La Diagonale Alekhine (Arthur Larrue)
La Diagonale Alekhine (Arthur Larrue)
La Diagonale Alekhine (Arthur Larrue)
Traduction
LE NEZ, Nicolas Gogol (Allia, 2014).
ARTHUR LARRUE
LA DIAGONALE
ALEKHINE
roman
GALLIMARD
© Arthur Larrue et Éditions Gallimard, 2021.
Pour John T.
OUVERTURE
1
Mais nous nous étions promis de parler d’échecs sans jouer aux échecs, aussi
devrions-nous raconter – pour dire qui était Alekhine en dehors du jeu, pour
espérer que sa silhouette ramassée, tendue, crispée, une fois dite, projette son
ombre sur ces pages et transforme ce livre en un portrait où puisse non
seulement se re éter sa part visible mais surtout se dévoiler son double
invisible, cette charge explosive enclose dans l’échiquier – un duel d’un autre
registre, survenu près de Carlsbad, dans le jardin d’un mécène où se tenait, un
après-midi de juillet ensoleillé, un raout.
Depuis trois quarts d’heure, sans avoir parlé à quiconque, Alekhine
inventoriait la bibliothèque pleine de livres d’échecs anciens et admirables de
son hôte. Il se décida à rejoindre le carré d’herbe rase où était dressé un bu et.
Là, il fusa d’un pas décidé vers la ravissante poule de Capablanca, dont la
blondeur lui piquait les yeux comme un soleil, mais l’attirait, aussi, comme une
ampoule un frelon. Peut-être avait-il entendu éclater les rires d’Olga
Capablanca pendant son inventaire, peut-être avaient-ils gêné son
recueillement. Olga riait beaucoup. Il joua des coudes pour la rejoindre. Il ne
voyait qu’elle, ne visait qu’elle, ne s’encombrait pas des autres qui pourtant, à
deux reprises, à cause de lui, manquèrent de renverser leur chope de bière. Sans
qu’Alekhine en ait tout à fait conscience, sa gorge émettait ce léger grognement
qui, chez les babouins, sert à exprimer le rut.
Olga avait épousé en premières noces un o cier de cavalerie du Caucase, elle
épouserait en troisièmes noces un champion olympique d’aviron gallois et, en
quatrièmes noces, un amiral américain. Son mari numéro deux n’était autre
que José Raúl Capablanca. Elle s’appelait donc Olga Capablanca, et elle était
en train d’ensorceler le très avenant Ståhlberg lorsque Alekhine lui fondit
dessus. Il la mena sans ménagement vers un alignement de plants de tomates
au fond du jardin, près d’une remise à outils ; les bijoux d’Olga sonnèrent en
s’entrechoquant et ses talons aiguilles s’enfoncèrent dans l’herbe molle. Elle
manqua d’ailleurs de se fouler une cheville. Elle se récria, bien sûr, tenta de
libérer son poignet de l’emprise du malotru et appela Ståhlberg à l’aide. Le
sou e coupé, celui-ci tendit le bras droit pour la rattraper, mais avec une
retenue qui témoignait plus du mélange de peur et de dégoût que lui inspirait
Alekhine que de la volonté réelle d’être secourable à Olga, comme s’ils étaient
deux naufragés, lui déjà sauvé sur un radeau, elle emmenée dans un tourbillon.
En n à l’écart, Alekhine déclara : « Je suis Alekhine !
— Oui j’avais remarqué », pou a Olga en français ou en russe, certainement
dans une alternance des deux puisqu’elle était d’origine aristocratique russe,
comme Alekhine, et que ces Russes-là passaient indi éremment de l’un à
l’autre, « di cile de ne pas vous reconnaître…
— Capablanca ne m’aime pas, je le sais ! »
Dans le monde comme dans les compétitions, les deux rivaux s’évitaient.
« Bien sûr que Capa ne vous aime pas… et il a ses raisons ! »
Pour Capablanca, Alekhine était un infréquentable sociopathe.
« Peut-être, mais le monde entier nous regarde et le monde entier sait que moi
et lui sommes les meilleurs joueurs du monde alors je vous demande, à vous et
à lui, à lui par l’intermédiaire de vous, de ne pas étaler en société une bataille
qui ne regarde que l’échiquier et les hautes sphères…
— Capablanca, et vous après !
— Pardon ?
— Vous savez parfaitement que Capa est meilleur que vous et c’est même
pour ça que vous évitez la revanche qu’il vous propose depuis dix ans ! Pas
besoin de parler de hautes sphères. Hautes sphères de quoi, d’ailleurs ? Hautes
sphères de rien du tout ! Vous le savez très bien… Vous avez peur de
Capablanca ! C’est clair pour tout le monde ici ! Mais ce dont vous avez encore
plus peur, ce qui vous terrorise encore plus, c’est qu’on le dise haut et fort !
Vous avez peur de Capablanca !
— Mais taisez-vous, en n !
— Je me tais si j’ai envie !
— Baissez d’un ton, bon sang, on nous écoute…
— Et si je ne baisse pas d’un ton, vous faites quoi ? »
À cet instant précis, Alekhine et Olga durent éprouver l’envie de se servir des
tomates, encore vertes mais qui, projetées avec su samment de force sur le
visage ou sur les vêtements, auraient pu exploser. Les outils de jardinage
o raient des opportunités non moins séduisantes. Alekhine aurait pu l’attaquer
au râteau, elle lui aurait volontiers répondu à la fourche ou à la binette. On
imagine cette gentille société de joueurs d’échecs introvertis et bien élevés
interrompue par l’outrage.
« Vous êtes une tigresse !
— Vous êtes un lâche ! »
Oui, on imagine la gentille petite réunion cérébrale traversée par cette foudre.
« Fermez-la, bon sang ! Satanée tigresse !
— Lâche !
— Je m’en vais vous corriger à coups de trique ! »
Olga adorait ces bravades masculines. Elle les trouvait attendrissantes. Elle
posa ses deux mains sur ses hanches. Ainsi campée, moulée dans sa robe-pull
en alpaga, elle partit d’un grand rire.
« Me corriger, moi ? Tiens donc !
— Si vous ne vous taisez pas, je n’aurai pas d’autre choix !
— Vous disiez… “à coups de trique” ?
— Parfaitement ! À coups de trique !
— Mais pardon, mon petit bonhomme… vous n’avez pas ce qu’il faut ! »
6
.
Le 17 octobre 1940
Francisco,
La France est vaincue, notre château est réquisitionné. Il sert d’hôpital à
l’occupant et je vous épargne la liste des incivilités auxquelles nous assistons,
Grace et moi, sans rien pouvoir dire. J’ai l’impression de jouer une n de partie,
sans matériel pour me protéger, sans espoir de retourner la situation. S’il vous
plaît, demandez à votre frère Luis (celui qui travaille pour votre gouvernement)
s’il peut quelque chose pour moi. Je voudrais regagner Lisbonne et, de là,
m’embarquer pour l’Amérique. Ma vie m’échappe ici. Je perds le contrôle de mon
destin. On m’a parlé d’un consul portugais à Bordeaux qui distribuait à tour de
bras des visas aux Juifs, vous devez savoir que je suis tout autant persécuté
qu’eux…
Bien vôtre,
Alekhine
- - - – ( - )
MITTELSPIEL
11
« Mais voyons, docteur Alekhine ! Non, mille fois non ! Ce n’est pas du tout
la n de la partie… C’est le Mittelspiel, docteur Alekhine. Le milieu de la
partie ! La France ne représentait que quelques pions subalternes et gênants…
Un pays dégénéré, une race abâtardie. Toutes les pièces maîtresses sont libres de
se déplacer sur le plateau. Plus rien ne les entrave. Des opportunités inespérées
s’o rent à votre génie ! Un monde nouveau ! Une phase inédite ! Une grande
victoire se dessine à l’horizon ! »
Avant d’invoquer cet avenir radieux, le lieutenant Brikmann était tombé du
ciel. Il avait piqué sur le château, bouclé trois fois au-dessus du champ où
paissait le couple de moutons mannois o ert à Alekhine par un admirateur au
tournoi de Nottingham, vrillé vers le ciel, repiqué en sonnant une alarme
assourdissante, rasé la toiture en longueur, pour se poser nalement en
rebondissant sur le terrain pas forcément très bien nivelé, du moins pas du tout
prévu pour atterrir avec un chasseur de combat Ju 87 B-1 communément
appelé « Stuka ». L’hélice à trois pales tournait encore quand, de la cabine de
Plexiglas quadrillé de métal, une tête encapuchonnée aux yeux de guêpe parut.
Tout sourire, le pilote détacha son harnachement et s’extirpa. Marchant sur
une aile comme s’il s’agissait d’un plongeoir, il se déganta, ôta ses lunettes,
sauta à pieds joints sur le sol pour rejoindre la communauté de ses frères
humains aptères.
« Docteur Alekhine, Oberleutnant Brikmann ! Heil Hitler ! »
Le salut bien connu, le claquement de talons qui lui allait si bien. Alekhine
tenait une tasse de chicorée encore inentamée. Il n’avait pour l’instant absorbé
qu’une bouteille de champagne et une part de cake aux fruits. Les mitrailleuses
saillantes du Stuka le tinrent à distance. Il essaya de se montrer imperturbable.
« Le Brikmann de Berlin en 27 ? Alfred Brikmann ? »
Brikmann s’était découvert. Son crâne accusait une calvitie dé nitive, cernée
par un cheveu raide et noir assez fourni. Une petite cinquantaine, semblait-il.
L’air sec d’un instituteur dans un lycée catholique ou d’un comptable dans une
épicerie de gros. Une tête qui avait la forme générale d’une èche.
« Lui-même, Herr Docteur ! »
En 1927, ledit Brikmann avait terminé premier au tournoi de Berlin.
Champion du monde fraîchement couronné, correspondancier pour la New
York Review of Chess, Alekhine avait suivi avec intérêt la performance de ce
presque inconnu : deux victoires contre les joueurs de toute première classe
qu’étaient Nimzowitch et Bogoliubov. Depuis, Brikmann avait publié quelques
bouquins d’échecs pas trop mauvais, signé des articles pour la Deutsche
Schachblätter et pris du galon au sein de la nouvelle fédération allemande
régénérée (Großdeutscher Schachbund), dont le président d’honneur était tout
de même Goebbels.
Brikmann était o cier de réserve dans la Luftwa e. En dépit d’aptitudes au
vol indéniables, il s’occupait plus d’entregent et de papier que de pilotage,
c’est-à-dire qu’il avait Frank et Goering à la bonne, donc du pouvoir, beaucoup
de pouvoir…
« Dès que j’ai appris votre présence ici, je me suis débrouillé pour emprunter
un avion ! Ce modèle-là n’est pas mon préféré mais il n’y avait rien d’autre de
disponible… »
Furibond, le médecin-chef de l’hôpital sortait à son tour. Les pans de sa
blouse ottaient derrière lui, comme la queue d’une hirondelle ou d’un
martinet. Quand Brikmann avait rasé le toit, il maniait un scalpel pour extraire
les éclats d’obus d’un ventre. Flanqué de deux soldats, il comptait faire la leçon
au voltigeur et, sitôt devant lui, se mit à déblatérer tout un tas de remontrances
qui ne parurent pas du tout impressionner Brikmann, lequel opposa au toubib
enragé un egmatique abaissement de la glissière de son blouson, une mise en
évidence de ses galons d’o cier puis la présentation d’un pli imprimé d’un
grand aigle qui signalait que le porteur du pli, à savoir lui, l’Oberleutnant
Alfred Brikmann, était chargé d’une mission spéciale et devait par conséquent
rencontrer partout sur son passage la bienveillance la plus diligente,
notamment parmi la troupe et chez les o ciers, y compris ceux du corps
médical, sans quoi ça chierait des bulles carrées. C’était signé « Reichsminister
Frank », l’avocat personnel de Hitler, ancien ministre de la Justice, actuel
gouverneur général de Pologne, c’est-à-dire la troisième ou quatrième pointure
du régime.
Alors ?
Alors le médecin-chef rendit le pli en tremblotant, proposa de servir de guide
à ce cher Oberleutnant qui avait tout à fait raison de leur rendre visite. Sa
voiture et son chau eur étaient à sa disposition. Le domaine était superbe et les
alentours pittoresques. Varengeville-sur-Mer valait par-dessus tout le détour,
son église prête à tomber de la falaise, et surtout son cimetière marin, si
charmant ! « Si charmant qu’on voudrait y être enterré vivant ! » lâcha le
praticien, au comble de l’inconfort. D’un regard, Brikmann le somma de se
taire. Ce n’était ni lui ni les environs qu’il était venu voir.
« Mais vous, docteur Alekhine ! Ah, quel immense honneur… »
Le médecin inopportun s’excusa. Peut-être alla-t-il à Varengeville s’enterrer
vivant. L’hélice du Stuka s’était immobilisée. Les moutons mannois s’étaient
remis de leur émotion, ils étaient revenus brouter vers le château, avec leurs
drôles de cornes disproportionnées qui ressemblaient à des obélisques. On
réentendait les rires des merles. Un joli petit matin à la campagne. Une voûte
céleste nacrée comme de la porcelaine. Une odeur de terre fraîchement remuée.
Le calme de l’hiver, presque le gel.
« Entrez donc vous réchau er, Herr Brikmann.
— Avec grand plaisir, Herr Docteur. »
On marchait l’un à côté de l’autre, comme deux vieux amis qui se retrouvent.
Les pas de Brikmann étaient désarticulés. Son séjour dans le chasseur en piqué
lui avait engourdi les jambes. Son sang fourmillait, alors il se dégourdissait.
« Nous avons acheté cette propriété il y a un peu plus de dix ans maintenant,
j’y ai préparé mes matchs, celui contre M. Bogoliubov pour conserver mon
titre, et celui contre M. Euwe, pour récupérer mon titre. Il faut croire que l’air
d’ici me réussit… En fait, la Normandie n’a que des avantages. Vous n’êtes pas
loin de Paris, vous disposez de la mer et de la campagne au même endroit, si
bien que vous n’avez pas à choisir entre les deux ! Pour cette union des
contraires inespérée, cette région me rappelle l’Angleterre…
— Nous sommes en train d’écraser Londres sous les bombes !
— Attention au Gambit !
— Pardon ?
— Je veux parler d’un charmant petit club sur Budge Row, j’y ai des
souvenirs…
— Je ne sais pas si nous l’avons détruit. Je peux me renseigner, cela dit.
Hahahaha ! »
Alekhine découvrait l’humour vache de Brikmann. Il était un peu mal à l’aise
et revint à ses considérations normandes.
« L’autre grand avantage de la Normandie, c’est qu’on y mange
délicieusement bien. Je ne peux pas en dire autant de l’Angleterre, c’est sûr…
Savez-vous que la Normandie est ce qui se fait de mieux en France, pour
l’assiette ? Car ici, et c’est naturellement la conséquence de ma première
remarque, vous disposez de la mer et des pâturages, donc des huîtres et des
fromages. C’est un peu crémeux, un peu beurré aussi, mais ce n’est pas moi qui
m’en plaindrais…
— Au diable la diète ! Si c’est bon, cela ne peut pas nous faire de mal !
