans la tradition
judéo-chrétienne1. Intolérable, s'il s'agissait de prendre position
sur le problème de la nature une ou multiple de la divinité, la
contradiction devient compréhensible si l'attention de l'auteur était
tournée dans une autre direction. Quand Xénophane parle d'un
Dieu un, son intention n'est pas de l'opposer aux dieux multiples
de la tradition, et c'est bien pourquoi il ne le définit, au vers suivant,
que par rapport à la nature humaine. Autrement dit, είς n'exprime
pas ici l'unité en tant qu'elle s'oppose à la multiplicité, mais plutôt
en tant qu'elle se définit par l'indépendance absolue et la parfaite
autarcie, dont plusieurs textes attestent qu'elle constituait, aux
yeux de Xénophane, l'une des caractéristiques essentielles de la
divinité2. Du même coup, le rapport entre les deux vers du fragment,
répondre dogmatiquement, cf. Β 34, 1-2 D.-K. : Καί το μέν οδν σαφές ούτις
Ι'δεν ουδέ τις ε"σται είδώς άμφί θεών... ; si Xénophane était si convaincu que nul
ne sait rien de précis sur les dieux, pourquoi se serait-il cru obligé d'en indiquer
\

la forme ?
1. Voir mon livre Plularque et le stoïcisme, Paris," 1969, p. 462, avec la
n. 2, et cf. H. Fränkf.l, Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums,
2e éd., Munich, 1962, p. 379 ; Guthrie (cf. ci-dessus, p. 401, n. 1), I, p. 375 ;
III, Cambridge, 1969, pp. 247-24^, 476. Cf. aussi J. Stenzel, Die Metaphysik /
des Altertums, Tübingen, 1931, p. 39 : « Die Frage, ob Xenophanes Polytheist
oder Monotheist war, ist falsch gestellt. » ; Stokes (ci-dessus, p. 403, η. 2),
pp. 78-79, et surtout 81 : « ... X. was not particularly concerned with the
relations between gods except to show thenegative points... He was not especially
interested in the question whether there was one god or a plurality of gods... ■>
2. Cf. Euripide, Héraclès, 1345-1346 (21 C 1 D.-K.) ; Pseudo-Plutarque,
Slromates, 4 (fragment 179 Sandbach : 21 A 32, p. 122, 24 D.-K.). Les doxo-
graphes, anticipant l'erreur des exégètes modernes, ont interprété par la suite
cette unité « qualitative » comme unité « numérique », cf. Pseudo-Aristote,
De Melisso, Xénophane et Gorgia, 3, 3-5, 977 a 27-36 (21 A 28, p. 117 D.-K.) ;
Simplicius, In Phys., p. 22, 30-33 (Diels : 21 A 33, § 3, p. 121, 28-30 D.-K.).
Comparer aussi [Onatos] (ci-dessus, p. 404, n. 5), p. 140, 6 (Thesleff) : τοιαύτα
δέ φύσις ούδενός προσδεϊται, ούτε συγγενέος ούτε έξωθεν.
54 Présocratiques

408 REVUE PHILOSOPHIQUE

que l'on avait pu traiter séparément jusqu'ici, devient plus clair :


l'un et l'autre s'opposent parallèlement à la représentation
traditionnelle des dieux, le premier en indiquant, par le prédicat de
l'unité, que leur puissance ne saurait connaître aucune limite, comme
en connaissaient les dieux d'Homère et d'Hésiode1, le second en
excluant toute ressemblance, de quelque nature qu'elle soit, entre
leur nature et celle des hommes. C'est sur ce dernier point que la
signification essentiellement polémique du fragment apparaît le
plus nettement. Car non seulement les dieux de l'épopée ont la
forme et aussi le comportement des hommes (cf. Β 14, Β 11-12 D.-K.),
mais, parallèlement, il est courant que les héros y soient qualifiés
de « divins », et il n'est pas rare non plus que l'un d'eux soit dépeint
comme ayant l'apparence et « l'allure d'un dieu » (δέμας άθανάτοισιν
όμοιος)2. Mais il n'est pas moins remarquable que les poètes épiques
sachent aussi, à l'occasion, marquer fortement la distance qui sépare
irrémédiablement « la race des dieux immortels et celle des hommes
qui marchent sur terre »3. Ainsi, dans l'Odyssée, Calypso, pour
retenir Ulysse auprès d'elle, se compare avantageusement à
Pénélope avant de conclure : « Car il n'y a point d'apparence que des
mortelles puissent jamais rivaliser avec des déesses par l'allure et
les traits » (ου πως ουδέ εοικε | θνητας άθανάτησι δέμας και
είδος έρίζεΐΛ»)4. De même, dans le premier hymne homérique à
Dionysos, la divinité du jeune dieu est en quelque sorte garantie
par son aspect : έπε!, ού θνητοΐσι βροτοΐσιν εϊκελος, άλλα θεοΐς
|

οΐ 'Ολύμπια δώματ' εχουσι,5. L'idée que les dieux l'emportent


infiniment sur les hommes par la pensée ou l'intelligence n'est
pas non plus nouvelle : car tandis qu'ils « savent tout » (θεοί δέ
τε πάντα ΐσασιν), « nous n'entendons qu'un bruit, et nous ne savons
rien » (ημείς δέ κλέος οίον άκούομεν ουδέ τι ΐδμεν)6. Mais faut-il
alors conclure que dans ce fragment 23, si polémique qu'ait été son
intention, Xénophane ne réussit en somme qu'à reprendre sous une
autre forme les conceptions traditionnelles du divin ? Bien plutôt

1. Cf. ('·. C.alogero, Seuofane, Eschilo, e la prima defmizione dell' onni-


potenza di Dio, dans Sturli di filosofta grecn, pubblicati in onore di R. Mondolfo,
a cura di V. E. Alfikri ο M. Untersteiner, Bari, 1950, pp. 31-55.
2. Cf. Od., 3, 468 ; 8, 14 ; //., 8, 305, et voir Deichgraiîer (ci-dessus, p. 401,
n. 1), p. 27, n. 45 ; Untersteiner, Senofane, p. liv, avec n. 127.
3. Cf. //., 5, 441-442 : έπεί ου ποτέ φϋλον όμοϊον αθανάτων τε θεών χαμαί
ερχομένων τ' ανθρώπων.
"4. Od., 5, 212-3.
5. V. 20-21.
6. Od., 4, 468 et //., 2, 486 ; cf. ibid., 12, 176. Sur la fortune poétique de
ce thème dans la littérature grecque archaïque, voir J. Mansfeld, Die
Offenbarung des Parmenides und die menschliche Welt, Assen, 1964, p. 3 sq.
RPhilos, 164, 1974 55

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 409

faut-il reconnaître qu'il en tire avec rigueur les conséquences logiques,


tout en faisant éclater leurs contradictions1 : si Dieu est réellement
Dieu2, comment ne serait-il pas un, et supérieur à tous les êtres ?
Et si la « race des dieux » et la « race des hommes » sont réellement
aussi différentes que le disent les poètes épiques, comment pourrait-
on comparer, même pour les distinguer, leurs modes de pensée ou
leurs caractères physiques ? Ainsi, la signification et la portée du
fragment 23 semblent en tout point comparables â celles du
fragment 14, avec lequel il se trouve associé chez Clément. Quand
Xénophane critique la croyance courante de ses contemporains,
qui s'imaginent que les dieux ont leurs vêtements, leur voix, leur
aspect extérieur (B 14, 2 : την σφετέρην δ'έσθητα εχειν φωνήν
τε δέμας τε), il est clair que sa critique ne porte pas seulement sur
l'adjectif (σφετέρην) — sinon, elle ne dépasserait pas le niveau des
représentations épiques et traditionnelles3 ; elle a évidemment
quelque chose de plus radical, en ce que l'existence même des
prédicats qui accompagnent l'adjectif (έσθήτα, φωνήν, δέμας) s'y
trouve virtuellement mise en doute. Dans Β 23, parallèlement,
on pourrait d'abord avoir l'impression que Xénophane n'apporte
rien de bien nouveau en soulignant que Dieu n'est semblable à
l'homme ni par l'aspect ni par la pensée. Mais en fait, cette double
négation est le seul moyen dont il dispose4, pour opérer la même
radicalisation de la conception traditionnelle du divin : Dieu n'est
pas seulement plus grand, plus beau, plus fort, plus intelligent que
l'homme, comme le croient les poètes, sa nature est qualitativement
— et non plus quantitativement — distincte de la nature humaine,
et c'est bien pourquoi il n'y a aucune commune mesure, aucune
comparaison possible, entre l'une et l'autre. Il n'y a donc pas lieu
de distinguer ici entre une « théologie positive » et la simple critique
des croyances traditionnelles, la théologie qui s'exprime ici n'est
pas plus « positive » que celle que l'on peut trouver en Β 14, elle ne
se définit pas comme une doctrine entièrement nouvelle qui
viendrait se substituer aux croyances traditionnelles5, mais plutôt
comme le prolongement logique ou la radicalisation des conceptions
sur lesquelles reposaient ces croyances.
L'objet du fragment 24, cité par Sextus Empiricus dans le

1. Voir à ce sujet mon article « Xénophane critique des poètes », à paraître


dans L'Antiquité classique, 43 (1974).
2. Cf. Euripide, Héraclès, 1345 : ... εϊπερ ϊατ δντως (ou ορθώς) θεός...
3. Cf. ci-dessus p., 406, n. 1.
4. Cf. Corbato (ci-dessus, p. 401, n. Γ, p. 228, n. 50.
5. Cf. Corrato, ibid., p. 233.
56 Présocratiques

410 REVUE PHILOSOPHIQUE

chapitre « Sur les dieux » de son premier livre Contre les physiciens1,
est manifestement plus restreint que celui de Β 23, puisqu'il ne
s'agit plus de tous les aspects, physiques et intellectuels (cf. δέμας
et νόημα), de la nature divine, mais seulement des seconds : « Tout
entier il [Dieu] voit, tout entier il connaît2, tout entier aussi il
entend » (ούλος ôpqc, οδλος δε νοεί, ούλος δέ τ' ακούει). Bien que
cette simple phrase soit apparemment loin de poser des problèmes
aussi ardus que le fragment 23, elle n'a guère suscité moins de
discussions chez les modernes. Le principal problème semble être de
déterminer jusqu'à quel point il faut l'interpréter à la lettre. Xéno-
phane veut-il simplement dire que « Dieu ne possède pas comme
les humains des organes strictement localisés, yeux ou oreilles, mais,
dans sa forme harmonieusement parfaite, possède tous les sens
uniformément répandus partout... »3 ? Ou bien faut-il plutôt comprendre
que ce Dieu n'a nullement besoin, selon Xénophane, d'organes
humains pour connaître, en tant qu'il est tout entier, et pour ainsi
dire dans toutes ses parties, esprit, tout entier puissance spirituelle4 ?
Les deux interprétations, pourtant, ont suscité des critiques qui ne
semblent pas sans force. Contre la seconde, notamment, on a fait
valoir le caractère profondément anachronique du spiritualisme
qu'elle prête à Xénophane6. Mais inversaient, l'exégèse littérale
de certains commentateurs antiques6 ou modernes est vivement
contestée par Fränkel : « Les expressions όρα et ακούει ne sont
évidemment pas à prendre à la lettre ; comme d'habitude, la langue
abdique quand il s'agit de parler de la nature absolue de Dieu.
Pourtant, ce n'est sans doute pas par hasard que Xénophane, dans
sa tentative d'explication, parle de vue et d'ouïe, et non de toucher,
d'odorat ou de goût, c'est-à-dire des sens du contact corporel. Car
1. Adversus physicos, I, 144 [Adv. math., IX, 144) : ει γάρ έ*στι το θείον,
ζωόν έστι · εΐ ζωόν έστι, όρα · ούλος γάρ όρα κ.τ.λ.
2. Sur cette traduction de νοεί, voir la discussion de Κ. ν du Fritz, « Νους,
νοεϊν, and their derivatives in Pre-Socratic philosophy (excluding Anaxagoras),
I, From the beginnings to Parmenides », Classical Philology, 40 (1945), pp. 228-
229.
3. O. Gigon, Untersuchungen zu Heraklit, Leipzig, 1935, p. 152.
4. Cf. W. Capelle, Die Vorsokratiker, Stuttgart, 1938, p. 121, n. 3, cité
par Untersteiner, Senofanc, p. lvii. Cf. aussi A. Lumpe, Die Philosophie
îles Xennphanes von Kolophon, Munich, 1952, p. 18 : « Damit nähert sich X.
bereits dem Begriff des reinen Geistes »; W. Rösler, Reflexe vorsokrcttischen
Denkens bei Aischylos, Meisenheim am Glan (Beiträge zur klassischen
Philologie, 37), 1970, p. 20 (« geistig-unkörperlicher Gottesbegriff »).
5. Cf. Untersteiner, ibid., n. 141 : « Ouale esegèsi anacronistica ! » Voir
également ci-dessus, pp. 403 et 406.
6. Cf. notamment Pseudo-Hippolyte, Ref., I, 14, 3 (21 A 33, p. 122,
33-34 D.-K.) : φησί δέ καΐ τόν θεον είναι ... ομοιον πάντη ... και πασι τοις μορίοις
αίσθητικόν.
RPhilos, 164, 1974 57

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XËNOPHANE 411

son Dieu n'a pas besoin de contact corporel même dans l'action.
Par son seul esprit il agit — pour traduire cela dans notre langage —
de l'extérieur du monde à l'intérieur de celui-ci s1.
Un autre point de désaccord entre commentateurs concerne
le rapport de la nouvelle conception de la divinité avec
l'anthropomorphisme. Selon Jaeger, Β 24 va encore plus loin que Β 23 dans
l'effort pour purifier la conception du Dieu un de toute scorie
anthropomorphique : « Dieu est tout œil, tout pensée, tout oreille.
Ainsi sa conscience n'est plus liée comme celle des hommes aux
organes des sens ou à quoi que ce soit du même genre. De plus, le
Dieu de Xénophane est indubitablement conçu comme un être
doué de conscience et de personnalité, ce qui le distingue du Divin
d'Anaximandre... On ne saurait dire du Divin d'Anaximandre : il
est tout yeux, tout pensée, tout oreille »2. Mais précisément, ces
déterminations ne montreraient-elles pas plutôt que malgré ses efforts
pour se dégager des représentations anthropomorphiques,
Xénophane ne parvient pas à concevoir un Dieu libre de toute attache
humaine3 : « Le divin est le complément de l'humain, tel que
Xénophane le conçoit... »4. Si ce dernier réussit à s'élever au-dessus d'un
anthropomorphisme vulgaire, il n'en demeure pas moins que le Dieu
qu'il s'efforce de définir « est encore anthropomorphe ou, pour mieux
dire, est à l'image de l'homme sur le plan spirituel. Il est conçu
comme un être pensant et personnel. Ce Dieu n'est pas encore un
θείον, pas encore l'ov divin de la philosophie postérieure »6.
Ces exégèses contradictoires ne peuvent pas ne pas donner
l'impression, comme dans le cas du fragment 23, de s'annuler en
quelque sorte mutuellement. Et la raison en est probablement
qu'elles sont, d'une certaine façon, trop précises, c'est-à-dire qu'elles
prétendent trouver dans la phrase de Xénophane la réponse à des
questions qu'il ne s'était pas nécessairement posées. Quand ce
dernier soutient en effet que Dieu doit voir, entendre et connaître
« tout entier », cela n'implique pas obligatoirement qu'il se soit
représenté cet être divin soit comme une sorte de super-Argus, tout

