Temps Bachelardien, Temps Einsteinien. La Critique de La Durée Bergsonienne

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TEMPS BACHELARDIEN, TEMPS EINSTEINIEN : LA CRITIQUE DE LA

DURÉE BERGSONIENNE

Daniel Parrochia
in Frédéric Worms et al., Bachelard et Bergson
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Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2008 | pages 123 à 133


ISBN 9782130570264
DOI 10.3917/puf.worm.2008.01.0123
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/bachelard-et-bergson---page-123.htm
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Temps bachelardien, temps einsteinien :
la critique de la durée bergsonienne
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Daniel Parrochia

D ans ce bref exposé, je voudrais me borner à présenter quel-


ques aspects de la théorie bachelardienne du temps en montrant :
1 / Son fondement physique dans la théorie de la relativité res-
treinte d’Einstein (dont je rappellerai brièvement quelques résultats).
2 / L’extrapolation philosophique qui a été construite par
Bachelard à partir de là : ce sont essentiellement les textes de L’in-
tuition de l’instant – 1932 qui sont concernés ; mais je ferai cepen-
dant parfois référence à la Dialectique de la durée – 1936.
Comme on le sait, la théorie bachelardienne est, par ailleurs, très
polémique à l’égard de Bergson. J’essaierai, chemin faisant, de dis-
cuter ses arguments.

1. l’intuition de l’instant et la relativité einsteinienne

Comme nous le savons, Bachelard expose d’abord sa conception


du temps dans son étude de 1932 sur la Siloë de Gaston Roupnel,
intitulée « L’intuition de l’instant ».
Cette étude se présente au départ comme le récit de la conver-
sion d’un bergsonien repenti, précisément détourné de la philo-
sophie bergsonienne du temps par la lecture de l’œuvre de Roupnel,
laquelle fait écho, selon Bachelard, à la conception scientifique du
temps qui se dégage des travaux d’Einstein.

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Philosophie des sciences

L’entreprise est explicitement présentée comme un « réveil » où


Einstein joue, mutatis mutandis, vis-à-vis de Bachelard, le même
rôle que Hume vis-à-vis de Kant :
« Nous fûmes réveillés de nos songes dogmatiques par la critique ein-
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steinienne de la durée objective. Il nous apparut très rapidement évident
que cette critique détruit l’absolu de ce qui dure, tout en gardant, comme
nous le verrons, l’absolu de ce qui est, c’est-à-dire l’absolu de l’instant. »1

Pour comprendre l’importance de cette référence, qui n’est pas


anecdotique, rappelons que la théorie de la relativité restreinte
(Einstein, 1905) naît de la nécessité de devoir concilier le principe
galiléen de relativité des vitesses et la loi de la propagation de la
lumière dans le vide (invariante dans tous les repères).
Que disait le principe galiléen de relativité des vitesses ?
Ce principe traduisait simplement la situation suivante : étant
donné deux mobiles A et B en mouvement relatif l’un par rapport à
l’autre (la vitesse de A étant définie par rapport à celle de B, et celle
de B par rapport à un repère R au repos), l’évaluation de la vitesse
de A par rapport à R suppose une addition algébrique des vitesses :
V(A/R) = V(A/B) + V(B/R).

En termes de coordonnées d’espace et de temps, la situation


classique de relativité des mouvements s’exprimait mathématique-
ment comme suit : étant donné un repère R(x, y, z, t) et un repère
R′(x′, y′, z′, t′) en mouvement continu uniforme par rapport à lui,
l’expression des grandeurs dans R′ en fonction de leur valeur
dans R prenait la forme de la transformation suivante, dite « trans-
formation de Galilée » :
x′ = x – vt
y′ = y
z′ = z
t′ = t

1. G. Bachelard, L’intuition de l’instant (1932), Paris, Gonthier-Médiations, p. 29.

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Temps bachelardien, temps einsteinien

où x, y, z représentent les trois coordonnées d’espace et t la coor-


donnée temporelle.
Dans le cas de la lumière, malheureusement, la transformation
de Galilée n’est plus valable.
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Ceci a conduit à exprimer les changements de coordonnées
associés au passage du repère R(x, y, z, t) au repère R′(x′, y′, z′, t′)
en tenant compte de l’invariance de la lumière dans tous les repè-
res, par de nouvelles relations nommées « transformation de
Lorentz » :
x′ = (x – vt)/䊐
y′ = y
z′ = z
t′ = (t – v/c2) x/䊐

avec 䊐 = √1 – v2/c2.
Il en résulte, pour des vitesses v non négligeables par rapport à c,
des déformations de l’espace et du temps appelées « effets relativis-
tes », qui ne permettent plus de considérer les longueurs et les
durées comme invariantes.
Concernant les durées, Bachelard en tire les conclusions qui
s’imposent :
« Ce que la pensée d’Einstein frappe de relativité, c’est le laps de temps,
c’est la “longueur”, du temps. Cette longueur, elle se révèle relative à sa
méthode de mesure. On nous raconte qu’en faisant un voyage aller et
retour dans l’espace à une vitesse assez rapide, nous retrouverions la terre
vieillie de quelques siècles alors que nous n’aurions marqué que quelques
heures sur notre propre horloge emportée dans notre course. Bien moins
long serait le voyage nécessaire pour ajuster à notre impatience le temps
que M. Bergson postule comme fixe et nécessaire pour fondre le morceau
de sucre dans le verre d’eau. »1