— Comme vous dites ! Et encore, attendez de goûter à mon calvados !
— Avec un petit quelque chose à manger, Herr Docteur ?
— Oui, il doit nous rester un morceau de camembert quelque part…
— Ce ne serait pas de refus, les vols me creusent toujours l’appétit. »
Dans le vestibule, toute leur joyeuseté tomba sur Grace qui avait l’air
d’émerger. Elle se tenait à la rambarde de l’escalier et gardait fermée, sur un
pyjama d’homme, une épaisse robe de chambre en duvet. La veille, Alekhine et
elle s’étaient attaqués au dirty martini. Ils avaient parlé d’argent, celui qu’elle
dépensait, elle, celui dont il était dépourvu, lui. Ils s’étaient écharpés et ne
s’étaient repris qu’in extremis. Elle lui avait demandé ce qu’il comptait faire
pour les protéger et Alekhine n’avait pas su quoi répondre. Elle l’avait enseveli
sous un torrent d’injures. Ils avaient attrapé deux bocaux d’olives vertes, l’un
plein et l’autre vide, avaient versé la moitié du plein dans le vide, ajouté à
chacune des moitiés pas mal de gin, quelques rasades de vermouth, avaient
revissé les couvercles et secoué longuement et énergiquement les bocaux pour
provoquer des bulles et naliser les mélanges. Ils avaient bu. Combien en
avaient-ils englouti, de dirty martinis ? Si on en jugeait par la coi ure de Grace
et son maquillage cauchemardesque… un certain nombre. Elle attrapa le
regard d’Alekhine, désigna Brikmann avec un air de proie.
Qui était-ce encore, celui-là ?
« La visite d’un joueur talentueux, ma chérie. »
Le sourire carnassier de Brikmann n’était pas de nature à la rassurer.
« Voilà, mon étude se trouve ici, lieutenant… Après vous. »
À son insu, alors que l’aviateur lui tournait le dos, il t signe à Grace que oui,
tout allait bien. À partir du moment où il s’agissait d’un joueur d’échecs, il n’y
avait rien à craindre. Il balaya l’air avec ses mains, l’invitant à remonter dans sa
chambre pour se rendre présentable. Elle était la châtelaine. Lui, le châtelain
champion du monde, il s’était douché à l’eau froide et ragaillardi au
champagne, dont il lui avait laissé une coupe, comme d’habitude.
Elle se laissa tomber sur le sol, les genoux repliés, avec de grosses larmes qui
débordaient de ses yeux, et Alekhine la rejoignit pour l’étreindre. Il lui
murmura qu’il l’aimait, qu’il était un lion et elle une lionne. Elle pouvait
continuer le portrait du chat entamé à Lisbonne et s’approprier sa quiétude,
par exemple. Les peintres absorbent l’âme de leur modèle, n’est-ce pas ? Une
fois terminé, pourquoi ne l’accrocheraient-ils pas dans le couloir de l’aile nord ?
N’en avait-elle pas assez de ces batailles napoléoniennes lithographiées ? Un
chat serait très bien à la place de La Mort de Lannes à Essling, hein ? Ne lui
avait-elle pas assez répété qu’elle en avait « soupé » de ces images ?
Presque pour elle-même, dans une espèce de stupeur mâtinée de migraine et
de désespoir, Grace chuchota qu’elle se rendait bien compte que ni elle ni lui
n’avaient plus prise sur rien. « Alekhine ne nous est d’aucun secours, Tisha ! »
dit-elle en relevant la tête et sans visiblement peser toute l’incongruité de cette
observation. Il ne sut pas quoi répondre. Il referma la porte de ce qu’il appelait
son étude, et qui était un bureau-bibliothèque.
Brikmann en complimenta l’ameublement. La pièce, dans son esprit, disait-il
en s’écoutant parler, tenait du fameux goût français, lequel lui en imposait
par sa douceur, précisa-t-il en posant deux mains sur son cœur. Il se sentait
toujours un tantinet brutal à l’égard de cette douceur, admettait-il en secouant
la tête. Mais il se sentait aussi plus franc, plus proche de la nature, plus libéré
de toutes ces sophistications prétentieuses et emmêlées comme des pelotes.
Disant cela, il serrait ses poings comme pour boxer. Un écrivain diplomate
français qu’il aimait bien, remarqua-t-il en prenant une attitude plus
décontractée, avait écrit que si l’Allemagne avait envahi trois fois la France,
c’était surtout pour avoir la liberté de boire des cafés à Paris en uniforme. Paul
Morand, cet écrivain diplomate s’appelait Paul Morand. Ce nom lui revenait à
point nommé ! Brikmann trouvait que Paul Morand avait bien raison. Les
Allemands adoraient porter l’uniforme. « Nous avons l’uniforme dans le sang,
Herr Docteur ! Que les Français nous permettent de nous pavaner en uniforme
boulevard Saint-Germain, Scheiße ! Est-ce trop demander ? » Cette charmante
parenthèse fermée, il ôta son blouson d’aviateur, déroula le châle à pois qu’il
portait autour du cou et s’approcha du vase-trophée du tsar.
« Quelle merveille !
— N’est-ce pas !
— De la porcelaine russe ?
— Non ! De Sèvres, mais réalisée pour la cour de Sa Majesté le tsar Nikolaï
Aleksandrovitch !
— Superbe objet, Herr Docteur ! Superbe !
— Il s’agit du seul vase au monde qui ait fait deux fois le tour du monde !
— Vous l’emmenez toujours avec vous ?
— Toujours. Je le mets dans sa malle. Je l’enveloppe de linge blanc…
— Sa malle ?
— Oui, il mérite bien sa propre malle ! »
Brikmann eut une moue d’admiration, puis ses yeux se posèrent sur
l’échiquier. La légèreté de l’entretien s’e ondra. On approchait des choses
sérieuses. On évalue la facture d’un jeu à ses cavaliers, pièces les plus guratives
et sculptées, aussi Brikmann prit-il l’un d’eux pour l’inspecter. C’était un
travail d’orfèvre. Ses naseaux étaient dilatés comme ses yeux, sa crinière
donnait l’impression de otter au vent. L’animal était vivant, en train de
renâcler, prêt à bondir à l’assaut. Il le secoua. Le lest de plomb jouait à
l’intérieur du bois de palissandre.
« Une partie, lieutenant ?
— Je n’osais pas vous le proposer…
— Mais si, voyons ! »
Il ne fut plus question de vase bleu, de camembert ou de calvados. Il n’y eut
plus qu’une paire de bergères cabriolets disposées de chaque côté d’une table
quadrillée. Le jeu d’Alekhine était un modèle Staunton et la réplique exacte de
celui employé dans son match contre Capablanca. Ils tirèrent au sort
l’attribution des couleurs. Alekhine obtint les noirs. Dès les premiers
déplacements, l’abîme s’ouvrit. Brikmann lança une attaque espagnole qui se
heurta à une défense sicilienne, laquelle déclencha une défaite, polie mais
franche, au quarante-neuvième coup. Brikmann coucha son roi et, après avoir
regardé son adversaire avec une intensité qui commençait déjà à être hostile, il
explosa de rire.
« Le champion du monde ! Schön. »
Alekhine s’apprêtait à commenter un peu la partie terminée, pour aider… Il
ne s’attendait pas à cette réaction.
« Le champion du monde est devant moi ! »
Le rire de Brikmann devenait forcé.
Qu’y avait-il de si drôle ?
« Il est avec nous, oui ? Pas à l’ennemi. Pas en Amérique non plus. Ici. »
Mais en n, où voulait-il en venir ?
« La mer et la campagne, disiez-vous… Vous n’avez pas à choisir entre la mer
et la campagne puisque les deux sont réunis. C’est ce qui fait le charme de la
Normandie. C’est ce qui fait son prix. Le Reich est heureux de compter cette
région dans son territoire. »
Brikmann fouilla dans son blouson, posé sur le dossier de son fauteuil
comme sur un cintre. Au lieu du pli signé Frank, il tira un fac-similé de la
lettre qu’Alekhine avait adressée à Francisco Lupi au lendemain de l’invasion.
Les services de renseignement de la Gestapo avaient œuvré. Une
correspondance de champion du monde avait une certaine importance. Tout
ce qui se disait avait de l’importance. Les mots « occupant », « incivilité » et
« Amérique » avaient été soulignés en rouge.
« Nous occupons le territoire qui revient à la race des seigneurs, Herr Docteur.
— J’ai écrit cette lettre sous le coup de l’émotion…
— Croyez-vous qu’une armée fasse la guerre avec des politesses ? Croyez-vous
qu’un nouveau monde puisse s’ériger sans briser l’ancien ? Il faut tuer, pour
avoir le droit de vivre. La place que l’on occupe est toujours celle d’un autre,
n’est-ce pas ? Vivre, c’est conquérir. La loi de la nature, Herr Docteur. Le lion
et le zébu, la panthère et le daim, croyez-vous qu’il en aille di éremment chez
les humains ? »
Brikmann replaçait les pièces sur leur case. Il s’appliquait.
« Certainement, lieutenant. Certainement. »
Le jeu était impeccablement rangé maintenant.
« À quelles incivilités faisiez-vous allusion ?
— Grace et moi avons eu beaucoup de casse à déplorer…
— Maintenant, cela va mieux ?
— Oui…
— Beaucoup mieux ?
— Oui, pour un hôpital militaire, c’est même assez inespéré.
— Nous ré échirons à un dédommagement, je vous le promets. Mais…
— … Mais c’est la guerre.
— Merci de le comprendre… Imaginez, devoir vous excuser après chaque
victoire ! Pour être tout à fait franc, votre lettre a attristé en haut lieu. Pensez-
vous être mieux en Amérique ? Pensez-vous être plus en sécurité de l’autre côté
de l’Atlantique qu’entre les rangs de l’irrésistible armée allemande ? Prenez
Trotski, votre compatriote… Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils l’ont récemment
assassiné à la hache ! À la hache, Herr Docteur, non mais vous vous rendez
compte ?
— J’ai joué aux échecs contre Trotski à Odessa.
— Je connais votre légende, Herr Docteur.
— Ce n’était pas une hache mais un piolet, lieutenant. Je me trompe ? Oui,
je crois que son assassin s’est servi d’un piolet et non d’une hache.
— Hache ou piolet… En sommes-nous à ces nuances ? N’est-ce pas de la
pure barbarie ? N’est-ce pas la preuve du danger du bolchevisme, Herr
Docteur ?
— Staline est implacable. Il a tué mon frère…
— Le Reich n’a rien à craindre de Staline.
— Ma femme et moi avions peur, d’où les mots un peu trop sentis de mon
courrier…
— Vous n’avez plus peur.
— Non, je n’ai plus peur.
— Vous béné ciez de la protection du Reich.
— Oui.
— Vous n’avez plus envie d’aller en Amérique.
— Oh, non… C’était une lubie, une envie comme ça.
— Qui vous est passée ?
— Oui.
— Une lubie qui vous est passée ?
— Oui, une lubie qui m’est passée.
— Vous m’en voyez ravi. Vous retournez souvent à Paris ?
— Ma foi, pas depuis votre… »
Le mot ne lui venait pas facilement.
« À part les écriteaux en allemand, tout est comme avant ! »
Brikmann rempocha le fac-similé et sortit un nouveau pli, cette fois d’une
poche pectorale. Il s’agissait d’une superposition de papiers agrafés entre eux et
pliés en deux. Ils étaient tous bleu pâle. Il n’y avait qu’un carré rose, d’un
grammage si faible qu’on aurait dit du calque.
« Voici vos billets de train, le lieu et l’heure de votre rendez-vous… »
Les documents tombèrent entre les rangées de pièces en bois sombre.
« … Car si je suis venu vous trouver, Herr Docteur, c’est d’abord pour vous
assurer de l’amitié de Frank. Celui-ci garde un souvenir ébloui de votre
rencontre à Berlin en 1936. Je crois que Mme Alekhine était présente, elle
aussi. La guerre est une a aire d’hommes, mais cela ne nous empêche pas de
veiller sur nos femmes, et croyez bien que tous nos services ont madame votre
épouse à l’esprit. C’est une dame qui a l’habitude d’être une dame. Veillez sur
elle avec nous ! Frank veut organiser des tournois et créer une école d’échecs
pour former la jeunesse du Reich. Vous seriez au centre de tout cela et recevriez
les traitements appropriés. Vous devez néanmoins comprendre que la question
de votre statut parmi nous, au sein du Reich, dépasse les prérogatives du
gouverneur général de Pologne. Frank n’est plus à Berlin, or il faut donner des
gages aux gens de Berlin. Je veux parler de l’ensemble des personnes au service
du Reich, celles qui ne jouent pas aux échecs, surtout celles qui ne jouent pas
aux échecs. Pour vous aider, Frank doit composer avec ces forces. C’est souvent
di cile. Votre lettre à ce Portugais ne lui facilite pas la tâche. Composez, Herr
Docteur. Composez, je vous en supplie. La personne que vous rencontrerez à
Paris vous expliquera la marche à suivre. Vous me raccompagnez à mon
avion ? »
Brikmann remarqua-t-il le tremblement des mains d’Alekhine, quand celui-ci
remit ses lunettes de vue dans son étui et son étui dans sa poche ? Peut-être pas.
De quoi ce tremblement était-il le signe ? La fatigue ou bien l’e roi ?
En sortant, ils tombèrent sur un soldat de seconde classe qui fumait une
cigarette. Un cylindre de cendres gisait sur le parquet Versailles, près de ses
bottes crasseuses. L’Oberleutnant lui t nettoyer l’a ront à quatre pattes, avec
la manche de sa vareuse en drap de laine. Il lui dit d’aller cirer ses bottes et
employa un très grand nombre de fois, pour le désigner, le mot Schwein, qui
sonne particulièrement âpre en allemand. Alekhine suivit la scène avec une
satisfaction coupable, très certainement liée au fait que, pour lui comme pour
Grace, l’installation de cet hôpital militaire dans ses murs était une
humiliation. Il songea que, tout de même, les régimes autoritaires, et la
hiérarchie militaire, avaient l’avantage d’o rir ce genre de justice immédiate.
Ils laissèrent le planton nettoyer et gagnèrent le perron sans rien se dire de
particulièrement substantiel. Brikmann ren lait son cuir et renouait son
foulard à pois en lavallière. Dehors, semblant retrouver les aptitudes d’un singe,
il se hissa sur une aile du Stuka, passa une jambe dans la cabine. À cet instant,
juste avant de s’asseoir et de se harnacher, juste avant de refermer le couvercle
coulissant, il lui t la liste de ses promesses d’avenir.
« C’est le Mittelspiel ! »
Le moteur explosa.
« Toutes les pièces maîtresses sont libres de se déplacer sur le plateau. »
Le Stuka tourna sur lui-même pour se placer dans la ligne d’envol.
