LOCK Etienne Texte
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THESE
Pour obtenir le grade de
Sujet:
Sous la direction de
Mme Jacqueline LALOUETTE
Volume 1
Membres du jury
3
Remerciements
pour ce sujet ; pour ses conseils, sa patience, sans lesquels ce travail n’aurait pas été possible,
Au professeur Xavier Boniface qui m’a chaleureusement accueilli et orienté dans mes premiers
A la famille d’Alioune Diop, et notamment Mmes Marie-Aïda Diop-Wane et Suzanne Diop qui
Aux archivistes du Sénat à Paris, du siège parisien de l’Unesco, des Archives générales des pères
A tous les bibliothécaires dont j’ai bénéficié des services de toutes sortes,
Au cours de ces dernières années, j’ai participé à des colloques où j’ai présenté mes recherches ;
je voudrais remercier ici l’ensemble des collègues qui ont discuté mon travail et qui m’ont
permis d’avancer ; la communauté des chercheurs que j’ai ainsi connue par ces rencontres au
A M. et Mme Alain L’Hostis, M. Guy Agoua, Mlle Sylvie Bourguignon et à tous mes amis pour
4
Sigles et abréviations
₦ : Naira
Coll. : Collection
5
I.C.A.M.: Institut Culturel Africain et Mauricien
Mgr : Monseigneur
6
Introduction générale
La Deuxième Guerre Mondiale constitue certainement l’un des événements les plus
importants pour l’Afrique contemporaine. En effet, elle marque le point de départ d’une aube
nouvelle dans l’histoire et la conscience collective de ses peuples. De fait, elle n’a pas
seulement permis de voir la contribution africaine dans la victoire des alliés sur le régime
inique et funeste que fut le nazisme ; elle se définit également comme le creuset d’une
conversion dans les relations entre Occidentaux et Africains. Cette conversion trouve sa
raison d’être dans la prise de conscience des Africains de leur situation, tout comme dans la
nécessité d’un engagement.
C’est ce qui explique toute l’effervescence qui caractérise l’Afrique des années cinquante.
Même si elle est plus évidement perceptible sur le plan politique, il n’en demeure pas moins
que sur d’autres plans, cette effervescence a des effets notoires. Et ici, il convient de souligner
le rôle important de l’Occident. En effet, c’est lui qui, sans le vouloir peut-être, a mis en
place, à travers des structures comme l’école sous le régime colonial, les bases d’une telle
effervescence. Dans la mesure où celle-ci est principalement le fait des intellectuels africains,
formés à l’école occidentale, l’on peut vraiment dire que l’Afrique contemporaine, telle
qu’elle s’affirme après le second conflit mondial, est tributaire de l’héritage de l’Occident.
Parler d’intellectuels africains dans le sens de l’éveil d’une conscience politique et culturelle
en Afrique, c’est saluer des hommes et des femmes qui ont su mettre leur savoir au service
d’un combat contre toutes les formes de l’aliénation, dans le but de rappeler avec insistance
que la race humaine est une, et que de ce fait, il est normal que les hommes, de quelque
horizon qu’ils viennent, cohabitent. C’est aussi, nécessairement, faire allusion à l’Eglise
catholique qui a contribué, à sa manière, à la naissance d’une élite africaine et d’une
intelligentsia engagée. C’est enfin mettre en exergue des courants d’émancipation favorables
à l’affirmation de la différence, qui ne trouve son sens que dans la construction d’une
universalité ne négligeant l’apport d’aucun peuple à ce rendez-vous commun. C’est là toute
l’explication de ces mouvements intellectuels et culturels que furent le Panafricanisme ou
encore la Négritude, qui doivent leur dynamisme à de grandes figures charismatiques bien
connues. A côté de ces mouvements, se situe en bonne place Présence Africaine. L’expression
« Présence Africaine » évoque toute une initiative, tout un parcours, toute une aventure à
7
laquelle ont participé des hommes d’origines et de croyances différentes, mobilisés pour un
projet commun.
Présence Africaine évoque surtout une figure de l’intelligentsia africaine, sans laquelle on ne
saurait épuiser la liste des intellectuels du monde noir de ce temps : Alioune Diop. Il reste à
n’en pas douter l’un des moins connus, bien qu’il soit l’un des plus importants, par la
singularité de son engagement, de ses prises de positions, de son expérience d’homme, de
croyant, d’intellectuel, d’Africain. Il est l’un de ceux dont l’Afrique contemporaine reste
tributaire d’un héritage important, même si la reconnaissance due à un tel personnage n’a pas
encore été suffisamment témoignée.
Alioune Diop est né à Saint-Louis au Sénégal le 10 janvier 1910. La ville de Saint-Louis est
alors aussi bien un ancien comptoir français qu’une société cosmopolite. Un metissage de la
population, fruit des mariages « à la mode du pays », témoigne d’une cohabitation aisée entre
Blancs et Noirs. Chez les Noirs d’ailleurs, la diversité des origines fait disparaître de
nombreux clivages, si l’on en croit du moins Alain Sinou : « Les Africains des comptoirs
sénégalais viennent principalement du Waalo et du Cayor. Cette population est divisée en
plusieurs groupes sociaux qui ne reprennent pas les distinctions ethniques »1. Un tel climat
social peut expliquer que les natifs de Saint-Louis aient eu une ouverture facile à divers
modes de vie.
Alioune Diop est l’aîné d’une fratrie de dix2. Son père, Mor Samba Diop est alors
fonctionnaire de poste et sa mère, Aïssatou Ndiaye, en est la seconde épouse. C’est une
famille appartenant au peuple wolof, profondément ancré dans l’islam « africain », c’est-à-
dire un islam qui a su conjuguer plus ou moins pacifiquement, les enseignements du coran et
les traditions des peuples négro-africains3. Mor Samba Diop et Aïssatou Ndiaye, soucieux de
transmettre à leur fils la crainte de Dieu et la recherche du bien, et souhaitant même le voir
exercer une fonction de responsable de communauté musulmane, l’envoient très tôt Ŕ comme
cela est pratiquement de règle dans les familles musulmanes d’alors Ŕ dans une école
1
Sinou A., Comptoirs et villes coloniales du Sénégal : Saint-Louis, Gorée, Dakar, Paris, Karthala/Orstom, coll.
« Hommes et Sociétés », 1993, p. 33.
2
Cette fratrie de dix tient compte des frères et sœurs nés d’un même père, mais d’une mère différente. Ce qui,
dans le langage occidental correspond à l’expression demi-frères ou demi-sœurs. Dans le contexte négro-
africain, l’inexistence de ces expressions justifie ici le terme fratrie par fidélité à la mentalité africaine.
3
Le caractère africain de l’islam sénégalais est très remarqué et même signifié à travers des confréries que sont
alors, la tidjaniya d’origine marocaine implantée au Sénégal par Malik Sy (El Hadj) et qui est aussi la plus
ancienne ; ainsi que la mouridiya fondée au Sénégal par Cheikh Ahmadou Bamba. Ces deux courants sont une
émanation du soufisme.
8
coranique, où il eut comme maître un familier. Il s’agit là d’un détail qui n’est pas
négligeable, puisque Alioune Diop bénéficie alors, contrairement à ses camarades de quelques
faveurs dans le difficile contexte qu’était celui de l’école coranique pour les enfants4.
Après quelques années passées à l’école coranique, Alioune Diop fréquente l’école coloniale
de Dagana. Suite à ce temps d’initiation et de croissance au sein de l’instruction occidentale, il
entre dans l’enseignement secondaire au lycée Faidherbe de Saint-Louis. Durant ces années
qui le séparent de l’école coranique, le jeune homme se montre timide. En effet, doté d’un
physique qui n’en impose pas, il ne peut participer à sa guise aux jeux de ses camarades, qui
en outre se moquent de lui parce qu’il parle le wolof avec un accent toucouleur. Il compense
cette sorte de déficience relationnelle en devenant un élève studieux. Ainsi, sa scolarité,
marquée par de nombreux prix d’excellence, est couronnée en 1931 par un baccalauréat
classique (latin-grec). Bachelier, Alioune Diop a déjà à son actif une rédaction qui
impressionne ses pairs comme ses enseignants : « Histoire d’un écolier par lui-même », qui
est une sorte d’auto-portrait dans lequel il présente le parcours classique d’un enfant dans la
société qui est la sienne :
L‟enfant est élevé par sa mère. A cinq ans environ, il entre à l‟école coranique. Là se fait son
éducation religieuse. Il doit d‟abord savoir réciter tous les versets du Coran. Ces études où il ne
comprend pas un mot, durent en moyenne six ou sept ans. Après le Coran, en principe l‟élève apprend
la langue arabe. Cependant, on ne commence la grammaire et l‟arithmétique qu‟après l‟étude de
certaines notions religieuses qui font l‟objet de deux ou trois volumes. Mais en général (surtout à
Saint-Louis et à Dakar), c‟est à peine si l‟enfant arrive à terminer l‟étude du Coran. Il s‟empresse, et
ses parents l‟approuvent, d‟aller à l‟école française5.
Dans cette même rédaction, l’auteur décrit la situation historique du peuple wolof et dénonce
nombre de ses égarements. Il y apparaît par ailleurs que contrairement à la majorité de jeunes
adultes wolof qui délaissent tôt l’instruction pour rechercher d’autres facilités, Alioune Diop a
eu une trajectoire toute différente. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle dans le même texte,
il prend de la distance vis-à-vis de nombre d’us considérés comme normaux, mais qui lui
apparaissent mal venus. Cette distance lui donne d’ailleurs, une conscience aiguë de l’effort.
4
On peut lire en ce sens, L‟aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane ou encore La plaie de Malik Fall, qui
présentent les difficiles conditions de vie et d’éducation des enfants dans les écoles coraniques.
5
Diop A., « Histoire d’un écolier par lui-même », Grah Mel F., Alioune Diop, le bâtisseur d‟un monde inconnu,
Abidjan, P.U.CI., 1995, p. 308. Ce texte, publié dans le Bulletin de l‟enseignement de l‟AOF, est inséré dans les
annexes du livre.
9
N’ayant pu obtenir une bourse d’études autre que celle de vétérinaire, courante à l’époque, il
passe plus d’une année scolaire à travailler comme maître d’internat. Ensuite seulement, il va
poursuivre ses études supérieures de Lettres classiques à l’université d’Alger, comme
« étudiant libre », c'est-à-dire non boursier, dès octobre 1933. Il y fait la connaissance
d’Albert Camus, alors étudiant en philosophie, qu’il retrouvera en France après la Deuxième
Guerre Mondiale, et dont il dira dans un hommage : « Albert Camus, pour les Occidentaux
comme pour nous [les Africains], demeure un symbole de probité intellectuelle, d‟honnêteté
dans l‟action politique et un modèle de talent, de génie littéraire »6.
En 1937, peu avant le deuxième conflit mondial, Alioune Diop arrive à Paris pour poursuivre
ses études à la Sorbonne. Il s’insère alors progressivement dans le milieu intellectuel parisien
déjà connu de Senghor et comptant de nombreux étudiants d’Afrique et d’Outre-mer comme
Césaire (Martinique) ou Rabemananjara (Madagascar). La fréquentation des milieux
intellectuels de la capitale française lui permet de rencontrer d’autres intellectuels tels que
Gabriel Marcel, Jean-Paul Sartre, Emmanuel Mounier, ou encore le père dominicain Jean-
Augustin Maydieu, fondateur de la revue Vie intellectuelle, pour qui il aura beaucoup
d’admiration et qui le baptisera en 1944, après sa conversion au catholicisme. La conversion
d’Alioune Diop au catholicisme est sans doute un des événements les plus importants de sa
vie, préparé au sein de sa propre famille, puisque, bien que ses parents voulussent qu’il fût
imam, ses tantes l’initièrent tout jeune, à la lecture de la Bible et autres livres de prières. C’est
ce parcours qui est allé s’approfondissant depuis son séjour à Alger.
L’influence du père Maydieu, qu’il avait au préalable choisi comme directeur spirituel, et
davantage celle de Mounier, père du personnalisme chrétien, auront un poids certain sur sa
décision de passer de l’islam au christianisme. Cette conversion est mal accueillie au sein de
sa communauté wolof d’origine, mais Alioune Diop dira toujours qu’elle relève de sa
responsabilité d’adulte. Cependant, il aura toujours à cœur de concilier en sa personne,
l’héritage musulman et l’expérience chrétienne. Et c’est peut-être la raison pour laquelle, bien
qu’ayant choisi comme nom de baptême Jean, il ne le portera en réalité jamais, restant
Alioune Diop.
Nanti d’une licence, puis d’un diplôme d’études supérieures de Lettres, Alioune Diop
embrasse à partir de 1943 une carrière d’enseignant, qui le conduit dans divers lycées
6
Hommage à Albert Camus par Alioune Diop, 01/01/1960. www.youtube.com/watch?v=F0kBG6srkgM.
10
français : Prytanée militaire (La Flèche), Marcelin Berthelot (Saint-Maur-des-Faussées),
Louis le Grand (Paris), Pothiers (Orléans). En 1945, il épouse Christiane Yandé Diop avec qui
il aura quatre enfants. Christiane Diop soutiendra sans ménagement l’engagement de son
époux, participant activement à ses initiatives.
Outre un parcours d’enseignant, Alioune Diop a exercé des fonctions politiques, d’abord au
Sénégal, au bureau du Gouverneur de l’Afrique Occidentale Française (AOF), comme chef de
cabinet. Ensuite en France où, à partir de 1946, il est élu conseiller de la République française
(nom de sénateurs de la IVe République), sous l’étiquette SFIO ; son mandat est de courte
durée, car il n’est pas réélu Dans les commissions auxquelles il participe et qui sont celles de
la France d’outre-mer et de la presse, de la radio et du cinéma, il se montre très attentif à la
cause des colonies françaises et autres territoires d’outre-mer.
Aimé Césaire est certainement le plus grand des poètes militants en France. Et c‟est à juste titre que
les Africains sont fiers de son œuvre. Il a donné récemment aux "Chemins du monde" un remarquable
article, où la virulence de sa critique n‟a d‟égale que l‟originalité de son argumentation. Mais à
quelle somnolente nostalgie faut-il attribuer cette apologie systématique des sociétés primitives qui
clôt son étude ?7.
C’est dire combien à l’aune des initiatives de ce fils du Sénégal, la réalité africaine a pris un
tout autre sens et s’est donnée à lire comme il convenait qu’elle fût lue. On comprend dès lors
pourquoi, pour beaucoup de Noirs Américains comme pour beaucoup d’Antillais ou même
7
Alioune Diop, cité par Fonkoua R., Aimé Césaire, Paris, Perrin, 2010, pp. 174-175.
11
pour de nombreux Haïtiens, Alioune Diop a été celui qui a fait découvrir la véritable Afrique.
Ce serait là, l’une des orientations les plus importantes de son œuvre. Et d’ailleurs Gérard
Bissainthe qui l’a connu au moment où de nombreux Africains puisaient abondamment dans
sa disponibilité et ses largesses, ne manque pas de reconnaître la dette qui est la sienne envers
cet homme : « Alioune Diop m‟a fait découvrir l‟Afrique que je ne connaissais pas. Non pas
l‟Afrique mythique, mais la véritable Afrique »8.
Alioune Diop va d’ailleurs beaucoup plus loin que le simple fait de faire connaître l’Afrique
telle qu’elle est. L’un des objectifs qu’il se fixe est de rendre l’Afrique présente à tous les
rendez-vous de l’humanité. C’est en ce sens que le caractère restreint donné à la modernité, et
qui hypertrophie alors le rôle de l’Occident dans la marche de l’histoire, au détriment bien
souvent d’autres peuples, lui apparaît inacceptable. D’ailleurs le mérite d’avoir refusé une
telle modernité lui sera reconnu par Robert de Montvallon, qui déclara en 1977, au sujet de la
revue Présence Africaine :
On constate avec admiration et bonheur, que "Présence Africaine" exprime depuis toujours une
critique remarquablement lucide du caractère réducteur de la modernité occidentale, accompagnée
d‟un choix vigoureux pour le déploiement de cette modernité avec et par l‟Afrique9.
Cette manière originale et propre de poser les problèmes de l’humanité est certainement ce
qui lui vaut en 1975, le titre de Doctor Honoris Causa décerné par l’université de Lagos au
Nigéria. C’est certainement aussi pour cette raison qu’Alioune Diop milita activement pour la
fin de l’apartheid en Afrique du Sud et participa à la vie de nombreuses associations, dont le
« Congrès des Africanistes » ou encore « Les amis du Roi Christophe », présidée par Michel
Leiris10. C’est certainement encore pour cette raison que son engagement inclut la nécessité
pour les peuples de s’ouvrir les uns aux autres, dans un même combat pour la dignité de
l’homme en quelque milieu ou situation qu’il se trouve.
8
Interview accordée à Toulon (France), le mardi 10 juillet 2012. Gérard Bissainthe a par ailleurs noté au cours
de cette interview que, d’une manière générale, les Haïtiens avaient une image et une idée de l’Afrique qui
relevaient pratiquement des fables et légendes. Leur connaissance de l’Afrique était profondément inexacte.
9
De Montvallon R., « Entre l’Afrique et l’Europe, quels ponts demain ? », S.A.C., Civilisation noire et Eglise
catholique (Colloque d’Abidjan 12-17 septembre 1977), Paris/Abidjan, Présence Africaine/Les nouvelles
éditions africaines, 1978, p. 437. La revue Présence Africaine est l’une réalisation majeure d’Alioune Diop. La
présente démarche y reviendra plus loin.
10
Le roi Christophe, personnage historique de la République indépendante d’Haïti, est davantage connu pour
être un héros de la poésie de Césaire, notamment à travers l’ouvrage : La tragédie du Roi Christophe, publiée en
1963. Elle rend certainement hommage à Patrice Lumumba, premier ministre du Congo-Léopoldville
indépendant, assassiné en 1961.
12
Lorsqu’en 1980, Alioune Diop partage sa vie entre Paris et Dakar, il a déjà une vie et une
expérience bien remplies. Ses soixante-dix ans constituent à eux seuls, une immense richesse
pour l’Afrique postcoloniale. Il décède d’un accident vasculaire cérébral, le 2 mai 1980, à
Paris, à l’hôpital de la Cité universitaire, après une évacuation sanitaire depuis Dakar où les
symptômes de son mal s’étaient déclarés quelques jours plus tôt. Ses obsèques sont par la
suite célébrées à l’église Saint Médard à Paris, puis à la cathédrale de Dakar, le même mois de
mai 1980.
L’identité africaine englobe l’ensemble de tout ce qu’incarne l’Africain et qui exprime son
histoire, son vécu et ses aspirations les plus profondes. Ce n’est pas une réalité figée, dans la
mesure où, confrontée à d’autres formes d’humanité, elle a connu de nombreux changements
et s’est enrichie de cette expérience. Et même, l’identité africaine reste en devenir, étant
donné les mutations sociales qui affectent de manière permanente la mentalité africaine. Il
faudra donc la saisir à travers permanences, constantes et mutations dans un contexte
postérieur à la Deuxième Guerre Mondiale et à ses conséquences, dans lequel les rapports
entre le Nord et le Sud, entre l’Afrique et l’Europe ne peuvent plus se décliner sur le mode du
salut et de la civilisation à apporter à d’autres.
13
Le catholicisme désigne aussi une identité, car il exprime une donnée historique qui se
rapporte à une expérience humaine avec un passé, un vécu, un message. Ainsi, il se trouve
affecté par les mutations qui peuvent survenir dans le vécu des hommes ou qui tiennent à
leurs différences. Il peut donc se décliner de plusieurs manières et devenir une réalité ancrée
dans la pluralité des expressions humaines.
La période retenue, de 1956 à 1995, ne correspond pas à la totalité des initiatives d’Alioune
Diop, elle a été délimitée par rapport à l’histoire du catholicisme. En effet, 1956 marque un
important point de départ pour l’Eglise catholique en terre africaine, car, à partir de cette date
les Africains expriment le souci de frayer à la religion chrétienne des sentiers nouveaux et de
garantir ainsi au chrétien africain une possibilité d’épanouissement. Se produit alors un
processus d’écroulement d’un christianisme « missionnaire », dans le but de susciter un
catholicisme qui corresponde à la responsabilité africaine et se fonde sur l’initiative et la
capacité d’invention des Africains eux-mêmes. Cette dynamique ne peut s’expliquer qu’à la
condition de prendre en compte l’action d’Alioune Diop ; elle s’inscrit dans une volonté
d’émancipation qui porte l’Afrique tout entière dans la deuxième moitié des années cinquante,
à partir de la Conférence de Bandoeng, qui constitue un tournant important dans l’histoire de
cette émancipation.
L’année 1995 constitue aussi une date importante pour le catholicisme en Afrique, car, à cette
date, il reçoit une sorte de « feuille de route » donnée par le pape Jean-Paul II, le poussant à se
construire en tenant compte des aspirations des Africains. On pourrait dire que 1995 apporte
une proposition officielle, concrète et dans une certaine mesure déterminante, pour surmonter
les écueils qui ont longtemps caractérisé la rencontre entre l’identité africaine et le
catholicisme. Cette proposition, exprimée dans Ecclesia in Africa (L’Eglise en Afrique),
consacre en quelque sorte, l’œuvre d’Alioune Diop. Celui-ci étant mort en 1980, Ecclesia in
Africa témoigne de l’influence post mortem d’un homme dont l’engagement ne cessait de
rayonner, malgré sa disparition. Et de fait, les réflexions initiées autour de lui se sont
prolongées, dans le but de préparer une ère nouvelle pour le catholicisme en Afrique, à l’aube
14
du troisième millénaire. C’est dire qu’en contribuant efficacement à donner à la religion
chrétienne une dimension plus engagée et attentive aux interrogations humaines en Afrique,
Alioune Diop, fortement inspiré par le personnalisme chrétien d’Emmanuel Mounier, a inscrit
durablement la marche du catholicisme dans un élan dont l’effet « boule de neige » est
irréversible.
Lorsqu’on évoque l’engagement d’Alioune Diop, on évoque son expression concrète et son
influence dans le processus global d’émancipation de la conscience négro-africaine à la fin de
la Deuxième Guerre Mondiale. Il y a pour ainsi dire, une sorte de mise en exergue de tout ce
qui contribue à définir le rayonnement de sa vie et de son œuvre, qui participe pleinement du
choix de ce sujet, lequel s’explique par le fait que de tous les hommages rendus à Alioune
Diop, aucun jusqu’ici n’a vraiment porté sur l’aspect religieux de son engagement.
Pourtant la religion s’est trouvée concernée par la quête d’une identité culturelle en Afrique,
sous son inspiration. Il a influencé le devenir des religions en Afrique, surtout les religions
importées, qui, de toute manière, devaient s’accommoder à la nouvelle donne de la réalité
africaine ou être condamnées à une mort lente peut-être, mais certaine. Il n’a été ni un
théologien au sens strict du terme ni un homme d’Eglise et pourtant la trajectoire empruntée,
sous sa houlette, par le catholicisme, et plus largement la religion chrétienne, en terre africaine
en fait un personnage important. Cette réflexion tend à affirmer, qu’au cœur des événements
et des profonds bouleversements qui ont marqué le paysage religieux africain, des hommes
méritent d’être connus, et parmi eux, Alioune Diop.
Mais comment pourrait-on définir le rôle de cet africain dans le catholicisme du XXe siècle en
Afrique ? En quels termes, à l’aune de quels événements, de quelles situations, ce rôle se
comprend t-il ? Et quels sont d’ailleurs les grands événements qui ont construit la personnalité
d’Alioune Diop, au point d’en faire une pierre importante dans l’édification du catholicisme
en Afrique et donc dans la promotion d’une pensée chrétienne africaine ?
15
que d’autres éminentes personnalités aient marqué l’intelligentsia africaine dans les années
précédant les indépendances.
En Afrique, l’histoire d’une manière générale et celle des religions en particulier, s’appuie
surtout sur des événements et des institutions. L’histoire du catholicisme en Afrique en fournit
un bon exemple : il y a ainsi déjà eu de nombreuses recherches basées sur les événements qui
concernent par exemple la « confrontation » entre catholiques et protestants en terrain
missionnaire, la naissance du clergé indigène en Afrique noire, la coopération entre diocèses
éloignés, … De même, un grand intérêt a été jusqu’ici accordé aux institutions comme les
séminaires, l’école catholique sous le régime colonial, les hôpitaux et dispensaires, ... On
connaît ainsi mieux l’histoire de l’Afrique en rapport avec des thèmes précis ou encore des
événements bien déterminés.
Cette approche méthodologique a permis à la recherche historique, qu’elle soit orientée vers
la religion, la politique, la culture, … de s’affirmer dans le contexte africain. On a ainsi une
connaissance, et non des moindres, de l’Afrique, à partir des événements importants qui
permettent de comprendre la situation actuelle des peuples de ce continent. Mais il y a tout de
même lieu de reconnaître que les approches événementielles ou institutionnelles ne
constituent pas les seules portes d’entrée dans l’histoire de l’Afrique, qu’il s’agisse de
l’histoire générale, de celle des religions ou plus particulièrement du catholicisme. Il existe en
effet une autre approche, relevant de la biographie ou de la biographie intellectuelle. Cette
autre manière d’écrire s’inscrit dans la valeur de plus en plus accordée aux recherches
biographiques en Histoire et qui constituent pour cette discipline un apport important, ainsi
que l’a rappelé la journée d’étude organisée en ce sens à l’université de Montpellier le 24
janvier 200711. Cette journée s’appuyait sur des travaux intéressants remontant aux années 80
et même bien avant. Elle précisait le caractère récent, qui en fait est un retour, de la
biographie dans la recherche universitaire dans les sciences historiques, pour ce qui est de la
France du moins. Elle se voulait aussi une sorte de synthèse des travaux menés jusqu’alors,
pour redonner à la biographie toute la place qui est la sienne en histoire. Cette place a
d’ailleurs été reconnue d’un bénéfice certain, ainsi que le soulignait Antoine Coppolani dans
son intervention : « Au-delà de l‟écriture, du récit ou du style, la biographie, en replaçant la
11
Cette journée d’étude tenue sous le thème : « La biographie en histoire. Jeux en enjeux d’écriture » a été
organisée sous la direction d’Antoine Coppolani et de Frédéric Rousseau. On peut relire avec intérêt les actes de
cette journée : Coppolani A. et Rousseau F., La biographie en histoire. Jeux et enjeux d‟écriture, Paris, Ed.
Michel Houdiard, 2007, 133 p.
16
focale de l‟histoire sur l‟individu, permet à la discipline de regagner ce qu‟elle avait perdu au
profit de la sociologie »12. C’est dire que la biographie est véritablement un champ digne
d’intérêt de par la place qui est la sienne dans la recherche. Les personnages qui sont au cœur
de sa démarche constituent toujours un gain pour la connaissance qu’il convient d’avoir des
éléments qui définissent une approche historique, de par le mouvement qui en émerge :
Bien sûr, l‟approche biographique (telle que nous l‟entendons aujourd‟hui) obéit toujours au désir
d‟inscrire une histoire particulière dans l‟Histoire, et vice versa (…) Le déroulé biographique (…)
permet de resituer la complexité et la cohérence d‟un itinéraire, d‟évaluer l‟impact d‟un engagement
et de cerner les antécédents et les conséquences de cet engagement13.
Il s’agit ici de prendre Alioune Diop comme objet d’étude et de donner à sa biographie une
valeur méthodologique, d’inscrire Alioune Diop dans la mémoire des peuples africains, pour
que son rayonnement soit aussi reconnu que celui d’autres intellectuels comme Senghor ou
Césaire. La connaissance de cet intellectuel, fils du Sénégal et de son engagement exige aussi
la connaissance de toutes les influences qu’il a reçues. Comme l’a souligné Eric Soriano à la
rencontre de Montpellier, aucun individu, dans l’exigence biographique ne peut se saisir
indépendamment de ce qui l’affecte :
En réalité, l‟individu se fabrique dans les clivages, les tensions sociales inhérentes à toute société et
c‟est à partir de la connaissance de ces tensions et de ces clivages qu‟une existence doit être
comprise14.
12
Coppolani A., « La biographie historique : un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais », Coppolani A.
et Rousseau F., La biographie en histoire. Jeux et enjeux d‟écriture, op cit., p. 91.
13
Belot R., « La biographie, entre mémoire et histoire, affect et concept », Coppolani A. et Rousseau F., La
biographie en histoire. Jeux et enjeux d‟écriture, op cit., pp. 58 et 59.
14
Soriano E., « De quelques illusions sur l’illusion biographique », Coppolani A. et Rousseau F, op. cit., p. 118.
17
quelques articles et des travaux littéraires et de sciences politiques plus importants, ainsi que
des biographies.
En 1995, Fréderic Grah Mel publie la première bibliographie d’Alioune Diop aux Presses
universitaires de Côte d’Ivoire, sous l’intitulé : Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du monde
noir. Cette biographie mérite d’être saluée ; bien que non exhaustive, elle est d’un intérêt
certain pour la connaissance d’Alioune Diop. Grah Mel est parvenu à dégager les grandes
lignes de l’engagement de cet intellectuel. Toutefois, la faiblesse de l’approche biographique
de cet auteur réside dans le fait qu’il a laissé de côté tout ce qui touche directement et de
manière évidente à la pensée chrétienne d’Alioune Diop. Ceci tient peut-être à la faiblesse
documentaire, car d’importantes archives n’ont pas été consultées dans le cadre de ce travail.
Deux ans plus tard, dans le cadre d’un mémoire de DEA à l’Institut d’études politiques de
Bordeaux, Marc Meschberger s’est intéressé à la personne d’Alioune Diop, sous l’intitulé : La
pensée africaine d‟Alioune Diop (1910-1980). On peut reconnaître à cette étude d’avoir pour
la première fois, porté sur le terrain de la recherche universitaire, la vie et l’œuvre d’Alioune
Diop. De plus l’auteur a recueilli des témoignages de la veuve d’Alioune Diop, Madame
Yandé Christiane Diop, d’une grande utilité pour une telle recherche. Mais l’auteur n’a pas
mis en exergue la pensée chrétienne d’Alioune Diop, ni même toute la problématique de son
engagement en faveur de la culture africaine. Certaines affirmations de l’auteur paraissent
douteuses. Meschberger affirme par exemple, sans le prouver, qu’Alioune Diop a été
influencé par la dialectique de Hegel15. Sa documentation est lacunaire, car il ne dénombre
que 40 écrits d’Alioune Diop à partir desquelles on peut, d’après lui, saisir la totalité de sa
pensée : « Ces écrits, courtes préfaces ou substantielles analyses, permettent d‟embrasser la
totalité de sa réflexion »16. Enfin, il y a bien d’autres affirmations au sujet d’Alioune Diop et
des mouvements intellectuels comme la Négritude ou le Panafricanisme qui ne sont pas
vérifiées, et même sont parfois fausses17.
15
Cf Meschberger M., La pensée africaine d‟Alioune Diop (1910-1980), mémoire de DEA « Etudes africaines »
(Institut d’études politiques de Bordeaux), Février 1997, pp. 13-14.
16
Ibid., p. 22.
17
Au sujet du Panafricanisme et de la Négritude, Marc Meschberger affirme par exemple : « En effet, le
mouvement panafricain est beaucoup plus engagé en politique que ne l‟est la mouvance de la négritude. Cette
différence est source de conflits culminant au moment de l‟indépendance des pays africains et éclate au grand
jour à Alger en 1969 » (op. cit., p. 70). Or, cette déclaration manque de justesse à plus d’un titre. Tout d’abord, il
semble difficile de soutenir que la politique et la culture aient vraiment été opposées en Afrique au sens où
Meschberger en parle. En outre, les incompréhensions d’Alger ne sont pas attribuables à un affrontement entre
Panafricanisme et Négritude qui sont deux mouvements ayant évolué dans des espaces différents
18
Toujours dans le cadre de la recherche universitaire, Micaela Feneglio publie en 1998 à
Rome, une étude sur Présence Africaine, sous l’intitulé Présence Africaine entre critique et
littérature : l‟esprit du dialogue, soulignant ainsi les effets de l’œuvre d’Alioune Diop dans la
littérature et l’éclosion de nombreux hommes de lettres. L’intérêt de cette étude est d’avoir
permis de saisir la manière dont cette œuvre est parvenue à faire émerger la littérature négro-
africaine. Toutefois, cette étude d’ordre littéraire, qui ne visait pas à valoriser le personnage
d’Alioune Diop, à en présenter la biographie, ne permet pas de comprendre de manière très
claire ce personnage. L’approche de Micaela Feneglio ne pouvait donc conduire à cerner
comme il se doit l’itinéraire historique d’Alioune Diop.
Qiunze ans après la parution de la première biographie d’Alioune Diop de Fréderic Grah Mel,
Philippe Verdin publie en 2010, Alioune Diop, le Socrate noir. Il aborde des aspects qui n’ont
pas été explorés dans la première biographie, comme la dimension religieuse de l’engagement
d’Alioune Diop. De prime abord, son livre paraît plus dense que celui de Grah Mel.
Cependant, n’ayant pas consulté suffisamment d’archives, l’auteur consacre trop d’idées
reçues.
Les précédentes approches du personnage d’Alioune Diop et de son engagement ont le mérite
d’avoir mis en lumière un intellectuel qui n’était jusque là pas vraiment connu en Afrique.
Elles ont permis d’avoir une idée de l’immensité de l’œuvre de cet homme qui, bien que
n’étant peut-être pas le plus célèbre, reste tout de même un personnage important. Les auteurs
sont parvenus à lever le voile sur une figure de l’histoire à qui il convenait que l’Afrique
rende hommage. Cependant, ne se rapportant pas particulièrement à la pensée chrétienne
d’Alioune Diop, elles ne peuvent montrer le rôle important que celui-ci aurait pu jouer dans le
processus d’émancipation du christianisme, et plus précisément du catholicisme en Afrique.
Pourtant, il semble important de considérer que pour cet intellectuel, l’identité négro-africaine
ne pouvait s’affirmer et permettre aux peuples de s’enrichir d’un humanisme nouveau, si la
religion chrétienne n’était prise en compte. En outre, les auteurs cités n’ont pas bénéficié de
(respectivement anglophone et francophone), mais relèvent d’un jeu d’intérêt entre Etats, en faisant appel à une
certaine définition de la culture africaine non admise par tous. Ensuite, le festival d’Alger était panafricain, non
en raison de son enracinement dans le panafricanisme, mais en tant que s’inscrivant dans le sillage de
l’institution panafricaine qu’était l’OUA dont l’un des buts de la création était de rapprocher les Etats membres.
Enfin, le panafricanisme comme mouvement avait un versant culturel qui le justifiait et remontait quasiment à
l’African personality de Blyden ; et la Négritude ne rejetait pas l’engagement politique puisque Senghor et
Césaire qui en étaient les tenants ont été des hommes politiques.
19
l’apport des archives de la maison Présence Africaine ni des archives de l’Unesco, dont la
consultation semble cependant indispensable.
Cette réflexion est portée par une volonté d’aller plus loin et de montrer l’importante place
occupée par la religion chrétienne dans l’engagement d’Alioune Diop ou plutôt de montrer
comment, à travers les initiatives d’Alioune Diop, le catholicisme se fraye un chemin
d’africanisation pour rejoindre les aspirations des peuples du continent noir. Ce faisant, il a
fallu surmonter certaines difficultés, tenant tout d’abord au genre biographique lui-même.
Ce genre exige du biographe une attitude que marquait François Dosse dans son intervention
à la journée d’étude de Montpellier :
L‟écriture d‟une biographie se prête à toute sorte de dérives car il convient pour l‟historien de tenir
une bonne distance avec un sujet qui en général lui tient à cœur et de ce fait l‟entraîne vers une
adhésion qui n‟est pas seulement intellectuelle, mais souvent affective et passionnelle18.
Il fallait tout d’abord déconstruire des représentations relatives à la personne d’Alioune Diop,
réexaminer des notions, des concepts, qui lui sont attribués, aller en guerre contre un certain
nombre d’idées reçues et d’opinions qui continuent de s’imposer lorsqu’il s’agit de lui. Il
convenait de confronter les informations en circulation avec le témoignage des archives ou
autres sources neutres.
L’une des idées reçues sur Alioune Diop est que « Alioune Diop n’a pas beaucoup écrit ». En
réalité il s’agit d’une idée difficile à soutenir, qui semble partir de l’idée qu’il faudrait avoir
publié des sommes de livres. Or la pensée d’un auteur peut être reproduite à partir de sources
disparates et non volumineuses. Par ailleurs, il n’est pas certain que si l’on rassemblait
l’ensemble des écrits de cet intellectuel, du moins ceux qui ont déjà été recensés, on
n’arriverait pas à en faire une somme. Une telle opinion ignore en réalité la totalité des
productions intellectuelles d’Alioune Diop. Il est vrai que, jusqu’à aujourd’hui perdure la
difficulté de rassembler toutes ses préfaces, tous ses articles, tous ses discours, tous ses avant-
propos. Cette difficulté tient d’une part à l’anonymat de nombreux écrits ; car il se pourrait
qu’Alioune Diop n’ait pas toujours signé ses écrits de son nom, comme le fait remarquer
Jacques Howlett, proche collaborateur d’Alioune Diop et membre du comité de rédaction de
Présence Africaine, au sujet de certains articles de cet intellectuel dans cette revue :
18
Dosse F., « Le retour de la biographie après une longue éclipse », Coppolani A. et Rousseau F, op. cit., p. 25.
20
Les valeurs pour celui qui les vit ne s‟analysent pas. Celui-là ne peut cesser de les réaffirmer, de
témoigner de leur indépassable exigence ; d‟où le côté insistant du discours d‟Alioune Diop dans les
textes qu‟il écrit – signés le plus souvent "Présence Africaine" ou "Société Africaine de Culture" en
tête des numéros de la revue "Présence Africaine" ou dans ses allocutions et articles 19.
D’autre part, Alioune Diop publiait dans de nombreuses revues et acceptait de donner un
article ou un point de vue dans une revue quand cela lui était demandé. Dès lors, il faudrait
retrouver les revues et ouvrages dans lesquels il a publié ou fait publier. Cette recension n’est
pas encore exhaustivement établie, et peut-être pas encore sur le point de l’être.
Une autre idée reçue veut qu’au sein de l’intelligentsia africaine, la religion n’ait pas été un
sujet de discussion sous le prétexte que ceux-ci appartenaient à des religions différentes,
quand ils n’étaient pas athées. Or, la religion ne fait aucunement l’objet d’une indifférence en
terre africaine et on voit mal comment des intellectuels qui se proposaient de présenter aux
autres peuples du monde le véritable visage de l’Afrique auraient pu méconnaître cette
dimension dans leur engagement. Par ailleurs, l’on a coutume d’affirmer que la religion chez
Alioune Diop relevait de ses propres convictions et qu’elle est restée pour ainsi dire une
réalité privée qu’on ne peut étudier dans le cadre de son engagement. Cette idée est
irrecevable, car Alioune Diop n’est pas resté un chrétien anonyme, mais a voulu donner à ses
convictions un véritable rayonnement, non pas pour les imposer, mais pour faire de la religion
chrétienne, un catalyseur du développement dans les sociétés africaines.
Une autre difficulté, et non des moindres, tient au fait qu’Alioune Diop était un laïc. Or, la
période circonscrite dans le cadre de cette thèse correspond à celle d’un fort cléricalisme au
sein du catholicisme en Afrique. Et de fait, le prêtre ou l’évêque, et plus encore le pape, sont
seuls dignes de tenir un discours officiel qui jouisse d’une certaine autorité. Avec un tel
clivage, comment aurait-il pu être possible à un chrétien non clerc, de surcroît converti de
fraiche date, d’introduire toute la nouveauté dont ne pouvait se passer une institution comme
l’Eglise en terre africaine ? Joseph Roger de Benoist relevait d’ailleurs en ce sens qu’il n’est
pas sûr qu’Alioune Diop ait vraiment pu influencer l’africanisation de la religion chrétienne,
car il n’était pas théologien20 ; on peut entendre par là, au sens large, accrédité.
19
Howlett, cité par Feneglio M., Présence Africaine entre critique et littérature : l‟esprit du dialogue, Rome,
Bulzoni Editore, 1998, pp. 35-36.
20
Cf Interview accordée à Bry-sur-Marne (France), le 28 novembre 2012.
21
Précisément, ce qui est intéressant dans le rôle joué par Alioune Diop dans la levée des
équivoques entre identité africaine et catholicisme, est le fait de n’avoir pas été accrédité :
cela donne à ses initiatives et prises de positions un caractère moins orienté, moins officiel,
moins balisé par les canons et la discipline de l’Eglise catholique. Par ailleurs, le fait qu’il ait
été un musulman converti au catholicisme, non seulement lui donne l’ardeur qui est
généralement propre aux nouveaux convertis, mais encore le sépare d’un christianisme
fortement occidentalisé, dans lequel la plupart des catholiques africains étaient moulés et qui
rendait beaucoup d’entre eux résistants à tout processus de changement se proposant de faire
sauter les verrous romains pesant alors sur la religion chrétienne en Afrique, ainsi que
l’observe Joseph Roger de Benoist, à partir de sa propre expérience :
Ainsi, Alioune Diop a eu vis-à-vis de la religion chrétienne une capacité de recul que
beaucoup de chrétiens catholiques n’ont pas eue et n’auront pas. Elle lui donne un regard
critique tout à fait particulier et confère de la pertinence à sa volonté de concilier l’être
chrétien et l’être africain.
21
Interview accordée à Bry-sur-Marne (France), le 28 novembre 2012.
22
Outre le caractère très épars des écrits d’Alioune Diop, on peut aussi évoquer comme
difficulté, l’exigence de trouver l’essentiel de la documentation nécessaire en dehors de la
ville de Lille et dans des bibliothèques françaises. Nous avons heureusement bénéficié de
l’apport du Service universitaire de la documentation (SUDOC), qu’il convient de saluer. En
permettant le prêt entre des bibliothèques, parfois très éloignées, le SUDOC a largement
contribué à la réalisation de ce travail.
23
du catholicisme par rapport à ce projet tout en montrant comment celui-ci a été assumé dans
le devenir de la religion chrétienne en terre africaine.
24
Première partie : Le choix d’Alioune Diop en faveur de l’Afrique et ses
conséquences immédiates
25
Introduction
Après la Deuxième Guerre Mondiale qui a fait ses millions de morts et divisé l’Europe en
deux camps antagonistes l’Est et l’Ouest, l’heure est à la reconstruction ; une reconstruction
matérielle et humaine difficile, étant donné le traumatisme de la guerre. Outre l’Europe, cette
reconstruction concerne bien aussi l’Afrique qui a participé à l’effort de guerre pour libérer
les pays du Nord du nazisme, non seulement en fournissant des tirailleurs venus du
Cameroun, du Tchad, du Sénégal… mais encore en contribuant au ravitaillement de l’Europe
qui ployait sous une sérieuse menace de famine.
Ces intellectuels, dont Alioune Diop, en tant que porteurs d’une volonté d’émancipation
politique et culturelle, créent des mouvements, des revues, des structures, et organisent des
rencontres dont la Conférence de Bandoeng apparaîtra comme un modèle d’événement. Le
choix d’Alioune Diop en faveur de l’Afrique s’impose à lui comme une nécessité ; non pas
seulement parce qu’il est Africain et qu’une telle position est plus que légitime, mais aussi
parce que l’homme qui crée un contexte de domination de l’homme ne peut prétendre mettre
fin aux affres de la barbarie comme celle qu’avait engendrée le nazisme. Autrement dit, la
Deuxième Guerre Mondiale, en tant qu’événement apparaissant comme une atteinte profonde
aux droits et à la dignité des êtres humains, ne peut être considérée comme soldée tant que
demeurent d’autres formes d’oppression s’exprimant dans le colonialisme22.
22
En se référant au code de l’indigénat auquel furent soumis toutes les colonies françaises et les territoires du
Cameroun et du Togo, on comprend mieux que le régime colonial portait haut l’étendard d’une profonde atteinte
à la dignité de l’homme, au travers notamment des multiples négations implicites ou explicites de tout ce qui a
trait à la manifestation d’une humanité chez les peuples conquis et soumis.
26
En s’engageant en faveur de l’Afrique, Alioune Diop milite donc en définitive pour l’homme,
telle qu’il se construit et entend se construire dans la deuxième moitié du XXe siècle ; il
s’oppose à toutes les formes de déshumanisation. Ceci répond bien à la conscience humaine,
telle qu’elle se déploie après la Seconde Guerre Mondiale. Il s’agit de sauver l’Africain certes,
mais surtout de sauver l’homme en dénonçant tout ce qui continue d’entraver sa marche vers
plus de solidarité, vers plus de fraternité. C’est là tout le sens des initiatives d’Alioune Diop
telles qu’elles s’expriment à partir de 1947 certes, mais davantage dès le tournant de 1956.
27
Chapitre I
L'aube de l'engagement d'Alioune Diop :
du contexte au tournant de 1956
La Conférence de Bandoeng23
L’événement
La Conférence de Bandoeng est la grande réunion des pays nouvellement indépendants ou
tout au moins, ne connaissant pas ou plus les affres de la colonisation de certaines puissances
européennes en 1955. Il s’agit d’une rencontre afro-asiatique tenue du 17 au 24 avril 1955 et
qui a réuni des peuples ayant un fond historique commun pour la plupart et, par conséquent,
une sorte de regard commun sur l’avenir24. En effet, ces peuples, ou plus exactement les pays
assemblés lors de la Conférence de Bandoeng, ont fait l’expérience d’une occupation
étrangère pour la grande majorité, et se trouvent animés désormais d’une réelle volonté
d’affirmation soutenue par des idéaux de liberté. Il faut tout de même reconnaître que
l’évocation de ce fond commun reste très discuté, et que les opinions sont loin d’être
unanimes. Certains auteurs ne voient d’ailleurs en cette rencontre qu’une volonté commune de
réagir violemment contre une situation, faisant ainsi de la Conférence de Bandoeng un vague
épisode dans l’histoire des peuples ainsi réunis :
23
Bandoeng est une ville de l’archipel indonésien, située dans l’île de Java. Le contexte qui voit l’émergence de
l’engagement d’Alioune Diop aurait aussi pu se définir à partir du panafricanisme, comme mouvement et comme
événement, surtout à partir de son 5e congrès, en 1945 à Manchester. Mais la préférence est faite pour la
conférence de Bandoeng, parce que cet événement se définira comme une référence dans le monde Afro-
asiatique avec un retentissement plus grand que les rencontres panafricanistes ; même si à Bandoeng comme
dans le panafricanisme, il question du devenir de l’Afrique.
24
La conférence de Bandoeng a regroupé 29 pays dont 23 d’Asie et du Moyen Orient et 6 d’Afrique (Egypte,
Ethiopie, Gold Coast (actuel Ghana), Libéria, Libye, Soudan : de tous ces pays, l’Ethiopie et le Libéria sont ceux
n’ayant pas connu le drame de la colonisation politico-culturelle. En effet, l’Ethiopie, grâce à une puissance
militaire mise en place par le Négus Ménélik II, a échappé à la pénétration italienne au XIXe siècle après la
bataille d’Adoua en 1896, couronnée par la victoire de l’armée du Négus. La défaite d’Adoua est la raison
principale ayant justifié l’invasion de l’Ethiopie par les armées du gouvernement fasciste de Benito Mussolini en
1935. Il s’agissait d’une revanche et d’une seconde tentative de prise de possession de ce territoire. Le Libéria
quant à lui est indépendant depuis 1847, après avoir été fondé en 1822 par la National Colonization Society of
America, pour accueillir les esclaves libérés et ramenés des Etats-Unis et des Indes occidentales au XIXe siècle.
Bien que la conférence eût prévu la participation de toutes les nations libres d’Afrique et d’Asie, on en a exclu
l’Afrique du Sud en raison de sa politique d’apartheid, la Chine nationaliste (Taïwan) pour ménager la Chine
communiste, Israël en raison des antipathies des pays arabes, les deux Corées dont il reste difficile de donner les
raisons de l’exclusion.
28
Le fait nouveau de la Conférence de Bandoeng, c‟est que les peuples de couleur, en dépit des
divergences fondamentales qui les séparent, aient pu trouver un élément d‟unification : l‟aversion du
colonialisme, de l‟Occident européen et américain25.
Une telle assertion, dans la mesure où elle se limite au fait historique du colonialisme,
ignorant par conséquent la réalité socio-économique de la misère que les pays présents à
Bandoeng ont en commun, semble un peu exagérée. En effet, plus que la fin de l’oppression
coloniale, cette rencontre appelle une définition plus juste des relations entre peuples et
postule un avenir qui se veut différent. Bandoeng n’est donc pas un simple combat contre
l’hégémonie occidentale, mais bien et davantage une ouverture sur un futur meilleur. Il est
vrai que, géographiquement et culturellement, les pays ayant participé à cette conférence sont
très divers, mais il y a pour tous une situation socio-économique commune. Celle-ci suffit à
fonder une communauté de destin, et explique par ailleurs une sévère prise de position contre
le colonialisme sous quelque forme qu’il se manifeste.
La Conférence de Bandoeng doit son originalité à quelques pays d’Asie qui avaient déjà
organisé des rencontres annonciatrices de cette dernière et leur avaient donné pour thèmes
fondamentaux le fait colonial, ainsi que l’avenir de ces pays. C’est d’ailleurs la rencontre de
Colombo au Ceylan (actuel Sri Lanka) qui annonce celle de Bandoeng :
L‟idée de la conférence qui devait réunir les représentants des puissances indépendantes d‟Asie et
d‟Afrique avait été émise en avril 1954, à Colombo, par les premiers ministres de l‟Inde, de Ceylan,
de l‟Indonésie, de Birmanie et du Pakistan. Un an plus tard, l‟Indonésie recevait à Bandoeng les
délégations de vingt-cinq pays représentant un milliard quatre cent millions d‟hommes, c‟est à dire la
moitié de l‟humanité26.
Ainsi se rattachent plus directement à cette importante concertation, les représentants des pays
ayant été présents dans cette île située au sud du sous-continent indien. La rencontre de
Bandoeng met en lumière des personnalités politiques de l’Asie dont les plus importantes
semblent alors être Jawaharlal Nehru (Pandit), premier ministre indien et Chou En Laï, son
homologue chinois. Et dans ce sens, cette rencontre historique a contribué à sa manière, à
l’émergence politique de l’Inde et de la Chine.
Dans sa volonté de plaider en faveur d’un nouvel ordre mondial, la Conférence de Bandoeng
s’est donné une préoccupation qui dépasse les simples querelles d’alors, noyées dans les
25
Gheddo P., Le réveil des peuples de couleur, Paris, Centurion, 1957, p. 24.
26
Diop D. dans « Témoignages des Africains sur Bandoeng », Présence Africaine, n° 3, 1955, p. 41.
29
questions de différence de couleur ou d’appartenance ethnique. Il s’est davantage agi de
dépasser de tels clivages et de proposer un retour à la Charte des Droits de l’Homme, au
respect de la dignité humaine indépendamment des contingences historiques ou sociales, à la
promotion de la liberté des peuples :
Je terminerai en disant que le Royaume Uni de Lybie croit fermement en les institutions de la
démocratie et des principes proclamés par la Charte des Nations-Unies et voit en eux les seuls
moyens capables d‟assurer à tous les peuples de la terre, paix et sécurité. Pour ces raisons, le peuple
libyen et son gouvernement sont contre le colonialisme, quelles que soient sa forme et sa source, de
même qu‟ils sont contre la discrimination raciale et l‟ingérence des idéologies étrangères 27.
Si tous les participants à cette conférence ont déploré l’oppression de certains peuples par
d’autres, ils ont par ailleurs affirmé que cet état de fait trouvait sa cause dans des maux qu’il
s’agissait désormais de dénoncer et de combattre.
Ainsi dans son intervention, Gamal Abdel Nasser, représentant de l’Egypte, soutient
fermement que, sans une égalité restaurée entre nations, sans une politique mondiale qui
anticipe sur des situations d’injustice, la culture de la paix pourrait rester un leurre et une
véritable impasse dans sa recherche :
Sur quel fondement peut-on justifier le fait que les pays d‟Afrique du Nord qui furent, des siècles
durant, des nations indépendantes et le siège d‟une brillante civilisation, soient aujourd‟hui rabaissés
au rang de territoires ayant perdu la direction de leurs propres affaires ? Une telle politique peut-elle
conduire à la paix et à la coopération entre nations ? La plupart des calamités, des guerres et des
conflits qui ont apporté une misère à l‟humanité ont tous été dus au fait que les décisions équitables
ne furent pas prises en temps utile28.
Ainsi formulés, les propos de Nasser, comme de bien d’autres participants d’ailleurs, peuvent
laisser croire que la Conférence de Bandoeng n’était qu’une joute oratoire essentiellement
caractérisée par la violence de ses messages. Mais à vrai dire, le ton sur lequel s’expriment les
représentants de l’Afrique et de l’Asie ne se comprend que si l’on tient compte du contexte
qui a porté cet événement.
27
Mahmoud Bey Mountasser, représentant de la Lybie à la conférence de Bandoeng, cité dans Présence
Africaine, n° 3 août-septembre 1955, p. 34.
28
Cité dans Présence Africaine, n°3, août-septembre 1955, p. 31.
30
Contexte et déroulement
La fin de la Deuxième Guerre Mondiale a laissé de profondes séquelles dans le paysage
politique occidental. La manifestation la plus expressive en est la partition du continent
européen en deux blocs, de part et d’autre dominés par les Etats-Unis et l’URSS, qui non
seulement s’affrontent dans une sorte de guerre par camps ou mouvements interposés, mais
aussi se font une course aux armements : c’est la guerre froide. Cette guerre a comme
conséquences dans une Afrique et une Asie alors morcelées en colonies et protectorats, non
seulement une réelle prise de conscience de l’affaiblissement des puissances colonisatrices
préalablement tombées tour à tour sous le joug nazi, mais encore la montée d’un nationalisme
certain qui va s’exprimer clairement par de nombreuses revendications:
En Asie comme en Afrique, les échecs des occidentaux ébranlèrent leurs positions politiques et
économiques et incitèrent leurs tributaires à se grouper, au lendemain des hostilités, pour leur
arracher plus aisément des concessions29.
Même si le nationalisme africain n’est pas ici identique à celui des pays asiatiques, il reste que
tous ces peuples aspirent au changement30. Pour ce qui est du cas de l’Afrique, l’aspiration
des peuples à la liberté se trouve souvent mêlée à une politique de la métropole qui va dans le
sens d’une participation reconnue aux Africains à la vie politique31. Toutefois, il faut
reconnaître que d’un empire colonial à l’autre l’agencement des détails qui font cette situation
générale n’est pas le même32…
Dans les métropoles et notamment les grandes capitales européennes, les mesures prises après
la guerre à l’égard des territoires colonisés, provoquent une effervescence qu’alimente un
bouillonnement de multiples idées allant de l’opposition radicale au consensus. La
manifestation de cet état de fait est la création de mouvements d’étudiants, d’intellectuels, tout
comme la mise en route de certains organes d’expression qui disent clairement le combat des
peuples colonisés ainsi que le soutien apporté à celui-ci.
29
Guitard O., Bandoeng et le réveil des anciens peuples colonisés, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1961, p. 9.
30
Cf Grimal H., La décolonisation 1919-1963, Paris, Armand-Colin, coll. U, 2è éd., 1965, p. 121.
31
C’est ici que se trouvent justifiées la naissance des assemblées territoriales et représentatives dans les colonies
françaises d’Afrique noire et une amélioration de la politique de l’ indirect rule dans l’empire colonial
britannique d’Afrique.
32
On peut à ce propos lire avec intérêt, Stamm A., L‟Afrique de la colonisation à l‟indépendance, Paris, P.U.F.,
coll. Que sais-je ?, 2e éd., 2003.
31
A la tribune de l’Organisation des Nations Unies, les débats s’assimilent souvent à des
accusations comme devant un tribunal, mettant en cause les puissances colonisatrices. Et ici,
on observe déjà des ententes afro-asiatiques plus ou moins lâches, à travers lesquelles ces
puissances font l’objet de critiques sévères de la part des peuples à peine sortis de l’état de
sujétion. Par ailleurs, ces sortes de coalitions ponctuelles laissent déjà quelque peu entrevoir
une alliance plus ferme entre les deux continents, l’Afrique et l’Asie.
Le contexte qui marque la tenue des assises de Bandoeng est certainement l’élément essentiel
justifiant l’importance de l’attention qui sera par la suite portée à cette conférence. Toutefois,
ce contexte ne se restreint pas à la situation prévalant dans les colonies, ni à l’effervescence
du monde étudiant observée en métropole, ni même aux multiples accusations et
revendications des peuples afro-asiatiques. En effet, on peut y voir aussi de façon objective
l’action positive de certains pays comme la France, à travers ses Semaines Sociales33.
En dépit de quelques nuances caractérisant leurs discours respectifs, les Eglises quant à elles
semblent toutes, du moins officiellement, favorables à l’émancipation des peuples soumis et
donc au processus de décolonisation. Et de fait, même si l’Eglise catholique émet des réserves
sur la question Ŕ en raison de l’influence et même de l’obédience, supposées ou réelles,
marxistes-communistes de certains mouvements indépendantistes qui voient le jour au
lendemain de la guerre de 1939-1945 Ŕ, le pape Pie XII prononce le divorce entre
l’impérialisme culturel occidental et la mission de l’Eglise catholique : « L‟Eglise catholique
ne s‟identifie aucunement avec la culture occidentale ; elle ne s‟identifie d‟ailleurs avec
aucune, mais est disposée à faire alliance avec chacune »34. Du côté des confessions
protestantes, le regret d’une alliance séculaire est exprimé de manière à prendre de la distance
avec tout ce que comporte alors le mot Occident : « L‟Eglise n‟aurait jamais dû s‟identifier
avec l‟Occident, car elle n‟est pas occidentale et sa mission est universelle »35.
33
L’une des sessions de ces Semaines Sociales, tenue à Lyon, verra la participation d’Alioune Diop alors
Conseiller de la République et personne avertie en ce qui concerne la question coloniale : « Le palais de la foire
de Lyon abritera du 19 au 24 juillet, la 35e session des semaines sociales de France. Un grand nombre de
professeurs ont été choisis pour leur longue pratique coloniale » (« Coupure de journal sur la vie d’Alioune
Diop ». Archives du Sénat, dossier n° 1437AS4 : Alioune Diop). Alioune Diop contribue d’ailleurs ici à attirer
l’attention des participants sur le réveil de l’Asie, l’islam contemporain et l’Afrique en son unité et sa diversité.
Il s’agissait là peut-être de faire naître une prise de conscience pour une plus grande considération de ces réalités
qui progressivement proclament l’émergence de situations jusque là inenvisageables.
34
Pie XII, cité par Grimal H., La décolonisation 1919-1963, op. cit., p. 140.
35
Society for the propaganda of the Gospel, citée par Grimal H., Ibid., p. 141.
32
Il convient dès lors de reconnaître que toute cette atmosphère qui précède et prépare la tenue
de la Conférence de Bandoeng augure en elle-même un changement certain dans la marche du
monde et dans les rapports entre peuples différents. Et de fait, cette rencontre des pays afro-
asiatiques qui leur permet de prendre la parole sur la scène internationale, signifie bien que
désormais des nations différentes, appartenant à des espaces de vie différents apprendront à se
regarder autrement que par le passé. Ce nouvel ordre mondial que souhaitent de façon
unanime les Africains et les Asiatiques veut être une réalité concrète qui n’épouse pas les
divisions partisanes consécutives à la guerre. On comprend ainsi pourquoi une telle rencontre
ne se focalise pas sur la guerre froide qui reste d’ailleurs vue comme une menace réelle pour
l’humanité :
Alors que les forces du passé ne peuvent plus qu‟élaborer des coalitions militaires qui renforcent le
danger d‟une nouvelle guerre d‟anéantissement, les délégués de Bandoeng ont su surmonter leurs
divergences de toutes sortes pour définir la charte de l‟avenir et de l‟espoir de l‟humanité (…)
L‟interdépendance de la paix et de la liberté est affermie contre l‟esprit de crainte, les menées
d‟extermination massive sont dénoncées sans équivoque, le désarmement universel proclamé comme
une nécessité impérative36.
Cette distance prise par la Conférence de Bandoeng vis-à-vis de la nouvelle forme de guerre
que connaît le monde explique certainement sa neutralité par rapport à la bipolarité du monde
occidental, partagé entre le communisme et le libéralisme, quoiqu’en ce moment-là, tous les
continents ou presque sont déjà touchés par celle-ci. La naissance d’un bloc de pays non
alignés se trouve ainsi justifiée37.
A l’aube des indépendances des uns et à la veille de la libération des autres, les méfaits
soulignés au cours des assises de Bandoeng ont certainement pu apparaître comme un signal
d’alarme et une occasion d’attirer l’attention des instances internationales sur le fait que des
pays indépendants, à peine sortis du joug d’une certaine domination, risqueraient de se
retrouver en proie à une crise qui ne les plongerait pas moins dans la dépendance et la
soumission. C’est peut-être là la clé de lecture pour une bonne compréhension des alliances
suggérées lors de cette rencontre et dont il a déjà été question38.
36
De Conink A., « Après Bandoeng », Présence Africaine, n° 4, octobre-novembre 1955, p. 83.
37
Le non alignement peut se définir comme le refus d’appartenir à un des blocs qui divisent le monde occidental
post guerre.
38
Les objectifs de la conférence de Bandoeng résumés en quatre points : cf Guitard O., op. cit., pp. 32-33.
33
Cependant, la rencontre de Bandoeng ne s’est pas contentée d’accuser les puissances
occidentales. En effet, des participants sont eux-mêmes exhortés à faire preuve d’engagement
réel dans la quête des objectifs alors poursuivis. C’est ce qui explique la dénonciation sans
ménagement d’une certaine forme d’occupation encore observée en Afrique, et entretenue par
des pays africains. Ainsi, le condominium exercé conjointement par l’Angleterre et l’Egypte
sur le Soudan est mal vu et décrié comme une situation anormale. Et c’est en ce sens que
s’orientent et se comprennent les propos d’Atho Akhilou Habtewold, représentant de
l’Ethiopie39.
Bandoeng ne fut pas, on l‟a reconnu en Europe, une manifestation raciste. Trop longtemps, l‟opinion
européenne s‟habitua à accepter que tout ce qui se fait sans l‟Europe soit contre elle. Ce sentiment
d‟être rigoureusement indispensable, à tous les niveaux, aux initiatives humaines est à coup sûr, une
disposition regrettable et nuit à la paix40.
Les propos de cet intellectuel n’appellent pas seulement à une reconnaissance du droit
d’autres peuples à réfléchir de façon indépendante sur leur propre situation. Ils lèvent aussi un
voile sur les inquiétudes « légitimes » de quelques occidentaux, relatives au réveil de deux
39
Ato Akhilou Habtewold, cité dans Présence Africaine, n° 3, op. cit., pp. 35-36.
40
P. A., « Entre l’Est et l’Ouest », Présence Africaine, n° 4, octobre-novembre 1955, p. 3. On peut aussi
consulter l’éditorialiste de l’Economiste (16 avril 1955), cité par Guitard O., op. cit., p. 5.
34
continents, dont on ignore encore la portée. En effet, alors que l’Afrique et l’Asie se
présentaient comme des terrains favorables où la guerre froide pouvait se muer en un véritable
affrontement, la Conférence de Bandoeng offrait aux peuples colonisés la possibilité d’une
troisième voie qui permettrait non plus de porter l’étendard d’un bloc mais de lutter pour leur
avenir.
Ainsi donc, si la Conférence de Bandoeng est devenue une rencontre historique, c’est non
seulement en raison de la volonté d’émancipation qu’elle exprimait, mais aussi parce qu’une
telle dynamique ne pouvait laisser indifférents les pays des deux blocs. Et bientôt d’ailleurs, la
rencontre de 1955 imprime une véritable marque dans le cercle de la communauté
internationale alors représentée par l’ONU. Il ne s’agit en effet pas seulement de participer
activement à la vie de cette institution, mais davantage de se positionner comme un contre
poids aux camps antagonistes dont la militarisation croissante constitue déjà une véritable
menace pour la paix mondiale.
C’est dire que la Conférence de Bandoeng aura à coup sûr contribué à façonner le visage
politique du monde à partir de 1955. En ce sens, on peut reconnaître qu’elle a pu à sa manière
Ŕ qui n’est pas la moindre Ŕ donner une orientation autre à la marche de l’histoire des peuples.
Par là se dessine déjà clairement une autre conception de l’universalité. En dégageant
l’humanité d’un cloisonnement idéologique, en élargissant la réalité d’un concert de nations
regroupées en une organisation, elle ne faisait que sonner le glas d’une ère qui lentement mais
sûrement était appelée à une disparition certaine, même si cette affirmation appelle certaines
réserves.
Bandoeng peut donc à juste titre être considérée comme un des lieux de naissance d’une
configuration nouvelle des peuples, qui va marquer l’époque contemporaine. Cette
configuration ne puise plus à une seule expérience, mais à une communauté d’expériences et
d’expressions, c'est-à-dire à une histoire qui s’enrichit de toutes les contributions :
Si incontestable qu‟ait été l‟influence de la civilisation dite occidentale dans les siècles passés, c‟est
abusivement, redisons-le, que l‟Occident prétend à l‟universalité de sa civilisation. Les vieilles
cultures épanouies en d‟autres cantons de notre planète n‟ont pas uniquement un passé glorieux, mais
elles exercent encore une influence profonde sur des mentalités contemporaines en pleine évolution.
35
Et c‟est ainsi que la civilisation qui s‟élabore aujourd‟hui avec quelques chances d‟universalité est un
type nouveau dont aucune tradition antérieure n‟a le droit de revendiquer la paternité exclusive 41.
Car si la Conférence de Bandoeng présente un aspect négatif, au sens où elle est une révolte morale
contre la domination européenne – quelle que soit la couleur politique sous laquelle elle se présente –
elle est mieux que cela. "Elle est positivement, exprimée à l‟échelle de la planète, la prise de
conscience de leur éminente dignité par les peuples de couleur. C‟est la mort du complexe
d‟infériorité"42.
Il est dès lors évident que la rencontre afro-asiatique a été un véritable catalyseur dans la
volonté manifeste d’auto-détermination des peuples africains. En effet, elle a comme donné
un sursaut de légitimité aux mouvements culturels qui en portaient et en exprimaient déjà
l’aspiration. Les réactions que cette conférence provoque du côté des Africains, et notamment
des élites intellectuelles, sont un soutien unanime. La rencontre de Bandoeng a donné un
souffle nouveau à leurs réflexions. Plusieurs rencontres s’inscrivant dans l’éveil culturel de
l’Afrique ont ainsi été portées et nourries par l’esprit de la Conférence de Bandoeng comme
en témoigne l’admiration que de nombreuses personnalités africaines lui portent. Cette
conférence est devenue pour elles, une référence, comme l’exprime Léopold Sédar Senghor
en 1959 :
41
Retif L. et A., « Bandoeng : le crépuscule des nations blanches », Vivante Afrique, n° 219, mars-avril 1962,
p. 10.
42
Guitard O., op. cit., p. 48.
36
Avec le recul du temps, Bandoeng apparaîtra comme quelque chose d‟aussi important que le
manifeste communiste de Karl Marx… Il apparaîtra que l‟appel de Bandoeng a, dans l‟histoire de
l‟humanité, une importance comparable à celle de “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !“ que
lançait Karl Marx en 1847 43.
Ces propos rejoignent, de façon immédiate, bien d’autres tenus aussi bien en Afrique qu’en
Asie, qui semblent admettre et faire admettre que la rencontre de Bandoeng n’aura pas eu de
précédent ni de pareil, dans la mise en route du processus de reconquête de soi des peuples
africains notamment. Ainsi donc pour Léopold Sédar Senghor, depuis la Renaissance « aucun
événement n‟a revêtu l‟importance historique [du] coup de tonnerre de Bandoeng »44.
Ce coup de tonnerre, s’il a ébranlé les assises du colonialisme, s’est de ce fait défini comme le
commencement d’une ère nouvelle marquée par une reconsidération systématique aussi bien
des cadres institutionnels que des références connues jusque là. C’est ainsi qu’il convient
d’admettre que la Conférence de Bandoeng est un événement qui dépasse largement le cadre
de sa tenue en 1955. Ses conséquences s’inscrivent durablement dans le temps. Et c’est
d’ailleurs en cela aussi que réside aussi sa force historique. Elle ne provoque pas uniquement
à l’instant une prise de conscience, mais elle fait naître une onde de choc génératrice de
profonds bouleversements :
Les conséquences de la Conférence de Bandoeng sont incalculables tant dans l‟immédiat que dans les
perspectives lointaines. Bandoeng marque la fin d‟une ère historique : celle de la domination du
blanc sur les peuples de couleur45.
43
Senghor cité par Hebga M., « Les étapes des regroupements africains (1945-1965) », Afrique documents,
n° spécial (98-99), 1968, p. 123.
44
Senghor cité par Guitard O., op. cit., p. 48.
45
De Conink A., « Après Bandoeng », art. cit., p. 82.
37
contribuer largement à soutenir l’engagement d’Alioune Diop. Et de fait, même si son
engagement en faveur de nobles causes pour l’homme en général et pour l’Africain en
particulier précède cette conférence, celle-ci est devenue une sorte de catalyseur pour ses
actes futurs à travers Présence Africaine.
Signification et naissance
On ne peut définir le contexte dans lequel s’insère l’engagement d’Alioune Diop d’une
manière générale, et surtout à partir de 1956, sans mentionner la réalité de Présence Africaine.
Dans le contexte de cet engagement, l’Afrique ne se définit pas uniquement comme un
continent géographiquement situé au sud de la mer méditerranée, et bordé par la mer rouge et
les océans atlantique et indien : elle est aussi et peut-être davantage un concept qui rassemble
des peuples traversés par une unité culturelle et historique. Si elle n’exclut pas les berbères,
arabes, coptes, boers… elle semble désigner davantage le monde noir avec tout son héritage.
Il s’agit donc d’une « communauté de civilisation », pour reprendre l’expression d’Alioune
Diop, qui s’étend du continent africain à sa diaspora, présente aussi bien en Europe qu’en
Amérique, en Asie et en Océanie. Cette définition de l’Afrique embrasse également d’autres
éléments fédérateurs qui donnent aux peuples de l’Afrique une communauté de destin, puisée
aux épreuves de l’histoire. Ce lien se trouve clairement établi par Diop, lorsqu’il affirme :
Il est possible du reste que l‟évocation de l‟Afrique influe sur le sort des Noirs d‟outre atlantique. En
un sens, leur destin est accroché au nôtre. Toute considération dont jouiraient les cultures et les
peuples africains rejaillirait sur eux46.
C’est ce qui expliquerait que les expressions de « monde noir », « Afrique », « peuples noirs »
soient fréquemment employées comme des synonymes. L’Afrique, à l’aune de l’idée de
Présence Africaine, est aussi l’expression qui dit une réalité à venir. Cette communauté de
civilisation est en effet à construire et à consolider. Et Alioune Diop se montrera encore plus
précis en ce sens, et sur le visage de cette Afrique à l’aube de la période qui marque le
commencement des indépendances africaines :
46
Diop A., « Le congrès des hommes de culture noirs », Missions catholiques, n° 60-61, mars-avril, 1957, p. 13.
(Cet article a en fait été publié par Alioune Diop dans Le monde, du 10/10/1956. Il est simplement repris par la
revue Missions catholiques).
38
Nous attendons l‟Afrique ; qu‟elle se ressaisisse, qu‟elle se domine ; qu‟elle se définisse ; qu‟elle
s‟affirme. Nous attendons l‟Afrique, non pas une Afrique fantôme, selon l‟expression de Michel
Leiris ; mais une Afrique rénovée ; l‟Afrique essentielle, sûrs que nous sommes qu‟elle n‟est pas
seulement quémandeuse de crédits, et mendiante de leçons, mais aussi porteuse de mission et à sa
manière « déifère ». C‟est le rôle des hommes de culture nègres, c‟est le rôle de « Présence
Africaine » d‟appeler l‟Afrique à cette tâche, à cette mission ; c‟est leur rôle d‟animer l‟Afrique, ses
hommes d‟Etat, ses peuples, ses élites à cette ambition, à cette grande ambition ; celle qui consiste à
penser qu‟elle a quelque chose à dire au monde ; quelque chose qui plus que jamais importe au salut
du monde47.
Présence Africaine s’inscrit ainsi dans une mission qui vise à contribuer efficacement à faire
advenir une Afrique nouvelle. C’est d’ailleurs pourquoi son nom désigne également la
présence du monde noir, une présence qui, tout en se projetant vers l’avenir, s’enracine dans
le présent. Il s’agit d’un éveil qui se déploie dans une perspective d’ambition, de croissance
dans laquelle l’acte est aussi en devenir. Cette présence se définit par ailleurs comme une
affirmation de soi avec les autres. Il s’agit d’une réalité essentielle dans la compréhension de
l’œuvre multiforme d’Alioune Diop, notamment pour ce qui touche au catholicisme. Il ne
s’agit surtout pas de dire que Présence Africaine, instrument principal de son engagement,
s’est déployé en faveur d’une quelconque religion. En fait, dans la mesure où l’aspect
religieux ne sera jamais absent dans le processus de la renaissance culturelle africaine, on ne
peut éviter de parler de Présence Africaine quelle que soit la dimension considérée de
l’engagement d’Alioune Diop. Et c’est eu égard à tout ceci qu’une telle initiative apparaît
comme bénéfique à la religion en Afrique et donc au catholicisme.
C’est en 1947 qu’Alioune Diop fonde à Paris, au quartier latin, la revue Présence Africaine.
Mais le projet d’une telle revue remonte à un contexte de guerre, marqué par le désarroi et
l’inquiétude qu’a connus une Europe menacée par l’invasion nazie. C’est dans une telle
atmosphère en effet que les Africains apprennent aussi à s’interroger sur leur propre
situation, notamment à travers la question « qui sommes-nous ? »:
Quand les Allemands occupaient la France et que l‟on s‟interrogeait sur le destin de la civilisation,
nous nous sommes demandé nous, quels étaient les caractères et l‟originalité de Notre civilisation.
D‟où l‟idée de « Présence Africaine », dont les principaux animateurs seront les Noirs d‟Afrique48.
47
P.A., « Le monde a besoin de l’Afrique », Présence Africaine, n° 39, 4e trimestre 1961, p. 4.
48
Alioune Diop, cité par La rédaction de Vivante Afrique, « Présence Africaine », Vivante Afrique, n°232, mai-
juin 1964, p. 46.
39
On voit bien que cette question n'est pas restée un simple refrain que se renvoyaient de jeunes
intellectuels dans leurs rencontres et discussions, mais qu’elle a fini par devenir l'objet d'une
sérieuse préoccupation et par appeler impérativement une réponse. C'est ainsi que la quête
d'une réponse à cette question s’est donnée une expression concrète. En 1947, l'Afrique n'a
politiquement, ni culturellement, pas encore changé : elle reste un monde à civiliser, même si
la fin de la guerre a fait reculer certains préjugés et mis à mal nombre d’attitudes
condescendantes. Et de fait, en Afrique francophone, sur le plan politique, le Rassemblement
démocratique africain (RDA) né au Congrès de Bamako dans le Soudan français (actuel Mali)
en 1946 ne suffira pas de manière officielle à créer une effervescence prolongée. En effet, très
tôt qualifié d'entreprise communiste, ce parti perd peu à peu ses élites.
Par ailleurs, contrairement à une idée reçue, Alioune Diop n’est pas d’abord un panafricaniste,
au sens où il aurait milité dans le Panafricanisme49. Présence Africaine n’est pas non plus née
dans une volonté de poursuivre ou de soutenir l’engagement des panafricanistes. D’ailleurs
ceux qui ont participé à la naissance de cette revue ne connaissaient pas vraiment le
Panafricanisme et n’avaient pas participé aux rencontres organisées à ce sujet, comme le
confirmera le fondateur de Présence Africaine50. La revue ainsi créée ne s’est définie et
positionnée que relativement à la situation coloniale dans les territoires francophones surtout,
et à ses conséquences sur le plan culturel, notamment l’assimilation qu’il s’agissait alors de
dénoncer :
La revue Présence Africaine n‟est pas née d‟une volonté de poursuivre l‟œuvre entreprise par ces
premiers panafricanistes. Elle est plutôt née (…) d‟une atmosphère latine de la culture occidentale.
Les colonisateurs ont le génie de développer un pouvoir assimilateur (c'est-à-dire un pouvoir tendant
à réduire les différences culturelles au profit d‟un dénominateur commun : l‟héritage latin). Ce
pouvoir se donne souvent le nom d‟universalité. L‟assimilation comme méthode politique est un des
produits de cette vocation des peuples latins : ceux-ci admettent volontiers que tous les hommes se
ressemblent et se valent, mais dans la mesure où ils s‟assimilent au peuple colonisateur, s‟intègrent
49
Cette idée est encore revenue avec le livre de Philippe Verdin, qui aux principes de Présence Africaine situe
l’idée et la réalité du Panafricanisme auquel son fondateur aurait au préalable adhéré, sinon réellement, du moins
par sympathie. Il parle d’ailleurs d’autres hommes politiques sénégalais de la même façon : cf Verdin P., Alioune
Diop, le Socrate noir, Paris, Lethielleux, 2011, p. 279. Le Panafricanisme est un mouvement dont le
rayonnement est surtout politique ; et l’intention d’Alioune Diop est essentiellement orientée vers la culture. De
plus, le Panafricanisme est une dynamique d’origine noire américaine, à laquelle se sont associées des territoires
anglophones d’Afrique. On le comprend dans la mesure où les intellectuels noirs américains ont depuis le XIXe
siècle déjà, influencé l’émergence d’une pensée politique dans ces territoires. C’est le cas notamment d’Edwart
Wilmot Blyden, dont on sait l’impact du concept de l’African personality. Ainsi par rapport aux débuts de
l’engagement d’Alioune Diop, le Panafricanisme remonte à beaucoup plus loin (cf Edward. Wilmot. Blyden,
George. Padmore, William.Edward.Burghardt. Du Bois).
50
cf Diop A., « Itinéraire », Présence Africaine, n° 92, 4e trimestre 1974, p. 3.
40
dans son histoire, se soumettent à ses valeurs et à ses autorités culturelles et, bien entendu, dans la
mesure où ils renoncent à leurs propres valeurs culturelles et spirituelles51.
Alioune Diop conçoit donc sa revue en réaction contre la mort de l’identité culturelle des
peuples africains. On comprend ainsi pourquoi cette revue du monde noir s’est définie, dès sa
naissance déjà, comme une plate forme de réflexions multiples pouvant conduire non
seulement à la redécouverte de l’Afrique telle qu’elle est, mais aussi à une définition de son
originalité. L’Afrique dont il s’agit est celle qui est en quête de son autonomie, qui est
menacée par les ambitions de l’Occident. C’est cette Afrique qui est désormais appelée à
exister pour elle-même d’abord. Pour Alioune Diop, les difficultés liées à l’affirmation d’une
telle Afrique sont importantes :
La voie de l‟Afrique et du Tiers-Monde est une voie hérissée d‟embûches et d‟adversité. L‟Europe
frustrée de son hégémonie est souvent tentée de faire appel à l‟autorité massive de ses ressources et
de ses idéologies pour contraindre les faibles à rester ses humbles disciples, et à se balkaniser selon
les options de la guerre froide52.
On peut dès lors comprendre pourquoi la seule expression « Présence Africaine » peut suffire
à mobiliser. Et de fait dans un contexte qui est celui de l’Afrique « post guerre », il y a
nécessité d’œuvrer pour que les peuples africains aient toute leur place dans le monde
moderne tel qu’il se crée après 1945, dans lequel l’exclusion n’a pas de place : le bénéfice de
la rencontre des peuples est à ce prix. Dans cette humanité nouvelle où le dialogue se précise
comme une exigence, l’œuvre naissante d’Alioune Diop apparaît alors comme une véritable
aubaine pour les peuples noirs : par cette voie, il y a pour l’Africain, non seulement une sortie
de son mutisme lié aux blessures de sa douloureuse histoire ; mais aussi une affirmation de soi
dans la prise de parole. Cette parole ne s’exprime que pour soutenir une volonté d’apporter du
sien au rendez-vous commun de peuples différents.
51
Idem.
52
P.A., « Notre avenir », Présence Africaine, n° 37, 2e trimestre, 1961, p. 6.
41
dialogue »53. Toutefois, le dialogue à l’ère de la colonisation, et même après les
indépendances, apparaît comme une notion étrange, qui exige que des nations se regardent
telles qu’elles sont, s’acceptent comme d’égales partenaires, et renoncent, pour certaines, à
nombre d’attitudes. C’est cette difficulté du dialogue que mettra en exergue la rencontre de
Frascati en Italie entre Européens et Africains :
La rencontre de Frascati nous a ainsi manifesté une vérité première : le dialogue des Européens et
des Africains ne commence que lorsque les difficultés de ce dialogue sont reconnues par tous. Entrer
dans un vrai dialogue, c‟est d‟abord reconnaître les difficultés du dialogue54.
Ainsi, contrairement à ce que soutient Philippe Verdin, chez Alioune Diop, le dialogue
comme un des buts assignés à son engagement, n’est pas à maintenir, car cela supposerait déjà
son existence : « Le but d‟Alioune Diop est bien de maintenir avant tout le dialogue des
cultures pour créer une civilisation universelle »55. En fait, le dialogue n’existe pas encore. Il
est d’abord à susciter, à inventer, à initier, à construire. Et c’est cela qui s’annonce difficile,
du fait précisément de la position de l’Occident vis-à-vis des autres peuples. Ainsi, les
rapports entre Occidentaux, Africains et Asiatiques, ne reçoivent un souffle nouveau et ne
deviennent source d’enrichissement que si ceux-ci se regardent autrement que sur la base d’un
53
Diop A., « Allocution d'ouverture », Colloque sur les religions (Abidjan, 5-12 avril 1961), Paris, Présence
Africaine, 1962, p. 21.
54
T. E. « Dialogue d’Africains et d’Européens sur la présente crise mondiale de civilisation », Terre entière, n°
38, novembre-décembre 1969, p. 124.
55
Verdin P., op. cit., p. 169. Verdin a l’habitude dans son ouvrage, d’employer « l’universel » ou « la civilisation
universelle » comme une donnée objective, sans au préalable préciser ce qu’il entend par « civilisation
universelle ». En cela, cette expression peut porter une certaine ambiguïté, puisque dans la mentalité occidentale
coloniale et même postcoloniale, l’universel semble a priori se confondre avec l’Occident. Il faut donc d’abord
critiquer cette notion, pour reconnaître ensuite que l’une des difficultés liées au dialogue est que celui-ci semble
se cristalliser sur une notion d’universel qui pose en fait beaucoup de problèmes quant à sa compréhension. La
revue Présence Africaine rapportera d’ailleurs, dans un numéro ultérieur, la méfiance des Africains quant à
l’adhésion à une conception de l’universel proposé par des intellectuels occidentaux : « Or, quand nous
entendons cette Société Européenne de Culture magnifier cette civilisation de l‟universel, nous avons plus
qu‟une impression qu‟à travers elle, elle procède à l‟exaltation de la civilisation occidentale astucieusement et
subjectivement érigée en civilisation de l‟universel. Plusieurs indices glanés tant dans les interventions orales
que dans le rapport écrit du secrétaire général de la S.E.C. prouvent l‟existence de cette psychose
d‟autocontemplation de l‟Europe (…). Nous ne pouvons pas être d‟accord avec cette manière de comprendre le
dialogue. Lorsqu‟on nous dit que la Société Européenne de Culture est mondiale, que la civilisation de
l‟universel, la civilisation de l‟humain est coextensible à la civilisation occidentale, que la Société Africaine de
Culture est, par contre, régionaliste et nationaliste et qu‟après de telles affirmations, on nous convie au
dialogue, mise de côté l‟ironie mordante sous-jacente, nous avons l‟impression d‟être conviés à un jeu dont tous
les dés sont pipés et toutes les cartes bizootés. Le dialogue qu‟on nous propose ressemble rigoureusement à un
monologue agaçant » (« Nouvelles stratégies de la Société Européenne de Culture », Présence Africaine, n° 48,
4e trimestre 1963, pp. 221-222). Cette déclaration d’Alioune Diop montre bien que la notion d’universel pas plus
que celle de dialogue ne mérite un emploi facile. Ces deux notions appellent même des déconstructions de
« modèles préexistants » qui les faussent.
42
complexe, d’infériorité pour les uns et surtout de supériorité pour les autres. C’est d’ailleurs
pourquoi le fondateur de Présence Africaine déclare au sujet des Occidentaux :
Sartre sait et ose dire que le "Blanc a joui trois mille ans du privilège de voir sans être vu". Il sait
comme Wright qu‟il n‟y a pas de problème noir mais un problème blanc, lequel ne recevra aucun
commencement de solution avant que Noirs et Jaunes, à leur tour, ne se prononcent librement sur le
destin de l‟homme européen, n‟en enrichissent et complètent les données traditionnelles, n‟en
affermissent et humanisent la formulation56.
C'est donc fort d’une telle orientation que, dans l’avant-propos du premier numéro de la
revue, André Gide situe Présence Africaine au carrefour de la rencontre entre l’Afrique et
l’Occident et la présente comme le lien qui rapproche ainsi les deux espaces culturels. Pour
lui, il s’agit d’une double ouverture, de l’Occident vers l’Afrique et de l’Afrique vers
l’Occident, d’un canal à travers lequel s’établit désormais une parfaite osmose pour un
équilibre de deux mentalités qui semblaient jusque là inconciliables57 : « La revue que voici
prétend s‟adresser aux peuples noirs pour ce que nous croyons avoir à leur dire ; mais plus et
mieux encore, elle prétend leur offrir le moyen de nous parler »58. Présence Africaine dès sa
naissance se définit donc comme un terrain propice au dialogue, sur la base de franchise,
d’ouverture à l’autre, de respect et de considération mutuels. Cet idéal qui se propose de se
construire ici dans un esprit de collaboration fait de Présence Africaine un important point de
rencontre pour de nombreux penseurs Africains et Occidentaux. Ceci répond bien à l’intention
d’Alioune Diop qui a clairement choisi la neutralité d’opinion, à l’heure des idéologies et de
la séparation tranchée des camps :
Cette revue ne se place sous l‟obédience d‟aucune idéologie philosophique ou politique. Elle veut
s‟ouvrir à la collaboration de tous les hommes de bonne volonté (blancs, jaunes ou noirs),
susceptibles de nous aider à définir l‟originalité africaine et de hâter son insertion dans le monde
moderne59.
56
Diop A., « Notes de lecture », Présence Africaine, n° 10-11, 1951, p. 5 (ce numéro est en fait spécial et
consacré à l’art nègre).
57
Dans le rapport de force et de domination établi entre l’Occident et l’Afrique, rapport s’étant ouvert sur une
mission dite « civilisatrice », il est apparu que la mentalité africaine ne pouvait pas s’associer à la mentalité
européenne, à moins de se laisser phagocyter par celle-ci. Il a donc semblé que l’Africain ne pouvait survivre à la
rencontre de l’autre qu’en se laissant assimiler. Or, la réalité de Présence Africaine, de par la dynamique qu’elle
se donne, affirme par là même que Blancs et Noirs peuvent s’engager pour une commune cause tout en gardant
leurs différences.
58
Gide A., « Avant-propos », Présence Africaine, n° 1, novembre-décembre 1947, p. 5.
59
Diop A., « Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine », Présence Africaine, n°1 novembre-
décembre 1947, p. 7.
43
Si Présence Africaine est une revue pour l’Afrique, elle accepte toute contribution qui
s’inscrirait dans l’engagement ainsi défini. C’est d’ailleurs ce qui, dans une large mesure,
explique l’esprit d’ouverture qui anime cette revue dès ses premiers pas.
Pour Alioune Diop, il n’est pas question pour les Africains d’envisager ou d’entreprendre un
chemin de croissance sans les autres :
Nous refusons également d‟organiser notre bonheur individuel séparé de celui des autres. L‟Europe
et l‟outre-mer ont besoin chacun pour la maturité de leur conscience de l‟expérience et de l‟efficacité
des autres. Tous les problèmes humains demeurent mal posés tant que les consciences ne se seront
pas rencontrées60.
La diversité des personnalités qui ont constitué à l‟origine le comité de patronage illustre le souci de
ne pas s‟enfermer dans le cadre d‟options étroites : s‟y côtoient le marxiste, l‟existentialiste et le
personnaliste, le chrétien et l‟athée, le Noir et le Blanc. Les collaborateurs réguliers n‟appartiennent
pas moins aux tendances les plus diverses, et le contenu des articles révèle combien cette tribune est
ouverte à toutes les opinions droites61.
Cet esprit de rencontre et de concertation va demeurer celui dans lequel ceux qui portent la
revue Présence Africaine s’exprimeront. Elle ne s’engage donc pas dans un combat contre
une culture, une manière d’être et de penser ; son affirmation ne passe pas par une opposition
60
Diop A., « De l’expansion du travail », Présence Africaine, n° 13, 1952, p. 17. Les informations fournies par
ce numéro sur lui-même ne permettent pas de citer les articles selon que les règles l’exigent, étant donné qu’elles
sont incomplètes.
61
Howlett J., « Esquisse d’une histoire de la politique culturelle de "Présence Africaine" », Présence Africaine,
1947-1967. « Mélanges » (Réflexions d‟hommes de culture), Paris, Présence Africaine, 1969, p. 42.
44
préalable à une quelconque partie de l’humanité, mais bien au contraire par un dépassement
de tout ce qui contrarie la possibilité d’une harmonie, lorsque se rencontrent des hommes
d’horizons divers. Dans le premier numéro, Théodore Monod peut ainsi affirmer : « "Au
commencement, disait Paul Valery, est le mépris". Mais nous n‟en sommes plus au
commencement : le temps du mépris est passé. Celui de la sympathie commence… »62.
Présence Africaine ne répond donc pas seulement à la prise de conscience de quelques jeunes
intellectuels africains soucieux de revenir aux sources et de reconquérir leur originalité : elle
se définit comme l’œuvre de tout homme en faveur de l’homme. C’est l’expression d’une foi
profonde en l’humanité : « Cependant, il serait égoïste et insensé de ne songer qu‟à nous.
Notre propos dépasse nos modestes personnes. Nous ne sommes que les maillons d‟une vaste
chaîne : l‟humanité entière »63. Pourtant cette ouverture à l’humanité n’obscurcit pas en
Alioune Diop la vérité sur les peuples noirs, en faveur desquels son engagement se justifie ;
voulant contribuer au relèvement de l’Afrique, il n’oublie pas qu’elle connaît une situation
découlant de souffrances séculaires. C’est d’ailleurs pourquoi Alioune Diop au
commencement même de la revue qu’il fonde ne manque pas d’affirmer que « l‟humanité
noire se trouve être la plus déshéritée »64.
Cette conscience qu’a le fondateur de Présence Africaine que l’humanité noire est considérée
comme « mineure », semble pourtant mal s’articuler avec l’orientation assignée à sa revue.
C’est ce qui lui vaut d’ailleurs de nombreux reproches. Comment une humanité déshéritée
pourrait-elle se réapproprier ses droits sans passer nécessairement par une revendication
brutale et exigeante ? La voie du dialogue choisie par la nouvelle revue apparaît donc comme
incompréhensible et même inacceptable, au regard des événements qui secouent les territoires
colonisés. Pour beaucoup, la voie ainsi choisie est une véritable impasse. Ne pas recourir à
l’opposition à l’heure des oppositions paraît étrange ; et pour Gabriel d’Arboussier65
d’ailleurs, Présence Africaine ne semble pas être l’instrument dont a besoin l’Afrique pour
sortir des crises qu’elle traverse. La neutralité d’Alioune Diop est pour lui un égarement
certain ; et ce n’est pas ainsi que selon lui, on peut secouer l’impérialisme : « Le chemin pris
par l‟Anthologie et Présence Africaine n‟effraie guère l‟impérialisme qui "tolère et tolèrera
62
Monod Th., « Etapes », Présence Africaine, n° 1, novembre-décembre 1947, p. 20.
63
Diop A., « Niam n’goura ou les raisons d’être de Présence Africaine », art. cit., p. 8.
64
Ibid., p. 12.
65
Gabriel d’Arboussier fut militant du RDA dont Félix Houphouët Boigny (premier Président de la Côte
d’Ivoire) fut leader ; anticolonialiste, ce mouvement politique était affilié au Parti Communiste Français (PCF).
45
toutes les violences verbales" de cet ouvrage de Senghor et de la revue d‟Alioune Diop »66.
On peut aussi comprendre que le sens des critiques qu’il adresse à Jean-Paul Sartre, lui
reprochant de traiter des abstractions qui ne peuvent remédier concrètement à aucune
situation : « Les peuples d‟Afrique noire en lutte n‟ont que faire des théories
existentialistes »67.
De nombreuses critiques formulées à l’encontre d’une revue qui fait encore ses premiers pas
tiennent au fait que l’effervescence qui caractérise alors la vie dans les colonies, provoquant
par endroits un embrasement, peut difficilement s’accommoder d’une position comme celle
de Présence Africaine. Cette effervescence exigerait au contraire que tous ceux qui se sentent
solidaires des peuples en quête de liberté leur apportent un soutien inconditionnel. C’est ce
que rapporte du moins, Joseph Roger de Benoist :
Lorsque paraît le premier numéro de Présence Africaine, la guerre d‟Indochine vient de commencer
(19 décembre 1946) et l‟insurrection de Madagascar est toute récente (mars 1947). Pour beaucoup,
l‟heure n‟est pas au dialogue, mais au combat68.