Dès lors, une question importante se pose : si toute durée est


frappée de relativité, qu’est-ce qui demeure invariant ? Et sur quelle
base solide et ferme peut-on construire une théorie du temps ?

1. Ibid., p. 29-30.

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Philosophie des sciences

On va voir que la réponse de Bachelard, est fondée sur la théorie


de la relativité et visera à promouvoir l’instant, conçu à la manière
d’un point d’espace-temps, comme le seul invariant possible dans le
nouveau contexte relativiste.
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« Mais voici maintenant ce qui mérite d’être remarqué : l’instant, bien
précisé, reste, dans la doctrine d’Einstein, un absolu. Pour lui donner cette
valeur d’absolu, il suffit de considérer l’instant dans son état synthétique,
comme un point de l’espace-temps. Autrement dit, il faut prendre l’être
comme une synthèse appuyée à la fois sur l’espace et le temps. Il est au
point de concours du lieu et du présent : hic et nunc ; non pas ici et
demain, non pas là-bas et aujourd’hui. Dans ces deux dernières formules,
le point se dilaterait sur l’axe des durées ou sur un axe de l’espace ; ces for-
mules, échappant par un côté à une synthèse précise, donneraient prise à
une étude toute relative de la durée et de l’espace. Mais dès qu’on accepte
de souder et de fondre les deux adverbes, voici que le verbe être reçoit
enfin sa puissance d’absolu. »1

Ce texte se comprend de lui-même si l’on se souvient que, dans


la théorie de la relativité, les relations de Lorentz (groupe) laissent
invariante une forme – la forme quadratique de Lorentz – qui s’ex-
prime de la façon suivante :
s2 = x2 + y2 + z2 – c2 t2

où, dans son écriture différentielle :


ds2 = dx2 + dy2 + dz2 – c2 dt2.

Le mathématicien Eugène Minkowski, a montré que cette


expression était celle du produit scalaire dans un espace à quatre
dimensions (x, y, z et ct) qu’il a appelé « espace-temps » et qui est,
mathématiquement parlant, un espace dit « pseudo-euclidien » car
la forme quadratique de Lorentz fait précisément penser à une dis-
tance euclidienne au carré, à ceci près qu’elle comporte ici trois
signes plus et un signe « moins » au lieu de quatre signes plus

1. Ibid., p. 30-31.

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Temps bachelardien, temps einsteinien

(notons qu’en vertu de la symétrie de la forme, on pourrait avoir la


signature inverse, soit trois signes moins et un signe plus).
Selon son signe, cette forme qualifie l’espace de façon parti-
culière :
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— Si s2 = 0, c’est-à-dire si x2 + y2 + z2 = c2 t2, cette forme est
l’équation d’un hypercône à quatre dimensions (définissant une
région du genre lumière). Le sommet, de coordonnées (0, 0, 0, 0) de
l’hypercône est un point qui satisfait évidemment cette équation.
— Si s2 < 0, c’est-à-dire si x2 + y2 + z2 < c2 t2, on est à l’intérieur
de l’hypercône (région du genre temps).
— Si s2 > 0, c’est-à-dire si x2 + y2 + z2 > c2 t2, on est à l’extérieur
de l’hypercône (région du genre espace).
Pour se donner une représentation visualisable de la situation, il
suffit de se ramener à trois dimensions : x, y et ct. L’équation
(s2 = x2 + y2 – c2 t2) se réduit alors à celle d’un cône, avec les trois
situations possibles :
• s2 < 0 : la quantité est du genre temps ;
• s2 > 0 : la quantité est du genre espace ;
• s2 = 0 : la quantité est du genre lumière.

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Philosophie des sciences

Le point « ici et maintenant » – sommet du cône et origine des


axes, de coordonnées (0, 0, 0) – réalise clairement la synthèse
espace-temps (ou mieux, espace-temps-lumière) annoncée par
Bachelard. C’est, à l’évidence, le seul « absolu » de cet espace habi-
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table par l’homme car, si peu qu’on s’écarte de lui (même d’une
quantité infinitésimale dx, dy, dz ou dt), on tombe dans un
domaine (spatial ou temporel) relatif. Par ailleurs, seuls les pho-
tons lumineux constituent la surface du cône (appelé, du reste,
cône de lumière).