1. Dichtung und Philosophie (cf. ci-dessus, p. 407, ri. 1), p. 378 ; la dernière
phrase (qui se rapporte également aux fragments 25 et 26) contredit
formellement — sans que cela semble délibéré — la formule de C. M. Bowra, Early
Greek Elegists, Londres, 1938, p. 119, citée par Untersteiner, ibid., p. ΐ,νιΐ :
le Dieu de Β 24 n'est pas « un pouvoir transcendant qui agirait de l'extérieur
sur le monde ».
2. A la naissance de la théologie (cf. ci-dessus, p. 404, n. 6), p. 51.
3. Cf. Th. Gomperz (ci-dessus, p. 404, n. 4), p. 161.
4. Snell, Die Entdeckung des Geistes (ci-dessus, p. 403, n. 1), p. 190.
ô. O. Dhkyer, Untersuchungen zum Begriff des Goltgeziemenden in der
Antike, Hildesheim - New York, 1970, p. 22.
58 Présocratiques

412 REVUE PHILOSOPHIQUE

couvert d'yeux et d'oreilles, soit comme un pur Esprit, totalement


dépourvu d'organes sensoriels, et pas davantage qu'il ait opté
entre l'idée d'une divinité personnelle et celle d'un Principe divin
impersonnel1. Ces précisions pourraient bien n'être que le résultat
de la projection, dans la pensée de Xénophane, d'une problématique
étrangère à la véritable signification des fragments, mais que
chercheraient à y introduire des commentateurs convaincus d'y trouver
l'expression d'une « théologie positive ». En face de la vanité des
efforts déployés par des générations de philologues pour parvenir
à une explication vraiment satisfaisante de fragments dont le sens
[(f littéral n'offre pourtant pas de difficulté^ majeure, on est amené à
se demander si les modernes n'ont pas réédité l'erreur commise par
les historiens et doxographes de l'Antiquité, en s'efforçant par tous
les moyens d'attribuer une signification dogmatique à des phrases
dont la portée était peut-être, à l'origine, exclusivement polémique2.
Il se trouve, du reste, que cette hypothèse reçoit une
confirmation qui ne semble pas négligeable, de la version qu'offre Diogène
Laërce du fragment cité par Sextus, et du contexte dans lequel
prend place cette nouvelle citation : « L'être divin [selon lui] est
de forme sphérique, et n'a rien de semblable à l'homme ; de plus,
tout entier il voit et tout entier il entend, sans pour autant qu'il
respire » (όλον δε όραν και δλον άκούειν, μή μέντοι άναπνεΐν3).
La première question à examiner est celle de l'origine de cette
variante offerte par Diogène. On a d'abord pensé qu'il pouvait
s'agir d'une remarque du doxographe ou de sa source, opposant le
silence de Xénophane sur le problème de la respiration divine à ce
qu'il précise sur la capacité visuelle, auditive et perceptive de la
divinité4. Mais, outre qu'on ne voit pas ce qui aurait pu inciter le
doxographe à ajouter ce commentaire, on est tenté de ne pas
attribuer au hasard le fait que cette variante constitue une fin
d'hexamètre5. Sans doute, cet hexamètre ne pouvait-il représenter une

1. Voir à ce sujet mon article Le divin et les dieux dans la pensée d'Anaxi-
mandre, Revue des Etudes grecques, 85 (1972), p. 11.
2. L'auteur d'une étude sur le fragment 29 d'Heraclite (J. Lallot, La
source de gloire (Heraclite, fragment 29 D.-K.), Revue des Etudes grecques, 84,
1971, pp. 281-288). estimait récemment qu' « on se satisfait souvent trop vite
de l'interprétation purement polémique de certains fragments » (p. 282, n. 6).
Il me semble que le risque inverse n'est pas moins grand, et que l'on succombe
plus souvent aujourd'hui à la tentation d' « enrichir » des textes dont le sens
obvie rebute la subtilité de l'interprète ou son goût pour les constructions
spectaculaires.
3. IX, 19 (21 A 1, p. 113, 25-26 D.-K.).
1. Cf. p. ex. Zellkr (ci-dessus, p. 403, n. 3), p. 645, n. 3 delà page précédente.
5. Cf. Guthhie, A History..., I, p. 374, n. 2.
RPhilos, 164, 1974 59

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XKNOPHAXE 413

simple variante de celui que cite Sextus — puisque Diogène


paraphrase la fin du vers de Sextus, et n'en omet que la partie médiane
(l'équivalent de ούλος δε νοεί)1 — mais on peut raisonnablement
supposer qu'il appartenait au même contexte.
En admettant donc que cette allusion à la respiration divine
remonte effectivement à Xénophane, quelle peut eu être la
signification ? Deux explications sont surtout retenues par les
commentateurs. Selon les uns, la phrase viserait la cosmologie
pythagoricienne, selon laquelle le monde est un vivant entouré d'un espace
infini qui lui permet de respirer2 ; elle impliquerait donc une
identification du Dieu dont parle Xénophane avec le cosmos3. C'est
pourquoi, ceux qui refusent cette identification sont nécessairement
conduits à une autre interprétation : l'intention de Xénophane
serait de s'opposer, une fois de plus, à l'anthropomorphisme
populaire, en précisant que si Dieu voit, entend, perçoit dans tout son
être, cela ne veut pas dire pour autant qu'il doit respirer comme
les autres êtres capables de percevoir4.
Derechef, on peut être embarrassé pour choisir entre ces
interprétations, non plus, cette fois, parce qu'elles se neutraliseraient
l'une l'autre, mais plutôt parce qu'elles sembleraient avoir des
titres égaux à faire valoir. Contre la seconde, il est vrai, on pourrait
être tenté d'objecter que Xénophane n'avait aucune raison, s'il
entendait seulement débarrasser la représentation de la divinité
de toute trace d'anthropomorphisme, de parler de respiration,
plutôt que de digestion ou de toute autre fonction de la vie animale.
A quoi l'on peut pourtant répondre que la respiration est justement
la fonction vitale par excellence, celle qui caractérise l'être animé

1. Cf. Guthrie, ibid., contre Kirk, The Presocratic Philosophers, p. 170.


2. Cf. Aristote, Phys., IV, 6, 213 ft 22-26, et voir p. ex. Guthrie, ibid.,
pp. 200, avec n. 2, 277 sq. ; en dernier lieu C. H. Kahn, Pythagorean
Philosophy before Plato, dans The Presocratics, A Collection of Critical Essays,
edited by Alexander P. D. Mourelatos, New York, 1974, p. 183.
3. Voir ci-dessus le contexte de Diogène Laërce (σφαιροειδη), et cf. p. ex.
Λ. Pasquinelli, / Presocralici, P;\doue, 1958, p. 350, n. 3 (cité par Realk
— ci-dessus, p. 40^, n. 2, p. 77).
4. Cf. W. A. Heidel, The Pythagoreans and Greek Mathematics, American
Journal nf Philology, 61 (1940), p. 2 (maintenant dans Studies in Presocratic
Philosophy, I, ed. by D. J. Furley and R. E. Allen, Londres, 1970, p. 351) :
« That implies that God has neither eyes nor ears. Why should he have lungs ? »
Cordato (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 237 : « La negazione della respirazione rap-
presenta... il massimo tentativo di concretezza delle determinazione senofanee
della divinité : egli vuole, pur affermando la perfetta sensibilité visiva e auditiva
delle sue divinité, togliere ad esse qualsiasi, anche il minimo, residuo di antro-
pomorfismo... » ; W. Burkert, Lore and Science in Early Pythagoreanism,
Cambridge Mass., 1972, p. 281.
60 Présocratiques

414 REVUE PHILOSOPHIQUE

cm tant que tel1, ce qui suffirait à expliquer que Xénoplane lui ait
accordé une attention particulière. D'un autre côté, il est intéressant
de noter que la même association caractéristique de la vision et de
l'audition avec la respiration apparaît dans une page du Timée qui
se réfère certainement au dogme pythagoricien et fait peut-être
aussi allusion à Xénophane2. Il reste donc parfaitement plausible
qu'en excluant explicitement la respiration des caractères de l'être
divin, ce dernier ait effectivement voulu critiquer une doctrine à
laquelle nous savons par ailleurs qu'il s'était opposé3.
Mais l'important n'est sans doute pas là. Que dans l'expression
rapportée par Diogène Laërce Xénophane ait visé une fois de plus
les représentations religieuses populaires ou une forme plus subtile
d'anthropomorphisme, d'origine philosophique, tendant à assimiler
le monde à un être vivant, l'essentiel est le rapport qui existe entre
les deux parties de la phrase, et que les commentateurs ont eu
tendance à négliger. Or, de l'emploi de μέντοι pour coordonner les deux
propositions, comme de la présence de la négation μή dans la seconde,
on peut déduire à coup sûr l'orientation polémique de l'ensemble de
la phrase. Quand Xénophane affirme que Dieu voit, entend et
perçoit tout entier, il cherche par conséquent moins à affirmer une
doctrine qu'à s'opposer aux idées reçues : la construction de la
phrase révèle en somme que malgré les apparences, la première
proposition est tout aussi négative que la seconde et est inspirée
par la même préoccupation essentiellement polémique. Du même
coup, on comprend que les deux interprétations avancées par les
philologues pour la variante de Diogène sont moins contradictoires
que complémentaires : même si μή μέντοι άναπνεϊν fait allusion au
dogme pythagoricien de la respiration du monde, il n'en résulte
en aucune façon que Xénophane admet par là l'identification de
Dieu et du monde, mais simplement qu'il entend écarter une
conclusion erronée que l'on pourrait tirer de son attribution à l'être divin de
facultés perceptives suréminentes : la deuxième partie de la phrase,
à son tour, ne peut se comprendre indépendamment de la première...
La forme même du vers conservé par Sextus, que l'on a eu
souvent tendance à négliger au profit du contenu dogmatique supposé
du fragment, nous apporte par ailleurs un argument supplémentaire

1. Ψυχή est à la fois le souffle et la vie ; cf. aussi l'emploi de οι πνείοντες


pour désigner les vivants (//., 17, 447 ; Od., 18, 131 ; Sophoclk, Trach., 1161...).
2. 33 c 1-4, cf. A. E. Taylor, A Commentary ou Plato's Timaeus, Oxford,
1962 (1928), p. 102.
3. Cf. Diogène Laërce, VIII, 36 (21 Β 7 D.-K.) et IX, 18, (21 A 1, p. 113,
21 D.-K.).
RPhilos, 164, 1974 61

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XËNOPHANE 415

important. Il est en effet évident que dans ce vers, l'accent porte sur
le qualificatif ούλος1, répété avec une particulière insistance, plutôt
que sur l'un quelconque des prédicats attribués à la divinité par
les trois verbes « voir », « connaître » et « entendre ». Gela signifie
sans doute à la fois que l'affirmation énoncée ici va à rencontre de
l'opinion la plus répandue, et que l'intention de Xénophane est
moins d'insister sur les modalités de la connaissance divine que
d'indiquer que celle-ci n'est pas affectée par les limitations
habituelles. Les poètes proclamaient volontiers l'omniscience divine2 :
les dieux connaissent aussi bien le passé que le présent et l'avenir3,
ce qui revient à dire qu'ils voient, entendent, connaissent toutes
choses, sans que rien puisse échapper à leur vigilance4. Xénophane
ne fait en somme rien d'autre que de tirer une fois de plus la
conséquence logique de ce dogme de la théologie populaire :
l'omniscience implique non seulement qu'il n'y a pas de commune mesure
entre la pensée de Dieu et celle de l'homme (B 23), mais encore que
cette pensée ne peut être circonscrite à telle ou telle partie de l'être
divin (B 24), qu'elle ne saurait être limitée par son instrument, pas
plus qu'elle ne l'est dans son extension.
Rien ne révèle plus clairement de quelle façon l'observation
purement critique de Xénophane a été progressivement déformée
et chargée d'un contenu dogmatique étranger aux véritables
intentions de l'auteur que la comparaison de la citation littérale transmise
par Sextus avec les paraphrases et commentaires que nous en offre
la tradition doxographique. Le témoin le plus fidèle est assurément
Diogène Laërce, qui reproduit assez exactement le texte original,
mais au style indirect, peut-être d'après Théophraste6, en négligeant

1. Cf. O. Gigon, Der Ursprung der griechischen Philosophie, Bale, 1945, p. 185.
2. Cf. ci-dessus, p. 408 et n. 6.
3. Cf. notamment Hésiode, Théog., 38 ; Solon, fr. 3, 15 (Diehl), et comparer
Pseudo-Hippocrate, De earn., 2, p. 584 (Littré ; 64 C 3 D.-K.), où les
caractères traditionnels de la divinité sont attribués à l'éther : άθάνατόν τε είναι
και νοέειν πάντα καΐ όρήν καΐ άκούειν καΐ είδέναι πάντα, έόντα τε καΐ έσόμενα.
4. Cf. entre autres Hésiode, Travaux, 267-269 ; Théognis, 375 et 898-899 ;
Pindare, Pyth., 3, 29-30; Sophocle, El., 175; Euripide, fr. 832 (Nauck).
Voir aussi Diogène Laërce, I, 36 (11 A 1, p. 71, 16-17 D.-K.) ; Philemon,
fr. 91 (Kock ; 64 C 4 D.-K.) ; Démocrite, B 30 (D.-K.) ; Critias, B 25, 18-24
(D.-K.) ; Xénophon, Mém., I, 1. 19 et 4, 18 (... το θείον τοσούτον καΐ τοιούτον
έστιν, ώσθ' άμα πάντα όραν και πάντα άκούειν καΐ πανταχού παρείναι και πάντων
έπιμελεϊσθαι), Banquet, IV, 48 ; Hipparque, IX, 9 ; Platon, Bép.. II, 365 d 6-7 ;
Lois, X, 901 d (πρώτον μεν θεούς αμφότεροι φάτε γινώσκειν καΐ όραν και άκούειν
πάντα, λαθεϊν δέ αυτούς ουδέν δυνατόν είναι των όπόσων εΐσίν αισθήσεις τε και
έπιστημαι) ; Epin., 985 α; cf. R. Ρετταζζονι, The All-knowing God, Londres,
1956, pp. 145-151.
5. Cf. Kahn, Anaximander, p. 98, r. 2 : « The accurate paraphrase of fr.
24 shows the hand of Theophrastus... »
62 Présocratiques

