HUME Enquête Section 4

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Section 4

Doutes sceptiques sur les opérations de


l'entendement

Première partie :

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(1) Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement être répartis
en deux genres, à savoir les Relations d'Idées et les Choses de Fait. Du premier genre sont les
sciences de la Géométrie, de l'Algèbre et de l'Arithmétique et, en un mot, toute affirmation
intuitivement ou démonstrativement certaine. "Le carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux
côtés" est une proposition qui énonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est égal à la
moitié de trente" énonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont
découvertes par la seule activité de l'esprit, indépendamment de tout ce qui existe dans l'univers.
Quand bien même il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vérités
démontrées par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur évidence.

(2) Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de
la même façon. L'évidence que nous avons de leur vérité, si grande qu'elle soit, n'est pas de même
nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait est malgré tout possible, car il n'implique
jamais contradiction et il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même netteté que s'il
correspondait à la réalité. "Le soleil ne se lèvera pas demain" n'est pas une proposition moins
intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirmation "il se lèvera". Nous essayerions donc
en vain de démontrer sa fausseté. Si elle était démonstrativement fausse, elle impliquerait
contradiction et ne pourrait jamais être distinctement conçue par l'esprit.

(3) C'est donc peut-être un sujet digne de curiosité que de rechercher quelle est la nature de cette
évidence qui nous assure d'une existence réelle ou d'une chose de fait, au-delà du témoignage
présent des sens et de ce qu'a enregistré la mémoire. Cette partie de la philosophie a été visiblement
peu cultivée par les anciens et par les modernes. Aussi nos doutes et nos erreurs, dans la poursuite
d'une recherche aussi importante, peuvent être d'autant plus excusables que nous marchons dans un
difficile chemin, sans guide et sans direction. Ces doutes et ces erreurs peuvent même se montrer
utiles, en éveillant la curiosité, et en détruisant la confiance et la sécurité implicites, qui sont le fléau
de tout raisonnement et de toute recherche libre. La découverte des défauts de la philosophie
habituelle, si tant est qu'il y en ait, ne conduira pas, je pense, au découragement, mais nous incitera
plutôt, comme c'est souvent le cas, à tenter quelque chose de plus complet et de plus satisfaisant que
ce qui a été proposé jusqu'à maintenant au public.
(4) Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent être fondés sur la relation de cause à
effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons aller au-delà du témoignage de notre mémoire
et de nos sens. Si vous aviez à demander à quelqu'un pourquoi il croit à l'existence d'une chose de
fait qui ne lui est pas directement présente, par exemple pourquoi il croit que son ami est à la
campagne, ou en FRANCE, il vous donnerait une raison; et cette raison serait un autre fait, comme
une lettre qu'il aurait reçue de lui, ou la connaissance de ce que cet ami avait projeté et arrêté. Un
homme qui trouverait une montre ou quelque autre machine sur une île déserte estimerait qu'il y a
déjà eu des hommes sur cette île. Tous nos raisonnements sur les faits sont de même nature, et il y
est constamment supposé qu'il y a une connexion entre le fait présent et celui qui en est inféré. Si
rien ne liait ces faits entre eux, l'inférence serait tout à fait incertaine. L'audition d'une voix articulée
et d'un discours sensé dans le noir nous assure de la présence de quelqu'un. Pourquoi? Parce que ces
sons sont les effets de la façon dont l'homme est fait, de sa structure, et qu'ils sont en étroite
connexion avec cette structure. Si nous analysons tous les autres raisonnements de cette nature,
nous trouverons qu'ils sont fondés sur la relation de cause à effet, et que cette relation est proche ou
éloignée, directe ou collatérale. La chaleur et la lumière sont des effets collatéraux du feu, et l'un
des effets peut être inféré de l'autre.

(5) Si nous voulons donc mener à bien l'étude de la nature de cette évidence qui nous donne des
certitudes sur les faits, nous devons rechercher comment nous parvenons à la connaissance de la
cause et de l'effet.

