Alain Corbin - Le Territoire Du Vide

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Revue d’histoire moderne et

contemporaine

Alain Corbin, Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage,


1740-1840
Serge Briffaud

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Briffaud Serge. Alain Corbin, Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage, 1740-1840. In: Revue d’histoire moderne et
contemporaine, tome 40 N°4, Octobre-décembre 1993. pp. 691-695;

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citoyens. Mais les révolutionnaires sont présentés comme des intellectuels ratés,
médiocres comploteurs, en oubliant tout ce que l'on sait aujourd'hui de la
des réseaux jacobins dans les régions, de la richesse des débats menés dans
toute l'épaisseur du pays. L'idéologie, bien sûr abstraite, est disqualifiée, sans
comprendre les jeux compliqués de la fabrication de l'opinion publique ni la
d'une culture nationale inédite. Enfin, en ne voulant voir à l'œuvre dans le
cours de la période qu'une déchristianisation violente, c'est rejeter en bloc tous les
mouvements réformateurs, toutes les interrogations héritées d'avant 1789, et bien
évidemment l'action de l'abbé Grégoire comme les sentiments authentiques de
révolutionnaires locaux. La révolution se résume globalement à un chaos.
Outre ce fil rouge, l'écriture du livre pose elle-même problème. Quel crédit
peut-on accorder à un argumentaire qui prend un individu (comme Fournier
p. 1 159) comme exemplaire de toute la période, ou qui accumule des chiffres
disparates dans leur provenance pour établir un bilan moralisateur ? Quelle attention
peut-on accorder aux nombreuses longues citations de témoins (directs ou indirects)
qui sont accompagnées de jugements définitifs sans aucune précaution sur le statut
de ces textes, sur les conditions de leur écriture ? Par exemple, il aurait été
souhaitable de lier la prose du premier témoin cité, le Breton Boullé, présenté
comme fils d'un républicain somme toute modéré, avec l'action de son père lorsqu'il
fut un juge intraitable à Quiberon en 1795 ! Dit autrement, si la tâche de l'historien
est d'émettre une vision d'ensemble reflexive, on comprend mal la place ainsi
accordée à des témoins (ou à des juges, on pense ici à Bismarck) qui se situent dans
un autre plan. L'écriture de l'Histoire ne peut pas confondre ces différents niveaux
de signification.
Par ailleurs, l'Histoire doit aussi articuler les grandes ruptures de l'histoire de
l'humanité avec les microruptures survenues dans la vie des individus, même si,
dans le cas précis de la Révolution, la difficulté ne manque pas. Mais peut-on arguer
de la « crasse » et de la violence d'événements pour condamner la globalité de la
période, sans se situer sur la longue durée, sans chercher à tenir compte de
l'adhésion de populations ? Peut-on voir autre chose que des vaticinations abjectes
dans les discours d'hommes et de femmes inventant, au jour le jour, les conditions
d'un autre futur ? Sans vouloir justifier l'injustifiable, il est difficilement acceptable
que l'on puisse juger de la Révolution sans comprendre ce qui a été changé dans la
société pendant la période et précisément parce que nous en connaissons les
conséquences. Il est vain de minimiser des tournants essentiels de l'Histoire au
prétexte que les hommes qui les ont vécus et promus, l'ont fait dans un aveuglement,
une incapacité de comprendre ce qu'ils faisaient — ce qui n'est pas, loin s'en faut,
le privilège de la Révolution française — . A propos de la violence qui a marqué ces
années, peut-on insister sur elle sans la mettre en relation avec les mœurs du temps,
les jeux politiques complexes, les tensions incroyables, et oublier qu'elle est une des
composantes malheureuses de l'Histoire pour en faire une spécificité de la
française ?
Entre analyses à l' emporte-pièce, condamnations moralisatrices, accumulation
hétéroclite de renseignements, jugements anachroniques, cette publication risque
bien de ne pas permettre à l'Histoire de sortir d'impasses idéologiques franco-
françaises que l'on avait eu la naïveté incroyable de croire qu'elles pourraient être
rangées dans le magasin de l'historiographie.
Jean-Clément Martin.

