Ama 337 HD FR
Ama 337 HD FR
Ama 337 HD FR
337
4 juillet 2022
Sans titre (ZZYZX, 2016), Gregory Halpern
Courtoisie Gregory Halpern. LOOCK. MACK. Rencontres d’Arles
Direction de la publication : Pierre Naquin
Rédaction en chef : Carine Claude
Stéphanie Perris
Gilles Picard
Clément Thibault
Secrétariat de rédaction : Carine Claude
Stéphanie Perris
Auteurs : Carine Claude
Jeanne Mathas
Pierre Naquin
Guo Rongzi (郭 榕梓)
Diotima Schuck
Traduction : Fui Lee
Maisha Schimpelsberger
Conception graphique : Pierre Naquin
Maquette : Pierre Naquin
Relecture : Stéphanie Perris
Retouches : Olivier Guitton
Contact : [email protected]
Diffusion : 240.000+ abonnés numériques
30.000 copies imprimées
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ÉVÉNEMENT
Rencontres d’Arles 2022 12
INTERVIEW
Christoph Wiesner 22
HOMMAGE
Olivier Etcheverry 32
BLOC-NOTES
Sélection d’expositions 36
ZOOM
Arles Book Fair 2022 46
FOCUS
Photographie documentaire 50
EXPOSITION
Croix rouge 56
PRIX
Wang Yimo 64
PORTRAIT
Babette Mangolte 72
RENCONTRE
Lukas Hoffmann 78
MÉTIER
Tireur de Rencontres 84
DATA
Lee Miller 90
10
Crocodile domestique (Comme une rivière, 2019), Daniel Jack Lyons
Courtoisie Daniel Jack Lyons. Loose Joints. Rencontres d’Arles
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ÉVÉNEM
RENCONTRES D’ARLES 2022
RETOUR À L’ESSENTIEL
Crise sanitaire, capitalocène, guerre en Ukraine… La 53e édition des Rencontres s’ouvre
sur un monde nouveau et revient à l’essentiel de la photographie.
Après les célébrations XXL de son cinquantenaire en 2019, lieux tout à fait inédits — des friches
une organisation chahutée par deux ans de pandémie et industrielles, des chapelles, des
un changement de direction, les Rencontres retrouvent enfin espaces désaffectés —, l’événement
leur rythme de croisière. Avec une quarantaine d’expositions, la impose un style, une empreinte
53e édition de l’événement déploie ses propositions curatoriales singulière. En ce sens, le coup d’œil
partout en ville et au-delà. Car les Rencontres d’Arles, dont et les propositions jubilatoires du
le rayonnement international s’impose dans l’écosystème scénographe des Rencontres, Olivier
mondial de la photographie, revendiquent un ancrage culturel Etcheverry, disparu le 3 mars dernier,
et social fort avec leur territoire local. Du Frac PACA à Marseille contribuèrent à la notoriété de
au Carré d’Art à Nîmes, en passant par Aix-en-Provence, l’événement. Cette édition lui est
Avignon, Mougins ou encore Toulon, c’est une multitude d’ailleurs consacrée [voir p.32].
de lieux culturels du Grand Sud que le festival fédère sous Le travail de défrichage se poursuit au
la bannière du Grand Arles Express. En cinquante ans, fil des ans. Curateurs et photographes
la petite cité provençale est en effet devenue un épicentre de renom tels que Martin Parr,
de la création contemporaine. En 2019, 145.000 spectateurs Raymond Depardon, Nan Goldin
s’étaient pressés pour les célébrations du cinquantenaire. signent une programmation pointue
Trois fois plus que ses habitants. qui se joue du cloisonnement des
pratiques, faisant entrer en résonance
Alchimie d’un succès la photographie avec le cinéma,
Créée par des Arlésiens amoureux de leur ville autant la musique ou l’architecture.
que de la photographie, l’alchimie de ce succès À l’écoute des grands phénomènes
s’explique en partie par le fait que l’événement soit sociaux autant que des besoins des
resté en symbiose avec sa ville de naissance. Lorsqu’ils artistes, les directeurs successifs
en lancent les fondations en 1970, le photographe thématisent les éditions
arlésien Lucien Clergue, l’écrivain Michel Tournier au regard des préoccupations
et l’historien Jean-Maurice Rouquette ne savent pas photographiques, mettent en
encore à quel point leur démarche va contribuer place dispositifs de soutien et de
à la reconnaissance institutionnelle du médium, à résidences, programmes éducatifs
l’époque encore considéré comme un art « mineur ». et partenariats internationaux.
— Carine Claude 13
ÉVÉNEMENT RENCONTRES D’ARLES 2022
dont le sel demeure la rencontre, Lutter contre l’invisibilisation dans l’atelier de la Mécanique de la
la proximité, l’échange entre Cette année, la programmation collection Verbund, encore inédite
photographes, éditeurs, curateurs s’articule en quatre sections en France, dévoile le travail de celles
et public notamment pendant la — Performer, Explorer et témoigner, qui furent longtemps de grandes
semaine d’ouverture de l’événement. Expérimenter, Revisiter — qui, invisibles : les femmes photographes.
Ce décryptage d’un monde qui change chacune, interprètent le thème « Une avant-garde féministe des
s’incarne cette année avec la mise de l’année « Visible ou invisible, années 1970 » met en évidence leurs
en lumière d’artistes et photographes un été révélé » [voir p.22]. pratiques performatives et la manière
ukrainiens au cours de cette semaine dont la photographie a été l’un des
de lancement, un geste de solidarité Temps fort de l’édition 2022 et de la moyens d’expression majeurs
voulu par les organisateurs. section Performer, la présentation d’émancipation. De Cindy Sherman à
En soirée
Les Nuits des Rencontres d’Arles sont riches en événements, performances, projections et concerts.
La grande soirée d’ouverture se déroule le 4 juillet sur les bords du Rhône à partir de 20h. Une fête en plein air aux sonorités
indiennes, puisqu’elle rassemble les artistes tamouls d’OHM Duo, Loya et son DJ set de l’Océan indien, Victor Kiswell avec
du disco-funk des 70’s en provenance du Sri Lanka et du Pakistan et les Arlésiens de Puta! Puta! pour un mix électrique.
La Nuit du 5 juillet au Théâtre antique s’ouvrira avec un vibrant hommage à Olivier Etcheverry, le scénographe « historique »
des Rencontres d’Arles disparu le 3 mars dernier [voir p.32] puis par des remises de prix très attendues : tout d’abord,
les trois prix du livre 2022 qui récompensent les meilleurs ouvrages photographiques publiés pendant l’année dans
les catégories photo-texte, historique et auteur. Puis le prix Women in motion qui récompense cette année la photographe
Babette Mangolte, une cinéaste et photographe expérimentale qui a documenté la scène chorégraphique new-yorkaise
dans les années 70, participant activement à la définition et à la construction d’archives de la performance [voir p.72].
La soirée se poursuit avec la mise à l’honneur de l’école de photographie de Kharkiv, un mouvement artistique ukrainien,
qui a émergé au cours des années 1970, en opposition au réalisme socialiste soviétique. La jeune scène underground
tahitienne clôture les festivités avec les expérimentations musicales de QuinzeQuinze.
Le 6 juillet, destination Croisière pour célébrer les trente ans d’Arte avec des projections consacrées à Lee Miller et Guy Bourdin.
Retour au Théâtre antique les 7 et 8 juillet. Le jeudi soir est consacré à la soirée « Photo slam, une nouvelle génération » avec
la remise du prix Dummy Book Award et du prix Pictet. Pour célébrer les quarante ans de l’École Nationale Supérieure de la
Photographie (ENSP),les Rencontres d’Arles proposent un spectacle photographique inédit dont un volet est consacré à la scène
photographique contemporaine ukrainienne. Vendredi 8 juillet, le Live Magazine des Rencontres fait un focus sur James Barnor,
avant de décerne le prix Madame Figaro et le très attendu prix Découverte Louis Roederer qui consacre la création émergente.
Pour clôturer la semaine d’ouverture en beauté, la Nuit de l’année se déroule le 9 juillet sur le site de la friche industrielle des
papeteries Étienne après deux ans d’absence. Au menu, une quarantaine de propositions photographiques, projetées en
boucle sur grands écrans (dont un dédié à l’Ukraine) ou sous forme d’installations. Coups de cœur, cartes blanches à des
institutions, cette grande fête de la photographie propose également des performances, concerts, DJ sets, food trucks et bars.
ORLAN, de Helena Almeida à Martha au Chili, où la constitution de forêts professionnelle de Lee Miller
Wilson, c’est toute une génération géométriques, afin d’alimenter une [voir p.90], photographe au-delà
de passeuses qui a alors vu le jour industrie du papier toujours plus de la muse que l’on a vue en elle,
et ouvert le chemin de la conscience gourmande, coupe la communauté couvrant de 1932 à 1945 son activité
et de la reconnaissance. « La création mapuche de sa culture si liée à la de studio, de commande, mais aussi
photographique visible ne fut pas nature. Autre combat : Bruno son rôle de photographe de guerre
toujours à l’image de l’incroyable Serralongue documente la lutte du jusqu’à la libération des camps de
richesse et diversité des artistes, peuple sioux pour protéger ses terres concentration allemands. Et « Un
explique Christoph Wiesner, directeur ancestrales face à l’expansionnisme monde à guérir », en coproduction
des Rencontres d’Arles. Depuis une de l’industrie des hydrocarbures. avec le musée international de la
quarantaine d’années, un long Léa Habourdin propose d’imprégner Croix-Rouge, fruit de deux ans de
processus de reconnaissance des la technique photographique d’un recherche au sein des archives du
femmes photographes a été engagé. mécanisme végétal, tandis que musée, porte un regard critique sur
Cette année, dans la continuité Julien Lombardi questionne la cent soixante ans d’imagerie
de l’engagement des Rencontres, relation technique qu’entretient humanitaire [voir p.56].
nombreux sont les lieux habités par l’homme au vivant.
ce rayonnement et cette créativité, Romain Urhausen revisite l’esthétique
de figures historiques à la découverte Expérimenter, encore et encore subjective et donne sa façon
d’artistes oubliées ou méconnues, La section Expérimenter s’ouvre de regarder le monde, entre humour
jusqu’à l’émergence de jeunes sur la poésie expérimentale de et poésie, entre plasticité et
talents. » Noémie Goudal qui interroge expérimentation, tandis que Mitch
l’interconnexion entre humains Epstein, qui a collaboré avec la
La danse rejoint la performance et non-humains autour de la notion réalisatrice indienne Mira Nair, aborde
du New York des années 1970, de l’espace-temps. L’expérimentation une Inde complexe avec ses codes de
au cœur de l’église Saint-Anne. se poursuit à travers le répertoire castes, ses classes et ses religions.
Babette Mangolte, cinéaste et étrange et poétique des figures
photographe, y documente la scène qu’élabore Frida Orupabo. Une pluie de prix
foisonnante marquée notamment Dénonçant la brutalité de la Pour les organisateurs du festival,
par Trisha Brown, Richard Foreman, représentation picturale des corps c’est une évidence : les Rencontres,
Lucinda Childs, Robert Wilson noirs à travers l’histoire, elle en au-delà de la vitrine institutionnelle
ou Simon Forti [voir p.72]. Elle déconstruit les stéréotypes dans qu’elles représentent, doivent servir
développe un langage fondé sur un processus de réappropriation de levier pour la jeune photographie.
la subjectivité de la caméra, où le d’images puisées sur Internet et Au fil des éditions, les dispositifs
spectateur prend un rôle central dans intégrées à son archive familiale. d’aide à la création du festival se
le dispositif et la relation du corps sont considérablement enrichis.
à l’espace. Une autre performance Quant à elles, les techniques Prix, bourses, résidences… ces
se déroule devant la caméra de photographiques expérimentées dernières années, la multiplication
Susan Meiselas : les gestes capturés par Sandra Brewster et Lukas des partenariats a permis la mise
de fragments de corps vieillissants Hoffmann [voir p.78] mettent en en place d’un nombre croissant de
rencontrent la composition musicale exergue les possibilités du médium propositions de soutien à la jeune
de Marta Gentilucci. et de sa matérialité au service de la création. Désormais, la tendance est
représentation et du dévoilement au mentorat sous l’impulsion de
Le Nouveau documentaire d’un sujet et des émotions Christoph Wiesner qui défend l’idée
L’humain, la nature, l’anthropocène, qui l’entourent. d’un accompagnement sur un temps
les préoccupations sociales et long pour permettre aux jeunes
climatiques, le post-colonialisme… Devoir de mémoire photographes de mûrir leurs
Les écritures d’un nouveau Les Rencontres n’ont pas la mémoire réflexions [voir p.22]. Point d’orgue :
documentaire se déploient dans courte. Chaque année, avec la la semaine d’ouverture du festival
la section Explorer et Témoigner section Revisiter, elles s’engagent qui consacre les lauréats par une
[voir p.50] « Ritual Inhabitual » dans une relecture de l’histoire de la pluie de prix [voir encadré p.14].
alerte sur l’expansion vertigineuse photographie. Gaëlle Morel propose Et pour les festivaliers, ces prix
de l’exploitation forestière industrielle un nouvel éclairage sur la carrière sont un vivier de découvertes.
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Trilogie (1999), Salla Tykka
Courtoisie Salla Tykka. Rencontres d’Arles
ÉVÉNEMENT RENCONTRES D’ARLES 2022
L’un des plus attendus, le Prix La résidence BMW fait également peau neuve cette année. Désormais,
Découverte Louis Roederer, demande elle attribue une bourse non plus à un artiste seul, mais à un duo artiste-
chaque année à un commissaire curateur « pour produire un travail expérimental autour de l’image
invité de mettre en scène une contemporaine et sa mise en espace ». Premiers lauréats de la résidence
sélection de dix projets repérés nouvelle formule, l’artiste Arash Hanaei et le curateur Morad Montazami
dans des galeries, des centres d’arts, présentent « Hantologie suburbaine » au Cloître Saint-Trophime à Arles.
des espaces associatifs, des lieux Pour la cinquième année consécutive, les Rencontres d’Arles proposent
indépendants ou des institutions. également une Bourse de recherche curatoriale ouverte à tous les
Cette année, c’est la commissaire commissaires d’exposition. Autre nouveauté : la première édition du
Taous Dahmani qui a été conviée Pernod Ricard Arts Mentorship récompense des duos formés par des
pour présenter sa lecture de cette artistes confirmés et émergents. Les premières lauréates sont Sandra
scène émergente à l’église des Frères- Rocha et Perrine Géliot, un tandem pluridisciplinaire qui s’est rendu
Prêcheurs. Une exposition conçue au Mexique, dans le Chiapas, pour mettre en parallèle l’histoire
comme un tout qu’elle scénographie du peuple maya et l’ère contemporaine de l’anthropocène.
avec Amanda Antunes.