(6) Je me risquerai à affirmer, comme une proposition générale qui n'admet pas d'exception, que
la connaissance de cette relation n'est atteinte en aucun cas par des raisonnements a priori, mais
provient entièrement de l'expérience, quand nous trouvons des objets particuliers en conjonction
constante l'un avec l'autre. Présentons un objet à un homme dont la raison naturelle et les facultés
sont aussi fortes que possible. Si cet objet est nouveau pour lui, il ne sera pas capable, avec l'examen
le plus rigoureux de ses qualités sensibles, de découvrir l'une de ses causes ou l'un de ses effets.
ADAM, même en supposant qu'il disposât dès le début de facultés rationnelles tout à fait parfaites,
n'aurait pas pu inférer de la fluidité et de la transparence de l'eau qu'elle l'asphyxierait, ni de la
lumière et de la chaleur du feu qu'il le consumerait. Un objet ne nous révèle jamais, par les qualités
qui apparaissent aux sens, les causes qui l'ont produit et les effets qui en naîtront, et notre raison,
sans l'aide de l'expérience, ne peut jamais tirer une inférence sur une existence réelle et une chose
de fait.

(7) La proposition "les causes et les effets sont découvertes non par la raison mais par
l'expérience" sera facilement admise pour des objets qui, nous nous en souvenons, nous étaient
avant totalement inconnus. Nous sommes en effet conscients que nous étions réduits à une totale
incapacité de prédire leurs effets. Présentez deux morceaux de marbre poli à un homme n'ayant
aucune teinture de philosophie naturelle. Il ne découvrira jamais que ces deux morceaux adhèrent
l'un à l'autre de manière telle qu'il faut une grande force pour les séparer en suivant une ligne
perpendiculaire alors qu'ils n'offrent qu'une faible résistance à une pression latérale. Des
phénomènes tels qu'ils ne possèdent que peu d'analogies avec le cours habituel de la nature ne sont
connus, nous l'avouons entièrement, que par l'expérience, et aucun homme n'imagine que
l'explosion de la poudre à canon et l'attraction de l'aimant aient jamais pu être découverts par des
arguments a priori. De la même manière, quand on suppose qu'un effet dépend d'un mécanisme
complexe ou d'une organisation secrète des parties, nous ne faisons aucune difficulté à attribuer
toute notre connaissance à l'expérience. Qui soutiendra qu'il peut donner la raison dernière qui
explique pourquoi le pain ou le lait convient à l'alimentation de l'homme, non à celle du lion et du
tigre?
(8) Mais cette vérité, à première vue, peut sembler ne pas avoir la même évidence pour les
événements qui nous sont devenus familiers depuis la naissance, événements qui entretiennent une
analogie étroite avec le cours entier de la nature et qui, suppose-t-on, dépendent des qualités
sensibles de l'objet, sans dépendre de la structure secrète des parties. Nous avons tendance à penser
que nous pourrions découvrir ces effets par la seule opération de notre raison, sans l'expérience.
Nous nous figurons que, si nous avions été mis soudainement dans ce monde, nous pourrions
d'emblée inférer qu'une boule de billard communique du mouvement à une autre par un choc, et que
nous n'aurions pas besoin d'attendre l'événement pour nous prononcer sur lui avec certitude. Tel est
l'empire de l'habitude que, là où elle est la plus forte, elle ne dissimule pas seulement notre
ignorance naturelle mais aussi se cache elle-même, et semble ne jouer aucun rôle, tout bonnement
parce qu'elle est constatée au plus haut degré.

