Causeries. Maurice Merleau-Ponty PDF

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CAUSERIES
1948
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MAURICE MERLEAU-PONTY

CAUSERIES
1948
Établies et annotées
par Stéphanie Ménasé

ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIV e
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Traces Écrites
Collection dirigée par
Thierry Marchaisse et Dominique Séglard

isbn978-2-02-137611-1
© Éditions du Seuil, juin 2002

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que
ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com
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Cette collection se veut un lieu éditorial approprié à


des cours, conférences et séminaires. Un double
principe la singularise et la légitime.
On y trouvera exclusivement des transcriptions
d’événements de pensée d’origine orale.
Les traces, écrites ou non (notes, bandes magné-
tiques, etc.), utilisées comme matériau de base,
seront toujours transcrites telles quelles, au plus
près de leur statut initial.
Traces écrites – écho d’une parole donc, et non point
écrit ; translation d’un espace public à un autre, et
non point « publication ».
T. M. ET D. S.
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L’ensemble des sept conférences recueillies dans cet


ouvrage ont été commandées par la Radio nationale,
diffusées sur la chaîne Programme national de la
Radiodiffusion française (RDF) fin 1948 et conser-
vées à l’INA pour le double usage des chercheurs et
des professionnels.
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Sommaire

9 avertissement

I
11 LE MONDE PERÇU ET LE MONDE DE LA SCIENCE

II
17 EXPLORATION DU MONDE PERÇU : L’ESPACE

III
25 EXPLORATION DU MONDE PERÇU : LES CHOSES SENSIBLES

IV
33 EXPLORATION DU MONDE PERÇU : L’ANIMALITÉ

V
43 L’HOMME VU DU DEHORS

VI
53 L’ART ET LE MONDE PERÇU

VII
63 MONDE CLASSIQUE ET MONDE MODERNE

73 Index
74 Bibliographie
76 Ouvrages de Maurice Merleau-Ponty
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av e r t i s s e m e n t

Ces sept « causeries » rédigées par Maurice Mer-


leau-Ponty pour une intervention à la radio ont été
prononcées, par lui, en 1948. Six d’entre elles,
d’après le Programme définitif de la radiodiffusion
française, ont été radiodiffusées sur la chaîne natio-
nale de façon hebdomadaire, les samedis du 9  octo­
bre au 13 novembre 1948. Enregistrées pour l’émis-
sion intitulée « Heure de culture française », les
causeries ont été lues sans aucune intervention exté-
rieure. Leur enregistrement est conservé à l’INA.
Le samedi, l’émission avait pour thème général
« La formation de la pensée ». Les causeries de Mau-
rice Merleau-Ponty étaient diffusées le même jour
que celles de Georges Davy (psychologie des primi-
tifs), d’Emmanuel Mounier (psychologie du carac-
tère), du docteur Maxime Laignel-Lavastine (psycha-
nalyse), et de l’académicien Émile Henriot (thèmes
psychologiques dans la littérature). Il semblerait,
d’après les archives de l’INA, qu’aucune trace de
préambule, de présentation des intervenants et du
sujet précis de chaque émission n’ait été conservée.
L’ensemble des causeries a été conçu par le phi­
losophe comme une série dont il a donné l’ordre
des parties et leurs titres : I. Le monde perçu et le

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monde de la science ; II.  Exploration du monde


perçu : l’espace ; III. Exploration du monde perçu :
les choses sensibles ; IV.  Exploration du monde
perçu  : l’animalité ; V.  L’homme vu du dehors ;
VI. L’art et le monde perçu ; VII. Monde classique et
monde moderne.
La présente édition est établie à partir des textes
dactylographiés par Maurice Merleau-Ponty, suivant
un plan manuscrit. Ces feuillets (fonds privé)
portent des corrections autographes.
L’enregistrement correspond en majeure partie à
une lecture fidèle, par Merleau-Ponty, des papiers
qu’il a rédigés. Parfois, le philosophe supprime des
mots, en ajoute d’autres, modifie un enchaînement,
change un mot ou une partie de phrase. En note,
nous avons mentionné la plupart de ces écarts
d’expression. Ces changements lors de l’enregistre-
ment sont introduits, en note, par une lettre. Les
précisions bibliographiques sont précédées d’un
chiffre arabe. Nous avons tenté de retrouver les édi-
tions que Merleau-Ponty et ses contemporains pou-
vaient consulter. Ces recherches font apparaître
l’extrême attention du philosophe aux travaux
récents et aux dernières parutions. Les références
sont rassemblées dans une bibliographie, en fin de
volume. En guise d’illustration, nous avons choisi
trois des artistes évoqués dans ces causeries.
Nous remercions spécialement les personnes qui,
à l’INA, nous ont apporté une aide dans les recherches
relatives à la diffusion des causeries.
Stéphanie Ménasé
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LE MONDE PERÇU
ET LE MONDE DE LA SCIENCE