« L’édition 2022 du Prix Découverte Reporté deux années de suite pour cause de pandémie, le
Louis Roederer ne s’attache Serendepity Arles Grant, né du partenariat entre les Rencontres
ni à une thématique, ni à un genre et le festival éponyme de Goa, est une bourse de 15.000 € pour
en soi, mais à une attitude des la photographie, la vidéo et les nouveaux médias en Asie du Sud,
photographes sélectionnés, face une initiative soutenue par l’Institut français en Inde. Le lauréat,
à la création d’images, explique la l’Indien Sathish Kumar, présente « Un garçon du village » est une
commissaire. Le prisme est celui du collection de moments ordinaires saisis au fil du temps, reflétant
processus “pré-photographique” : les lents mouvements de la vie quotidienne en Inde du Sud.
ce qui motive et fait naître un projet. Chaque année, Une attention particulière offre la possibilité
Ici, les artistes partent de l’intime. à trois diplômés de l’École nationale supérieure de la
Des traumatismes aux deuils, photographie d’exposer aux Rencontres d’Arles. En 2022,
en passant par la (re-)définition d’un le jury composé de Christoph Wiesner, Marta Gili, Lukas
soi artistique, le spectre est large, Hoffmann et Estefanía Peñafiel Loaiza a sélectionné des
mais ils ou elles ont un point travaux de Cassandre Colas, Gaëlle Delort et Maxime Muller
commun : leur expérience est leur qui interrogent tous les trois la relation des corps à leurs
expertise. » Pendant la semaine environnements. Enfin, le Photofolio review couronne
d’ouverture, un jury décerne son prix, cette année l’Italien Pierfrancesco Celada pour son
qui récompense à la fois l’artiste et la travail sur Hong Kong.
structure porteuse du projet à travers
une acquisition d’un montant de Internationale, militante, résolument ouverte sur les
15.000 euros. Pour sa part, le public préoccupations sociales et environnementales, cette
décerne le Prix du Public à travers 53e édition des Rencontres d’Arles promet de donner
une acquisition d’un montant de des clés de lecture pour décrypter un monde fracturé,
5.000 euros. mais qui ne cesse de se réinventer.
Il a choisi comme fil conducteur de cette 53e édition « Visible ou invisible, un été révélé ».
Un retour à l’essentiel pour le directeur des Rencontres d’Arles.
Pour le nouveau directeur des Rencontres d’Arles, l’été 2022 Certaines photographes de cette
sera celui des révélations. Celle des femmes photographes collection sont pourtant célèbres…
passées sous le radar de l’histoire récente de l’art, celle de Il y a bien entendu quelques
la déconstruction des stéréotypes et du regard postcolonial. exceptions. De grands noms
Sans oublier la mise en abyme de l’anthropocène. Un nouveau ressortent de cette collection,
souffle pour Christoph Wiesner après une programmation notamment certaines artistes et
chahutée par deux années de crise sanitaire et une prise photographes venant du monde
de fonction en pleine pandémie. Il dévoile les temps forts anglo-saxon comme Cindy Sherman
de l’édition 2022 des Rencontres, qui fait donc la part belle ou Martha Wilson. On connaît aussi
aux femmes et à la création émergente. bien le travail de la Française ORLAN.
Mais c’est très peu face à toutes celles
Pourquoi avoir choisi « Visible ou invisible » comme thème qui n’ont jamais été exposées.
central des 53e Rencontres d’Arles ?
Le rapport à l’invisibilisation de toute une partie de la L’an passé, vous aviez présenté
création est un axe de réflexion essentiel pour moi et mes « Masculinité ». Ces avant-gardes
collègues. Jusqu’à récemment, je dirais une dizaine féministes sont-elles une réponse à
d’années, la production des artistes ou des photographes cette exposition ?
féminines montrées par les institutions ne représentait Elles sont plutôt un écho.
qu’une part infinitésimale des expositions. Je ne « Masculinité : la libération par la
découvre rien en le constatant, mais c’est un sujet qui photographie » étudiait la manière
m’a toujours intéressé. La collection Verbund, qui sera dont l’image des hommes a été
montrée pour la première fois en France dans l’atelier codée, interprétée et construite
de la Mécanique pendant les Rencontres, a justement socialement des années 1960 jusqu’à
travaillé sur les avant-gardes féministes à partir des aujourd’hui, par le biais du cinéma
années 70. C’est une collection importante qui et de la photographie. Elle avait été
rassemble des femmes photographes ayant utilisé préparée par mon prédécesseur avec
ce médium pour travailler sur leur identité, sur leur le Barbican. Je trouvais intéressant
féminité, sur leur sexualité et sur la place des d’en faire le contre point. C’est une
femmes dans la société. C’est pourquoi j’ai appelé formule un peu rhétorique, mais les
cette édition « Visible ou invisible », car c’est une choses ne sont pas figées dans le
production qui existait, mais qui n’était pas temps, il y a toujours une évolution.
représentée, tout simplement. Un photographe peut apparaître,
— Carine Claude 23
INTERVIEW CHRISTOPH WIESNER
s’effacer, puis réapparaître dix ans et enfin dans le monde entier. Ce qui Elle l’a d’ailleurs fait dès le départ en
plus tard. Il y a une certaine fluidité était un défi, car certaines artistes tant que photographe. Quand elle
de l’histoire, les créations sont en avaient arrêté leur carrière pour x travaille sur des sujets compliqués —
mouvements, mais il faut parfois raisons il y a déjà très longtemps. ces strip-teaseuses qui partent sur les
les réactiver pour pouvoir les Au-delà de la recherche esthétique, il routes comme des saltimbanques de
rendre visibles, les révéler. s’agissait d’un gros travail d’enquête. ville en ville, ou la situation tendue au
Comment avez-vous découvert la Gabriele Schor est là depuis Nicaragua — elle se pose toujours
collection Verbund ? longtemps et c’est vraiment elle qui la question de savoir qui réceptionne
J’ai longtemps vécu en Allemagne. a insufflé cet esprit à la collection. ces images, qui les regarde, afin
J’ai découvert cette collection il y a de rendre quelque chose à celui
une quinzaine d’années lors de mes Endehorsde lacollectionVerbund,quelles ou celle qui a été photographié.
précédentes activités. Je l’ai vue autresphotographesillustrentcette avant- C’est quelqu’un qui s’interroge
lorsqu’elle était exposée en garde féministe pendantlesRencontres? énormément sur le statut de l’image.
Allemagne et en Autriche, et j’ai tout Toute une partie de cette avant-garde En cela, je ne suis pas étonné qu’elle
de suite trouvé très intéressant l’angle s’est également intéressée à la questionne la transdisciplinarité, le
qui avait été choisi pour la constituer. performance. C’est pourquoi nous rapport entre l’image fixe et animée,
Elle compte plus de 500 œuvres présentons l’exposition d’une autre le son, la musique et comment faire
réalisées par environ 80 artistes et photographe très peu connue en entrer tout ça en résonance.
photographes féminines. Pendant France qui est Babette Mangolte
les Rencontres, nous présentons à l’église Sainte-Anne [voir p.72]. Quels dispositifs de soutien à la création
une sélection d’œuvres de 72 Dans les années 70 à New York, avez-vous mis en place cette année ?
de ces artistes. La particularité elle s’est attachée à documenter Un grand nombre de dispositifs
de cet ensemble est qu’il s’agit les performances des plus grands existent, des prix en passant par
d’une collection corporate chorégraphes internationaux comme les bourses de recherche que nous
— la Verbund est une compagnie Trisha Brown ou Robert Wilson. menons en partenariat public ou
d’énergie autrichienne, l’équivalent Dans cet esprit, nous allons privé, en France et à l’étranger. Parmi
d’EDF —, mais très tôt, sa directrice également retrouver quelqu’un qui les prix, il y a bien entendu celui qui
Gabriele Schor a choisi cet angle de connaît bien les Rencontres : Susan est devenu notre classique le prix
l’avant-garde féministe. C’était une Meiselas. Avec la compositrice Marta Découverte Louis Roederer qui se
prise de position courageuse et assez Gentilucci, elles ont créé une sorte de tient à l’église des Frères-Prêcheurs
radicale puisqu’elle a été démarrée morceau à quatre mains qui s’incarne au cœur de la ville. Ce qui est
il y a environ vingt ans. dans une installation présentée important pour moi, c’est d’y ajouter
à Saint-Blaise. Elle mêle musique un regard différent chaque année,
Comment a-t-elle été constituée ? contemporaine et images filmées par en y associant la vision d’un
Un autre parti pris radical de la Susan Meiselas sur le thème de la commissaire invité, car la création
collection Verbund est le travail de représentation du corps vieillissant, émergente est très protéiforme et
recherche effectué autour. Pendant avec des gestes capturés, des part dans beaucoup de directions.
deux décennies, Gabriele Schor a fragments qui subliment leur beauté. Ce commissaire donne sa lecture
mené des études pour ainsi dire Nous allons également présenter le à travers un choix de dix artistes,
sociologiques pour retrouver des travail de Bettina Grossman, de Frida son prisme. C’est l’une des évolutions
artistes souvent inconnues qui Orupabo et de bien d’autres encore. de ces dernières années.
avaient travaillé sur ces questions
de la représentation de la féminité On n’attend pas forcément Susan Ce n’était pas le cas avant ?
dans les années 70 et 80. Ils ont Meiselas dans ce registre… Le prix Découverte Louis Roederer
commencé leurs recherches auprès C’est ce qui est merveilleux avec a eu différentes formes au cours du
des photographes autrichiennes, puis Susan, c’est qu’elle est constamment temps. Au début, des personnalités
dans les autres pays germanophones en train de requestionner son geste. du monde de l’art et de la photo
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nommaient ceux qui étaient intéressant d’entendre cette richesse des candidatures, qui révèlent parfois des
présélectionnés, puis à un moment, blessures et des situations complexes d’un point de vue politique ou personnel
l’appel à candidatures s’est ouvert rejaillissant dans la production artistique. En raison de la pandémie, tout a été
aux galeries. Quand je suis arrivé, j’ai chamboulé. La sélection aurait dû être présentée en 2020. Mais le festival de Goa
trouvé qu’il serait intéressant d’élargir a été annulé deux fois de suite. Cette année, le premier lauréat de la bourse
cet appel au-delà du secteur va enfin pouvoir être exposé au cloître Saint-Trophime [voir encadré p.20].
marchand, car nous sommes un
festival, pas une foire. Donc de l’ouvrir Vous avez également repensé le programme BMW ?
aux institutions, aux centres d’art L’écriture est l’un des aspects essentiels de la création émergente. Avec BMW, nous
et même aux espaces d’artistes nous sommes posé la question du regard qu’on y apporte, de l’aide que l’on peut
autogérés, du type collectif ou artist- fournir. Très vite, nous avons constaté que le mentorat et l’accompagnement sont
run spaces. L’intérêt majeur de cet des éléments clés pour les jeunes artistes. Nous avons ainsi totalement repensé
élargissement est qu’il nous a permis le programme de résidence en l’ouvrant à des duos d’artistes et de curateurs,
d’avoir accès à des travaux différents. qui sont accompagnés par un commissaire pour leur présentation. Le résultat
C’est bien d’avoir des galeries, mais est significatif : les propositions artistiques que nous avons reçues sont très
c’est bien aussi d’avoir un contre- différentes des travaux qu’un photographe réalise en solo pour défendre ses sujets.
regard issu des domaines aussi bien C’est une synergie. Le premier duo lauréat est constitué par l’artiste Arash Hanaei
institutionnels qu’indépendants. et le curateur Morad Montazami. Leur exposition « Hantologie suburbaine »
Notre commissaire de l’année, Taous propose de repenser notre rapport aux architectures utopiques des années
Dahmani, a donné sa vision de la 1960-1970. Comment peuvent-elles encore exister dans une ère post-Internet
scène émergente. Elle dit bien que à l’époque des réseaux sociaux et du métavers ? Ces bâtiments conçus après-
ce ne sont pas tant les sujets qu’une guerre dans les banlieues reposaient sur le principe de l’espace partagé.
façon d’appréhender le geste Leurs équipements sociaux, leur crèche, leur cinéma ne sont plus opérationnels
photographique qui caractérise cette depuis longtemps. Mais les jeunes se réapproprient ces bâtiments utopiques,
scène émergente, même si dans par exemple en faisant du parkour.
l’ensemble, beaucoup de sujets
sont liés à l’intime. Et dans cette idée d’accompagnement, avez-vous d’autres programmes ?
Effectivement, nous avons développé avec Pernod Ricard, un autre partenaire,
Vousprésentezpourlapremièrefoisun un projet de mentorat artistique entre deux artistes pluridisciplinaires, l’un étant
lauréatdelabourseSerendepity.Pourriez- un photographe confirmé et l’autre, un jeune artiste. Le premier tandem
vousnousendireplus? est composé de Sandra Rocha (mentore), qui travaille l’image dans toutes
Mon prédécesseur, Sam Stourdzé, ses dimensions et de Perrine Géliot (mentorée), qui conçoit des objets
avait lancé un partenariat avec le photographiques. Elles ont réalisé un travail à quatre mains et sont accompagnées
festival Serendipity de Goa avec sur un an. Ce temps long permet d’aboutir et de murir les projets.
la création d’une bourse de travail Au programme, nous avons encore bien d’autres projets de soutien à la création
qui devait être attribuée à un montés en partenariat, comme la Bourse de recherche curatoriale — projets
photographe de la scène sud Afrique des Rencontres d’Arles et de l’Institut français avec l’exposition
asiatique. J’ai pris le relais en « Si un arbre tombe dans une forêt » curatée par deux jeunes commissaires
participant au jury. Nous avons reçu basés au Maroc qui ont une lecture intime de l’ère postcoloniale. Ou encore
énormément de candidatures. La cette autre bourse de recherche qui existe grâce au soutien de Jean-François
présélection a été une odyssée assez Dubos, un mécène privé avec une très belle exposition sur les nuages. En bref,
longue, car la surface géographique tout ce maillage fait partie de l’écosystème du festival et de son rôle d’exposition
concernée est colossale. C’était et de découverte bien sûr, mais aussi d’éducation et de diffusion.
27
INTERVIEW CHRISTOPH WIESNER
Vous êtes très attachée à la dimension éducative du festival.À quoi ressemblentles programmes pédagogiques des Rencontres ?
C’est, là aussi, lié à la question du territoire. Depuis plusieurs années, les Rencontres imaginent des outils innovants
d’initiation à la lecture de l’image. Il nous paraît indispensable de revenir à ces fondamentaux, car nous vivons dans une
société où l’image est de plus en présente, mais aussi vue de manière de plus en plus rapide, sans que soit pris le temps de
l’identification, de l’analyse, de la recherche de la source. Ou tout simplement, de se rappeler que derrière chaque image,
il y a un photographe qui, avec son regard, interroge un sujet. Nous essayons d’aborder ces questions à travers des outils
qui passent par une dimension ludique ou par l’émotion pour désinhiber le rapport à l’image et à son analyse, aussi bien
pour les enfants que pour les adultes. Après avoir travaillé avec les écoles des enfants arlésiens pendant quelques années,
nous avons étendu ce dispositif avec Une Rentrée en images, il y a plus de quinze ans. Chaque année au mois de
septembre, nous accueillons 10.000 élèves venant de toute la France qui viennent découvrir les expositions avec des
médiateurs photographes et qui suivent ces ateliers où l’on questionne la photographie par le jeu, tout en leur donnant des
clés de lecture qu’ils peuvent réutiliser ensuite. Nous sommes en permanence dans l’expérimentation et cela nous a permis
de développer d’autres outils comme la plateforme Observer-Voir qui réunit les ateliers d’initiation à la lecture de l’image
et un espace ressources rassemblant des informations historiques ou techniques, mais aussi des informations sur le réseau
des structures travaillant sur la médiation de la photo dans toute la France, ou les rencontres professionnelles de lecture de
l’image en septembre. Comme pendant la semaine d’ouverture pour tous les acteurs de l’écosystème de la photographie,
dans le domaine de la pédagogie, les Rencontres jouent leur rôle de mise en relation et de contacts entre professionnels
de la lecture de l’image tout en créant des espaces de mise en relation et de questionnements.