Ainsi donc, le chemin choisi par Présence Africaine apparaît de fait comme original. Non
seulement la revue se démarque de l’esprit qu’on tend à imposer à toutes les revues tournées
vers les Africains en cette période là, mais encore elle apparaît comme une véritable
nouveauté par rapport à ses devancières comme L‟Etudiant Noir ou Légitime Défense69. De
plus, à l’ère du combat contre les formes d’oppression coloniale, des oppositions raciales, et
de multiples revendications, que la voie du dialogue ait été posée par l’Africain comme celle
de sa propre affirmation, voilà ce qui avait été jusque là inenvisageable, et qui pouvait paraître
incompréhensible :
Il ne fallait pas moins qu‟un acte de foi surtout pour prétendre que l‟Africain, encore réduit au rôle de
bête de somme, pouvait instaurer un dialogue par lequel il révélerait lui-même comment il se pense et
comment il se définit par rapport à la situation du monde et par rapport aux grands problèmes de
l‟humanité. L‟on devra reconnaître honnêtement avec Siradiou Diallo qu‟en 1947, parler d‟une revue
66
La citation de d’Arboussier est en fait rendue par Dieng A. A.., « Regard sur l’itinéraire de Présence
Africaine », 50e anniversaire de Présence Africaine (1947-1997) : Dakar 25-27 novembre 1997, Paris, Présence
Africaine, 1999, p. 48.
67
G. d’Arboussier, cité par Dieng A. A., idem.
68
De Benoist J. R., « L’œuvre multiforme d’Alioune Diop et de la S.A.C. », Afrique histoire, n° 10, 1984, p. 8.
69
En effet, L‟Etudiant Noir et Légitime Défense, nés avant Présence Africaine, ne se situaient pas sur le terrain
de la rencontre, mais sur celui du combat entendu toutefois comme une riposte qui pouvait se justifier.
46
de culture noire avec ce double objectif relevait de l‟insolite et suscitait au mieux un sourire
indulgent70.
Difficultés et affirmation
Les difficultés auxquelles doit faire face la revue Présence Africaine sont tout d’abord d’ordre
financier. Dans ses premières années, la revue d’Alioune Diop faisait paraître et même
distribuer ses numéros spéciaux par les éditions du Seuil, notamment ceux sur l’Art nègre,
Haïti, les Etudiants noirs, le Monde noir. Le coût de ces parutions était allégé pour Présence
Africaine, fort de bonnes relations ayant existé entre Alioune Diop et Paul Flamant
cofondateur des éditions du Seuil.
A ces difficultés d’ordre matériel s’ajoutent des critiques qui se multiplient. Ces critiques
seront de tout bord : aussi bien de ceux qui devraient voir en cette initiative une aubaine pour
la pensée africaine, que de ceux qui sont radicalement opposés à une démarche qu’ils jugent
subversive. Ainsi, près d’une décennie après sa naissance, la revue aura encore à se défendre
de multiples accusations Ŕ peut-être dues à des incompréhensions Ŕ portées souvent par des
milieux chrétiens catholiques. Face à toutes ces critiques, Alioune Diop ne se lasse pas
d’expliquer aux contradicteurs ce qu’est sa revue et d’en exposer les orientations
fondamentales, comme en témoigne cette réponse adressée à un bulletin européen et
chrétien71 :
L‟orientation de notre revue d‟Africains n‟est ni chrétienne ni marxiste (se reporter au liminaire du
Numéro 1 et à divers liminaires). Notre rôle n‟est pas de mettre l‟accent sur ce qui nous sépare
irréductiblement, mais sur ce qui nous est commun dans notre volonté d‟honorer la culture africaine
et de défendre l‟Afrique contre le colonialisme (à qui une telle rencontre de chrétiens et de non
chrétiens n‟est certes pas agréable). Nous n‟avons pas publié de cahier entièrement marxiste (ni
entièrement chrétien). Quant au droit d‟Africains non chrétiens de s‟inspirer du marxisme, il ne
faudrait le contester qu‟après avoir interdit à d‟éminents chrétiens d‟Europe d‟emprunter des idées et
des méthodes au marxisme72.
70
Kangue Ewane F., Semence et moisson coloniales, Yaoundé, Clé, 1985, p. 157.
71
Les sources consultées ne donnent pas de précision sur le nom de la revue chrétienne en question.
L’accusation portée contre Présence Africaine est la suivante : « La revue Présence Africaine sans laquelle il est
impossible de se mettre au diapason du monde noir et spécialement du monde africain. Encore que l‟orientation
de cette revue ne soit pas définie et que certains articles (et parfois des cahiers tout entier), soient nettement
d‟inspiration matérialiste et marxiste. De ce fait, au demeurant, cette revue appelle de sérieuses réserves ».
Cette accusation est rapportée par la même revue qui n’en précise pas les sources.
72
P.A. « Lu dans la presse », Présence Africaine, n° 7, avril-mai 1956, p. 156.
47
Tout ceci prouve que l’itinéraire de la revue Présence Africaine est resté Ŕ durant la première
décennie tout au moins Ŕ parsemé d’embûches et que son rayonnement s’inscrira toujours
dans un contexte de combat. Cette lutte trouve son explication dans le fait d’une urgence :
l’urgence d’une revalorisation de la réalité africaine dont la promotion de l’authenticité passe
par la prise en compte d’un patrimoine culturel à travers lequel elle s’exprime. Ainsi, au lieu
d’un discours politique ou idéologique, le centre d’intérêt choisi par Alioune Diop pour parler
de l’Afrique est la culture : « Notre souci principal est d‟affirmer la personnalité africaine à
travers les activités culturelles »73. Ce souci est nourri par le fait que la culture qui exprime le
vécu des hommes est porteuse de l’identité africaine dans sa totalité74. Et de fait, si l’Afrique
conquiert une place dans la marche du monde, elle doit pouvoir y faire rayonner tous les
aspects de sa vie. C’est pourquoi la revue Présence Africaine s’oblige à tenir compte de tous
les éléments dont l’Afrique Ŕ portée par la diversité de ses situations Ŕ a besoin pour exprimer
sa particularité, pour rester elle-même tout en étant avec les autres :
Affirmer et illustrer le génie africain en tout domaine (…) Tout cela pourra aider à constituer une
pensée africaine originale qui ne renie pas son passé et ne renie rien de ce que la société moderne
offre de valable75.
La réalité de Présence Africaine est donc celle d’un militantisme avoué qui projette déjà
d’inscrire dans la mémoire contemporaine de l’Afrique des événements dont elle sera à jamais
marquée. C’est en ce sens que la revue d’Alioune Diop apparaît aussi comme un instrument
révolutionnaire, au sens positif du mot. Elle œuvre en effet pour l’avènement de relations
nouvelles entre Africains et Européens ; elle force l’Européen à adopter une attitude nouvelle
vis-à-vis des peuples d’outre-mer. Cette révolution est déclinée par son fondateur comme un
programme :
Contraindre le Blanc à modifier son regard sur les choses et sur les hommes d‟Afrique, et du même
coup changer son attitude à leur égard… Aider cette humanité sans voix à retrouver le goût de la
parole… Reconnaître et cultiver une solidarité puisée aux épreuves de l‟histoire76.
48
sous-tendu. Et c’est de cette manière qu’elle se projette, au-delà d’une quête identitaire,
comme un instrument de reconquête de la dignité humaine alors bafouée. Car, les blessures
des peuples noirs ne sont pas réductibles à une simple situation particulière : il s’agit des
blessures de l’homme tout simplement. Et de fait, aucune humanité ne peut s’élever si elle
bafoue la dignité de quelques-uns ; aucune humanité ne peut se trouver grandie tant que
l’homme reste prisonnier de son semblable, tant que les luttes pour l’égalité, pour des droits
communs demeurent nécessaires.
La finalité du combat d’Alioune Diop se fixe donc comme objectif le relèvement de l’homme.
Ce sens de l’homme que porte son entreprise serait en lien avec sa propre personnalité, avec
son expérience et le regard qu’il portait sur l’avenir de l’homme d’une manière générale.
C’est ainsi que pour Engelbert Mveng, l’humanisme chez Alioune Diop serait une sorte
d’émanation intérieure :
Si l‟on me demandait ce qu‟est un humaniste, je répondrais encore, c‟est Alioune Diop. L‟humanisme
chez lui, c‟est d‟abord les qualités de cœur. Il est rare de rencontrer chez un seul homme un tel génie
spéculatif lié à tant de simplicité, de bonté, de dévouement et d‟oubli de soi. L‟humanisme chez lui,
c‟est d‟abord le fait d‟être un homme, et cet homme est fait d‟intégrité morale, d‟honnêteté
intellectuelle, et d‟une profondeur extraordinaire de vie spirituelle 77.
Ainsi donc, grâce à la personnalité d’Alioune Diop, Présence Africaine, plus qu’une simple
revue, s’est définie comme une vision de l’avenir, ne pouvant se construire dans l’intérêt de
tous que si Blancs, Noirs, Jaunes… collaborent ensemble pour l’avènement d’une telle réalité.
C’est aussi en cela que réside la pertinence de l’initiative du fondateur de cette revue : grâce à
elle, Alioune Diop est parvenu à publier des propos qui n’auraient peut-être jamais pu être
connus autrement ; à encourager ceux qui n’auraient pas existé sans Présence Africaine ; à
faire naître en beaucoup l’aptitude à produire intellectuellement. En ce sens, « Alioune Diop
fut le premier à comprendre ce que représentait la voix des jeunes intellectuels africains »78 :
d’où l’avènement d’une maison d’édition.
77
Mveng E., « Un homme à la dimension de tous les continents », Glisenti M. (dir.), Hommage à Alioune Diop,
fondateur de Présence Africaine, Rome, Editions des Amis italiens de Présence Africaine, 1977, p. 264.
78
Traoré B., « Présence Africaine, Alioune Diop et nous », 50e anniversaire de Présence Africaine, op. cit., p.
53.
49
En 1949, une maison d’édition du même nom vient s’ajouter à la revue : « En 1949, une
maison d‟édition venait compléter la revue Présence Africaine »79. Le premier ouvrage
qu’édite Alioune Diop est La philosophie bantoue de Placide Tempels. Ce choix n’est
certainement pas anodin : il ne s’agit pas d’abord d’un livre de démonstration d’une
rationalité dans le vécu des peuples africains ; c’est avant tout l’expérience d’un prêtre
européen, confronté à de réelles difficultés en rapport avec sa mission chez les bantous du
Congo. Son observation est celle d’un homme d’Eglise, d’un religieux, et non d’un
fonctionnaire colonial. Et ce n’est que dans la prise en compte de ce préalable que l’œuvre de
Tempels peut-être comprise.
L’on a souvent évoqué multiples raisons pour justifier la création d’une maison d’édition à la
suite d’une revue. Pour Philippe Verdin, la raison essentielle de Présence Africaine comme
maison d’édition est la volonté de publier La philosophie bantoue dont Alioune Diop aurait
diligenté la traduction80. Le caractère récent d’une telle idée impose une mise au point. Et de
fait, contrairement à ce qu’affirme son deuxième biographe, la traduction de La philosophie
bantoue date de 194581. Ainsi le souci d’en avoir une version française, comme justifiant la
création d’une maison d’édition ne peut valoir comme raison suffisante. La création de la
maison d’édition Présence Africaine serait plutôt liée à la nécessité d’assumer en totalité les
publications de la revue, à laquelle il faut ajouter la volonté de publier de jeunes auteurs
africains dont on ne pouvait accepter les manuscrits ailleurs.
Lorsqu’Alioune Diop publie La philosophie bantoue, il a bien conscience que ce livre met en
exergue les rapports entre l’Afrique et l’Occident dans un contexte particulier : celui de la
religion chrétienne. Ainsi, le choix de la maison d’édition de publier en premier un tel livre
signifie que l’engagement de son fondateur s’enracinant dans le contexte africain s’inscrit
pour une mesure qu’on ne peut négliger, dans la prise en compte de l’espace religieux
chrétien.
D’une manière générale tout de même, le caractère quasiment unique de cet ouvrage, à l’ère
du prélogisme défendu par Lévy-Bruhl, signifie déjà l’orientation que se donne ainsi la
maison d’édition : contribuer à l’affirmation et à la diffusion d’une pensée africaine et rendre
79
Idem.
80
Cf Verdin P., op. cit., p. 199.
81
Cf Tempels P., La philosophie bantoue, traduit du néerlandais par A. Rubbens, Elisabethville, Lovania, 1945.
50
accessible la richesse et l’héritage des peuples africains82. Présence Africaine comme maison
d’édition s’inscrit donc dans la ligne de la revue83. Cette filiation s’exprime par ailleurs, en
raison de son ouverture, à tous les courants qui professent une foi en l’homme et qui, non
seulement prônent la justice et l’égalité de tous les hommes, mais aussi pensent le devenir de
l’Afrique. Toutefois, la maison d’édition va quelque peu se démarquer du caractère mesuré de
la revue.
La maison d’édition Présence Africaine n’a en effet pas manqué de soutenir une intelligentsia
aux idées révolutionnaires, au point de publier des ouvrages à connotation anticolonialiste et
quasiment irrecevables dans la majorité de l’opinion occidentale. On a en exemple le collectif
Les étudiants noirs parlent (1953), le Discours sur le colonialisme d’Aimé Césaire (1955),
Les masses africaines et l‟actuelle condition humaine d’Abdoulaye Ly (1956), Nations nègres
et culture et L‟Afrique noire précoloniale de Cheik Anta Diop (1954 et 1960). Il y a donc ici
preuve d’un véritable courage pour la maison d'édition, correspondant à une double
interrogation clairement formulée par Frédéric Grah Mel :
Chez quel éditeur Cheikh Anta Diop eût-il pu placer ses impertinences sur l'antériorité des cultures
nègres, dans le contexte idéologique des années coloniales? Chez lequel Aimé Césaire eût-il pu faire
paraître son pamphlet sur le colonialisme? En 1941, c'est dans une mercerie de Fort-de-France
qu'André Breton découvre, ébloui, le célèbre "Cahier d'un retour au pays natal", inséré sous une
prétention des plus modestes, dans le premier numéro d'une revue locale 84.
82
Pour en revenir au prélogisme, il s’agit d’une théorie qui résulte de la dialectique de l’histoire telle que
professée par Hegel, dans sa Phénoménologie de l‟esprit. Selon le prélogisme, les peuples primitifs (sous
entendus ceux de l’Afrique noire aussi) ne sont pas à même de formuler un raisonnement qui corresponde à la
logique élémentaire. Il importe peut-être de préciser ici que la logique élémentaire est la logique formelle Ŕ parce
que plus simple de compréhension et de cohérence plus évidente certainement Ŕ qui relève de la construction
d’Aristote. En effet, pour lui, le raisonnement humain se construit sur la base des syllogismes, ces derniers étant
des enchaînements de propositions simplement formulées. Chaque proposition se construit selon le modèle :
sujet + copule (c’est le verbe ; généralement il s’agit du verbe être qui traduit l’état par excellence) + prédicat.
83
En parlant de Présence Africaine, il ne s’agit donc plus seulement de la revue, mais aussi de la maison
d’édition. Plus loin, cette expression désignera une plate forme de réflexion mise en place par Alioune Diop, et
qui promeut le foisonnement des idées. En ce sens, Présence Africaine constitue aussi un mouvement
intellectuel. Le titre de la revue sera écrit en caractères italiques, et le nom de la maison d’édition et du
mouvement en caractères romains.
84
Grah Mel F., Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du monde noir, op. cit., p. 243.
51
immédiatement suivi la guerre ? La notoriété de Césaire est donc aussi tributaire du rôle que
Présence Africaine a joué pour les écrivains noirs.
En créant les éditions Présence Africaine, Alioune Diop affirmait donc une fois de plus sa foi
en l’homme africain, en ses capacités de rayonnement, en son intelligence. C’est aussi au nom
de cette foi qu’il a choisi l’ombre pour que d’autres soient ainsi vus : « Alioune Diop a plus
cherché à faire penser et parler les autres qu‟à leur imposer son discours avec son
personnage »86.
85
Memmi A., Portrait du colonisé, Paris, Pauvert, 1966, p. 145.
86
De Benoist J. R., « L’œuvre multiforme d’Alioune Diop et de la SAC », Afrique histoire, art. cit., p. 13.
52
Africaine est tellement importante que tout le monde reconnaît que, sans cette maison
d‟édition, beaucoup d‟Africains n‟auraient jamais existé comme écrivains ou auteurs »87.
Enfin, Présence Africaine, en plus d’être une revue et une maison d’édition, est un lieu de
rencontre. En ce lieu en effet se retrouvent en ces années là des étudiants africains, des
hommes de culture, toutes les bonnes volontés soucieuses de penser le devenir de l’Afrique. Il
en est né un mouvement de réflexion qui met en exergue la diversité des situations africaines
ainsi que leur complexité. Cette complexité ne se dénoue essentiellement que par ceux qui
vivent de telles situations, c’est pourquoi la place des Africains à Présence Africaine est d’une
importance considérable. Qui en effet, mieux que ceux-ci est capable de porter et de traduire
la réalité africaine d’alors dans sa vérité ?
87
Lubabu T., « Alioune Diop est frappé par la mort », coupure de journal. Archives du Sénat, dossier Alioune
Diop, n°1437AS4. Coupure non référencée.
88
L’inauguration des locaux de « L’association des amis belges de Présence Africaine » s’est faite le 14 octobre
1961, par Alioune Diop et Aimé Césaire qui représentaient alors le mouvement Présence Africaine. Cette
inauguration s’est faite conjointement avec celle de la librairie « Le livre africain » et la signature du livre
africain. Les locaux des « Amis belges de Présence Africaine » et ceux de la librairie étaient alors situés au 40
rue du Champ-de-mars à Bruxelles.
89
« Amici italiani di Présence Africaine » : Les amis italiens de Présence Africaine. La création de cette
association a donné lieu à une Journée du livre africain à Rome (cf « Quelques réalisations de la Société
Africaine de Culture ». Archives de Présence Africaine). Les archives de Présence Africaine n’étant pas encore
organisées, on ne peut leur donner une référence ou une cote.
90
« L’association des amis belges de Présence Africaine » et « Les amis italiens de Présence Africaine » ne sont
plus des associations actives. Elles auraient même complètement disparu. Est-ce à cause de la mort d’Alioune
53
Le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs (19-22 septembre 1956)
Convocation et déroulement
Cette commune condition est traversée par d'importants faits qu’on n’a pu ni effacer, ni
oublier, et qui sont ainsi devenus le creuset d’une importante motivation quant à l’orientation
à donner à l’avenir. C’est peut-être pour cette raison que ce congrès peut se situer dans un
parallélisme étroit avec la Conférence de Bandoeng, qui aurait été à l’origine d’une telle
inspiration, comme l’indique le fondateur de Présence Africaine : « L‟esprit de Bandoeng en
effet (c‟est celui de notre Congrès) caractérise ce milieu du XXe siècle »93. Toutefois, même
s’il existe une profonde similitude entre les assises de Bandoeng et celles de Paris, le Premier
Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs de 1956 ne manque pas d’originalité.
Diop ou de leurs fondateurs ? C’est une question d’autant plus difficile qu’on ne peut dire exactement à quel
moment elles ont cessé d’exister.
91
Par « homme de culture », il faut entendre ici, un homme engagé dans un combat pour la cause de l’humanité.
Ses initiatives n’ont pour finalité que le bien être de l’homme en toute situation. Sa condition ne relève pas au
préalable d’un savoir aux dimensions incommensurables, mais davantage dans la capacité à provoquer des
changements, à mettre en mouvement ce qui ne mérite pas de rester dans l’inertie. Cet homme est clairement
décrit par Engelbert Mveng en parlant d’Alioune Diop : « Si l‟on me demandait ce qu‟est un homme cultivé, je
répondrais : c‟est Alioune Diop. L‟homme de culture chez lui n‟est pas savoir encyclopédique ; mais
enracinement dans l‟héritage africain, ouverture à toutes les valeurs humaines, attention à tous les problèmes de
l‟homme, souci de la promotion des valeurs de créativité, lutte pour la dignité, courage et modestie, lucidité et
ténacité » : « Un homme à la dimension de tous les continents », Hommage à Alioune Diop, art. cit., p. 264. Par
ailleurs, si le congrès a réuni des délégués représentant presque toutes les populations noires du monde africain
et atlantique, exception est faite de l’Afrique du Sud qui, sous le régime inique de l’apartheid, n’a pas laissé y
aller le romancier Peter Abrahams.
92
Cf Diop A., « Discours d’ouverture », « Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs (Paris-Sorbonne : 19-
22 septembre 1956) », Présence Africaine, n° spécial, juin-novembre 1956, p. 9. Alioune Diop est le penseur,
l’initiateur et le meneur de cet important événement comme le soutient René Piquion dans sa contribution à
l’Hommage à Alioune Diop cité plus haut : « Ce fut Alioune Diop qui conçut et mit à exécution le projet qui
consistait à réunir les écrivains et artistes noirs à Paris, d‟abord, en1956 et à Rome, ensuite en 1959 ». Ces
assises dont les travaux ont reçu un écho important ont largement contribué à amplifier l’audience de Présence
Africaine.
93
Diop A., « Ame chinoise et christianisme » : note sur le livre du R.P. Huang », Présence Africaine, n° 13,
avril-mai 1957, p. 152.
54
Ce congrès constitue le point de départ de la renaissance culturelle du monde noir en tout
point. Ses réflexions se situent d’ailleurs dans le prolongement de tout ce qui a été amorcé
avec et dans le cadre du mouvement Présence Africaine. C’est pourquoi elles répondent à la
même nécessité de créer un mouvement culturel : « Bientôt le besoin se fit sentir de
rassembler les intellectuels noirs parmi les plus éminents, de manière à créer un mouvement
culturel. Ce fut le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs … »94.
La renaissance qui justifie le congrès de 1956 et en appelle aux forces vives de l’humanité
africaine dispersées à travers les continents, veut puiser à leur héritage commun pour mieux
s’ouvrir à la rencontre avec d’autres formes d’humanité. C’est ainsi d’ailleurs que les objectifs
de cette rencontre semblent se définir, si du moins l’on en croit Bruls, dans le commentaire
qu’il en a fait :
Au moment où l’Europe se reconstruit sous toutes ses coutures, au moment où les Etats-Unis
d’Amérique veulent s’attribuer un rôle de premier rang sur la scène mondiale, au moment où
de grandes institutions comme l’Eglise catholique bouillonnent de l’intérieur d’une aspiration
au changement, on peut en conclure que les années cinquante sont marquées par des appels à
des changements profonds. Comment ces changements auraient-ils pu ne pas concerner des
hommes et des femmes dont l’amélioration de la condition s’était déjà posée comme
nécessaire et vitale ? Le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs constitue alors à n’en
pas douter un événement salutaire.
94
Diop A., « Itinéraire », art. cit., p. 4.
95
Bruls J., « Pool de la culture nègre », Eglise vivante, n° 5, septembre-octobre, Paris-Louvain, 1956, p. 386.
55
Dans cette sorte de résurrection amorcée que constitue le congrès de Paris96, tout a un sens.
En effet, que ce soit la ville où se déroule cette rencontre ou le lieu précis de son déroulement,
il y a une signification à chaque chose. C’est aussi ce qui donne un certain retentissement aux
communications et débats, ainsi qu’aux leçons qui en auront découlé et qu’il convient de
retenir. Paris représente à cette époque le siège de la culture du monde occidental, la capitale
du foisonnement de ses idées. Son université Ŕ qui en est le signe Ŕ dans laquelle se tient cet
important rassemblement jouit d’une importante notoriété en Europe occidentale. De plus, il
existe de bons rapports liant Présence Africaine et son fondateur, au rectorat de l’université de
Paris. En effet, la connaissance du monde intellectuel parisien par Alioune Diop et le fait
d’avoir lui-même fait ses études dans cette université lui ouvraient un certain nombre de
portes au sein de cette institution. Et déjà, bien avant le congrès de 1956, et même après celui-
ci, Présence Africaine a sollicité l’université de Paris pour la tenue d’autres manifestations97.
La tenue du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs à la Sorbonne semble aussi se
justifier par le fait que la plupart des intervenants y ont fait leurs études. Ceci aurait alors été
non seulement un signe de reconnaissance manifestée à cette université, mais encore la
naissance d’une réelle alliance entre les intellectuels d’horizons divers. En tout cas c’est ce
que laissent apparaître des propos de madame Christiane Diop dans une correspondance au
recteur de la Sorbonne :
Nous pensons que, les intellectuels Noirs ayant choisi de tenir leur premier Congrès non pas à
Abidjan, Nairobi, Ibadan ou New York mais à Paris, c‟est à la Sorbonne que cette rencontre devrait
avoir lieu, beaucoup de ces intellectuels d‟expression française ou anglaise ayant reçu les
enseignements de la libre université parisienne98.
Pour Alioune Diop, la Sorbonne symbolise « la raison et la liberté »99. Grâce au congrès tenu
en ses murs, les Africains souhaitaient sans doute affirmer de manière éclatante que la raison
et la liberté, en tant qu’elles participent de l’épanouissement de l’homme, sont aussi inscrites
96
L’initiative d’Alioune Diop est, dans sa volonté de restituer à l’âme africaine toute son intégrité, une démarche
de résurrection. Et de fait, le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs proclame la réalité africaine
comme vivante et annonce la fin de son état moribond
97
Cf « Lettre de Mme Alioune Diop au Recteur de l’université de Paris, du 18 mai 1956 » ; « Lettre d’Alioune
Diop au recteur de l’université de Paris, du 30 novembre 1956 » (Fonds d’archives du rectorat de la Sorbonne
concernant les cérémonies, non coté [boîte 3]). L’organisation des manifestations à l’université de la Sorbonne
était alors du ressort du rectorat qui en donnait l’autorisation. C’est ce qui expliquerait que jusqu’à une certaine
date tous les documents inhérents à des manifestations aient été conservés dans un fonds d’archives du rectorat.
98
« Lettre du 16 septembre 1956 ».
99
Cf Diop A., « Discours d’ouverture », « Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs (Paris-Sorbonne : 19-
22 septembre 1956) », p. 11.
56
dans l’héritage africain. C’est pourquoi la convocation de cet événement annonce déjà une
reconsidération du concept de civilisation au sens le plus significatif du mot. Et puisqu’au
cœur de toute civilisation c’est la culture qui s’exprime, le Premier Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs s’est donné la culture comme fil conducteur, alors que ce mot s’applique
difficilement aux peuples africains. C’est donc au niveau de la culture que se joue leur survie :
Il semble en ce qui concerne l‟Afrique Noire, que le problème de la culture a été en quelque sorte mal
posé et a longtemps reposé sur une certaine équivoque, pour ne pas dire sur beaucoup d‟équivoques.
D‟abord certaines personnes, encore aujourd‟hui, malgré peut-être l‟engouement superficiel qu‟elles
manifestent vis-à-vis de l‟art et de la musique nègres, hésitent ou manifestent une certaine gêne à
employer le terme de culture dès qu‟il s‟agit de l‟Afrique Noire100.
Tout ceci explique les raisons du centre d’intérêt des hommes de culture, de même que leur
choix de donner une certaine orientation à leurs réflexions et débats. Par ailleurs, c’est en tant
qu’expression la plus fondamentale dans la vie d’un peuple, que la culture permet d’évaluer
l’œuvre colonisatrice, dans la mesure où elle a surtout atteint l’homme africain dans son
organisation culturelle. C’est ce que rappelle et précise Alioune Diop dans une déclaration
qui, au sein des assises de ce congrès, devait être faite ; elle constitue une clé de lecture dans
l’histoire des peuples noirs :
La colonisation se réduirait à quelques simples épisodes sans lendemain, si la culture n‟était venu
apporter son concours durable à l‟œuvre et au dessein du militaire, du colon, de l‟homme politique ;
elle est responsable de ce que l‟on appelle "la situation coloniale"101.
Il apparaît ainsi que la mise en évidence du fait qu’il n’y a pas de peuple sans héritage, pas
d’héritage sans ancêtres, ni de véritable libération qui n’appelle une politique culturelle102,
donne à la culture une place primordiale et appelle des hommes à ne ménager aucun effort
pour la préserver et la dynamiser. En ce sens, l’initiateur du congrès pense que la culture est si
importante dans la vie et l’avenir de l’humanité qu’elle ne peut se réduire à la propriété de
quelques uns, sans livrer l’homme à l’insécurité et au risque d’abâtardissement.
Il y a dans la culture, comme intrinsèquement liée à elle, une sorte de droit universel qui en
fait une réalité que tout peuple doit absolument revendiquer pour lui-même :
100
N’sougan Agblemagnon F., « Personne, tradition et culture en Afrique Noire », « Aspects de la culture
noire », Recherches et débats, cahiers du centre catholique des intellectuels français, n° 24, septembre 1958,
p. 22.
101
Diop A., « Discours d’ouverture », « Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs (Paris-Sorbonne : 19-22
septembre 1956) », p. 11.
102
Cf Présence Africaine, « Après le Congrès », Présence Africaine, n° 11, décembre 1956-janvier 1957, p. 4.
57
Pour l‟instant, retenons que le culture, essentielle à la sécurité des hommes (au moment où elle élargit
son domaine à toutes les activités humaines et sa diffusion à la planète entière), est une arme à double
tranchant dont on ne peut laisser l‟usage exclusif à une classe, une race, une nation103.
C’est en ce sens que l’amphithéâtre Descartes qui abrite les débats et discussions au sein de
l’université de la Sorbonne est plein de sens, et annonce en soi la finalité que recherchent les
hommes de culture du monde noir : une rupture, un regard nouveau, une révision des
positions caractéristiques d’hier. En effet, l’on peut remarquer que la rupture de l’Occident
avec son Moyen-âge intellectuel s’opère avec René Descartes qui, a par ailleurs défendu
l’universalité de la raison. On en arrive alors à conclure qu’avec le congrès de 1956, une ère
nouvelle s’ouvre pour l’Afrique dans ses rapports avec l’Occident. Cette ère serait marquée
désormais par la fin de ce qu’il était convenu d’appeler l’infantilisation. Il apparaît ainsi que
désormais l’Africain doit pouvoir se rendre maître de son destin, du fait de sa capacité à poser
et à résoudre les problèmes qui sont liés à son existence ou tout simplement à l’existence.
C’est cette capacité qu’exprimeront les propos de Léopold Sédar Senghor dans sa solennelle
déclaration lors de ce congrès :
C‟est dire que le nègre n‟est pas dénué de raison comme on a voulu me le faire dire ; mais sa raison
n‟est pas discursive, elle est synthétique. Elle n‟est pas antagoniste ; elle est sympathique. C‟est un
autre mode de connaissance. La raison nègre n‟appauvrit pas les choses, elle ne les moule pas en des
schèmes rigides, en éliminant les sucs et les sèves ; elle se coule dans les artères des choses, elle en
épouse tous les contours pour se loger au cœur vivant, du réel. La raison blanche est analytique par
utilisation, la raison nègre intuitive par participation104.
Ainsi, le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs appelle de fait à une certaine
reconsidération des discours ethnocentristes connus jusqu’alors. C’est cet esprit nouveau, bien
perçu avant même la tenue des travaux, qui déclenche certainement des réactions opposées.
En effet, si pour l’Afrique et sa diaspora, le congrès est tout à fait bienvenu et bénéficie d’un
large soutien, en Europe, par contre, les réactions sont loin d’être unanimes. Il y a certes des
intellectuels et des artistes de renom tels que Pablo Picasso qui soutiennent un tel événement ;
mais pour d’autres Occidentaux, il s’agit d’un sursaut supplémentaire de folklore105. A côté de
ce dénigrement, la désignation du congrès comme étant celui des écrivains et artistes noirs,
qui sont par ailleurs les seuls intervenants aux communications, a fait dire de cette initiative
103
P.A., « Autour du congrès », Présence Africaine, n°7, avril-mai, 1956, p. 3.
104
Senghor Sedar L., « L’esprit de la civilisation ou les lois de la culture négro-africaine », « Premier Congrès
des Ecrivains et Artistes Noirs (Paris-Sorbonne : 19-22 septembre 1956) », p. 52.
105
Cf « Liminaire », Aspects de la culture noire, op. cit. p. 1.
58
qu’elle est à caractère « raciste ». Cette rencontre où seuls les Noirs prennent la parole de
façon solennelle est apparue chez certains comme une manifestation de combat. D’où la mise
au point d’Alioune Diop :
Que pour ces travaux, nous ayons besoins des écrivains européens, la chose est incontestable. Mais
on ne voit pas l‟opportunité, (…), d‟inviter au même titre des intellectuels européens. Il est des tâches,
dans l‟art et la pensée, où les individus ne sont pas interchangeables (…) Nos arts et nos problèmes
n‟ont de sens pour les autres qu‟assumés d‟abord par nous106.
Ces propos du fondateur de Présence Africaine attestent que la communauté noire qui
participe aux travaux de la Sorbonne en 1956 se propose tout simplement de reconnaître sa
commune histoire qui légitime son regard unanime vers l’avenir. Si le Premier Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs fait état de la culture dans le monde noir, c’est aussi parce qu’il
existerait une unité culturelle (malgré la diversité de ses expressions selon les aires
géographiques) entre les peuples noirs ainsi réunis. Les hommes que rassemble le congrès de
la Sorbonne partagent donc non seulement une filiation commune, mais encore le même
souci de faire de demain un jour autre qu’aujourd’hui. C’est ce qui permet aussi de
comprendre la volonté de transcender les contingences de l’existence :
L‟unité de notre congrès n‟est pas fondée sur la haine mais sur le sentiment d‟une frustration
millénaire. L‟homme politique et le prêtre, le musulman et l‟animiste ou le pasteur, ici, ne se
reconnaissent pas seulement des ancêtres communs ; leur âme est blessée au même niveau : une
même ombre engourdissante de silence pèse sur l‟initiative culturelle de ces peuples dont ils tiennent
les éléments essentiels de leur personnalité107
106
P.A., « Autour du congrès », art. cit., pp. 3 et 4.
107
Diop A., « Le congrès des hommes de culture noirs », Missions catholiques, n° 60-61, mars-avril, 1957,
p. 112.
59
politiques ou idéologiques, des pays d’où ils viennent, n’entame en rien la convergence de
leurs points de vue au cours des assises de ce congrès, malgré quelques difficultés observées à
ce propos108. Et l’on peut s’émerveiller de ce que le congrès ait ainsi réussi à taire des
divergences secondaires pour focaliser l’effort de tous sur ce qui les rassemble, comme le
souligne Jean Bruls, dans le rapport qu’il en fait :
L‟amphithéâtre Descartes de la Sorbonne a vu se presser, coude à coude, des représentants des USA
et de Haïti, des Antilles et de presque tous les pays d‟Afrique, professant les religions et les idéologies
les plus diverses. Mais bien plus que cette diversité, l‟unité des vues y fut impressionnante 109.
L’atmosphère qui caractérise les rapports entre les intellectuels du monde noir se situe en
droite ligne de l’esprit de l’événement de 1956 qui enclenche la mise en route d’un processus
de réconciliation de l’Afrique avec sa propre histoire. Cette réconciliation passe par une
évaluation des faits historiques marquants, sans pour autant constituer un quelconque
procès110. C’est pourquoi ici, outre la traite atlantique, seront évoquées la colonisation ainsi
que son principal instrument : l’assimilation. En effet, celle-ci n’aura pas été ignorée par le
congrès puisque la réhabilitation ici recherchée passe par le rejet d’une assimilation passive
qui ne traduit qu’une perte d’identité ne débouchant sur aucune personnalité valable. C’est
pourquoi en la mentionnant dans son discours introductif, Alioune Diop ne manque pas de la
stigmatiser :
L‟assimilation correspond à un type de relations humaines imposé par la colonisation. Elle veut que
l‟individu (…), arraché à son contexte naturel et à ce qui mettait en valeur sa personnalité, accepte de
remplacer ses habitudes de penser, de sentir ou d‟agir par d‟autres qu‟il ne partagerait qu‟avec une
communauté étrangère111.
108
La tenue des assises du congrès a un temps, connu des divergences entre intellectuels africains et antillais, et
intellectuels noirs-américains ; ces divergences qui s’étaient cristallisées sur les positions d’Aimé Césaire vis-à-
vis du colonialisme, ont été levées grâce à la diplomatie d’Alioune Diop.
109
Bruls J., « Pool de la culture nègre », art. cit., p. 386.
110
Le choix de la Sorbonne comme lieu du déroulement du congrès témoigne par ailleurs de cela, comme le
soutient Gérard Bissainthe : « Un Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs s‟est tenu dernièrement à Paris, du 20
au 23 septembre, dans le grand amphithéâtre Descartes, de la Sorbonne, qui fut choisi symboliquement afin de
bien montrer que ce Congrès n‟était pas organisé contre la culture occidentale » : « Un Bandoeng de la culture
noire », Annales spiritaines, 66e année, n° 10, Noël 1956, p. 145.
111
Diop A., « Discours d’ouverture », p. 14. Il y a peut-être lieu de lever ici une équivoque au sujet de
l’assimilation. Elle est reconnue comme la pratique courante de la colonisation dans les territoires d’obédience
latine (France, Espagne, Belgique, Portugal), et cela est incontestable. Ce qui est toutefois contestable, c’est de
faire de l’assimilation un instrument exclusif de la colonisation latine. En fait, contrairement à ce qui a cours,
même la colonisation anglo-saxone est assortie de l’assimilation, quoique organisée autrement. Et dès lors, celle-
ci peut être comprise comme le malaise provoqué et ressenti, du fait d’habiter une civilisation étrangère en
oubliant sa propre originalité. Ceci est clairement relevé par Irele Abiola, dans sa contribution au colloque sur la
Négritude, organisé par Senghor à Dakar en avril 1971. Non seulement il conteste le fait que l’assimilation soit
60
C’est, ainsi définie et comprise, que l’assimilation aura été un instrument efficace de
domination. C’est également dans la prise en compte de cette situation de domination qui
semble perdurer, qu’Alioune Diop énonce les responsabilités des hommes de culture noirs.
Etant vus comme des ponts entre leur monde originel et le monde occidental, il leur appartient
non seulement de ne pas laisser s’étioler leur culture au profit d’une culture étrangère, mais
encore d’assumer ce qu’ils sont en exprimant leur identité culturelle :
Aussi, les hommes de culture du monde noir ne se dissimulent-ils pas l‟importance de leurs
responsabilités entre le monde occidental et l‟univers de leurs peuples. Ils ont des responsabilités
certaines quant à l‟assainissement des mœurs et du langage de cette culture que l‟Occident tend à
imposer à la planète entière112.
le fait uniquement des territoires sous domination des pays latins, mais encore il justifie le développement de la
notion d’African Personality dont la réplique francophone est la Négritude. Plus connue dans les territoires sous
domination anglaise de l’Afrique de l’Ouest, l’African Personality, comme la Négritude, est une réaction à
l’assimilation ; et Abiola déclare d’ailleurs en ce sens : « Au-delà des différences que ces deux concepts
manifestent dans leurs formulations respectives, ils indiquent une identité des réactions africaines à la situation
coloniale, qui à son tour renvoie au caractère foncièrement identique de l‟expérience historique des populations
africaines, et d‟une manière générale, des peuples noirs » (Abiola I., « Négritude et African Personality »,
Colloque sur la Négritude (Dakar, 12-18 avril 171), Paris, Présence Africaine, 1972, p. 152). Il est d’ailleurs
utile ici de noter que toute la contribution d’Irélé Abiola est intéressante dans l’approche et compréhension de
question qui est ici évoquée, dans la mesure où à partir d’un fondement historique, elle trace un parallélisme
pertinent entre les réactions francophones et anglophones à l’assimilation. On peut aussi lire en ce sens,
Diop A., « Colonialisme et nationalisme culturels », Présence Africaine, n° 4, octobre-novembre 1955, qui est
d’un apport important sur la question.
112
Diop A., « Discours d’ouverture », p. 14.
113
Ibid., p. 15
61
le domaine religieux114. Et de fait, la mise en exergue du vécu des peuples noirs ne peut
ignorer la religion, qui en est un élément constitutif.
Le sens du spirituel et du sacré dont est pétrie l‟âme africaine en général (…), est tel que c‟est
naturellement, comme il respire, que l‟Africain pratique sa religion qui fait partie intégrante, intime
même, de sa vie journalière, de sa vie de tout instant, à tel point que la question du respect humain ne
se pose jamais quand il s‟agit pour lui d‟extérioriser ses convictions religieuses, de manifester son
indignation, sa révolte contre tout sacrilège115.
Cette déclaration d’Hazoumé relèverait d’un constat qu’on peut faire de toute évidence :
l’héritage culturel des peuples africains assumerait la religion ; et de ce fait, celle-ci ne peut
être ignorée dans le processus de renaissance culturelle que le congrès de 1956 initie. Si en
effet, on ne peut comprendre le vécu de l’homme noir en Afrique sans prendre en compte la
religion, il est tout aussi évident qu’on ne peut rien lui transmettre, sans ce substrat. Ceci
aurait pour conséquence de reconnaître que toute forme d’atteinte à l’univers religieux de
l’Africain Ŕ fût-il dans le but d’implanter une religion « révélée » Ŕ entraîne une
déstructuration de sa personnalité. Il est donc nécessaire de conjuguer ce que possède déjà
l’Africain et ce qu’on lui propose. Faut-il voir ici une interpellation adressée à la religion
chrétienne qui bien qu’alors présente en Afrique aurait manqué cette démarche ?
En tout cas, la mise en évidence de la culture africaine au Premier Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs a abouti à la possibilité d’envisager un enracinement de la religion chrétienne
dans la vie de l’homme noir. Toutefois, cet enracinement ne peut vouloir dire une
juxtaposition de deux expériences humaines dument comprises comme à peine conciliables.
Faire état de la culture du monde noir, c’est demander à la religion chrétienne de prendre
conscience de cette réalité, d’en tenir compte dans la mesure où elle veut dire quelque chose à
l’Africain. Et en ce sens, le congrès tenu à la Sorbonne en 1956 a comme balisé la voie d’une
114
Il ne fait en effet pas de doute que l’allusion à chrétiens, musulmans, croyants, athées, communistes, crée un
rapport à la religion.
115
Hazoumé P., « La révolte des prêtres », « Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs », p. 42.
62
rencontre entre la réalité africaine et le christianisme, dans ses versions catholique et
protestante. C’est d’ailleurs pourquoi cette rencontre a dressé un état de la situation de cette
religion en Afrique, pour mettre en exergue aussi bien ses faiblesses que ses possibles points
d’ancrage.
Et de fait, Marcus James a posé un diagnostic qui mérite d’être rappelé et davantage pris en
compte. Le substrat occidental sur lequel a été édifié le christianisme en Afrique, en ignorant
les valeurs du monde noir, exige que soit reconsidéré le message chrétien, pour lui permettre
de dévoiler sa pleine vérité : « For Africans, the time has come for a radical reconsideration
of the christian gospel shorn of its centuries-old Western European cultural accretions »116.
Cette reconsidération du message chrétien, dans le sens où les Africains se l’approprieraient,
pourrait devenir le fondement d’un ordre nouveau convenable à la réalité africaine. Ainsi,
partant d’autres exemples, il affirme que le capitalisme, de même que la démocratie, ne
doivent pas être vus comme des absolus, et devenir de ce fait de simples modèles à importer,
puisque ces systèmes eux-mêmes sont traversés dans leur expérience occidentale, par des
limites et des faiblesses. Le christianisme en terre africaine doit pouvoir se définir comme le
socle d’un ordre social original, et donc un facteur important dans l’émergence de l’Afrique.
In order to make its full and true contribution to the reorganization of African Society, Christianity in
Emergent Africa must be really indigenious, and this is why it is incumbent upon African Christians to
join in the struggle for political emancipation117.
Ceci est d’autant plus pertinent que le christianisme, tel qu’il s’est établi dans le monde noir,
manque d’identité propre dans son existence africaine ; c’est ce qui peut expliquer, selon
James, que jusqu’alors, il n’ait pu être un élément capable d’enclencher une recherche de
solutions à des problèmes réels tels que les discriminations en Afrique.
116
« Pour les Africains, le moment est venu pour une reconsidération radicale du message chrétien débarrassé
de ses scories culturelles séculaires occidentales » : James M., « Christianity in the Emergent Africa »,
« Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs », p. 239.
117
« Dans le but d‟apporter sa pleine contribution à la réorganisation de la société africaine, le christianisme
dans l‟Afrique émergente doit réellement s‟indigéniser ; et il incombe aux chrétiens africains de se joindre aux
luttes pour l‟émancipation politique », Ibid., p. 241.
63
Si donc une africanisation de la religion chrétienne s’impose, c’est pour que celle-ci participe
activement à la recherche de solutions africaines aux problèmes africains. Il s’agit là d’une
option qui rejoint bien l’idéal de Présence Africaine et donc d’Alioune Diop. Ceci implique
non seulement la nécessité d’avoir des acteurs africains, mais aussi et davantage, un discours
original fondé sur une expérience particulière, c'est-à-dire enraciné dans un vécu, dans un
milieu, et se référant à des attentes précises :
African Christianity, in order to play its part in Emergent Africa, must work out its own theology from
its own experience. There are problems which can be resolved only by African Christians and it may
will make its contribution not only to Emergent Africa but also to world Christianity118.
On voit bien que cette particularité est envisagée comme une source d’enrichissement pour le
catholicisme comme pour le protestantisme. Et de fait, la particularité de l’Afrique dans le
christianisme n’est pas conçue ici comme une simple revendication identitaire, mais comme
une forme de déploiement car, au fond, la religion chrétienne ne s’opposerait pas à l’univers
africain et vice versa.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le congrès de 1956 ne s’est aucunement prononcé
contre le fait religieux chrétien ; bien plus il a affirmé que le christianisme pouvait se rendre
solidaire de l’avenir des peuples noirs, pour peu qu’il se débarrasse de ses scories et évite de
servir de cheval de Troie à tout impérialisme culturel et idéologique en Afrique. Le
christianisme a ainsi été admis par le congrès comme étant un fait qui peut pleinement
participer de la culture africaine. C’est certainement en ce sens que son hypothèque peut être
levée, comme semblent le souhaiter les résolutions finales du congrès :
Les résolutions finales du congrès manifestent bien le souci de ne pas écarter systématiquement le
christianisme de ce mouvement de renaissance africaine. Elles font nommément appel aux théologiens
pour aider à l‟épanouissement des cultures noires119.
118
« Le christianisme africain, afin de jouer son rôle dans ce continent émergent, doit élaborer sa propre
théologie, à partir de sa propre expérience. Il y a des problèmes qui ne peuvent être résolus que par des
chrétiens d‟Afrique, et il en sera ainsi dans le processus d‟élaboration de cette théologie. Le christianisme
africain pourra ainsi apporter sa contribution, non seulement à l‟Afrique émergente, mais aussi à toute la
chrétienté du monde », Ibid., p. 242.
119
Michel J. P., « Un Bandoeng de la culture noire », Rythmes du monde, n° 4, 1956, p. 223. Ces résolutions sont
aussi rapportées, quoiqu’en d’autres termes, par Gérard Bissainthe dans son article « Noirs et Blancs »,
Informations catholiques internationales, n° 37, 1er décembre 1956, p. 223.
64
Ceci légitime de fait le refus de l’homme noir de se laisser assimiler, même au nom de la
religion. Et dans ce sens, le congrès de 1956 a ouvert pour les Africains l’exigence d’une
nouveauté de la religion chrétienne :
Ainsi les chrétiens du monde noir, ou plus généralement du monde colonisé, apparaissent comme
ayant réussi à lever une bonne part de la lourde hypothèque qui pesait jusqu‟ici sur leur action. En
accord avec leurs congénères, ils ont exprimé clairement leur refus de se laisser assimiler120.
Dans cette option nouvelle, la Négritude prend majestueusement place, en tant que
mouvement de valorisation du patrimoine culturel africain. Aussi devient-elle une réalité
nécessaire pour l’avenir de la religion chrétienne chez les Africains, une sorte d’alliée qui
pourrait lui permettre de mieux s’exprimer.
Evoquant Placide Tempels pour soutenir son propos, Ekollo affirme que ce dernier a fini par
reconnaître l’existence du Décalogue121 dans le code de conduite inscrit dans le vécu africain.
Mais une telle reconnaissance, si elle mérite d’être saluée, exige comme préalable le
dépassement des idées reçues, condition nécessaire pour examiner la réalité dans toute sa
profondeur. C’est cette attitude qui donne du poids aux déclarations du religieux missionnaire
belge au sujet des Bantous :
120
Ibid., p. 224.
121
Le Décalogue, de par son étymologie, est l’ensemble des dix paroles ou commandements donnés par Dieu à
Moïse dans la Bible. Il s’agit en fait d’un code de loi qui dans son développement organise aussi bien le culte en
matière religieuse que les relations entre personnes et autour duquel se construit l’alliance entre Dieu et Israël.
65
pourtant fort répandus, tels que la polygamie, le mariage d‟impubères et autres abus sexuels. En
somme, ils reconnaissent la loi naturelle formulée dans le décalogue122.
Il apparaît donc selon l’approche de Tempels validée par Ekollo, que la société africaine serait
de tout temps comme implicitement chrétienne. Toutefois, cette attribution d’un esprit
chrétien sous-jacent à la mentalité africaine n’est que peu recevable, car elle pose par le fait
même un certain nombre de questions : la bonne conduite morale renvoie-t-elle
nécessairement à la religion chrétienne ? La religion traditionnelle africaine Ŕ qui serait un
fondement du vécu africain Ŕ est-elle ordonnée à la religion chrétienne ? Vouloir absolument
retrouver les traces d’un christianisme latent dans l’esprit religieux africain, comme semble le
faire le pasteur Ekollo ne risque t-il pas d’absolutiser la religion chrétienne ?
Le développement que fait Thomas Ekollo présente malgré tout l’intérêt de montrer que l’idée
qu’on s’est faite de l’Africain et de son mode de vie, ainsi que la malheureuse brutalité avec
laquelle le christianisme a rencontré l’homme noir, ne peuvent que rejaillir sur l’attitude du
chrétien africain. Celui-ci est face à un sérieux dilemme quant à la conjugaison en son unique
personne de son expression culturelle et de ses croyances chrétiennes. Ce dilemme, même s’il
a facilement donné lieu à des appréciations somme toutes extérieures telles que : la légèreté
du chrétien africain, son appartenance douteuse au christianisme, … ne permet pas, sans un
examen rigoureux de la question de prononcer une quelconque sentence. D’où la pertinence
de la question que pose Ekollo : « Or qui s‟est donné la peine d‟analyser ce fait avant de
prononcer une telle condamnation ? »123. La réalité est que le chrétien ici se trouve tiraillé
entre être africain et être chrétien. Dichotomie d’expression ? Peut-être pas ! Mais cette
situation alerte quant à l’urgence de la prise en compte de l’univers social de l’Africain dans
le devenir du christianisme en Afrique. S’il est vrai que ce message ne s’oppose à aucune
catégorie humaine en raison de son universalité, comment pourrait-il en être autrement pour
l’Africain ? C’est justement le lieu de rappeler ce que soutenait déjà Alioune Diop avant
même la tenue du congrès : « Par vocation, toute culture est universelle. Et les peuples sont
de fait, sinon de droit encore, étroitement solidaires les uns des autres »124. A partir cette
assertion, on peut ajouter que, de par la solidarité étroite des peuples, le christianisme ayant
fait corps avec les peuples occidentaux doit pouvoir agréger aussi ceux de l’Afrique.
122
Tempels, cité par Ekollo Th., « De l’importance de la culture pour l’assimilation de message chrétien en
Afrique noire », « Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs », p. 183.
123
Ibid., p. 184.
124
P.A., « Autour du congrès », art. cit., p. 6.
66
Cette position, soutenue par ailleurs par Gérard Bissainthe, est chez celui-ci assortie d’une
double exigence fondamentale : d’une part une relecture des méthodes missionnaires qui se
seraient démarquées des instructions de la hiérarchie de l’Eglise catholique au sujet des
missions chrétiennes et des contextes où celles-ci se déployaient125, d’autre part le caractère
insuffisant des efforts faits jusqu’alors pour « incarner le christianisme dans les valeurs
nègres ». Cette insuffisance ne peut être dépassée si l’initiative et l’action menée ne sont pas
africaines : « Or c‟est aux Africains d‟abord que doit revenir l‟initiative dès qu‟il s‟agit
d‟implanter l‟Eglise dans leur pays »126. En effet, jusque là, l’essentiel sinon tout l’effort
déployé en ce sens était d’initiative étrangère, dévolu aux missionnaires religieux présents
dans le monde noir ou y ayant été.
Comme le laissent constater les contributions ainsi relues, le Premier Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs s’est donné une ouverture sur la réalité chrétienne en Afrique. C’est en ce sens
qu’il a touché le problème le plus profond de la religion chrétienne dans le monde noir, et
donc du catholicisme en terre africaine. Cette rencontre de 1956 affirme à travers les multiples
problèmes qu’elle examine, la nécessité d’un christianisme au visage africain. C’est de cette
nécessité et de cette exigence qu’émerge la question de l’africanisation comme solution de
125
Bissainthe cite l’Instruction de la Sacrée Congrégation de la Propagande de 1659, adressée de nouveau le 14
juillet 1938 à Mgr Della Piane, alors délégué apostolique du Congo et du Ruanda-Urundi. Il évoque aussi le
Discours du pape Pie XII aux directeurs des Œuvres Pontificales Missionnaires (OPM) de 1954. Cf « Le
Christianisme face aux aspirations culturelles des peuples noirs », « Premier Congrès des Ecrivains et Artistes
Noirs », p. 326.
126
Ibid., p. 327.
127
Le Padroado est officiellement institué par le bulle de Nicolas V, Romanus Pontifex. Ce système a donné lieu
à nombre d’abus incontrôlés et peut justifier aujourd’hui un silence de l’Eglise catholique sur la traite des Noirs.
Le Padroado reste bien complexe dans sa saisie ; car, alors qu’on fixe sa fin officielle au XIXe siècle (bien que
Français, Hollandais, Anglais… entrés dans la courses aux possessions territoriales ultra-marins y eussent mis
fin en fait, en passant outre une division du monde en deux zones d’influences), il semble qu’il se soit prolongé
au XXe siècle avec le pape Pie XII notamment. Meinrad Hebga rapporte le rôle de ce pape dans le soutien du
Padroado, véritable scandale au service de l’assimilation culturelle : « Le Saint-Siège négociait des padroados
avec les gouvernements espagnols et portugais, comme on l‟a vu avec consternation même en 1940, lorsque Pie
XII signa avec Salazar l‟incroyable Concordat, suivi de l‟Accord missionnaire. Le processus d‟hispanisation et
de lusitanisation des indigènes est clairement inscrit dans ces conventions internationales » (Emancipation
d‟Eglises sous tutelle, Paris, Présence Africaine, 1976, pp. 78-79).
67
dépassement des écueils auxquels le catholicisme notamment reste alors confronté en Afrique.
Cette africanisation aurait pour point de départ la compréhension de l’esprit du message
chrétien qui, selon Ekollo, donnerait alors lieu à des expressions et discours enracinés dans le
milieu africain : « L‟esprit étant bien saisi, il y aura possibilité d‟élaboration d‟une théologie,
et de cette théologie découleront tout naturellement us et coutumes, une liturgie et un art
religieux… »128.
Le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs est même allé plus loin en définissant
comme incontournable le labeur des Africains dans cette démarche. Constatant l’échec des
initiatives déjà prises sans les Africains pour faire advenir un christianisme africain, ce
congrès a proclamé qu’on ne peut établir un parallèle entre cette religion et les aspirations
profondes des peuples noirs en ignorant ceux-ci :
Seul l‟Africain peut rendre l‟Eglise africaine en Afrique puisque l‟Eglise doit devenir africaine en
Afrique (…) si l‟Eglise veut et doit devenir Africaine en Afrique, ce n‟est pas parce que l‟air est à
l‟indigénisme mais parce que c‟est pour elle une question de vie ou de mort 129.
En ouvrant ainsi une ère nouvelle sur fond d’africanisation, le congrès de Paris a rendu
nécessaire la prise en compte de la responsabilité africaine dans le destin des institutions
chrétiennes et appelé les Africains à en devenir acteurs. Le chemin ainsi tracé semble être la
seule voie que puisse emprunter le christianisme pour se donner de véritables assises dans le
monde noir et échapper ainsi à la définition permanente qui en fait un simple écho de théories
élaborées ailleurs par d’autres :
Pour notre part, si le christianisme fait corps étranger chez nous, c‟est en principe parce que c‟est
d‟autres qui nous l‟apprennent. Or, une fois que nous aurons nos propres théologiens, que nous
aurons trouvé une interprétation biblique relative à notre culture (d‟aujourd‟hui et de demain), même
si nous tombons dans les erreurs que nous reprochons actuellement à d‟autres, notre christianisme
sera notre propre expression de l‟Evangile, et ce n‟est pas peu pour le problème qui nous
préoccupe130.
128
Ekollo Th. « De l’importance de la culture pour l’assimilation de message chrétien en Afrique noire », art.
cit., p. 185.
129
Bissainthe G., « Le Christianisme face aux aspirations culturelles des peuples noirs », art. cit., p. 327.
130
Ekollo Th., « De l’importance de la culture pour l’assimilation de message chrétien en Afrique noire »,
p. 188.
68
Ainsi envisagé, le devenir africain de la religion chrétienne donnerait un surcroît de place à
l’Africain, tout en devenant en Afrique un moteur de productions culturelles à travers des
œuvres bien concrètes.
En définitive, le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs a manifesté un réel souci
pour l’avenir du christianisme, et donc du catholicisme en Afrique, en lui proposant une voie
consistant en une reformulation de son enseignement pour le rendre conforme à un contexte
non occidental. Il a donc posé les jalons d’un processus qui inscrira le catholicisme dans le
mouvement d’affirmation d’une identité appelée à s’assumer fièrement en tous ses aspects,
comme l’énonce si bien Meinrad Hebga :
Si tu ne saisis pas le fondement métaphysique d‟une relation pluri-univoque mais très bien au
contraire le lien de filiation qui te rattache à ton père ; si tu ne crois voir que jeux d‟imagination dans
les symboles algébriques des quantités imaginaires et qu‟au contraire tu comprennes que deux
piquets qui se recouvrent sont égaux ; si l‟éclat de rire est pour toi l‟expression de l‟admiration, ne te
ratatine pas, ne te comprime pas, dresse-toi et clame ta culture ancestrale à ébranler les assises de la
terre131.
Et de conclure qu’à travers le congrès de 1956, c’est Alioune Diop qui met en route la quête
d’une affirmation de l’identité africaine dans l’Eglise catholique, en faisant de cette rencontre
une importante tribune dans ce sens. Toutefois, que ce soit relativement à la religion
chrétienne ou par rapport à la culture d’une manière générale, les assises de la Sorbonne à
Paris sont passées au crible de l’opinion publique, en Europe notamment.
131
Hebga M., « Une seule pensée, une seule civilisation », « Contributions au 1er Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs », Présence Africaine, n° spécial, juin-septembre 1957, p. 306.
69
pour Howlett est que l’événement n’ait pas été toujours apprécié et accueilli comme il se
devait, que les positions de certains soient restées infléchies pour des raisons n’offrant pas de
pertinence réelle :
Nous avions le sentiment en quelques moments du congrès que ces „hommes de couleur‟ assumaient
une parole qui concernait tout simplement l‟homme. Beaucoup l‟ont senti, mais parfois les réactions
furent ambiguës, faussées par des inquiétudes qui ne témoignent – c‟est le moins qu‟on puisse dire –
que d‟intérêts partiels, que d‟idéologies mesquines, que de vérités régionales 132.
Cette réaction de beaucoup apparaît, pour le moins, étonnante puisque le congrès a, dans une
large mesure et même essentiellement, servi de seuil et de plate forme à la connaissance de la
culture noire qui y fut alors constamment mise en relief, sans autre orientation que la
fécondité d’un dialogue interculturel entre l’Afrique et l’Occident133.
En fait, il semble qu’il faille voir dans une telle réaction, une interrogation sur la notion de
culture. Contestée avant le congrès comme devant être l’objet de cette rencontre, elle ne l’est
pas moins à la fin : certains refusent de considérer que n’importe quel épiphénomène observé
ici et là dans le monde noir relève de la culture. Ainsi, l’opposition manifestée à l’égard des
conclusions du congrès tiendrait à ce qu’il aurait rendu « vulgaire » l’emploi d’une notion
jusque là tenue pour réservée. On comprend donc fort bien que la démarche d’Alioune Diop
ait été vue comme un élément perturbateur, ainsi qu’en témoignent ses propres mots :
Le Congrès a sans doute provoqué un choc chez certains qui ne pensent pas qu‟on puisse affirmer
l‟existence de cultures différentes de la culture européenne. Jusqu‟à présent nous recevons des lettres
contestant l‟existence de telles cultures chez les peuples négro-africains134.
Cette sorte de mécontentement, qui ne fut pas, loin de là, la principale réaction au congrès, est
tout de même relayée par la presse135.
132
Howlett J., « Le premier congrès des écrivains et artistes noirs et la presse internationale », Présence
Africaine, n° 20, juin-juillet 1958, p. 112.
133
Cf Bruls J., « Recension de Aspects de la culture noire », Eglise vivante, n° 6, novembre-décembre, 1958.
134
« Une brève interview de M Alioune Diop », Tam-tam, n°7, janvier 1957, p. 4.
135
Le parcours qui est ici fait résulte d’une relecture de la revue de presse faite par Présence Africaine au sujet
du congrès (cf n° 20, juin-juillet 1958).
136
Dans la répartition partisane qui est faite de la presse, c’est celle établie par Jacques Howelett qui est ici prise
en compte, pour rester fidèle à l’esprit de son article « Le premier congrès des écrivains et artistes noirs et la
presse internationale » dans Présence Africaine.
70
La presse de droite (Rivarol, Le bulletin de Paris, L‟Indépendant, La France catholique…)
condamne dans son ensemble les assises du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs,
et n’y voit qu’une manifestation de quelques velléités racistes alliant manque de
reconnaissance envers la civilisation et prédication d’un marxisme certain. Si la même ligne
réactionnaire n’est pas tout à fait empruntée par la presse modérée (Le Figaro, Le Monde,
Combat…), celle-ci présente des réactions mitigées. Elle mêle en effet appréhension et
approbation. Si on relève des inquiétudes clairement exprimées, allant parfois jusqu’au
dénigrement de la rencontre de Paris, il y a eu aussi des réactions favorables à cet événement.
La presse de gauche et d’extrême gauche (dont les titres n’ont pas été signalés par Howlett)
est généralement sympathique à l’égard du congrès, même si dans une certaine mesure on
regrette que les résolutions n’aient pas été plus fermes à l’endroit du capitalisme et du
colonialisme. Mais, bien que cette presse ait mis en garde contre le racisme, n’y a-t-il pas lieu
de voir dans son soutien une volonté de faire basculer les écrivains et artistes noirs dans l’aile
gauche ? C’est une question qui, bien que ne n’appelant pas une réponse simpliste mérite
toutefois d’être posée, puisque la gauche française, officiellement anti-colonialiste, se
prononce habituellement en faveur des mouvements d’émancipation.
Dans les organes de presse chrétiens comme La Croix, les réactions sont en général toutes
favorables à ce qui s’est passé à Paris et aux résolutions qui y ont été prises. Cette réaction est
aussi celles des missions chrétiennes qui œuvrent dans le continent noir, comme on peut le
voir dans leurs multiples bulletins d’information :
Il est intéressant de noter ici que les missions chrétiennes, si profondément engagées en Afrique et si
averties de la vie et des problèmes africains, aient d‟une façon quasi unanime, reconnu l‟importance
historique du Congrès, et surtout n‟aient pas mis en question le bien fondé de ses résolutions 137.
D’ailleurs les incidences du congrès sur la religion chrétienne n’ont pas manqué d’être
relevées notamment par des lecteurs de cette presse. Si la présence de catholiques et de
protestants à ces assises est saluée, c’est surtout parce que le congrès a, d’une certaine
manière, reconnu le labeur missionnaire et son apport au monde noir. S’y ajoute le fait que le
congrès n’a pas été iconoclaste quant à l’héritage missionnaire, et a d’ailleurs reconnu la place
du message chrétien dans la renaissance culturelle africaine :
137
Howlett J., « Le premier congrès et la presse internationale », art. cit., p. 115.
71
Ce qui nous a frappés aussi, c‟est la place que les chrétiens noirs, catholiques et protestants, tenaient
en tant que tels dans ce congrès. C‟est l‟hommage rendu aux missions protestantes, c‟est l‟effort pour
définir ce que le christianisme a apporté à l‟Afrique, c‟est l‟affirmation que la culture biblique est
nécessaire à la formation des peuples noirs138.
D’une manière générale, le congrès de 1956 n’a pas laissé l’opinion publique européenne
indifférente ; il a réussi à convaincre pour une large part que la culture africaine existe, qu’elle
n’est pas un mythe. On retiendra qu’il est parvenu à ébranler des positions acquises depuis
longtemps. D’ailleurs l’un des impacts les plus importants de ce congrès porte sur les
orientations de la Société Européenne de Culture (SEC). En effet, deux semaines après le
Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, celle-ci a fait voter par ses membres et à
l’unanimité, la déclaration suivante qui ne reconnait pas moins la culture comme fondement
de la vie de toute société humaine :
Cette déclaration ne fait donc que confirmer que le congrès de 1956 a créé entre Africains et
Européens une sorte de front commun qui s’est déjà donné comme préalable une
reconnaissance des apports divers dans la quête d’une civilisation de l’universel, au sens le
plus complet de l’expression. On peut dès lors comprendre le sens des propos de Meinrad
Hebga qui semblent dire qu’on est pleinement entré dans une ère nouvelle, marquée par le
renversement d’un ordre construit depuis toujours et tenu pour inébranlable : « Le dogme du
canon unique, du prototype adéquat et universel de la civilisation et de la culture perd tous
les jours des adeptes »140. Et de cette manière, le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes
Noirs a donné une dynamique nouvelle à l’engagement d’Alioune Diop.
138
Africana III, « Le courrier des lecteurs : le procès des hommes blancs », Les missions catholiques, n° 60-61,
mars-avril 1957, p. 103.
139
Déclaration de la SEC, citée par Diop A., « Culture du monde noir », Eglise vivante, n° 2, tome IX, mars-avril
1957, pp. 120-121.
140
Hebga M., « Plaidoyer pour les logiques d’Afrique noire », « Aspects de la culture noire », Recherches et
débats, Cahiers du centre catholique des intellectuels français, n° 24, septembre 1958, p. 104.
72
Alioune Diop et Des prêtres noirs s‟interrogent : un nouveau point de départ pour le
catholicisme en Afrique
Présentation générale
Des prêtres noirs s‟interrogent peut, à juste titre, être tenue pour la réponse immédiate du
monde noir au vœu émis par le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, de voir les
Africains impliqués dans l’avenir du catholicisme en Afrique. Il s’agit d’un ouvrage paru en
1956 et comprenant des réflexions de quelques jeunes prêtres catholiques du monde noir
(Afrique noire et Haïti précisément) sur des questions révélant le profond malaise de
l’Africain au sein du catholicisme. Ces réflexions se veulent aussi des interpellations quant à
des situations particulières méritant une certaine attention.
Cet ouvrage ne constitue donc pas un simple diagnostic, puisque, outre le constat qui est
dressé, des ébauches de solutions aux problèmes de la rencontre entre le catholicisme et
l’Africain sont proposées. Cette démarche porte en quelque sorte des espoirs et des
orientations sur l’avenir du catholicisme en Afrique, tel que l’envisagent ces prêtres noirs.
C’est d’ailleurs en ce sens aussi que cet ouvrage se présente comme une originalité, lorsqu’on
considère le contexte qui est le sien :
Ce recueil manifeste (…) une remarquable prise de conscience de la situation de l‟Eglise dans les
pays noirs, sur les difficultés et les espoirs d‟un renouveau missionnaire. C‟est à dégager les
conditions essentielles de l‟apostolat africain, les circonstances auxquelles il doit s‟adapter, la
nécessité d‟une compréhension de l‟âme noire, que se sont attachés les rédacteurs de ce cahier,
voulant ainsi apporter une première contribution à une réflexion qui devra se poursuivre et se
préciser141.
141
Recension des Annales spiritaines sur « Des prêtres noirs s’interrogent », 66e année, n° 10, Noël 1956, p. 147.
73
C‟est en Afrique que l‟Eglise a réalisé les plus beaux progrès au XXe siècle. Elle doit y continuer son
effort pour que d‟ici l‟an deux mille, le continent africain soit peuplé de chrétientés majoritaires et
florissantes142.
Cette croissance numérique semble bien rimer avec le pas que le catholicisme prend sur les
autres confessions, et qui est compris et commenté comme une affirmation de sa suprématie.
Tout ceci résulte par ailleurs de la méthode par laquelle le christianisme procède alors pour
« conquérir » les Africains. Cette méthode se déploie dans la rivalité, non seulement entre les
confessions chrétiennes, mais encore entre celles-ci et d’autres religions. En effet, face aux
confessions chrétiennes, l’islam est vu comme un ennemi redoutable, tant il est vrai que sa
progression continue au sud du Sahara est de nature à inquiéter tous ceux qui portent le
message chrétien dans le monde noir. C’est ainsi que les propos du cardinal Gouveia sur la
progression du catholicisme en Afrique, dans les colonies portugaises notamment, sonnent
comme une victoire sur la religion de Mahomet :
Au fur et à mesure que le nombre des missions catholiques croît, qu‟elles ouvrent des écoles
professionnelles, que les autorités portugaises renforcent le prestige des missions, l‟Islam va perdant
du terrain parmi les indigènes qui n‟avaient été que très superficiellement islamisés 143.
Quant à la religion traditionnelle africaine, son importance est déconsidérée. Reléguée à une
simple manifestation du paganisme, avec ses fétiches et rites magiques, elle ne représente que
ce dont on devrait se détourner de façon radicale. C’est aussi ce qui explique la hargne avec
laquelle on s’emploie à vaincre cette religion avec tout son supposé cortège de représentations
absurdes et relevant d’un autre temps. Et en ce sens d’ailleurs, le christianisme avait déjà pris
soin d’isoler cet amas de superstitions confuses.
Une telle situation de rejet a abouti tout naturellement à la perte progressive des repères
traditionnels, et les identités s’en sont trouvées atteintes. Et de fait, l’Africain est devenu peu à
peu une sorte d’être culturellement phagocyté, assimilé, perdu, au nom de la religion
chrétienne. En lui ne s’incarne en réalité plus rien, ou presque, de son héritage, dans la mesure
où il est chrétien ; et personne ne saurait lui dire si oui ou non ces deux notions qui
l’identifient désormais au sein du christianisme sont conciliables.
142
« Echos et nouvelles », Revue du clergé africain, n° 6, novembre 1956, p. 617.
143
« Interview du cardinal Gouveia sur la situation des chrétientés du Mozambique », L‟actualité religieuse
dans le monde, n° 40, 15 novembre 1954, p. 11.
74
Dans ce contexte par ailleurs marqué par des situations imprévisibles pour le missionnaire, le
catholicisme n’a fait que prolonger ses pratiques et méthodes Ŕ quoique non uniformes Ŕ qui
continuent de se déployer contre l’univers socio-culturel de l’Africain. On ne peut toutefois
pas dire que l’œuvre d’édification de chrétientés africaines ait été absolument négative. De
nombreux aspects méritent aussi d’être salués, notamment en ce qui concerne l’éducation et la
santé pour ne citer que ce qui a trait à l’engagement social…
Mais le changement auquel est invité l’Africain converti au christianisme suscite des
interrogations quant à la conversion, entendue ici comme un changement de statut en raison
d’une adhésion à une religion. Elle signifierait alors un rejet systématique de son monde à soi,
pour en épouser un autre. Or, comme le note Engelbert Mveng, prêtre jésuite, s’appuyant sur
des versets de la Bible, quand on parle de conversion, la globalité de l’être est concernée, sans
qu’il soit nécessaire de délaisser sa spécificité :
Par conversion, nous entendons quelque chose de plus large, de plus profond, que le simple passage
d‟individus ou de groupes, du paganisme au christianisme, ou de l‟état de péché à l‟état de
repentance. La conversion est d‟abord une option religieuse en face du Christ qui vient. Cette option
embrasse individus, sociétés, héritages culturels et religieux (…). La conversion n‟est donc pas une
évacuation, ni une table rase, encore moins une capitulation. Le fils de l‟Homme est venu accomplir,
non abolir 144.
On comprend alors que l’Africain « converti » au christianisme se soit retrouvé dans une
position délicate. De plus, outre de nouvelles formes d’organisation sociale dues à
l’avènement de la religion chrétienne en Afrique, les relations entre personnes sont désormais
marquées par des éléments nouveaux. Ainsi a-t-on parlé de la notion de compétition
quasiment inconnue dans la société africaine traditionnelle, qui y a détruit l’esprit de
solidarité ; de l’ambition qui a aussi fortement modifié l’organisation sociale préalable. C’est
bien conscient de toute cette situation que Guy Mosmans fait remarquer que la rencontre de
l’Occident et de l’Afrique au travers de la religion, s’est orientée vers une mort de la
civilisation négro-africaine, puisque : « Tous ont eu à un moment donné au moins, la tentation
de substituer aux civilisations négro-africaines, la civilisation occidentale »145.
Il apparaît alors au regard de tout ce qui précède qu’à côté de cette croissance qu’exprime
uniquement le nombre, la situation de l’Eglise catholique en Afrique noire non seulement
144
Mveng E., L‟Afrique dans l‟Eglise : paroles d‟un croyant, Paris, l’Harmattan, 1985, p. 67.
145
Mosmans G., L‟Eglise à l‟heure de l‟Afrique, Tournai, Casterman, coll. Eglise vivante, 1961, p. 85.
75
prête à équivoque, mais encore suscite maintes interrogations. Cette situation générale ne
saurait se réduire à l’année 1956. En effet, du début des années cinquante jusqu’au Concile
Vatican II (1962-1965)146, c’est une atmosphère quasi constante qui anime le catholicisme
dans l’espace africain. Et des réactions africaines, à cette situation, ne manquent pas alors de
s’exprimer, appelant à un réel changement :
En bon nombre de régions – et ce nombre s‟étend de jour en jour – les Africains ont cessé d‟être des
enfants ou des adolescents qui s‟en remettent de tout à leur père, et le "paternalisme", même le
paternalisme spirituel le mieux intentionné, leur devient de plus en plus insupportable. Ils arrivent à
l‟âge adulte et réclament bien haut leur émancipation. Il serait naïf de s‟en étonner et vain de s‟y
opposer147.
C’est dire qu’un esprit commun caractérise aussi bien les mouvements politico-économiques
d’alors que l’ambiance qui, petit à petit, s’installe dans le christianisme en Afrique. Si d’un
côté il se manifeste par une volonté de rejet de la domination politique, d’un autre côté il
appelle davantage à un changement intérieur qui ne suppose pas encore une quelconque
rupture.
Ce qui est en jeu ici est davantage une question politique et stratégique. Malgré les multiples
formulations antérieures énoncées pour exprimer la distance entre le missionnaire catholique
146
Le concile Vatican II constitue les états généraux de l’Eglise catholique au XXe siècle. Convoqué par le pape
Jean XXIII et achevé par le pape Paul VI, il avait pour objectif une mise à jour de l’Eglise catholique par rapport
à la situation globale du monde contemporain.
147
Bouchaud J., L‟Eglise en Afrique noire, Paris, Ed. La Palatine, 1958, p. 170.
148
Présence Africaine, « Peut-on dresser le Vatican contre les peuples de couleur ? », Présence Africaine, n° 16,
octobre-novembre 1957, p. 3.
76
et le fonctionnaire colonial, il apparaît que ce qui est souhaité est en fait une coordination dans
l’action de ces deux catégories de personnes, pour protéger et défendre les intérêts de la patrie
commune. C’est ce qui explique que déjà dans la France du XIXe et du début du XXe siècle,
dirigée par des républicains acquis à l’anticléricalisme pour la plupart, on conçoive mal que
les différends entre l’Eglise et l’Etat soient exportés vers les colonies. C’est ce que souligne
du moins une phrase de Léon Gambetta : « L‟anticléricalisme n‟est pas un article
d‟exportation »149. Il s’agirait là d’un appel à une coalition nécessaire entre le fonctionnaire et
le missionnaire dans l’intérêt de la République.
On comprend dès lors que permettre aux indigènes de participer aux instances décisionnelles,
à quelque niveau que ce soit, compromettrait à coup sûr la complicité ainsi voulue dans la
commune mission civilisatrice. C’est en ce sens que les propos d’Alioune Diop, au sujet de
cette polémique, apparaissent comme une dénonciation clairement exprimée au nom de toute
la rédaction de sa revue, et donc de tous ceux qui œuvrent avec lui dans la promotion des
rapports nouveaux entre le monde noir et l’Occident :
Ceux qui accusent le Vatican citent volontiers la phrase de M. Joseph Hours : "Qu‟arriverait-il si des
Français non croyants… soupçonnaient leurs concitoyens catholiques… d‟employer, par dévouement
au Saint-Siège, à la destruction de leur propre patrie, les pouvoirs qu‟on leur avait remis dans son
intérêt et pour la conserver ?" Sans nous étonner davantage de la destruction d‟une patrie dont les
limites territoriales et les intérêts réels ne sont menacés par personne, renversons la question. N‟est-il
pas incontestablement légitime du point de vue de l‟Eglise et de sa doctrine universelle de se
demander : "Qu‟adviendra t-il si les peuples de couleur, chrétiens ou non chrétiens, soupçonnaient
les chrétiens occidentaux d‟employer (par dévouement aux intérêts colonialistes) à l‟asservissement
ou à la destruction des personnalités culturelles et nationales des non occidentaux, les pouvoirs
confiés à l‟Eglise pour faire respecter aussi les faibles, leur culture et leur dignité ?" La force crée-t-
elle le droit au regard de l‟Eglise ? 150.
Cette réponse du fondateur de Présence Africaine aux contradicteurs du Vatican, mus par des
raisons purement patriotico-nationalistes, ouvre une voie à l’observation a postériori que fera
Georges Ngango, dans sa relecture des faits historiques ayant marqué le monde noir. Il en
ressort que l’alliance séculaire qui, dans les faits, a pratiquement confondu catholicisme et
Occident est concrètement difficile à dissoudre. Et les changements qu’on pourra observer
149
Gambetta cité par Cabanel P., « Catholicisme et laïcité, articles d’exportation dans le République
coloniale ? », D. Borne et B. Falaize (dir.), Religions et colonisation, Paris, Editions de l’atelier / Editions
ouvrières, 2009, p. 55.
150
Présence Africaine, « Peut-on dresser le Vatican contre les peuples de couleurs ? », art. cit., p. 7.
77
dans la hiérarchie et l’organisation de l’Eglise catholique en Afrique à l’ère des
indépendances seraient, selon Ngango, davantage motivés par un contexte de libération
politique. Cette lecture de la situation du catholicisme à l’ère des indépendances africaines est
tout de même discutable, puisque, depuis le pape Benoît XV, la réorganisation des structures
missionnaires du catholicisme répond à une conjoncture propre qui n’est pas absolument liée
à la réalité politique. Elle est d’ailleurs antérieure au climat d’effervescence que connaît
l’Afrique après la Seconde Guerre Mondiale. Toutefois, une telle lecture renforce la
compréhension du caractère opportun du rôle d’Alioune Diop dans l’avènement d’un
changement qui commencerait par la prise de parole par les prêtres noirs en 1956151.
Le contexte dans lequel va paraître le collectif Des prêtres noirs s‟interrogent peut aussi être
qualifié de houleux, du moins dans une certaine mesure. En effet, en 1956, les étudiants
catholiques d’Afrique noire en France publient une déclaration, suite à leur rencontre à Pau la
même année152. Dans cette déclaration, ils rejettent officiellement toute aliénation culturelle
ou politique, au nom de la religion chrétienne. Cette déclaration suscite un véritable climat
d’effervescence dans le milieu estudiantin catholique, au point que le père Joseph Michel, de
la Congrégation des missionnaires du Saint Esprit, alors responsable de l’aumônerie des
étudiants d’outre-mer, reçoit de Mgr Marcel Lefèvre pourtant à Dakar, une somme de mises
en gardes sur l’attitude des étudiants, lui reprochant de ne pas savoir contrôler ceux-ci153. Bien
avant cela, le père Joseph Michel avait reçu une correspondance du cardinal Maurice Feltin,
alors archevêque de Paris, qui lui reprochait certaines prises de position officielles
contredisant un article paru dans La Croix et relatif à la position de l’Eglise catholique sur le
fait colonial et la guerre d’Algérie154.
Dans ce climat de difficiles relations, d’une part entre l’aumônier des étudiants et les étudiants
d’Afrique noire et d’autre part entre le même aumônier et des représentants de la hiérarchie
catholique, Alioune Diop n’est pas épargné. En effet, dans sa réponse au cardinal Feltin, le
père Joseph Michel l’accuse de soutenir des mouvements d’étudiants. Il est d’ailleurs désigné,
de ce fait, comme un « ennemi de l’Eglise » :
151
Alioune Diop est en effet la cheville ouvrière de ce projet de prise de parole, comme on le verra dans la suite.
152
Cf « Déclaration des étudiants catholiques d’Afrique noire en France », Tam-tam, n°6, avril-mai 1956, pp 4-6.
153
Ces remarques de Mgr Marcel Lefebvre devaient s’inscrire dans le cadre des relations de confraternité qui
existent entre membres du même ordre religieux et non pas en tant qu’évêque. C’est donc comme missionnaire
spiritain (du Saint Esprit), qu’il s’adressait à un spiritain.
154
On peut consulter à ce propos, l’échange de correspondances du père Joseph Michel avec le cardinal Feltin
ainsi qu’avec Mgr Lefebvre. Cf Archives générales des spiritains, SF 25.10 : fonds Joseph Michel.
78
Cette fois, sitôt paru dans La Croix, le nouvel article du R.P. Ducatillon a été repris par L‟Aurore et
par Le Monde. C‟est par l‟intermédiaire de ce dernier journal qu‟il a été connu des étudiants
d‟Outre-mer. Pendant que les ennemis de l‟Eglise triomphaient – pour ne citer qu‟un exemple, M.
Alioune Diop, Directeur de Présence Africaine recevait la visite comme une preuve du bien fondé de
leurs accusations contre la Hiérarchie – les catholiques éprouvaient une grande gêne et une grande
tristesse et demandaient une rapide mise au point155.
Tout ceci a pu annoncer un climat difficile pour des réflexions de prêtres noirs dont Alioune
Diop va diriger la publication. Est-ce la raison pour laquelle le nom d’Alioune Diop ne
figurera nullement dans un ouvrage qu’on ne peut en réalité évoquer en l’oubliant ?
A la vérité, une seule personne connaissait vraiment, en plus de moi-même, comment est né l‟ouvrage
"Des prêtres noirs s‟interrogent" :c‟était un être exceptionnel qui a aujourd‟hui disparu ; son nom est
Alioune Diop156.
Ce qu’une telle assertion met en lumière est que l’idée de la mise en œuvre d’un livre
contenant maintes réflexions de prêtres sur la réalité du catholicisme dans le monde noir a
pour véritable auteur Alioune Diop. Ami de Gérard Bissainthe Ŕ qui ne connaît pas alors
l’Afrique Ŕ dont il fait la rencontre dans une librairie à Paris, Alioune Diop voit en ce tout
jeune prêtre, un collaborateur nécessaire par qui l’idée d’une somme de réflexions menées par
des prêtres noirs prendrait forme157. Ceci est d’autant plus vrai qu’un an avant la parution de
ce collectif des prêtres noirs, le fondateur de Présence Africaine mentionne déjà dans le
liminaire d’un numéro, le labeur des jeunes prêtres en cours, s’inscrivant dans l’appropriation
par le monde noir de sa propre expression : « Le clergé africain de son côté (nous en
155
Cf « Lettre du père Joseph Michel au cardinal Feltin, Paris, 12 juin 1956 ». Archives générales des spiritains,
SF 25.10 : fonds Joseph Michel.
156
Bissainthe G., « Sur la naissance de l’ouvrage d’hier à aujourd’hui », Santedi Kinkupu L. et alii, Des prêtres
noirs s‟interrogent cinquante ans après…, Paris, Karthala-Présence Africaine, 2006, p. 283.
157
Cf Ibid., p. 285. Bissainthe parlant d’ailleurs de son rôle dans la mise en acte de cette idée, laisse apparaître
qu’elle n’est pas de lui : « J‟acceptai l‟idée de prendre en charge la préparation d‟un ouvrage avec
l‟inconscience du jeune âge » (Ibid., p. 286). Dans un entretien accordé à Toulon le 10 juillet 2012, Gérard
Bissainthe a laissé entendre qu’Alioune Diop avait initialement proposé comme titre : « Des prêtres noirs
interrogent ».
79
reparlerons après la parution de leur Cahier), aborde le même thème sur le plan de la vie
religieuse »158. Il s’agit d’un ouvrage majeur dans l’histoire du catholicisme en Afrique, qui
s’inscrit dans le sillage du mouvement de la Négritude, par ailleurs soutenu par Alioune Diop.
Le projet de parution de ce livre soulève de façon tout à fait claire la réticence de la hiérarchie
de l’Eglise catholique, qui semble se méfier d’un mouvement revendicateur, et qui ignore
surtout les rayonnements que peut avoir la diffusion des idées d’un tel ouvrage. Et même, de
la réticence, la position de la hiérarchie est passée à l’opposition, comme en témoignent les
propos de Mgr Marcel Lefebvre, alors archevêque de Dakar et délégué apostolique pour
l’Afrique noire française, dans son interpellation aux vicaires apostoliques (et aux évêques) :
Je vous préviens afin que vous puissiez rappeler à vos prêtres qu‟ils ne peuvent rien publier sans
votre autorisation ; et comme cette publication ne me donne pas toute assurance, il est nécessaire que
vous y regardiez de près159.
Quand on sait qu’une telle position de la plus haute instance catholique en Afrique
francophone aurait suffi à décourager quelques esprits zélés, alors on peut comprendre
qu’Alioune Diop aura su déployer une diplomatie suffisante pour infléchir la rigidité de celle-
ci : « Alioune Diop avait ainsi réussi à vaincre les réticences de la hiérarchie pour laisser
parler librement les prêtres noirs »160. Cette victoire sur les réticences va même plus loin que
la simple permission d’éditer et de diffuser un livre jugé pourtant douteux. En effet, Mgr
Lefebvre en signera finalement la préface. On constate donc qu’avant même la tenue du
concile Vatican II, Alioune Diop avait déjà réussi à rallier la hiérarchie de l’Eglise catholique
à la noble cause qu’il s’est donnée de défendre : le patrimoine et l’identité des peuples noirs,
comme une réalité capable de s’exprimer en tous les domaines.
Par ailleurs, en parrainant la publication de Des prêtres noirs s‟interrogent161, Alioune Diop a
permis aux idées que les Africains se font du christianisme dans leur contexte social, de se
propager. Le choix des éditions du Cerf se serait imposé pour une raison purement
stratégique, car elle conférait à la démarche du fondateur de Présence Africaine et des prêtres
158
P. A., « Entre l’Est et l’Ouest », art. cit., p. 3.
159
Cité par Messina J. P., « Des prêtres noirs s’interrogent : contexte historique », Messina J. P. (dir.), "Des
prêtres noirs s‟interrogent" : quarante ans après, quelle actualité et quelle pertinence théologiques ?,
Conférences théologiques n° 4, Yaoundé, Presses de l’UCAC, 2000, p. 16. Le titre que portait Mgr Marcel
Lefebvre en 1956 faisait de lui l’autorité suprême de l’Eglise catholique dans cette partie de l’Afrique qui
comprenait l’Afrique occidentale française et l’Afrique équatoriale française.
160
Idem.
161
Le livre est en effet publié sous la direction de Présence Africaine.
80
noirs, un cachet ecclésial et donc une reconnaissance. C’est ce que, du moins, les propos de
Bissainthe permettent de comprendre :
C‟est moi qui ai insisté pour que l‟ouvrage fût co-publié par Présence Africaine et les Editions du
Cerf des Pères Dominicains. Je ne voulais pas que ce fût une œuvre parue "hors-les-murs de
l‟Eglise"162.
En effet, outre la jeunesse des éditions Présence Africaine, celles-ci ne faisaient pas autorité
dans le monde chrétien. Par contre, les éditions du Cerf, qui avaient une expérience plus
longue étaient déjà regardées comme la maison d’édition française spécialisée dans les textes
en rapport avec la religion chrétienne et plus précisément le catholicisme. On comprend alors
quelle caution elles pouvaient apporter à des Africains, des prêtres noirs, voulant devenir, de
manière sûre, les auteurs d’un changement réel et prendre la parole au sein de l’Eglise
catholique :
On a assez longtemps pensé nos problèmes pour nous, sans nous, et même malgré nous. Le prêtre
africain doit aussi dire ce qu‟il pense de son Eglise en son pays pour faire avancer le royaume de
Dieu163.
Cette prise de parole a déjà rencontré une oreille attentive à la « requête » formulée par les
prêtres noirs. Et de fait, même si dans sa préface, Mgr Lefebvre soutient avec prudence les
contributeurs164, son discours sonne comme un motif d’encouragement :
…on peut vraiment dire de l‟Eglise qu‟elle est belle parce qu‟elle possède la splendeur de l‟ordre, et
l‟ordre c‟est l‟unité dans la diversité. Ce n‟est pas l‟uniformité (…). Ayons chers Amis, la conviction
que dans la nature, hormis le péché, rien n‟est étranger à Dieu, à Jésus –Christ165.
C’est donc dans la conjugaison de la parole des prêtres et du soutien de l’autorité que cet
ouvrage constitue une véritable révolution. Que l’Africain ait pu dire quelque chose dans
l’Eglise catholique, quelque chose sortant des sentiers battus et appelant une insertion de la
tradition africaine au sein du catholicisme, au point même de trouver une ou des autorités qui
l’approuvent, voilà qui avait été jusqu’alors chose non réalisée. Et de fait, la conscience
chrétienne africaine était longtemps restée marquée par une sorte de manichéisme ambiant : la
162
Bissainthe G., « Sur la genèse de l’ouvrage d’hier à aujourd’hui », art. cit., p. 286.
163
« Avant-propos », Des prêtres noirs s‟interrogent, sous la direction de Présence Africaine, Paris, Cerf, coll.
Rencontres, 1956, p. 16.
164
Les contributeurs à cette œuvre sont : A. Abble, J-C. Bajeux, J. Bala, G. Bissainthe, L. Dosseh, M. Hebga, A.
Kagame, V. Mulago, P. Ondia, J. Parisot, R. Sastre, J. Thiam, E. Verdieu. Ils appartiennent à des pays africains
et Haïti.
165
Lefebvre M., « Préface », Des prêtres noirs s‟interrogent, pp. 13 et 14.
81
tradition africaine, vue comme une simple manifestation du paganisme anti-chrétien et donc
signifiant le mal, et le message chrétien dont l’ "accueil" faisait de l’homme une personne,
plus encore un chrétien, c'est-à-dire un homme tourné vers le bien. On comprend alors que la
rencontre de ces thèse et antithèse, ne pouvait déboucher de façon dialectique que sur le
caractère inconciliable entre l’être africain et l’homme chrétien. C’est aussi ce qui donne une
valeur historique au livre qu’on comprend mieux à travers les différentes contributions qui le
font.
Il s’agit donc de comprendre les peuples africains, d’admettre la valeur de leurs traditions et
de leurs cultures, et ainsi de revenir sur les méthodes missionnaires alors en vigueur, pour
éviter un christianisme de surface. Cette réflexion qui prône une nouvelle approche dans
l’annonce du message chrétien n’est pas tout à fait originale, puisqu’elle s’inscrit dans la
droite ligne de ce que certains papes ont défendu (cf Benoît XV : Maximum illud ; Pie XI :
Rerum ecclesia ), ainsi que des instructions de la Propaganda fide167. Elle propose la méthode
d’adaptation comme réponse au souci ainsi manifesté :
L‟adaptation n‟est rien d‟autre que cette incarnation de l‟acte missionnaire dans tout l‟humain, cet
engagement dans le collectif (…) La tactique missionnaire, l‟adaptation, n‟est point une tactique de
166
Mulago V., « Nécessité de l’adaptation missionnaire chez les Bantu du Congo », Des prêtres noirs
s‟interrogent, op. cit., p. 22.
167
La Propaganda fide (Propagation de la foi), créée en 1622, est comparable à un ministère dans l’organisation
administrative de l’Etat du Vatican, chargé d’organiser la propagation du message chrétien dans les territoires
dits « de mission ». Dans sa constitution, elle s’est donné des fondements qui se résumeraient en le respect de
chaque peuple en ce qu’il a de propre. La particularité ne doit pas être de prime abord regardée comme un
obstacle pour les missionnaires. Le continent africain fait partie des territoires dont a charge ce ministère. Après
le concile Vatican II, la Propaganda fide a changé de nom pour devenir la Congrégation pour l’évangélisation
des peuples.
82
propagandiste, n‟est pas une stratégie, mais une fidélité à la mission de l‟Eglise, qui n‟est autre que le
prolongement de l‟incarnation du Verbe, l‟adaptation de Dieu à l‟homme 168.
Cependant, l’adaptation préconisée ici a fait l’objet d’un rejet catégorique chez certains
historiens et théologiens africains, qui l’ont considérée comme une méthode suspecte et
inadaptée. Mais il semble que l’intention de Mulago veuille simplement exprimer une
invitation à l’adresse de la religion chrétienne, à assumer les réalités propres aux peuples noirs
et caractéristiques de leur vécu. Ici c’est la rencontre harmonieuse entre les aptitudes
humaines et le message chrétien qui semble davantage en jeu :
Adaptation, oui, non pas dans le sens de rabaisser la Vérité surnaturelle jusqu‟à la taille humaine,
mais dans le sens de hausser l‟homme jusqu‟à cette Vérité qui le domine et le juge, dans le sens
d‟éclairer particulièrement un aspect de cette Vérité pour permettre à l‟intelligence humaine de la
saisir peu à peu jusqu‟à sa parfaite révélation et à sa totalité 169.
