Un Consul de Louis XIV Au Maroc, Par Jacques Caillé (Le Monde Diplomatique, Décembre 1958)

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06/10/2022 13:50 Un consul de Louis XIV au Maroc, par Jacques Caillé (Le Monde diplomatique, décembre 1958)

> Décembre 1958, page 6

Un consul de Louis XIV au Maroc


par Jacques Caillé 

J
ean-Baptiste Estelle naquit à Marseille en 1662, d’une famille noble d’origine napolitaine. Adolescent, il passa trois ans à Alger
avec son père, qui était agent de la compagnie du Bastion. Quand celui-ci fut nommé consul à Tétouan en 1885, il l’y accompagna.
Puis, à l’âge de vingt-sept ans et par lettres patentes du 19 février 1689, il se vit confier « la charge de consul de la nation française à
Salé ». Demeuré titulaire de son poste jusqu’à la fin de 1701, il fut certainement le plus marquant des agents qui, au XVIIe siècle,
représentèrent les Rois Très Chrétiens dans l’empire chérifien.

Notre compatriote résidait à Salé ou, plus exactement, Salé-le-Neuf, c’est-à-dire aujourd’hui Rabat, sur la rive gauche de l’estuaire de Bou-
Regreb et non pas la ville actuelle de Salé, sur la rive droite, et qui s’appelait alors Salé-le-Vieux. Il avait seul l’exercice et la responsabilité des
fonctions consulaires, mais était assisté d’un chancelier et d’un interprète. D’autre part il hébergeait les deux franciscains espagnols qui
assuraient l’exercice du culte catholique. En outre, il entretenait un soldat marocain « pour la sûreté de la maison consulaire », où,
conformément à l’usage, il recevait à sa table les patrons ou capitaines des navires français qui venaient jeter l’ancre dans le Bou-Regreg. De
plus, il y « régalait » les caïds et gouverneurs du sultan avec lesquels il se trouvait en relations. Aussi estimait-il insuffisant son traitement de
3 000 livres par an au début et qui fut porté à 4 000 livres en 1694.

La principale obligation d’un consul était d’assister les commerçants de son pays, et Jean-Baptiste Estelle ne faillit pas à sa tâche. À cette
époque nos marchands, qui formaient la « nation française », n’étaient pas nombreux au Maroc, à peine une quinzaine. Mais les incidents
étaient fréquents entre les marins de passage et les commerçants d’une part et, d’autre part, les autorités locales. Bien souvent Estelle dut
intervenir auprès de ces dernières en faveur de ses ressortissants, notamment à propos du paiement des droits de douane ou d’ancrage.

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Quelques Marocains, d’ailleurs, agissaient parfois avec une incroyable désinvolture. Ainsi, en 1696, « l’amiral des corsaires » de Salé, Abdallah
Ben Aïcha, se rendit à bord du navire français l’Espérance, mouillé dans le port et dont le capitaine se trouvait à terre ; d’autorité il s’empara
du meilleur câble du bâtiment, malgré les protestations du lieutenant, qui voulut l’en empêcher et qu’il menaça de coups de bâton. Dès qu’il
apprit l’événement, Estelle, accompagné de tous les membres de sa « nation », alla porter plainte entre les mains du caïd du port, qui adressa
de vifs reproches à Ben Aïcha. Les Français acceptèrent cependant de vendre le câble à ce dernier, mais il dut le payer deux fois sa valeur.

Dans l’ensemble le consul et les marchands de l’estuaire du Bou-Regreg s’entendaient assez bien. Ils se réunissaient chaque fois que les
circonstances l’exigeaient, et les procès-verbaux de leurs délibérations montrent l’accord qui généralement régnait entre eux. Cependant
plusieurs voyaient d’abord leur intérêt personnel. En outre l’un d’eux, qui était protestant, témoignait à l’agent du roi une certaine hostilité.
Avec un patron de navire, le sieur David, Estelle eut de vives discussions au sujet d’un envoi de douze canons de fusil destinés au sultan. Le
marin « lui vomit toutes les injures qu’on peut dire au plus méchant de tous les hommes » et parla de lui donner deux cents coups d’étrivière ;
mais à son retour en France il fut emprisonné « pour le peu d’égards qu’il avait eus envers le représentant du Roy ». D’autres capitaines de
navires se livraient à la contrebande du soufre, ce qui, disait plaisamment notre consul, « n’était véritablement pas souffrable ». À maintes
reprises ce dernier dressa des procès-verbaux constatant les infractions commises.

Mais à cette époque la question des captifs était le principal objet des relations de la France et du Maroc. La course chérifienne en effet
causait de graves dommages aux flottes chrétiennes. Les « corsaires de Salé » s’emparaient de nombreux navires de toutes nationalités, dont
les marins étaient réduits en esclavage et envoyés à Meknès. De 1690 à 1700, il y eut ainsi en moyenne deux cent quatre-vingts à trois cents
Français captifs au Maroc. Ceux-ci, astreints aux travaux les plus durs, étaient à peine nourris et vêtus, si bien qu’en 1692 soixante d’entre
eux moururent en six mois, « de faim et de froid ». L’année suivante il y eut vingt-cinq décès en six semaines.

