Abdelaziz Laroui - Contes de Tunisie-La Chance Et 3 Autres Contes

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Contes & Légendes de Tunisie

La Chance
Suivi de :

La chance et la raison
La chance et la pauvreté
Le Fournier & le porteur de pain

Quatre Contes De

Abdelaziz El Eroui
Recueillis et traduits de l’arabe

Par Salem BENSALEM

i
Contes & Légendes de Tunisie

Table de Matière
La Chance 01
La chance et la raison 09
La chance et la pauvreté 22
Le Fournier & le porteur de pain 34

ii
Contes & Légendes de Tunisie

La Chance

La Chance 1
Contes & Légendes de Tunisie

Ce brave et sympathique Jilani, orphelin, sans


fortune et sans travail permanent, a cru bien faire en se
mariant à l’âge de dix huit ans avec la jeune Halima,
encore plus pauvre et de deux ans plus jeune que lui.

La seule excuse que l'on puisse trouver à cette


union prématurée et quelque peu intempestive, c'est
l'amour que chacun des deux tourtereaux avait pour
l’autre. Cet amour ne tarda pas à apporter ses fruits, et à
l’âge de vingt cinq ans, Jilani est père de huit enfants,
Halima ayant été six fois mise enceinte en sept ans et
ayant mis au monde deux fois deux jumeaux.

Que faire pour nourrir toutes ces bouches, habiller


ces petits corps? (On s'aperçoit toujours de la
catastrophe lorsqu'Il est déjà trop tard).

Le pauvre Jilani, ouvrier occasionnel, travaillant un


jour sur deux pour un salaire de misère, s'avoue bientôt
incapable de faire face à une situation aussi désastreuse
Il apprend un jour que l'armée recruterait des volontaires
pour remplacer éventuellement les jeunes gens
désignés par tirage au sort pour le service militaire et
qui, pour une raison ou pour une autre, désireraient
bénéficier d'un sursis. Sans hésiter, Il se présente
comme volontaire.

A la visite médicale Il est déclaré bon pour le


service. Jilani est recruté et touche l’indemnité de
remplacement fixée cette année-là à mille rials (six cents
millimes de nos jours).

La Chance 2
Contes & Légendes de Tunisie

Mille rials ! De quoi faire vivre la famille durant


toute l’année de son absence. Jilani remet l'argent à
Halima et rejoint l’armée où Il est nourri, logé et habillé.

Il revient au bout de l’année ; l'argent est épuisé


depuis déjà plusieurs jours malgré la parcimonie avec
laquelle Halima l'a dépensé retourne et s'engage à
nouveau, perçoit son indemnité, la confie à Halima et
s'en va. Jilani recommence ainsi la même opération
pendant plusieurs années.

La troupe passe un jour prés d'une rivière. Le


General accorde une halte d'une demi-journée afin que
les soldats puissent se rafraichir et laver leur linge.

Jilani, n'ayant pas apporté avec lui de vêtements


de rechange, s'écarte un peu du gros de la troupe, dans
un endroit reculé, se déshabillé, lave chemise, gilet et
caleçon, les met à sécher sur des rochers et attend
qu'Ils sèchent. Mais la fraicheur lui donne des frissons. Il
cherche où s'abriter et aperçoit une grotte au flanc d'une
petite colline, Il y entre. II y fait noir comme dans un four.

Jilani entend des ronflements. Il est intrigué. Ce


n'est que lorsque ses yeux s'habituent à l'obscurité qu'Il
aperçoit une forme humaine couché à même le sol. En
regardant avec attention, Il voit un géant noir qui dort à
poings fermés. Il le secoue, une fois, deux fois, d'abord
gentiment, puis un peu plus fort, ensuite le bousculant.
L'homme se réveille enfin, regarde Jilani avec
étonnement et lui dit: « Ah! C’est-toi?».

Jilani est de plus en plus intrigué.

La Chance 3
Contes & Légendes de Tunisie

- Comment c'est-moi? tu me connais? Qui es-tu ?


- Je suis ta chance!
- Ma chance ? Et tu dors comme cela, seul, dans
une région inhabitée alors que je me débats comme un
diable pour trouver de quoi nourrir ma pauvre famille?
Allons! redresse-toi (1).
- Je te demande pardon. Je suis trop lourd. Je ne
peux pas bouger.

(1) La chance en arabe « Es-Saâd », on dit de quelqu'un qui n'a pas de


chance que son Saâd dort. «La chance commence à lui sourire quand son
Saâd se redresse ; plus encore lorsqu'Il est debout.

La Chance 4
Contes & Légendes de Tunisie

- Je vais t'aider, mon cher Saâd (ma chère chance)

Et le pauvre Jilani, au bout d'un long moment


d'efforts, arrive à faire bouger le mastodonte et le faire
asseoir.

- Assez comme cela, dit le noir. Adosse-moi Bien


contre le mur, sinon je risquerais de tomber.

A cet instant, Jilani entend le bruit du tambour.


C'est le signal du rappel. Il se précipite hors de la grotte,
ramasse son linge, se rhabille à la hâte et court vers le
point de ralliement, voit les soldats accourir de chaque
coté et prendre chacun sa place dans les rangs. Le
General est là. Il passe les soldats en revue pour se
rendre compte de leur état de propreté. Arrive devant
Jilani, Il s'arrête l'observe longuement, et lui dit :

- Je crois qu'Il y à quelques années que tu fais


partie de notre armée.
- Oui, mon General. Je suis en service depuis cinq
ans.
- En effet, je t'observe depuis longtemps. Je me
suis aperçu que tu a toujours été un garçon sérieux,
travaIlleur, aussi ai-je décidé de t'accorder le grade de
sergent.

Ah ! Ah ! se dit Jilani, ma chance s'est redressée.


