La Diagonale Alekhine (Arthur Larrue)

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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Gallimard


ORLOV LA NUIT, roman, 2019.

Aux Éditions Allia


PARTIR EN GUERRE, roman, 2013.

Traduction
LE NEZ, Nicolas Gogol (Allia, 2014).
ARTHUR LARRUE

LA DIAGONALE
ALEKHINE
roman

GALLIMARD
© Arthur Larrue et Éditions Gallimard, 2021.
Pour John T.
OUVERTURE
1

À cette époque, le champion du monde d’échecs s’appelait Alexandre


Alexandrovitch Alekhine et il avait la coquetterie de ne pas vouloir porter de
lunettes en dehors du jeu. Or, il voyait très mal. Le monde était mouvant
autour de lui, et il titubait. On aurait juré qu’il était ivre ou qu’il s’e orçait de
marcher droit sur le pont d’un paquebot balancé par les ots tumultueux de
l’Atlantique… Justement, nous étions le 17  janvier 1940, Alekhine était au
milieu de l’Atlantique à bord d’un paquebot nommé Miracle.
Comme chaque matin, en guise de petit déjeuner, il s’était fait apporter en
cabine des œufs brouillés, des biscottes, une bouteille de champagne, un café
ltre et du vermouth. Il avait rompu les biscottes en croûtons, arrosé
copieusement ses œufs de vermouth et mangé le tout sans utiliser ses couverts,
avec les doigts. Grace n’allait pas lui reprocher quoi que ce soit. Elle dormait.
Alekhine lui laissa de quoi remplir une coupe, c’est-à-dire de quoi égayer son
réveil. Il posa le plateau-repas au pied du lit, plaça une petite cuiller dans le
goulot pour que la joie du breuvage ne s’évente pas, puis se tourna vers elle.
Sous la poudre de riz qu’elle avait omis d’ôter avant de se coucher et dont elle
avait par conséquent tartiné l’édredon, il sentit une énergie moite,
enveloppante et molle. Grace avait vieilli, constata-t-il. Il se demanda si elle
avait été jeune un jour. Lorsqu’ils s’étaient mariés à Villefranche-sur-Mer en
1934, elle avait déjà seize  ans de plus que lui. Ce matin, Alekhine avait
quarante-sept  ans. Il su rait d’un minuscule e ort mathématique pour
déduire l’âge vénérable de Grace. La politesse nous l’interdit de l’écrire.
Jeune, marmonna-t-il en ôtant son pyjama, pourquoi le serait-elle ? Que lui
trouve-t-on à la jeunesse, sinon la dispersion ? L’âge, en ce qu’il rapproche de la
mort et de son ultimatum, renforce la volonté et simpli e les variantes.
Comme dans les ns de parties, comme pour la mort des cygnes, il permet la
libération d’une énergie furieuse, peut-être irrésistible… Sur ce, Alekhine noua
une cravate tartan et sortit.
Il avait des yeux d’acier d’un bleu très pâle, piquants comme des aiguilles, une
petite bouche crispée qui trahissait son caractère rigide, chau é à blanc par la
vanité et sujet à de fréquents emportements nerveux. Bel homme d’apparence
robuste, il semblait pourtant se démener dans un uide. Comme si la
résistance de l’air jouait pour lui à plein, comme si ses membres étaient
englués, empêchés par une crème épaisse, Alekhine ne paraissait pas remuer
mais nager. Ni sa mauvaise vue ni la torpeur du matin ne su sait à expliquer
cette singularité. Le responsable était plutôt ce troisième œil, ou cette ombre,
qui le surveillait en permanence et l’obligeait à enrober chacun de ses gestes
d’une préciosité ridicule. Il se composait. Il jouait le rôle qu’il s’était écrit pour
lui-même. Par exemple, quand il tenait un verre ou manipulait une pièce sur
l’échiquier (ce qui lui arrivait assez fréquemment), il avait l’habitude de tendre
le petit doigt vers l’extérieur.
Sur la promenade, le temps était mauvais, voire hostile. Le deck était désert.
Il s’agrippa au bastingage puis tira de sa poche une cigarette. Il plaça sa tête
dans sa veste pour gratter une allumette comme les oiseaux placent leur bec
sous une de leurs ailes. Le vent balaya ses bou ées les unes après les autres. On
naviguait depuis douze jours. Hier, le Miracle avait dépassé les Açores. De l’avis
d’Alekhine, l’archipel n’avait pas donné grand-chose  : quelques cônes noirs à
moitié engloutis où s’accrochaient des nuages. En s’embarquant à Buenos
Aires, après une courte escale à Rio, il avait fallu dire au revoir à l’Amérique du
Sud où Alekhine avait mené, un an durant, une vie de patachon, dans un été
continu, de grand hôtel en grand hôtel, de casino en casino, d’hommages en
victoires, d’avion de ligne en paquebot de croisière, d’open bar en open bar…
Là-bas, il s’était continûment baigné dans un cocktail sucré. Les villes qu’il
avait visitées portaient d’ailleurs toutes des noms de cocktails. Il y avait eu
Antofagasta, Belo Horizonte, Guayaquil ou Caracas. Il voguait vers Lisbonne
maintenant, c’est-à-dire vers l’hiver et l’apocalypse sous forme de guerre
mondiale. La température avait fraîchi. La lumière avait blêmi. Alekhine
comprenait-il ce que cela signi ait ? Avait-il conscience de passer du mojito au
topinambour  ? Éprouva-t-il l’envie, même fugace, de faire demi-tour  ? Non.
Pour lui, dans les claquements secs des drapeaux de signalisation, dans les
remous qui léchaient les ancs du navire, ne se manifestait qu’une inquiétude
assez di use, principalement météorologique.
Alekhine voyait beaucoup moins loin dans la vie que sur l’échiquier. Dans cet
espace et ce temps que les êtres vivants s’accordent à nommer «  réel  », il ne
prédisait pas l’avenir et ne commandait pas au destin. Au moment où il envoya
valser son mégot d’une pichenette dans l’eau noire, il n’avait rien deviné de la
mauvaise série qui l’attendait. Pourtant, le réel s’était chargé de lui envoyer
quelques signaux. Il avait même eu la délicatesse de s’adresser à lui en suivant
ses canaux de communication privilégiés qu’étaient les échecs et la boisson.
2