Alain Corbin, Le Territoire du vide. L'Occident et le désir du rivage, 1740-1840,


Paris, Flammarion (coll. Champs, n°218), 1990, 407 p., 43 F.
Tous les adeptes d'une histoire vivante et innovante se réjouiront de la nouvelle
parution, dans une collection accessible à un large public, de l'ouvrage d'Alain
Corbin. Peu de temps après sa première publication (chez Aubier, collection
le Territoire du vide est déjà considéré par beaucoup comme un « classique »
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et comme l'un des ouvrages majeurs de ces dernières années dans le domaine de
l'histoire culturelle. Il s'agit là, c'est un fait, d'un livre-événement qui passionne,
questionne et stimule la réflexion bien au-delà du public des historiens. De l'intérêt
puissant que suscite cette œuvre, on peut tenter de cerner les raisons. Il s'agit, en
l'occurrence, du meilleur moyen de mettre en lumière l'originalité de la démarche
de l'auteur et les problèmes que sa lecture peut conduire à formuler.
L'audience de l'ouvrage tient d'abord, à l'évidence, au « terrain » choisi par
Alain Corbin : celui d'une histoire des sensibilités à l'environnement et au paysage
— domaine, s'il en est, au cœur de notre actualité. Le projet est ici d'interroger
l'émergence, en Occident, des plaisirs liés à la fréquentation et à la contemplation
de la mer et de ses rivages. La fascination pour ces territoires-limites ne date pas du
xvine siècle. Elle s'exprime, sous des formes diverses, depuis l'Antiquité. Ce sont
pourtant les Lumières qui changent cette fascination en un engouement dont
l'auteur nous invite à suivre, en l'espace d'un siècle, les différentes étapes de la
complexification et de l'institutionnalisation.
La force de cet ouvrage tient cependant surtout à la manière dont cette enquête
est conduite. Elle réside, d'abord, dans le refus de l'auteur d'accorder a priori un
primat à l'esthétique dans l'analyse de cette relation sensible de l'homme au rivage
marin. Alain Corbin rompt ainsi avec une approche traditionnelle de l'histoire des
perceptions de l'environnement, celle de certains historiens de l'art et de la
notamment, pour qui l'environnement est d'abord paysage et le paysage un
simple support pour la projection du sentiment esthétique de l'observateur. Alain
Corbin montre admirablement comment la relation émotionnelle des observateurs
aux littoraux ne peut être comprise qu'à travers l'analyse de son inscription dans
un ensemble de pratiques datées, dont procèdent les sentiments et les discours
suscités par le rivage. L'essentiel de l'ouvrage est centré sur la reconstitution du
« faisceau cohérent » formé par ces pratiques, entre milieu du xvnf siècle et milieu
du XIXe siècle, et sur l'analyse du dispositif affectif qui naît au croisement de ces
différentes approches du rivage.
Parmi ces approches, l'auteur montre toute l'importance qu'ont eu, dans ce
processus d'« invention » des rivages marins, les regards médicaux et géologiques.
C'est à partir des années 1750 surtout que les élites anglaises commencent à voir
dans leur propre confrontation à l'océan un moyen de restaurer l'énergie vitale du
corps et de l'âme. La prégnance de ce regard médical conditionne une géographie
des affects, longtemps imperative. Elle déterminera notamment la préférence
aux littoraux de l'Atlantique Nord sur les rivages méditerranéens, supposés
favorables à la prolifération miasmatique. Au moment où se multiplient les
médicales consacrées aux régions littorales, la médecine néo-hippocratique
apparaît comme une voie d'accès obligée à ces peuples des rivages, exclusivement
perçus dans leur dépendance à l'égard d'un environnement.
Alain Corbin montre en outre toute l'ambiguïté de cet attrait naissant pour les
rivages. La thérapie balnéaire par exemple, que découvrent dans la seconde moitié
du xvme siècle les élites du nord de l'Europe, joue sur la terreur qu'inspire
et la profondeur pour provoquer un choc salutaire chez le malade. Cette
ambiguïté concerne toutes les formes initialement prises par l'attrait pour les rivages.
Entre l' immédiateté des sentiments de terreur ou d'horreur qu'inspirent ces lieux
— sentiments issus d'une longue tradition, évoquée par l'auteur au début de son
ouvrage, de rejet de la mer — et la conquête, relevant d'un patient travail sur soi-
même, de moyens de conjurer cette émotion première, se construit l'espace d'une
fascination pour le rivage.
On retrouve cette ambiguïté du regard au fondement de l'approche scientifique
des rivages. Le mouvement physico-théologique, que l'on voit se développer en
Europe entre 1690 et le milieu du xviif siècle, pose les bases des perceptions
savantes de cet espace, fondées sur la recherche d'un ordre, là où l'on avait
longtemps vu que les chaotiques vestiges du cataclysme diluvien. Dans la seconde
moitié du xvme siècle, la géologie moderne naissante vient lire dans les récifs, les
falaises et les rochers des côtes les archives de la terre. Elle érige ces paysages en
témoins d'une longue durée géologique. Le chaos se change en ruine, et la ruine,
simultanément, en support d'une rêverie sur l'éternité du monde. Alain Corbin
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rappelle et démontre l'existence des liens étroits qui unissent alors la quête