(9) Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature, et toutes les opérations des corps,
sans exception, sont connues uniquement par l'expérience, les réflexions qui suivent peuvent peut-
être suffire. Si un objet nous est présenté, et si nous devons nous prononcer sur les effets qui en
résultent, sans consulter les observations passées, de quelle manière, je vous prie, l'esprit devra-t-il
procéder pour mener à bien cette opération? Il devra inventer ou imaginer un événement qu'il
considérera comme l'effet de l'objet, et il est manifeste que cette invention sera entièrement
arbitraire. Il est impossible que l'esprit découvre jamais, même par la recherche et l'examen les plus
rigoureux, l'effet de la cause supposée; car l'effet est totalement différent de la cause, et il ne peut
jamais par conséquent, être découvert en elle. Le mouvement de la seconde boule de billard est
totalement différent du mouvement de la première boule, et il n'y a rien dans l'un qui suggère la plus
petite explication sur l'autre. Une pierre ou une pièce de monnaie laissée en l'air sans support tombe
immédiatement. Mais à considérer le problème a priori, y a-t-il quelque chose que nous découvrons
dans cette situation qui puisse faire naître l'idée d'un mouvement vers le haut plutôt que l'idée d'un
mouvement vers le bas, ou l'idée de tout autre mouvement, dans la pierre ou le métal?

(10) Et de même que la première imagination ou invention d'un effet particulier, dans les
phénomènes naturels, est arbitraire si nous ne consultons pas l'expérience, de même nous devons
considérer comme arbitraire le supposé lien, la supposée connexion qui relie la cause et l'effet et qui
rend impossible qu'un autre effet puisse résulter de l'action de cette cause. Quand je vois, par
exemple, une boule de billard qui se meut en ligne droite vers une autre boule, même en supposant
que le mouvement de la seconde boule me vienne à l'esprit par accident, comme le résultat de leur
contact ou impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent événements différents pourraient aussi bien
suivre de cette cause? Ces deux boules ne peuvent-elles pas demeurer dans un repos absolu? La
première boule ne peut-elle pas revenir en ligne droite ou rebondir dans une autre direction, selon
un trajet différent? Ces hypothèses sont cohérentes et concevables. Pourquoi alors donner la
préférence à l'une, qui n'est pas plus cohérente et concevable que les autres? Tous nos
raisonnements a priori ne seront jamais capables de nous indiquer le fondement de cette préférence.

(11) En un mot, tout effet est ainsi un événement distinct de sa cause. Il ne peut donc être
découvert dans la cause, et il est entièrement arbitraire de l'inventer ou de le concevoir dès l'abord.
Et même après que l'effet nous a été suggéré, sa conjonction avec la cause doit apparaître également
arbitraire; car il y a toujours de nombreux autres effets qui doivent paraître à la raison tout aussi
cohérents et naturels. C'est donc en vain que nous prétendrions déterminer un seul événement, ou
inférer une cause ou un effet, sans le secours de l'observation et de l'expérience.

(12) Par suite, nous pouvons découvrir la raison pour laquelle aucun philosophe, du moins
raisonnable et modeste, n'a jamais eu la prétention d'assigner la cause dernière d'un phénomène
naturel, ou de montrer distinctement l'action de ce pouvoir qui produit un seul effet dans l'univers.
On avoue que le but ultime des efforts de la raison humaine est de réduire les principes qui produi-
sent les phénomènes naturels à une plus grande simplicité et de ramener les nombreux effets
particuliers à un petit nombre de causes générales au moyen de raisonnements fondés sur l'analogie,
l'expérience et l'observation. Mais les causes de ces causes générales, nous tenterions en vain de les
découvrir et nous ne serons jamais capables d'une certitude sur ce sujet par une explication
déterminée. Ces ressorts et ces principes derniers ne s'ouvriront jamais à la curiosité et à la
recherche humaine. L'élasticité, la gravité, la cohésion des parties, la communication du mouvement
par les chocs, ce sont les seuls principes et cause ultimes que nous puissions jamais découvrir dans
la nature; et nous pouvons nous estimer suffisamment heureux si, par des recherches et des
raisonnements rigoureux, nous pouvons remonter des phénomènes particuliers aux principes
généraux, ou du moins nous en approcher. Dans cette sorte de philosophie qui traite des
phénomènes naturels, la plus parfaite philosophie recule seulement un peu plus notre ignorance,
pendant que, dans l'espèce qu'on appelle morale ou métaphysique, la plus parfaite sert uniquement à
découvrir des portion plus larges de cette ignorance. Ainsi, l'observation de l'aveuglement humain et
de la faiblesse de l'homme est le résultat de toute la philosophie, et nous la rencontrons à chaque
détour, malgré nos tentatives pour l'éluder ou l'éviter.