Quatre mois avant d’embarquer sur le Miracle, en marge du Tournoi des


nations, au bar de l’hôtel Palacio de Buenos Aires, Alekhine buvait son premier
whisky de l’après-midi avec Tartakover, qui avait à peu près le même âge que
lui. Avec eux était assis un autre joueur, d’environ vingt  ans leur cadet, qui
jouait avec Tartakover dans l’équipe représentant la Pologne. Il s’appelait
Mendel Najdorf. Il s’appellera bientôt Miguel Najdorf quand, faute de pouvoir
rentrer chez lui du fait d’un accord entre deux équarrisseurs nommés Staline et
Hitler, il lui faudra bien vivre quelque part et, puisqu’on y est, pourquoi ne pas
choisir l’endroit où l’on se trouve ? Les frontières polonaises n’avaient pas cessé
d’osciller entre l’Allemagne et la Russie depuis trois siècles, ce qui avait produit
cette petite boutade géopolitique : « Les Polonais existent, la Pologne on ne sait
plus ! »
C’était un moment de relâche. On parlait russe et échecs. Autour, les
ornements habituels aux palaces : du stuc, du velours, des dorures, des couleurs
aux évocations aristocratiques comme le rouge sang ou le bleu roi.
L’Allemagne menait cette huitième Olympiade – l’autre nom du Tournoi des
nations  –, qui était un genre de coupe du monde où les joueurs, réunis en
équipes, se battaient pour leur drapeau. Il y avait de quoi regretter la victoire de
l’Allemagne. Les Allemands étaient crânes en ce moment. Ayant avalé
l’Autriche, ils béné ciaient de l’apport de joueurs autrichiens talentueux
comme Eliskases, s’aliénaient en revanche le soutien de joueurs autrement plus
talentueux, voire géniaux, comme Spielmann, qui était de race juive et ne
pouvait par conséquent nullement appartenir à la nouvelle Fédération de la
grosse et grande Allemagne soucieuse de retrouver la pureté de son sang
germanique.
Tartakover avait de l’esprit, le crâne glabre, des petits yeux de souris très
rapprochés que ses verres de lunettes épais comme des culs de bouteille
grossissaient et rendaient mélancoliques, comme s’ils n’avaient pas été créés
pour voir les choses d’ici-bas mais celles d’un ailleurs hypothétique. Najdorf
avait, lui, l’air jovial et gourmand, bien sur terre, presque gymnastique, avec un
nez bulbeux, des lèvres lippues qui, une fois mouillées de whisky,
questionnèrent Alekhine au sujet du nombre de parties qu’ils avaient jouées
l’un contre l’autre.
Où en étaient-ils, tous les deux ?
N’était-ce pas l’occasion de faire les comptes ?
Najdorf avait une idée derrière la tête. Il arbora un petit rictus de satisfaction
– le petit rictus de celui qui voit plus loin que son adversaire – quand Alekhine
lui rétorqua : « Deux nulles », tout en ayant l’air d’ajouter : « Ce qui est déjà
admirable, jeune Najdorf. » Malgré son whisky d’avance, Alekhine t signe au
barman de le resservir. Ce Najdorf devait s’estimer heureux, songea-t-il en
avalant plusieurs gorgées du liquide ambré fraîchement servi, or voilà que
Najdorf prétendait avoir gagné une fois. Il l’a rmait même à haute et
intelligible voix.
«  Deux nulles et une victoire, Alexandre Alexandrovitch. Vous oubliez,
Alexandre Alexandrovitch… vous oubliez que je vous ai battu à Varsovie il y a
dix ans, dans une simultanée ! »
Ces simultanées consistaient à jouer contre plusieurs adversaires en même
temps. Alekhine pouvait à peu près aller jusqu’à cinquante. Elles étaient une
source de revenus importante pour lui. Elles lui faisaient courir les clubs du
monde entier et renforçaient sa notoriété auprès des «  profanes  » (Alekhine
appelait ainsi ceux qui ne jouaient pas aux échecs, ceux qui ne comprenaient
rien aux échecs, ceux pour qui jouer soixante parties d’échecs en même temps
revenait à posséder soixante cerveaux).
« À Varsovie, dites-vous… Vous m’auriez battu à Varsovie ?