416 REVUE PHILOSOPHIQUE

seulement la partie médiane du vers (ούλος δε νοεί), soit parce que


lui-même ou sa source ne comprenait plus le sens archaïque de νοεΐν
(« percevoir y»)1, soit au contraire parce que ce verbe avait été
glosé par une périphrase que le doxographe n'a pas jugé utile de
reproduire2. Nous avons vu, d'autre part, que les mots μή μέντοι
άναπνεΐν, que Diogène est le seul à associer au texte du fragment,
pourraient bien provenir du contexte de celui-ci, plutôt que
représenter un commentaire du doxographe. La version du Pseudo-
Plutarque3 est déjà plus éloignée de l'original : « [au sujet des dieux
il déclare aussi qu'ils] entendent et voient d'une façon totale et non
partielle » (αποφαίνεται, δε και περί θεών ... άκούειν δε και όραν
καθόλου και μή κατά μέρος)4. Si l'interversion des deux verbes
ne semble pas intentionnelle et n'a sans doute aucune signification
particulière, il faut noter, en revanche, la substitution d'un simple
καθόλου au triple ούλος de Xénophane ; la signification de la
phrase n'en est peut-être pas profondément altérée, mais il n'en
reste pas moins que l'accent essentiellement polémique qu'elle
avait dans l'original tend à s'estomper derrière une formulation
dogmatique. Nouveau gauchissement avec l'auteur des Philoso-
phoumencib : « II dit aussi que Dieu est éternel, un, partout semblable
à lui-même, limité, semblable à une sphère, cl capable de percevoir
dans toutes ses parties » (φησί δε και τόν θεον είναι άίδιον και ενα
και ομοιον πάντη και πεπερασμένον και σφαιροειδή και πασι τοις
μορίοις αίσθητικόν). Sans doute ne saurait-on prétendre que la
phrase, et plus particulièrement les derniers mots, sont en
contradiction formelle avec le texte de Xénophane : πάσι τοις μορίοις fait
écho au triple ούλος du vieux poète et le transcrit en langage
philosophique, tandis qu' cdaQf\xiY.ov fournit un équivalent d'opôcv,
νοεΐν et άκούειν. Mais l'accent s'est désormais déplacé sur les
prédicats de la nature divine, sur les modalités de perception et de
connaissance qui lui sont propres, tandis que la portée critique
originelle du vers de Xénophane s'estompe à peu près complètement,
noyée, en quelque sorte, dans l'énoncé dogmatique des caractères
qu'il aurait attribués à sa divinité. Enfin, le dernier stade de l'évo-

1. Cf. von Fritz (ci-dessus, p. 410, n. 2), p. 229.


2. Voir la version du De Melisso commentée dans le texte, ci-dessous.
3. Strom., 4 (fr. 179, 54-55 Sandbach : 21 A 32, p. 122, 23-24 D.-K.).
4. On traduit habituellement : « ils entendent et voient dans leur totalité
(nella sua totalità, Untersteiner, as a whole, Sandbach), et non dans une partie
d'eux-mêmes. » Mais καθόλου, opposé à κατά μέρος, s'applique plutôt au général
ou à l'universel, par opposition au partiel ou au particulier ; la traduction
habituelle est influencée par le texte de Β 24.
5. Ref., I, 14, 2 (21 A 33. p. 122, 33-34 D.-K.).
RPhilos, 164, 1974 63

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DK XÉNOPHANE 417

lution est atteint avec l'auteur du De Melisso1, pour lequel la divinité


xénophanienne est devenue une nature parfaitement homogène,
douée dans toutes ses parties d'une égale capacité sensorielle, qu'il
s'agisse de la vue, de l'ouïe ou de toute autre sensation : ενα δ'οντα
ομοιον είναι πάντη, όρώντα και άκούοντα τάς τε άλλας αισθήσεις
έχοντα πάντη. La remarque polémique de Xénophane est désormais
transcrite en langage philosophique et muée en proposition
dogmatique : le « Dieu de Xénophane » est né, prêt à prendre sa place
dans l'histoire de la pensée grecque comme préfiguration ou ébauche
de l'Etre parménidien2.
Le fragment 25, cité par Simplicius dans son commentaire à la
Physique d'Aristote, est introduit par le citateur d'une manière
qui n'est pas moins intéressante et significative. Après avoir noté
que selon Alexandre d'Aphrodise, le Dieu-Un de Xénophane est
à la fois limité et semblable à une sphère, il ajoute en effet : « II
[Xénophane] dit aussi que [le Dieu-Un] conçoit toutes choses, en
ces termes : Mais sans effort il ébranle toutes choses par
l'impulsion de sa pensée » (και πάντα νοεΐν δέ φησιν αυτό λέγων άλλ'
άπάνευθε πόνοιο νόου φφενί πάντα κραδαίνει)3. Tout se passe
comme si, de la phrase de Xénophane, Simplicius ne retenait que
deux mots : νόου φρενί. De toute évidence, le fragment n'a d'autre
signification à ses yeux que de poser l'identité de Dieu avec le 4οΰς { V
qui conçoit toutes choses. Mais alors, pourquoi πάντα κραδαίνει ?
Ce verbe a considérablement embarrassé les exégètes modernes,
plus scrupuleux que Simplicius : comment concevoir cette action
du νους divin « ébranlant » toutes choses dans le monde ? On a
parfois tenté de tourner la difficulté en soutenant que κραδαίνω
est un terme poétique dont la signification reste vague, et dont
l'emploi se justifierait par le fait que les modalités de l'action divine
ne se laissent pas préciser4 ; ou encore, on a suggéré que le verbe
ne signifierait rien de plus dans ce contexte que « mouvoir », et ne
saurait s'appliquer à l'action d'une intelligence ingénieuse qui
conçoit l'ordre du monde ou contrôle providentiellement les
événements5. Ce dernier point est, effectivement, difficilement contestable,
mais pour le reste, il faut dire que les explications avancées ne
s'accordent ni avec l'étymologie* ni surtout avec les emplois habi-

1. 3, 6,.977a, 36-38.
2. Cf. Stokes (ci-dessus, p. 403, n. 2), pp. 74-75.
3. In Phys., p. 23, 19-20 (Diels ; 21 A 31, p. 122, 13-14, et 21 Β 25 D.-K.).
4. Cf. Fränkel, Dichtung und Philosophie, p. 378, n. 11.
5. Cf. F. M. Cornford, Principium Sapienliae, Cambridge, 1952, p. 147.
6. Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologiquede la langue grecque, II, Paris,
1970, s.v. (à rapprocher de κράδη, « extrémité d'une branche » qui s'agite...).
tome (xxiv. — 1974 27
64 Présocratiques

418 REVUE PHILOSOPHIQUE

tuels du mot1. Aussi a-t-on également essayé de corriger le texte,


par exemple en substituant κρατύνει2 à κραδαίνει3. Mais une
expression comme άπάνευθε πόνοιο ne peut guère être associée
qu'à un verbe qui exprime une action précise, impliquant la
réalisation d'un mouvement ou le déploiement d'une force4. Plus
tentante peut sembler la correction κρααίνει, forme épique du verbe
κραίνειν qui, « dans la langue homérique, s'oppose de façon typique
à νοείν comme l'exécution ou le passage à l'acte à la conception ou
l'intention. En tant que l'exécution appartient essentiellement à
Dieu, face aux simples velléités de l'homme, ce verbe s'applique
proprement à cette fonction divine (//., 1, 41 et 504; 5, 508) »5.
Mais, outre que κρααίνει reste « une variante mal attestée »e, son
adoption entraînerait une difficulté métrique qu'il n'est pas possible
d'écarter d'un revers de main7, et surtout contredirait de façon
flagrante le principe de la lectio diffwilior : la rareté même de κραδαί-
νειν, le caractère surprenant et insolite de sa présence dans- le vers
de Xénophane8, en garantissent en quelque sorte l'authenticité.
L'autre expression qui a paru surprenante9, dans le fragment,
et a suscité de nombreux commentaires est νόου φρενί10. Selon

1. Voir en particulier les exemples dans lesquels κραδαίνω ou le substantif


correspondant servent à décrire le phénomène du tremblement de terre, cf. déjà
Prnmélhée, 1044-1047, et Aétius, III, 15, 4 (59 A 89 D.-K.) : ... αέρος ύποδύσει ...
τρόμω το περιέχον κραδαίνοντος ; Epicure, Lettre à Pythoclès, 105 (κράδανσις),
cf. Κ. Reinhardt, Parmenides, Francfort, 1959 (1916), p. 112, n. 2.
2. Cf. Prométhée, 149-150 : ... Ζευς άθέτως κρατύνει.
3. J. Freudenthal, Ueber die Theologie des Xenophanes, Breslau, 1886,
p. 34, correction acceptée par Zeller (ci-dessus, p. 403, η. 3), p. 642, et η. 1.
4. Comparer p. ex. Eschyle, Perses, 509-510 (πολλω πόνω), et voir
ci-dessous, p. 420, avec n. 3 et 6.
5. Cf. Calogero (ci-dessus, p. 408, n. 1), p. 37.
6. Ciiantraine, Dictionnaire étymologique, s.v. Cf. //., 5, 508 (έκράαινεν),
2, 419 (έπεκράαινε), 3, 302 (έπεκράανε), toujours à l'imparfait.
7. Cf. Untersteiner, Senofane, p. clxxv, n. 26 : πάντα κρααίνει est
impossible dans l'hexamètre ( — v^ ). L'argument que lui oppose
G. Corbato, PostilÎa Senofranea, Rivista di sloria délia fllosofla, 18 (1963),
p. 241 (cf. V. E. Alfieri cité par Zeppi — ci-dessus, p. 401, n. 1, p. 24) — la
première syllabe de κρααίνω peut s'abréger par systole prosodique ou correplio
de type épique — n'est guère convaincant (pas d'exemple d'abrègement pour
ce verbe).
8. Cf. Reale (ci-dessus, p. 401, n. 2), p. 80 (« una délie maggiori diflîcoltà
del fr. ») ; Untersteiner, ibid., p. clxxii (« II pundum dolens del frammento è
κραδαίνει »). En bonne méthode, cette constatation devrait amener à réviser
l'interprétation du fragment, plutôt que son texte...
9. Cf. Snell, Die Euldeckung des Geistes, p. 190, n. 3 (« sonderbare
Wendung »).
10. On notera la variété des traductions proposées : « by the thought of his
mind » (Kirk, et Κ. Freeman, Ancilla to the Pre-Socralic Philosophers, Oxford,
1947), « mit des Geistes Denkkraft » (Diels-Kranz), « seines Geistes Wollen »
(Fränkel), « by the impulse of his mind » (Guthrie), « allein durch die Fähigkeit
RPhilos, 164, 1974 65

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 41'J

Fränkel, l'espèce de redondance qui semble la caractériser


s'expliquerait par la volonté d'exclure toute idée de corporéité, comme si,
pour indiquer que l'instrument de l'action divine est la partie la
plus pure de l'esprit, l'auteur l'avait désigné comme « l'esprit de
l'esprit a1. On a pensé aussi que Xénophane ne pouvait se passer
de quelque chose qui ressemblât à un organe, pour se représenter
la réalisation de la volonté divine, et qu'il aurait donc choisi à
cette fin l'organe qui semble le moins corporel2. Mais derechef, on
est amené à s'interroger sur le bien-fondé de ces exégèses « plus ou
moins spiritualistes »3, comme d'ailleurs des explications plus
matérialistes qu'on pourrait être tenté de leur opposer : est-il si évident
que Xénophane se soit posé avec tant de précision la question de la
nature véritable de ce que le fragment désigne par les mots νόος
et φρήν ? Est-il même vraisemblable qu'il ait réfléchi à la nature
spirituelle ou semi-matérielle de l'instrument par lequel s'exerce
l'action divine, alors qu'il n'était pas encore en état de concevoir
clairement la distinction du matériel et du spirituel4 ? Avant
d'imposer au fragment un contenu doctrinal aussi problématique, il
est de toute façon indispensable de se demander comment l'auteur
a pu être amené à une telle formulation, et par conséquent d'examiner
la phrase dans son ensemble, au lieu d'en réduire la signification,
à l'exemple de Simplicius et de maint interprète moderne, à la seule
expression νόου φρενί...
En fait, il n'est pas un commentateur qui ne convienne que la
phrase de Xénophane ne peut être isolée du contexte des croyances
traditionnelles auxquelles elle se réfère implicitement. On a même
estimé que l'auteur n'était parvenu à cette remarquable
description de l'action divine qu'en prenant le contre-pied des
caractéristiques des divinités homériques5. Ce qui est sûr, en tout cas, c'est
que le verbe κραδαίνειν, qui a tant fait couler d'encre et embarrassé
les exégètes du fragment, fait écho — comme on l'a noté depuis
longtemps — à l'imagerie traditionnelle qui représente Zeus
ébranlant la Terre d'un simple froncement de sourcil, du haut de son
Olympe, ou Poséidon (« L'Ebranleur du Sol » !) faisant tout trembler

seiner Einsicht » (Snell), ♦ con la volonta ehe procède del suo percipere »
(Untersteiner), cf. la paraphrase de von Fritz (ci-dessus, p. 410, n. 2), p. 230 : « He
shakes the world by the active will (or impulse) proceeding from his all-
pervading insight. »
1. Dichtung und Philosophie, p. 378, n. 11.
2. Cf. Snell, Die Entdeckung des Geistes, p. 190, n. 3.
3. Cf. Untersteiner, Senofane, p. clxix.
4. Cf. ci-dessus, p. 406.
5. Cf. Kirk, The Presocratic Philosophers, p. 170.
66 Présocratiques

420 REVUE PHILOSOPHIQUE

sous ses pas lorsqu'il descend d'une montagne abrupte1. On n'a pas
assez remarqué, en revanche, que l'expression άπάνευθε πόνοιο,
même si elle n'est pas directement attestée chez Homère et Hésiode2,
correspond à une notion fondamentale de la théologie traditionnelle :
l'action des dieux, par contraste avec celle des hommes, est
caractérisée par une prodigieuse facilité, une absence complète d'efforts.
Ainsi, Apollon, Aphrodite ou d'autres dieux peuvent sauver leurs
héros favoris « même du plus loin », pourvu qu'ils le désirent, car
« ce n'est qu'un jeu » pour un dieu ou une déesse3. De même, au
chant 15 de l'Iliade, lors de l'attaque du mur des Achéens, on voit
Apollon faire crouler le talus et le renverser au milieu du fossé
« d'un coup de pied, sans effort (ρεΐα)... Il fait ensuite, et sans le
moindre effort (ρεΐα μάλα), crouler le mur des Achéens. Ainsi qu'un
enfant au bord de la mer se fait avec le sable des jouets puérils
qu'il s'amuse ensuite à abattre d'un coup de pied ou d'un revers de
main, ainsi tu abats, Phoïbos, ... ce qui avait coûté aux Argiens
tant de peine »4. Le rappel de cette miraculeuse aisance avec laquelle
les dieux accomplissent ce qu'ils veulent est déjà un lieu commun
— souvent exprimé à l'aide des adverbes ρεΐα et ρηιδίως5 — dans
la littérature épique, à laquelle l'ont emprunté les auteurs postérieurs,
y compris les philosophes6.