2. les éléments philosophiques spécifiques


de la théorie bachelardienne du temps.
une construction différenciée

Sur la base de la théorie d’Einstein, mais en lui ajoutant d’autres


éléments, Bachelard va construire une véritable théorie philoso-
phique, anti-bergsonienne du temps, qui va faire apparaître celui-ci
comme un temps :
a) discontinu (≠ durée continue) ;
b) quantitativement analysable (≠ qualitativement perceptible) ;
c) linéaire et homogène en ses éléments (≠ multiple et hétérogène) ;
d) purement pensé (≠ uniquement « vécu »).
Pourquoi le temps bachelardien est-il discontinu et quantitatif ?
Il résulte des considérations précédentes que, si l’instant est
l’élément fondamental du temps, les durées ou laps de temps
ne peuvent plus être que des ensembles d’instants. Ce qui va
alors différencier telle durée de telle autre, ce sera le nombre d’ins-
tants qu’elle comprend ou – comme dit Bachelard – qu’elle
« utilise ».
Cette thèse va avoir différentes conséquences dans la représen-
tation et la compréhension que l’on peut prendre du temps bache-
lardien.

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Temps bachelardien, temps einsteinien

Première conséquence
Chez Bachelard, on ne part pas d’une durée qui serait un
continu global et dont les instants seraient des coupures, autrement
dit, on ne part pas des réels pour aller vers les rationnels ou les
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entiers, on fait l’inverse.
La justification est mathématique : une fraction n’est pas la divi-
sion d’un numérateur par un dénominateur. Bachelard critique
cette représentation commune des rationnels1 à laquelle il substitue
(via la théorie des fractions de Couturat) la « bonne » représenta-
tion mathématique qui est qu’on construit les rationnels à partir des
entiers et les réels à partir des rationnels et pas l’inverse.
La Dialectique de la durée (1936) confirmera ce point de vue, à
partir de trois arguments qui semblent se contredire, mais qui, en
fait, se complètent :
1 / Le temps est lié à l’existence d’événements. Ceci entraîne
automatiquement que l’absence d’événements implique une absence
de temps. Il en résulte que le temps est forcément discret, donc que
le temps est bordé par du non-temps : « Quelle que soit la série
d’événements étudiés, nous constatons que ces événements sont
bordés d’un temps où il ne se passe rien. »2
2 / Deuxième argument : en réunissant des ensembles discrets,
même s’il y en a beaucoup, on n’atteint pas forcément au continu ;
« Additionnez autant de séries que vous voudrez, rien ne prouve
que vous atteindrez le continu de la durée. »3
3 / Troisième argument : le continu, qui est une construction,
présuppose souvent sinon toujours du discontinu à sa base. Il est
imprudent de supposer un continu premier « surtout lorsqu’on se
souvient de l’existence d’ensembles mathématiques qui, tout en
étant discontinus, ont la puissance du continu. De tels ensembles
discontinus peuvent remplacer à bien des égards l’ensemble
continu. Inutile de descendre plus avant »4.
1. Ibid., p. 43.
2. G. Bachelard, Dialectique de la durée (1936), Paris, puf, 1950, p. 28.
3. Ibid.
4. Ibid.

129
Philosophie des sciences

Que veut dire ici Bachelard ?


Considérons des séries d’événements. Dire qu’elles sont bordées
par un temps où il ne se passe rien veut dire ceci :
... |_______| |____________| |_____| |____________________| ...
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On a affaire à des séries d’éléments discrets séparées par du vide.
Donc un ensemble discret de séries discrètes. Supposons qu’il y en
ait une infinité. Quelle est la puissance d’un ensemble infini discret
constitué d’ensembles finis discrets ? Dans le cas de P(N) comme
dans le cas du célèbre ensemble triadique de Cantor :
z = S c1/n avec cj = 0 ou 2

la puissance d’un tel ensemble est de type non dénombrable


(i.e. continu si l’on prend l’hypothèse du continu de Cantor). Il en
résulte donc que le discret, judicieusement disposé, peut jouer le
même rôle que le continu.

Deuxième conséquence
Les différences ou hétérogénéités qui peuvent se manifester dans
les durées ou dans les rythmes reçoivent alors des explications arith-
métiques. Ainsi :
— Des phénomènes peuvent être plus ou moins finement
scandés :
.................
... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ...

— Des durées ou des rythmes peuvent varier : certains


s’éteindre (5 peut devenir 3 puis 2, puis 1 : témoin que des phéno-
mènes peuvent mourir ou disparaître) :
..... ..... ..... ... ... ... .. .. .. . . . .

D’autres peuvent commencer (1 peut devenir 2, puis 3,


puis 5, etc.).