Très rapidement, en l'espace de quelques mois, Jilani
devient sous-lieutenant, lieutenant, capitaine, avec deux
soldats d'ordonnance, au grand étonnement de ses
camarades. De retour en ville, Il envoie « ses » soldats
prévenir sa femme de son arrivée. Ce protocole ne
manque pas d'intriguer la brave Halima, habituée à, plus
de simplicité et de modestie de la part de son mari.

La Chance 5
Contes & Légendes de Tunisie

Les soldats eux-mêmes sont déçus de voir le


capitaine habiter une maison si peu en rapport avec son
rang. Jilani arrive quelques heures après tout rutilant
dans son uniforme en serge, orné de galons dorés et la
poitrine couverte de médailles. Les youyous éclatent
Halima est aux nues. Jilani ouvre sa bourse, arrange sa
maison, habille sa femme et ses enfants. Il en a les
moyens à présent, puisqu'Il est devenu officier de
carrière.

Le jour de l'an, réception au sérail. Le General s'y


rend avec les officiers pour présenter leurs vœux au
Souverain. Lorsque le General présente Jilani, le
Souverain, qui ne l'avait jamais vu auparavant se
renseigne sur son compte.

- Monseigneur, cet homme est depuis dix ans


sous les drapeaux. Sa conduite a toujours été
exemplaire II n'a jamais prêté le flanc à la moindre
critique ou mérite une quelconque punition ; aussi ai-je
cru bien faire en lui donnant de l'avancement jusqu'à en
faire un capitaine.
- Je le nomme commandant, dit le Souverain, et
je lui accorde l'insigne de grand officier du Nichane

Cet avancement est naturellement assorti d'une


forte augmentation des soldes ce qui permet à Jilani de
reconstruire sa maison, de l’équiper et la meubler fort
confortablement et de la doter d'un personnel qui
convient à son rang. Son étoile continue à monter et à
devenir de plus en plus brillante. Jilani passe bientôt
lieutenant colonel, puis General de la garde enfin
General de Division, entouré de son Etat-major, se
déplaçant avec escorte, musique et soldats lui rendant
les honneurs à la porte de la caserne.

La Chance 6
Contes & Légendes de Tunisie

Une guerre éclate entre le Souverain et celui d'un


autre pays. L'armée marche à l'ennemi conduite par le
roi en personne. Ne recevant pas de nouvelles sur les
mouvements de l’armée adverse, on décide de camper
quelques jours près de la même rivière où Jilani,
naguère simple soldat, avait trouvé son «Saâd>, couché
au fond d'une grotte. Jilani s'en souvient bien entendu et,
le lendemain, quitte le camp tout seul et va lui rendre
visite. Il trouve le gros nègre assis dans la même
position où Il l'avait laissé Il y a déjà plusieurs années

- L'autre fois tu étais couche et je t'ai aidé à


t'asseoir, cette fois je vais essayer de te dresser sur tes
jambes.
- Si tu veux, répond Saâd. Essaie !

Jilani détache son épée, quitte le veston de son


uniforme, retrousse ses manches et entreprend de
mettre debout cette masse de chair molle. Lentement,
péniblement, Il réussit à la mettre sur ses jambes, Saâd
s'appuie d'une main sur le mur et de l'autre sur l'épaule
du General. à cet instant Il entend les tambours battre le
signal du ralliement. Il lâche son fardeau, ramasse son
épée et sa veste et court vers le camp. Mais Saâd, ne
pouvant se maintenir tout seul dans sa position,
s'affaisse de tout son long, la face contre terre.

Arrivé au camp, Il trouve tout l'atmosphère


complètement bouleversée Un officier s'approche de lui
et l'informe que le Souverain désire le voir.

IL court à la tente du roi, salue, se met au garde-à-


vous et attend.

- Espèce de sale ingrat, s'écrie le roi. De simple


soldat, j'ai fait de toi, en très peu de temps, un

La Chance 7
Contes & Légendes de Tunisie

General. Tu as mangé de mon bien et tu as fait


fortune grâce à moi ; et pendant ce temps tu me
trahis !
- Comment cela, Monseigneur?
- Ou étais-tu? D'où. viens-tu? Tu es un espion au
service de mon ennemi Tu es sorti ce matin en
cachette pour fournir ses hommes des
renseignements sur mon armée ! Aux fers! qu'on
le mettre en prison en attendant ma sentence à
son sujet.
- Monseigneur veut-Il bien m'autoriser à parler,
demande humblement avant de sortir.
- Parle !
- Je vais te dire toute la vérité. (Et Il raconte toute
son histoire avec le noir). Cette foi, j'ai voulu le
mettre debout.
- Pour monter encore plus haut? Pour me destituer
et prendre.ma place? Ton ambition n'a plus de
bornes! Qu'on le mette mort immédiatement.

Ainsi périt Jilani qui ne s'est pas contente de son


sort. Son «Saâd» est tombé, sa tête aussi.

Fin

La Chance 8
Contes & Légendes de Tunisie

La Chance 9
Contes & Légendes de Tunisie

La chance et
la raison

La chance et la raison 11
Contes & Légendes de Tunisie

La chance et la raison, ces deux amies de


toujours, ces deux piliers sur lesquels repose le bonheur
de l'humanité, entretiennent l'une à l’égard de l'autre une
rivalité toute sportive, mais une rivalité quand mène,
chacune des deux prétendant de tenir la suprématie sur
l'autre, se jugeant plus qualifiée que l'autre d'assurer le
bonheur et la tranquillité de l'homme. Un jour, en se
promenant à la campagne, elles aperçoivent un paysan
sale, en guenilles, en train de labourer son petit lopin de
terre, et décident d'en faire leur cobaye pour une nouvelle
expérience.

A qui de commencer? C'est Dame Chance qui


prend l’initiative.

