Le Droit Civil - Frédéric Rouvière
Le Droit Civil - Frédéric Rouvière
Le Droit Civil - Frédéric Rouvière
Que sais-je ?
COLLECTION FONDÉE PAR PAUL ANGOULVENT
Au sens technique, le droit civil régit les rapports entre les personnes
qu’elles soient physiques (individus) ou morales (sociétés, associations). Il se
distingue des « droits civils et politiques » qui renvoient aux libertés
fondamentales que doit respecter l’État à l’égard des individus (liberté
d’expression, de réunion, de se marier, de devenir propriétaire, etc.). Les « droits
civiques » découlent plus spécifiquement de la qualité de citoyen comme le droit
de vote, l’éligibilité, le droit d’exercer une fonction juridictionnelle, de servir
dans l’armée, etc. Si les droits civils et civiques ne relèvent pas du droit civil,
c’est parce qu’ils visent prioritairement une relation envers l’État, personne
publique. Par opposition au droit public, le droit civil est ainsi une matière de
droit privé, c’est-à-dire relevant des relations entre particuliers.
Le droit civil est à la base des relations quotidiennes qui peuvent se nouer
entre les individus : mariage, divorce, propriété, contrats, responsabilité,
successions font partie des grandes catégories du droit civil. À la différence des
autres branches du droit, le droit civil ne saurait être réduit à sa seule
signification technique : il a une dimension fondatrice. Le droit civil ne se
résume pas à ses concepts : il est porteur d’institutions et de symboles qui
reflètent une prise de position sur le sens essentiel de l’être et de l’avoir. Le droit
civil traduit ainsi dans son propre langage les jugements de valeur du législateur
ou du juge sur les intérêts sociaux, économiques ou moraux à faire prévaloir. En
permanente tension avec l’éthique et la politique, le droit civil s’en distingue
toutefois en raison de sa technique propre, façonnée par une histoire qui l’a érigé
en véritable modèle théorique et culturel du droit.
Au sens historique, le droit civil est à l’origine du droit, son prototype et son
modèle de pensée. Il forme le cœur du droit romain car il n’y a pas de différence
à Rome entre le droit et le droit civil qui est simultanément droit de la cité et de
ses citoyens. Ce droit savant a servi de modèle pour maints systèmes juridiques
ultérieurs. Aujourd’hui encore, le Code civil français adopté en 1804 (Code
Napoléon) témoigne de l’unité politique de la nation. Il demeure la « véritable
Constitution de la France » selon la formule de Jean Carbonnier1. Le Code civil
a toutefois fait l’objet de profondes réformes depuis une quarantaine d’années ;
elles se poursuivent actuellement.
Au sens théorique, le droit civil est une matrice. Le droit pénal, le droit du
travail, le droit des affaires, le droit de la consommation, le droit administratif
ont affirmé progressivement leur autonomie mais en puisant leurs ressources
dans le droit civil. La quasi-totalité de ces droits spéciaux doit se positionner au
regard des concepts du droit civil pour savoir dans quelle mesure ils s’en
démarquent. C’est pourquoi, même à l’intérieur des droits spéciaux, le droit civil
conserve toujours une vocation à être appliqué de façon subsidiaire : c’est l’idée
de droit commun. Le droit privé, voire le droit en général, trouve ainsi son unité
intellectuelle dans le droit civil.
Au sens culturel, le droit civil est une certaine façon de penser le droit et son
rapport à la société. « Civil » vient du latin civilis dont dérive le terme de
« civilisation ». Au sens propre, le droit civil est un élément de civilisation. Les
systèmes juridiques dans le monde sont principalement divisés entre deux
grandes familles. Les pays dits de tradition civiliste (de droit écrit) s’opposent
aux pays de common law dont le droit est d’abord issu des cours et tribunaux.
Par ailleurs, le droit civil est porteur d’une philosophie propre qui consiste à
rechercher une solution juste dans les conflits individuels sans verser dans la
politique ou la morale. Cette logique entre aujourd’hui partiellement en conflit
avec d’autres modes de pensée issus de la montée en puissance des droits de
l’homme, catégorie totalement inconnue de la pensée juridique antique et
classique.
Le droit civil est ainsi une matière fondamentale. Techniquement, il est la
pierre angulaire du droit et le lieu de ses conceptions essentielles ;
historiquement, il est la première pierre de l’édifice du droit ; théoriquement, il
est le creuset de tous les autres droits ; culturellement, il représente un élément
caractéristique de la civilisation occidentale, devenue inséparable de l’idée de
droit. C’est dire l’importance du droit civil pour la compréhension du droit et de
la société.
Aucun enseignement juridique ne peut faire l’économie du droit civil, à
l’instar de la médecine générale dans le domaine de la santé. Le droit civil tient
logiquement une place centrale dans tous les cursus des facultés de droit. Sa
connaissance est incontournable pour toutes les professions du droit : juges,
avocats, notaires, huissiers se doivent d’être civilistes. Quelle que soit sa
spécialité, tout juriste doit en effet connaître et maîtriser les piliers du droit que
sont la famille, la propriété et le contrat.
Ordinairement, l’enseignement du droit civil laisse peu de place à une
réflexion sur le droit civil. En effet, l’exposé magistral dans les amphithéâtres se
concentre plutôt sur les solutions techniques apportées aux problèmes
juridiques, c’est-à-dire à la façon dont le législateur et les juges ont tranché ces
questions. Il serait impensable d’exposer en cent pages ce que même un avocat
ou un juge continuent d’approfondir durant toute leur pratique professionnelle.
Le but sera plutôt de fournir ici une vision d’ensemble des grandes questions qui
agitent le droit civil, de leur évolution récente au contact des mutations sociales
et économiques et des prises de position sous-jacentes dont elles témoignent.
Cette analyse permettra ensuite de dégager la valeur canonique du droit civil,
autrement dit sa valeur de modèle.
Le droit civil présente ainsi essentiellement deux visages qui font sa
spécificité. Il est à la fois une branche du droit (première partie) et un modèle
pour le droit (deuxième partie).
1. J. Carbonnier, « Le Code civil », in Écrits, Puf, 2008, p. 679.
PREMIÈRE PARTIE
UNE BRANCHE DU DROIT
Personnes et famille
II. – L’état civil
L’état civil est un moyen d’identification des personnes : nom, prénom, âge,
sexe, filiation, nationalité y sont recueillis, le mariage comme le divorce y sont
portés en marge. Tenu et géré par l’administration, l’état civil ne relève pourtant
pas du droit administratif. Il touche en effet aux droits fondamentaux de la
personne lesquels sont protégés par le juge judiciaire. L’état civil est organisé
autour du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes qui signifie que les
personnes ne peuvent modifier par leur seule volonté leur état civil. De la même
façon, ses éléments ne sont pas dans le commerce : on ne peut vendre son nom
ou désigner par contrat un autre père que celui qui nous a été assigné par la loi.
Il faut cependant relativiser cette affirmation : la mutabilité de l’état civil est
organisée sous le contrôle du juge qui vérifie l’existence d’un intérêt légitime.
C’est ainsi que la technique de l’adoption plénière permettra (le plus souvent à
des orphelins) de faire comme si les adoptants étaient les vrais parents : ils
apparaissent comme tels sur l’état civil en raison du jugement d’adoption.
L’adoption simple permettra à un enfant issu d’un premier mariage de porter le
même nom que celui du nouveau mari et, en vertu d’un double lien de filiation,
héritera tant de son père naturel qu’adoptif. Autre signe de l’influence de la
volonté, une personne peut faire modifier un prénom ou un nom qui serait
ridicule. Depuis quelques années, le nom de la mère peut être transmis à la place
du nom du père et, peuvent même être transmis des noms composés des deux
comme « Martin-Dupont ».
Le procureur de la République (qui n’a pas seulement une fonction pénale)
exerce au civil un contrôle dans l’attribution des prénoms. Ainsi, des choix trop
extravagants ou inopportuns sont régulièrement condamnés par les tribunaux,
comme le fait d’appeler ses jumeaux « Bâbord » et « Tribord » ou que Monsieur
Vaisselle prénomme sa fille Aude1. En revanche, Monsieur et Madame Renaud
ont finalement pu appeler leur fille Mégane2 et « Zébulon » a été accepté
notamment au motif qu’il était la forme française d’un personnage de la Bible3.
Aujourd’hui, les débats les plus intenses se focalisent autour de la mention
du sexe. La Cour de cassation a longtemps refusé que le transsexuel ayant subi
un traitement chirurgical définitif et ayant l’apparence physique et sociale de
l’autre sexe puisse obtenir une mention différente de son sexe de naissance. La
Cour européenne a reconnu de façon très extensive un respect à la vie privée4,
qui s’est soldé par le changement de solution par les juges de cassation en 1992
centré autour de l’idée d’apparence anatomique, physique et sociale5. Cette
solution qui a constitué à l’époque une révolution dans le monde du droit civil
paraît très pâle au regard des revendications actuelles. La Cour de cassation a
ainsi refusé la création d’un troisième genre, le sexe neutre, pour une personne
qui avait, de naissance, les attributs simultanés des deux sexes6. Techniquement,
le droit positif ne connaît que deux catégories (féminin et masculin) et le juge
doit les respecter, au risque de prendre la place du législateur.
Dans le même ordre d’idée, la volonté a très peu d’emprise sur la filiation.