Le monde de la perception, c’est-à-dire celui qui


nous est révélé par nos sens et par l’usage de la vie,
semble à première vue le mieux connu de nous,
puisqu’il n’est pas besoin d’instruments ni de
calculs pour y accéder, et qu’il nous suffit, en appa-
rence, d’ouvrir les yeux et de nous laisser vivre
pour y pénétrer. Pourtant ce n’est là qu’une fausse
apparence. Je voudrais montrer dans ces causeries
qu’il est dans une large mesure ignoré de nous tant
que nous demeurons dans l’attitude pratique ou uti-
litaire, qu’il a fallu beaucoup de temps, d’efforts et
de culture pour le mettre à nu, et que c’est un des
mérites de l’art et de la pensée modernes (j’entends
par là l’art et la pensée depuis 50 ou 70  ans) de
nous faire redécouvrir ce monde où nous vivons
mais que nous sommes toujours tentés d’oublier.
Ceci est particulièrement vrai en France. C’est un
trait non seulement des philosophies françaises,
mais encore de ce qu’on appelle un peu vaguement
l’esprit français, de reconnaître à la science et aux
connaissances scientifiques une valeur telle que
toute notre expérience vécue du monde se trouve
d’un seul coup dévalorisée. Si je veux savoir ce que
c’est que la lumière, n’est-ce pas au physicien que je

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dois m’adresser ? N’est-ce pas lui qui me dira si la


lumière est, comme on l’a pensé un temps, un bom-
bardement de projectiles incandescents a , ou, comme
on l’a cru aussi, une vibration de l’éther, ou enfin,
comme l’admet une théorie plus récente, un phéno-
mène assimilable aux oscillations électromagné-
tiques ? À quoi servirait-il ici de consulter nos sens,
de nous attarder à ce que notre perception nous
apprend des couleurs, des reflets et des choses qui
les portent, puisque, de toute évidence, ce ne sont là
que des apparences, et que seul le savoir méthodique
du savant, ses mesures, ses expériences peuvent
nous faire sortir des illusions où vivent nos sens et
nous faire accéder à la vraie nature des choses ? Le
progrès du savoir n’a-t-il pas consisté à oublier ce
que nous disent les sens naïvement consultés et qui
n’a pas de place dans un tableau vrai du monde,
sinon comme une particularité de notre organisation
humaine dont la science physiologique rendra compte
un jour, comme elle explique déjà les illusions du
myope ou du presbyte b. Le monde vrai, ce ne sont
pas ces lumières, ces couleurs, ce spectacle de chair
que me donnent mes yeux, ce sont les ondes et les
corpuscules dont la science me parle et qu’elle
retrouve derrière ces fantasmes sensibles.
Descartes disait même que par le seul examen des
choses sensibles et sans recourir aux résultats des
recherches savantes, je peux découvrir l’imposture
de mes sens et apprendre à ne me fier qu’à l’intelli-

a. D’après l’enregistrement : « bombardement de particules incan-


descentes ».
b. Lors de l’enregistrement, le segment de phrase « sinon comme
une particularité […] » est supprimé.

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gence a 1. Je dis que je vois un morceau de cire. Mais


qu’est-ce donc au juste que cette cire ? Assurément,
ce n’est ni la couleur blanchâtre, ni l’odeur de fleur
qu’elle a peut-être encore gardée, ni cette mollesse
que mon doigt sent, ni ce bruit mat que fait la cire
quand je la laisse tomber. Rien de tout cela n’est
constitutif de la cire, puisqu’elle peut perdre toutes
ces qualités sans cesser d’exister, par exemple si je
la fais fondre et qu’elle se transforme en un liquide
incolore, sans odeur appréciable et qui ne résiste
plus à mon doigt. Je dis cependant que la même cire
est encore là. Comment faut-il donc l’entendre ?
Ce qui demeure en dépit du changement d’état, ce
n’est qu’un fragment de matière sans qualités, et
à la limite une certaine puissance d’occuper de
l’espace, de recevoir différentes formes, sans que ni
l’espace occupé ni la forme reçue soient aucunement
déterminés. Voilà le noyau réel et permanent de
la cire. Or il est manifeste que cette réalité de la cire
ne se révèle pas aux sens tout seuls, car eux
m’offrent toujours des objets d’une grandeur et
d’une forme déterminées. La vraie cire ne se voit
donc pas par les yeux b. On ne peut que la concevoir
par l’intelligence. Quand je crois voir la cire de mes
yeux, je ne fais que penser à travers les qualités qui