— Oui ! Une fois ! »
Alekhine revit le grand hôtel néoclassique de Varsovie. Il revit les lustres
éblouissants et les joueurs assis dans la salle de bal. Tous étaient pincés dans des
costumes sombres. Le début du  siècle n’en avait pas encore terminé avec les
fracs et les guêtres. Subsistaient des queues-de-pie et des bottines à boutons. En
approfondissant son souvenir, il obtint le Najdorf du passé. Il ne le revit
pourtant pas comme un être humain. Najdorf n’avait ni nez ni lèvres ni
jambes, il était une lettre et un chi re.
« Vous avez sacri é une tour en b7, c’était vous ? »
Oui, c’était lui. Appelons-le b7 tant qu’on y est… ne nous gênons surtout
pas  ! Ce sera toujours plus stable que «  Mendel  » ou «  Miguel  » et cela aura
l’avantage de valoir dans toutes les langues. Des langues, il allait falloir en
connaître beaucoup pour lire la liste des joueurs de ce tournoi, que la guerre
allait transformer en exilés : Paulette Schwartzmann, Paulino Frydman, Sonja
Graf, Gideon Ståhlberg, Paul Michel, Ludwig Engels, Albert Becker, Heinrich
Reinhardt, Jiří Pelikán, Karel Skalička, Markas Luckis, Movsas Feigins, Ilmar
Raud, Moshe Czerniak, Meir Rauch, Victor Winz, Aristide Gromer,
Franciszek Sulik, Adolf Seitz, Chris De Ronde, John Francis O’Donovan,
Zelman Kleinstein. Et encore, estimons-nous heureux de ne pas avoir à lire la
liste des millions de ceux qui, restés en Europe, allaient être pulvérisés, gazés,
enterrés, fusillés, asphyxiés, incendiés, occis, transformés en abat-jour, en
oreiller ou en savon.
Ce b7 était un des rares exemples où le sacri ce d’une pièce était le premier
rouage d’un mécanisme menant mécaniquement au mat. Les sacri ces avaient
toujours de la superbe. Alekhine le reconnaissait volontiers. Ils étaient
chevaleresques. Ils étaient romantiques. Ils stupé aient. Le déjà cité Spielmann
avait merveilleusement décrit leurs attraits dans un livre intitulé L’Art du
sacri ce aux échecs. Refoulant ces considérations et la mention, toujours très
désagréable pour lui, du très agaçant Spielmann, Alekhine se dit très heureux
de retrouver l’audacieux b7. Il lui était resté quelque part, ce b7. Même après
une décennie, quand on était Alekhine, on se souvenait de celui qui avait su
vous surprendre.
Il sourit à Najdorf et leva son verre en son honneur.
« Vive vous ! Vive b7 ! »
Bruits de glaçons, bruits salivaires, soupirs de contentement.
« Je voulais savoir, Alexandre Alexandrovitch… », reprit Najdorf, employant
cette formule de politesse russe un peu lourde qui consiste à additionner le
patronyme au prénom de son interlocuteur. «  Je voulais savoir ce que vous
alliez faire, Alexandre Alexandrovitch. Toutes sortes de rumeurs circulent et je
sais qu’il y en a beaucoup parmi nous qui pensons à abandonner nos familles et
nos biens, pour rester ici, en Amérique. »
N’importe qui, entendant Najdorf demander cela en septembre 1939, aurait
pensé à la guerre éclair, à la coordination o ensive des avions, des tanks et de
l’infanterie. Après tout, la Pologne était en cours d’annihilation. Elle opposait
des lanciers à cheval à des chars d’assaut, et les premières tueries de masse
étaient expérimentées au moyen de pots d’échappement de camions.
« Je doute que le match ait lieu… Nous verrons bien. »
De quoi Alekhine parlait-il ?
« Le match, comme vous l’appelez, a déjà commencé ! »
Ça se tendait.
Tartakover, qui se tenait entre les deux, arbitra.
« Najdorf, calmez-vous… Vous parlez de la guerre qui vient de se déclarer et
Alexandre Alexandrovitch parle, lui, de la bataille pour le titre suprême ! C’est
bien le match retour contre Capablanca que vous évoquiez, Alexandre
Alexandrovitch ? Vous avez cru que Najdorf vous demandait si ce match allait