Les actions en contestation ou en recherche de paternité ou maternité sont
strictement encadrées dans le temps et dans leurs conditions d’exercice. La plus
grande place faite à la volonté en droit civil français reste l’accouchement sous
X : une mère peut conserver un anonymat total, ce qui n’est pas sans poser des
problèmes médicaux (quid des maladies génétiques ?). La question a fait l’objet
d’analyses passionnantes et passionnées par des sociologues et des
psychanalystes, mais la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas remis
en cause cet anonymat en dépit d’un « droit à connaître ses origines »7. Le droit
civil conserve pour l’instant son pari qui est que l’anonymat décourage
l’accouchement hors institution, l’avortement tardif voire l’infanticide.
III. – La vie privée
IV. – Les incapacités
C’est un pan très technique du droit des personnes que celui qui touche aux
mineurs et aux majeurs devenus incapables, soit pour raison de maladie et de
faiblesse liée au très grand âge, soit pour des raisons médicales comme le coma
ou les troubles psychiques. Il s’agit évidemment pour les majeurs d’une mesure
attentatoire à la liberté de gérer leur patrimoine puisque toute personne majeure
est censée être juridiquement autonome dans ses décisions. Toutefois, la
personne majeure protégée conserve sa capacité de jouissance : elle n’est pas
privée de la personnalité juridique (la mort civile, c’est-à-dire l’extinction de la
personnalité juridique, a été abrogée au XIXe siècle), mais c’est un autre qui
exercera ses droits à sa place. Une réforme de 2006 (suivie d’autres textes) a
aménagé des mesures de protection qui répondent à l’intensité du besoin : de la
tutelle complète à la sauvegarde de justice qui laisse la personne autonome mais
rend plus facilement annulables les actes qu’elle passe. C’est à la sagacité du
juge (et des experts judiciaires) qu’il incombe de trouver la bonne mesure : la
réforme a renforcé la place centrale de l’expertise médicale. Une dépression très
intense reconnue par un médecin peut conduire le juge à prendre une mesure de
protection. C’est également un des rares domaines où le juge peut s’autosaisir
(mais la pratique est rare) lorsque la situation l’impose, spécialement pour les
enfants en danger.
Le droit des incapacités repose sur le mécanisme fondamental de la
représentation : le représentant agit pour le nom et pour le compte du représenté.
Les droits naissent directement sur la tête du représenté. C’est la situation de
principe pour les mineurs. Les parents font plus que les assister : ils gèrent
directement le patrimoine de leurs enfants. L’enjeu peut être de taille pour les
enfants artistes ou pour les jeunes héritiers d’une grande fortune. La
représentation a donc soit une source légale soit conventionnelle (le mandat).
Elle suppose le pouvoir de décider pour autrui, ce qui la distingue par exemple
de la technique du porte-fort où une personne s’engage à recueillir le
consentement d’une autre sans être certaine de son acceptation. Dans la
représentation, les décisions du représentant engagent directement le représenté.
L’équilibre de tout le droit des incapacités repose sur une distinction : celle
des actes d’administration et de disposition dont la liste a été fixée de façon très
détaillée par décret. L’idée est que le représentant gère le patrimoine mais qu’il
ne prenne pas sans l’avis du juge les décisions les plus graves comme la vente
d’un immeuble ou le changement de bénéficiaire d’une assurance-vie. Enfin, en
dehors des mineurs, il faut noter que certains droits très fortement attachés à la
personne comme le fait de se marier ou de faire son testament échappent à tout
contrôle du représentant.
La filiation a longtemps été liée au mariage. Seuls les enfants nés dans le
mariage étaient légitimes : ils pouvaient hériter et porter le nom du père. Le
mariage était également le lieu emblématique de la présomption de paternité qui
faisait que les infidélités de la femme étaient couvertes par le principe selon
lequel le mari est présumé père. La paix sociale et la paix des familles
comptaient alors plus que la vérité biologique. Désormais, cette présomption de
paternité n’a plus qu’un rôle résiduel, voire nul dans le cas de personnes mariées
de même sexe.
La distinction entre les enfants légitimes (nés dans le mariage) et les enfants
naturels (nés hors mariage) reposait sur un évident jugement de valeur et sur
l’idée que le mariage devait rester le mode d’union préférable. Cette distinction
a longtemps été maintenue pour les enfants adultérins, c’est-à-dire nés de
l’infidélité conjugale du père ou de la mère. La Cour européenne des droits de
l’homme a condamné la France pour avoir maintenu cette distinction entre
enfants naturels et légitimes, conduisant les enfants adultérins à n’avoir qu’une
demi-part dans l’héritage15. Désormais, le fait prime le droit : il n’y a pas plus de
différence en matière de filiation, d’autorité parentale et de successions que les
enfants soient nés dans le cadre d’un concubinage, d’un PACS ou d’un mariage.
Le droit civil a cédé ici à l’appel de la sociologie qui fait primer l’existence
factuelle du couple sur sa consécration juridique. C’est en vérité opérer un
transfert de pouvoirs sur fond de relativité : c’est aux individus qu’il appartient
d’organiser leur vie de couple et non à l’État de désigner le modèle préférable.
Comme le disait Jean Carbonnier, éminent juriste universitaire du XXe siècle, qui
a été à l’origine des réformes dès 1970 en matière familiale : « À chacun sa
famille, à chacun son droit16. »
Reste à savoir où se situent les limites du relativisme en matière de filiation.
En témoigne la question actuelle de la gestation pour autrui qui consiste à
demander à une femme de donner naissance à un enfant puis de le laisser
définitivement entre les mains d’une autre personne, le plus souvent le père
naturel ou la mère dite d’intention qui n’a pas accouché. Ce type de contrat est
strictement interdit par la loi en droit français. Il apparaît au législateur comme
une forme de marchandisation de l’être humain puisque le transfert de l’enfant
se fait le plus souvent moyennant une contrepartie financière. Pour contourner
l’interdiction française, des femmes et des hommes ont eu recours à cette
gestation pour autrui dans les pays où elle est autorisée ou tolérée puis ont
demandé la transcription sur l’état civil français de cette réalité juridique
étrangère. Toutefois, les personnes de nationalité française restent soumises à la
loi de la République, et l’interdiction qui leur est faite subsiste même en
territoire étranger. Ce qui a parfois été interprété comme une punition des
nourrissons (ils étaient privés d’état civil en France) n’était que l’application de
la loi française. Le problème a pris un tour encore plus technique avec l’entrée
en jeu des personnes mariées de même sexe, des binationaux et des couples aux
nationalités mixtes. Le droit international privé a permis de trouver les
ressources techniques nécessaires pour imposer à l’État français de transcrire les
actes d’état civil établis à l’étranger à l’issue d’une gestation pour autrui
organisée par un homme français avec une femme russe17 : de l’art et de la
manière d’exploiter habilement la technique juridique ! Il existait pourtant des
ressorts pour contrer la manœuvre, notamment ce qu’on appelle la fraude à la
loi, lorsqu’une personne manipule les règles de conflit de loi pour « faire son
marché » comme il lui plaît (l’expression consacrée est le « forum shopping »).
La Cour de cassation a dernièrement consulté la Cour européenne des droits de
l’homme grâce à une nouvelle procédure d’avis pour savoir si la solution de la
transcription se limitait au père ou devait s’étendre à la mère d’intention,
désignée la plupart du temps à l’étranger comme « mère légale ». Selon les juges
européens, l’État français doit reconnaître le lien de filiation entre la mère
d’intention et l’enfant né d’une mère porteuse à l’étranger18. Toutefois, le lien
peut être créé par l’adoption sans imposer la transcription directe de l’acte d’état
civil étranger sur les registres français. En d’autres termes, les solutions
actuelles consacrent la possibilité de violer en connaissance de cause la loi
française sans en assumer les conséquences puisque l’enfant aura malgré tout
une filiation conforme au projet de gestation pour autrui.
Ces dernières évolutions témoignent de l’emprise croissante de la volonté en
matière de filiation et posent la question de la différence entre les personnes et
les choses, entre les sphères de l’être et de l’avoir. En évinçant tous les éléments
autres que la volonté des individus et l’aspect politique du droit, on se condamne
à ne traiter et à ne voir qu’une seule partie du problème. L’interdiction de la
gestation pour autrui frustre certainement les désirs d’enfants, mais elle a le
mérite d’affirmer par ailleurs que l’être humain échappe à une logique
marchande, qu’il s’agisse de vente ou de don.
1. Ph. Malaurie, Les Personnes, Defrénois, 10e éd., 2018, p. 61, no 19.
2. Cour d’appel de Rennes, 4 mai 2000, JurisClasseur périodique, 2001, IV, 2655.
3. Cour d’appel de Besançon, 18 nov. 1999, Recueil Dalloz, 2001, p. 1113.
4. Cour européenne des droits de l’homme, 25 mars 1992, no 13343/87.
5. Cour de cassation, Assemblée plénière, 11 déc. 1992, no 91-11900, no 91-12373.
6. Cour de cassation, 1re chambre civile, 4 mai 2017, no 16-17189.
7. Cour européenne des droits de l’homme, 13 févr. 2003, no 42326/98.
8. Cour de cassation, 1re chambre civile, 27 févr. 2007, no 06-10393.
9. Cour européenne des droits de l’homme, 10 nov. 2015, no 40454/07.
10. V. Egéa, Droit de la famille, LexisNexis, 2016, p. 53.
11. Cour de cassation, 1re chambre civile, 23 févr. 2011, no 09-72079.
12. Tribunal de grande instance de Dieppe, 25 juin 1970, Gazette du Palais, 1970, II, 343.
13. Statistiques du ministère de la Justice, http://www.justice.gouv.fr/art_pix/
Stat_Annuaire_ministere-justice_2016_chapitre12.pdf, consulté le 27 sept. 2019.