a. D’après l’enregistrement  : « Descartes disait même que le seul


examen des choses sensibles et sans recourir aux résultats des
recherches savantes, me permet de découvrir l’imposture de mes
sens et m’apprend à ne me fier qu’à l’intelligence. »
1. Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation seconde, in
Œuvres, éd.  A.T., vol.  9, Paris, Cerf, 1904, rééd. Paris, Vrin, 1996,
p.  23  sq.; in Œuvres et lettres, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade »,
1937, rééd. 1953, p. 279 sq.
b. D’après l’enregistrement  : « La vraie cire, dit Descartes, ne se
voit donc pas par les yeux. »

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tombent sous les sens la cire toute nue et sans qua-


lités qui est leur source commune. Pour Descartes,
donc, et cette idée est demeurée longtemps toute-
puissante dans la tradition philosophique en France a,
la perception n’est qu’un commencement de science
encore confuse. Le rapport de la perception à la
science est celui de l’apparence à la réalité. Notre
dignité est de nous en remettre à l’intelligence qui
nous découvrira seule la vérité du monde.
Quand j’ai dit tout à l’heure que la pensée et l’art
moderne réhabilitent la perception et le monde
perçu, je n’ai naturellement pas voulu dire qu’ils
niaient la valeur de la science, soit comme instru-
ment du développement technique, soit comme école
d’exactitude et de vérité. La science a été et reste le
domaine où il faut apprendre ce que c’est qu’une
vérification, ce que c’est qu’une recherche scrupu-
leuse, ce que c’est que la critique de soi-même et des
préjugés propres. Il était bon qu’on attendît tout
d’elle dans un temps où elle n’existait pas encore.
Mais la question que la pensée moderne pose à son
égard n’est pas destinée à lui contester l’existence
ou à lui fermer aucun domaine. Il s’agit de savoir si
la science offre ou offrira une représentation du
monde qui soit complète, qui se suffise, qui se ferme
en quelque sorte sur elle-même de telle sorte b que
nous n’ayons plus aucune question valable à nous
poser au-delà. Il ne s’agit pas de nier ou de limiter
la science ; il s’agit de savoir si elle a le droit
de nier ou d’exclure comme illusoires toutes les

a. D’après l’enregistrement : « tradition philosophique française ».


b. D’après l’enregistrement : « en quelque manière ».

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recherches qui ne procèdent pas comme elle par


mesures, compa­ raisons et ne se concluent pas par
des lois telles que celles de la physique classique,
enchaînant telles conséquences à telles conditions.
Non seulement cette question-là ne marque aucune
hostilité à l’égard de la science, mais encore c’est la
science elle-même, dans ses développements les plus
récents, qui nous oblige à la poser et nous invite à y
répondre négativement.
Car, dès la fin du xixe  siècle, les savants se sont
habitués à considérer leurs lois et leurs théories
non plus comme l’image exacte de ce qui se passe
dans la Nature, mais comme des schémas toujours
plus simples que l’événement naturel, destinés à
être corrigés par une recherche plus précise, en un
mot comme des connaissances approchées. Les faits
que l’expérience nous propose sont soumis par la
science à une analyse dont on ne peut pas espérer
qu’elle soit jamais achevée puisqu’il n’y a pas de
limites à l’observation, qu’on peut toujours l’ima­
giner plus complète ou exacte qu’elle n’est à un
moment donné. Le concret, le sensible assignent à la
science la tâche d’une élucidation interminable, et
il résulte de là qu’on ne peut le considérer, à la
manière classique, comme une simple apparence
destinée à être surmontée par l’intelligence scien­
tifique. Le fait perçu et d’une manière générale les
événements de l’histoire du monde ne peuvent
être déduits d’un certain nombre de lois qui compo­
seraient le visage permanent de l’univers ; c’est,
inversement, la loi qui est une expression appro­
chée de l’événement physique et en laisse subsister
l’opacité. Le savant d’aujourd’hui n’a plus, comme