(13) La géométrie, quand elle est utilisée en philosophie naturelle, n'est jamais capable de
remédier à ce défaut et, avec l'exactitude de ses raisonnements, pour laquelle elle est avec justice
tant célébrée, elle n'est jamais capable de nous mener à la connaissance des causes dernières. Toutes
les branches des mathématiques appliquées partent de l'hypothèse que certaines lois sont établies
par la nature dans ses opérations, et des raisonnements abstraits sont employés, soit pour assister
l'expérience dans la découverte de ces lois, soit pour déterminer leur influence dans des cas
particuliers où cette influence dépend d'un degré précis de distance et de quantité. Ainsi, c'est une
loi du mouvement, découverte par expérience, que le moment ou la force d'un corps en mouvement
est en raison composée ou en proportion [du produit] de la masse et de la vitesse et que par
conséquent une petite force peut écarter le plus grand obstacle ou soulever le plus grands poids si,
par quelque artifice ou mécanisme, nous pouvons accroître la vitesse de cette force et la rendre
supérieure à la force antagoniste. La géométrie nous aide dans l'application de cette loi, en nous
fournissant les dimensions exactes des parties et des figures qui peuvent entrer dans toutes les
espèces de machines. Cependant, la découverte de la loi elle-même est due à la seule expérience, et
tous les raisonnements abstraits du monde ne sauraient nous faire faire un pas vers la connaissance
de cette loi. Quand nous raisonnons a priori et que nous considérons un objet, ou une cause, tel qu'il
apparaît à l'esprit indépendamment de toute observation, il ne saurait jamais nous suggérer l'idée
d'un objet tel que son effet; encore moins nous montrer la connexion inséparable et inviolable entre
cette cause et cet effet. Il faudrait être très perspicace pour découvrir par raisonnement que le cristal
est l'effet de la chaleur et que la glace est l'effet du froid sans avoir été antérieurement familiarisé
avec l'opération de ces qualités.
Deuxième partie :

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(14) Mais en ce qui concerne la question proposée en premier lieu, nous ne sommes pas encore
suffisamment satisfaits. Chaque solution donne encore naissance à une nouvelle question aussi
difficile et nous mène de plus en plus loin dans la recherche. Quand on nous demande : "quelle est
la nature de tous nos raisonnements sur les choses de fait?", la réponse qui convient semble être
qu'ils sont fondés sur la relation de cause à effet. Si l'on demande de plus : "quel est le fondement de
tous nos raisonnements et de toutes nos conclusions sur cette relation?", on peut répondre par un
seul mot : l'EXPÉRIENCE. Mais si, atteint d'une humeur à tout éplucher, nous demandons : "quel
est le fondement de toutes nos conclusions tirées de l'expérience?", ceci implique une nouvelle
question qui exige une explication et une solution plus difficiles. Les philosophes qui se donnent
des airs de sagesse supérieure et de suffisance ont la tâche difficile quand ils rencontrent des
personnes aux dispositions inquisitrices, qui les délogent de tous les coins dans lesquels ils se
réfugient et qui savent qu'elles vont les entraîner finalement dans quelque dangereux embarras. Le
meilleur moyen de prévenir cet embarras est d'être modeste dans toutes nos prétentions, et même de
mettre en lumière nous-mêmes la difficulté avant que l'on ne nous la présente comme objection. De
cette façon, il se peut que nous fassions de notre ignorance même une sorte de mérite.