avoir lieu ! Vous avez cru que si tous ces gens décidaient de rester en Argentine
plutôt que de rentrer en Europe, c’était pour assister à votre match… C’est
cela ? »
Alekhine était de nature sanguine, aussi s’énerva-t-il. On se souvenait de la
fois où, défait un peu trop énergiquement par Spielmann (encore lui), il avait
empoigné son roi et, au lieu de le coucher sur sa case comme le voulait l’usage,
il l’avait balancé à travers le hall en manquant d’éborgner un spectateur.
«  Et voilà que vous me reparlez de ce maudit match  ! Revoilà
M.  Capablanca  ! N’est-ce pas clair  entre lui et moi  ? N’est-ce pas tout à fait
clair  ? Je l’ai battu. Le titre n’est plus à lui. Il n’aura de match retour que si
toutes les conditions du traité de Londres sont réunies  ! Ça lui coûtera dix
mille dollars1 ! »
L’aspect d’Alekhine n’était déjà plus ce qu’il était au début de la conversation.
Sa tête avait grossi. Quelques-uns de ses cheveux s’étaient émancipés de son
peignage maniaque et tombaient sur son front. Il perdait son troisième œil,
Alekhine, celui qui lui commandait d’avoir l’air de ne pas y toucher, de jouer
aux échecs comme on jouerait au bridge ou au ping-pong, disons pour narguer
l’ennui, avec un naturel imperturbable de gentilhomme. Piqué dans sa vanité,
ses bas instincts le reprenaient. Il n’était pas le rêve de son troisième œil. C’était
un bosseur et puis voilà, un artiste de volonté qui puait l’alcool et la
transpiration, une boule d’énergie conquérante et rageuse, un être sans aisance
qui voulait plaire tout le temps, et qui ne plaisait pas souvent.
Il en avait marre qu’on lui parle de Capablanca.
Encore l’autre jour, un type vaguement journaliste lui avait couru après pour
le supplier d’accorder une revanche au Cubain. Alekhine ne s’était débarrassé
du malotru qu’en se réfugiant dans les toilettes, en verrouillant la porte, en y
patientant une heure, en se répétant que non, il n’avait pas peur de
Capablanca. Grace était venue à sa rescousse. Elle avait éloigné l’importun et ils
étaient remontés dans leur chambre, elle et lui, bras dessus, bras dessous. Alors,
il lui avait répété toutes les bonnes raisons qu’il avait de détester son rival.
Car Alekhine détestait Capablanca. Il détestait l’amour que le public vouait à
Capablanca, le génie inné de Capablanca, l’aisance sociale de Capablanca, la
jolie jeune femme russe et frivole de Capablanca, le passeport diplomatique
cubain de Capablanca, les rentes immobilières de Capablanca, le teint hâlé de
Capablanca, l’élégance stricte des costumes anglais de Capablanca quand les
siens faisaient qu’on le prenait pour un représentant en savons, la façon
o cielle qu’avait Capablanca de voyager en Russie quand Alekhine y était né
sans avoir le droit d’y foutre les pieds, la chaleur avec laquelle Staline serrait la
main de Capablanca quand ce même Staline venait de suicider son frère
Alekseï, et jusqu’à ce nom de Capablanca, qui paraissait tout droit sorti d’un
conte de fées, quand celui d’Alekhine était di cilement prononçable par les
non-russophones et confondu avec le ridicule «  Aliokhine  » par les
russophones… Il fallait dire que l’homme que son troisième œil voulait
qu’Alekhine soit, Capablanca l’était naturellement, sans se forcer. Il fallait dire
aussi qu’avant Alekhine, le champion du monde, c’était lui. Pour beaucoup
trop de gens, c’était encore lui.
« Le champion du monde, c’est moi ! »
Alekhine était en train de rappeler à son secours le souvenir de ce billet du
29 novembre 1927, douze ans plus tôt, reçu dans cette même ville de Buenos
Aires, après une lutte sans merci, dans un français bourré de fautes
d’orthographe qui témoignaient (avec volupté, naturellement) de l’ébranlement
physique et moral du Cubain :
 