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le savant de la période classique, l’illusion d’accéder


au cœur des choses, à l’objet même. Sur ce point, la
physique de la relativité confirme que l’objectivité
absolue et dernière est un rêve, en nous montrant a
chaque observation strictement liée à la position de
l’observateur, inséparable de sa situation, et en reje-
tant b l’idée d’un observateur absolu. Nous ne pou-
vons pas nous flatter, dans la science, de parvenir
par l’exercice d’une intelligence pure et non située
à un objet pur de toute trace humaine et tel que
Dieu le verrait. Ceci n’ôte rien à la nécessité de la
recherche scientifique et ne combat que le dogma-
tisme d’une science qui se prendrait pour savoir
absolu et total. Ceci rend simplement justice à tous
les éléments de l’expérience humaine et en particu-
lier à notre perception sensible.
Pendant que la science et la philosophie des scien­
ces ouvraient ainsi la porte à une exploration du
monde perçu, la peinture, la poésie et la philosophie
entraient c résolument dans le domaine qui leur
était ainsi reconnu et nous donnaient des choses, de
l’espace, des animaux et même de l’homme vu du
dehors tel qu’il apparaît dans le champ de notre
perception une vision très neuve et très caracté­
ristique de notre temps. Dans nos prochaines cause-
ries, nous voudrions décrire quelques-unes des
acquisitions de cette recherche.

a. D’après l’enregistrement : « Elle nous montre […]. »


b. D’après l’enregistrement : « et elle rejette ».
c. D’après l’enregistrement : « Pendant que la science et la philoso-
phie des sciences ouvraient ainsi la porte à une exploration du
monde perçu, il se trouve que la peinture, la poésie et la philosophie
entraient […]. »
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II

EXPLORATION DU MONDE PERÇU :


L’ESPACE

On a souvent remarqué que la pensée et l’art


modernes sont difficiles  : il est plus difficile de
comprendre et d’aimer Picasso que Poussin ou
Chardin, Giraudoux ou Malraux que Marivaux ou
Stendhal. Et l’on a quelquefois conclu de là (comme
M. Benda dans La France byzantine 1) que les écri-
vains modernes étaient des byzantins, difficiles seu-
lement parce qu’ils n’avaient rien à dire et rempla-
çaient l’art par la subtilité. Il n’y a pas de jugement
plus aveugle que celui-là. La pensée moderne est dif-
ficile, elle prend à contre-pied le sens commun parce
qu’elle a le souci de la vérité et que l’expérience ne
lui permet plus, honnêtement, de s’en tenir à des
idées claires ou simples auxquelles le sens commun
est attaché parce qu’elles lui donnent la tranquillité.
De cet obscurcissement des notions les plus simples,
de cette révision des concepts classiques que pour-
suit la pensée moderne au nom de l’expérience, je
voudrais trouver aujourd’hui un exemple dans l’idée
qui paraît d’abord la plus claire de toutes  : l’idée

1. Julien Benda, La France byzantine ou le Triomphe de la litté­


rature pure, Mallarmé, Gide, Valéry, Alain, Giraudoux, Suarès, les
surréalistes, essai d’une psychologie originelle du littérateur, Paris,
Gallimard, 1945 ; rééd. Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1970.

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d’espace. La science classique est fondée sur une


distinction claire de l’espace et du monde physique.
L’espace est le milieu homogène où les choses sont
distribuées selon trois dimensions, et où elles con­
servent leur identité en dépit de tous les chan­
gements de lieu. Il y a bien des cas où, pour avoir
déplacé un objet, on voit ses propriétés changer,
comme par exemple le poids si l’on transporte
l’objet du pôle à l’équateur, ou même la forme si l’aug-
mentation de la température déforme le solide. Mais
justement ces changements de propriétés ne sont pas
imputables au déplacement lui-même, l’espace est le
même au pôle et à l’équateur, ce sont les conditions
physiques de température qui varient ici et là, le
domaine de la géométrie reste rigoureusement dis-
tinct de celui de la physique, la forme et le contenu
du monde ne se mêlent pas. Les propriétés géomé-
triques de l’objet resteraient les mêmes au cours de
son déplacement, n’étaient les conditions physiques
variables auxquelles il se trouve soumis. Tel était
le présupposé de la science classique. Tout change
quand, avec les géométries dites non euclidiennes,
on en vient à concevoir comme une courbure propre
à l’espace, une altération des choses du seul fait de
leur déplacement, une hétérogénéité des parties de
l’espace et de ses dimensions qui ne sont plus subs-
tituables l’une à l’autre et affectent les corps qui s’y
déplacent de certains changements. Au lieu d’un
monde où la part de l’identique et celle du change-
ment sont strictement délimitées et rapportées à
des principes différents, nous avons un monde où
les objets ne sauraient se trouver avec eux-mêmes
dans une identité absolue, où forme et contenu sont