Joseph Thiam est conduit par le même souci que celui qui anime Mulago. C’est ainsi qu’après
avoir présenté la société africaine dans son rapport à l’homme, il définit ce lien comme la clé
de compréhension de la réalité africaine. C’est fort de cela qu’il peut reconnaître aussi bien les
ouvertures que les limites de cette réalité dans sa possible articulation au message qu’annonce
le christianisme. De la présentation de Thiam, on peut retenir que les chances de cette religion
sont grandes en Afrique, malgré le danger du modernisme qui guette le continent noir. Pour
lui, tout est ici question de méthode, car « il faut reconnaître que la mentalité nègre s‟adapte
assez facilement à un christianisme catholique, c'est-à-dire se faisant africain en Afrique »170.
168
Mulago V., « Nécessité de l’adaptation missionnaire chez les Bantu du Congo », pp. 32-33.
169
Ibid., p. 38.
170
Thiam J., « Du clan tribal à la communauté chrétienne », Des prêtres noirs s‟interrogent, p. 49.
171
Ibid., p. 53.
83
Meinrad Hebga, Jean-Claude Bajeux et Gérard Bissainthe
L’urgence que porte d’une manière générale Des prêtres noirs s‟interrogent, est la même qui
pousse Meinrad Hebga à défendre la « compossibilité » entre le christianisme et la négritude.
Considérant la négritude non pas dans le sens d’un mouvement intellectuel, mais d’abord
comme ce qui spécifie l’homme noir avec tout ce qu’il incarne, tout ce qui exprime ses
combats et définit ses espoirs, il établit un parallèle entre la négritude et la religion
chrétienne :
En effet, les contradictions apparentes de la négritude trouvent leurs analogues dans le christianisme
qui est vie intérieure individuelle et communion humaine universelle, espérance très douce et
tremblement pour le salut172.
Cette apparente opposition interne dans le christianisme rejoint la définition qu’il donne à la
négritude, lorsqu’il en fait une réalité dans laquelle coexistent de manière surprenante le
mouvement et la stabilité. Cette similitude de « contradiction interne » fait de la négritude une
réalité capable de s’épanouir dans le christianisme, sans que l’homme africain se sente trahi,
ni même que la religion se trouve travestie :
Il reste qu‟il n‟y a aucune opposition essentielle entre christianisme et négritude mais une certaine
concordance, aucune dégénérescence pour nous mais une chance unique d‟épanouissement à la plus
grande gloire du Dieu d‟Abraham et de nos pères173.
Hebga en appelle alors à l’universalité dont se revendique l’Eglise catholique pour justifier
une ouverture de celle-ci aux valeurs africaines. La reconnaissance des diversités est non
seulement un préalable à l’unité, mais encore l’unique voie par laquelle s’affirme
l’universalité.
Dans le but de défendre la même unité qui se déploie dans une large prise en compte des
diversités, Jean-Claude Bajeux, en arrive à rapprocher la mentalité noire et la mentalité
biblique. Pour ce jeune prêtre haïtien, la similarité de ces deux mentalités constitue une
véritable porte d’entrée de l’homme noir dans la révélation judéo-chrétienne, beaucoup plus
d’ailleurs que l’homme de l’Occident :
Je crois que la lecture de la Bible révèle un monde, une conception de la vie, des démarches de la
pensée et de la sensibilité avec quoi le noir sympathise parce qu‟il s‟y sent accordé. L‟élaboration
172
Hebga M., « Christianisme et Négritude », Des prêtres noirs s‟interrogent, p. 196.
173
Ibid., p. 199.
84
intellectuelle dont la Somme théologique de Saint Thomas est le fruit, bien qu‟il soit capable de la
goûter, est cependant en dehors des lignes de force de sa mentalité174.
Poussant plus loin le développement de sa pensée, Bajeux en arrive même à séparer, comme
pour les opposer, les mentalités qui régissent les mondes occidental et oriental ; ce dernier est
celui du contexte biblique et même celui du christianisme à sa naissance ; ceci pour dire en fin
de compte que l’Occident est plus éloigné que l’Afrique de la mentalité qui a originellement
accompagné le message chrétien :
En durcissant les positions, on dira que la culture occidentale est profane, scientifique, réflexive et
déductive. Populaire, proche de la nature, la culture sémite est religieuse, empirique, spontanée et
intuitive. La première tend vers l‟Etre et l‟Esprit, la seconde est tournée vers les valeurs de Force et
de Vie175.
Gérard Bissainthe, dans sa contribution, emboîte le pas à Hebga et à Bajeux. Son approche se
fonde sur l’expérience de terrain qui donne à voir une vraie inadéquation entre l’être chrétien
et l’appartenance à un univers négro-africain. Pis encore, le christianisme se présente comme
un simple vêtement qu’on revêt pour échapper au délit de pratiquer la religion des ancêtres.
Tout ceci est révélateur d’une réelle frustration chez les peuples noirs, qui entraîne certains
comportements :
On comprend alors que l’attitude nouvelle qui marque l’homme noir soit une sorte de réaction
contre l’assimilation. Et pour Bissainthe, c’est ici que se justifie l’adaptation comme une
réalité à faire absolument, et ce par les Africains eux-mêmes : « Agirait à l‟encontre de cette
méthode, l‟étranger qui prétendrait lui-même adapter le christianisme à l‟Afrique : son
adaptation sera assez facilement superficielle »177.
Placer les Africains au premier rang pour résoudre de telles questions débouche sur une
certaine opposition aux prétentions de Placide Tempels sur sa capacité à adapter le
christianisme aux Bantous. Pour Bissainthe, il est en effet erroné de soutenir une telle
possibilité car alors, ce serait une sorte de désastre dont on mesurerait mal les conséquences :
174
Bajeux J-C., « Mentalité noire et mentalité biblique », Des prêtres noirs s‟interrogent, p. 59.
175
Ibid., p. 69.
176
Bissainthe G., « Catholicisme et indigénisme religieux », Des prêtres noirs s‟interrogent, op. cit., p. 116.
177
Ibid., p. 125.
85
Le bantou fera lui-même sa civilisation bantoue, et l‟Africain son christianisme africain, et personne
d‟autre ne saura le faire pour eux, sous peine de n‟avoir jamais de civilisation bantoue et de
christianisme africain178.
Ces quelques contributions témoignent d’une constance dans l’œuvre Des prêtres noirs
s‟interrogent. Cette constance est l’appel à une africanisation de l’Eglise catholique, signifiée
par le terme adaptation. L’adaptation se veut une méthode non seulement rectificatrice des
pratiques missionnaires, mais aussi promotrice de l’homme noir comme véritable acteur au
sein du catholicisme. Fondée sur une observation de la réalité qu’il s’agit de corriger, elle
somme de définir de nouveaux critères quant à l’évaluation de la croissance du catholicisme
en Afrique.
Comme on peut d’ailleurs le constater, l’audience des réflexions menées par les prêtres noirs a
été large et diverse. Et de fait, dans la sélection des 50 meilleurs livres catholiques publiés en
1956, on retrouve Des prêtres noirs s‟interrogent179. C’est dire que les questions et
préoccupations qui sont posées et débattues ici ne sont pas oiseuses. On peut dès lors
comprendre les raisons de l’éloge que Louis-Paul Aujoulat en a fait :
Que des prêtres noirs aient pu, dès à présent, livrer le fruit d‟une réflexion à la fois hardie et prudente
sur l‟apostolat africain, qu‟ils aient pu confronter publiquement le poids comme les richesses de la
« Négritude », non seulement avec les exigences de la doctrine chrétienne, mais tout aussi bien avec
les possibilités d‟accueil de la liturgie romaine et jusqu‟avec les impératifs d‟un sacerdoce qui ne
connaît pas de couleur ; qu‟ils aient pu chercher dans l‟ontologie africaine ou dans la solidarité
178
Ibid., p. 126. Cette position de Bissainthe est par ailleurs exprimée d’une autre manière lorsqu’il déclare :
« un bon missionnaire étranger ne vaudra jamais un bon prêtre indigène » (p. 127).
179
Cf Informations catholiques internationales, n° 42, 15 février 1957.
86
clanique, ou encore dans les rites sacrés tels que le pacte de sang, des pierres d‟attentes pour un
enracinement profond de la foi et de la vie chrétiennes, voilà qui marque peut-être une étape décisive
dans l‟implantation de l‟Eglise en Afrique180.
Le collectif des prêtres africains et haïtiens a aussi été bien accueilli par les étudiants
catholiques africains qui, dans leur bulletin d’information, n’ont pas manqué de souligner les
aspects positifs et les apports d’un tel ouvrage à l’avènement d’un catholicisme transformé et
plus engagé en Afrique. Il s’agit de réflexions qui selon eux portent aussi bien la marque des
aspirations des peuples noirs que la manière dont les changements attendus de la religion
chrétienne peuvent effectivement survenir :
Nul, semble t-il n‟était mieux qualifié pour aborder ce sujet (celui de l‟adaptation) que les jeunes
prêtres noirs formés aux disciplines de l‟Eglise et portant à la fois dans leur chair et dans leur âme
les plus riches aspirations de leurs peuples qui nous offrent, dans ce cahier de "Rencontres", le fruit
de leur travaux. Car ainsi qu‟ils le soulignent, "l‟adaptation n‟est pas affaire d‟artistes, de musiciens,
d‟architectes… c‟est un devoir qui doit être accompli par les théologiens". c‟est dans la perspective
propre du catholique et du théologien qu‟ils étudient divers aspects de la réalité vivante des peuples
noirs pour en faire ressortir le caractère de pierre d‟attente du christianisme et aboutir à une
" pédagogie chrétienne" qui ne soit pas stérilisante mais épanouissante181.
Il est toutefois fort surprenant, à l’aune de tels éloges, de constater l’absence de toute mention
de l’ouvrage Des prêtres noirs s‟interrogent dans la Revue du clergé africain qui mettait à
jour et de façon régulière, l’actualité de la vie chrétienne catholique en Afrique pour ce qui est
essentiellement des prêtres, ou à partir de leurs points de vue. Est-ce à dire que le clergé
africain ou œuvrant en Afrique n’était pas au courant de ce manifeste ? L’a-t-il tout
simplement considéré comme l’initiative de quelques uns et dont il ne s’est pas senti
solidaire ? Les questions soulevées dans cet ouvrage posent-elles un problème au milieu
clérical ?
Présentant le manifeste Des prêtres noirs s‟interrogent quelques années plus tard, Gérard
Bissainthe en parle comme d’une étape importante dans l’africanisation du catholicisme qui, à
la veille du deuxième concile du Vatican déjà, se pose comme une nécessité. La crise de
personnalité qui marque alors le fait d’être chrétien et Africain appelle une attention toute
particulière. Et pour Bissainthe, là réside tout l’intérêt de cet ouvrage qui continue, au moment
où se prépare le concile, de s’inscrire dans un contexte où il resterait beaucoup à faire :
180
Aujoulat L. -P., Aujourd‟hui l‟Afrique, Paris/Tournai, Casterman, 1958, p. 385.
181
« Notes de lecture », Tam-tam, n° 7, janvier 1957, p. 35.
87
Ce livre nous semble indispensable aujourd‟hui où l‟Eglise en nos pays noirs, traverse une crise assez
difficile parfois, et que nous sentons, nous, dans notre chair, alors que des observateurs « étrangers »
ne s‟en rendent même pas souvent compte182.
Il souligne par ailleurs que l’expression que peut porter cet ouvrage n’est pas tant dans la
volonté de remettre en cause l’œuvre missionnaire, que dans le souci d’exprimer la vérité, qui
passe aussi par la reconnaissance des erreurs commises.
On peut donc en conclure Ŕ puisqu’il s’agit de son initiative Ŕ qu’Alioune Diop, dès 1956 a
commencé à préparer le catholicisme en Afrique à vivre de profonds bouleversements, avec
des prêtres comme acteurs. Et ce n’est pas un hasard si, après avoir annoncé l’ère de la
renaissance culturelle africaine à travers le congrès de la Sorbonne, il s’est aussitôt retrouvé
sur le terrain de la religion chrétienne. Le fait que le christianisme ait été longtemps défini
comme un corollaire de la mission colonisatrice ouvrait nécessairement à cela. Et si l’on
examine très bien la portée historique de Des prêtres noirs s‟interrogent, alors, on peut
affirmer que l’année 1956 en ce sens ne constituait qu’une porte d’entrée dans un long
processus, et le commencement d’une réflexion qui se prolongera, non sans avoir des
conséquences louables.
182
Bissainthe G., « Noirs et Blancs », art. cit., p. 32.
88
Chapitre II
Le rôle de la SAC et son rayonnement
Le Premier congrès des écrivains et artistes noirs est une œuvre conçue, préparée, organisée tout
entière par Alioune Diop et son équipe de Présence Africaine. Si les participants se sont quittés en
convenant unanimement d‟un immense succès, ce fut pourtant loin d‟être une entreprise facile (…) :
s‟il n‟a pas été conçu auparavant, il n‟est pas possible que soit apparu plus tard le projet de confier
l‟organisation des réunions des intellectuels noirs à une instance spécialisée. La création d‟une telle
structure n‟apporterait que des avantages (…) C‟est fort de ces arguments qu‟Alioune Diop propose
la création de la Société africaine de culture183.
Ces propos laissent simplement entendre que la création de la SAC a pour unique fondement
l’allègement d’un travail immense, et déboucherait sur le fait logique que sans un ressenti du
poids de l’organisation du congrès de 1956, la SAC n’aurait peut-être pas eu pas eu sa raison
d’être.
Il est certes tout à fait vrai et même évident que pour Présence Africaine, fédérer un important
flux d’idées, publier de manière permanente et régulière la revue du même nom, et encourager
les jeunes intellectuels en éditant leurs ouvrages, aurait été ardu comme tâche et aurait
certainement contribué à atrophier une partie de ses objectifs. Toutefois, une vérité plus
pertinente et qui va plus loin est que le succès du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes
183
Grah Mel F., op. cit., pp. 169-170.
89
Noirs aurait suscité chez les participants une volonté de rencontres permanentes. Et c’est sous
la responsabilité d’Alioune Diop que ce vœu est émis, dans le but justement de prolonger les
réflexions amorcées au cours de ce congrès. En tout cas c’est ce qu’affirme le fondateur de
Présence Africaine lui-même :
Ces raisons amenèrent les congressistes noirs à prendre l‟engagement de s‟organiser et d‟organiser
leur action au sein d‟une institution culturelle spéciale, afin d‟ affirmer, défendre, enrichir leurs
cultures nationales, de se prononcer sur le sens des événements et œuvres culturelles du monde, dans
la mesure ou ceux-ci concernent leur vie et leur destin, de prendre et faire prendre une conscience
chaque jour plus précise de leurs responsabilités d‟hommes de culture devant leurs cultures
nationales, devant la culture en général184.
Même si l’idée de créer la SAC venait d’Alioune Diop comme le soutiennent les archives de
Présence Africaine, rien ne permet objectivement de justifier sa création par une réponse à
apporter au poids trop important de la charge de travail porté par Présence Africaine. La SAC
émerge en fait de l’émerveillement des congressistes devant le déroulement, l’atmosphère et
le retentissement de leurs assises à la Sorbonne. Il en est né une synergie dans les actions à
mener en faveur de la renaissance culturelle du monde noir. Ceci nécessitait de soi la création
d’une organisation fédératrice des intellectuels ; une organisation à partir de laquelle serait
défini le programme qu’exigeait la tâche qu’ils se sont assignée. Et si Alioune Diop est celui
sur qui a reposé la mise en place d’un tel projet, c’est certainement en raison de son
appartenance préalable à la Société Européenne de Culture (SEC).
184
Les raisons ici relevées sont un besoin de rencontre et une nécessité de réflexion commune : « Société
Africaine de Culture », Archives de l’Unesco, non cotées ni datées, du coffret BRX/AFR/28
185
La SEC n’étant pas une organisation africaine ne pouvait par conséquent pas poser de manière pertinente les
problèmes se rapportant aux peuples africains. Ses idéaux, tels que rapportés par Grah Mel sont tout à fait nobles
et dignes de respect : « La Société européenne de Culture se fixait de "sauvegarder la liberté du dialogue entre
les hommes de toute origine, de tout régime politique, de toute confession ou race" » (Grah Mel F., Alioune
Diop, le bâtisseur inconnu du monde noir, op. cit., p. 170.). Mais, elle n’apparaît pas aux yeux d’Alioune Diop
comme l’instance appropriée pour penser le devenir du monde noir. Ce d’autant plus que la SAC ne se donne pas
seulement pour but d’encourager la rencontre entre des hommes, mais encore de proposer une définition de
l’universel qui ne s’enferme plus dans une quelconque hégémonie comme cela a pu être le cas pour l’Occident.
90
s’affrontent à plusieurs niveaux. Elle s’adresse et fait appel aux hommes de bonne volonté qui
ont à répondre individuellement à la volonté de transcender les barrières politiques et
militaires qui empêchent les européens de fraterniser. La SAC quant à elle, est née dans la
volonté de répondre, comme communauté d’intellectuels, aux questions suscitées par les
frustrations dues aux multiples atteintes à l’intégrité de l’homme africain, dans le déroulement
de l’histoire. Iwiyè Kala-Lobè, secrétaire administratif de la SAC le résume très bien dans une
lettre adressée à Umberto Campagnolo, secrétaire général de la SEC, en réponse à la
proposition de la création d’une Société Mondiale de Culture :
La Société Européenne de Culture est née du souci de transformer la tension Est-Ouest en dialogue
fécond et, pour cela, fait appel à l‟initiative individuelle, à l‟individualisme créateur de l‟écrivain (…)
La Société Africaine de Culture est née des terreurs du sous-développement, de le colonisation et de
la domination, par l‟Occident, de la vie et de la civilisation africaines ; c‟est comme communauté de
civilisation d‟abord, non comme individus que nous nous défendons186.
L’on voit très bien, à partir des ces raisons, que non seulement les différences entre la SAC et
la SEC sont évidentes, mais aussi que les objectifs poursuivis par les deux organisations ne
peuvent être définies comme semblables. La SAC ne peut donc être considérée comme la
simple version africaine de la SEC, comme le soutiennent beaucoup de commentateurs qui
veulent certainement relever un certain rapprochement entre les deux organisations. Mais en
fait, ces rapprochements sont discutables, et l’on peut souligner ici les multiples frustrations
qu’Alioune Diop a connues au sein de la Société Européenne de Culture dont il était membre,
ceci avant même le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs :
Il existe depuis quelques années, une revue internationale, "Comprendre" (…). Cette revue est
l‟organe d‟une association : La Société Européenne de Culture (…). Dans l‟esprit des dirigeants de la
revue, la vocation de l‟universel est une vertu inséparable de l‟Europe, seul continent dont la culture
soit capable de créer l‟histoire, la philosophie, la science, le christianisme 187.
186
« Lettre du Secrétaire administratif de la SAC (Paris, 2 décembre 1963) » : il s’agit d’une lettre parue dans la
rubrique « Echange de lettres avec la Société Africaine de Culture », Comprendre, n° 26-27, 1964, p. 362.
187
Diop A., « Revue des revues : Revue "Comprendre" n° 14 », Présence Africaine, n° 4, octobre-novembre
1955, p. 93.
91
nationalisme culturels »188, où il condamne sans ambages des positions qui rappellent les
premiers discours tenus sur l’exotisme des peuples de couleur. C’est pourquoi en parlant de
certains hommes de culture de la SEC, il déclare :
Car le tort de ces hommes de culture (à l‟attitude inconsciemment raciste) ce n‟est pas tant de se
tromper, ni d‟être limités quant à leur puissance de réflexion. Ce qu‟on leur reproche, c‟est
d‟accepter implicitement qu‟on livre à leur décision le destin de peuples liés, de peuples bandés, sans
mémoire et sans imagination – c‟est que l‟autorité de leur jugement n‟ait su percevoir ni édicter qu‟il
n‟est pas de peuple sans culture – pas de peuple qui ignore la vocation de l‟universel. Pas de peuple
qui ne puisse à la fois être fraternel et digne d‟amour189.
C’est dire que les convictions d’Alioune Diop n’étaient peut-être plus promues dans la SEC.
Et par le fait même, les rapports entre la SAC et la SEC n’étaient pas des plus fluides.
Toutefois Ŕ et contrairement à ce qu’on pourrait croire en lisant la biographie d’Alioune Diop
par Philippe Verdin190 Ŕ pour des raisons qu’on ignore encore, le fondateur de Présence
Africaine n’a pas quitté la SEC. Il en est resté membre jusqu’en 1960, tout en militant dans la
SAC. C’est en effet au cours de la conférence organisée au début de l’année 1960 entre la
SEC et la SAC qu’il avait été entendu que « le seul membre africain de la SEC (Alioune
Diop) démissionnerait et que le dialogue s‟instaurerait au niveau des deux organisations »191.
Peut-on à juste titre, au regard de ce qui précède, soutenir pour autant qu’il y eu rupture dans
le dialogue initié depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale entre Africains et Européens ?
Certainement pas ! Mais est-ce pour autant que le dialogue s’est construit comme il se
devait ? Il s’agit là d’une question à laquelle il est difficile de répondre de manière
péremptoire. L’on constate tout de même que les difficultés relatives à ce dialogue seraient
dues pour une grande part à la tentation permanente d’un retour à l’ethnocentrisme par
quelques intellectuels européens. C’est ce que dénonce d’ailleurs Alioune Diop, dans les
attitudes du professeur Umberto Campagnolo, secrétaire général de la SEC :
Depuis quelques années, le professeur Campagnolo, directeur de „Comprendre‟, s‟efforçait avec une
sincérité émouvante de convaincre ses collègues que l‟Occident seul connaît la civilisation de
188
Présence Africaine, n° 4, octobre-novembre 1955. Ici, une partie du texte publié dans la revue Comprendre
sert de point de départ pour la construction de la critique qu’Alioune Diop formule. Il est toutefois possible
d’avoir le texte dans son intégralité, au n° 10-11 de la revue de la Société Européenne de Culture.
189
Diop A., « Colonialisme et nationalisme culturels », art. cit., p. 11. Les intellectuels européens
particulièrement mis en cause ici sont précisément le professeur Umberto Campagnolo et le père Jean Daniélou
(qui deviendra par la suite cardinal de l’Eglise catholique).
190
Cf Verdin P., op. cit., pp. 266-272.
191
P. A., « Nouvelles stratégies de la Société Européenne de Culture », art. cit., p. 217, note infra.
92
l‟universel. L‟Europe seule pouvait inventer l‟histoire, la philosophie, la science. Incarnant la
civilisation de l‟universel, l‟Occident est fondée à assurer à jamais la direction culturelle du monde.
Sa mission civilisatrice (son action coloniale par conséquent) est ainsi en quelque sorte
ontologiquement fondée. Les Occidentaux ne doivent plus douter d‟eux-mêmes ni de leur mission
coloniale… Cela se passait vers 1953192.
C’est à cette sorte de climat difficile qu’il faut certainement attribuer l’échec d’un projet
d’Association Mondiale de Culture, proposée par la SEC. Pour la SAC, ce projet est, une fois
de plus apparu comme la manifestation d’une volonté de promouvoir et de défendre
l’hégémonie culturelle occidentale. En effet, les craintes des membres de la SAC, quant à leur
adhésion à une telle Association, semblent se fonder sur le risque d’une inféodation à une
organisation qui serait l’étendard de la civilisation occidentale. C’est ce que présente du
moins Alioune Diop à Umberto Campagnolo, lorsque soutenant la position des membres de la
SAC, il affirme :
Ce qui semble inquiéter mes camarades, c‟est le fait qu‟au départ vous n‟ayez pas eu l‟idée de
partager l‟élaboration de la proposition à faire aux éventuels membres de la future association
mondiale. C‟est aussi que vous conceviez le projet comme si, pour tous les hommes de culture, il était
acquis que les deux Secrétariats se confondront ou que celui de l‟Association sera assumé par celui
de la S.E.C.193.
Toutefois, si de telles appréhensions ont pu sous-tendre les relations entre la SAC et la SEC, il
n’en demeure pas moins que pour Alioune Diop, la nécessité du dialogue, de l’ouverture aux
autres et de la concertation, ne doivent souffrir d’aucune remise en cause au sein de la Société
Africaine de Culture.
192
Présence Africaine, « Peut-on dresser le Vatican contre les peuples de couleur ? », art. cit., p. 4.
193
« Lettre de M. Alioune Diop (Paris, le 9 janvier 1964) » : cette lettre est parue dans « Echange de lettres avec
la Société Africaine de Culture », Comprendre, n° 26-27, 1964, p. 365. Les hésitations des membres de la SAC
ne semblent toutefois pas être partagées par tous les intellectuels africains, puisque Mamadou Cissé a répondu
favorablement à la proposition de la SEC, d’adhérer à cette Association (cf « Lettre de Mamadou Cissé »,
Comprendre, n° 26-27, 1964, p. 365). Dans la mesure où les propositions d’adhésion étaient individuellement
adressées aux membres de la SAC. Bien qu’on ne sache pas si Mamadou Cissé était membre de la SAC, il y a
tout de même lieu de se demander si sa réponse qui va à l’encontre de la « position générale » de la SAC ne met
pas en lumière un problème de cohésion interne au sein de l’organisation des intellectuels africains de même
qu’une divergence d’approches relativement à certaines questions.
93
La SAC: une organisation d'intellectuels
Notre authenticité ne nous sera pas créée de l‟extérieur, selon des normes de la sensibilité et de
l‟expérience étrangères, mais selon des critères dégagés à travers les expériences laborieuses et
progressives de notre peuple196.
194
La Négritude se définit comme un mouvement de promotion des valeurs du monde noir. Plus qu’une chapelle
littéraire, elle se veut ouverte sur tout ce qui est humain. Ainsi, les valeurs africaines qu’elle assume, s’ouvrent
aux dimensions de tous les peuples, dans la mesure où elles peuvent soutenir l’humanité de l’Africain par
ailleurs niée ou méprisée. C’est en ce sens que parlant de la Négritude, Alioune Diop affirme : « La Négritude
n‟est pas le sanctuaire de quelque nostalgie (…), mais un univers où tout homme est promis à une croissance
originale et plénière » (P.A., « Culture économique et Tiers-Monde », Présence Africaine, n° 46, 2e trimestre
1963, p. 6). Le mouvement de la Négritude a été fondé officiellement au milieu des années trente, par Aimé
Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon Gontran Damas. Le terme lui-même est employé pour la première fois
par Aimé Césaire en 1935.
195
Cf Messina J.-P., Evêques africains au concile Vatican II (1959-1965) : le cas du Cameroun, Paris-Yaoundé,
Karthala-PUCAC, 2000, p. 41.
196
P.A., « Problèmes africains », Présence Africaine, n° 47, 3e trimestre 1963, p. 7.
94
dont le centre d‟intérêt est resté la culture noire (au sens général du terme), la SAC elle, porte
une attention particulière aux questions de religion »197.
Ainsi, même si au sein de la SAC se retrouvent croyants et non croyants, cette organisation
n’entend pas demeurer neutre par rapport à la religion. La préoccupation des membres de la
Société Africaine de Culture qui s’inscrit dans un horizon d’avenir à définir pour les peuples
africains, non seulement ne se veut pas étrangère à l’univers de ces peuples, mais encore ne se
veut pas close. Au cœur de tout ceci, le dialogue initié à travers Présence Africaine se
poursuit et l’idée d’un universel à construire avec tous continue de faire son chemin. Et en ce
sens, Alioune Diop défend la particularité des peuples noirs qui doivent aussi s’affirmer, à
travers la culture notamment :
Nous sommes une association culturelle groupant des hommes de culture de tous les pays négro-
africains, de toutes les disciplines et de toutes les philosophies. Car nous nous gardons avec prudence
des catégories occidentales afin de retrouver plus aisément les catégories qui nous seraient
communes. Notre domaine est celui de la culture198.
Une telle définition, si elle semble complète, appelle toutefois en elle-même un surcroît
d’explications. Les propos d’Alioune Diop certifient que cette association n’est pas un cercle
restreint et limité, mais une réalité ouverte à toutes les formes d’expressions de la pensée
humaine. Si elle se dégage de tout ce qui a trait à une quelconque assimilation, elle ne rejette
rien de ce qui fait son héritage historique, aussi douloureux soit-il. En son sein, toutes les
idées sont bienvenues, pour peu qu’elles rejoignent l’esprit et les objectifs qui sont ici visés.
Il y a peut-être lieu de voir en ce brassage d’idées dans la SAC, l’une des raisons de sa
création en dehors de l’Afrique. En effet, le contexte tumultueux de la fin des années
cinquante sur le continent africain alors secoué par d’importants mouvements nationalistes, en
fait une aire géographique très surveillée et qui ne tolère pas n’importe quelle opinion. C’est
pourquoi tout mouvement d’intellectuels est vu comme potentiellement porteur de germes
insurrectionnels et par conséquent se voit soumis à la censure. C’est en évoquant cette crainte
de la censure coloniale, à laquelle s’ajoute naturellement le souci de promouvoir un esprit
d’ouverture, qu’Alioune Diop justifie la création de la SAC en territoire français où la
197
Messina J.P., Evêques africains au concile Vatican II (1959-1965), op cit, p. 41.
198
Diop A., « Discours d’ouverture », Colloque sur les religions…, art. cit., p. 16. A propos des hommes de
culture dont parle Alioune Diop, la SAC a, à sa création et comme membres actifs, des hommes de culture du
monde noir ; et pour membres associés, des hommes de culture s’intéressant au monde noir. Ces hommes de
culture représentent alors 20 pays, dont 12 d’Afrique, 6 d’Amérique et 2 d’Europe.
95
diversité des opinions est alors plus tolérée, même si, il faut le reconnaître, cette création en
dehors du continent noir lui a été quelque peu préjudiciable :
Née dans l‟exil en raison à la fois des rigueurs de la censure coloniale et des possibilités
exceptionnelles de la vie culturelle de Paris, elle (SAC) avait conçu et réalisé ses rencontres dans le
cadre de perspectives plus occidentales qu‟africaines199.
L‟homme de culture idéal est celui dont l‟action et les œuvres nées de la foi en l‟homme, en l‟égale
dignité des hommes, le conduit à la limite à préférer la vérité à la vie, ou du moins la liberté du
dialogue à la vie. Sa mission est de faire mûrir la raison humaine, de faire éclater la grandeur
humaine à travers les épreuves et les grandes entreprises 202.
On comprend alors qu’un tel homme se situe dans le dépassement de clivages réducteurs de la
réalité humaine en sa valeur intrinsèque. S’il est capable de préférer la vérité et la liberté du
199
Diop A., « Discours d’ouverture », Colloque sur les religions, art. cit., p. 15. A propos de la censure
coloniale, les points de vue la concernant ne sont pas tous convergents, du moins dans la pratique de celle-ci.
Alioune Diop semble la définir, dans les colonies, comme un moyen utilisé pour étouffer toute émancipation de
la pensée. Ceci ne semble pas être le point de vue de Hans-Jurgen Lüsebrink. Dans un livre récent, en effet, il
soutient que si la censure est reconnue comme existante en situation coloniale, son application directe est rare :
« Contrairement à l‟imaginaire associé fréquemment au régime colonial qui se trouve généralement lié aux
idées de répression et de censure, les mesures de censure explicite et ouverte étaient très rares et ponctuelles en
Afrique Occidentale et Equatoriale Françaises depuis le début de la troisième République » (Lüsebrink H.-J., La
conquête de l‟espace public colonial, Québec, Editions Nota Bene, 2003, p. 35). Ce qui semble fréquent dans
l’espace colonial sous ce mode de répression, au rapport de Lüsebrink, c’est la censure indirecte, qui aurait
consisté en multiples formes d’influences exercées contre la parution de certaines revues et de certains ouvrages
(cf p. 35). Dès lors il convient de nuancer toute affirmation au sujet de la censure, lorsqu’on la situe dans le
régime colonial, français tout au moins.
200
Cf Diop A., « Discours d’ouverture », Colloque sur les religions Colloque sur les religions, p. 16.
201
Idem.
202
Idem.
96
dialogue à son confort, c’est que son action est toute désintéressée et dégagée de tout profit
individuel. Il ne combat pas pour lui-même, mais pour l’homme.
Quand on sait que la SAC est un regroupement d’hommes de culture, on peut alors
comprendre que dans le déploiement de ses activités, elle ne cherche ni le lucre, ni le prestige,
ni le pouvoir, mais bien l’aménagement d’un terrain favorable à la rencontre des différences,
pour que l’homme s’épanouisse en son humanité.
C’est forte d’un tel credo que la SAC considère son rapport à l’Occident : oui aux apports de
l’Occident, mais uniquement dans la mesure où c’est l’Afrique qui en fait le choix. Oui à la
possibilité pour l’Afrique de donner ce qu’elle est capable d’apporter à la richesse de
l’humanité. Ainsi donc, aider l’Afrique à définir un bonheur qui n’épouse pas absolument ce
que les autres veulent pour elle, tel est l’un des combats d’Alioune Diop et de ses
compagnons. Pour eux en effet, chaque monde peuplé d’hommes a des richesses qui
valorisent la personne humaine. C’est pourquoi d’ailleurs la domination culturelle comme son
corollaire l’aliénation n’ont pas leur place dans la marche de l’histoire, puisque ce qui compte
en définitive est que les peuples se découvrent tous capables de donner et de recevoir :
Mais nous ne saurions nous contenter d‟adhérer passivement aux idées, catégories et objectifs
occidentaux. Si nous sommes sensibles à ce qui unit les hommes, nous savons aussi que l‟unité de la
race humaine ne se fera pas si l‟une des communautés reste condamnée à taire ses rêves particuliers
et son expérience originale. Notre mission immédiate est de libérer l‟initiative africaine, la foi de
l‟Afrique en elle-même et les manifestations naturelles de la dignité africaine203.
Une telle déclaration montre clairement que la SAC ne se situe pas en priorité et de manière
absolue dans l’obsession d’une revendication culturelle pour la revendication. Son action vise
en définitive l’affirmation de l’homme, de l’humanité, en sa personnalité. Mais cette
affirmation n’est pas possible tant que cette humanité se trouve appauvrie, du fait du silence
dans lequel certains sont cantonnés et du manque de reconnaissance de leurs formes
d’expressions. En fait l’accomplissement de l’humanité ne se paie qu’à travers l’acceptation
de tous.
Il y a donc dans une telle organisation, un indéniable humanisme. Et les membres de la SAC
sont pénétrés de cet humanisme qui semble être le produit d’une synthèse bien élaborée de
203
Diop A., « Discours d’ouverture », Colloque sur les religions.., p. 17.
97
tout ce que l’histoire, dans ses péripéties, a fait connaître à ces hommes : l’amour de l’homme,
au-delà de ses égarements.
Une fois l’idée de la création de la SAC émise, les intellectuels du monde noir ayant participé
au congrès de 1956 se sont empressés de donner à cette Société des statuts qui la structurent.
Il y a ainsi dans la SAC, une organisation en commissions correspondant aux besoins de
l’Afrique et aux compétences des uns et des autres. Toutes ces commissions travaillent en
disposant d’une large initiative ; elles restent toutefois interdépendantes et s’inscrivent dans la
poursuite des buts assignés à la SAC.
Le Dr Jean Price-Mars est le président du tout premier bureau de la Sac. James Ivy, Emile Saint-Lot,
Kofi Busia, Eric Williams, S.O. Biobaku, Edison Carneiro, Joséphine Baker, Peter Abrahams,
Davidson Nicol et De Graft Johnson l‟assistant au poste de vice-présidents, et Alioune Diop est son
secrétaire général205.
Les membres cités sont les plus en vue, mais non les seuls à œuvrer efficacement. Et malgré
l’éminente personnalité d’Alioune Diop au sein de cette organisation d'intellectuels dont la
fécondité des idées alimentait sans cesse les initiatives de la SAC, l’expression d’autres
membres ne sera pour autant pas éclipsée. C’est ce que rapporte du moins Nicolas Ossama,
ancien membre de cette organisation206.
La SAC possédait par ailleurs son bulletin interne, ne s’adressant qu’à ses membres. Ce
bulletin non seulement permettait de fluidifier les relations entre les membres, mais aussi
constituait un moyen par lequel tous pouvaient être informés des activités de la SAC. En
1961, cette revue de la SAC qui aurait eu pour nom Bingo, a fusionné avec la revue Présence
Africaine, ainsi que le rapporte alors un communiqué de la SAC paru dans cette même revue :
Le bulletin de la SAC subissant quelques modifications, il nous semble utile de les communiquer à nos
membres et par la même occasion à nos lecteurs. En effet, le bulletin sera désormais intégré à la
204
Le poste de secrétaire général devait certainement être le plus important, et en ce sens, la SAC a rejoint
l’organigramme de la SEC où l’on retrouvait une telle organisation. Umberto Campagnolo, en tant que secrétaire
général de la SEC en était la personnalité la plus représentative, comme le sera Alioune Diop au même poste
dans la SAC.
205
Grah Mel F., op. cit., p. 171.
206
Cf Interview accordée à Yaoundé (Cameroun), le 10 septembre 2010.
98
revue « Présence Africaine », dont il constituera l‟une des chroniques d‟informations, et dont il
adoptera le rythme de parution207.
La bonne entente entre les dirigeants des Etats Africains et la SAC a valu à cette organisation
d’intellectuels d’être longtemps soutenue dans leurs actions et pourvue en fonds financiers. En
effet, les pays africains en étaient la principale source de financement. C’est ce qui explique
207
« Nouvelles de la Société Africaine de Culture », Présence Africaine, n° 36, 1er trimestre 1961, p. 175. La
disponibilité des sources actuelles ne permet pas de préciser la fréquence de parution de ce bulletin, ni la date
exacte de son lancement. On peut toutefois supposer, sur la base de la rubrique consacrée à la SAC dans les
parutions de la revue Présence Africaine, que ce bulletin informait les membres de la SAC sur la vie de leur
organisation, d’une manière générale. Il devait donc constituer un instrument de cohésion entre les membres.
208
« Quelques réalisations de la Société Africaine de Culture ». Archives de Présence Africaine. Les archives de
Présence Africaine ne sont pas encore référencées et classées. Il n’est donc pas possible d’indiquer ici des
précisions, comme il en existe ordinairement pour de tels documents. Ces archives ont d’ailleurs bénéficié d’un
important rangement du fait que ce travail est le premier à en avoir bénéficié. Les sections de la SAC créées dans
les années 60 sont : Afrique francophone : Burundi-SAC (Burundi), CamSAC (Cameroun), Congo-SAC
(Congo-Kinshasa), SAC-CI (Côte d’Ivoire), SAC-Gabon (Gabon), Guinée-SAC (Guinée), AVCA (Association
voltaïque de culture africaine) (Haute-Volta), SAC-Sen (Sénégal), Mali-SAC (Mali), SAC-To (Togo) ; Afrique
anglophone : Ghana-SAC (Ghana), NigerSAC (Nigéria), SNAC (Somali national association for culture)
(Somalie), Tanga-SAC (Tanganyika) ; AmSAC (USA), SAC-Haïti (Haïti).
209
Cf « Accord de siège entre la Société Africaine de Culture et le Gouvernement de la République du
Sénégal ». Archives de Présence Africaine. L’adresse permanente de la SAC à Dakar était dès lors : 19, rue
Vincens, B.P. 01 Dakar/Sénégal. Le fait qu’un bureau régional de la SAC ait été installé en Afrique a été
fortement salué par les Africains (cf « Lettre du Ministre de la culture, chargé de l’éducation populaire du Gabon
à Monsieur le Secrétaire général de la SAC, 23/3/1979 ». Archives de Présence Africaine).
99
par ailleurs que, plus tard, avec la crise économique ayant frappé les pays africains à partir des
années 70, la SAC ait connu des difficultés budgétaires. D’où la levée des fonds que Mme
Christiane Diop, épouse d’Alioune Diop, qui lui a alors succédé au secrétariat général,
envisage en 1983210.
Outre le risque que comportait pour la SAC d’avoir comme principaux pourvoyeurs de fonds
des Etats africains aux situations économiques fort instables, on peut s’interroger sur la liberté
de cette organisation d’intellectuels, de même que sur son impartialité dans l’appréciation de
certaines situations. Quand on sait en effet l’engagement de la SAC en faveur de vraies
indépendances africaines, il y a lieu de se demander pourquoi elle n’a pas pris ses distances
vis-à-vis de certains régimes fort répressifs dans les années 60 et 70. Pour ne citer que le cas
du Cameroun, officiellement indépendant depuis le 1er janvier 1960, un silence surprenant
plane sur les massacres perpétrés, avec le soutien de l’armée française, contre des populations
civiles au nom de leur appartenance au parti nationaliste UPC (Union des populations du
Cameroun), jusque dans les années 70211. Pourtant l’UPC semblait en bons termes avec
Présence Africaine212. Et, de leur côté, Présence Africaine et la SAC entretenaient de bonnes
relations avec le gouvernement camerounais.
210
Cf « Lettre de Mme Alioune Diop au Prof. Henry Clarke, 31 janvier 1983 ». Archives de Présence Africaine.
211
Pour plus de lumière sur cette question, on peut lire avec intérêt, l’ouvrage publié par Thomas Deltombe,
Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa en 2011 : Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique,
Paris, Editions La Découverte, 742 pages.
212
Il a été trouvé dans les archives de Présence Africaine, un document de l’UPC condamnant les massacres
contre les populations de l’Ouest du Cameroun et appelant au renversement du président Amadou Ahidjo. Et
quelques années auparavant, en 1958 notamment, la revue Présence Africaine a publié une note pour saluer la
mémoire de Ruben Um Nyobè, leader historique de l’UPC alors assassiné.
213
Cf « Quelques réalisations de la Société Africaine de Culture ». Archives de Présence Africaine.
214
Cf « Conseil exécutif 1961 ». Archives de l’Unesco, 60e session (I), volume XLIX, 60 Ex 25 ».
100
recevoir plus de subsides, dans la poursuite de ses activités et notamment l’organisation
d’importantes manifestations215. Par ailleurs, le classement en catégorie A à l’Unesco aurait
renforcé la place de la SAC dans cette organisation. Mais la SAC n’obtint jamais d’être
classée en catégorie A, comme permettent de le constater, les archives de l’Unesco. Toutefois,
en 1961, la SAC a été classée en catégorie B, au même moment que la SEC, au sein de cette
organisation.
Enfin, la SAC (devenue aujourd’hui la Communauté africaine de culture (CAC)) est bien
reconnue à l’Unesco comme ayant joué un rôle important dans la conception et la diffusion de
la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale
(1965) et de la Déclaration de l’Unesco sur la race et les préjugés raciaux216. Dans le même
ordre d’idées, il y a lieu de mentionner la Journée mondiale des peuples noirs lancée en 1972
par Alioune Diop, et approuvée par l’Unesco en 1978, lors de la 20e session de sa Conférence
générale217. C’est en raison de tout ce qui précède qu’Alioune Diop au nom de la SAC
participait aux travaux de la Conférence générale de l’Unesco en qualité d’observateur.
Pour ce qui est des organisations internationales africaines, la SAC a défendu et soutenu la
prise en compte des fondements culturels dans la charte de l’OUA (Organisation de l’Unité
Africaine), signée en 1963. Pour le fondateur de Présence Africaine, il était important de faire
admettre que ni le développement économique et social des peuples africains, ni une
quelconque émancipation politique, ne sont envisageables en dehors de la culture218. On peut
dire que cette proposition d’Alioune Diop n’est pas restée lettre morte, puisqu’en 1975, une
commission ad hoc chargée de l’élaboration d’un projet de charte culturelle pour l’Afrique a
été créée par la Conférence des ministres africains de la culture (CMAC), répondant ainsi aux
appels de la SAC219.
La Société Africaine de Culture a également entretenu des relations nourries avec l’OCAM
(Organisation commune africaine et malgache), qui ont abouti à l’organisation de nombreux
215
Les ONG reconnues et inscrite à l’Unesco se classe en trois catégories, selon le degré de collaboration
qu’elles ont avec cette organisation. Ainsi la catégorie A est la plus proche et se traduit par une relation de
consultation et d’association. La catégorie B à laquelle sera finalement classé la SAC permet des relations
d’information et de consultation.
216
Cf « Quelques réalisations de la Société Africaine de Culture ». Archives de Présence Africaine.
217
Cf « Résolutions sur la Journée des peuples noirs (ou Journée de la civilisation noire) et Festival Mondial des
Arts Négro-Africains, présentées par la Société Africaine de Culture ». Archives de Présence Africaine.
218
Cf Grah Mel, op. cit., pp. 258-259.
219
La commission ad hoc de la CMAC comprenait : la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Ghana, le Nigéria, le Sénégal
et la Sierra-Léone.
101
colloques, à la création d’un Centre culturel africain à Dakar en 1967 et d’un Institut culturel
africain dans la même ville en 1971, réalisant un accord signé entre les deux organisations en
1968. Cet institut, dont la création a donné lieu à un colloque pour en définir la nature et les
objectifs précis, avait pour mission d’établir et de coordonner un programme d’action
culturelle et d’échanges entre les écrivains et artistes africains et malgaches. Cet accord est
ratifié par un protocole établi en janvier 1969 à Kinshasa. Il était par ailleurs prévu que
l’existence de cet institut fût signifiée par des manifestations telles que des colloques, des
congrès et des festivals.
La SAC et la religion
220
De Benoist J. R., « L’œuvre multiforme d’Alioune Diop et de la SAC », Afrique histoire, art. cit., pp. 10-11.
102
scientifique, elle constitue aussi une référence identitaire au sein de la population
intellectuelle africaine en France »221.
Cette hypothèse, qui semble aussi faire de la religion un terrain de discrimination au sens de
distinction, ne peut être totalement recevable. Tout d’abord, parce que les cercles
d’intellectuels en France ne se constituent pas sur la base de l’appartenance religieuse ;
ensuite parce que l’intérêt d’une base de regroupement n’apparaît pas clairement, du moins en
ce qui concerne les années dont parle Gueye. Par ailleurs, dans le cas particulier de la SAC, il
apparaît plus évident que le regroupement des intellectuels est à situer au-dessus de toute
appartenance religieuse, comme ce fut le cas pour Présence Africaine. C’est d’ailleurs ce qui
justifie au sein de la Société Africaine de Culture, une multitude d’obédiences.
De même, lorsque Gueye va plus loin en soutenant que, chez les intellectuels africains, la
religion est en situation de rejet, du fait du marxisme dont beaucoup sont imprégnés, il y a
encore lieu de nuancer une telle affirmation, même si elle s’appuie sur certaines productions
littéraires222. Pour ce qui est du cas particulier de la SAC, il n’a pas été question de libérer
l’initiative culturelle en contournant le soubassement religieux. Et même si la position
d’Abdoulaye Gueye Ŕ qui souligne une distance, relativement à la notion de religion Ŕ est
dans une certaine mesure vérifiable223, on ne peut nier la réalité du colloque d’Abidjan de
1961 sur les religions ni même des débats ultérieures qui s’en suivront.
221
Gueye A., « De la religion chez les intellectuels de France », Cahiers d‟études africaines, n° 162, éditions
EHESS, 2001. Il n’est pas possible d’indiquer la page ici, l’édition ayant été consultée en ligne sur le site
http://etudesafricaines.revues.org.
222
Abdoulaye Gueye s’appuie entre autres ici, sur l’œuvre de Sembène Ousmane, L‟harmattan, où l’auteur
présente la religion comme une machine au service de l’aliénation et de la déstructuration sociale à partir même
de la famille.
223
« En effet, de manière collective ou individuelle, il s‟est exprimé au sein de l‟intelligentsia africaine, un refus
d‟évoquer le problème de la religion ou de critiquer la foi » ; il s’agit ici du même article publié en ligne.
103
des peuples africains. Cette rupture, par ailleurs génératrice de tensions et soutenue par les
luttes hégémoniques des pays du Nord, a aussi alimenté le continent d’un important flux
d’idées dont s’abreuvait déjà abondamment l’Europe, avec ses blocs constitués après la
guerre. C’est ainsi que la mouvance des indépendances ne semble pas absolument garantir
aux peuples africains, une absence de toute inféodation, au sens où la libération politique
serait gage de liberté.
C’est ainsi que l’interpellation de la conscience africaine s’est posée pour Alioune Diop
comme une exigence. Eveiller l’Africain et le sensibiliser aux questions directement liées à
son avenir en tous les domaines de la vie, semble avoir été ici une préoccupation des plus
importantes. C’est ici que la religion trouve sa place, ainsi que l’énonce l’argument formulé
par le fondateur de Présence Africaine : « Pour nous en tenir au culturel, il nous a semblé en
1960-61, qu‟il était urgent d‟alerter la conscience africaine au niveau de ses plus profondes
convictions, au niveau de la religion »224.
Pour Alioune Diop, le colloque d’Abidjan s’inscrit de ce fait dans le rôle que les hommes de
culture africains sont appelés à jouer dans l’émancipation culturelle de l’Afrique. Il s’agit dès
lors, pour ces hommes de culture, d’œuvrer à mener les peuples de l’Afrique et du monde noir
d’une manière générale, à prendre les responsabilités qui leur incombent. Et ceci exige que
l’interpellation adressée aux hommes et aux femmes de l’Afrique du XXe siècle, soit pleine et
surtout profonde. C’est en ce sens que selon Alioune Diop, elle devait épouser les contours de
la conscience religieuse africaine :
Ce souci de redonner confiance au peuple et de faire libérer ses initiatives nous a conduits à
organiser le colloque d‟Abidjan dont le thème était « Contribution des religions à l‟expression
culturelle de la personnalité africaine ». Car si l‟Afrique devait accepter que sa vie religieuse ne soit
que le pâle et éternel reflet du génie de l‟Occident, la vigueur de son action économique ou politique
s‟en trouverait considérablement affaiblie. C‟est pourquoi la confiance en soi, le souci de la dignité,
l‟exercice de la souveraineté ne doivent pas se manifester au seul plan d‟une action politique
superficielle. Ils doivent agir en profondeur. La foi d‟un peuple elle-même immunise contre ces
agressions culturelles qui nous assaillent comme des microbes, et sont susceptibles de miner l‟énergie
et d‟obscurcir la lucidité d‟un peuple en action225.
A ceci s’ajoute le fait qu’il s’agit bien de l’homme chez qui le sentiment religieux est si
profond qu’on ne peut le lui enlever. On peut en effet se positionner par rapport à une religion
224
Présence Africaine, « Liminaire », Colloque sur les religions, op. cit., p. 9.
225
P.A., « Nos tâches », Présence Africaine, n° 36, 1er trimestre 1961, pp. 3-4.
104
ou relativement à ce qu’elle tient pour fondement, mais on ne peut se détourner de la
dimension religieuse, qui ferait partie intégrante de la personne humaine. Selon Amadou
Hampaté Bâ dans son intervention à ce colloque, on en prend conscience face à certains
événements que la raison ne peut expliquer ou dans lesquels la culture ne peut donner un gage
d’assurance. Aussi déclare t-il :
On ne peut manquer de religion, car la religion est un instinct commun à tous les hommes de toutes
les races (…). Pour moi, aucune évolution, ni matérielle, ni intellectuelle, ne saurait extirper la
religion de l‟esprit des hommes226.
Cette position est aussi celle que défend Mèdéwalé-Jacob Agossou. Parlant du phénomène
religieux, il le situe au cœur de l’innéisme, tout en reconnaissant la diversité de ses
manifestations. Il soutient ainsi que la religion prise au sens large, ou le sentiment religieux
qui fait se positionner l’homme vis-à-vis d’une idée de l’Absolu, ne peut être soustrait à
quelque expérience humaine que ce soit. La religion correspond selon lui à des modes de vie,
à autant de cultures qu’on peut en trouver chez les différents peuples de l’univers : « La
religion est un phénomène universellement inné. La religion est humaine et elle présente
autant de couleurs qu‟on en trouve dans les nombreuses races de la terre, autant de cultes
que de cultures »227.
Le thème de réflexion et de débats choisi par la SAC pour entrer en terre africaine apparaît
donc comme pertinent. Cette pertinence repose, outre sur l’expérience religieuse africaine qui
est particulière, sur la place que celle-ci accorde à l’homme, et qu’elle occupe dans la société
africaine, et surtout sur le rôle qui est le sien dans les bouleversements sociaux qui peuvent
survenir. C’est en ce sens qu’Alioune Diop justifie dans son propos liminaire aux actes de ce
colloque, le choix de la SAC :
226
Hampaté Bâ A., « L’islam et l’Afrique noire », Colloque sur les religions, op. cit., p. 102.
227
Agossou M.-J., Christianisme africain, Paris, Karthala, 1987, p. 56.
228
Présence Africaine, « Liminaire », Colloque sur les religions, p. 9
105
important de son histoire à travers les indépendances. L’assiduité à cette tâche exige entre
autres, la mise de côté de toute situation conflictuelle entre religions, situation qui n’aurait pas
sa raison d’être. Il s’agit donc pour les religions de parler de paix, seul climat favorable à
l’éclosion d’une profonde piété et d’une dynamique culturelle :
Nous avons donc demandé aux communautés religieuses d‟Afrique noire (religion africaine, islam,
protestantisme, catholicisme) de coopérer d‟abord, au lieu de transposer sur notre sol leurs conflits,
incompréhensibles le plus souvent à nos peuples229.
Cette interpellation peut paraître exagérée, mais en réalité elle soulève un problème important
pour ce qui est du cas de l’Afrique. Ici, la situation coloniale a drainé avec elle les querelles
séculaires entre chrétiens de confessions différentes (catholiques, protestants…) en Europe, de
même que celles qui continuaient d’opposer le christianisme et la religion du prophète
Mahomet. Ces querelles ont rejoint les positions de la religion traditionnelle africaine contre
laquelle le christianisme s’est le plus acharné. La conséquence de toute cette regrettable
situation est une cohabitation difficile dans plusieurs régions, donnant lieu à des expressions
de rivalités souvent farouches, et pas toujours compréhensibles pour des croyants africains.
En clair le colloque d’Abidjan affirme que ce que l’Afrique attend des religions, c’est une
réelle et efficace contribution à l’affirmation de son identité. Et dans ce sens, cette première
rencontre en Afrique de la SAC se présente comme une occasion opportune qui scelle cette
invitation :
Il convenait donc d‟inviter les communautés religieuses à soutenir la croissance d‟une nouvelle
personnalité africaine à partir des données fondamentales de nos plus vivaces traditions
culturelles230.
D’ailleurs le discours introductif d’Alioune Diop à cette manifestation ne dit pas autre chose
lorsque, définissant la problématique du colloque, il la situe dans le souci de manifester le
génie africain dans la vie religieuse mondiale231. Mais cette implication des religions dans le
devenir des peuples africains exige leur connaissance préalable et surtout celle de ce qu’elles
ont fait au sein de la société africaine
229
Ibid., p. 10.
230
Présence Africaine, « Liminaire », Colloque sur les religions, p. 10.
231
Cf Ibid., p. 17.
106
Les religions du monde noir et les valeurs africaines
L'animisme et l'islam232
Le rapport que le colloque d’Abidjan fait sur l’animisme met en exergue un système cohérent
de pensée et de vie qui correspond à une réalité pas toujours bien comprise de l’extérieur. Ce
système, comme tout autre régissant le vécu des hommes, se déploie dans une cosmologie,
une éthique, une organisation religieuse et sociale. Tous ces éléments se tiennent comme des
mailles d’un filet et peuvent s’expliquer mutuellement. C’est dire que l’animisme se présente
comme un tout intelligible. De plus, eu égard au fait qu’il se définit comme le socle de
l’organisation sociale africaine et donc comme une dynamique ayant accompagné son
histoire, il apparaît comme la réalité la plus incontournable de la renaissance culturelle de
l’Afrique :
Or s‟il est vrai qu‟il n‟y a de renaissance pour un peuple que sur la base de son passé, nous devons
pouvoir affirmer que le fondement de l‟indépendance culturelle, de la restauration des peuples noirs,
réside principalement ici et nulle part ailleurs : dans le monde animiste233.
Ainsi, même si la religion animiste pourrait difficilement entrer dans des définitions
classiques de systèmes religieux (en raison de son statut généralement déconsidéré, ainsi que
de la multiplicité de ses expressions selon les aires géographiques), elle n’est pas moins une
réalité fécondatrice et valorisante d’une civilisation234.
L’animisme n’est donc pas une réalité uniquement ancrée dans un passé lointain ; il s’agit
d’une religion qui se déploie dans le présent et qui a toute sa place dans la vie moderne. C’est
ce que soutient Louis Vincent Thomas, lorsqu’il fait remarquer que l’animisme en Afrique ne
relève pas de la préhistoire humaine et qu’il ne traduit aucunement une croyance de l’homme
à l’état de nature. Cette prise de position se fonde selon lui sur un constat de parallélisme
entre l’animisme et des traditions occidentales et orientales. Il en conclut d’ailleurs que toute
considération autre de l’animisme est une fausse piste : « Mais comparer uniquement
232
Sous le vocable animisme, c’est la religion traditionnelle africaine qui est désignée. Le terme prête certes à
équivoque, mais son choix pour dire la réalité dont il est ici question tient à son expansion. En effet, il est le
terme le plus connu, pour dire les religiosités proprement africaines, même si c’est quelque fois dans un sens
péjoratif.
233
Memel Foté H., « Rapport sur l’animisme », Colloque sur les religions, op. cit., p. 32.
234
On peut à ce titre lire les actes du colloque de Cotonou (Bénin) de 1972 organisé par Alioune Diop et la
SAC : Les religions africaines comme source de valeurs de civilisation, Paris, Présence Africaine, 1972. Il y est
démontré le caractère fécond des religions africaines, notamment pour ce qui est de leur capacité à informer une
civilisation.
107
l‟animisme africain à l‟archaïsme des sociétés dites primitives risque de fausser le problème
(…). A la limite, rien ne distinguerait l‟animisme des autres systèmes religieux »235.
Toutefois, cette authenticité de la religion traditionnelle africaine ne peut être manifestée que
dans la mesure où les Africains prennent la parole eux-mêmes. C’est dire que la
démonstration de la capacité de cette religion à soutenir l’avenir que le monde noir se donne à
travers ses intellectuels, incombe en premier à ceux qui sont porteurs de ses marques. C’est à
eux de dire l’univers qui est le leur, comment et jusqu’où la religion qui en dépend permet
l’émergence et l’affirmation d’une culture dans laquelle l’homme se trouve épanoui.
Pour ce qui est de l’islam, on s’accorde à admettre sa fusion dans la société africaine au point
d’en avoir construit des éléments importants : « Au contact de l‟Islam, le nègre a perfectionné
son habitat. Il a réglementé sa nourriture et enrichi son idiome »236. Cette rencontre ne s’est
toutefois pas faite sans dilution de cette religion dans un syncrétisme notoire, et doit, de ce
fait, être remise en cause et critiquée sur certains points. Il y a aussi les scories de l’arabisme
dont l’islam africain doit se purifier pour devenir une religion authentiquement négro-
africaine, intégrant les valeurs de la vie dans laquelle elle est fondue. Et ici encore, le
témoignage des Africains est d’autant plus utile que c’est lui qui permet une réelle mise en
relief de l’apport de l’islam comme vecteur et étendard de la culture africaine en sa richesse et
ses diversités.
Le catholicisme et le protestantisme
Dans le catholicisme, on assiste à des discours et des prises de positions controversées,
lorsqu’il s’agit de dire sa contribution à l’expression de la personnalité africaine. Pour Robert
Sastre, le catholicisme ne s’oppose pas à l’affirmation d’une identité négro africaine 237. Des
égarements observés dans l’histoire de l’Eglise catholique en Afrique ne peuvent, selon lui,
être brandis comme un contre-trophée, à côté des réalisations accomplies et dont l’Africain
continue de tirer profit. En créant des écoles, en luttant contre les multiples dérives de
l’expansion coloniale, en présentant au monde une image de l’Africain autre que celle qui
satisfaisait une curiosité exotique, l’œuvre missionnaire catholique a, selon Sastre, largement
235
Thomas L. V., « Etat actuel et avenir de l’animisme », Colloque sur les religions.., op. cit., p. 60.
236
Hampaté Bâ A., « L’islam et l’Afrique noire », Colloque sur les religions.., p. 108.
237
Cf Sastre R., « Contribution de l’Eglise catholique à l’expression de la personnalité africaine », Colloque sur
les religions.., pp. 183-194.
108
contribué à donner au monde noir le visage qu’il méritait d’avoir et qui le rend capable d’aller
à la rencontre d’autres peuples.
Cette présentation que Sastre fait du catholicisme en terre africaine est dans une certaine
mesure, remarquable par sa justesse, surtout pour ce qui est de ses apports dans la société.
Mais on ne peut pour autant amoindrir comme il semble le faire, ce qui est répréhensible dans
la rencontre entre le catholicisme et les sociétés africaines. C’est là en effet que s’est jouée la
question de l’identité des peuples noirs. C’est en ce sens que le développement fait par Omora
Nzekwu est aussi digne d’intérêt.
En effet, prenant le contre-pied de Sastre, il constate pour sa part que le génie culturel africain
n’a pas vraiment pu se libérer à l’intérieur de la communauté catholique. Pour lui, l’attitude
du catholicisme en Afrique a clairement montré que l’Eglise catholique estimait ne pas avoir
besoin d’une quelconque expression africaine pour exister dans ce continent238. Il en veut
pour preuve l’iconoclasme pratiqué à l’égard de la religion traditionnelle africaine regardée
par les missionnaires catholiques avec dédain, de même que la désorganisation sociale
survenue du fait que le catholicisme, sans une approche critique de la réalité, a prononcé très
tôt ses anathèmes contre des pratiques relevant des traditions profondes de l’Africain, et qui
n’étaient d’ailleurs pas toujours en désaccord avec le message chrétien239. Cette situation qui a
contribué du moins à une sorte de désordre culturel n’a pas pour autant servi le catholicisme,
faisant ici et là des fidèles baptisés ou en voie de l’être, sans la certitude que leur appartenance
à l’Eglise reposait sur de solides convictions.
La position de Nzekwu n’est pas celle du juste milieu et de ce fait ne rend compte que
partiellement, quoique de façon pertinente, de la réalité. Le catholicisme n’a pas été seulement
un facteur de destruction, même si on peut déplorer la brutalité de sa rencontre avec le vécu
des peuples africains. En fait ce qui est important ici, c’est de pouvoir nuancer les positions ;
car en Afrique, il y a eu des situations appréciables, mais aussi des situations déplorables,
dans le rapport du catholicisme aux peuples africains. C’est certainement la raison pour
laquelle le tableau de Nzekwu n’est pas absolument sombre, par rapport à l’avenir. Il achève
son propos sur une note d’espoir qui certifie que le dialogue entre identité africaine et
catholicisme transcende le passé et demeure une réalité non seulement possible, mais aussi à
construire.
238
Cf Nzekwu O., « La contribution catholique », Colloque sur les religions, p. 195.
239
Cf Ibid., p. 196.
109
Les antagonismes sus relevés se trouvent comme réconciliés par John Kodwo Amissah pour
qui la politique générale de l’Eglise catholique à l’égard des cultures locales ne s’est jamais
définie comme un combat contre ces cultures, même s’il faut en toute honnêteté reconnaître le
caractère regrettable de certaines situations qui se sont produites en Afrique. Au contraire,
dans sa mission, cette institution aurait toujours eu le souci de présenter le message chrétien
en tenant compte de ce qui existe au préalable dans l’expérience humaine et qui participe de
l’ouverture de l’homme à la compréhension de ce message. Et pour cette raison, elle a pris
soin de codifier cette position :
Cette attitude traditionnelle de l‟Eglise, qui, depuis ses tout premiers temps, l‟a guidée dans ses
rapports avec les cultures indigènes des nations fut principalement codifiée, pour ainsi dire, dans des
instructions papales répétées ainsi que des décrets et des encycliques240.
Partant du principe que la rencontre de deux cultures ne peut provoquer que des échanges
réciproques, Amissah constate pour sa part que l’identité culturelle africaine a aussi influencé
le catholicisme : il cite en ce sens, le culte et la spiritualité. Il y a donc là, selon lui, une
possible intelligibilité des traditions africaines en rapport avec le catholicisme, dont la mise en
exergue incombe aux Africains ; car constate encore Amissah, les erreurs des missionnaires
catholiques encore présentes peuvent s’expliquer par le fait que ceux-ci ont travaillé dans un
milieu qui leur était tout à fait étranger. Il dégage ainsi la lecture africaine de la religion
catholique de toute apologie et de toute critique sévère, pour la situer sur le terrain de la
responsabilité africaine.
Cette même responsabilité africaine est invoquée lorsqu’il s’agit du protestantisme qui
n’échappe pas à la controverse au cours du colloque organisé par Alioune Diop à Abidjan. En
effet, Jean Calvin Bahoken présente le protestantisme comme un fait religieux ayant pu se
définir en symbiose avec d’importants éléments de la culture négro-africaine. Il va d’ailleurs
plus loin en précisant que grâce au protestantisme, les Africains ont connu une élévation de
leurs conceptions multiples et de leurs organisations sociales. Des œuvres littéraires ont donné
à des langues locales la possibilité d’une expression écrite, s’ouvrant par le fait même à un
240
Amissah J. K.., « Religion catholique et cultures indigènes : influences et interactions », Colloque sur les
religions…, pp. 200-201.
110
enracinement profond : « Grâce à la langue, le christianisme a pu s‟adapter en Afrique et a
permis l‟épanouissement de notre personnalité spirituelle »241.
Conclusion
Le colloque d’Abidjan, en marquant ainsi l’entrée de la SAC en terre africaine signifiait par là
même que la religion n’est pas secondaire dans l’engagement de ce mouvement. Même si s’y
retrouvent croyants et non croyants, la reconsidération de l’identité africaine, jusque là définie
sans les principaux sujets concernés, a constitué un sérieux motif d’examen du côté religieux
dans le vécu de l’homme noir. Le colloque a donc réaffirmé le rôle irremplaçable de
l’Africain aussi bien pour faire évoluer le phénomène religieux en Afrique, qu’en ce qui
concerne l’apport des religions dans l’épanouissement de l’homme noir. Ceci était urgent car,
depuis la fin des années cinquante, le changement des mentalités dans le monde noir appelle
cette reconsidération, comme permet de le constater cette déclaration de Robert Sastre :
Plus le temps chemine, plus le nègre se refuse à être une humanité d‟antithèse ou une humanité par
participation à l‟humanité occidentale. Il revendique son originalité. Quand donc il affirme : Je suis
un homme, il entend se solidariser avec les autres hommes mais avec conscience d‟apporter quelque
chose d‟unique et d‟irremplaçable243.
En mettant ainsi en scène un aspect de la réalité africaine qui jusque là n’apparaissait pas au
premier plan à l’heure des crises politico-indépendantistes, les hommes de cultures réunis
241
Bahoken J-C., « La contribution des religions à l’expression culturelle de la personnalité africaine », Colloque
sur les religions.., p. 157. Cette position de Bahoken qui est une sorte d’apologie est reprochable à plus d’un
titre, aussi bien en ce qui concerne l’organisation nouvelle des sociétés africaines que pour l’écriture dont il
parle. On peut par ailleurs évoquer le cas du pasteur camerounais Lotin a Samè qui, au siècle dernier, a été
sévèrement combattu dans sa volonté d’africanisation du protestantisme dont les représentants européens
vivaient mal les effets pourtant positifs.
242
Cf Mbiti J. S., « La contribution protestante à l’expression culturelle de la personnalité africaine », Colloque
sur les religions.., p. 143
243
Sastre R., « Spiritualité africaine et christianisme », Présence Africaine, n° 13, avril-mai 1957, p. 24.
111
autour d’Alioune Diop donnaient à leur mouvement un rayonnement important. Et même, ils
proposaient des assises pour une véritable émancipation qui donnerait sens et but aux luttes et
crises connues jusqu’alors.
Le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs et ses conséquences (26 mars-1er
avril 1959)
Le point de départ
Le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs qui se tient à Rome, sur le thème
« Unité et responsabilité de la culture négro-africaine », est encore une initiative d’Alioune
Diop sous le couvert de la SAC244. Ce deuxième congrès s’inscrit dans le prolongement du
premier, tenu trois ans plus tôt. En effet, après le premier congrès tenu à Paris et qui a révélé
la réalité des cultures négro-africaines, Alioune Diop a annoncé la poursuite et les orientations
futures du labeur des intellectuels du monde noir. Il a en effet parlé d’un élargissement du
concept de culture aussi bien aux sciences qu’aux techniques. C’est à cette tâche aussi que va
s’atteler le congrès de Rome, dans la mise en exergue des responsabilités des hommes de
culture.
Ainsi donc, si le congrès de Paris avait identifié les causes de la dérive culturelle des peuples
noirs et débouchait en même temps sur une dénonciation sans compromis des rapports de
l’Occident avec ces peuples jusqu’alors, et sur une affirmation de la volonté de donner sa
place à la culture du monde noir dans le patrimoine universel, il est question en ce deuxième
congrès, de rechercher des solutions concrètes à ce qui avait été identifié comme un problème,
à travers un regroupement de forces vives :
Notre premier Congrès de 1956 avait pris pour thème central : la crise de la culture (…). Cette année,
notre souci a un caractère moins critique et plus constructif. Nous avons diagnostiqué le mal en 1956.
En 1959 nous proposons une solution : la solidarité de nos peuples245.
L’appel et la réponse se situaient à moyen terme. En fait Alioune Diop avait amorcé de
profondes réflexions à ce propos. Ainsi le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs
était initialement prévu en septembre 1958. Mais en Afrique, cette période était
244
Cf « Alioune Diop ». Archives de Présence Africaine.
245
« Appel », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs : 26 mars-1er avril 1959, tome 1 : L’unité des
cultures négro-africaines », Présence Africaine, n° spécial (24-25), février-mai 1959, p. 9.
112
particulièrement difficile en plusieurs pays : en Algérie, la guerre se poursuit avec ses milliers
de morts ; en Guinée-Conakry, c’est la rupture avec la France après le rejet par Ahmed Sékou
Touré du projet de la communauté française proposée par le général Charles de Gaulle ; au
Cameroun, marqué par une crise politique, c’est une forte et sanglante répression ainsi que
l’assassinat du plus grand nationaliste de ce pays, Ruben Um Nyobè246.
Ces événements, témoignage d’une atmosphère effervescente, ont fait reporter le congrès à la
demande des écrivains d’expression française, pour l’année 1959. La tenue du Deuxième
Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs avait d’abord été envisagée par Alioune Diop au
Nigéria247. Il reste encore actuellement difficile de donner les raisons pour lesquelles cet
événement finit par se tenir à Rome. On retiendra tout de même qu’au sein de la SAC,
l’écrivain noir américain Richard Wrigth s’est désolidarisé des autres intellectuels africains,
du fait de la convocation de ces assises dans cette ville. En effet, mis en minorité dans son
souhait de voir le congrès se tenir à Berlin où il avait entrepris des démarches en ce sens, il ne
rejoindra plus les rangs de ses pairs.
Il s’agit d’abord, comme au Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs tenu à Paris, de
partir d’une relecture du passé dans l’unique but d’envisager un avenir meilleur. Cette
246
C’est l’occasion de souligner que la plupart des nationalistes africains avaient connu les idées d’Alioune
Diop ; Sékou Touré, Houphouët Boigny, Um Nyobè ou encore Amilcar Cabral (nationaliste des îles du Cap
Vert), auraient d’ailleurs eu des relations personnelles avec lui. Par ailleurs, la guerre d’Algérie n’a pas laissé
indifférente la maison d’édition Présence Africaine qui, pour soutenir les étudiants de l’Afrique noire française
(FEANF) dénonçant la politique française en Algérie, a publié un manifeste, Le sang de Bandoeng (1958), qui a
naturellement fait l’objet d’une sévère censure de la part des autorités de la métropole.
247
Cf « Une brève interview de M Alioune Diop », art. cit., p. 5.
248
On peut à ce sujet consulter la revue Les missions catholiques qui, pour ce qui est des parutions de l’année
1959, commente ce congrès.
113
relecture de l’histoire des peuples noirs rappelle l’importante place qu’y occupent leurs
relations avec les peuples de l’Occident. Dans cette démarche, un des buts visés et non des
moindres est la découverte des points communs à ceux qui sont sur le continent africain et à
ceux qui sont dispersés, au-delà de toutes formes de balkanisation créées en même temps que
les douleurs affectant la mémoire. C’est fort de ces points communs que l’unité des peuples
africains, renforcée par le fondement d’un patrimoine culturel commun se justifie. Et de fait,
ce passé commun engendre des aspirations communes :
Nous sommes éparpillés à travers le monde, tels que le colonialisme, l‟esclavage et le racisme
occidentaux ont dû nous répartir. Nous vivons sous des régimes politico-économiques variés et nous
nous réclamons de nationalités distinctes. Nous sommes insérés dans des cultures (arabe, portugaise,
française, anglaise, etc) très diverses entre elles et différentes des cultures traditionnelles de l‟Afrique
noire. Néanmoins, nous avons assez de traits communs dans nos aspirations, nos situations et dans
nos souvenirs pour que se justifie la revendication d‟une unité de la culture noire249.
Le congrès de Rome pose une exigence : le dépassement d’une situation dans laquelle
l’Africain ne joue pas de rôle. Il s’agit désormais, sans toutefois renier ce qui est né de bien
dans la rencontre avec les autres, de se nourrir abondamment de l’héritage des peuples noirs :
« Il nous faudra donc puiser dans nos peuples nos inspirations et nos ressources
d‟expression »250. Pour cette raison, la rencontre de Rome a été précédée de travaux
préparatoires et d’un appel important servant à donner à ce congrès toute la résonnance
méritée. Ces travaux visaient par ailleurs à asseoir les bases du congrès, à en délimiter les
grandes lignes, à en fixer les idées maîtresses. C’est ce qui donne toute sa pertinence à
l’exhortation d’Alioune Diop : « Nous faisons appel à la collaboration active des hommes de
culture noirs de tous les pays, afin que ce Congrès soit la mobilisation de tous les talents au
service de la culture universelle et de la paix »251.
Le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs transcende donc en définitive le cadre
de ceux qui en ont eu l’idée, comme celui du monde noir, pour rechercher une solution
universellement valable aux problèmes de l’homme. D’ailleurs l’extension de son écho à des
autorités politiques et religieuses de Rome témoigne de son ouverture. C’est ce qui explique
par exemple qu’à côté des réflexions menées par des hommes de culture, une audience ait été
accordée aux membres de la SAC par le président italien, au cours de laquelle Jean Price-
249
« Appel », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs », p. 10.
250
Ibid., p. 11.
251
Ibid., p. 12.
114
Mars, président de cette organisation, résume l’objectif poursuivi par les intellectuels africains
au sein de la SAC :
L‟objectif que nous poursuivons, c‟est de rechercher, d‟enrichir et de conserver ce qui fait
l‟originalité de notre patrimoine spirituel à travers les âges et les continents afin d‟en assumer l‟unité
et le rayonnement et le transmettre à nos descendants dans son intégralité252.
On comprend ainsi fort bien que le congrès est aussi l’occasion de se faire connaître, de se
nourrir d’entretiens. Est-ce ce qui suscitera de la part de Présence Africaine une particulière
sympathie italienne ? Il y a lieu ici de le supposer puisque l’accueil réservé aux congressistes
dans la « ville éternelle » le laisse supposer. D’ailleurs pour Alioune Diop, le choix de Rome
s’explique par le fait que cette cité a tendu la main à l’Afrique :
Nous avons choisi Rome parce que Rome nous a choisis. Rome fut la première cité à adresser à
Présence Africaine et à la Société Africaine de Culture une invitation et des propositions précises. S‟il
est vrai que nous ne pouvons dégager les traits de notre personnalité qu‟en acceptant le dialogue avec
l‟Occident, quels meilleurs interlocuteurs valables pouvions-nous trouver que Paris et Rome ?253.
On ne peut, outre cela, oublier que le choix de Rome est porteur d’une importante
symbolique. Aller à Rome signifiait de façon certaine aller aux sources de la civilisation
occidentale avec laquelle la voie du dialogue et la rencontre vécue autrement que par le passé
fait son chemin depuis peu.
252
Price-Mars J., « Discours au président Giovani Gronchi », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes
Noirs, tome 1 », p. 26.
253
Diop A., « Le sens de ce Congrès », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, tome 1 », p. 40.
115
Incapables de nous assimiler à l‟Anglais, au Français, au Belge, au Portugais – de laisser éliminer au
profit d‟une vocation hypertrophiée de l‟Occident certaines dimensions originales de notre génie –
nous nous efforçons de forger à ce génie des ressources d‟expression adaptées à sa vocation, dans le
XXe siècle (…). La présence africaine dans le monde aura pour effet d‟accroître la densité et la
maturité de la conscience humaine – (…) – d‟équiper la volonté d‟un dynamisme moins hésitant en
faveur de la paix254.
"Désoccidentaliser pour universaliser, tel est notre souhait"255, ce tant il est vrai que "le droit, la
sociologie, la pensée théologique souffrent dans leur vocation universelle de s‟exprimer sur la base
des références prises à l‟unique expérience occidentale"256.
Ce labeur s’annonce difficile et nécessite des meneurs dont la tâche, selon Aimé Césaire,
consiste à rendre le peuple conscient, but qui légitime sa démarche. Césaire ne confond
cependant pas le rôle de ces meneurs à celui d’un leader d’opinion. Bien mieux, il dégage son
propos de toute confusion, en en évacuant toute considération libératrice à la manière d’un
mahdi257 :
Il ne s‟agit pas d‟une conception messianique de l‟artiste ou de l‟écrivain (…). Il s‟agit d‟une chose
plus simple qui est ceci : que l‟homme de culture est celui qui par la création, exprime et donne
254
Ibid., p. 41.
255
Ibid., p. 44. En parlant de désoccidentaliser, Alioune Diop veut surtout revendiquer pour l’Afrique, le droit de
donner ; pas seulement de recevoir, pour échapper ainsi à l’assimilation. C’est dans ce sens d’ailleurs que
Jacques Rabemananjara appelle les Africains à devenir les propres maîtres des situations les concernant : « Rien
ne doit plus être accepté, rien ne doit plus être vécu qui n‟ait été repensé, reéprouvé par nous » : « Les
fondements de notre unité, tirés de l’époque coloniale », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs,
tome 1 », p 72.
256
Diop A., « Le sens de ce Congrès », art. cit., p. 45.
257
Césaire affirme que l’ « homme de culture » n’est pas un messie tel que le traduit l’image du mahdi, dans le
millénarisme musulman par exemple. Le mahdi (qui a donné naissance au mahdisme comme courant religieux)
est en effet une figure messianique dans une frange sectaire et millénariste de l’islam africain. Cette figure est
regardée comme restauratrice d’un ordre nouveau par son avènement. A l’époque coloniale (XIX e siècle), une
importante insurrection menée au Soudan nilotique sous domination anglaise fut attribuée au mahdisme, dont le
personnage central se présentait comme un libérateur politique absolu.
116
forme. Et cette expression elle-même, par le fait qu‟elle est expression donc mise à jour, crée ou
recrée – dialectiquement – à son image le sentiment dont il n‟est à tout prendre que l‟émanation258.
L’homme de culture conduit à la vraie liberté ; il est un démiurge au cœur du chaos culturel…
Toutefois, il ne s’engage pas pour une libération au sens politique. C’est son œuvre qui porte
en elle-même une capacité libératrice dans le sens où elle permet de voir les choses autrement
qu’elles se présentent, laissant ainsi augurer un ordre nouveau.
Somme toute, les propos de Césaire affirment clairement que le Deuxième Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs s’est appesanti sur les tâches de l’homme de culture dans une
démarche de re-structuration culturelle chez les peuples qui ont été soumis à un véritable
désordre né de l’hétérogénéité injectée par l’impérialisme. Il n’est donc pas simplement
question de proclamer la grandeur de cet homme, mais de reconnaître en le disant, que son
ascension réside dans sa mission même, une mission qui ne relève donc pas de l’abstraction.
258
Césaire A., « L’homme de culture et ses responsabilités », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes
Noirs, tome 1 », p. 117.
259
Ibid., p. 118.
260
Le mythe chamitique Ŕ de Cham deuxième fils de Noé, maudit par son père selon la Bible (Genèse) Ŕ est une
théorie selon laquelle pèserait sur les peuples noirs, la malédiction de Cham qui en serait l’ancêtre apical. Cette
malédiction aurait causé et justifierait les souffrances des peuples de couleur noire dans la marche de l’histoire
humaine. Elle aurait par ailleurs rendu l’homme noir inapte à tout progrès au sens culturel, le condamnant par le
fait même à un prélogisme rationnel, pour reprendre la conclusion des théories hégéliennes de Lévy-Bruhl. On
peut approfondir ce sujet en s’intéressant de plus près à des articles comme : « La malédiction », Cahiers
d‟Etudes africaines, n° 121-122, 1991 ; Politique africaine, n° 39, 1990, pp. 1-5 ; « Afrique des malédictions,
117
d’origine africaine ont des responsabilités et ne peuvent ni ne doivent faire preuve d’inertie. Si
en effet des savants occidentaux, qui n’avaient aucun intérêt immédiat à isoler ce mythe
idéologique d’enjeu politique et culturel, sont parvenus à le remettre en cause, a fortiori
l’Africain Ŕ qui a un devoir de reconnaissance envers ces derniers Ŕ est tenu de s’engager :
Cependant, les hommes cultivés d‟ascendance africaine, en raison même de leurs relations
particulières avec le processus historique, et parce qu‟ils ont un intérêt à donner le coup de grâce à
ce mythe, ont une responsabilité spéciale dans l‟élargissement et l‟approfondissement de l‟attaque à
donner261.
Ce travail doit aussi mettre en lumière pour le plus grand nombre le caractère mensonger et
profondément idéologique de tout ce qui s’explique par référence à ce funeste mythe.
Dans le domaine de l’histoire, les responsabilités des hommes de culture sont définies comme
une mise en lumière critique et objective du passé, qu’il s’agit de mettre en rapport avec la
situation actuelle, dans la perspective des ouvertures sur l’avenir. Il s’agit d’une tâche très
importante, car la méconnaissance du passé ne peut susciter la prise de conscience recherchée,
pas plus qu’elle ne peut dynamiser un engagement en faveur d’un avenir meilleur. Si en effet,
on ne sait d’où on vient, comment peut-on vivre le présent et envisager l’avenir ? Les
historiens noirs sont donc indispensables pour valoriser le patrimoine historique africain qui
embrasse toutes les expressions de la vie, dans un esprit d’indépendance. C’est en ce sens
d’ailleurs que se justifie l’interpellation qui leur est adressée au cours de ce congrès :
espoir des Africains », Le Monde diplomatique, mai 1993 ; « La malédiction du continent noir », Le monde, 9
novembre 1994. Ces contributions ne sont toutefois pas à considérer comme la preuve de la prétendue
malédiction qui fait de la Bible un véritable fondement de nombreuses discriminations et de l’apartheid, ce
d’autant plus que la théorie du mythe chamitique est largement contestable et même contestée, ainsi que le
souligne Engelbert Mveng dans sa contribution au colloque sur la Négritude en 1971 à Dakar : « Négritude et
civilisation gréco-romaine », Colloque sur la Négritude, op. cit. Partant d’une relecture de la Bible, ce dernier
parvient à démontrer que le mythe de la malédiction de Cham résulte d’une lecture à dessein, destinée à légitimer
l’infériorisation de certains peuples. Selon lui, dans l’Antiquité du bassin méditerranéen, il n’est pas question de
tels conflits fondés sur les différences, puisque les autres peuples parlent de l’Afrique noire avec beaucoup
d’admiration (cf Mveng E., Les sources grecques de l‟histoire négro-africaine depuis Homère jusqu‟à Strabon,
Paris, Présence Africaine, 1972). On reconnaîtra ainsi que ce mythe a fait et continue d’ailleurs de faire dans
certains milieux encore, l’objet de beaucoup de spéculations dont il n’est pas ici question.
261
Drake S-C, « Détruire le mythe chamitique, devoir des hommes cultivés », « Deuxième Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs, tome 1 », p. 228. C’est aussi le lieu de citer, parmi les savants occidentaux qui se
sont illustrés dans la critique du mythe chamitique, Greenberg qui se serait particulièrement affirmé en procédant
à une solide étude des langues africaines (cf p. 229).
118
J‟appelle les historiens ici présents à réfuter par les faits les théories historiques positivistes,
biologico-raciales, darwinistes, sociologiques et psychologiques – théories soutenues par les
idéologues impérialistes en historiographie africaine262.
L’historien africain doit prendre ses responsabilités dans l’écriture de l’histoire de l’Afrique,
mettre en exergue la vérité, prendre en compte d’autres disciplines et obéir à l’objectivité
scientifique dans toute sa rigueur. En partant des sciences partenaires dont il se sert,
l’historien africain enracine ses responsabilités dans la modernité avec tous ses corollaires
positifs et soustrait son engagement à une simple démonstration particulariste :
En conclusion, les responsabilités de l‟historien africain consistent à être fidèle à son métier et, par
là, à le plier à la tâche vitale de libérer le passé africain des préjugés qui se sont accumulés à travers
les âges (…) il incombe à l‟historien africain d‟assurer que l‟image qui s‟en dégage ne soit pas
déformée à travers les miroirs d‟un nationalisme irréfléchi 263.
L’historien doit donc être plus que jamais motivé dans son engagement. Un engagement qui
exige préalablement de vaincre son complexe d’infériorité qui constituerait un sérieux
handicap et empêcherait l’historien d’être un éclaireur comme l’exige sa science en Afrique.
S’il est clair que son propos doit éviter un quelconque retour de l’idéologie au nom d’une
anti-idéologie, il n’en demeure pas moins que son souci doit être la capacité à susciter en
l’homme l’amour pour son terroir et son héritage. Ceci se comprend dans la mesure où seul un
tel amour peut offrir la garantie d’un réel esprit de sacrifice. C’est l’expression et la
conséquence de l’interpellation suivante :
Les historiens africains se doivent de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour éduquer nos peuples
dans l‟esprit du vrai patriotisme et de la haine de toute exploitation de quelque ordre qu‟elle soit (…)
Nous serions de mauvais historiens si nous ne faisions ressortir à nos peuples les dangers compris
dans la théorie qui veut que l‟Afrique et l‟Europe dépendent l‟une de l‟autre 264.
262
Achufusi M., « Devoirs et responsabilités des historiens africains », « Deuxième Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs, tome 2 : Responsabilité des hommes de culture », Présence Africaine, n° spécial (27-28), août-
novembre 1959, p. 82.
263
Biobaku S., « Les responsabilités de l’historien en ce qui concerne l’histoire de l’Afrique », « Deuxième
Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, tome 2 », p. 99.
264
Achufusi M., « Devoirs et responsabilités des historiens africains », art. cit., p. 95.
119
L’interpellation adressée aux hommes de culture par le Deuxième Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs n’a pas ignoré la théologie et les théologiens, preuve que le rayonnement de ce
congrès a aussi atteint les sphères de la religion chrétienne en Afrique, tout particulièrement
du catholicisme. Et de fait, cette importante rencontre qui s’est tenue à Rome s’est montré
plus ouverte et plus étendue sur les questions religieuses que le premier congrès de 1956. Ici
en effet, le christianisme se trouve aussi exprimé plus amplement dans le processus d’une
renaissance fondée sur l’unité et les responsabilités de la culture africaine.
La réponse du catholicisme
En réponse à la même interpellation adressée aux hommes de culture, toutes sciences
confondues, Vincent Mulago, dans son approche de la théologie, des théologiens et de leurs
responsabilités veut conformer son intervention à la ligne générale du congrès. Le point de
départ de sa réflexion est le rôle de l’Eglise catholique au milieu des peuples où elle est
présente, de même que la réalité multiforme qui marque la vie de ces peuples, tout en en
définissant pour chacun une originalité. Il importe de saisir celle-ci et plus encore d’en tenir
compte pour que la notion d’universalité contenue dans le catholicisme se trouve ici
valorisée : « Ainsi, l‟unité catholique de l‟Eglise ne sera point une unité d‟appauvrissement et
de solitude, mais une unité en plénitude, l‟unité dans la diversité ou la diversité dans
l‟unité »265.
Définir ainsi la diversité, comme une source de plénitude pour le catholicisme, suppose la
reconnaissance et surtout l’admission d’une pluralité de discours rapportés à de multiples
265
Mulago V., « La théologie et ses responsabilités », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, tome
2 », p. 190.
120
situations humaines particulières. Il n’est évidemment pas question, selon Mulago, de
relativiser le discours théologique, mais d’intégrer la multiplicité de ses formes d’expression
dans la transmission du message chrétien : « Il ne s‟agit donc pas de soumettre l‟Absolu au
contingent, mais de voir dans quelle mesure le contingent peut servir l‟Absolu, dans quelle
mesure le contingent peut-être magnifié par l‟Absolu »266.
Une telle prise en compte de la notion de contingence pour traduire la particularité signifie
tout simplement que le discours théologique met en relief le théologien. Celui-ci n’est jamais
à considérer autrement que comme étant l’homme d’un moment, d’un peuple, d’une
situation ; et que de ce fait, les fluctuations du discours théologique sont largement fonction
d’un changement de ces paramètres :
Il serait plutôt étonnant que la théologie soit à l‟abri de ces fluctuations. Je n‟en voudrais citer qu‟un
exemple. Un des premiers exposés théologiques dont nous parle la Bible a été fait par le diacre
Philippe devant un homme à peau noire : l‟eunuque de la reine d‟Ethiopie. La seule condition pour
recevoir le baptême est la foi en Jésus Christ. Dix neuf siècles après, en plein concile du Vatican un
groupe d‟évêques missionnaires exhibait un document demandant au pape de délier la race noire de
la malédiction qui pèse sur elle et qui, semble t-il, lui vient de Cham267.
On le voit bien, le discours théologique peut autant mener à l’essentiel que porter les marques
profondes d’une idéologie. Il peut autant traduire une pensée édificatrice exprimant ou
promouvant un certain vécu humain, que fonder un ordre qui attente à la dignité humaine et
instaure des inégalités. Ainsi, il peut justifier de multiples ambitions mauvaises ; tout comme
il peut constituer un terrain légitimant des situations qui s’écartent du bien être de l’homme.
Et dans ce dernier cas, la théologie devient un discours déroutant, allant jusqu’à
l’inacceptable :
Comment le mythe de cette malédiction a-t-il pu germer dans la conscience orante d‟une partie du
peuple chrétien et dans la réflexion de certains théologiens ? L‟explication est tout simplement à
chercher dans ce fait d‟histoire qui a pesé tragiquement sur la conscience chrétienne de l‟Occident,
l‟esclavage268.
Il apparaît donc urgent, pour que la théologie chrétienne reflète les responsabilités du
théologien, que ce discours soit purifié de toutes les scories pouvant le rendre totalement
266
Sastre R., « Théologie et culture africaine », « Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, tome 1 »,
p. 134.
267
Idem
268
Sastre R., « Théologie et culture africaine », art. cit., p. 134.
121
tributaire d’une vision étriquée de l’homme et du monde qui l’entoure. C’est pourquoi, le rôle
du théologien africain revêt une grande importance, du fait qu’il a connaissance de plusieurs
modes culturels (étant africain, sa formation le fait pourtant participer de la culture
occidentale) et est donc capable de mesurer et de comprendre les enjeux d’une possible
rencontre entre ce que propose la religion chrétienne et les prédispositions africaines à
l’accueillir. En fait il se situe naturellement sur le terrain de l’interculturel et ne peut donc par
conséquent être enfermé dans une unique manière d’être et de faire. Cette position lui assigne
alors deux tâches essentielles :
Considérons alors deux tâches spécifiques du théologien prêtre africain et malgache. Il s‟agit de
montrer comment: 1) en aidant nos compatriotes à mieux connaître et à mieux vivre leur
christianisme, puis 2) christianisant nos cultures négro-africaine ou malgache modernes, le
théologien prêtre africain et malgache développera lui aussi efficacement nos cultures 269.
Ce n‟est par hasard si la vérité éternelle du christianisme a pris corps dans une certaine civilisation
qui est la nôtre (…). Il y a une prédestination des civilisations comme des personnes. Il y a une
inégalité entre les formes où s‟expriment les besoins éternels de l‟âme humaine, comme il y en a entre
les êtres humains. Il y a une hiérarchie des signes où l‟universalité de la bonne nouvelle peut se
manifester (…) Nous n‟y pouvons rien si ce sont les nôtres que la Providence a choisis 270.
Le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs tenu à Rome, n’a donc pas ménagé
l’importante préoccupation des hommes de culture quant à l’africanisation du catholicisme en
terre africaine, notamment à travers le discours qui le construit et l’exprime : la théologie. Il
s’est pour ainsi dire présenté comme une véritable tribune où des solutions concrètes aux
problèmes culturels de l’Afrique sont proposées, non sans rapport avec les questions
religieuses, surtout chrétiennes. D’ailleurs, si le catholicisme est vu comme capable de
269
Rabilera R., « Théologien-prêtre africain et développement de la culture négro-africaine », « Deuxième
Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, tome 2 », p. 162.
270
Corte, cité par Sastre R., « Théologie et culture africaine », art. cit., p. 135.
122
participer activement à la vivification de la civilisation africaine, c’est que le prêtre, qui en est
un acteur indispensable, apparaît comme un important maillon dans la chaîne que constituent
les hommes de culture. C’est ce que révèlent les propos des grands séminaristes d’Otélé au
Cameroun, rapportés par Christian Coulon :
Le théologien africain dépend donc de vous, hommes de culture africaine. Sa théologie reflétera la
probité de cette culture africaine que vous élaborerez. Mais aussi sa théologie la magnifiera comme
elle a magnifié la culture occidentale272.