« Une grande victoire se dessine à l’horizon, docteur Alekhine ! »
Après avoir lourdement brinquebalé sur l’herbe grasse, juste avant le cours
d’eau qui serpentait autour du château, le Stuka décolla. Une nouvelle fois, les
deux moutons mannois, pris de panique, s’étaient dispersés.
« Un monde nouveau ! »
L’avion vrilla trois fois, s’éleva puis disparut.
12
Quand il s’y sera noyé, Alekhine se rappellera cette journée à Paris comme
celle de ses premières retrouvailles avec la solitude. Curieusement, il n’éprouva
aucun dépit mais du soulagement, voire de l’aise. La solitude lui parut plus
vraie que la compagnie, plus propice à la méditation et plus à l’écoute de ses
penchants. Manger avec ses doigts. Boire jusqu’à perdre conscience. Faire des
phrases en mélangeant les langues vivantes et mortes. Exceller dans son art
céleste, se disait-il en voyant la Seine dé ler au loin, en comprenant que les
rails en suivaient à peu près le cours, de Rouen à Paris. Exceller dans son art
céleste, se répétait-il, au point de ne rien avoir à faire avec la terre et les
hommes.
Il alla à pied de la gare à l’adresse indiquée. Cette note était-elle de la main de
Brikmann ?
Obertsturmfürher Mross (Sipo-SD KDS Paris)
11 rue des Saussaies – 10 h 30
Bonne chance !
Pourquoi ce « bonne chance » ?
Que signi aient ces sigles mystérieux, « Sipo-SD KDS » ?
Rue des Saussaies, un homme en noir armé indiqua à Alekhine une porte,
puis un autre homme en noir armé une autre porte. On le t patienter dans un
salon où étaient empilées de grandes caisses métalliques vertes remplies de
dossiers. Il y avait des câbles enroulés autour des balustres des escaliers. Ils
passaient sous les tapis de feutre rouge des allées pour éviter qu’on ne s’y
prenne les pieds. Un silence angoissant régnait dans le bâtiment. Alekhine
réussit à localiser le son saccadé d’une paire de bottes et l’explosion d’un cri
d’allégeance. Il se demanda si ces bruits le concernaient. Il avait du mal à y
croire. Combien de temps allait-il devoir attendre avant que cet énigmatique
Mross ne le reçoive ? Quand il tenta d’interroger l’homme en noir qui gardait
le coin où on lui avait commandé de s’asseoir, ce dernier resta de marbre. Une
Maschinenpistole lui barrait le thorax. Dans quelle antichambre de l’enfer
Alekhine avait-il atterri ? Penaud, il se rassit, prêt à dégainer ses papiers barrés
de lettres gothiques comme si ceux-ci étaient des grigris.
Brikmann ne l’avait-il pas assuré de l’amitié de Frank ? Qu’aurait-il dit à
propos de Frank ? Que connaissait-il de lui ? Un homme distingué, érudit et
esthète, qui possédait une collection de livres d’échecs remarquable, qui
pratiquait un niveau de jeu moyen inférieur et dont le pouvoir sur les autres
hommes était anachronique.
La première fois qu’il avait senti un tel pouvoir, ç’avait été lorsque Sa Majesté
impériale était venue en personne le trouver dans la villa de ses parents, pour
lui remettre son vase-trophée. Si un homme tel que Frank veillait sur lui,
Alekhine pouvait attendre ce Mross sans s’inquiéter. Peut-être Brikmann et son
Stuka pirouettaient-ils en ce moment au-dessus de la rue des Saussaies,
l’assurant de sa protection, comme un ange. Mais alors, pourquoi cet
inquiétant « bonne chance » ? Ne valait-il pas mieux miser sur Frank que sur la
chance ?
Alekhine se rappela cette autre fois à Odessa. Il avait fait l’expérience de ce
même pouvoir. Était-ce en 1919 ou en 1920 ? La ville venait d’être reprise par
l’Armée rouge. Combien de fois avait-elle changé de main ? Alekhine était
prisonnier, enfermé dans une geôle avec un tas de malheureux que la fatalité et
l’absurdité avaient vaincus. Trotski avait croisé son nom en tête de la liste des
« espions blancs ennemis du peuple ». Il avait demandé s’il s’agissait
d’Alexandre Alexandrovitch Alekhine, le joueur d’échecs. Personne n’avait été
capable de lui répondre. Trotski avait voulu véri er par lui-même. Des soldats
escortèrent Alekhine devant un échiquier dressé et un petit homme à barbiche.
L’entrevue fut exempte de toute discussion. On joua. Comment vaincre celui
qui tient votre vie entre ses mains ? Alekhine se retint quatre fois de le mater. Il
se démena pour le battre sans l’humilier. Le joueur d’échecs Trotski lui avait
laissé un goût inégal : un ensemble de coups plats, certainement appris par
cœur, réveillés parfois par des complications brillantes mais inutiles. Le
lendemain, toute sa geôle était fusillée, et Alekhine enjoint de regagner Moscou
avec un emploi de traducteur gouvernemental…
« Qu’est-ce qui rend les moments de ma vie si improbables et si lointains ?
Leur appartenance au passé ? L’immixtion violente de l’Histoire ? La complicité
bizarre qu’elle entretient avec le jeu ? Tous ces évènements prétendument
historiques n’ont-ils été qu’un passage obligé, une concession terrestre pour
continuer à satisfaire ma èvre des échecs ? »
Avec le temps, Alekhine devait apprendre à mieux dialoguer avec sa solitude,
mais ce matin, rue des Saussaies, il peinait encore à donner un sens continu à
ses pensées. Lorsqu’il avait réussi à se replonger dans ses souvenirs, au cours de
son dernier voyage de Lisbonne à Paris, tout était si di érent. Il ne paniquait
pas, il ne se résignait pas non plus, mais il comprenait qu’il n’était plus le
maître du jeu. D’ailleurs, il s’en rendait compte, il ne s’agissait plus d’un jeu.
Régnaient ici des codes et des règles, comme dans un jeu, sauf qu’à la place des
points gagnés et des symboles sculptés, des vies se décidaient. En l’occurrence,
sa vie. Mais si cette vie était vraiment à lui, pourquoi lui semblait-elle à ce
point hors de portée ?
Il y eut une sonnerie, un décrochage et un raccrochage de combiné suivis
d’un claquement de talons et de pas heurtés. Cette suite de sons percutants
provoqua une réaction en chaîne, laquelle aboutit à un ébranlement de
l’homme en noir patibulaire qui gardait Alekhine. Sans soulever ses semelles,
en glissant, il pivota sur lui-même d’un quart, cédant le passage à Alekhine, ou
plutôt désignant le passage à Alekhine, ou encore plus exactement
commandant à Alekhine de se lever et d’emprunter la traînée de moquette
rouge qui traversait le couloir et la succession de portes fermées.
Il obtempéra, s’avança craintivement, regardant de droite et de gauche,
comme si un fauve pouvait surgir d’un pan de mur et le dévorer. Une porte
s’ouvrait sur un bureau que deux fenêtres emplissaient d’une étonnante lumière
blanche. Les murs étaient nus. Il y avait une armoire en fer, une table en sapin,
une lampe au ré ecteur orientable en opaline verte, une pendulette portative,
un pistolet semi-automatique Luger, un téléphone en Bakélite, trois chaises
identiques et raides dont celle où se tenait l’Obertsturmfürher Mross, les mains
posées à plat de chaque côté d’une pile de feuilles dactylographiées.
« Asseyez-vous. »
Alekhine s’exécuta. La chaise grinça sous son poids.
« Je vous remercie… »
Il ne put détacher ses yeux des mains de l’o cier. Elles ressemblaient à des
mains de jeune lle. Mross soignait ses doigts en les plantant une fois par
semaine dans la pulpe d’un citron, annihilait les risques de cals, de taches ou de
cicatrices en enduisant quotidiennement leur peau de vaseline et d’une crème à
base de géranium. Avec une obsession chronique, Mross traquait les peaux
mortes de ses doigts et particulièrement les résidus de nourriture ou de saleté
qui se logeaient sous ses ongles. Il possédait une petite panoplie d’outils à cet
e et. Il la gardait toujours sur lui, dans une tabatière rapportée du Tyrol. Haut
d’un mètre quatre-vingt-trois, âgé de vingt-huit ans, Mross appartenait à la
première promotion de l’école d’o ciers SS de Bad Tölz. Son prénom était
Max, mais plus personne ne l’appelait Max. Même ses anciens condisciples,
dans un mélange de familiarité et de crainte, l’appelaient Mross.
« Veuillez répondre à mes questions par oui ou par non. »
Mross s’empara d’un stylo-plume, traça sur une feuille une ligne verticale.
Son allemand était hambourgeois.
« Vous êtes né en Russie le 19 octobre 1892 ?
— Cela dépend du calendrier auquel vous vous référez… »
Le regard de Mross fut d’un vide total, d’une apathie d’animal.
« Vous êtes né en Russie le 19 octobre 1892 ?
— Oui. »
À gauche de la ligne, Mross écrivit « 48 ans ».
« Vous êtes de race slave ?
— Oui.
— Sans ascendants juifs ?
— Non. »
Sous la mention de son âge, il écrivit « slave, non juif ». Il s’interrompit,
inspecta Alekhine, revint à sa feuille et ajouta : « caractéristiques physiques
aryennes souillées par le tempérament excessif slave (alcool) ».
« Êtes-vous communiste ?
— Non.
— Vous avez été membre du parti communiste soviétique ?
— Non. »
Mross feuilleta la pile devant lui, en tira un feuillet, se mit à lire l’extrait d’un
rapport qui attestait justement du contraire : « Avant la révolution, ses
convictions politiques se sont illustrées par leur manque de clarté et leur
caractère inabouti. Quand les bolcheviques prirent le pouvoir, il songea à un
nouveau commencement, sans pour autant identi er la nature de ce
changement. Il travailla pour les bolcheviques jusqu’en 1921 en qualité
d’interprète. L’accès à cette profession, du fait des informations stratégiques
auxquelles elle donnait accès, était réservé aux membres du parti. Il fut donc
membre du parti. Il prit conscience de la di érence qui existait entre les
théories communistes et leurs applications concrètes et quitta la Russie. »
Mross rangea le feuillet, revint à Alekhine avec ses yeux absents.
« Je répète ma question : vous avez été membre du parti
communiste soviétique ?
— Uniquement pour gagner ma vie et pratiquer mon art… La révolution
avait tout bouleversé. »
Mross n’avait pas écouté l’entièreté de la réponse, il écrivait : « opportuniste ».
« Vous êtes citoyen français ?
— Oui, depuis mon sacre de champion du monde en 1927. Lorsque j’étais
sur le point de l’emporter contre Capablanca, j’ai reçu l’annonce de ma
naturalisation. Pour plaisanter, j’ai l’habitude de dire, à propos de ce match
d’anthologie, peut-être l’un des plus importants de l’histoire du jeu, qu’il
opposait un Russe à un Cubain mais qu’il fut nalement remporté par un
Français… »
Mross esquissa un sourire factice. Il inscrivit « vaniteux » puis continua.
« Votre épouse est-elle citoyenne américaine ?
— Oui. Je suis son second mari, elle est ma quatrième femme… »
Mross possédait une déclaration rapportée d’un joueur d’échecs anglais,
l’éditeur du British Chess Magazine, un certain Brian Reilly, a rmant
qu’Alekhine était en réalité le quatrième mari de Grace Wishar, peintre
miniaturiste, qui tenait sa fortune d’un précédent époux, propriétaire terrien. Il
se garda de mentionner ces éléments inessentiels, et recentra son interrogatoire.
« Votre épouse est Halbjude ?
— Grace n’a pas de sang juif, à ma connaissance du moins…
— Vous ne pouvez pas non plus le garantir ?
— Non, nous n’en avons jamais parlé… »
C’était embêtant. Par précaution, Mross préféra attribuer à Grace Wishar le
statut de Halbjude. Dans son idée, « Américain » était un terme fourre-tout sur
le plan racial. Là-bas copulaient les Nègres, les Peaux-Rouges, les Aztèques, les
Mayas et les rebuts de l’Europe, principalement des Italiens du Sud (quasi-
sémites à tendance négroïde) et des Irlandais, lesquels sont, parmi la noble race
celte, les plus enclins à l’asservissement. Hollywood était une synagogue, New
York un souk. Eu égard à ces considérations, la notion de Halbjude appliquée à
Grace était donc appropriée, voire conciliante.
« Votre épouse subvient-elle à l’entièreté de vos besoins ?
— Mon art ne permet pas à un homme de ma qualité de vivre…
— Je répète ma question : votre épouse subvient-elle à l’entièreté de vos
besoins ?
— Oui. »
Il nota, toujours dans la même colonne, les mots « situation nancière
précaire », puis il parut se relire en suivant chaque ligne avec la pointe de son
stylo-plume comme s’il s’agissait d’une addition. Il n’inscrivit pas de résultat.
Pas pour l’instant. Son esprit n’avait pas la clarté requise. Il fallait attendre. La
colonne de droite, où il avait l’habitude de noter ses conclusions, resta blanche.
Il décrocha le téléphone, répondit par l’a rmative à la question qu’on lui posa
à l’autre bout du l. Cinq secondes après, un bruit de bottes s’approcha et le
même homme en noir qui avait gardé Alekhine exécuta le même quart de tour
pour l’inviter à reprendre le même chemin, cette fois vers la sortie. Le canon de
la Maschinenpistole faisait o ce de panneau indicateur. Mross ne tiqua pas
quand Alekhine le salua en s’inclinant un peu, à la japonaise, plus par désarroi
que par référence à cette culture hors de propos. Il retrouva la rue, c’est-à-dire
la solitude et, avec elle, le tourbillon des impressions que lui avait laissées
l’entretien.
Au cours du voyage retour, il revit les mains blanches de Mross. Il réentendit
la plume de son stylo gratter le papier. À l’intérieur de lui, comme si l’angoisse
et l’imagination étaient capables de modi er un souvenir ne remontant
pourtant qu’à quelques heures. Alekhine sentit la pointe de la plume crever la
feuille. Il vit alors les mains immaculées de Mross aspergées d’un liquide
visqueux et sombre dans lequel il eut peur de reconnaître du sang.
*
En suivant Alekhine dans ses visions, en se laissant aller sur la pente de son
imagination, quelque chose comme un autre territoire se dévoile. Pendant que
le train le ramène de Paris à Rouen, pendant que la locomotive crache ses
fumées pleines d’escarbilles à travers les premiers bocages normands, l’histoire
bascule et, comme sur l’une de ces tables de jeu pivotantes qui disposent d’un
plateau d’échecs sur une face, de backgammon ou de trictrac sur l’autre, une
grande ombre se renverse sur les pages de ce livre.
Les lignes qui vont suivre ne se revendiquent d’aucun essai ni manuel sérieux.
Nulle bibliographie consacrée à Alekhine, y compris parmi les plus extensives,
ne les a annoncées. Aucun historien, qu’il s’agisse du grand Edward Winter, de
Pablo Morán ou de Dagoberto Markl (sans parler des chantres d’une légende
d’Alekhine sans tache comme Alexandre Kotov ou Abraham Baratz), n’aurait
songé à s’abaisser au niveau où elles vont descendre.