1. Cf. notamment //., 1, 528-530 (μέγαν δ* έλέλιξεν "Ολυμπον) ; 8, 199


(Héra), et 443 (τω δ' ύποποσσί μέγας πελεμίζετ'"Ολυμπος); 13, 18-19 (Poseidon).
2. "Ανευθε πόνου καΐ άνίης (Od., 7, 192), άτερ χαλεποΐο πόνοιο et νόσφιν
ατερ τε πόνων καΐ οίζύος (Hésiode, Travaux, 91 et 113) ne s'appliquent pas
aux dieux, mais πόνος (au sens de « souffrance » plutôt que de « labeur »),
y caractérise en fait la condition humaine ; en revanche, dans //., 4, 26 et 27,
le mot désigne le « labeur » d'Héra...
3. Cf. //., 3, 381 et 20, 444 (ρεΐα μάλ' ώς τε θεός) ; 10, 556 et Od., 3, 231
(ρεΐα θεός γ' έθέλων, auquel le deuxième texte ajoute καί τηλόθεν άνδρα σαώσαι).
Comparer //., 20, 265-266 (ου ρηίδι', pour l'action humaine).
4. 355 sq. (trad. Mazon).
5. Cf. //., 16, 688-690; 17, 176-178; Hésiode, Théog., 254; 418-420;
442-443, et surtout le prologue des Travaux, où l'adverbe ρεΐα (ρέα) ne revient
pas moins de' quatre fois.
6. Cf. notamment Eschyle, Suppl., 98-99 · Pindare, fr. 143 (Snell : Ad.,
| | fcGii 25> Puech) ; Simonide, fr. 7 (Diehl : 523 ^ftgesj) ; Cehcidas, fr. 4 (Powell), 8-9 :
J ρεΐα γάρ έστι θεω παν έκτελέσαι χρημ' έπί νόον δκ' ιη. Chez les philosophes,
on peut citer Ar'istote, De caeln, IÏ, 1, 284 a 15 ; Métaph., IX, 8, 1050 b 24-28 ;
|

XII, 9, 1074 b 28-29; fragment 26 (Rose, De philos., fr. 26 Ross : Cicéron,


De nal. deor., I, 13, 33 — quietus el beatus — ) ; Pseudo-Aristote, De mundo,
6, 397 b 23-24 ; 398 b 13 sq. ; 400 b 9-12 (il n'y a donc pas de raison de voir
dans ces passages « une allusion aux critiques des Epicuriens à l'égard de la
doctrine de la Providence », comme le fait A.-.J. Festugière, La révélation
d'Hermès Trismégiste : II. Le Dieu cosmique, Paris, 1949, p. 509, n. 2) ; Philodème,
De dis., 1, col. 7, 9-10 (Diels) : άπονους κάκόπους είναι δει λέγειν οΐκείως τους
θεούς ; Lucrèce, 5, 1182. Autres références chez A. S. Pease, M. Tulli Ciceronis
De nalura deorum libri III, Cambridge Mass., 1955, pp. 330 et 688.
RPhilos, 164, 1974 67

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 421

Mais l'analogie entre la description de Xénophane et les


représentations de la théologie traditionnelle va beaucoup plus loin. A
l'idée de la facilité qui caractérise toute action divine s'ajoute en
effet chez Homère l'idée que cette action peut s'exercer même à
distance1, et qu'elle n'a pas nécessairement besoin d'un organe
pour se réaliser, mais peut être en quelque sorte commandée
directement par le νους divin : « Le vouloir (νόος) de Zeus toujours est
plus fort que celui d'un mortel. C'est lui qui met le vaillant même
en fuite et lui arrache la victoire, sans effort (ρηιδίως), comme
d'autres fois il le pousse lui-même au combat »2.
La même conception s'exprime dans la célèbre prière qu'Eschyle
met dans la bouche des filles de Danaos, au début des Suppliantes :
« II [Zeus] précipite les mortels du haut de leurs espoirs superbes
dans le néant ; mais sans s'armer de violence : rien ne coûte d'effort
à un dieu. De là où il trône, il accomplit en quelque façon ce qu'il
conçoit, sans même quitter son siège sacré3. |Ce passage a été rap- /\ ))
proche depuis longtemps du fragment 25 de Xénophane, et l'on
admet généralement aujourd'hui qu'il contient l'un des échos les
plus probables de la pensée présocratique dans l'œuvre d'Eschyle4.
Faut-il admettre pour autant qu'il ne peut se comprendre sans une
influence directe de notre auteur, comme si la conception de la
nature et de l'action divines qui s'y fait jour avait été élaborée pour
la première fois par ce dernier ? Les commentateurs semblent avoir
complètement négligé le rapprochement avec un autre texte, dont
Eschyle a pourtant bien plus de chances de s'être souvenu, en
composant sa prière à Zeus : le prologue des Travaux, dans lequel le
Dieu suprême nous est décrit comme celui qui « aisément donne
la force et aisément abat les forts, aisément ploie les superbes et
exalte les humbles, aisément redresse les âmes torses et sèche les
vies orgueilleuses », lui qui « gronde sur nos têtes, assis en son palais
très haut »5. Bien plus, nous savons que cette idée d'une action à

1. Cf. Orf.,|231,\3J (ci-dessus, p. 420, n. 3). Λ7 3


2. //., 16, 688-690 (trad. Mazon), cf. 17, 176-178; voir aussi 15, 242 et
Od., 24, 164 : le «vouloir de Zens porte-égide » (Διός νόος αίγιόχοιο) suffît à réveiller
un homme.
3. V.εξοπλίζει-
95-102 : Ίάπτει δ'έλπίδων
δ'οΰτιν' παν δ'άπονον δαιμονίων
άφ' ύψιπύργων
ήμενος δνπανώλεις
φρόνημαβροτούς,
πως αύτόθεν βίαν
|
|

|
|

έξέπραξεν Ϊμ- | πας εδράνων άφ' αγνών. Sur les problèmes d'établissement du
texte, voir Rösler (ci-dessus, p. 410, n. 4), pp. 8-9 ; H. J. Rose, A Commentary
on the Surviving Plays of Aeschylus, I, Amsterdam, 1957, pp. 22-23.
4. Cf. Rösler, ibid., pp. 9, n. 22, et 10...
5. V. 5-8 (trad. Mazon). Rose (cf. ci-dessus, n. 3), p. 23, renvoie à
Od., 21, 420, où l'on voit Ulysse décocher la flèche de son arc « sans quitter
son siège » (αύτόθεν έκ δίφροιο καθήμενος), et, avec plus d'hésitation, à //.,
68 Présocratiques

422 FiK VUE PHILOSOPHIQUE

distance, qui n'exige ni la présence physique ni le truchement d'un


organe pour que s'accomplisse ce qu'a conçu la pensée du dieu, est
loin d'être inconnue d'Homère1. Non seulement en effet les dieux
homériques peuvent sauver leurs favoris « même du plus loin »,
non seulement le νόος de Zeus peut éveiller un homme, ou lui
insuffler dans l'esprit courage ou égarement2, mais on a remarqué
que dans l'épopée, et notamment dans Γ Iliade, il y a à cet égard une
différence frappante entre le comportement de Zeus et celui des
autres divinités ; tandis que celles-ci interviennent personnellement
dans la bataille et entrent en relation directe avec des humains3, le
Maître de l'Olympe ne se déplace jamais ni ne se manifeste
directement aux hommes, mais intervient dans leurs affaires par des
messagers* ou des signes ; la notion d'un dieu omniprésent qui
néanmoins se maintient à une certaine distance « semble avoir été
appliquée d'abord à la personne de Zeus et s'être étendue ensuite
aux autres divinités »5.
Mais il semble dès lors que l'on soit acculé à une conclusion
inattendue : non seulement le fragment de Xénophane n'aurait pas la
portée révolutionnaire qu'on lui prête habituellement, non
seulement sa conception de la divinité serait loin d'être aussi originale
qu'on le dit6, mais il ne serait même pas exact que cette conception
s'opposât en tout point aux représentations traditionnelles, et il
faudrait au contraire reconnaître que le « Dieu de Xénophane » était
15, 106 (Zeus « sitye à l'écart » sans se soucier des autres dieux, αφημένος ούκ
άλεγίζει ούδ' οθεται) ; il ajoute qu'Eschyle a probablement aussi dans l'esprit
les statues représentant le dieu assis, comme celle que Phidias devait plus
tard ériger à Olympic.
1. Il n'est pas impossible que l'on perçoive un écho de cette idée dans
l'insistance avec laquelle Eschyle souligne, dans les Perses, que la puissance de
Darius s'exerçait sans que celui-ci, à la différence de Xerxès, ait eu à « franchir
le cours de l'Halys » ni même à « quitter sa demeure », mais par la seule vertu
de sa pensée, « appuyée sur l'infatigable vigueur de ses hommes d'armes, la
foule confuse de ses auxiliaires » (v. 865-866, 900-903, trad. Mazon ; voir les
notes de Μλζον, pp. 93, 3 et 92, 1, et H. D. Broadhead, The Persae of Aeschylus,
Cambridge, 1-960, pp. 217 et 222).
2. Cf. p. ex. //., 20, 110; Od., 9, 381 (μένος, θάρσος έμπνεΐν) ; //., 19, 88
{&τψ έμβάλλειν) ; Od., 19, 10 ; //., 3, 139 ; 16, 529 (έμβάλλειν ένΐ φρεσίν, τινί).
3. Cf. notamment Od., 13, 222-374 (voir A. Lesky, Geschichte der
griechischen Lileralar, 2e éd., Berne et Munich, 1963, p. 86).
4. C'est le rôle d'Hermès (cf. Od., 5, 28; Hymne hom. à Hermès, 331) et
d'Iris (//., 2, 786-787 ; 24, 168 ; Hésiode, Théng., 780 sq.). Xénophane critique
sans doute la représentation homérique d'Iris dans le fragment 32 (cf. Gigon,
Der Ursprung der griechischen Philosophie, p. 176; Kerschensteiner, Kosmos,
p. 85).
5. Cf. Κ. von Fritz, Νόος and νοεϊν in the Homeric Poems, Class. Phil.,
38 (1943), p. 91, η. 90.
6. Cf. Kirk, The Presocratic Philosophers, p. 171, n. 2 : « We cannot be quite
sure that Xenophanes' view of deity was as original as it now seems to be. »
RPhilos, 164, 1974 69

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 423

infiniment plus proche qu'il ne le semblait des divinités homériques


et hésiodiques1. Parallèlement, il faudrait admettre que les
spéculations sur la signification théologique du fragment, tout comme l'idée
qu'il aurait exercé une influence profonde sur l'évolution ultérieure
de la pensée religieuse des Grecs, sont largement sujettes à caution.
Non seulement il semble excessif de voir dans la phrase de Xéno-
phane l'origine de la conception aristotélicienne du Premier Moteur
immobile2, mais il n'est même pas sûr qu'il faille en tirer, à la suite
de Simplicius, « l'idée de Dieu gouvernant le monde uniquement
par la force de son esprit »3. Plus juste paraît la paraphrase proposée
par K. von Fritz : « Dieu n'a pas besoin d'instruments ou d'organes
pour ébranler le monde. Il suffit qu'il veuille quelque chose pour le
réaliser »4. Une fois de plus, par conséquent, l'assertion de Xénophane
a une signification essentiellement négative, qui semble compléter
celle des autres fragments théologiques : de même que Dieu n'est
semblable à l'homme à aucun point de vue, ni par l'aspect extérieur
ni par la pensée (B 14, 23), de même que ses perceptions et sa
connaissance des choses ne sont pas limitées, comme celles des hommes,
par des organes sensoriels (B 24), de même, son action ignore les
conditions et les servitudes de l'action humaine, elle ne connaît ni
obstacles ni échecs, puisqu'en elle conception et réalisation
coïncident immédiatement et immanquablement. Ainsi, contrairement
à ce qu'ont cru Simplicius et maint commentateur après lui, l'accent
de la phrase ne porte nullement sur l'essence spirituelle de l'Etre
divin, et l'expression νόου φρενί n'a d'autres sens que de marquer
la parfaite adéquation qui existe entre la volonté divine et sa
réalisation. Mais derechef, on ne peut manquer d'être frappé par le
parallélisme entre cette conception et celle que développent
couramment les poètes, ces représentants de la pensée religieuse populaire,
avant comme après Xénophane : c'est Dieu qui achève toutes choses,
rien ne reste inaccompli de ce qu'a décidé un signe de son front5 ;
1. Cf. Kirk, ibid., p. 171, n. 3 : « These [les rapprochements entre B 25
et Homère] are other indications that Xenophanes' god is more Homeric
(in a negative direction) than it seems. »
2. Ainsi Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 52, et Fränkel, Dichtung
und Philosophie, p. 378, η. 12.
3. Cf. Jaeger, ibid.
4. Class. Phil., 40 (1945), p. 229. Cf. Calogero (ci-dessus, p. 408, n. 1),
p. 36 : « Per compiere quel ehe deve compiere, esso non ha bisogno di recarsi
sul posto : basta ehe ci pensi, ed c fatto. »
5. Cf. p. ex. //., 19, 90 : θεός δια πάντα τελευτα ; 1, 527, mis dans la bouche
de Zeus : ούδ άτελεύτητον, δ τι κεν κεφαλή κατανεύσω ; Euripide, Ale, 979 :
Ζευς 6 τι νεύση... τοϋτο τελευτα ; Π., 1, 41 et 504 ; 5, 508 ; 8, 242, etc. (κραίνω,
cf. ci-dessus, p. 418 et n. 6). Inversement, les pensées des hommes ne sont pas
toujours réalisées, cf. //., 18, 328 : οΰ Ζευς άνδρεσσι νοήματα πάντα τελευτα.
70 Présocratiques