La théologie comme discours humain est donc ainsi invitée à quitter la vaine abstraction, pour
se donner un fondement concret à travers le vécu des peuples qui participent de la vie et de
l’être du catholicisme. Et dans le cas particulier de l’Afrique, il importe que, grâce aux
travaux des Africains eux-mêmes, le discours théologique soit capable de féconder une
véritable émancipation du catholicisme en Afrique. C’est ainsi que l’incarnation de la
théologie appelle celle de l’Eglise catholique ; et on comprend que le congrès de Rome a ainsi
réaffirmé la réalité incontournable d’une Eglise catholique africaine, faisant d’Alioune Diop
qui en a été l’inspirateur et l’organisateur, un personnage important dans l’avènement d’un
christianisme transformé conformément aux aspirations des Africains. Son rôle est donc
véritablement fondateur, car la démarche du congrès de Rome de 1959 va nourrir de manière
quasi ininterrompue, les discours sur l’Eglise catholique en Afrique postcoloniale. On
comprend dès lors que son accueil par le pape Jean XXIII témoigne de l’attention de la plus
haute hiérarchie de l’Eglise catholique et manifeste son concours certain à toute cette
271
Coulon C., L‟africanisation de l‟Eglise catholique, mémoire présenté pour le diplôme supérieur d’études et de
recherches politiques, Fondation nationale des sciences politiques, Paris, 1969, pp. 156-157.
272
Sastre R., « Théologie et culture africaine », art. cit., p. 140.
123
entreprise. C’est ce qui donne sens à l’audience accordé par le pape aux congressistes après
leurs travaux, le mercredi 1er avril 1959.
Selon Alioune Diop, il n’était pas possible d’envisager la fin du Deuxième Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs tenu à Rome, sans rencontrer le pape. Ceci ne s’inscrit peut-être
pas dans la quête d’une quelconque caution morale, mais certainement dans la volonté de dire
la solidarité des peuples africains avec le catholicisme qui participe désormais de la
construction de leur histoire. Cette audience est par ailleurs un sérieux motif d’encouragement
pour les catholiques présents à ces travaux. Et la rencontre avec Jean XXIII aurait donné lieu
à la découverte d’un tout autre visage du catholicisme à ceux qui, jusque là, le voyaient
seulement comme un allié du colonialisme. Cette autre vision du catholicisme est surtout
éclairée par l’attitude même du pape, par son esprit d’ouverture et de respect à l’égard de
toute initiative humaine qui s’inscrit dans le sens du progrès.
La Société Africaine de Culture et la Société Européenne de Culture avaient organisé une rencontre
commune, entre écrivains de France, d‟Italie, de Russie (par exemple Mauriac, Véronèse) et écrivains
Noirs (Césaire, Senghor, Frantz Fanon, etc…) Au terme de ce colloque, une dizaine d‟entre nous
(dont trois étaient catholiques) ont été reçus en audience par le Saint-Père, très simplement et très
124
cordialement, durant une quarantaine de minutes, seuls, dans sa bibliothèque privée. Nous avons
parlé de beaucoup de choses273.
Pour revenir à la première rencontre entre la SAC et le pape, Jean XXIII a accordé une
particulière attention aux assises du Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs ; cette
attention se traduit par le suivi du déroulement des travaux. C’est peut-être ce qui explique Ŕ
on peut le souligner Ŕ que celui-ci ait accepté de rencontrer à la fin de ces assises, les hommes
de culture qui se trouvaient alors dans la ville : « En 1959, à l‟issue du IIe Congrès Mondial
des écrivains et artistes noirs, il eut la bonté de recevoir tous les participants. Il avait suivi de
loin nos travaux et nos débats »274.
Chrétiens et non chrétiens, nous osons parier que l‟Eglise ne doit pas être blanche, ni se dresser
contre les peuples de couleur. Mais l‟Occident chrétien mesure t-il combien il risque d‟altérer le
visage de l‟Eglise sous le regard inquiet des peuples nouveaux ?275.
273
« Présence Africaine », Vivante afrique, art. cit., p. 46.
274
Diop A., « Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture », SAC, Un hommage africain à
Jean XXIII, Paris, Présence Africaine, 1965, p. 113.
275
Présence Africaine, « Peut-on dresser le Vatican contre les peuples de couleur ? », art. cit., p. 7.
125
L‟Eglise apprécie, respecte et encourage un semblable travail d‟investigation et de réflexion, qui a
pour objet de dégager les richesses originales d‟une culture propre, d‟en retrouver les points d‟appui
dans l‟histoire, d‟en manifester les harmonies profondes à travers des expressions variées, d‟en faire
bénéficier enfin par des œuvres nouvelles, les pays respectifs auxquels vous appartenez276.
Si de tels propos disent l’intérêt que ce travail porte quant au bénéfice à en tirer par les
peuples africains, ils rejoignent par ailleurs toutes les positions antérieures tenues par les
papes ayant encouragé les missions par de saines directives (Benoît XV : Maximum Illud
(1919) : Pie XII : Fidei donum (1957)). Ces mêmes propos semblent toutefois plus pertinents
et encore plus opportuns, car adressés à des hommes par qui ils peuvent trouver une réelle et
concrète manifestation dans les peuples auxquels ils appartiennent.
Les mots que le pape adresse aux Africains à l’occasion de ces rencontres disent très bien que
l’idéal qu’ils poursuivent depuis 1956 vibre bel et bien en phase avec la marche du
catholicisme. Et ainsi cet idéal peut trouver une véritable assise même dans le monde
occidental dont le message de l’Eglise a informé la culture. Ainsi donc, le message du pape
aura réitéré le fait que la prise en compte des diversités, même si elle est encore fort marquée
par des hésitations, n’est pas un leurre dans la rencontre de l’Eglise catholique avec
différentes civilisations.
Ainsi, avant même la tenue du concile Vatican II, les encouragements du pape à poursuivre la
voie ainsi tracée, laissent déjà présager que le concile ne ménagera peut-être pas la réalité des
différences. Bien plus, les travaux de la SAC s’y trouveront peut-être valorisés, contribuant
par le fait même à donner une ouverture à cet important événement, telle que souhaitée dans
sa convocation. On peut alors comprendre que pour Alioune Diop, rencontrer le pape Jean
XXIII ait été une raison de plus pour aller de l’avant : « Mes deux rencontres avec Jean XXIII
m‟ont été comme deux grandes bouffées d‟air pur et de santé »277.
276
« Discours de Jean XXIII aux membres de la SAC », SAC, Un hommage africain à Jean XXIII, p. 12.
277
Diop A., « Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture », art. cit., p. 113.
126
apostolique (1944-1953) où il a certainement été au fait des mouvements d’intellectuels
africains, alors que ceux-ci étaient encore à leur genèse278.
Cet esprit d’ouverture de Jean XXIII sera resté marquant pour Alioune Diop, lui donnant du
pape l’image d’un homme attentif à toutes les questions qui touchent de près l’homme et la
religion. D’ailleurs ses deux grandes encycliques Mater et Magistra (15 mai 1961) et Pacem
in terris (11avril 1963) sont restées pour des intellectuels africains, à l’heure du concile
Vatican II, des références et des sources d’inspirations de multiples questions débattues. On
comprend dès lors qu’une telle personnalité ne pouvait que rayonner dans un dialogue sans
restriction, ni discrimination. Et de fait, intéressé par tout, aux dires des membres de la SAC,
le pape accordait facilement de l’intérêt aux hommes de toutes confessions et aux autres
religions :
Le pape nous a tous accueillis, musulman, pasteur anglican, non croyants, avec la même gentillesse,
la même bonté et il a eu un mot aimable pour chacun. Aux Noirs, il a parlé des Eglises africaines et
en particulier de l‟Eglise d‟Ethiopie : "il y a de grandes vertus dans l‟Eglise éthiopienne, il faudra les
faire connaître". En parlant des musulmans, il a eu cette phrase étonnante : "dans le Coran aussi, il y
de grandes lumières"279.
On peut ainsi constater que l’Afrique en ses hommes de culture s’était déjà accordée à l’esprit
d’ouverture du pape. On peut même affirmer que l’Afrique s’est reconnue dans la
personnalité de cet homme. Le dialogue des cultures, des religions, apparaissaient comme une
finalité importante de son pontificat. Comment en effet après les bouleversements dus aux
deux guerres mondiales et les crises liées aux multiples aspirations à l’indépendance, les
hommes ne pouvaient-ils pas nourrir l’espoir d’entrer dans une ère nouvelle ? On peut dire
qu’en la personnalité de Jean XXIII, le catholicisme s’est mis en marche pour avancer au
rythme de cette aspiration à la nouveauté. Et l’on comprend enfin les propos de Senghor qui
résument ce qu’il aura retenu de ses rencontres avec le pape :
278
C’est pendant le séjour de Mgr Angelo Guiseppe Roncalli (futur pape Jean XXIII) à Paris qu’est créée la
revue Présence Africaine, puis la maison d’édition du même nom et que se prépare la tenue du Premier Congrès
des Ecrivains et Artistes Noirs. Tous ces moments correspondent à l’émergence d’une intelligentsia africaine.
279
Césaire A., « Témoignages », SAC, Un hommage africain à Jean XXIII, op. cit., p. 85. La nouveauté des
propos de Jean XIII au sujet d’autres confessions chrétiennes et de l’islam tient au fait que ceux-ci s’inscrivent
dans un contexte encore marqué par des querelles inter confessionnelles, renforcées par les enseignements
toujours d’actualité du concile de Trente (1542-1563) ainsi que les dogmes du concile Vatican I (1869-1870),
dont celui de l’infaillibilité papale qui ne contribua pas à rapprocher les confessions chrétiennes.
127
Pour revenir aux problèmes de la coopération africaine, que j‟avais eu souci de lui exposer, Jean
XXIII se révèle comme un partisan efficace de cette coopération non seulement entre chrétiens, mais
encore entre chrétiens et musulmans280.
Sa capacité à toucher aussi bien croyants qu’athées, chrétiens que non chrétiens, signifie
qu’en lui, brûlait certainement une grande vertu de fédérateur. Il n’est à ce propos pas difficile
de comprendre pourquoi l’engagement de la SAC se trouve soutenu par le discours qu’il
prononce. Il y a en effet entre le pape et les hommes de culture noirs assemblés autour
d’Alioune Diop pour donner à l’Afrique sa vitalité, comme une similitude dans la vision des
choses, une manière commune de les appréhender. Le dialogue prôné par Jean XXIII était le
même que celui que la SAC s’est donné de construire ; l’œcuménisme et le dialogue
interreligieux recherchés par le pape, étaient déjà à l’ordre du jour dans le vaste programme
que s’étaient donné les hommes de culture en Afrique. C’est ce qui explique certainement
l’aisance ressentie ici par les uns et les autres :
Si j‟ai cité cette anecdote (relative à Cheikh Anta Diop qui au sortir de l‟audience avec le pape en
1960 s‟est écrié : c‟est le pape le plus formidable que j‟ai jamais vu. En fait il n‟en avait jamais vu
avant, comme le précise ici Alioune Diop), c‟est pour rappeler la bonté de Jean XXIII, son humanité :
c‟est pour montrer combien les Africains pouvaient être à l‟aise avec ce saint homme… 281.
Jean XXIII se présente comme un pape ouvert à l’Afrique et sa situation, aussi bien celle
d’avant les indépendances, marquée par une forte effervescence politique, que celle d’après,
soutenue par d’immenses espoirs. C’est ce qui explique certainement tous les vœux qu’il
adresse aux pays africains à l’occasion de leur accession à l’indépendance. Il est donc ainsi
resté très attentif à tout ce qui se vit en Afrique, ce continent à qui il donne son premier
cardinal noir, cette terre à laquelle il se montre attaché : « Si je n‟étais pas trop âgé, je me
rendrais en Afrique »282.
La création d’un cardinal noir africain par Jean XXIII a été fortement saluée par l’opinion
catholique africaine, qui n’a pas manqué d’y voir une expression éclatante de la catholicité de
l’Eglise en ses plus hautes instances283. Revenant sur cet événement et sur la nomination
d’évêques africains, Alioune Diop en parle comme d’un fait qui marque l’histoire du monde
280
Ibid., p. 83.
281
Diop A., « Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture », art. cit., p. 114.
282
Jean XXIII cité par Diop A., idem.
283
Le premier cardinal africain est créé le 3 mars 1960. Originaire du Tanganyka (actuelle Tanzanie), il se
nomme Laurean Rugambwa; il était alors évêque de Bukoba.
128
noir, dans la mesure où elle signifie déjà la reconnaissance de ses valeurs, longtemps
ignorées :
L‟on aime à relever, comme en réplique sur un autre plan, la nomination, dans la même période, d‟un
cardinal noir et la consécration par le Souverain pontife d‟un nombre imposant d‟évêques africains et
malgaches. C‟est la une décision essentiellement religieuse. Mais il ne reste pas moins vrai que la
promotion des Noirs à de si hautes hiérarchies est un événement d‟une importance historique ; la
reconnaissance solennelle à l‟échelle de l‟univers, de la dignité de nos peuples longtemps
contestée284.
Mais au-delà de l’Afrique, c’est au monde que le pape s’adresse. Son message à l’Afrique
s’insère dans une situation marquée par ce que le monde traverse alors ; parler à l’Africain
était peut-être pour lui parler à l’homme, où qu’il soit. C’est pourquoi il conviendrait de lire
son message dans la prise en compte de l’universalité qu’il recèle, ainsi que le souligne
Engelbert Mveng dans l’hommage rendu à Jean XXIII :
Pour nous autres d‟Afrique, l‟avènement de Jean XXIII est bien autre chose qu‟un temps de sympathie
pour les Noirs, de pitié, de commisération. Ce qui nous a profondément touchés, c‟est, plus que les
mots émouvants qu‟il a adressés à nos pays aux fêtes de nos indépendances, plus que les marques de
sympathie prodiguées à nos pèlerins et à nos chefs d‟Etat de passage à Rome, ce qui nous a touchés,
ce n‟est pas ce qu‟il a pu nous dire à nous Africains, c‟est ce qu‟il a dit au monde 285.
Avant tout, l‟Eglise existe. Elle est aujourd‟hui l‟institution mondiale la plus ancienne. Deux mille ans
lui ont constitué un capital d‟expérience humaine dont tout responsable culturel a besoin. Car
284
P. A., « Le combat continue », Présence Africaine, n° 31, avril-mai 1960, pp. 6-7.
285
Mveng E., « Jean XXIII à l’heure de l’Afrique », SAC, Un hommage africain à Jean XXIII, p. 96.
129
l‟Eglise n‟est pas seulement objet de l‟histoire. Elle est dans l‟histoire, empoignant l‟histoire et la
faisant. Elle existe et elle est présente partout. Il est utile de ne pas l‟ignorer 286.
Et même, Alioune Diop va plus loin que le témoignage qu’il donne et qui peut se révéler tout
de même pertinent, surtout lorsqu’il ajoute lui-même, dans le cadre de cet hommage au défunt
pape :
Le message que l‟Eglise doit transmettre ne s‟épuise pas dans le langage d‟une époque ou d‟une
civilisation. Aussi a-t-elle besoin de tous les hommes ; et pour les atteindre au plus intime d‟eux-
mêmes, elle cherche à connaître, éprouver et aimer la civilisation, la mentalité, le langage de
chacun287.
On comprend dès lors que la lettre qu’il adresse au groupe catholique de la SAC se veuille
une interpellation ouverte. Et de fait, le fondateur de Présence Africaine appelle aussi les non-
croyants et les croyants qui ne sont pas chrétiens, au sein de la SAC, à avoir un regard
nouveau sur l’Eglise catholique. Ce regard peut aussi se fonder sur les multiples engagements
du pape Jean XXIII en faveur d'un ordre nouveau, surtout au cœur de la vie des peuples
noirs :
Aussi notre vœu est-il, à l‟occasion de cet hommage à Jean XXIII, d‟attirer sur l‟Eglise l‟attention des
hommes de culture non-chrétiens. Ce pape n‟a-t-il pas condamné le néo-colonialisme, encouragé la
socialisation, inspiré un dialogue fraternel et respectueux entre l‟Eglise et les religions non
chrétiennes, et œuvré pour la paix ?288.
Il s’agit donc, à travers cette interpellation, de faire davantage cheminer ensemble chrétiens,
croyants d’autres religions et non-croyants. C’est en ce sens que les propos d’Alioune Diop
débouchent en quelque sorte sur la fin de possibles divergences entre hommes de culture
quant à l’Eglise. Le caractère fédérateur et synergique de la SAC doit pour lui s’exprimer en
tous les points de son action. Ainsi, au sein de ce mouvement, les prises de parole sur le
catholicisme se font plus précises.
Si elles émanent en priorité des catholiques, il n’en demeure pas moins que les membres de la
SAC étrangers au catholicisme prennent la parole à ce propos. C’est ce qu’on observe
d’ailleurs dans l’hommage que les Africains ont rendu à Jean XXIII. Pour Aimé Césaire par
exemple, la simplicité de Jean XXIII apparaissait dès le premier contact et faisait de lui un
286
Diop A., « Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture », art. cit., p. 116.
287
Ibid., p. 117.
288
Ibid., p. 115.
130
homme avec qui on était immédiatement en confiance : « On avait l‟impression d‟avoir
devant nous un homme qui pouvait tout dire et à qui on pouvait tout dire. C‟était frappant
comme contact humain »289. Cette confiance menait à la découverte de sa personnalité
profonde : « C‟était un homme du peuple, un paysan, pas un intellectuel éthéré. Et pourtant
derrière cette bonhomie, quelle profondeur ! »290. Il apparaît alors qu’un tel contact a pu
contribuer à donner à l’Africain de se sentir chez soi dans un cercle d’où il était sinon écarté,
du moins presque totalement étranger. La personnalité du pape a donc non seulement conforté
la SAC dans les orientations qu’elle s’était déjà données, mais aussi établi des rapports
confiants entre les hommes de culture et l’Eglise catholique. C'est en ce sens d'ailleurs que
s'affirme la pertinence de la déclaration suivante:
Mais avec Jean XXIII, c‟est un souffle nouveau qui déferle sur le monde. Du jour au lendemain, des
multitudes s‟intéressent à l‟Eglise catholique, qui lui étaient indifférentes jusque là. Bien que d‟autres
aient magistralement expliqué la popularité du bon Pape Jean, je voudrais cependant essayer de
traduire ce que les gens pensaient autour de moi, même si eux-mêmes l‟exprimaient avec une certaine
maladresse. Pour tout homme Jean XXIII est apparu comme un père291.
On peut alors comprendre que la mort de Jean XXIII ait été pour les Africains un douloureux
événement vécu dans une profonde consternation car ainsi disparaissait une importante
référence pour les peuples noirs : « Here in Africa his passing meant to us the loss of a
Shepherd, a Father and a Friend »292. Ces propos qui disent d’eux-mêmes ce que le pape
représentait pour les Africains, signifient également la fin d’un parcours. Une fin de parcours
qui voit par ailleurs s’estomper un élan, une volonté réelle d’initiative, des raisons profondes
d’un engagement dont l’escompte des fruits, au-delà de sa légitimité, apparaissait imminente.
289
Césaire A., « Témoignages », art. cit., p. 85.
290
Ibid., p. 86.
291
Kalibwami J., « Notes d'un journaliste africain », Vivante Afrique, n° 231, mars-avril 1964, p. 48.
292
« Ici en Afrique, sa mort est pour nous, la perte d‟un pasteur, d‟un père et d‟un ami » : Odunjo J. F.,
« Témoignages », SAC, Un hommage africain à Jean XXIII, art. cit., p. 91.
131
Conclusion partielle
L’année 1956 aura été pour l’Afrique un tournant important dans son histoire. Marquée par
l’impulsion que la Conférence de Bandoeng donne à la marche du Tiers-Monde, elle aura
aussi été l’année inaugurale et significative des grands regroupements africains, qui créent des
rapports nouveaux entre Africains et Occidentaux, et permettent aux premiers de penser un
devenir commun, fondé sur des bases nouvelles : le dialogue, la concertation, le respect de la
dignité et de la personnalité de chaque peuple.
C’est dans cette même dynamique que la religion chrétienne en terre africaine peut considérer
l’année1956 comme une année importante. Et de fait les bouleversements profonds qui
s’annoncent pour le christianisme en sont un vibrant témoignage. Ces amorces de
changement, dues à l’engagement d’Alioune Diop, s’expriment concrètement par des
interrogations qu’il permet aux Africains de formuler, avant même la tenue du Premier
Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs. Il en ressort que la survie de la religion chrétienne en
Afrique dépend de sa capacité à tenir compte de ces questions et plus encore des propositions
concrètes qui en résultent, pour la sortie d’une situation qui, avec les indépendances, allait
devenir plus complexe et risquer de mettre le christianisme en danger, le catholicisme
notamment.
En ce sens, dans le souci de susciter des pistes nouvelles qui vaillent, dans un contexte où
l’effervescence politique atteint nécessairement d’autres sphères, le rôle de la Société
Africaine de Culture aura été providentiel. En effet, la possibilité qu’elle offre aux Africains
de poser avec pertinence des questions liées à leur situation dans des cercles de réflexions et
de rencontres qui leur sont favorables, ou qui peuvent donner écho à leur engagement aux
côtés du fondateur de Présence Africaine, ne fera que confirmer cela. Et les transformations
progressives que connaît dès lors l’Eglise catholique l’attestent aussi. Cette institution, dans la
mesure où son rôle dans le contexte de colonisation n’est pas négligeable, apparaissait à
Alioune Diop comme une instance incontournable dans le dialogue qu’il est nécessaire
d’initier avec l’Occident. C’est dans ce dialogue que l’Eglise pourrait aussi se construire, en
entrant dans une dynamique d’émancipation dont témoignent les interrogations des prêtres
noirs en 1956.
Du choix d’Alioune Diop en faveur de l’Afrique, on peut donc retenir qu’il s’agit d’un acte
important posé non seulement au bénéfice des peuples africains et du monde noir plus
largement, mais encore pour l’homme d’une manière générale. Cet acte a eu un rayonnement
132
important, y compris dans le processus d’émancipation de la religion chrétienne en Afrique.
Cet acte permet donc, en ce sens, de comprendre que le devenir du monde noir a besoin en
son expression du religieux, du christianisme, de l’Eglise : d’où l’intérêt que suscitera le
concile Vatican II chez les intellectuels de la SAC.
133
Deuxième partie : La mobilisation des intellectuels africains autour
d’Alioune Diop à l’aune du concile Vatican II
134
Introduction
Les années soixante sont marquées en Afrique par l’avènement des indépendances et donc la
naissance des Etats au sens moderne du terme. Ces indépendances donnent au continent noir
une configuration nouvelle et font émerger une classe d’élites formées à l’école occidentale,
dont la charge est de conduire le destin de l’Afrique indépendante.
Mais le destin de l’Afrique indépendante ne s’inscrit pas seulement dans une dimension
politique. En effet, à l’heure de ces indépendances s’annonce pour le catholicisme un
événement qui se définit comme un tournant nouveau et important de son histoire. L’Eglise
catholique veut entrer dans l’esprit du monde contemporain et se donner les moyens de parler
à l’homme tel qu’il se présente alors, avec ses aspirations nouvelles et les multiples
orientations qu’il donne à l’exercice de sa liberté. La quasi-coïncidence de cet événement
avec les indépendances constitue pour les Africains une seconde interpellation : dans la
mesure où le catholicisme a participé à sa manière à l’entreprise coloniale, la décolonisation
politique et l’avènement d’une ère nouvelle pour la religion chrétienne apparaissent ensemble
comme des situations qui légitiment, de la même façon, l’engagement des intellectuels
africains.
Ces intellectuels font aussi l’objet d’une réelle méfiance, étant donné qu’en dehors de la
couleur de leur peau, beaucoup n’ont rien d’africain, assimilés qu’ils sont à un mode de vie,
une manière de penser et un langage étrangers. Ils rappellent à juste titre l’Européen qui s’en
est allé. Seront-ils capables de faire autrement que lui ? A quelles conditions l’intellectuel
africain peut-il être un vrai mobilisateur pour la cause africaine, sans être le successeur
assurant la continuité d’une domination dont l’Afrique recèle encore les multiples
expressions ? Telles semblent être les questions qui se posent au sujet de l’intellectuel
africain, et qui ne relèvent pas simplement de l’ordre politique. Elles s’inscrivent dans le
destin de tout un monde, des peuples africains.
Ces peuples, dotés d’une personnalité propre, exigent désormais comme préalable la
définition et la reconnaissance de celle-ci. Pour ce qui est du catholicisme, cette exigence des
peuples africains est particulièrement opportune, d’autant plus qu’on se situe à la veille du
concile Vatican II. Il importe en effet que les assises de cet événement tiennent compte de la
135
nouvelle situation des peuples africains dans l’orientation qu’elles se proposent de
promouvoir. C’est ce qui justifie l’importante mobilisation des hommes de culture autour
d’Alioune Diop. En fait, se sentant concernés par ces états généraux du catholicisme qui
rejoignent l’avenir qu’ils veulent définir pour les peuples de l’Afrique et du monde noir, ils
tiennent le concile pour un événement auquel les Africains méritent d’être présents.
L’on doit quand même reconnaître que les changements au sein de la religion chrétienne, que
les intellectuels africains appellent de tous leurs vœux, ne se présentent pas comme une
évidence. Et même si au fond, une profonde similitude se révèle entre la pensée d’Alioune
Diop et celle de Paul VI, qui mènera la plus grande phase du concile Vatican II, les objectifs à
atteindre n’apparaissent pas comme un acquis. Toutefois, les conséquences positives de toute
cette mobilisation autour du fondateur de Présence Africaine montrent qu’il y a, par delà des
difficultés réelles, des raisons d’espérer.
136
Chapitre III
Les intellectuels africains et le concile Vatican II
Le statut de l’intellectuel en Afrique repose donc sur la question de savoir si, ayant été moulé
dans la mentalité occidentale, il est capable de susciter de véritables changements en terre
africaine à l’heure des indépendances. Et ni Alioune Diop, ni les intellectuels de la SAC ne
sont exempts de telles interrogations. Au moment où s’annoncent leurs initiatives,
relativement au concile Vatican II qui coïncide pratiquement avec les indépendances, quel
crédit les peuples peuvent-ils donner à leur démarche ? Comment réconcilier les possibles
appréhensions des peuples africains au sujet des intellectuels et la capacité effective de ceux-
ci à faire advenir un ordre nouveau ? Toutes ces questions légitiment l’intérêt qu’il convient
d’accorder ici à la personnalité de l’intellectuel africain et même de définir celle-ci comme
une problématique.
Définitions
Généralités
Dans le Dictionnaire Hachette de l’année 2007, l’intellectuel comme terme commun, est
défini dans sa deuxième acception comme celui « Qui s‟adonne de façon prédominante, par
goût ou par profession, à la vie intellectuelle »293. L’Encyclopaedia Universalis294, quant à
elle, n’accorde pas d’importance au caractère qualificatif que peut revêtir le mot intellectuel.
Il n’y apparaît donc pas comme un adjectif. Ici se trouve uniquement pris en compte
293
Dictionnaire Hachette, Paris, Hachette, 2007, art. « intellectuel », p. 827.
294
La version consultée de cette encyclopédie est celle régulièrement mise à jour en ligne : www.universalis-
edu.com. Il ne peut être signalé ici que les titres des articles, et non les pages qui n’existent justement pas dans la
version numérique.
137
l’intellectuel, comme substantif attribué à une catégorie sociale, à un groupe d’individus.
Dans cette stricte considération, l’encyclopédie semble donner deux moments au terme
intellectuel, en faisant de l’affaire Dreyfus (1894-1906), un tournant déterminant et même une
situation ayant amélioré la compréhension de la notion d’intellectuel295. L’encyclopédie
souligne en effet que l’intellectuel n’est pas à considérer simplement comme celui qui nourrit
de l’intérêt pour des activités de l’esprit ou dont les activités de l’esprit constituent une
vocation ou même un métier. Il est aussi à regarder comme une personne capable de prendre
position dans une situation historique donnée :
Par sa formation, sa place dans la société, sa volonté d‟intervention dans la cité, l‟intellectuel se
définit moins par les valeurs qu‟il défend que par une mobilisation fondée sur la conviction d‟une
mission à accomplir, d‟un devoir de participer à un "acte civique de solidarité" 296.
De ce fait, l’intellectuel apparaît comme un homme qui marque son temps, dans la mesure où
non seulement il se veut une personne engagée pour une cause noble et précise, mais encore
dans la mesure où cet engagement reste interpellateur.
De ces précédentes approches, on peut retenir que l’intellectuel est non seulement celui qui
nourrit un réel intérêt pour les activités de l’esprit et s’y adonne vraiment, mais aussi celui qui
donne un sens à son savoir, qui fait de ses connaissances une réalité qui s’incarne et se traduit
dans le vécu. C’est ainsi qu’il se rend présent aux importants rendez-vous de l’histoire ; il
revendique un regard critique sur les situations de son temps, il veut être considéré comme
une sorte d’autorité morale. Il y a donc dans la double dimension de sa vie, l’aspect praxis qui
semble davantage mettre en exergue sa définition et la considération pouvant lui être accordée
par la communauté qui est la sienne et même par la société d’une manière plus générale.
295
La présentation encyclopédique qui est prise en compte dans cette démarche se limite à l’approche
contemporaine de la notion d’intellectuel. Le parcours historique est donc mis de côté ici, non pas du fait de son
inutilité, mais précisément parce que son incidence dans cette réflexion n’est pas avérée. On peut toutefois
rappeler ici que l’affaire Dreyfus constitue une erreur judiciaire ayant marqué la France de la fin du XIXe siècle.
En effet, Alfred Dreyfus s’est vu injustement condamné pour complicité avec les Allemands à qui il aurait livré
des documents d’une haute importance. Il s’agissait alors de ce qu’on qualifierait aujourd’hui de haute trahison.
L’article d’Emile Zola, « J’accuse… ! » (1898), paru en cette période trouble pendant laquelle l’opinion publique
française était divisée en deux camps opposés (dreyfusards : partisans de l’innocence de Dreyfus et
antidreyfusards : partisans de la culpabilité de Dreyfus), mettra en exergue, non seulement la machination sur
fond d’espionnage et d’antisémitisme liée à cette affaire, mais aussi le rôle de l’intellectuel dans les crises de son
temps et de sa société.
296
Encycloaedia Universalis, op.cit., art. « Intellectuel ».
138
L‟intellectuel dans la réalité africaine
Les définitions de l’intellectuel s’enracinent surtout dans l’univers et la tradition de la société
occidentale. Dans la réalité africaine, le statut d’intellectuel se décline, dans une certaine
mesure, tout autrement. Ainsi dans les grands royaumes et empires (Abomey, Ashanti,
Darfour, Haoussa, Kordofan, Kongo-Loango, Monomotapa, Mossi…), sont assimilés à cette
catégorie, les hommes qui participent du rayonnement de la civilisation en tant que gardiens
des traditions, scribes, notables, sages, grands conseillers des souverains. C’est ce que
rappelle Sékéné Mody Cissoko, dans la définition qu’il donne de l’intelligentsia africaine, en
référence à la cité intellectuelle de Tombouctou :
Le mot intelligentsia qui désignait au XIXe siècle la classe des intellectuels russes engagés dans la
lutte pour la rénovation de leur société, serait évidemment impropre pour désigner les docteurs de
Tombouctou, hommes de Dieu, conservateurs malékites, respectueux de l‟ordre établi – c‟est dans le
sens large du mot, c'est-à-dire une classe d‟intellectuels conscients de former une catégorie spéciale
dans la société, qu‟il faudrait entendre ce mot intelligentsia dans cet exposé297.
Cette tradition n’a pas échappé à Alioune Diop qui, dans le cadre de la préparation du
Troisième Festival Mondial des Arts Nègres (dont il sera question plus loin), s’est
particulièrement intéressé à la notion d’intellectuel ou d’élite traditionnelle en Afrique noire.
Cet intérêt s’ouvrait sur une recension des intellectuels au sens traditionnel africain, en vue
d’apprécier leur niveau d’efficacité au sein du peuple : « Comment pourrait-on recenser
l‟élite traditionnelle d‟un pays, en Afrique noire ? (…) Ceux qui pensent, prient, créent,
dirigent ou fabriquent (œuvres, institutions, lois, techniques, etc…) »298.
297
Cissoko S. M., « L’intelligentsia de Tombouctou aux XVe et XVIe siècles », Présence Africaine, n° 72, 4e
trimestre 1969, p. 48.
298
« Lettre d’Alioune Diop au professeur Boubacar Ly, département de Sociologie à l’université de Dakar, 10
mai 1979 ». Archives de Présence Africaine. Dans la tradition africaine, l’intellectuel est une élite et l’élite est
intellectuelle.
139
tout droit successoral299. Ainsi, dans le contexte africain du XXe siècle, il semble difficile de
séparer la définition de l’intellectuel en Afrique de l’héritage occidental. Il s’agit en fait d’une
notion fort complexe qu’il semble bien difficile de circonscrire de manière rigoureuse. C’est
ce que fait d’ailleurs observer Joseph Ma Thiam, lorsqu’il déclare au sujet de l’intellectuel
africain :
A la vérité, le personnage est malaisé à définir(…). En Afrique, on finit par ne plus savoir ce que
c‟est ; on a l‟impression que ce mot est appliqué à peu près à tous les lettrés par opposition aux
analphabètes. Au fond, ce point de vue n‟est pas beaucoup plus absurde qu‟un autre… 300.
D’une manière générale, les débats africains, que ce soit dans le cercle d’Alioune Diop ou en
dehors, ont tenté des approches d’une définition de l’intellectuel. C’est ainsi que dans son
essai, présenté au cours d’une rencontre portant sur les intellectuels africains, Tharcisse
Tshibangu fait remarquer que l’intellectuel se caractérise notamment par sa capacité à pouvoir
se situer par rapport à des réalités qui le concernent et même l’interpellent. En cela, il peut
développer une analyse critique et objective des situations dans lesquelles il se trouve :
D‟une manière plus précise encore, [est considéré comme intellectuel] celui qui a développé en lui la
capacité d‟analyse intellectuelle de la société, des réalités ; qui se donne pour rôle la fonction critique
vis-à-vis de tout réel et de la société. Bref, celui qui croit dans le principe opératoire et la vertu
réalisatrice de la rationalité, de l‟objectivité, en tant qu‟antinomiques des réactions subjectives et
émotionnelles301.
299
Les notables des grandes cours impériales et royales en Afrique se transmettaient leurs positions sociales
selon une appartenance lignagère et conformément au droit traditionnel de succession.
300
Ma Thiam J., « L’intellectuel africain et le développement de son pays », Afrique documents, n° 64, juillet-
octobre 1962, p. 150.
301
Tshibangu T., « Les intellectuels africains et l’Eglise », Les intellectuels africains et l‟Eglise : Actes de la
Quatorzième Semaine Théologique de Kinshasa, Kinshasa, Facultés théologiques, 1982, p. 16. Le caractère
tardif Ŕ par rapport à l’ère des indépendances africaines Ŕ de ce débat, donc d’une telle définition ne contredit en
rien le rapport de celle-ci à la situation qui prévaut dans le contexte africain autour des années 60, et qui sont
aussi celles autour du deuxième concile du Vatican. D’ailleurs, l’auteur ne manque pas, en donnant des exemples
140
Cette définition qui rejoint l’approche générale évoquée ci-dessus met en valeur le fait que la
rationalité en l’intellectuel ne se réduit pas à un principe abstrait, mais suit un mode opératoire
débouchant sur une expression concrète dans le réel. L’intellectuel dans les débats africains
serait donc aussi celui qui a conquis une certaine vérité, et qui permet à son savoir de
rayonner. Cette conception est aussi celle défendue par Abdoulaye Gueye, lorsque présentant
l’identité de l’intellectuel, il s’emploie à dégager ce terme des équivoques définitionnelles qui
semblent continuellement le hanter dans le contexte africain, donnant ainsi une réelle
complexité à cette notion :
J‟entends par intellectuel le détenteur d‟une compétence cognitive certifiée par l‟institution
académique, et qui est par ailleurs producteur de savoirs qui se veulent interprétation, analyse
critique de valeurs ou d‟un ordre et susceptibles de contribuer à reconfigurer les rapports sociaux 302.
L’intellectuel est donc ici celui qui remodèle le savoir acquis dans le but de lui donner une
incidence sociale. C’est en ce sens que peut se trouver modifiée la configuration de l’ordre
établi au sein d’un groupe. Dans la mesure où ce type d’opération de reconfiguration ou
d’influence quelconque n’est pas à la portée de tous, on peut supposer que c’est dans cet ordre
d’idées que Efoé Julien Penoukou fait du savoir de l’intellectuel, une réalité systématisée ; et
de ce fait, oriente la compréhension de ce terme d’intellectuel comme suit : « on l‟emploie
exceptionnellement ici en un sens très large pour désigner tous les « lettrés » en général, et a
fortiori, les étudiants, les universitaires, les cadres supérieurs, etc »303.
Dans le cercle d’Alioune Diop, l’intellectuel a été défini comme le détenteur d’un certain
savoir. Toutefois, ici, cette notion s’est enrichie d’une précision sur le rang que l’intellectuel
occuperait dans une hiérarchie sociale établie : l’élite. Et de fait pour Joseph Bipoun-Woum,
intervenant dans une table ronde organisée sous la houlette du fondateur de Présence
Africaine, élite et intellectuel sont pratiquement confondus au sein de la société africaine
contemporaine notamment :
Il faut commencer par constater qu‟au sens large, ce que l‟on appelle « élite africaine » coïncide
pratiquement avec l‟intelligentsia, je veux dire par là, l‟ensemble des intellectuels, des universitaires,
d’intellectuels, de citer justement ceux de cette période là, parmi lesquels se retrouve Alioune Diop : « Nous
pouvons tout de même évoquer pour l‟Afrique les engagements de réflexions doctrinales et culturelles
d‟intellectuels critiques comme le fut le sénégalais Alioune Diop, et le sont le voltaïque Joseph Ki-Zerbo, le
zaïrois V. Y. Mudimbe, le camerounais G. Ngango » (idem).
302
Gueye A., Les intellectuels africains en France, coll. « Sociétés africaines et diaspora », Paris, L’Harmattan,
2001, p. 39.
303
Penoukou E. J., « Intellectuels noirs et changements de mentalités », Spiritus, n° 64, septembre 1976, p. 308.
141
des diplômés, des spécialistes de toutes sortes304.
Cette définition qui confond élite et intellectuel donne à comprendre que le statut de
l’intellectuel africain n’est pas des moindres, car on peut remarquer que l’élite est telle, en
raison d’une position vis-à-vis du reste du peuple, une position qui le situerait au-dessus de la
masse. Ainsi le terme « élite » ne se définit que comme une notion en relation. Ceci explique
par ailleurs que l’acquisition et l’expression de connaissances intellectuelles établit un type
nouveau de rapports inter humains. Dès lors, il apparaît qu’il y a de fait, un lien nécessaire
entre l’intellectuel et le peuple. Et c’est autour de ce lien que se jouent toute la pertinence et
toute l’importance de la problématique de l’intellectuel dans la société africaine, comme le
soutien de façon constante Alioune Diop.
304
Intervention de Bipoun-Woum J. au débat « Elite et peuple dans l’Afrique d’aujourd’hui », Présence
Africaine, n° 73, 1er trimestre 1970, p. 53. Ce débat a été conjointement organisé par la SAC et l’UNESCO. La
particularité africaine conduira ainsi, dans cette démarche, à l’emploi indifférencié d’intellectuel, d’élite et
d’élite intellectuelle qui se confondent quasiment.
305
La notion d’évolué est ici appréciée de différentes manières. Certains l’emploient dans un sens positif qui est
d’ailleurs celui plus évident ; d’autres lui donnent une connotation péjorative, pour dire que ce dernier est si
moulé dans les schèmes de la société occidentale qu’il n’aurait d’africain que la couleur de sa peau. Et de fait, il
n’est ni occidental, ni africain.
142
occidentale. Ceci n’est toutefois pas parvenu à lui assurer tout le crédit du peuple, d’autant
plus que dans les Etats africains postcoloniaux, la gestion des affaires publiques leur est
dévolue. C’est en ce sens que, même si la renaissance culturelle du monde noir ne peut se
passer des intellectuels, le terme qui désigne cette catégorie de personnes mérite d’être
reconsidéré et analysé. En effet, étant donné l’identité de l’intellectuel africain, il prête d’une
certaine manière à confusion. Cette confusion émerge d’une situation dont il ne peut se
défaire facilement : son aliénation, ainsi que le rapporte Pathé Diagne : « Une anecdote
récente m‟a confirmé dans cette opinion sur la difficulté de l‟intellectuel négro-africain à
émanciper sa pensée d‟aliénations profondes. Il les porte souvent très allègrement, avec la
meilleure bonne conscience »306.
L’ambiguïté du statut de l’évolué se définirait donc a priori comme une crise identitaire. Cette
situation qui caractérise l’intellectuel africain et qui se présente comme une déficience, en
raison de la distance réelle qui le séparerait de ses propres origines culturelles, est à relier à la
déconstruction de sa personne par des repères uniquement empruntés à l’expérience
occidentale. Et son problème en fait c’est que de cette manière, il est devenu un européanisé,
au détriment de sa propre définition :
C‟est en fait tout l‟être sensible et cognitif du négro-africain européanisé, branché sur les modernités
et les systèmes idéologiques élaborés à partir du modèle occidental et promu à l‟universalité, qui a
été ébranlé. Il a été transformé au point d‟être devenu parfois presqu‟aussi inapte que le non-africain
à penser et à exprimer le monde complexe qui est le sien 307.
Ainsi donc la compréhension de la profondeur et des enjeux d’une telle situation exige un
retour sur le fait colonial dont l’atmosphère ne se trouve pas encore résorbée, malgré les
indépendances.
La domination coloniale dans le monde noir s’est trouvée sous-tendue par une politique
culturelle qui a été directrice de l’entreprise impérialiste. Cette politique culturelle
s’établissant dans les rapports entre l’Afrique et l’Europe s’est exprimée concrètement par le
passage progressif de l’ « africanité » à l’ « occidentalité ». Est ainsi né un type de rapports
nouveaux, non seulement entre dominateurs et dominés, mais davantage entre dominés eux-
mêmes. Quant à l’élite qui en a émergé, elle est en proie à un profond dualisme, ainsi que
306
Diagne P., « De l’aliénation des intellectuels africains », La reconnaissance des différences, chemin de la
solidarité : Deuxième rencontre d‟Africains et d‟Européens (Brazzaville, 21-26 février 1972), coll. « Culture et
religion », Paris, Présence Africaine, 1973, p. 142.
307
Ibid., p. 143.
143
l’exprimait déjà Alioune Diop au sortir du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs. Il
soulignait en effet avec pertinence que la personnalité de l’intellectuel africain est celle d’un
homme plongé dans un profond déchirement. On a d’ailleurs l’impression dans la présentation
qu’en fait le fondateur de Présence Africaine, que sa situation s’inscrit non seulement dans
une crise identitaire, mais davantage dans la difficulté qu’il a à prendre en main son propre
devenir aussi bien que celui de ceux dont il est l’élite :
Pour m‟en tenir au Congrès des Ecrivains et Artistes noirs, l‟homme de culture noir se trouve déchiré
à la fois parce qu‟une part essentielle de sa personnalité, celle qu‟il tient de sa communauté, est
méconnue, et parce que l‟homme moderne en lui souffre de voir bafouer, à propos des siens, les
principes même qu‟il a commun avec l‟Occident. Ses rapports avec cet Occident (si accueillant dans
sa vocation de l‟Universel) s‟en trouvent viciés, empoisonnés308.
C’est tout ceci qui justifie selon lui, un sérieux examen de la situation de l’intellectuel africain
et notamment de sa capacité à pouvoir répondre à sa vocation d’intellectuel en initiant une
réelle conversion de situations, en étant moteur des changements dont sa société a besoin. Cet
examen ne peut toutefois pas se passer de l’étude de l’école sous le régime colonial, qui
permet de comprendre cet état de fait et donc aussi les possibles solutions envisageables.
L‟école reste cependant un véhicule de l‟apologétique missionnaire : elle est une médiation pour la
catéchèse. Elle véhicule des valeurs qui ignorent le patrimoine culturel traditionnel ; souvent même
308
Diop A., « Culture du monde noir », Eglise vivante, n° 2, tome IX, mars-avril 1957, pp. 114-115.
309
Il faut tout de même retenir ici que la question scolaire n’est pas reléguable à un discours simpliste, car étant
marquée par une profonde complexité qu’il ne convient pas d’ignorer lorsqu’on en parle.
144
ces valeurs sont en état d‟agression contre lui. L‟école appelle ainsi à son tour la crise d‟identité, qui
un jour apparaîtra comme une crise de dépersonnalisation310.
Cette dépersonnalisation se comprend dans la mesure où tout semble être mis en œuvre pour
faire de l’école un lieu de sélection, de production d’un esprit qui tend à séparer ceux qui
fréquentent l’école et le reste du peuple. Ainsi, les enseignements dispensés s’affirment
comme une ligne de démarcation entre la réalité scolaire et le mode de vie africaine. Cette
situation apparaît aux yeux de beaucoup comme une incompréhensible articulation :
Certaines notions professées à l‟école ont pour but d‟aboutir à la formation d‟une élite, c'est-à-dire
un groupe d‟individus extraits de la masse, de la communauté, isolé d‟elle et qui pourtant prétend
penser pour elle, résoudre pour elle ses problèmes, en un mot la guider. Là apparaît le paradoxe,
disons plutôt la contradiction. Des gens se proposent de résoudre des problèmes auxquels ils sont
absolument étrangers311.
C’est dans cet ordre d’idées que se renforce la position de Mveng au sujet de l’école. En effet,
il ne souligne pas seulement le lien profond entretenu entre l’école et l’œuvre de la mission
chrétienne, il relève aussi en même temps que l’école s’est tôt définie dans un contexte de
colonisation, comme un creuset du déracinement de l’homme noir. C’est pourquoi d’une
manière générale, Engelbert Mveng finit par décrire l’école publique coloniale ou
missionnaire, comme un instrument de l’anéantissement culturel, conçu comme projet ou
réalisé comme tel :
L‟école coloniale n‟était pas seulement une agression contre la culture indigène : c‟était un système
d‟annihilation culturelle. L‟école missionnaire, en s‟y ralliant, ouvrait pour l‟avenir la crise d‟identité
et de survie dont souffre encore l‟Afrique aujourd‟hui312.
310
Mveng E., L‟Afrique dans l‟Eglise, op. cit., p. 76.
311
Kouoto, « Elite et innovation communautaire », Economie et culture (compte rendu des travaux de la Société
Africaine de Culture, Paris, Unesco, 20-21 octobre 1962), Paris, Présence Africaine, 1965, p. 33. Ces travaux ont
été organisés à l’initiative d’Alioune Diop.
312
Mveng, cité par Penoukou E. J., « Intellectuels noirs et changements de mentalités », art. cit., p. 310. Cette
position d’Engelbert Mveng est d’autant plus pertinente qu’elle exprime la même idée défendue par Thomas
Melone au sujet de l’école coloniale, dans son intervention au colloque sur la Négritude tenu à Dakar en 1971. Il
y relevait le rôle de l’école qui aura été essentiellement d’assurer une sorte de relève dans le fonctionnariat
colonial en Afrique. Pour lui cette institution aurait échoué en labourant le terrain du décalage social et culturel
entre Africains : « L‟école qui aurait dû constituer le lieu, l‟instrument essentiel de la différence, est devenue
l‟indicateur le plus rassurant de la ressemblance et de la continuité coloniale, c'est-à-dire de l‟aliénation »
(« Négritude et humanisme », Colloque sur la Négritude (Dakar, 12-18 avril 1971), Paris, Présence Africaine,
1972, p. 57).
145
peuple dont il est l’élite. Cette inaptitude qui ne doit sa pertinence pour une bonne part qu’à
l’ignorance, est bien ce que souligne dans ses propos le chercheur Maupoil313. Au Bas
Dahomey314 où celui-ci s’emploie à connaître les coutumes et traditions locales, les
intellectuels ne sont pas les mieux placés pour répondre à ses attentes et satisfaire ses
investigations315. Il apparaît ainsi à travers l’expérience de cet ethnologue, que l’ambiguïté de
la situation de l’intellectuel africain a une incidence concrète au sein de son peuple,
notamment dans les rapports qui existent entre eux deux. Pour Joseph Bipoun-Woum, une
explication précise tient au fait que l’élite intellectuelle en Afrique est un produit étranger à la
société :
Or l‟élite africaine n‟a pas jailli et ne jaillit pas encore de la société africaine. Cette élite a été formée
pour accomplir le dessein colonial et ne pouvait le faire sans sortir de son propre milieu parce que la
colonisation sur le plan sociologique est la juxtaposition de deux sociétés, non seulement différentes
et opposées, mais encore inter-impénétrables si je puis parler ainsi316.
Concrètement donc, l’intellectuel africain est un homme éloigné de son peuple ; et cette
distance ne va pas sans conséquence : le rejet de ses traditions, qui en réalité est un abandon
du peuple à lui-même. Cette situation n’est pas propre à certains pays. Elle serait
généralisable à toute l’Afrique noire indépendante et apparaît comme déplorable :
Et que dire des lettrés embarrassés par leur langue maternelle ? Situation davantage courante – quel
triste paradoxe ! – à l‟ère des Indépendances dans certains foyers d‟intellectuels noirs qui ne parlent
que le français à leurs enfants, soit – comme ils le disent – pour faciliter l‟engrenage scolaire ; soit –
ils ne le disent pas – par complexe pour ce que Davesne appelait en 1933 : la langue française,
langue de civilisation en Afrique Noire317.
Faut-il dès lors parler d’échec, ou moins d’incapacité ? Difficile à dire ! Toutefois, ceci
témoigne du caractère très ardu de la tâche qui peut être celle de l’élite qui voudrait parvenir à
créer un ordre nouveau au sein d’une communauté en Afrique. Pour Pathé Diagne, cette
situation relèverait de l’inexistence d’une idéologie culturelle capable d’innover, en même
temps que de l’indifférence à l’égard des éléments à puiser dans l’originalité des peuples
africains. Il en arrive littéralement à en conclure qu’il s’agit d’une incapacité en raison de
l’identité façonnée en l’intellectuel africain, au contact d’une autre culture et qui l’a rendu
313
Les propos de Maupoil sont rapportés par Efoé Julien Penoukou, cf « Intellectuels noirs et changements de
mentalités », art. cit., p. 311.
314
Le Dahomey est l’ancien nom de la République du Bénin, pays d’Afrique de l’Ouest.
315
Cf Penoukou E. J., « Intellectuels noirs et changements de mentalités », art. cit., p. 311.
316
Bipoun-Woum J., intervention au débat « Elite et peuple dans l’Afrique d’aujourd’hui », art. cit., p. 54.
317
Penoukou E. J., « Intellectuels noirs et changements de mentalités », art. cit., p. 311.
146
étranger à son propre héritage. Pour lui, si des changements sociaux profonds peuvent
survenir en Afrique, c’est aussi dans la prise en compte de ce que ses peuples ont en propre et
qui apparaît malheureusement étranger à l’élite :
C‟est là à mon sens une preuve de la force des aliénations qu‟il subit. La culture nationale, l‟usage
des langues nationales, et la diffusion d‟une pensée nationale moderne, leur mise en œuvre dans les
institutions constituent évidemment des conditions de libérations318.
C‟est dire que l‟Afrique doit se montrer plus que jamais vigilante et ne pas s‟endormir dans
l‟euphorie de l‟indépendance concédée. Savoir que le danger est là. Le double danger. Le premier à
la lueur duquel devrait être repensé le problème des bases militaires, si l‟on ne veut pas que du jour
au lendemain, elles se transforment en bases d‟agression. Le second qui rend urgent la nécessité de
repenser le problème de la coopération technique. Sans doute, pour le moment, l‟Afrique ne peut-elle
se passer de l‟aide extérieure, toute suspecte qu‟elle est. Du moins, ne doit-elle la considérer que
comme un palliatif transitoire. Il s‟agit de ne pas perdre pied dans le compromis et de ne pas sacrifier
l‟avenir à l‟immédiat319.
Selon Pathé Diagne qui fait écho de manière plus sévère à ces propos du fondateur de
Présence Africaine, si la problématique de l’intellectuel africain est si pertinente, c’est en
raison du prolongement de l’action du maître d’hier qui tend à s’effectuer à travers lui. Même
sans le savoir, l’intellectuel africain serait le gage de la pérennité d’une civilisation qui, pour
s’implanter en Afrique, a préalablement fait mourir celle qui existait. Et de fait, dans la réalité
des Etats naissants des années soixante en Afrique, cette position semble trouver un terrain
qui la justifie. Dans la mesure où il hérite de son administration et de ses structures, l’Etat
africain postcolonial, à travers ceux qui le dirigent et qui sont des intellectuels africains, porte
318
Diagne P., « De l’aliénation des intellectuels africains », art. cit., p. 144.
319
P.A., « A propos du Néo-colonialisme », Présence Africaine, n° 41, 2e trimestre 1962, p. 4.
147
le risque de ne pas être la garantie d’une véritable indépendance pour les peuples. Ceci est
d’autant plus grave que pour Joseph Bipoun-Woum, l’élite africaine semble être associée à
une mission précise, conformément au contexte de son émergence :
Ce n‟est pas l‟évolution des structures de la société africaine qui a produit l‟élite, c‟est la nécessité
d‟assurer la fonction coloniale qui a secrété une élite. Et après la colonisation, la nécessité d‟assurer
la fonction étatique a entretenu et continue à entretenir l‟élite. Or l‟Etat africain est tout simplement
sur le plan de l‟analyse un successeur pur et simple, et rien d‟autre, de l‟Etat colonial320.
Tout ceci ne fait que renforcer le constat que toutes les forces dynamiques qui se mettent alors
en place en Afrique contribuent à creuser un écart entre l’élite et le peuple. Cette élite
africaine apparaît souvent comme très peu préoccupée par le sort de son peuple, sa course
n’ayant pour finalité que d’occuper la même place que le dominateur d’hier.
Se situant dans le prolongement des débats initiés autour d’Alioune Diop sur l’intellectuel
africain, Fabien Eboussi-Boulaga soumet à une sévère critique l’identité de celui-ci, dont
l’ambiguïté du statut s’avère inquiétante. Selon lui en effet, si ce dernier semble se positionner
comme un pont entre le monde « évolué », « civilisé », et celui non encore éclairé qui est
pourtant le sien, ce n’est pas tant parce qu’il veut inscrire sa mission dans une certaine
médiation, mais davantage parce qu’une telle position lui donne la possibilité de se préparer à
occuper la place du maître, en tous ses attributs :
Vraiment, l‟évolué ne fait pas le fier en face du maître : il demande seulement qu‟on admette que sa
capacité à se conformer est réelle, qu‟on reconnaisse les métamorphoses qu‟il subit, qu‟on le gratifie
par l‟ « immatriculation », la « citoyenneté ». Aussi, ne peut-il se solidariser avec la masse damnée
des vaincus que face au maître. En l‟absence de celui-ci, il se comporte à sa place et en son lieu. Il
juge selon les mêmes critères de proximité relativement au maître. Il apprécie les hommes selon leurs
degrés d‟ « éducation », il garde ses distances par rapport à ce qui est sous-humanité, à moins qu‟il
ne serve d‟intermédiaire, d‟auxiliaire de la civilisation, d‟interprète des volontés du maître et de
l‟obéissance du dominé321.
Il n’y a ici aucune difficulté à constater que Fabien Eboussi-Boulaga dénonce sans ambages
non seulement l’aliénation du muntu évolué, mais encore sa coupable complicité dans une
320
Bipoun-Woum J., intervention au débat « Elite et peuple dans l’Afrique d’aujourd’hui », art. cit., p. 55.
321
Eboussi-Boulaga F., La crise du Muntu .Authenticité africaine et philosophie, Paris, Présence Africaine,
1977, p. 17. Muntu est un terme qui chez certains peuples africains désigne l’homme ; il a comme pluriel Bantu,
les hommes. Bantu est aussi le nom donné à un groupe ethnico-linguistique en Afrique noire. Ce groupe se
localise majoritairement en Afrique centrale et australe ; et tout homme qui appartient à ce groupe est un bantu.
Donc, la crise du muntu désigne littéralement la crise de l’homme, c’est à dire la crise de la personnalité du
négro-africain d’une manière générale.
148
structure de rapports dominateurs-dominés dont on entrevoit alors difficilement la fin. Dans
un tel positionnement, le peuple peut-il encore donner crédit à l’intellectuel qui en est l’élite ?
Eboussi-Boulaga constate ainsi que le statut de l’intellectuel est en fait signifié par une
véritable crise d’authenticité. Non seulement il a renié dans une large mesure son héritage et
ses racines originelles, mais encore il est incapable d’incarner réellement le statut d’évolué
dont il se réclame. C’est d’ailleurs pourquoi il n’est pas inutile de postuler en permanence une
résurgence de sa vraie et profonde nature sublimée dont le rejaillissement n’est jamais loin,
trahissant ainsi son appartenance factice à la « civilisation ». Ainsi, l’éloignement de
l’intellectuel vis-à-vis de son peuple apparaît comme un fait : il est le relais d’une véritable
importation, ainsi que le souligne Pathé Diagne :
Si cet éloignement constitue une situation déplorable, c’est surtout parce que les intellectuels
pour la plupart, du fait de leur aliénation, sont quasiment inaptes à renouer avec la condition
des leurs et à jouer le rôle de meneurs. De ce fait, le salut du peuple ne passerait absolument
pas par l’engagement de l’élite, en raison de son quasi désarmement ou de son indifférence
par rapport aux situations qui l’interpellent et appellent son courage et sa ténacité. Diagne
affirme d’ailleurs : « les élites africaines ne sont pas à vrai dire par leur formation aptes à
être d‟emblée des intellectuels exprimant en actes les aspirations de leur peuple »323. Cette
affirmation, si elle éclaire le handicap de l’intellectuel africain, exprime d’une certaine façon
que cette situation est surmontable, pour peu que l’intellectuel décide de transcender les
simples limites de sa formation qu’il tient pour un absolu, pour mettre celles-ci au service
d’une définition améliorée de son identité.
Alioune Diop ne tient pas un discours nouveau sur l’élite africaine ; bien au contraire, allant
dans le même sens que Diagne, il reconnaît le fossé qui sépare cette élite et le peuple dont il
devrait se sentir le représentant. S’il insiste davantage sur les compensations que l’élite ne
semble trouver qu’au sein de la culture occidentale qui l’a façonnée, il ne dénonce pas moins
les conséquences d’une attitude tendant à s’ériger en tradition dans la relation entre l’élite
intellectuelle et le peuple :
322
Diagne P., « De l’aliénation des intellectuels africains », art. cit., p. 144.
323
Idem.
149
Cet abandon du peuple par son élite a pour effet d‟isoler le peuple, de le condamner à l‟ignorance et
à l‟irresponsabilité. Il renforce les chances d‟asservissement de la nation, d‟aliénation du sol et de ses
ressources324.
On le constate, l’attitude d’alors de l’élite africaine est d’un enjeu majeur pour le devenir des
peuples noirs. Toutefois, pour le fondateur de Présence Africaine, ce qui est en jeu dans
l’émergence d’une telle problématique, c’est essentiellement la nécessité de trouver une issue
à cette situation, et l’urgence de lever les équivoques qui pèsent sur l’intellectuel africain.
Dans la nécessité de reconsidérer les rapports entre l’élite intellectuelle et le peuple qui porte
et témoigne de ses racines originelles, il apparaît urgent de répondre à la pertinente question
que pose Pathé Diagne et qui constituerait le nerf central de toute réflexion positive sur le rôle
de l’intellectuel : « Comment donc une Afrique qui se réclame de culture et de langue anglo-
saxonnes ou latines peut-elle un seul instant nourrir légitimement l‟ambition d‟être par sa
réflexion et son action l‟outil de son peuple ? »325. Cette question de Diagne ouvre sur une
autre concernant l’intellectuel africain : comment celui-ci peut-il être véritablement au service
de son peuple sans que la culture occidentale ne soit pour lui un obstacle, ni même l’unique
voie d’issue à proposer ? Ceci appelle une capacité à pouvoir conjuguer positivement en lui sa
double appartenance, et à l’exprimer comme il se doit. Il s’agit ainsi pour lui d’être à même de
soumettre tout ce qui en lui est aliénation, à une véritable assimilation active pour que le
peuple dont il est l’élite puisse bénéficier de ce qu’il incarne dans la totalité de son être.
324
Diop A., « Discours d’ouverture à la table ronde sur "Elite et peuple dans l’Afrique d’aujourd’hui" »,
Présence Africaine, n° 73, 1er trimestre 1970, p. 46.
325
Diagne P., « De l’aliénation des intellectuels africains », art. cit., p. 146.
150
La victoire définitive et absolue sur les multiples formes d’aliénation de la condition humaine
en quelque contexte qu’elle se déploie ou s’exprime, ne peut être réellement envisagée. Et de
fait, ce qui importe pour l’homme, ce n’est pas tant de lutter avec acharnement contre les
aliénations qui le hantent au point de s’en libérer totalement, mais d’en prendre conscience et
ainsi de se donner un projet d’affirmation de soi ; de ne plus apparaître comme un être
totalement soumis à ces types de déterminismes. Il s’agit par conséquent de s’inscrire dans
une ferme volonté de s’auto-définir, dans le seul but de rejoindre la dynamique d’un
accomplissement de soi. C’est ici qu’il convient de valider le propos de Meinrad Hebga,
lorsqu’il déclare :
Nul homme ne peut dépouiller toutes ses aliénations car les aliénations pour une grande part sont la
trame de notre condition humaine. Mais un homme digne de ce nom doit garder la volonté et le projet
de se libérer, de se créer, de devenir de fait ce qu‟il est de droit : un homme. Nous, Africains désirons
devenir des Africains d‟aujourd‟hui, pleinement de cet-autre que constitue notre atavisme culturel, et
résolument tournés vers l‟avenir, vers l‟unité de l‟humanité qui se cherche, mais où chacun doit
garder son identité326.
Cette affirmation atteste que la réalité humaine s’inscrit dans un projet permanent, et que dans
la réalisation de l’ambition qui consiste à s’affirmer, le plus important est de tendre vers la
pleine promotion de soi, de sa nature profonde, qui ne peut toutefois ignorer les contingences
auxquelles elle se trouve d’une certaine manière assujettie. Ainsi donc, à partir de cette
déclaration de Hebga, la problématique de l’intellectuel semble pouvoir se résoudre dans
l’avenir auquel il convient de le convier comme acteur.
326
Hebga M., « Acculturation et chances d’un humanisme africain moderne », Présence Africaine, n° 68, 4e
trimestre, 1968, p. 174.
327
Cf Diop A., « Pour une politique de la civilisation noire », Présence Africaine, n° 85, 1er trimestre 1973, p.
235.
151
Diop appelle donc de ce fait à une réduction, voire à la fin de ce fossé dommageable à la
situation africaine328. C’est ici que la solidarité entre élite et peuple se pose comme une
importante voie d’issue dans cette crise relationnelle.
La solidarité occupe à côté du dialogue, une place importante dans la pensée et l’engagement
d’Alioune Diop. Pour cet initiateur de grands débats sur la cause africaine, l’émergence d’un
ordre nouveau au sein de l’humanité passe nécessairement par la prise en compte de ces deux
notions, et surtout par la volonté de leur donner une dimension concrète dans l’avenir que
veulent se donner les peuples. Cependant, pour Alioune Diop, c’est le peuple qui donne sens à
l’élite. Et pour cette raison, l’élite ne sera telle que dans la mesure où elle aura un engagement
capable d’élever le peuple à une véritable maturité, à travers un véritable esprit d’initiative.
Dans un appel lancé aux élites africaines après l’assassinat de Patrice Lumumba, pour ce qui
est de leurs multiples responsabilités, le fondateur de Présence Africaine l’a exprimé
clairement :
Et cependant si les cadres constituent l‟armature d‟un pays – s‟ils représentent à la fois le squelette et
le système nerveux de la vitalité d‟une nation, ces cadres ne vaudront que dans la mesure où nos
peuples auront repris confiance en eux-mêmes, libéré leurs initiatives, et décidé d‟exercer leur
souveraineté à tous les niveaux de la vie moderne329.
Cette position se comprend dans la mesure où une élite qui reste loin du peuple perd de ce fait
même son statut d’élite : cette notion d’élite étant relative à l’existence d’un groupe donné, il
apparaît évident que dans une indépendance vis-à-vis du groupe, cette notion perd toute
consistance. Et la solidarité entre l’élite et le peuple s’inscrit elle-même dans une démarche
qui consiste en la mise à disposition du savoir de l’intellectuel au service du peuple tout
entier. Ceci exige de l’élite un travail d’africanisation de la pensée, de contextualisation de ce
qui relève de la culture occidentale, bref d’une praxis intellectuelle, pour que le peuple
participe aux acquis de la connaissance et de la technique modernes. Ce n’est d’ailleurs qu’à
cette condition que l’élite peut aider le peuple à entrer dans une époque à laquelle il n’est
vraiment pas préparé, ainsi que le précise Alioune Diop :
C‟est à l‟élite qu‟il appartient de faire les premiers pas. Il lui appartient de revenir au sein de son
peuple, à son langage, à son terroir, à sa mémoire historique (…). C‟est à l‟élite qu‟il revient
d‟éclairer la rencontre de la tradition et de la modernité dans la vie du peuple. Cette action ne se
328
On lira à ce sujet avec intérêt, le discours d’Alioune Diop, Président de la deuxième session du Congrès des
Africanistes, dans Présence Africaine, n° 66, 2e trimestre 1968.
329
P.A., « Nos tâches », art. cit., p. 3.
152
limite pas à une simple action éducative. Elle commence par une maîtrise que l‟élite doit exercer sur
sa propre compétence, son talent et sa mentalité : africaniser sa propre discipline d‟abord.
L‟historien, le poète, le juriste, le théologien ou le psychiatre ont à féconder leur discipline pour
qu‟elle parle un langage africain330.
Ainsi, le dépassement de la situation de l’élite africaine dans ses rapports au peuple, exige que
celle-ci se donne une réelle identité qui la rende crédible, qui ne s’inscrive pas dans un simple
relais du fonctionnariat postcolonial au mépris des responsabilités profondes qu’il convient à
une élite d’assumer, mais qui atteste de sa solidarité ou comme le dit Bipoun-Woum, d’une
authenticité : « Il en résulte que l‟élite africaine a d‟abord un certificat d‟authenticité à
obtenir »331.
En définitive, le sombre tableau de l’intellectuel africain n’en fait pas moins un homme dont
les possibilités d’action restent multiples. Toutefois, celles-ci ne se déploient que dans
l’expression d’une véritable solidarité qui donnerait au rôle de l’intellectuel un caractère
indispensable. C’est en ce sens que la déclaration de Julien Penoukou, peut à juste titre être
considérée comme résumant ici tous les espoirs, qui de toutes façons reposent sur
l’intellectuel africain :
C‟est dire que le rôle de l‟intellectuel est plus que jamais indispensable dans une Afrique en pleine
mutation des consciences. Je le vois d‟abord comme celui d‟un spécialiste du savoir pratique, c'est-à-
dire de la recherche dynamique de créativité, de la découverte et de l‟examen critique du champ des
possibles. Il est invention, influence réelle et efficiente dans le sens du progrès (…) C‟est pourquoi je
vois l‟intellectuel noir à l‟écoute de ce groupe social, établissant avec lui non plus des rapports de
mépris ou de domination, mais de collaboration et de coopération (…) L‟intellectuel noir, je le vois
comme un homme désintéressé et passionné à la fois, un amoureux, non pas romantique et verbeux,
mais réaliste, engagé pour son peuple. Je le vois enfin comme le génie fécondateur du projet
existentiel des Ancêtres, fidèle à leur esprit d‟inventivité, stérilisant des courants de désintégration, et
toujours ouvert aux dynamismes de maturation du monde moderne332.
330
Diop A., « Itinéraire », art. cit., p. 8.
331
Bipoun-Woum J., intervention au débat « Elite et peuple dans l’Afrique d’aujourd’hui », art. cit., p. 54.
332
Penoukou E. J., « Intellectuels noirs et changements de mentalités », art. cit. pp. 315-316.
153
des multiples débats initiés ici et là sur la réalité de l’élite africaine d’une manière générale.
C’est dans cette mesure que l’approche de l’intellectuel chrétien africain apparaît comme un
cas précis d’étude qui expliquerait concrètement comment la crise liée à l’intellectuel africain
peut être surmontée. Il importe cependant de faire remarquer que l’intellectuel chrétien
africain est aussi traversé par une profonde crise d’identité. Pour Efoé Julien Penoukou, cette
condition de l’intellectuel chrétien africain s’exprime clairement par le déchirement qu’il vit
en sa personne, du fait de sa « double appartenance » :
L‟intellectuel africain chrétien a cette particularité de n‟être ni tout à fait africain, ni tout à fait
chrétien, ou plus exactement d‟ignorer d‟où il vient et où il va, son origine africaine et sa vocation
chrétienne333.
Cette particularité désigne aussi la situation dans laquelle se trouve la religion chrétienne en
terre africaine à la veille du concile Vatican II. En effet, à l’image de l’intellectuel chrétien,
celle-ci n’est pas tout à fait africaine, bien qu’elle soit présente en Afrique. On ne peut donc
être surpris du lien qui s’établit ainsi entre les chrétiens africains et leur religion. Ce constat
appelle des solutions urgentes, non seulement dans l’intérêt du christianisme, mais aussi dans
celui de tout africain qui y adhère.
Les solutions aux problèmes de l’intellectuel chrétien africain, tels qu’ils se présentent à
l’heure de l’engagement d’Alioune Diop pour une résonnance africaine du concile Vatican II,
passe par une reconsidération appropriée des fondements du statut d’intellectuel chrétien en
Afrique : l’école missionnaire. En ce sens, il apparaît nécessaire et incontournable que celle-
ci, comme toutes les autres structures héritées de l’expansion missionnaire, se donne un
visage africain pour créer une élite qui réponde non seulement aux besoins de l’Afrique, mais
aussi aux exigences nouvelles de la situation de la religion chrétienne dans le monde noir. A
côté de tout ce qui a trait à l’école missionnaire, la spécificité de l’intellectuel chrétien africain
doit pouvoir émerger d’une véritable prise de conscience qui conduit au rejet de toute
indifférence avérée à l’égard de ses propres origines. C’est aussi à cette condition qu’il peut se
soustraire à des affirmations péremptoires qu’on lui attribue, et qui n’exprimeraient
généralement qu’une ignorance coupable fondée sur des considérations abstraites :
333
Penoukou E. J., « Tâches des intellectuels chrétiens dans l’Afrique d’aujourd’hui », Les intellectuels africains
et l‟Eglise, op. cit., p. 239.
154
La tâche de l‟intellectuel est d‟abord de se mettre en quête de données constitutives de son identité
d‟Africain, non par des déclarations verbeuses, agressives et romantiques, mais par une volonté
d‟information systématique334.
Ce recul critique permettrait à une même personne de conjuguer ce qu’il pense en tant qu’être
rationnel, ce qu’il ressent en tant qu’être émotionnel et ce qu’il vit comme croyant. C’est fort
de tout ceci que Penoukou soutient que : « L‟intellectuel a donc besoin de faire constamment
la synthèse herméneutique entre son croire et son penser ; il a besoin de faire de son savoir
un espace de sens, et de la foi le sens radical de l‟espace vital »335. De ce fait, la foi
chrétienne et la raison se présenteraient comme des lumières qui, tout en s’éclairant
mutuellement, illumineraient la vie de l’intellectuel chrétien africain, dans le but ultime de
donner un surcroît de sens à son expérience d’homme inscrit dans le déroulement de
l’histoire.
155
à cette question que porteront Africains et Européens ensemble : « Comment l‟Eglise peut-elle
être autre chose qu‟une entreprise de démantèlement des traditions religieuses-culturelles de
l‟Afrique, une porte d‟entrée dans la civilisation occidentale ? »336. C’est ici que le besoin
d’exprimer une possible conjugaison entre la personnalité africaine et l’Eglise catholique se
révèle comme se situant au cœur des initiatives d’Alioune Diop autour du concile Vatican II.
Préambule
L’importance qu’Alioune Diop accorde à cet événement est à définir relativement au regard
qu’il porte sur le catholicisme en Afrique, au moment même où va se tenir le concile. Cette
importance est par ailleurs tributaire de l’état religieux du continent noir qui, de plus en plus,
commence à devenir un confluent de multiples idéologies qui ne sont pas toutes compatibles
avec les religions déjà présentes en Afrique (religion traditionnelle, christianisme, islam) :
athéisme, marxisme, sectes et sociétés secrètes… Il s’agit selon lui, d’une menace grave pour
le chrétien africain qui se remet à peine de son traumatisme séculaire, et se trouve alors mal
préparé à affronter une telle tempête. C’est d’ailleurs pourquoi au sujet de l’athéisme, le
fondateur de Présence Africaine opine à juste titre : « L‟athéisme n‟est donc pas encore en
336
SAC et Terre entière, « Argument », La reconnaissance des différences, chemin de solidarité, op. cit., p. 19.
156
Afrique l‟ennemi numéro un de la religion. Et cependant, l‟avenir africain n‟est pas assuré
contre l‟athéisme »337.
On le comprend, il n’est pas trop tôt pour tirer la sonnette d’alarme. Et d’ailleurs pour Alioune
Diop, la possible irruption de l’athéisme dans l’avenir est aussi sous-tendue par le climat
ambiant dont il tient l’Eglise catholique pour responsable dans une certaine mesure, étant
donné la posture dans laquelle elle continue de se définir dans le monde noir. Aussi, celui-ci
ne ménage t-il pas ses mots pour le dire :
Si j‟écarte les conditionnements politiques, trop connus, pour m‟en tenir aux conditionnements
religieux, je pourrais dire que dans l‟avenir la naissance et le développement de l‟athéisme
pourraient venir d‟une certaine attitude de l‟Eglise338.
Cette position continue d’être celle de la concurrence et de la course aux adeptes par rapport
aux autres confessions religieuses, sans négliger le prolongement d’une déconsidération de
l’apport de l’homme africain à son développement. Cette situation qui ne rend service ni au
catholicisme, ni aux Africains, constitue pour Alioune Diop une brèche qui pourrait permettre
à l’athéisme de s’affirmer dans l’espace africain. C’est pourquoi, il en appelle au respect de ce
qui fait et construit l’identité africaine, plutôt qu’à un défi de remplissage des églises qu’il
s’agit simplement de relever ; à la considération d’autres expressions religieuses, plutôt qu’à
la multiplication de formes qui sont toutes superficielles :
Si l‟on ne peut faire de l‟Afrique animiste et musulmane une Afrique catholique convaincue, sans
complexe, à l‟aise dans l‟Eglise catholique, que du moins on s‟efforce de sauvegarder l‟aptitude
actuelle de nos peuples à la spiritualité musulmane et animiste339.
Cette attitude de l’Eglise qui selon lui perdure dans le monde noir à l’heure de ses états
généraux, n’est pas sans rapport avec une certaine hégémonie spirituelle catholique dont
l’Occident continue de se revendiquer. Cette situation, si elle est un sérieux handicap
n’apparaît pas moins comme une mise en cause du caractère universel dont se proclame le
catholicisme.
337
Diop A., « Aspects de l’athéisme en Afrique noire », Mgr Veuillot, A-M Henry et alii, L‟athéisme, tentation
du monde, réveil des chrétiens ?, Journée d’étude des Informations Catholiques Internationales, Paris, Cerf,
1963, p. 64.
338
Idem.
339
Ibid., p. 65.
157
C’est là selon Alioune Diop, toute la nécessité pour l’Occident de se remettre à l’école du
christianisme pour en comprendre l’universalité :
On ne se rend pas toujours compte que l‟Occident qui a atteint un niveau élevé de spiritualité et de
culture catholique, a encore à apprendre sa propre religion catholique, à l‟apprendre parfois à la
faveur des contacts et des échanges avec des communautés civiles et religieuses étrangères à la
tradition culturelle et catholique de l‟Occident340.
On comprend dès lors que l’Eglise catholique se rendra inapte à porter son expression
universelle, tant qu’elle n’assumera pas comme il se doit les particularités qui la composent,
tant qu’elle ne s’ouvrira pas aux diversités d’expressions qui ont à s’y affirmer. Sans une prise
en compte de la variété des situations humaines, le message chrétien que présente l’Eglise
catholique restera éloigné des peuples qui n’ont pas d’assises culturelles greco-romaines, et
qui ne sont pas moins ouverts à l’universel, surtout dans le monde moderne. Et les propos
d’Alioune Diop sur une telle mise en garde ne s’entendent que très clairement :
De même, on oublie qu‟il est une vocation catholique des cultures africaines, et que la révélation
patiente des voies de cette vocation peut être aussi bénéfique à la conscience catholique en Occident,
plus bénéfique certainement que le fait de détruire systématiquement, sans étude préalable, sans
égard, sans respect, toutes les traditions spirituelles étrangères à la tradition occidentale du
catholicisme341.
340
A. Diop, « Aspects de l’athéisme en Afrique noire », art. cit., p. 65.
341
Idem.
158
C’est aussi en cela que cette convocation permet de formuler des vœux légitimes :
C‟est l‟éveil du Tiers Monde qui nous incite les uns les autres à élargir notre conscience culturelle
aux dimensions réelles des rapports entre les communautés, c'est-à-dire aux dimensions de l‟existence
politique de l‟homme (…). C‟est dire combien impressionnante est notre destinée et notre grandeur.
Et c‟est pour y faire face que l‟Eglise rassemble ses forces, non pour condamner, dit-elle, mais pour
un examen de conscience. Saluons, en passant, cet immense effort de la communauté religieuse la plus
vaste et la plus rigoureusement organisée. Puisse t-il apporter à tous, davantage de lucidité dans les
esprits et de paix dans les cœurs342.
Par ailleurs, étant donné l’influence que l’Eglise catholique continue d’exercer sur le monde
occidental malgré les nombreuses mutations que les sociétés ont connues ici, il faut à juste
titre penser que le concile pourrait aider à améliorer les relations entre les peuples « de
couleur » et tout spécifiquement ceux de l’Afrique, avec le monde occidental. Le fondateur de
Présence Africaine pense que si le concile accorde une place à l’Afrique, le monde occidental
en fera enfin autant dans l’exercice de ses responsabilités.
Ainsi, comme il est possible d’ores et déjà de le constater, avec Alioune Diop, la participation
des Africains au concile Vatican II coïncide avec une volonté de reprise en main de leur
situation par les peuples noirs au sein de l’Eglise catholique. Cette participation n’entend donc
pas se désolidariser du mouvement de la renaissance culturelle africaine initiée par les
différentes rencontres entre les intellectuels depuis 1956 notamment. On comprend donc que
les multiples interventions africaines relatives à l’événement convoqué par Jean XXIII ne
soient pas des actes isolés, mais des éléments de la dynamique de renouveau que les peuples
africains souhaitent pour eux-mêmes.
C’est ce qui justifie que sur cet événement conciliaire, Alioune Diop ait un point de vue précis
qu’exprime son vœu de voir non plus seulement le catholicisme en Afrique, mais davantage
l’Afrique et les peuples africains dans l’Eglise catholique343. Il ne s’agira donc plus de
recevoir, mais de donner. Et ici, le don Ŕ qui est d’une portée hautement significative dans la
mentalité africaine Ŕ est un acte tellement grand qu’il convient que le concile permette à
l’Afrique de l’accomplir, pour que la croissance et la maturité de l’Afrique chrétienne
commencent à devenir effectives. Ceci est d’autant plus important que, même du côté de
l’Eglise catholique, sa propre réalisation ne peut ignorer le chemin des diversités, ainsi que la
342
Diop A., « Culture et Politique. Culture et Economie », Economie et Culture (travaux de la Société Africaine
de Culture, Paris, Unesco, 20-21 octobre 1962), Paris, Présence Africaine, 1965, p. 14.
343
Cf La rédaction, « Présence Africaine », Vivante Afrique, n° 232 art. cit., p. 47.
159
nécessité qui s’impose à elle, de faire parler et discuter en son sein toutes les traditions
humaines. C’est ce que rappelle ici Alioune Diop, lorsqu’il affirme :
L‟Eglise n‟a pas à conquérir les barbares, en ce XXe siècle ; elle risquerait des aventures
dangereuses. L‟Eglise doit inviter chaque peuple à se reconnaître en elle. Elle doit révéler chaque
peuple à sa vocation catholique. Elle doit chercher à parler le langage de chaque civilisation, de sorte
que chaque civilisation développe son propre langage catholique344.
L’on comprend dès lors que la mobilisation des intellectuels se donne de poser une définition
de la personnalité africaine. Et, dans la mesure où cette personnalité constitue le fondement
sur lequel devrait reposer l’édifice chrétien en terre africaine, une compréhension de celle-ci
s’impose.
La personnalité africaine
C’est dire que l’identité peut de ce fait se saisir comme la caractéristique distinctive d’un
groupe précis et que par conséquent il n’est pas aberrant de parler d’une personnalité de
groupe. En effet, lorsqu’Edgar Morin affirme par exemple que « L‟identité humaine est la
synthèse d‟une vie… »347, on peut la comprendre comme l’émergence d’un parcours plus ou
moins longuement effectué. Et ainsi, la personnalité qui est liée à l’identité se comprendrait
comme la résultante d’une somme d’expériences et de situations. Appliquée à un groupe, la
personnalité se définirait alors comme le produit de son vécu, de son expérience, de son
histoire. C’est ici qu’il convient de valider l’expression « personnalité africaine » et qu’il
344
Diop A., « Aspects de l’athéisme en Afrique », art. cit., p. 66.
345
La question de la personnalité en Afrique est davantage ontologique, même si elle est fondée sur l’histoire,
celle des peuples de l’Afrique notamment.
346
Cf Morin E., La méthode (tome5), l‟Humanité de l‟Humanité 1. L‟identité humaine, Paris, Seuil, 2001.
347
C’est la quatrième de couverture qui est ici citée. On peut noter en passant que cette partie d’un ouvrage étant
de l’auteur même, il n’y a eu dans cette démarche, aucun mal à accorder crédit à ce qui y est dit et qui rend
compte de l’ouvrage en son esprit.
160
paraît judicieux de l’examiner, en tant que personnalité d’un groupe qui se reconnaît une
expérience historique et culturelle fédératrice et consolidatrice de relations.
Culturelle notre mission, car notre salut est de nous affirmer d‟abord différents, avant de trouver le
niveau optimum d‟une communion avec les autres peuples. Sans cette conscience de la différence,
nous aurions été plus désarmés que nous le sommes, devant les puissantes interventions étrangères
dans nos affaires349.
Le fond du problème général de la « Personnalité africaine (…) se résume dans la question que se
pose tout Africain réfléchi : « Qui suis-je ? » Se rapportant à cette question, d‟autres problèmes qui
ne sont pas tout à fait à la périphérie de cet axe d‟identité : « Qui suis-je ? Comment suis-je devenu
celui et ce que je suis, quoi qu‟il soit ? Quels jugements de valeur puis-je porter sur cette construction
appelée MOI ?350.
On comprend ici que le souci de définir la personnalité africaine hante tout Africain dans sa
condition historique et intègre toutes les situations qui marquent l’existence de ce dernier. La
348
Il y a ici un grand intérêt à parcourir à nouveau les idées d’Abdoulaye Gueye, dans son ouvrage Les
intellectuels africains en France, op. cit. Il y pose lui aussi la problématique d’une identité africaine, après en
avoir précisé la définition : « Comme toute identité collective, l‟identité africaine n‟est pas un attribut immuable.
Elle est un processus, non un état. Elle n‟est pas donnée une fois pour toutes ; elle s‟avère donc un pôle mouvant
qui s‟affirme à travers des traits spécifiques » (pp. 25-26). Il apparaît dans une telle définition qu’il est difficile
d’épuiser toute approche d’une quelconque identité, du fait de ses changements toujours envisageables.
349
Diop A., « Culture et politique. Culture et économie », art. cit., p. 13.
350
Shelton A. J., « Le principe cyclique de la personnalité africaine », Présence Africaine, n° 45, 1er trimestre
1963, p. 98.
161
personnalité africaine est par ailleurs fécondée par les multiples idées qui se sont inscrites
dans le sens de la promotion d’une authenticité. C’est en ce sens qu’elle peut se comprendre
aussi à partir de la Négritude où elle ne manque d’ailleurs pas de s’enraciner. Ainsi donc,
comprendre la notion de personnalité africaine, c’est aussi recourir à la problématique de la
Négritude, telle que la résumera Senghor au colloque de Dakar en 1971 :
La problématique de la Négritude peut donc s‟énoncer ainsi : 1° Existe-t-il pour des nègres des
problèmes spécifiques du seul fait qu‟ils ont la peau noire ou qu‟ils appartiennent à une ethnie
différente de celle des Blancs et des Jaunes ? 2° Quels sont ces problèmes et en quels termes se
posent-ils ?351.
Il faut entendre par l’énoncé de cette problématique que la Négritude cherche à définir pour le
monde noir, une spécificité, condition préalable pour une quelconque affirmation de soi et
pour un dialogue vrai avec d’autres peuples. Elle n’entend donc pas enfermer l’homme dans
un passé glorieux, ni même ressusciter un héritage ancestral comme nombre de détracteurs de
ce courant se sont employés à le dénoncer352 ; mais se pose davantage comme une dynamique
de prise de conscience de ce qu’on est.
351
Senghor Sedar L., « Problématique de la Négritude », Colloque sur la Négritude, op ; cit., p. 14.
352
Les auteurs s’étant prononcés clairement contre la problématique de la Négritude sont nombreux ; certains
d’ailleurs ont souvent versé dans la diatribe sans définir clairement ce que la Négritude signifiait réellement. On
peut en ce sens citer Messi Metogo E., Théologie africaine et ethnophilosophie, Paris, L’Harmattan, 1985. Il ne
s’agit certes pas de faire ici un éloge de la Négritude, mais il apparaît tout de même injuste de condamner un
mouvement dont on pourrait aussi relever nombre d’aspects positifs. A ce propos d’ailleurs le docteur Ayandele
regrettait aussi pour sa part les critiques hâtivement adressées à Senghor au sujet de la Négritude. Selon lui ces
critiques relèvent d’une approche partielle ou simplement d’une ignorance de la Négritude en sa démarche. La
pensée de Senghor ne s’est pas déployée dans une volonté d’enfermer l’homme noir dans son passé, mais au
contraire, dans le souci de déconstruire tous les mythes qui l’avilissent (cf Ayandele E. A., « The contribution
made by men of culture to the evolution of political awareness », Présence Africaine 1947-1967. « Mélanges »
(Réflexions d‟hommes de culture), op. cit., p. 169.
162
Et en ce sens, Alioune Diop pose judicieusement un diagnostic dans lequel pourrait se
reconnaître le peuple africain tout entier :
Quant à nous, peuples du Tiers Monde et d‟Afrique plus spécialement, nous savons que l‟épreuve la
plus cruelle que l‟histoire nous ait infligée, n‟est pas seulement d‟avoir plus faim que d‟autres, d‟être
davantage que l‟Occident exposés aux ravages de la maladie et de l‟ignorance. Elle est d‟abord
d‟avoir été atteints et humiliés dans notre dignité, dans l‟exercice normal de nos responsabilités
d‟homme majeur353.
Tel est selon le fondateur de Présence Africaine, l’énoncé qu’on peut faire de la condition
africaine au sortir de la colonisation, qui a donc pour ainsi, annihilé le sens des initiatives en
l’Africain, considéré et traité alors comme une sorte de grand enfant.
Cette atrophie de la dynamique vitale d’un peuple n’aurait de ce fait pas permis à l’Africain
de s’exprimer comme il l’aurait voulu et pu, dans la marche de l’histoire. Elle a même rejeté
sa possible contribution à la définition d’un humanisme plus ouvert et dans lequel tout peuple
se serait reconnu. C’est ce que met en exergue Albert Memmi lorsqu’il dresse le portrait du
colonisé :
La carence la plus grave subie par le colonisé est d‟être placé hors de l‟histoire et hors de la cité. La
colonisation lui supprime toute part libre dans la guerre comme dans la paix, toute décision qui
contribue au destin du monde et du sien, toute responsabilité historique et sociale 354.
La dichotomie dominant-dominé se répercute dans toutes les sphères où elle se répète dans
l‟opposition de ceux qui sont et de ceux qui ne sont pas, de ceux qui ont et de ceux qui n‟ont pas. Le
vaincu se définit par ses privations, qui proclament en creux la supériorité du maître, lorsqu‟on les
353
Diop A., « Culture et Politique. Culture et Economie », art. cit., pp. 14-15.
354
Memmi A., Portrait du colonisé, op. cit., p. 129.
163
énumère. En effet, le vaincu n‟a ni arts ni industries ; il n‟a pas la science mais seulement la magie,
pas de religion, mais seulement des superstitions355.
A ce triste constat s’ajoute un autre : il existe une véritable crise relationnelle entre les anciens
colonisés eux-mêmes, du fait de leurs relations avec ceux à qui ils étaient alors assujettis. En
effet, la prise de conscience ici semble se muer en une dialectique de positionnement. Il s’agit
concrètement de se définir non seulement par rapport au vainqueur, mais aussi relativement
au peuple des vaincus auquel on appartient. Cette situation a comme conséquence entre
autres, la définition de l’homme africain qui semble dépendre de l’opinion qu’on se fait de lui.
Ainsi, cet état de fait pour le moins déplorable a conduit à une sorte de fragmentation de la
conscience collective dans la société africaine, qui dès lors laisse comme apparaître un type de
comportement régi par la notion de conflit. C’est à ce constat qu’est parvenu le fondateur de
Présence Africaine, Alioune Diop qui, reprenant à son compte la réalité existentielle du
colonisé, telle que décrite par Jean Amrouche, n’hésitait pas à y voir un malaise grave qui
appelle d’urgentes voies d’issue :
Quand le colonisé prend conscience de soi et qu‟il cherche à savoir qui il est, ce qu‟il découvre
d‟abord c‟est son déracinement. Cherche t-il à se fondre à la société coloniale dominante quand il a
la chance d‟être Blanc de sorte qu‟il puisse espérer de faire oublier son infamie originelle, il faut
qu‟il consente à renier les siens au point de les humilier et de les mépriser lui aussi, de les mépriser et
de les humilier en lui356.
355
Eboussi-Boulaga F., La crise du muntu. Authenticité africaine et philosophie, op. cit., p. 16.
356
Jean Amrouche, cité par Diop A., « Culture du monde noir », art. cit., p. 119.
357
Mveng E., « Dialectique de l’annihilation ou crise d’identité ? », La reconnaissance des différences, chemin
de solidarité, op. cit., p. 15.
164
Dans l’approche qu’il fait de la personnalité africaine, Engelbert Mveng y décèle deux
dimensions. La première est, pourrait-on dire, objective. Dans ce premier cas, comme toute
autre personnalité, la personnalité africaine est sujette à des « déterminismes » qui la
caractérisent et dont il convient de tenir compte dans sa définition. Ces déterminismes
interdisent de mettre la personnalité propre d’un peuple en suspens, au nom d’un quelconque
universalisme. Il y a ici comme un aspect statique de la personnalité africaine. C’est ce dont
parle Mveng, lorsqu’il affirme :
Le fait d‟être né noir dans tel pays, à telle époque, de tels parents, appartenant à tel groupe ethnique,
parlant la même langue, partageant telles croyances ancestrales, tout cela constitue des
déterminismes objectifs incontournables358.
A côté de cet aspect statique, on peut évoquer un autre, vivant, changeant, en permanent
devenir, qui assume l’héritage de l’Africain aussi bien en ce qu’il est qu’en ce qu’il fait. C’est
à ce niveau que se situe toute redéfinition, toute distinction, toute réappropriation, toute
précision qu’il importe de faire, lorsqu’on parle de la personnalité africaine. C’est là que ce
situe toute possibilité de restauration de tout ce qui en l’homme africain s’est trouvé déchu du
fait de l’expansion coloniale. Et cette restauration s’énonce comme une entreprise qui
s’oppose à toute forme de négation ; car comme le confirme Mveng, « il n‟y a pas de
personnalité africaine, là où il y a paupérisation anthropologique »359. Il apparaît donc que la
définition d’une personnalité africaine passe comme nécessairement et fatalement par une
restitution à l’homme de toute son intégrité. L’on pourrait ainsi dire que la personnalité
africaine dans sa définition est en soi un combat, en tant qu’entreprise de réhabilitation et de
libération, en tant que processus de déconstruction de toutes les formes implicites ou
explicites de négation ou de mépris, de ce qui fait tel homme en telle situation.
Ainsi comprise, la personnalité africaine peut se définir comme une réalité dynamique qui se
donne d’exprimer le vécu des peuples africains, leur histoire, leurs aspirations. Cette
personnalité s’inscrit dans un contexte d’ouverture nécessaire à d’autres formes d’expression
culturelle notamment. De ce fait, la personnalité africaine ne peut apparaître comme une
réalité fermée sur elle-même, puisqu’elle assume aussi la rencontre de l’Afrique avec
l’Occident et même dans une certaine mesure l’Orient. Il y a donc en la personnalité africaine,
358
Mveng E. et Lipawing B. L., Théologie, libération et cultures africaines. Dialogue sur l‟anthropologie
africaine, Yaoundé/Paris, Clé/Présence Africaine, 1996, p. 94.
359
Ibid., p. 95.
165
la conjugaison d’éléments qui, bien que n’ayant pas la même origine, n’étant pas de la même
nature, sont appelés à s’harmoniser pour se donner une commune orientation.
La recherche alchimiste d‟un dénominateur commun africain est décevante. Elle aboutit à un fantôme
désincarné, à un genre vide de ses différences, à un concept n‟offrant qu‟une forme sans les sujets
qu‟elle est censée déterminer. L‟identité est une détermination de l‟essence, une catégorie de
l‟entendement qui pense l‟être concret comme rapport à soi, indivision de soi et coïncidence avec soi-
même360.