14. Cour d’appel de Douai, 17 nov. 2008, no 08/03786.
15. Cour européenne des droits de l’homme, 1er févr. 2000, no 34406/97, arrêt Mazureck.
16. J. Carbonnier, Essai sur les lois, Defrénois, 1979, p. 175.
17. Cour de cassation, Assemblée plénière, 3 juill. 2015, no 14-21323.
18. Cour européenne des droits de l’homme, 10 avr. 2019, avis consultatif
no P16-2018-001.
CHAPITRE II
Contrats et responsabilité
I. – Droit des obligations
Sources des obligations
Le droit des contrats est structuré par une distinction fondamentale qui
oriente toute la jurisprudence. Soit le contrat est critiqué car il a été mal formé
soit il est critiqué car il a été mal exécuté. Cette distinction ne se trouve pas telle
quelle dans la loi mais a été théorisée par la doctrine. Le défaut de formation du
contrat renvoie à sa validité. Le Code civil énonce un ensemble de conditions
nécessaires : le consentement, la capacité, un contenu licite et certain7. Le défaut
d’exécution renvoie à l’inexécution du contrat. Par analogie avec la
responsabilité civile qui consiste à réparer un dommage, les auteurs du début du
XXe siècle ont pensé l’inexécution comme une responsabilité contractuelle, un
fait générateur d’une obligation de réparer le dommage causé. Cette façon de
procéder a été fortement critiquée à la toute fin du XXe siècle car elle donnait du
contrat une vue partielle et déformée en n’insistant que sur l’attribution des
dommages-intérêts8. La réforme de 2016 a réaffirmé l’unité de l’exécution en
regroupant dans un même article toutes les sanctions juridiques de
l’inexécution9. De même, elle n’a pas qualifié l’inexécution de faute comme le
proposait le courant doctrinal de la « responsabilité contractuelle ».
La critique de la formation du contrat ouvre sur une sanction propre : la
nullité, nécessairement prononcée par un juge. La nullité consiste à anéantir
rétroactivement l’acte juridique, ce qui emporte comme conséquence pratique
les restitutions. Ainsi, la vente annulée est un véritable contrat renversé où
l’acheteur restitue la chose et le vendeur restitue le prix. L’objectif est de revenir
au statu quo ante, c’est-à-dire à la situation qui existait avant la conclusion du
contrat.
L’inexécution du contrat ouvre sur une palette de sanctions judiciaires bien
plus variées : l’exécution forcée permet par exemple d’obtenir un bien qui
n’aurait pas été livré, les dommages-intérêts peuvent réparer le retard ou
l’absence d’exécution, la résolution du contrat a le même effet qu’une nullité (ce
qui ne manque pas de soulever des perplexités sur leur distinction) et permet de
restituer une chose qui ne procure pas satisfaction, la résiliation permet de
mettre fin pour l’avenir aux contrats à exécution successive (comme un bail
d’habitation), la réfaction permet une diminution du prix de vente. Avant de
saisir le juge, le créancier dispose également de remèdes d’attente : la
suspension de l’exécution, appelée exception d’inexécution, ou plus
radicalement le refus de s’exécuter. Le juge statue alors ensuite sur le bien-fondé
de l’attitude.
La distinction de la formation et de l’exécution crée un problème particulier
de qualification lorsque la situation peut se rattacher à chacune des deux
périodes du contrat. L’enjeu est souvent le délai pour agir en justice qui est plus
ou moins long. Ainsi, l’action en nullité est en général de cinq ans tandis que la
garantie des vices cachés dans la vente est une action relevant de l’inexécution
et soumise à un délai de deux ans. Le cas somme toute assez banal de l’achat
d’un terrain inconstructible ouvre une véritable difficulté de catégorisation10.
Doit-on considérer que l’acheteur a fait une erreur sur une qualité essentielle du
terrain (l’acheteur pensait le terrain constructible) ou bien doit-on considérer au
contraire qu’il s’agit d’un vice caché (le vendeur devait livrer un terrain
constructible) ? L’annulation postérieure à la vente des autorisations de
construction accordées par une commune conduit vers une plus grande
perplexité encore car au moment de la vente ni l’acheteur ni le vendeur ne
pouvaient se douter que le terrain serait déclaré postérieurement
inconstructible ! La loi ne règle pas ce genre de difficultés et il appartient au
juge, aidé par la doctrine, de proposer les solutions les plus cohérentes possible
au regard de la diversité des cas soumis.
IV. – Validité du contrat
V. – Forme du contrat
VI. – Exécution du contrat
Le contrat peut être mal exécuté. Cette expression recouvre des situations
extrêmement variables qui peuvent causer toutes sortes de préjudices. Un bien
peut être livré avec du retard, la couleur de la voiture peut ne pas être conforme
à celle demandée, l’ordinateur peut être atteint d’un vice caché, la chose louée
peut avoir des défauts graves ou mineurs, la maison construite peut présenter des
finitions insatisfaisantes, l’emprunteur ou le locataire peuvent ne pas payer leurs
échéances, l’acheteur ne pas régler le solde du prix et ainsi de suite. La sanction
de l’inexécution du contrat doit procurer au créancier de l’obligation la
satisfaction qu’il aurait dû retirer de l’exécution. Le fait pour un restaurateur de
ne pas voir ses dindes de Noël livrées à temps ne lui cause pas seulement une
perte de chiffre d’affaires : elle peut encore atteindre son image et sa réputation.
Les dommages et intérêts devront alors réparer à la fois le retard, la perte de
bénéfices et le préjudice moral. Le montant des dommages-intérêts dépend ainsi
essentiellement de ce qu’a prévu la convention des parties, des obligations
qu’elles ont souscrites et donc du contenu du contrat.
En 1911, la Cour de cassation a initié ce qu’on a qualifié plus tard de
« forçage » du contrat en incluant dans celui-ci des obligations que les parties
n’avaient pas négociées et spécialement des obligations de sécurité21. Les
transporteurs, puis les exploitants de manèges, de restaurants, de téléskis, de
magasins ont été soumis à une obligation contractuelle de veiller à l’intégrité
corporelle de leurs clients. Le contrat, opération économique par excellence, a
été traité comme une garantie pour la sécurité corporelle des clients. Cet artifice
s’est aggravé au cours du XXe siècle au point de rendre le droit de la
responsabilité difficilement compréhensible. C’est ainsi qu’il a fallu considérer
que l’obligation de sécurité ne profitait pas seulement à celui qui contracte mais
encore aux membres de sa famille. Par exemple, des enfants peuvent se blesser
dans des jeux de plein air attenant au restaurant sans consommer eux-mêmes de
nourriture et donc sans voir conclu de contrat22. Mais surtout, c’est la reprise
d’une distinction doctrinale entre des obligations de moyens et de résultat qui a
rendu définitivement incompréhensibles les solutions. Lorsque l’obligation est
de moyens, le créancier doit prouver la faute (cas typique des prestations de
conseil) ; lorsque l’obligation est de résultat, il doit prouver que le résultat n’est
pas atteint (cas typique du transport de personnes : le minimum est d’arriver au
bon port sans dommage !). Des auteurs n’ont pas hésité à railler la
jurisprudence23 qui s’appuie sur cette distinction qualifiée par certains de
« diabolique ». En effet, alors que l’organisateur d’un stage d’initiation au
karting est soumis à une obligation de moyens, l’exploitant d’un manège d’autos
tamponneuses est soumis à une obligation de résultat. Si l’organisateur d’un
stage de saut en parachute relève d’une obligation de moyens, le moniteur d’un
vol en parapente a quant à lui une obligation de résultat. Enfin, plus subtil
encore, l’organisateur d’une promenade à dos d’âne est soumis à une obligation
de résultat mais pour une promenade à dos de chameau il s’agira seulement
d’une obligation de moyens : difficile de savoir si cette différence tient au fait
que le chameau est vu comme moins têtu qu’un âne…
À cette déroutante subtilité s’est ajoutée la nécessité de tracer une frontière
entre la réparation des dommages corporels fondée sur le contrat et celle existant
en dehors de tout contrat. Les juges ont dû inventer – avec le secours de la
doctrine – le principe du non-cumul, qui signifie que la responsabilité
contractuelle ne peut se cumuler avec la responsabilité civile (dite encore
extracontractuelle). L’enjeu réside le plus souvent dans l’assurance : si certains
professionnels ne sont pas assurés dans tous les cas de responsabilité
contractuelle, les particuliers ne le sont presque jamais. Il a ainsi fallu se
demander si un frère qui aide un autre à élaguer un arbre à la tronçonneuse a
conclu avec lui un contrat24, si deux personnes qui partagent les frais d’essence
pour se rendre en Italie ont conclu un contrat de transport25 pour déterminer
quelle responsabilité (contractuelle ou délictuelle) devait s’appliquer.
L’ensemble de ce mode de raisonnement a été critiqué dans un article
majeur de Philippe Rémy qui a dénoncé la responsabilité contractuelle comme
un faux concept26. Cette position a ouvert une controverse nourrie27 qui s’est
étendue au Québec28.