Le registre n’est pas seul en question. Chez ces éminents spécialistes de
l’histoire des échecs, la probité dans le traitement des sources compte avant
tout. Elle prévaut. Elle prévaut même sur l’admiration pour Alekhine en tant
que joueur d’échecs. L’examen froid et scrupuleux des archives constitue la
toute première vertu de ces historiens et il n’est pas étonnant que leur rigueur
scienti que les ait écartés du champ abominable et mal documenté où nous
nous aventurons à partir de maintenant.
Dès qu’Alekhine eut quitté son bureau, après avoir rangé le dossier A. A.
A. dans son porte-documents, Mross se coi a de sa casquette et, après s’être
assuré qu’il était chargé, fourra son Luger dans son holster. Il sortit par une
porte dérobée. Une Mercedes l’attendait. Son moteur était démarré et chaud.
Le véhicule emporta l’o cier de renseignement vers l’est, s’arrêta dans l’étroite
rue du Cygne, le recracha au numéro 38, devant une porte sang-de-bœuf.
Après avoir donné ses directives à son chau eur, il pénétra dans l’immeuble
glauque mais pittoresque. Il traversa une cour pouilleuse où avait été
récemment épluché un chou frisé et où brunissaient des feuilles abandonnées
sur les pavés. Dans cette cour, en plus des restes tristes du légume, se trouvait
un adolescent avec une tête ronde piquée de taches de son qui fumait des
cigarettes Week-End (goût anglais) en jetant ses mégots dans un pot de eurs
sans eurs ni plante d’aucune sorte.
Il s’appelait Jacques Arcanel. Il était le ls d’une lessiveuse et d’un soldat
prisonnier en Allemagne. Il habitait l’immeuble. Il vivait seul. Il portait un
béret basque trop enfoncé sur la tête. De notoriété publique, Arcanel se
cherchait. Il livrait des choses à des gens de temps en temps, pour rendre
service et gagner un peu d’argent. Ses tra cs étaient connus du quartier et jugés
pitoyables. Plus que de la fainéantise ou de la bêtise, la vie précaire du jeune
Arcanel cachait un esprit épris d’indépendance. Il était animé par le rêve encore
assez vague et pieux d’écrire des romans d’aventures et d’en vivre comme un
bourgeois de ses rentes. En fumant, sans jamais avoir rien composé de
consistant sinon quelques dessins évocateurs, Arcanel s’imaginait les titres et les
couvertures de ses futurs ouvrages. Il se voyait en Pierre Loti ou en Jules Verne.
Dans ses contes, il était question de jungle et de banquise, de temples cachés
ou d’animaux imaginaires. On y combattait des robots anthropomorphes,
parfois des dinosaures.
Ces éléments narratifs à la naïveté confondante, Arcanel devait les garder tels
quels bien au-delà de son adolescence, jusque bien après la n de la guerre
quand, à défaut de trouver des éditeurs intéressés par ses romans, il tentera du
côté du cinéma, y dessinera quelques story-boards. Il se tournera nalement
vers la bande dessinée érotico-gore et s’y consacrera exclusivement. L’époque
sera demandeuse. Cet art n’inspirera que mépris aux élites, mais s’en trouvera
d’autant plus libre de sonder la face cachée des âmes. Ce sera l’époque des
Snatch Comics et de Métal hurlant, des artistes comme Crumb aux États-Unis,
Magnus en Italie ou Mœbius en France. Arcanel obtiendra un succès bien
inférieur à celui de ces maîtres à la n des années soixante et au début des
années soixante-dix, notamment au sein des revues Boa et Q 3 000. Un succès
minime qui sera interrompu par un cancer des poumons en 1972.
Les « méchants » des histoires d’Arcanel ressemblent systématiquement au
Mross qui s’engageait à ce moment dans cet escalier de service du numéro 38
de la rue du Cygne. Même beauté, mêmes mains blanches, même uniforme
noir. Quel lien peut-il exister entre l’univers d’Arcanel et la vie d’Alekhine ?
Peut-être le même que celui qui unit le lit d’un roi à son trône. Ce qui a lieu
dans le premier reste caché mais détermine en partie ce qui se prononce sur le
second. En se plongeant dans l’œuvre d’Arcanel, sans se voiler les yeux et sans
tordre le nez, en gardant au contraire à l’esprit l’intuition que s’y joue quelque
chose d’essentiel quant à la violence du temps, c’est-à-dire la part de fantasme
et de cauchemar qui bout à l’intérieur de la grande Histoire, on rencontre un
épisode intitulé « L’échiquier dévorant » (revue Boa no 12, février 1971) dans
lequel, au sein d’une dictature d’Amérique du Sud non précisée, un o cier
nazi nourrit avec les jeunes lles qu’il kidnappe les pièces d’un jeu d’échecs
vivant. Chaque pièce est un monstre plus ou moins délirant (un dragon pour le
cavalier, des vampires pour la dame et le roi, des espèces de pangolins
carnivores pour les pions). Les jeunes lles sont bien sûr toutes aguichantes et
nissent toutes, bien sûr, par être dénudées puis démembrées, avec une lenteur
odieuse, sur le quadrillage.
Dans l’œuvre graphique signée Arcanel, il s’agit de la seule référence aux
échecs. Pourtant, en cherchant mieux, en se fatiguant sur la lourdeur de son
mauvais goût, en allant jusqu’aux inédits ou aux rares entretiens qu’il a
accordés, on trouve celui paru dans le Boa no 17 de janvier 1972, soit quelques
mois avant sa mort, dans lequel il se con e sur son passé de résistant, au sein
d’un réseau nommé Tchang, et décrit le poste de commandement secret qu’il
occupa rue du Cygne, dans la cuisine d’un restaurant chinois. Plus que le récit
par ailleurs très complaisant et invéri able de ses exploits guerriers, Arcanel
parle d’Alekhine mais aussi de Brikmann et de Mross. Il parle aussi d’une
femme allemande, mystérieusement enfermée dans une mansarde tapissée de
jaune. Cette inconnue n’allait jamais plus loin que la cour pour y exécuter des
sortes de tours compulsifs, comme une prisonnière. D’elle, Arcanel ne connut
jamais qu’un prénom : Ushi.
En prétendant avoir écouté par un tuyau d’évacuation hors d’usage, Arcanel
raconte que, trois marches par trois, Mross gravit les six étages de l’immeuble.
Le dernier était une en lade de logements exigus. Il frappa à une porte en
usant d’un rythme qui paraissait être un signal. D’abord, pas de réponse. Il
consulta sa montre, xée au revers de son poignet. Il avait deux minutes
d’avance. Il essuya la sueur qui avait coulé sur son front et imprégné le bandeau
de sa casquette, replaça celle-ci sur son faîte, lissa sa visière brillante. Il balaya
les poussières qui s’étaient accrochées à la gabardine de sa vareuse et de son
jodhpur, sous le long cuir ouvert. Il véri a l’étui de son Luger, qu’il aimait
porter en biais, presque au milieu de son ventre. Il n’y tint plus, frappa de
nouveau, reproduisant le même rythme que la première fois. Pour quelques
minutes, elle pourrait quand même m’ouvrir, ronchonna-t-il.
Une femme, ni particulièrement forte ni particulièrement mûre, et dont les
cheveux étaient tenus en arrière par un turban, parut. Elle ne portait que des
bas couleur chair. Sa toison était dense, noire et bouclée, recouvrant presque la
totalité des plis de l’aine et traçant une ligne de poils emmêlés qui s’éclaircissait
et virait au beige à mesure qu’elle atteignait le nombril.
« Bonjour, madame l’orthophoniste, puis-je entrer ?
— Tu es en avance.
— Je peux entrer quand même ?
— Non.
— Je peux attendre à l’intérieur, peut-être ?
— Bien sûr que non, crétin.
— S’il vous plaît…
— J’ai dit non. »
Elle resta ainsi, l’air sévère et las. Il y avait un réveil en arrière-plan, sur le
guéridon, à côté d’un cendrier, qu’elle regarda un moment fonctionner, et que
Mross aussi scrutait avec avidité. Quand l’aiguille des minutes tomba sur la
demie, elle se recula pour le laisser passer. Sitôt entré, Mross se dévêtit,
arrangea soigneusement ses vêtements sur un jette-habits, constituant une sorte
de carapace de lui-même. Une fois nu, il se mit à quatre pattes par terre, sur un
petit tapis moelleux qui devait provenir du Tadjikistan et qui représentait des
eurs volubiles. La brune s’assit sur le fauteuil crapaud recouvert de velours
jaune et exhiba son tout. Ses poils d’un noir brillant crissèrent contre le tissu
moiré. Mross s’approcha en reni ant. Quand son nez la frôla, elle emprisonna
son visage entre ses cuisses et serra fort son étau. Elle était musclée car elle
s’entraînait quotidiennement en attachant un Sandow au pied du guéridon et
en exécutant, avec chaque jambe, cent vingt mouvements de balancier. Pris au
piège, Mross tentait de crier « Mutter ! » mais sa bouche était bâillonnée. Il ne
réussissait qu’à émettre des meuglements et des grognements qui devaient
correspondre aux consonnes M, T et R du mot « Mutter ». Pour punir cet
impardonnable cafouillage, la femme se saisit d’un manche à balai qui avait été
enduit de résine de caoutchouc et qu’elle avait soigneusement et abondamment
beurré avant la séance. Elle se contenta dans un premier temps de tapoter le
gras des fesses d’albâtre de Mross, puis elle se mit à caresser le pourtour de son
anus violet. Elle intimait au représentant de la race des seigneurs de prononcer
distinctement le mot magique. Il essayait d’articuler mais elle plaquait
davantage son ventre contre sa bouche, se penchait au-dessus de lui et
l’élocution de Mross devenait de plus en plus a igeante. Il manquait à son
devoir. Il devait être dûment châtié. Après avoir incliné le manche, elle
l’introduisit d’un cinquième en lui. Cela bouleversa la nature des cris. Toutes
les fois où il ne parvenait pas à articuler correctement, ce qui était
systématique, Ushi vissait plus profondément en lui la longueur. Le rituel ne
s’arrêta qu’après éjaculation. Lorsque, le visage écarlate et les yeux sur le point
de quitter leurs orbites, il s’abattit sur le sol, exsangue.
« Je vais de plus en plus loin, Max… Fais ga e. »
Elle était peut-être la dernière au monde à l’appeler Max. Elle s’était levée
pour nettoyer l’outil oblong dans une bassine d’eau. Elle avait en lé un long
peignoir en soie euri qui était un des cadeaux de Max, du temps des débuts de
leur romance.
« Merci maman…
— Pauvre malade.
— Je t’aime, Ushi.
— Tais-toi. Tu n’as plus la moindre idée de ce que c’est…
— Je te jure, je t’aime à ma façon.
— Je n’en veux pas de ta saloperie de façon. »
Ushi rangea l’instrument de plaisir dans le porte-parapluie. Près de la fenêtre
donnant sur les toits, dans l’encoignure de la pièce, se trouvaient un autre
fauteuil crapaud et un guéridon au plateau de marbre, comme en ont les
bistrots de France. Il y avait un réchaud. Du fait de l’ampoule du plafond et de
la couleur safran des tissus qui couvraient les murs et les meubles, la pièce était
jaune. Il y avait deux chopes de bière en grès qui étaient des souvenirs d’un
séjour à Tegernsee, au bord d’un lac, juste avant la paisible Autriche et le
merveilleux Tyrol. Ushi les avait agrémentées de chardons séchés. Leur amour
était à l’image de ces eurs mortes : piquant.
« Tu n’as pas le choix, Ushi. Tu as besoin de moi maintenant. Pour ta vie.
Nous allons vous recenser. Vous, les Juifs. La France. Le Gross Paris. Toute la
zone occupée. La vérité, c’est que nous ne savons plus quoi faire de vous. La
pression est immense. Notre royaume s’étend sur des milliers de kilomètres et
nous n’écartons plus la possibilité de vous tuer tous, partout où vous serez…
Mais vous êtes si nombreux ! Comment faire ? C’est notre problème et c’est
notre fardeau. Nous devrons être d’une force morale titanesque pour réussir à
lutter contre votre prolifération. Il n’y a pas assez du monde pour nous et pour
vous. Nous devrons être d’une rigueur absolue pour vous éliminer. Aucune
faille ne sera tolérée. Nous y arriverons peut-être.
— Je ne suis même pas juive, connard.
— Pour moi, si… Tu me corromps.
— Et ça t’excite très fort, cette corruption, hein ?
— Oui. Je voudrais recommencer.
— Vous serez tous punis, ici ou là-haut.
— Oh, je l’espère. Je l’espère tellement, Ushi. »
Du fait d’une réaction physique prévisible, Mross lâcha un pet sonore.
« Petit con d’Allemand vicieux de merde… »
Mross rit et, comme il avait froid, il se recroquevilla en fœtus.
« Dis maman, Brikmann sera là à quelle heure ?
— Il ne va pas tarder, je lui ai dit de me laisser une heure.
— Le temps que tu me rendes les idées claires ?
— Ouais, voilà. »
Rajustant son peignoir, Ushi manifesta son dégoût.
« Pour que tu me redresses le popotin ?
— Ta gueule, Max. Lave-toi, rhabille-toi et crève !
— Tu ne veux pas que Brikmann me voie comme ça ?
— Je m’en fous complètement.
— Avoue, tu préférerais qu’il ne me voie pas comme ça ?
— Si ça peut te faire plaisir…
— Ça me fait plaisir, Ushi. Ça me fait même énormément plaisir. »
Pour exaucer sa belle, Mross se savonna, se peigna et se couvrit de noir. Puis,
il reprit le dossier A. A. A. et surtout cette synthèse obtenue durant
l’interrogatoire. Il la transforma en une série d’horribles fadaises cyniques et
nazies qu’il numérota de un à cinq et plaça dans la colonne de droite restée
vierge. Elles disaient en substance que ce joueur devait être joué.
1. L’ordre nouveau s’étendra dans tous les champs humains, y compris dans des exercices mentaux
purs comme le jeu d’échecs.
2. Sa qualité de champion du monde peut servir d’instrument de propagande.
3. Le sujet est malléable sur le plan politique et pécuniaire.
4. L’ascendance juive de sa femme expose celle-ci à une arrestation (monnaie d’échange).
5. L’absence des joueurs juifs a laissé un vide dans la compétition échiquéenne, que l’avenir aryen doit
investir pour a rmer sa supériorité.
Quand les pas se rent entendre dans l’escalier de service, quand ils
ralentirent devant la porte du boudoir, Mross était prêt. Brikmann frappa,
entra. Mross le t asseoir où Ushi s’était assise durant la séance. Il éprouva une
certaine satisfaction à superposer ainsi les sphères : l’honneur du service à la
patrie et la pénétration anale. Selon lui, l’un enrichissait l’autre. Le public et
l’intime se nourrissaient mutuellement mais en se tournant le dos. Brikmann
trouva l’odeur désagréable et la pièce étou ante, mais ne comprit rien. À vrai
dire, il ne voulait rien imaginer. Il ne voulait pas savoir qui était cette femme
par l’intermédiaire de qui il avait obtenu ce rendez-vous, ni connaître la nature
exacte de ses relations avec le jeune o cier. Mross était très en vue à Berlin,
Brikmann avait besoin de lui pour amadouer la SS. Il fallait que Frank ait les
coudées franches. Mross ne devait pas émettre d’avis défavorable concernant
ses projets échiquéens en Europe centrale. Il fallait qu’il lui laisse Alekhine.