424 REVUE PHILOSOPHIQUE

« Zeus aux sourds grondements détient la fin de tout ce qui existe,


et dispose tout comme il l'entend b1, sa parole est infailliblement
suivie d'effet2. En somme, tout se passe comme si malgré ses efforts
pour dépasser les représentations et les schémas de pensée de la
théologie traditionnelle, Xénophane ne réussissait pas à s'en dégager
complètement.
Mais alors, si l'on a pu montrer que tous les éléments du fragment
(κραδαίνει.ν, άπάνευθε πόνοιο, νόου φρενί), aussi bien que le
sens général de la phrase de Xénophane, ont des parallèles précis
dans la littérature poétique antérieure, et notamment chez Homère,
faudra-t-il en conclure que notre auteur ne fait en définitive que
répéter ce que l'on avait dit avant lui, et que sa conception de la
divinité, malgré qu'il en ait, reste dans la droite ligne de la théologie
traditionnelle ? Une telle conclusion ne serait pas seulement contraire
à celles que nous a suggérées l'étude de fragments précédents, mais
elle serait en opposition complète avec tout ce que nous savons de
Xénophane, de son caractère comme de ses tendances intellectuelles3.
Une autre explication paraît rendre compte de l'ensemble des
faits de façon beaucoup plus satisfaisante. Une fois de plus, en effet,
il nous faut constater que Xénophane a moins cherché à construire
une théologie qu'à dénoncer et rectifier les erreurs de celle qu'il
avait devant lui et qui était, pour l'essentiel, l'œuvre de ses
prédécesseurs Homère et Hésiode (cf. Hérodote, II, 53). Telle est la
seule explication du paradoxe qui n'a pas manqué de frapper les
commentateurs, sans qu'ils en rendent toujours compte de façon
satisfaisante : la théologie de ce contempteur d'Homère et des poètes
reste beaucoup plus proche de celle d'Homère et d'Hésiode qu'on ne
s'y attendrait. C'est que, justement, il n'y a pas, à proprement parler,
de « théologie de Xénophane » il n'y a qu'une tentative pour conférer
aux croyances traditionnelles la cohérence et la crédibilité qui leur

1. Sémonidk, fr. 1, 1-2 (Diehl).


2. Cf. Prométhéc 1032-1033 : παν έπος τελεί [se. το Διός στόμα]. Sur l'idée
que la réalisation (τέλος) de toutes choses appartient exclusivement à Dieu,
alors que l'homme doit se contenter de l'espoir (έλπίς), cf. notamment Hésiode,
Travaux, 669; Théoonis. 141-142; 639-640; Pindare, 01., 13, 103-104; voir
à ce sujet mon article Sémonide et Mimnerme. lievue des Eludes grecques, 84
(1971), p. 21, n. 26; 11. Gundert, Pindar und sein Dichlerberuf, Francfort,
1935, pp. 113 sq., et n. 63; H. Β. Ονιλν«, The Origins of European Thought,
2« éd., Cambridge, 1954, pp. 426-466.
3. Cf. en particulier Plutarque, fr. 40 (Sandbach ; 21 A 22 D.-K.), Aristote
fr. 75 (Rose; 21 A 19 D.-K.), Pseudo-Plutarque, Reg. el. imp. apophth.,
175 C (21 A 11 D.-K.) : la tradition a vu avant tout dans Xénophane l'ennemi
des poètes, et tout particulièrement le censeur d'Homère (cf. Timon de Phlious,
fr. 60, 1 (Diels ; 21 A 35 D.-K.) : Όμηραπάτης επικόπτης) ; voir à ce propos
mon article Xénophane critique des poètes (ci-dessus, p. 409, n. 1).
RPhilos, 164, 1974 71

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XËNOPHANE 425

font défaut, en faisant éclater leurs contradictions. Si la phrase de


Xénophane rappelle de si près, dans sa lettre comme dans son esprit,
les descriptions de la puissance divine que l'on trouve dans la
littérature antérieure, c'est simplement parce qu'elle se réfère
précisément et exclusivement à ces descriptions, non pas, bien entendu,
pour les répéter, mais bien plutôt pour les rectifier, pour faire
apparaître ce qu'elles ont d'inadéquat, d'insatisfaisant pour l'esprit.
Aussi la puissance divine garde-t-elle, pour Xénophane, ses
caractères traditionnels, mais portés, pour ainsi dire, à leur limite
supérieure ; symboliquement, on pourrait dire que les coups de pied
d'Apollon1, et même le froncement de sourcils d^ Zeus homérique / u
deviennent inutiles, ou plutôt absurdes. Le Dieu de Xénophane n'a
pas besoin de se déranger ni de s'agiter, il n'a que faire de la foudre
ni des instruments dont pouvaient user les dieux de l'épopée, il
agit à distance, sans se dépenser d'aucune façon. Sans doute ces
traits ne sont-ils pas entièrement nouveaux, ils avaient été pressentis
et même décrits, dans une certaine mesure, par la littérature
antérieure, mais Xénophane est le premier à les avoir groupés
systématiquement et à en avoir tiré une notion cohérente par l'élimination
de tout ce qui ne s'accordait pas avec eux dans les représentations
courantes.
On peut en conclure que Β 25 occupe, par rapport aux «
fragments critiques », exactement la même position que Β 23 et Β 24.
La « théologie positive » que l'on a pensé découvrir dans cette phrase
n'est rien d'autre que l'envers ou le prolongement inséparable des
critiques adressées ailleurs à la théologie traditionnelle, et même
la formulation s'y révèle en définitijefll tout aussi négative que dans H l
les fragments précédents2, comme le confirme la présence, en tête
de phrase, de la particule αλλά, dont la valeur est presque certain-
nement « rectificative », et implique par conséquent que la phrase
devait être précédée, dans le contexte, d'une proposition négative,
dont elle constituait l'indispensable contrepartie3.

1. Cf. //., 15, 355 sq. (ci-dessus, p. 420).


2. Voir ci-dessus, pp. 409, 414 et 423.
3. Cf. J. Ü. Denniston, The Greek Particles, 2e éd., Oxford, 1954, p. 1 sq.
{« Eliminative, substituting the true for the false »). Voir Gigon, Untersuchungen
zu Heraklit, p. 151 : « Fr. 25 verrät sich durch das αλλά als das Resultat einer
vorangegangenen Polemik. » Cela ne suffît pourtant pas à prouver que Β 25
prenait place, dans le poème original, immédiatement après Β 26, comme
l'admettent de nombreux philologues (cf. Untersteiner, Senofane, p. clxxxii,
n. 51 ; Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 52 ; Kirk, The Presocralic
Philosophers, p. 169 ; Guthrie, A History..., p. 374), car Β 26 n'était assurément
pas la seule phrase négative qui figurât dans les poèmes de Xénophane ; tout
au plus peut-on reconnaître que la succession 26-25 est plausible, plus naturelle,
72 Présocratiques

426 REVUE PHILOSOPHIQUE

C'est pour avoir méconnu cet état de choses, pour n'avoir pas
perçu l'orientation essentiellement polémique qui caractérise ce
fragment, tout comme les précédents, que les commentateurs se
sont trouvés aux prises avec des difficultés inextricables. Embarrassés
en effet, par les ressemblances frappantes que l'on aperçoit entre
la phrase de Xénophane et telle ou telle expression homérique,
convaincus que ces ressemblances ne sauraient être que superficielles,
et que par conséquent la véritable signification du fragment doit
se trouver ailleurs, la plupart des interprètes ont été ainsi
inévitablement conduits à attribuer à tout prix un contenu dogmatique
à ce fragment1. Mais alors, s'il faut vraiment chercher dans ce vers,
à la suite de Simplicius, la conception xénophanienne du νους divin,
et plus encore si l'on prétend y trouver, comme les exégètes modernes,
une définition précise du mode d'action de ce νους, on doit
reconnaître que le verbe κραδαίνειν nous en offre une image pour le
moins saugrenue, sinon tout à fait incompréhensible2. Il ne reste
plus dès lors d'autre alternative que de corriger arbitrairement le
texte3, ou d'imaginer, de toutes pièces, une théologie de Xénophane
qui donne un sens plausible à κραδαίνειν4. En revanche, l'emploi de

même, que la succession 25-26. Untersteiner (ibid., η. 54), de son côté, veut
donner à αλλά la valeur « inceptive » — pourtant beaucoup plus rare, surtout
en poésie, et presque confinée à quelques auteurs comme Xénophon et « Hip-
pocrate », cf. Denniston, ibid., pp. 21-23 — pour justifier l'ordre Β 25-24-23-26
qu'il croit pouvoir établir, en s'appuyant sur des arguments peu convaincants.
1. Voir en particulier Untersteiner, ibid., p. clxxiii ; après avoir rappelé
le rapprochement souvent signalé entre πάντα κραδαίνει et //., 1, 524-530, il
ajoute : « Ma non credo metodico rifarsi ail' Omero antropomorfica : Senofane
non poteva attribuire al suo dio caratteristiche del dio antropomorfico, ehe
egli nega, non solo polemizzando direttamente contro Omero ed Esiodo, ma
anche quando rappresenta il suo dio... » II est bien vrai que la polémique contre
la théologie homérico-hésiodique trouve place de façon plus ou moins explicite
dans lous les fragments religieux — et pas seulement dans Β 11-17. Mais cela
n'implique en aucune façon que tous les traits des dieux populaires sont
purement et simplement effacés ; bien plutôt faut-il dire qu'ils sont corrigés et
remodelés pour nous offrir une image plus cohérente et intellectuellement
acceptable.
2. Cf. Calogero (ci-dessus, p. 408, n. 1), p. 36 sq. : κραδαίνειν ne donne aucun
sens plausible ; que pourrait signifier l'affirmation que Dieu ♦ secoue toutes
choses »? « tra svettamento délie foglie di fico e ondeggiamento délie anche di
una danzatrice di cordace. si ammeterà ehe Senofane non aveva da trovare
immagini molto adatte per la cosmica attività del suo Dio » (p. 40).
3. Voir ci-dessus, pp. 417-418.
4. Le cas extrême, à cet égard, est représenté par l'interprétation d'UNTER-
steiner, ibid., pp. clxxiii-clxxv : κραδαίνειν, chez Homère, se dit surtout
de la lance qui vibre en s'enfonçant dans le sol ou en atteignant son objectif
(cf. //., 13, 504 ; Od., 16, 614 ; //., 17, 523-524) ; cette « vibration énergétique »
a quelque chose de sacré, même si le poète n'en est pas conscient. La même
signification doit expliquer l'emploi du mot dans le vers de Xénophane, car
son dieu, qui représente l'antique divinité préhellénique de la Terre, « peut être
RPhilos, 164, 1974 73

D. BABUT. SUH LA ·< THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 427

κραδαίνειν n'a plus rien de mystérieux si l'on admet que le choix


de ce verbe n'a pas été dicté par le désir de définir les modalités
de l'action divine, mais s'explique seulement par référence à une
représentation traditionnelle que Xénophane reprend tout en la
rectifiant. Autrement dit, ce verbe n'a jamais eu pour Xénophane
— pas plus que les verbes synonymes έλελίζειν ou πελεμίζειν chez
les poètes épiques — de valeur proprement descriptive ; il sert
seulement à mesurer — au même titre que les autres éléments du
vers, άπάνευθε πόνοιο et νόου φρενί — au moyen d'une image
frappante l'étendue de la puissance divine que l'on entend définir.
Quand Xénophane dit que Dieu « ébranle toutes choses », il est clair
qu'il ne cherche en aucune façon à décrire l'activité habituelle propre
à ce Dieu — pas plus qu'Homère, quand il rapporte que Zeus fait
trembler l'Olympe d'un froncement de sourcils — mais seulement à
faire comprendre l'incommensurabilité de sa puissance. On pourrait
dire, en somme, que l'image introduite par κραδαίνειν joue dans la
phrase à peu près le même rôle que la double négation (ούτι δέμας...
ούδε νόημα) dans le fragment 231.
On peut donc conclure que l'étude de Β 25 confirme en tout
point celle des fragments précédents, et en particulier de Β 23. Dans
ces brèves remarques, le but de Xénophane n'est pas de substituer
une théologie ou une' foi nouvelle aux croyances traditionnelles,
mais bien de soumettre celles-ci à une critique rationnelle qui en
supprime les insuffisances ou en élimine les contradictions. Son
point de départ n'est donc pas une doctrine ou une foi nouvelle,
au nom de laquelle il critiquerait l'ancienne ; le mouvement de sa
pensée est bien plutôt inverse : il part de la conception traditionnelle
du divin, dont il s'efforce seulement de développer plus
rigoureusement les implications, en éliminant tous les éléments adventices

représenté comme une branche ou un arbre cosmique » qui transmet les


vibrations de son être divin jusqu'aux racines, plongeant à l'infini, de la terre (cf.
Promélhée, 1046-1047) ; άπάνευθε πόνοιο... πάντα κραδαίνει s'explique parce que
l'activité divine s'accomplit νόου φρενί, ou, en d'autres termes, parce que
ούλος... νοεί. « Sa vitalité est universelle, son énergie est répandue partout, de
sorte que son être et son action sont deux moments indiscernables. Parler d'un
dualisme de dieu et du monde apparaît donc comme une expression erronée ;
si un tel dualisme existait, l'expression άπάνευθε πόνοιο serait
incompréhensible. . » Une telle exégèse révèle surtout à quelles extrémités peuvent mener
le refus d'interpréter les textes dans leur contexte historique et la préférence
donnée aux explications spectaculaires sur celles qui cherchent avant tout à
ressaisir les intentions immédiates de l'auteur, si décevantes qu'elles puissent
nous paraître (voir ci-dessus, p. 412, n. 2).
1. Voir ci-dessus, p. 409. Cf. aussi Reinhardt, Parménides, p. 113 (n. 2 de
la p. 112).
74 Présocratiques

428 REVUE PHILOSOPHIQUE

qui sont venus s'y ajouter dans la théologie des poètes et les croyances
populaires1.
Le fragment 26, que Simplicius cite dans le même contexte que
Β 252, était-il directement relié, à l'origine, à ce dernier fragment3,
soit qu'il le précédât immédiatement, soit qu'il le suivît de peu* ?
Même s'il semble impossible d'en décider catégoriquement, on ne
contestera pas, du moins, qu'il y ait un rapport étroit entre les deux
phrases : si le caractère distinctif de l'action divine est de s'exercer
à distance, il s'ensuit que la divinité n'a pas besoin de se mouvoir,
mais ce toujours il [Dieu] reste à la même place, sans se mouvoir du
tout, et il ne lui convient pas de se déplacer tantôt ici, tantôt là »
(αιεί δ'έν ταύτω μίμνει κινούμενος ουδέν | ουδέ μετέρχεσθαί μιν έπι-
πρέπει, άλλοτε άλλη).
Les critiques s'accordent généralement à reconnaître l'intention
polémique qui transparaît dans ces vers. Xénophane a
manifestement en tête les représentations homériques du va-et-vient des
dieux, tels Zeus ou Poséidon se rendant chez les Ethiopiens6, ou
d'autres se déplaçant ici et là pour réaliser leurs desseins, par
exemple sur le champ de bataille, où leur présence ou leur absence
décide du sort de leurs favoris*. Plus précisément, il critique
l'imagerie selon laquelle « la célérité du mouvement des dieux est le
signe de leur puissance »'. Chez Homère, en effet, Iris est une
messagère des dieux aussi rapide que le vent, et Hermès, dépêché par
Zeus auprès de Priam, a tôt fait de parvenir en Troade, grâce à ses
« sandales divines »8. Athéna, de son côté, munie des mêmes sandales9,
plonge avec la rapidité du vent des cimes de l'Olympe vers Ithaque,
et Zeus lui-même, pourtant moins mobile que les autres Olym-