La responsabilité contractuelle :
un faux concept ?
L’histoire du concept de responsabilité contractuelle procède d’une fausse
symétrie : voir dans l’inexécution une faute contractuelle. Or la loi ne parle
jamais de faute contractuelle ! Le contrat est avant tout une opération
économique qui n’a pas vocation à assurer la sécurité des personnes –
domaine qui relève de l’obligation générale de prudence qui s’impose à tous
et plus spécialement aux professionnels. Le concept de responsabilité
contractuelle brouille deux fonctions distinctes des dommages et intérêts :
procurer au créancier contractuel un équivalent de l’exécution attendue du
contrat (inexécution) et réparer le dommage causé à la victime
(responsabilité). Le contrat relève de l’ordre économique et c’est artifice que
d’y faire entrer les « bras cassés et les morts d’hommes » selon l’expression
de Jean Carbonnier29.
En posant le principe de l’unité des fautes, la doctrine du début du XXe siècle
a ouvert la boîte de Pandore. Alors que la responsabilité civile, depuis
Rome, avait toujours été délictuelle (fondée sur le délit civil, la faute), la
responsabilité contractuelle lui fait désormais concurrence. La terminologie
s’est brouillée et la responsabilité civile peut renvoyer à différentes
conceptions. Selon la conception historique, la responsabilité est forcément
délictuelle. Selon la conception moderne, elle se distingue en responsabilité
contractuelle et extracontractuelle, créant un problème de distinction qui
n’avait encore jamais existé et nécessitant d’inventer une kyrielle d’autres
concepts : non-cumul des responsabilités, non-option entre les
responsabilités, distinction des obligations de moyens et de résultat,
responsabilité contractuelle du fait d’autrui, du fait des choses.
La réforme des contrats en 2016 laisse le problème intact : en unifiant le
régime des sanctions contractuelles et en s’abstenant de parler de faute, elle
paraît nier la pertinence du concept de responsabilité contractuelle. Mais en
introduisant la terminologie de « responsabilité extracontractuelle », elle
paraît reconnaître qu’elle existe bel et bien…
La responsabilité civile délictuelle fait naître pour son auteur une obligation
de réparer le dommage causé en dehors de tout contrat conclu avec la victime.
L’exemple moderne caractéristique est celui des accidents de la route qui sont
désormais régis par une loi spéciale (loi du 5 juillet 1985). La responsabilité
délictuelle s’applique encore avant la conclusion d’un contrat (cas de la rupture
brutale des pourparlers) ou même pendant un contrat pour des dommages qui lui
sont étrangers – par exemple un entrepreneur qui casse un vase avec son échelle
ou un bailleur qui renverse son locataire sur la chaussée. Il reste néanmoins des
zones incertaines lorsque deux qualifications s’appliquent simultanément : le
propriétaire de l’immeuble entier qui loue le rez-de-chaussée à un locataire et
inonde son local peut être responsable à la fois sur le fondement du bail (contrat)
et sur le fondement de sa propriété (responsabilité du fait des choses)30.
Le terme « délictuel » renvoie à la notion de faute. Il a été popularisé par le
droit pénal où le délit est une catégorie d’infraction moins grave que le crime.
Historiquement, il paraissait impensable de rendre responsable une personne qui
n’était pas fautive tant pour des raisons morales et philosophiques. La réparation
du dommage agissait à la fois comme la garantie pour la victime de retrouver un
équivalent pécuniaire et pour l’auteur elle était dissuasive car elle créait une
charge financière parfois très importante pour son patrimoine.
Le Code civil de 1804 reflétait cette conception modeste et individuelle de la
responsabilité. La ruine des bâtiments et les animaux errants étaient les seuls cas
de responsabilité du fait des choses ; ils attestaient en réalité d’une faute
préalable du propriétaire (défaut d’entretien ou défaut de surveillance). Il en
allait de même pour la responsabilité du fait d’autrui : la responsabilité des
parents pour leurs enfants, des maîtres pour leurs élèves et de l’employeur pour
ses employés reposait sur l’idée d’une faute préalable de surveillance ou de
choix de la bonne personne.
La naissance de la société industrielle au tournant du XXe siècle a fait
apparaître des formes de dommages jusqu’alors inconcevables : explosion de
machines dans les usines, premiers accidents de la circulation et développement
jusqu’à aujourd’hui de tous les dommages causés par l’automation : escaliers
mécaniques, portiques, barrières de parking et autres systèmes semblables.
Le législateur n’étant pas intervenu, la doctrine a fortement accompagné et
soutenu les juges dans un mouvement de réforme du droit de la responsabilité
civile. Il a fallu ainsi théoriser une responsabilité non plus pour faute mais pour
risque. Le fondement s’est progressivement déplacé vers un système de
solidarité représenté aujourd’hui par celui de l’assurance obligatoire qui dilue la
charge financière du risque. D’un contentieux individuel et semi-punitif, la
responsabilité civile est devenue un contentieux de masse entre assureurs.
Les évolutions contemporaines ont achevé cette mutation. Les préjudices
écologiques de masse causés par les marées noires31 et les dommages en série en
matière sanitaire (vaccins, médicaments) ont donné une coloration politique à ce
droit originairement censé régler les litiges entre particuliers. Il faut plutôt
aujourd’hui se tourner vers les querelles de voisinage pour retrouver le cachet
désuet des disputes sur l’élagage des arbres, des bruits ou des odeurs
désagréables.
La réforme de la responsabilité civile actuellement en cours prévoit, comme
ce fut le cas en matière de droit des contrats, d’intégrer dans le Code civil les
innovations jurisprudentielles. Le seul véritable changement de grande ampleur
porterait sur la fonction des dommages et intérêts. Alors que pour l’heure ils ont
une fonction strictement réparatrice (ils compensent la perte constituée par le
dommage subi), les textes intégreraient des dommages et intérêts punitifs visant,
comme aux États-Unis, à sanctionner les fautes moralement scandaleuses qui
sont commises en toute conscience lorsque l’illégalité rapporte plus qu’elle ne
coûte. L’exemple le plus célèbre outre-Atlantique a été celui du constructeur
automobile qui avait fait le savant calcul que le rappel des voitures coûterait plus
cher que l’indemnisation des morts qui seraient causées par un réservoir
d’essence défectueux32. Les dommages et intérêts punitifs qui ne sont pas
calculés en fonction du dommage brisent ce type d’anticipation rationnelle.
IX. – Quasi-contrats
Catégorie complexe et originale issue du droit romain, les quasi-contrats ne
sont ni des contrats (l’obligation n’est pas volontaire) ni des cas de
responsabilité (il n’y a rien d’illicite). Le Code civil en mentionnait deux en
1804 et un troisième cas, d’origine jurisprudentielle, a été ajouté en 2016 dans la
loi.
Les quasi-contrats couvrent les hypothèses de transferts de valeur injustifiés.
On compte parmi eux la gestion d’affaires (par ex. le voisin altruiste qui répare
la toiture de l’immeuble contigu), la répétition de l’indu (par ex. les prestations
sociales versées en excès) et l’enrichissement sans cause, dégagé en 1898 dans
une affaire où les juges ont posé en principe que personne ne doit s’enrichir
indûment au détriment d’autrui44. Sur cette base, le concubin qui a rénové tout
l’appartement de sa concubine, pourra lors de la rupture de la relation récupérer
au moins le prix des matériaux employés, à défaut de capter la valeur ajoutée à
l’immeuble : c’est la règle de la plus faible des deux sommes.
Au début des années 2000, les juges ont créé de façon inattendue et de
toutes pièces une catégorie très particulière échappant aux critères
susmentionnés : la loterie publicitaire trompeuse. Tout organisateur d’une loterie
à des fins de publicité et laissant croire que la personne destinataire a gagné une
somme ou un bien doit délivrer ce lot si le message a pu légitimement provoquer
une telle croyance chez le destinataire45. On se doute que cette solution a
largement tari ce type de pratique irritante qui peut aussi être sanctionnée
pénalement si elle est agressive46. Ici se dévoile très nettement l’objectif
politique de la sanction d’un comportement jugé inopportun mais qui ne pouvait
être qualifié ni de contrat, ni de dommage, ni même de quasi-contrat.
Biens et sûretés
I. – Propriété et garanties
Les biens sont toutes les choses qui font l’objet d’un droit de propriété ou de
l’un des droits qui en sont dérivés. On distingue ainsi les droits réels qui portent
sur des choses et les droits personnels qui sont des relations entre personnes. La
propriété est l’exemple type du droit réel et s’oppose ainsi à l’obligation qui est
le représentant type des droits personnels. Les deux catégories peuvent être
complémentaires. Ainsi, la vente transfère la propriété et la propriété peut être
parfois source d’obligations et de charges.
Les sûretés sont une affectation de droits réels ou personnels pour garantir
l’exécution d’une obligation. Les sûretés ne se conçoivent ainsi que sur la base
d’un rapport d’obligation préexistant. L’hypothèque est la sûreté la plus
connue : si par exemple je ne rembourse pas mon prêt, le prêteur pourra saisir
mon immeuble et le vendre aux enchères pour être payé. Les sûretés se classent
en fonction de leur objet : les hypothèques portent sur des immeubles, les gages
sur des choses mobilières (comme une voiture) le nantissement sur un meuble
incorporel (comme le fonds de commerce). Les sûretés peuvent encore être
personnelles, c’est-à-dire utiliser la technique de l’obligation. L’exemple le plus
connu est celui du cautionnement où la caution s’engage à payer à la place du
débiteur principal défaillant : les parents cautions vont ainsi payer à la place de
leur enfant locataire et pourront être poursuivis sur leurs propres biens s’ils ne le
font pas.