Himmler et Frank ne pouvaient pas s’encadrer et le problème était que le
premier, en plus de disposer de l’intégralité de la SS et de la Gestapo, avait plus
l’oreille du Führer que le second. C’était donc pour préserver Frank de
Himmler que Brikmann venait chercher l’aval de principe de Mross dans cette
mansarde qui sentait la cocotte et le prout. Alors, qu’est-ce que
l’Obertsturmfürher pensait du champion du monde ?
« Insipide. Faites-en ce que vous voulez. »
Bien, très bien.
Brikmann se donna une forte tape sur les genoux.
« Merci ! Je savais que vous alliez comprendre. »
Et puisqu’il ne tenait pas à rester longtemps dans cet endroit bizarre, il se
leva.
« Je m’envole pour Varsovie demain en Taifun ! Ce soir, je dîne au Ritz ! »
Mross attendit qu’il lui ait tourné le dos pour lui asséner son coup de
poignard.
« Brikmann ! Il faudrait que votre Alekhine dise ou écrive un petit quelque
chose tout de même… Avant de rejoindre Herr Frank, assurez-vous que votre
champion s’exprime sur la question juive. Quelque chose de facilement
di usable. Un article ?
— Un article sur les Juifs ?
— Oui, Brikmann. La perversion juive dans les échecs, quelque chose de ce
genre. Développez l’aspect emberli coté de la nature juive, sa complexion
perverse.
— Vous en avez de bonnes, je ne peux tout de même pas l’écrire à sa place !
— Vous pouvez tout, Oberleutnant.
— Franchement, j’aurais quelques scrupules…
— Vous ne serez pas obligé d’aller jusque-là. Nous savons vous et moi qu’une
bonne partie de l’ancienne Russie a été élevée dans l’antisémitisme. Les paysans
russes, quand une récolte était mauvaise ou qu’un vilain orage s’annonçait, ils
déclenchaient un pogrom. Parfois, ça dispersait les nuages. Les Protocoles des
sages de Sion, on les doit aux services secrets du tsar. Je connais bien ce
document, j’ai rédigé un petit mémoire dessus à Bad Tölz… C’est un faux qui
a rendu de vrais services. Oui, croyez-moi, il n’est historiquement pas insensé
de penser qu’il existe un fond propice chez votre Alekhine, quelques thèmes
qui sont aussi les nôtres.
— Bon, je vais lui parler.
— Puisez dans ses fantasmes. Dans ses rancunes.
— Je vais tenter. Je vais voir comment il réagit.
— La part d’irrationnel des êtres, leur colère et leur peur, c’est si crucial…
— Je suis aviateur et joueur d’échecs, pas expert en manipulation.
— Mais c’est bien pour cela que je vous reçois ici, Oberleutnant, dans mon
secret disons le plus secret… Pour vous mettre sur les bons rails ! Fini l’esprit
positif, Oberleutnant ! Jetez-vous dans l’ardeur des peurs et des délires ! La
politique exige de jongler avec l’irrationnel, avec l’hystérie, avec la folie…
Qu’est-ce qui fait bouger les peuples ? Quelques raisons froides et logiques, ou
les grands rêves caractériels ? Les hommes ne sont jamais sobres. Renouez avec
la part primitive, Brikmann ! Du nerf, cher confrère… Vous savez, c’est une
orientation importante de notre politique d’in ltration des consciences en
zones occupées. Nous avons reçu une note de service tout à fait explicite là-
dessus. Le Standartenführer Knochen a donné des directives précises. Il nous
invite à réveiller la convergence des peuples occupés dans le combat pour le
salut du monde dont nous autres, Allemands, avons la responsabilité. L’esprit
tortueux des Juifs, le complot mondial qu’ils fomentent pour placer le reste des
hommes en esclavage. Ce sont des idées dormantes chez beaucoup de nos
subordonnés… Vous l’orienterez sans mal, votre champion du monde.
— Puisque vous le dites.
— Vous verrez… Essayez et cela viendra tout seul.
— Je peux savoir ce qui vous rend si sûr ?
— Au-delà du fond d’e roi que tout un chacun partage ?
— Oui…
— Il est ni et il le sait.
— Je vous assure que sur l’échiquier, Alekhine n’a rien de ni !
— Nous ne parlons pas de ce jeu futile, Oberleutnant. »
13
6. Une défense porte encore son nom : « la défense Rubinstein du début des quatre cavaliers ». Cette
défense, Akiba Rubinstein la joua pour la première fois contre Rudolf Spielmann à Saint-Sébastien en
1912 : 1. e4 e5 2. Cf3 Cf6 3. Cc3 Cc6 4. Fb5 Cd4… Richard Réti devait, notamment pour cet apport
essentiel aux débuts du pion roi, parler d’Akiba Rubinstein comme de « la clef de voûte de sa génération »
dans Die Meister des Schachbretts (Keller, 1930).
17
7. « Au cours des deux ou trois dernières années de sa carrière échiquéenne, il avait l’habitude de fuir
l’échiquier – littéralement ! – sitôt son coup joué, pour aller se terrer dans un coin de la salle du tournoi
jusqu’à ce que ce soit son tour. Ceci, comme il l’a lui-même expliqué, pour échapper à l’in uence vicieuse
de l’ego de son adversaire ! Rubinstein est quelque part en Belgique en ce moment, éternellement mort
pour les échecs. » Alekhine, « Les échecs juifs et aryens ».
18
J’ai toujours considéré que le prix d’une victoire tenait davantage à la liberté de mon adversaire qu’à
la puissance e ective de mon jeu. S’il peut donner son meilleur, je peux réveiller mes talents. Au
contraire, si par l’e et de roueries, ou du fait des circonstances, mon adversaire se trouve de quelque
manière que ce soit empêché, ma supériorité n’est qu’une matière de points et perd toute valeur. De
là les sublimes joueurs dont l’esprit chevaleresque emporte les cœurs. Je pense à Rudolf Spielmann,
assurément. Ces joueurs, s’ils ne gagnent pas toujours, incarnent l’idéal sans lequel le jeu comme la
vie ne seraient guère fréquentables.
Le Dr Alekhine reproche aux Juifs d’avoir perverti le sens des échecs en réduisant ceux-ci à une
simple quête du gain (avantage matériel). Je ne discuterai pas la malignité d’une telle accusation. Je
me contenterai de signi er au Dr Alekhine que si l’interprétation prétendument juive du jeu d’échecs
lui paraît invalide, impure ou inférieure, il lui faudra encore la battre selon les règles, c’est-à-dire en
s’y confrontant. Pour imposer sa façon, on ne peut évincer son adversaire, comme les Allemands
évincent aujourd’hui les Juifs des tournois. Quelle idée supérieure dénie à son adversaire le droit
d’exister ? Je la trouve plus sordide et mesquine que supérieure, cette idée. Redoute-t-elle à ce point la
confrontation ? Il faudra jouer, messieurs, et en l’occurrence laisser les Juifs jouer !
La bande de brutes avec lesquelles notre champion du monde s’est acoquiné ne paraît pas vouloir
respecter ce principe pourtant élémentaire. On ne peut tricher de la sorte sans trahir le jeu et s’attirer
les foudres de ceux qui l’aiment. Car il n’y a pas de jeu sans le juste et le sensible respect de
l’adversaire. Il n’y a pas de jeu sans adversaire. J’aime à considérer que cet adversaire est mon
partenaire, pas mon ennemi. Nous jouons ensemble et nous recevons ensemble, chaque fois, la
beauté du jeu en récompense. Qu’on se souvienne de cette maxime d’un anonyme français que j’avais
fait inscrire sur le fronton de mon club : « Le seul qui gagne toujours, celui qui remporte toutes les
parties, c’est le jeu lui-même. »
Par conséquent, je suis solidaire de ces Juifs qu’on veut réduire au silence. Je suis l’Anglo-Juif dont
le Dr Alekhine parle. Je n’ai pas besoin d’être juif pour être juif. Tous les joueurs d’échecs
authentiques sont juifs. Attendez-vous à une réponse cinglante de notre part, docteur Alekhine ! Car
les Juifs s’apprêtent à jouer. C’est notre tour. Et soyez assuré qu’une fois notre coup joué, pour
marquer notre di érence avec vous et avec vos amis, nous vous dirons le plus calmement du monde :
« Après vous, docteur Alekhine ! »
Post-scriptum : Les habitués du South Kensington Gentlemen Chess Club ont dû apprendre que le
raid aérien du 9 août a réduit à néant nos locaux. L’esprit du club a migré au 25 Baylis Road, à South
Bank. Nous reconstituons patiemment la bibliothèque qui avait fait notre réputation. Nous y
accueillons les joueurs dans le respect des horaires xés par le couvre-feu. Les séances de blitz du
mardi (« Speedy Tuesday ») sont maintenues.
19
9. O ciellement, l’Obertsturmfürher Mross mourut dans une embuscade terroriste, l’arme au poing. À
titre posthume, il fut décoré de la croix de guerre de première classe. Heinrich Himmler nomma
l’Obertsturmfürher Günther Hoppenrath pour lui succéder. Hoppenrath était une masse d’un tout autre
style que le beau Mross. Son visage, lacéré par l’explosion d’une bombe artisanale dans le ghetto de
Vilnius, était couvert de cicatrices nes et courtes, assez roses et boursou ées. Son premier geste fut
d’ajouter au sommet de l’armoire consacrée aux collaborateurs un berger allemand en bronze. Son
deuxième fut d’ouvrir l’armoire, de lire les dos des classeurs les uns après les autres, en commençant par le
A. A. A. d’Alekhine. Hoppenrath ne devait pas attacher trop d’importance à la collaboration culturelle
dont Mross s’était fait une spécialité. La situation générale était préoccupante. Partout, l’ennemi sentait
les forces du Reich fondre. Courant 1942 et début 1943, les défaites militaires en Afrique du Nord et à
l’Est avaient eu une incidence psychologique indéniable dans les territoires occupés. Les mouvements de
résistance tentaient des coups toujours plus éclatants. Dans ces conditions, Hoppenrath s’occupa
essentiellement de répression. Le jeu d’échecs ne comptait plus pour rien. La Deutsche Schachblätter ne
paraissait plus depuis mars 1943, et il n’y avait guère que Frank pour se dédier encore au jeu, sans
manquer d’inquiéter ses confrères. Le 20 août 1942, Goebbels écrivit dans son journal : « Frank poursuit
une politique qui est tout sauf celle sanctionnée par le Reich. On m’a montré des lettres de sa main où il
ordonne aux Polonais la tenue d’un séminaire d’échecs à Cracovie. C’est évidemment de la première
importance au moment où le Reich a besoin d’une organisation au cordeau pour son approvisionnement
en nourriture. Frank donne parfois l’impression d’être à moitié fou. Quelques incidents concernant son
travail m’ont été rapportés et ils sont tout simplement e rayants. » (Goebbels Tagebuch, Teil II, Band 5,
cité par Edward Winter.)
22
Les huiles nazies avaient d’autres poissons à frire. Elles oublièrent le nom
d’Alekhine et son art. À l’automne 1943, les Russes pressaient fort. Sur la ligne
de front, mais aussi derrière, dans les forêts des environs de Pskov, parmi les
villages en bois et les petites églises saturées d’images saintes.
Quatre agents du NKVD furent parachutés dans la nuit du 24 au 25 octobre
pour préparer l’intégration d’un célèbre groupe de partisans aux rangs de
l’Armée rouge. Ils avaient l’habitude des missions secrètes et spéciales. Trois
d’entre eux étaient d’aspect assez semblable, tandis que le quatrième ne portait
pas d’uniforme mais une combinaison de saut camou ée grise assez bou ante.
Il n’était pas costaud et gras comme les trois autres mais d’une maigreur
morbide. Son visage était grêlé. Il marchait en retrait avec l’étui en bois d’un
Mauser C96 sanglé sur la poitrine. Il fumait cigarette sur cigarette. Au moment
d’embarquer pour le parachutage, il les avait rejoints sans se presser. C’était ce
qui les avait inquiétés, avant son cou qui avait quelque chose de noueux et de
nerveux, avant ses mains qui exprimaient quelque chose d’à la fois malade et
puissant. Pendant la durée du vol, en l’observant, en essayant d’échanger avec
lui, ils s’étaient rendu compte qu’autre chose les inquiétait. Ils ne savaient pas
encore quoi. Lui n’avait daigné renseigner que son nom. Eux avaient pensé :
« Ce type qui s’appelle Zabvev n’est pas là pour nous épauler mais pour nous
maudire. » Aussi, en cheminant à travers les troncs, le désignaient-ils comme
un prédateur.
« Je n’aime pas marcher devant Zabvev… »
Ils se guidaient au bruit. Ils rejoignaient une clameur au-delà des boulaies.
Leur nervosité était palpable.
« J’vous avais dit de le faire marcher devant ! »
Sous eux, quelque chose comme une rigole de boue durcie par le gel céda.
Leurs bottes s’enfoncèrent jusqu’aux mollets. Ils franchirent l’obstacle avec
di culté, s’extirpèrent en jurant, raclèrent la boue avec des branches nues.
Quand ils cherchèrent Zabvev des yeux, ils le découvrirent qui se tenait sur une
butte envahie de jeunes pousses e euillées, hors de la portée de leurs mots et au
sec. Lui avait contourné le marécage.
« Zabvev ne marche pas comme nous…
— J’vous avais dit de le faire marcher devant !
— Je n’en ai pas peur. Je n’ai pas peur de lui.
— Ce n’est pas seulement la peur. C’est qu’on ne comprend pas d’abord. La
peur vient après.
— Ouais, on ne comprend pas de quoi il est fait et ce qu’il prépare de
mauvais. C’est pour ça.
— Et aussi comment il marche sans se dégueulasser ?
— Zabvev n’est pas vivant donc Zabvev ne touche pas le sol. Si c’était de
l’eau, ce serait tout comme.
— Ouais, quand je tombais… j’aurais juré que lui, il volait.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il ne tombait pas comme nous autres, il planait comme un épervier…
— Comme un démon.
— Il est tombé comme nous.
— Sans se salir le froc comme moi.
— Dans l’avion, j’avais l’impression qu’il n’avait pas de visage… Je le voyais
et je ne le voyais pas.
— Ce que vous dites n’a aucun sens, les amis.
— Ç’a le sens de la peur et puis c’est tout.
— Moi, je me suis dit : ce type est un mort !