et le sentiment romantique du paysage. Le savant lui-même, dans sa recherche
obstinée d'une vérité admirable et cachée sous l'apparence des choses, se peint sous
un jour héroïque et sublime. La pratique géologique agit en outre comme un
marqueur d'espace : c'est elle qui détermine largement la distinction des sites autour
desquels graviteront les futurs touristes. C'est elle et son langage qui informe
l'approche artistique des rivages, comme en témoignent par exemple les œuvres
d'un Jean Houel ou d'un Faujas-de-Saint-Fond.
Cette imbrication étroite des expériences émotionnelles et cognitives, au
de l'« invention » du rivage, parle un langage familier aux sensibilités
contemporaines. N'est-ce pas la recherche de cette idéale connivence du sensible et
de l'intelligible qui forme aujourd'hui la matière première des inquiétudes et des
passions soulevées par la question du paysage, de son sens et de sa capacité à
susciter l'émotion ? Peut-être vivons-nous, depuis quelques années, une phase de
réaction contre l'éclatement d'une relation au territoire qui semble s'être mise en
place au moment où Alain Corbin arrête son enquête, c'est-à-dire autour du milieu
du xixe siècle. Dans le champ des sciences, le renforcement de la spécialisation
disciplinaire se traduit par le « tronçonnage » du paysage et du territoire en objets
de connaissance distincts. Au moment où naît le tourisme moderne, le savant ne
peut plus offrir à l'observateur une grille de lecture de la totalité paysagère sur
laquelle réagit sa sensibilité. C'est alors sans doute, et au moment où la révolution
industrielle vient accélérer le rythme de tranformation des milieux, que se
consomme le divorce de l'approche esthétique ou émotionnelle des territoires et de
leur approche scientifique — divorce dans lequel on peut voir l'un des fondements
du malaise écologique contemporain. Si cette hypothèse, ici schématiquement
s'avérait exacte, on serait fondé à voir en elle une explication de l'audience
rencontrée par cet ouvrage, qui montre comment la capacité d'« inventer » un
territoire et un paysage neufs a pu reposer sur une cohérence aujourd'hui perdue
des approches, des expériences et des regards.
Alain Corbin mentionne lui-même notamment dans la troisième partie de son
ouvrage, les premiers signes du démantèlement de ce mode d'appréhension des
rivages, mis en place par les Lumières. Autour des années 1820, l'heure n'est plus
à l'invention d'un monde nouveau. La « découverte » des rivages n'est déjà plus
qu'une re-découverte, qui prend la forme d'un reflet mimétique de l'acte pionnier.
Le désir du rivage s'alimente alors avant tout à la « complication d'un spectacle »
déjà institutionnalisé comme tel et dont le scénario ne connaît pas, pour quelques
temps encore, de bouleversement essentiel. Cependant, à y regarder de plus près,
l'apparition de nouvelles attitudes chez les acteurs de cette « scène littorale »
d'un glissement des perceptions que l'on ne peut ignorer.
L'émergence du voyage romantique, qui se substitue, dans la première moitié
du xixe siècle, au voyage éclairé et « utile » des Lumières, recentre l'attention du
spectateur sur les frémissements du moi, la recherche subtile de l'émotion et de
l'« impression ». Moins tendu que le voyageur extraverti des Lumières vers la
recherche de l'objectivité, le romantique entend profiter de la vacuité du rivage, de
l'incertitude qu'il introduit dans la délimitation des règnes, dans la dissociation des
objets qui forment le paysage, pour organiser la mise en scène de la propre fusion
avec la nature. Cette expérience nouvelle est par ailleurs inséparable de la nécessité
qui se fait jour, pour les rédacteurs de récits de voyage, de se différencier de la
« masse » des touristes, en retrouvant, sous une forme renouvelée, l'esprit du
« découvreur ». Charles Nodier, cité par Alain Corbin, témoigne de ce désir de
distinction du voyageur romantique : « Un pays nouveau, une nature et des mœurs
nouvelles, pour quatre hommes c'est un spectacle ; pour un homme, c'est une
conquête ».
Ainsi émerge la figure d'un voyageur en quête d'émotion forte, que rien ne
rattache obligatoirement à une démarche cognitive ou objective. L'approche
des rivages se développe, par ailleurs, sur l'acquis des Lumières, tout en
inventant de nouveaux points de vue. Ainsi, la tradition hippocratique demeure au
fondement du regard médical sur les zones littorales, et ce dernier reste la voie
d'accès obligée à une lecture du peuple des rivages. Toutefois, de nouvelles perspec-
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tives s'ouvrent. Cet homme du rivage dont les qualités dérivaient inéluctablement,
pour le médecin des Lumières, de celle de la terre, de l'eau et de l'air, fait désormais
l'objet, de surcroît, d'un double regard sociologique et historique. Plus attentifs à la
distinction des classes, à l'observation des activités productives, les voyageurs
du même coup les populations autochtones dans le courant de l'histoire. De
la recherche d'un peuple témoin des origines de l'humanité, on glisse vers la quête
nostalgique de parlers, de rites, de légendes et d'usage anciens, c'est-à-dire de
particularismes génétiquement associés aux spécificités d'une histoire locale, et que
l'on sent menacés par la pénétration touristique.