II. – Meubles et immeubles
Le droit des biens est traversé par une distinction fondamentale entre les
choses meubles (qui peuvent être déplacées) et les choses immeubles (qui sont
fixes). Un terrain est immeuble, une montre est un meuble. Les meubles au sens
courant du terme (les tables, les chaises et le mobilier de maison) sont appelés
« meubles meublants ».
Les meubles sont soumis à des règles moins strictes que les immeubles. La
propriété des immeubles doit être déclarée à la publicité foncière pour opposer
son droit aux tiers. Le tribunal du lieu de situation de l’immeuble est compétent
pour les litiges, le prix de la vente d’immeuble peut être réévalué en cas de
lésion du vendeur (vente à un prix très bas). Par fiction, certains meubles sont
assimilés à des immeubles lorsqu’ils dépendent d’une unité économique : ainsi
les tracteurs et le bétail d’une exploitation agricole seront traités comme
immeubles avec la terre sur laquelle ils sont1.
III. – Concept de propriété
IV. – Limites de la propriété
V. – Démembrements de la propriété
VI. – Indivision
VII. – Sûretés et privilèges
L’idée directrice de cette deuxième partie est de montrer que la notion de droit
civil dépasse sa seule signification technique. D’un point de vue historique, il est
à la fois archétype et prototype du système juridique romain. Sa primauté
temporelle l’a institué par la force des choses en patron de pensée et modèle
exemplaire, il est le paradigme du droit tout entier, son modèle historique
(chap. I). Les branches du droit postérieures ne peuvent ignorer sa valeur
fondatrice. Le droit civil est ainsi un modèle intellectuel qui le constitue en droit
de référence dans tout raisonnement. À son égard, tous les autres droits sont
spéciaux et dérogatoires (chap. II). Pour toutes ces raisons, le droit civil a acquis
progressivement la valeur d’un modèle culturel : toutes les civilisations qui ont
fait du droit un de leurs rouages essentiels (ce qui est particulièrement vrai des
démocraties occidentales) ont gardé l’empreinte d’une façon romaine de penser
l’organisation politique de la cité (chap. III).
CHAPITRE PREMIER
Un modèle historique
Le droit romain est le paradigme du droit civil. Il est son premier type
achevé et connu grâce aux textes qui nous sont parvenus et à l’institution
particulière du préteur.
1. Un texte : le Corpus iuris civilis. – Le droit romain trouve son acte de
naissance dans la Loi des Douze Tables datée par les spécialistes aux alentours
de 442 av. J.-C. Au tout début du XXe siècle, la découverte de la stèle juridique
babylonienne d’Hammourabi, datée de 1750 av. J.-C, a laissé penser qu’il
s’agissait d’une forme encore plus ancienne de droit. Cependant, cette stèle a été
analysée par les assyriologues comme une forme de glorification politique du
pouvoir établi et non comme un système juridique. En effet, ce qui fait
l’originalité du droit romain n’est pas le fait qu’il soit un ensemble de règles ou
de normes, mais qu’il ait donné lieu à une forme particulière d’analyse et
d’interprétation. Le droit (ius) est alors considéré comme un savoir autonome
construit à partir de règles autoréférentes et d’une technique capable de
s’autolégitimer. En cela se trouve toute l’originalité du droit romain qui traite de
l’ensemble de la cité : il est donc civil au sens propre du terme (« civil » partage
une même racine avec « cité » et « citoyen »).
La spécificité du droit romain se signale grâce au Corpus iuris civilis
(littéralement « le corps écrit du droit civil »), la fameuse compilation de
Justinien réalisée en 528 au tout début de son règne. Celle-ci se compose de trois
grandes parties : un code des constitutions impériales qui poursuit le travail de
son prédécesseur (Code de Théodose), les Institutes, manuel d’enseignement
comprenant des consultations juridiques rédigées pour les procès et enfin le
fameux Digeste (en grec : Pandectes) qui comprend des extraits des opinions et
des sentences des grands juristes romains. C’est cette dernière partie qui forme
le cœur du droit romain et du droit civil. Il fonde le droit romain comme droit
savant c’est-à-dire comme un droit essentiellement issu de la discussion, de
l’interprétation et de l’argumentation sur des textes, créateur de catégories
nouvelles. L’opposé d’un droit savant est un droit fondé sur le pouvoir, bref un
droit imposé par une force ou une puissance politique. En ce sens, le Code
d’Hammourabi semble plus ressortir de cette dernière catégorie. Il est important
de comprendre que tout le droit civil français trouve sa source savante dans le
corpus iuris civilis. On entend par là que si le contenu du droit civil a forcément
évolué en même temps que la société (la filiation, le mariage, les contrats et
même la propriété se distinguent évidemment aujourd’hui des règles romaines),
les catégories et les classifications du droit civil, sa structure conceptuelle, les
définitions des notions fondamentales ont traversé les siècles et ont participé à
structurer l’ancien droit (grosso modo celui du Moyen Âge central et tardif) et
même le droit moderne lors de la promulgation du Code Napoléon en 1804.
Ainsi, le droit romain a légué au droit civil moderne des formes de raisonnement
à travers l’usage de concepts propres comme la servitude, la garantie des vices
cachés en matière de vente, le principe de la filiation adoptive, la création et
l’extinction des obligations par la novation, etc. On mesure à quel point le droit
romain a été le berceau du droit civil, l’a enfanté et porté à maturité par
l’expérience des siècles.
La loi des Douze Tables définissait les actiones legis (« actions de la loi »)
c’est-à-dire l’ensemble des cas dans lesquels un citoyen pouvait saisir un juge
d’un litige et obtenir une mesure mettant fin à son trouble. Ce pouvait être des
actions portant sur la nullité d’une donation ou d’un prêt, sur la réparation
consécutive au fait qu’une vache achetée soit tombée malade ou à un conflit
portant sur le partage d’une succession. Ce document mémorable, dont la
légende veut que les enfants aient dû l’apprendre par cœur sous Cicéron,
représente la première publication du droit. Les Douze Tables étaient affichées
sur les places publiques des grandes villes.
Ce texte est pour l’époque très original car il réalise la première laïcisation
du droit. Le droit n’appartient plus au secret des dieux, il n’est plus dans les
mains des prêtres mais devient connaissable et ouvert à tous. Le droit romain est
donc le modèle de la rationalité juridique occidentale. Certes, le droit romain a
longtemps porté la trace de ses origines religieuses : les pontifes sont devenus
jurisconsultes (consultants juridiques), les formules religieuses sont devenues
des formules juridiques. Mais c’est précisément cette laïcisation et ce mode
propre d’accès au procès et au juge qui signent l’autonomie de la pensée civiliste
romaine.
2. Une procédure : la figure du préteur. – Le procès romain se déroulait
en deux phases. Dans la première, un magistrat décidait si une action pouvait
être accordée au demandeur. Ce magistrat élu par le peuple était un consul, puis
le préteur a été créé pour le seconder spécialement dans le domaine judiciaire.
Cette procédure est dite « formulaire » car le préteur accordait une formule pour
régler le litige. Pour convaincre le préteur, les parties avaient alors recours à un
jurisconsulte c’est-à-dire à un expert du droit qui, à partir de la Loi des Douze
Tables et des actions déjà accordées, proposait la création de nouvelles actions
et formules. Loin d’être figé dans le marbre, le droit romain était caractérisé par
une grande souplesse et une grande faculté d’adaptation à toute la variété des
situations conflictuelles de la vie dans la cité. Ce sont précisément les opinions
et les analyses de grands jurisconsultes (Julien, Gaius, Papinien, Ulpien…) qui
forment l’essentiel du Digeste dont il a été question plus haut.
Dans la deuxième phase, l’affaire était débattue devant un juge qui était un
citoyen choisi sur une liste. Ce dernier n’avait pas de compétence juridique
particulière : il devait trancher le litige en appliquant la formule déterminée par
le préteur. Devant ce juge-citoyen se réglaient alors essentiellement des
questions de preuve : telle ou telle formalité a-t-elle bien été accomplie ? La
vache achetée est-elle réellement malade ?
Toute la particularité du droit civil romain tient dans le rôle du préteur qui
élargissait les actions prévues par la loi et créait de nouvelles actions qui
venaient enrichir le corpus existant. Ce sont précisément les pontifes, puis les
jurisconsultes, qui fournissaient les arguments propres à justifier l’extension
d’actions existantes ou la création de nouvelles actions. Vers la fin du IIe siècle
de notre ère, la loi reconnaît directement aux prêteurs un pouvoir de création
d’actions inédites et c’est ainsi qu’est née la pratique d’un edictum, une liste
reconduisant d’année en année les actions accordées par le prêteur précédent et
indiquant les innovations éventuelles. Les prêteurs ont ainsi élaboré un droit
« prétorien » qui est venu compléter et corriger le droit des citoyens (ius civile).
En ce sens, on parle aujourd’hui de « jurisprudence prétorienne » pour désigner
des innovations quasi législatives.