Ainsi se révèle dans sa pensée que la notion d’identité ou de personnalité, d’une manière
générale, peut apparaître comme une sorte d’attribut, applicable à des êtres concrets certes,
mais dont la manifestation est à construire selon des circonstances données. C’est d’ailleurs
pourquoi il suggère une sorte de mise entre parenthèses de deux approches qui reviennent très
souvent, mais ne suffisent pas à définir convenablement la personnalité africaine361. En cela, il
nuance de façon suffisamment rigoureuse le propos d’Engelbert Mveng dont il a d’abord été
question. En fait, Eboussi-Boulaga présente ces approches comme opposées, mais se
rejoignant quand même362. En partant de postulats différents Ŕ ou pas Ŕ elles peuvent
apparaître comme une trahison de l’identité, car disent ce qu’elle ne peut être ou la
travestissent :
360
Eboussi-Boulaga F., « L’Africain chrétien à la recherche de son identité », Concilium, n° 126, 1977, pp. 40-
41.
361
La première position part de la complexité de la réalité négro-africaine, de même que de la pluralité de ses
situations. De la confrontation de ces situations naîtraient des lignes de force qui tracent entre différentes sociétés
africaines des points communs. Sur ces points communs reposerait leur unité. Eboussi-Boulaga reproche à cette
position de présenter dans son développement, l’identité négro-africaine comme l’antipode de ce qui est
communément appelé la modernité, sur la base de son argument construit à partir des manques de cette identité
et sur la nécessité d’un inventaire de toutes les situations à comparer ; ce qui s’avère impossible. A la deuxième
position, qui pose d’emblée l’unité et l’identité, Eboussi-Boulaga reproche de partir d’un a priori affirmé comme
hypothèse, puis soutenu comme une base métaphysique dans la définition de l’identité africaine : l’unité et
l’identité sont d’abord affirmées, et démontrées seulement par la suite.
362
Pour Eboussi-Boulaga, il y a en ces approches quelque chose de grave qui réside dans la surprenante
dichotomie qui les caractérise. En effet, là où se trouvent les manques de la première position, là se fonde la
justification fondamentale de la deuxième position. Ainsi, toutes deux s’opposent tout en se complétant.
166
En croyant constater, s‟effacer devant l‟objectivité, la première position fait de la civilisation la
mesure des "cultures" qu‟elle étudie, elle fait du négro-africain la somme de manques, son négatif. La
deuxième entérine ce jugement en l‟inversant : le négro-africain est la somme de déterminations
positives. D‟un côté on a une fausse science, de l‟autre une fausse théorie363.
On peut dès lors comprendre, en suivant Eboussi-Boulaga, que l’identité ne serait pas un tout
défini qu’il faudrait se contenter de retrouver. La dépersonnalisation dénoncée dans les
rapports entre l’Afrique et l’Occident, exige que l’identité du négro-africain soit pensée
comme un projet, comme une promesse qui fonde un véritable engagement dans le présent. Il
s’agit en fait, pour l’Africain, d’assumer ce dont il prend conscience aujourd’hui comme
participant pleinement de son être africain. Cette prise de conscience est aussi celle de sa
responsabilité dans l’histoire, celle de sa volonté de transformer ce qui mérite de l’être, de se
projeter lui-même. C’est en ce sens d’ailleurs qu’Eboussi-Boulaga affirme à nouveau :
L‟Africain n‟a de contenu concret, n‟existe comme situé que s‟il assume ses conditionnements
physiques, biologiques, culturels et historiques. Assumer veut dire prendre la responsabilité de soi
comme non-soi, se reprendre ; c‟est découvrir qu‟on était, qu‟on est encore comme hors de soi,
étranger à soi et aliéné de soi, qu‟on n‟a donc qu‟à se retrouver et à se transformer, qu‟à devenir ce
qu‟on n‟était pas : volonté et capacité d‟agir à partir d‟un lieu, dans une direction conditionnée par
cette situation dans l‟espace, dans le temps et l‟expérience des hommes, mais que l‟on choisit et
invente avec les autres364.
Ce projet ne découle pas nécessairement d’une réalité préexistante qu’il faille absolument
retrouver. Il devient concret à travers des hommes qui se soucient de le construire. Il apparaît
dès lors que l’être africain n’est pas une donnée tenant au seul fait d’être. L’identité africaine
transcenderait alors les conditionnements biologiques ou géographiques, pour interpeller la
volonté, la détermination et l’énergie de tout être qui s’en revendique. C’est ce que souligne
Efoe-Julien Pénoukou, lorsqu’il dégage l’appartenance à l’être africain de toutes les
contingences qui ne dépendent pas du vouloir de l’homme.
En fait il semble bien qu’il veuille dire qu’on est africain dans la mesure où déjà on accepte de
le devenir :
Etre Africain n‟est pas seulement une question de chair et de sang, mais davantage un état d‟esprit,
une mentalité au sens étymologique. Il s‟agit d‟un mode de sentir et de penser, de percevoir et de
concevoir le monde, l‟histoire et l‟homme, propre à un groupe ethno-social particulier. Mais plus
363
Eboussi-Boulaga F., « L’identité négro-africaine », Présence Africaine, n° 99/100, 4e trimestre 1976, p. 5.
364
Eboussi-Boulaga F., « L’Africain chrétien à la recherche de son identité », art. cit., pp. 41-42.
167
profondément, être Africain, c‟est s‟inscrire dans un projet existentiel global qui vous précède, vous
constitue, et dont on est appelé à réaliser l‟avènement, pour sa part et selon son statut 365.
L’identité africaine serait ainsi une réalité qui se fait et qui est à faire. Elle est l’expression
d’une particularité, et en ce sens, a une originalité. Cette identité serait un mouvement
n’entraînant dans sa dynamique que ceux qui reconnaissent lui appartenir et qui, de ce fait,
s’inscrivent dans son devenir tel qu’il est appelé à se faire. Cette thèse est précisément celle
que soutient Eboussi-Boulaga, lorsqu’il ne reconnaît pas cette identité à tous les Noirs qui
pourtant, appartiennent ou se réclament d’un même espace culturel :
Quand je dis que suis un Négro-Africain, je professe une manière originale, c'est-à-dire neuve,
historiquement nouvelle, d‟être dans ma peau, de vivre ma corporéité. Je n‟énonce pas un fait brut ni
ne dévoile des "Valeurs noires" en majesté. Des millions de Nègres ont vécu et vivent encore sans
savoir qu‟ils sont noirs (…) Les Nègres ne naissent pas noirs, ils le deviennent ; ils peuvent le devenir.
La noirceur n‟est pas un dénominateur commun immédiat aujourd‟hui ; elle ne l‟a pas été dans le
passé366.
Et de fait, c’est en se confrontant justement avec tout ce qui a trait au problème universel que
s’affine et se confirme la définition d’une telle altérité. Il y a donc lieu de dire que la
personnalité africaine est le seuil incontournable, nécessaire pour qui veut évoquer ou parler
d’universalité dans le monde noir et à partir du monde noir. En ce sens, l’identité africaine se
poserait aussi comme sa volonté de participation à la vie du monde moderne. Si elle signifie
365
Pénoukou E. J., Eglises d‟Afrique. Propositions pour l‟avenir, Paris, Karthala, 1984, p. 35.
366
Eboussi-Boulaga F., « L’identité négro-africaine », art. cit., p. 10.
168
l’appartenance à une culture ou à une civilisation, elle ne s’y enferme pas néanmoins ; car elle
s’exprime aussi rigoureusement dans la réalité d’un projet mobilisateur à construire. La
personnalité africaine conjugue donc de façon très harmonieuse la consistance particulière et
l’ouverture aux autres. C’est ce que rappelle Meinrad Hebga, lorsqu’il affirme :
« L‟affirmation de notre altérité, de notre identité propre, s‟allie avec une ferme volonté de
participation au sein de la famille humaine. Point de ghetto culturel, mais point
d‟assimilation aliénante »367.
L’identité que signifie la personnalité africaine est indéfinissable sans le peuple, parce
qu’inséparable de celui-ci. Dans la mesure où elle ne se pose pas comme une donnée abstraite,
dans la mesure où la personnalité africaine s’alimente d’une tradition dans son projet
existentiel, elle a besoin du peuple pour exister, pour se créer, pour se projeter en ayant un
fondement. Dans les notes préliminaires qu’il donne au n° 99/100 consacré à l’identité négro-
africaine de sa revue, Alioune Diop ne manque pas de soutenir fortement cela. Il semble
d’ailleurs préciser que le sens d’une véritable définition donnée à la personnalité africaine est
le peuple (sa vie, ses aspirations) Ŕ entendu comme les « masses », l’antipode de l’élite, ou
encore celui que l’élite entend représenter et qui, de ce fait, lui donne toute sa consistance Ŕ
puisque c’est lui qui assume et vit le projet que constituerait cette identité. Le fondateur de
Présence Africaine va d’ailleurs plus loin en remarquant que, contrairement à l’élite plus ou
moins occidentalisée, le peuple est le véritable garant de la personnalité africaine :
C‟est le peuple en effet qui reste dépositaire ( et principale source d‟authenticité) de notre patrimoine
culturel, artistique et technologique, spirituel, social et institutionnel. C‟est le peuple qui fonde
l‟originalité des œuvres de nos plus grands écrivains et penseurs. Il inspire les valeurs de civilisation
pour lesquels les Africains vivent et savent mourir368.
On comprend alors que la définition de la personnalité africaine est ici d’un autre grand enjeu.
Non seulement elle correspond au moment de réconciliation entre l’élite et son peuple, mais
aussi elle se décline sous la forme d’un nombre de rapports qui ne sont plus fondés sur le
mépris ou l’indifférence, mais dans lesquels l’élite s’affirme comme telle non seulement au
milieu des siens, mais aussi davantage devant les autres. La personnalité africaine deviendrait
ici l’identité d’une Afrique solidarisée, rendue forte par sa prise de conscience de sa propre
situation.
367
Hebga M., « L’homme vit aussi de fierté. Vers la perte de l’identité africaine ? », Présence Africaine,
n° 99/100, 4e trimestre 1976, p. 40.
368
P. A., « Pour une renaissance de la civilisation noire », Présence Africaine, n° 99/100, 4e trimestre, 1976, p. I.
169
Par ailleurs, la personnalité africaine ne peut se définir selon Alioune Diop indépendamment
du christianisme. Pour lui, le façonnement de l’être africain s’inscrit nécessairement dans la
prise en compte de ce que représente la conscience chrétienne, d’autant plus que celle-ci a
largement, et même essentiellement, contribué à façonner le visage de l’Occident par rapport
auquel l’Africain se définit aussi, dans un monde qui met des peuples face à face. De plus, le
christianisme fait partie intégrante de tout ce qui contribuerait à définir un projet pour
l’homme noir, ne serait-ce qu’en raison de sa présence chez les peuples africains. C’est
pourquoi Alioune Diop n’a pas manqué de fonder son interpellation sur le fait chrétien :
Notre présence au monde moderne, dans mon esprit du moins (ces propos n‟engagent que moi), je la
proclame d‟abord à l‟adresse de l‟Occident chrétien. Pour moi, la conscience chrétienne est la plus
largement vivante, vivace dans le monde moderne, celle qui a inventé et vit avec le plus d‟intensité ma
notion moderne de responsabilité. Elle est la plus intéressée à l‟assainissement de la culture par les
rapports fondamentaux des différents peuples. Or, le christianisme occidental est menacé non pas tant
par le matérialisme que par le ressentiment des populations frustrées et davantage encore par
l‟engourdissement de l‟Occident dans le confort spirituel, ennemi de toute vie religieuse. Les
chrétientés non européennes, autant que leurs communautés politiques, ont besoin que la
décentralisation s‟opère en leur faveur dans les mœurs et les institutions de l‟Eglise 369.
On peut dès lors comprendre que face à l’imminence du concile, la personnalité africaine
veuille se définir relativement au catholicisme qui reste alors en Afrique, porteur et véhicule
de l’héritage occidental.
Essai de compréhension
L’expression « personnalité africaine et catholicisme » exprime la jonction de deux notions,
qui peut apparaître étrange. En effet, il peut s’agir d’une opposition qui semble s’établir entre
la personnalité africaine et le catholicisme. Etant donné que le terme catholique se définit
comme universel, le catholicisme, de prime abord renvoie donc à un enseignement fondé sur
des valeurs universelles ou qui ont une visée universelle. Ainsi donc l’opposition
préalablement considérée tendrait à affirmer que la personnalité africaine ne se retrouverait
pas ou serait incompatible avec cet enseignement dont l’épithète « universel » ne souffrirait
369
Diop A., « Culture du monde noir », art. cit., p. 117.
170
d’aucune contestation. Dans ce cas, « personnalité africaine et catholicisme » conjuguerait des
notions inconciliables et ne mènerait qu’à une impasse.
Si l’on considère par contre que la jonction de ces expressions est à prendre dans un sens
positif, alors « personnalité africaine et catholicisme » évoquerait une possible coexistence
entre ces deux notions. Mais étant donné la définition du catholicisme, une question se trouve
évidente. Pourquoi parler de personnalité africaine en rapport avec le catholicisme qui est
supposé embrasser toutes les formes d’expressions, puisqu’il s’agit d’une réalité universelle ?
Cette question fait ainsi apparaître que, même dans le sens positif, la jonction des deux
expressions exige un effort de compréhension.
D’entrée de jeu, il convient de repréciser qu’en parlant ici de catholicisme, l’on fait surtout
référence au message chrétien qu’il véhicule, au modèle de société qu’il propose, aux valeurs
qu’il porte et entend diffuser. De ce fait, la personnalité africaine se trouve mise en face de ce
message, de ces valeurs… Et la question se ramène à savoir comment le message chrétien
peut faire corps avec la personnalité africaine, de sorte que l’Eglise catholique ne soit plus
regardée en Afrique comme un simple instrument qui prolonge le colonialisme, et atteste de
ses formes nouvelles dans le monde noir. Car vu ainsi, le catholicisme ne peut être tenu que
pour un ennemi de la personnalité africaine, un écueil à l’affirmation de l’identité de l’homme
africain. C’est d’ailleurs ce contre quoi Alioune Diop mettait en garde toutes les expressions
de la religion chrétienne, et donc le catholicisme, à la veille des indépendances en Afrique,
relativement à une certaine attitude vis-à-vis de la volonté d’émancipation des peuples :
Le christianisme, dans la mesure où il maintient jusque dans les églises la ségrégation raciale, dans
la mesure où il favorise et encourage l‟anti-nationalisme, n‟a aucune chance de se perpétuer en
Afrique Noire. Lié au colonialisme, souvent confondu avec lui, il ne sera pas étonnant alors qu‟il soit
détruit en même temps, et cette destruction est pour demain. Et cela malgré quelques hommes
admirables qui ont accompli des choses admirables370.
370
Alioune Diop, cité par Sastre R., « Un obstacle à la christianisation de l’Afrique noire : le système colonial »,
Tam-tam, n° 6, avril-mai 1956, p. 23.
171
qui assume aussi la présence chrétienne en Afrique, à travers l’Eglise catholique. Une telle
démarche apparaît bien réaliste, dans la mesure où, pour des raisons historiques bien connues,
on ne peut parler de l’avenir de l’homme en Afrique sans tenir compte du fait chrétien. Non
pas qu’il faille convaincre les Africains d’adhérer à la religion chrétienne, mais précisément
parce que l’histoire de l’Afrique noire ne s’écrit pas indépendamment de cette religion. C’est
pourquoi le catholicisme est invoqué ici, comme un élément participant pleinement de la
définition d’une personnalité qui permette à l’Afrique de faire face à l’expérience de la vie
moderne avec ses exigences.
C’est donc porté par une telle conviction qu’Alioune Diop se propose de donner un autre
contenu à la jonction des mots « personnalité africaine et catholicisme ». Dans la mesure où la
préparation du concile rassemble les intellectuels africains autour du fondateur de Présence
Africaine, « Personnalité africaine et catholicisme » est devenu un thème de réflexion qui
mobilise autour de lui372. Cette initiative d’Alioune Diop va se déployer dans le souci de faire
part au concile que les peuples de l’Afrique ont une personnalité culturelle dont le respect et
la considération constituent un sérieux préalable dans l’aventure du catholicisme en terre
371
Diop A., « Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture », art. cit., p. 118.
372
C’est le thème « La personnalité africaine dans la vie catholique » qui est en fait la formulation choisie et
proposée par Alioune Diop aux intellectuels africains. L’option préférentielle pour « Personnalité africaine et
catholicisme » dans la réflexion qui est menée ici, est due au fait que cette expression est la plus connue et même
constitue le titre des ouvrages publiées à la suite de la démarche du fondateur de Présence Africaine. Toutefois,
« Personnalité africaine dans la vie catholique » semble de fait une expression plus large que « Personnalité
africaine et catholicisme » qui exprime plus des réflexions que l’ensemble de la démarche dont ces réflexions ne
sont en réalité qu’une partie. La première formulation apparaît aussi comme la forme explicite de « Personnalité
africaine et catholicisme ». En fait les deux formulations s’interpellent. Et la plus connue et plus communément
employée étant la seconde, c’est à elle que s’en tiendra cette démarche.
172
africaine. Le choix d’un tel thème de réflexion se serait justifié par le fait que, relativement
aux états généraux du catholicisme, l’Afrique n’est pas seulement en situation d’attente,
d’accueil… Elle a aussi un message à porter à ces assises, tant il est vrai que ce concile
représente pour les peuples noirs un événement inédit :
Le continent doit donc apprendre à faire entendre sa voix. Il n‟a pas seulement à attendre quelque
chose du concile, il doit y apporter son message. Un visage jeune de l‟Eglise va apparaître qui était
insoupçonné373.
Cette volonté de se faire entendre, au-delà de la crainte liée à une participation première à un
concile, au-delà du poids que représente l’Occident au sein du catholicisme, constitue donc en
soi l’orientation que pourrait se donner l’Afrique aux assises du concile Vatican II.
Ainsi, l’intitulé de la démarche suscitée par Alioune Diop dans le cadre de la participation
africaine au concile atteste que la rencontre de deux notions, personnalité africaine et
catholicisme, apparaît comme une nécessité qui s’impose dans l’univers africain, où les
structures du catholicisme missionnaire ne suffisent pas à traduire une présence assumée. Il y
a donc là et par le fait même, un réel défi pour l’Eglise : défi d’intégrer l’homme africain en
son sein, sans le préalable absolu d’éléments culturels qu’il faille d’abord assimiler ; défi
d’affirmer une universalité dégagée de toute tutelle. C’est de là qu’émerge, selon Léopold
Sédar Senghor, « la nécessité de chercher, au problème, des solutions originales et
positives »374. Mais en réalité, il s’agit simplement pour l’Eglise catholique de justifier sa
définition de catholique dans laquelle ses éléments constitutifs disent sa capacité à féconder le
vécu de tout homme, ainsi que l’affirme Yves Congar. Pour celui-ci, en effet, cette catholicité
n’est rien d’autre que l’ouverture à toutes les possibilités et potentialités humaines375. C’est en
ce sens que la démarche d’Alioune Diop ne relève pas d’une illusion. Elle se projette comme
réalité concrète à travers la participation des évêques venus d’Afrique à l’événement
conciliaire, puisqu’une porte d’entrée aux débats s’ouvre ainsi, avec une large possibilité de
tenir compte du catholicisme en Afrique tel qu’il se présente et dès lors de le reconsidérer sur
la base de la personnalité africaine.
373
Conus G., L‟Eglise d‟Afrique au concile Vatican II, Immensee, Nouvelle revue des Sciences missionnaires,
1975, p. 16.
374
Senghor Sedar L., « Des prêtres africains s’interrogent et suggèrent », Personnalité africaine et catholicisme,
Paris, Présence Africaine, 1963, p. 289.
375
Cf « L’Eglise évitera l’impasse », Vivante Afrique, n° 219, mars-avril 1962, p. 39.
173
Mise au point préalable
« Personnalité africaine et catholicisme » est un thème de réflexion qui devait initialement
porter sous sa forme publiée, le titre de « Vœux africains pour le concile ». Ces vœux
africains se voulaient dans un premier temps une réponse aux interrogations africaines par
rapport à un événement qui, même au sein de l’intelligentsia africaine, n’avait pas
unanimement suscité de l’enthousiasme, eu égard aux attitudes de l’Eglise catholique dont
beaucoup n’attendaient aucun changement significatif en Afrique, ainsi que le rapporte
d’ailleurs Alioune Diop :
Notre entreprise a été suscitée par des réactions diverses. Des catholiques désabusés nous ont dit : "A
quoi bon perdre votre temps. L‟Eglise à l‟issue de ce concile ne changera rien d‟essentiel à ses
mœurs. Elle sera encore latine et occidentale comme elle continuera de bouder les initiatives des
prêtres ouvriers, ou les tentatives de rapprochement des Eglises protestantes. Quant à l‟Islam, il
continuera d‟être l‟objet d‟une croisade silencieuse, dédaigneuse et aussi peu charitable que par le
passé". Des non-catholiques ont été plus loin : "L‟Eglise a été le support du colonialisme. Elle a prêté
sa réflexion et sa caution à la colonisation. Elle sera d‟autant plus fidèle au néo-colonialisme que
nulle autre institution en Occident ne pouvait plus subtilement offrir des cadres, des institutions, une
puissance d‟initiative, une autorité et une pensée propres à défendre l‟hégémonie occidentale" 376.
Dans un second temps, ces vœux se présentaient comme l’expression de l’opinion des peuples
africains et de leurs multiples attentes quant à cet événement important, de ce qu’ils voulaient
dire à l’Eglise catholique à l’heure du concile. C’est pour cette raison qu’Alioune Diop y a
aussi bien intéressé les chrétiens catholiques que les non catholiques, et les croyants des autres
confessions présentes en Afrique. Et même si l’histoire a nombre de reproches à adresser au
catholicisme en terre africaine, il n’en demeure pas moins qu’il y a, avec le concile, un crédit
de confiance envers la religion chrétienne qui, pour le fondateur de Présence Africaine,
n’apparaît que clairement. C’est d’ailleurs en ce sens que son exhortation à l’égard de ses
congénères se justifie pleinement :
L‟Eglise, de par ses traditions de discipline, de réflexion, et d‟éducation est mieux habilitée que
d‟autres à libérer le langage culturel propre à l‟âme africaine. C‟est du reste son intérêt. Autrement,
elle prêcherait souvent dans le désert, car le langage occidental du christianisme n‟est guère audible
en Asie, dans le monde arabe ou en Afrique noire (…) Enfin, une dernière raison de faire confiance à
l‟Eglise, c‟est qu‟elle peut développer, approfondir sa sainteté dans les limites de la vie occidentale.
Mais sa maturité, elle ne la développera pas sans la rencontre des peuples au plan de leur souveraine
dignité. Un enfant peut accéder à la sainteté catholique. Il n‟en reste pas moins dépourvu de maturité.
376
P.A., « Deux initiatives », Présence Africaine, n° 44, 4e trimestre 1962, p. 5.
174
La maturité de la haute conscience de l‟Eglise ne sera décisive qu‟à travers le concours de tous les
peuples, au niveau de leur pleine dignité politique, sociale culturelle ou spirituelle 377.
Dans un troisième temps, l’on peut considérer que l’occasion du concile qui permet de
s’interroger sur l’intime relation entre la personnalité africaine et le catholicisme, donne aussi
lieu à certains constats qu’il importe dès lors de souligner. En ce qui concerne par exemple le
pouvoir de décision au sein de l’Eglise catholique en Afrique noire, l’inféodation des peuples
africains (du moins pour ceux qui sont chrétiens catholiques) au pouvoir décisionnel de
l’Occident, sans presqu’aucune marge d’expression et d’initiative, appelle une réflexion
proprement africaine. C’est en ce sens d’ailleurs qu’Alioune Diop déclarait :
En religion (ne prenons pour faire court que le christianisme, et même le catholicisme) l‟autorité
africaine se réduit à bien peu de chose. Jusqu‟à nouvel ordre, elle emprunte l‟expression de sa
doctrine, ses saints, sa liturgie, sa culture à l‟Occident. Elle se confie, part vivante de l‟Eglise
universelle, à une hiérarchie encore très largement occidentale et sensibilisée aux seules
préoccupations de l‟âme et de l‟expérience occidentale378.
C’est dire, à la lumière de ces nombreux éléments, que le concile Vatican II risquait alors de
n’être qu’une aventure occidentale, dans la mesure où depuis les interrogations des prêtres
noirs en 1956, très peu de changements perceptibles ont été observés ici ou là. Le concile
aurait-il pu de ce fait, considérer l’Afrique comme un appendice ? Les questions débattues au
sein de ce grand rassemblement allaient-elles se restreindre aux mutations sociales propres à
l’Occident ? Là sont aussi des questions porteuses d’une inquiétude réelle que n’importe quel
Africain aurait pu se poser. Cette inquiétude n’affecte pas uniquement ceux qui sont chrétiens,
puisque la présence du catholicisme en Afrique ne laisse indifférent aucun Africain. Il était
donc normal que tous fussent associés à l’intérêt manifesté pour l’événement conciliaire
convoqué par le pape Jean XXIII. Pour le fondateur de Présence Africain, les problèmes du
monde resteraient mal posés par quelque instance que ce soit, si le Tiers-Monde, et donc
l’Afrique n’y prenait part :
Les problèmes politiques les plus graves du monde, les conflits culturels des œcuménismes religieux
ou idéologiques, les âpres contradictions de la vie économique et sociale du monde ne s‟éclaireront et
ne trouveront d‟authentiques solutions progressives qu‟à travers une révolution du Tiers-Monde qui
confèrerait autorité à l‟expérience et à la personnalité des "Damnés de la Terre"379.
377
Ibid., p. 6.
378
P.A. « Révolution et autorité africaines », Présence Africaine, n° 49, 1er trimestre 1964, p. 6.
379
Ibid., p. 7. L’expression « Damnés de la Terre » est de Frantz Fanon.
175
L’expression « Personnalité africaine et catholicisme », comme thème de réflexion sous-
tendant la participation des Africains au concile Vatican II, exige que soient éclairés ici
certains points d’ombre. En effet, jusqu’ici, les points de vue s’accordent à dire qu’il s’agit
d’une enquête ayant nourri des journées de réflexions organisées par Alioune Diop à Rome à
la veille du concile et concernant la participation africaine au deuxième concile du Vatican.
Cette lecture de la démarche des intellectuels de la SAC autour de leur secrétaire général est
certainement due au fait que l’enquête lancée par ceux-ci a concerné toutes les catégories
sociales et ecclésiales. Et de fait, si l’on tient compte du caractère expansif d’une enquête, on
peut admettre qu’elle ait occupé autant de place quand il s’agit de faire un rapport sur la
démarche initiée par Alioune Diop.
En tout cas l’idée d’enquête a fait son chemin et ne semble pas prête à quitter les analyses que
l’on continue de faire sur la participation de l’Afrique au concile. Parmi les auteurs qui
accordent une place centrale à cette enquête, on peut citer Georges Conus qui, présentant
l’engagement de la SAC au concile, s’arrête à une enquête menée pour documenter les pères
conciliaires380. C’est aussi le cas de Jean-Paul Messina qui, dans l’un de ses plus récents
ouvrages, semble fonder les journées de Rome sur une enquête préalablement organisée par
les intellectuels africains381. De même, Francis Appiah-Kubi, dans son livre L‟Eglise famille
de Dieu, revenant sur la participation des intellectuels autour d’Alioune Diop, s’arrête à cette
enquête pour fonder et justifier les multiples réflexions et débats de ceux-ci382.
Il est vrai qu’on ne peut parler de l’engagement des intellectuels africains autour d’Alioune
Diop par rapport au concile Vatican II, sans mentionner l’enquête que ceux-ci ont alors
organisée auprès des Africains, pour les rendre proches de cet événement et porter leur voix à
ces état généraux du catholicisme. D’ailleurs ces enquêtes de terrain étaient destinées à
soutenir la publication d’un cahier relatif au concile. Toutefois, restreindre ou fonder le labeur
des intellectuels uniquement ou essentiellement sur cette enquête ne constitue qu’une
approche partielle de « Personnalité africaine et catholicisme ». La démarche que constitue
cette thématique ne s’est pas exclusivement adressée aux chrétiens catholiques. Les autres
confessions y ont aussi été intéressées, comme on peut le voir dans les lettres formulées par la
380
Cf Conus G., L‟Eglise d‟Afrique au concile Vatican II, op. cit., p. 10.
381
« La rencontre de Rome a lieu à la suite d‟une enquête lancée par la SAC en Afrique pour savoir ce que les
Africains attendent du concile, et les problèmes qu‟ils aimeraient voir aborder à ce concile » : Culture,
christianisme et quête d‟une identité africaine, op. cit., p. 98.
382
Cf Appiah-Kubi F., L‟Eglise famille de Dieu, Paris, Karthala, 2008, p. 56.
176
SAC, non seulement à l’endroit des catholiques, mais encore à l’adresse de ceux qui
n’appartiennent pas à cette confession chrétienne, ou même ne sont pas du tout chrétiens.383.
Il semble donc que pour saisir cette démarche en sa globalité, il faille considérer tous les
aspects qui en même temps l’expriment et lui donnent sens. « Personnalité africaine et
catholicisme » n’est pas d’abord un aspect puis un autre, mais bien différents aspects
envisagés ensemble et en même temps. Cette thématique dans son déploiement aborde de plus
d’une manière à la fois la participation africaine. Il apparaît ainsi que la restriction de ce
thème dans son approche ne peut donner de comprendre totalement la pensée, ni même
l’initiative d’Alioune Diop et des intellectuels africains autour des états généraux du
catholicisme. Ainsi, c’est à travers l’approche qu’on a du contenu de cette démarche, que se
comprennent la pertinence et les écueils se rapportant à « Personnalité africaine et
catholicisme ».
383
Il y a dans la formulation du projet « Personnalité africaine et catholicisme », une « Lettre aux catholiques
africains (laïcs et prêtres) », signée certainement du groupe catholique de la SAC, même si celle-ci-ne porte
aucun nom en finale ; et une « Lettre aux africains non catholiques », signée d’Amadou Hampaté Bâ, Olumbe
Bassir, Aimé Césaire, Abdel Kader Chanderli, Onwuka Dike, Marcus James et le professeur Busia, de
confessions multiples, allant de protestants à athées. Cf Présence Africaine, n°44, 4e trimestre, 1962.
177
Les journées de Rome, tenues sous forme d’un colloque se sont déroulées les 26 et 27 mai
1962. Elles ont été convoquées par Alioune Diop et n’ont peut-être concernées que la section
catholique de la SAC présidée par Georges Ngango. Cette rencontre s’est organisée autour de
trois commissions, qui ont respectivement traité de la spiritualité-liturgie-théologie, de
l’œcuménisme, du laïcat et des problèmes sociaux.
La première édition de 1962, marquée par une certaine précipitation en raison de l’imminence
de l’événement conciliaire, est une sorte de Vade Mecum pour les évêques d’Afrique, afin
qu’ils parlent de l’Eglise catholique à partir des expériences que vivent leurs peuples, telles
que les rapporte ce document. Cette première édition constitue donc une sorte d’instrument
destiné à soutenir, orienter et enrichir leur apport aux réflexions et débats devant se tenir. Une
autre parution en 1963, plus fournie et plus élargie, est inspirée par le même esprit que le
document précédent. Il est l’adresse des chrétiens d’Afrique et d’Occident ; et la raison pour
justifier l’intérêt de ces travaux, particulièrement porté vers les chrétientés catholiques
africaines est clairement soulignée par Alioune Diop lui-même :
Mais à vrai dire, c‟est aux catholiques africains que nous pensons. Tout d‟abord pour les aider à se
sentir à l‟aise dans la vie africaine (…) Il faut en outre, que le catholique africain se sente à l‟aise
dans la vie de l‟Eglise, se débarrasse de tout complexe vis-à-vis de l‟Occidental, se reconnaisse
catholique à part entière, et cesse d‟être le parent pauvre, relégué à l‟ombre dans l‟Eglise384.
La mobilisation de toute l’Afrique et plus largement du monde noir par l’entremise des
intellectuels est motivée par un important espoir. Déjà à la veille du concile, Alioune Diop,
dans une interview qu’il a donnée à Radio Vatican, n’a pas manqué de le souligner. Pour lui
384
« Lettre aux catholiques africains », Présence Africaine, n° 44, 4e trimestre 1962, p. 246.
178
les attentes des peuples noirs quant à ce que le concile pourrait leur permettre de vivre sont
immenses ; et ce, quelles que soient les appartenances religieuses considérées :
J‟ai l‟impression que les hommes de culture africaine, qu‟ils soient catholiques, protestants,
musulmans ou animistes attendent énormément de l‟Eglise parce que le problème crucial de l‟Afrique
n‟est pas seulement un problème politique, ou un problème économique, c‟est un problème moral et
spirituel (…) De par sa vocation, profondément catholique, et de par tout le patrimoine immense de
réflexion et de charité, que l‟Eglise a amassé au cours des siècles, les peuples du Tiers-Monde
attendent énormément de l‟Eglise385.
C’est dire, au-delà des écueils qui pourraient s’avérer inhérents à leur démarche, que le
concile Vatican II est vu par les intellectuels africains comme un événement porteur de
germes d’un véritable dynamisme dans la marche des peuples du continent africain. Ceci est
clairement exprimé à travers les différentes contributions des intellectuels de la Société
Africaine de Culture.
Non, le Christianisme n‟est pas une religion de "maîtres" et de "dominateurs" mais de "serviteurs".
Son fondateur ne fût-il pas historiquement un "indigène" authentique d‟un pays dominé, colonisé par
la métropole toute puissante d‟alors ?386.
C’est fort de tout cela que, pour Hebga, l’événement que constitue le concile Vatican II est
une aubaine, une occasion donnée pour lever quelques équivoques pesant sur la religion
chrétienne en terre africaine. Il s’agit donc non seulement pour les peuples non occidentaux,
mais aussi pour l’Eglise catholique, de se situer désormais par rapport à cette institution et à
son message. En fait, les chrétiens des continents autres que l’Europe, de l’Afrique
385
« Un colloque africain en vue du concile », Informations catholiques internationales, n° 171, 1er juillet 1962,
pp. 4-5. Cet article reprend l’interview d’Alioune Diop.
386
Hebga M., « Un malaise grave », Personnalité africaine et catholicisme, 1963, op. cit., p. 10.
179
notamment, verraient en cet événement conciliaire une occasion favorable permettant de
dépasser les clivages et les oppositions injustifiés d’hier. C’est en tout cas dans cette ligne que
s’inscrivent les interrogations que formule Hebga :
A l‟approche du Concile œcuménique, le problème essentiel pour nous chrétiens africains le voici :
quel est, quel sera désormais le statut des chrétientés d‟Afrique dans le christianisme universel ?
Quelle est, quelle sera l‟attitude du christianisme vis-à-vis des cultures non européennes ?387.
Ainsi donc, l’espoir que suscite le concile Vatican II pour les Africains est la résultante
logique de l’épais nuage qui caractérise la situation de l’Afrique et qu’on souhaite voir être
dissipé. Pour lui d’ailleurs, prêtres et fidèles ne prennent la parole autour d’Alioune Diop
qu’eu égard à ce qu’on attend de l’événement qui se prépare. Et ainsi, cette prise de parole
apparaît comme une nécessité impérieuse :
Nous avons pensé que c‟était de notre devoir d‟exprimer notre point de vue, après avoir été, pendant
des siècles, silencieux et passifs. Africains et chrétiens, fiers de l‟une et de l‟autre appartenance, nous
voulons parler haut et clair avec la liberté des enfants de Dieu 388.
Marc Ela, quant à lui, voit en cette impérieuse prise de parole le point de départ de l’œuvre
qui incombe aux Africains quant à l’enracinement de l’Eglise catholique dans le monde noir,
telle que ceux-ci le souhaitent. Et au moment où se prépare le concile, il est question pour
ceux-ci de s’interroger sur l’impact de cet événement dans la vie de leurs sociétés, même si
cet impact dépend essentiellement de la manière dont le concile aborderait les questions liées
à l’Afrique notamment. Ceci pose donc la question de la place de l’homme africain au sein de
l’Eglise, une question dont le sérieux s’inscrit dans un contexte africain déjà marqué par une
certaine évolution. Pour lui, il y a déjà lieu de prêter attention à tout ce qui se vit en Afrique et
aux attentes de ses populations :
Pour une mise au point de la situation du problème de l‟Afrique face à l‟Eglise, il est indispensable de
se mettre à l‟écoute de l‟âme noire telle qu‟elle se révèle et s‟exprime à travers les soucis, les
aspirations et les devoirs de l‟homme de culture noir ; nous comprendrons mieux les exigences
missionnaires qui s‟imposent à l‟Eglise dans la conjoncture du monde noir en perspective de
renaissance389.
387
Ibid., p. 11.
388
Ibid., p.15.
389
Ela M., « L’Eglise, le monde noir et le concile », Personnalité africaine et catholicisme, Paris, Présence
Africaine, 1962, p. 20. En fait il s’agit bien de Jean-Marc Ela ; mais par fidélité au collectif des intellectuels, on
retiendra ici Marc Ela, pour désigner la même personne.
180
Dans la situation d’alors, constate Ela, l’Afrique se trouve caractérisée par sa volonté
d’exorciser l’assimilation culturelle. S’affirmer en s’opposant d’une certaine façon à l’autorité
culturelle du monde occidental, tel est ce qui traduit à juste titre la « révolte » de l’homme
noir qui revendique non pas une simple reconnaissance, mais une véritable contribution à la
construction d’un monde en pleine occidentalisation :
La conscience nègre est une requête de libération et un sentiment de responsabilité de l‟homme noir,
l‟apport spécifique de son appartenance, les valeurs essentielles d‟une humanité jusque là ignorée,
méconnue et sous-estimée390.
Il y a donc pour l’Africain un besoin d’ordre qui par ailleurs s’enracine dans le fait de sa
situation, marquée par une déchirure profonde, une sorte de divorce de lui avec lui-même,
comme cela a déjà été évoqué.
Ainsi donc, si le concile est en effet un moment favorable, il n’en demeure pas moins qu’il
appartient aux Africains d’en tirer profit. Et pour cela, point n’est besoin d’obtenir des
réponses toutes faites du concile, mais juste un climat favorable à la possibilité d’innover :
« Du concile, nous n‟attendons pas de recettes magiques et des structures toutes faites, mais
plutôt un esprit d‟ouverture et d‟accueil aux valeurs de civilisation du Monde noir »391.
Mais attention ! les négro-africains prendront garde à ne pas s‟enfermer dans une autarcie spirituelle
d‟inspiration raciste (…) Ce dont il s‟agit, ce n‟est pas d‟opposer la ratio et la foi, la raison
390
Ibid., p. 21.
391
Ibid., p. 40.
181
discursive et la raison intuitive, la Loi et l‟Amour ; c‟est de les unir dans une symbiose fervente – en
avant 392.
On doit également souligner que l’espoir que manifestent les Africains à l’heure du concile
est nourri par l’encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII393. C’est ainsi que comme tous
les intellectuels africains d’alors, Senghor voit en ce document, dont la richesse des
enseignements continuerait d’alimenter maintes réflexions, non seulement une lumière pour
des peuples en quête de sérénité, mais encore un tournant nouveau ; et ce particulièrement
pour les peuples africains : « L‟encyclique Mater et Magistra, c‟est l‟espoir rendu à l‟Afrique,
terre du dialogue, par SS Jean XIII, le pape du dialogue »394. On comprend ainsi pourquoi la
référence à cette encyclique a été présente dans les réflexions autour du thème de réflexion
« Personnalité africaine et catholicisme ».
C’est le même document qui sert aussi bien de référence que de point de départ à Jean-
Baptiste Obama, lorsqu’il caresse l’espoir de voir le concile définir un véritable engagement
pour les chrétiens africains laïcs, qui constituent la très grande majorité des fidèles de l’Eglise
catholique. Relevant par ailleurs un parallélisme pertinent entre le modèle de socialisation
préconisé dans la doctrine sociale de l’Eglise, actualisée selon lui dans l’encyclique Mater et
Magistra et l’organisation sociale et économique de la société africaine traditionnelle, il y voit
une ouverture à considérer et un terrain favorable pour l’expression du chrétien africain qui ne
participe pas des ordres sacrés.
L’optimisme relatif à l’esprit qui pourrait sous-tendre les travaux du concile Vatican II, n’est
pas propre aux seuls Africains. Beaucoup d’autres chrétiens ne le ne sont pas moins qui,
mettant en évidence le rapport catholicisme et même christianisme et personnalité culturelle
des peuples, ne manquent pas d’insister au préalable sur le foisonnement des diversités qui
participent de la beauté de l’humanité, telle que l’enseigne d’ailleurs le message chrétien.
Ainsi, la tradition judéo-chrétienne sert l’argumentation de nombreux intellectuels qui
392
Senghor Sédar L., « Des prêtres noirs s’interrogent et suggèrent », art. cit., p. 292.
393
L’encyclique Mater et Magistra (Mère et Enseignante) qui date du 15 mai 1961 est le premier grand
document qui fait suite à la convocation par le pape Jean XXIII du concile Vatican II. C’est la deuxième
encyclique de Jean XXIII. Il est question dans ce document de la place de l’Eglise catholique dans le monde
contemporain, des questions sociales d’importance et aussi du Tiers-Monde. L’importance de ce document tient
aussi à ce que c’est la première encyclique d’un pape qui traite de la situation des pays du Tiers-Monde. C’est
certainement la raison pour laquelle les hommes de culture africains réunis par Alioune Diop à l’occasion du
concile ne pouvaient manquer de nourrir un réel intérêt pour cette encyclique. Cet intérêt en fera pour plus d’un,
un document de référence à l’heure du concile et surtout lorsqu’il s’agira de la situation économique et sociale de
l’Afrique.
394
Senghor L., « Des prêtres noirs s’interrogent et suggèrent », art. cit., p. 283.
182
remettent en cause le caractère presque monolithique du catholicisme, ce qui semble trahir
l’essence même du catholicisme, puisque :
L‟Eglise est catholique, non seulement parce qu‟elle apporte la vérité et le salut à tous les peuples et
à tous les siècles, mais parce qu‟elle requiert le concours de toutes les civilisations et de tous les
hommes, pour mettre en lumière les richesses du dépôt qui lui a été confié et bâtir l‟éternelle cité de
Dieu395.
Dans le même ordre d’idées, parcourant l’histoire du christianisme dans sa rencontre avec
différents modes culturels, Jean Daniélou constatait déjà lui aussi en 1961, au colloque sur les
religions organisé par Alioune Diop sous le patronage de la SAC, à Abidjan (Côte d’Ivoire),
qu’il y a presque toujours eu une symbiose « réussie », entre le message chrétien et différents
modes culturels. Cette position qui semble quelque peu exagérée, puisque la situation du
catholicisme en Afrique ne lui donne pas crédit, permet simplement d’espérer.
Et de fait, selon Daniélou, cette éclosion de l’identité culturelle de peuples divers se serait
exprimée à tous les niveaux de la vie de l’Eglise catholique : le droit, le rite, la théologie….
C’est pourquoi, pense t-il, s’il en a été ainsi durant des siècles, d’un peuple donné à un autre,
il y a lieu de croire que l’Afrique saura aussi bénéficier d’une semblable éclosion et même
saura trouver la place qui est sienne au sein du catholicisme. C’est fort de tout cela que Jean
Daniélou formule un vœu :
Nous pouvons donc dire que nous pensons que le christianisme contribuera à aider l‟homme africain
à épanouir sa personnalité humaine, à favoriser l‟expression africaine des valeurs universelles, à
apporter au monde de demain l‟immense contribution que nous attendons de l‟Afrique 396.
395
Cf « L’Eglise évitera l’impasse », Vivante afrique, n° 219, mars-avril, 1962, p. 39.
396
Danielou J., « Catholicisme et personnalité culturelle des peuples », Colloque sur les religions, op. cit., p. 18.
Ce colloque a déjà fait l’objet de précédentes analyses et de quelques mentions.
183
articulations entre le message chrétien et la mentalité africaine se trouvent mises à jour. Dans
cet ordre d’idées, pour Obama, le sens de la communauté qui alors continue de porter et
d’exprimer le vécu africain se présente comme un important point de discussions. C’est ainsi
qu’il apparaît comme un élément important dans un processus d’africanisation du
catholicisme. Pour lui, une telle organisation, qu’on retrouve alors en Afrique, est comparable
à celle qui avait caractérisé le christianisme primitif au Proche-Orient et en Asie mineure,
comme on peut le constater dans les premiers écrits chrétiens. D’ailleurs il en fait un axe
important dans la manière de pouvoir célébrer le culte chrétien en terre africaine. C’est dire
que les débats africains autour du concile portent les germes d’un véritable changement. Dès
lors, on peut envisager les conséquences à cette mobilisation, qui en fait sont des
prolongements de l’engagement d’Alioune Diop à l’heure du concile Vatican II.
184
Chapitre IV
Les prolongements divers de l’engagement des intellectuels africains autour
d’Alioune Diop
Situation préalable
La mobilisation des intellectuels africains autour d’Alioune Diop, dans sa triple démarche,
s’est ancrée dans la vie du peuple africain. Selon le fondateur de Présence Africaine, le
concile Vatican II devait focaliser l’attention de l’Afrique tout entière à un tournant important
de son histoire, ce d’autant plus que cette histoire s’est construite dans une large mesure avec
l’Occident chrétien, héritier de la tradition catholique. Les discussions et prises de position
des intellectuels africains à ce propos devaient aussi s’alimenter de la vie du peuple, de son
expérience religieuse d’une manière générale et chrétienne en particulier. Ce point de vue est
d’autant plus important que, selon Alioune Diop qui n’aura de cesse de le dire, c’est le peuple
qui est garant de la personnalité africaine. Et de ce fait, c’est sa participation à la prise de
décisions concernant l’Afrique qui peut donner à celles-ci un poids suffisamment important :
La tradition occidentale nous a enseigné à penser, décider et agir pour le peuple – et à ne pas faire
confiance à sa maturité. Pourtant, la vraie solution de nos problèmes passe par le peuple. Elle dépend
de la connaissance par celui-ci des problèmes vitaux. Elle dépend de sa pleine participation à
l‟élaboration des solutions397.
397
Diop A., « Problèmes de l’humanisme africain », Lundbaek T., Humanisme africain-Culture scandinave : un
dialogue (Actes du colloque afro-scandinave, Copenhague, août 1967), Copenhague, Secrétariat du
développement international, 1970, p. 15.
185
concile Ŕ il apparaît clairement que les idées qu’en ont les Camerounais sont un peu vagues et
très diversifiées, ce que Vivante Afrique tend à relativiser :
A la première question, seize personnes répondent que le concile est la réunion des évêques à Rome.
Les autres réponses très diverses, prouvent cependant que les personnes interrogées ont vaguement
entendu parler du concile398.
Tout ceci montre bien que la mobilisation populaire devait commencer par une information
préalable et partir des réactions obtenues. Ce qui ne semble pas avoir été la démarche ni de la
SAC, ni des évêques d’Afrique.
Le faible résultat de l’enquête mené par la SAC traduit par ailleurs une certaine distance entre
les intellectuels de ce mouvement et les peuples africains dont ils sollicitaient ainsi le
concours. A l’instar de Jean-Paul Messina, de nombreux auteurs ont invoqué pour expliquer
cela, le fait que les chrétientés d’Afrique avaient tellement à dire qu’elles n’ont su quoi
répondre exactement à cette vaste enquête de terrain399. Mais une telle explication apparaît
légère pour une question aussi importante. Ce qui est par contre plus sûr est que, cette enquête
soulève un certain nombre de questions qui ne sont pas sans rapport avec la problématique de
l’intellectuel africain dont il a été préalablement question. Ces questions rayonneraient ici
dans les rapports entre la SAC et les peuples africains d’une part, et d’autre part entre la SAC
et les évêques africains.
398
« L’opinion camerounaise et le concile », Vivante Afrique, n° 231, mars-avril 1964, 3e de couverture. Trois
questions constituant l’essentiel de ce sondage ont été posées à 34 personnes : 12 étudiants, 6 employés ou
fonctionnaires, 5 chômeurs, 4 ménagères, 3 vendeurs, 3 ouvriers, 1 militaire. Parmi ces personnes en majorité
catholiques, on dénombre 20 hommes et 14 femmes. Les questions : 1) D’après vous, qu’est ce que le concile ?
2) Quels sont ses buts ? 3) Vous intéressent-ils et pourquoi ?
399
Cf Messina J.-P., Culture, christianisme et quête d‟une identité africaine, op. cit.
186
préoccupations ? Quelle connaissance la SAC avait-elle des réalités concrètes auxquelles les
peuples africains étaient régulièrement et quotidiennement confrontés ? Jusqu’où allait cette
connaissance des problèmes liés au fait d’être chrétien en Afrique ? Et quelle connaissance les
masses avaient-elles de la SAC et de son importance dans les luttes pour les causes africaines
et en faveur des peuples, quand on sait que la SAC n’intervient en Afrique qu’à partir de
1961, c'est-à-dire justement à la veille du concile Vatican II ? Le fait que les intellectuels de la
Société Africaine de Culture aient ainsi choisi de penser et même de décider pour le peuple,
n’allait-il pas à l’encontre des solutions qu’eux-mêmes proposaient pour surmonter la crise
relationnelle entre l’élite et le peuple ?
Toutes ces questions disent par elles-mêmes qu’il ne suffit pas d’élaborer un questionnaire
pour communier à la vie d’un peuple, et que la SAC aurait dû faire davantage pour se donner
un crédit plus large auprès des Africains à la veille d’un événement aussi important que le
concile Vatican II. Il y a donc, à travers les résultats de l’enquête menée par la SAC, des
leçons qu’il importe de retenir, quant à la relation entre élite et peuple qui, au tournant des
indépendances africaines, apparaît préoccupante.
Le quasi échec de l’enquête de la SAC met par ailleurs en lumière le fait que, malgré la
présence de prêtres en son sein, la fluidité des relations entre ce mouvement et la hiérarchie du
catholicisme en Afrique reste discutable. D’ailleurs pour Jean-Paul Messina, il ne fait pas de
doute qu’il y a eu un manque de collaboration entre la SAC et les évêques d’Afrique. Il
souligne le fait que le dynamisme de la SAC s’est heurté à la tiédeur de ces évêques, une
situation qu’il ne manque d’ailleurs pas de déplorer : « On peut tout simplement déplorer
l‟absence de collaboration directe entre la SAC et les évêques d‟Afrique. Une telle
collaboration aurait pu enrichir la préparation du concile »400.
Si en effet, l’on suppose que par rapport au concile, un quelconque intérêt à l’égard du peuple
aurait été manifesté par la SAC d’une part et les évêques d’Afrique d’autre part, on en vient à
se demander pourquoi l’enquête de la SAC n’a pas été soutenue par les évêques ? S’agissait-il
de démarches divergentes ? Existait-il une rivalité entre ceux qui possèdent officiellement le
mandat de l’Eglise catholique et ceux qui n’en possèdent pas ? Toutes ces questions méritent
d’être posées pour dire le malaise d’alors du catholicisme africain qui continue de s’identifier
à ses représentants de « haut niveau ».
400
J.-P. Messina, Evêques africains au concile Vatican II (1959-1965), op. cit., p 43.
187
401
La « panafricaine épiscopale » et son action
C’est fort de tout cela qu’on peut aisément comprendre que l’organisation efficace de la SAC
ait été reconnue par les Africains avertis, comme la meilleure façon de faire entendre une
opinion, de soutenir une idée, de mener un combat. En ce sens, on peut admettre que ce
modèle d’organisation autour des centres d’intérêts largement partagés ait pu, dans une
certaine mesure, inspirer la participation africaine aux états généraux du catholicisme à Rome.
Plus encore, le fait que la SAC ait doté les évêques d’un même document, les prédisposait
d’une certaine manière à porter d’une même voix les problèmes de l’Afrique. Ceci aurait de
façon évidente contribué à fonder la nécessité d’une fédération autour des questions
communes préalablement élaborées par les intellectuels ; ce d’autant plus que la lettre
envoyée par la SAC aux évêques d’Afrique annonçait cette nécessité de regroupement, par
l’invitation à s’associer à l’engagement des intellectuels402. D’ailleurs Jean-Paul Messina qui
a mené des recherches sur la participation des évêques africains au concile Vatican II ne dit
pas autre chose, qu’une reconnaissance de l’influence de la SAC sur le regroupement des
évêques venus d’Afrique :
La SAC a pour souci la promotion morale, spirituelle, sociale, culturelle et économique de toute
l‟Afrique, et à travers elle, s‟exprime un certain panafricanisme qui ne manquera pas d‟avoir un
impact sur l‟organisation des évêques à Rome au cours de la période conciliaire 403.
401
L’expression « panafricaine épiscopale » est empruntée à Jean-Paul Messina, dans son ouvrage Evêques
africains au concile Vatican II (1959-1965), op. cit.
402
Cf « Lettre de la Société Africaine de Culture à son Excellence Mgr Jean Zoa, Archevêque de Yaoundé, 1er
février 1962 ». Archives de la CDO (Centrale diocésaine des œuvres) : Dossier Mgr Jean Zoa (conférences,
concile, divers).
403
Messina J.-P., Evêques africains au concile Vatican II (1959-1965), op. cit., p. 54. Il peut être intéressant de
consulter cet ouvrage pour comprendre l’organisation de l’épiscopat africain dès le début du concile, et donc la
définition et le sens de la « panafricaine épiscopale ».
188
La SAC se serait donc pour ainsi dire exprimée au concile, à travers l’organisation que
s’étaient donnée les évêques d’Afrique404. Cette organisation aurait ainsi porté la voix de
l’Afrique, telle que préparée et élaborée par les intellectuels africains autour d’Alioune Diop.
Et au-delà de l’Afrique, la panafricaine épiscopale aurait été reconnue par des chrétiens non
Africains qui ne trouvaient peut-être pas en leurs évêques les représentants qu’ils auraient
voulus. C’est ce qui ressort du moins dans une lettre envoyée par deux chrétiens français à
Mgr Jean Zoa, archevêque de Yaoundé au Cameroun :
Père, chrétiens français d‟une petite ville de la banlieue parisienne, nous suivons avec attention et
espoir la vie du concile. Très franchement, nous vous remercions pour la volonté d‟ouverture et de
renouvellement des évêques africains, et aussi pour leur simplicité. En traduisant les aspirations de
l‟Afrique, vous traduisez aussi les désirs de millions de chrétiens d‟autres continents405.
404
Cette organisation avait comme président le cardinal Laurean Rugambwa et était constituée de deux
secrétariats : un secrétariat francophone sous la responsabilité de Mgr Zoa et un secrétariat anglophone sous la
responsabilité de Mgr Blomjus.
405
« Lettre de M et Mme Jean et Odile Hassenforder, 1962 ». Archives de la CDO : Dossier Mgr Jean Zoa
(conférences, concile, divers). Ces chrétiens de la banlieue parisienne habitaient précisément au 22 rue François
Villon, Bourg-la-Reine (Seine). On peut aussi lire en ce sens, le texte envoyé par Mgr Blomjus à Mgr Jean Zoa,
intitulé : « Les laïcs dans l’Eglise ». Archives de la CDO : Dossier Mgr Jean Zoa (conférences, concile, divers).
189
Les conséquences d’une mobilisation
Il s’agit pour l’Afrique de se rendre présente et agissante dans le destin de l’humanité et donc
de prendre part à toutes les situations pouvant soutenir cette ambition. On comprend
davantage pourquoi le projet de faire entendre la voix de l’Afrique au concile Vatican II est
conçu pour regrouper dans une même optique aussi bien les catholiques que les non
catholiques, membres de la Société Africaine de Culture. Ce qui est en effet en jeu, par delà
une quelconque appartenance confessionnelle, c’est le rayonnement de l’Afrique,
l’affirmation de sa personnalité à travers un événement important.
Si en effet, la religion a toujours été comprise et admise dans le cercle des intellectuels de la
SAC comme un élément important dans l’émancipation culturelle des peuples d’Afrique, il
n’en demeure pas moins qu’il importe que la religion soit définie relativement à la situation
des peuples africains. Le problème consiste dès lors à préciser la manière dont se positionne
406
« Lettres aux catholiques africains (laïcs et prêtres) », art. cit., p. 245.
190
ou devrait se positionner la religion vis-à-vis de la conscience africaine. Comment doit-on en
parler, surtout lorsqu’il s’agit d’une réalité que beaucoup d’Africains continuent de considérer
comme imposée de l’extérieur, du moins dans la manière dont on la pratique ? Selon Alioune
Diop, relativement au catholicisme, il convient de partir du fait de la présence de l’Eglise
catholique en Afrique ; en ce sens, les réflexions préparées par la SAC et que pourraient
prolonger les prélats représentant l’Afrique au concile, devraient davantage concerner les
conditions d’enracinement du catholicisme en terre africaine. En d’autres termes, il s’agit de
définir ce que l’Eglise catholique peut apporter à l’homme de l’Afrique à travers le concile et
comment elle peut s’adresser à lui, pour être pleinement accueillie par lui. Ce serait là aussi le
point de départ de ce que l’Africain peut apporter au catholicisme, ce qui semble préoccuper
les intellectuels africains :
Mais outre que notre mission, à la SAC, nous fait un devoir, catholiques ou non, de penser à la
culture à travers la vie religieuse, peut-être les missionnaires et les évêques d‟Afrique, engagés dans
les graves réalités du continent, penseront-ils davantage – à juste titre – à la présence de l‟Eglise en
Afrique qu‟à la présence africaine dans la vie catholique407.
191
l’Eglise. Leur effort en ce sens se trouve soutenu par le fait que l’événement conciliaire ne
serait pas éloigné de l’Afrique. Ainsi pour Alioune Diop, l’éveil du Tiers-Monde, suscitant
nécessairement une conscience nouvelle entre peuples, n’a pu laisser indifférente l’Eglise
catholique. C’est aussi la raison pour laquelle sa démarche à travers le concile ne peut laisser
indifférent le Tiers-Monde, ainsi que le souligne la lettre de SAC aux évêques d’Afrique
participant au concile Vatican II :
Devant l‟importance universelle de cet Evénement, nous croyons que les "figures de proue" de la
Conscience africaine ont le devoir de marquer leur préoccupation quant à la nouvelle conception du
monde qui pourrait être élaborée au cours de ce Concile, conception qui concerne l‟Afrique Noire et
le Tiers-Monde de prime abord et dont nous sommes fondamentalement "concernés"409.
On peut dès lors comprendre qu’Alioune Diop s’emploie à tourner les Africains vers cet
événement, pour que leur devenir ne se construise pas dans l’indifférence totale à une
institution qui a longuement façonné la conscience et la puissance culturelle de l’Occident. Et
en ce sens, la contribution de l’Afrique s’enracine dans le dynamisme de ses peuples chez qui
l’Eglise catholique est présente depuis plusieurs décennies pour la plupart. Il est donc juste
que l’Afrique ne reçoive pas seulement de l’Eglise catholique un message, une manière de
vivre, une autre approche de la relation de l’homme à l’Absolu transcendant. Elle peut et
même doit aussi, dans la promotion de son identité, lui apporter un humanisme que jusque là
elle n’a pas connu, une conception de l’homme qui ne s’inscrit pas forcément dans le
dualisme de l’anthropologie classique occidentale. Tout l’héritage africain restant encore
quasiment ignoré dans le catholicisme, le concile se présente comme une occasion de faire
parler l’ « âme africaine » pour qu’elle dise son apport concret au développement et au
rayonnement de la religion chrétienne, et pas seulement en Afrique.
L’initiative de la SAC est donc portée par le souci majeur d’éprouver, en même temps que de
promouvoir, le caractère universel que se revendique l’Eglise catholique comme étant son
identité et son essence. En définitive, il s’agit de permettre au chrétien africain de vivre sa
situation sans honte et sans complexe d’appartenir à un monde tout à fait différent. C’est ce
qu’exprime très clairement Alioune Diop dans le message qu’il adresse aux catholiques, pour
les inviter à s’intéresser au concile410.
409
« Lettre de la SAC à son Excellence Mgr Jean Zoa, Archevêque de Yaoundé, 1er février 1962 ». Archives de
la CDO : Dossier Mgr Jean Zoa (conférences, concile, divers).
410
« Lettres aux catholiques africains (laïcs et prêtres) », art. cit., p. 246
192
A travers l‟intérêt de l‟Afrique pour l‟Eglise catholique
En se proposant de décomplexer la relation presque séculaire entre la religion chrétienne et
l’Africain, Alioune Diop, par son engagement à l’ère du concile Vatican II, ouvre à une
compréhension nouvelle du catholicisme qui va avoir des rayonnements sur d’autres Africains
ne partageant pourtant pas la foi chrétienne. Ceci s’observe déjà clairement lors de
l’hommage africain rendu au pape Jean XXIII, au cours duquel le fondateur de Présence
Africaine a invité tous ses compagnons de lutte, tous les membres de la SAC, de quelque
appartenance religieuse qu’ils soient, à s’intéresser à l’Eglise catholique et plus encore au
concile Vatican II alors en cours :
Mais on ne peut, hommes de culture et responsables de jeunes peuples, ignorer une telle institution ni
les problèmes dont elle débat devant l‟assemblée la plus nombreuse du monde : le concile Vatican II.
Car ces débats nous concernent tous, et des décisions qui en sortiront, dépend en partie le destin
culturel et social des peuples afro-asiatiques411.
Avant même cet hommage déjà, lors de la mise en route du projet « Personnalité africaine et
catholicisme », la SAC a clairement interpellé tous les Africains de bonne volonté. Preuve que
dans ce cercle des intellectuels, le souci de voir tout Africain tourné vers les assises du concile
Vatican II a pu constituer une préoccupation constante. C’est d’ailleurs cette préoccupation
qui donnerait tout son sens aux propos d’Amadou Hampaté Bâ, à l’adresse des Africains non
chrétiens :
Ce que voudrait souligner ici cet écrivain malien, est le fait que, dans la mesure où les états
généraux du catholicisme s’annoncent sur un climat d’ouverture, dans la mesure où ces
mêmes assises entendent promouvoir un humanisme nouveau, il y a lieu pour l’Africain de se
411
Diop A., « Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture », art. cit., p. 117. L’hommage des
Africains au défunt pape a effectivement eu lieu après la démarche des intellectuels aux côtés d’Alioune Diop,
autour du thème « Personnalité africaine et catholicisme ».
412
Hampaté Bâ A., « Lettres aux Africains non-catholiques », art. cit., pp. 246-247.
193
sentir concerné par ce tournant. Ceci est d’autant plus important que la présence du
catholicisme en terre africaine n’a pas seulement une incidence dans la vie des chrétiens, mais
aussi dans celle de ceux qui ne le sont pas, étant donné la nécessité d’une cohabitation
pacifique entre toutes ces appartenances religieuses. C’est avec le même écho que résonnent
les mots d’Alioune Diop au sujet de l’Eglise catholique, lors de l’hommage rendu à Jean
XXIII :
Son œuvre, son action et ses problèmes ne devraient pas laisser indifférents les peuples jeunes et leurs
responsables, au moment où elle cherche le dialogue précisément, et où aucun problème du "tiers
monde" ne la trouve inattentive. Car elle sait le poids du "tiers monde" dans la définition qu‟il faudra
redonner à la paix413.
C’est par rapport à tout ceci que l’esprit du deuxième concile du Vatican, qui se voudra par la
suite plus adapté au monde moderne et conforme aux exigences de l’homme contemporain,
définit autrement les rapports entre le clergé et les laïcs, en insistant surtout sur leur
complémentarité. Mais si cette nouveauté s’annonce théoriquement acquise, cela ne va pas de
soi dans la réalité, surtout dans l’espace négro-africain.
413
« Lettre au groupe catholique de la Société Africaine de Culture (laïcs et prêtres) », art ; cit., p. 118.
414
Le cléricalisme est une forte emprise du clergé sur la vie de l’Eglise catholique, d’une manière générale. En
Afrique notamment avant la réforme des institutions qui va suivre la tenue du concile Vatican II, cette emprise
est si marquée que l’Eglise catholique se trouve confondue aux prêtres, évêques et au pape. Dans un tel contexte,
194
catholicisme, au point qu’on a pu parler de clivages traditionnels, qu’Alioune Diop va prendre
position à l’occasion du concile Vatican II. La situation des laïcs africains va ainsi devenir un
des points les plus importants de son engagement, dans le but de leur faire obtenir la place
qu’il convient de leur accorder au sein du catholicisme en Afrique.
Pour nos laïcs, en général, l‟Eglise se confond avec la hiérarchie : Pape, évêques, prêtres, religieux…
bref, avec quiconque détient quelque autorité. C‟est un peu comme si tous ces membres de l‟Eglise se
pensaient en dehors d‟elle. N‟imaginant pas qu‟ils pourraient avoir en elle leurs propres
responsabilités, ils s‟y reconnaissent surtout des obligations, compensées il est vrai par des avantages
spirituels… et même temporels415.
Ces propos dans la présentation de la situation des laïcs en Afrique sont significatifs. Même si
l’évêque semble nuancer la rigidité d’une situation en parlant notamment de quelques
compensations, qui peuvent être sujettes à discussion, il n’en apparaît pas moins que, dans
cette déclaration, les laïcs sont présentés comme des chrétiens de second rang. Et si la
confusion entre l’Eglise catholique et le clergé apparaît telle pour les laïcs, il est difficile
d’admettre qu’elle soit due à une représentation qu’ils s’en sont faite. Ceci est plutôt à mettre
le cléricalisme se présente comme une référence exagérée au clergé. Cette exagération résulte par ailleurs d’une
concentration du pouvoir et de l’initiative entre les mains des seuls clercs qui décident, entreprennent et même
pensent à la place des autres. Dans une telle situation, tout se présente comme si les autres fidèles, laïcs, au sein
du catholicisme, ne sont que des acteurs d’appoint, au sens passif de l’expression, dont la seule adhésion
inconditionnelle aux injonctions est requise.
415
Van Steene L., « L’heure des laïcs », Vivante Afrique, n° 231, mars-avril 1964, p. 19.
195
au compte de la réalité vécue. Autrement dit, si les laïcs en sont venus à confondre une
catégorie d’hommes avec la religion ou l’institution qui la représente, c’est en raison du peu
de crédit et plus encore du peu de place qui leur est alors accordé.
Toutefois avant que d’aller plus loin, il y a lieu de reconnaître que les missionnaires en
Afrique avaient quand même le souci d’associer quelques laïcs à leur travail, notamment
comme auxiliaires dans l’enseignement du catéchisme et interprètes. Mais cela suffit-il à
remettre en cause un catholicisme qui se présente alors comme une société monarchique ?
Sidbé Semporé a, dans le même sens, parlé d’une excessive centralisation, pour dire
l’organisation prévalant au sein du catholicisme en Afrique en ces temps là. Dans une telle
organisation, toutes les décisions, toutes les initiatives, toutes les orientations s’inscrivent
dans un mouvement descendant, même si elles ne sont pas toujours en adéquation avec les
attentes qu’elles sont pourtant supposées satisfaire. Cette organisation dont on continuera de
parler au présent à l’heure même du deuxième concile du Vatican, est fort révélatrice non
seulement de l’esprit missionnaire, mais aussi d’une certaine conception de l’Eglise
catholique soucieuse de préserver une image fort ancienne :
Cette vision de l‟Eglise est, nous l‟avons dit, l‟héritage du passé missionnaire qui, participant de la
mentalité théologique de l‟ensemble de l‟Eglise occidentale au XIXe siècle, a reconstitué en Afrique
des chrétientés de type médiéval où l‟ignorance religieuse et la précarité de la foi des masses
baptisées s‟en remettaient entièrement au pouvoir et au savoir des clercs 416.
Il est aussi remarquable de constater que dans la présentation qu’il fait des missions
catholiques, en en relevant les exigences, Joseph Bouchaud ne parle pas des fidèles laïcs
comme des acteurs d’une Eglise catholique dont ils sont pourtant membres417. En effet,
Bouchaud présente les laïcs africains essentiellement comme objets du travail des prêtres et
bénéficiaires des structures mises alors en place. Lorsqu’il évoque une possible prise en main
par les chrétiens africains de certaines affaires touchant de près leur propre situation, c’est en
la situant dans un futur dont on ne peut certifier l’imminence, quoique la nécessité d’un
« laïcat majeur » y apparaisse incontestable, comme le certifient ses propres paroles :
416
Semporé S., « Les ministères ecclésiaux en Afrique », Ruggieri G. (dir.), Eglise et histoire de l‟Eglise en
Afrique (Actes du colloque de Bologne : 22-25octobre 1988), Paris, Beauchesne, 1990, p. 239.
417
On peut se référer ici à son livre L‟Eglise en Afrique noire, Paris, Ed. La Palatine, 1958.
196
Les laïcs ont donc à jouer leur rôle propre : témoigner que le christianisme peut informer toutes les
modalités de la vie humaine, promouvoir des solutions chrétiennes aux problèmes temporels et
travailler à la transformation des institutions dans un esprit chrétien 418.
Un tel catholicisme qui se déploie dans la seule exaltation de ceux qui exercent le pouvoir et
les fonctions sacrées en général, ne semble cependant pas être l’apanage de Joseph Bouchaud
seul. Il semble même s’enraciner dans l’enseignement qui émane du plus haut sommet. Ainsi,
dans son encyclique Vehementer nos, le pape Pie X (1906) répondait à la loi de la séparation
de 1905, en partant entre autres d’une définition de l’Eglise, qui en faisait une réalité portée
par un profond dualisme.
En effet pour le pape, l’organisation pyramidale de l’Eglise catholique s’inscrit dans sa nature
même. Il y a d’un côté ceux qui agissent, et d’un autre ceux qui se contentent de suivre. On
peut, avec un tel enseignement, supposer qu’aucun changement n’était à prévoir et que par
conséquent il ne servait à rien de s’engager, tant il est vrai que cela allait contre l’essence
même de l’Eglise. Comme on peut le constater, les propos de Pie X légitimaient une
séparation tranchée entre catégories appartenant pourtant à une même Eglise « soucieuse » de
les fraterniser :
L‟Eglise est par essence inégale, c'est-à-dire comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs
et le troupeau, ceux qui exercent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude
des fidèles. Ces catégories sont tellement distinctes entre elles que dans le corps pastoral seul résident
le droit et l‟autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société.
Quant à la multitude, elle n‟a d‟autre droit que de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre
ses pasteurs419.
L’on n’a aucun mal à se rendre compte ici qu’une telle conception de l’Eglise catholique
pourrait difficilement ouvrir l’Africain laïc à un réel épanouissement en son identité
chrétienne. En effet, dans l’organisation sociétale africaine traditionnelle, pourtant
hiérarchique elle aussi, il semble que la force de la communauté et le pas qu’elle prend sur
l’individu, concèderait très peu de pouvoir à une élite considérant les autres comme un
« troupeau docile ». De plus, étant donné que les familles d’où sont issus les membres du
clergé catholique n’appartiennent généralement pas aux notables, le handicap du cléricalisme
apparaît évident, dans la mesure où le chrétien africain doit apprendre à hisser sur un piédestal
un homme qui originellement n’est pas de haut rang social. C’est toutes ces fractures et ces
418
Bouchaud J., op. cit., p. 177.
419
Cité par Semporé S., « Les ministères ecclésiaux en Afrique », art. cit., p. 244.
197
incompatibilités avec la mentalité africaine qui fondent l’exigence du dépassement d’un tel
état de fait. Ce à quoi va s’employer le fondateur de Présence Africaine, Alioune Diop.
Plongé dans la vie de tous les jours, il a une expérience à mon sens plus large que celle du prêtre. Si
les laïcs arrivaient à exprimer leurs aspirations profondes, peut-être trouverait-on là un domaine où
s‟illustreraient de façon plus évidente les valeurs fondamentales de la civilisation africaine et les
aspects concrets de cette civilisation421.
Cette plaidoirie d’Alioune Diop, qui s’inspire du souci de traduire la personnalité africaine à
travers l’engagement d’un laïcat responsable, appelle quand même quelques réserves. Tout
d’abord, on ne peut soutenir totalement le fait que le laïc soit plus proche de la civilisation
africaine que le prêtre : aucun argument ne le prouve, même si des années de séminaire
constituent pour le prêtre un long moment d’absence. Ce constat peut certes relever de
certains cas précis, mais ne peut être généralisé.
De plus, le laïc africain peut aussi être, du fait de ses études (primaires, secondaires et
supérieures), moulé dans la mentalité occidentale ; il peut même se trouver coupé de la réalité
africaine du fait d’un séjour en Europe. Il y a donc lieu de se demander si on peut toujours lui
attribuer automatiquement la connaissance de la civilisation africaine, comme semble le faire
Alioune Diop. La problématique de l’aliénation de l’intellectuel africain concerne, dans
l’Eglise, aussi bien des prêtres que des laïcs. Le laïc est certes immergé dans la vie séculière,
420
Alioune Diop, cité par la rédaction de Vivante Afrique, n° 232, mai-juin 1964, p. 47.
421
Idem.
198
mais il faut aussi reconnaître que le prêtre n’y est pas moins présent par ses multiples contacts
et même souvent par une certaine forme d’engagement. En fait il y a là une possibilité de
débat qui, en fin de compte, mettra certainement en évidence la nécessité d’une collaboration
prêtre-laïc, dans la reconnaissance de l’incontestable vérité qui émerge des propos de De
Meester au sujet de l’africanisation de l’Eglise catholique qui est appelée de tous ses vœux :
L‟africanisation ne vient pas d‟en haut, elle émerge du peuple et imprègne les différentes
manifestations religieuses (…). La véritable africanisation et l‟évangélisation de la culture africaine
ne s‟effectuent pas dans les réunions d‟experts, ni dans les universités ou facultés, mais dans la vie
quotidienne des communautés chrétiennes422.
La position du fondateur de Présence Africaine en faveur d’un laïcat qui s’assume trouve une
expression plus large dans le cercle des intellectuels chrétiens africains. Et de fait, cette voie
empruntée par ces intellectuels constitue une des plus importantes articulations dans la
mobilisation qui est la leur, au moment où s’annonce l’événement conciliaire. En effet, la
troisième commission des journées de réflexion tenues à Rome comme une des démarches de
« Personnalité africaine et catholicisme », a traité du laïcat et des problèmes sociaux. Ainsi
elle présente un préambule signé par des prêtres, qui tend à valoriser le laïcat et à souligner les
déficiences d’une Eglise cléricalisée. La place du laïc est ici définie comme un instrument
efficace aussi bien en faveur du catholicisme que du rayonnement de la personnalité
africaine :
A une époque de transmutation accélérée des cultures et des techniques que nous vivons, époque
caractérisée par le choc de certaines idéologies, le laïcat constitue pour l‟Eglise un champ
d‟expérience irremplaçable et un instrument privilégié de son expansion dans le monde. Si le rôle de
la hiérarchie est de maintenir et sauver les valeurs essentielles de la Foi, le laïcat africain est habileté
à présenter à la hiérarchie les formes et les manifestations de la personnalité africaine à travers
lesquelles l‟Eglise trouvera peu à peu son vrai visage en Afrique. Une Eglise où le prêtre assume tous
les rôles ne peut entièrement répondre à sa mission423.
Ce préambule inspiré par le dynamisme d’Alioune Diop sonne comme une rupture. En effet,
la mauvaise articulation clergé-laïcat qui rend difficile une quelconque collaboration mutuelle
422
De Meester P. Où va l‟Eglise d‟Afrique ?, Paris, Cerf, coll. « Rencontres internationales », 1980, pp. 155-156.
423
« La personnalité africaine dans la vie catholique », Présence Africaine, n° 44, 4e trimestre, 1962, p. 253. On
peut d’ailleurs ici relever le fait qu’une réflexion sur les laïcs est apparue comme une des options préférentielles
des intellectuels de la SAC, ainsi qu’on le souligne à Présence Africaine : « Nous voulions que les laïcs africains
se fassent entendre dans ce contexte du concile » (« Présence Africaine », Vivante afrique, n° 232, art. cit., p.
47.) Et comme on peut le constater, à ce propos, les réflexions de Georges Ngango, Léopold Sédar Senghor,
Jean-Baptiste Obama sont d’une qualité tout à fait remarquable.
199
vole ici en éclat et cède la place à des bases nouvelles permettant de reconnaître le rôle que
chaque catégorie doit pouvoir jouer. Car, faut-il le rappeler, c’est cette sorte de mise sur la
touche du laïcat dans la vie du catholicisme en Afrique qui expliquerait pour une grande part,
son absence aux importantes initiatives. Il ne s’agit pas d’un regard unilatéral, propre à
Alioune Diop et à quelques intellectuels africains, mais bien d’une évidence que quiconque
peut constater, comme le fait d’ailleurs Mgr Blomjous, évêque de l’Eglise catholique : « En
fait, si ces laïcs africains sont encore fort loin d‟avoir donné ce qu‟on attend d‟eux, c‟est
parce qu‟on n‟a pas encore su le leur demander et les y préparer »424. De tels propos laissent
simplement supposer que le printemps du catholicisme en Afrique ne peut se donner une
réelle dynamique que dans la prise en compte de la collaboration clergé-laïcat. Ces propos
disent également que l’enracinement du christianisme en Afrique est loin d’être terminé. Et ici
beaucoup reste à faire pour que la réalisation d’une telle aspiration soit effective.
Dès lors, la position d’Alioune Diop qui appelle à une prise en compte des laïcs dans
l’édification d’un christianisme répondant aux aspirations des peuples africains, ne relève pas
d’une simple volonté de révolution. Il ne s’agit pas simplement d’un chrétien laïc qui lutte
pour la reconnaissance de sa place ou plus largement, de celle de ses coreligionnaires. Ce qui
est en jeu ici, c’est le devenir du catholicisme en terre africaine. C’est en ce sens que son
engagement peut être à juste titre être considéré comme objectif et digne d’attention. Car,
comme le soutient par ailleurs Walbert Buhlmann : « L‟appel à l‟apostolat laïque dans
l‟Afrique d‟aujourd‟hui, avec ses communautés chrétiennes démesurées et ses troubles et
réformes socio-politiques, est une question de vie ou de mort pour le christianisme »425.
424
Blomjous J., « Le concile et l’Afrique », Vivante Afrique, n° 231, mars-avril 1964, p. 14.
425
Buhlmann W., « Urgences africaines », Eglise vivante, n° 1, janvier-février, 1960, p. 58.
426
Paul VI est le pape ayant succédé à Jean XXIII après sa mort en 1963. Il poursuit la tenue du concile Vatican
II et donne après ces assises du catholicisme, la lettre encyclique Populorum progressio (Le développement des
peuples) qui traite du développement humain en sa définition et ses conditions de possibilité, dans la vision
chrétienne.
200
La lettre encyclique Populorum progressio est un document donné par le pape Paul VI au
lendemain des indépendances de la plupart des Etats africains, qui coïncide avec le constat de
la misère dans laquelle se trouvent les pays du Tiers-Monde, misère contrastant avec les crises
de surproduction et l’opulence des pays de l’Occident. Cette lettre situe la question du
développement au centre de la réflexion qui y est développée, étant donné son urgence et son
actualité. Partant de la « question sociale » telle qu’elle a été posée par ses prédécesseurs, le
pape Paul VI en parle comme d’un problème pertinent. Dans cette question, c’est l’homme
qui se trouve au centre de toute préoccupation.
Ainsi dès le début de sa réflexion, le pape plaide pour l’accession de tous les hommes aux
fondamentaux du développement ; aussi en appelle t-il à la solidarité des peuples de
l’opulence à l’égard des peuples de la faim. Cette solidarité, qu’il définit comme un devoir,
s’inscrit dans le dépassement des égoïsmes et des individualismes qui étouffent la condition
humaine et s’opposent à plus d’un titre à son véritable épanouissement. D’où une
stigmatisation d’un autre type de sous-développement, un enlisement d’un tout autre ordre :
Toute croissance est ambivalente. Nécessaire pour permettre à l‟homme d‟être plus qu‟un homme,
elle l‟enferme comme dans une prison dès lors qu‟elle devient le bien suprême qui empêche de
regarder au-delà. Alors les cœurs s‟endurcissent et les esprits se ferment, les hommes ne se réunissent
plus par amitié, mais par l‟intérêt, qui a tôt fait de les opposer et de les désunir. La recherche
exclusive de l‟avoir fait dès lors obstacle à la croissance de l‟être et s‟oppose à sa véritable
grandeur : pour les nations comme pour les personnes, l‟avarice est la forme la plus évidente du
sous-développement moral427.
Il s’agit en clair ici d’une certaine indifférence à la souffrance humaine, qui ne doit sa raison
d’être qu’à une excessive volonté de thésaurisation, qui se présente comme une véritable
prison pour l’homme, dans la mesure où elle contrarie sa légitime aspiration à
l’accomplissement de soi, par une promotion de la valeur intrinsèque de la personne humaine.
De plus, l’accumulation exagérée ne crée qu’un tissu relationnel artificiel dont la fragilité des
bases s’expérimente dans la course aux intérêts, qui ne peut manquer de créer et de
développer des antagonismes.
427
Paul VI, Populorum progressio, Rome, Libreria Editrice Vaticana, 1967, n° 19. Ici seul le numéro est
indiqué car les encycliques s’énoncent en paragraphes d’idées qui correspondent à des numéros. Très souvent,
cette encyclique est vue de façon quasi unique, dans les rapports Nord-Sud. Mais il y a bien des clivages sociaux
au sein des sociétés modernes aussi bien en Europe qu’en Afrique auxquels s’attaque aussi le message de
Paul VI. La solidarité ici défendue mérite pour ainsi dire, d’être vue comme un concept général, et non
simplement applicable ou déployé dans une grande mesure dans les rapports entre sociétés différentes.
201
Le développement défini et souhaité par le pape Paul VI dans son encyclique est une réalité
non seulement à l’échelle communautaire (groupes, individus, nations…), mais encore à
l’échelle individuelle. Ce développement s’inscrit et s’enracine dans la promotion d’un
humanisme nouveau, dégagé du triomphe de l’égoïsme et de la recherche effrénée du profit,
très souvent au détriment de l’homme. Cet humanisme apparaît donc comme une justification
claire de l’appel lancé par le pape à la solidarité, non seulement entre nations, mais aussi entre
individus, et qui constitue un des fils conducteurs de son document. Il y aurait ainsi, une
émergence possible d’un visage nouveau pour l’humanité, devant donner lieu à des
considérations nouvelles pour tout homme en toute situation : « Ainsi pourra s‟accomplir en
plénitude le vrai développement, qui est le passage, pour chacun et pour tous, de conditions
moins humaines à des conditions plus humaines »428.
Pour le pape Paul VI, il est nécessaire de prendre conscience que les biens de la terre ont une
destination universelle et que tout homme doit pouvoir en jouir, quelle que soit sa
condition429. Ce principe, même s’il n’exclut pas la notion de propriété privée qui est aussi
considérée par le pape comme un droit humain naturel, ne peut cependant être supplanté par
ce dernier :
C‟est dire que la propriété privée ne constitue pour personne un droit inconditionnel et absolu. Nul
n‟est fondé à réserver à son usage exclusif ce qui passe son besoin quand les autres manquent du
nécessaire430.
Par ailleurs, outre la destination universelle des biens, Paul VI évoque les moyens de
productions. Ceux-ci, comme les systèmes qui les régissent, ne peuvent selon lui se substituer
au bien-être de l’homme qui en constitue la fin ultime. De ce fait, ni la promotion de multiples
individualismes au nom du libéralisme et du profit, ni le soutien quelconque à des situations
déshumanisantes, ne peuvent trouver de légitimation.
428
Populorum progressio., n° 20.
429
Cf Ibid., n° 22.
430
Ibid., n° 23.
202
préalable du respect des équilibres déjà existants, quoique fragiles, au risque de les rompre et
de créer des situations d’injustice peut-être beaucoup plus graves. C’est pourquoi il apparaît
ici, dans le message du pape, que des programmes bien pensés et une bonne planification
pourraient constituer une voie d’issue résultant d’une action concertée :
Des programmes sont donc nécessaires pour encourager, stimuler, coordonner, suppléer et intégrer
l‟action des individus et des corps intermédiaires. Et de fait, affirme le pape, la seule initiative
individuelle et le simple jeu de la concurrence ne sauraient assurer le succès du développement 431.
Toutefois, il est important de ne pas perdre de vue qu’en définitive, il s’agit de l’homme.
C’est lui qui est au cœur de toute initiative en faveur du développement, et donc de la lutte
pour la réduction des injustices…
Le service de l’homme dont il est ici question doit pouvoir se déployer à travers les structures
dans lesquelles celui-ci peut s’épanouir, sans oublier que la lutte contre la faim va de pair avec
celle pour une réelle intégration sociale. Aussi Paul VI plaide t-il pour l’alphabétisation : « On
peut même affirmer que la croissance économique dépend au premier chef du progrès social :
aussi l‟éducation de base est-elle le premier objectif d‟un plan de développement »432. On
retrouve ici les idées d’Alioune Diop, pour une politique économique soucieuse de
développement : celle-ci ne peut être séparée d’une politique culturelle qui elle, donne au
développement un véritable ancrage social. Pour le fondateur de Présence Africaine, le
combat culturel doit devenir le socle de toute promotion de la dignité humaine. En ce sens
d’ailleurs, Alioune Diop a précédé Paul VI ; il est même allé plus loin que l’encyclique du
pape, en parlant du sens de l’initiative qui se déploie aussi dans la capacité à s’autodéterminer.
En cela, son analyse des problèmes sociaux du monde contemporain se veut profonde :
Le problème n‟est pas seulement de nourrir ceux qui ont faim et de guérir les malades, ni même
d‟apprendre à lire, il est de sauver la dignité de l‟homme par l‟exercice de sa puissance d‟initiative,
par l‟exercice des responsabilités que lui assigne la vie moderne. Il est de restituer à la maturité du
Tiers Monde, la responsabilité de juger, de décider, et de créer. C‟est à ce niveau que se situe le mal
de cette fin du XXe siècle433.
Au regard de cette position, on peut affirmer que le fondateur de Présence Africaine, outre le
fait qu’il est allé beaucoup plus loin que Paul VI dans l’intérêt à accorder aux problèmes
cruciaux qui se posent à l’homme à l’ère du concile Vatican II, dans le Tiers-Monde
431
Populorum progressio, n° 33.
432
Ibid., n° 35.
433
Diop A., « Culture et Politique. Culture et Economie » art. cit., p. 12.
203
notamment, a aussi de cette manière, préparé les Africains, chrétiens ou non, à l’accueil de la
solennité du message du pape et à sa compréhension.
Dans son message, le pape plaide par ailleurs pour la promotion de la famille, en lien avec le
développement intégral de la personne humaine. C’est dans le même sens qu’il apporte son
soutien à toutes les formes d’organisation au sein de la société, qui participent de
l’épanouissement de l’homme dans le respect de sa dignité profonde et intégrale, de même
que celui de son accomplissement par delà le temps. Il y a de ce fait, lié à son message, une
ouverture « aux valeurs de l’esprit » selon sa propre expression. C’est à cette condition que
l’humanisme qu’il prône peut se révéler favorable à la croissance de l’homme, à travers
notamment l’effondrement des barrières qui séparent les hommes du fait de leurs conditions
sociales :
Il s‟agit de construire un monde où tout homme, sans exception de race, de religion, de nationalité,
puisse vivre une vie pleinement humaine, affranchie des servitudes qui lui viennent des hommes et
d‟une nature insuffisamment maîtrisée ; un monde où la liberté ne soit pas un vain mot et où le pauvre
Lazare puisse s‟asseoir à la même table que le riche434.
Dans sa plaidoirie en faveur d’un monde où la solidarité humaine triomphe de la misère, Paul
VI appelle également à une organisation bien structurée, pour que l’aide accordée aux nations
pauvres leur soit effectivement bénéfique. Ici, le dialogue entre nations, entretenu au travers
de diverses institutions, construit dans le souci d’une équité dans les relations entre peuples,
constitue la plate-forme de ce nouvel ordre mondial qu’il appelle de tous ses vœux dans sa
lettre encyclique. Ce dialogue s’inscrit dans la fin d’un certain renfermement sur soi et de
toute forme de discrimination. Et ainsi, le dialogue peut alimenter une dynamique de
développement qui ne dissout pas les différences, et s’exprime dans le respect de la
personnalité de chaque peuple : « Entre les civilisations comme entre les personnes, un
dialogue sincère est, en effet, créateur de fraternité »435.
434
Populorum progressio , n° 47.
435
Ibid., n° 73.
204
au cours d’une audience générale en 1969436, il en parle entre autres comme une manière
d’assumer l’encyclique qu’il avait signée deux ans plus tôt.
Etre proche de la réalité sociale de l’Afrique telle qu’elle se présente en ces années-là, voilà ce
qu’a révélé le pape à ses interlocuteurs :
Nous allons en Afrique également pour manifester l‟intérêt spécial, désintéressé et plein d‟amour de
l‟Eglise pour ces besoins humains, graves et urgents de l‟Afrique nouvelle. Nous n‟avons pas écrit
l‟encyclique « Populorum progressio » sans en assumer les conséquences qu‟elles comptent pour
Nous. Et par ce voyage, Nous voulons honorer la signature que nous avons apposée à ce
437
document .
Il semble donc s’agir, à n’en pas douter, d’une manière de rendre concret son message donné
dans ce document. Ceci se comprend, dans la mesure où la pensée de Paul VI en ce qui
concerne le développement s’exprime par des exemples précis, puisés dans les expériences
que vivent des hommes dans de multiples situations dans le monde. Ainsi, prenant position
contre toute forme d’asservissement, le pape plaide pour l’expression du génie africain dans
l’organisation nouvelle des Etats du continent noir. C’est ainsi que, pour lui, toute véritable
aide apportée aux populations africaines en situation de détresse doit être dépourvue de tout
paternalisme et de toute forme sous-jacente d’exploitation comme moyen compensatoire. La
déclaration qu’il en fait d’ailleurs n’en est que plus que claire :
S’il est en effet vrai que l’aide au développement constitue une expression remarquable de la
solidarité humaine, il n’en demeure pas moins que dans certains cas, elle peut devenir un
moyen d’assujettissement politique et culturel des peuples bénéficiaires, dans la mesure où
elle peut aussi se définir comme un soutien aux idéologies justificatrices de la pensée unique
et de la hiérarchie culturelle. Ceci s’observe aussi bien en Afrique que dans de nombreuses
autres régions du monde. Et de fait, partant de l’Afrique, Paul VI condamne aussi avec force
436
Il s’agit de l’ « Audience générale du 30 juillet 1969 », portant sur le voyage du pape Paul VI en Ouganda et
sur la guerre du Biafra au Nigéria. Cf La Documentation catholique, n° 1546, 7 septembre 1969, pp. 753-755.
437
Paul VI, « Audience générale du 30 juillet 1969 », art. cit., p. 754.
438
« Le voyage de Paul VI en Ouganda », La Documentation catholique, n° 1546, 7 septembre 1969, p. 768.
205
la persistance de la stratification sociale en plusieurs endroits du monde, sur la seule base de
l’appartenance ethnique ou de la couleur. Pour lui, les droits fondamentaux de la personne qui
riment avec développement ne peuvent trouver ici un gage d’assurance certaine. En somme, il
n’y a aucun développement possible, en Afrique pas plus qu’ailleurs, sans la préservation de
l’intégrité de la personne humaine et le respect des droits de l’homme :
Nous déplorons le fait que, dans plusieurs parties du monde, persistent des situations sociales fondées
sur la discrimination raciale, souvent voulues et soutenues par des systèmes idéologiques : ces
situations constituent un affront manifeste et inadmissible aux droits fondamentaux de la personne
humaine et aux lois de la vie civile. Un pluralisme bien compris résout le problème du racisme
clos 439.
Car notre objectif n‟est pas simplement d‟être équipé du dollar des autres, de la démocratie des
autres, de la conscience historique des autres, de la religion des autres. Dollar, démocratie, histoire,
religion doivent être sublimés et recréés par notre passion, par la vertu de notre propre expérience
révolutionnaire440.
439
Ibid., p. 769.
440
Diop A., « Solidarité du culturel et du politique », Présence Africaine, n° 41, 2e trimestre 1962, p. 121.
206
On comprend dès lors que c’est avec enthousiasme que le fondateur de Présence Africaine
salue la position de l’autorité suprême de l’Eglise catholique dans son encyclique. Il ne s’agit
pour l’intellectuel africain, ni plus ni moins, que d’un appel adressé à ceux qui possèdent à
faire preuve de sollicitude par la sortie de l’égoïsme, de l’indifférence et de l’exploitation
continue de la fragilité des autres :
L‟intérêt principal de Populorum progressio est d‟exprimer aux nations riches l‟angoisse du Saint-
Père (et celle du Tiers-Monde) devant ce fossé qui s‟élargit tragiquement. Car chez les riches,
certains sont ignorants, indifférents ou égoïstes. De ceux qui sont conscients et s‟engagent à
„coopérer‟ beaucoup (et des plus puissants) entendent bien faire de la coopération une exploitation
des faiblesses des autres et la défense de leurs propres intérêts croissants441.
En présentant ainsi l’intérêt du document de Paul VI, Alioune Diop s’aligne sur les
convictions qui s’en dégagent. Il apparaît de ce fait que Populorum progressio n’a pas laissé
l’intellectuel indifférent. Une réelle convergence de points de vue, surtout pour ce qui est de la
situation africaine, quant aux appels à de justes rapports entre le monde noir et l’Occident
semble même se confirmer. Ceci se trouve validé et soutenu au cours d’une conférence
publique donnée par Alioune Diop et s’inscrivant dans les idées défendues par l’encyclique de
Paul VI, dans laquelle il a affirmé notamment :
Il est un problème qui nous préoccupe beaucoup, qui préoccupe nos chefs d‟Etat, c‟est le problème
des rapports entre les riches de l‟Occident du nord et les sociétés ou civilisations fragiles des pauvres
du sud. Ces rapports sur le plan économique et commercial sont on ne peut plus précaires. Il ne suffit
pas que la générosité de l‟Occident se débarrasse de certains surplus, d‟une aide relativement
maigre, même si elle représente un pourcentage considéré comme important au sein des nations
riches. Il ne suffit pas d‟une aide, il ne suffit pas de charité, pour que nous soyons soulagés et que
nous nous débarrassions de la faim, de la souffrance, de l‟incertitude du lendemain. Nos rapports sur
le plan économique doivent être définis ou redéfinis, non plus par une poignée de spécialistes, mais
par la volonté profonde de toute la communauté occidentale et en particulier de la communauté
chrétienne. Il y a là un problème extrêmement grave, que l‟attention de l‟Occident n‟a peut-être pas
encore suffisamment examiné442.