Le soc de la charrue du paysan « Rejeb »


s'accroche quelque chose. II se penche pour écarter ce
petit obstacle. C'est un anneau accroché lui-même à une
dalle en marbre. II soulève la dalle, trouve un escalier,
descend et alors s'offre à sa vue une très belle maison
avec patio et quatre grandes pièces se faisant vis-à-vis.
Dans chaque pièce se trouve un monceau de perles,
d'émeraudes et de diamants. Au centre du patio qui se
présente sous la forme d'un grand carré dont le sable est
en poussière d'ombre, se dresse un arbre en diamant
portant des fruits en perles, rubis et émeraude. Rejeb ne
comprend rien, ne se rend point compte de la valeur du
trésor fabuleux qui s'offre à ses yeux.

La chance et la raison 12
Contes & Légendes de Tunisie

Il détache une petite branche de l'arbre, la fixe sous


la chéchia, remonte, remet la dalle en place et reprend
son travail.

- Tu vois bien, dit Dame Raison. S'Il avait la moindre


parcelle de moi-même, Il ne serait point ainsi. II n'a
accordé aucun intérêt à cette fortune qui s'est
offerte à lui.
- Patiente un peu, répond Dame Chance, j'ai encore
beaucoup à faire.

Le Sultan de ce pays est sorti ce jour-là, avec son


ministre, pour une partie de chasse. Il cheminaient
lentement sur leurs chevaux quand le Sultan s'arrête et dit
à son vizir:

- Il doit y avoir dans ce pays un diamant unique au


monde.
- Comment le sais-tu Monseigneur ?
- Mais par son éclat. La lumière brille dans cet endroit
d'un éclat particulier. Au bout de quelques pas, Ils
aperçoivent de loin Rejeb en plein travail la tête
couronnée d'un halo de lumière.
- Voila la perle, dit le Sultan. Approchons-nous, Ils
arrivent près de Rejeb, le saluent, lui souhaitent l'aide de
Dieu dans son travail et lui demandent d'ou vient cette
belle petite branche, qui lui pend au-dessus de l'oreille.
- Oh! je l'ai détaché d'un buisson,
- Et où se trouve ce buisson, mon ami ?
- Sous terre, cette plante idiote a poussé sous
terre.

La chance et la raison 13
Contes & Légendes de Tunisie

- Comment sous terre?


- Et où cela?
- Rejeb leur montre l'emplacement de la dalle.

Ils la soulevant, descendent et sont éblouis par le


spectacle qui s'offre à leurs y eux. Toute la fortune du
Sultan, qui passe pourtant pour l'un des plus riches de la
contrée, équivaut à peine à quelques poignées de ces
cailloux entassés devant lui dans les quatre chambres.

- Qu'allons-nous faire, mon cher vizir ? Ce paysan n'a


certainement aucune idée de la valeur du trésor qu'Il vient
de découvrir. Nous allons remonter sans manifester
devant ce rustre ni joie ni étonnement et demain nous
enverrons quelques hommes sûrs qui chargeront tout
cela sur des chameaux, et tu enfermeras cette fortune
dans tes coffres.
- Excellente idée, dit le Sultan.

Ils prennent quelques poignées dont Ils se


remplissent les poches et remontent.

En les voyant reparaitre, Rejeb leur dit dans on patois de


primaire :

Vous avez vu la folie de ces gens qui ont construit toute


cette maison sous terre pour y enfermer des cailloux
brillants ?

- Oh ! Ils sont vraiment bêtes, répondent les deux


visiteurs, et Ils s'en vont.

La chance et la raison 14
Contes & Légendes de Tunisie

Le lendemain, un détachement de soldats conduits


par le ministre arrivent sur les lieux avec une dizaine de
chameaux, ramassent tous les « cailloux » de la maison
souterraine et reprennent le chemin du Sérail.

- Que penses-tu de cette aventure ? demande la


Raison.
- Patience, te dis.
- J'ai encore beaucoup à faire.

Après avoir mis le trésor en lieu sûr, le Sultan a une


pensée pour Rejeb. Il demande à son ministre de quelle
façon Il estime qu’Ils doivent récompenser ce paysan qui
les a conduits à la cachette

- Monseigneur, cet homme t'a procuré une fortune


qui enrichirait mIlle sultans comme toi. La moindre des
choses que tu puisses faire pour lui est, à mon avis, de lui
accorder la main de ta fIlle, et encore !

L'avis du ministre est peut-être juste. Il n'en est pas moins


cruel vis-à-vis de la princesse qui n'a rien fait pour mériter
qu'on unisse sa vie à un primaire qui ne distingue même
pas entre un caIllou et une pierre précieuse Mais, poussé
par un noble sentiment de reconnaissance, Il finit par
donner son accord.

- Tu as raison, dit-Il à son ministre. Qu’on envoie le


chercher.

La chance et la raison 15
Contes & Légendes de Tunisie

Le ministre, accompagné du général de la garde et


du grand chambellan se rend auprès de Rejeb et l'invite
au SéraIl.

On l'envoie directement au hammam où plusieurs


taïebs (1) s'emparent de lui, lui font un « nettoyage à fond
» pour lui enlever la crasse qui lui couvrait la peau,
l'habIllent de vêtements princiers. Ils le conduisent devant
le Sultan. Celui-ci lui fait part de son désir d'en faire son
gendre.

- Mais je suis fiancé avec ma cousine « Mabrouka »:


Que vais-je faire avec elle ?
- Il refuse ! dit le roi. C'est une humiliation, et tu en es
la cause, mon cher vizir.
- Moi, j'ai vu la dot qu'Il t'a apportée, Monseigneur.
(C'était la chance qui poussait le ministre à prendre le
parti de Rejeb).
- Le roi se rend à cette évidence, on exerce sur Rejeb
une douce violence. Il accepte.