Le prêteur romain est la figure fondatrice du juge civil, véritable juge naturel
du conflit civil qui est résolu en disant le droit et en tranchant les litiges. Il s’agit
littéralement d’une iurisdictio une « diction du droit » d’où le terme moderne de
« juridiction » est directement dérivé. On mesure ainsi l’ampleur et l’importance
du droit civil romain comme modèle historiquement fondateur du droit. Il
apparaît comme la première manifestation d’une façon propre et originale de
concevoir un champ de l’espace social soustrait à la volonté politique (car le
droit civil est avant tout savant) et religieuse (car le texte et la juridiction
romaine sont autonomes à l’égard des prêtres).
Un modèle intellectuel
Alors qu’à Rome le droit civil était droit de la cité et donc comprenait à ce
titre l’intégralité du droit, l’histoire a permis l’affirmation progressive de
l’autonomie de certains pans de la vie économique et sociale. L’époque
contemporaine est devenue celle de la pulvérisation du droit en domaines de
spécialités de plus en plus étroits : on parle aujourd’hui d’un droit immobilier,
d’un droit de la santé ou d’un droit de la consommation et déjà d’un droit du
numérique.
L’enjeu de l’existence d’une branche du droit est son autonomie – c’est-à-
dire sa capacité à créer des concepts propres pour le raisonnement, mettant à
l’écart les régimes usuels du droit civil et permettant de dessiner une autre forme
de cohérence. L’exemple le plus frappant à cet égard est celui du droit pénal
moderne traversé par le principe de légalité des délits et des peines (toute
infraction et toute peine doivent être définies préalablement par la loi), alors que
la faute civile ne fait l’objet d’aucune définition précise et peut être librement
retenue par le juge. On peut encore prendre comme exemple le droit
administratif qui va développer un régime de responsabilité autonome et des
notions propres comme celle de service public. Le droit commercial va assouplir
certaines exigences de preuve et proposer des séries de règles propres mieux
adaptées à la vie économique. Les exemples pourraient être multipliés, mais ce
qui doit retenir l’attention est la façon dont le droit civil a durablement structuré
la façon de penser chaque nouvel objet juridique.
Le droit civil est le lieu de naissance d’une certaine façon de penser :
résoudre les conflits en les transformant en litiges à l’aide de catégories propres.
L’invention romaine du litige (du latin litigium « la contestation, la dispute »)
permet de civiliser le conflit dans la cité, c’est-à-dire de le formuler dans les
catégories du droit. Le conflit de personnes (potentiellement violent) devient un
conflit d’objet (relevant d’une argumentation rationnelle). Toutes les autres
branches du droit peuvent être explicitées et comprises à partir de ce modèle
fondamental.
Le droit pénal est sans conteste l’exemple le plus significatif. À Rome, il
existait des peines qui étaient intégrées dans le procès civil : en cas de vol, il y
avait par exemple restitution au double ou au quadruple, ce qui excédait la seule
réparation du dommage. Sous l’Ancien Régime et jusqu’à la Révolution
française existaient encore des lettres de cachet servant à l’incarcération d’une
personne sur ordre du roi. Le droit pénal moderne va précisément naître lorsque
la punition infligée par le souverain sera pensée dans les formes du droit civil,
c’est-à-dire comme un litige entre le prévenu et l’État. L’innovation réside dans
ce que le procès n’oppose plus deux personnes privées mais bien un particulier
et l’État, personne publique par excellence qui représente l’intérêt général de la
société. La punition est ainsi techniquement légitimée par le droit grâce à
l’existence d’infractions qui permettent de définir le litige entre le prévenu et le
souverain. Le procureur du roi – aujourd’hui de la République – se fait l’avocat
de l’intérêt commun et requiert une peine. En face, l’avocat de la personne jugée
argumente contradictoirement sur les faits et le droit pour innocenter son client.
La véritable victime du crime ou du délit n’est ainsi plus nécessairement
présente au procès pénal, il faut qu’elle se constitue « partie civile » – un terme
évocateur – pour que la réparation de son dommage soit ordonnée par le juge
pénal qui tranche ainsi un second litige. Sinon, la victime devra faire une
procédure parallèle classique devant le juge civil. Le procès pénal se dote d’une
procédure autonome pour la recherche de la vérité : c’est l’instruction criminelle
et tout le régime complexe de l’enquête. Le droit pénal qui fait aujourd’hui
figure d’exemple caractéristique du droit est pourtant issu du croisement de la
technique civile du procès et d’un acte de puissance souveraine qui consiste à
maintenir l’ordre. À cet égard, la procédure pénale est un véritable rempart
contre l’arbitraire du pouvoir et légitime en même temps l’exercice de ce
pouvoir. Pour cette raison, le droit pénal a toujours suscité une difficulté de
classification : est-il du droit privé (entre personnes privées) ou du droit public
(entre une personne privée et une personne publique) ? La réponse paraît claire :
il est du droit public par son objet (punir pour maintenir l’ordre) et du droit privé
par sa technique issue du droit civil.
Cette idée de croisement entre la technique civiliste privée et la puissance
publique éclaire tout le développement du droit public. Si juger l’administration
n’est plus administrer mais bien trancher un litige, le juge administratif gagne
une indépendance au regard du pouvoir politique comme ce fut le cas du préteur
romain (voir Seconde partie, chap. I). Ainsi, le droit administratif peut s’affirmer
comme une juridicisation du gouvernement des citoyens qui deviennent des
administrés : la contestation des décisions de n’importe quelle instance
administrative prendra la forme du recours pour excès de pouvoir visant à faire
juger que l’autorité administrative a excédé (c’est-à-dire dépassé) la compétence
qu’elle tenait de la loi ou des règlements. Toute la relation du citoyen à l’égard
de l’administration est pensée selon le modèle du litige civil : de la mutation
d’un fonctionnaire aux dommages causés par les travaux publics en passant par
les permis de construire ou le droit fiscal.
L’avènement du Conseil constitutionnel en tant que véritable juridiction
chargée de contrôler la conformité de la loi à la Constitution signe une fois
encore une limitation du pouvoir par les catégories du droit. Il ne faut pas
oublier que la loi sur le mariage pour tous a aussi fait l’objet de contestations
strictement juridiques et d’un débat de spécialistes. Passé inaperçu dans
l’opinion publique, ce débat portait sur la possibilité pour le législateur
d’adopter une loi qui contrevenait à un principe fondamental reconnu par les lois
de la République (appartenant à la Constitution) consacrant la différence de sexe
dans le mariage. Cette juridicisation de la politique par le droit constitutionnel a
été amplifiée depuis la création en 2009 d’une question prioritaire de
constitutionnalité (la QPC, filtrée par le juge civil) où les particuliers peuvent
dans chaque procès contester la constitutionnalité des lois sur la base desquelles
leur litige est jugé, y compris et surtout en droit pénal.
Dans le même mouvement, les droits de l’homme sont une juridicisation de
l’éthique, c’est-à-dire une façon de penser le conflit de valeurs dans les formes
du droit. En effet, la Cour européenne des droits de l’homme, juridiction supra-
étatique chargée de veiller à l’application de la Convention européenne des
droits de l’homme, juge toujours un litige entre un citoyen et l’État. Elle peut
être saisie par un citoyen français depuis 1981 alors qu’elle a été créée en 1950.
La décision de justice rendue par le juge français est analysée par le juge des
droits de l’homme comme un acte de puissance publique qui ne doit pas
contrevenir aux droits de l’homme : l’euthanasie, la succession de l’enfant
adultérin, la pénalisation des relations sexuelles sadomasochistes ou encore la
liberté de la presse d’informer font partie des problèmes qui sont examinés par
la Cour européenne des droits de l’homme. Le droit se fait juge du droit, car le
droit étatique en vigueur est jugé à partir des droits de l’homme.
Enfin, la recherche de la paix entre États peut se penser juridiquement selon
le modèle du litige civil, il devient alors un droit des conflits armés et des
relations diplomatiques où la Cour internationale de justice se prononce sur la
violation des traités passés entre États. Il est tout à fait remarquable que ce droit
international se soit souvent vu dénier la qualité de droit au XXe siècle au
prétexte qu’il n’était pas assorti de sanction, bref qu’il n’émanait pas d’une force
politique mondiale, un « État mondial » propre à l’imposer et le faire respecter.
C’est pourtant confondre le droit avec la force et ne pas voir l’autonomie de sa
structure technique : par ses modes de raisonnement, le droit international est,
comme toutes les autres branches du droit, un héritier de la technique civiliste
romaine.
À cette liste, il faudrait encore ajouter le droit de l’Union européenne où la
Cour de justice de l’Union européenne est chargée de faire respecter les traités
fondateurs dont ceux de Maastricht (1992) et de Lisbonne (2009) qui affirment
notamment les principes de libre circulation des personnes, des choses et des
services. On retrouve toujours la même structure du procès, de la procédure et
des catégories permettant à la fois de formuler le litige et de le résoudre selon le
modèle intellectuel légué par le droit romain.
En dehors du droit public, dont le développement s’est affirmé depuis
seulement environ deux cents ans, d’autres branches du droit sont nées dans un
souci de spécialisation de certains secteurs naturellement régis par le droit civil.
La procédure civile est devenue une matière propre, de même que certains pans
de l’activité économique en raison des enjeux qui s’y attachent. Le droit
commercial (notamment le droit des sociétés et la faillite) a fait l’objet d’une
législation autonome et spécialisée tout comme le droit du travail et de la
sécurité sociale. Enfin, le droit international privé a été quasi exclusivement
construit par la jurisprudence pour déterminer la loi applicable en présence d’un
conflit faisant intervenir un élément étranger (mariage conclu par un Français en
Chine, accident de la circulation subi en Italie par un Français, etc.). Il est le
prolongement sur le plan international de la technique et des catégories du droit
civil.