Cher monsieur Alekhine :
J’abandonne la partie. Vous êtes donc le champion du monde et je vous félicité
pour vôtre succes.
Mes compliments à Mme. Alekhine
Sincerement à vous
J. R. Capablanca
 
Malgré cette reddition sans équivoque, le spectre de Capablanca venait donc
l’importuner au moment où il croyait se délasser avec du whisky glace et deux
admirateurs béats… Si même les souvenirs les plus absolument joyeux n’étaient
plus capables de s’imposer, songeait-il, où s’éclipser  ? Si sa propre mémoire,
dans ses catégories les plus heureuses, ne constituait plus un repli able, où
trouver le repos  ? Où s’échapper pour ne plus avoir à supporter les luttes à
mort des loups parmi les loups ?
« Ai-je répondu à votre question, Najdorf ? Dix mille dollars ! Pas un kopek
de moins  ! Là, devant moi… Nous nous sommes mis d’accord à Londres  !
Capablanca a signé l’accord de Londres, alors ? Il a même intérêt à se dépêcher
car je ne vais pas tarder à retraverser l’Atlantique et croyez bien qu’une fois de
l’autre côté, en Europe, ce sera à lui de me payer les frais du voyage retour ! »
Avec sauvagerie, dans le verre vide de Najdorf, Alekhine écrasa sa cigarette, se
leva sans s’excuser, se coi a de son chapeau noir, revêtit son manteau noir,
empoigna la petite mallette noire qui contenait ce que contenait son esprit, à
savoir des jeux d’échecs miniatures, des carnets bourrés de notes brouillonnes
consacrées aux échecs ainsi que des revues échiquéennes tchèques, anglaises et
soviétiques, puis il tourna le dos à ses confrères.
Tartakover donna une tape légère dans le dos de Najdorf.
« Allez, ne faites pas cette tête, Mendel… Voyons ! La réaction d’Alexandre
Alexandrovitch ne doit pas vous surprendre. Vous savez, je le connais depuis
trente ans. Les échecs sont tout pour lui. Il leur a tout donné… »
Le regard de Najdorf était grave.
Pour lui aussi le jeu était tout.
« … Non, Mendel. Plus que ça, bien plus que ça et bien pire que ça. »