On fait venir les notaires. L'acte de mariage est rédigé,


Les fêtes sont grandioses le jour du mariage.

-----------------------------------------------------.

(1) Le « taïeb »: qu'on traduit par « masseur » est en fait plus qu'un masseur,
car après le massage, Il nettoie le corps du client avec un gant en crin, puis le
lave au savon, le débarrassant de tous ses saletés

La chance et la raison 16
Contes & Légendes de Tunisie

La chance et la raison 17
Contes & Légendes de Tunisie

Les meilleurs instrumentistes accourent au Sérail.


On fait de la musique jusqu'au matin. Mais Rejeb
s'ennuie, car Il aurait préféré tambour et cornemuse à ces
instruments à corde qui pour lui ne signifient rien du tout.

On le fait entrer chez la mariée Une chambre à


coucher de tout premier ordre, des meubles dores, des
tapis moelleux où le pied s'enfonce jusqu'a la cheville.
Rejeb écarte les tapis et se couche à même le sol - qui
produit le blé et l'orge.

Le matin, Il se lève et quitte la chambre aux yeux


étonnés de la princesse. En entrant dans la salle à
manger à l'heure du déjeuner, Il est pris d'un fou rire en
apercevant les couverts, et surtout les fourchettes et les
verres, puis manifeste son grand étonnement de ne voir
ni couscous ni méchoui Il se contente d'un bout de pain et
s'en va. Le lendemain, la princesse exaspérée, décide de
mettre fin à cette situation intenable. Elle remet une forte
somme à l'une de ses esclaves et lui recommande de lui
acheter le poison le plus violent qui existe sur le marché
et d'en mettre une forte quantité dans l'assiette de Rejeb.

«Comme cela j'en serai débarrassée à ce moment »


la Raison dit:

- « Suffit maintenant Je ne vais pas te laisser faire


mourir ce pauvre bougre ».
- Viens à son secours, réplique la Chance.

La chance et la raison 18
Contes & Légendes de Tunisie

La Raison entre en action et répand son encens.


Rejeb sent tout de suite comme un voile qui s'écarte
devant ses yeux Au moment où la Raison s'empare de
lui, Il est aux abattoirs, regardant égorger les veaux et
les moutons, les habits tachés de sang. Il se réveille tout
de suite à la réalité, court au hammam, envoie au sérail
chercher des vêtements de rechange, se « refait une
beauté », passe au souk des bijoux acheter des pièces
aussi belles que chères et se rend directement au sérail.

Il entre dans sa chambre, y trouve la princesse en


proie au plus grand désespoir pour son comportement
antérieur, lui dépose un baiser sur le front, s'enquiert de
sa santé, lui entoure le cou d'une rivière de diamants, lui
passe au doigt une bague avec un solitaire blanc-bleu
de plusieurs carats, lui fixe aux oreilles deux pendants
assortis au collier et à la bague, réussit à la décider, puis
demande la permission de se rendre auprès du Sultan.

- Seulement une minute ; Je reviendrai ensuite me


mettre aux pieds de Lella, Il va dans la salle du trône, est
introduit devant le Sultan. II s'incline, baise la main du
souverain qui l'invite à prendre place auprès de lui. La
conversation s'engage entre le beau-père et le gendre,
sérieuse, agréable, sensée.

Puis Rejeb demande:

- Quand Monseigneur daignera-t-Il procéder au


partage de notre trésor Je serais très heureux d'entrer
en possession de ma part, car je suis désireux,

La chance et la raison 19
Contes & Légendes de Tunisie

- si Monseigneur le permet - de construire un palais pour


Lella, d'acheter une propriété agricole, de monter un
commerce et de faire travailler les gens. Il faut bien se
rendre utIle et ne pas rester les bras croises.

« Que voilà un homme sensé se dit le roi ». Puis


s'adressant à son gendre, Il lui dit :

- Ce n'est point à l'agriculture où au commerce que


je te destinais. N'ayant pas d'enfants males, je voudrais
que tu deviennes mon successeur et que tu t'exerces
dès à présent au métier de Sultan.
- Oh ! mais « après plus longue vie » Monseigneur !
tu es notre guide et notre couverture. Puisse Dieu faire
durer ton règne. Il prend congé et va rejoindre son
épouse, laquelle, revenant à de meilleurs sentiments à
l'égard de son mari et toute souriante le reçoit à bras
ouverts après avoir bien entendu, fait disparaitre les
plats empoisonnés.
- Décidément, dit la Raison à la Chance, l'homme a
bien besoin de nous deux pour vivre heureux !

Fin

La chance et la raison 20
Contes & Légendes de Tunisie

La chance et la raison 21
Contes & Légendes de Tunisie

La chance et la pauvreté

La chance et la pauvreté 22
Contes & Légendes de Tunisie

La littérature populaire confond très souvent


entre malchance et pauvreté, car dans l'esprit du peuple,
la pauvreté ne peut être qu'une preuve de l'absence de
chance et son résultat normal et logique.

Témoin, ce conte où la chance et la pauvreté sont


présentées comme deux génies, l'un bienfaisant, l'autre
malfaisant toujours en lutte pour faire le bonheur ou le
malheur des hommes Rafik est un jeune homme que la
nature a doté de qualités qui prédisposent généralement
ceux qui les possèdent à réussir dans la vie.

Rafik est en effet un beau garçon bien élevé et


suffisamment instruit. Seulement, Il vit sous l'emprise du
démon de la pauvreté Rien ne lui réussit Sort-Il d'un
échec qu'Il se hâte de tomber dans un autre plus
cuisant; aussi est-Il désespéré de la vie et ne voit-Il
devant lui que la misère et son cortège de malheurs.