1. Cf. les anecdotes rapportées par Aristote, Rhél., II, 23, 1399 h 5-9 et
1400 5 6-9 (21 A 12 et 13 D.-K.), et Psi-udo-Plutarque, fr. 179 (Sandbach ;
21 A 32, p. 122, 23-25 D.-K.), et voir à ce sujet mon article Xénophane critique
des poètes (ci-dessus, p. 409, n. 1).
2. In Phys., p. 23, 10 (Diels ; 21 A 31, p. 122, 7 D.-K.).
3. Cf. Reinhardt, Parménides, p. 112, n. 1 : Simplicius pourrait avoir
dissocié, pour les besoins de son interprétation, des vers qui se suivaient
immédiatement dans l'original.
4. Voir ci-dessus, p. 425, n. 3.
5. Cf. //., 1, 423-424 ; 23, 205-207; Od., 1, 22-26.
6. Cf. Untersteiner. Senofane, p. clxxxv, avec n. 65-67 ; Gigon, Der
Ursprung der griech. Phil., p. 188.
7. Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 52.
8. Cf. //., 5, 353 (Iris ποδήνεμος) ; 24, 340 sq., cf. Od., 5, 44-46.
9. Cf. Od., 1, 96 sq. C'est le seul passage où les sandales, qui font
habituellement partie de l'attirail d'Hermès, sont attribuées à une autre divinité, sans
doute parce que celle-ci remplit momentanément la fonction de messager des
Olympiens ; les « sandales divines » sont donc le symbole de la célérité de ceux
qui transmettent les volontés des dieux.
RPhilos, 164, 1974 75

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 429

piens1, ne s'en déplace pas moins, à l'occasion, sur un char tiré par
deux coursiers « au vol rapide », pour se rendre sur l'Ida, où il
s'assied tout seul dans l'orgueil de sa gloire2. En substituant à ces
images celle d'un Dieu parfaitement immobile, Xénophane ne fait
en somme que porter une fois de plus à la limite les représentations
traditionnelles3 : si Dieu ne doit ressembler à l'homme par aucun
trait, si sa nature doit être qualitativement, et non plus
quantitativement distincte de celle des hommes4, alors il est absurde de
le faire se déplacer, même avec la rapidité du vent, puisqu'il est
capable d'« ébranler toutes choses » par la seule impulsion de sa
volonté. L'immobilité n'est qu'une conséquence de la radicalisation
que Xénophane fait subir au concept traditionnel de la divinité.
Mais cette explication n'a pas paru suffisante à la plupart des
commentateurs. L'un d'eux, après avoir noté qu' « à première vue »
le fragment s'inscrit dans le cadre de la polémique dirigée contre les
représentations mythiques traditionnelles, ajoute cette phrase
révélatrice : « Naturellement on s'est également avisé que le fragment
devait avoir une signification métaphysique, à côté de cette valeur
polémique »5. L'affirmation de l'immobilité de Dieu, comme
l'expression νόου φρενί dans Β 25, aurait donc nécessairement un contenu
spéculatif, et devrait nous renseigner sur la conception de l'essence
divine qu'avait élaborée Xénophane. Il est curieux de constater
qu'une fois de plus les niodernes n'ont fait sur ce point qu'emboîter
le pas aux anciens, en l'occurrence à Simplicius, citateur et premier
commentateur du fragment, dont il nous offre une interprétation
aussi résolument spéculative que celle de Β 25. Pour lui, en effet,
l'immobilité que Xénophane attribue à la nature divine n'est pas
l'absence de mouvement, mais un état qui transcende à la fois le
mouvement et l'absence de mouvement6. Parallèlement, les modernes
ont souvent interprété Γ « immobilité » dont parle ici Xénophane
comme l'immutabilité qui caractérise l'essence divine. Ainsi, Fränkel
1. Voir ci-dessus, p. 422, avec n. 5.
2. Cf. //., 8, 41-52. Il n'est pas impossible que Xénophane ait pensé au
vers 51 (αυτός δ'έν κορυφησι καθέζετο κύδεϊ γαίων) en écrivant le premier vers
de Β 26 (cf. également //., 15, 106, ci-dessus, p. 421, n. 5).
3. Cf. ci-dessus, p. 425.
4. Ci-dessus, p. 409.
5. Untersteiner, Senofane, pp. clxxxiv-clxxxv. Cf. Reale (ci-dessus,
p. 401, n. 2), p. 73 : « Lasciando il signiflcato polemico del frammento... è bene
notare alcuni interessanti rilievi di moderni studiosi, ehe ne approfondiscono il
significato speculativo. »
6. Cf. In Phys., p. 23, 9-14 (Diels ; 21 A 31, p. 122, 7-9 D.-K.) : ώστε και
δταν έν ταύτψ μένειν λέγη και μή κινεϊσθαι, άεί 8' ... άλλη [Β 26], ού κατά τήν
ήρεμίαν τήν άντικειμένην τη κινήσει μένειν αυτό φησιν , άλλα κατά τήν άπό
κινήσεως καΐ ηρεμίας έξηρημένην μονήν.
76 Présocratiques

430 REVUE PHILOSOPHIQUE

souligne que dans la langue de la philosophie grecque les mots qui


expriment l'idée de « mouvement » ne s'appliquent pas seulement
au déplacement local, mais à toute espèce de changement ; aussi
Xénophane doit-il avoir voulu dire que « dans le domaine de Dieu
il n'y a point d'événement physique ; c'est seulement quand son
action pénètre dans notre monde qu'elle se transforme en
mouvement et en événement. En tant que volonté, Dieu est cause
spirituelle de tout ce qui advient... mais lui-même reste en repos w1.
Mais Xénophane parle-t-il déjà la langue de la philosophie grecque ?
C'est bien après lui, surtout à partir d'Aristote, que κίνησις ne
s'applique pas seulement à la locomotion mais à toute espèce de
H xC changement2. De toute façon, je»| second vers nous interdit d'hésiter
sur le sens qu'a voulu donner Xénophane à κινεΐν dans le premier,
puisque ούδε ... μετέρχεσθαι ne fait qu'y reprendre et y préciser
le sens de κινούμενος ουδέν à la ligne précédente ! Quoi qu'aient
donc pu en penser Simplicius et ceux qui l'ont suivi, c'est bien
d'immobilité, et non d'immutabilité qu'il est question dans ce
fragment, et rien n'indique que Xénophane ait eu d'autre intention
que de nier tout déplacement de l'être divin.
Mais même ceux qui ont pris au sens propre cette affirmation de
l'immobilité divine ont généralement tenté de lui conférer une valeur
métaphysique. Déjà dans l'Antiquité elle a sans doute été
responsable de l'identification du Dieu de Xénophane avec l'Etre parmé-
nidien et par conséquent de la tradition qui a fait de l'auteur des
Silles le père de l'éléatisme3. Chez les modernes, on y a vu une
conséquence de la sphéricité du corps divin4, en même temps qu'un
argument en faveur de l'identité de Dieu et du monde5. Mais d'autres,
inversement, se sont justement appuyés sur Β 26 pour nier cette

1. Dichtung und Philosophie, p. 378. Cf. Zeppi (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 14.
2. Cf. Aristote, Phifs., V, 1, 225 α 34 sq., et voir Guthrie, A History...,
I, p. 382.
3. Cf. déjà Aristote, Mélnph., I, 5, 986 b 17 sq. ; Timon de Phlious,
fr. 60, 2 (Diels ; 21 A 35, p. 124, 1 D.-K.), et voir Kirk, The Presocratic
Philosophers, p. 170, n. 1. Voir également Reinhardt, Parménides, p. 114 sq.
4. Cf. Gigon, Untersuchungen zu Heraklil, p. 154 : « Auch das [die
Unbeweglichkeit Gottes] ergibt sich als Konsequenz aus der vollkommenen
abstrakten Kugelgestalt... »
5. Cf. Guthrie, A History, I, p. 381 ; Untersteiner, Senofane, p. clxxxvii :
« ... in quanto ovunque présente non è soggetta a movimento proprio... il dio
di Senofane, ovunque diffuso, non si muove : è già dappertutto. Soltanto
S. non dice esplicitamente : poiché dio è ovunque, non ha bisogno di muoversi ;
ma lo sottintende... il suo dio... si afferma come diffusione infinita nell' astra-
zione del concetto negativo κινούμενος ουδέν, ehe una terminologia piu tecnica
tradurrà in ακίνητος : il pensiero è già in S., comme piu espressamente diverrà
in Parmenide... »
RPhilos, 164, 1974 77

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 431

identité, car « comment Dieu pourrait-il être dit immobile, s'il est
identique à un monde qui est censé lui-même se mouvoir s1 ? Ces
exégèses contradictoires donnent inévitablement à penser que le
contenu dogmatique que l'on prétend découvrir dans le fragment
n'en ressort sans doute pas avec une évidence indiscutable, et
pourrait bien, une fois de plus, lui avoir été abusivement imposé par les
interprètes anciens et modernes2.
Peut-être est-ce la conscience de ces difficultés qui a suggéré à
d'autres de chercher une explication différente, d'ordre religieux,
et non plus métaphysique, de cette immobilité que Xénophane
attribue à l'être divin3. C'est le critère de la « convenance », mentionné
dans le seaond vers, auquel font écho plusieurs textes doxogra- (C
phiques4, qui non seulement fournirait la clé du fragment, mais
devrait même être regardé comme le « ressort religieux » de toute la
pensée de Xénophane. L'immobilité serait assignée à Dieu parce
qu'elle est une marque de dignité. Or, la dignité, la bienséance
divines (το πρέπον τω θεω, θεοπρεπές) doivent être préservées
en toutes circonstances, selon l'exigence de Xénophane, expression
authentique de la religiosité du temps, comparable à celles que
nous offre en particulier Pindare5. Ainsi le verbe έπιπρέπειν, bien
qu'on ne le rencontre dans aucun autre fragment, se révélerait
comme le critère qui fonde toute la critique xénophanienne de
l'anthropomorphisme, le leitmotiv qui commande toutes ses réflexions
sur les dieux et les critiques qu'il adresse à la théologie homérico-
hésiodique ; « les vilenies des dieux d'Homère et d'Hésiode sont
incompatibles avec la grandeur morale du Divin : vêtements,
discours, forme humaine, naissance ne conviennent pas à sa nature »e.

1. Kirk, ibid., p. 172. Voir aussi Reale (ci-dessus, p. 402, n. 1), pp. 115-116.
2. Voir ci-dessus, pp. 407 et 411-412.
3. Cf. Gigon, Der Ursprung der griechischen Philosophie, p. 188 : « Es ist
ein religiöses Motiv, das ursprünglich der Gottheit das Attribut der
Unbewegtheit gibt. »
4. Cf. Pseudo-Plutarquf., fr. 179 (Sandbach ; 21 A 32, p. 122, 23 D.-K.) :
ού γαρ δσιον δεσπόζεσθαί τίνα των θεών... ; Pseudo-Aristote, De Melisso,
3, 3, 977 α 24 (21 A 20, p. 117 D.-K.) : ενα φησίν αύτον προσήκειν είναι...;
Aristote, Bhét., II, 23, 1399 b 5 (21 A 12 D.-K.) : ομοίως άσεβοϋσιν οι γενέσθαι
φάσκοντες τους θεούς τοϊς άποθανεϊν λεγουσιν. Voir Deichgräber (cf. ci-dessus,
p. 401, n. 1), p. 28; Dreyer (ci-dessus, p. 411, n. 5), p. 21, n. 59.
5. Cf. Deichgräber, ibid., p. 29.
6. Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 57 ; cf. Dreyer, ibid., p. 21 :
« Dieses Kriterium ist für X. Leitmotiv für alle Aussagen über die Götter, in
denen er Kritik an Homer und Hesiod übt. So heisst es z. B. Frg. 11 und 12,
Homer und Hesiod hätten den Göttern alles angehängt, was (sogar schon)
bei den Menschen Schimpf und Tadel einbringt : Stehlen, Ehebrechen und
einander Betrügen. Dies seien έργα άθεμίστια (frag. 12), also Handlungen, die
78 Présocratiques