— On approche, taisez-vous… »
Ils se turent. D’autres voix se précisèrent. Elles étaient nombreuses et
emmêlées. Elles éclataient par à-coups. S’il était encore di cile d’en relever un
mot ou d’en identi er la langue, il était possible d’en sentir la très haute valeur
émotionnelle. Quelque chose avait lieu. On ne savait pas encore quoi. Les trois
agents avancèrent en courbant le dos pour rester à couvert et s’assurer qu’il
s’agissait bien du groupe de partisans qu’ils cherchaient, pas d’une colonne de
Feldgendarmes ou de Fallschirmjäger10. Ils avaient dégainé leurs Tokarev.
Attirés par la clameur, ils ne prêtèrent pas assez attention au anc droit, qui
dissimulait un très jeune garçon coi é d’une casquette en velours trop grande
pour lui. Il était armé d’un pistolet-mitrailleur au chargeur circulaire.
« Mains en l’air ! »
La surprise passée, ils reprirent leur contenance et lui envoyèrent des regards
sévères. Voyait-il les pattes rouges de leur col ? Reconnaissait-il le bleu de leur
culotte et le marron vert de leur vareuse ? Était-il assez sevré pour reconnaître
des agents de la direction principale de la sécurité d’État ? Ils allaient rengainer
mais le gamin se tendit. Les trois suèrent d’e roi. Il n’avait que treize ou
quatorze ans. Il n’avait besoin que d’une fraction de seconde pour appuyer sur
la détente. Pour vider son chargeur camembert de neuf cents balles, une seule
minute lui était nécessaire.
« Qui êtes-vous ?
— Nous venons voir le Zaporogue.
— On sait que son vrai nom c’est Vitali M. Lapko. On sait que c’est le chef. »
Le petit ne se détendait pas du tout.
« Je suis de sa steppe, dit-il. Vous n’êtes pas des espions fascistes au moins ?
— Non. Nous sommes des espions communistes.
— D’où vous venez ?
— Du bureau de Staline, du salon de Beria. Nous sommes le destin. Nous
tombons du ciel.
— Ouais, nous venons de tout là-haut, gamin. »
Le petit ré échissait durement. Il se mordait la lèvre inférieure. Le plus sûr
était peut-être de les tuer.
« Alors, demanda-t-il, on peut savoir pourquoi vous avez l’Allemagne dans le
dos ?
— Parce qu’on nous a parachutés, tiens… elle est bonne celle-là ! On est en
mission secrète, gure-toi.
— … Et puis nous n’allons pas subir l’interrogatoire d’un puceau. »
Puceau ou pas, il ne se démontait pas. Son arme lui donnait du culot. Il avait
encore des questions.
« Qui me dit que c’est vrai ?
— Conduis-nous au Zaporogue, OK ? Lui, il sait qu’on doit venir. On a
rendez-vous.
— Il nous attend. Le Zaporogue nous attend.
— On range nos armes et tu ranges la tienne, OK ?
— Comment tu t’appelles, gamin ? »
Ivan, il s’appelait Ivan et il était en train de se demander comment il pourrait
conduire ces trois suspects au Zaporogue en les gardant en joue. Fallait-il exiger
d’eux qu’ils jettent leurs pistolets par terre pour les ramasser et les fourrer dans
ses poches ou fallait-il les laisser les rengainer lentement, presque au ralenti ? Il
sentit l’acier froid d’un canon contre sa tempe et le basculement d’un chien. Il
relâcha ses mains, ferma les yeux. Zabvev lui prit son arme, en la la bretelle à
son épaule et, après avoir ramené Ivan à lui par le collet, lui donna une tape sur
la joue gauche avec le plat de son Mauser.
« On va voir le Zaporogue, p’tit. On te suit. »
Ivan ouvrait donc la marche, puis venaient les trois agents, qui se mé aient à
présent des surprises que pouvaient dissimuler les arbres et les fourrés. Zabvev
suivait derrière en fumant, la cigarette vissée aux lèvres. Ils marchèrent une
centaine de mètres avant d’enjamber des ls de pêche auxquels pendaient des
clochettes en cuivre. Ces ls délimitaient le territoire du Zaporogue, ce que ses
hommes appelaient « la steppe » et qui était un sous-bois aménagé en
campement. Ils remarquèrent des habitations de fortune, des râteliers remplis
de fusils. Là, un carré de rondins ayant un morceau de panzer en guise de toit.
Là, des branches de bouleau assemblées en tipi abritant ce qui semblait être un
garde-manger. Là, une vache en train de brouter des épines de pin. Là, une
truie avec une croix gammée peinte sur le ventre et dont les mamelles
pendouillaient jusqu’au sol.
Un peu plus loin, le gros de la troupe entourait le Zaporogue et le
Standartenführer Eisen, tous deux penchés sur une petite table pliante, en train
de jouer aux échecs. Le fait que le Zaporogue et le dernier vaincu de la
simultanée de Prague se retrouvent à jouer ensemble était le résultat d’un guet-
apens qui avait été mené à l’aube.
*
Quelques heures plus tôt, un peu avant le lever du jour, au moment du
parachutage des agents, quinze partisans chevronnés s’étaient postés dans des
fossés bordant une route étroite. Ils s’étaient couverts de feuilles mortes et de
fougères. Ils avaient attendu que le soleil se lève. Ils étaient armés de
Maschinenpistole volées. Des ondes radio captées l’avant-veille à la steppe
avaient prédit le passage d’un o cier Wa en-SS revenant d’une permission.
Par des salves croisées, ils tuèrent ses agents de liaison et son escorte. Après
quelques échanges inégaux, constatant son encerclement, n’ayant plus qu’une
seule balle à tirer, Eisen tenta de se suicider, quand un gorille du nom de
Rousslan l’étendit d’un coup de crosse sur la nuque. Eisen resta inerte sur la
plage arrière de sa Volkswagen. Ils purent fouiller ses bagages et trouver, hormis
du linge neuf et une caisse de grenades à manche, un magni que jeu de voyage
en cuir ainsi que le livre d’Alekhine My Best Games of Chess, 1908-1927,
portant cette dédicace et cette signature :
Für Standartenführer Eisen,
mit all meiner Freundschaft und Bewunderung !
Dr. A. A. Alekhine
Prag, September 4311.
La consigne était de récolter les armes après les embuscades, de lui amener les
o ciers vivants et d’arracher des cadavres les éventuelles croix de guerre dont le
Zaporogue possédait une collection importante. Il les portait toutes épinglées
sur son conséquent poitrail, tirant trois largeurs d’une aisselle à l’autre, ce qui
produisait à chaque mouvement de son sabre courbe au fourreau d’acier un
tintinnabulement rappelant celui d’une machine à sous lors du jackpot. Pour
contenter son chef, une fois le livre et le jeu dans sa gibecière, Rousslan porta
Eisen sur son dos. Ils repartirent dans les boulaies, parmi la brume et les pièges
à loup, pour rejoindre la steppe. Eisen fut jeté inerte aux pieds du Zaporogue,
qui petit-déjeunait d’un oignon et d’un pain chaud. On lui remit aussi le livre
et le jeu.
« Oh ! Quelles merveilles m’avez-vous trouvées là ? »
Reprenant conscience sans comprendre s’il était mort ou vivant, Eisen vit au-
dessus de lui l’imposante stature du Zaporogue, c’est-à-dire de l’homme qui
avait vu la bête et qui n’avait pas eu peur. Son vêtement était long. Il couvrait
sa culotte et ses bottes comme une robe. Quoiqu’il montât rarement à cheval,
des éperons en étoile tombaient sur ses talons. Une écharpe en soie rouge était
nouée autour de son ventre. Deux cartouchières se croisaient en X sur sa
poitrine. Ses pistolets étaient glissés dans une poche ventrale avec des croix
orthodoxes et des petites icônes grandes comme des ongles. Leurs poignées
dépassaient. Il y avait deux Luger et un vieux Nagant qu’il tenait de son père.
Sa toque était en astrakan. Son crâne était rasé à blanc. Son nom signi ait
liberté et ardeur. Du fait de sa barbe, pour quelques millièmes de seconde,
Eisen le confondit avec saint Pierre. Ce n’était pas saint Pierre. Ce n’était pas
tout à fait saint Pierre. C’était le Zaporogue.
Il balança au SS que non, il n’était pas encore mort mais que, vu qu’il était
maintenant entre ses mains, ça ne saurait tarder. Comme Eisen n’entendait
visiblement pas un mot de russe, le Zaporogue demanda qu’on lui amène
Pétia. Un temps, les rudiments d’allemand de Pétia avaient impressionné le
Zaporogue, qui l’avait transformé en une sorte de secrétaire-conseiller-
interprète. Pétia était laid et bigleux. On jalousait sa position tout en le traitant
de laquais ou d’intrigant. Pétia transmettait les ordres du Zaporogue. Il cirait
les bottes du Zaporogue. Pétia goûtait les repas du Zaporogue et mangeait ses
restes. Pétia graissait ses armes. La seule chose que Pétia ne faisait pas, c’était
combattre. En réalité, Pétia parlait très mal l’allemand. Il avait simplement
mémorisé, longtemps auparavant, quelques phrases d’un manuel de collège.
Aussi inventait-il chaque fois les conversations, craignant, plus que tout
contresens, de paraître inutile aux yeux de son maître.
(en allemand)
Avez-vous vu ma sœur ?
(en allemand)
Votre sœur ? Non, je ne connais pas votre sœur…
(en russe)
Il dit qu’il ne l’a jamais rencontré.
(en allemand)
Avez-vous apporté des eurs ?
Tout en terminant son oignon, le Zaporogue était en train de parcourir le
livre d’échecs. Avec plaisir, il retrouvait ces noms qu’il admirait : le divin
Capablanca, le resquilleur Bogoliubov, le mathématicien Euwe, le psychologue
Lasker, le rusé Spielmann, l’attentionné Przepiórka, le dilatoire Reti, l’artiste
Rubinstein, le brutal Alekhine, etc. Avant la révolution, le Zaporogue avait été
le domestique d’un comte géorgien très amateur du jeu. Avec lui, pour assister
aux tournois, il avait voyagé à Vienne, à Baden-Baden, et dans plusieurs autres
villes échiquéennes du centre de l’Europe, comme Carlsbad ou Mannheim.
(en allemand)
Je ne comprends pas ce que vous dites.
(en russe)
Il dit qu’il ne veut pas vous le dire.
(en russe)
Oui, bah qu’il ne me cherche pas trop quand même…
(en allemand)
Pourquoi ?
(en allemand)
Parce que je ne vois pas de quoi vous parlez !
(en russe)
Il dit qu’il veut jouer avec vous. S’il gagne, il veut la vie sauve.
(en russe)
Dis à cet enfoiré que s’il gagne la partie, je lui tire une balle dans la tête.
(en russe)
Et s’il perd ?
(en russe)
S’il perd, on fera un cercle de braves, on le mettra au milieu et on le brûlera
vif. Sans gaspiller trop d’essence parce qu’on en a besoin pour le tracteur –
Volodia nous a monté une tourelle blindée dessus et je dois avouer que c’est
bien pratique –, donc sa mort prendra du temps. De toutes les façons, cuit ou
cru, dis-lui qu’il nira en boustifaille pour Eva…
Le Zaporogue parlait de la truie aux croix gammées peintes qui servait de
mascotte à la steppe. On nourrissait exclusivement Eva avec des o ciers
allemands. Pour prévenir toute intoxication à l’idéologie nazie, en dépit de sa
corpulence alléchante, il était interdit de la manger.
(en allemand)
Les eurs bleues sont en voyage et le chien aboie devant l’automobile. Aimez-
vous la randonnée en forêt ou les saucisses au cumin ?
(en allemand)
Mais vous racontez n’importe quoi…
(en russe)
Il dit qu’il est d’accord.
(en russe)
Dis-lui qu’on va le doucher et lui apporter une chaise.
(en allemand)
Tarte aux pommes.
Eisen obtint, en guise de tarte aux pommes, un tabouret et deux seaux d’eau
infusée de jeunes pousses de conifères, qui venaient du баня (bania)12, dont on
lui jeta le contenu à la face. Le Zaporogue, lui, dressa paisiblement le plateau,
alignant les pièces en bois. Cette fois, le SS n’avait pas besoin de traduction. Il
comprenait. On tira les noirs et les blancs au sort. Eisen obtint les blancs. La
partie fut équilibrée. L’ouverture fut tendue mais gée, chacun des joueurs
refusant une confrontation trop directe. Le Zaporogue joua la défense Pirc
(d6), Eisen lui opposa l’attaque autrichienne des trois pions (d4 e4 f4), qui est
la variante la plus e cace contre la Pirc. Le milieu de partie eut son lot
d’actions, avec quelques échanges vifs, notamment un sacri ce de dame du
Zaporogue qui impliqua une capture de celle d’Eisen après deux coups. Cette
manœuvre ingénieuse ne modi a pas fondamentalement l’issue de la partie.
*
Quand les quatre agents parachutés conduits par le tout jeune Ivan les
rejoignirent, le Zaporogue était sur le point de perdre. La faute en revenait à
une certaine faiblesse positionnelle, à une certaine impétuosité dans le milieu
de jeu qui seyait mal au style imposé par la Pirc. Le Zaporogue y était allé un
peu fort. Il avait manié le pinceau comme un tournevis. La plupart de la steppe
assistait au duel. Beaucoup n’entendaient rien aux règles des échecs mais
sentirent venir la défaite du Zaporogue avant que celle-ci ne soit tout à fait
concrétisée. Il grognait et il trépignait. Le mat d’Eisen fut un habile duo de la
tour et du fou. Quand il eut bougé sa dernière pièce et condamné le roi du
Zaporogue, ce dernier t la moue puis, à regret, il attrapa mollement le vieux
revolver de sa poche ventrale et sécha le SS d’une balle entre les deux yeux.
Pendant qu’on emportait la dépouille vers la truie sacrée, le Zaporogue s’alluma
une pipe. Il avait remarqué les agents du NKVD, Zabvev surtout. Il savait à
peu près qui ils étaient.
« Foutre que je n’aime pas perdre !… On a des nouveaux ? »
La troupe s’ouvrit, laissa les quatre et le petit Ivan s’avancer.
« Salut, Vanouchka ! Vous venez de là-haut, camarades ? »
Plutôt que de répondre par l’a rmative, en se raidissant comme le gentil
petit soldat qu’il était, l’un des agents dégaina un pli rouge et le tendit au
Zaporogue. À l’intérieur, une lettre au contenu pompeux louait l’action des
partisans et leur prochaine réunion aux forces irrésistibles du socialisme dans
leur croisade contre l’hydre fasciste. La chose était signée par un ponte dont le
Zaporogue avait vaguement entendu parler.
« Oui, la réunion de vos forces à celles du camarade général Vatoutine !
— Et pourquoi on ne resterait pas plutôt chez nous, demanda le Zaporogue,
à défendre nos villages contre ces araignées…
— La coordination des troupes est le cœur de la victoire !
— Me coordonner, d’accord. Mais me fondre ?
— Zaporogue, je peux me permettre une remarque ?
À
— Ne te gêne surtout pas. À la steppe, tout le monde est libre. Surtout moi.