Ainsi se construit peu à peu, sur les fondements établis par les « découvreurs »
du xvme siècle, une nouvelle grille de lecture du rivage, associée à de nouvelles
pratiques ou au renouvellement de pratiques anciennes (telle que la « visite du
port », à laquelle Alain Corbin consacre un chapitre), à de nouveaux discours (ceux
des peintres de rivages à l'époque de Friedrich et de Turner, ceux des romanciers
qui renouvellent le genre de la robinsonnade et dramatisent les scènes de tempêtes
et de naufrages), à un nouveau décor aussi, celui de la villégiature maritime, dont
Alain Corbin analyse la formation dans son dernier chapitre.
L'un des nombreux mérites de cet ouvrage est d'ordre « prospectif ». Le
du vide est sans nul doute apte à devenir cette œuvre-repère, qu'attendait
peut-être pour se développer ce secteur historiographique curieusement atrophié
qu'est à ce jour en France l'histoire du tourisme. Alain Corbin pose à double titre
les bases de cette histoire à construire. D'abord en centrant son étude sur l'époque
où précisément se dessine, au carrefour de pratiques et de regards multiples et
variés, l'institutionnalisation d'une approche touristique des territoires. A cet égard,
les conclusions d'Alain Corbin mériteraient, si l'espace nous en était ici donné, d'être
confrontées point par point avec celles des études menées sur la découverte d'un
autre espace : la montagne. On retrouve ici et là, une chronologie quasiment
identique des discours et des sensibilités. A n'en pas douter, il s'agit de deux espaces-
laboratoire où se forgent, entre le milieu du xvine et le milieu du xixe siècle les bases
du tourisme moderne. La « découverte » de ces mondes nouveaux est désormais
assez bien connue. Ce qui l'est moins, curieusement, est l'histoire de la pratique
touristique après cette phase de découverte. Ici, la parole est surtout revenue aux
géographes, et l'ouvrage récent de Michel Chadefaux {Aux origines du tourisme
dans le pays de l'Adour, Pau, 1987), devrait rappeler aux historiens toute la
fécondité de ce champ de recherche.
Tout en montrant l'importance de ce champ d'histoire en semi-jachère,
d'Alain Corbin propose — et cela est l'essentiel — une démarche et un mode
d'approche des problèmes. En la matière, les acquis sont nombreux : nécessité de
ne pas limiter arbitrairement l'analyse à des sources supposées mieux que d'autres
traduire une « sensibilité », nécessité de confronter les différentes approches et les
différents regards, de rechercher leur éventuelle cohérence, de reconstituer le
système de représentation qui émerge de leur imbrication. Nécessité enfin de dater,
de traquer les dynamiques, de ne pas se laisser enfermer dans la croyance en la
fixité de supposées « structures anthropoligiques de l'imaginaire », trop souvent
invoquées pour renvoyer à une immobilité éternelle les manifestations de l'ordre du
sensible ou du symbolique.
Pourtant, personne ne niera — et surtout pas l'auteur lui-même, comme le
montre l'avant-propos de son ouvrage — que cette histoire pose d'importants
problèmes d'ordre épistémologique. Aucune preuve, au sens traditionnel que donne
la science historique à ce terme, ne peut être avancée à l'appui d'une histoire des
dispositifs affectifs, fondée pour l'essentiel sur le repérage des homologies qui
apparentent les discours et les regards. Condamné à voguer sur les eaux mouvantes
qui séparent « la dérisoire constitution d'un florilège insignifiant », construit à partir
d'études de cas isolées, et le schématisme excessif qui naîtrait d'inductions hâtives
et de recoupements systématiques, l'historien doit éviter au mieux l'un et l'autre
de ces pièges. Alain Corbin ne propose pas, à proprement parler, de méthode
permettant de contourner ces obstacles qu'il semble considérer comme irréductibles
à ce type de recherche. Il propose, plutôt, un style d'exposition, une écriture
originale de l'histoire, fondés sur la parfaite maîtrise « panoramique » d'un corpus
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documentaire pourtant étonnamment large et touffu, et sur un art consommé de la
nuance.
Alain Corbin semble porter une attention toute particulière à accorder l'écriture
au problème qu'il se propose de traiter : celui de l'émergence d'un désir collectif.
Laisser à l'histoire d'un désir ce que le désir contient d'imprescriptible et d'indicible,
de souplesse et de vagabondage : tel paraît être le projet poursuivi. La question reste
néanmoins posée : cette histoire qui épouse son objet, n'est-elle pas elle-même une
histoire de rivage ? Ne nous entraîne-t-elle pas tout près des confins de la
objective, non loin des limites de la fusion romantique de l' observateur-historien
et du spectacle social qu'il contemple ? « II n'est pas d'autre moyen, lit-on dans
l' avant-propos du Territoire du vide, de connaître les hommes du passé que de
tenter d'emprunter leurs regards, de vivre leurs émotions... ». La force d'Alain
Corbin est de nous proposer d'entreprendre ce voyage identificatoire à la manière
d'un voyageur encyclopédiste de la fin du xvme : en balisant au préalable le champ
de l'émotion des repères de la connaissance et de l'analyse. Voie nouvelle proposée
à l'histoire, ou simple expression d'un exceptionnel talent d'auteur ?
Serge Briffaud.