1. L’équivalent, de nos jours, de cent cinquante mille dollars.


3

Le temps et la traversée aidant, le souvenir désagréable de cette discussion


avait coulé dans l’océan Atlantique. Parmi la mer houleuse de janvier et les
vents et les brumes chargés d’embruns, emmitou é dans un pardessus qu’il
avait fallu exhumer des malles, vêtu d’un smoking au col croisé, d’une écharpe
en soie blanche et d’un nœud papillon de guingois, Alekhine s’était installé sur
l’une des chaises longues. Une nouvelle fois seul sur le deck glissant, il avait
chaussé ses lunettes pour reprendre ses notes relatives au tournoi Willington
Drake de Montevideo. Son programme pour la soirée était d’achever cette
étude, d’en tirer peut-être quelques lignes complaisantes et de se rendre au
dîner, lequel serait suivi d’un concert.
Ces perspectives étaient réjouissantes, bien plus réjouissantes que la pensée
quelque part en lui, têtue et fugace comme un courant d’air, de l’Allemagne et
de la Russie en train de scier la tête de la Pologne, c’est-à-dire d’assassiner tous
ceux, parmi les Polonais, qui savaient ré échir, tant il est de notoriété publique
que pour tuer n’importe quel organisme, et cela vaut pour les pays et les
peuples comme pour les écrevisses ou les poulets, le tronçonnage de tête est la
méthode la plus dé nitive.
Alekhine constata qu’au Tournoi des nations, comme à celui de Willington
Drake qui l’avait suivi, il ne s’en était pas trop mal tiré. Sur seize parties, il avait
remporté neuf victoires et concédé sept nulles. Treize points donc, compta-t-il
en pinçant son crayon entre ses lèvres… Il tira sur son ventre le plaid en laine
bouillie qu’un steward venait de lui apporter, alluma une cigarette avec une
gestuelle d’automate, sans paraître commander à ses mouvements, en donnant
plutôt l’impression d’avoir depuis longtemps laissé son corps se débrouiller sans
lui. Les pages de ses carnets étaient couvertes de sa grosse écriture bordélique.
Alekhine annotait ses parties au crayon gras, principalement en russe et en
français, mais aussi en allemand ou en anglais, en latin ou en grec ancien.
Lorsqu’il releva la tête, il aperçut le capitaine Duarte Almeida qui traversait le
Miracle pour aller se changer dans sa cabine. Le dîner-concert lui imposait de
revêtir un uniforme immaculé. Court sur pattes, l’o cier portait pour le
moment un vieux caban rougi par les coups de fer à repasser. Un pantalon
bou ant enveloppait la quasi-totalité de ses chaussures à bout carré et
soulignait les dimensions minuscules de ses pieds. La peau brune, le nez épaté,
l’oreille droite percée d’un anneau, Almeida remuait chez ses interlocuteurs le
souvenir de ces navigateurs portugais du quinzième  siècle partis pour l’autre
bout de la terre sur des coquilles de noix a n de se couvrir d’or, de se frotter le
corps d’épices et de dessiner des cartes cernées par des dragons. L’o cier ôta sa
casquette, s’inclina pour exécuter une sorte de révérence et parla à Alekhine
dans un à peu près bon français.
« Bom jour, dotor Alekhine !
—  Bonjour capitaine… Quel vent  ! Quelle énergie autour de nous  ! On
dirait du Berlioz.
— Oui, le largo.
— Quelle vigueur, mon ami !
—  Nous devons poucher les motores à fond, pour contrebalançar les
courantes. Je suis anxieux de voir notre dîner de ce soir tanguer. Il ne faudrait
pas que le potache nous douche.
— Le potache nous quoi ?
— Que la choupe se renverche, à cause des vagues.
— Ah… Eh bien, tant qu’il y a du mouvement, il y a de la vie ! N’est-ce pas ?
— Oui, dotor. Excusez-moi mon français que je ne le pratique plus. J’ai de la
vergogne.
— Quand arriverons-nous, capitaine ?
— Dans trois journées.
— Merveilleux !
— Je dois vous dire… j’ai prévenu à Lisboa de votre présença à bordo.
— Tout à fait délicat de votre part, capitaine. Tout à fait délicat.
— Mon pays a l’honneur de recevoir le champion do mundo !
— Dites-moi, capitaine, les échecs y sont-ils en vogue ? »
Le capitaine répondit que oui, bien entendu. Quel indigne pays ne prisait pas
ce sommet de l’esprit qu’était le jeu d’échecs  ? Il était regrettable selon lui