L’événement est endeuillé, mais un sentiment de gratitude anime Il revendiquait aussi le côté « forain »
les préparatifs des 53e Rencontres d’Arles. Car le 3 mars dernier de l’événement qui investit chaque
s’éteignait Olivier Etcheverry, scénographe pour ainsi dire année des lieux inédits —
historique des expositions du festival. Cette figure familière on se souvient de ses installations
et haute en couleur des Rencontres en était d’ailleurs l’un novatrices et colorées dans les ateliers
des architectes. Scénographe des éditions de 1986 et 1987 SNCF dès 1986 ou plus tard dans des
— éditions déjà révolutionnaires en termes de conception cours d’école, des chapelles ou encore
à l’époque — Olivier Etcheverry avait repris la houlette de la sous le pont de l’autoroute.
scénographie du festival en 2002. Pendant vingt ans, il aura En réemployant chaque année le
ainsi œuvré sous les directions successives de François Hébel, matériel des expositions précédentes,
de Sam Stourdzé puis de Christoph Wiesner. Personnalité il réinventait en permanence la lecture
hors du commun, Olivier Etcheverry était un touche-à-tout et la monstration des œuvres,
virtuose. Théâtre, danse, expositions, littérature… aucun bien avant que les vertus de
art ne le laissait indifférent. Né en 1952 et formé aux Arts l’écoconception ne s’imposent
décoratifs, il aura été tout au long de sa foisonnante à tous : « Le réemploi du matériel
carrière, scénographe, commissaire, réalisateur, scénographique est à la fois une
producteur, éditeur. Directeur artistique au Livre de Poche contrainte et une volonté. Jouer
pendant une dizaine d’années, il avait créé en 2010 avec l’éphémère est un peu dans la
avec Jean-Noël Flammarion, la Rue Visconti, à la fois génétique du festival. Cette diversité
galerie, maison d’édition et de production de films. est aussi ce qui ouvre la curiosité des
gens. L’important est qu’ils regardent
Lors d’un entretien pour AMA à l’occasion des les images qu’on expose, pas
cinquante ans des Rencontres d’Arles, il résumait forcément les espaces. » Aujourd’hui,
ainsi son métier de scénographe : « Notre priorité les équipes des Rencontres
est de servir l’exposition, les images. Il s’agit déjà lui rendent hommage.
de bien se comprendre avec les commissaires et les Voici leurs témoignages.
photographes. Quelle image doit-on voir en premier ?
En dernier ? Comment les voit-on ? Quelle est la Christoph Wiesner, directeur des
perception de l’exposition dans son ensemble ? Rencontres de la photographie d’Arles
Il faut que les choses soient faciles pour le visiteur. « Je ne l’ai malheureusement connu
Si le public doit voir cinquante expositions, que pendant une trop courte année.
chacune d’entre elles doit avoir son caractère. » C’était quelqu’un qui aimait l’art,
— Carine Claude 33
HOMMAGE OLIVIER ETCHEVERRY
indéniablement. Il avait surtout une a profondément marqué l’évolution des Rencontres d’Arles sur les vingt dernières
vision bienveillante. Olivier a joué un années, frémissement qu’il avait déjà initié dans les années 80 puisqu’il avait
rôle clé dans l’histoire des Rencontres scénographié les Rencontres en 1986 et 1987, avant de revenir en 2002. »
d’Arles, car il en a repensé toute la « Nous étions proches et j’étais très admirative de son enthousiasme,
scénographie. C’était un grand de la confiance qui le liait aux artistes et à l’équipe. Son regard était d’une
coloriste. Pour tout dire, mon liberté absolue et permettait d’imaginer que tout était possible. Quel que soit
parcours personnel et professionnel le lieu, on pouvait penser un projet, et cette liberté, cette confiance, c’est une
fait qu’à l’origine, je n’étais pas très, immense chance de pouvoir la côtoyer. Grâce à lui, les lieux les plus divers
très sensible à la couleur. Quand je pouvaient accueillir des expositions. Des entrepôts, le pont autoroutier,
suis arrivé à la direction du festival, les friches SNCF, les maisons abandonnées, les chapelles, les cours d’école,
Olivier m’a tout de suite réveillé en me les jardins urbains… Il a su s’emparer de ce qui fait aussi l’expérience arlésienne,
disant : “Je comprends pourquoi tu c’est-à-dire une ville où des projets fous voient finalement le jour. »
privilégies le blanc à la couleur, mais « Il a été à l’origine de notre conception scénographique. Le festival fonctionne avec
je vais t’expliquer et je vais t’apprendre des caissons qui sont des sortes de dominos géants que l’on stocke et réassemble
à l’utiliser”. J’avais trouvé sa démarche chaque année. L’idée de construire un décor pour le détruire à la fin n’est
formidable. Son approche des gens absolument pas dans l’esprit des Rencontres. C’est une question de sobriété,
était toujours comme ça, très sensible de responsabilité et de choix. Cette vision impose certaines contraintes, mais
et très participative. Selon moi, ce qui de ces contraintes naissait sa créativité. Et de ce point de vue, Olivier était d’une
le résume le mieux, c’est que les grande modestie. Il prenait son crayon et par son imaginaire s’inventaient des
discussions avec lui étaient toujours scénographies merveilleuses. Cheminer à ses côtés a été une chance pour nous
des constructions. Parfois, il avait ses tous, il nous a emmenés hors des sentiers battus. On le remercie pour sa générosité
opinions et ses avis — souvent très joyeuse, et tous ces chemins qu’il a su nous montrer. »
clairs ! — mais toujours ouverts sur
l’échange pour à la fin construire Amanda Antunes, scénographe des Rencontres de la photographie d’Arles
ensemble. Et ça, c’était vraiment « Je travaillais avec Olivier depuis 2017 en l’assistant pour la scénographie de
merveilleux. En plus, il avait un l’ensemble du festival. C’était une collaboration étroite. En 2021, j’ai commencé
regard d’une grande sensibilité à signer mes propres scénographies, comme pour l’exposition du Prix Découverte
et d’une grande bienveillance. Louis Roederer aux Frères Prêcheurs. Olivier m’avait invitée à co-signer
Il faisait toujours en sorte de réaliser des scénographies avec lui pour l’édition 2022 dans l’esprit d’une passation,
les projets pour qu’ils conviennent mais les choses se sont passées malheureusement d’une manière plus brutale
à tout le monde. Il avait aussi à cœur que prévu. Il était très généreux, il me laissait cette place. »
la question de la transmission, « Nous avions une relation d’échange et de confiance. Il était un artiste, il aimait la
notamment avec Amanda Antunes. mise en scène, il était non conventionnel, et il avait un esprit ludique. Pour lui, la
Et je trouve très belle cette idée que la question humaine était essentielle, autant que le travail. Il avait, par exemple, une
transmission soit au cœur du festival collaboration intense avec l’ancien chef d’atelier et les équipes techniques. Les
et que cette passation ait pu se faire relations avec lui étaient toujours très naturelles, quelles que soient les générations.
tant qu’il était encore là. » On travaillait beaucoup dans son studio à Paris ou au bureau des Rencontres. Il y avait
un petit côté maître et apprenti assez joli, je l’observais dessiner, créer des maquettes
Aurélie de Lanlay, directrice adjointe des et des plans. J’ai énormément appris avec lui, mais c’était une transmission naturelle.
Rencontres de la photographie d’Arles Il n’y avait pas de rapport hiérarchique entre nous. Nous discutions énormément des
« Olivier ne venait pas du milieu de questions d’écoconception, même s’il disait avec un peu d’ironie que c’était devenu
la photographie. Il venait de la danse, à la mode alors qu’il avait toujours fonctionné comme ça pour les Rencontres, d’une
du théâtre, de la littérature. Il est arrivé part pour des questions de budget et d’autre part, pour une question de fond sur la
aux Rencontres fort de ces ouvertures conception d’une scénographie modulaire, durable et revenir chaque année dans des
et de ces inspirations qui le endroits inédits. Parfois, on passait des journées en silence ou en musique et on se
nourrissaient et qui témoignaient de montrait les projets à la fin de la journée, on débattait de nos points de vue sur
sa curiosité, de la liberté de son regard l’agencement d’un espace, la taille du site, la couleur, la vitrine, et on n’était pas
sur le monde. Il a défendu pendant toujours d’accord, mais il m’écoutait beaucoup, c’était précieux. On rigolait bien,
toutes ces années que montrer de la une vraie complicité. En fin de journée, on allait parfois faire le point au bar avec les
photographie dans des lieux en marge productrices ou les équipes. D’ailleurs, il est arrivé que l’on nous cherche partout
et défricher des espaces qui ne pour rejoindre une réunion ! Il tenait à cette convivialité. Il avait beaucoup de
sont pas pensés comme des lieux caractère, une belle dose d’humour. Il nous manque. C’est un grand vide. »
d’expositions permet au visiteur
d’expérimenter la photographie Un hommage sera rendu à Olivier Etcheverry pendant la Semaine d’ouverture,
autrement. Cette approche mardi soir au Théâtre antique d’Arles.
Pour son édition 2022, les Rencontres d’Arles proposent une sélection d’artistes qui
élaborent autour des catégories établies, les révèlent pour mieux les reconstruire. Un
programme étendu, global, résolument tourné vers l’avenir. Aperçu de quelques
expositions à ne pas manquer.
« En Inde, 1978-1989 », Mitch Epstein. Réminiscences d’un voyage « Hantologie suburbaine », Arash Hanaei
« En Inde, j’ai commencé à traverser des frontières, à entrer dans et Morad Montazami. Big data
des vies et des mondes que je ne comprenais pas. » L’expérience Lauréats du programme BMW Art
de l’Inde, ainsi traduite par Mitch Epstein, révèle l’écart culturel Makers 2022 dédié à la création
traversé, jamais vraiment dépassé, à l’occasion de ses voyages. Né émergente, l’artiste iranien Arash
aux États-Unis en 1952, le photographe est considéré comme l’un Hanaei et le curateur français Morad
des pionniers de la photographie en couleurs, qu’il contribue à Montazami proposent une
populariser dans les années 1970. Entre 1978 et 1989, il effectue installation associant images fixes,
huit voyages en Inde, terrain de jeu chatoyant, propice au images en mouvement, et images
développement de sa technique. Un premier livre paru en 1987, dématérialisées. À travers des
In Pursuit of India, raconte ses voyages dans le pays. Ce n’est expérimentations visuelles
que trente ans plus tard, pendant la pandémie du Covid, qu’il numériques, le duo joue sur la vision
se replonge dans ses anciennes pellicules et décide de mettre futuriste d’un paysage urbain marqué
à jour la publication, sous une lecture plus étendue, plus par l’imagerie du jeu vidéo.
personnelle aussi, rendue possible grâce à un nouveau L’exposition ouvre sur un champ de
recul. La sélection dresse le portrait d’un pays complexe, possibles, influencée par l’hantologie,
aux multiples cultures, strates, minorités, langues… Loin notion derridienne qui connecte des
d’être touriste, Mitch Epstein acquiert une connaissance éléments d’une époque a priori
des codes et des lieux, grâce à sa belle-famille, sa femme révolue pour en imprégner le présent.
à l’époque étant elle-même indienne. Il se voit ouvrir « Percevoir le passé comme un
l’accès à des cultures en marges qu’il photographie, fantôme pour le futur me semble très
documentant une mosaïque culturelle composée de intéressant. On peut utiliser des
mondes séparés et partagés. Intime dans les espaces éléments du passé pour les villes de
intérieurs, son objectif capture l’effervescence et demain. », commente Arash Hanaei.
l’énergie des villes en extérieur, scènes surchargées Inspiré par les architectures de
de détails et de gens, parées de couleurs éclatantes. banlieue des années 60-70, il créé un
environnement numérique,
« En Inde, 1978-1989 » naviguant dans un flot de données
Jusqu’au 25 septembre continues, qui se propage et
Abbaye de Montmajour transforme l’espace. L’exposition
Route de Fontvieille. Arles permet alors de repenser deux lieux,
www.rencontres-arles.com ici combinés : celui de la banlieue,
— Diotima Schuck 37
BLOC-NOTES SÉLECTION D’EXPOSITIONS
rejetée aux périphéries et « hanté » « Quand je suis triste, je prends un train à Kanchipuram sur la côte Sud-Est
par un urbanisme démodé, et celui pour la vallée du bonheur », de l’Inde, il est aujourd’hui basé à
du virtuel, du temps présent et futur, Pierfrancesco Celada. Hong-Kong vibes Chennai. Sa série amorce un retour
créé par le big data. Happy Valley, un quartier aisé aux sources et se fait témoin de son
du centre de Hong-Kong. Depuis parcours de vie, de son enfance dans
« Hantologie suburbaine » son installation dans la mégapole un petit village à son arrivée dans une
Jusqu’au 25 septembre en 2014, Pierfransesco Celada grande ville, en quête d’opportunités
Cloître Saint-Trophime documente sa vie avec son professionnelles. Le grain de la
20 rue du Cloître. Arles appareil photo. Lauréat du prix pellicule, indice du temps qui passe,
www.rencontres-arles.com des Rencontres d’Arles Photo Folio invite à la nostalgie d’instants révolus.
Review en 2021, il présente cette Sathish Kumar y évoque ainsi
année sa série en sélection officielle. l’adolescence, empruntant des sujets
Les instants capturés donnent à voir au quotidien. Les images retracent
« À quelle vitesse chanterons-nous », une ville partagée entre un urbanisme le passage à l’âge adulte, se faisant
Frida Orupabo. Les damnées de la terre écrasant et une végétation touffue, presque parcours initiatique,
Il y a comme un sentiment d’horreur indomptable. Son regard pourtant capturant l’ordinaire et le banal
viscérale qui survient en regardant s’arrête sur ce qui semble être des à travers les expériences de sa vie.
les collages de Frida Orupabo. moments suspendus, en latence,
L’artiste norvégienne, sociologue et ne laisse que les indices de la « Un garçon du village »
de formation, explore les questions sensation d’étouffement propre à la Jusqu’au 25 septembre
liées à la race, au genre, à la sexualité vie dans les métropoles. Toujours, Cloître Saint-Trophime
et à la violence. Les photographies les traces seules du passage des 20 rue du Cloître. Arles
d’archives utilisées pour ses pièces foules évoquent la surpopulation. www.rencontres-arles.com
font référence à une imagerie Dans « cet environnement urbain
historique et artistique occidentale : oppressant », comme il le décrit lui-
découpées et rassemblées, elles même, ses photographies accordent
présentent des femmes noires mises un répit, une respiration. Moments «Phoenix»,NoémieGoudal.Tempsprofond
en scène dans différentes situations. de paix dans le chaos, calme après Des photos dans des photos.
La dureté de la représentation, qui la tempête, ses clichés, tout en Le regard se perd dans les plans
se figure dans des corps visiblement suggestion, aménagent des espaces de Noémie Goudal, nature luxuriante
démembrés et tordus, met en lumière qui appellent à une réflexion sur traversée de part en part de lignes
les stéréotypes qui lui sont associés. son quotidien dans la ville-monde, tantôt horizontales ou verticales.