C’est donc intégralement qu’Alioune Diop partage le point de vue du pape Paul VI. Et
d’ailleurs, l’année qui suit la parution de l’encyclique Populorum progressio, l’intellectuel
africain est invité à Rome par les autorités du Vatican, à prononcer au nom de l’Afrique à qui
441
P. A., « D’Israël et de Populorum progressio », Présence Africaine, n° 63, 3e trimestre 1967, p. 7.
442
« D’Alioune Diop », Terre entière, n° 26, novembre-décembre 1967, pp. 120-121. L’article n’est pas signé,
comme le lieu et la date précise de la conférence publique ne sont pas indiqués.
207
l’encyclique s’adresse aussi, un discours sur ce document pontifical fort interpellateur. Il
convient peut-être de préciser que cette invitation devait certainement s’inscrire dans le cadre
des bons rapports qu’entretenait alors le fondateur de Présence Africaine avec la Secrétairerie
d’Etat du Vatican. En effet, les relations entre Alioune Diop et les autorités du Vatican se
seraient consolidées au moment de la crise qui a opposé à Dakar en 1968, le président
Léopold Sédar Senghor et les pères dominicains, suite à une grève d’étudiants. Menacés
d’expulsion par le chef de l’Etat du Sénégal, les pères dominicains n’y sont finalement restés
que grâce à la médiation d’Alioune Diop. Cette médiation a été reconnue, soutenue et
encouragée par la Secrétairerie d’Etat du Vatican443.
La facilitation d’Alioune Diop dans la crise de 1968 aurait été si importante qu’en 1973, il est
à nouveau sollicité par le Vatican, pour ce qui est de la Guinée-Conakry444. C’est dire
qu’Alioune Diop a joué un rôle important dans la diplomatie Vaticane en Afrique, pour des
questions qui nécessitaient non seulement une intervention africaine, mais aussi une grande
délicatesse.
L’invitation du fondateur de Présence Africaine est rapportée par Fabien Kangue Ewane, alors
étudiant et membre de l’auditoire auquel s’adressait le fondateur de Présence Africaine :
C‟était en 1968. Alioune Diop était venu, invité par les autorités vaticanes, pour s‟adresser au public
dans la salle de conférence du Vatican, place Saint-Pierre. Il s‟agissait d‟un commentaire de
l‟encyclique Progressio Populorum du pape Paul VI445.
Une telle invitation atteste par ailleurs de la reconnaissance de l’intérêt de son engagement par
les hautes instances de la hiérarchie de l’Eglise catholique. Il apparaît, selon Kangue Ewane,
que les idées d’Alioune Diop émises notamment lors du Deuxième Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs en 1959, en ce qui concerne les relations entre l’Afrique et l’Europe,
précédaient et rejoignaient les convictions profondes de Paul VI : « Si le fondateur de
Présence Africaine a accepté de venir commenter, Place Saint-Pierre à Rome, ce document
pontifical, c‟est qu‟il en partageait les idées »446. Il y a ainsi entre ce document et Alioune
Diop un effet de réciprocité. On peut supposer que les idées du fondateur de Présence
Africaine ont pu alimenter les réflexions de Paul VI dans les passages de l’encyclique relatifs
443
Cf « Lettre N° 127619 de la Secrétairerie d’Etat à Alioune Diop, 20 novembre 1968 » ; « Lettre N° 128852 de
la Secrétairerie d’Etat à Alioune Diop, 5 décembre 1968 » ; « Lettre de la Fraternité S. Dominique de Dakar à
Alioune Diop, 31 décembre 1968 ». Archives de Présence Africaine.
444
Cf « Lettre N° 6759/73 du Délégué apostolique de Lagos à Alioune Diop, Secrétaire général du II e Festival
Mondial des Arts et de la Culture Nègre, 8 avril 1973 ». Archives de Présence Africaine.
208
au Tiers-Monde, mais aussi que la convergence des idées d’Alioune Diop et du pape a su
renforcer sa vision et ses propos sur l’ouverture mutuelle de deux mondes : celui de la
surproduction et celui du dénuement : « Ce document apportait ainsi une confirmation à la
conviction du fondateur de Présence Africaine »447.
Le document était donc de nature à intéresser tous ceux qui dans l‟Eglise comme dans le monde –
selon la dichotomie habituelle – militent pour le développement et pour la transformation du système
international448.
445
Kangue Ewane F., Semence et moisson coloniales, op. cit., p. 143.
446
Ibid., p. 145.
447
Ibid., p. 148.
448
Kangue Ewane F., Semence et moisson coloniales, op. cit. p. 144.
209
balkaniser l’Afrique, le fondateur de Présence Africaine s’est donné d’alerter les Africains au
sujet d’une totale absence d’intérêt à s’allier à des causes qui ne servent pas l’homme africain.
La grande question pour lui au sujet de l’Afrique était alors sa capacité à résorber le marasme
économique, social, et encore plus culturel, qui la caractérise :
Le dilemme Est-Ouest n‟est pas né de la dialectique de notre histoire et de notre croissance. Nous ne
nous sentons pas concernés, nous ne voulons pas nous laisser concerner par la funeste distinction
Est-Ouest. La seule distinction que nous acceptions, la seule qui rendra compte de notre situation,
comme la seule qui éclaire notre route, c‟est une distinction qui n‟a rien à voir avec les points
cardinaux, celle de la pauvreté et de la richesse. Est-Ouest, non, nations riches, nations pauvres,
oui449.
Pour Alioune Diop, la situation particulière de l’Afrique pose aussi le problème d’une
solidarité particulière, ne serait-ce que parce que le monde noir à besoin de coaliser ses forces
pour parler d’une même voix dans le concert de tous les peuples.
Mais nous avons parlé de solidarité. Elle doit se nouer à deux niveaux. D‟abord entre les peuples
noirs. (…). Cela suppose des formes de dialogues et d‟échanges à inventer et instaurer à partir de la
situation des plus humbles et des plus démunis450.
Comme on peut aisément le constater, cet appel du fondateur de Présence Africaine rejoint la
lettre encyclique du pape Paul VI. La solidarité, particulièrement souhaitée chez les peuples
noirs n’est donc pas simple appendice chez Alioune Diop : il s’agit d’une préoccupation
majeure dont la réalisation nécessite l’engagement de chacun. Si le fondateur de Présence
Africaine insiste tant sur la solidarité des peuples noirs, c’est précisément parce que celle-ci
constitue pour lui la clé d’accès au renouveau de situations voulu par tous. Tout ceci est
exprimé en des propos on ne peut plus clairs :
La solidarité des peuples noirs est donc l‟un de nos objectifs. Qu‟elle devienne un besoin chez chacun,
et elle se traduira par la naissance et le développement d‟œuvres, d‟institutions et d‟instances
449
P.A., « Faisons confiance à l’Afrique », Présence Africaine, n° 32-33, juin-septembre 1960, p. 6.
450
Diop A., « Itinéraire », art. cit., p. 6.
210
nouvelles, qualifiées pour exprimer l‟autorité et la maturité culturelle de nos peuples dans un langage
approprié451.
Ainsi, avant même l’accession de tous les pays africains à l’indépendance, le fondateur de
Présence Africaine définit la solidarité comme une voie de sortie totale de l’état de sujétion.
C’est en ce sens que le retentissement de son appel au Deuxième Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs s’est voulu fort.
Selon Fabien Kangue Ewane, c’est ce retentissement qui rayonne dans le document de
l’autorité suprême de l’Eglise catholique, quoiqu’exprimé d’une autre manière :
Qu‟Alioune Diop ait été partisan convaincu de ces idées complémentaires, une relecture attentive de
son discours d‟ouverture au IIe Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, tenu à Rome du 26 mars au
1er avril 1959, nous en a fourni la preuve. Les principales idées qu‟il développe en effet à cette
occasion se retrouvent sous une autre formulation dans le document du pape Paul VI paru huit ans
après le congrès452.
Le sous-développement en ce XXe siècle est ce que la question sociale fut pour les pays ayant opéré
leur révolution au XIXe siècle. La question sociale passe du cadre de l‟Occident à l‟échelle de la
planète. Par-dessus tout, il faut empêcher que le progrès des uns soit un obstacle au développement
des autres453.
Cette situation de déséquilibre, autant pour Alioune Diop que pour Paul VI, trouve une de ses
plus importantes explications historiques dans le colonialisme et ses composantes : « racisme
et exploitation », pour rester fidèle à la pensée des deux hommes, qui toutefois s’expriment
différemment, du fait de leurs expériences personnelles, comme l’observe Kangue Ewane :
451
Ibid., p. 8.
452
Kangue Ewane F., Semence et moisson coloniales, op. cit., p. 145.
453
P. A., « D’Israël et de Populorum progressio », art. cit., pp. 7-8.
211
Toutes ces causes évoquées plus ou moins rapidement dans le document pontifical, correspondent
chez Alioune Diop à quelque chose de plus pathétique. Peut-être parce qu‟il se trouve du côté des
peuples de la faim. Il éprouve donc de façon plus existentielle, ces méfaits de la colonisation, ce heurt
des civilisations, ce racisme enfin que mentionne le Pape situé, lui, du côté des peuples de
l‟opulence454.
Malgré le recours au colonialisme pour expliquer la faiblesse du monde noir, Alioune Diop, à
l’instar de Paul VI, ne plaide pas autre chose que la paix et le dialogue, dans une situation qui
pourtant prédisposerait assez naturellement à une sorte de racisme à rebours et à la violence.
C’est ce qui situe le fondateur de Présence Africaine à bonne distance des idéologies qui
pourraient inciter à des relations conflictuelles. Il se refuse d’épouser tout ce qui s’enracine
dans le conflit, fidèle à l’idéal qu’il s’est fixé depuis la fondation officielle de la revue
Présence Africaine, pour prôner une voie qui s’inscrit dans une définition nouvelle à donner à
la paix et au développement :
Notre aventure dans le cosmos ou dans les immensités psychiques ou biologiques ne doit pas être une
aventure solitaire, mais collective. Que la responsabilité du savoir soit collective est une condition de
la paix. Car nous avons à nous protéger les uns contre les autres de nous-mêmes. D‟où l‟importance
pour le monde du développement, j‟entends : du développement intégral455.
C’est ce qui explique que, déjà au congrès de Rome, Alioune Diop reconnaissait Ŕ comme le
reconnaît Paul VI Ŕ l’apport indéniable de l’Occident au relèvement du monde noir. Et même,
bien avant le congrès de 1959, Alioune Diop évoquait déjà la mission de l’Occident chrétien à
l’égard des peuples du Tiers-Monde. Pour lui, cette mission qui s’enracine dans le respect de
ces peuples, constitue aussi une garantie du crédit et de l’autorité de l’Eglise catholique. Cette
autorité, si l’on en croit l’intellectuel africain, dépend aussi de la manière dont les chrétiens
d’Occident auront assumé leurs responsabilités :
Le salut des peuples faibles, sous-équipés, exige des laïcs chrétiens comme des missionnaires une
jalouse attention à leur vulnérabilité et à la liberté de leurs initiatives de toute sorte. L‟Eglise restera
la plus grande autorité morale et spirituelle si les chrétiens d‟Occident sont conscients de la gravité
de la mission confiée provisoirement à leur culture et à leur responsabilité, – ou bien les chrétiens
d‟Occident compromettront l‟autorité de l‟Eglise aux yeux de la majeure partie des peuples. De ceux-
454
Kangue Ewane F., Semence et moisson coloniales, op. cit., p. 147.
455
« Discours d’Alioune Diop, Président de la deuxième session du Congrès international des Africanistes »,
Présence Africaine, n° 66, 2e trimestre 1968, p. 229. En cette définition aussi, Alioune Diop et le pape Paul VI se
rejoignent comme le souligne également Fabien Kangue Ewane (cf Semence et moisson coloniales, op. cit., pp.
150-151).
212
ci l‟analphabétisme, la misère, l‟irresponsabilité, la fragilité et la maladie restent encore le lot. Leur
Croix. Même sans le Christ456.
On le voit, la solidarité comme réponse aux multiples problèmes liés au développement des
peuples est un enjeu majeur aussi bien pour les intellectuels du monde noir que pour l’Eglise,
un enjeu autour duquel Alioune Diop et Paul VI se retrouvent à nouveau. Tous deux se
rejoignent ainsi dans les propos du fondateur de Présence Africaine : « Les apports de
l‟Occident à la formation de notre personnalité restent précieux ». S’inscrivant alors une fois
de plus dans le même ordre d’idées, les deux personnalités appellent à des regroupements qui
peuvent garantir une efficacité certaine dans les mesures à prendre pour l’éradication de la
faim, situation dénoncée par le pape, et présentée par le fondateur de présence Africaine
comme l’épineux problème des pays du Tiers-Monde à la veille comme au lendemain des
indépendances. Les regroupements ici prônés sont de nature à préparer et à signifier à
l’humanité le sens et l’intérêt profond des rapprochements :
Dans la pensée du Pape comme dans celle du fondateur de Présence Africaine, ces regroupements
régionaux constituent encore un dernier pas vers l‟étape finale. Celle-ci réside dans la solidarité dans
le contexte de toute l‟humanité457.
Préliminaires
Toute religion a un discours qui en exprime la pensée et l’enseignement, pour que le contenu
du message soit accessible aux hommes à qui il s’adresse : c’est la théologie459. La théologie
n’est réellement pertinente qu’à condition de rejoindre le vécu des hommes et d’exprimer
leurs aspirations profondes. Cela est vrai pour toutes les expressions de la pensée religieuse.
Et c’est en référence à ceci que se définit et se comprend l’expression « théologie africaine »
qui, aux dires de certains, paraît ambiguë, surtout lorsqu’on se situe en milieu chrétien.
456
Diop A., « Préface », Tevoedjre A., L‟Afrique révoltée, Paris, Présence Africaine, 1958, pp. 11-12.
457
Kangue Ewane F., Semence et moisson coloniales, op. cit., p. 154.
458
En parlant de théologie chrétienne ici, allusion est faite à la théologie chrétienne telle qu’est s’est développée
au sein de l’Eglise catholique ; car la théologie chrétienne selon les approches protestante et anglicane ne sont
pas tout à fait les mêmes que celle qui se dit dans le catholicisme.
459
Ce souci d’expliquer et d’expliciter un message véhiculé par une religion situe la réflexion théologique, dès
l’Antiquité grecque, dans le cadre des activités relevant de la raison. C’est ce qui apparaît clairement dans les
définitions qu’en donnent de nombreux auteurs. On peut consulter à ce propos, l’article « Théologie » de
l’Encyclopaedia Universalis, www.universalis-edu.com. Ce site est régulièrement mis à jour.
213
En effet, dans le christianisme (le catholicisme plus précisément), la théologie africaine
apparaît de prime abord comme une expression étrange. Et de fait, jusqu’aux années
cinquante et même à une époque encore récente, le catholicisme d’Occident, dont est par
ailleurs héritière l’Afrique noire, a parlé de théologie sans dénomination particulière.
Toutefois, il n’en demeure pas moins que cette théologie sans dénomination était un discours
élaboré selon une pensée, un langage, un univers, correspondant à des représentations
précises. En effet, bien que cette théologie qu’il convient d’appeler occidentale, se soit
présentée comme une réalité universelle, il n’en demeure pas moins qu’il s’agissait
essentiellement d’un héritage du thomisme et de l’augustinisme.
Le thomisme et l’augustinisme sont des courants théologiques fondés sur la pensée de Saint
Thomas d’Aquin et sur l’enseignement de Saint Augustin, qui appartiennent au monde
occidental. Même si l’on ne peut ignorer les mérites de ces expressions de la pensée
chrétienne occidentale, on doit quand même reconnaître qu’elles ont montré beaucoup de
limites en d’autres aires géographiques et culturelles, où la conception de l’homme, du monde
de Dieu, se déclinent autrement. C’est ainsi que la théologie chrétienne, élaborée par d’autres,
construite selon leur univers philosophique et culturel, pensée pour l’Afrique et sans elle, s’est
révélée inopérante et bien des fois improductive en ce sens qu’elle s’est trouvée en sérieuse
difficulté quand il a fallu parler à l’homme africain dans un langage qui lui soit accessible. On
comprend dès lors le sens des propos de Meinrad Hebga, lorsqu’il donne au discours
théologique, une dimension essentiellement particulière, et donc dégagée de toute tutelle des
théories qui proclament un universalisme qu’on ne peut dans la réalité atteindre :
Toute théologie, en effet, est située dans un espace, une époque, une culture, une ethnie, une tradition,
un langage, une idéologie. Elle est nécessairement estampillée, marquée tout comme le théologien qui
la met en forme. Il existe naturellement des courants, des écoles, des ensembles cohérents au niveau
des confessions, des dénominations, des idéologies, mais ce sont autant de particularismes dont la
convergence vers l‟unité et vers l‟universalité est de l‟ordre de la chimère460.
460
Hebga M. P., Afrique de la raison. Afrique de la foi, Paris, Karthala, 1995, p. 126.
214
l’implantation de l’Eglise notamment, sans oublier ici la théorie des pierres d’attente. Ces
théologies sont exprimées par un discours apologétique qui lui-même dérive de la difficile
expérience de la Réforme dont est tributaire l’Eglise catholique à son arrivée dans le monde
noir461.
Des peuples peuvent évoluer dans une conception dualiste ; à d‟autres, il faudra peut-être (c‟est notre
projet) un schéma dialectique de participation. C‟est parce qu‟ils saisissent l‟être comme un nœud de
relations qu‟explicite le discours, parce que la réalité se livre à eux comme une série de rapports et de
relations. Dans un tel contexte, la logique du discours est à lire au niveau des rapports et relations
qui existent entre les choses et les êtres, beaucoup plus qu‟au niveau de la quantité des concepts ; car
pour l‟Africain, être et exister, c‟est avoir et posséder indissociablement ce qu‟on est et ce qu‟on a 462.
La problématique de la théologie africaine s’ancre ainsi dans un univers tout à fait particulier,
qui comporte ses propres codes régissant la configuration des rapports sociaux et qui est
déterminé par une mentalité qui accorderait une grande importance à tout ce qui relève du
religieux et du sacré. Et en ce sens, Jean-Pierre N’diaye, dans une étude mettant en exergue la
réaction de jeunes africains face aux changements culturels liés au passage du contexte
africain à un contexte occidental pour des raisons académiques, fait remarquer que la religion
participe largement et même essentiellement de la définition de la personnalité africaine. Il
soutient que : « Tout, en Afrique traditionnelle, est sacral, subordonné au phénomène
religieux »463. On comprend fort bien que la religion ici n’est pas un fait social à côté d’autres
faits sociaux. Dans une large mesure elle en est le fondement et leur donne sens.
La théologie africaine entend rejoindre la pensée et le mode de vie africain pour y préparer les
chemins d’une véritable insertion du christianisme. Il s’agit de ce fait pour elle de définir une
manière d’être chrétien qui ne soit plus simple occidentalisation. Ce procédé qui se veut
rationnel appelle concrètement une déconstruction des schèmes théologiques traditionnels qui
461
Cf Kalilombe P., « Situation de l’Eglise catholique en Afrique », C.-H. Abesamis et alii, Théologies du Tiers-
Monde. Du conformisme à l‟indépendance : le colloque de Dar-es-Salam et ses prolongements, Paris,
L’Harmattan, 1977, p. 42.
462
Agossou M. J., Christianisme africain : une fraternité au-delà de l‟ethnie, Paris, Karthala, 1987, p 44.
463
N’diaye J.-P., Elites africaines et culture occidentale : assimilation ou résistance ?, Paris, Présence Africaine,
1969, p. 178.
215
non seulement n’expriment rien ou presque pour l’Africain, mais encore s’avèrent inopérants
dans des contextes autres que celui du monde occidental. Il s’agit là d’une tâche difficile, mais
urgente, si l’on s’en tient au contexte historique de l’Afrique où s’inscrit la problématique
d’une théologie africaine et à la mission que lui assigne Jean-Marc Ela, au cœur des exigences
qui sont alors celles de la religion chrétienne :
Or, pour rejoindre l‟Africain et parler à son cœur, à partir du sens et de l‟espace où son âme respire,
le christianisme doit se faire violence et rompre les chaines de la rationalité occidentale qui le
rendent peu signifiant à cette civilisation du symbole qui est celle de l‟homme africain. Sans une sorte
de rupture épistémologique avec l‟univers scolastique, le christianisme a peu de chance de dire
quelque chose à l‟Africain. Pas plus que Jésus de Nazareth lui-même, dont les façons de parler
rappellent celles des paysans et des bergers, l‟homme noir ne parle pas le langage d‟Aristote, assumé
par la théologie officielle du catholicisme. En jouant le jeu de cette théologie, le christianisme s‟est
conformé, en Afrique, à une sorte d‟iconoclasme, inhérent à la culture occidentale, qui a conduit à la
perversion des symboles en simples allégories464.
On peut comprendre ici avec Jean-Marc Ela, que non seulement l’appropriation de la religion
chrétienne par les Africains ne peut se limiter à une traduction du langage occidental qui la
véhicule, mais encore que, cette appropriation a des exigences qui en font nécessairement une
réalité devant se traduire dans des actes. Langage et gestes, voilà ce qui doit apparaître comme
indissociables dans l’expression de la religion chrétienne en Afrique, même si concrètement
cela paraît difficilement admissible, car « une traduction de la foi ne suffit pas : elle doit
devenir transmission de la même foi à travers des signes différents »465.
La théologie africaine nécessite donc pour son expression, une herméneutique qui s’exprime à
travers la reconsidération des cadres normatifs du discours théologique. Elle exige une prise
en compte de l’histoire et de la culture comme éléments essentiels dans la promotion de ce
discours. Le projet herméneutique qui sous tend et précède la théologie africaine s’impose,
aussi bien du fait d’une conceptualisation inadéquate dans un contexte africain, que du fait
même que la réponse africaine au message chrétien ne se donne que là ou vit l’Africain, dans
le milieu qui est le sien, et qui reste marqué par des blessures quotidiennes, par la dialectique
d’un combat contre toutes les forces qui tendent à s’opposer à l’épanouissement de l’Africain.
464
Ela J.-M., « Symbolique africaine et mystère chrétien », Les quatre fleuves, n° 10, 1979, p. 99.
465
Ibid., p. 106.
216
chrétien qui épouse les situations africaines se construit en même temps que la transformation
des structures propres à présenter un visage africain de la religion chrétienne, et du
catholicisme notamment. C’est ce qu’Aylward Shorter exprime dans un langage qui tranche
avec des formes arrondies de discours, lorsqu’il fait de la théologie africaine une condition
sine qua non de la rencontre entre l’identité africaine et le catholicisme : « Tant qu‟il n‟y aura
pas de place dans l‟Eglise universelle pour une théologie africaine, pour des rites africains et
des structures d‟Eglise d‟inspiration africaine, le christianisme africain ne sera jamais une
réalité »466.
Faut-il rappeler par le fait même que la naissance de la théologie africaine en 1956 correspond
à une période de forte effervescence en Afrique, où la situation du colonisé est décriée comme
injuste, au même titre que l’injustice institutionnalisée par le régime de l’apartheid en Afrique
du Sud ou encore les clivages ethniques aux Etats Unis comme dans les Antilles britanniques
et françaises ? La similitude qu’on peut dès lors tracer entre ces différents contextes et donc
entre les différentes situations de l’homme noir, selon qu’il appartient à telle ou telle région
du globe, donnait déjà au discours théologique africain, une certaine ouverture de même
qu’un caractère engagé, relevant de manière certaine de l’engagement d’Alioune Diop.
466
Shorter A., Théologie chrétienne africaine. Adaptation ou incarnation ? (traduit de l’anglais par Eloi Messi
Metogo), Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei, 1980, p. 30.
467
Bujo B., Introduction à la théologie africaine, Fribourg, Academic Press, 2008, p. 60.
217
Il y a par ailleurs lieu de noter l’apport important du Deuxième Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs tenu à Rome en 1959, avec notamment les contributions de Mbiti
(« Christianisme et religions indigènes au Kenya ») et Ralibera (« Théologien-prêtre africain
et développement de la culture négro-africaine »). Ces deux contributeurs ont en effet
soutenu, non seulement la réalité d’une théologie africaine, mais aussi assigné à cette
théologie le devoir de parler le langage de ses interlocuteurs pour mieux répondre aux
aspirations de ceux qu’elle prétend servir. C’est en ce sens que dans une sorte d’exhortation,
Alioune Diop invitera la théologie chrétienne en Afrique à se nourrir et à s’enrichir des
expériences humaines, et donc de leur variabilité et de leur évolution sur la base de
l’humanisme africain :
L‟Eglise a développé une pensée théologique avec les ressources de l‟héritage greco-latin. Pourquoi
ne partirait-on pas de l‟héritage d‟autres civilisations ? Ce serait d‟autant plus indiqué que
l‟humanisme né de l‟héritage greco-latin aboutit parfois à une sorte d‟impasse. Par une déviation de
cet humanisme centré sur l‟homme, l‟homme est arrivé à se diviniser au point de devenir son ennemi
le plus cruel. Cet humanisme n‟a pu le défendre contre les camps de concentration… Qui sait si
d‟autres formes d‟humanismes ne viendraient pas élargir, enrichir, l‟humanisme qui est celui de
l‟Eglise ?468.
De plus, le congrès de Rome initié par Alioune Diop sous la responsabilité de la SAC a, pour
la première fois, créé une sous-commission de théologie. Celle-ci avait été définie comme une
instance du congrès qui ferait le lien entre les hommes de culture d’autres disciplines et les
théologiens, de sorte que le discours théologique se nourrisse de la renaissance culturelle des
peuples noirs et participe à sa manière à l’éveil de la conscience de ces peuples. Ainsi, sous la
houlette d’Alioune Diop, le congrès de Rome a posé les fondements d’une légitimation du
discours théologique africain qui sera ultérieurement un sujet d’affrontements entre Africains
et Européens. En effet, conformément au vœu émis lors du congrès de Rome, la théologie
africaine va intégrer le mouvement d’émancipation ainsi mis en route, comme le
reconnaissent d’ailleurs nombre de théologiens chrétiens africains, à l’instar d’Alphonse
Ngindu Mushete469. Barthélemy Adoukonou va même plus loin lorsqu’il invite la théologie en
Afrique à s’inspirer du programme d’Alioune Diop, donné au lancement de la revue Présence
Africaine :
468
Alioune Diop dans « Présence Africaine », Vivante afrique, n° 232, art. cit., p. 48.
469
Cf Ngindu Mushete A., Les thèmes majeurs de la théologie africaine, Paris, L’Harmattan, 1989. Il peut
d’ailleurs être intéressant de parcourir les réflexions de ce théologien, notamment pour ce qui est de la relation
qu’il établit entre les développements de la théologie africaine et l’intense activité d’Alioune Diop et de la SAC.
218
La théologie africaine doit reprendre à son compte le chemin de la longue ascèse intellectuelle que le
Président de la SAC, Alioune Diop, indiquait à l‟intelligentsia africaine dans son article
programmatique de 1947, lors de la fondation de la revue Présence Africaine : "Niam N‟goura Vana
Niam M‟paya"470.
Comme on peut le constater, Alioune Diop n’est pas seulement celui qui a initié la possibilité
d’un discours théologique chrétien africain ; il est aussi une sorte de maître à penser. Sa
personnalité et ses idées vont nourrir et soutenir à plus d’un titre la légitimité et l’expression
de la théologie africaine. Ainsi, il ne fait aucun doute que le débat historique au sujet de la
théologie africaine à l’université du Lovanium au Congo Léopoldville471, entre Tharcisse
Tshibangu, alors étudiant en théologie, et son professeur le chanoine Alfred Vanneste, s’est
largement enraciné dans le terrain déjà labouré par le fondateur de Présence Africaine.
Pour Tshibangu, la nécessité d’une théologie africaine s’impose du fait que l’univers culturel
et anthropologique de l’Afrique est particulier et différent des autres. Quant au chanoine, il
soutient qu’il ne peut y avoir de théologie africaine sans le préalable d’une « vraie théologie ».
Même s’il reste difficile de préciser en quoi consisterait cette sorte de propédeutique à une
réflexion africaine, on peut à juste titre supposer qu’il s’agit de la théologie chrétienne
occidentale. Comme on peut déjà le constater, la théologie africaine apparaissait dans ce débat
comme une mise à l’épreuve du pluralisme dans l’Eglise catholique. D’ailleurs, les réflexions
qui se poursuivront sur la théologie africaine, empruntant les chemins déjà balisés par Alioune
Diop, ne manqueront pas d’ouvrir à cette question.
470
Adoukonou B., Jalons pour une théologie africaine, t. 1, Paris, Lethielleux, coll. Le sycomore, 1980, pp. 20-
21. Le proverbe toucouleur énoncé par Alioune Diop (« Niam N‟goura Vana Niam M‟paya ») se traduit :
« Mange pour vivre et non pour t’engraisser ».
471
La précision Léopoldville est donnée ici au Congo, pour le distinguer du Congo-Brazzaville ou Congo
français. Léopoldville (devenue Kinshasa), capitale de ce pays dérive du nom Léopold II, roi de Belgique au
XIXe siècle, pour qui travaillait l’explorateur anglais Morton Stanley qui permit à la Belgique de prendre
possession de ce vaste territoire, lors du partage de l’Afrique à la Conférence de Berlin de 1884-1885. Le Congo
de Léopold II sera longtemps considéré par le roi comme sa propriété privée qu’il cèdera plus tard à la Belgique ;
d’où le nom de Congo belge qu’on donnait aussi à ce pays qui deviendra plus tard après les indépendances en
Afrique, le Zaïre en 1971 sous Mobutu Sesse Seko (Joseph-Désiré) notamment, puis la République démocratique
du Congo avec Laurent-Désiré Kabila en 1997.
219
apprécié des puissants »472. Cette déclaration atteste de façon claire la difficulté de la
reconnaissance du pluralisme en tout domaine, dans la mesure où la culture, selon le
fondateur de Présence Africaine, est un système qui englobe toutes les dynamiques qui
participent de l’organisation et du vécu d’une société. En d’autres termes, les puissants ont
tendance à imposer leurs points de vue, leurs formes d’organisation, et même leurs religions.
Cette prédisposition au rejet des différences va à l’encontre de l’esprit du monde moderne.
La question du pluralisme théologique dans l’Eglise catholique ne pose donc pas uniquement
la difficulté d’émancipation d’un christianisme d’expression africaine ; elle se définit aussi
comme un défi lancé au catholicisme, quant à son ouverture totale à l’esprit du monde
moderne. Le catholicisme peut-il accepter le risque d’épouser des manières de penser et de
faire qui ne relèvent pas de la puissance culturelle de l’Occident ? Telle est la question qui,
pour l’essentiel, sous-tend toute discussion au sujet du pluralisme théologique. Et de fait, la
pluralité des discours théologiques, quoiqu’ayant un même point de départ, fait déjà l’objet de
beaucoup de débats autour d’Alioune Diop, avant même la tenue du deuxième concile du
Vatican.
Alors que le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs de 1956 à Paris et le manifeste
des prêtres noirs avaient posé les conditions de possibilité et les jalons d’un christianisme qui
réponde aux aspirations des peuples africains, et donc d’un discours qui alimente son
édification, deux ans plus tard une sérieuse remise en cause de cette option africaine va se
faire jour. Cette remise en cause se précise à l’ouverture de la première faculté de théologie
d’Afrique noire. En effet, en 1958, une faculté de théologie catholique est créée au Congo
belge. Le premier doyen de cette institution est le chanoine Alfred Vanneste. Lors de son
discours d’inauguration, le prélat se montre distant, voire opposé, à toute idée d’une théologie
en Afrique qui ne soit pas celle ayant cours en Occident. Il parle d’ailleurs à ce propos d’une
« vraie théologie », qu’il faut certainement entendre par un discours élaboré selon les canons
de pensée occidentale :
Mais qu‟on nous comprenne bien ! Nous aimons à le déclarer franchement : nous ne pensons pas que
le moment soit déjà venu pour lancer une « théologie africaine ». Nous préférons que la théologie en
472
Diop A., « Problèmes de l’humanisme africain », art. cit., p. 12.
220
Afrique s‟applique d‟abord à être une vraie théologie ; comme le christianisme, elle doit avant tout
être soi-même ! 473.
Ce discours en toute logique ne peut manquer de donner une réelle pertinence à la question :
pourquoi alors une faculté de théologie catholique en Afrique noire ? Il faut certainement
entendre par cette déclaration que le langage chrétien convenable à tous est celui qui est porté
par une « supériorité » culturelle. Autrement, à quoi renverrait la notion de « vraie théologie »
dégagée des liens humains alors qu’il s’agit d’un discours humain, libérée de tout
accaparement particulariste, alors qu’il s’agit d’un discours ayant un contexte d’émergence
précis ?
C’est cette réticence à libérer l’initiative d’autres peuples qui reviendra dans les débats
organisés par Alioune Diop à l’occasion du concile Vatican II. Et de fait, dans les multiples
contributions à la démarche « Personnalité africaine et catholicisme », on perçoit bien la
difficulté dans laquelle se trouve la possible pluralité des discours. Meinrad Hebga en parle
avec plus de clarté, surtout lorsqu’il déclare :
Les chrétiens africains n‟ont pas encore pensé et formulé à leur manière le message divin ; l‟Eglise
certes leur reconnaît ce droit et l‟on nous exhorte à faire preuve d‟imagination et d‟initiative en ce
qui regarde la liturgie et la catéchèse. En réalité, la plupart des Occidentaux n‟attendent pas grand-
chose de la Galilée des nations africaines. Ils s‟amusent ou s‟irritent de notre prétention à une forme
de culture qui ne soit pas un simple folklore d‟exhibition474.
Par ailleurs, dans la période précédant de peu le concile Vatican II, le pape Jean XXIII avait
pris soin de remettre le latin à l’ordre du jour en évoquant sa « stabilité » par rapport aux
autres langues, pour justifier son maintien dans la vie de l’Eglise catholique. Pour le pape, il
s’agissait de réaffirmer la présence plus que jamais de cette langue qui ne peut être
supplantée. Selon le pape Jean XXIII, le latin devait continuer de porter les expressions du
message chrétien et même la réflexion théologique au sein du catholicisme :
La langue de l‟Eglise doit non seulement être universelle, mais immuable. Si en effet, les vérités de
l‟Eglise catholique étaient confiées à certaines ou à plusieurs des langues modernes changeantes dont
aucune ne fait davantage autorité que les autres, il résulterait certainement d‟une telle variété que le
sens de ces vérités ne seraient ni suffisamment clair ni suffisamment précis pour tout le monde ; et de
plus, aucune langue ne pourrait servir de règle commune et stable pour juger du sens des autres. Par
473
Vanneste A., « Une faculté de théologie en Afrique », Revue du clergé africain, tome 13, n°3, mai 1958, p.
234.
474
Hebga M., « Un malaise grave », art. cit., p. 13.
221
contre, le latin, à l‟abri depuis longtemps de l‟évolution que l‟usage quotidien introduit généralement
dans le sens des mots, doit être considéré comme fixe et immuable475.
Il convient peut-être de rappeler d’entrée de jeu que le latin, bien qu’étant une langue dite
morte, est une langue de l’Occident. Si l’on s’accorde sur le fait qu’en chaque mot, une langue
véhicule tout un imaginaire, des représentations, une symbolique, une histoire… on n’a aucun
mal à constater que le latin s’enracinant dans une particularité, devient le véhicule d’un
impérialisme culturel ; car avant même de porter au chrétien africain le contenu d’un message,
il lui dictera une vision du monde, de l’homme, qui sont loin de son univers et de sa mentalité.
Si l’on admet donc avec Jean XXIII que le latin doive devenir le véhicule exclusif des vérités
de l’Eglise catholique, c’est qu’on admet qu’il doive être le support de toute réflexion
théologique. Et de ce fait, ce sont les peuples d’Occident qui, étant donné qu’ils en sont
héritiers, pourraient justifier de l’usage de leurs langues dans la transmission du message
chrétien. Il y aurait donc lieu d’affirmer ici que pour ce qui est de l’Afrique, point de réflexion
théologique dans le sens où elle a été précédemment définie. On peut d’ailleurs comprendre
pourquoi les premières réactions contre cette instruction du pape soient venues de la SAC,
autour d’Alioune Diop. Et les propos de Georges Ngango, responsable de la section
catholique de la SAC, ne sont pas de nature à minimiser le mécontentement africain,
lorsqu’ils reviennent sur les principes même de la catholicité en des questions auxquelles
l’Eglise se doit de répondre :
Ce sont là des questions qui sont loin d‟être oiseuses, à moins que la catholicité ne soit une catholicité
purement verbale ou un slogan de propagande destiné à mystifier les naïfs. L‟Eglise doit répondre
dans la pratique à toutes ces questions. Elle doit en ce moment décisif de son histoire missionnaire et
en cette circonstance solennelle que constitue pour elle le prochain concile œcuménique, prouver que
conformément à sa vocation universelle, elle accepte, respecte, favorise en son sein la diversité des
mentalités, des cultures et donc des langues, non comme un facteur d‟appauvrissement, mais au
contraire comme un facteur d‟authentique enrichissement476.
La théologie africaine apparaît donc comme une marque de différentiation. Elle atteste que
non seulement l’idée d’une théologie « universellement » valable est une chimère, mais
davantage que le catholicisme ne peut parler à l’homme d’aujourd’hui qu’en le rejoignant
dans son vécu de tous les jours. Ainsi donc, dans la mesure où elle s’enracine dans
475
Jean XXIII, « Constitution apostolique Veterum sapientia pour le développement de l’étude du latin », La
Documentation catholique, n° 1372, 18 mars 1962, p. 363.
476
Ngango G., « Langue liturgique et catholicité », Personnalité africaine et catholicisme, Paris, Présence
Africaine, 1962, p. 78.
222
l’expérience particulière de l’homme africain, la théologie africaine constitue une pertinente
contribution à la mort d’un prototype adéquat et convenable à tous. C’est ainsi d’ailleurs
qu’elle entend se déployer à l’heure du concile Vatican II.
Le concile Vatican II est en effet porté par une réelle ambiguïté pour ce qui est du statut que
pourrait avoir la théologie africaine. C’est en ce sens que Valeer Neckebrouck faisait
remarquer que le concile n’est pas parvenu à résoudre la question de la légitimité de la
théologie africaine, qui d’ailleurs s’est accentuée selon lui : « loin d‟avoir mis fin à la
controverse, le concile semble avoir contribué à sa perpétuation »478. L’ambiguïté liée au
concile et dont il est ici question, tient au contraste qui s’établit entre l’esprit d’ouverture qui
porte cet événement et la difficulté qu’il y a à libérer le catholicisme de son emprise
occidentale, et donc à envisager des fondements théologiques autres que ceux qui reposent sur
l’héritage philosophique occidental. L’attachement à l’uniformité lorsqu’il s’agit de l’Afrique,
a donc du mal à laisser place à autre chose, et pose la question des relations avec Rome qui
répète sans cesse ses mises en garde, ainsi que le rapporte René Luneau : « On a parfois le
477
Cette interview est déjà citée à plusieurs reprises dans cette démarche… Cf « Présence Africaine », Vivante
afrique, n° 232, 1964.
478
Neckebrouck V., « Inculturation et changement socio-culturel. Un débat qui n’est pas clos », Comby J.,
Diffusion et acculturation du Christianisme (XIXe-XXe s.), Paris, Karthala, coll. Mémoire d’Eglises, 2005, p.
516.
223
sentiment que si l‟on éprouvait à l‟égard des Eglises d‟Afrique une totale confiance, on serait
moins enclin à multiplier les appels à la prudence »479. Il y aurait donc en réalité entre
l’Afrique et l’Occident chrétien, une véritable crise de confiance. Sinon comment expliquer
de tels appels aux théologiens africains qui ont cours à l’ère du concile Vatican II ? Comment
comprendre l’étouffement de l’esprit du concile par ceux qui sont censés le promouvoir dans
toutes les aires culturelles ? Comment expliquer la saveur encore fortement romaine du
catholicisme en Afrique ? La réponse définitive viendra du pape Jean-Paul II pour qui, par
rapport à l’Eglise catholique, les chrétiens d’Afrique sont d’une maturité discutable :
On l’aura compris, les chrétiens africains n’ont pas encore la maturité permettant d’initier
librement une pensée théologique qui soit reconnue comme valable. Il n’est donc pas possible
qu’ils puissent s’assumer parce qu’ils sont jeunes… Il convient toutefois d’ajouter ici que,
cette position du pape Jean-Paul II qui induit pour les Africains une réelle difficulté à cerner
la place que l’esprit du concile Vatican II accorde à la théologie africaine, est alignée sur les
propos de Paul VI son prédécesseur. En effet, lors de sa visite historique à Kampala
(Ouganda) en 1969, le pape s’est adressé aux chrétiens africains sans exception. Pour ce qui
est des catholiques, il a plaidé en faveur d’un christianisme africain fondé selon lui sur la
particularité de la réalité africaine qui donne de fait une légitimité à cette expression africaine
du catholicisme. Mais dans le même temps, le pape s’est empressé, pour ce qui est de la
théologie, de mettre des limites précises qui continuent de soutenir un discours uniforme pour
tous, et qui se situe clairement dans l’espace historique et culturel de l’Europe :
Votre Eglise doit avant tout être catholique. Autrement dit, elle doit être entièrement fondée sur le
patrimoine identique et autorisé de l‟unique et véritable Eglise. C‟est là une exigence fondamentale et
indiscutable (…) Vous savez à quel point l‟Eglise est par-dessus tout tenace, disons conservatrice,
sous ce rapport. Pour empêcher que le message de la doctrine révélée ne puisse s‟altérer, l‟Eglise est
479
Luneau R., Laisse aller mon peuple ! Eglises d‟Afrique au-delà des modèles, Paris, Karthala, 1987, p. 79
480
« Interview de Jean-Paul II lors de sa visite au Zaïre en 1980 », l‟Osservatore Romano, Edition
hebdomadaire, 13 mai 1980, p. 1.
224
allée jusqu‟à en fixer en quelques formules conceptuelles et verbales son trésor de vérité, et même si
ces formules sont parfois difficiles, elle nous fait l‟obligation de les conserver textuellement 481.
Il y a ainsi lieu de conclure que même en référence à l’esprit du concile Vatican II qui dans
l’intention de Jean XXIII se devait d’être un concile ouvert à toutes les formes d’expression
conformes à l’universalité, le pluralisme trouve difficilement à s’exprimer. Toutefois, le fait
pour les Africains d’avoir désormais pris la parole au sein de l’Eglise catholique avec le
fondateur de Présence Africaine Alioune Diop, oblige à en tenir compte dans la
problématique de la rencontre entre l’identité africaine et le catholicisme. Alors se
comprennent les propos de Meinrad Hebga qui permettent peut-être d’espérer : « Les
théologies classiques ne sont pas suffisamment ouvertes pour embrasser les problématiques
qui sont nôtres. Nous voulons pour notre modeste part contribuer à faire advenir l‟Eglise
authentiquement universelle »482.
481
« Le voyage de Paul VI en Ouganda », art. cit., p. 765.
482
Hebga M., « De la généralisation d’un particulier triomphant à la recherche de l’universalité », Concilium, n°
191, 1984, p. 94.
225
Conclusion partielle
La mobilisation des intellectuels autour d’Alioune Diop à l’ère du deuxième concile du
Vatican a permis de comprendre que tout engagement en faveur de l’Afrique indépendante,
dans les années soixante du moins, appelle une définition claire de cet engagement et de ses
raisons : il exige aussi qu’il soit clairement mené en faveur des peuples noirs.
Il importe que les peuples africains soient fortement associés à toutes les initiatives ayant un
rapport avec leurs aspirations et leur devenir. C’est ce qui explique que la construction d’une
réflexion africaine pour le concile Vatican II n’ait pas ignoré les apports du peuple qui ont
d’ailleurs été la seule raison valable d’une mobilisation d’intellectuels autour du fondateur de
Présence Africaine. Que ce soit dans les solutions proposées pour que les équivoques qui
pèsent sur l’élite africaine soient levées, que ce soit dans la définition de la personnalité
africaine, que ce soit dans les conséquences qu’une telle définition peut entraîner, c’est du
peuple qu’il est question.
La mobilisation des intellectuels africains autour d’Alioune Diop à l’occasion du concile met
par ailleurs en exergue le fait que, dans l’émergence de l’Afrique qui fait suite à l’euphorie
des indépendances, le rôle des Africains se révèle indispensable, en tant qu’ils sont acteurs. Il
est donc important que la prise de conscience que les élites ou les hommes de culture veulent
susciter en leurs congénères, soit au préalable l’objet de leur propre préoccupation, alimentant
en eux une véritable introspection : on ne peut en effet pas faire prendre conscience à un
peuple quand on n’a pas soi-même conscience qu’on partage totalement son destin et son
avenir.
C’est tout ceci qui a donné une résonnance importante à l’engagement d’Alioune Diop, porté
par ses multiples interpellations à l’adresse des Africains, et davantage à l’Eglise catholique,
pour qui le concile Vatican II signifiait une renaissance et un nouveau départ. L’on comprend
dès lors pourquoi le fondateur de Présence Africaine et le pape Paul VI tracent des lignes
parallèles qui révèlent une certaine convergence de points de vue sur des questions concernant
au plus près la vie des peuples africains. De ce fait, la naissance d’un discours théologique y
apparaît comme une conséquence logique, puisqu’il se définit au sein de la religion chrétienne
comme un soutien à toute initiative concrète, à toute mobilisation concrète.
226
ferveur des indépendances. En remarquant qu’entre 1956 où l’on commence à émettre des
idées claires allant dans le sens d’une africanisation du christianisme, et le concile Vatican II,
il ne s’est pas écoulé une décennie, une question se pose : le fondateur de Présence Africaine
ne va-t-il pas trop vite dans sa démarche ? S’est-il assuré que les peuples africains qui se
remettent à peine de l’euphorie des indépendances sont prêts à le suivre dans son aventure ?
Lorsqu’on sait par ailleurs que les indépendances s’inscrivent dans un climat essentiellement
politique, l’on peut aussi à juste titre se demander si le concile Vatican II ne risquait pas de
devenir une occasion mal négociée, pouvant donner lieu à une politisation du discours
religieux en Afrique.
227
Le père Jean-Augustin Maydieu
Madame Alioune Diop présentant une affiche du Premier Festival Mondial des Arts Nègres
228
Alioune Diop ouvrant les travaux du Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs
229
Alioune Diop prononçant le discours d’ouverture du Deuxième Congrès des Ecrivains et
Artistes Noirs
230
Alioune Diop et son épouse entourés de quelques participants au Congrès de Rome en 1959
231
Alioune Diop entouré de dirigeants politiques africains
232
Emblème du Premier Festival Mondial des Arts Nègres
233
Emblème du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains
234
Troisième partie : Alioune Diop, les manifestations culturelles africaines et
leurs conséquences
235
Introduction
La période des indépendances en Afrique a constitué dans une certaine mesure, un certificat
d’émancipation pour les peuples africains. Cette émancipation ne se situe pas uniquement sur
le plan politique. Elle se donne également un écho sur le plan culturel. D’ailleurs pour
Alioune Diop, l’indépendance politique serait sans effet notoire, si la culture ne lui servait pas
de fondement efficace. C’est ce qui permet aussi de comprendre que la célébration de
l’émancipation des peuples négro-africains se soit donné une dimension culturelle, notamment
à travers des manifestations dont l’envergure est à la mesure de ce que l’Afrique et plus
largement le monde noir voulaient ainsi exprimer.
Le Premier Festival Mondial des Arts Nègres constitue la première de ces manifestations qui,
par delà le Sénégal et l’Afrique, a été un rassemblement des peuples noirs et une proclamation
de la vivacité de leur génie artistique. C’est un événement qui se situe au cœur des valeurs de
la Négritude et qui a constitué, tout comme le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes
Noirs, un socle de fédération et posé les bases d’une solidarité sans frontières au sein de
l’Afrique indépendante. C’est dans le même sillage d’ailleurs que s’inscrit le Deuxième
Festival qui se tient plus d’une décennie plus tard. Ces deux grandes manifestations se situent
à un tournant important de l’Afrique contemporaine ; et la mise en exergue des défis de ce
tournant ne constitue pas moins un aspect important qui légitime la pertinence du Troisième
Festival Mondial des Arts Nègres.
Il apparaît dès lors que les conséquences de ces Festivals des Arts Nègres peuvent se lire aussi
sous un angle chrétien. Et c’est cet angle qui constitue en fait l’intérêt qui leur est accordé
dans le cadre de ce travail. Comment en effet cerner toutes les questions qui surgissent de la
rencontre entre l’identité africaine et le catholicisme sans évoquer les célébrations qui ont
manifesté cette identité ? Comment saisir la pensée chrétienne d’Alioune Diop et l’influence
qu’elle a exercée sur l’expérience du catholicisme en terre africaine, sans avoir recours à ces
236
diverses manifestations culturelles et artistiques, quand on sait que la religion est un élément
de culture, et même « l’âme de la culture » pour reprendre le fondateur de Présence
Africaine ?
237
Chapitre V
Le Premier Festival Mondial des Arts Nègres
Le Premier Festival Mondial des Arts Nègres reste dans la mémoire de l’Afrique du XXe
siècle, un événement marquant et même participant de la fondation de la renaissance
culturelle de ce continent. Il a permis de féconder, après les indépendances, ce qu’il était
convenu d’appeler l’unité africaine, surtout entre les peuples de l’Afrique subsaharienne. En
ce sens, il prolonge le processus d’indépendance et d’affirmation dans lequel l’Afrique tout
entière s’est inscrite dès la fin de la Seconde Guerre Mondiale.
La grand’messe culturelle que constitue le Premier Festival Mondial des Arts Nègres qui s’est
tenu à Dakar a donc contribué à ce que l’Afrique, et plus largement le monde noir, redécouvre
son génie artistique, dans un véritable concert de peuples. Les peuples noirs en effet se
découvrent dans cet événement, au cœur de nombreux changements survenus dans la création
artistique en Occident. Par ailleurs, ce Festival a permis de souligner une sorte de lien
intrinsèque entre l’art et la religion, et de contribuer ainsi à une véritable émancipation de la
religion chrétienne en terre africaine. D’où l’intérêt accordé au Premier Festival Mondial des
Arts Nègres qui participe de la rencontre entre l’identité africaine et le catholicisme.
Le contexte du Festival
238
histoire, le destin de l’homme, et une vision du monde. De plus, l’art est aussi une réalité
essentiellement géographique ; et c’est ainsi qu’en parler, c’est d’abord se donner une
situation dans l’espace, condition préalable pour éviter tout amalgame et lever toute
équivoque. On comprend dès lors l’insistance d’Alioune Diop sur le caractère polysémique de
l’art : « Le vocable "art" ne recouvrirait pas la même réalité d‟un continent à l‟autre »483.
Ainsi donc, à travers la création artistique, l’on se trouve au cœur des éléments définissant une
civilisation. Et de ce fait, présenter le génie artistique africain permet à d’autres peuples de
plonger plus profondément dans le mode de vie africain. L’insertion dans ce mode de vie
participe effectivement à la déconstruction des images exotiques que certains continuent, en
cette époque là, de se faire des Africains. Plus encore, à travers une célébration de la création
artistique, les générations nouvelles d’Africains prenaient conscience de leurs aptitudes à
créer des œuvres d’art, au même titre que les Occidentaux. L’art devenait dès lors un terrain
favorable à un dialogue construit sur la base d’une égale souveraineté et une commune
condition.
C’est en référence à tout ceci que se comprend et se justifie l’idée d’un Festival Mondial des
Arts Nègres à Dakar en 1966. Il convient de revenir ici sur ce que divers auteurs ont écrit sur
la convocation de ce grand « meeting » du génie artistique du monde noir. Dans sa biographie
sur le fondateur de Présence Africaine publiée en 1995, Frédéric Grah Mel attribue l’idée d’un
483
Diop A., « L’artiste n’est pas seul au monde », L‟art nègre, n° spécial de Présence Africaine, p. 5. Ce numéro
dont l’année n’est pas indiquée dans l’ouvrage et qui correspond au n° 10-11 est probablement paru en 1951, si
l’on s’en tient à la succession périodique des numéros de la revue. Il est paru, comme tous les premiers numéros
spéciaux de Présence Africaine, aux éditions du Seuil. Au moment de la parution de ce numéro, Alioune Diop
annonçait aussi un documentaire en préparation sur l’art africain, par Présence Africaine.
484
Ibid., p. 6.
239
Festival Mondial des Arts Nègres à la SAC, qui en aurait décidé la tenue à l’issue du
Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs tenus à Rome en 1959 :
Ce Festival est une émanation des résolutions du congrès de Rome. A la fin des assises du Capitole, la
commission des arts avait recommandé, dans ses résolutions toutes très pragmatiques, que les
congrès suivants fussent absolument soutenus par un Festival de chants, de rythmes, de danses, de
théâtre, de poésie et d‟art plastique485.
Cette idée est reprise par Philippe Verdin, qui ajoute même que le Festival de Dakar avait déjà
son programme élaboré à suite de ce congrès486. En fait, les vœux émis par la commission des
arts et d’autres commissions du Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, se
rapportaient à un Troisième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, que le fondateur de
Présence Africaine avait envisagé, avec le concours de la SAC. Ce projet est clairement
formulé en 1963 et devait être l’aboutissement de divers colloques et autres manifestations
organisées par la SAC autour des indépendances africaines. Les conclusions du Deuxième
Congrès de Rome permettent de croire que le Troisième Congrès des Ecrivains et Artistes
Noirs aurait eu des allures panafricaines, avec une représentation de plusieurs pays
indépendants. C’est dans le cadre de ce Troisième Congrès en fait qu’une manifestation
artistique était envisagée en parallèle au congrès. Pour des raisons qui restent difficiles à
élucider, on ne peut dire pourquoi ce congrès n’a plus eu lieu. De même, les sources
actuellement disponibles ne permettent pas de savoir quel aurait pu en être le thème. On peut
tout de même retenir que le souhait d’Alioune Diop était de voir cette manifestation se tenir
en Afrique, et plus précisément au Nigéria.
On ne peut en dire autant du Premier Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar en 1966, que
beaucoup attribuent directement à Alioune Diop. D’après Onuora Nzekwu, le vœu de la SAC
d’organiser une grande manifestation africaine en lien avec la création artistique, en même
temps ou presque que le Troisième Congrès, aurait été confié au président Modibo Keita, avec
qui les démarches en ce sens auraient d’ailleurs été conclues :
For when in 1960 the Paris-based Society for African Culture (SAC) knelt before African governments
and cried to them to help it realize its dream, it was neither Senegal nor Senghor who gave it a ray of
hope. That honour went to President Modibo Keita of Mali487.
485
Grah Mel F., op. cit., p. 200.
486
Cf Verdin P., op. cit., p. 301.
487
« Lorsqu’en 1960, la Société Africaine de Culture (SAC) basée à Paris implora les gouvernements africains
pour l’aider à réaliser son rêve, ce n’est ni le Sénégal, ni Senghor qui leur donnèrent une lueur d’espoir. Cet
240
Onuora Nzekwu a par ailleurs soutenu qu’à la suite du coup d’Etat ayant chassé Modibo Keita
du pouvoir, la SAC se serait alors tournée vers le Sénégal. Le constat qu’on peut faire de cette
présentation du contexte du Festival de Dakar concerne tout d’abord des erreurs sur des
événements historiques : il situe les démarches de la SAC auprès du Sénégal en 1960-1962,
alors que Modibo Keita est resté à la tête du Mali jusqu’en 1968. Ensuite, on peut lui
reprocher des irrégularités chronologiques : il date par exemple le Premier Congrès des
Ecrivains et Artistes Noirs en 1955488. Toutes ces erreurs permettent de suspendre ses
affirmations.
Malgré la volonté des uns et des autres de démontrer qu’Alioune Diop est l’initiateur du
Premier Festival Mondial des Arts Nègres, les correspondances de ce dernier avec les hautes
instances de l’Unesco indiquent clairement le contraire. En effet, il y apparaît que le fondateur
de Présence Africaine ne s’attribuait pas l’initiative de cet événement. Ainsi, dans une lettre
adressée au directeur général de l’Unesco, il écrit que le Festival est initié par le
gouvernement sénégalais, sous la houlette du président Léopold Sédar Senghor. Celui-ci
aurait envisagé une telle manifestation pour donner une dimension plus concrète à l’idée de la
Négritude dont il est resté l’une des figures les plus représentatives. Plus encore, il s’agissait
pour Senghor de fêter l’anniversaire de l’indépendance de son pays en 1961. La SAC aurait
simplement été sollicitée pour organiser cette importante manifestation :
Un autre élément renforce l’idée qu’Alioune Diop ne fut pas à l’origine du Festival de Dakar.
En pleine phase de préparation de cet événement, le fondateur de Présence Africaine émit des
réserves quant à la réussite de cette manifestation. Il jugeait les délais trop courts, ce qui
rendait sa mission difficile. Ainsi, Alioune Diop n’était pas totalement maître de
l’organisation de ce Festival, et n’en avait pas décidé la date, comme il l’avait fait pour les
manifestations de Paris en 1956 et de Rome en 1959.
honneur fut dévolu au président Modibo Keita du Mali » : Nzekwu O., « Nigeria, Negritude and the World
Festival of Negro Arts », Nigeria magazine, n° 89, juin 1966, p. 80.
488
Cf Idem.
489
« Lettre d’Alioune Diop à Monsieur V. Veronese, Directeur général de l’Unesco, 16 novembre 1960 ».
Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(663)"66" parts I/II.
241
C’est ce qui ressort d’un entretien qu’Alioune Diop aurait eu avec Michel Dard de l’Unesco,
qui le rapporte dans une lettre adressé à un autre membre de l’Unesco :
M. Diop m‟a fait savoir que « Présence Africaine » et lui-même étaient assez inquiets du caractère
ambitieux du Festival et du peu de temps dont ils disposaient pour le préparer (…) M. Diop ne m‟a
pas caché qu‟il aurait aimé ne pas se charger de l‟organisation culturelle de ce Premier Festival, ou
du moins le voir reporter en 1962. Mais le comité de la Société Africaine de Culture, sous la pression
amicale de Léopold Senghor, semble devoir répondre favorablement à cet appel, quitte à ne réaliser
le projet que sous une forme expérimentale490.
Cette lettre confirme que le Festival de Dakar n’est pas le projet d’Alioune Diop. En fait, c’est
au nom de sa fidèle amitié pour Léopold Sédar Senghor qu’il a accepté de préparer un
événement dont l’audace a suscité chez lui une grande inquiétude, et même une volonté de s’y
soustraire. Par ailleurs, dans un message au peuple sénégalais, diffusé par les médias du
Sénégal, le président Senghor présente le Premier Festival Mondial des Arts Nègres annoncé
à Dakar comme une initiative de son gouvernement :
On ne peut donc attribuer l’idée du Premier Festival Mondial des Arts Nègres à la SAC ou à
Alioune Diop. On peut toutefois supposer que l’initiative de Senghor a pu naître d’une idée
émise par la SAC en 1959 et que l’organisation d’un Festival Mondial des Arts Nègres a été
confiée à Alioune Diop parce qu’il avait rassemblé pour la première fois, de nombreux talents
intellectuels du monde noir. Son sens de l’organisation, son caractère fédérateur, sa notoriété,
l’autorité dont il jouissait déjà auprès de nombreuses personnalités importantes du monde
noir, le prédisposaient à porter un événement d’une telle importance. De plus, dans la mesure
où le Festival de 1966 allait contribuer à donner davantage de consistance à la définition et la
compréhension de la personnalité africaine, il s’agissait d’un événement allant dans le sens de
l’action militante du fondateur de Présence Africaine qui, de ce fait, ne pouvait qu’y participer
activement.
490
« Lettre de M. Dard à M. Asabuki, 18 novembre 1960 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(663)"66" parts
I/II.
491
« Message du Président Senghor au peuple Sénégalais sur le Festival mondial des arts nègres de 1965 ».
Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(663)"66" parts I/II. L’Association du Festival créée par Senghor et qui
associait la collaboration de la SAC et du Comité pour le Développement de la culture africaine avait alors à sa
tête Alioune Diop.
242
Le Festival de 1966 annonçait donc déjà que la fédération des forces vives du monde noir
s’inscrirait dans une seule dynamique, qu’elle se présentât sous le signe de la Négritude,
qu’elle fût portée par la réalité de Présence Africaine ou encore exprimée à travers
l’engagement de la Société Africaine de Culture.
Parmi les valeurs humaines qui ont imposé « la personnalité africaine » avec force sur la scène de
l‟histoire des civilisations, les Arts Africains, notamment la Sculpture et la Musique, sont
incontestablement notre principal titre de fierté dans le Monde Moderne493.
C’est donc bien que l’art est pour l’Afrique une voie majestueuse par laquelle ses peuples
participent à l’affirmation d’un humanisme nouveau. Ceci se comprend d’autant plus que chez
les peuples à qui on ne reconnaît pas l’écriture, l’art reste le meilleur témoin de l’histoire et la
preuve la plus incontestable de l’organisation politique et sociale des sociétés africaines.
Par ailleurs, le congrès organisé par Alioune Diop à Paris en 1956 était à l’adresse des
écrivains et des artistes, tout comme celui de 1959 à Rome. Ceci montre très bien que pour
lui, l’avenir de l’Afrique ne voulait et ne pouvait pas se définir sans la prise en compte de la
création artistique. Cette position s’est trouvé totalement assumée par la commission des arts
dont le rôle sera tout aussi important dans la réalisation du Festival de Dakar.
Alioune Diop, pour répondre à l’appel lancé par Léopold Sédar Senghor comme organisateur
du Festival de Dakar, va commencer par mobiliser les intellectuels africains, membres de la
492
Il s’agit du numéro spécial de Présence Africaine sus-mentionné.
493
Ce texte est bien celui de la SAC., cité par Obama J.-B., « Propos sur les arts nègres », Présence Africaine, n°
41, 2e trimestre 1962, p. 60.
243
SAC, dont les travaux ou l’intérêt pour l’art africain sont déjà connus. C’est le cas notamment
d’Engelbert Mveng, qui sera l’une des principales chevilles ouvrières dans la préparation du
Festival de Dakar. Ce dernier avait par ailleurs été recommandé à l’Unesco par Léopold Sédar
Senghor, alors bien renseigné sur ses connaissances sur l’art d’Afrique noire. C’est aussi le
cas de Jean-Baptiste Obama, qui au nom de la SAC avait déjà donné une série de conférences
sur l’art africain, par exemple en 1960, au cours d’une semaine anticolonialiste organisée à
Besançon494.
Nous serions très heureux que l‟Unesco s‟intéresse à ce projet et souhaiterions vivement qu‟un
membre de cette organisation puisse prendre part activement et en permanence à ce Festival et à sa
préparation495.
Cet appel lancé à l’Unesco pour donner une solennité encore plus grande au Festival, se
révèlera très bénéfique. Il aurait été difficile pour les seuls intellectuels africains d’organiser
un tel rassemblement. En outre, la collaboration entre la SAC et l’organisation internationale a
renforcé les relations de coopération qui existaient déjà entre les intellectuels africains et
l’Unesco.
C’est grâce à Alioune Diop en effet que des membres de la SAC et de l’Unesco ont montré
leurs capacités à travailler de concert. Ce fut notamment le cas pour Engelbert Mveng,
membre de la commission des arts de la SAC et Jean Gabus, consultant de l’Unesco pour le
Festival de Dakar. Gabus et Mveng procédèrent à un recensement d’objets d’arts dans
différents musées de différents pays africains. Ces objets devaient servir à édifier le plus
grand musée africain, temporairement installé à Dakar. L’Unesco apporta aussi un soutien
matériel et logistique sans précédent aux intellectuels et artistes africains, finança les voyages
effectués en Afrique dans le cadre d’une campagne d’information et d’un recensement
d’œuvres d’art, assura l’essentiel des déplacements des personnalités invitées par le fondateur
494
La conférence de Jean-Baptiste Obama avait pour thème : « La mentalité de l’art nègre ». Cf « Propos sur les
arts nègres », art. cit.
495
« Lettre d’Alioune Diop à Monsieur V. Veronese, Directeur général de l’Unesco, 16 novembre 1960 ».
Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(663)"66" parts I/II.
244
de Présence Africaine au Festival496. Les bâtiments de l’Unesco ont par ailleurs offert un
cadre permanent aux intellectuels africains pour la tenue d’importantes rencontres de
réflexion. C’est ainsi qu’en prélude aux manifestations du Premier Festival Mondial des Arts
Nègres, un pré-colloque eut lieu dans les locaux de l’Unesco les 5 et 6 décembre 1964 sur
l’art nègre, suivi le 16 décembre de la même année d’un colloque sur la même question, dans
les mêmes locaux.
Quant à ce que la SAC a pu faire elle-même, on note qu’Alioune Diop a créé au nom de cette
organisation, une plate forme franco-africaine dont la partie française avait comme figure de
proue André Malraux, alors ministre d’Etat chargé des affaires culturelles, ce qui conféra une
place spéciale à la France dans la tenue des manifestations liées au Festival. Ceci tient aussi
au fait que le Festival, dès le départ, était placé sous le haut patronage du général de Gaulle,
alors président de la République française497. C’est par ailleurs grâce à la SAC que le monde
artistique européen a manifesté un réel intérêt pour le Premier Festival Mondial des Arts
Nègres, au point que les blocs de l’Est et de l’Ouest se sont retrouvés à Dakar, sans qu’une
atmosphère conflictuelle apparaisse. On peut aussi relever ici l’intérêt porté par le Vatican à
cette manifestation africaine, exprimée concrètement par une participation du musée du
Latran à l’exposition qui marquera cet événement.
Par ailleurs, on peut souligner le rôle qu’ont certainement joué les sections nationales de la
SAC, mises en place dans de nombreux Etats francophones et anglophones, dès le lendemain
des indépendances. Ces sections ont à coup sûr œuvré pour une participation efficace de
différents pays africains au Festival de Dakar. Ainsi par exemple, la Nigersac, section
496
Les participants au festival de Dakar dont l’Unesco a pris en charge les frais de voyage seront alors
exceptionnellement considérés comme des consultants de cette organisation, et des contrats leur seront délivrés
en ce sens.
497
Il reste difficile de donner les raisons pour lesquelles le festival de Dakar, prévu pour célébrer un anniversaire
d’indépendance au Sénégal, a été placé sous le patronage du général de Gaulle. En effet, cette mesure fort
surprenante permet de rappeler que, sur la question de l’indépendance du Sénégal, Senghor et de Gaulle furent
en désaccord au sujet de la manière dont la France entendait octroyer la « souveraineté » à ses colonies. En fait,
la « mère patrie », comme on l’a appelée longtemps, n’entendait vraiment pas se séparer de son empire colonial,
d’où l’idée d’une fédération à laquelle on était quasiment obligé d’adhérer. On se rappelle relativement à cela,
les représailles françaises contre le régime d’Ahmed Sékou Touré après le non à la constitution française devant
définir une fédération, en 1958. De plus, dans une grande partie de la population sénégalaise, l’arrivée du général
de Gaulle à Dakar à l’aube des indépendances, ne suscita pas l’effervescence qu’on attendait, puisque des
pancartes populaires scandant des slogans d’indépendance immédiate n’étaient pas de nature à traduire une
parfaite communion entre le chef de la libération française et le peuple sénégalais. Les sources actuellement
disponibles ne permettant pas de trancher sur cette question, il est difficile d’y apporter une réponse claire. Peut-
être faut-il y voir une occasion pour Senghor et pour le Sénégal de « normaliser » leurs relations avec le général
de Gaulle et la France ?
245
nigériane de la SAC, avait organisé de grandes manifestations culturelles préalables498. Dans
la mesure où les prêts d’œuvres d’art par certains Etats africains s’annonçaient difficiles, si
l’on en croit Engelbert Mveng, l’on peut supposer qu’outre les garanties qu’offrait l’Unesco,
les sections nationales de la SAC ont joué ici un rôle important.
498
En 1963, la revue Présence Africaine en son numéro 46 du deuxième trimestre de cette année signale une
intense activité de la Nigersac et des manifestations culturelles ayant alors eu cours au Nigéria. Ces
manifestations s’achevaient sur des promesses de poursuite d’un tel effort d’émulation (cf p. 253).
246
Le Festival et l’art nègre
L’événement
Préalables
Initialement prévu pour célébrer le premier anniversaire de l’indépendance du Sénégal en
avril 1961, le Premier Festival Mondial des Arts Nègres n’aura finalement lieu qu’en avril
1966499. Le report de date de cet événement d’abord voulu en 1962, s’explique par le fait que
le Festival ne pouvait se préparer en un an, même si faisant face aux difficultés réelles
relatives à sa préparation, le président Senghor, dans sa volonté de maintenir l’année 1961,
proposa que le Festival fût ramené à un simple préalable dont la continuation événementielle
se prolongerait au fil des années. Toutefois, l’on notera qu’en 1966, il ne s’agit pas d’une
ébauche, ni d’un préalable, mais d’un événement dans toute la réalité et le faste qu’il
convenait qu’il eût. Le temps de la préparation aura donc eu raison des hésitations et de la
précipitation du président Léopold Sédar Senghor.
Ainsi donc, le Premier Festival Mondial des Arts Nègres se tient du 1er au 24 avril 1966, après
avoir bénéficié du soutien logistique et financier de l’Unesco et de certains pays occidentaux
tels que les Etats-Unis, la France, la RFA (République Fédérale d’Allemagne)500, l’Autriche,
la Belgique… Il est coordonné par l’Association du Festival Mondial des Arts Nègres dont
Alioune Diop est le président et qui prévoit désormais l’organisation biennale d’un événement
semblable. Le Festival associe par ailleurs de nombreuses délégations venues des pays de
l’Afrique noire et de celles venues des communautés noires d’Amérique du Sud, des Etats
Unis, d’Europe, et d’Asie. Il s’agissait en fait dans cet événement, de mettre en exergue non
seulement la création artistique des peuples noirs, mais aussi sa présence et de son influence
chez d’autres peuples. Et de fait, si l’art africain a été présenté à cette occasion comme un
élément fédérateur et d’ouverture de la personnalité africaine, il est apparu important que sa
célébration exalte aussi sa place au sein d’autres civilisations.
499
A propos d’une célébration d’anniversaire d’indépendance du Sénégal au mois d’avril, il est opportun de
rappeler que rigoureusement, le Sénégal comme Etat souverain l’est seulement à partir du 20 août 1960.
Toutefois, jusqu’à l’heure actuelle, l’indépendance au Sénégal est célébrée le 4 avril de chaque année, du fait que
la France a procédé à un transfert de pouvoir à la Fédération du Mali qui regroupait le Sénégal et le Soudan
français (actuel Mali) le 4 avril 1960. Cette Fédération, déclarée indépendante le 20 juin 1960 va imploser deux
mois plus tard, donnant naissance à deux Etats indépendants : le Sénégal et le Mali.
500
La RFA était alors appelé l’Allemagne de l’Ouest, par « opposition » à l’Allemagne de l’Est (RDA :
République Démocratique d’Allemagne) qui était un pays satellite de l’URSS.
247
Au total 35 pays ont activement participé au Premier Festival Mondial des Arts Nègres. Ces
pays recèlent dans leurs grands musées, des œuvres d’art nègre, ou établissent un lien entre la
création artistique africaine et la leur. C’est tout ceci qui explique la présence d’un pays aussi
éloigné que l’Inde aux manifestations de Dakar. Et de fait, dans le télégramme envoyé le 25
février 1966 à Alioune Diop par Gomes Machado, alors directeur du département culturel de
l’Unesco, le souhait de l’Inde d’être présente à cette manifestation est déjà vivement exprimé.
Ce souhait se réalise lorsque le gouvernement indien y envoie finalement Kamaladevi
Chattopadyah, Présidente de l’Académie Bharat Natya., pour « symboliser les liens qui
existent entre l‟art indien et l‟art africain »501. Ces liens n’apparaissent pas évidents, sauf si
l’on se rappelle que les migrations négro-africaines, ont aussi pour une part importante
contribué au peuplement de l’Inde et à son enrichissement artistique.
Dans le cadre des festivités de Dakar, tous les pays invités n’y ont pas participé, leur absence
s’expliquant par des raisons politiques extérieures ou relevant de crises internes. L’absence de
Cuba par exemple trouverait ici une explication plausible502. A côté de l’exemple cubain, il y
en a un autre, brésilien. En effet, même si le Brésil a pris part au Festival de Dakar en 1966, il
y aurait eu, relativement à cette participation, une véritable discrimination dont aurait été
victime un groupe d’artistes de ce pays. C’est ce qu’exprime du moins, « Le Théâtre Noir
Expérimental de Rio de Janeiro », dans sa lettre ouverte au Premier Festival Mondial des Arts
Nègres :
Aucune autre communauté noire, dans aucun autre pays de civilisation occidentale, n‟est peut-être
soumise comme la brésilienne, de manière aussi tragique, à la pression d‟un milieu social qui lui
semble cependant totalement favorable, mais seulement en apparence. C‟est à partir des racines
mêmes de son comportement que ce milieu pratique une censure sévère et vigilante sur les efforts
d‟affirmation du noir et de sa prise de conscience elle-même. On ne veut pas que le noir brésilien
assume sa négritude. On cherche à le maintenir dans une espèce de naïveté végétative pour lui cacher
les conséquences qui découleraient d‟une connaissance plus lucide de son origine culturelle et des
valeurs que, avant même de devenir brésilien, l‟homme noir avait déjà à offrir à l‟humanisme pour en
élargir les horizons et l‟enrichir encore503.
501
« Télégramme de M. G. Machado à A. Diop ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(663) "66", part. III
502
Le désistement de Cuba à l’invitation qui lui a été envoyée s’est manifesté par le refus de laisser des artistes
cubains se joindre aux manifestations de Dakar. Il reste toutefois difficile de comprendre la position de Cuba à
l’égard du festival pour des raisons politiques, tant il est vrai qu’à Dakar, l’URSS dont Cuba était pays allié et
fidèle représentant dans les Caraïbes à l’ère de la guerre froide, était présente, en dépit de la forte représentation
occidentale à cette manifestation.
503
Le Théâtre Noir Expérimental de Rio de Janeiro, « Lettre ouverte au Premier Festival Mondial des Arts
Nègres », Présence Africaine, n° 58, 2e trimestre 1966, p. 219. Cette Lettre mériterait d’être relue, non pour la
248
Cette lettre ouverte, au-delà de la plainte de quelques artistes qu’elle exprime, poserait en fait
un problème de fond qui montre bien que le Festival se tient à une époque où la nécessité de
solder certains héritages s’impose encore. Elle permet aussi de comprendre que l’événement
de Dakar ne laisse aucune communauté noire indifférente. Comme le soulignent les artistes
brésiliens, la communion des peuples noirs où qu’ils soient, aux festivités de Dakar, est
témoignage d’un profond attachement à des valeurs dans lesquelles ils se reconnaissent :
Nous autres les noirs brésiliens, artistes, poètes, intellectuels, musiciens, nous autres qui avons été
exclus physiquement de Dakar, nous ne nous sentons pas absents. Nous danserons d‟ici dans chaque
pas de danse qu‟on exécutera à Dakar. Nous serons présents dans chaque rythme, dans chaque
palpitation, dans la poésie et dans la musique qu‟on y fera entendre504.
Le « problème » brésilien, tel qu’il s’est révélé, n’est pas un cas isolé. A l’heure de ce
Festival, la politique d’apartheid se trouve renforcée en Afrique du Sud, sous tendue par des
interprétations orientées de la Bible et un discours théologique fécondant de théories
fortement discriminatoires. De même les années soixante ne sont pas aux Etats Unis celles où
les Noirs américains sont parvenus à une totale intégration. C’est en ce sens d’ailleurs que le
Festival de Dakar se définissait aussi comme une interpellation à ces situations. En associant
Blancs et Noirs dans une même célébration de la créativité humaine, il voulait susciter une
dynamique favorable à un statut nouveau fondé sur l’égalité des droits, reconnue à tous les
hommes, où qu’ils soient. Ainsi la place accordée aux uns et aux autres au sein des nations
dans lesquels ils vivent ne devrait pas simplement relever d’une inscription à un état civil ou
un octroi de la citoyenneté, mais surtout des actes qui traduisent une volonté de modifier le
paysage relationnel. C’est ce qui donne une certaine pertinence à la déclaration des artistes
brésiliens écartés de la participation de leur pays :
Il faut prendre certaines précautions quand on entend parler d‟ « intégration raciale » au Brésil. Il
est vrai que les noirs au Brésil n‟ont actuellement à subir aucune agression physique légale. Mais
cela pourrait-il signifier qu‟il y a intégration effective ? Non, absolument pas505.
Dans la participation de nombreux pays au Premier Festival Mondial des Arts Nègres, le
Nigéria et la France ont occupé des positions particulières. Parmi toutes les délégations non
validation absolue de la situation qui y est présentée, mais davantage pour constater que si le Festival a connu
des difficultés dans son organisation, les pays invités à cette grand’messe ont aussi connu pour certains, au
travers de populations ou groupes de personnes, des difficultés qu’il importe de ne pas négliger.
504
Ibid., p. 227.
505
Le théâtre expérimental Noir de Rio de Janeiro, « Lettre ouverte au Premier Festival Mondial des Arts
Nègres », art. cit., p. 220.
249
africaines présentes, seule celle de la France a prononcé un discours solennel lors de
l’ouverture du Festival. La position du Nigéria est certainement due aux foyers artistiques qui
ont marqué la vie culturelle du peuple nigérian, au point que Senghor a appelé ce pays, la
« Grèce noire ». En effet, l’actuel territoire du Nigéria a été un grand centre de la création
artistique en Afrique, notamment dans la région d’Ifé. De plus en 1964, avec le soutien de
l’Unesco, le Nigéria a organisé une foire artistique dans laquelle l’expression féminine, de
même que le rôle de la femme africaine dans la création artistique étaient mis en valeur
(« Exhibition of Arts and Crafts by Nigerian Women »).
Le Festival a également accordé une place importante à des personnalités de renom dans le
monde artistique ou qui ont porté haut l’héritage de la création artistique africaine au-delà des
frontières du continent africain Ces personnalités venaient aussi bien de l’Afrique que des
Etats Unis et de l’Europe et représentaient des domaines variés de l’art tels que la sculpture, la
musique, le théâtre, le cinéma, la littérature, la poésie. On peut ainsi citer Aimé Césaire
(poète), Wole Soyinka (écrivain), Duke Ellington (musicien), Langston Hughes (musicien),
Francis Bebey (poète et musicien), Bachir Touré (comédien), Joséphine Baker (chanteuse),
Joseph Zobel (romancier), Moune de Ribel (récitante), Barbara Chase (peintre et sculptrice),
Todd Williams (sculpteur)…506
Les réflexions sur l’art nègre ont par ailleurs mis à contribution de nombreux experts, des
spécialistes d’esthétique, et de nombreux africanistes qui, depuis de longues années pour
certains, travaillaient sur les questions relatives à l’art africain traditionnel notamment. Des
506
Il est difficile dans cette démarche, de dresser une liste exhaustive de tous les grands artistes ayant participé à
la manifestation de Dakar. On n’en retient ici que quelques uns, tout en faisant fi des personnalités africaines ou
non africaines qui ont été incorporées plus directement dans quelque comité d’organisation du Premier Festival
Mondial des Arts Nègres.
250
artistes africains eux-mêmes assistèrent aussi à cet important colloque sur la création
artistique chez les peuples noirs. Frédéric Grah Mel en a dressé la liste indicative :
On y retiendra les africanistes les plus distingués des années 60, Michel Leiris, Germaine Dieterlen,
Géneviève Calame-Griaule, Jean Laude, Roger Bastide, Jean Rouch, Jean-Paul Le Bœuf, Dimitri
Oldérrogé…, et les intellectuels noirs les plus promoteurs, Lamine Diakhaté, Francis Bebey, Ben
Enwonwu, Ekpo Eyo, Georges Niangoran Bouah, Eno Belinga, Jean-Baptiste Obama…507.
Outre ce colloque qui a permis à l’intelligentsia africaine et aux africanistes de donner une
dimension rationnelle au Festival de Dakar, il faut mentionner une série d’expositions dont le
commissaire national est Djibril Dione, secrétaire général de l’Association pour le Festival de
Dakar, aux côtés d’Alioune Diop. Ces expositions occupent des salles de l’Assemblée
Nationale, du Palais de justice et de l’Hôtel de ville de Dakar. La grande originalité de ces
expositions, aura été la création d’un musée dynamique, pour Senghor, élément central de
toutes les expositions qui ont eu lieu au Festival de Dakar508.
507
Grah Mel F., op. cit., p. 205.
508
Les pièces exposées au Festival venaient non seulement de pays africains, mais aussi d’autres pays d’Europe
ou d’Amérique. Il y a aussi eu les œuvres d’art de l’IFAN (Institut fondamental d’Afrique noire), mises à la
disposition du Festival.
251
Le Premier Festival Mondial des Arts Nègres de 1966, c’est aussi du cinéma, des chorales,
des danses traditionnelles, de la musique, du théâtre. Celui-ci a occupé une place importante
et a particulièrement été marqué par l’interprétation de deux pièces majeures : « Les derniers
jours de Lat Dior » de Cissé Dia, qui représentait la fin de règne d’un souverain du Sénégal,
l’une des figures emblématiques de la résistance sénégalaise à la pénétration coloniale
française, au même titre qu’El Hadj Oumar Tall ou Samory Touré509 ; et « La tragédie du roi
Christophe » d’Aimé Césaire qui a comme trame principale la difficile situation à laquelle se
trouve confronté un roi à peau noire en Haïti : la gestion du pouvoir, l’opposition des
mulâtres…510.
On mesure ainsi, à l’aune de tout ce qu’a offert le Premier Festival Mondial des Arts Nègres,
la dimension de cet événement. Il a permis à tous les Africains de revivre leur identité
culturelle par la dynamique de sa célébration ; et celle-ci a été si intense que pour Philippe
Verdin, les participants avaient tout simplement l’embarras du choix : « Il y a donc les
concerts, les ballets, les spectacles… Le programme montre que chaque jour les Festivaliers
peuvent choisir entre trois et cinq propositions, en matinée ou en soirée »511.
509
El Hadj Oumar Tall est le fondateur de l’empire Toucouleur dans le Fouta-Toro (actuel Sénégal) au XIXe
siècle. Samory Touré fut aussi un fondateur d’empire (dans l’actuel Guinée) et un grand résistant à la pénétration
européenne en Afrique au XIXe siècle.
510
La trajédie du roi Christophe est une des œuvres majeures du poète Aimé Césaire.
511
Verdin P., op. cit., p.329.
252
Le bilan d‟une célébration
Le Premier Festival Mondial des Arts Nègres aura marqué les esprits, constituant le premier
grand événement organisé dans le monde noir. Son bilan mérite de ce fait un intérêt tout à fait
particulier. Il ne s’agira point ici de dresser un bilan économique, qui a déjà été établi par
Frédéric Grah Mel et Philippe Verdin dans les biographies qu’ils ont consacrées à Alioune
Diop512. Il est donc essentiellement question d’un examen des conséquences d’ordre culturel
du Festival de Dakar.
D’entrée de jeu, on peut constater que le bilan du Premier Festival Mondial des Arts Nègres
est positif sur toute la ligne. Aux rapports qu’en font les témoins, la manifestation de la
créativité africaine à Dakar a permis de constater la véracité de ce qu’affirmait la SAC autour
d’Alioune Diop, depuis les congrès des écrivains et artistes noirs : la vitalité de la culture
africaine, en dépit des sombres étapes de la traite négrière et de la colonisation. Ainsi, grâce
au colloque organisé à cette occasion, aux expositions d’œuvres d’art venues des pays
d’Afrique, d’Europe et d’Amérique, au spectacle quotidien vécu à Dakar et à l’île de Gorée à
travers les danses et autres multiples animations, l’Afrique s’est mise en valeur dans ce
Festival. Il ne s’agissait point de ressusciter un certain passé, mais d’affirmer que l’Afrique
recèle véritablement des valeurs de civilisation qui non seulement dynamisent encore la vie de
ses sociétés d’aujourd’hui, mais encore ont marqué d’autres conceptions de l’homme, de la
société et du monde, en Occident notamment.
Au milieu de ce siècle qui n‟a de langage que la lutte, des affrontements, de la compétition des blocs,
l‟art nègre, ici même, invite tous les peuples au rendez-vous de l‟amitié. Devant la démesure, il est
effacement, modestie, humilité ; devant la force, il est faiblesse, et grâce fragile de l‟éternelle enfance
du monde ; devant la vanité, il est gravité de la sagesse et poids vénérable de la souffrance humaine ;
512
Cf Grah Mel F., op. cit., pp. 216-218; cf Verdin P., op. cit., pp. 335-336.
253
devant l‟ambition de l‟esprit avide de vertige, il est la condition humaine dans la vérité de ses limites,
dans l‟exaltation de son éternel rajeunissement 513.
C’est par rapport à tout ce qui précède que le Premier Festival Mondial des Arts Nègres peut
être compris comme le creuset d’une prise de conscience. Prise de conscience d’abord que
l’Afrique a un passé ; ensuite qu’elle n’est pas uniquement une consommatrice des œuvres
culturelles comme les méthodes d’assimilation de l’époque coloniale ont pu le laisser croire.
Le Festival de Dakar a aussi affirmé que le point de départ du rayonnement de l’Afrique, de la
définition de sa personnalité, de sa contribution à l’édification d’une civilisation nouvelle avec
d’autres peuples, se trouve dans l’Afrique, en ce qu’elle est et en ce qu’elle a :
Le Festival qui a éveillé l‟Afrique à la conscience d‟elle-même, aura aussi permis à ceux qui, de
l‟extérieur, tendent une main amicale aux Africains pour la construction d‟un monde où règne une
véritable fraternité universelle, de voir et de savoir où leur action peut être efficace 514.
Si, au travers de l’art, l’Afrique apparaît comme recelant un potentiel qui peut être bénéfique
dans le concert des peuples, alors il y a pour le monde noir une raison de vivre. La vie en
Afrique ne se comprenant pas autrement que comme une participation à un idéal, la création
artistique peut être un élément essentiel de cette volonté de participer à l’élaboration de l’idéal
humain que tous les hommes s’attachent à définir au XXe siècle. C’est en cela aussi que la
création artistique a proclamé à Dakar le dynamisme de l’Afrique. Engelbert Mveng l’a bien
résumé en parlant d’une Afrique qui est portée par le désir de vivre et de connaître une
existence dépassant les accidents de l’histoire pour s’affirmer par delà les difficultés du
passé : « Le premier Festival Mondial des Arts Nègres a voulu manifester aux yeux du monde
cette volonté de survie de l‟Afrique, ainsi que sa double volonté de dialogue et de dynamisme
créateur »515 .
On comprend dès lors la conclusion que tire le fondateur de Présence Africaine sur le Festival
de Dakar. En effet, revenant sur l’événement qui a fait de Dakar la capitale culturelle du
monde en 1966, Alioune Diop en parle comme d’une réalité dont le bénéfice pour l’Afrique et
les peuples noirs est incontestable. Le monde noir s’y inscrit dans une sorte de continuité
historique, dans la pleine conscience du rôle qui peut être le sien dans le devenir de l’homme :
513
Mveng E., « Introduction », L‟art nègre. Sources, évolution, expansion, Paris, Catalogue édité par la Réunion
des Musées Nationaux Français, 1966, p. XXII.
514
Evouna-Mfomo G., « Le sens du Festival Mondial des Arts Nègres », Afrique-documents, n° 85/86, 1966, p.
127.
515
Mveng E., « L’essor intellectuel et artistique du monde noir », Présence Africaine 1947-1967 : Mélanges
(Réflexions d‟hommes de culture), op. cit., p. 98.
254
Le Festival n‟avait pas pour seule mission de révéler des formes esthétiques. Il avait aussi mission
d‟éveiller une nouvelle conscience dans le peuple noir – (et pas seulement chez les élites). La
conscience de l‟unité dans la diversité certes. La conscience aussi de la continuité de l‟humanisme
négro-africain. La conscience de la dignité de notre civilisation au sein d‟un monde qui tend à ne
respecter que les puissances d‟efficacité516.
On peut retenir du Premier Festival Mondial des Arts Nègres qu’il a aussi été un événement
important dans la définition d’une personnalité africaine. En effet, outre les multiples
réflexions menées à ce sujet depuis 1947, autour du fondateur de Présence Africaine, le
Festival de Dakar est à considérer comme une occasion favorable pour cette personnalité de
se manifester avec faste et de mettre en valeur sa réalité et son dynamisme. Le Festival
constitue d’ailleurs un élément important dans la rencontre entre le monde noir et d’autres
peuples. C’est ce qu’observe Evouna-Mfomo :
Le Festival qui a éveillé l‟Afrique à la conscience d‟elle-même, aura aussi permis à ceux qui, de
l‟extérieur, tendent une main amicale aux Africains pour la construction d‟un monde où règne une
véritable fraternité universelle, de voir et de savoir où leur action peut être efficace517.
L’art nègre
Approche générale
Comprendre l’art nègre, c’est d’abord comprendre la pensée négro-africaine. Présentant cette
pensée, Doudou Gueye affirme qu’elle est profondément marquée par un dualisme. Outre le
dualisme éthique bien connu, et qui situe l’homme dans un écartèlement entre le bien et le
mal, avec toutefois une garantie que le bien triomphe, Gueye évoque un autre dualisme du fait
qu’il s’exerce sur l’homme des forces antagonistes. Les unes tendues vers l’Absolu, sont
centrifuges, les autres, se ramenant à l’existence humaine sont des forces centripètes. C’est au
sein de ces antagonismes que l’homme doit trouver son équilibre. Et c’est relativement à cette
situation de l’homme dans la mentalité africaine que la création artistique apparaît comme la
réalité qui l’exprime et l’assume. En ceci l’art est une véritable voie vers la connaissance d’un
univers propre à un peuple : « L‟Art dans l‟existence du Négro Africain constitue donc le
moyen privilégié de "participation", autrement dit : de connaissance »518.
516
P.A., « Le langage du cœur », Présence Africaine, n° 58, 2e trimestre 1966, p. 5.
517
Evouna-Mfomo G., « Le sens du Festival Mondial des Arts Nègres », art. cit., p. 127.
518
Gueye D., « Sens et signification de l’art négro-africain », Art nègre et civilisation de l‟universel (Actes du
colloque de Dakar : « Picasso, Art nègre et civilisation de l’universel », mai 1972), Dakar-Abidjan, Les
Nouvelles éditions africaines, 1975, p. 38.
255
Pour Gueye, parler de l’art négro-africain, c’est parler d’un monde saisi dans sa globalité. En
ce sens, l’art ici est à considérer comme un tout, le tout d’une pensée et d’un vécu, d’une
histoire et d’une existence. Ainsi, tout discours sur la création artistique africaine nécessite la
prise en compte de toutes les formes d’expression de ce tout, le dépassement des approches
partielles qui jamais n’ont suffi à traduire cette réalité dans sa totalité :
De cette manière, Doudou Gueye rejoint la pensée d’Engelbert Mveng, proche d’Alioune
Diop. Pour cet intellectuel camerounais en effet, l’art nègre constitue un véritable rapport sur
la tradition africaine. Il est aussi un langage et un ensemble de signes expressifs qui donnent
accès à toute une mentalité et à un mode de vie qui se trouvent ainsi exprimés dans la création
artistique. Pour Mveng, l’art nègre est une véritable écriture. Cette sorte de métamorphose de
l’art en écriture, à travers laquelle se raconte la vie des peuples africains, constitue une
véritable opération alchimique par laquelle le lien entre l’homme et la nature se trouve
exprimé, de manière à parler à l’homme, tout en parlant de l’homme :
Le génie négro-africain transforme l‟objet en signe, en symbole ; ce signe et ce symbole sont lisibles à
l‟œil initié. L‟art nègre crée donc un véritable langage écrit. Il est possible aujourd‟hui de lire cette
écriture (…) L‟art nègre en tant qu‟écriture exprime avant tout le destin de l‟homme. Ce destin y
apparaît sous le signe de la division et de la lutte : lutte entre la vie et la mort520.
Mveng réaffirme ici que la création artistique chez les Négro-Africains est porteuse de
l’angoisse existentielle de l’homme et qu’elle exprime la dialectique de son être dans le
monde, sans pour autant être le langage de l’absurdité. L’art serait aussi expression de
l’espérance humaine qui s’ancre profondément dans la mission qui est celle de l’homme :
faire triompher la vie. La création artistique exprime ainsi le don de la vie et l’ouverture à une
dimension communautaire. Aussi parle-t-on de l’expérience humaine comme aboutissant à
519
Idem.
520
Mveng E., « L’art : sa fonction et sa signification dans la vie du peuple », Humanisme africain-Culture
scandinave, op. cit., p. 122.
256
une structure de « dyade » et de « triade », au travers, respectivement, de l’amour et de la
fécondité.