qu’aucun maître portugais d’envergure ne se soit encore manifesté. Mais, du
fait de la présence illustre du Dr Alekhine, il était certain qu’une génération de
prodiges lusitaniens éclorait bientôt. D’ailleurs, décidèrent-ils au même instant,
il leur faudrait s’asseoir côte à côte au dîner-concert  ! L’honneur était si
réciproque… Alekhine et Almeida pépièrent de cette façon un quart d’heure.
L’un assurait l’autre de son importance, l’autre lui rendait la pareille. Dans la
catégorie des passe-temps, les discussions futiles étaient ce qu’Alekhine préférait
– quelques mots creux, quelques formules de politesse codées, et il était sûr de
ne pas gaspiller les forces de son esprit pour les engager ensuite, exclusivement,
sur l’échiquier.
Grace apparut au bout du deck. Elle semblait, vu son air chafouin, remontée
comme une pendule. Elle était habillée de cette fourrure qui la rondissait, lui
tombait jusqu’aux chevilles et lui donnait l’air comique d’un petit rongeur. Le
capitaine salua dûment madame, mais s’éclipsa aussitôt. S’il se attait de passer
une soirée en compagnie du champion du monde d’échecs, Grace lui semblait
moins invitante. Elle était américaine et les Américains n’avaient aucun sens de
la conversation. Esprits vulgaires, marchands anglais a ranchis des politesses et
de l’Histoire, ils ne croyaient qu’aux dollars. Bientôt, pensait tristement le
marin, ils régneraient sur un monde universellement monnayable et l’on était
en droit de se demander comment s’accommoder d’une telle brutalité.
Une fois seul avec elle, Alekhine changea d’attitude et redevint l’enfant mal
dégrossi qu’il était peut-être avant tout. Quel âge avait Alekhine  ? Quarante-
sept ans, comme le prétendait son passeport ? Quatre-vingt-treize ans, comme
l’aurait a rmé, au vu de la taille de son foie et de l’état de ses poumons, un
laboratoire médical  ? «  Seize  ans  », aurait répondu Grace parce qu’elle savait
qu’à seize ans, des mains de Sa Majesté le tsar Nicolas II, pour sa victoire au
tournoi panrusse des jeunes espoirs, il avait reçu ce vase en porcelaine de la
couleur de ses yeux. Le trophée avait des anses en forme d’ailes de papillon.
Comme s’il avait contenu son cœur, sa mémoire et toute son âme, Alekhine ne
s’en séparait jamais.
« Tu te gardes de me réveiller quand tu te lèves, Tisha… »
Le sobriquet dont Grace usait pour désigner Alekhine avait jadis servi à
caractériser le petit garçon qui se claquemurait dans sa chambre pour être à
l’abri de ses domestiques et de ses précepteurs, dans la villa moscovite, opulente
et grotesque, de ses parents. Du russe тишина, qui signi e silence, « tishna  »
désignait, avec la pointe de tendresse dont l’enrobait la chuintante nale, le
mutisme dans lequel le jeune Alekhine s’enfermait pour jouer. Trente ans plus
tard, il n’avait pas cessé d’être l’enfant taiseux qui répondait par courrier aux
problèmes d’échecs des journaux, et qui fumait trop d’écœurantes cigarettes de
makhorka.
« Tu dormais, ma chérie, je ne vois pas pourquoi je t’aurais réveillée.
— N’empêche que j’ai l’impression que ça t’arrange bien, quand je dors.
— Je voulais reprendre mes parties de Montevideo et de Buenos Aires, je… »
D’un geste, Grace coupa court. Il s’agissait de ne pas confondre le jeu et la
vie.
« Qu’est-ce qu’il te voulait, le capitaine ?
—  Il m’a con rmé que nous serions à Lisbonne après-demain. Il a avisé la
presse de notre arrivée… Ce soir, au dîner, nous serons assis à sa table. Il a
tardé pour nous y mettre, je trouve. J’ai fait mine de ne pas m’en être rendu
compte et de n’y attacher aucune importance. »
La main de Grace pointa le ciel du doigt. Elle sentait le jeu revenir. Il fallait
réagir.
« Je t’ai prévenu, hein ? On ne va pas s’éterniser à Lisbonne !
—  Tu me l’as dit hier, oui. Nous sommes tombés d’accord… Le débat est
clos.
— Le temps n’est pas aux salamalecs. La France est en guerre. Tu es français.
—  Russe de naissance, français du fait des circonstances ou peut-être par
préférence, je ne sais plus. Mais, oui, je suis français. C’est indéniable. C’est
écrit sur mon passeport, comme notre mariage, ma douce…