Le jeu iconographique entre les éprouvée par un climat politique L’illusion, rompue par les indices
époques donne à voir les contrastes instable et incertain. en marge du cadre, dévoile des pans
saisissants de perception des corps à d’images eux-mêmes tendus devant
travers le temps, et le traitement fait à « Quand je suis triste, je prends un le paysage photographié. Utilisant
celui de la femme noire, porteur d’un train pour la vallée du bonheur » les lieux extérieurs comme studio
nombre de stéréotypes dénoncés par Jusqu’au 25 septembre. Croisière et terrain d’expérimentations, l’artiste
l’artiste. La violence symbolique du 59 boulevard Émile Combes. Arles y projette un regard nourri par la
collage, remodelant grossièrement www.rencontres-arles.com recherche et la documentation
les silhouettes, fait écho à celle, réelle scientifiques, liées à la notion
et historique, perpétrée à l’encontre d’histoire géologique, de temps
de ces personnes. Violence physique, profond. À travers la reconnexion
mais aussi psychologique, à travers « Un garçon du village », Sathish Kumar. au passé ancestral, ses œuvres
le regard porté sur elles, biaisé Retour auxsources invitent à transformer notre
par des préjugés surannés, encore Lauréat du Serendipity Arles perception du temps et de l’évolution
entretenus. En retour, le regard de ces Grant 2021, une initiative visant de la Terre, nos liens entre l’humain
femmes, dur et sans complaisance, à encourager la création en Asie et le non-humain. Ce rapport
renvoie le spectateur à sa propre du Sud, Sathish Kumar revient aux biohistorique au monde, que Noémie
position, à la violence qu’il exerce Rencontres d’Arles en 2022 pour Goudal imprègne d’une perspective
potentiellement lui-même. présenter son projet. « Avec la éminemment philosophique, éclaire
photographie, je veux documenter nos rapports à l’environnement, au
« À quelle vitesse chanterons-nous » mon existence de tous les jours, climat, à son histoire et à la manière
Jusqu’au 25 septembre toutes les rencontres et tous les dont nous nous y inscrivons. La série
Mécanique générale voyages pour créer une expression Phoenix sera présentée à travers cinq
33 avenue Victor Hugo. Arles de moi-même, de ma vie, du monde photographies de très large format
www.rencontres-arles.com autour », écrit-il. Né en 1986 et trois vidéos, invitant le spectateur
à évoluer dans l’espace, impliquant « La photographie, le nuage et le les images se juxtaposent, tour à tour
le corps autant que le regard. Une Cloud ». Poésie numérique historiques et contemporaines.
expérience sensible et immersive. Un médium et une analogie. Le nuage déroule ainsi son histoire
Le nuage, masse à la fois physique pour devenir l’incarnation de l’ère
« Phoenix» et immatérielle, parfois sujet d’étude actuelle, plongée dans le numérique.
Jusqu’au 28 août à travers l’histoire de l’art et de la Finalement, le traitement de cet objet
Église des Trinitaires photographie. Le Cloud, l’ensemble à travers le temps révèle, peut-être,
32 rue de la République. Arles de serveurs virtuels en réseau qui tant une manière particulière de
www.rencontres-arles.com traitent et stockent les données. se figurer le réel, qu’un rapport au
Jouant sur les effets de comparaison, monde en constant mouvement.
le pari de cette exposition collective,
dont Kathrin Schönegg est la « La photographie,
commissaire, est de mettre en le nuage et le Cloud »
« I have done nothing wrong », Mika relation ces deux éléments pour Jusqu’au 25 septembre
Sperling. Tabou familial interroger la digitalisation et les Monoprix
Il y a, chez Mika Sperling, conséquences générées sur la Place Lamartine. Arles
cette « évocation du malaise », photographie : l’image, par sa www.rencontres-arles.com
comme le suggère Taous Dahmani, numérisation, voit son
commissaire de l’ensemble fonctionnement bouleversé.
de l’exposition consacrée au Prix Déployant un ensemble d’œuvres
Découverte Louis Roederer 2022. datant de la seconde moitié
Cette année, l’évènement s’attache du XIXe siècle à nos jours, «Dress Code ».Seconde peau
à la représentation de l’intimité et aux la représentation du nuage se trouve Le vêtement comme vecteur
questionnements qui définissent, d’abord liée à l’abstraction en histoire d’identité. À travers le regard d’une
ou redéfinissent, l’identité. Des de l’art, pour aujourd’hui refléter trentaine d’artistes, l’exposition
interrogations qui dépassent les des problématiques géopolitiques. s’attache à en révéler la fonction,
expériences personnelles des artistes De Louis Vigne au duo coréen assujettie à une variété de normes
sélectionnés, et s’étendent à des Shinseungback Kimyonghun, sociales. Autant d’univers reflétés
réalités communes, sociétales. en passant par les clichés d’Alfred dans la sélection de Florent Basiletti,
À travers sa série de photographies Stieglitz en 1922 dont l’exposition curateur du projet, de Delphine Blast
mêlant collages et découpages, tire son nom, ou encore la NASA, qui photographie les costumes de
Mika Sperling, elle, nous raconte
une histoire, celle de son enfance.
Sur les traces de son passé, elle
retourne dans la maison où elle
a grandi et parcourt le chemin qui
mène à la maison de son grand-père.
D’une extrême simplicité, les clichés
prennent leur sens à travers la
découpe au ciseau de la silhouette «Le Méditerranéen»
du parent coupable, dont le visage Cette exposition monographique revient sur le travail de Lucien Clergue,
n’apparaît jamais, mais dont la décédé en 2014. Éminente figure de la photographie, il devint le premier
présence sature l’espace. « C’est photographe à être élu membre de l’académie des Beaux-Arts en 2006, et
un travail de l’intime, mais aussi fonda les Rencontres d’Arles en 1970. À cette occasion, son travail est présenté
un travail qui se veut engagé », ajoute en trois lieux : à la Maison de la Photographie, à la Galerie des Musées et au
Taous Dahmani. L’artiste s’attache Cabinet d’art graphique du Musée d’art de Toulon. Ces institutions donnent
ainsi à révéler, à travers une ainsi à voir une centaine de clichés, partant sur les traces d’un artiste inspiré
expérience personnelle, un tabou par la région méditerranéenne. Au cœur de ce territoire et de sa lumière
familial, un tabou de société, s’épanouit un langage poétique tout en contrastes de noir et de blanc.
pour en libérer la parole.
« Le Méditerranéen »
« I have done nothing wrong » Jusqu’au 18 septembre
Jusqu’au 28 août Maison de la photographie. Place du Globe. Toulon
Église des Frères prêcheurs Galerie des musées. 22 rue Pierre Sémard. Toulon
1 quai Marx Dormoy. Arles Cabinet d’art graphique. Musée d’art de Toulon
www.rencontres-arles.com www.toulon.fr
41
BLOC-NOTES SÉLECTION D’EXPOSITIONS
Que serait le monde de la photographie sans ses éditeurs ? Dédiée Frère a créé en 2013 sa propre maison
à la richesse et à la variété des pratiques éditoriales, la Arles Books d’édition qui enregistre au compteur
Fair rassemble plus d’une cinquantaine d’éditeurs et d’éditrices plus de 75 titres à ce jour.
de livres photographiques au Capitole et au Collège Saint-Charles
du 4 au 9 juillet. Ponctué d’un programme de rencontres et de Un salon dans le festival
signatures avec les photographes et les auteurs, l’événement Au fil des ans, le livre photo a occupé
a été confié pour la première fois à France PhotoBook, une place de plus en plus centrale
une association qui fédère les principaux éditeurs français au cœur des Rencontres d’Arles, grâce
indépendants et qui regroupe aujourd’hui 26 maisons à ses prix, mais aussi grâce au travail
d’édition réparties sur tout le territoire. Destinée à défendre de défrichage opéré par les libraires
l’édition de création en France et à promouvoir l’édition et les éditeurs de l’époque. À la fin
photographique française à l’étranger, cette association des années 90, Dirk Bakker, Markus
créée fin 2015 sous l’impulsion de Benoît Vaillant, directeur Schaden et quelques autres libraires
de Pollen Diffusion, est une vitrine des savoir-faire français en s’installent dans les coursives
matière d’édition indépendante auprès des amateurs et des de l’Espace Van Gogh pendant la
collectionneurs de livres de photographie, mais également semaine d’ouverture. Cette présence
auprès des diffuseurs, libraires et bibliothécaires. s’affirme à la fin des années 2000
lorsque les Rencontres d’Arles
« Avec cet ensemble de maisons d’édition de tailles très intègrent une foire du livre en extérieur
différentes, nous pouvons dire aujourd’hui que nous sur le site des anciens ateliers SNCF,
sommes représentatifs de l’édition dans le domaine lieu qui restera longtemps
du livre de photographie, dont l’économie reste fragile. emblématique du festival. Par la suite,
Le rôle de l’association est précisément de soutenir l’événement migre et mute, passant
et d’accompagner ces acteurs dans un écosystème de satellite de l’événement à salon
dynamique et dans un environnement économique d’édition structuré. En 2012, Dirk
fluctuant », explique André Frère, actuel président de Bakker, Sebastian Arthur-Hau et
France PhotoBook. Cet éditeur très respecté dans la Olivier Cablat développent l’idée d’un
profession a été le cofondateur des éditions Images Supermarket et d’un Hypermarket,
en manœuvre. Lauréat du prix Nadar en 2011 avec deux espaces dédiés aux rencontres
Jean-Christian Bourcart pour l’ouvrage Camden et éditoriales qui s’installent dans
récompensé en 2012 par le Prix du livre historique des commerces vides à la Roquette.
des Rencontres d’Arles [voir encadré p.48], André L’année suivante, les mêmes
— Carine Claude 47
ZOOM ARLES BOOK FAIR 2022
protagonistes créent Le Photobooks ou 1.500 exemplaires. Or, de plus en partenaires, qu’ils soient galeristes
et Super Cosmos. Entre 2015 et 2018, plus de livres arrivent sur le marché, ou institutionnels. « Les soutiens
Sam Stourdzé, ancien directeur des car c’est une demande des auteurs. » et les aides publiques sont très loin
Rencontres d’Arles, intègre au festival Pour nombre de photographes, il est de ce que l’on pourrait imaginer.
le Arles Cosmos situé la première en effet inenvisageable de ne pas Par exemple, très peu de livres
année aux anciens ateliers SNCF, rassembler dans un projet éditorial obtiennent les aides du Cnap au
puis à l’ancien collège Mistral sous la somme de leur travail, une manière regard du nombre d’ouvrages de
la houlette de Sebastian Arthur-Hau parfois plus accessible de montrer photo produit chaque année. C’est
et d’Olivier Cablat. Le pilotage change leurs œuvres que la quête inlassable pourquoi l’association se positionne
de main en 2019 avec Pierre Hourquet d’expositions en foires ou en galeries. comme interlocuteur des institutions
et Anna Planas qui déploient le Arles « Quand un photographe a traité pour répondre aux besoins
Temple Books toujours à l’ancien un sujet pendant plusieurs mois, des auteurs et des éditeurs. »
collège Mistral. il n’imagine pas ne pas produire un
livre. Celui-ci est devenu un véritable La nature même du livre photo
Fin 2021, la nouvelle direction vecteur de diffusion, peut-être plus a considérablement évolué ces
des Rencontres confie les rênes à portée de main qu’une exposition dernières années. L’objet-livre
de l’événement à France Photobook, dans une galerie ou un grand festival. se substitue de plus en plus au
association déjà familière de L’engouement est réel, mais le public catalogue. « Il y a vingt ans, on faisait
l’événement. « L’idée était de mettre intéressé n’a pas non plus augmenté. en effet des catalogues. Aujourd’hui,
toutes nos expériences communes au Ce qui veut dire qu’on en vend les éditeurs s’interrogent en
service de cette foire », explique André beaucoup moins… » permanence sur le rapport entre
Frère, qui a convié les éditeurs fédérés le contenu et la forme, la matière,
par son association, mais aussi une Comment financer un livre le format, la pagination, l’editing…
pléthore de maisons d’édition aujourd’hui alors que les ventes Le livre n’est plus un outil de
indépendantes, y compris étrangères. ne suffisent plus à couvrir les frais consultation de l’œuvre : il devient
« Pour les sociétés indiennes qui de conception et de fabrication ? un objet qui rentre dans l’œuvre
seront présentes, c’est un réel C’est là qu’interviennent les du photographe. »
investissement, car, contrairement
aux galeries présentes lors d’un salon
ou d’une foire “classique”, il n’y a pas
la garantie de vendre une œuvre pour
rentabiliser les frais de déplacement.
La motivation de ces éditeurs
Des livres et des prix
est sincère et réelle. » Parmi les Les Prixdu livre des Rencontres d’Arles
participants figurent les maisons Créés lors de la fondation du festival, les Prix du livre des Rencontres d’Arles
indiennes Jojo, le Lithuanian soutiennent chaque année la créativité de l’édition photographique.
Photographers Association, ou encore Ils récompensent trois catégories d’ouvrages — le livre d’auteur, le livre
les Américains de Nonlinearbooks aux historique et le livre photo-texte. Un premier jury composé de professionnels
côtés de plusieurs poids lourds de de l’édition photographique établit une shortlist d’une vingtaine d’ouvrages
l’édition française tels que Fisheye par catégorie qui sont présentés au public pendant toute la durée du festival.
et delpire & co. En tout, une quinzaine Chacun des lauréats reçoit une dotation de 6.000 € versés pour moitié
de nationalités sont représentées. à l’éditeur et pour moitié aux photographes. Ceux-ci sont annoncés le 7 juillet
au Théâtre antique pendant la semaine d’ouverture des Rencontres.
Livres en mutation
Surtout, si l’événement ambitionne Le Dummy Book Award
de dévoiler de nec plus ultra de Depuis 2015, les Rencontres d’Arles proposent un prix d’aide à la publication
l’édition photographique de création, d’une maquette de livre avec la fondation LUMA. Doté d’un coquet budget de
il permet aussi d’ouvrir le débat sur la production de 25.000 €, ce prix est ouvert à tout photographe et artiste
situation économique, pas toujours émergent utilisant la photographie sur proposition d’une maquette de livre
rayonnante, de la chaine du livre. n’ayant jamais fait l’objet d’une publication. Sans surprise, une attention
« Aujourd’hui, on note un fort particulière est portée aux formes éditoriales expérimentales et novatrices.
développement du livre photo et en D’ailleurs, les lauréats des précédents Dummy Book Award sont devenus des
même temps un vrai souci financier signatures majeures du monde de la photographie, à l’instar d’Yto Barrada
concernant la production de ces et Bettina pour Bettina en 2020, projet qui fait partie de la programmation
livres, constate André Frère. Il y a dix des Rencontres d’Arles cette année avec l’exposition dédiée à Bettina
ou quinze ans encore, on tirait à 1.000 Grossman « Bettina, poème du renouvellement permanent ».