Le génie de la chance vient à passer. Il aperçoit le


jeune homme assis à la terrasse d'un café, triste et
abattu, portant sur ses épaules le démon invisible de la
pauvreté

- Pourquoi t'acharnes-tu sur cet homme jusqu’à


vouloir le tuer ? Ne vois-tu pas qu'Il est à bout de souffle
et qu'Il est loin de mériter le sort que tu lui fais subir ? Il
faut que sa destiné s’accomplisse.

La chance et la pauvreté 23
Contes & Légendes de Tunisie

- Mais Il n'est capable d'aucune réaction salutaire


tant que tu le maintiens entre tes griffes. Ecarte-toi et
laisse-moi prendre ta place.

Le démon refuse, le génie s’est obligé de le


bousculer pour le chasser et vient s'asseoir sur les
épaules de Rafik Le changement à peine opéré, le jeune
homme dresse la tête, se lève, quitte le café et se met à
se promener dans les grandes artères de la vIlle avec
une allure princière malgré la misère de son costume et
ses souliers rapiécés

Un riche commerçant, l'un de ces hommes que la


nature a comblé de ses bienfaits, le remarque, s'étonne
du contraste entre la beauté et la finesse du jeune
homme et l'état lamentable de son accoutrement. La
curiosité le pousse à l’accoster.

- D'ou viens-tu, mon fils, où vas-tu ? Que fais-tu


dans la vie ?
- Je suis un pauvre chômeur, je suis seul au
monde et me trouve dans un dénuement absolu.

Le commerçant est sincèrement étonné. Il est pris


de pitié pour ce beau garçon.

- Veux-tu m'accompagner ? lui dit-Il.


- Volontiers, monsieur.

L'homme le conduit dans sa belle maison, commence


par lui faire prendre un bain pour le débarrasser de la
crasse entassée sur sa peau.

La chance et la pauvreté 24
Contes & Légendes de Tunisie

IL l'habille décemment de pied en cap, lui donne à


manger, lui remet une bourse contenant cinq cents rials
et le congédie en lui souhaitant bonne chance.

Rafik remercie et s'en va tout ragaillardi. Il loue


une boutique et, comme Il ne connait aucun métier, s’y
installe comme marchand de pois-chiches grillés.

Quand on a la chance pour soi, on n'a vraiment


rien à craindre. Et la chance est, pour l'instant du cote de
Rafik !. Son petit commerce insignifiant remporte un
succès insoupçonné. Les gens affluent vers sa boutique.
Les clients font la queue pour acheter le petit paquet de
pois chiches, ceux qui y goûtent veulent en acheter
encore. On les trouve fort appétissants Rafik ne sait plus
où donner de la tête. Il se fait adjoindre un puis deux
ouvriers

La nourrice de la princesse Lella Hela vient à


passer par Ià. Elle aperçoit un gros attroupement devant
la ports de la boutique et sent l'odeur agréable des pois
chiches grIllés lui monter jusqu'a la tête. Elle se joint au
groupe, joue des coudes pour se frayer un chemin. Les
gens s'écartent par respect pour son âge, l'aident à
parvenir au premier rang. Elle achète un sachet et
observe avec admiration la beauté et la finesse du jeune
marchand : Lorsqu'elle rentre au palais, la princesse lui
dit :

La chance et la pauvreté 25
Contes & Légendes de Tunisie

- « Ou es-tu donc allée, tante Hallouma ?»


- Prends, goute ça d'abord, répond-elle à sa chère
Hela.

Hela prend le sachet, mange quelques pois-chiches


et en fait goûter à ses femmes de compagnie : «Comme
c'est bon ! Comme c'est délicieux ! » Les jeunes filles
s'arrachent les petits grains.

- où as-tu niché cette bonne chose, dit la princesse


à tante Hallouma.
- Ceci n'est rien auprès de l'homme qui le prépare,
répond la vieille femme ; et la nourrice de faire le portrait
de Rafik avec cet art que les vieilles femmes savent
pratiquer à la perfection, et qui fait monter l'eau à la
bouche des jeunes fines.
- Comment se fait-Il qu'un garçon de cette beauté,
de cette éducation et de cette urbanité soit un simple
marchand de pois chiches ? Ce n'est pas le métier d'un
homme de sa classe.

Elle court prendre dans sa caisse une bourse de


dix mille rials, dit à sa nourrice de les lui porter, de lui
recommander de renoncer à ce métier et d'entreprendre
un travail plus en rapport avec ses qualités physiques et
morales.

- Dis-lui surtout que je suis disposée à lui donner


d’avantage s'Il en a besoin.

La chance et la pauvreté 26
Contes & Légendes de Tunisie

La vieille s'empresse de faire parvenir à Rafik


l'argent et les recommandations de sa maitresse. Le
lendemain même, on distribue gratuitement les pois
chiches qui restaient de la veille. On vide la boutique, on
la badigeonne, la repeint, on y installe un comptoir et
des étagères et Rafik s'établit marchand en draperies et
soieries.

Avec une tête et un caractère pareils, le magasin


de Rafik ne tarde pas à devenir l'un des plus importants
de la vIlle. Les clients et surtout les clientes y accourent
de tous les coins peut-être pour acheter mais sûrement
pour causer pendant quelques minutes avec le beau
commerçant..

C'est humain, que voulez-vous ? Rafik, portant


toujours le génie de la chance sur ses épaules, se trouve
en peu de temps à la tête d'une immense fortune. Il
développe son commerce, achète immeubles et
propriétés. C'est à présent Monsieur Rafik, l'un des
hommes les plus influents de la cité.

Alors la princesse lui envoie sa nourrice pour


l'inciter à la demander en mariage au roi son père.
Proposition mirobolante mais qui donne à réfléchir à un
homme qui a les pieds sur terre.