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comme brouillés et mêlés et qui enfin n’offre plus


cette armature rigide que lui fournissait l’espace
homogène d’Euclide. Il devient impossible de dis­
tinguer rigoureusement l’espace et les choses dans
l’espace, la pure idée de l’espace et le spectacle
concret que nous donnent nos sens.
Or les recherches de la peinture moderne concor­
dent curieusement avec celles de la science. L’ensei-
gnement classique distingue le dessin et la cou-
leur a : on dessine le schéma spatial de l’objet, puis
on le remplit de couleurs. Cézanne au contraire dit :
« à mesure qu’on peint, on dessine 1 » – voulant dire
que ni dans le monde perçu ni sur le tableau b qui
l’exprime le contour et la forme de l’objet ne sont
strictement distincts de la cessation ou de l’altéra-
tion des couleurs, de la modulation colorée qui doit
tout contenir : forme, couleur propre, physionomie de
l’objet, rapport de l’objet aux objets voisins. Cézanne
veut engendrer le contour et la forme des objets
comme la nature les engendre sous nos yeux  : par
l’arrangement des couleurs. Et de là vient que la
pomme qu’il peint, étudiée avec une patience infinie
dans sa texture colorée, finit par se gonfler, par écla-
ter hors des limites que le sage dessin lui imposerait.
Dans cet effort pour retrouver le monde tel que
nous le saisissons dans l’expérience vécue, toutes
les précautions de l’art classique volent en éclats.
L’enseignement classique de la peinture est fondé

a. D’après l’enregistrement  : « L’enseignement classique, en pein-


ture, distingue le dessin et la couleur […]. »
1. Émile Bernard, Souvenirs sur Paul Cézanne, Paris, À la rénova-
tion esthétique, 1921, p.  39 ; repris in Joachim Gasquet, Cézanne,
Paris, Bernheim-Jeune, 1926 ; rééd. Grenoble, Cynara, 1988, p. 204.
b. D’après l’enregistrement : « dans le tableau ».

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sur la perspective – c’est-à-dire que le peintre, en


présence d’un paysage par exemple, décidait de ne
reporter sur sa toile qu’une représentation toute
conventionnelle de ce qu’il voit. Il voit l’arbre près
de lui, puis il fixe son regard plus loin, sur la
route, puis enfin il le porte à l’horizon et, selon le
point qu’il fixe, les dimensions apparentes des
autres objets sont chaque fois modifiées. Sur sa
toile, il s’arrangera pour ne faire figurer qu’un
compromis entre ces diverses visions, il s’efforcera
de trouver un commun dénominateur à toutes ces
perceptions en attribuant à chaque objet non pas
la taille et les couleurs et l’aspect qu’il présente
quand le peintre le fixe, mais une taille et un aspect
conventionnels, ceux qui s’offriraient à un regard
fixé sur la ligne d’horizon en un certain point de
fuite vers lequel s’orientent désormais toutes les
lignes du paysage qui courent du peintre vers l’ho-
rizon. Les paysages ainsi peints ont donc l’aspect
paisible, décent, respectueux qui leur vient de ce
qu’ils sont dominés par un regard fixé à
l’infini. Ils sont à distance, le spectateur n’est pas
compris avec eux, ils sont de bonne compagnie a, et
le regard glisse avec aisance sur un paysage sans
aspérités qui n’oppose rien à son aisance souve-
raine. Mais ce n’est pas ainsi que le monde se pré-
sente à nous dans le contact avec lui que nous
donne la perception. À  chaque moment, pendant
que notre regard voyage à travers le spectacle,
nous sommes assujettis à un certain point de vue,

a. D’après l’enregistrement : « ils sont, pourrait-on dire, de bonne


compagnie ».

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Cézanne © Photo RMN - Michèle Bellot


Braque © Photo CNAC/MNAM Dist. RMN
Picasso © Photo RMN - R. G. Ojeda
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION : CORLET IMPRIMEUR S.A. 14110 CONDÉ-SUR-NOIREAU
DÉPÔT LÉGAL : JUIN 2002. Nº 52520 ( )

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