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Temps bachelardien, temps einsteinien

Troisième conséquence
Il y aura donc, pour Bachelard, des durées plus ou moins plei-
nes, des temps plus ou moins lacuneux. Ces temps seront alors asso-
ciés à différentes régions de la matière, de la vie ou de la pensée.
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Ainsi, il y aura des compositions d’instants plus ou moins denses
selon qu’on considérera, par exemple, le temps de l’atome, celui de
la cellule ou celui d’un être pensant.
« ... l’atome rayonne et existe souvent, il utilise un grand nombre d’ins-
tants, il n’utilise cependant pas tous les instants. La cellule vivante est déjà
plus avare de ses efforts, elle n’utilise qu’une fraction des possibilités tem-
porelles que lui livre l’ensemble des atomes qui la constituent. Quant à la
pensée, c’est par éclairs irréguliers qu’elle utilise la vie (...). »1

Cette théorie va engendrer à son tour deux nouvelles séries de


conséquences : en métaphysique et en morale.
a) Métaphysiquement, Bachelard sera amené à définir, à titre
d’idéal régulateur, un temps « divin », ou temps maximum ou
temps parfaitement complet :
« Et nous rêvons à une heure divine qui donnerait tout. Non pas
l’heure pleine, mais l’heure complète. L’heure où tous les instants du temps
seraient utilisés par la matière, l’heure où tous les instants réalisés dans la
matière seraient utilisés par la vie, l’heure où tous les instants vivants
seraient sentis, aimés, pensés. L’heure par conséquent où la relativité de la
conscience serait effacée puisque la conscience serait à l’exacte mesure du
temps complet. »

Finalement le temps objectif, c’est le temps maximum ; c’est


celui qui contient tous les instants. Il est fait de l’ensemble dense des
actes du Créateur.
b) Dans le domaine de la philosophie pratique, maintenant, si le
temps est fait d’instants discontinus, les actes des êtres vivants ne
peuvent que s’inscrire dans ces discontinuités. Par exemple, un chat
prêt à bondir sur une proie passe par un instant particulier qui est le

1. G. Bachelard, L’intuition de l’instant, op. cit., p. 47-48.

131
Philosophie des sciences

moment où se déclenche le processus du bond, que Bachelard


appelle, avec humour l’ « instant du mal » :
« Sans doute, le bond en se déclenchant déroule une durée en accord
avec les lois physiques et physiologiques, lois qui règlent des ensembles
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complexes. Mais il y a eu, avant le processus compliqué de l’élan, l’instant
simple et criminel de la décision. »1

Bachelard peut alors dégager l’ultime conséquence de sa théorie


du temps. C’est l’idée que toute morale ne peut être qu’instantanée :
« En méditant dans cette voie, on arrive soudain à cette conclusion :
toute moralité est instantanée. L’impératif catégorique de la moralité n’a
que faire de la durée. Il ne retient aucune cause sensible, il n’attend aucune
conséquence. Il va tout droit, verticalement, dans le temps des hommes et
des personnes. »2

conclusion

En suivant la théorie bachelardienne du temps dans L’intuition


de l’instant, on aboutit donc à une théorie à deux feuillets :
— D’une part, une théorie de base physique relativiste, d’inspi-
ration einsteinienne, qui fait apparaître la durée comme relative et
l’instant, point d’espace-temps, comme absolu.
— D’autre part, une théorie philosophique, qui greffe sur ce
fond einsteinien une représentation discontinuiste du temps, qui
s’appuie à la fois sur des justifications mathématiques et des intui-
tions, disons, poético-métaphysiques.
On pourrait évidemment objecter à cette théorie que le temps a
aussi des aspects qualitatifs. Comme l’avait bien montré Bergson, le
temps n’est pas seulement ce qu’on décompte mais ce qu’on
éprouve. Il n’est pas seulement ce qu’on subit mais aussi ce qu’on

1. Ibid., p. 36.
2. Ibid., p. 110-111.

132
Temps bachelardien, temps einsteinien

construit, ce qu’on structure par nos actes, nos projets, nos réalisa-
tions, etc.
Bachelard aurait probablement répondu à ces objections en fai-
sant valoir que sa théorie des groupements d’instants rend déjà par-
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faitement compte de la diversité des aspects des durées.
Quant à la dimension existentielle du temps comme construc-
tion personnelle, réalisation de projets, accomplissement de
soi, etc., c’est la Dialectique de la durée, c’est-à-dire le projet d’un
« bergsonisme discontinu » qui le prendra en charge, notamment
avec la théorie – inspirée d’Émile Dupréel – de la consolidation.
D’où, finalement, une philosophie qui, certes, n’a cessé de dialo-
guer avec celle de Bergson, mais dont la différence essentielle
demeure tout de même qu’elle est fondée sur une base épistémolo-
gique, à la fois physique et mathématique, très prégnante dont se
déduisent des conséquences complètement opposées à la première.

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