«Que suis-je et qui suis-je» ? se demande Rafik.


«Il n'y a pas bien longtemps j'étais un vulgaire va-nu-
pieds, promu marchand de pois chiches grâce à la
générosité d'un bienfaiteur inconnu, et je vais avoir

La chance et la pauvreté 27
Contes & Légendes de Tunisie

aujourd'hui l'outrecuidance de demander en mariage la


propre fille du Sultan de la vIlle ! »

Mais la chance - que Dieu n'en prive personne !-


aiguise le courage et donne de la volonté.

Rafik se rend au sérail, se fait annoncer. Le Sultan


vient au-devant. de lui jusqu'à la porte de la salle du
trône, comme Il le ferait pour un prince de sang ou un
ambassadeur, le reçoit à bras ouverts, le serre contre sa
poitrine, l'embrasse, le fait asseoir près de lui et
commande cafés et friandises.

Le Sultan le connaissait-Il ? Possédait-Il des


renseignements sur son compte ? Personne ne le sait.
Ce qui est certain, c'est que la chance est là, qui le
pousse et lui donne des ailes.

- Que me vaut le plaisir de cette visite ? aurais-tu


besoin de quelque chose ? Tous tes désirs sont
satisfaits à l’avance.

Rafik se lève, baise la main du Sultan et lui dit d'un ton


solennel.

- Je viens te demander la main de la fille de grand


mérite et de haute naissance, Lella Hela.
- Je ne trouverai jamais gendre plus digne, répond
le roi au comble de la joie. Nous allons faire rédiger
immédiatement l'acte de mariage. Je te laisse le soin de
fixer la date de la solennité.

La chance et la pauvreté 28
Contes & Légendes de Tunisie

La chance et la pauvreté 29
Contes & Légendes de Tunisie

- J'aimerais que ce soit la veille de vendredi


prochain, si toutefois le délai paraît suffisant à
Monseigneur et s'Il rencontre son agrément.
- Mais parfaitement, le mariage sera célébré jeudi
prochain.

Rafik prend congé du souverain et quitte le sérail,


salué par la garde et la musique.

Le jeudi matin, Il va au Hammam avec ses amis


comme c'est la tradition, se rase, s'habille de neuf, et
toujours entouré de ses amis, se dirige lentement vers le
palais où Lella Hala l'attend impatiemment. Le démon de
la pauvreté l'attend sur son chemin. Le génie de la
chance l'aperçoit et l'invite à déguerpir.

- Suffit comme cela, lui dit le démon. Je t'ai laissé


faire comme tu l'as voulu. Mais où veux-tu aller? Tu ne
vas tout de même pas le porter jusqu'au trône! Allons,
rends-moi mon bien..
- Laisse-moi au moins le faire arriver jusqu'à sa
femme!
- Rien à faire. Tu ne l'accompagneras pas un pas
de plus.

Ils se disputent. Le démon a le dessus et saute sur


les épaules du malheureux Rafik qui perd tout de suite
toute contenance et poursuit son chemin avec des yeux
hagards comme une bête que l'on conduit à l’abattoir. Il
arrive au palais.

La chance et la pauvreté 30
Contes & Légendes de Tunisie

- On l'introduit dans la chambre de la mariée. Il la


trouve assise couverte de son voIle blanc. Au lieu de
soulever ce voIle et de prononcer la formule consacrée,
- « Que Dieu fasse de toi mon épouse dans ce
monde et dans l'au-delà», Il lève le bras et lui administre
sur la tête un magistral coup de poing qui la précipite à
terre sans connaissance. Les domestiques du palais
frappent à la porte pour l'appeler

Au dîner, Il sort. Le meilleur concert de la vIlle joue


les meilleurs morceaux de son répertoire. La table du
banquet est prête Le Sultan, entouré de ses ministres,
du grand Mufti, des dignitaires de la cour, des
ambassadeurs des puissances étrangères, attend de
présenter son gendre. Rafik les ignore tous. Il les
observe avec un regard absent, va directement à la
table, plonge les doigts et goûte à tous les plats. Le
Sultan, tout honteux de ce comportement, baisse la tête.
Il ne sait plus où se mettre.

La colère le gagne petit à petit « Emmenez-le en


prison! » s'écrie-t-Il.

La cérémonie tourne au vinaigre. La fête devient drame.


Les. Le pauvre Rafik passe une longue période au fond
d'un cachot, période de malchance et de misère. Le
génie de la chance finit par le découvrir. Il entre dans la
cellule et trouve notre homme dans les fers, avec le
démon de la pauvreté toujours installé sur ses épaules. Il
le prend par le collet, le force à s'en aller et prend sa
place.

La chance et la pauvreté 31
Contes & Légendes de Tunisie

A cet instant, le Sultan se souvient de son gendre.


Il demande s'Il vit encore.

- Oui, lui répond le grand chambellan. Il est toujours


en prison.
- Faites-le venir!
- Rafik se présente tout contrit, dans un état
lamentable. Le souverain a pitié de lui.
- Quel diable t'a possédé le jour du mariage pour
que tu te comportes comme tu l'as fait?
- Monseigneur! lorsque j'ai pénétré dans la
chambre où Lella Hela m'attendait, j'ai aperçu un gros
scorpion sur sa tête ; j'ai écrasé le scorpion d'un coup
de poing pour qu'Il ne tue pas la fille de mon souverain.
En arrivant dans la salle du banquet, j'ai tenu à goûter à
chaque plat pour m'assurer qu'Ils n'étaient pas
empoisonnés. J'ai préféré me sacrifier plutôt que de
laisser Monseigneur ou l'un de ses invités subir l'effet du
poison.

Le roi est fortement influencé par la sincérité de


Rafik, et son intelligence. Il le rétablit dans ses droits et
lui rend sa belle Hela.