(15) Je me contenterai, dans cette section, d'une tâche facile, et je prétendrai donner seulement
une réponse négative à la question proposée ici. Je dis donc que, même après que nous avons eu
l'expérience des opérations de la cause et de l'effet, nos conclusions tirées de cette expérience ne
sont pas fondées sur le raisonnement, ou sur quelque autre opération de l'entendement. Cette
réponse, nous devons tenter de l'expliquer et de la défendre.

(16) Il faut à l'évidence admettre que la nature nous a tenus à grande distance de tous ses secrets
et nous a laissé seulement la possibilité de connaître un petit nombre de qualités des objets, tout en
nous cachant ces pouvoirs et ces principes dont l'action de ces objets dépend entièrement. Nos sens
nous informent de la couleur, du poids et de la consistance du pain; mais ni les sens ni la raison ne
peuvent jamais nous informer de ces qualités qui le rendent propre à l'alimentation et à l'entretien du
corps humain. La vue ou le toucher communique une idée du mouvement réel des corps; mais de
cette force merveilleuse, de ce pouvoir qui porterait un corps en mouvement dans un changement de
lieu sans fin et que les corps ne perdent jamais qu'en les communiquant aux autres, de ce pouvoir,
nous ne pouvons pas en former la plus lointaine conception. Mais en dépit de notre ignorance des
pouvoirs1 et des principes naturels, nous présumons toujours, quand nous voyons les mêmes
qualités sensibles, qu'elles ont les mêmes pouvoirs secrets, et nous nous attendons à ce que des
effets semblables à ceux dont nous avons eu l'expérience résultent de ces qualités. Si l'on nous
présente un corps de même couleur et de même consistance que le pain, que nous avons
précédemment mangé, nous n'hésiterons pas à répéter l'expérience, et à prévoir avec certitude la
même alimentation et le même soutien [pour le corps]. Il y a là une opération de l'esprit, de la
pensée, dont j'aimerais volontiers connaître le fondement. Il est admis de tous côtés qu'il n'y a pas
de connexion connue entre les qualités sensibles et les pouvoirs secrets, et donc que l'esprit n'est pas
conduit à former une telle conclusion sur leur conjonction constante et régulière par ce qu'il connaît
de leur nature. L'expérience passée, nous l'admettons, ne donne qu'une information directe et
précise sur les objets précis et sur la période précise de temps qui tombent sous sa connaissance.

1 le mot pouvoir est ici utilisé dans un sens large et populaire. L'explication plus exacte de ce mot donnerait une
évidence supplémentaire à cet argument. Voir la section 7.
Mais pourquoi cette expérience s'étendrait-elle au futur et aux autres objets qui, autant que nous le
sachions, peuvent n'être semblables qu'en apparence. Telle est la question principale sur laquelle je
voudrais insister. Le pain, que j'ai précédemment mangé, m'a nourri; ce qui signifie qu'un corps de
telles qualités sensibles était, à ce moment, doué de tels pouvoirs secrets. Mais s'ensuit-il qu'un
autre pain doive aussi me nourrir à un autre moment et que les mêmes qualités sensibles doivent
être toujours accompagnées des mêmes pouvoirs secrets? La conséquence ne semble en aucune
façon nécessaire. Il faut du moins reconnaître que l'esprit peut tirer de là une conséquence, c'est que
nous avons fait un pas, et que nous devons expliquer une opération de l'esprit et une inférence. Ces
deux propositions sont loin d'être les mêmes : j'ai trouvé que tel objet a toujours été accompagné de
tel effet, et : je    prévois que tels autres objets, qui sont en apparence semblables, seront
accompagnés d'effets semblables. J'admettrai, si vous voulez, que la première proposition peut être
à bon droit inférée de l'autre. Je sais qu'en fait elle en est toujours inférée. Mais si vous insistez et
que vous dites que l'inférence est faite par une chaîne de raisonnements, je désire que vous
produisiez ce raisonnement. La connaissance entre ces propositions n'est pas intuitive. Un moyen
terme est nécessaire pour permettre à l'esprit de tirer une telle inférence, si en effet elle se tire par
raisonnement et argumentation. Ce qu'est ce moyen terme, je dois l'avouer, passe ma
compréhension, et c'est à ceux qui affirment qu'il existe et qu'il est à l'origine de toutes nos
conclusions touchant les choses de fait qu'il incombe de le présenter.