Ce qu’il faut comprendre est que les germes de toutes les législations
spéciales de droit privé étaient déjà présents dans le droit civil qui traite du
contrat de société, des obligations en général et même du louage de services,
ancêtre du contrat de travail. Pour cette raison, l’autonomie des matières
spéciales n’est jamais totale et leurs concepts conservent toujours un lien
organique avec les catégories fondamentales du droit civil. De la même façon, le
droit public n’a pu se penser et s’élaborer qu’en raison du modèle intellectuel du
droit civil.
II. – Une vocation universelle :
l’idée de droit commun
L’idée de droit commun provient du droit romain (ius commune). Elle a une
double signification. Le droit commun renvoie d’une part au socle commun de
concepts qui a permis aux autres branches du droit d’être édifiées. En ce sens, il
est le dénominateur commun de toutes les autres branches du droit et permet
leur interprétation. D’autre part, le droit commun est le droit de référence : toute
question qui n’est pas tranchée par un droit spécial relève du droit commun
c’est-à-dire du droit civil qui est le droit commun de principe en raison de son
antériorité historique et logique.
Une confusion doit être évitée. En effet, chaque droit spécial a son propre
droit commun en tant que droit général à vocation subsidiaire et dénominateur
commun de tous les autres. Par exemple, l’ensemble des délits et des crimes en
droit pénal obéissent tous à la même structure de l’élément légal (définition de
l’infraction), matériel (les faits) et moral (l’intention). S’il existe ainsi un droit
pénal commun de l’infraction il fera lui-même appel, en cas de besoin, au droit
civil, droit commun de principe. Le droit civil est donc bien le tronc donnant
sens aux autres branches du droit et permettant au besoin de les compléter.
1. Combler les lacunes. – Le droit civil permet de combler les lacunes de la
loi écrite car il est subsidiaire. Cette subsidiarité signifie que toute question qui
n’est pas tranchée par un droit spécial relève de son domaine. Elle est l’envers
d’un principe d’interprétation fondamental selon lequel le droit spécial déroge
au droit plus général (specialia generalibus derogant). Ainsi, en l’absence de
dispositions spécifiques, c’est le droit civil qui s’applique.
Le droit civil permet de trouver une solution face aux situations nouvelles
auxquelles le législateur n’avait pas pu songer. C’est spécialement le cas des
innovations techniques. Par exemple, que décider si un algorithme, c’est-à-dire
un programme informatique, crée une œuvre originale1 ? On pourrait imaginer
par exemple un programme qui compose automatiquement une mélodie ou bien
un robot qui peint un tableau. À qui faut-il attribuer la propriété de l’œuvre ?
Est-ce au concepteur du logiciel ou bien est-ce au propriétaire de la machine,
voire aux deux ? En effet, il ne s’agit pas d’une création assistée par ordinateur
mais bien d’une création autonome par une intelligence artificielle. Le droit de la
propriété intellectuelle ne considère que les œuvres de l’esprit donc réalisées par
un être humain. En d’autres termes, le droit spécial ne peut trouver à s’appliquer
car le droit d’auteur n’est attaché qu’aux personnes physiques. La solution
consiste à tirer les conséquences de la nature juridique de l’algorithme : c’est
une chose immatérielle (un bien) et toutes les richesses qu’il peut produire
appartiennent alors à son propriétaire. C’est la règle de l’accession prévue par
l’article 546 du Code civil : « On appelle accession le droit en vertu duquel le
propriétaire d’une chose acquiert la propriété de tout ce qui s’unit ou s’incorpore
à sa chose, soit naturellement, soit artificiellement. » Cette règle est elle-même
issue du droit romain : elle visait originellement l’hypothèse des récoltes qui
poussent dans un champ. La formulation très générale de la règle permet
aujourd’hui de traiter le cas inédit de l’intelligence artificielle, cas de figure
impensable en droit romain comme en 1804, date de consécration de la règle
dans le Code Napoléon. À cet égard, le droit civil fait office de droit commun et
permet de trouver une solution à un éventuel litige en l’absence de loi spéciale
qui régit ce cas particulier.
La lacune peut également se dévoiler lorsque aucune règle, même à
l’intérieur du droit civil, n’est appropriée. Par exemple, le contrat de coffre-fort,
contrat usuel proposé par les banques, ne fait l’objet d’aucun régime juridique
particulier dans le droit bancaire. Il doit donc être traité par rattachement à l’une
des grandes figures contractuelles du droit civil : la location ou le dépôt.
Cependant, aucune de ces qualifications ne convient réellement. Dans un bail
(ou location), le locataire a un accès libre à la chose. Or l’accès au coffre-fort ne
peut se faire qu’avec le concours de la banque : même si le client paie un loyer,
il n’est pas juridiquement locataire du coffre-fort. De même, la banque n’est pas
dépositaire des choses gardées dans le coffre-fort car son contenu reste en
principe secret pour elle. Le dépositaire qui reçoit une chose pour la restituer
ultérieurement doit connaître la chose laissée en dépôt. Ce n’est clairement pas
le cas ici. Certains auteurs ont ainsi conclu que le contrat de coffre-fort était
inclassable, qu’il suivait son propre genre (sui generis). Pourtant, les juges ont
pu résoudre un litige dans lequel, à la suite d’un incendie partiel de la banque,
une cliente ne pouvait accéder à son coffre-fort2. Pour cela, ils ont raisonné sur
les concepts les plus généraux du droit des contrats au cœur du droit civil. La
question devient alors de savoir si l’impossibilité d’accès au coffre-fort était une
force majeure, c’est-à-dire un événement imprévisible et irrésistible qui
empêche le débiteur d’une obligation de l’exécuter. Le droit civil permet ainsi
de toujours trouver une solution adaptée par une montée en généralité rendue
possible en raison du fait qu’il contient les catégories universelles du droit : le
contrat, la responsabilité, la propriété, la famille. Ainsi, en droit, il n’existe pas à
proprement parler de vide juridique ou de lacune puisque les concepts et les
règles du droit civil permettent toujours de trouver une solution. Le fait de
pointer les vides ou les lacunes relève d’une évaluation des textes : on peut les
trouver insatisfaisants ou bien déplorer que la législation ne soit pas plus précise.
En réalité, les lacunes du droit sont avant tout traitées par les juges comme étant
formelles, en considérant que le droit peut résoudre ses problèmes de façon
autonome, autrement dit à partir de ses propres outils conceptuels.
Le droit civil rayonne même au-delà du droit privé. Il peut avoir vocation à
s’appliquer à des droits totalement autonomes comme le droit administratif qui
relève en France d’un ordre de juridiction distinct de l’ordre judiciaire. Par
exemple, le juge administratif applique directement les dispositions du Code
civil relatives à la garantie des vices cachés aux marchés publics de fournitures3,
en reprenant même parfois l’interprétation du juge judiciaire sur la nature et
l’interruption du délai de prescription4. En droit de la construction, le juge
administratif s’est inspiré des articles du Code civil en la matière pour créer un
droit analogue. Il retient ainsi la responsabilité décennale des constructeurs qui
les rend responsables pendant dix ans des défauts qui compromettent la solidité
ou l’usage de l’ouvrage (art. 1792 sq. du Code civil). Depuis peu, le juge
administratif ne fait plus formellement référence « aux principes dont s’inspirent
les articles 1792 et 2270 du Code civil ». Si l’autonomie de l’analyse demeure,
la jurisprudence judiciaire elle-même continue d’avoir une influence5. Même si
le droit civil ne s’applique pas directement pour combler les lacunes, il permet
de façonner toute une partie d’un droit spécial.
2. Interpréter le droit spécial. – Même lorsqu’une législation spéciale
s’applique, le droit civil est toujours présent en toile de fond. Il permet
d’interpréter le droit spécial et participe à résoudre ses difficultés d’application.
C’est une autre signification du caractère de droit commun du droit civil : il
n’est pas seulement un droit subsidiaire mais également le droit de référence
pour la compréhension des droits spéciaux dont les branches restent attachées au
tronc du droit civil.
Un premier exemple peut être pris dans la loi du 5 juillet 1985 relative aux
accidents de la circulation. L’objectif du législateur était de rompre avec l’idée
de causalité qui, en droit civil, permettait au conducteur de s’exonérer de sa
responsabilité s’il n’avait pas été la cause du dommage de la victime. Ainsi, en
cas d’accidents complexes, la dernière voiture qui heurte les voitures déjà
accidentées ne peut être causalement à l’origine du dommage subi par le piéton
percuté par le premier véhicule. Le législateur eut donc l’idée en 1985 de
rompre avec le concept de causalité et d’introduire l’idée d’implication : tout
véhicule qui intervient dans l’accident doit réparation au piéton, y compris la
dernière voiture qui n’a pas joué un rôle causal et dont le conducteur n’était pas
nécessairement fautif. L’indemnisation est rendue par ailleurs possible par le jeu
de l’assurance obligatoire spécifique en matière automobile. Néanmoins,
l’interprétation autonome de la loi de 1985 n’a jamais été possible, bien que la
notion d’implication ait été voulue comme originale et distincte de la causalité.