Quelles voies emprunte la nouvelle photographie documentaire pour de la mémoire des luttes brûlant
témoigner d’un monde incertain ? Et quelles voix donne-t-elle aux toujours sous les feux de l’actualité.
hommes et à la nature qu’elle révèle ? Cette année, les Rencontres Ainsi, l’exposition collective « Si un
d’Arles consacrent toute une section aux photographes qui arbre tombe dans une forêt » propose
expérimentent de nouvelles formes narratives pour réinventer une interprétation intime de l’ère
le discours photographique du documentaire. La quête d’une postcoloniale. Une géographie des
impossible objectivité fait désormais place à l’introspection. luttes se dessine avec « Les Gardiens
L’instantanéité du cliché s’efface devant le temps long de la de l’eau » de Bruno Serralongue, ces
recherche et de l’écriture. « Les photographes qui sont exposés Sioux qui s’insurgent contre les
montrent à quel point l’approche du documentaire est très loin oléoducs qui ravagent leurs terres.
de l’idée que l’on pourrait s’en faire intuitivement en l’associant, Avec « Ritual Inhabitual », ce sont
par exemple, au photojournalisme, explique Christoph Wiesner, cette fois-ci les Indiens mapuches qui
directeur des Rencontres. On en est même très loin, puisque bataillent contre l’artificialisation des
ce sont des démarches qui sont totalement conceptuelles. forêts au Chili. Dans « La terre où est
Non pas dans le sens abstrait du terme, mais dans le sens où né le soleil » de Julien Lombardi, le
ces projets sont très réfléchis en amont. Ces photographes photographe propose une exploration
définissent précisément ce qu’ils veulent réaliser, c’est transdisciplinaire de la vallée
quelque chose qui s’écrit petit à petit. Nous ne sommes désertique des Indiens Huichols
donc pas dépendants de la surprise ou de l’habilité du au Mexique [voir encadré p.54]. Le
photojournaliste à capter l’instant donné ou la situation. » lien à l’artificialisation de la nature est
également exploré par Léa Habourdin
Géographie des luttes avec « Images-forêts : des mondes en
Non seulement ces photographes témoignent, mais ils extension » dans un registre à la fois
n’hésitent pas à se mettre debout aux côtés de ceux scientifique et poétique. Toujours
dont ils révèlent le combat. La cause devient un sujet. dans l’expérimental, l’exposition
Ou inversement. La distance entre le photographe et collective « Et pourtant, elle
son sujet s’efface devant l’urgence. La sélection des tourne » se veut être une « capture de
Rencontres d’Arles le démontre : ces nouveaux récits la réalité des États-Unis du XXIe siècle
intimes, hybrides, rhizomiques partagent les mêmes sans prise de vue », où Estefanía
préoccupations. Celles du climat et d’une terre Peñafiel Loaiza et sept étudiants de
ravagée par les dégâts de l’anthropocène. Celles des l’École nationale supérieure de la
minorités et des populations sous pression. Celles photographie livrent les destins
— Carine Claude 51
FOCUS PHOTOGRAPHIE DOCUMENTAIRE
possibles ou imaginés d’une révolutionnaire, Carmen, disparue en Équateur au un rhizome, une série en prolonge
début des années 1980, fruit d’un travail d’investigation documentaire et fictif. une autre sur un axe particulier. »
À leur tour, les photographes contemporains d’Asie du Sud repensent les limites du
genre avec « Documents imaginés » sous la houlette du commissaire Ravi Agarwal. Pour témoigner de ces luttes,
le photographe ne se limite ni à un
Il s’agit d’une proposition curatoriale riche conçue dans une perspective style ni à un format. « Mon spectre
d’accompagnement à la création et à la recherche. « Nous avons développé une d’intérêt est assez large. J’ai réalisé
collaboration avec le Centre National des Arts Plastiques (Cnap) sur le rapport à la des portraits illustrant la figure
photographie documentaire. Nous avons choisi trois photographes artistes qui du combattant, car les Natifs se
travaillent dans ce genre et qui ont bénéficié d’un soutien du Cnap pour leur projet, considèrent eux-mêmes comme des
un peu comme une bourse de recherche sans date de rendu. Ce qui m’intéressait, Warriors. Mais je photographie aussi
c’était d’initier un dialogue entre plusieurs générations. C’est ainsi que notre choix des moments d’actions directes, avec
s’est porté sur Bruno Serralongue et sur deux photographes un peu plus jeunes, des personnes qui s’enchainent à des
Léa Habourdin et Julien Lombardi », confie le directeur des Rencontres d’Arles. machines, des paysages traversés par
les oléoducs… Il faut montrer
Convergence des combats la diversité, donc il faut avoir des
Au Jardin d’été, Bruno Serralongue présente une série de longue haleine démarrée approches variées. », précise-t-il.
en 2017, Les Gardiens de l’eau. Dans la réserve de Standing Rock, dans le Dakota Pour l’exposition arlésienne, il a dû
du Nord, il a assisté à l’organisation de la résistance des Sioux, qui avaient dressé́ s’adapter aux contraintes du lieu,
un camp le long des berges du fleuve Missouri pour s’opposer à l’enfouissement situé dans un jardin urbain en
du Dakota Access Pipeline, un oléoduc polluant les sols et les eaux de leur extérieur : « C’était un challenge
territoire. « Ce risque écologique majeur est lié à une lutte anticoloniale puisque de trouver la forme adéquate,
les Nations indiennes ont obtenu des traités signés par les gouvernements des car le regard n’est pas du tout le
États-Unis dès le XVIIIe siècle, décrets qui leur octroient ces terres sur lesquels même que lorsque l’on va dans un
ils ont autorité, explique Bruno Serralongue. Or à chaque fois que le gouvernement musée ou une galerie où il est plus
fédéral construit un oléoduc qui passe sur les réserves, il remet en cause ces traités. concentré, plus précis. C’est pourquoi
Pour les opposants, cette lutte est donc une conséquence du colonialisme. » j’ai imaginé 24 panneaux constitués
Dès son élection, Donald Trump avait d’ailleurs dépêché l’armée pour accélérer de montages de plusieurs images
l’avancée des travaux. Une épreuve de force entre les natifs et les militaires dans s’inspirant de ce que l’on voit sur
le camp d’Oceti Sakowin, qui a accueilli jusqu’à 10.000 personnes bientôt rejointes place, avec des tracts, des messages,
par des militants du monde entier. « Ces natifs américains sont rejoints dans ces des affiches collées de façon un peu
luttes par d’autres populations concernées par l’implantation de ces oléoducs, sauvage. Je me suis inspirée de cette
notamment des populations africaines-américaines puisque souvent, ce sont les poésie visuelle des villes. »
populations les plus pauvres qui vivent à proximité immédiates des pipelines,
car ce sont des terrains sans valeur. J’ai beaucoup photographié en Louisiane les Documenter l’imaginaire
opposants au Bayou Bridge Pipeline qui a son terminal sur le Mississippi. Juste à Le travail de Léa Habourdin part d’un
côté de ce terminal, il y a un village du nom de Saint James essentiellement habité constat simple : les forêts primaires
par des africains-américains qui font partie des populations les plus pauvres n’existent plus en France. C’est en
des États-Unis et qui sont touchées par des cancers liés au site pétrochimique. lisant un article dans la revue Science
Cette lutte environnementale, politique, sanitaire fédère toutes ces populations que la photographe née en 1985
contre la construction des pipelines », confie l’artiste. décide de comprendre comment
cette idée de forêt primaire,
Le photographe, qui a aussi bien documenté les manifestations au Chiapas qui alimente pourtant tous nos
que les conditions de vie des migrants dans la jungle de Calais, constate un imaginaires, n’est au final qu’une
phénomène global de renaissance des luttes anticoloniales ces dernières années. construction mentale. « J’ai contacté
« On observait déjà cette renaissance dans les années 70 à Standing Rock. Elle le référent français de la revue qui
s’était un peu éteinte, mais elle se réveille à nouveau, sans doute parce qu’elle est m’a expliqué que ce terme de forêt
tombée dans un contexte de réflexion global sur les dommages irréversibles causés primaire était galvaudé et que ces
à la planète soulevant toute la question de l’anthropocène et de la critique forets existaient surtout dans les
du colonialisme et du capitalisme. » récits, pas dans le réel, se souvient-
elle. On parle plutôt de foret à
L’idée de cette série est d’ailleurs née au sein d’un autre lieu de lutte symbolique : caractère naturel. Ce qui, par
Notre-Dame-des-Landes. « Généralement les séries se succèdent les unes avec conséquent, signifie qu’il existe
les autres, car lorsque je suis dans un endroit, j’entends toujours parler de quelque des forêts qui ne sont pas naturelles
chose qui va m’intéresser. C’est ce qui s’est passé à Notre-Dame des Landes où et dont il ne reste que des reliques.
j’ai entendu parler de ce conflit à Standing Rock et c’est ce qui m’a donné envie Ce constat a été une sorte de
de le documenter. Il y avait un lien assez évident dans les enjeux. C’est un peu choc. J’avais soudain devant moi
AMA
Kheyal (extrait, 2015-2018), Munem Wasif
Courtoisie Munem Wasif. Rencontres d’Arles
POSITIO
EX
— Jeanne Mathas 57
EXPOSITION CROIX ROUGE
La photographie est donc une machine à capter plutôt qu’à représenter. Capter
des forces, des mouvements, des intensités, visibles ou non; non pas représenter
le réel, mais produire et reproduire du visible (non le visible). — André Rouille
concentre tous ses efforts sur [la photographie] est au contraire ou doctrines, notamment dans le
une image quasi misérabiliste, la la production d’un réel nouveau domaine politique ou social.
photographie d’alors tente plus que [photographique] […], donnée en D’aucuns parleront de bien-
jamais d’émouvoir, de susciter la pitié, aucun cas assimilable avec le réel. pensance, mais certaines causes ne
la compassion. De la masse dans La photographie n’enregistre jamais valent-elles pas d’être répandues ?
laquelle l’individu se noie, se perd sans transformer, sans construire, On peut s’interroger : qu’est-ce
et disparaît au profit d’un « on » sans créer ». Quid, alors, de la qui différencie les photographies
globalisé, le genre glisse peu à peu photographie humanitaire ? humanitaires d’une certaine forme
— comme notre société — vers une Dans quelle mesure la réalité du de publicité ? De promotion ?
individualisation croissante. Mais bien terrain est-elle transposée, modifiée ? En déroulant ainsi les différents
au-delà, la photographie humanitaire éléments de la « grammaire visuelle »
avait d’ores et déjà vocation Avant tout se pose la question du de ces photographies, sur 160 ans,
à témoigner. Les premiers clichés ont regard. La photographie humanitaire l’exposition « Un monde à guérir »
été de véritables outils pour dénoncer s’est développée dans un contexte nous invite à réfléchir de manière
les atrocités commises sur les civils : marqué par le colonialisme, basé sur critique sur ce qui s’offre à nos yeux.
dénoncer, témoigner et mener une représentation altérée et binaire L’évolution des codes nous montre,
à la création d’un droit humanitaire. du sauveur et de la victime, rejouant dès la Seconde Guerre mondiale,
La photographie humanitaire les systèmes de domination et une mise en valeur du « travail de
acquiert ses véritables lettres de d’oppression, le dualisme Occidental/ l’organisation [humanitaire] »
noblesse lors de la Grande Guerre, non-Occidental. Si le XIXe siècle a mis davantage « que la réalité de la
elle s’institutionnalise avec tout ce en avant des foules anonymes, le vie des réfugiés ; [elle] ne montre
que cela implique : construction, XXe siècle, lui, a rapidement saisi naturellement que les réussites
codification, et orientation du regard. l’importance, et la valeur, d’une et pas les échecs ; […] se polarise
Son histoire connaît des va-et-vient et image misérabiliste, décontextualisée sur certains moments comme
surtout une crise de la représentation qui se concentre sur une seule la distribution de vivres ou d’eau,
dans les années 1990, crise du sens personne. Les photographes et en aucun cas sur les moments de
postmoderne, où l’individu disparaît humanitaires ont parfois désespoir […] donne le sentiment
totalement, offert aux amalgames, déshumanisé les sujets de leur d’un espace toujours organisé »
offert aux clichés de représentations photographie en espérant inventer (Bruno Cabanes). Et si les syntaxes
déshumanisées, qui transmue l’autre des symboles, engendrer de visuelles évoluent, la finalité reste
en une masse informe. Aujourd’hui, nouveaux martyrs des temps la même : toucher, provoquer
la photographie humanitaire tente de modernes : Nick Ut photographiant l’empathie. Car le fonctionnement de
donner la parole, de tendre l’objectif Kim Phuc Phan Thi, « la petite fille au la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge,
aux réfugiés. C’est ce que l’on retrouve napalm », ou bien les images prises comme celui de toutes organisations
dans les travaux d’Alexis Cordesse, lors de la guerre du Biafra montrant du même type, repose sur les dons.
à la fin de l’exposition « Un monde des enfants affamés. La photographie Susciter l’émotion devient alors
à guérir ». Ce sont des photographies instrumentalise alors. Et lorsque l’on un moyen, un outil pour amener
choisies par les migrants, des images, pense à l’instrumentalisation de la société, ou à tout le moins le plus
des souvenirs de leur vie d’avant. l’image, le spectre de la propagande de personnes possible, à se sentir
Ces images leur permettent surgit. Le terme est lourd d’une concerné, suffisamment pour donner
de se réapproprier leur histoire histoire marquée par les et permettre aux organismes de
et leurs mémoires. totalitarismes, sur chaque continent. continuer à agir sur le terrain.
Il s’agit alors de manier les termes Propager devient alors vital, pour
La tentation du symbole avec la conscience du poids de le fonctionnement de l’organisme
L’évolution sur 160 ans est colossale, l’histoire, mais aussi de l’étymologie humanitaire comme pour les
mais il demeure, insidieusement, afin de chercher nos réponses. populations qu’il soutient.
une interrogation fondamentale. Propagande : nom féminin. Latin : de
André Rouille, dans son ouvrage La propagare, propager. Action De la foule à l’individu
photographie : entre document et art systématique exercée sur l’opinion Et pour diffuser au mieux,
contemporain, la formule ainsi : « elle pour lui faire accepter certaines idées la photographie humanitaire
La photographie humanitaire n’est en effet peut-être pas une simple et pure copie du
réel, mais plutôt un arrangement avec la réalité qui vise à faire en sorte que le cliché
produit réponde en tous points aux attentes supposées du public (pour que soit
ressentie une émotion et activée l’envie de passer à l’action). — Victoire Dewaegeneire
a dû inventer ses propres canons et innocentes des zones sinistrées où l’aide apportée pour tenter de
faire évoluer ses codes, notamment interviennent les humanitaires. Cette l’apaiser demeurent la toile de fond.
en passant de la représentation de la focalisation sur une image construite Les photographes et les humanitaires
foule à celle d’un individu. Mais outre de l’innocence et de la souffrance a aspirent à plus d’inclusivité : donner la
cela, il y a aussi une véritable volonté perduré jusque dans les années 2000, parole aux réfugiés, aux habitants des
de montrer la guerre, de montrer les une focalisation qui a parfois nui à bidonvilles ou des zones sinistrées
réfugiés, leur souffrance. La « loi du l’appréhension de la complexité du afin que ces derniers puissent se
tapage » de Bernard Kouchner est terrain. L’enfance bascule dans la réapproprier leur image. « Un monde
devenue la règle transformant alors photographie humanitaire, elle se à guérir » souhaite guider les visiteurs
une partie de la photographie trouve en équilibre précaire entre des vers une réflexion critique de ces
humanitaire en « pornographie images volontairement choquantes images, les amener à s’interroger sur
de la violence » (Susan Sontag). et celles qui, en ôtant le contexte, par ce qu’il y a au-delà du cadre.