(17) Cet argument négatif doit certainement, au cours du temps, devenir tout à fait convaincant
si beaucoup de philosophes pénétrants et capables en viennent à tourner leurs recherches de ce côté,
et que personne ne soit apte à découvrir une proposition capable d'assurer la connexion ou quelque
chose d'intermédiaire qui serve d'appui à l'entendement dans ses conclusions. Mais comme la
question est tout de même nouvelle, il se peut que les lecteurs ne se fient pas à leur propre
pénétration [d'esprit] au point de conclure que, si un argument échappe à notre recherche, il n'existe
effectivement pas. Pour cette raison, il est nécessaire de se risquer à une tâche plus difficile, en
énumérant toutes les branches de la connaissance humaine, et de tenter de montrer qu'aucune d'elle
ne peut fournir un tel argument.

(18) Tous les raisonnements peuvent être divisés en deux genres, à savoir les raisonnements
démonstratifs, c'est-à-dire les raisonnements sur les relations d'idées, et les raisonnements moraux,
c'est-à-dire les raisonnements sur les choses de fait et d'existence. Qu'il n'y ait pas d'arguments
démonstratifs dans ce dernier type de raisonnement semble évident, car il n'implique pas contradic-
tion que le cours de la nature puisse changer, et qu'un objet apparemment semblable à ceux dont
vous avez eu l'expérience puisse être suivi d'effets différents ou contraires. Ne puis-je pas
clairement et distinctement concevoir qu'un corps, tombant des nuages et ressemblant à bien
d'autres égards à la neige, ait pourtant le goût du sel et soit comme du feu au toucher? Y a-t-il une
proposition plus intelligible que celle qui affirme que les arbres fleuriront en DÉCEMBRE et
JANVIER et perdront leurs feuilles en MAI et JUIN? Or, tout ce qui est intelligible et peut être
distinctement conçu n'implique pas contradiction, et l'on ne peut jamais en prouver la fausseté par
un argument démonstratif ou un raisonnement abstrait a priori.

(19) Si donc nous sommes engagés par des arguments à mettre notre confiance dans l'expérience
passée, et à en faire le fondement de référence pour notre jugement futur, ces arguments ne seront
que probables, sur le modèle de ceux qui touchent aux choses de fait et d'existence effective, selon
la division ci-dessus mentionnée. Mais il semble nécessaire qu'il n'y ait pas d'arguments de ce genre,
si l'on admet comme solide et satisfaisante notre explication de cette espèce de raisonnement. Nous
avons dit que tous nos arguments sur les choses existantes sont fondés sur la relation de cause à
effet, que notre connaissance de cette relation est entièrement dérivée de l'expérience, et que toutes
nos conclusions expérimentales procèdent de la supposition que le futur sera conforme au passé.
Tenter, par suite, de prouver cette dernière supposition par des arguments probables, des arguments
tirés de choses existantes, c'est nécessairement, à l'évidence, tourner en rond et prendre pour admis
ce qui est justement le point en question.