•132 HEVUE PHILOSOPHIQUE

II en résulterait que la réflexion de Xénophane sur les dieux ne


serait pas fondée, comme par exemple celle d'Anaximandre, sur
des considérations logiques et un raisonnement proprement
philosophique, mais jaillirait, pour ainsi dire, immédiatement « d'un
sentiment de crainte religieuse en face de la sublimité du divin.
('/est le sens religieux qui conduit Xénophane à récuser toutes les
limites et les défauts que la religion traditionnelle attribuait à ses
dieux, et qui lui assure... une physionomie théologique unique : il
fait de lui un théologien m1.
Le premier défaut de cette explication est de ne s'appuyer sur
aucune preuve : aucun indice, si mince soit-il, ne nous permet de
supposer que Xénophane se réfère au critère de la convenance sous
l'influence d'un « sentiment de crainte religieuse en face de la
sublimité du divin ». Mais de plus, l'interprétation avancée par l'emploi
du verbe έπιπρέπειν dans le fragment se heurte à de graves
objections. En premier lieu, il n'y a aucune raison d'attribuer une
signification éthique et religieuse au critère de la convenance tel qu'il
apparaît dans la phrase de Xénophane. Il n'y a en effet rien de
particulièrement choquant à se déplacer ici et là, que l'on soit dieu
ou homme, rien qui soit contraire à la « sublimité » ou à la « grandeur
morale » de la divinité, rien enfin de comparable aux άθεμίστια
έργα que dénonce ailleurs Xénophane. De fait, le verbe dont il se
sert ici, relativement peu usité, est assez proche du simple πρέπειν,
lequel ne s'est pas encore chargé de la nuance proprement éthique
qu'il recevra ultérieurement2, mais a gardé sa valeur originelle,
« se faire voir », « se faire remarquer », d'où « avoir l'air de », et enfin
« convenir », « être approprié »3. Le sens de la phrase est donc
seulement que se déplacer ici et là n'est pas une activité qui convienne
à un dieu, que cela n'est pas conforme à son rang et à sa dignité ni
compatible avec l'idée que l'on s'en fait communément4. Bref,

gegen den herkömmlichen Brauch, gegen das Gesetz verstossen. Was sogar schon
bei den Menschen nicht θέμις ist, ist erst recht nicht bei den Göttern erlaubt. »
1. Jaeger, ibid., pp. 56-57. Sur le critère de la convenance, voir également
Corbato (ci-dessus, p. 401. n. 1), pp. 228, 234, 243 ; Unterstf.inur, Senofane,
p. clxxxviii, avec n. 79.
2. Chez les Stoïciens, τό πρέπον se confond avec le bien moral, cf. M. Pohlenz,
Die Stoa, I, Göttingen, 1948, p. 201 ; Der hellenische Mensch, Göttingen, 1946,
p. 267 ; Τό πρέπον. Ein Beitrag zur Geschichte des griechischen Geistes,
Nachrichten der Gölling. Gesellschaft der Wissenschaften, phil.-hist. Kl., 1933,
p. 53 sqq., maintenant dans Kleine Schriften, I, Hildesheim, 1965, pp. 100-139.
3. Cf. Od., 24, 252 ; Pindare, Pylh., 8, 44 ; Sophocle, EL, 644 ; Pindark,
Isthm., 5, 16.
4. Cf. Th. Gomperz, Greek Thinkers, I, Londres, 1901, p. 159 : « It is a
striking phrase, but it obviously means nothing more than that the chief of
the gods must not hurry officiously to and fro like an obsequious serving-man... »
RPhilos, 164, 1974 79

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 433

le concept énoncé par έπιπρέπειν n'a aucune coloration religieuse


particulière, et le critère de la convenance — qui n'est pas inconnu
de la littérature épique1 — se réfère à une norme sociale plutôt que
morale.
Mais du même coup il apparaît tout à fait impossible de voir
dans cette notion de convenance ou de bienséance le critère sur
lequel serait fondée toute la critique xénophanienne de
l'anthropomorphisme, puisque loin d' « exclure de la nature essentielle de Dieu »
tout ce qui est « de l'homme »2, ce critère semble lui-même entaché
d'anthropomorphisme3. On est donc inévitablement amené, si
l'on ne veut imputer à Xénophane la plus grossière des
contradictions, à supposer entre les fragments un rapport inverse de celui
qui est souvent admis : ce n'est pas Β 26 qui explique Β 11-17, mais
ces derniers qui permettent de comprendre notre fragment. Si le
prétendu « critère de la convenance » ne fournit aucun fondement
intelligible à la critique de l'anthropomorphisme, inversement,
celle-ci peut expliquer la présence du verbe έπιπρέπειν dans la
phrase de Xénophane : en tant que Dieu, en effet, ne peut ressembler
aux hommes à aucun titre et doit échapper, en particulier, aux
servitudes de leur mode de vie, il n'est pas « convenable » qu'il se déplace
à tout instant pour vaquer à ses affaires et veiller à ses intérêts
comme le premier venu. Cela revient à dire que loin de pouvoir
constituer le pivot d'une théologie de Xénophane ou le « ressort
religieux » de sa pensée, le « critère de la convenance » n'a pour lui
aucune valeur objective ou normative, mais une signification
purement critique ou logique. S'il « ne convient pas » que Dieu se déplace
ici et là, ce n'est pas parce qu'une telle représentation
contreviendrait à certaines normes, d'ordre éthique ou religieux, qui
s'imposeraient absolument à la pensée de Xénophane, mais simplement
parce qu'elle ne s'accorde pas avec l'idée qu'on se fait communément

1 . Πρέπειν et ses composés ne s'emploient pas encore en ce sens (cf. Pohlenz,


Τό πρέπον..., Kleine Schriften, I, p. 100), mais on trouve des équivalents (έΌικε,
επιεικές, καλόν...), cf. notamment //., 21, 379-380 : ού γαρ έΌικεν | άθάνατον
θεόν ώδε βροτών ένεκα στυφελίζειν ; ibid., 436-437 (Apollon à Poséidon :
«... pourquoi restons-nous à l'écart ? Cela ne convient guère, maintenant que
les autres ont donné l'exemple » (ουδέ εΌικεν άρξάντων ετέρων) ; ibid., 438-440 :
« Commence : tu es plus jeune ; de ma part, ce serait malséant » (ού γαρ ε"μοιγε
|

καλόν). Cf. aussi //., 1, 547 ; 8, 431 ; 10, 440 ; 14, 212 ; 19, 21 sq. ; Hymne horn,
à Démêler, 83 sq., et voir Dreyer (cf. ci-dessus, p. 411, n. 5), pp. 11-20.
2. Cf. Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 57.
3. Cf. Gomperz, Greek Thinkers, I, p. 159 : « At this point, we cannot help
smiling at the sight of the stout assailant of anthropomorphism made the
victim of an anthropomorphic attack » ; K. Freeman, The Pre-Socralic
Philosophers, Oxford, 1966 (1946), p. 96 sq.; Dreyer, ibid., p. 22.
tome clxiv. — 1974 2S
80 Présocratiques

434 REVUE PHILOSOPHIQUE

du divin. De même, quand notre auteur remarque qu'il « n'est pas


licite » (ού γαρ ο<πον...) qu'un dieu soit soumis à un maître, ou qu'il
est « aussi impie » de croire à la naissance des dieux qu'à leur mort1,
il ne se réfère pas à une norme ou un Principe absolu qui serait le
fondement de toute une théologie nouvelle, mais se borne à tirer les
conséquences logiques de la conception traditionnelle de la divinité,
tout en en faisant implicitement ressortir le caractère contradictoire2.
Ainsi, il n'y a pas plus de raison d'attribuer un motif religieux
spécifique à l'affirmation de l'immobilité divine dans ce fragment
qu'il n'y en a de lui imposer à tout prix une dimension métaphysique.
On peut en conclure qu'une fois de plus la « théologie positive » n'est
rien d'autre ici que la contrepartie ou l'envers de la polémique dirigée
contre les représentations traditionnelles, tandis que le fragment ne
peut être séparé des précédents, et surtout de Β 25, dont il
constitue l'indispensable complément — comme l'ont noté les
commentateurs, sans en tirer toutes les conséquences — puisque l'immobilité
de Dieu n'est en définitive que la conséquence immédiate de son
aptitude à réaliser sa volonté à distance3...
L'examen des fragments 23 à 26 permet donc d'affirmer que
ceux-ci ne diffèrent en rien des « fragments critiques » (B 11-17),
et que la distinction entre une phase purement critique et une phase
constructive de la pensée religieuse de Xénophane n'a aucun
fondement. La polémique contre la théologie homérico-hésiodique n'est
pas moins présente dans la seconde série de textes que dans la
première — même si elle y reste généralement implicite — tandis
que les affirmations relatives à la nature de l'être divin y sont

1. Cf. ci-dessus, p. 431, avec n. 4.


2. Voir Xénophane critique des poètes (ci-dessus, p. 409, n. 1).
3. Toute l'analyse de ce fragment chez Reinhardt, Parménides, p. 112 sq.,
qui aboutit à inverser la relation établie par la tradition antique et les historiens
du xixe siècle entre Xénophane et Parménide, repose sur l'hypothèse que l'on
doit distinguer deux idées dans ces vers : a ) Dieu ne saurait se déplacer çà et là,
car cela est contraire à sa toute-puissance et à son omniprésence ; b) II reste
éternellement immobile à la même place. Or, si la première correspond aux
représentations habituelles du théisme, la seconde n'a pas de parallèles religieux
et ne peut donc s'expliquer que par l'influence de la doctrine éléatique de
l'Etre immobile (άκίνητον, cf. Parménide, B 8, 26 sq.). Comment ne pas voir,
pourtant, que les vers de Xénophane nous offrent une seule et même idée, présentée
successivement, selon le procédé archaïque (cf. p. ex. Simonide, fr. 63 Diehl ;
Hérodote, I, 188; VII, 28; IX, 26...) sous forme positive (έν ταύτφ
μίμνει), puis négative (κινούμενος ουδέν ουδέ μετέρχεσθαι...) — et peut-être
de nouveau positive, si B 25 suivait B 26, comme le croit Reinhardt lui-même — ?
|

Par ailleurs, l'immobilité attribuée par Xénophane à Dieu s'explique le plus


simplement du monde, sans qu'il soit nécessaire de recourir au relais par-
ménidien, comme l'antithèse ou plutôt le dépassement radical de la mobilité
des dieux homériques (ci-dessus, p. 428-429).
RPhilos, 164, 1974 81

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 435

déduites, par contraste ou par transposition, des caractères des


divinités traditionnelles1. Même dans leur forme, ces textes sont plus
proches qu'il n'y paraît tout d'abord : dans les fragments dits «
positifs », l'expression est en fait constamment négative, soit
explicitement (cf. Β 23, ούτι ... ουδέ, Β 26, ουδέν ουδέ), soit implicitement
(Β 25, αλλά, Β 24, οδλος, et cf. Diogène Laërce, IX, 19)2.
Ce caractère essentiellement négatif de la réflexion théologique
de Xénophane fait comprendre pourquoi les interprètes anciens
ou modernes n'ont jamais pu s'accorder même sur les grandes lignes
de la doctrine que l'auteur des Silles aurait professée dans ce domaine.
Xénophane était-il monothéiste ou polythéiste, son Dieu se
confondait-il avec le monde ou en était-il distinct ? Les innombrables
arguments échangés à ce sujet entre philologues n'ont pas permis
d'apporter des réponses décisives à ces questions3, pour la simple
raison que, selon toute apparence, Xénophane ne se les est jamais
vraiment posées*.
On s'en serait assurément avisé, et se serait ainsi épargné bien des
peines, si l'on avait tenu compte de l'avertissement sans équivoque
que nous ont transmis les deux plus anciens commentateurs de
Xénophane, Aristote et Théophraste. Le premier, dans un passage
de la Métaphysique que l'on cite .souvent sans en mesurer toujours
la portée, après avoir noté que Xénophane fut le premier à affirmer
l'unité des choses et que Parménide fut peut-être son disciple, se
plaint qu'il n'ait cependant exposé clairement aucun problème
(ουδέν διεσαφήνισεν), et conclut qu'il est inutile de tenir compte
de lui, ainsi que de Mélissos, en ce qui concerne la question discutée,
étant donné le caractère « quelque peu primitif » de leur pensée
(ώς βντες μικράν άγροικότεροι)5· De son côté, Théophraste recon-
1. Cf. Kerschensteiner, Kosmos, p. 89 : « Die Prädikate der Gottheit sind
aus einer Negation der anthropomorphen Gottesvorstellung abgeleitet. » Voir
cependant aussi ci-dessus, p. 426 et n. 1 (pas de négation pure et simple des
caractères traditionnels de la divinité).
2. Cf. ci-dessus, pp. 414-415, 42^, 425, et voir E. Heitsch, Das Wissen des
Xenophanes, Rheinisches Museum, 109 (1966), p. 218 : « Seine Aussagen über
Götter sind... auch dort als Negation zu verstehen, wo sie nicht ausdrücklich
als solche formuliert sind. »
3. Voir un réumé des discussions dans Zeller-Mondolfo (ci-dessus, p. 401,
n. 2), pp. 104-107, 111-117.
4. Voir ci-dessus, pp. 407, 411-412, 419, 430-431, et cf. Reale dans Zeller-
Mondolfo, p. 117 : « Senofane non deve aver speciflcato in alcun modo, e non
deve aver detto né ehe Dio è immanente al mondo, né ehe è fuori del mondo,
donde le opposte esegesi... »
5. I, 5, 986 b 21-27 (21 A 30, p. 121, 15-19 D.-K.). Cf. Kirk, The Presocratic
Philosophers, p. 171 : « This puzzlement of Aristotle's suggests that X. did
not produce a discursive elaboration of his theological views, which might not,
indeed, have gone very far beyond the extant fragments on the subject. »
82 Présocratiques

436 REVUE PHILOSOPHIQUE

naît expressément que la conception xénophanienne de l'unité


« ressortit à une autre étude que celle de la nature » (ετέρας είναι
μάλλον ή της περί φύσεως ιστορίας)1. L'interprétation habituelle
de la phrase est que Théophraste considérait Xénophane comme un
pur théologien, non comme un « physicien »2. Mais la philosophie
antique n'a jamais séparé rigoureusement la théologie de la physique,
le chapitre sur les dieux (περί θεών) a toujours fait partie intégrante
de la science de la nature3. La remarque de Théophraste doit donc
signifier autre chose. Le plus vraisemblable est qu'il a voulu désigner
Xénophane comme une sorte d'amateur, dont la pensée ne se laisse
que malaisément saisir dans les catégories habituelles, à cause de
son caractère rudimentaire et de son tour non systématique, et
pour cette raison même, ne relève pas vraiment de l'histoire de la
philosophie4.
Les interprètes modernes reconnaissent généralement
aujourd'hui la pertinence de ce jugement en ce qui concerne les vues
avancées par Xénophane dans le domaine scientifique. L'auteur des
Silles était sans doute feie«) de ressembler à cet « ami de la science,
ennemi des mythes » dont parlait autrefois Zeller5. Aristote l'accusait
déjà de se satisfaire de n'importe quelle explication des phénomènes
pour s'épargner la peine de rechercher leur véritable cause6. Les
historiens modernes, de leur côté, parlent de sa méfiance devant les
spéculations de ses prédécesseurs milésiens, de son dédain pour leurs
constructions savamment élaborées, auxquelles il n'hésite pas à
préférer la première explication venue, et vont même jusqu'à le
comparer à Epicure, dont il préfigurerait en quelque sorte le
pragmatisme scientifique7. En d'autres termes, les théories scientifiques