Jacques et Mona Ozouf, avec Véronique Aubert et Claire Steindecker, La


des instituteurs, Paris, Hautes Études, Gallimard-Le Seuil, 1992, 331 p.,
150 F.
Le dernier ouvrage de Jacques et Mona Ozouf est l'aboutissement d'une des
plus importantes enquêtes d'histoire sociale jamais menées en France. Entre 1961
et 1964, 20 000 instituteurs publics en poste avant 1914 reçurent un copieux
auquel plus de 4 000 répondirent : ces réponses, dont beaucoup
du cadre nécessairement morcelé du questionnaire, constituent un corpus
d'une extrême richesse. C'est de ce foisonnement que Jacques Ozouf, en 1967, avait
tiré une remarquable anthologie (Nous les maîtres d'école, Archives-Gallimard) qui
faisait jusqu'à présent le fond de notre savoir sur la question, et c'est sur la même
trame que sa femme et lui tissent aujourd'hui des réflexions appelées à devenir
classiques. Si La République des instituteurs offre, comme Nous les maîtres d'école,
d'abondants extraits des réponses originales, on y trouve avant tout un commentaire
ethnologique dense, nuancé, étayé de données statistiques, et presque toujours
conscient des effets qu'ont pu avoir sur les réponses le contexte particulier des
débuts de la Ve République et les ruses du souvenir. Sont ainsi clairement soulignés
les scrupules rétrospectifs (sur l' antiféminisme ou le colonialisme), les erreurs de
chronologie (quant à l'engagement socialiste, manifestement plus tardif que les
enquêtes ne le prétendent), l'obsession du déclin issue de l'hostilité qu'éprouvent la
plupart des témoins pour l'avatar gaullien, autoritaire et clérical, de leur chère
République. Tout au plus pourrait-on émettre ici ou là quelques doutes
(l'absence de tout laïcisme chez les instituteurs des années 1905-1910 est peu
probable : il leur eût vraiment fallu être des saints ! ; la faiblesse chez eux de la
référence à 1789 pourrait n'être qu'un effet du questionnaire, apparemment centré
sur la seule IIIe République). On peut de même se demander si la conclusion ne
prête pas un peu trop aux instituteurs optimistes de 1900 les sentiments mitigés
qu'a pu leur inspirer l'histoire du XXe siècle. Ce sont là des observations de détail,
qui ne remettent nullement en question la qualité de l'œuvre tout entière.
L'objet d'étude de Jacques et Mona Ozouf est un groupe social très cohérent,
instituteurs et institutrices nés, pour l'essentiel, entre 1870 et 1890 et entrés dans la
carrière entre 1890 et la Guerre : il s'agit moins des hussards noirs stricto sensu
que de la génération dreyfusarde, celle de la guerre scolaire des années 1905-1910,
celle du Feu. L'unité du groupe, nécessairement postulée par l'enquête, ne semble
à aucun moment artificielle : la forme des témoignages (manuscrits, scrupuleux,
calligraphiés), la parenté des origines, des expériences et des épreuves, le sentiment
affirmé d'un destin collectif et d'une commune décadence, tout concourt à la

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