(20) En réalité, tous les arguments tirés de l'expérience se fondent sur la similitude que nous
découvrons entre des objets naturels, similitude qui nous induit à attendre des effets semblables à
ceux que nous avons vu s'ensuivre de tels objets. Et bien que personne, sinon un niais ou un fou, ne
prétende contester l'autorité de l'expérience, ou rejeter ce grand guide de la vie humaine, il peut être
permis à un philosophe, ma foi, d'avoir du moins assez de curiosité pour faire l'examen du principe
de la nature humaine qui donne cette puissante autorité à l'expérience et qui nous fait tirer avantage
de cette similitude que la nature a mise entre les différents objets. De causes qui paraissent
semblables, nous attendons des effets semblables. C'est là la somme de toutes nos conclusions
expérimentales. Il semble maintenant évident que si cette conclusion était élaborée par la raison,
elle serait aussi parfaite dès le début, à partir d'un seul cas, qu'après la plus longue expérience qui
soit. Mais il en est tout autrement. Rien de si semblables que des oeufs. Pourtant, personne, en se
reposant sur cette apparente similitude, n'attend d’œufs différents le même goût et la même saveur.
Ce n'est qu'après un nombre important d'expériences uniformes, quel que soit le domaine concerné,
que nous acquérons une ferme confiance et une garantie en ce qui concerne un événement
particulier. Voyons! Où est cette opération du raisonnement qui,    à partir d'un seul cas, tire une
conclusion si différente de celle que l'on infère d'une centaine de cas qui ne diffèrent en rien de ce
cas unique? Cette question, je le suppose, je la propose autant dans l'intention d'informer que dans
celle de mettre en relief des difficultés. Je ne peux pas trouver, je ne peux pas imaginer un tel
raisonnement, mais je garde l'esprit toujours ouvert à l'instruction, au cas où quelqu'un daignerait
me la donner.

(21) Dira-t-on que, à partir d'un certain nombre d'expériences uniformes, nous inférons une
connexion entre les qualités sensibles et les pouvoirs secrets? Je dois confesser que c'est
apparemment la même difficulté exprimée en termes différents. La question est récurrente : sur
quelle voie d'argumentation cette inférence est-elle fondée? Où est le moyen terme, où sont les idées
intermédiaires qui joignent des propositions si éloignées? On admet que la couleur, la consistance et
les autres qualités sensibles du pain, par elles-mêmes, ne paraissent pas avoir une connexion avec
les pouvoirs secrets qui nourrissent et entretiennent le corps; car autrement nous pourrions inférer
ces pouvoirs secrets de la première apparition de ces qualités sensibles sans l'aide de l'expérience,
contrairement au sentiment de tous les philosophes et contrairement à l'évidence des faits. C'est là
notre état naturel d'ignorance des pouvoirs et de l'influence de tous les objets. Comment y est-il
remédié par l'expérience? Elle nous montre seulement un certain nombre d'effets uniformes,
résultant de certains objets, et elle nous enseigne que ces objets particuliers, en ce moment
particulier, étaient doués de tels pouvoirs et de telles forces. Quand un nouvel objet, doué de
qualités semblables, est produit, nous attendons des pouvoirs et des forces semblables, et espérons
un effet semblable. D'un corps de même couleur et de même consistance que le pain, nous attendons
la même nourriture et le même entretien pour le corps; mais c'est assurément là un pas, un progrès
de l'esprit, qui demande à être expliqué. Quand quelqu'un dit : "j'ai trouvé, dans tous les cas passés,
telles qualités sensibles jointes avec tels pouvoirs secrets" et dit "des qualités sensibles semblables
seront toujours jointes à des pouvoirs secrets semblables", il n'est pas coupable de tautologie, et ces
propositions ne sont sous aucun rapport semblables. Vous dites que l'une des propositions est
inférée de l'autre; mais vous devez avouer que l'inférence n'est ni intuitive ni démonstrative. De
quelle nature est-elle donc? C'est une pétition de principe que de dire qu'elle est expérimentale. Car
toutes les inférences tirées de l'expérience supposent,    à titre de principe, que le futur ressemblera
au passé, et que des pouvoirs semblables seront joints à des qualités sensibles semblables. S'il y a
quelque soupçon que le cours de la nature puisse changer, et que le passé ne puisse servir de règle
pour le futur, toutes les expériences deviennent inutiles et elles ne peuvent faire naître aucune
inférence ou conclusion. Il est donc impossible que des arguments tirés de l'expérience puissent
prouver cette ressemblance du passé et du futur, car tous ces arguments reposent sur la supposition
de cette ressemblance. Que l'on admette que le cours des choses ait été jusqu'alors aussi régulier
qu'il est possible, cela seul, sans quelque nouvel argument ou quelque nouvelle inférence, ne prouve
pas que, dans le futur, ce cours conservera sa régularité. En vain prétendez-vous avoir appris la
nature des corps de l'expérience passée. Leur nature secrète, et par suite tous leurs effets et
influences, peut changer sans que changent leurs qualités sensibles. Cela arrive parfois, et pour
certains objets : pourquoi cela ne pourrait-il pas arriver toujours et pour tous les objets? Quelle
logique, quel processus ou quel argument vous garantit contre cette supposition? Ma pratique, dites-
vous, réfute mes doutes. Mais vous ne comprenez pas le sens de ma question. En tant qu'être
d'action, je suis entièrement satisfait sur ce point, mais en tant que philosophe, qui a sa part de
curiosité, je ne dirai pas de scepticisme, je veux connaître le fondement de cette inférence. Nulle
lecture, nulle enquête, n'a encore été capable d'écarter la difficulté que je rencontre, ou de me
donner satisfaction dans un sujet d'une telle importance. Puis-je mieux faire que de proposer la
difficulté au public, bien que, peut-être, je n'ai que de faibles espoirs d'obtenir une solution. Nous
serons du moins, par ce moyen, conscients de notre ignorance, si nous n'augmentons pas notre
savoir.