L’impudicité choque, mais des cadrages trop serrés, censurent
l’impudicité arrête le regard. Dans une réalité crue. « Sujet-acteur »
des sociétés saturées d’images au La plupart du temps, les photographes
quotidien, il y a un goût malsain pour Se réapproprier son image — lorsqu’ils ou elles ne se concentrent
ces représentations : « la violence Que montrer de la souffrance pas sur une ou deux figures seules et
exerce une fascination telle que l’on humaine ? Où sont les images un cadrage serré — se focalisent sur
veut tout savoir. […] il faut des détails. difficiles ? Nathalie Herschdorfer les gestes de réconfort, l’aide et la
[…] une kyrielle de faits violents flotte s’interroge dans « Un monde à relation humaine. La photographie
en suspension au-dessus de nos guérir ». Mais qu’importe les extrêmes, sert un discours, mais surtout, une
têtes » (Nedjma Kacimi, Sensible). violences ou portraits lissés, ces choix cause. Elle n’est pas neutre, loin de là
La photographie humanitaire silencient tous deux les faits et et elle demeure — nécessairement —
instrumentalise en un sens cette orientent notre regard à travers celui fragmentaire : des « images de capture
violence qui attise les appétits pervers du photographe. Aujourd’hui, il existe fonctionnant comme une machine à
et contradictoires. Guillaume Erner, une imagerie plus riche construite par voir et renouvelant ainsi le projet
dans La société des victimes écrit : et grâce aux erreurs de la photographie documentaire » (André Rouille).
« la société […] est plus friande du humanitaire. Les nombreux concours Accueillir, comme le fait l’exposition,
spectacle du malheur que de sa qui sont nés ces dernières années en une représentation plus juste et moins
compréhension ». À l’instar du Radeau dessinent la trame (prix Luis Valtueña divisée, une représentation qui passe
de la Méduse de Géricault, qui, notamment), mais la souffrance et — inéluctablement — par le partage
des années plus tard, relate l’horreur
d’un naufrage qui aurait pu être évité ;
la photographie humanitaire nous Version papier
montre les images d’une certaine Le catalogue éponyme de l’exposition paraîtra aux éditions Textuel
réalité, des images orientées qui en coproduction avec le Musée international de la Croix-Rouge et du
répondent à la pulsion scopique Croissant-Rouge. L’ouvrage de 240 pages analyse les archives
du regardeur, à la nécessité d’une photographiques du CICR, de 1850 à nos jours. Pour plonger dans ce flot
narration âpre et cruelle qui engage d’images, le contenu se structure selon une trame précise : mobiliser,
celui ou celle qui fait face à l’image montrer, témoigner. Entre grands noms de la photographie et clichés pris par
« au risque de corrompre la vérité » des humanitaires ; des commentaires de grands témoins, photographes
(Philippe Mesnard, La victime écran). ou acteurs sur le terrain jalonnent le catalogue. Ces témoignages permettent
de mieux comprendre les images, de décrypter cette « grammaire visuelle »,
Il existe donc une imagerie ces codes de manière critique. Pascal Hufschmid le précise : une image
humanitaire. Elle se diversifie ne vaut pas mille mots, il faut aller au-delà de cette représentation figée.
aujourd’hui, mais elle a longtemps
tourné autour des mêmes Un monde à guérir
représentations : la figure de Nathalie Herschdorfer et Pascal Hufschmid. Éditions Textuel
l’enfant, parfait symbole des victimes 39 €. Français et anglais. www.editionstextuel.com
61
EXPOSITION
« Un monde à guérir »
Jusqu’au 25 septembre
Palais de l’archevêché
35 place de la République
www.rencontres-arles.com
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© CICR.
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Sur les ruines d’une ancienne centrale électrique, Wang Yimo a construit
un théâtre public où elle écrit une ode tragique de l’ère de l’industrialisation.
Née en 1996 à Chongqing en Chine, Wang Yimo plonge dès thématique plus large que celui de
son plus jeune âge dans l’univers de l’animation. Inspirée « société » et qui représente l’espace
par de nombreux réalisateurs du genre, comme Jan Švankmajer, dans lequel évolue l’être humain. Il
l’artiste commence à créer de la vidéo expérimentale. Mais est plus pur et transmet notre désir
à la différence de l’animation traditionnelle, c’est à dire image d’égalité pour tous.
par image, son travail convoque des scènes réelles. Après
avoir obtenu son diplôme de l’Institut d’art expérimental Pourquoi avoir choisi comme cadre la
de l’Académie des beaux-arts du Sichuan, elle travaille centrale électrique de Chongqing ?
comme artiste indépendante. Ses œuvres incluent de Ce lieu est pour moi un souvenir
l’animation expérimentale, des installations, de la nostalgique. Mes parents et mes
photographie et de la vidéo. Ses recherches actuelles grands-parents étaient tous des
portent sur la relation interactive entre le film et l’animation, ouvriers de cette centrale et j’ai
et sur la façon de trouver une extension à la frontière qui grandi dans le quartier résidentiel
sépare les deux domaines. En apportant une perspective de l’usine. C’est la raison pour
féministe, elle évoque souvent le changement social laquelle je l’ai pris comme objet
dans ses œuvres. Lauréate du Arles × Jimei Discovery principal de mon travail. L’usine
Award 2021, elle expose pendant les Rencontres d’Arles a été officiellement fermée en 2020,
« Théâtre sur Terre » à l’Abbaye de Montmajour, une les autorités compétentes n’ont pas
installation d’animations et de vidéo en hommage aux pu me donner l’approbation écrite
ouvriers d’une centrale désaffectée où l’usine devient pour ma demande de tournage.
un théâtre public [voir encadré p.66]. Rencontre. Avec l’aide de mes parents, j’ai pu
entrer en contact avec le personnel
D’où est venue l’idée de votre projet Théâtre sur Terre ? afin de faire le tournage en privé.
« Théâtre sur Terre » est une exposition basée sur mon
œuvre Rhapsody in a Paradise on Earth (⼈间狂想曲, En quoi ce souvenir est-il nostalgique ?
2021) qui met en avant le concept de théâtre. Dans La vie collective dans l’usine m’a
le processus de création de l’œuvre, je me suis beaucoup apporté et je ressens
concentrée sur le rituel, qui est également une sorte ce manque. À cette époque-là,
de structure interne théâtrale. Au cours du tournage, les gens travaillaient, jouaient
je prescris des mouvements et des postures aux et mangeaient ensemble. Tous
ouvriers. Il s’agit d’un acte collectif, qui donne lieu vivaient dans le quartier résidentiel
à une scène ritualisée. « Sur Terre » est un concept de l’usine et les enfants étudiaient
— Guo Rongzi 65
PRIX WANG YIMO
à l’école de la centrale. Quand j’étais jeune, un tel endroit représentait le monde d’une part le rêve et d’autre part une
entier pour moi. Cependant, avec la fermeture de la centrale électrique, l’usine métaphore (rentrer chez soi).
est devenue une friche industrielle, les ouvriers ont perdu à la fois leur emploi Quant The Dialogue (对话, 2020),
et leur domicile, et la vie collective a disparu. il exprime la communication
silencieuse entre ma mère et moi
Quel message cherchez-vous à faire passer à travers ce projet ? grâce à la danse moderne et le Tai
Au cours du développement social de la Chine, les ouvriers étaient les piliers Chi. Ma mère a vécu dans la centrale
de la société. Mais aujourd’hui, la croissance progressive de la classe des élites, de Chongqing. C’est un lieu qui l’a
le développement de la technologie et l’amélioration du niveau de vie font accompagnée de sa jeunesse à son
que la classe ouvrière tombe dans l’oubli. À travers cette exposition, crépuscule, un lieu où ses années
j’espère mettre en lumière la présence et le rôle de ces ouvriers. sont préservées. Le Tai Chi est un
sport calme et ordonné que ma mère
Comment avez-vous conçu les images destinées à ce projet ? apprécie. Il reflète l’état de vie idéale
Avant de tourner Rhapsody in a Paradise on Earth, j’ai travaillé sur le terrain. de la génération de mes parents.
L’usine, espace principal de mon projet, a progressivement perdu sa place dans Il leur permettait de se libérer des
la construction de la ville. À l’ère de l’industrialisation, ces lieux sidérurgiques ont contraintes liées au travail. Alors que
été construits dans les cités, le plus souvent au bord de l’eau, et ont donc émis ce dernier emprisonnait leur corps,
des gaz et effluents nuisant à la santé des habitants. L’usine de mon enfance a elle mes parents s’efforçaient de contrôler
aussi une rivière juste à côté. J’ai l’impression qu’il existe un monde souterrain le rythme de leur vie pendant leurs
mystérieux dans l’eau, et que ce monde est étroitement lié à l’usine. Dans mon heures de loisir. Aujourd’hui, ma mère
ébauche, la fumée qui sort de la cheminée est l’encre crachée par une pieuvre. est professeur de Tai Chi et mon père
Au cours de mes recherches dans la centrale électrique, j’ai trouvé beaucoup a obtenu son diplôme d’entraîneur
de machines abandonnées qui étaient dans les lieux depuis des décennies, de tennis. Quant à la danse moderne,
comme des esprits qui demeurent ici. Ayant l’intention de leur donner vie, elle constitue une expression
j’ai donc anthropomorphisé ces machines et créé une danse rituelle pour elles. puissante de l’attitude de ma
Le « cheval blanc » suit l’image que j’ai utilisé dans mon œuvre précédente A génération face au monde : tout
Golden Girl’s Third Dream (⾦⼥的第三梦, 2018). Il vient d’un rêve que j’ai fait en grandissant à l’état sauvage,
enfant. Dans celui-ci un bus scolaire venait chercher les enfants à l’école, et ce bus se nous poursuivons avec passion
présentait sous la forme d’un long cheval blanc. Ce véhicule mystérieux représente notre orientation dans la vie.
Dans cette communication
silencieuse, toutes les pensées sont
transmises dans la performance et
«Théâtre sur Terre» toutes les émotions sont exprimées
Pour l’édition des Rencontres d’Arles 2022, le commissaire He Guiyan a par le corps. L’ordre de Tai Chi
composé avec Wang Yimo une exposition mêlant vidéo, animation et le désordre de la danse moderne
expérimentale et installations lumineuses, avec en toile de fond une centrale sont une collision entre tradition
électrique désaffectée, symbole de la réussite de l’industrialisation de la et modernité et un héritage de
Chine, mais aussi les luttes d’une génération entière, dans la poursuite du deux générations.
rêve socialiste. « L’œuvre Rhapsody in a Paradise on Earth est un souvenir de The Dialogue est personnel et intime,
mon enfance dans une centrale électrique, un hommage à la génération de entre une mère et sa fille. En revanche,
travailleurs qui a quitté l’usine et une élégie de la génération industrielle », A Big River (⼀条⼤河, 2020),
raconte Wang Yimo. L’artiste a invité des ouvriers à revenir sur leur lieu de expriment des émotions qui sont plus
travail, dans une séquence saturée de souvenirs. « Il s’agit d’une animation « collectives ». C’est la relation entre ma
expérimentale qui met en scène une usine désaffectée, présentant une mère, ses collègues et l’usine. Il s’agit
performance dramatique de l’interaction entre l’animation et le théâtre donc d’un passage des sentiments
public, poursuit-elle. Dans cette œuvre, les ouvriers de l’usine et les privés aux sentiments collectifs.
personnages de l’animation sont les acteurs du spectacle. Il s’agit de la
rencontre de l’expérience collective et de l’expérience personnelle, de Que représente pour vous ce projet par
l’exploration de l’inconnu et de la fête de la tragédie. » Aux prises de vues rapport à votre histoire ?
réelles sont mêlées des images de synthèse, l’animation dessinant un autre Ce projet met un terme à l’époque de
monde pour les travailleurs. Enfin, la vidéo donne à voir une conversation mes parents, tout en ouvrant peut-
entre l’artiste et sa mère, elle-même ancienne ouvrière. être un nouveau chapitre. La centrale
électrique s’est éteinte en 2014.
« Théâtre sur Terre » Certains employés qui travaillaient ici
Jusqu’au 25 septembre. Abbaye de Montmajour depuis trente ans, n’ont pas pu quitter
Route de Fontvieille. Arles. www.rencontres-arles.com ce lieu pour se déplacer dans la
Wang Yimo
Courtoisie Wang Yimo. Rencontres d’Arles
nouvelle usine en raison de pour montrer les œuvres Comment votre travail a-t-il évolué ?
problèmes de santé ou de famille, [voir encadré p.66]. J’ai agrandi Durant mes études de premier cycle,
ce qui les a mis au chômage. C’est une image et l’ai étalée sur j’ai évolué dans les domaines
un phénomène social cruel. Tout le mur. Cela donne aux figures de l’animation expérimentale,
ce que l’on voit, c’est la fermeture des proportions grandeur nature, de la performance et de la danse
d’une usine et le départ d’un groupe créant ainsi un sentiment contemporaine. J’incorpore par
d’ouvriers. Mais personne ne se d’immersion. En même temps, inadvertance ces formes d’art à mon
préoccupe de l’avenir de ces gens les photographies sont exposées travail. Chacune de mes œuvres est
qui sont obligés de partir. Il s’agit dans des formats différents, un processus continu d’extrapolation.
d’un problème social. J’espère contrairement à la régularité La pensée dispersée domine mes
que mon travail révèlera cela et leur d’une exposition de photographies créations. Du manuscrit à la
permettra de prendre conscience que conventionnelles. J’ai également photographie en passant par
ces trente années sont précieuses. placé certaines des œuvres sur le sol l’animation, il y a toujours un élément
afin que le spectateur les voie d’un inattendu qui émane et produit
Quelle a été la réception de ce projet point de vue plongeant. Cela est un résultat différent de ce qui avait
par les personnes photographiées ? complété par la façon dont j’utilise été envisagé initialement. Mais
J’ai remarqué que ma mère, mais un drone pour photographier du haut l’animation expérimentale est
aussi beaucoup d’autres ouvriers, vers le bas. En raison de la nature toujours mon principal moyen de
n’avait pas laissé une seule photo théâtrale de ce travail, je redessine création. Ma première œuvre était
dans cette usine. Ils étaient tous très le décor pour chaque exposition A Golden Girl’s Third Dream qui
contents lorsque j’ai leur dit que cette et donc chaque fois l’effet est explore le thème de la féminité
séance leur permettrait de se réunir fort différent. et de la divinité. Les personnages
et de prendre une photographie de féminins de cette animation sont
groupe. Pendant le tournage, Qu’est-ce qui vous a poussé issus de la mythologie nordique et
tout le monde était très détendu à la pratique photographique ? grecque. Elles partagent une situation
et heureux d’être ensemble. Au début de mon travail, je réalisais commune de « tromperie, trahison
Après avoir vu mes œuvres, une œuvre photographique en et punition ». Même si la société
ils se sont étonnés de voir l’usine extrayant l’image de la vidéo. progresse et la civilisation évolue,
ainsi imaginée. Se voir ainsi leur Mais après cela, mon travail sur les femmes continuent de répéter
a donné un sentiment de fierté. l’expérimentale a davantage fait leur destin. Cette œuvre est un
appel à des scènes réelles, ce qui est pastiche des histoires de femmes
Comment avez-vous conçu la différent de l’animation traditionnelle. de la mythologie et une complainte
scénographie pour l’exposition à Arles ? J’incorporais des éléments réels du sort des femmes modernes.
Était-ce un nouvel exercice pour vous ? et des personnes réelles dans
L’espace d’exposition n’était pas l’animation. La photographie joue Avez-vous créé d’autres formes d’art
disponible pour la projection en donc un rôle très important dans vidéo et de photographie ?
raison de problèmes techniques, la recherche de matériel, car elle Une autre de mes œuvres est la vidéo
nous avons donc adopté l’approche documente tout le processus expérimentale Peach (桃の, 2019).
de la photographie peinte à la bombe d’exploration et de découverte. Je suis partie du constat que des
filles de différents endroits et de
différentes identités, aussi douces
que des pêches, se suicidaient.