La chance et la pauvreté 32
Contes & Légendes de Tunisie

Le Fournier & le porteur de pain 33


Contes & Légendes de Tunisie

Le Fournier &
le porteur de pain

Le Fournier & le porteur de pain 34


Contes & Légendes de Tunisie

Othman est un pauvre fournier sans famille. Il


occupe un modeste four du quartier dont Il est locataire
et y habite avec un jeune orphelin, du nom de
« Béchir », qu'Il considère comme son propre fils et qui
lui sert de tarrah (1).Vie des humbles. Vie des pauvres
toujours contents, comme le savetier de la Fontaine, de
gagner leur pain et de trouver quelques haillons à se
mettre sur le dos. Béchir fait le tour des maisons du
quartier, apporte à son patron le pain qu'Il fait cuire pour
quelques sous. Vieille tradition bourgeoise dans la
plupart des pays arabes. L'achat du pain chez le
boulanger était considéré comme une honte. Un homme
qui se respecte fabrique son pain chez lui. Aussi les
fours étaient-Ils très nombreux dans les différents
quartiers des villes. Donc Othman et Béchir vivaient de
ce métier qui ne risque pas d'enrichir son homme. On
arrive à équilibrer son maigre budget à l'occasion du
Ramadan (2) et des fêtes de l'Aïd Esseghir et de l'Aïd el
Kébir (3) en faisant cuire les gâteaux ou les grands plats
de viande. Il arrive parfois au jeune Béchir, lorsqu'Il pose
la grande et lourde dalle pour obstruer la bouche du four,
d'exprimer le désir de voir cette dalle se transformer en
un gros lingot d’or.

(1) Le tarrab: ou porteur de pain était une figure très populaire dans les
villes musulmanes. Il se rendait de maison en maison, chantant et
gambadant pour porter le pain au four ou le rendre une fois cuit. (2) Le
Ramadan: mois de jeûne. (3) L'Aïd Esseghir (fête de la rupture du jeûne) et
l'Aïd El Kébir sont les solennités au cours des quelles on consomme
beaucoup de gâteaux et de viande.

Le Fournier & le porteur de pain 35


Contes & Légendes de Tunisie

Ce souhait enfantin a le don de provoquer le rire


sarcastique et désabusé d’Othman qui lui donne une
petite tape sur la joue ou sur la tête et lui reproche son
optimisme démesuré.

- Tu ne demandes ni une poignée de pièces d'or, ni


même une bourse pleine, mais une dalle de plusieurs
kilos !
- Mais c'est à Dieu que je m'adresse, répond le
Gavroche, Dieu est riche, et sa générosité n'a pas de
limites. Quand on implore, c'est pour en obtenir quelque
chose de conséquent. Une seconde d'attention de sa
part suffit à faire de toi l'homme le plus heureux du
monde. Qui te dit que nous allons rester perpétuellement
dans cette situation lamentable ? Il faut voir grand et
espérer en Dieu.

En attendant que le rêve de Béchir se réalise, les


affaires du fournier vont de plus en plus mal. Il ne peut
plus tenir. Il rend le four à son propriétaire, vend son
maigre matériel et décide de quitter sa ville.

Le pauvre Béchir est bien malheureux. Il va rester seul


au monde. Que va-t-Il faire ? Que va-t-Il devenir ?

- Dieu t'aidera, répond Othman. Il ne


t'abandonnera pas. Tu as toujours cru en ses bienfaits.
Peut-être t'accordera-t-Il cette seconde d'attention qui
fera de toi l'homme le plus heureux du monde. Tu es
encore jeune. L'avenir est à toi.

Le Fournier & le porteur de pain 36


Contes & Légendes de Tunisie

Il lui laisse une petite somme pour subvenir à ses


besoins en attendant de trouver un travail quelconque, et
le quitte en lui souhaitant bonne chance. Le jeune
homme, resté seul, passe son temps à vagabonder dans
les rues et dans les souks, à la recherche d'un travail,
couchant à la porte d'une mosquée ou à l'entrée d'un
hammam, dépensant, le petit pécule laissé par son
patron.

Un beau jour, alors qu'Il se tenait à l'une des


portes de la vIlle, un homme s'arrête devant lui et lui
propose d'entrer à son service.

- Je ne demande que cela, mon père.

L'homme l'invite à le suivre, ce qu'Il fait avec


l'empressement que l'on devine. Ils arrivent en plein
cœur de la Médina, s'arrêtent devant une maison dont
l'aspect extérieur promet une de ces belles habitations
bourgeoises, naguère si nombreuses et si bien
entretenues, et aujourd'hui désertées au profit des
nouvelles constructions de la périphérie , à l'accès plus
facile et répondant davantage aux exigences de la vie
moderne L'homme ouvre la porte, pénètre dans la
maison, suivi de Béchir étonné par la beauté et le luxe
du logis, étonné aussi de le voir inhabité. Ils arrivent au
patio, tout dallé de marbre, les murs revêtus de cette
céramique ancienne, aux couleurs sobres. Tout inspire
le calme et la richesse.

Le Fournier & le porteur de pain 37


Contes & Légendes de Tunisie

Le maître de maison indique à Béchir deux dalles


et l'invite à les soulever. Sous chaque dalle, le jeune
homme découvre une fosse, l'une entièrement vide,
l'autre pleine d'or. Béchir reste éberlué.

Son nouveau «patron» lui apporte un sac plein de


son et lui ordonne de retirer les pièces d'or de leur fosse,
de les nettoyer avec le son et de les jeter ensuite dans
l'autre fosse.

- C'est en cela que consistera ton travail. Tu ne


bougeras pas de la maison avant de l'avoir terminé. Tu
mangeras et tu coucheras ici-même. Tu seras
grassement payé pour ta peine.