L’artiste africain est donc au sein de la société, une sorte de réorganisateur permettant aux
hommes de s’approprier le langage exprimant leur existence. Ainsi, l’œuvre d’art n’est pas
simplement une reproduction, ni un calque de la réalité, mais bien une manière de créer une
véritable symbiose entre l’homme et la nature. C’est pourquoi la création artistique africaine
serait profondément liée aussi bien aux forces de la nature qu’à ses éléments concrets, tel que
l’artiste les connaît. Ainsi, en créant, l’artiste non seulement s’exprime, mais encore fait parler
tout l’univers qui est le sien. C’est ce que soutenait d’ailleurs Engelbert Mveng en 1967 dans
son intervention, lors d’un colloque co-organisé par la SAC :
L‟artiste ne copie pas la nature. Il la recrée, à sa manière. Il ne photographie pas. Il fait œuvre de
démiurge. Au cours des initiations dans notre tribu, on apprenait aux jeunes gens et jeunes filles l‟art
de sculpter. Ils refaisaient le visage de l‟homme, universalisé dans l‟abstraction du masque. Ils
refaisaient la faune sacrée, chargée de symbolismes. On leur apprenait à lire le livre symbolique du
monde, où la création partage la division première de notre destin : Vie et Mort. On leur apprenait à
lire le grand livre de la nature, le nom de ses alliés et de ses adversaires, dans le grand drame où il
doit opter pour la vie, contre la mort. Ainsi l‟anthropologie et la cosmologie de l‟art nègre se
rejoignent. L‟homme s‟exprime en exprimant le monde. Il humanise la création en l‟associant à son
destin. Il fait œuvre de civilisation521.
On comprend alors que dans le cadre des sociétés africaines, la création artistique s’inscrit
dans un tissu de relations et de symboles qui en font un phénomène dépendant d’autres
phénomènes. Et de fait, l’objet d’art dans la création artistique n’aurait pas de signification
indépendante. Il ne signifie que parce qu’il participe à tout un univers vivant et symbolique,
parce qu’il est inséré dans une interconnexion, qui elle-même participe de la construction et
de la compréhension de la mentalité africaine :
Dans la tradition négro-africaine, ce qu‟on appelle : art, ne peut être envisagé séparément de la vie.
On peut considérer qu‟il n‟y a pas d‟artiste traditionnel perdu dans le mirage de ses angoisses et de
ses frustrations. C‟est grâce à ce qu‟on appelle " Art" que la pensée négro-africaine réalise sa
capacité d‟abstraction, crée sa réalité analogique et parvient à une perception épiphanique. Ainsi,
nous nous sentons bien loin de l‟"animisme" et du "fétichisme" 522.
521
Ibid., p. 123.
522
Gueye D., « Sens et signification de l’art négro-africain », art. cit., p. 39.
257
Le colloque associé à la célébration du Premier Festival Mondial des Arts Nègres regroupait
des spécialistes de l’Afrique traditionnelle et de la création artistique, aussi bien des Africains
que des Occidentaux. C’est la conjugaison de leurs multiples interventions qui permet de
saisir la quintessence du message délivré par ce colloque qui portait sur le thème : « Fonction
et signification de l’Art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple ».
Dans l’approche qu’il fait de l’art nègre, Engelbert Mveng commence par rappeler que l’art
anime toute la vie culturelle des peuples africains, que, pris dans son sens large et considéré
en toutes ses expressions, il embrasse tous les éléments fondamentaux de la vie d’une société
et qu’il peut être défini comme le garant d’une fidèle tradition de sagesse et d’héritage. En la
création artistique, le peuple se dote d’une véritable mémoire, puisqu’il se trouve aussi relié
au passé dans cette expérience :
Le livre de l‟art est un livre de Sagesse. Il contient tous les aspects de notre vie culturelle. Il est livre
de religion, de philosophie, de politique, d‟économie, de vie sociale ; il embrasse les techniques,
l‟architecture, le mobilier, le vêtement, la parure, la danse, la musique, la parole. Il est la somme
universelle de la sagesse d‟autrefois523.
C’est dans le même sens que l’intervention à ce colloque de Jean-Baptiste Obama s’inscrit. En
effet, comme Mveng il soutient la capacité de l’art africain à tout assumer, dans une véritable
indivision : les éléments définissant la création artistique en Afrique, comme les
manifestations qui l’expriment, ne sont pas à situer sur des plans différents, mais se
comprennent les uns par rapports aux autres et s’appellent les uns les autres. C’est ce
qu’exprimait déjà Senghor dans son Anthologie de la vie africaine :
Plus précisément, les arts, en Afrique noire, sont liés l‟un à l‟autre, les uns aux autres : le poème à la
musique, la musique à la danse, la danse à la sculpture et celle-ci à la peinture (…) La parole y
exprime la force vitale, l‟être du nommant et, en même temps, l‟être du nommé. Elle possède une vertu
magique, mais dans la seule mesure où elle est rythmée, devient poème. Or, toute parole sociale, toute
parole solennelle est rythmée en Afrique noire, et toute parole devient musique, s‟accompagne
souvent d‟un instrument de musique524.
Cette présentation de l’art africain, qui peut apparaître complexe, permet toutefois de
comprendre l’intérêt de la définition qu’en donne Engelbert Mveng. Celui-ci non seulement
523
Mveng E., « Signification africaine de l’art », S.A.C., Fonction et signification de l‟Art nègre dans la vie du
peuple et pour le peuple (Actes du colloque organisé à l’occasion du Premier Festival Mondial des Arts Nègres :
30 mars-8 avril 1966), Paris, Présence Africaine, 1967, p. 15. Le festival quant à lui s’est achevé le 24 avril.
524
Senghor cité par Obama J.-B., « La musique traditionnelle africaine », SAC, Fonction et signification de l‟Art
nègre dans la vie du peuple et pour le peuple, op. cit., p. 196.
258
veut préciser ce que l’on entend par l’art négro-africain, mais veut surtout lever des
équivoques et polémiques ayant pesé des décennies durant sur la capacité de l’Africain à
produire des œuvres d’art. Il en parle comme d’une réalité qui exprime l’homme en ce qu’il
est et en ce qu’il fait :
L‟art négro-africain est d‟abord une activité créatrice dans laquelle l‟homme se transforme en
transformant le monde, par une opération qui unifie le destin de l‟homme et le destin du monde, à
travers des gestes, des signes, la parole et les techniques minutieusement élaborés et transmise par la
tradition525.
Cette définition n’apporte en réalité aucune nouveauté à ce qui jusque là était connu et dit de
l’art africain. D’ailleurs, cette nécessité de définir l’art africain ne fait pas l’unanimité,
puisque, pour Ben Enwonwu par exemple, le concept « art » poserait problème dans la
mentalité africaine. Il s’agit, selon lui, d’un concept construit dans un univers occidental,
introduit en Afrique. Ce concept projetterait donc a priori, un regard occidental sur une réalité
africaine. Ben Enwonwu propose de ce fait de partir d’une étude sémantique des concepts
africains qui correspondraient à la notion d’art pour saisir la création artistique dans son
contexte africain526. Constatant toutefois la difficulté et la complexité de la réalisation d’une
telle proposition, Enwonwu en revient à faire du concept « art » un terme générique.
D’ailleurs, la quête d’une définition de la personnalité africaine à travers ce que l’Afrique a en
propre ne s’inscrit pas nécessairement dans le besoin de tout ramener à une essence africaine,
sous peine de ne pouvoir instaurer un dialogue. Ainsi, des concepts peuvent être occidentaux
mais permettre aux Africains de se dire.
525
Mveng E., « Signification africaine de l’art », art. cit., p. 10.
526
Cf Enwonwu B., « Le point de vue de l’Afrique sur l’art et les problèmes qui se posent aujourd’hui aux
artistes africains », SAC, Fonction et signification de l‟Art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple, op. cit.,
pp. 433-434.
259
Mais celle-ci demeure profondément contextuelle et répond à des canons d’abord propres à
chaque culture :
On retrouve l‟idée justifiant notre thèse que les conceptions du beau et du laid sont relatives, qu‟elles
ne valent et ne signifient quelque chose vraiment qu‟au sein de la civilisation et par rapport à la
civilisation d‟une communauté de peuples527.
Le caractère relatif du beau tel qu’il en ressort ici n’est toutefois pas incompatible avec la
vérité du beau qui est universelle. Memel-Fote souligne de cette manière que l’idée du beau
allie production culturelle particulière et vocation universelle. C’est certainement fort de cela
que Michel Leiris s’intéresse au sentiment esthétique chez les Noirs africains.
Tout d’abord, Leiris part du fait que les œuvres d’art ont une fonction propre dans le peuple
qui les produit. L’art aurait donc nécessairement une signification qui n’est pas l’art lui-
même, comme cela apparaîtrait en Occident où l’art pour l’art existe bel et bien :
Masques de danse et fétiches sont des objets utilitaires dans la mesure où ils ont un rôle à remplir
dans des rites liés à l‟existence pratique. Reliefs de bronze et effigies royales eux non plus ne relèvent
pas de "l‟art pour l‟art", si l‟on entend par là un art dont les produits n‟ont pas d‟autre justification
de leur existence même528.
Toutefois, remarque Michel Leiris, le caractère fonctionnel de l’art africain n’évacue pas pour
autant le sentiment esthétique chez les peuples noirs. Il ne s’agit ni de rendre absolue la
fonction sociale de l’art, ni de définir l’art pour l’art comme un des canons d’appréciation de
la valeur et du sentiment esthétique. D’ailleurs pour Leiris, les tenants de la théorie de l’art
pour l’art ne sont pas très nombreux alors que l’art soumis à des fins politiques se développe :
527
Memel-Fote H., « La vision du beau dans la culture négro-africaine », SAC, Fonction et signification de l‟Art
nègre dans la vie du peuple et pour le peuple, op. cit., pp. 51-52.
528
Leiris M., « Le sentiment esthétique chez les Noirs africains », SAC, Fonction et signification de l‟Art nègre
dans la vie du peuple et pour le peuple, op. cit., p. 331. Cette position de Michel Leiris au sujet de « l’art pour
l’art » dans la réalité africaine ne semble pas partagée au cours de ce même colloque. En effet, Harris Memel-
Fote, rendant en quelque sorte un hommage à Marcel Griaule dans son approche de l’art africain, rejoint la
position de celui-ci qui soutient qu’« il existe un art libre à côté d‟un art religieux » (« La vision du beau dans la
culture négro-africaine », art. cit., p. 49). Ceci est aussi le point de vue de Georges Niangoran Bouah pour qui
l’art pour l’art est incontestable dans la création artistique africaine (cf Niangoran Bouah G., « L’art et la
résistance politique en Afrique », SAC, Fonction et signification de l‟Art nègre dans la vie du peuple et pour le
peuple, op. cit., p. 37). Si l’on tient compte du phénomène religieux qui essaime en tous les aspects de la vie en
Afrique noire traditionnelle au point d’en constituer la clé de compréhension, on dirait que l’art libre dont il est
ici question n’aurait pas de fonction sociale et renverrait de ce fait à l’art pour l’art que rejette Leiris. Ainsi la
difficulté pour le colloque de Dakar en 1966 à tenir un discours univoque au sujet de l’art africain du moins en
certains points, serait par là la traduction de la complexité du sujet qui ne peut par conséquent être traité ni
considéré avec simplisme.
260
Loin de représenter l‟art sous sa forme la plus typique, ce que l‟Occident contemporain a nommé
"l‟art pour l‟art" n‟est rien de plus qu‟un art conforme à une certaine esthétique, qui veut que l‟art
soit dégagé le plus possible de tout conditionnement circonstanciel. Où que ce soit, cette doctrine n‟a
pas beaucoup d‟adeptes et l‟on observe même, dans maints pays, le développement d‟un art assujetti
à des fins politiques plutôt qu‟à des canons proprement esthétiques529.
Le problème de l’art africain, dans sa relation à l’idée du beau serait que très souvent, on
entend enfermer cette idée dans une conception qui est étrangère au contexte africain.
Pourtant en Afrique noire, l’idée du beau va de pair avec son expression dans les langues qui
la traduisent, unissant habituellement beau et bien dans un même terme ou une même
expression.
Le colloque du Premier Festival Mondial des Arts Nègres a aussi souligné le rôle joué par
l’art dans la résistance politique en Afrique. La place et la participation de l’art chez les
peuples africains en lutte témoignent de l’apport de la création artistique aux dynamiques qui
s’opèrent au sein des sociétés. Selon Georges Niangoran Bouah, l’art africain est un facteur de
résistance politique qui s’est clairement exprimé dans les sociétés africaines, en raison de leur
valeur symbolique et spirituelle, notamment pendant la domination coloniale. A l’heure
actuelle toutefois, les objets d’art ayant participé à de telles aventures sont dépourvus de
signification dans leurs lieux de conservation :
Ce Premier Festival Mondial des Arts Nègres est une occasion unique. C‟est l‟endroit consacré pour
évoquer le rôle politique souvent méconnu joué par certains objets d‟art nègre. Ces objets, au temps
où ils présidaient à la destinée de leur pays, de leur peuple et de leur souverain, avaient une âme, ils
représentaient les divinités protectrices et l‟esprit des ancêtres. Aujourd‟hui ils n‟incarnent aucun
esprit et ne sont animés d‟aucune vie. Ils ont suivi leurs peuples dans des combats héroïques pour
défendre les grands principes. Désacralisés, ils sont devenus de simples objets d‟art. Ceux que nous
admirons dans les vitrines des musées ne sont que leurs supports matériels, ce qui reste quand l‟âme
a rejoint les ancêtres dans l‟au-delà530.
Cette déclaration réaffirme que les œuvres d’art ne se restreignent pas originellement à de
simples objets matériels de contemplation et de décoration, qu’elles sont considérées comme
ayant une âme, et qu’elles participent bel et bien de la vie d’un peuple. Les œuvres d’art
témoignent aussi de la complexité des sociétés qui les produisent en Afrique. Si ces œuvres
ont par ailleurs une fonction religieuse reconnue, leur influence dans l’orientation et
529
Leiris M., « Le sentiment esthétique chez les Noirs africains », art. cit., p. 332.
530
Niangoran Bouah G., « L’art et la résistance politique », art. cit., p. 51.
261
l’organisation politique ne sont pas des moindres. Et en ce sens, elles sont comme des êtres
animés qui communient aux mêmes réalités que les hommes qui les produisent et pour qui
elles restent porteuses d’un sens et d’un intérêt élevés.
C’est dans la création artistique que cette pensée et ce vécu donnent toute la mesure de leurs
aptitudes à témoigner d’une organisation politique et d’une technicité réelle :
L‟art africain a été de tout temps le moyen d‟expression des aspirations des sociétés africaines :
expression technique, expression de la puissance économique et expression des temps de paix et de la
grandeur des cités et des peuples531.
Il reprenait ainsi ce que défend depuis l’aube des années soixante Engelbert Mveng, dans son
approche de la création artistique en Afrique532. Selon Mveng en effet, toute l’histoire des
sociétés négro-africaines peut se lire à la lumière de l’art qui porte au plus haut point le
témoignage de leur vivacité et de leur continuité. Et de fait, l’art africain, à plus d’un titre,
aura été un facteur de fédération, de pacification, de résistance politique, de manifestation
d’une conscience religieuse, comme l’ont d’ailleurs montré nombre de contributions au
colloque de 1966 à l’occasion du Festival de Dakar.
En cela, l’art africain se trouve intimement lié à tout discours sur la mentalité africaine,
puisque la création artistique participe de cette mentalité. C’est dans la mesure où l’art grave
dans la mémoire d’un peuple les récits relatifs à son identité, sa grandeur, son passé, son
présent, ses espoirs, qu’il peut à juste titre être considéré comme une écriture de la réalité
africaine. C’est que soulignait Engelbert Mveng au colloque organisé entre Africains et
Scandinaves en 1967 :
L‟histoire négro-africaine est donc écrite en œuvres d‟arts. Le déchiffrement de cette histoire ouvre
une page d‟épigraphie singulière et inédite. Il n‟est plus vrai de dire que l‟histoire négro-africaine
531
Essomba J. M., L‟art africain et son message, Yaoundé, Editions Clé, 1985, p. 55.
532
On peut se référer ici à nombre de ses publications dont il a déjà été question dans cette démarche. C’est fort
de ce travail digne d’intérêt que l’organisation du Premier Festival Mondial des Arts Nègres lui a accordé une
mission toute particulière reconnue aussi bien par le président Senghor que par l’Unesco.
262
manque de documents écrits ; ce qui est vrai, c‟est que trop souvent, nous sommes analphabètes
devant son écriture533.
Et dans la mesure où la vie des peuples africains ne peut ignorer la dimension religieuse, il y a
aussi lieu d’en tenir compte ici ; ce d’autant plus que, comme l’ont soutenu certains au sein
même de la SAC, tous les stades de la vie et de la croissance humaine se célèbrent avec un
arrière fond religieux : la naissance, l’initiation, la mort, auraient quasiment une essence
religieuse. Et en fait ce sont ces étapes de la vie, ces événements, que célèbre la création
artistique, à travers toutes les œuvres d’arts. C’est en ce sens que Mveng affirme que « depuis
les temps les plus reculés, l‟Art Nègre a toujours été associé au culte religieux »534.
C’est cette relation essentielle que Fiawoo reconnaît aussi et qu’il se propose d’exprimer dans
sa contribution au colloque réunissant Africains et Scandinaves à Copenhague. Il affirme en
effet le caractère dépendant de la création artistique à l’égard du sacré et de la religion dans
l’expérience humaine. Pour lui, les multiples formes de représentation dans l’art africain sont
à considérer dans le dépassement des apparences, car :
L‟homme qui construit une image en face de sa maison ou dans un lieu public, ou qui sculpte le bois à
l‟image de l‟homme, croit que l‟esprit créateur a été invoqué dans ces images et de tels objets forment
la base du développement de ses idées religieuses. Son âme est liée à l‟objet comme symbole de la
présence de Dieu535.
Contrairement à ce que souligne cet auteur, ce qu’il convient de retenir est non pas que les
images ou sculptures, bref les œuvres d’art, soient uniquement la base du développement d’un
esprit religieux, mais ces œuvres se trouvent ainsi exprimées en raison de l’esprit religieux qui
anime l’expérience humaine. Et de ce fait, celui qui les crée confirme simplement que dans le
contexte de l’Afrique, la création artistique transcende l’artiste.
533
Mveng E., « L’art : sa fonction et sa signification dans la vie du peuple », art. cit., p. 123.
534
Mveng E., Art nègre, Art chrétien ?, Rome, Editions des Amis italiens de Présence Africaine, 1969, p. 9.
535
Fiawoo F. K., « Religion et personnalité africaine », Humanisme africain-Culture scandinave, op. cit., p. 28.
263
Et de fait, la force magico-religieuse reconnue à des danses, à des chants, à des poèmes, à la
sculpture, à des poteries bien précises, l’atteste. Autrement, comment expliquer que le
forgeron, le sculpteur, le potier, le poète, le griot… adoptent une certaine attitude
révérencielle devant les chefs d’œuvres qui sont les leurs ? Comment expliquer qu’à des
moments précis de la vie d’un individu ou de la communauté, la manipulation de certaines
statuettes ou encore l’exécution de certaines danses incombent non pas forcément à l’artiste,
mais davantage à celui qui tient au sein du groupe une place éminente liée à ses fonctions
sacrées ? Cette dimension religieuse de l’art qui s’avère incontestable a été confirmée au
colloque organisé à l’occasion du Premier Festival Mondial des Arts Nègres.
L’idée d’une relation entre l’art et la religion qui ferait même de la religion la dimension
essentielle de la création artistique en Afrique, ne semble souffrir d’aucune contestation au
colloque du Premier Festival des Arts Nègres de Dakar, quelles que soient les régions de
l’Afrique noire considérées. Et en ce sens, l’intervention de Gabre-Medhin dans l’étude qu’il
présente de l’art éthiopien renforce les positions de Mveng. Il attribue en effet à la création
artistique éthiopienne une origine religieuse et voit entre l’art et la religion un lien si puissant
qu’il y a lieu de dire que la religion a pu constituer pendant longtemps la source exclusive
d’inspiration pour la création artistique : « J‟ajouterai que jusqu‟à une date très récente, le
style traditionnel de l‟art religieux a constitué, pendant des siècles, la seule source
d‟inspiration pour le peintre éthiopien »537. C’est dire que la tradition éthiopienne s’inscrit
536
Mveng E., « Signification africaine de l’art », art. cit., p. 15.
537
Gabre-Medhin T., « L’art dans la vie des Ethiopiens », SAC, Fonction et signification de l‟art nègre dans la
vie du peuple et pour le peuple, op. cit., p. 95. On peut consulter au sujet de la même position, une réflexion
allant dans le même sens, qui est celle de Ben Enwonwu (« Le point de vue de l’Afrique sur l’art et les
264
dans la fidélité à la grande tradition artistique négro-africaine, que s’est proposé de présenter
le colloque de Dakar de 1966.
C’est dans le même sillage d’ailleurs que s’inscrit et se comprend la position de Jean-Baptiste
Obama, au sujet de la musique traditionnelle africaine, qui, pour lui, comporte une dimension
mystique et religieuse. C’est cette composante qui donnerait à la musique traditionnelle
africaine d’échapper aux « théoriciens positivistes » :
Non seulement la musique relève du domaine de l‟acoustique, du bruit, du son, du rythme cosmique
aussi, mais encore un saint Augustin prolongeant Platon et le dépassant dans son fameux "De
musica" en fait une expression proprement "théologique" du mystère de la nature et du Dieu-
Créateur. Abime vertigineux qui fait reculer l‟empirisme terre-à-terre de nos musicologues et
théoriciens positivistes de la musique arrachée au domaine de la mystique et de l‟esthétique, pour être
cantonnée dans le seul domaine de la science des intervalles, des mélodies, des harmoniques, des
instruments électroniques, etc.538.
Il y a ainsi lieu de dire que la musique, dans toute son expression africaine, correspondrait à
une sorte de rituel à travers lequel s’épanouit ce qu’il y a de religieux en l’homme. La création
artistique serait une fois de plus, une œuvre qui transcende celui qui la réalise, et deviendrait
par le fait même le creuset de son accomplissement comme créateur. Dans l’art négro-
africain, le créateur se trouverait en quelque sorte élevé par son œuvre, du fait que celle-ci ne
peut être expliquée par les seules capacités humaines.
Il en irait alors de la musique comme de l’instrument qui peut l’accompagner, dans la mesure
où ce dernier participe pleinement du mystère de la musique ainsi que de son rayonnement.
Selon l’approche d’Eno Belinga, dans nombre d’expressions musicales dans le monde noir, la
dimension religieuse est exprimée par un instrument. Ceci serait le cas précis du luth chez les
Dogon du Mali, si l’on s’en tient du moins à ce que rapporte Zahan : « Jouer du luth (chez les
Dogon) signifie pour l‟artiste l‟association de la droite et de la gauche, du mâle et de la
femelle, du bien et du mal, de la vie et de la mort, de l‟humain et du divin »539. Ainsi,
l’instrument de musique, comme la musique elle-même, apparaît comme le moyen par lequel
les contraires se réconcilient, et par lequel les harmonies se dessinent et s’expriment
problèmes qui se posent aujourd’hui aux artistes africains », art. cit.). Il soutient l’ancrage de l’art africain dans
des « conceptions socio-religieuses » et fait de celles-ci sont une importante composante des multiples
expressions de l’art africain.
538
Obama J.-B., « La musique traditionnelle africaine », art. cit., p. 214-215.
539
D. Zahan, cité par Eno Belinga M. S., « La musique traditionnelle d’Afrique noire », SAC, Contributions au
colloque sur "La fonction et la signification de l‟art nègre dans la vie du peuple et pour le peuple (30 mars-
8avril 1966), Paris, Présence Africaine, 1971, p. 191.
265
clairement. C’est aussi le moyen par lequel l’homme se dépasse lui-même et s’exprime au-
delà de ses limites, avec la contribution d’un transcendant divin.
Le rapport entre l’art et la religion est souligné au cours de ce même colloque par Geneviève
Calame-Griaule, pour l’art oratoire qui fait partie intégrante du patrimoine artistique africain,
et où la poésie occupe une place importante. Après avoir établi la relation entre l’art aratoire
et la religion, Geneviève Calame-Griaule présente la religion comme le lieu de la plus haute
élévation de l’expression poétique dans l’art oratoire :
La poésie sacrée est peut-être même celle où la forme poétique et la recherche stylistique se
manifestent avec le plus d‟éclat, ce qui s‟explique sans doute par le fait que, dans les sociétés
traditionnelles, la qualité des rapports créés par la parole est fonction du soin apporté par le locuteur
dans l‟expression de son message. Les paroles qui établissent la communication entre les êtres
humains sont l‟objet de soins d‟autant plus grands que le rapport à établir est d‟autant plus
important. Aussi, est-il naturel que la recherche et l‟élaboration de l‟expression atteignent leur niveau
le plus haut dans les œuvres religieuses, messages destinés, dans l‟esprit de ceux qui les formulent, à
établir des rapports favorables avec la divinité, condition de la prospérité du groupe social ».
Le rapport qui existe entre l’art oratoire et la religion est donc essentiel. Grâce à lui, l’art
oratoire s’accomplit dans un espace religieux, tout en permettant à la religion d’y trouver un
langage clair, aussi bien dans la symbolique que dans la réalité du rapport entre êtres
différents ou semblables.
En 1966 se tient à Dakar, cette fois sur le sol africain, le Premier Festival Mondial des Arts Nègres.
Que se passe t-il, pendant ce temps, dans les Eglises chrétiennes d‟Afrique ? – L‟art nègre
266
traditionnellement religieux, allait-il payer son entrée dans le monde moderne par son exclusion des
nouvelles religions d‟Afrique ? – La réponse, du côté africain, ne fut pas pour l‟exclusion540.
Le Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar n‟était pas une manifestation religieuse. Ni l‟Eglise
catholique, ni les autres religions africaines ne devaient y trouver de place en tant qu‟institutions. Le
Festival de Dakar devait être une manifestation de la vie culturelle des peuples d‟Afrique. Or, la vie
culturelle des peuples d‟Afrique est inséparable de leur vie religieuse. Il appartenait ainsi à chaque
peuple, à chaque nation, à chaque Etat d‟Afrique de révéler au monde sa vie culturelle d‟hier et
d‟aujourd‟hui, et donc sa vie religieuse. Voilà pourquoi, au Festival de Dakar, l‟Eglise catholique,
comme toutes les autres religions africaines, n‟avait de place que dans la mesure où elle s‟était fait
une place dans la vie réelle des peuples d‟Afrique. Et cette place, finalement, s‟est révélée
d‟importance541.
Prendront place dans le cadre du Festival d‟innombrables activités : une exposition d‟art
contemporain (30 pays participants) au palais de justice de Dakar, des spectacles d‟art dramatique
au stade de la liberté (15 000 places), de grandes cérémonies religieuses à la cathédrale : messe des
piroguiers, gospels négro-américains, commémoration des martyrs de l‟Uganda, etc…542.
Le musée du Latran contribua à la grande exposition de l’art africain, ainsi que l’attestent les
archives de l’Unesco543 ; Mveng souligne que la présence chrétienne aux expositions des arts
traditionnels et contemporains était bien réelle et marquée. Cette présence a mis en lumière
540
Mveng E., Art nègre Art chrétien ?, op. cit., pp. 59-60.
541
Mveng E., « L’Afrique chrétienne présente au Festival », Afrique-documents, n° 85/86, 1966, p. 129.
542
Houart P., « Le premier Festival des Arts Nègres à Dakar », EurAfrica, n° 10 et 11, novembre-décembre
1965, p. 19.
543
Cf Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(663)"66" parts I/II.
267
l’existence de « cadres nouveaux d’expression » d’une pensée chrétienne authentiquement
africaine. Outre cette exposition, le chant chrétien s’est fait entendre lors du spectacle féérique
Gorée.
Le rapport de Mveng mentionne la présence d’autres confessions chrétiennes qui se sont ainsi
toutes retrouvées dans une sorte de manifestation chrétienne du Festival :
Ceux qui veulent des bilans constateront que, sur près de quatre-vingt spectacles, quinze au moins
étaient authentiquement religieux ; j‟ajoute chrétiens. Negro spirituals, gospel songs, drames
chrétiens de nos frères chrétiens du monde anglo-saxon joints aux liturgies africaines du Cameroun,
aux chorales du Sénégal ou du Nigéria544.
Selon Mveng, la fonction de l’art au sein du peuple, dans la mesure où elle est assumée, ne
peut avoir que des conséquences positives pour la question de la religion. C’est pourquoi les
églises chrétiennes trouvaient un intérêt à la création artistique populaire, qui leur
permettaient de participer à l’affirmation de l’identité de la civilisation des peuples africains.
Ainsi, en rejoignant cette dimension, le catholicisme donnait sens à sa présence dans ce
Festival :
Sans doute l‟Eglise Romaine avait témoigné, dès la préparation du Festival, un intérêt qui fait partie
de ses traditions. Elle avait, sans arrière-pensée, apporté sa modeste contribution à la réalisation de
ce grand rendez-vous de la Culture négro-africaine. Mais tout cela, sans la présence à Dakar d‟une
vie chrétienne vécue par les peuples d‟Afrique, n‟eût été que gestes de sympathie au milieu de tant
d‟autres, étrangers en Afrique545.
Si nous avons en grande partie assumé l‟organisation du Colloque, ce n‟était certes pas pour
représenter l‟Eglise. Mais c‟était sûrement dans l‟esprit de service de l‟Eglise du Concile dont nous
sommes un humble ministre. C‟était aussi dans son esprit de dialogue. Les chrétiens de toutes les
544
Mveng E., « L’Afrique chrétienne présente au Festival », art. cit., p. 130.
545
Idem.
268
confessions, étaient là avec nous (…) Il y avait aussi d‟autres croyants venus d‟autres religions : les
Maîtres de l‟Islam négro-africain, un Hampaté Bâ du Mali, un Oumar Bâ de Mauritanie546.
On peut en conclure que le Festival de Dakar a été d’un grand intérêt pour l’esprit du concile
Vatican II. Et de fait, l’Eglise a accompli un pas en avant en manifestant son sens du dialogue
et sa volonté de promouvoir un esprit religieux africain qui réponde aux appels du concile
Vatican II et qui plaide en faveur de l’Africain chrétien, musulman, animiste…
Ainsi, le Premier Festival Mondial des Arts Nègres n’a pas laissé indifférente l’Eglise
catholique. Cet événement fut d’ailleurs si marquant qu’au lendemain de ce Festival, le pape
Paul VI adressa un message à l’Afrique547. Le catholicisme en Afrique y trouva une
dimension et Diop vit dans ce message une sorte de consécration du Festival, ainsi qu’il le
relève dans son discours au Deuxième Congrès des Africanistes à Dakar :
Il y a moins de deux ans se déroulaient à Dakar les fastes d‟un événement de la plus grande portée
culturelle (…). Ce fut une fête artistique sans précédent : la consécration de la civilisation de la
négritude (…). Suprême consécration : l‟Eglise ne vient-elle pas d‟adresser à l‟Afrique un hommage
qui est l‟hommage légitime tant attendu et enfin rendu à l‟ensemble organique et historique de nos
valeurs de civilisation ?548.
On comprend ainsi que pour Mveng, le Premier Festival Mondial des Arts Nègres ait aussi été
une source d’immenses espoirs pour la conscience religieuse africaine, particulièrement pour
la conscience chrétienne. A travers le rappel et la promotion d’une identité culturelle, on est
arrivé à toucher le chrétien africain, et surtout à affirmer qu’il lui est possible de conjuguer
harmonieusement en sa personne, valeurs culturelles et religion :
Telle a été la mission de ce Premier Festival Mondial des Arts Nègres de donner la parole à l‟Afrique
noire pour dire son être culturel, à elle-même d‟abord, au monde ensuite. Et aux mille voix surgies de
toutes les régions d‟Afrique, c‟est l‟âme religieuse qui donne le sceau de l‟authenticité. Or, cette âme,
546
Mveng E., « L’Afrique chrétienne présente au Festival », art. cit., p. 130.
547
La lettre de Paul VI à l’Afrique au lendemain du Premier Festival Mondial des Arts Nègres s’intitule : Africae
terrarum (« A la terre d’Afrique » ou « A l’Afrique »). On peut la consulter dans La documentation catholique,
n° 1505 du 19 novembre 1967. De prime abord dans cette lettre, il y a une réelle évolution de la pensée du
catholicisme vis-à-vis de la réalité africaine. De l’histoire de l’Afrique à son avenir dont il est question, en
passant par la reconnaissance de ses valeurs traditionnelles et de sa situation économique et sociale fort
préoccupante alors, on est bien loin des discours missionnaires. Dans la mesure où le Festival de Dakar aurait
donné une réelle impulsion à cette lettre qui dit désormais de quelle manière l’Eglise entend dialoguer avec
l’Afrique, l’on peut de ce fait reconnaître que l’engagement d’Alioune Diop dans le sens de la promotion de la
définition d’une personnalité africaine capable d’exprimer le monde noir tel qu’il se présente depuis la fin de la
Deuxième Guerre Mondiale a déjà en 1967, a été porteur.
548
« Discours d’Alioune Diop, Président de la deuxième session du Congrès International des Africanistes »,
art. cit., p. 227.
269
aujourd‟hui, n‟est plus seulement païenne, elle est musulmane, elle est chrétienne. A Dakar, cette âme
chrétienne de l‟Afrique est, pour l‟Eglise universelle, une promesse de rajeunissement549.
Conscient de cette réalité, le pape Paul VI souligna la relation entre l’art et le catholicisme.
Ainsi, en 1964, dans un message aux artistes il écrivit que l’Eglise catholique ne peut se
passer de l’art comme support de son existence et de la mission qu’elle doit remplir dans
l’histoire de l’humanité : « Si l‟Eglise était privée de votre concours, son ministère
deviendrait balbutiant »551. Paul VI s’inscrivait ainsi dans l’esprit du concile Vatican II qui
avait insisté sur l’importance de la création artistique pour la diffusion et la compréhension du
message chrétien. Plus tard, en 1984, Jean-Paul II rappela que l’art peut mener à
l’accomplissement de la vie chrétienne552. Le cardinal Casaroli s’adressera ainsi aux artistes la
même année, à l’occasion de la célébration de leur jubilé :
L‟Eglise vous demande de l‟aider, par le culte et la proposition de la beauté, à construire l‟échelle
qui, comme dans le songe de Jacob, unit le ciel et la terre, la terre au ciel. A vous de trouver de
nouveaux langages qui émeuvent et convainquent les hommes de notre temps553.
549
Mveng E., « L’Afrique chrétienne présente au Festival », art. cit., p. 130.
550
Carrier H., Evangélisation et développement des cultures, Rome, Editrice Pontifica Université Gregoriana,
1990, p. 335.
551
Carrier H., Evangile et cultures de Léon XIII à Jean Paul II, Paris/Cité du Vatican, Médiaspaul/Libreria
editrice vaticana, 1987, p. 227.
552
Cf Jean-Paul II, « L’art peut conduire à la perfection chrétienne », La documentation catholique, n° 1871, 1er
avril 1984, pp. 351-354.
553
« Conférence du cardinal Casaroli à l’occasion du jubilé des artistes », La documentation catholique, n° 1871,
1er avril 1984, p. 355.
270
Dans ce dialogue qui s’établit en permanence entre le catholicisme et la création artistique,
surgissent parfois des écueils qu’il importe de surmonter dans l’intérêt du rayonnement du
catholicisme et de la préservation d’une certaine dimension de la création artistique.
Or la finalité que poursuit l‟artiste dans sa création, c‟est d‟associer le monde matériel au corps de
l‟homme, d‟en faire un « organon » de l‟homme, et donc de donner aux choses une « fonction
liturgique ». Par là, l‟homme unifie le cosmos en lui-même, se constituant le porte-voix de l‟univers
en face de Dieu. Quand nous parlons du message de l‟Art négro-africain, c‟est d‟abord à cette
signification profonde, à ce contenu de son langage que nous pensons 554.
L’art africain peut constituer une véritable médiation entre le message chrétien et l’identité
négro-africaine dans la totalité de son expression. Ainsi le Premier Festival Mondial des Arts
Nègres, en proclamant qu’on ne peut définir la personnalité africaine sans prendre en compte
le génie artistique, affirme par là même que le catholicisme est appelé à dialoguer avec l’art
africain. Celui-ci ne se dissoudrait pas dans le christianisme, mais au contraire lui donnerait
un langage correspondant à la destinée de l’homme555.
Langue faite pour exprimer l‟homme, l‟art africain n‟est pas condamné à mourir. Sa vocation est de
devenir le langage des temps nouveaux (…). Art religieux et langage liturgique, il sera, lui aussi, le
554
Mveng E., « Introduction », L‟art nègre. Source, évolution, expansion, art. cit., 1966, p. XIX.
555
Cf Mveng E., « L’art africain : le rythme », Présence Africaine, n° 52, 4e trimestre 1964, p. 127.
271
grand livre dans lequel ceux qui ne savent pas lire pourront déchiffrer, comme les chrétiens au
Moyen-âge dans leurs cathédrales, les paroles de vie s‟adressant à eux556.
Le dialogue de la religion chrétienne avec l’art africain ne permet pas seulement à celui-ci de
trouver une autre forme d’expression dans sa fonction religieuse, mais permet aussi au
christianisme de se définir un véritable chemin d’africanisation. Le colloque de Dakar atteste
donc que le passage de l’art africain au catholicisme africain est une nécessité pour l’Eglise
catholique en Afrique. D’après le rapport d’Engelbert Mveng, il semble bien que l’Eglise en
ait pris conscience et ait résolu d’en tenir compte. Si la présence de l’Eglise catholique au
rendez-vous de Dakar peut avoir une signification, c’est bien celle de vouloir assumer la
création artistique de l’Afrique noire, par delà la reconnaissance de sa valeur et de sa vitalité :
A Dakar, l‟Eglise d‟Afrique s‟est levée pour bâtir, avec tous les hommes de bonne volonté, une
Afrique nouvelle dans le monde qui vient. Pour l‟Eglise, nous le savons, le risque est grand. Il ne
s‟agit pas de commodes adaptations, de replâtrages ou de naïves imitations. Il s‟agit de créer une
liturgie africaine, de vivre une spiritualité nègre, d‟enrichir l‟Eglise universelle des apports inédits
des communautés chrétiennes d‟Afrique557.
L’art d’Afrique noire, tel qu’il s’est présenté au Premier Festival Mondial des Arts Nègres,
devait donc devenir au sein du catholicisme en Afrique, une voie permettant à l’homme
africain de trouver sa place au sein de l’Eglise et de s’y épanouir. Comme l’affirme encore
Mveng, ce que dit l’art africain de l’homme conduit, dans la religion chrétienne, à une
christianisation de ce langage : « Si l‟art africain exprime le destin de l‟homme, l‟art africain
chrétien exprimera le destin chrétien de l‟homme »558.
556
Mveng E., « L’Art africain d’hier et l’Afrique d’aujourd’hui …», Présence Africaine, n° 46, 2e trimestre
1963, p. 51.
557
Mveng E., « L’Afrique chrétienne présente au Festival », art. cit., p. 131.
558
Mveng E., « L’art africain : le rythme », art. cit., p. 125.
272
Chapitre VI
Le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains
La réalité de ce Festival, en faisant l’objet d’une étude dans cette démarche, permet aussi de
comprendre ce qu’aura été le parcours d’Alioune Diop, en termes de difficultés. Il atteste ainsi
que toute entreprise de restauration de l’homme, où qu’il soit et dans ce qu’il est
fondamentalement, passe nécessairement par des chemins jonchés d’écueils qu’il s’agit
absolument de surmonter. Et de fait, la noblesse d’un combat comme celui mené par Alioune
Diop semble aussi résider en cela. Ainsi donc, de la même manière qu’aura été douloureuse et
non évidente la rencontre entre l’identité africaine et l’expansion européenne avec tout ce
qu’elle comportait comme corollaires, de même se dresse des difficultés quand il s’agit de
rendre désormais cette rencontre harmonieuse dans l’intérêt de l’homme d’une manière
générale.
Et la religion chrétienne ne saurait elle-même, ignorer cet état de fait. Dans la mesure où les
voies qu’elle a empruntées pour se donner une expérience chez les peuples noirs auront de
loin été les plus admirables, il ne peut être étonnant de constater que l’appel et la promotion
de situations nouvelles pour cette religion en terre africaine, aient épousé dans une certaine
mesure les mêmes difficultés.
Le contexte lointain
273
noir dont ne peut se passer la définition de l’universel. Ceci rejoint l’intention du président
Senghor, revisitée par Jean Gabus qui en rapporte les mots :
Ce Festival n‟est pas un vain étalage d‟antiquaire. Il est une démonstration articulée de notre pensée
la plus authentique, de notre culture… Il s‟agit de verser au dossier de la civilisation de l‟Universel
les pièces uniques – papier, parchemin, pierre, marbre, corne, ivoire, métal, bois, toile – où nous
avons inscrit, sculpté les dieux tels que les voyait notre vision, tels que nous les vivions… Valeur
exemplaire de la civilisation négro-africaine et la nécessité de la décrypter pour fonder sur elle un
nouvel humanisme559.
On peut aisément comprendre dès lors que l’effervescence suscitée en terre africaine n’ait pas
voulu connaître d’interruption. Pour Alioune Diop, ce Festival ne faisait qu’annoncer et
amorcer le processus de construction de l’Afrique qui, après les indépendances, avait besoin
d’une réelle mobilisation de ses forces vives. C’est ce qui justifie d’ailleurs ici, l’appel lancé
aux Etats africains, lors du colloque du Festival de Dakar, en faveur des arts, ainsi que le
rapporte Frédéric Grah Mel :
Le colloque plaide ensuite pour la mise en place d‟un certain nombre de mesures destinées à
promouvoir les arts en Afrique : on retient entre autres la création d‟"un nombre accru de bourses" à
l‟intention des artistes et chercheurs africains désireux de se spécialiser dans l‟étude des arts nègres,
l‟institution d‟un prix annuel destiné à encourager les jeunes créateurs du monde noir, l‟affectation
dans les musées de crédits adéquats, d‟un équipement approprié et d‟un personnel formé, afin d‟y
favoriser la récolte, l‟inventaire et le préservation des œuvres, la création d‟instituts d‟arts
dramatiques pour la formation des acteurs et des metteurs en scène, l‟introduction dans le système
scolaire d‟un enseignement artistique dispensé au besoin par des maîtres traditionnels560.
Trois ans plus tard, fut organisé à Alger un Festival panafricain, sans qu’il soit vraiment
possible de dire si celui-ci était une réponse à l’appel lancé à Dakar. Quoi qu’il en soit,
comme il précéda le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains et qu’il l’influença,
il convient de le présenter.
559
Senghor, cite par Gabus J., Art nègre. Recherche de ses fonctions et dimensions, Neuchâtel, Editions de la
Baconnière, 1967, pp. 2-3.
560
Grah Mel F., op. cit., p. 206.
274
Le Premier Festival Culturel Panafricain d‟Alger (21 juillet – 1er août 1969)
Pour comprendre le Festival Culturel Panafricain d’Alger, et notamment l’opportunité de sa
tenue au lendemain des indépendances africaines, il faut rappeler qu’en 1963 lors de la
signature de la charte de l’OUA, la culture avait été approuvée Ŕ sur la proposition d’Alioune
Diop d’ailleurs Ŕ comme l’un des fondements importants de l’unité africaine. Ainsi, la
célébration d’un Festival panafricain, non seulement rappelait la place de la culture dans
l’Afrique nouvelle, mais aussi manifestait ses apports dans les relations entre jeunes Etats. Par
ailleurs, ce Festival apparaît comme un soutien inconditionnel aux mouvements de lutte pour
la libération des territoires de l’Afrique encore sous le joug de l’impérialisme (les colonies
portugaises de l’Angola, du Cap Vert, de la Guinée-Bissau et du Mozambique). Ce soutien
s’adresse aussi à tous ceux qui militent en Afrique du Sud contre l’apartheid.
Certains auteurs comme Frédéric Grah Mel et Philippe Verdin561 estiment que le Premier
Festival Culturel Panafricain d’Alger constitue une contre-manifestation au Premier Festival
Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1966, organisé en réaction à l’initiative de Senghor.
Cette analyse n’est pas recevable dans ce travail, du fait qu’elle n’est pas partagée. Certes, le
Festival de Dakar a donné lieu à des critiques. Des Négro-Africains dont certains, présents à
Alger, s’étaient insurgés contre l’honneur fait à la France au Festival de Dakar. Quant à
l’Afrique arabe (principalement l’Algérie), elle rejetait l’expression « culture noire », au
bénéfice de « culture africaine ». Ces critiques pourraient effectivement laisser croire que les
Festivals de Dakar et d’Alger étaient deux manifestations antagonistes. Mais si l’on s’en tient
au discours de Diallo Telli, alors secrétaire général de l’OUA (Organisation de l’unité
africaine), l’idée d’un Festival panafricain existe déjà dès le lendemain de la création de cette
organisation :
Au cours de ses deux premières sessions tenues respectivement en 1964 et 1965, la Commission de
l‟éducation et de la culture de l‟O.U.A. recommandait l‟organisation d‟un Festival Culturel
Panafricain562.
561
On peut lire Grah Mel F., Alioune Diop, le bâtisseur inconnu du monde noir, op. cit., pp. 219-223 ; Verdin P.,
Alioune Diop, le Socrate noir, op. cit., pp. 357-363.
562
« Discours de S.E. Monsieur Diallo Telli », La culture africaine : le symposium d‟Alger, organisé à
l‟occasion du Premier Festival Culturel Panafricain (21 juillet – 1er août 1969), Alger, SNED, 1969, p. 20.
275
Cette recommandation correspondait bien aux activités d’Alioune Diop et de la SAC, qui
depuis des années déjà, expliquaient qu’aucune unité, comme aucun développement
endogène, n’est possible sans un soubassement culturel.
Un Festival culturel donnait donc à coup sûr, plus de poids à l’organisation panafricaine
OUA, et faisait de la culture le pivot de toutes les orientations politiques et économiques des
Etats. Nombre d’Etats, héritiers d’un passé et d’un présent culturel remarquables, ont été
immédiatement associés à l’organisation d’un tel projet, ainsi que le souligne Diallo Telli :
Cette déclaration de Diallo Telli ne laisse aucunement supposer un fond de querelle dans
l’organisation du Festival Culturel Panafricain. Il convient même de remarquer que le Sénégal
fut membre du comité préparatoire. De plus, les archives de Présence Africaine signalent qu’à
l’occasion de ce Festival panafricain, la SAC a collaboré à la préparation du symposium
d’Alger, de l’exposition du livre et de l’exposition de l’art, témoignant par le fait même que le
Festival d’Alger ne peut pas être présenté comme une marque d’hostilité à l’engagement
d’Alioune Diop564. D’ailleurs ce dernier figure bien dans la liste des invités et des
observateurs565. On comprend donc mal comment le Festival d’Alger aurait pu se définir en
opposition à celui de Dakar. En outre, le message de Léopold Sédar Senghor à ce Festival
associe toutes les composantes du continent africain :
Aujourd‟hui, c‟est l‟Afrique entière, malgré les obstacles qu‟on ne cesse de dresser sur son chemin,
qui apporte la preuve que Négritude et Arabité sont complémentaires, que le Sahara, notre commun
berceau, n‟a jamais été un obstacle : ni pour les hommes, ni pour les choses, ni pour les idées. En
vérité, l‟Africanité, c‟est le dialogue millénaire entre Arabo-berbères et Négro-africains, c‟est la
symbiose des deux ethnies complémentaires566.
Le message de Senghor va d’ailleurs encore plus loin dans le soutien à ce Festival : non
seulement il lui donne une certaine légitimation, mais encore il en justifie l’opportunité.
563
Idem.
564
Cf « Quelques réalisations de la Société Africaine de Culture ». Archives de Présence Africaine.
565
Cf La culture africaine : le symposium d‟Alger…, op. cit., p. 206. Cf Meschberger M., La pensée africaine
d‟Alioune Diop (1910-1980), op. cit., p. 70.
566
« Message de S.E. Monsieur Léopold Sédar Senghor », La culture africaine : le symposium d‟Alger…, p. 38.
276
Le chef de l’Etat sénégalais, reprenant les observations de Léo Frobenius, présente le Festival
Culturel Panafricain d’Alger comme une manifestation correspondant à l’unité de tous les
peuples de l’Afrique :
Que les peuples de tout un continent, de l‟Afrique Mère, aient entrepris de confronter leurs héritages
culturels – sources et inventions, traditions et monuments de leurs civilisations, arts et lettres – quoi
de plus naturel ? Car malgré la diversité des races et des ethnies, des langues et des religions, la
"Civilisation Africaine", comme disait Frobenius, présente, d‟Alger au Cap et de Dakar à Addis-
Abeba, des constances qui sont les véritables fondements de notre unité567.
Le Festival d’Alger ne peut pas non plus apparaître comme une recherche de la seule
affirmation des peuples arabes de l’Afrique du Nord comme l’ont soutenu par ailleurs
Frédéric Grah Mel et Philippe Verdin qui ont présenté cet événement comme un terrain de
démarcation entre Arabes et Noirs, comme si l’Afrique se réduisait à ces deux peuples. Outre
les peuples noirs et arabes, d’autres composantes ethniques peuplent l’Afrique : les Maures,
les Touaregs, les Berbères, les Bédouins, les Afrikaners... Et le Festival d’Alger s’est donné
de prendre en compte tous ces peuples568. Dans son discours d’ouverture au symposium de ce
Festival, le président Houari Boumédiène soulignait la nécessité d’inscrire cet événement
dans un processus de construction et de consolidation de tous les peuples vivant sur le
continent. D’où l’appel qu’il lança au rejet de tout ethnocentrisme aux effets destructeurs :
Le Premier Festival Culturel Panafricain ne peut être qu‟un hommage collectif de l‟Afrique à ses
assises culturelles et artistiques, à ses caractéristiques structurelles et expressives. Ce faisant, nous ne
voulons pas que ce Festival repose sur un ethnocentrisme exacerbé, xénophobe et stérile. De cela
nous avons trop souffert pour l‟admettre et le vouloir569.
Ainsi, le Festival Culturel Panafricain d’Alger a voulu donner à tous les peuples d’Afrique
une dynamique commune propre à éveiller une conscience culturelle. Loin de s’opposer à
l’œuvre entreprise par Alioune Diop, en faveur des peuples noirs, de s’opposer ou de
contrecarrer le Premier Festival Mondial des Arts Nègres de Dakar, il se définirait plutôt
comme un événement complémentaire. Au travers de ce Festival d’Alger, se dégage l’unité
567
Ibid., p. 39.
568
Le cas particulier des Afrikaners est ici mis en exergue en raison de leur politique discriminatoire (apartheid)
instituée en Afrique du Sud.
569
« Discours de S.E. Monsieur Houari Boumédiène », La culture africaine : le symposium d‟Alger…, op. cit.,
p 18. Houari Boumédiène était alors Président du Conseil de la Révolution et Président du Conseil des Ministres
de la République Algérienne Démocratique et Populaire. Il était aussi Président en exercice de l’OUA. C’est
aussi en référence à la condamnation de tout ethnocentrisme que l’apartheid est mis en cause ici : cf A. La
Guma, « Culture africaine et libération nationale » (pp. 245-246).
277
fondamentale des expressions culturelles et artistiques de tous les peuples de l’Afrique.
L’expression « art africain » en devient le dénominateur commun, comme le fait remarquer
Senghor :
Les statuettes de Nok et des Saô, les obélisques d‟Axoum, les pyramides de Zimbabwé, les bronzes
d‟Ifé et de Bénin, la mosquée des Andalous à Fès, les manuscrits de Tombouctou, les bas-reliefs du
palais royal d‟Abomey, les masques dogon, bambara, sénoufo et baoulé, et tant d‟autres chefs
d‟œuvre et nos chants et nos rythmes, et nos danses, et tous nos écrivains, et tous nos artistes
d‟aujourd‟hui témoignent de l‟antiquité, de la vigueur, de la permanence de l‟Art africain 570.
Cette unité fondamentale sur la base de l’expression « art africain » va contribuer à donner
une autre connotation au Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains qui s’annonce
à Lagos au Nigéria. On ne peut donc comprendre celui-ci, sans le préalable du Festival
d’Alger qui fut salué par tous les participants y compris par le Sénégal :
Le bilan de ce Premier Festival Culturel Panafricain, qui s‟est efforcé de découvrir les lignes de
convergence des créations culturelles de tous les peuples du continent dans leurs formes actuelles
comme dans leurs perspectives futures, est largement positif 571.
570
« Message de S.E. Monsieur Léopold Sédar Senghor », art. cit., p. 39.
571
« Discours de clôture du Sénégal », La culture africaine : le symposium d‟Alger…, op. cit., p. 171.
572
« Festac » a aussi fini par désigner l’Association du Festival des Arts Nègres que présidait alors Alioune
Diop.
573
Tout ceci est quand même bien difficile à comprendre. En effet, quelle différence fondamentale peut-on faire
entre Arts Nègres et Arts Négro-Africains, au point de pouvoir considérer que l’emploi de la deuxième
278
Contrairement à ce que soutient Philippe Verdin, l’adoption de cette nouvelle appellation ne
résulte pas de « la pression des adversaires de la culture négro-africaine », mais de la décision
commune des deux présidents d’honneur du Festival de Lagos, le président du Sénégal et
celui du Nigéria :
Pour ce qui est de la participation, on doit rappeler que le titre du Festival était en 1972 "Festival des
Arts Nègres » et qu‟il a été changé en "Festival Mondial des Arts Négro-Africains" (World Black and
African Festival of Arts and Culture). Ce changement a été apporté après que les deux Présidents
d‟Honneur, les Chefs des Etats du Nigéria et du Sénégal se soient consultés. La décision de cette
nouvelle appellation a été prise par le Comité International du Festival lors de sa première réunion
tenue à Lagos, du 3 au 7 octobre 1972. De ce fait, une participation à part entière était ouverte à tous
les Etats membres de l‟Organisation de l‟Unité Africaine, à tous les gouvernements et les
communautés noires hors d‟Afrique et à tous les Mouvements de Libération reconnus par
l‟Organisation de l‟Unité Africaine574.
La nouvelle appellation du Festival de Lagos s’inscrit donc dans l’esprit même de cet
événement. Il reste actuellement difficile de savoir dans quelles conditions a eu lieu la
concertation entre les deux présidents.
Mon cher Alioune, tu trouveras, ci-joint, photocopie de la lettre que je reçois de Busia. Il est donc
probable que son cabinet acceptera d‟organiser, à Accra, le Second Festival Mondial des Arts
Nègres575.
expression est plus favorable à un climat d’apaisement et se veut ouverte aux pays de l’Afrique du Nord ?
Aucune distinction préalable n’a été faite en ce qui concerne les deux expressions qui pourraient à juste titre être
considéré comme renvoyant à la même réalité.
574
« Déclaration du Gouvernement militaire fédéral du Nigéria sur le Deuxième Festival mondial des Arts
Négro-Africains (Communiqué de presse), 2 décembre 1975 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
575
« Lettre du Président de la République, Léopold Sédar Senghor, à Alioune Diop, 22 octobre 1969 ». Archives
de Présence Africaine.
279
Toutefois, après la guerre du Biafra (1967-1969) qui a fait des milliers de morts au Nigéria,
Alioune Diop fut chargé en 1970 de proposer au gouvernement du Nigéria l’organisation d’un
Festival à Lagos576 ; il ne peut donc pas s’agir d’une entreprise initiée à l’encontre des
initiatives du fondateur de Présence Africaine, comme cela a été dit et écrit. Il fut finalement
prévu d’organiser le Festival en novembre 1974, à Lagos (région côtière du Sud) et à Kaduna
(Nord). Il connaîtra cependant plusieurs reports.
Le rôle d’Alioune Diop dans la préparation du Festival de Lagos est comparable, sinon
supérieur à celui qu’il avait joué lors de la préparation du Premier Festival Mondial des Arts
Nègres. Comme en 1966, il a souhaité une participation active de l’Unesco en vue de la
réussite des manifestations liées au Festival, et tout particulièrement du colloque qui allait en
être l’élément central. Concrètement, l’Unesco devait s’occuper de traduire le colloque,
d’envoyer des experts pour aider à l’organisation et au déroulement des différentes
manifestations, et d’apporter un soutien financier. A tous ces vœux, l’Unesco a répondu de
façon favorable, comme le certifie la conclusion d’un mémorandum sur le Festival de Lagos,
à l’attention d’Alioune Diop : « L‟Unesco entend apporter dans toute la mesure du possible,
576
Cf « Conférence de presse d’Alioune Diop à Dakar, 1976 ». Archives de Présence Africaine. Cette conférence
de presse a été donnée après son éviction de l’organisation du Festival.
280
sa contribution intellectuelle et scientifique, matérielle et financière au 2e Festival mondial
des arts négro-africains »577.
Cette décision de l’Unesco faisait suite à sa 18e Conférence Générale, qui avait adopté
l’implication active de cette organisation dans la préparation et le déroulement du Deuxième
Festival Mondial des Arts Négro-Africains. Cette même Conférence avait prévu que dans le
cadre de ces festivités, l’Unesco organiserait un symposium selon le thème : « Signification
actuelle des Arts de création en Afrique et en dehors de l’Afrique ». Il est difficile dans cette
étude de suivre l’évolution de la préparation de ce symposium. On sait toutefois que les
organisateurs du Festival, sous la supervision d’Alioune Diop ne voulaient pas que ce
symposium fût une réalisation autonome à côté du colloque déjà prévu.
Outre ces contributions, on peut noter que les engagements de l’Unesco se prolongeaient au-
delà du Festival, à la demande d’Alioune Diop et du CIF : publication des actes du colloque,
publication d’un catalogue des arts africains sur la base des expositions, réalisation d’un film
sur cette grande manifestation. La participation de l’Unesco est si précieuse pour Alioune
Diop qu’il ne manque pas d’y insister chaque fois que l’occasion le lui permet, comme cela
apparaît encore dans une lettre envoyée à un responsable de cette organisation, après le
deuxième pré-colloque du Festival de Lagos578 :
Dans le cadre des grandes lignes de ces recommandations [celles du 2 e pré-colloque], nous
souhaiterions une collaboration appropriée de l‟UNESCO au Festival et au colloque de LAGOS.
Nous sommes disposés à rencontrer les autorités compétentes de l‟UNESCO et examiner avec elles
577
« Mémorandum sur le Festival de Lagos, à l’attention de M. Alioune Diop ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/I.
578
Le deuxième pré-colloque constituait avec le premier, un ensemble de rencontres de réflexions préparatoires
au colloque prévu à Lagos dans le cadre du Festival.
281
les modalités de cette collaboration en vue du deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains
(22 Novembre-20 Décembre 1975)579.
Alioune Diop, n’aura de cesse de multiplier les correspondances avec l’Unesco et d’organiser
des réunions. Il s’installe de façon quasi permanente au Nigéria580. Sa pleine conscience des
enjeux d’un tel événement le pousse à s’y engager sans ménagement, au point qu’il apparaît
bientôt que cet événement repose pratiquement sur lui seul, dans des conditions de travail qui
ne sont pas les plus enviables. En effet, William Syad, conseiller régional de l’Unesco pour la
culture en Afrique, souligne dans une lettre :
Toute l‟organisation de ce Festival repose quelque peu sur les frêles épaules de cet intellectuel, vivant
dans un monde où la seule loi prépondérante est la force du pouvoir financier et les intrigues à une
échelle jamais encore égalée sur le continent africain581.
Ce constat de Syad date de 1975, à quelques mois de la tenue des manifestations, alors que le
Festival a déjà connu un premier report. Il décrit clairement le climat dans lequel le fondateur
de Présence Africaine va devoir faire triompher ses convictions. Ceci s’annonce plutôt
difficile, étant entendu que le CIF aurait, aux dires d’Alioune Diop dans une conférence de
presse, écarté la majorité des intellectuels prêts à s’investir pour la réussite du Festival, au
nom de leur foi en la culture africaine.
282
autorités nigérianes auraient fait du Festival un moyen d’enrichissement illégal. Cette opinion
a d’ailleurs une fois de plus été relayée et même défendue par Philippe Verdin qui ne faisait
que reprendre Grah Mel :
En novembre 1975, on apprend qu‟un prestataire américain Zebra Associed, a passé un contrat avec
le gouvernement précédent pour lever des fonds, et qu‟une partie de l‟argent a été détournée (…) En
fait, le Festival a été utilisé pour drainer des fonds internationaux et a servi de prétexte pour une
vaste opération de corruption. Alioune est effondré…582.
Si l’on ne peut balayer le fait que nombre de fonctionnaires du CIF profitèrent du Festival
pour s’enrichir, il faut toutefois approfondir cette question. Bien qu’il n’ait pas eu à préciser
en quoi consiste cette « opération de corruption »583, Philippe Verdin affirme que ces
détournements, qui de fait ont créé une distance entre Alioune Diop et les autorités nigérianes,
ont poussé ces dernières Ŕ notamment le président Olusegun Obasanjo Ŕ à demander la
démission du secrétaire général du Festival. En cela, cet auteur reprend à sa manière une
opinion répandue, déjà présentée par Frédéric Grah Mel584, et que le colloque sur « Alioune
Diop : l’homme et l’œuvre », tenu en mai 2010 à Dakar (Sénégal) a malheureusement
consacrée, sans s’interroger de manière plus approfondie sur l’éviction du secrétaire général
du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains.
582
Verdin P., Alioune Diop, le Socrate noir, op. cit., p. 366. Il est intéressant de lire jusqu’à la page suivante pour
comprendre les aboutissants du raisonnement et de la position de Verdin.
583
Le terme corruption est tellement à la mode qu’il semble devenu générique pour désigner toutes les
expressions de la malhonnêteté en lien avec l’argent. Pourtant de nombreux dictionnaires de la langue française
ne valident pas un tel emploi. La nécessité d’apporter des précisions et des explications relatives au mot
corruption s’impose donc de ce fait.
584
Cf Grah Mel F., op. cit., pp. 226-227.
585
Alioune Diop lui-même, dans sa version officielle des faits, présentée lors de la conférence de presse donnée
à Dakar en 1976 après son éviction ne souligne pas les incompréhensions dont il est ici question. Au contraire, il
déclare qu’il avait coutume de rencontrer le président du CIF tous les matins, pour faire le point ; ce qui laisserait
supposer une bonne collaboration entre les deux hommes.
283
capitaine Fingesi, Alioune Diop est sous son autorité, car il estime que le Secrétariat
International du Festival est subordonné au CIF. C’est ce qu’il affirme d’ailleurs lui-même
dans le rapport général du Festival de Lagos :
Cette question d’ordre hiérarchique serait le point de départ de la crise dont il est ici question.
En effet, vers la fin de l’année 1975, un rapport de Maurice Glélé de l’Unesco, rédigé à la
suite d’une réunion préparatoire du CIF à la célébration du Festival, souligne avec insistance,
les relations tendues entre le Secrétariat International du Festival et le Comité International du
Festival587. Cette situation menaçait de porter préjudice à la participation de l’Unesco au
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains, mais créait surtout d’autres problèmes
au niveau de la communication entre les organes en question, et plus précisément entre
Alioune Diop et Ochegomie Promise Fingesi :
La position floue qui était faite à l‟Unesco provenait manifestement des dysfonctionnements du
Secrétariat International et du C.I.F., et de l‟atmosphère visiblement tendue qui prévalait alors dans
ces deux organes, à la suite du départ du "chief Enahoro". Par ailleurs, le nouveau président n‟avait
pas une connaissance suffisante des dossiers588.
Lors de cette réunion, tenue entre le 27 novembre et le 5 décembre, la septième depuis que la
préparation du Festival avait été mise en route, sont annoncées de nouvelles dates du Festival,
qui se trouve ainsi encore reporté. Ce nouveau report de la célébration du Deuxième Festival
Mondial des Arts Négro-Africains est essentiellement dû au fait qu’à cette période les
infrastructures ne sont prêtes qu’à 40%, selon le compte rendu de Maurice Glélé589.
Par ailleurs, au cours de cette réunion, il est apparu que le nouveau président du CIF ne savait
pas que l’Unesco était associée aux préparatifs et participait au Festival. Le Secrétariat
International du Festival avait probablement omis de lui transmettre la correspondance de
586
« Un Secrétariat International, établi à Lagos au service du Comité International du Festival, est le principal
instrument de mise en œuvre et d‟exécution des décisions du Comité et généralement l‟organisation et le
déroulement du Festival » : « Basic facts about Festac », Festac ‟77, Africa Journal Ltd. and The International
Festival Committee, 1977, p. 137.
587
Cette réunion avait été convoquée en urgence, du fait que le nouveau président du CIF avait peut-être
envisagé de surseoir la participation de l’Unesco dont il ignorait l’implication dans la préparation du festival.
588
« Lettre de M. Glélé à M. Bolla s/c M. Métraux, 8 décembre 1975 ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/II.
589
Idem.
284
l’Unesco. L’on comprend ainsi pourquoi le nouveau président du CIF reproche à demi-mots à
Alioune Diop de ne pas le mettre au courant de ce qui se passe :
Mr. Glele replied (about an information concerning the help of Unesco on the exhibition) that
Unesco‟s plans for mounting an exhibition during the Festival had already been communicated to the
Secretariat, via Unesco‟s letter dated 26th August, 1975 to the Secretary-General. The Secretary-
General admitted having received the letter but had not passed it on to the President 590.
Le fait pour le fondateur de Présence Africaine d’avoir admis ne pas transmettre toutes les
informations relatives à l’organisation du Festival au nouveau président du CIF met en
exergue une absence totale de collaboration entre Alioune Diop et Ochegomie Promise
Fingesi. Ce que le président du CIF n’a d’ailleurs pas manqué de faire savoir à l’Unesco :
The President informed Mr. Glele that since his assumption of office as President of Festac, he had
not seen any correspondence between Unesco and the Secretariat. It was then agreed that Mr. Glele,
on returning to Paris, should send photostat copies of all correspondence/documents between Unesco
and the Secretariat to the President591.
Tout ce qui précède montre de façon claire que dès la nomination du nouveau président du
CIF, des difficultés ont commencé à se dessiner dans les relations entre le Secrétariat
International du Festival et le Comité International du Festival. Il s’agirait essentiellement
d’une lutte de leadership pour déterminer la principale structure représentant et assumant
l’organisation du Festival de Lagos. Malgré l’idée que s’en faisait le capitaine Fingesi,
reposant sur deux organismes, l’organisation du Festival présentait un caractère bicéphale. On
pourrait donc simplement supposer que le gouvernement du Nigéria et tout particulièrement le
CIF, voulant s’approprier l’organisation du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-
Africains à travers la personne du capitaine Fingesi ait vu en Alioune Diop un obstacle. Le
fondateur de Présence Africaine ne se serait-il pas à son tour mis dans une situation délicate
en laissant naître une véritable incompréhension entre lui et le capitaine Fingesi ?
590
« M. Glélé a répondu (sur une information concernant l‟aide de l‟Unesco pour l‟exposition) que le projet de
l‟Unesco pour le montage d‟une exposition pendant le Festival a déjà été communiqué au Secrétariat, dans une
lettre de l‟Unesco datée du 26 août 1975 au Secrétaire général. Le Secrétaire général a admis avoir reçu la
lettre mais ne l‟a pas transmise au Président ». « Minutes of Meeting between the President and the
Representative of Director-General of UNESCO to the I.F.C. meeting, held in the President’s office on
4/12/1975 ». Archives de l’Unesco: 7(=96)A066(669)"77"/II.
591
« Le Président a informé M. Glélé que depuis sa nomination à la Présidence du Festac, il n‟a vu aucune
correspondance entre l‟Unesco et le Secrétariat. Il a alors été convenu que M. Glélé de retour à Paris, enverrait
les photocopies de toute la correspondance/documents entre l‟Unesco et le Secrétariat, au Président ».
« Minutes of Meeting between the President and the Representative of Director-General of UNESCO to the IFC
meeting, held in the President’s office on 4/12/1975 ». Archives de l’Unesco: 7(=96)A066(669)"77"/II.
285
Antérieurement à la crise entre Alioune Diop et le capitaine Fingesi, et non pas
consécutivement, comme l’ont soutenu tour à tour Frédéric Grah Mel et Philippe Verdin, les
relations entre le Sénégal et le Nigéria s’étaient déjà envenimées au cours de l’année 1975, en
raison d’un désaccord profond entre les deux pays sur la participation des pays de l’Afrique
du Nord au colloque du Festival. Même si par la suite, les deux crises semblent
concomitantes, elles n’ont au départ aucun point commun. Les positions antagonistes du
Sénégal et du Nigéria font naître une ambiance peu favorable à la bonne marche des travaux
préparatoires du Festival de Lagos. Dans son compte rendu déjà cité, Maurice Glélé ne cache
pas l’inquiétude que provoque une telle situation :
Mais il convient de souligner que d‟ici à 1977, la tenue du Festival pourrait être remise en cause. En
effet, une crise a éclaté lors de l‟examen de la question des participants au Festival. Deux thèses
s‟affrontent : i) celle du Sénégal soutenant que le Festival est ouvert à tous les Etats d‟Afrique et aux
communautés noires du monde, mais que le colloque « Civilisation noire et éducation » serait
l‟affaire exclusive des pays d‟Afrique noire et des communautés noires d‟autres pays d‟Afrique et
d‟ailleurs ; ii)celle du Nigéria, pays hôte, qui tend à ouvrir le Festival, sous tous ses aspects, à tous
les pays d‟Afrique membres de l‟O.U.A., donc aux pays du Maghreb, sans qu‟il soit spécifié que la
participation au colloque est réservée aux seules communautés noires des pays du Maghreb 592.
286
Le Nigéria, quant à lui, n’a pas adopté une attitude propre à favoriser l’apaisement. En effet,
dès les débuts de son désaccord avec le Sénégal, ce pays s’est contenté d’affirmer dans un
communiqué officiel, son vœu de voir tous les pays invités au Festival à prendre part à toutes
les activités organisées, ce qui implique la participation des pays arabes d’Afrique du Nord au
colloque. Par ailleurs, lorsque la crise atteint son paroxysme en 1976, il semble bien que le
Nigéria ait contribué largement à faire dégénérer la situation en imposant simplement son
point de vue sur une question sensible exigeant prudence et diplomatie. A ce propos, une
lettre de Maurice Glélé est éclairante :
Alors que la majorité était favorable à la thèse du Sénégal, le Nigéria a refusé de soumettre la
question au vote. Il imposa sa position par un "diktat", une déclaration publique, pour le moins dure,
autoritaire, sans ménagement diplomatique594.
Cette maladresse n’a pas été sans conséquence, puisqu’alors le Sénégal se retire du Deuxième
Festival Mondial des Arts Négro-Africains de Lagos en mai 1976. Cette décision a été suivie
d’une autre, par laquelle le gouvernement du Sénégal se proposait de convoquer, en novembre
1976, le Secrétariat International du Festival « pour en reprendre les statuts et organiser un
Festival qui concerne spécifiquement les Noirs ». Le retrait du Sénégal fait ainsi peser la
menace sur le Festival de Lagos, et risque d’anéantir les efforts déployés depuis des années
pour sa réussite. Le gouvernement sénégalais s’en est expliqué dans un communiqué de
presse : « Dès lors, la déviation imprimée à l‟orientation et au contenu même du Festival,
pour des raisons politiciennes, ne pouvait que nous amener à prendre la décision que l‟on
sait »595.
En effet, Monsieur Fingesi reconnaît que le Nigéria a changé le titre du Festival pour lui enlever toute
spécificité nègre. Pour nous, le changement de "Festival Mondial des Arts Nègres" en "Festival
Mondial des Arts Négro-Africains" ne devait pas entraîner une falsification de l‟institution qui a été
594
« Lettre de M. Glélé à M. Bolla, 11 juin 1976 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II. Cette lettre
avait pour titre : « le Festival en crise ».
595
« Communiqué du gouvernement sénégalais sur le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains ».
Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
287
créée à Dakar en 1966, et qui était destinée essentiellement au monde noir. Pourtant, l‟ancien
président du comité international du Festival, le prédécesseur du capitaine Fingesi, nous avait donné,
en son temps, toutes les assurances, en soulignant la continuité qui existe entre le Premier Festival
mondial des Arts Nègres et celui de Lagos. Mais les faits nous ont prouvé le contraire (…) Nous
n‟accepterons aucun compromis toutes les fois qu‟il s‟agira de l‟affirmation de notre identité
culturelle. Car, encore une fois, il s‟agit d‟une question fondamentale : de vie parce que de dignité 596.
La crise sénégalo-nigériane qui a atteint son point culminant dans le retrait du Sénégal du
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains n’a pas épargné le fondateur de
Présence Africaine. Serait-ce en raison de ses origines sénégalaises ? Tout porte à le croire,
puisque l’opposition qui est née entre lui et Fingesi est parallèle à la crise entre les pays à
l’honneur au Festival de 1977. Le limogeage d’Alioune Diop est annoncé par le président du
CIF, le 28 mai 1976. On peut considérer cette décision comme une manière de sanctionner la
sédition du Sénégal, et aussi comme une manière pour le capitaine Fingesi de régler ses
comptes avec un secrétaire du Festival, qu’il supportait mal depuis sa nomination à la tête du
CIF. Ce n’est pas la démission d’Alioune Diop qui entraîne le retrait du Sénégal, mais
l’inverse, comme le confirme d’ailleurs Maurice Glélé :
A la suite du retrait du Sénégal, M. Alioune Diop a été démis par les autorités nigérianes de ses
fonctions de Secrétaire général du Festival. Il a été remplacé par un de ses collaborateurs, M. Mbia,
du Cameroun597.
Après son éviction, Alioune Diop a donné une conférence de presse à Dakar, au cours de
laquelle il retrace son parcours au sein de l’organisation du Deuxième Festival Mondial des
Arts Négro-Africains de Lagos et ne cache pas sa surprise et sa déception face à la tournure
des événements. Il dénonce par ailleurs ce qu’il a appelé les « deux erreurs fondamentales »
du Festival, qui sont le statut controversé du CIF et l’affairisme suscité par un tel événement
chez les fonctionnaires nigérians engagés dans l’organisation des manifestations :
Le Festival a souffert de deux erreurs fondamentales au départ : la première est que ce Festival avait
la forme d‟une organisation non gouvernementale, et le Nigéria a fini par nous imposer la forme
intergouvernementale. Les institutions intergouvernementales ont leur vocation et leur efficacité, elles
sont indispensables dans la vie des pays. Mais je dois dire que les organisations non
gouvernementales ont également leur vocation et leur niveau d‟efficacité. En ce qui concerne le
Festival et les expériences de civilisation comme les nôtres, qui sont particulièrement fragiles,
énormément de progrès et de réalisations sont possibles à partir d‟institutions non gouvernementales,
596
Idem.
597
« Lettre de M. Glélé à M. Bolla, 11 juin 1976 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
288
qui seraient très difficiles à réaliser à partir d‟institutions intergouvernementales (…) La deuxième
raison est le poids de l‟argent (…) A cause de l‟argent, les intellectuels y ont été éliminés : Les
Nigérians d‟abord, les autres ensuite598.
En ce qui concerne la situation financière, il paraît que des accusations graves, dont la nature n‟a pas
été officiellement révélée, ont été portées sur l‟administration précédente. M. Anthony Enahoro était
en état d‟arrestation au moment où j‟ai quitté le pays. Les dernières informations indiquent que M.
Enahoro a été libéré sous caution le 23 juin599.
Cette note ne permet pas d’évacuer complètement des raisons financières dans l’éviction
d’Alioune Diop, mais les relativise. Le Chief Enahoro a fait partie des autorités du Festival
alors que le général Yakubu Gowon était au pouvoir. Au moment où le conflit d’autorité entre
Diop et Fingesi atteint une sorte de paroxysme, c’est le général Olusegun Obasanjo qui dirige
le Nigéria. On ne peut donc pas lui imputer les faits de détournements de fonds commis par le
chief Enahoro.
Ainsi par exemple, il apparaît dans un rapport que les paiements relatifs aux contrats passés
avec la Bulgarie pour la construction et l’embellissement du Théâtre sont irréguliers :
598
« Conférence de presse d’Alioune Diop à Dakar, 1976 ». Archives de Présence Africaine.
599
« Note d’information sur le Festac de M. A. Musone à M. M. Glélé, 29 juin 1976 ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/II.
289
In the payment out of ₦450,000.000 direct to the Bulgarians on account of the first phase of Artistic
Embellishments without having this figure reflected on the interim payment certificates was highly
irregular600.
Il peut être intéressant de se poser au moins une question. Si les malversations financières
dont est accusé le chief Anthony Enahoro Ŕ qu’une enquête est parvenue à mettre à jour dans
la première moitié de l’année 1976 Ŕ dans la mesure où sa collaboration avec Alioune Diop
apparaissait irréprochable, n’y a-t-il pas lieu de croire que l’éviction de ce dernier puisse être
mise en relation avec cette affaire ? Cette question paraît toutefois mal venue, étant donné la
probité morale reconnue du fondateur de Présence Africaine. En fait, le chief Anthony
Enahoro aurait abusé de sa place et agi à l’insu du secrétaire général du Festival, Alioune
Diop. Le rapport d’enquête du gouvernement nigérian l’a bien souligné et il convient de le
rappeler :
The panel was on the view that although the International Festival Committee delegated its powers to
expend and disburse the funds of the Committee to the President of the Festival and the Secretary
General, the day-to-day runing of the affairs of the International Secretariat was left entirely in the
hands of Chief Enahoro who exploited the situation fully601.
En tout cas, le limogeage d’Alioune Diop donne à coup sûr au Festac une saveur insipide.
Quelle tournure allait prendre la préparation d’un tel événement, à quelques mois de sa tenue,
sans celui qui en a été la cheville ouvrière ? Dès lors, il faudra déployer beaucoup d’énergie
pour donner à cette manifestation toute la grandeur qu’elle mérite. Car, bien que ne comptant
plus Alioune Diop parmi les acteurs, le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains
continuera d’incarner ses idées.
600
« Le paiement direct de la somme de 450. 000000 naira aux Bulgares pour le compte de la première phase
d’embellissement, sans avoir ce chiffre reflété sur les certificats de paiements provisoires était fortement
irrégulier ». Federal Military Government‟s View on the Report of the Tribunal of Inquiry into the Finances of
the Second World Black end African Festival of Arts and Culture, Lagos, Federal Ministry of Information
printing division, 1976, Recommendation n° 27. Le naira est l’unité monétaire du Nigéria.
601
« Le jury (de l’enquête) a pu constater que, bien que le Comité International du Festival ait délégué ses
pouvoirs au Président du Festival et au Secrétaire Général pour dépenser et débourser les fonds du Comité, la
gestion quotidienne des affaires a été entièrement laissée entre les mains de Chief Enahoro qui a pleinement
exploité la situation ». Federal Military Government‟s View on the Report of the Tribunal of Inquiry into the
Finances of the Second World Black end African Festival of Arts and Culture, op. cit., Observation n° 140.
290
Le Nigéria ayant pris sa décision, il ne reste plus aux collaborateurs de Monsieur Diop qu‟à suivre
leur maître dans son infortune. Jacques Rabemananjara écrira qu‟entre les affairistes mesquins et
jaloux et le secrétaire général du CIF, il ne pouvait y avoir le moindre compromis 602.
Préliminaires
L’importance du pré-colloque inscrit dans le cadre de la préparation du Deuxième Festival
Mondial des Arts Nègro-Africains tient à ce que le colloque lui-même se situe au cœur du
Festival et en constitue l’événement central. C’est pourquoi Alioune Diop et le gouvernement
du Sénégal, à l’origine de l’Association Internationale du Festival, sont très attentifs à ce
colloque. C’est en effet celui-ci qui explique, situe, oriente, présente les grandes lignes et les
objectifs du Festival. Il doit donc être préparé très sérieusement.
Initialement, un seul pré-colloque était prévu, puis il fut suivi d’un second. Le premier, tenu
au siège de l’Unesco à Paris du 24 au 25 février 1973 devait fixer l’esprit du colloque de
Lagos, ainsi que ses grandes articulations. Le premier pré-colloque examinait les aspects
relatifs à l’éducation dans le monde noir, conformément à l’orientation générale du colloque
du Festival de Lagos. Il s’est déroulé sous la présidence d’Amadou Mahtar M’Bow, alors sous
directeur général de l’Unesco, et de le la SAC, représentée par un certain nombre de ses
membres. Alioune Diop n’a pas pris part aux débats, alors qu’il avait préparé, et même, très
probablement initié cette rencontre. Ce pré-colloque a dégagé en effet, cinq principales idées
pour le colloque du Festival de Lagos : a) Le monde noir, une communauté de civilisation ; b)
Civilisation noire et éducation traditionnelle ; c) Civilisation noire et problèmes pédagogiques
dans l’Afrique d’aujourd’hui ; d) Civilisation noire et mass-medias ; e) Civilisation noire et
dialogue avec d’autres civilisations. Comme on pourra le constater par la suite, les idées
principales relatives au thème du colloque seront enrichies avec le temps603.
Dans le document principal qui sous-tend la rencontre de février 1973, on peut lire une
définition de la notion de civilisation, dans laquelle la place de l’éducation apparaît
clairement :
602
Grah Mel F., op. cit., p. 227.
603
Ces articulations seront en effet quelque peu modifiées et complétées, au fur et à mesure que des réflexions
préparatoires au colloque du festival se tiendront.
291
Une civilisation est un héritage de créativité, assumé en toute souveraineté, conscience et
responsabilité par le peuple qui en est l‟auteur. Cet héritage exprime tous les aspects de la vie
concrète du peuple aussi bien sur le plan social, économique, culturel, religieux que sur le plan
politique et technique. Il fonde ce peuple dans son enracinement historique, ses aspirations les plus
profondes, ses chances de survie et ses audaces face aux aventures de l‟histoire (…) Le problème de
la civilisation noire n‟est donc pas une simple curiosité archéologique ni une question de bilan. Il est
un problème de formation de type d‟hommes, de types de relations humaines. Il est essentiellement un
problème d‟éducation. Pour fonder la cohésion et le dynamisme de nos peuples, la civilisation noire
doit se forger un nouveau langage intelligible à toutes les couches sociales, intelligible aussi à tous
les peuples qui constituent le monde noir604.
Mais le problème de la civilisation noire et de l‟éducation, pour nous, a son point de départ dans le
peuple, en tant que créateur de cette civilisation. Le problème de l‟éducation est donc un problème de
créativité, l‟aboutissement de cette éducation étant encore le peuple en tant que créateur. Il ne s‟agit
pas de transmettre un héritage mort, mais surtout de transmettre un esprit de créativité 605.
L’enjeu de l’éducation dans le monde noir ne réside pas seulement dans le lien intrinsèque
existant entre celle-ci et la civilisation, mais aussi dans la nécessaire construction d’une
communion et d’une solidarité au sein des sociétés africaines et entre-elles.
Cette éducation, prioritairement celle de la jeunesse, doit permettre aux peuples noirs de
retrouver leur vocation, ainsi que le souligne Alioune Diop :
Il s‟agit de restituer au peuple noir l‟autorité et l‟initiative culturelles qui sont les siennes, et dont
l‟exercice est nécessaire à la vie et au renouvellement des valeurs de notre civilisation. Les restituer
au peuple, disons-nous, mais d‟abord à partir de l‟éducation de notre jeunesse 606.
604
« Argument du pré-colloque », le document, bien que faisant référence à la rencontre ayant eu lieu au sein de
l’Unesco en 1973 est non daté. Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/I.
605
Mveng E., « Finalité de l’éducation », « Pré-Colloque sur "Civilisation noire et Education" », Présence
Africaine, n° 87, 3e trimestre 1973, p. 21.
606
Diop A., « Itinéraire », Présence Africaine, n° 92, 4e trimestre 1974, p. 5.
292
Le premier pré-colloque aura permis tout d’abord de rappeler qu’il existe une éducation
traditionnelle africaine dynamique, avec une finalité bien définie. Dans la mesure où cette
éducation est inséparable du vécu de l’homme dans la société, sa nécessaire prise en compte
dans toute politique ou initiative en matière d’éducation apparaît de ce fait indispensable. Or
ce qui est malheureusement observé en Afrique est l’opposition entre deux conceptions en
matière d’éducation :
… il y a donc une conception traditionnelle relativement "globaliste" de l‟école. Alors que l‟école
moderne telle que la dénonce Ivan Illich est une école ségrégative qui enlève une partie des jeunes
générations à la société, les cantonne dans les milieux où elles sont en rupture avec la société… 607.
Ce qui est dès lors en jeu est la conjugaison à créer entre la civilisation noire (qui a une
éducation traditionnelle) et l’école moderne (qui est traversée par de nombreuses crises en
Afrique), pour que les lieux d’éducation dans l’Afrique contemporaine ne se présentent plus
uniquement comme des structures de dépersonnalisation. L’enjeu d’une telle approche est
aussi la capacité d’une insertion réussie des sociétés africaines dans le monde moderne, au
moyen de l’éducation. C’est d’ailleurs le sens du vœu formulé par Amadou Mahtar M’Bow, à
l’ouverture des travaux du premier pré-colloque :
Le vœu le plus cher que je puisse formuler au moment où commence ce pré-colloque, c‟est que nous
puissions le conduire avec discipline, avec bonne volonté, et avec une volonté absolue de dégager les
voies et moyens par lesquels on pourrait concilier à la fois la nécessité de préserver les acquis les
plus positifs de ces civilisations [négro-africaines], avec les besoins de transformation qu‟implique la
modernisation608.
607
Diagne P., « Civilisation noire et systèmes traditionnels d’éducation », « Pré-Colloque sur "Civilisation noire
et Education" », p. 25.
608
Mahtar M’Bow A., « Ouverture des débats », « Pré-Colloque sur "Civilisation noire et Education" », p. 18.
293
politique en Afrique, en ce qui concerne l‟éducation »609. Par ailleurs, la prise en compte de
l’audio-visuel dans les méthodes éducatives peut s’avérer intéressante, étant d’ailleurs donné
l’apport qui peut être ici, celui des mass media, vu l’intérêt des peuples africains à leur égard.
Ces réformes passent aussi par la place à accorder aux destinataires de l’éducation, de leur
psychologie, de leur milieu socio-culturel…
Enfin, l’une des exigences du thème choisi est la place qu’on devrait accorder aux langues
africaines610. En effet, les langues occidentales et donc étrangères, imposées par la
colonisation ne favorisent pas la communication au sein du peuple et constituent pour celui-ci
une grande difficulté. Ces langues restent l’apanage de l’élite, bien souvent occidentalisée. Par
ailleurs, du fait de l’emploi des langues occidentales, les services publics ou l’école
apparaissent encore inaccessibles à l’immense majorité. Ainsi, redonner aux langues
africaines la place qu’elles méritent dans la société constitue déjà une solution aux multiples
problèmes qui se présentent, lorsqu’il s’agit de parler de la civilisation noire dans son rapport
à l’éducation :
Aussi nous semble t-il souhaitable que l‟enseignement et l‟administration de nos pays soient basés sur
nos langues maternelles, plutôt que sur les langues étrangères, aussi prestigieuses soient elles. Car la
langue maternelle visant la vision du monde propre au peuple facilite la compréhension et
l‟assimilation des connaissances, leur intégration dans l‟acquis culturel du peuple, leur participation
active à tous les actes de création, et surtout la langue maternelle maintient l‟intégrité psychique de
nos élites611.
C’est fort de tout ceci que le colloque, et donc le Festival de Lagos, comme celui de Dakar en
1966, se présente comme un véritable programme d’action dont l’objectif principal est
l’affirmation solennelle de la civilisation noire, ce qui oblige à accorder une attention sérieuse
à l’éducation, dont le rôle et l’importance dans les sociétés africaines ne sont plus à
démontrer. Toutefois, pour venir à bout des problèmes qui se posent en matière d’éducation, il
est nécessaire de réfléchir à des sujets comme l’alphabétisation ou encore les rapports entre
élites et masses612.
609
Diagne P., « Civilisation noire et systèmes traditionnels d’éducation », art. cit., p. 23.
610
On peut relire en ce sens l’intervention de Pathé Diagne, « Civilisation noire et systèmes traditionnels
d’éducation », cf p. 27.
611
Mukendi A., « Programmes appropriés à l’alphabétisation », « Pré-Colloque sur "Civilisation noire et
Education" », p. 88.
612
Cf Howlett J., « Programme d’action », « Pré-Colloque sur "Civilisation noire et Education" ». L’intervention
de Jacques Howlett apparaît très éclairante à ce sujet. En effet, il ne pose pas seulement les fondamentaux du
294
Le deuxième pré-colloque : Dakar 1974
Le contexte
Le deuxième pré-colloque du Deuxième Festival des Arts Négro-Africains de Lagos se
déroule entre le 30 novembre et le 5 décembre 1974. On peut certainement expliquer la tenue
de ce second pré-colloque par le report de la date du Festival. Le fondateur de Présence
Africaine aurait donc profité du temps dont disposaient les organisateurs de ce Festival pour
appeler une fois encore à une réflexion sur le thème du colloque « Civilisation noire et
éducation ». Toutefois, le report n’ayant pas profondément modifié la trajectoire initialement
donnée au colloque, le deuxième pré-colloque revenait essentiellement sur les grandes
articulations définies auparavant. Comme on peut en effet le constater à travers des comptes
rendus ou des discours de ces journées de réflexions, il insistait simplement sur les idées
émises lors du premier pré-colloque.
Ce deuxième pré-colloque s’est tenu à Dakar sous la présidence de Léopold Sédar Senghor.
Dans son discours inaugural, l’écrivain-poète africain donne lui-même les raisons qui, selon
lui, président à une telle rencontre, et fait remonter le contexte de ce pré-colloque au Festival
Culturel Panafricain d’Alger de 1969 : « On se demandera, on s‟est demandé : "Pourquoi ce
pré-colloque ?" La raison essentielle en est l‟échec du colloque tenu à Alger, à l‟occasion du
Festival Panafricain des Arts »613. D’après ces propos de Senghor, le deuxième pré-colloque
du Festival de Lagos est à situer dans le dépassement des réflexions menées à Alger. On
constate bien que le Festival Mondial des Arts Négro-Africains n’entend pas se couper de ce
qui s’est passé à Alger en 1969, dont « l’échec » doit permettre de poser des bases nouvelles.
Il semble bien, d’après les propos de Léopold Sédar Senghor que le seul but visé par ce pré-
colloque, en référence au Festival d’Alger, est d’en faire oublier les éléments qui en auraient
marqué l’échec. Mais revenir sur l’échec du symposium d’Alger, n’est ce pas une autre
manière de placer le Festival de Lagos dans la continuité de celui d’Alger ?
Alioune Diop, quant à lui, situe le pré-colloque de Dakar dans le sillage de la dynamique qui
est celle de Présence Africaine depuis des décennies déjà. Et de fait, dans un article introductif
au compte rendu de cette rencontre, il retrace l’itinéraire de Présence Africaine qui est aussi le
thème en question, mais ouvre aussi des pistes de réflexion, en fonction des étapes à franchir ou déjà franchies
dans la préparation du colloque.
613
« Allocution de M. Léopold Sédar Senghor au 2e Pré-colloque sur "Civilisation Noire et Education" »,
Présence Africaine, n° 92, 4e trimestre 1974, p. 23.
295
sien. Cet itinéraire met en exergue des aspects culturels constituant l’intérêt majeur du pré-
colloque. Cette rencontre doit, d’après lui, permettre de déconstruire certaines notions, qui ne
peuvent suffire à traduire la réalité africaine en matière d’art, quand celles-ci ne relèvent pas
tout simplement de l’aliénation. Aussi s’attaque t-il à la notion d’ « art nègre » qui ne serait
pas dénuée de toute suspicion :
C’est donc en raison de l’esprit du Festival de Lagos, qui déjà prolonge celui de Présence
Africaine, et dont est porteur le deuxième pré-colloque, qu’Alioune Diop rappelle à l’occasion
l’axe central du colloque du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains de Lagos.
Cet axe se rapporte à une attention plus grande, portée au peuple et à la jeunesse qui ne
peuvent être exclus de l’émancipation culturelle. C’est d’ailleurs pourquoi le fondateur de
Présence Africaine en fait des destinataires privilégiés du colloque de Lagos : « Les deux
préoccupations majeures du colloque de Lagos concernent donc la jeunesse d‟une part, le
peuple d‟autre part. Et non pas seulement l‟élite intellectuelle »615.
Ce qui précède révèle clairement notre préoccupation majeure : développer la civilisation noire dans
son unité intrinsèque et sensibiliser, par l‟éducation, entendue au sens le plus large, les peuples du
Monde noir à leur propre unité de destin afin d‟éveiller chez eux la conscience de leur propre
identité616.
614
Diop A. « Itinéraire », art. cit., p. 4.
615
Idem. Dans cet article, Alioune Diop définit les deux préoccupations dont il est ici question, comme étant
d’une part la diffusion des productions culturelles africaines dans leur intégrité et d’autre part la connaissance
des exigences culturelles à l’échelle du monde, de sorte que les hommes d’Afrique s’accordent à celles-ci dans
leur élan de producteurs d’œuvres culturelles valables.
616
SAC, « Argument du 2e pré-colloque "Civilisation Noire et Education" ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/I.
296
On comprend dès lors pourquoi Alioune Diop renouvelle le vœu de voir l’Unesco prendre une
part active à la préparation et aux manifestations de Lagos617. Celles-ci rejoignent aussi ses
objectifs qui sont la promotion de l’éducation et de la culture.
S‟appuyant sur l‟ethnographie, les mouvements noirs de libération culturelle ont élaboré, peu à peu,
une théorie du "Nègre" au sens contemporain du mot, je veux dire un ensemble spéculatif, mais
cohérent de concepts et d‟idées pour caractériser l‟Homme noir et sa civilisation. Qu‟on ne croie
surtout pas que cette théorisation date du XX e siècle. Déjà, le 15 avril 1789, dans leurs "Doléances et
Remontrances" aux Etats généraux de la Révolution française, les "habitants du Sénégal", dépassant
leurs différences tribales, se proclamaient avant tout "Nègres", relevant ainsi le mot que les
esclavagistes leur jetaient à la figure618.