Mais ces femmes se sont-elles
Les Rencontres d’Arles en Chine tuées volontairement ? Ou y avait-il
Fondé en 2015 dans le district de Jimei, près de Xiamen, le Jimei × Arles d’innombrables mains invisibles
International Photo Festival a présenté depuis sa création plus de derrière elles ? Les pêches sont une
200 expositions en provenance de Chine et du reste de l’Asie. À ce jour, le métaphore de ces femmes. J’ai mis
festival a attiré 400.000 visiteurs, l’édition 2021 ayant reçu presque ces fruits dans la baignoire et je les
50.000 visiteurs autour de 30 expositions, dont quatre en provenance d’Arles. ai laissés pourrir. Puis, j’ai recouvert
Le festival a pour ambition d’affirmer son rôle de plateforme de la les parties pourries de couches
photographie en Asie. Il a créé son propre Prix Découverte, présenté chaque de peinture pêche. Comme de
année à Arles, et le premier prix féminin de la photographie en Chine. Le Prix nombreuses femmes répriment leurs
du commissariat pour la photographie et l’image animée (Curatorial Award émotions et cachent leurs blessures
for Photography and Moving Image) a également été créé en 2021. intérieures. Une blessure que ni la
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«CAPTER LE MOUVEMENT
DANS L’ESPACE»
Lauréate du Prix Women in Motion 2022, Babette Mangolte est une pionnière
de la photographie et du cinéma expérimental. Elle livre un regard unique
sur la scène performative du New York des années 70.
Alors que les Rencontres d’Arles célèbrent les avant-gardes et Roof Piece on the High Line (2012)
féministes des années 70, une grande figure du cinéma qui documentent les chorégraphies
expérimental et de la photographie est mise en lumière à l’église éponymes de l’Américaine Trisha
Sainte-Anne. Malgré son influence prépondérante sur la scène Brown dans la Nef du musée.
artistique new-yorkaise, cette Franco-américaine âgée de 81 ans « Depuis, j’ai quitté le CAPC et je
reste largement méconnue du grand public. Réalisatrice travaille au musée d’art de São Paulo,
acclamée de films sur le théâtre et la performance, directrice le MASP, où j’organise la rétrospective
de la photographie pour Chantal Akerman ou encore Yvonne de ses films, poursuit Maria Inés
Rainer, elle a documenté l’incroyable scène chorégraphique Rodriguez. C’est ainsi que je l’ai mieux
et performative du New York des années 70. Robert Morris, connue et que nous avons démarré
Lucinda Childs, Trisha Brown ou plus tard Marina Abramovic une conversation approfondie
passent devant son objectif. Pourtant, son œuvre magistrale, ces quatre dernières années. »
qui s’étend sur plus de cinq décennies, n’a été que peu
montrée. Maria Inés Rodriguez rectifie le tir avec l’exposition Itinéraire chorégraphique
« Babette Mangolte : capter le mouvement dans l’espace ». Née en 1941 à Montmorot dans le Jura,
L’ancienne directrice du CAPC de Bordeaux rend ainsi Babette Mangolte étudie le cinéma à
hommage à cette pionnière qui a développé un langage l’École nationale de la Photographie
photographique et cinématographique fondé sur la et de la Cinématographie, devenue
subjectivité de la caméra, le rôle central du spectateur depuis l’École nationale supérieure
dans le dispositif, et la relation du corps humain à l’espace. Louis Lumière, puis quitte la France
pour New York en 1970. Là-bas, elle
« Certaines figures qui ont marqué des générations rencontre Chantal Akerman avec qui
entières d’artistes n’ont pas toujours eu l’espace elle réalise son premier film, La
ou la visibilité qu’elles méritaient, constate Maria Chambre, en 1972. « Elle est partie
Inés Rodriguez. C’est un peu le cas de Babette dont je aux États-Unis très jeune et est arrivée
connaissais le travail, car je m’intéresse à la danse et à à un moment où la scène artistique
Chantal Akerman. » Sa relation avec Babette Mangolte new-yorkaise était très dynamique,
démarre lorsqu’elle est encore à la tête de l’institution avec des gens de l’art, de la danse,
bordelaise. En 2018, elle invite la commissaire Anne- du théâtre, de la littérature, du cinéma
Sophie Dinant pour monter un projet spécial avec qui travaillaient tous plus ou moins
Babette Mangolte au CAPC. Elles y montent deux ensemble, explique Maria Inés
installations filmiques Roof Piece (1973/2017) Rodriguez. Les performers se sont
— Carine Claude 73
PORTRAIT BABETTE MANGOLTE
Babette est une sorte d’encyclopédie vivante. Chaque image fait référence à une
histoire. Pas seulement celle de la pièce chorégraphique qu’elle aura captée, mais
l’histoire des gens, de la ville de New York, de la démolition de ses quartiers, de sa
gentrification… — Maria Inés Rodriguez
vite rendu compte de ce regard amitiés. Car au final, ce n’est pas dans sa vie : très proche de Georges
magnifique qu’elle avait sur le qu’une question de travail, mais aussi Perec, une amitié profonde la liait au
mouvement et elle a commencé son de rencontres qui font la richesse grand écrivain et à son épouse Paulette
travail avec eux. Les images que l’on de ses images. C’est pourquoi nous qui avait une maison à Arles. « Babette
montre à Arles sont en relation avec avons aussi voulu montrer le contexte est ravie d’y revenir, elle assiste aux
tous ces groupes qu’elle a rencontrés dans lequel toutes ses histoires se Rencontres depuis longtemps et elle
dans les années 70 et 80. » sont passées. On a des images de a un profond attachement pour cette
rues, des immeubles, des portraits… » ville », confie Maria Inés Rodriguez.
En 1975, Babette Mangolte réalise son
premier long-métrage, What Maisie Sa pratique l’emmène de la Toujours active — Babette Magolte
Knew, qui lui vaut le Prix de la Lumière photographie 35 mm au film enseigne à l’université de San Diego
au Festival du Film de Toulon la même 16 mm en passant aujourd’hui où elle forme de futurs photographes
année. Elle réalisera également The par le numérique. Mais aussi par et cinéastes — elle sera couronnée
Camera: Je or La Camera: I (1977), l’écriture. Dans Selected Writings : par le prix Women in motion pendant
The Cold Eye (1980) ou encore The 1998-2015 (Sternberg Press, 2019), la semaine d’ouverture des
Sky on Location (1982). Une carrière la photographe expose ses réflexions Rencontres d’Arles le 5 juillet au
féconde entre projets personnels et autour de sa pratique artistique Théâtre Antique, prix précédemment
collaborations en tous genres. « Nous ainsi que sur ses collaborations décerné à Susan Meiselas (2019),
avons voulu nous concentrer sur la avec d’autres cinéastes, artistes, Sabine Weiss (2020) et Liz Johnson
danse, car le regard qu’elle pose sur le danseurs et chorégraphes comme Artur (2021). Avec ce prix, le festival
mouvement est très particulier, précise Marina Abramovic, Chantal Akerman, tient sa promesse de rendre visibles
Maria Inés Rodriguez. À travers ses Trisha Brown et Yvonne Rainer. La les grandes invisibles de la
images, on arrive à sentir les gestes, littérature est d’ailleurs omniprésente photographie féministe.
la spécificité de ces mouvements
qui différencient un chorégraphe
d’un autre, car le style d’un Merce «Une avant-garde féministe»
Cunningham n’est évidemment L’exposition phare de la 53e édition des Rencontres d’Arles présente pour la
pas celui de Trisha Brown. » première fois en France le fonds d’art constitué par la Verbund, la compagnie
autrichienne d’électricité, au cours des deux dernières décennies.
New York à travers son prisme Essentiellement composé d’œuvres réalisées par des femmes photographes
Dans les années 1980, elle poursuit et artistes des années 70, cet ensemble unique en son genre a fait l’objet
ses recherches de manière active d’une profonde recherche curatoriale de la part de Gabriele Schor, critique
et rigoureuse. En ce sens, elle d’art et directrice de cette collection qu’elle a fondée en 2004. À travers cinq
participe activement à la définition thématiques, l’exposition présente plus de deux cents œuvres de soixante-
et à la construction d’une archive douze femmes artistes. Des travaux d’artistes pionnières qui proposèrent une
de la performance, afin de l’inscrire nouvelle « image de la femme », dénonçant le sexisme, les inégalités sociales
dans un temps et un contexte précis. et les structures du pouvoir patriarcal. Ici, la notion d’avant-garde
Dans les œuvres sélectionnées pour fait référence à la diversité des mouvements féministes, pensés selon
l’exposition arlésienne se croisent une approche intersectionnelle, tenant compte des différents types de
Yvonne Rainer, Trisha Brown, Richard discriminations dont de nombreuses artistes ont été et sont encore la cible,
Foreman, Lucinda Childs, Simone en raison de leur race, de leur classe ou de leur genre. « De Cindy Sherman
Forti, Robert Morris, Joan Jonas, à ORLAN, de Helena Almeida à Martha Wilson, c’est toute une génération
Robert Whitman… « L’exposition de passeuses qui a alors vu le jour et ouvert le chemin de la conscience et de
a été construite avec une certaine la reconnaissance », résume Christoph Wiesner, directeur des Rencontres.
chronologie, explique la commissaire.
Nous avons voulu proposer une « Une avant-garde féministe »
lecture de son travail à travers le Jusqu’au 25 septembre. Mécanique Générale
temps, mais aussi à travers ses 33 avenue Victor Hugo. Arles. www.rencontres-arles.com
Cela fait vingt ans que Lukas Hoffmann ne quitte plus la chambre. Comment en êtes-vous venu à ce travail
Cet artiste suisse né en 1981 affine cette technique pendant à la chambre ?
ses études aux Beaux-Arts de Paris. Vivant aujourd’hui à Berlin, J’avais une vingtaine d’années.
il multiplie les résidences et les expérimentations. Lors d’un À l’époque, je suivais un cours
séjour de recherche à New York en 2016, il s’attarde sur des préparatoire aux écoles d’art à
détails qui pourraient passer inaperçus, ici l’incursion d’une Lucerne en Suisse. L’une de mes
végétation, là, un enduit décrépi. Une porosité entre urbanité professeures travaillait exclusivement
et environnement naturel qu’il recompose en images à la chambre et je n’ai plus lâché cette
multiples : « Ces formes accidentelles sont uniques technique depuis. C’est un travail lent
à mes yeux. En sachant qu’en prenant simplement qui demande une grande attention
des photographies d’un mur, tout aussi spécial qu’il et cette lenteur m’intrigue, j’y ai
puisse paraître, pourrait être un piège, j’ai d’abord hésité. trouvé beaucoup de plaisir.
Aujourd’hui je pense que j’ai trouvé une forme appropriée Disons que ça collait bien
d’expression de ce travail dans un polyptyque composé de avec l’idée que j’avais de la photo.
six larges panneaux, qui se situent dans la tradition des
panoramas et s’étendent au-delà de la frontière formelle Justement,quand avez-vous commencé
d’une photographie comprise dans un seul format. » à vous intéresser à la technique ?
J’ai commencé très tôt, vers l’âge de
Présent dans les collections du Centre national des arts quatorze ans, à tirer mes images moi-
plastiques, de la Fondation Hermès et de Neuflize Vie, son même, comme un loisir à l’école.
travail a fait l’objet de nombreuses expositions personnelles, J’avais une petite chambre noire à la
notamment à la Kunsthaus Zoug (2019), au Photoforum cave chez mes parents. J’aimais déjà
Pasquart, Bienne (2019), à la galerie Annex14 à Zurich ce rapport très proche de l’image,
(2021). Pour sa première participation aux Rencontres le côté technique qui consistait à
d’Arles, il présente « EVERGREEN », du titre d’un développer mes négatifs, à faire mes
polyptyque éponyme, une exposition monographique tirages — d’ailleurs, nous sommes de
d’une centaine d’œuvres. Il expose notamment une série moins en moins de photographes
d’images qui s’inspire de la photographie de rue, à faire nos propres tirages…
mais travaillée à la chambre à main levée. Ensuite j’ai fait les Beaux-Arts
Un travail plastique à l’esthétique pointue… de Paris. J’ai suivi les enseignements
mais qui ne manque pas d’humour. Rencontre. de l’atelier photo de Marc Pataut
— Carine Claude 79
XXX XXX
Lukas Hoffmann
Courtoisie Rencontres d’Arles
et de Patrick Faigenbaum, deux photographes qui portent justement une grande entre 2012 et 2021, ce sera intéressant
attention au tirage et à l’aspect technique. C’était très bien pour moi de suivre de voir leur évolution dans le temps
leur cours et d’être dans cet environnement. La base technique des Beaux-Arts au cours de cette exposition. Le
est très bonne et j’ai plus ou moins passé mes cinq années d’études au labo dernier, EVERGREEN, lui donne
photo situé dans la cave des Beaux-Arts, week-end compris ! C’étaient d’ailleurs son titre.
des années importantes pour moi.
Après, je suis un peu resté à Paris, puis je suis arrivé à Berlin pour une résidence Vous faites également des
et j’y habite depuis. Je préférais vivre dans une ville où la vie est un peu moins photographies de rues tout à fait
stressante, moins chère, avec plus d’espace. Et plus verte aussi ! étonnantes, avec des fragments de
personnages vus de dos. Comment
Comment choisissez-vous vos sujets ? travaillez-vous ces images ?
En fait, pendant très longtemps, je n’avais jamais de sujets précis. Je trouvais Je voulais continuer le travail à la
mes clichés dans le monde extérieur dans une lumière naturelle et je travaillais chambre, mais j’en avais un peu assez
sur ce qu’on pourrait appeler l’autonomie de l’image. Je sais que c’est une question de photographier des architectures !
difficile, car l’autonomie de l’image photographique n’existe pas, mais j’ai essayé J’avais envie de quelque chose de
de faire des images singulières ou isolées qui s’inscrivent dans la tradition du plus dynamique, de plus
tableau, qui donc résistent au mur sans que l’on ait besoin d’un tas d’informations. expérimental. Ce qui est particulier
C’est un travail purement formel. C’est ce que j’avais fait pendant longtemps dans avec cette série, c’est que je la réalise
les environnements de Paris, puis lorsque j’étais en résidence à Anvers, à New York, également à la chambre, mais d’une
en Suisse et puis à Berlin. Il s’agissait plutôt de poursuivre une quête de la façon totalement différente par
correspondance entre l’ordre de l’image et le monde visible. Toute la question rapport à mes autres travaux. J’utilise
est là : avec quoi je remplis le cadre de l’image pour que cette image résiste du 13 × 18, donc un négatif assez
au mur ensuite ? grand. Sauf que — normalement —
lorsque l’on travaille à la chambre,
Pourtant, vous travaillez souvent les images en polyptyque… il y a tout un dispositif à mettre en
Par la suite, j’ai commencé à faire des diptyques. Cette division d’une image m’a, place : on a le pied, le voile noir,
là encore, intrigué. Cette expérience m’a guidé vers la réalisation d’un premier il faut au moins cinq minutes pour
polyptyque en 2012. Il est constitué de 24 parties et il sera d’ailleurs montré lors faire ses réglages, etc. Or, pour cette
de mon exposition à Arles — il s’appelle Hecke bei Malchow, du nom d’un village série des images de rue, j’ai travaillé
à côté de Berlin. J’ai en fait cinq ou six, je vais en montrer plusieurs que j’ai réalisés à la chambre, mais à main levée,
c’est-à-dire sans trépied. J’avais fixé
la mise au point à 80 cm et j’ai suivi
les gens dans la rue sans qu’ils s’en
«EVERGREEN» rendent compte. J’étais toujours
L’exposition de Lukas Hoffmann réunit deux ensembles d’images prises à la derrière eux ou légèrement à côté.
chambre photographique, selon deux approches bien distinctes. Dans Et une fois que j’étais assez près,
plusieurs polyptyques de grand format, la division de chacun des motifs sur je déclenchais les photos à l’aveugle,
différentes surfaces résulte d’une pratique précise et calculée : bien que le car je n’avais pas de viseur. J’avais fixé
référent demeure reconnaissable, la rigueur de la composition conduit le le déclencheur souple au manchon
sujet à s’effacer derrière sa représentation. Dans une série d’images de support de la chambre avec des
passants saisies dans la rue, la pratique du photographe prend une direction serre-câbles. Comme ça, je pouvais
tout autre : d’il utilise ici encore la chambre, il saisit son motif à main levée, me balader et d’une seule main, je
de manière spontanée et très rapprochée, sans regarder dans un viseur. pouvais photographier. Il y avait un
L’artiste fige alors des postures fugaces et contrastées, dessine avec précision côté presque performatif, car c’est
des textures de peaux, de chevelures et de vêtements. Les travaux de littéralement un meuble qu’il faut
Hoffmann font ainsi état des représentations complexes de la temporalité́ , porter sans se faire repérer !
caractéristiques du médium photographique.