— L’armée soviétique n’aurait jamais l’idée de perdre les talents d’un chef tel
que vous. Au contraire, un corps d’élite devra être monté, motorisé et, sur le
principe des corps francs, muté sur les points de rupture du saillant.
— Je comprends cul à ce que tu baragouines, camarade.
— Vous pourriez devenir colonel…
— Ça me fait une belle jambe. Qu’est-ce que je suis aujourd’hui, à ton avis ?
— Un chef de bande…
— Non camarade, je suis roi. »
Zabvev n’avait rien dit jusqu’ici. Dès qu’il parla, il n’y eut plus que lui.
« Ce que le général Vatoutine vous propose, c’est une rencontre.
— Toi, j’attendais que t’ouvres ta gueule… t’es qui ?
— Le messager, répondit Zabvev d’un ton neutre. Le général Vatoutine avait
anticipé votre refus de rejoindre la ligne de front avec vos troupes. Il respecte
votre indépendance et voudrait préparer son o ensive avec vous. Traiter avec
un général d’égal à égal, est-ce un honneur qui se refuse ?
— Tu vas me faire rougir. Où il veut qu’on se voie ton général ?
— Je suis le seul à le savoir. Je dois vous y conduire.
— Et ces trois-là, je fais quoi de ce qu’ils me disent ?
— Rien.
— Tu es quoi par rapport à eux ?
— Ils pensaient apporter le message. Ils apportaient le messager.
— Marrant. Quand est-ce qu’il veut qu’on se voie, le général ?
— L’entrevue devra se tenir ce soir. Nous devons partir dès maintenant.
— Mollo l’asticot ! Est-ce que c’est loin ?
— À une journée de marche.
— Mais encore ?
— Je ne peux pas en dire davantage.
— Est-ce que j’ai une tête à marcher ? Je suis fainéant. Je n’ai pas de sou e. »
Pétia murmura à l’oreille de son maître.
« Ouais, Pétia a raison. On va prendre des chevaux. Tu sais monter ?
— Oui, je sais.
— Les trois rigolos viennent avec nous ?
— Ils restent. Ils vous sont o erts par le général…
— C’est ça, ils vont rester. Vous entendez, mes cadeaux ? Vous restez !
— Ils pourront aider aux manœuvres, si besoin. Ils ont les cartes du front. »
Pétia redonna un conseil au Zaporogue, toujours en murmurant.
« J’emmène Pétia avec moi. Il sera mon page.
— Je n’y vois aucune objection.
— J’espère bien. Comment tu t’appelles ?
— Je m’appelle Stanislav Borisovitch Zabvev, vous pouvez m’appeler Stas.
— Tu n’as pas l’air able, Zabvev. Tu trotteras devant.
— Vous êtes le roi. Vous décidez… »
Et le Zaporogue décida, en e et, comme un roi.
Sans bouger de son trône, les jambes écartées et le ventre débordant sur son
entrecuisse, il t des signes. Parmi ceux qui l’entouraient, il y eut une paysanne
et un palefrenier pour s’animer. La paysanne apporta un châle euri dont elle
se servit pour empaqueter le jeu d’échecs et le livre d’Alekhine. Si le général
avait o ert au Zaporogue trois hommes et des cartes, le Zaporogue devait
o rir, en retour, ce qu’il possédait en ce moment de plus précieux. Elle apporta
au Zaporogue une calotte et, comme si le Zaporogue eût été une casserole et sa
chapka un couvercle, elle ouvrit le Zaporogue, vissa la calotte sur son crâne et
replaça la chapka telle qu’elle l’avait trouvée, c’est-à-dire penchée sur la gauche,
à la mode cosaque. « Quand le Zaporogue se découvrira devant le général,
complotait la paysanne à part soi, il sera supérieur au général. Une grande âme
doit sortir deux fois couverte, songeait-elle, ou bien le vent la dissipera telle une
eur de pissenlit. » Cette femme soignait le Zaporogue comme une bigote la
statue d’un saint. Si on lui avait demandé pourquoi tant d’égards pour celui
qui ne lui retournait nalement que des insultes et des mains aux fesses, elle
aurait répondu : « Parce que le Zaporogue est une idée vivante. »
Le palefrenier apporta trois chevaux. Celui du Zaporogue avait une peau de
vache rousse pour tapis de selle et des boucles de ceinturons allemands
accrochées aux rênes et aux mors. Un partisan s’agenouilla, o rant son dos aux
bottes du Zaporogue pour lui servir de marchepied. Si le Zaporogue montait
une selle anglaise en cuir héritée d’on ne savait plus quel raid, Zabvev et Pétia
eurent droit à une superposition de pelures serrées par une sangle, sans étriers.
Pétia portait le jeu d’échecs et le livre dans une sorte de sabretache aux armes
d’un régiment de hussards tsariste depuis longtemps dissous.
« Mes amis, je vais voir le général pour parler a aires… »
Le Zaporogue donna un coup d’éperons, son cheval rua.
« … Je reviens dans la nuit, n’oubliez pas de nourrir Eva ! »
Il était dix heures et demie lorsqu’ils quittèrent la steppe. Ils cavalèrent vers
l’est. Ils allèrent au pas à travers les boulaies, poussèrent au galop à travers un
champ en s’allongeant sur les encolures pour minimiser la prise au vent. Vers
midi, près d’un saule, le Zaporogue cria famine et Pétia sortit le saindoux, les
pommes amères, le sel, les graines de potiron et le pain noir. On mangea sans
mettre pied à terre. On se partagea les denrées. On fuma puis on reprit la
route, Zabvev devant, Pétia anquant le Zaporogue sur sa droite. Comme aux
temps héroïques, le rythme des sabots était un roulement de tambour, et la
traversée de la forêt rappelait les manigances d’amour et d’honneur des contes
médiévaux. Autour, les rayons du soleil avaient une façon féerique de se re éter
sur les plaques de givre. Quoiqu’il en donnât une tout autre interprétation,
Zabvev fut sensible à ce glissement. Pour lui, c’était la preuve que le poème du
Zaporogue était mûr. Il était temps de le cueillir…
Vers midi, Zabvev joua brusquement des talons pour pousser son cheval loin
devant Pétia et son chef. Après quelques minutes au triple galop, il se posta sur
un monticule, ôta un fruit de bardane emmêlé dans la crinière de sa monture
et la laissa sou er. De là, il pouvait voir ce qu’il était venu voir. Surpris de cette
échappée, le Zaporogue tira sur ses rennes. Son cheval s’arrêta.
« Qu’est-ce qui lui prend d’aller si loin, au zombie ? Un taon ? Tu crois qu’on
peut avoir con ance en lui ? »
Pétia ne répondit rien.
« Donne-moi du kvas ! »
Pétia lui tendit la gourde et le Zaporogue but. Pétia tira de sa poche un l
barbelé reliant deux poignées de bois jaune. Quand le Zaporogue rabaissa la
gourde, Pétia se jeta sur son dos, passa le métal autour de son cou et pinça son
ventre entre ses jambes. Pétia poussait des cris de jeune lle. Le Zaporogue
devint écarlate. Ses yeux gon èrent. Il recracha les gorgées de kvas non
dégluties, essaya de passer ses doigts dans l’emprise, sans y parvenir. Il se laissa
tomber sur le côté, roulant comme un épileptique. Pétia tint bon. Il tirait
toujours énormément, resserrant l’étreinte du l, déchirant la peau avec les
dents du métal. La vue du sang l’enhardissait. La chapka et la calotte du
Zaporogue roulèrent toutes deux sur le sol détrempé, là où de vagues souvenirs
de feuilles pourrissaient dans l’humus. Le Zaporogue rampa un bref instant, les
yeux pleins de larmes, tandis que l’autre le chevauchait et ahanait. La
strangulation fut longue. Cinq minutes, peut-être six ou sept. Zabvev eut le
temps de fumer.
Mort, le Zaporogue n’était pas encore inerte mais secoué par un tremblement
pitoyable. Pétia continuait de serrer son cou, tirant toujours plus et remuant la
chair à vif. Il était certainement trop e rayé à l’idée de relâcher son maître
vivant. Il fallut à Zabvev empoigner son Mauser, viser avec application et lui
perforer l’épaule pour que Pétia relâche son emprise, s’étalant dans la boue
visqueuse si caractéristique des sols argileux de cette région. La douleur
physique interrompit son hystérie, le jeta dans une autre. Il jura dans un patois
que Zabvev ignorait, lui adressa un regard de colère mâtinée
d’incompréhension.
« Aïe, merde ! Pauvre con ! Pourquoi tu m’as tiré dessus ? »
Après avoir trotté vers lui, Zabvev descendit de cheval.
« Je croyais qu’on s’était mis d’accord ! »
Zabvev puisa une grenade à manche dans le sac en toile accroché à la selle du
Zaporogue. Il vint au chevet de Pétia, le renversa sur le dos pour s’assurer du
caractère bénin de la blessure qu’il lui avait in igée. Oui, il l’avait
impeccablement blessé. La balle était ressortie, le sang ne s’écoulerait pas
abondamment puisque seuls les muscles avaient été touchés. Dans quelques
jours, il n’aurait plus qu’une cicatrice.
« Pour qu’ils te croient, Pétia. »
Songeur, Zabvev regarda la clairière.
La grenade à manche allait et venait dans sa paume.
« À pied, tu atteindras la steppe dans quatre heures. Cinq, maximum. Tu
resteras dans le secret des bois. Tu t’aideras de la brume. Tu arriveras exsangue,
l’épaule barbouillée de sang. Tu raconteras qu’une patrouille ennemie nous a
remarqués lors de la traversée du champ et nous a mitraillés sans sommation.
Tu insisteras sur la façon dont le Zaporogue a continué de tenir sur sa selle,
après les salves et la mort. Tu diras que son cheval a continué de galoper, qu’il
ne s’est arrêté qu’une fois au milieu des arbres, dans les mystères des bois,
parmi les ancêtres de la mère patrie, dans la paix du souvenir des grandes âmes.
Tu diras en pleurant qu’à ton avis, l’âme du Zaporogue continue de se battre,
même après avoir quitté son corps, car tu l’as vue grimper le long des troncs
jusqu’au ciel d’où elle veille sur nous dès maintenant et pour
l’éternité… Maintenant, cours ! Cours le plus vite possible. »
Pétia s’exécuta. Il courut en tenant son épaule blessée. Il alla de travers puis
la droit. Zabvev hésita. La cible était tentante. Quelques secondes auraient
su pour l’ajuster. Pourtant, sa mort aurait été contre-productive. Elle aurait
menacé la transsubstantiation du Zaporogue.
« Il faut quelqu’un pour réciter son poème. »
Zabvev se tourna vers la dépouille. S’agenouillant, il l’observa longuement. La
peau de son visage n’était pas fripée mais tannée par le soleil et par le vent.
Dans les coins de ses yeux et de ses lèvres, des ridules étaient les vestiges de ses
éclats de rire. Dans sa barbe avait fondu du saindoux. De la mousse de kvas
était éparpillée sur le bavoir de sang, comme de l’écume sur la grève.
« Le Zaporogue a été heureux. Longue vie à lui. »
Du bout des doigts, l’une après l’autre, Zabvev rabattit ses paupières. Il se
releva, tira de la sabretache le livre d’échecs que la paysanne de la steppe avait
mis tant de soin à emballer. Il l’ouvrit mais n’alla pas plus loin que la dédicace.
Il avait de la route et une mission. Il se demanda comment un nom russe s’était
retrouvé dans un envoi à un o cier SS. De quelle trahison était-ce la preuve ?
Il plaça le livre dans une poche de son treillis, dévissa le déclencheur de la
grenade au manche de hêtre, la glissa sous le gisant plein de babioles du
Zaporogue et s’éloigna en décomptant, une par foulée, les quinze secondes qui
séparaient l’illustre combattant de son ascension. L’explosion survint quand il
enfourcha son cheval. Du grand guerrier, il ne restait qu’un cratère et des
racines à nu. Son cheval et celui de Pétia avaient pris peur. Ils s’étaient écartés
et broutaient maintenant, sans dommage aucun, en frétillant des oreilles.
Zabvev dégaina son Mauser.
« Maintenant, tout ce qu’il reste de son existence terrestre doit disparaître.
Plus rien ne doit le retenir sur terre. Il faut que le Zaporogue s’envole. Il faut
que le Zaporogue s’évapore et se change en mémoire. Si le Zaporogue doit
briller, il lui faut briller comme une étoile… »
Sur ses mots, il tendit son bras armé et abattit la monture qui, du fait de son
harnachement plein de grigris, s’e ondra avec noblesse, les pattes échies en
accordéon, dans un bruit de vaisselle.
« Oui, il faut que le Zaporogue devienne le mot d’une phrase. »
Zabvev reprit vers l’est, au trot puis au galop.
« Un nom aussi lointain et chaud qu’une étoile ! »
Ce matin-là, dans les bois, il en fut du Zaporogue comme des poètes
Essenine Maïakovski Gorki Kharms Tsvetaïeva Mandelstam Boulgakov
Meyerhold Goumilev......
...... La liste est in nie. Les noms des millions de fois plus nombreux que ces
points. En bon faiseur d’étoiles, Staline savait que la poésie eurissait dans le
martyre. Aussi poétisait-il à fond.
« Le Zaporogue… »
Répétant ce nom, Zabvev constata combien il vivait en lui. La nuit tombée,
parvenu aux abords allemands, quelque chose du partisan du bois l’aida à
passer. Zabvev tua les occupants d’un avant-poste au couteau. À la faveur de
plusieurs jets de grenades fumigènes, il courut ventre à terre et traversa le no
man’s land. Devant les sacs de sable soviétiques, il lui su t d’un mot de passe.
Trois jours plus tard, il rejoignait Moscou en train. À la Lioubianka13, on lui
apprit que le groupe de partisans dit « du Zaporogue » avait intégré l’Armée
rouge et constitué un bataillon dont le surnommé Pétia avait pris le
commandement. Ce ralliement expliquait en partie les évolutions
encourageantes du front septentrional.
Zabvev communiqua le livre d’Alekhine au bureau adéquat. Il en avait lu
certains passages. Parmi les coordonnées incompréhensibles, il avait trouvé
plusieurs commentaires spirituels, plusieurs envolées qui l’avaient amené à
sourire. Alekhine écrivait avec humour et rage. À de nombreuses reprises, il
était apparu au tueur que ces pages évoquaient la vie elle-même et non un
simple jeu. Tous ces conseils, avait-il songé, toutes ces pensées, ces calculs,
possédaient un champ d’application plus large que le carré quadrillé de
l’échiquier. Zabvev avait pu s’imaginer l’étoile merveilleuse qu’Alekhine
pourrait produire.
10. Groupe parachutiste d’élite de la Luftwa e.
11. Pour le Standartenführer Eisen, / avec toute mon amitié et mon admiration ! / Dr A. A. Alekhine /
Prague, septembre 1943.
12. Sauna traditionnel russe.
13. Quartier général du NKVD.
23
14. Course de ski de fond de quatre-vingt-dix kilomètres se déroulant chaque année en Suède, au mois
de mars.