Estelle, qui remplissait en fait les fonctions de chargé d’affaires, fut amené à négocier avec le Maghzen la libération des esclaves.

Dès 1690 il prit contact avec le sultan, mais il n’avait alors pas d’ordre à ce sujet. Il alla en France et reçut des instructions précises : il ne
devrait discuter que de la liberté réciproque du rachat, au même prix de part et d’autre ou d’un échange homme pour homme ; de plus, il
prendrait bien soin de souligner qu’il parlait en son nom personnel et dirait seulement qu’il pensait que « des mesures de ce genre pourraient
être agréables à son souverain ». Estelle retourna au mois de janvier 1691 à Meknès, où les caïds du sultan lui firent connaître que celui-ci
exigeait pour chaque Français auquel il donnerait la liberté un Maure et une rançon. La même année, au mois d’août, notre compatriote se
rendit encore à Meknès, où il resta plus de deux mois. Cette fois il crut avoir obtenu satisfaction. En effet, le 20 octobre, Moulay Ismaïl lui
promit un échange réciproque à égalité : « Je veux faire la paix avec le roi de France, lui dit-il, je te donnerai tes chrétiens et tu me donneras mes
Maures, j’entends tête par tête, c’est-à-dire un chrétien pour un Maure. » Puis le sultan écrivit à Louis XIV, demandant l’envoi d’un
ambassadeur pour traiter.

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Estelle alla porter cette lettre à Versailles et retourna, au mois d’août 1692, à Meknès annoncer la prochaine venue d’un ambassadeur
français. Celui-ci n’arriva au Maroc que le 3 mai 1693. C’était un gentilhomme de la maison du roi, Pidou de Saint-Olon qui, d’après le duc de
Saint-Simon, « avait une grande fermeté, beaucoup d’adresse et de capacité ». Mais il fut mal reçu par Moulay Ismaïl, qui ne voulut pas
reconnaître la promesse faite au consul et dénia sa lettre à Louis XIV. L’ambassadeur dut se rembarquer sans avoir fait signer le traité qu’il
avait apporté.

Faute d’avoir obtenu la libération des esclaves, Estelle s’efforça d’adoucir leur captivité. Il allait les visiter à chaque voyage qu’il faisait à
Meknès et les soutenait moralement et matériellement. Il sollicita de Louis XIV et obtint pour eux quelques « aumônes » qu’il distribua
aussitôt. En outre il réussit à conclure plusieurs échanges individuels qui permirent à une vingtaine de ses compatriotes de rentrer dans leur
pays.

Au mois d’avril 1698, il reçut de Moulay Ismaïl l’ordre de s’embarquer immédiatement pour la France. À la fin de l’année il se trouvait à Paris
quand y arriva Abdallah Ben Aïcha, envoyé en ambassade par le sultan. Il prit part aux négociations de « l’amiral des corsaires » avec les
ministres du roi mais, cette fois encore, les discussions ne purent aboutir. Estelle, alors, alla s’installer à Marseille, d’où il s’efforça d’assurer la
direction de son consulat, tandis que son chancelier suppléait à Salé. Puis, à la fin de 1701, il fut nommé consul à Saïda, en Syrie, et ne revint
jamais au Maroc.

Dans un mémoire au secrétaire d’État Pontchartrain, il écrivait : « Je ferai toujours de mon mieux pour que vous puissiez, monseigneur, être
content de mon service, c’est là toute ma passion. » En effet on ne saurait trop souligner la conscience avec laquelle il remplit ses fonctions,
dans les conditions les plus pénibles. Les intrigues de la cour chérifienne, les vues politiques de Moulay Ismaïl, es sautes d’humeur, l’autorité
sévère, cruelle même, avec laquelle il exerçait le pouvoir, enfin la conception particulière qu’il avait quelquefois de la diplomatie, conception
aussi éloignée de la traditionnelle politesse arabe que des usages européens, tous ces éléments rendaient plus difficile la tâche du Français.
Mais celui-ci avait véritablement le sens du devoir et ne reculait jamais devant les obligations qui lui incombaient. C’est là ce qui le caractérise
essentiellement. Sa correspondance avec les secrétaires d’État de Louis XIV témoigne de son zèle et de son application. De même, ses longues
et laborieuses négociations en vue de la libération des captifs, ses efforts pour adoucir leur triste situation mettent en évidence son profond
dévouement. C’était de plus un homme courageux : il n’hésitait pas à s’exprimer librement en face du sultan lui-même, qui voulut un jour « lui
faire couper la tête ».

La carrière marocaine de Jean-Baptiste Estelle méritait d’être rappelée. En effet elle éclaire d’un jour nouveau la rude existence des consuls
qui, du XVIe au XVIIIe siècle, ont représenté les Rois Très Chrétiens dans l’empire chérifien. De plus elle nous fait connaître un homme de
devoir, qui fut un bon serviteur de la France.

Jacques Caillé
Directeur d’études d’histoire diplomatique du Maroc à l’Institut des hautes études marocaines
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