Et l’avez-vous été, repéré ?
« EVERGREEN » C’était extrêmement drôle à faire ; il y
Jusqu’au 25 septembre. Monoprix avait un côté presque pickpocket, car
Boulevard Emile Combe. Place Lamartine généralement, cela ne se fait pas de
Arles. www.rencontres-arles.com photographier des gens sans avoir
81
RENCONTRE
AMA
Tige en fer (détail, 2017), Lukas Hoffmann
Courtoisie Lukas Hoffman. Rencontres d’Arles
M É T I E R
Ils se comptent sur les doigts d’une main, mais sans eux, pas de photos ni d’expos.
Plongée dans l’univers discret et fascinant des tireurs des Rencontres d’Arles.
Artisans de haut vol — certains diraient même artistes — les tireurs exposent l’histoire, la manière dont
des Rencontres d’Arles sont les interlocuteurs incontournables des ils ont sélectionné les photographies,
commissaires d’exposition et des photographes du festival. où ils les ont trouvées, ce qu’ils
Un métier encore aujourd’hui nimbé d’une aura d’alchimie. veulent raconter, l’objectif étant
« L’expérience du laboratoire, celle de l’apparition de l’image d’avoir une cohérence dans l’expo »,
et de sa fabrication, est édifiante : elle décida de nombreux explique Marie-Laure Metge-Escuriol,
photographes à se consacrer au médium. Pourtant, dans fondatrice de Processus, l’un des
l’imaginaire collectif, l’étape du tirage a longtemps été laboratoires partenaire du festival.
considérée comme un travail de l’ombre alors que la prise Elle travaille cette année sur
de vue est mise en lumière », pouvait-on lire dans la note l’exposition de Lee Miller [voir p.90],
d’intention de l’exposition « Les métamorphoses du « un personnage fascinant
laboratoire » célébrant les 70 ans de Picto prévue qui a deux facettes, modèle
aux Rencontres d’Arles 2020, édition qui ne s’est et photographe de guerre,
malheureusement pas tenue pour cause de pandémie. et à partir de son histoire, nous
dégageons notre façon de tirer ».
Le tireur n’est pas forcément photographe. Et inversement.
Si certains grands photographes tels que Brassaï, Man Ray Rare laboratoire du sud de la France,
ou Edward Weston sont restés attachés au travail en l’atelier arlésien SHL s’affaire lui
chambre noire considérant qu’il faisant partie intégrante aussi aux commandes du festival.
du processus photographique, d’autres n’effectuaient Chromiste et tireur argentique
jamais les tirages argentiques de leur négatif et les originaire de Corée du Sud, Sunghee
confiait à un tireur attitré. C’est ainsi que pendant Lee à la double casquette de tireur
près de vingt ans, Choï a réalisé les tirages et de photographe — une exposition
photographiques d’Helmut Newton ou lui a d’ailleurs été consacrée aux
qu’Henri Cartier-Bresson confia toute sa vie Rencontres d’Arles en 2012, année
ses tirages à Pierre Gassmann, fondateur de Picto. où il a ouvert son atelier. Avec un
autre diplômé de l’École Nationale
Complicités Supérieure de la photographie,
Dans le cadre des expositions des Rencontres il s’affaire à la préparation des tirages
d’Arles, le tireur est avant tout l’interlocuteur des des expositions « Ritual Inhabitual :
producteurs et des commissaires pour transposer forêts géométriques, lutte en territoire
en images leur projet curatorial. « Ils nous Mapuche », et de celle de la lauréate
— Carine Claude 85
MÉTIER TIREUR DE RENCONTRES
L’équilibre se trouve en écoutant leur histoire et l’époque où cela a été fait. Par
exemple, les kodachromes ont un jus. Les photographes ont utilisé cette pellicule
justement pour ce jus, donc, on se doit de le retranscrire, car c’est vraiment ce qui
fait la photo. Ou alors en noir et blanc, il y a des photographes qui adorent les
choses très contrastées comme Salgado, d’autres vont préférer des nuances de
gris. Chaque photographe va choisir la pellicule qu’il souhaite pour varier sa
gamme. C’est très important de savoir avec quoi ils ont shooté, avec quel film, pour
ressentir ce qu’ils voulaient. — Marie-Laure Metge-Escuriol
du Jimei × Arles, Wang Yimo Le quotidien du tireur est fait d’une exigeants, plus fins, avec un véritable
[voir p.64], ainsi que de l’exposition multitude de gestes et de tests qui œil photographique », observe Marie-
de Pierfrancesco Celada, lauréat du exigent œil et technicité. Du tirage Laure Metge-Escuriol de Processus.
Photo Folio Review 2021. « Ma en impression jet d’encre pigmentaire
spécialité, c’est la retouche et au tirage argentique, en passant par Lorsqu’il récupère le fichier
l’impression, Johann, c’est plutôt la le tirage traditionnel noir & blanc et numérique ou les négatifs qu’il
finition, car nous ne sommes pas couleur ou encore le tirage platine va ensuite scanner, le tireur les
qu’un labo, nous sommes un atelier, palladium, il existe une grande variété visualise sur un écran calibré. C’est
nous nous occupons également du de types, que l’on parte d’un fichier à ce moment qu’il jauge les couleurs
contre collage et de l’encadrement », numérique ou d’un négatif. des images avant de lancer la phase
explique Sunghee Lee qui collabore Car dans les années 90, imageurs de test. « On met toutes nos images
avec les Rencontres d’Arles depuis et imprimantes numériques côte à côte pour avoir un aperçu
8 ans et en est le partenaire depuis pigmentaires de haute qualité d’ensemble et on réalise plein de
les trois dernières éditions. ont petit à petit remplacé les tests sur des papiers différents, car
À travers le projet curatorial, traditionnels agrandisseurs les images ne s’impriment pas de
le tireur interprète avant tout la « L’adaptation au numérique la même manière selon le support,
volonté du photographe. « Même s’est, au final, très bien passée. explique Marie-Laure Metge-Escuriol.
s’il n’est pas présent lors du brief Généralement, les tireurs qui ont Si je prends les extrêmes, le papier jet
avec les producteurs, c’est le passé le cap de l’argentique vers d’encre Fine art hyper texturé boira
photographe qui dirige tout, qui va le numérique sont encore plus l’encre et donnera des noirs très noirs,
donner du sens à ce qu’on va vouloir
imprimer, qui décide si ses images
doivent être froides ou chaudes,
contrastées ou flashy, on le respecte,
dit Marie-Laure Metge-Escuriol. Le «Flou» de Sandra Brewster
Après on harmonise, on compose Dans sa série Flou initiée en 2017, Sandra Brewster rassemble des portraits
avec tout ce qu’on reçoit. » photographiques transférés à l’aide de gel sur différents supports, en
particulier l’architecture des lieux d’exposition. La technique du transfert,
La complicité avec le photographe employée comme métaphore du mouvement et du changement, renvoie à
peut rapidement devenir un terrain l’histoire des parents de l’artiste née en 1973 à Toronto, qui avaient immigré
de jeu. Sunghee Lee en a déjà fait au Canada depuis la Guyane anglaise à la fin des années 1960. Intéressée par
l’expérience : « L’artiste veut toujours la valeur sentimentale des anciennes photographies de famille, et leur
quelque chose d’expérimental, que relation au passage du temps et à la mémoire, l’artiste se concentre,
ce soient des formes, des couleurs, en l’exagérant, sur la matérialité du médium, en révélant notamment
un format ! Ce qui nous intéresse les imperfections — plis, déchirures et traces — laissées lors de l’installation
beaucoup, car cela nous pousse des tirages. Brewster demande à ses sujets de bouger volontairement au
nous-aussi à expérimenter avec eux. » moment de la prise de vue, le flou permettant ainsi d’évoquer des identités
à la fois complexes et fluides.
Avoir l’œil
Corriger un contraste, régler la « Flou »
densité ou la chromie d’une image Jusqu’au 25 septembre. Mécanique Générale
pour optimiser le rendu d’un tirage… 33 avenue Victor Hugo. Arles. www.rencontres-arles.com
AMA
Courtoisie Atelier SHL
leterre
x, Lond res, Ang iller
ux Pidou tail, 1939), Lee M
Chapea (dé ’Arles tres d
Rencon
ives. Courtoisie
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© Lee M
DATA
LEE MILLER
Née le 23 avril 1907 au sein d’une famille aisée de Poughkeepsie, proche de Paul Éluard et de Pablo
dans l’État de New York, Élizabeth « Lee » Miller est initiée à la Picasso pour qui elle pose à de
photographie par son père. Elle s’intéresse à l’art et à la culture, nombreuses reprises. Dans ces
se forme au théâtre, au dessin et à la peinture. À New York, années méridionales, elle pratique
elle est repérée à l’âge de dix-neuf ans par Condé Nast, l’amour libre. Puis, le monde bascule
le fondateur du magazine Vogue dont elle ne tardera pas dans l’horreur. Alors qu’elle vit
à faire la couverture. En 1929, elle part pour Paris où elle à Londres, Lee Miller devient la
rencontre Man Ray. Une relation fusionnelle les unit. Avec photographe de guerre officielle
son mentor et amant, ils deviennent les pionniers de la de Vogue, capturant des images
technique de solarisation. Elle expérimente avec lui une emblématiques du Blitz, de la
multitude de techniques de prise de vue, s’essaye aux libération de Paris, des camps
rayogrammes, passe derrière et devant l’objectif. Égérie de concentration de Buchenwald
du mouvement surréaliste, elle tient en 1932 l’un des et de Dachau et des appartements
premiers rôles dans le film de Jean Cocteau Le sang d’un secrets d’Hitler. Dans les années
poète, celui de la statue. La jalousie de Man Ray consume d’après-guerre, son travail est inclus
leur relation. Elle le quitte cette même année et crée son dans l’exposition historique « Family
propre studio photographique à New York. Elle compte of Man ». La ferme de l’East Sussex
alors parmi ses clients Élizabeth Arden et Saks, sans qu’elle partage avec son second mari,
abandonner sa production personnelle qui est exposée Sir Roland Algernon Penrose, est
dans d’importants group shows à la Julien Levy Gallery fréquemment visitée par des artistes
et au Brooklyn Museum. En 1933, Julien Levy lui organise tels que Pablo Picasso, Jean Dubuffet
sa première exposition individuelle, composée de vues et Max Ernst. Elle continue à travailler
d’architecture, de natures mortes et de portraits. sporadiquement jusqu’à sa mort,
le 21 juillet 1977.
Avec Lee Miller, tout va très vite et sa vie prend un
nouveau virage en 1934. Elle ferme son studio et Redécouverte
épouse un magnat des chemins de fer égyptiens. Son estime tardive est due en grande
Elle vit au Caire avec son mari jusqu’en 1937. Elle partie aux efforts de son fils, Antony
photographie le désert, les sites archéologiques. Penrose, qui a découvert des dizaines
Une fois de plus, elle revient en France où elle de milliers de photographies et de
entame une liaison avec l’artiste anglais Roland négatifs dans le grenier de la ferme
Penrose, membre du mouvement surréaliste après sa mort. Ce qui explique
92
Autoportrait. Variant of Lee Miller (c.1930), Lee Miller
© Lee Miller
l’obsession surréaliste du nu féminin Évolution du nombre d’articles publiés
tout en montrant sa connaissance
du travail des photographes
tels que Edward Weston, Imogen
Cunningham et Claude Cahun. Cette
image présente un torse de femme,
le dos tourné à l’appareil. Elle est
placée sur un fond riche et velouté,
dont la douceur reflète les courbes
délicates du corps, la jambe Évolution du nombre de lots proposés
supérieure et le bras inférieur repliés
comme les ailes d’un oiseau. Miller
a capturé le torse comme s’il
s’agissait d’une plaque de marbre
sans tête, rappelant les sculptures
de Brancusi des années 1910 et 1920
ou les œuvres d’Henry Moore des
années 1920 et suivantes. C’est l’un
des deux seuls tirages connus de
cette image et le seul à être mis sur Évolution du chiffre d’affaires annuel
le marché depuis plus de vingt ans,
ce qui explique sans doute ce record
historique pour l’une de ces œuvres.
Toujours chez Sotheby’s, son second
record a été enregistré pour Untitled
(Iron Work), une photographie
de 1931 partie le 10 décembre 2014
à New York pour 377.000 $ (250.138 €).
Évolution du prixmoyen
Mais l’une de ses œuvres les plus
étonnantes — Lee Miller ne manquait
pas d’humour — est son Condom
de 1930, qui, avec ses 230.500 $
(146.547 €) aux enchères une nouvelle
fois chez Sotheby’s New York
le 11 décembre 2012 occupe
la troisième place de ses meilleures
ventes. L’image de Lee Miller
Évolution du tauxd’invendus
représente un préservatif gonflé
comme un ballon. Là encore, l’œuvre
a été réalisée pendant sa liaison
avec Man Ray. Un clin d’œil à Marcel
Duchamp. Cette photographie avait
été initialement acquise auprès
du galeriste pionnier Julien Levy
qui a très tôt soutenu le travail de
Miller et l’a inclus dans un certain
nombre de ses expositions, jusqu’à vendu invendu
une exposition personnelle à la fin
Évolution du nombre de lots et du chiffre d’affaires par année de création
de 1932, année où Levy avait eu une
brève liaison avec la photographe
lors d’un voyage à Paris. Le Condom
est ensuite passé dans les mains
d’Howard Greenberg. Un tirage
posthume avait été présenté dans
le cadre de l’exposition du Los
Angeles County Museum of Art,
95
Femmes accusées d’avoir collaboré avec les nazis,
Rennes, France (1944), Lee Miller
© Lee Miller Archives. Courtoisie Rencontres d’Arles
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