28
Son vase étant brisé, ce fut à l’unique et minuscule éclat restant qu’Alekhine
lut le dé du Soviétique. À haute voix, il s’adressa à ce morceau de porcelaine
triangulaire. Pour souligner le caractère ampoulé du courrier, Alekhine exécuta
une in nité de grimaces et de simagrées. Par exemple, il ne cessa de rajuster
machinalement ses lunettes pour moquer le côté premier de la classe de
Botvinnik. Il pinça ses lèvres et rendit sa voix aiguë, pour singer le jeune âge du
champion. Alekhine gesticula beaucoup, lisant et relisant le même télégramme
o ciel à la même miette de vase…
Le 4 février 1946, à Moscou
Docteur A. A. Alekhine,
Je regrette que la guerre ait empêché l’organisation de notre match en 1939.
Mais veuillez recevoir par la présente mon nouveau dé pour le titre de
champion du monde. Avec votre accord, une personne désignée par le Club
d’échecs de Moscou et moi-même allons conduire les négociations avec vous, ou
avec votre représentant, sur la question des conditions d’un tel match,
notamment de sa date et du lieu où il se tiendra.
De préférence, ces questions seront traitées par la British Chess Federation.
J’attends votre réponse, dans laquelle j’espère trouver vos suggestions sur la date
et le lieu où pourrait se dérouler notre match. Je vous prie de télégraphier votre
réponse, avec une con rmation postale adressée au Club d’échecs de Moscou.
Mikhaïl M. Botvinnik
… Impossible de déterminer le nombre de ses relectures. Ses mots se
mélangèrent dans un caquetage railleur. Ils devinrent des gnangnan et des bla-
bla. Ils se transformèrent en un rire qui fut assez puissant pour résonner dans
les couloirs de son étage, glisser le long du grand escalier et réveiller le groom
en train de s’assoupir sur le comptoir de la réception.
29
Avant d’entrer et de s’installer sur une des banquettes en Skaï rouge un peu
raides du Tchang, Yaïch n’avait jamais mangé chinois. Il essaya de manipuler
les baguettes, n’y parvint pas. Il demanda des couverts. Il choisit une soupe
pékinoise qu’il but au bol, sans se servir de la cuiller aux proportions insolites.
Le mets lui parut étrange, sa texture inexplicable, ses ingrédients impossibles. Il
préféra de loin les beignets vapeur fourrés à la crevette aux pattes de poulet
aigre-doux. Bien qu’il ne l’eût pas commandé, le serveur lui apporta un café
avec un gâteau porte-bonheur posé sur la soucoupe. Yaïch cassa la ne pâte en
forme de demi-lune, laquelle contenait un bout de papier et un message.
Elle était assise à trois tables de lui et elle buvait du thé. Elle était seule, d’une
blondeur criarde et peroxydée. De grands yeux indé nissables, qui étaient
peut-être bleus, peut-être verts. Ils échangèrent un regard furtif.
Elle se leva, se dirigea vers une porte dérobée, près d’un aquarium sans
poisson dans lequel dansaient des algues et des bulles. Yaïch la suivit. Il y eut
un couloir puis une cour pavée avec des pots de eurs remplis de mégots et,
bientôt, le mouvement d’une porte qui, actionnée par un blount, était en train
de se refermer. Yaïch traversa la cour, retint le battant avant qu’il ne se referme.
Après un dédale de couloirs menthe à l’eau, il découvrit un escalier de service
et perçut le martèlement rythmé des talons de la blonde. Il s’engagea. La main
courante vibrait. Yaïch n’accélérait pas. Elle devait avoir trois étages d’avance
sur lui. Lorsque l’escalier se termina, il découvrit un autre couloir et, sur la
droite, une porte dévoilant une pièce jaune. Un boudoir, songea-t-il. Une
alcôve. Une portion d’espace molletonné dédiée aux fantasmes, songea-t-il
encore, sans prêter la moindre attention au manche à balai caoutchouté dans le
porte-parapluie.
La blonde qu’il avait suivie était maintenant assise en face de lui sur un
fauteuil crapaud. Sans le lâcher des yeux, elle ôta sa perruque et dévoila des
cheveux noirs tressés, qu’elle commença à détresser, dévoilant une abondante
chevelure aux re ets bleus.
La porte se referma derrière Yaïch. Un type apparut, dont le visage était
barbouillé d’un liquide rouge qui paraissait être du sang et qui, en e et, était
du sang, pas du sang humain mais du sang de poulet, celui qu’Arcanel et sa
bande de francs-tireurs prélevaient des cuisines du Tchang pour leurs peintures
de guerre, lors des grands jours comme aujourd’hui, ou bien pour se camou er
dans les opérations nocturnes. Entre les deux activistes, la poignée de main fut
musclée.
« Tu t’appelles Yaïch et tu viens du Nakam, c’est ça ?
— Toi, tu es Jacques Arcanel, dit Jacques le Chinois, du réseau Tchang.
L’assassin de Mross…
— Lui-même, enchanté. »
Il lui présenta la blonde postichée dont les cheveux noirs bouclaient,
rétrécissant son visage, le rendant plus blanc, plus poupin. Avec un miroir de
poche et un mouchoir, elle retirait de ses lèvres son rouge criard. Derrière la
blonde aguicheuse, une jeune lle sage apparaissait.
« Yolande est des nôtres. C’est grâce à elle qu’on peut t’o rir Hoppenrath…
— Si vous saviez comme j’ai hâte de le retrouver.
— Il avait réussi à se recaser dans une ferme près d’un petit bled de Souabe. Il
travaillait en tant qu’ouvrier agricole. Il avait des faux papiers et une nouvelle
vie. L’oubli du passé comme projet d’avenir, quelques potes comme lui pour
parler d’autre chose. Yolande a servi d’appât. Yolande peut appâter n’importe
qui. On l’a ramené à Paris dans le co re de la Traction Avant du père d’Irénée.
Vous vous connaissez de Vilnius, Hoppenrath et toi, c’est ça ?
— Ouais, de Vilnius. En 41, on avait réussi à placer un colis piégé dans sa
voiture. Malheureusement, on n’a pas assez chargé la dose de poudre et il s’en
est tiré. Notre matériel était très précaire. On se servait du salpêtre des caves où
on se planquait. Pourtant, j’avais moi-même sélectionné les bouts de verre.
J’avais moi-même cisaillé les têtes des clous. J’avais fait très attention. Je m’étais
appliqué. J’enrage à l’idée de l’avoir manqué…
— Vous l’avez bien amoché, rassure-toi.
— Tu crois que sa laideur su t à racheter ses crimes ?
— Bien sûr que non.
— Alors ?
— Alors tu vas avoir l’occasion de te venger !
— Nous devons parler a aires, avant.
— Oui, après, tu auras sûrement envie de savourer.
— Parlons.
— Je t’en prie, Yaïch. Assieds-toi. »
Ils s’assirent l’un en face de l’autre. On aurait dit deux chefs indiens en
pourparlers. Il n’y eut pas de calumet mais les volutes de la Gitane Vizir sur
laquelle Yolande crapotait. Petite-bourgeoise, lle d’épiciers du douzième
arrondissement, Yolande avait dix-neuf ans. Avec Arcanel, elle s’encanaillait
dans les alentours de la rue Saint-Denis et s’enivrait au contact d’une vie plus
sauvage. Elle était tombée amoureuse du résistant pauvre pour le remède qu’il
o rait à son ennui, pour l’aventure et le danger. C’était lui qui lui avait
conseillé de se mettre à fumer.
« Bon… Nakam n’a pas réussi à acheminer la quantité d’arsenic prévue.
— Mince !
— Le transporteur s’est fait pincer sur le bateau qui le ramenait de Palestine.
— Qu’est-ce que Nakam va faire ?
— Nakam abandonne l’idée de contaminer les eaux de la ville de Nuremberg
et passe au plan B.
— Qui consiste ?
— À empoisonner le pain dans la boulangerie d’un camp de prisonniers.
— Lequel ?
— Le Stalag XIII-D.
— C’est à Nuremberg ?
— Oui. Tous les internés de ce camp sont des ls de pute de SS. Pas de
quartier.
— Malgré ce plan B, vous avez de quoi nous fournir en poison, oui ou non ?
— Pas dans les quantités convenues… Mais vous en aurez su samment pour
tuer des individus ciblés.
— Combien ?
— Pas plus de trois.
— Quoi ? Trois ?
— Je sais, c’est peu…
— Ce n’est rien du tout ! Je compte avec vous ! Si le projet est de buter six
millions d’Allemands, six millions divisés par trois, ça fait deux millions. Vous
vous rendez compte du temps que ça va prendre pour tuer deux millions de
fois trois types ? Il faudra prévoir deux millions d’opérations. Sans compter que
tuer un ou trois Boches demande de plus en plus de précaution, autant de
précaution qu’en tuer mille d’un coup d’ailleurs…
— Jacques, Nakam sait très bien tout cela.
— C’est très enquiquinant.
— Nakam est désolé.
— Pour ce que ça me fait, sa désolation.
— Je ne peux rien vous dire de plus.
— Qu’est-ce que Nakam a pour Tchang ?
— La température de Londres sur le dénommé Alexandre Alekhine, qui est
une personnalité à haute valeur symbolique, et des informations précises le
concernant.
— Tchang va exécuter tous les salopards de l’armoire de Mross, dans l’ordre
de l’armoire de Mross. On s’occupera des célèbres comme des inconnus. Tous.
En faisant honneur au classement alphabétique. Alekhine, c’est A. A. A.
donc…
— Je pense que personne ne s’émouvra trop de sa mort.
— C’est bon à savoir. Tchang ne cherche pas le scandale mais la justice.
— Je vous recommande néanmoins de ne pas le tuer de façon trop sauvage…
— On se servira de l’arsenic. Tchang sait agir à froid.
— Je n’en doute pas.
— Vous savez où il crèche ?
— J’ai avec moi la nouvelle édition d’un répertoire… »
Yaïch sortit de sa poche le Brom eld Chess Players Index de 1946, lequel
arborait toujours sa belle couverture entoilée rouge. Alekhine était la première
entrée de la toute première ligne, à côté de son nom se trouvait une
couronne (♔) et son lieu de résidence actuel : Hôtel du Parc, Estoril
(chambre 43), Portugal. Yaïch posa le gros livre sur le guéridon, à côté du
cendrier où Yolande avait écrasé sa Gitane Vizir pour interrompre sa nausée
naissante. Ses yeux pleuraient un peu à cause de la fumée. Elle s’en voulait de
ne pas réussir à supporter le tabac. Sur le livre, Yaïch déposa un pot de yaourt
en verre rempli d’une ne poudre blanche. C’était l’arsenic.
Une fois cette monnaie d’échange délivrée, Arcanel sortit dans le couloir,
si a une mélodie à la mode. À ce signal, deux types maquillés de la même
manière que lui sortirent d’une autre chambre. Ils encadraient Hoppenrath,
qui avait minci du fait d’un con nement qui durait depuis quatre mois et d’un
régime alimentaire assez minimal à base de riz froid. En le tenant par les
aisselles, ils l’introduisirent dans l’alcôve. Curieusement, il n’opposait aucune
résistance. Yaïch lui laissa sa place. On l’assit. En l’apercevant, Yolande se
mordit les lèvres. Elle allait sortir, pressait déjà les accoudoirs du fauteuil
crapaud quand Arcanel lui t signe de rester. Il fallait qu’elle voie.
Elle resta assise en face du condamné. Au moment de son dernier sou e, elle
allait otter pour lui dans les lourdes volutes de sa Gitane Vizir, un peu comme
une fée dans un brouillard. Pour que Yaïch puisse l’étrangler à mains nues,
Arcanel et ses comparses lui lièrent les mains derrière le dossier de la chaise
avec le l du téléphone.
30
Lisbonne, 12 mars 1946
Ma petite maman chérie,
Tu peux être sûre que je ne regrette pas de m’être engagé dans la police !
Si tu savais comme je suis utile à la nation, tu me pardonnerais de ne pas
passer ce dimanche avec toi et de ne pouvoir t’accompagner à la messe. Mais
en n, maman, comme d’informateur je suis passé agent, les responsabilités ne
sont pas les mêmes ! Désormais, je dépends directement du service de propagande
national du Dr Luis Lupi. D’ailleurs, maman, je voulais t’en informer l’autre
jour : depuis l’année dernière, on ne dit plus PVDE (Police de vigilance et de
défense de l’État) mais PIDE (Police internationale de défense de l’État).
Car c’est tout l’Empire ultramarin que nous protégeons !
En ce moment, nous avons à traiter du champion du monde d’échecs. Il s’est
installé dans un hôtel d’Estoril. Crois-moi, c’est un grand péril ! D’abord, c’est
un Russe et les Russes colportent les miasmes de l’anarchie. Ensuite, il voyage
avec un passeport français tout en ayant entretenu des liens avec le courageux
Reich hitlérien. Tu imagines, maman, si une telle gure publique nous était
réclamée par la France ? Notre politique de neutralité en prendrait un vilain
coup ! Francisco Lupi (le frère du Dr Luis Lupi, notre chef ) est notre principale
source d’information (à son insu). Nos services de contre-espionnage sentent une
activité inhabituelle autour de lui. Des voyageurs suspects s’installent à Estoril,
dans l’hôtel où il réside. Un certain Pr Zabvev (océanographe) de l’université de
Leningrad, un couple de citoyens français « en vacances » (à Estoril, au mois de
mars ! Où vont-ils au mois d’août ?) dont nous savons qu’ils ont commis des
actes de terrorisme pendant l’occupation de Paris et qu’ils sont en lien avec un
groupuscule de fanatiques israélites revendiquant la vengeance armée contre le
pauvre peuple allemand ! La femme n’a pas vingt ans et le four à pain grand
ouvert crois-moi qu’elle n’a pas la vertu des femmes de notre terre ! Ne t’inquiète
pas, coûte que coûte, l’ordre sera préservé ! On veille ! À mon idée, la meilleure
façon de calmer la situation serait de faire disparaître le Russe. Crois bien que
j’en ai parlé au Dr Lupi. Si les mouches vous enquiquinent, lui ai-je fait valoir,
fermez le pot de miel… Mais chut !
Laisse-nous faire et dors tranquille, maman chérie !
Excuse-moi auprès du père Fernando pour mes absences répétées à l’o ce. Dis-
lui que mon travail est tourné vers Dieu, comme mes prières. Cette a aire de
virus franco-russe réglée, nous devrions avoir un peu de répit et je pourrai
t’accompagner à Fatima en auto. La Sainte Vierge ne fera qu’une bouchée de tes
rhumatismes ! Nous achèterons des pieds et des mains en cire ! Nous les jetterons
dans le brasier ! Ils fondront avec toutes tes sou rances !
Ton ls qui t’aime d’un cœur ardent,
Benito
Post-scriptum : Pense à me garder quelques oranges du verger, tu sais comme je
les aime.
Post-post-scriptum : Cette gourde de Luisa a-t-elle en n reprisé mon chandail ?
Attend-elle que les beaux jours soient de retour ?
31