(22) Je dois avouer qu'est coupable d'une impardonnable arrogance celui qui conclut, parce
qu'un argument a échappé à sa propre investigation, qu'il n'existe pas en réalité. Je dois aussi avouer
que, même si les savants, depuis plusieurs siècles, s'étaient employés sans succès à des recherches
sur un sujet, il serait peut-être encore téméraire de conclure positivement que le sujet, par
conséquent, dépasse nécessairement toute compréhension humaine. Alors même que nous
examinons toutes les sources de notre connaissance et finissons par reconnaître qu'elles sont
incapables de traiter un tel sujet, il peut encore rester le soupçon que l'énumération ne soit pas
complète, ou que l'examen ne soit pas précis. Mais, à l'égard du présent sujet, il y a quelques
considérations qui semblent écarter toute accusation d'arrogance ou tout soupçon d'erreur.

(23) Il est certain que les paysans les plus ignorants et les plus stupides - voire les enfants, voire
même les bêtes brutes - font des progrès par l'expérience, et apprennent les qualités des objets
naturels en observant les effets qui en résultent. Quand un enfant a éprouvé la sensation de douleur
en touchant la flamme d'une chandelle, il aura soin de ne plus approcher sa main d'une chandelle, et
attendra un effet semblable d'une cause semblable dans ses qualités sensibles et son apparence. Si
donc vous soutenez que l'enfant est amené à cette conclusion par un processus d'argumentation ou
de ratiocination, je peux à bon droit exiger que vous produisiez cet argument, et vous n'avez aucun
prétexte pour refuser une demande aussi équitable. Vous ne pouvez pas dire que l'argument est
abstrus et qu'il peut éventuellement échapper à votre recherche, puisque vous reconnaissez qu'il va
de soi pour la capacité d'un simple enfant. Si donc vous hésitez un moment ou si, après réflexion,
vous produisez un argument embrouillé ou profond, vous abandonnez d'une certaine manière la
question et confessez que ce n'est pas le raisonnement qui nous engage à supposer que le passé
ressemble à ce que sera le futur et à attendre des effets semblables de causes qui, en apparence, sont
semblables. C'est la proposition que j'avais l'intention de faire valoir dans la présente section. Si j'ai
raison, je ne prétends pas avoir fait une découverte grandiose; si j'ai tort, je dois reconnaître que je
suis vraiment un écolier très attardé, puisque je ne parviens pas à découvrir maintenant un argument
qui, semble-t-il, m'était parfaitement familier avant que je ne sorte de mon berceau.

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