En effet, les juges ont admis que si le véhicule avait joué un rôle causal, il était
forcément impliqué (l’inverse n’est pas vrai). Ainsi, la causalité permet de
présumer l’implication : le choc avec un véhicule en mouvement établit
forcément l’implication. Bref, la notion de causalité, inscrite dans le droit civil,
permet d’interpréter une notion de droit spécial. Elle a même permis de
compléter la loi sur des points obscurs comme le recours entre coresponsables
(hypothèse du carambolage) : le rôle causal de chaque véhicule a permis aux
juges de désigner, une fois la victime indemnisée, qui doit supporter la charge
finale de la dette. Par cette voie, la loi spéciale garantit certes une indemnisation
plus rapide à la victime mais elle ne fait pas échapper l’auteur à l’origine de
l’accident à toute responsabilité. Cet exemple illustre le double rôle du droit
civil qui est à la fois modèle d’interprétation pour le droit spécial et droit
subsidiaire.
Un deuxième exemple du modèle d’interprétation que constitue le droit civil
peut être pris en droit pénal. En effet, aussi surprenant que cela puisse paraître,
le droit civil peut se situer en arrière-plan pour la compréhension des infractions
pénales. On peut prendre le cas de l’infraction très courante de vol simple qui est
définie par la loi comme « la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui »
(art. L 311-1 du Code pénal). L’idée même de soustraction implique celle de
déplacement. Ainsi, le champ d’application de l’infraction s’éclaire grâce à la
distinction civiliste des meubles et des immeubles : les premiers sont des choses
mobiles (voitures, denrées, marchandises, etc.), les seconds sont des choses fixes
(terres, immeubles bâtis, etc.). Les concepts de droit civil participent ainsi de la
définition des cas de vol et de la distinction avec l’abus de confiance. Ainsi, les
juges ne peuvent condamner sur cette base un locataire qui ne remettrait pas les
clés à l’issue de son bail : un appartement ne pouvant être soustrait (car
« immeuble » au sens civil du terme), il ne peut être volé. Cette interprétation
traditionnelle a pu s’affirmer car les pénalistes du début du XXe siècle ont puisé
dans le droit civil6. Dans la même veine, c’est le concept civiliste de détenteur
précaire qui permet de définir le champ de l’abus de confiance, infraction dans
laquelle la chose est remise volontairement (le détenteur a un titre juridique :
mandat, dépôt, prêt, etc.). Là encore, c’est l’idée de détenteur précaire qui
éclaire une situation très courante, celle où le client d’un magasin part sans avoir
payé à la caisse : sans la conclusion du contrat de vente, il n’a aucune propriété
et la soustraction frauduleuse est caractérisée par l’idée même de possession. Le
droit pénal ne s’interprète pas nécessairement de façon autonome mais en
fonction des concepts fondamentaux du droit civil qui gardent pleine valeur de
modèle pour éclairer les ambiguïtés d’un droit ou d’une législation spéciale.
C’est dire que le droit civil n’est pas un droit comme les autres car il sert de
référence constante dans le raisonnement même en dehors de son champ naturel
d’application en tant que branche du droit (voir Première partie).
1. P.-Y. Gautier, « De la propriété des créations issues de l’intelligence artificielle », La
Semaine juridique. Édition générale, no 37, 10 sept. 2018, p. 1570-1573.
2. Cour de cassation, chambre commerciale, 11 oct. 2005, no 03-10.975.
3. Conseil d’État 24 nov. 2008, Centre hospitalier de la région d’Annecy, no 291539.
4. Conseil d’État 7 avr. 2011, Société Ajaccio Diesel, no 344226.
5. J. Martin « Requiem pour les “principes dont s’inspirent les articles 1792 et 2270 du
Code civil” », Actualité juridique de droit administratif, no 32, 2015, p. 1819 sq.
6. P.-Y. Gautier, « Émile Garçon et le droit civil », in Une certaine idée du droit.
Mélanges offerts à André Decocq, Litec, 2004, p. 270-273.
CHAPITRE III
Un modèle culturel
Système civiliste
Système de common law
Législation
Jurisprudence (précédents)
Institution centrale
Législateur
Juge
Figure du juge
Anonyme
Personnage public
Figure du professeur
Centrale
Secondaire
Outils de raisonnement
Catégories et concepts
Faits et cas
Caractères du système
Stabilité et prévisibilité
Souplesse et adaptation
Procédure
Procédure pénale
Inquisitoire
Accusatoire
Séparés
Unis
Il est certain que les deux systèmes juridiques ont une origine historique
différente : le droit romain pour les pays civilistes et, pour les pays de common
law, le fait que Guillaume le Conquérant, couronné roi d’Angleterre au
XIe siècle, ait institué des juges itinérants chargés de déclarer le droit commun à
tout le royaume. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rayonnement culturel de
la codification napoléonienne, consacrant la primauté de l’écrit comme a pu
l’être jadis le droit romain, véritable « raison écrite » (ratio scripta) propre à
argumenter des solutions pour les conflits de chaque époque. Ainsi, la
codification s’est diffusée dans le monde (par exemple le Code civil du Québec
en vigueur depuis 1994 ; Code civil des Pays-Bas en vigueur depuis 1992). Les
pays d’Afrique francophone, dont en dernier lieu Djibouti (loi du 12 avril 2018),
ont nettement subi l’influence codificatrice tout comme les pays de l’ex-bloc
soviétique.
En dehors des différences, les systèmes de tradition civiliste et de common
law convergent, non dans le contenu, mais au regard de leur esprit et de leur
méthode. Les modèles exercent l’un sur l’autre une influence croisée. Ainsi, le
droit administratif français s’est entièrement élaboré sur la base du précédent et
le common law connaît une augmentation de la réglementation et du règne de la
loi (statute law). La jurisprudence est devenue un argument central en droit civil
au XXe siècle à tel point que les revues françaises actuelles contiennent pour une
part écrasante (sans doute plus de 80 %) des commentaires d’arrêts et des
articles faisant la synthèse de la jurisprudence. La Cour européenne des droits de
l’homme tend à imposer aux juridictions nationales son propre mode de
raisonnement par cas qui tient compte des singularités de chaque espèce.
Pourtant, la Cour de justice de l’Union européenne, chargée de faire respecter
les traités de l’Union, conserve une façon de penser plus générale et abstraite.
De notre point de vue, la véritable opposition se situe plutôt entre les droits
occidentaux ayant adopté la figure du procès et du droit savant et les droits
d’Orient. En effet, le développement historique du common law ressemble à s’y
méprendre au droit romain tant du point de vue procédural (importance du cas)
que pour le développement des analyses doctrinales (droit savant). En revanche,
des pays comme la Chine ou le Japon répugnent depuis longtemps à un mode
purement savant de résolution des conflits sur la base du procès et préfèrent une
forme de médiation politique et sociale ancrée dans des valeurs culturelles et
traditionnelles. Le contre-modèle évident est celui des États-Unis où la figure du
procès est un rouage essentiel de la construction démocratique. À cet égard, le
modèle culturel du droit civil est celui d’une technique qui consiste à confier au
juge le soin de traiter des conflits politiques et moraux à partir d’une sphère
constituée pour les besoins de la cause comme autonome. Le droit civil est bien
modèle et prototype de la rationalité juridique occidentale.
La bibliographie sur le droit civil est immense. Nous signalons seulement ici
les grandes références pour approfondir les thèmes abordés. Les traités
exposant le droit en vigueur aux XIXe ou XXe siècles ne sont pas cités
pour se concentrer sur le droit civil actuel. De même, les références déjà
citées en notes de bas de page ne sont pas reprises.
PRINCIPAUX TRAITÉS,
OUVRAGES ET MANUELS DE DROIT CIVIL
Personnes
Cornu (G.), Droit civil. Les personnes, Montchrestien, 13e édition, 2007.
Malaurie (Ph.), Droit des personnes, Défrénois, 10e édition, 2018.
Terré (F.) et Fenouillet (D.), Droit civil. Les personnes, Dalloz, « Précis » »,
8e édition, 2012.
Teyssié (B.), Droit des personnes, LexisNexis, 20e édition, 2018.
Zenati-Castaing (F.) et Revet (Th.), Manuel de droit des personnes, Puf,
« Droit fondamental », 2006.
Famille
Droit des obligations
Contrats spéciaux
Biens
Atias (Ch.), Droit civil. Les biens, LexisNexis, 12e édition, 2014.
Dross (W.), Droit des biens, Montchrestien, 4e édition, 2019.
Dross (W.), Droit civil. Les choses, LGDJ, 2012.
Bergel (J.-L.), Bruschi (M.) et Cimamonti (S.), Les Biens, LGDJ, « Traité de
droit civil », 2e édition, 2010.
Malaurie (Ph.) et Aynès (L.), Droit des biens, Defrénois, 7e édition, 2017.
Malaurie (Ph.), Aynès (L.) et Stoffel-Munck (Ph.), Droit des obligations,
Defrénois, 10e édition, 2018.
Strickler (Y.), Les Biens, Puf, « Thémis », 2006.
Terré (F.) et Simler (Ph.), Droit civil. Les biens, Dalloz, « Précis »,
10e édition, 2018.
Sûretés
Régimes matrimoniaux
MONOGRAPHIES
SITES INTERNET
https://www.legifrance.gouv.fr/
https://www.courdecassation.fr/
TABLE DES MATIÈRES
Introduction
Glossaire
Bibliographie
www.quesaisje.com