Toute la journée, Béchir est assis par terre, les


jambes écartées. IL nettoie l'or pièce par pièce et en
remplit petit à petit l'autre fosse. Le maître vient de
temps en temps se rendre compte si le travail progresse
et apporte la nourriture du jeune homme enfermé à
double tour jusqu'à la fin de sa besogne.

II touche à la fin un bon salaire auquel le patron


ajoute un généreux pourboire, et s'en va.

Béchir dépense parcimonieusement son argent


tout en se livrant à de petites besognes occasionnelles,
faisant tantôt le porte-faix, tantôt nettoyant les boutiques
des artisans et des commerçants, et comme Il est
sympathique et quelque peu hâbleur, Il trouve toujours
de l'occupation.

Le Fournier & le porteur de pain 38


Contes & Légendes de Tunisie

Cette situation dure quelques années. Un jour,


pendant qu'Il est en train de nettoyer une boutique. Il
entend le crieur annoncer la vente aux enchères
publiques d'une maison sise à la Médina, telle rue, telle
impasse. Il lui semble que c'est la maison où Il a été
employé pour nettoyer les pièces d'or enfouies dans le
patio. Il se renseigne. On lui confirme que c'est bien la
maison de M. un tel, mort sans laisser d'héritiers, et dont
la fortune revient par conséquent à l'Etat.

Plusieurs personnes suivent le crieur pour aller visiter la


maison. Béchir se joint au groupe, entre, laisse les gens
se promener dans les salles, se glisse dans une
chambre déjà visitée et s'y cache jusqu'au départ des
visiteurs. Il va soulever la dalle, se remplit les poches de
belles pièces d'or et comme la maison est fermée à clef,
il retourne dans sa cachette.

Le Fournier & le porteur de pain 39


Contes & Légendes de Tunisie

Le lendemain, le crieur revient avec un autre


groupe de visiteurs. Béchir se faufile parmi eux, puis
gagne la rue. Il court acheter un beau costume, une
chéchia neuve, une belle paire de bottines pour avoir
l'air d'un homme aisé, capable d'acheter une telle
maison. Le jour de la vente arrive. Béchir se rend à la
maison, participe aux enchères et se porte adjudicataire
de l'immeuble. Les notaires établissent l'acte de vente. Il
paie le prix, se fait remettre la clef. Il est le propriétaire.
Béchir pense en premier lieu à s'acheter des coffres
pour y ranger «son or» dangereusement caché dans une
fosse.

Il fait ensuite l'acquisition d'un grand magasin bien


situé, le garnit de marchandises de première qualité,
vend à bon marché et même au prix coûtant, devient
ainsi une personnalité estimée de tout le monde, et
épouse une jeune fille de bonne famille.

Ainsi son optimisme et sa confiance en Dieu ont


été largement récompensés. Un jour, un mendiant
s'arrête devant la maison et demande l'aumône. Béchir
était assis avec sa jeune épouse au balcon à
«moucharabieh» (1) qui surplombe la porte de la
maison. II croit reconnaître la voix du mendiant. Ce
dernier réitère sa demande «ce qui est à Dieu». Plus de
doute pour Béchir.

(1) Balcon: couvert d'un grillage en bois pour permettre aux femmes de voir
sans être vues. On les appelle en Tunisie « ganaria », de l'italien «galleria ».

Le Fournier & le porteur de pain 40


Contes & Légendes de Tunisie

C'est son ancien patron qui n'a pas réussi dans la


vie et qui est réduit à tendre la main pour assurer sa
subsistance.

Le nouveau riche, cet ancien porteur de pain au


noble cœur, ce Ruy Blas moins l'amour, court ouvrir lui-
même la porte de sa maison au vieux fournier qui jadis
l'avait hébergé et couvert de son affection paternelle.

Le Fournier & le porteur de pain 41


Contes & Légendes de Tunisie

Le vieillard, dont la vue a baissé notablement, et


qui avait laissé Béchir tout jeune, ne le reconnaît pas en
la personne de ce grand garçon, habillé comme un
prince et habitant une si belle maison.

Béchir fait entrer Othman, lui sert un excellent


repas, lui donne le temps de manger et de prendre des
forces. Au moment où, rassasié, il se lève pour sortir.

Béchir l'invite à demeurer chez lui pendant trois


jours comme «invité de Dieu». Il passe cette période
dans un repos absolu, mangeant à la table du maître de
la maison qui, après lui avoir fait prendre un bain, l'a
somptueusement habillé.

Béchir évoque alors le passé. Il parle du fournier


de telle rue, des petites taloches qu'il donnait à son
tarrah optimiste, qui souhaitait voir la dalle du four se
transformer en lingot d'or. Othman est étonné de voir
son amphitryon si bien renseigné. Il lui demande si par
hasard il n'était pas client de ce four, «car lui dit-il, c'est
moi le fournier dont tu connais si bien l'histoire». Oui, et
comme tu l'as si bien constaté, je n'ai pas réussi dans la
vie.
- Si toi, tu es le fournier, je suis, moi, son tarrah
Béchir.
- Le pauvre vieillard se jette au cou du jeune homme
et l'embrasse longuement en pleurant.
- Raconte-moi comment tu t'es trouvé à la tête de
cette fortune, mon enfant.

Le Fournier & le porteur de pain 42


Contes & Légendes de Tunisie

- Non. Mais contente-toi de savoir que le bon Dieu a


bien voulu faire droit à mon optimisme et récompenser
ma foi et ma confiance en Lui. Il m'a donné l'équivalent,
en lingots d'or, du double du poids de la dalle qui m'a
valu tant de taloches.
Othman vécut le reste de sa vie chez Béchir,
choyé, adulé jusqu'au jour de sa mort.

Fin

Le Fournier & le porteur de pain 43

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