1. Simplicius, In Phys., p. 22, 26-30 (Diels ; 21 A 31, p. 121. 24-28 D.-K.).


2. Cf. Diels- Kranz, app. crit. ad locum : « Xen. gehöre eigentlich zur
Theologie » ; Untersteiner, Senofane, p. cxciv, n. 94.
3. Cf. p. ex. Chrysippe chez Plutarque, De Stoicorum repugnanliis,
1035 A, et voir Jaeger, A la naissance de la théologie, p. 13 ; H. Leisegang,
Physis, RE, XX, 1950, col. 1135-1136.
4. Remarquer le début de la phrase de Théophraste, μίαν 8έ την αρχήν
ήτοι εν το Öv καΐ παν κ. τ. λ. : Théophraste traduit visiblement dans son propre
vocabulaire une pensée qui n'est pas proprement philosophique et ne s'exprime
pas encore en termes clairs (ουδέν διεσαφήνισεν !). Voir aussi Fränkel, Dichtung
und Philosophie, p. 382, n. 18.
5. Philosophie der Griechen, I, I5, p. 548.
6. Cf. De caelo II, 13, 294 α 21 sq. (21 A 47, p. 125, 25-27) : οί μέν γαρ
δια ταϋτα άπειρον τό κάτω της γης εΐναί φασιν, [έπ* άπειρον αυτήν έρριζώσθαι
λέγοντες] ώσπερ Ξ. ό Κολοφώνιος [Β 28], ί'να μή πράγματ' έχωσι ζητοϋντες την
αίτίαν.
7. Cf. GiGON, Der Ursprung der griech. Phil., p. 160 : « Es ist ein gewisses
Misstrauen gegen die Spekulation, eine Art souveräner Gleichgültigkeit gegen
die Subtilen Aitiologien der Milesier. Die nächste Erklärung der Phänomene
RPhilos, 164, 1974 83

D. BABUT. — SUR LA « THEOLOGIE » DE XÉNOPHANE 437

ont surtout à ses yeux une valeur négative, elles ne l'intéressent


pas pour elles-mêmes, mais seulement d'un point de vue polémique,
dans la mesure où elles lui fournissent des armes dans sa lutte contre
la vision traditionnelle du monde telle qu'elle s'exprimait dans les
mythes et les représentations anthropomorphiques de la religion
populaire1. On peut s'attendre, dès lors, qu'il en soit de même dans
le domaine de la théologie. Si Xénophane n'a pas voulu ou pas pu .
dogmatiser sur la nature, pourquoi aurait-il d^ le faire sur les dieux ? U.
Ici encore, théologie et physique iont vraisemblablement de pair, v-
Un témoignage direct de Xénophane nous le confirme d'ailleurs
expressément. Le fragment 34 atteste en effet que l'auteur ne faisait,
quant à lui, aucune distinction entre les idées qu'il exprimait sur les
dieux et celles qui concernaient les autres sujets abordés dans ses
poèmes : « Quant à l'exacte vérité, nul homme ne l'a vue ni ne la

ist auch die beste ; umständliche Theorien sind überflüssig und absurd...
Manchmal ist man geradezu an Epikur erinnert... » Voir aussi ibid., p. 177
(« ... Misstrauen gegen alle Konstruktivität... souveräne Unbekümmertheit in
der Wahl der Erklärungen der Phänomene... ironisch karikierende Polemik »),
et H. Fränkel, Xenophanesstudien, Hermes, 60 (1925), maintenant dans
Wege und Formen des frühgriechischen Denkens, 2e éd., Munich, 1960, surtout
pp. 339-341. Voir aussi S. Zeppi, Senofane antiionico e presofista, dans Studi ι /■■
sulla filosofiai presocralica Florence, 1962, notamment p. 30 sq. [ j
1. Cf. Kerschensteiner, Kosmos, p. 88 : « Des naturwissenschaftlichen
Rüstzeugs der Milesier bedient sich X., soweit es für seine Zwecke taugt :
zu zeigen, dass diese Phänomene nicht anthropomorphe Gottheiten sind »
(ainsi dans Β 32 et A 39 D.-K.). L'ambiguïté de cette attitude à l'égard de la
science contemporaine explique peut-être un détail qui a embarrassé les
critiques. Deux textes de Diogène Laërce nous apportent des renseignements qui
semblent contradictoires, à propos du jugement porté par Xénophane sur son
illustre prédécesseur Thaïes. Selon l'un (IX, 18; 21 A 1, p. 113, 20 D.-K.),
ce dernier serait l'un de ceux dont Xénophane aurait expressément combattu
les vues (άντιδοξάσαι τε λέγεται Θαλή), tandis que selon l'autre (I, 23 ; 21 Β
19 D.-K.), il aurait, tout comme Hérodote, manifesté de l'admiration pour
la façon dont Thaïes avait su le premier prévoir les éclipses (δθεν καΐ αυτόν
[seil. Θαλην] και Ξ. καΐ 'Ηρόδοτος θαυμάζει). On essaie d'ordinaire de résoudre
la diiïîculté en prétendant que θαυμάζειν est à prendre dans le sens ironique,
étant donné que « les conceptions de Xénophane excluaient absolument la
possibilité de prévisions astronomiques » (P. Albertelli, Gli Eleati. Tesli-
monianze e frammenli, Bari, 1939, p. 70, n. 1 ; cf. Untersteiner, Senofane,
p. 133 ; Zeppi, ibid., p. 39 ; Steinmetz, Xenophanesstudien^, p. 15, n. 6). Mais
les vues scientifiques de X. sont loin d'être toujours cohérentes (cf. en
particulier A 38, 40, 41 a D.-K., et voir Gigon, ci-dessus, p. 436, n. 7) ; d'autre part,
si θαυμάζει était pris ironiquement, on peut penser que le citateur (Eudème,
fr. 144, Wehrli) l'aurait signalé, et surtout, comment le verbe pourrait-il être
ironique quand il s'agit de Xénophane, mais non quand il s'agit d'Hérodote
(cf. I, 74) ? Il n'est nullement invraisemblable, en revanche, que Xénophane
ait admiré l'aptitude de Thaïes à prévoir le phénomène de l'éclipsé, en le
dépouillant ainsi du halo mythique dont l'entouraient les croyances populaires
(cf. Archiloque, fr. 74, Diehl : 82 Lasserre-Bonnard ; Pindare, fr. 107, Snell :
Péans 9, p. 131, Puech), tout en rejetant les théories physiques ou
cosmologiques du Milésien.
84 Présocratiques

438 REVUE PHILOSOPHIQUE

connaîtra jamais au sujet des dieux comme de ce que je dis sur toutes
. choses » (Και το μεν ούν σαφές ουτις άνήρ ΐδεν ουδέ τις εσται | είδώς άμφί
λ ' £ θεών/και άσσα λέγω περί πάντων)1. Bien plus : ce texte ne prouve
pas seulement qu'il n'y a aucune raison de faire à la théologie un sort
privilégié par rapport aux autres sujets dont pouvait traiter Xéno-
phane dans ses poèmes ; il justifie surtout l'interprétation proposée
ci-dessus pour les fragments 23 à 26, et les conclusions qu'on en a
tirées sur la « théologie » de Xénophane. S'il était convaincu que
nul ne connaissait ni ne connaîtrait jamais la vérité « sur les dieux »,
celui-ci n'a pas pu en effet faire d'exception pour lui-même, quelque
répugnance que la critique moderne ait eue à l'admettre2. Et s'il
est vrai qu^cpl θεών ne peut en aucun cas s'appliquer
exclusivement aux dieux de la religion traditionnelle3, mais embrasse
nécessairement la totalité du domaine théologique, alors il faut bien
admettre que c'est Xénophane lui-même qui nous invite à ne pas
1. Pour le second vers, la construction άμφΐ θεών τε καί [τούτων] άσσα λέγω
περί πάντων paraît préférable à celle qu'adopte la majorité des traducteurs
(άμφί θεών τε καΐ περί πάντων άσσα λέγω, ainsi Diels-Kranz, cf. Zeller, Phil,
der Griechen, I, l5, p. 549, n. 2), à la fois parce que l'ordre des mots y est plus
satisfaisant (περί πάντων est à sa place normale), et parce que la présence de
la préposition περί s'y justifie mieux (la répétition άμφί θεών τε καί περί πάντων
aurait quelque chose d'insolite, cf. Kühner-Gerth — ci-dessus, p. 404, n. 3 —
I, pp. 548 sq.). La troisième solution, qui fait dépendre άμφί θεών et περί πάντων
de άσσα λέγω, lui-même régime de είδώς (cf. Wilamowitz, Kleine Schriften,
IV, Berlin, 1962, pp. 407 sq. ; Untersteiner, Senofane, p. ccxxi ; A. Rivier,
Remarques sur les fragments 34 et 35 de Xénophane, Revue de Philologie, 30,
19b6, p. 41, n. 1) se heurte à deux difficultés graves : 1. L'ordre des mots, et
surtout la place de τε... καί ; 2. Le parallélisme άμφί θεών — περί πάντων,
logiquement erroné, puisque les dieux ne devraient pas être mis sur le même plan
que le tout dont ils font partie (dans les deux autres constructions, il y a
complémentarité, et non parallélisme des deux expressions).
2. Cf. notamment Deichgräber (ci-dessus, p. 401, n. 1), p. 30; Gigon,
Der Ursprung..., p. 19 ; S. Zeppi, II pensiero di Senofane, dans Studi sulla
filosifia presocralica, Florence, 1962, p. 1 sq. ; von Fritz, Xenophanes, col.
1557-1558 : l'interprétation ancienne de Β 34 (Sextus Empiricus) ne peut
être correcte, « da X. unmöglich von den Ansichten über die Götter, die er
immer wieder mit solchem Nachdruck ausgesprochen und den landläufigen
Meinungen über die Götter entgegengesetzt hatte, sagen kann, er habe damit
vielleicht zufällig die Wahrheit getroffen, aber wenn dies der Fall sei, dann
wisse er es nicht » ; raisonnement méthodologiquement contestable, car s'il y a
contradiction entre Β 34 et les fragments théologiques, on doit mettre en
question, pour la résoudre, aussi bien l'interprétation des seconds que celle
du premier.
3. « Aucun homme n'a connu ni ne connaîtra jamais l'exacte vérité au sujet
des dieux [des croyances populaires] » n'aurait aucun sens et contredirait de
façon flagrante les fragments dans lesquels l'auteur des Silles critique les dieux
de la religion conventionnelle, cf. Kirk, The Presocratic Philosophers, p. 180.
La solution proposée par Zeppi, ibid., p. 6 sq. — Β 34 ne s'appliquerait pas au
θεός de Β 23-26, mais à des θεοί dépourvus de toute réalité objective (cf. déjà
Deichgräber, ibid., p. 31) — se heurte notamment au fait que X. n'a jamais
fait de distinction stricte entre θεός et θεοί (cf. ci-dessus, pp. 404 sq., 407 sq.).
RPhilos, 164, 1974 85

D. BABUT. — SUR LA « THÉOLOGIE » DE XÉNOPHANE 439

attribuer à ses propres vues en la matière le caractère dogmatique


qu'il n'a jamais prétendu leur conférer1.
Pas plus qu'il n'a été le père de l'éléatisme, comme le croyaient
les doxographes de l'Antiquité et les historiens du siècle dernier,
Xénophane n'a donc été le théologien que l'on a imaginé par la
suite2. Ce qu'on a pris pour sa théologie n'était que l'envers ou le
prolongement de la critique exercée contre les représentations de sa
religion traditionnelle sous la forme que leur avaient donnée les
deux grands poètes-théologiens de la Grèce, Homère et Plésiode.
Autant dire que cette « théologie » a la même portée, essentiellement
négative et polémique, que les autres expressions de la pensée de
Xénophane, qu'elle ne ressemble en rien à une doctrine systématique
élaborée et inconditionnellement affirmée, qui serait le seul point
fixe et le centre de référence ultime de cette pensée. On ne peut même
pas dire que Xénophane soit arrivé à un concept entièrement
nouveau du divin, en prenant purement et simplement le contre-pied
des croyances populaires3. Bien plutôt a-t-on pu montrer qu'il
reste dans le cadre de ces croyances, en s'efforçant seulement de les
rendre cohérentes par la critique rationnelle à laquelle ilA le/soumet <_i L i.~, J
et d'en développer jusqu'au bout lçs implications4. Bref, dans le
domaine de la théologie comme sur les autres sujets où s'est exercée
sa réflexion, la pensée de Xénophane se définit avant tout par
l'opposition aux idées de son temps5, qu'il s'agisse des croyances
1. Voir aussi l'interprétation d'ARius Didyme chez Stobée, II, 18, p. 6,
14 sq. (Wachsmuth; 21 A 24 D.-K.) : ... Ξενοφάνους ... άμα παιδιά τάς τε των
άλλοον τόλμας έπιπλήττοντος και την αύτοΰ παριστάντος εύλάβειαν, ώς άρα θεάς
μεν οίδε την άλήθειαν, « δόκος δ'επί πάσι τέτυκται ». Il faut noter ςιΓεύλάβεια
se dit spécialement de la prudence, de l'absence de toute assurance dogmatique
en matièreάφ' religieuse (cf. p. ex. Plutarque, De sera numinis uindicla, 549 Ε :
... ώσπερ εστίας αρχόμενοι της προς το θείον ευλάβειας τών έν 'Ακαδημία
φιλοσόφων, το μεν ώς είδότες τι περί τούτων λέγειν άφοσιώμεθα, et voir
RiviER — ci-dessus, p. 438, n. 1 — p. 53, avec n. 4).
2. Surtout depuis le chapitre que lui a consacré Jaeger dans son livre sur la
théologie des Présocratiques (voir notamment ci-dessus, p. 431 sq.). Mais cf. déjà
Deichgräber (ci-dessus, p. 438, n. 2), et Gigon, Die Theologie der Vorsokratiker
(ci-dessus, p. 405, n. 2), p. 141 : « ... X., der ja seit alters als der eigentliche
Theologe unter den Vorsokratikern gilt. »
3. Ainsi, Kirk, cf. ci-dessus, p. 419 et n. 5, et p. 172. Voir également ci-dessus
p. 435 et n. 5.
4. Cf. ci-dessus, notamment, pp. 408-409 et 424-425.
5. Cf. von Fritz, Xenophanes, col. 1556 : « Die Fragmente seines Werkes
zeigen... dass seine Philosophie, soweit man von einer solchen sprechen kann,
aus der kritischen Auseinandersetzung mit den Gedanken anderer
hervorgegangen ist und dass er durch ein langes Leben hindurch sich immer wieder mit
den Meinungen anderer auseinandergesetzt hat. » Cette phrase est sans doute
la plus pertinente qu'on ait jamais écrite sur Xénophane. On en est que plus
surpris de voir l'auteur accepter sans critique l'interprétation habituelle des
fragments théologiques (cf. ci-dessus, p. 438, n. 2 ).
86 Présocratiques

440 REVUE PHILOSOPHIQUE

de la foule ou des théories des savants. Plutôt qu'un précurseur de


Parménide, un successeur des Milésiens ou un théologien
uniquement soucieux de réforme religieuse, il est bien tentant de voir en
lui le premier philosophe-polémiste qu'ait connu le monde, c'est-à-
dire le premier qui ait songé à utiliser les armes fournies par la
philosophie naissante pour une critique systématique des valeurs
traditionnelles ou des idées nouvelles — cette critique étant bien,
au demeurant, le seul aspect de sa philosophie qui puisse être
qualifié de systématique.
Daniel Babut.

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