617
Cf « Lettre d’Alioune Diop au Secrétaire Général-Adjoint des Sciences sociales et de la Culture de l’Unesco,
9janvier 1975 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/I.
618
« Allocution de M. Léopold Sédar Senghor », art. cit., p. 26.
297
solidarité des peuples noirs, en bâtissant ainsi une conscience nouvelle, pourrait mettre fin à la
fragilité qui a jusqu’alors caractérisé le monde noir, une fragilité dont Alioune Diop a
énuméré les multiples expressions dans son discours d’ouverture au deuxième pré-colloque :
L‟unité linguistique en Afrique s‟est rompue depuis les temps immémoriaux. Leur conscience
historique s‟est fragmentée en univers multiples dont les horizons sont au moins aussi limités que
leurs aires linguistiques. Nos cultures, en Afrique sont orales ; nos monuments de bois ne résistent
pas au temps. Nos pouvoirs politiques sont limités dans l‟espace. Notre personnalité spirituelle est
facile à déséquilibrer. Ni les intellectuels, ni le peuple (dépourvu d‟écriture) ne maîtrisent
scientifiquement et réellement notre patrimoine. Aucune vision commune de l‟avenir du monde ne
soutient notre coexistence sur cette terre. Privés de moyens de penser correctement le monde
moderne, à partir d‟informations et d‟échanges suffisants, nous laissons des étrangers bâtir notre
propre avenir et nous imposer des idéaux que nous n‟avons pas nous-mêmes forgés à partir d‟une
expérience personnelle de l‟histoire et de la gestion du monde 619.
Pour le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains, annoncé par le deuxième pré-
colloque de Dakar, il y a urgence pour les peuples noirs de définir un projet commun
d’affirmation de leur personnalité, orienté vers l’accomplissement des devoirs relatifs à la
situation africaine. Cette urgence assigne au Festival la mission de rassembler et de
promouvoir une fructueuse rencontre entre peuples noirs : « La mission du Festival est de
révéler au monde des chefs-d‟œuvre de l‟art nègre, mais aussi de promouvoir la solidarité
culturelle entre peuples noirs »620, tout en mettant en exergue le rôle fondamental du peuple.
Garant de la conscience historique dont s’inspire la dynamique du Festac, Alioune Diop ne
sépare pas la redécouverte de ce qu’est l’Afrique, du peuple621.
619
Diop A., « Itinéraire », art. cit., p. 6-7.
620
« Discours de M. Alioune Diop 2e pré-colloque sur "Civilisation noire et Education" », Présence Africaine, n°
92, 4e trimestre 1974, p. 17.
621
SAC, « Note d’information n° 2 », Présence Africaine, n° 92, 4e trimestre 1974, p. 48.
298
D’où l’appel qui est lancé aux religions en Afrique :
[Le 2e pré-colloque] lance un appel aux responsables des familles religieuses en Afrique pour qu‟ils
encouragent et facilitent des expériences religieuses authentiquement africaines et leur expression par
la liturgie, l‟art (sacré) et la réflexion théologique622.
622
« Rapport général du 2e Pré-Colloque », Présence Africaine, n° 92, 4e trimestre 1974, p. 67.
623
Cf « Lettre de Makaminan Makagiansar au Directeur Général de l’Unesco, 1 er novembre 1976 ». Archives de
l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II. On est alors à presque 3 mois de l’événement.
299
le film du Festival serait confié à un consortium de réalisateurs noirs et africains choisis parmi
les pays participants624.
Toutes ces dispositions suscitent l’étonnement et diverses questions. Qu’est ce qui a décidé
l’organisation du Festival à prendre de telles distances à vis-à-vis de l’Unesco ? Pourquoi les
responsables du Deuxième Festival Mondial des Arts Nègres ont-ils attendu d’obtenir des
subsides de l’Unesco pour adopter de telles mesures ? L’Unesco se trouva alors réduit à un
rôle protocolaire, qui ne dut pas être favorablement accueilli par ses membres engagés dans la
préparation du Festival depuis des années déjà ; toutefois les correspondances ne semblent pas
alarmistes :
Mais pour le reste des prestations initialement envisagées, le Secrétariat international a déjà pris les
dispositions nécessaires si bien que l‟intervention de l‟Unesco n‟est plus nécessaire qu‟il s‟agisse des
consultants, des interprètes et traducteurs, de la publication des actes du colloque et de la réalisation
du film (…) Dans ces conditions, il apparaît clairement que la participation de l‟Unesco est réduite à
un rôle protocolaire625.
On peut supposer que toutes ces dispositions relèveraient de la volonté de ne pas laisser une
trop grande place à l’Unesco, qui aurait pu éclipser l’image du pays hôte. Toutefois l’on peut
constater que, paradoxalement, en dépit des dispositions prises par les responsables du
Festival, l’aide (surtout financière) de l’Unesco a continué d’être sollicitée626. De même,
nombre d’engagements pris par le CIF lui-même finiront par être remplis par l’organisation
internationale, comme c’est le cas par exemple du film du Festival627.
Durant cette phase finale de préparation, se produit un fait important : le retour du Sénégal
comme pays participant et membre d’honneur du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-
Africains, qui faisait suite à un compromis entre le Nigéria et le Sénégal, rendu public par des
conférences de presse simultanées à Dakar et à Lagos, et par une annonce du ministre
624
Cf « Lettre de O.P. Fingesi à M. M. M’Bow, Directeur Général de l’Unesco, 30 novembre 1976 ». Archives
de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
625
« Lettre de M. Glélé à M. Makagiansar, du 6 décembre 1976 ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/II. Cette correspondance serait la conclusion, du moins ce qu’il faut retenir des missions
de l’Unesco auprès des organisateurs du festival, quant à sa participation à cet événement.
626
On peut se référer ici à une lettre d’Engelbert Mveng, membre du Comité d’organisation et superviseur
général du colloque, ainsi qu’à une circulaire interne de l’Unesco entre A. Gatera et J. Rosembaum. Cf « Lettre
de A. Gatera à J. Rosembaum, 14 décembre 1976 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
627
Le film-documentaire du Festac est actuellement disponible aux archives multimédia de l’Unesco.
300
sénégalais de la culture, Alioune Sène, du 25 août 1976628. Si l’on peut saluer la fin de la
sédition du Sénégal relativement au Festival de Lagos, il reste difficile de donner le contenu
de ce compromis. Dans le télégramme de monsieur Fullerton à monsieur Pouchpa Dass (tous
deux membres de l’Unesco), rapportant les grandes lignes de la conférence de presse donnée
par Alioune Sene, il apparaît qu’il y aurait eu des concessions des deux côtés :
On paper it appears that Senegal ceded all along the line and withdrew from its previous positions.
However, Mr. Sene termed it a compromise since, he said, some people had wanted to change the title
of the conference and also the theme of the colloque, and this had been resisted. He refused to say
what would happen if Arab states wish to participate in the colloque, but noted that none of them had
so far shown any interest in it. My guess is Nigeria probably agreed privately to discourage any Arab
participation, although maintaining the principle that any member state of OAU has the right to
participate629.
A sa sortie du conseil des ministres le mardi 4 janvier , le porte parole du gouvernement sénégalais,
ministre de l‟information et des télécommunications a déclaré au cours d‟une conférence de presse :
"les consultations menées entre le Président de la République Léopold Sedar Senghor et l‟Etat du
Nigéria ainsi que les négociations engagées sur les instructions restrictives par le Ministre de la
culture et le Président du Comité International du 2 e Festival Mondial des Arts Négro-Africains ont
permis d‟aboutir au compromis dynamique grâce auquel, le Sénégal a accepté de répondre présent au
rendez-vous de Lagos"630.
Dans cette effervescence qui caractérise la phase finale de la préparation du Festival de Lagos,
il n’est plus fait mention d’Alioune Diop, ce qui suscite une interrogation : s’il est entendu
que le fondateur de Présence Africaine, anciennement secrétaire international du Festival, a
été relevé de ses fonctions en raison du retrait du Sénégal (pour ne pas courir le risque d’une
628
Cf « Télégramme envoyé par A. Fullerton à E. Pouchpa Dass à l’Unesco, 25 août 1976 à 12h45 ». Archives
de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II. Fullerton était en 1976, le Responsable régional de l’information de
l’Unesco à Dakar.
629
« Sur le papier, il semble que le Sénégal a cédé sur toute la ligne et se retire de ses positions antérieures.
Toutefois, pour M. Sène, il s‟agit d‟un compromis, car, dit-il, certaines personnes ont voulu changer le titre de la
conférence et le thème du colloque, ce qui n‟a pas été possible. Il a refusé de dire ce qui se passerait si les pays
arabes souhaitent participer au colloque, mais il noté qu‟aucun d‟eux n‟avait encore montré un intérêt pour le
colloque. Mon hypothèse est que probablement, le Nigéria et le Sénégal ont convenu en privé de décourager
toute participation arabe, tout en maintenant le principe selon lequel tout Etat membre de l‟OUA a le droit de
participer » : « Télégramme de par A. G. Fullerton à E. Pouchpa Dass à l’Unesco, 25 août 1976 à 12h45 ».
Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
630
« Télégramme de l’Unesco-Dakar à M. Salsamendi, 6 janvier 1977 ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/II.
301
division au sein des instances organisationnelles, d’après O. P. Fingesi), pourquoi le retour du
Sénégal ne lui rend t-il pas justice ? Cette situation, dans la mesure où elle permet de revenir
sur le cas d’Alioune Diop, amène à se demander une fois encore, si le capitaine Fingesi
n’avait pas profité de l’occasion qui devait être opportune pour régler ses comptes.
Enfin, dans le programme définitif, les dates du Festival ne furent pas modifiées. Le colloque
quant à lui vit sa durée et son organisation transformées. Il était désormais prévu qu’il ne
commencerait que le 17 janvier, et non le 11, mais se terminerait à la même date.
Dans le cadre de ces travaux préparatoires au colloque du Deuxième Festival Mondial des
Arts Négro-Africans, les thèmes proposés à la réflexion des spécialistes n’ont pas tous été
traités comme ils auraient dû l’être. Les chercheurs africains spécialistes des questions traitées
n’étaient pas assez nombreux. En outre, la participation de tous les chercheurs n’était pas
acquise, des enjeux politiques et idéologiques ayant pu conduire certains à refuser leur
concours.
D’une manière générale, on peut retenir que les travaux préparatoires insistent sur la nécessité
de reformer et de reformuler les fondements de la vie africaine en accord avec l’époque
contemporaine. Ainsi dans le versant « Civilisation noire et Pédagogie » par exemple, il est
question de remettre en cause des systèmes éducatifs très occidentalisés qui déconstruisent ou
ignorent l’identité négro-africaine. Cette déconstruction est clairement montrée par des
exemples comme ceux du Libéria, du Ghana, du Kenya, ou encore du Nigéria. On constate en
effet qu’ici et là, les systèmes éducatifs mis en place, tels qu’ils fonctionnent alors, ne
631
Le respect de l’enchaînement des articulations du colloque n’apparaît stricte, ni dans les pré-colloques, ni
dans les travaux préparatoires, ni dans le déroulement du colloque lui-même. Il semble que le plus important ici
n’ait pas été l’alignement de ces articulations, mais le fait que celles-ci fussent toutes prises en compte dans le
développement du thème principal du colloque.
302
peuvent véritablement pas être au service de l’Afrique. Pour Jabaru Carlon, le lien qu’on peut
faire entre la civilisation noire et la pédagogie doit pouvoir mener à une conjugaison entre les
systèmes éducatifs hérités de l’Occident en vigueur dans différents pays d’Afrique noire, et la
mentalité africaine. Si le but de tout processus éducationnel est l’insertion de la personne
éduquée dans le milieu qui est le sien, alors l’école dans le monde noir doit en effet cesser de
perpétuer l’aliénation culturelle :
Features of traditionnal african education as these can be fused with the more mundane, more
individualistic proclivity of western education to produce a healthier, more functionnal, much wiser
and more mentally stable than the present western education systems are producing in isolation of
indigenous systems632.
Pour Colette Houeto, cette politique consiste à donner aux mass-médias la capacité de devenir
un véritable instrument au service de la libération et du développement en Afrique noire
notamment. Ainsi l’information doit, selon elle, passer au crible de l’intérêt des peuples
africains, pour ne pas être un vecteur de l’aliénation. C’est en ce sens d’ailleurs que
l’éducation et l’ « africanisation » des médias doivent aller de pair. En effet, face à la
632
« Les caractéristiques de l‟éducation traditionnelle africaine comme telles peuvent fusionner avec la plus
banale, la plus individualiste propension de l‟éducation occidentale, pour produire un Africain plus sain, plus
opérationnel, plus sage, plus stable mentalement, que ne le font les systèmes éducatifs occidentaux actuels, dans
l‟ignorance des systèmes autochtones » : Carlon J., « Black civilization and the problem of indigenous education
in Africa : the Liberia experience », « Travaux préparatoires au colloque du Deuxième Festival Mondial des Arts
Négro-Africains : Civilisation noire et éducation », Présence Africaine, n° 95, 3e trimestre 1975, p. 268.
633
Mailli L., « Rôle des média dans le rayonnement de la civilisation noire », « Travaux préparatoires au
colloque du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains : Civilisation noire et éducation », p. 399.
634
Cf Ibid., p. 401.
303
puissance incontestée des médias, il n’y pas meilleure disposition que celle qui peut être prise
en matière d’éducation. Au lieu de jouer un rôle mercantile et destructeur, les médias doivent
devenir un moyen par lequel une stratégie en matière d’éducation peut être mise en place :
Le dialogue qui s‟instaure aujourd‟hui est, non celui de deux entités théoriques ou idéologiques, –
d‟une part le christianisme, et d‟autre part les traditions africaines, – non ! le dialogue qui s‟instaure
aujourd‟hui est celui des peuples africains avec eux-mêmes, face à leur destin. Il s‟agit de triompher
de la mort historique, chaque jour plus menaçante636.
Ce dialogue de soi avec soi proposé à l’Afrique lui permettrait de se définir ; c’est alors qu’un
dialogue avec le catholicisme serait envisageable, un dialogue servant l’Eglise catholique qui
se proclame universelle :
Le nouveau dialogue doit permettre à l‟Afrique de renouveler son héritage spirituel : ses langues, ses
arts, sa littérature, son génie créateur, son expérience humaine et religieuse et ses multiples
635
Senami Houeto C., « Education et Mass-média », « Travaux préparatoires au colloque du Deuxième Festival
Mondial des Arts Négro-Africains : Civilisation noire et éducation », p. 431.
636
Mveng E., « A la recherche d’un nouveau dialogue entre ce Christianisme, le génie culturel et les religions
africaines actuelles », « Travaux préparatoires au colloque du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-
Africains : Civilisation noire et éducation », p. 463.
304
expressions. Le même dialogue doit permettre à l‟Eglise de devenir plus universelle par une mutation
intérieure…637.
Et de fait, pour ce qui est de l’universalité de l’Eglise catholique, depuis sa rencontre avec le
monde noir, elle est mise à rude épreuve et ne va pas sans contestation. Ainsi, dans une sorte
de réquisitoire contre les pratiques de la religion chrétienne en Papouasie-Nouvelle Guinée,
Peter Kros affirme que sans un processus de décolonisation au sein même de la religion
chrétienne, son avenir dans cette contrée se trouverait sérieusement compromis : « whatever
we feel about the doctrines, teachings and spiritual values of the religion, the churches cannot
be tolered in this country unless they are willing to decolonise themselves »638.
En somme, pour Peter Kros, il existe pour la religion chrétienne et notamment le catholicisme,
une voie de véritable insertion en Papouasie-Nouvelle Guinée, qui consiste à respecter
l’identité des Papous et des Guinéens, à déconstruire les postures infériorisantes et à
abandonner un langage relevant plus de la promotion d’une culture que du message chrétien
en son essence. En effet, toutes ces situations à bannir, outre le fait qu’elles constitueraient un
véritable obstacle à l’émancipation de la religion chrétienne, risquent d’amener à la rejeter.
637
Ibid., p. 464.
638
« [En dépit de] tout ce que nous pensons des doctrines, des enseignements et des valeurs spirituelles de la
religion, les églises ne peuvent être tolérées dans ce pays que si elles sont prêtes à se décoloniser » : Kros P.,
« "A certain foreign cult called christianity" : do we need it ? », « Travaux préparatoires au colloque du
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains : Civilisation noire et éducation », p. 497.
305
Et de fait, aussitôt que l’argument du colloque a été présenté, il est devenu l’objet de diverses
critiques. On a jugé que son orientation est incapable de rendre compte de la réalité qu’elle se
propose pourtant de définir : le rapport nécessaire, et se voulant désormais intrinsèque, entre
la civilisation noire et l’éducation, à travers la question des langues, de l’histoire, de la
pédagogie, de la religion, de la communication… L’on a estimé que le colloque ne s’est pas
suffisamment fondé sur l’Afrique du présent. Ainsi en 1975, une lettre dénonce l’absence des
sciences sociales dans les différentes approches qui sont proposées ; elle est donc postérieure
aux deux pré-colloques qui avaient pourtant pour but de préparer le colloque du Festival639.
Cette même année, un intellectuel, O’Callaghan, dénonce un argumentaire qui, d’après lui, ne
pose pas les vrais problèmes relatifs à la réalité africaine d’après les indépendances. Que ce
soit dans le domaine de l’art, de la langue,… dit-il, la manière dont le programme du colloque
présente ces questions ne peut suffire à les résoudre concrètement. Ce qui semble être en
cause ici, est une certaine compréhension de l’expression « civilisation noire » dans son
rapport à un peuple précis et ses rayonnements dans la vie de celui-ci :
There is a danger of considering culture as linked ipso facto to a race, rathed than primarily
determined by the structure of a particular society. Indeed throughout the paper there is a confusion
between these two views of culture, but nowhere is the question – which I consider crucial – actually
raised640.
C’est dire qu’au moment où se prépare activement le Festival, l’unanimité est loin d’être
établie quant au bénéfice que l’Afrique pourrait tirer du colloque, pour ce qui concerne la
définition et de l’affirmation de son identité.
L’auteur ne s’arrête d’ailleurs pas là. Il s’attaque aussi à la question des langues et du langage
qu’il considère comme insuffisamment posée par l’argumentaire. Selon lui, celui-ci ne rend
pas suffisamment compte des problèmes qui s’y rapportent.
639
Cf « Lettre de A. Kazancigil à M. Glélé (date inconnue) ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/I.
640
« Il y a un danger à considérer la culture comme automatiquement en lien avec une race, plutôt que
principalement déterminée par la structure d‟une société particulière. En effet, tout au long du document, il y a
une confusion entre ces deux conceptions de la culture, mais nulle part la question – que je considère essentielle
– n‟est en fait soulevée » : « Lettre à Mr. J. Havet, Director ss (Unesco), 31 janvier 1975 ». Archives de
l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/I.
306
O’Callaghan craint que le colloque ne passe à côté de l’essentiel en ce qui concerne le
problème des langues en Afrique et prend ses distances vis-à-vis de l’orientation du colloque :
I certainly agree with the function of language as défined here. But there is another function:
communication. This has not really been given adequate space. Language is not only "une
philosophie, une culture, une civilisation". It is also a vehicle for communication641.
Maurice Glélé semble balayer ainsi d’un revers de la main tous les efforts consentis avec les
pré-colloques pour donner une densité scientifique au colloque du Festival de Lagos. Son
compte rendu traduirait-il une inquiétude suscitée par l’imminence du Festival et la crainte
que ne surgissent des problèmes d’organisation ? Il faut aussi tenir compte du Sénégal, du
prolongement de la crise qui l’oppose au Nigéria et de l’incertitude quant à la participation
des communautés africaines qui ne sont pas noires :
Par ailleurs, la tension créée autour de la participation ou de la non-participation des pays africains
de culture arabe au colloque, n‟est pas de nature à faciliter l‟organisation du colloque. On sait que
641
« Je suis d‟accord avec la fonction du langage telle que définie ici. Mais il y a une autre fonction : la
communication. Cela n‟a vraiment pas été relevé. La langue n‟est pas seulement "une philosophie, une culture,
une civilisation". C‟est aussi un moyen de communication » : « Lettre à Mr. J. Havet, Director ss (Unesco), 31
janvier 1975 ». Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/I.
642
« Mon problème avec cet argumentaire est que les vraies questions ne sont pas posées » : Idem.
643
« Mission auprès du Secrétariat International chargé du 2ème Festival des Arts Négro-Africains, Lagos (26
avril-4mai 1976) », compte rendu de M. Glélé. Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
307
cette question a entraîné le "retrait" du Sénégal de toutes les activités du Festival. Mais il semble que
des démarches soient en cours qui permettent un compromis ou la "réconciliation" 644.
It is also a moment when our peoples must positively show that they want liberty and cultural freedom
without hypocrisy ; that they want social justice and political rights without exploitation ; and finally,
that they want clear and unequivocal cultural identity for their objective existence in our world 645.
Cette idée centrale se trouve confirmée par l’intervention d’Amadou Mahtar M’Bow, alors
directeur général de l’Unesco, lors de l’ouverture du colloque. Rappelant le rôle joué par son
organisation dans les grands événements culturels ayant marqué l’Afrique et le monde noir
depuis l’aube des indépendances africaines, il souligne la légitimité de l’Afrique à se
positionner vis-à-vis des autres après s’être définie elle-même. Bien qu’en 1977 le contexte
politico-social de l’Afrique ait connu des mutations profondes, il n’en demeure pas moins que
la question identitaire demeure, plus que jamais, constante et importante :
In Dakar in 1966 and Algiers in 1969, the role played by culture in the struggle for the independence
of African peoples and in the process of development was brought to the forefront. Today it appears
that the problem is to know whether recently colonised people, who are still under colonial rule or
who live within larger groups, should or can preserve their identity in a world continually being
thrown into confusion by scientific and technological facts and subjected to conditioning by the mass
media646.
644
Idem.
645
« C‟est aussi un moment où nos peuples doivent montrer qu‟ils aspirent à la liberté et la liberté culturelle
sans hypocrisie ; qu‟ils veulent une justice sociale et des droits politiques sans exploitation ; et enfin qu‟ils
veulent clairement et sans équivoque l‟identité culturelle de leur existence objective dans notre monde » :
Fingesi O. P., « Introduction », Festac ‟77, op. cit., p. 9.
646
« A Dakar en 1966 et à Alger en 1969, le rôle joué par la culture dans la lutte pour l‟indépendance des
peuples africains et dans le processus de développement a été porté à l‟avant-garde. Aujourd‟hui, il apparaît
que le problème est de savoir si les peuples récemment colonisés, qui sont encore sous un régime colonial ou
308
L’enjeu du colloque aura donc été de situer les peuples africains et toutes les communautés
noires au cœur de leur propre héritage culturel, qui devrait être désormais le socle de leur
ouverture au monde moderne. Il s’agit de leur donner la possibilité de maîtriser cet héritage, et
ainsi de construire leur solidarité avec d’autres peuples autour de celui-ci, dans une
communauté d’efforts et une volonté de partager les valeurs qui en découlent. Toutefois, si
cette ouverture voulue par le colloque ne souffre d’aucune contestation, le point de départ ou
d’ancrage qu’on lui assigne ne semble pas pour autant faire l’unanimité, comme en
témoignent les propos de Senghor ; d’après lui, pour que le colloque soit l’élément clé du
succès du Festival, il doit illustrer véritablement la capacité de la civilisation noire à
contribuer à la construction d’une civilisation universelle :
If we wish the Second World Black and African Festival of Arts and Culture to be a success, as I do,
we should consider its colloquium as the most important point which should define, defend and
illustrate black civilization and above all its spirit ;that is, its culture, which is today the most
powerful force in the universal civilization. Once more, I do not speak of material values, I speak of
spiritual values647.
D’une manière générale, le colloque de Lagos de 1977 s’est inscrit dans les grandes lignes
que lui avaient déjà tracées Alioune Diop, des années plus tôt. Il a tout simplement prolongé
les réflexions qui avaient été engagées dans les pré-colloques et les travaux préparatoires. Le
colloque s’est donc déroulé selon les grandes articulations dégagées au préalable : civilisation
noire et pédagogie, civilisation noire et arts, civilisation noire et langues, civilisation noire et
littérature, civilisation noire et philosophie, civilisation noire et religion, civilisation noire et
conscience historique, civilisation noire et gouvernements africains, civilisation noire et
vivent au sein de groupes plus larges doivent ou peuvent préserver leur identité dans un monde continuellement
bouleversé par la science et la technologie et conditionné par les médias » : Mahtar M’Bow A., « Unesco
contribution to the promotion of african culture », Iwara A. U. et Mveng E. (dir.), Colloquium on Black
civilization and Education (Second World Black and African Festival of Arts and Culture), vol. 1, Federal
military Government of Nigeria, 1977, p. 25.
647
« Si nous voulons que le Deuxième Festival des Arts Négro-Africains soit un succès, comme je le veux, nous
devrions considérer son colloque comme le point le plus important qui devrait définir, défendre et illustrer la
civilisation noire et par-dessus tout son esprit ; c'est-à-dire sa culture qui est aujourd‟hui la plus puissante force
dans la civilisation universelle. Une fois de plus, je ne parle pas des valeurs matérielles, je parle des valeurs
spirituelles » : Senghor L. S., « Black culture », Festac ‟77, op. cit., p. 13.
309
sciences et techniques, civilisation noire et mass media648. Ces sous thèmes participaient
effectivement du développement du thème « Civilisation noire et Education ». Il s’agissait
d’ouvrir sur le terrain de l’Afrique et des communautés noires, des possibilités d’expression
d’une telle thématique, à travers, notamment, des aspects concrets de la vie en Afrique et dans
les communautés noires, en dehors du continent africain.
Dans tous ces travaux, il a été question de montrer l’échec de toute politique ou initiative qui
n’intègre pas la mentalité africaine. Cet échec se traduirait par ailleurs par la perpétuation des
structures prolongeant l’occidentalisation du monde noir et mettant en cause l’identité de ses
peuples. A ce malaise profond, il convient de répondre par la mise en place de stratégies
appropriées qui puissent permettre à l’Africain qui vit dans un monde où la réclusion et le
repli sur soi ne sont plus possibles, de trouver des moyens de s’exprimer tel qu’il est et de
contribuer à faire rayonner la réalité africaine telle qu’elle se présente, depuis les
indépendances notamment. En d’autres termes, une conjugaison savamment harmonisée entre
tradition et modernité apparaît ici comme nécessaire, comme l’ont souligné les
recommandations du colloque, surtout pour ce qui a trait aux systèmes éducatifs en Afrique :
While attempting to africanize our educational system, we should be careful not to throw away useful
and valuable aspects of our present system of education. A selective approach is here recommended,
so that the new system we are trying to build will be made up of what is best in both the traditional
and modern systems of education649.
Il ne s’agit donc pas d’une africanisation fondée sur le rejet de préalables, fussent-ils
occidentaux, mais sur l’acceptation de tous les apports pouvant donner plus de rayonnement
aux systèmes éducatifs africains. Cette orientation, on le constate s’inscrit en droite ligne de la
pensée d’Alioune Diop pour l’Afrique contemporaine : elle assume tout héritage dans la
promotion de la personnalité africaine. L’importante contribution des Africains eux-mêmes
est rappelée ici, ce d’autant plus qu’il s’agit de l’avenir des peuples africains, qui dépend de la
648
On reconnaît ici que ces thèmes n’ont pas été abordés de manière stricte, tels qu’ils sont ainsi énoncés dans
les réflexions préparatoires. En fait, le thème du colloque s’est enrichi d’articulations, au fur et à mesure que
s’étoffaient les réflexions en ce sens. C’est ce qui non seulement justifie le fait que d’un pré-colloque à l’autre,
les aspects n’aient pas été les mêmes rigoureusement parlant, et qu’ainsi le colloque lui-même n’ait pas
simplement été une redite des pré-colloques. En fait, chaque occasion de rencontre sur le thème « Civilisation
noire et Education » donnait lieu à des pistes nouvelles et donc à des apports nouveaux.
649
« Pendant que nous essayons d‟africaniser notre système éducatif, nous devons faire attention de ne pas
rejeter les aspects utiles et valables de notre système actuel d‟éducation. Une approche sélective est ici
recommandée, de sorte que le nouveau système que nous essayons de mettre sur pied sera fait de ce qui est
meilleur dans les systèmes traditionnel et moderne d‟éducation » : « Sub-Theme : Black civilization and
Pedagogy », Iwara A. U. et Mveng E. (dir.), Colloquium on Black civilization and Education, op. cit., p. 131.
310
place qui leur est faite. Il a aussi été établi que l’organisation et la gestion du pouvoir en
Afrique doivent tenir compte des valeurs portées par les peuples. La référence au peuple dans
la définition des formes de gouvernement constituerait le fondement noble des institutions
dont se dotent progressivement les Etats en Afrique650.
Le colloque aura donc assigné une responsabilité importante aux institutions étatiques et
gouvernementales, pour la mise en place des politiques culturelles favorables à l’esprit du
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains de Lagos. En effet, si à chaque sous-
thème, une interpellation particulière a été adressée aux gouvernements c’est bien parce que le
rôle qui est le leur ici est d’une importance capitale. A titre d’exemple, on peut citer les
recommandations concernant l’art et la création artistique :
The Colloquium calls on the governments of African States and Black communities in the world to : a)
guarantee and respect the artists‟ freedom of expression ; b) adopt and effectively enforce a law that
would rehabilitate the artist in his society and protect him…651.
De ce rôle important des dirigeants politiques, découle finalement celui de l’OUA qui, en
accordant une place importante à la culture dans sa charte de 1963, s’est de fait engagée à
soutenir les efforts déployés pour donner à la culture négro-africaine la place qu’elle mérite
dans le développement de l’homme et de la société an Afrique. C’est pourquoi d’ailleurs plus
d’une fois, cette organisation panafricaine a été interpellée par le colloque, pour enjoindre ses
Etats membres d’appliquer cette charte : « The Colloquium appeals to member states of the
O.A.U. for the popularisation and effective application of the resolutions of the cultural
charter of the Organisation »652.
Enfin, on peut retenir du colloque que les craintes ayant entouré sa tenue n’ont pas fait
obstacle à son rayonnement. En effet, les échos qui s’en sont dégagés disent d’eux-mêmes que
cet événement aura été à la mesure des attentes. Comme il se devait, et à en croire les rapports
qui en en ont été faits, le colloque a effectivement donné toutes ses bases intellectuelles au
650
Cf « Sub-Theme : Black civilization and African governements », Iwara A. U. et Mveng E. (dir.), Colloquium
on Black civilization and Education, op. cit., pp. 156-158. Il est utile de noter ici que les recommandations
données par la commission en charge de ce sous-thème lors du colloque sont intéressantes à ce propos.
651
« Le colloque appelle les gouvernements des Etats africains et des communautés noires dans le monde à a)
garantir et respecter la liberté d‟expression des artistes ; b) adopter et mettre effectivement en œuvre une loi qui
réhabiliterait l‟artiste dans sa société et le protègerait… » : « Sub-Theme : Black civilization and Arts », Iwara
A. U. et Mveng E. (dir.), Colloquium on Black civilization and Education, op. cit., pp. 124-125.
652
« Le colloque appelle les Etats membres de l‟O.U.A. à divulguer et à appliquer effectivement les résolutions
de la charte culturelle de l‟Organisation » : « Sub-Theme : Black civilization and Literature », Colloquium on
Black civilization and Education, op. cit., p. 140.
311
Festival de Lagos. L’Unesco a aussi exprimé sa satisfaction ; son rapport le témoigne
largement, malgré quelques nuances, qui ne remettent cependant pas en cause la qualité des
communications et la hauteur des débats ayant marqué le colloque : « Civilisation noire et
Education » :
Les travaux du Colloque eux-mêmes ont été intéressants bien que d‟inégale valeur (…) Le problème
des langues africaines et des traditions orales était au cœur du débat qui gravitait autour de
l‟affirmation de l‟identité culturelle. Il s‟agit pour les Africains de trouver des solutions précises et
pratiques au problème de l‟utilisation des langues africaines dans l‟enseignement et dans la vie
publique (…) A ce propos, on notera avec satisfaction que les participants au colloque ont fait leur le
Plan décennal [celui de l‟Unesco] et l‟ont intégré au rapport final 653.
Préliminaires
Il est difficile en l’état actuel des sources disponibles, de certifier ou non que les choses se
sont effectivement passées comme elles avaient été prévues, en ce qui concerne les autres
manifestations du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains. Il importe également
d’avoir à l’esprit que les manifestations de ce Festival devaient dépendre non seulement de
l’organisation du CIF, mais aussi des dispositions prises par chaque zone alors définie dans
l’organisation du Festival, ainsi que de chaque pays. En effet, le Festival avait été divisé en 14
puis 16 zones correspondant à une répartition géo-culturelle. Le CIF se présentait en fait
comme l’instance chapeautant les différentes zones entre lesquelles le Festival était divisé654.
En juillet 1975, dans un rapport établi à l’issue d’une rencontre du Comité International du
Festival et adressé par la direction de l’ICAM (Institut culturel africain et mauricien) à
l’Unesco, apparaît une ébauche de programme. Il en ressort que le Festival de Lagos prévoit
653
« Rapport de mission à Lagos, de M. Glélé à M. Bammate, 24 février 1977 ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/II.
654
Les 16 zones culturelles du Deuxième Festival Mondial des Arts Nègres sont : l’Amérique du Sud, les pays
des Caraïbes, les USA et le Canada, le Royaume Uni et l’Irlande, l’Europe, l’Australasie, l’Afrique de l’Est, la
communauté de l’Afrique de l’Est, l’Afrique australe, l’Afrique centrale I et II, l’Afrique de l’Ouest anglophone,
l’Afrique de l’Ouest francophone I et II, l’Afrique du Nord et les Mouvements de libération reconnus par l’OUA.
Les mouvements de libération sont pris en compte ici notamment parce qu’en 1977, tous les territoires de
l’Afrique ne sont pas encore indépendants comme c’est le cas du Zimbabwe dont l’indépendance ne sera
reconnue qu’en 1980, bien qu’elle fût déclarée en 1965 sous le nom de la Rhodésie du Sud. De plus la lutte
contre l’apartheid en Afrique du Sud appelait un soutien fort de l’OUA aux mouvements engagés comme l’ANC
(African National Congress (Congrès national Africain)) de Nelson Mandela, dans la lutte contre un régime
inique. Il s’agit donc des mouvements œuvrant pour l’indépendance totale de l’Afrique et l’instauration des
mêmes droits entre Blancs et Noirs, là où persiste une forme institutionnelle de discrimination. Par ailleurs, le
représentant de chaque zone culturelle a le titre de vice-président du CIF. C’est ce qui fait que ce comité ait
compté plusieurs vice-présidents.
312
de nombreuses expositions, concernant non seulement les sociétés africaines en elles-mêmes,
mais aussi les apports de la culture africaine au rayonnement du génie humain aussi bien à
partir du continent noir qu’à partir de la diaspora. Sont par exemple prévues des expositions
sur : « L’Afrique et l’origine de l’homme » (probablement au musée de Lagos), « Les arts
domestiques et traditionnels » ouverte à tous les pays participants (divers lieux selon les
pays), « Exposition artisanale » (lieu non encore défini, aucun pays en 1975 n’avait encore
fait parvenir l’inscription à cette exposition), « Exposition d’arts visuels » (ici les seules
inscriptions alors enregistrées sont celles du Royaume Uni et de l’Irlande), « Musique
traditionnelle » (aucun pays encore inscrit en 1975), « Livre » (aucun pays encore inscrit en
1975), « Costumes traditionnels » (aucun pays encore inscrit en 1975), « Architecture
traditionnelle et contemporaine » (pour ce qui est du cas particulier de cette exposition, le
souhait est émis que le gouvernement du Brésil s’en charge, plutôt que d’en laisser la tâche à
un professeur d’une université brésilienne, comme cela avait été prévu auparavant),
« Contribution noire à la science, la technologie et l’invention ». Le rapport présente cette
dernière exposition comme la plus importante :
C‟est l‟Exposition-clé du 2ème Festival Mondial des Arts Négro-africains. Exposition-clé, car c‟est la
première fois que le Noir essaie de découvrir son environnement, la contribution qu‟il a apportée à la
Science, la Technologie et l‟Invention655.
Dans la somme des expositions était aussi prévue celle de l’Unesco qui devait comprendre,
outre une projection de films, des livres sur l’art africain et océanien656. Par ailleurs, l’Institut
Leo Frobenius de la République Fédérale d’Allemagne s’était proposé de participer à
l’exposition du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains657 ; mais lors de la
655
« Rapport de la 6e réunion du Comité International du Festival tenue à Lagos du 26 juin au 1 er juillet 1975, à
M. Maurice Glélé », Archives de l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
656
Cf « Lettre de W. Tochtermann à Alioune Diop (date non précisée) ». Archives de l’Unesco :
7(=96)A066(669)"77"/II.
657
Leo Frobenius est un ethnologue allemand du XXe siècle dont les recherches ont abouti à une présentation de
l’homme noir, contraire à celle élaborée par l’Occident pour légitimer l’aventure coloniale. Ses idées auraient
d’ailleurs influencé l’émergence de la Négritude comme mouvement de pensée.
313
préparation du Festival, Alioune Diop n’avait pas retenu cette suggestion, pour des raisons
qu’il reste difficile de préciser.
Ainsi, pour les concerts, le Festival associait les musiques traditionnelles africaines,
traditionnelles afro-américaines, afro-latino-américaines, afro-caribéennes et australasiennes,
sans ignorer l’expression moderne de la musique dans les mêmes espaces géographiques et
culturels. Chaque type de musique bénéficiait d’un passage de plus de deux heures, 135
minutes précisément. Tous ces spectacles devaient se dérouler dans de vastes espaces couverts
ou ouverts :
In addition to the National Theatre, Glover Hall, and Rowe Park, the musical events will also take
place in these open theatres : Lagos State Stadium (10.000 seats), Railway Recreation (1.500 seats),
UAC Sports Grounds (3.000 seats) Festival Village (1.500)658.
Le théâtre quant à lui concerne plusieurs genres : la comédie, la tragédie, l’humour, le récital
de poèmes, des démonstrations autour de fables et légendes, et de la pantomime. Les
représentations théâtrales se déroulent essentiellement à Lagos, au Théâtre national ou dans la
grande salle de conférences.
658
« En plus du Théâtre national, du Glover Hall et du Rowe Park, les spectacles musicaux auront également
lieu dans espaces ouverts : Stade de Lagos (10 000 places), Loisirs des chemins de fer (1500 places), Terrain de
sport de l‟UAC (3000 places), Village du Festival (1500 places) » : « Basic facts about Festac », Festac ‟77, op.
cit., p. 144. Glower Hall ou encore Rowe Park désignent des salles de spectacles.
659
Ibid., op. cit., p. 141.
314
Le Théâtre national accueille les représentations cinématographiques qui se déroulent aussi
au Glover Hall et à l’Institut nigérian des affaires internationales. Les projections
cinématographiques concernent essentiellement les pays invités, les seuls à assurer une
diffusion en deux langues, le français et l’anglais, retenues comme les langues du Deuxième
Festival Mondial des Arts Négro-Africains de Lagos. Les films projetés au Festival devaient
obéir à des normes bien définies : « Films to be presented must be in 16 mm, 35 mm or 70
mm ; standard screen or cinemascope. The films must be in a standard copy »660. Les
catégories de films concernés sont : les longs métrages, les courts métrages, les
documentaires, les films pour enfants, et les dessins animés.
Les genres littéraires que se propose de promouvoir le Festival de Lagos sont : la poésie, les
fables et légendes, la littérature pour enfants, le roman. Les manifestations littéraires étaient
toutes prévues pour se dérouler à Lagos, notamment à l’université, à l’Institut des affaires
internationales et dans d’autres salles. A la différence du Premier Festival Mondial des Arts
Nègres de Dakar de 1966, il n’y a pas eu de compétition pour primer les meilleurs œuvres à
Lagos, mais une proposition de publier une anthologie des auteurs noirs et africains encore
peu ou pas connus : « In order to fill the gap created by the cancellation of literary
competitions, participants are invited to submit unpublished texts for possible inclusion in the
anthology of new black and african writting »662. Par ailleurs, au cours d’un gala furent
présentées les œuvres littéraires les plus importantes d’écrivains noirs et africains. Certaines
des œuvres présentées par le Festival y furent probablement vendues.
Enfin chaque zone proposa une exposition d’œuvres d’art correspondant au programme issu
de la sixième rencontre du Comité International du Festival et placé sous sa responsabilité.
L’exposition des œuvres d’art accordait en priorité une large part à l’Afrique, ensuite aux
660
« Les films présentés doivent être en 16mm, 35mm ou 70mm, écran standard ou cinémascope. Les films
seront en copie standard » : « Basic facts about Festac », Festac ‟77, op. cit., p. 145.
661
Cf Idem.
662
« Afin de combler le vide créé par l‟annulation des concours littéraires, les participants sont invités à
proposer des textes inédits qui pourraient figurer dans l‟anthologie de la nouvelle littérature noire et
africaine » : « Basic facts about Festac », Festac ‟77, op. cit., p. 149.
315
Africains de la diaspora et enfin aux influences de l’art africain dans la création artistique
européenne.
De son côté, l’Unesco entend soutenir les multiples initiatives des pays africains visant à
prolonger au sein de leurs communautés nationales, l’esprit et les leçons du Festival de Lagos.
A titre d’exemple, elle envisage apporter son concours à la création par le Nigéria d’un Musée
des arts négro-africains à Lagos. Tout ceci marque le renforcement des liens entre l’Afrique et
l’Unesco, envers qui les témoignages de reconnaissance ne tarissent pas. Le ministre
sénégalais de la culture a écrit ainsi au directeur général de l’Unesco : « Je puis dire que
Lagos a permis de renforcer le dialogue entre l‟Unesco et l‟Afrique pour l‟illustration de
notre identité culturelle »663.
663
« Lettre du Ministre de la culture du Sénégal au Directeur Général de l’Unesco, 12 mars 1977 ». Archives de
l’Unesco : 7(=96)A066(669)"77"/II.
316
Les conséquences du Festival de Lagos, s’expriment aussi dans une volonté de réexaminer
des notions tendant à définir et à qualifier la création artistique en Afrique et dans le monde
noir, qui se révélaient encore porteuses d’idéologies.
Selon Ben Enwonwu, il appartient aux Africains de déconstruire ces modèles et de proposer à
l’art africain un langage et des concepts pouvant lui correspondre, parce qu’exprimant sa
réalité profonde :
The terms African negro art, African traditional art, primitive art, tribal art and all such aesthetic
clichés which have become the currency of aesthetic evaluation of works of African art, must now be
reconsidered in the light of the present Africa view 664.
Le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains a aussi eu des conséquences sur la
vie des peuples noirs. En effet, en donnant lieu à un immense rassemblement des
communautés négro-africaines du continent et de la diaspora des Caraïbes, de l’Océan indien
et du Pacifique, il a permis, une fois encore, d’exprimer la conscience d’appartenir et de
partager un même héritage culturel. On retrouve là l’un des critères de la solidarité proposée
depuis le congrès de Paris de 1956 qui avait déjà offert aux intellectuels et artistes du monde
noir la possibilité de penser ensemble le devenir de leur commune civilisation.
665
C’est fort de cet enjeu que Dolores Kirton Cayou, s’appuyant sur l’exemple de la danse ,
relative à ce Festival, souligne dans son intervention, la présence et la vivacité de la culture
africaine outre atlantique. Ceci non seulement témoigne des liens qui persistent entre
l’Afrique noire et sa diaspora (ici caribéenne), mais aussi dégage les apports des peuples noirs
au rayonnement d’une culture universelle de plus en plus ouverte à différentes expériences.
664
« Les termes art négro-africain, art traditionnel africain, art primitif, art tribal et tous ces clichés esthétiques
qui sont devenus la mesure de l‟évaluation esthétique des œuvres d‟art africain, doivent être maintenant
réexaminés à la lumière du regard actuel sur l‟Afrique » : Enwonwu B., « African view of art », Festac ‟77, op.
cit., p. 52.
665
Cf Kirton Cayou D., « The Caribbeans », Festac ‟77, op. cit., p. 101. Il peut aussi être intéressant de lire dans
le même ouvrage, l’intervention de Gordon Briscoe sur les Aborigènes d’Australie, qui répond à la même
préoccupation que celle de Dolores Kirton. Cf Briscoe G., « The Aborigines » pp. 124-133.
317
Tout compte fait, que ce soit dans les Caraïbes, dans le Pacifique ou encore dans l’Océan
indien, la mise en exergue de traits communs entre communautés disséminées, en rapport
avec l’histoire ou la culture, a renforcé les liens qui existaient déjà ou créé ceux qui ne
demandaient qu’à l’être.
Sur ce dernier point, on peut réaffirmer que le Festival de Lagos a, comme celui de Dakar,
exalté une certaine solidarité des peuples noirs. On peut aussi constater qu’en dépit de
l’éviction du fondateur de Présence Africaine et de son absence aux festivités de Lagos et de
Kaduna, celles-ci auront porté la marque de son engagement et de son dynamisme, la marque
de son esprit de rassemblement, d’ouverture et de dialogue.
De la religion en général
Toute approche des conséquences du Festival de Lagos sur la religion nécessite que soit
revisité le rapport étroit entre religion et culture, entre religion et création artistique. Depuis le
Premier Festival Mondial des Arts Nègres tenu à Dakar en 1966, la relation entre art et
religion est incontestablement admise dans le monde noir comme nécessaire. Il y était en effet
apparu que la création artistique est au service de la religion et que la religion inspire la
création d’œuvres d’art. Cette relation s’est encore exprimée à travers les manifestations du
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains.
En effet, outre les multiples expositions d’œuvres d’art, dont la relation au sacré ne peut être
remise en cause, la relation entre art/culture et religion a fait l’objet d’une véritable réflexion
lors de la préparation du Festival et dans les travaux du colloque. C’est ainsi d’ailleurs que le
thème « Civilisation noire et Education » a inclus celui de « Civilisation noire et religion »,
étant entendu que l’identité africaine ne peut se définir sans la conscience religieuse, comme
on avait d’ailleurs pris soin de le préciser déjà au deuxième pré-colloque :
La religion est considérée en Afrique comme source fondamentale des valeurs de civilisation. Elle est
le fondement de la vie des individus et des sociétés, le principe de leur cohésion et de leur équilibre, la
base de toute éducation. A travers l‟histoire de nos peuples, la religion en Afrique comme dans la
Diaspora apparaît comme l‟un des facteurs déterminants de la sauvegarde et de la promotion de
notre identité culturelle666.
666
« Rapport général du 2e Pré-Colloque », art. cit., p. 63.
318
C’est dire que si l’Afrique se propose de se construire à travers une approche nouvelle en
matière d’éducation de ses populations, cette éducation n’entend pas évacuer la religion qui
continue alors d’apparaître comme le « ciment » de l’organisation sociale en terre africaine.
Ainsi l’influence du Festival, avant même de rayonner sur tel et tel aspect de la religion ou sur
tel ou tel type de manifestation du phénomène religieux, est d’abord à définir en lien avec la
religion considérée dans son ensemble.
Si l‟on admet que toute religion est toujours incarnée dans une culture, les religions chrétiennes,
musulmanes et autres, historiquement étrangères à l‟Afrique, elles, ne sont pas, comme la religion
traditionnelle, moulées dans les valeurs culturelles africaines. Mais dès lors qu‟elles ont été acceptées
par les Africains, elles cessent d‟être étrangères. Le problème à poser ou qui peut se poser est celui de
la récupération possible de la religion par des groupes d‟oppression, dont les intérêts sont opposés à
ceux des peuples. Les recommandations soumises à l‟attention des délégués au colloque, invitaient les
gouvernements et les théologiens à encourager les recherches sur la religion traditionnelle. Qu‟une
théologie africaine de la libération soit élaborée dans la lutte des peuples pour se libérer 667.
Every religious education in Africa is therefore in duty bound to serve as an urge to achieving
Goodness, Progress, Freedom and to struggle against any form of oppression, man‟s exploitation by
man668.
667
Sane J., « Civilisation noire et religion », ICA-Information, Spécial Festac ’77 : le colloque. Archives de
Présence Africaine.
668
« Tout enseignement religieux en Afrique est donc dans le devoir d‟inciter à la réalisation de la Bonté, du
Progrès, de la Liberté et de la lutte contre toutes les formes d‟oppression, de l‟exploitation de l‟homme par
l‟homme » : « Sub-Theme : Black civilization and Religion », Iwara A. U. et Mveng E. (dir.), Colloquium on
Black civilization and Education, op. cit., p. 147.
319
Dans ces conditions, la religion traditionnelle africaine elle-même ne peut plus apparaître et
être tolérée simplement comme un mémorial des ancêtres. Elle doit pouvoir exprimer
concrètement son engagement dans la vie des Africains si elle veut échapper à l’extinction qui
la menace.
De la même façon, dans la mesure où les luttes des peuples négro-africains sont des luttes
sociales, les religions dites « révélées » Ŕ l’islam, le christianisme et le judaïsme Ŕ sont
invitées à se définir et à se positionner vis-à-vis de la société africaine et des communautés
noires à travers le monde. Pour donner un sens au message qu’elles portent, elles doivent
s’adresser à « l’homme en situation ». Il importe donc désormais pour la religion en terre
africaine de prendre parti pour la liberté, l’égalité, la justice sociale. D’où la direction
presqu’indiquée à tout phénomène religieux en Afrique :
The problem that arises is, in fact, how religion can be wrested by oppresive groups, whose interests
are opposed to the peoples‟ (the use to which religion is put by racists). On the other hand, when a
religion is an element of cohesion, of national unity, of resistance to the invader, of contact with the
outside world, it is at the service of the people669.
Dans un premier temps, le Festival de Lagos n’a pas manqué de rappeler que, pour être
conforme à la réalité africaine, le catholicisme devait être animé par une dynamique venue de
la culture africaine. Des exemples l’ont d’ailleurs signifié, comme celui présenté par Dolores
Kirton Cayou, à partir de la danse africaine comme élément de culture. Aux Caraïbes, elle
continue de témoigner du lien profond qui existe entre la culture et la religion. C’est ainsi que
669
« Le problème qui se pose est, en effet, comment la religion peut être utilisée par des groupes oppresseurs
dont les intérêts s‟opposent à ceux du peuple (l‟utilisation de la religion par les racistes). Par ailleurs, quand
une religion est un élément de cohésion, d‟unité nationale, de la résistance à l‟envahisseur, de contact avec le
monde extérieur, il est au service du peuple » : « Sub-Theme : Black civilization and Religion », Colloquium on
Black civilization and Education, op. cit., p. 147.
320
la dimension religieuse de la danse s’exprime aussi bien dans une religion d’origine africaine,
comme le Vodun, que dans la religion chrétienne sans que cette dernière en soit altérée, de
quelque façon que ce soit, dans ce qu’elle a d’essentiel670. Tout ceci est mis en exergue dans
le rapport général du colloque du Festival de Lagos, que reçoit Présence Africaine, à la
demande d’Alioune Diop671. Ce rapport souline l’importance pour les religions dites révélées,
et donc le catholicisme, d’intégrer l’identité africaine dans leurs expressions :
Les responsables des familles religieuses veilleront également à la production d‟un matériel
pédagogique adapté aux traditions culturelles des fidèles : manuel d‟instruction religieuse, recueil
des chants, usage des langues, des instruments de musique, des ornements et vêtements du pays, dans
les cérémonies religieuses. Création d‟une iconographie et d‟une architecture religieuses
authentiques, inspirées par l‟art traditionnel…672.
Le véritable problème à surmonter ici reste le préalable du respect des peuples négro-africains
et de leur héritage culturel. Et il semble d’ailleurs que le catholicisme lui-même, pour
s’approprier les résolutions du concile de 1962-1965, doit accepter cette démarche. Dès lors,
tout ce qui participe du rayonnement de la personnalité africaine, comme la création
artistique, devrait aussi participer de l’expression de la religion chrétienne lorsqu’elle
s’adresse à l’Africain. Ceci exige le rejet de préceptes équivoques et même faux, ayant
marqué l’époque missionnaire, et toujours présents dans l’actualité en 1977, aussi bien en
Afrique que dans d’autres communautés noires disséminées. En ce sens, la position de Peter
Kross lors des travaux préparatoires du colloque du Festival, mérite une certaine relecture :
The notion that christians alone understand or know about God is absurd. The notion that no other
supernatural being exists besides the gods and spirits of their own mythology is equally absurd (…)
the notion that missionnaries have come to bring light into our world of darkness, that they have come
to elevate us from barbarism to “civilization” is completely anachronistic673.
670
Cf Kirton Cayou D., « The Caribbeans », art. cit., p. 101.
671
Cf « Lettre de la secrétaire administrative de l’Union des écrivains du monde noir à Alioune Diop (lettre non
datée) ». Archives de Présence Africaine.
672
« Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains. Colloque « Civilisation noire et Education : Rapport
général ». Archives de Présence Africaine.
673
« L‟idée que les chrétiens seuls comprennent ou connaissent Dieu est absurde. L‟idée selon laquelle aucun
autre être surnaturel, outre les dieux et les esprits de leur propre mythologie, n‟existe est également absurde
(…) l‟idée selon laquelle les missionnaires sont venus apporter la lumière dans notre monde de ténèbres, qu‟ils
sont venus nous élever de la barbarie à la "civilisation" est complètement anachronique ». Kross fait référence
ici aux positions de missionnaires chrétiens occidentaux. Kross P. « "A certain forein cult called christianity" :
Do we need it? », art. cit., p. 503.
321
Il apparaît simplement dans ces propos très sévères, que le Festival exige du catholicisme un
langage nouveau en ce qui concerne les peuples noirs. Ce langage nouveau doit être
désormais porté par un esprit de dialogue.
Le Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains a des incidences sur la religion
chrétienne, notamment sur le catholicisme, parce qu’il a contribué à définir l’identité africaine
et a proposé d’établir le dialogue entre les peuples ici présents et le catholicisme, sur la base
de conditions nouvelles. Car, comme le fait remarquer Engelbert Mveng, « là où l‟un des
partenaires est absent, le dialogue est escamoté »674. L’authenticité du dialogue dépend donc
de la présence effective de l’Afrique, assurée par le respect de son identité particulière,
porteuse de son âme et de ses aspirations profondes. Cette démarche exige de ce fait une
déconstruction des catégories de l’aliénation, qui mène à un travail démiurgique de re-création
et de ré-invention, dans le but d’aider les peuples de l’Afrique à se retrouver, au sein du
catholicisme, face à eux-mêmes, et non plus à des règles et institutions étrangères, voire
opposées. Pour Mveng, le Festival permettrait déjà d’y être675.
C’est fort de tous ces importants défis proposés par le Festival de Lagos à la religion
chrétienne et au catholicisme en particulier, que se dégage le rôle des responsables de toutes
les communautés religieuses. Pour l’Eglise catholique, il est celui de sa hiérarchie, aussi bien
en Afrique que dans d’autres parties du monde, où l’exigence d’une adaptation se révèle de
plus en plus opportune. En ce sens d’ailleurs, comme d’autres manifestations organisées par
Alioune Diop, le colloque du Festival a soutenu un langage africain de la religion chrétienne,
pour que celle-ci soit présente non seulement aux grands rendez-vous de l’histoire des peuples
noirs, mais encore qu’elle se montre active dans la promotion d’une éducation de la jeunesse
et dans une prise de position concrète en faveur de l’émancipation de la femme :
That heads of religious communities in Africa encourage and facilitate authentically african
experiences, and their expression by the liturgy, the sacred art and theological reflection. And that the
research undertaken in matters of spirituality should lay emphasis on the pluralistic character of
african religious life (…) That the religions in Africa give a greater place to the practical aspect of the
education of the youths and the emancipation of the african woman 676.
674
Mveng E., « A la recherche d’un nouveau dialogue entre le christianisme, le génie culturel et les religions
africaines actuelles », « Travaux préparatoires au colloque du Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-
Africains : "Civilisation noire et Education" », Présence Africaine, n° 95, 3e trimestre 1975, p. 459.
675
Cf Ibid., p. 463.
676
« Que les chefs des communautés religieuses en Afrique encouragent et facilitent des expériences
authentiquement africaines et leur expression par la liturgie, l‟art sacré et la réflexion théologique. Que les
322
Cette conclusion reprend celle du deuxième pré-colloque au sujet des religions « révélées », et
donc du catholicisme, quant à leur présence dans le monde noir. Il se confirme de ce fait que
le Festival de Lagos s’est inscrit dans une constante qui traverse l’engagement d’Alioune
Diop, depuis le Premier Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs de Paris, en 1956. Cette
constante exige non seulement que les peuples noirs accèdent au message chrétien, mais
encore que celui-ci leur soit transmis par des Africains, dans leur propre langage :
En théologie, il importe aussi que les messages des religions révélées soient accessibles à nos peuples
dans leur propre langage culturel. C‟est aux Africains qu‟il revient d‟assumer le message, de le
transcrire dans leurs langages et de l‟établir dans leurs propres institutions et mœurs 677.
recherches entreprises dans le domaine de la spiritualité mettent l‟accent sur le caractère pluraliste de la vie
religieuse africaine (…) Que les religions en Afrique donnent une plus grande place à l‟aspect pratique de
l‟éducation des jeunes et l‟émancipation de la femme africaine » : « Sub-Theme : Black civilization and
Religion », art. cit., pp. 147 et 148.
677
SAC, « Africaniser les disciplines de la culture », Présence Africaine, n° 92, 4e trimestre 1974, p. 92.
323
Chapitre VII
Le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres
Il est difficile d’expliquer ce projet, mais on peut toutefois supposer que celui-ci constituait
une réponse au vœu du Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, relatif à la tenue
régulière d’une manifestation culturelle de grande envergure sur le continent noir. C’est
certainement pourquoi, une fois les festivités de Lagos achevées, le fondateur de Présence
Africaine a réuni l’Association Internationale du Festival, pour une réorganisation de ses
instances dirigeantes et une révision de ses statuts.
D’après l’article 11 des nouveaux statuts, il est possible aux intellectuels de créer des
Associations Nationales du Festival, pouvant adhérer à l’Association Internationale. L’article
19 qui définit les attributions des membres du bureau de l’association, accorde des pouvoirs
très étendus au secrétaire général qui est désormais Alioune Diop, Aimé Césaire assurant la
présidence. Les pouvoirs du secrétaire général au sein de l’Association Internationale du
Festival apportent une preuve que le fondateur de Présence Africaine en était la pièce
maîtresse :
678
« Association Internationale du Festival Mondial des Arts Nègres : Statuts ». Archives de Présence Africaine.
324
Dans le sillage de la réorganisation de l’Association du Festival, un accord a été établi le 8
juin 1977 entre celle-ci représentée par Alioune Diop, et le gouvernement du Sénégal,
représenté par Assane Seck679. Cet accord permettait à l’association d’avoir un siège
permanent à Dakar. Ce siège a alors les mêmes locaux que la SAC.
Le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres ainsi envisagé, se situe dans la continuité du
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains. Par cet événement, les intellectuels
entendent prendre en compte, assumer et diffuser les résolutions du Festival de Lagos. Il
s’agit de leur donner, entre autres un mode opératoire en Afrique et dans les communautés
noires de par le monde. Ainsi, contrairement à une idée reçue, le nouveau Festival ne
constitue pas une contre réaction au Festival de Lagos, pas plus qu’on ne peut considérer
celui-ci comme un point de rupture, en dépit de la mise à l’écart d’Alioune Diop. D’ailleurs
l’argument du premier pré-colloque du Troisième Festival Mondial des Arts Nègres ne
manque pas de relever cette sorte de continuité à travers les évocations du Festival de 1977 au
Nigéria :
Le colloque du 2ème Festival (Lagos 1977) avait déjà adopté une série de résolutions relatives à
l‟éducation dans le monde noir. Il conviendrait d‟abord d‟aider à diffuser les conclusions du 2 ème
Festac (…) La Commission C se chargerait d‟améliorer et d‟enrichir les résolutions du colloque de
Lagos (1977) pour mieux former et responsabiliser les jeunes680.
C’est donc dans cette continuité qu’Alioune Diop définit un thème pour le colloque du
Troisième Festival Mondial des Arts Nègres : « Les peuples noirs comme communauté de
civilisation ». Alioune Diop avait initialement prévu deux pré-colloques pour préparer cette
réflexion au cœur du Festival. C’est ce qui ressort d’une correspondance à l’adresse du
directeur général de l’Unesco681. Il y est en effet précisé que le thème du colloque aura deux
sous-thèmes que sont : 1) Solidarité des peuples noirs, 2) Créativité des peuples noirs. Ces
sous-thèmes devaient faire l’objet de deux pré-colloques à Dakar (Sénégal), du 20 au 23
septembre 1979 et à Fort-de-France (Martinique) en 1980. La lettre signée d’Alioune Diop et
d’Aimé Césaire donnent par ailleurs les raisons qui justifient le thème en question, ainsi que
ses orientations :
679
« Accord de siège entre la République du Sénégal et l’Association Internationale du Festival des Arts
Nègres ». Archives de Présence Africaine.
680
« Argument du 1er pré-colloque du 3e Festival ». Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6). Cet argument
est signé d’Alioune Diop et d’Aimé Césaire.
681
Cette correspondance était aussi une invitation adressée au directeur général de l’Unesco, à participer au
premier pré-colloque de ce Festival.
325
Le choix du thème central et de ses sous-thèmes est fondé sur le fait qu‟en s‟interrogeant sur les
problèmes majeurs auxquels le Monde Noir se trouve confronté aujourd‟hui, on s‟aperçoit qu‟en
dernière analyse, ils peuvent être ramenés à deux : 1) le sous-développement, 2) l‟aliénation
culturelle. Ces fléaux, vous le savez, constituent ce qui reste de plusieurs siècles d‟esclavage et de
domination des puissances occidentales sur l‟Afrique au Sud du Sahara et dont les pressions voire les
violences économiques, techniques, politiques, et culturelles ne cessent de se renforcer682.
Les sous-thèmes de cette principale thématique ont donc pour but de rendre plus explicite le
thème choisi pour le colloque du Festival. Et par delà les explications apportées à ce thème à
travers ses principales articulations, il est question de proposer des solutions concrètes à la
fragilité des peuples noirs.
En 1979, l’organisation du thème proposé par Alioune Diop connaît de légères modifications.
Et de fait, les problèmes fondamentaux du monde noir ont été élargis à trois : 1) Le sous-
développement économique et scientifique, 2) L’aliénation culturelle, 3) La dépendance. Dès
lors, on passe de deux à trois pré-colloques, avec des déplacements de calendrier683. Ces pré-
colloques sont prévus respectivement à Dakar sur le thème : « Dimensions mondiales de la
communauté des peuples noirs » (1980) qui a fini par devenir « Dimensions mondiales de la
civilisation noire » ; à Fort-de-France sur le thème : « Solidarité entre peuples noirs » (1981) ;
à Ife sur le thème : « Créativité des peuples noirs » (1982).
Par ailleurs, l’ « Atlas des peuples noirs » devait être publié. Le premier pré-colloque connut
deux ajournements, passant de septembre 1979 à janvier 1980, puis de janvier 1980 à
décembre 1980684. Si le premier report peut-être relié à des problèmes d’organisation, le
Sénégal justifie le second report en invoquant « des raisons indépendantes de sa volonté »685.
Toutefois, une fois l’idée du Troisième Festival Mondial des Arts Nègres émise, son
organisation et ses buts semblent déjà clairement définis. Et même, nombre d’activités et
d’initiatives relevant de sa préparation sont mises en route. S’y trouve en bonne place la
sollicitation de l’Unesco comme organisation partenaire.
682
« Lettre de l’Association du Festival Mondial des Arts Nègres », 1er décembre 1978. Cf Archives de
l’Unesco : 008A01SAC/066(6).
683
Cf « Argument du pré-colloque de Dakar sur "Les dimensions mondiales de la civilisation noire ». Archives
de Présence Africaine. Cet argument est signé d’Alioune Diop et d’Aimé Césaire au nom de l’Association
International du Festival Mondial des Arts Nègres, et daterait de 1979.
684
Cf « Lettre du Vice Chancelier de l’université d’Ibadan (Nigéria) à Alioune Diop, 23 juillet 1979 ». Archives
de Présence Africaine.
685
Cf « Lettre du Ministre d’Etat sénégalais chargé de la culture à Alioune Diop, 20 novembre 1979 ». Archives
de Présence Africaine.
326
L’implication de l’Unesco
Dans le cadre de la préparation du Troisième Festival Mondial des Arts Nègres, la
participation de l’Unesco est de nouveau sollicitée. Son concours apparaît désormais naturel ;
comme le disait son directeur général lors du colloque tenu pendant le Festival de Lagos, le
partenariat de l’Unesco avec l’Afrique et les peuples noirs se veut solide et constant. Pour
concrétiser sa participation à la préparation et à la célébration du Troisième Festival Mondial
des Arts Nègres, lors de la 20e session de sa Conférence Générale, l’Unesco a approuvé le
versement d’une allocation de 110 000 dollars à l’Association Internationale du Festival686.
Fort de ce soutien inconditionnel, Alioune Diop, adresse une invitation au directeur général de
l’Unesco à participer au premier pré-colloque. En effet, le fondateur de Présence Africaine
entend miser sur l’autorité dont jouit cette personnalité pour intéresser l’élite du monde noir à
cette nouvelle initiative :
Il serait souhaitable que le Directeur général de l‟Unesco saisisse l‟occasion pour inviter les autorités
scientifiques, culturelles et pédagogiques du monde noir à conquérir la maîtrise scientifique de la
connaissance de l‟Afrique. Une telle maîtrise pourrait alors se transmettre progressivement au peuple
africain, de génération en génération et pour le plus grand bien du Monde Noir687.
Le directeur général de l’Unesco ne put participer au premier pré-colloque, mais fit lire un
message par son représentant. Cette présence de l’Unesco dès le commencement des activités
préparatoires au Troisième Festival Mondial des Arts Nègres confirme la volonté du
fondateur de Présence Africaine de faire jouer à cette organisation un rôle important dans
l’appel lancé au monde noir, pour qu’il relève les défis de cette deuxième moitié du XXe
siècle, largement entamée. Elle atteste par ailleurs que l’Unesco est plutôt favorable à un tel
rôle. C’est en ce sens donc qu’il convient aussi de voir tout le soutien de l’Unesco aux
multiples sollicitations de la SAC. Par ailleurs, Alioune Diop a proposé de mettre sur pied une
collaboration d’un genre nouveau entre l’Association Internationale du Festival688 et
l’Unesco, afin de renforcer les liens entre les deux organisations.
327
établis entre l’Unesco et l’Association Internationale du Festival ; celle-ci aurait été ainsi plus
proche de l’Unesco que des gouvernements africains, ce qui aurait garanti le statut non
gouvernemental de l’Association du Festival Mondial des Arts Nègres689. La volonté
d’Alioune Diop était donc de contourner les gouvernements africains ; ceux-ci restent
pourtant les garants de l’adoption d’une politique conforme aux résolutions des Festivals
africains se rapportant aux changements à mettre en place au sein des sociétés africaines.
L’on peut comprendre que les incidents de Lagos aient pu amener Alioune Diop à une telle
prise de position, mais on ne peut manquer de penser que la séparation entre l’Association
Internationale du Festival et les Etats africains, aurait pu être préjudiciable tant à l’Institution
du Festival qu’aux bons rapports entre l’Unesco et les Etats africains. C’est probablement
pourquoi l’Unesco désapprouva une telle initiative, comme en témoigne une correspondance
interne de l’organisation internationale :
L‟Unesco a toujours apporté son assistance au Festac (Dakar, Alger, Lagos 1977), en général par
l‟intermédiaire des Etats membres et en particulier le pays hôte. Il faudrait maintenir cette politique
et éviter de faire du Festac une affaire SAC/Unesco. Il me semble que le Festac est un organisme
indépendant de la SAC, sinon, l‟intégrer dans les activités de la SAC et partant, à la subvention
Unesco-SAC690.
Le thème retenu
Le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres, comme les précédents, entend s’articuler
autour de spectacles, d’expositions, et d’un colloque comme élément central. Le thème de ce
colloque, « Les peuples noirs comme communauté de civilisation », évoque la solidarité du
monde noir, ses fondements, sa mise en œuvre, ses orientations. Par ailleurs, ce thème
recentre le Festival sur les peuples noirs et se démarque en cela de celui du Festival de Lagos
qui a associé à ses manifestations des communautés arabes et berbères de l’Afrique du Nord.
689
Cf « Lettre de M. A. Tay à M. Pouchpa Dass sur les rapports Festac-Unesco », 26 novembre 1979. Archives
de l’Unesco : 008A01SAC/066(6).
690
Il s’agit de la réponse de M. Glélé à M. Pouchpa Dass. Celle-ci est écrite avec un stylo à bille sur la
correspondance reçue par M. Pouchpa Dass de M. Tay, au nom de la SAC. En fait c’est cette réponse que
recevra finalement la SAC dans une lettre officielle signée de M. Pouchpa Dass. Cf Archives de l’Unesco :
008A01SAC/066(6).
328
Malgré tout, il était prévu la participation du Maroc au premier pré-colloque du Troisième
Festival Mondial des Arts Nègres691. Au regard des conséquences de la participation des pays
arabes au colloque du Festival de Lagos, on a peine à comprendre ce revirement qui consiste à
les associer aux réflexions du premier pré-colloque. Est-ce pour prévenir d’éventuelles
dissensions telles que celles qu’on a connues à Lagos ? Le Festival qui s’annonce se veut-il
plus ouvert que les précédents ? Il reste difficile d’éclairer les motivations du fondateur de
Présence Africaine quant à cette orientation. Et les sources actuellement disponibles ne
permettent pas de répondre à ces questions.
Indépendamment des questions que pose l’éventuelle participation des pays arabes aux
travaux du premier pré-colloque, la question de l’avenir des peuples noirs semble rester la
principale préoccupation de Diop et Césaire. Pour ceux-ci les peuples noirs peuvent échapper
à la phagocytose culturelle, économique, politique et technique qui les menace, malgré les
indépendances africaines, à condition de pratiquer la solidarité, qui doit devenir un idéal
poursuivi librement et un projet commun exprimé dans des décisions et de orientations
concrètes de vie et d’avenir. Il s’agit là d’une exigence fondamentale qui, dans la situation du
monde noir, appelle une véritable prise de conscience de ce qu’il y a effectivement lieu de
faire :
Cette solidarité volontaire exige à son tour, une prise de conscience des peuples noirs, voire une
maîtrise de leur dimension mondiale, prise de conscience et maîtrise qui doivent être l‟œuvre des
élites organiquement intégrées dans la vie de leurs peuples692.
Les grandes lignes du colloque s’inscrivent dans cette direction. Alioune Diop pose les
problèmes du monde noir de manière encore plus précise. C’est ce qui ressort de la
correspondance qu’il adresse au directeur général de l’Unesco693.
691
Cf « Lettre du chef du cabinet du ministre de l’Education nationale et de la formation des cadres du Royaume
du Maroc, 26 juillet 1979 ». Archives de Présence Africaine.
692
« Argument du 1er pré-colloque du 3e Festival ». Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6).
693
Cf « Lettre d’Alioune Diop à Amadou Mahtar M’Bow, Directeur général de l’Unesco », 13 juillet 1979.
Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6).
329
pré-colloque justement : « Alioune Diop avait fixé le thème de ce 1er Pré-Colloque et préparé
sa réalisation… »694.
Cette rencontre qui rassemble de nombreux intellectuels africains, après le décès du fondateur
de Présence Africaine, s’inscrit dans la fidélité aux intentions de ce dernier. Ce pré-colloque
constitue aussi bien une restitution de la pensée d’Alioune Diop qu’un hommage qui lui est
rendu. Le pré-colloque est aussi, conformément à l’esprit de ce Festival, un prolongement du
Deuxième Festival Mondial des Arts Négro-Africains dont on se propose alors de diffuser les
résolutions :
Il convenait d‟abord d‟aider à diffuser ces conclusions du 2 e F.E.S.T.A.C. mais l‟on devait relire ces
résolutions et à partir d‟elles améliorer la manière dont la jeunesse devrait se préparer à prendre en
main la mission de décoloniser, de dynamiser et de développer notre communauté de civilisation (au
niveau national et international)695.
Ensuite, comme l’avait voulu et souhaité Alioune Diop, le pré-colloque constitue une
interpellation adressée aux intellectuels du monde noir, pour la maîtrise de tout ce qui
concerne les peuples noirs. Cette tâche qui s’avère urgente appelle une réelle mobilisation et
une importante solidarité. La secrétaire générale de la SAC et de l’Association Internationale
du Festival, Christiane Yandé Diop, ne manque pas de rappeler l’objectif de ces travaux :
Ainsi, le défi que se donne de relever le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres, et que
présente déjà le pré-colloque s’annonce vital pour les peuples noirs, ce d’autant plus que les
phénomènes de mondialisation et de globalisation, qui ont commencé à se manifester, se
précisent de plus en plus à ce moment là et constituent une réelle menace pour des peuples
cherchant à reconquérir leur identité, sur fond de fragilité. Le message de Christiane Diop,
lors de l’ouverture de cette rencontre est un vrai cri d’alarme :
694
« Discours de Madame Christiane Yandé Diop », « 1er Pré-Colloque du 3e Festival Mondial des Arts Nègres :
"Dimensions mondiales de la Communauté des peuples noirs" », Présence Africaine, n° 117-118, 1er et 2e
trimestres 1981, p. 14.
695
SAC, « Thème du 1er Pré-Colloque », « 1er Pré-Colloque du 3e Festival Mondial des Arts Nègres :
"Dimensions mondiales de la Communauté des peuples noirs" », p. 5-6.
696
« Discours de Madame Christiane Yandé Diop », « 1er Pré-Colloque du 3e Festival Mondial des Arts Nègres :
"Dimensions mondiales de la Communauté des peuples noirs" », art. cit., p. 14.
330
Un processus d‟homogénéisation des consciences se développe aujourd‟hui selon les normes de la
civilisation industrielle occidentale, nivelant les différences, massifiant les personnes, informant les
esprits selon un modèle unidimensionnel. L‟accomplissement d‟une telle universalité froide – venue
d‟ailleurs – faisant fi de la riche multiplicité et de la diversité des manières humaines, et
méconnaissant singulièrement celles de nos peuples si exposés, si démunis, correspondrait à un
"ethnocide"697.
La réponse de l’Afrique et du monde noir doit pouvoir s’enraciner dans la réalité africaine, ce
qui nécessite un effort commun de tous les Africains. Partageant un même passé douloureux
et des racines communes, les peuples noirs doivent nécessairement s’unir pour trouver une
issue. La communauté d’héritage, telle que l’ont montrée les Festivals Mondiaux des Arts
Nègres, constitue un préalable important. Aller plus loin en menant des actions concrètes
serait encore plus important ; comme l’affirme Théophile Obenga : « Aujourd‟hui, au seuil de
la troisième décennie, l‟Afrique noire n‟a plus un langage propre pour dire sa volonté
politique, ses angoisses, ses révoltes et ses espérances »698.
Des suggestions concrètes doivent être adressées en priorité aux pouvoirs publics, aux
hommes politiques et aux intellectuels. Théophile Obenga tient des propos qui montrent que
le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres pourrait se tourner contre nombre de régimes
politiques en Afrique noire présentant un caractère violent, répressif et même liberticide :
Les conditions sanitaires et nutritionnelles traduisent toute la gravité des problèmes du sous-
développement. On ne sait pas où va exactement le travail humain en Afrique noire. Les politiques,
instables, affectionnant le goût de la surenchère, créent partout la sclérose sociale, l‟habitude de se
taire et d‟applaudir sans explication699.
Le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres pourrait ainsi se présenter sous un jour
politique. L’interpellation contenue dans ce pré-colloque souligne la problématique des
rapports entre l’élite et le peuple. La distance existant entre ces deux classes sociales ne
s’explique que par le comportement de certains politiques et les dérives de certains régimes
postcoloniaux. D’où la nécessité de donner une forme concrète à la solidarité sans laquelle,
rien ne peut garantir la survie de l’Afrique :
La solidarité du monde noir, sous peine de rester un discours platonique, une simple imprécation sur
le sort actuellement dévolu au monde noir, doit chercher ses fondements et ses justifications dans tous
697
Idem.
698
Obenga Th., « Introduction générale », « 1er Pré-Colloque du 3e Festival Mondial des Arts Nègres :
"Dimensions mondiales de la Communauté des peuples noirs" », p. 29.
699
Ibid., p. 32.
331
les secteurs où ce monde noir est en danger de mort, comme communauté de civilisation porteuse
d‟espoir pour des millions de Noirs et pour l‟humanité toute entière 700.
Pour Geoges Ngango, l’un des domaines où le monde noir est le plus en danger est sa
situation économique. Il constate que sans une réelle croissance économique, sans une prise
de conscience de la nécessité de construire et d’inventer, sur le plan économique, un modèle
de société original, la dépendance et la tutelle perdureraient et la solidarité serait alors une
chimère. La disposition importante à prendre consiste à rechercher une voie débouchant sur
une vision de l’homme et de la société, qui ne soit pas une simple « copie certifiée » d’une
solidarité de type occidental. Le mythe de la perfection occidentale doit être rejeté :
Il s’agit dès lors, selon Ngango, de repenser en terme plus large, la problématique de la
solidarité des peuples noirs, de reconsidérer les structures internationales qui ne peuvent
garantir le développement économique de l’Afrique. Les peuples noirs doivent prendre toutes
les mesures de la situation défavorable dans laquelle ils sont enlisés :
Ainsi, au lieu d‟être ou de devenir un facteur positif de solidarité des peuples noirs, l‟économique tend
à se constituer en obstacle insurmontable à la solidarité : chaque peuple, recroquevillé à l‟intérieur
de ses frontières nationales, se battant désespérément contre la misère matérielle savamment
entretenue, devient presque sourd (abasourdi qu‟il est !) aux impératifs de la solidarité, et tend
davantage l‟oreille vers les sirènes qui lui chantent les bienfaits de la coopération prioritaire avec les
pays riches702.
700
Ngango G., « Les dimensions économiques de la solidarité du monde noir », « 1er Pré-Colloque du 3e Festival
Mondial des Arts Nègres : "Dimensions mondiales de la Communauté des peuples noirs" », p. 112.
701
Ibid., p. 114.
702
Ngango G., « Les dimensions économiques de la solidarité du monde noir », art. cit., p. 119.
332
Il s’agit donc en définitive pour les Africains de se tourner d’abord les uns vers les autres. La
solidarité économique ne peut avoir un sens et constituer une solution à leurs problèmes, qu’à
condition de la vivre tout d’abord entre eux. Ensuite seulement, ils pourront s’ouvrir à une
solidarité avec d’autres peuples et aux institutions économiques internationales.
Cette solidarité des peuples noirs comme communauté ne peut s’exprimer sans tenir compte
de l’expérience religieuse, dimension importante de la personnalité africaine. Mais le
foisonnement des expressions religieuses n’aide pas à l’élaboration facile d’une solution :
La question se pose d‟autant plus que les peuples noirs sont animistes, juifs, chrétiens, musulmans ou
marxistes athées. Or toutes ces religions ou idéologies marquées par des cultures et des civilisations
toutes différentes présentent par le fait même, des divergences notoires703.
Pour Honorat Aguessy, la réponse à cette question difficile pourrait résider dans le socle de la
religion traditionnelle africaine, qui serait un réel facteur identitaire et dont les survivances et
les expressions nouvelles, surtout outre-Atlantique, ne peuvent être remises en cause. Pour lui
l’expérience religieuse traditionnelle africaine atteste une certaine unité entre les peuples
noirs, y compris en dehors du continent africain. Il y voit le fondement d’une communauté,
qui subsiste par-delà les diverses expressions religieuses historiques et culturelles :
Les dimensions spirituelles de la vaste communauté noire dispersée dans les quatre coins du monde
doivent constituer, pour nous, la boussole permettant de déceler le message le plus inaltérable de nos
cultures et civilisations. Ce message est aussi vivifiant en Afrique que dans les régions de la diaspora
africaine704.
703
Ngonded Seck J., « Dimensions spirituelles mondiales de la communauté des peuples noirs », « 1er Pré-
Colloque du 3e Festival Mondial des Arts Nègres : "Dimensions mondiales de la Communauté des peuples
noirs" », p. 149.
704
Aguessy H., « Dimensions spirituelles : religions traditionnelles africaines », « 1er Pré-Colloque du 3e Festival
Mondial des Arts Nègres : "Dimensions mondiales de la Communauté des peuples noirs" », p. 138.
333
Le Troisième Festival après la mort d’Alioune Diop
On pourrait croire que le décès du fondateur de Présence Africaine survenu le 2 mai 1980 eût
mis fin aux préparatifs d’un Troisième Festival Mondial des Arts Nègres. Mais son épouse,
Christiane Yandé Diop, en a assuré la continuité, en assumant les fonctions de son mari.
Toutefois, la mobilisation n’a pas été aussi forte que lors des Festivals précédents.
L’enthousiasme des pays africains pour cet événement ne semblait d’ailleurs déjà pas partagé
alors qu’Alioune Diop était encore en vie, comme en témoigne une réponse du gouvernement
gabonais à l’idée d’un nouveau Festival :
Monsieur le Secrétaire Général, suite à votre lettre du 19 janvier 1979 sur l‟organisation en 1981 du
Troisième Festival des Arts Nègres, j‟ai l‟honneur de vous informer que notre pays ne pourra pas
encore participer à cette manifestation vue notre structure qui est encore en pleine réorganisation 706.
Outre la réorganisation des structures étatiques qui touche de nombreux pays africains, la
crise économique et les plans d’ajustement structurel ne permettent plus à la plupart des Etats
africains de participer à des manifestations d’envergure, comme le Festival qui s’annonce,
encore moins de les soutenir.
D’ailleurs dans une importante correspondance de Mme Alioune Diop à l’Unesco, on peut
constater que de nombreuses irrégularités commencent à peser sur l’organisation du prochain
Festival707. Ceci n’est pas seulement dû à l’absence d’Alioune Diop, mais aussi aux difficultés
705
Cf « Lettre d’Alioune Diop au Vice Chancelier de l’université d’Accra (Ghana), 21 mai 1979 » ; « Lettre
d’Alioune Diop au Vice Chancelier de l’université de Nairobi (Kenya), 21 mai 1979 » ; Lettre d’Alioune Diop
au Vice Chancelier de l’université de Monrovia (Libéria), 21 mai 1979 » ; « Lettre d’Alioune Diop au Vice
Chancelier de l’université de Port d’Espagne (Trinité et Tobago), 21 mai 1979 » ; « Lettre d’Alioune Diop au
Vice Chancelier de l’université de Georgetown (Guyane), 21 mai 1979 »… Archives de Présence Africaine.
706
« Lettre N° 413-MININFO/SG du Ministre de l’information, de l’Animation idéologique et des Relations
avec les institutions à Monsieur le Secrétaire général de l’Association Internationale du Festival Mondial des
Arts Nègres, 9 février 1979 ». Archives de Présence Africaine.
707
Cf « Lettre de Mme Alioune Diop à M. Amadou Mahtar M’Bow, Directeur général de l’Unesco, au nom de la
SAC », 30 juillet 1980 ; « Lettre de Mme Alioune Diop à M. Pouchpa Dass, au nom du Festac », 27 décembre
334
auxquelles les Africains sont alors confrontés. Outre des difficultés d’ordre économique, de
nombreux intellectuels ont pris le chemin de l’exil, du fait de leur opposition aux régimes en
place. On comprend dès lors que Mme Diop réitère l’invitation adressée à l’Unesco dont le
soutien est plus que jamais nécessaire.
Dans le cadre des préparatifs du Festival, une réunion des ministres de la culture de l’Afrique
noire et de sa diaspora s’est tenue à l’issue du premier pré-colloque en 1980 à Dakar. Cette
rencontre après avoir reconnu l’intérêt de l’engagement de la SAC pour l’Afrique et le monde
noir, a étudié le budget du Troisième Festival Mondial des Arts Nègres708, et conclu que ce
Festival devait être ramené à des proportions plus modestes. Autrement dit, les grands
événements initialement connues à Dakar et à Lagos ne peuvent plus être supportées par les
Etats, touchés par une forte récession économique. Cette proposition semble aussi être le
moyen d’assurer la survie du Festival ; et ainsi, des Etats encore hésitants, mais désireux
d’abriter un tel événement, pourraient supporter le coût d’une manifestation de moindre
ampleur. C’est dans le but de répondre à cette proposition pertinente que madame Alioune
Diop a demandé à l’Unesco d’organiser une mission chargée d’évaluer le coût d’un Festival
de moyenne envergure :
Mme Diop souhaite une mission de deux consultants qui se rendront respectivement (i) au Gabon,
Cameroun et Zaïre ; (ii) au Togo, Niger et Côte d‟Ivoire. Les consultants devront faire sur place, dans
les pays visités, l‟inventaire de l‟infrastructure existante et évaluer la capacité de chacun des pays à
abriter le prochain Festival ; ils devront également évaluer "les implications financières d‟un Festival
de moyenne envergure" et déterminer différentes sources de financement709.
Les études prévisionnelles menées pour déterminer lequel des pays, parmi les six désignés
après le premier pré-colloque, pouvait abriter le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres,
ont confirmé que la situation financière et infrastructurelle de ces pays était fort difficile. Bien
1980 ; « Lettre de Mme Alioune Diop au Directeur général de l’Unesco, au nom du Festac », 27 décembre 1980.
Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6). Ces lettres ne sont que quelques exemples parmi tant d’autres.
708
Cf « Réunion des ministres de la culture du monde noir (17-18 décembre 1980) ». Archives de Présence
Africaine ; « Notes sur un projet de budget du 3e Festival Mondial des Arts Nègres ». Archives de Présence
Africaine.
709
« Lettre de M. Glélé à M. Pouchpa Dass », 20 janvier 1981. Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6).
335
que les situations du Gabon et du Zaïre (actuellement République Démocratique du Congo)
fussent favorables, il n’en demeure pas moins que la tenue du Festival commençait à relever
d’une faible probabilité :
Parmi tous les pays visités, seul le Zaïre semble prêt, à l‟heure actuelle, pour accueillir la 3 ème édition
du Festival. Les infrastructures sont suffisantes et la volonté politique n‟y est pas absente. Le Gabon
pourrait accueillir le Festival à moyen terme mais il y existe certaines réticences (compte tenu de
précédents fâcheux). Il s‟avère difficile de déterminer pour le moment les incidences financières d‟un
Festival dans un de ces pays710.
Un pré-Festival était aussi envisagé, il devait se tenir du 28 juin au 13 juillet 1985, au Sénégal
probablement. Il comprenait un symposium sur le thème « Monde noir et panafricanisme »,
prévu du 8 au 12 juillet, ainsi qu’une quinzaine de la musique africaine. Certaines hautes
personnalités de l’Afrique noire devaient y participer : des présidents tels que Abdou Diouf du
Sénégal, Joseph Mobutu Sesse Seko du Zaïre, Julius Nyerere de la Tanzanie ou encore
Léopold Sédar Senghor, ancien président du Sénégal. Aucun rapport n’existant sur ce pré-
Festival Ŕ ou s’il en existe, il est inaccessible Ŕ on ne peut dire si celui-ci eut lieu.
Le symposium prévu lors de ce préalable au Troisième Festival Mondial des Arts Nègres se
proposait de développer des réflexions qui, prolongeant l’esprit de Lagos, auraient eu trait aux
problématiques nouvelles relatives à la situation du monde noir et aux voies possibles de
solution, dont le panafricanisme, entendu non plus comme une simple idée ou une idéologie,
mais comme une manifestation concrète capable de susciter une véritable émulation. C’est
donc en ce sens qu’il s’est agi de « réfléchir sur une nouvelle problématique du monde noir et
du panafricanisme dans le contexte des bouleversements technologiques et civilisationnels en
cours et ce, dans la perspective d‟élaboration d‟une composante culturelle et scientifique au
plan de Lagos »711.
710
« Rapport de mission d’évaluation d’infrastructures dans quelques pays susceptibles d’accueillir le prochain
Festival Mondial des Arts Nègres », 21 décembre 1982. Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6). La position
du Gabon sur la possibilité d’abriter le festival est antérieure à la réunion des ministres de la culture et à la
mission d’évaluation de l’Unesco. Ce pays n’aurait fait que confirmer ses positions en ce sens. Cf « Lettre du
Ministre d’Etat sénégalais chargé de la culture à Alioune Diop, 28 juin 1979 ». Archives de Présence Africaine.
711
« Pré Festival de la culture nègre ». Archives de l’Unesco : 008A01SAC/066(6).
336
traditionnels et modernes installés en Afrique ou à l’étranger. De même, de grands artistes
musiciens de l’Afrique et de sa diaspora y étaient prévus comme invités712.
En ce qui concerne par exemple l’enquête pour savoir quel pays pourrait accueillir le
Troisième Festival Mondial des Arts Nègres, les échéances de remise de rapport furent
repoussées à plusieurs reprises, témoignant des défaillances que l’on ne pouvait que constater.
Ainsi, le rapport de l’Association Internationale du Festival à adresser à l’Unesco, qui devait
être rendu le 31 décembre 1981 fut renvoyé au premier trimestre 1982. Et malgré ce report,
les délais ne furent pas respectés, si bien que la secrétaire générale de l’Association
Internationale du Festival demanda un autre moratoire pour la fin de l’année 1982.
Dès lors, cette irrégularité dans la collaboration entre deux organisations dont les relations
avaient jusqu’alors été caractérisées par une constante, va déplaire à plus d’un responsable au
sein de l’Unesco. Et sur ce point la correspondance entre les responsables du Festac et
l’organisation culturelle internationale est traductrice d’une tiédeur s’installant
progressivement, sur l’organisation du Troisième Festival Mondial des Arts Nègres.
Ainsi, l’Unesco dut revenir sur une décision pourtant prise dans une Conférence Générale,
quoique des difficultés budgétaires fussent mises en avant, pour surseoir son soutien financier
au Troisième Festival Mondial des Arts Nègres. C’est sans difficulté apparente que l’Unesco
annonça son retrait, comme on peut le lire dans une lettre considérée comme la conclusion du
rôle de l’Unesco au sein du Troisième Festival Mondial des Arts Nègres :
J‟ai le regret de vous informer que, par suite des coupures budgétaires intervenues au mois de juin
1985, la contribution financière de 11000 dollars qui vous avait été proposée le 23 octobre 1984 n‟est
plus disponible713.
712
Idem.
713
« Lettre de M. Augustin Gatera à M. Iwiyè Kala-Lobe », 13 août 1985. Archives de l’Unesco :
008AO1SAC/066(6).
337
Cette lettre a donné un véritable coup de grâce à la dynamique du Troisième Festival Mondial
des Arts Nègres. Et depuis lors, le Troisième Festival Mondial des Arts Nègres comme projet
du fondateur de Présence Africaine s’est éteint définitivement.
338
Conclusion partielle
La réalité africaine telle qu’elle s’est donnée à voir à travers les manifestations que sont les
trois Festivals initiés sous la houlette d’Alioune Diop est apparue comme vivante. La vivacité
qui la caractérise se situe dans sa capacité à féconder pour les peuples noirs d’une manière
générale, un ordre nouveau. En ce sens, ces manifestations ont largement participé à la
reconnaissance des différences qui fonde la véritable solidarité, au bénéfice de l’Afrique. En
effet, le fait que ces Festivals se soient donné une dimension mondiale, puisque les cinq
continents y étaient représentés, ne permettait pas seulement de mesurer le rayonnement de la
culture africaine dans la vie d’autres peuples. Il y avait aussi là, un témoignage de ce que la
croissance de la conscience humaine se fait à travers des enrichissements successifs et divers.
Ceci permet de réaffirmer que les Festivals mondiaux des arts nègres répondaient bien à
l’idéal du mouvement intellectuel Présence Africaine. Ces grands événements culturels qui
ont marqué l’Afrique du XXe siècle ne célébraient pas seulement la créativité africaine, mais
bien à travers elle, le génie humain en toute son expression. C’est ce qui donne sens à
l’enrichissement reconnu de l’art africain à la création artistique occidentale.
Et parce que l’esprit de Présence Africaine n’exclut aucun apport qui participe du
rayonnement de l’Afrique et de sa diaspora, la religion y a trouvé une place importante. Cette
place ne tient pas seulement au fait que l’Africain est un être religieux, mais davantage à ce
que la religion est l’âme de la culture, de toute culture, comme aimait à le redire Alioune
Diop. De ce fait, on ne pouvait donc célébrer la création artistique qui s’inscrit dans la culture
sans que la dimension religieuse n’y prît place. C’est ainsi que dans la trajectoire définie à
cette démarche, on peut vraiment dire que la problématique de la rencontre entre le
catholicisme et l’identité africaine ne peut être soldée sans référence à la création artistique
qui participe pleinement de la manifestation de cette identité. De même, il est difficile de
définir la création artistique comme élément de réponse à cette problématique, si celle-ci n’est
pas située en rapport avec la religion.
On comprend alors que le sens des Festivals mondiaux des arts nègres est revêtu d’une
dimension essentielle à la réalité africaine. Comment aurait-il d’ailleurs pu en être autrement ?
Comment la célébration de la création artistique aurait-elle pu apparaître comme un point
important dans le processus de renaissance culturelle africaine, sans considérer que la
déconstruction de la personnalité africaine a aussi une dimension religieuse ? La religion
chrétienne pour sa part s’est présentée dans la célébration de la création artistique africaine
339
comme une réalité dont il fallait absolument tenir compte. D’ailleurs autour d’Alioune Diop,
les multiples discours la concernant se précisent davantage avec l’appel à la tenue d’un
concile africain qui, non seulement est lancé la même année que l’idée d’un Troisième
Festival Mondial des Arts Nègres, mais aussi se situe dans le prolongement de l’esprit qui a
présidé aux célébrations de la création artistique dans le monde noir.
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