— Il n’y a plus de Russie. Ça n’existe plus, la Russie, ce n’est plus un pays. »
Les deux mains de Grace s’étaient ouvertes sur un vide.
« Elle continue d’exister dans mes souvenirs.
— Et c’est très bien, crois-moi ! La Russie est bien mieux dans ta tête, parmi
tes souvenirs, que sous la coupe des Soviets !
— Pourtant, ce n’est pas vraiment la même chose…
— Du nerf, Tisha ! Pas de sensiblerie, s’il te plaît. Tu vas être mobilisé dans
l’armée française et tu n’es pas un déserteur. Aux armes, citoyens. Formez vos
bataillons. Marchons, marchons. Champion du monde plus déserteur égale
déserteur.
— Grace, qu’est-ce que tu as ?
— J’ai froid, voilà. Et puis cette traversée m’ennuie.
— Ce n’est pas une raison pour venir me torturer ! »
Pour Grace, si. Elle reprit ses petites additions.
« Champion du monde plus héros de guerre égale héros de guerre champion
du monde.
— Mais en n, la barbe !
— Je dis la vérité, Tisha.
— C’est surtout qu’il ne faudrait pas qu’on con sque nos avoirs en France !
— Mes avoirs en France. »
Il y avait le château de Saint-Aubin-le-Cauf en Normandie, un atelier à
Montparnasse, des bronzes Art déco (deux nus, un cacatoès), des gravures de
Jouve, quelques toiles fauves et des comptes bancaires à six chi res. Le total
était rondelet et, comme Grace venait si subtilement de le souligner, tout était
à son nom.
« Tu es charmante, Grace. Tu es même délicieuse. »
La situation n’était pas très confortable, pour Alekhine.
« Délicieuse et très généreuse, Tisha. Parce que les clubs d’échecs paient les
bars et les hôtels, mais qui paie tout le reste ?
— Je sais, Grace. Je sais que tout ça, c’est grâce à toi.
— La pauvreté proverbiale des joueurs d’échecs, as-tu à en sou rir ?
— Non.
— Navigues-tu en première ?
— Oui, je navigue en première…
— Crois-tu que ton titre te su se à voyager gratis en première ?
—  Il est peu probable que la compagnie se paie avec des titres, fussent-ils
mondiaux. Voulais-je vraiment m’embarquer ? Je ne sais pas. L’autre jour… un
matin. Nous passions les Açores et tu dormais encore. J’ai fait les cent pas sur
cette promenade parce que je n’arrivais pas à me sortir d’un mauvais
pressentiment. »
Grace voulait en découdre.
Elle l’avait acculé, il fallait en pro ter pour l’achever.
« La bouteille de cognac que tu as fait monter hier soir, la crois-tu o erte ?
— Avec toi. Je l’ai bue avec toi.
— Je la paie, Tisha… Ai-je le droit d’y goûter ? »
Le couple tenait un peu de l’association de malfaiteurs. Les deux parties
étaient assurées de leur apport mutuel et cette condition semblait aussi
nécessaire que su sante  : lui aux loisirs, elle aux nances. Elle le bois, lui le
vernis.
« Bon, j’arrête. Je rentre. Nous faisons un rapide tour de piste à Lisbonne et
nous partons pour Paris dans la foulée. Paris. Paris. Nous sommes d’accord ? »
Paris était pour Grace ce qu’il était devenu pour tous les Américains depuis
Gertrude Stein et Ezra Pound  : un lieu au taux de change avantageux où
s’adonner librement à la boisson et aux arts.
«  Tu vas défendre ton pays les armes à la main, Tisha. Moi, je t’écrirai des
lettres d’amour bouleversantes. Peut-être même que je ferai ton portrait en
soldat, dans le genre de celui qu’a fait Picasso du poète Apollinaire. Bref, il est
hors de question qu’on soit inquiétés par les autorités françaises.
— “Mon pays”, tu insistes tant là-dessus, on dirait que tu en doutes…
— Oui, ton pays. La France est ton pays.
— Pour te dire le vrai, je ne suis pas sûr de l’endroit où se trouve mon pays.
— Nous avons un peu forcé sur les voyages.
— J’ai toujours beaucoup voyagé.
— Justement, les voyages brouillent la tête.
— Tu n’as pas l’air très embrouillée, toi…
— On ne peut pas être deux à être embrouillés. Je tiens la barre, au cas où tu
n’aurais pas remarqué.
— Tu as vidé tout ton venin ? C’est bon ? Je peux travailler tranquille ? Non
mais quelle vipère tu fais parfois ! »
Elle se blottit dans sa fourrure avec ce qui devait être du contentement. Elle
lui balança un regard espiègle qui le t sourire jaune. Peut-être se demandait-
elle de quoi son champion du monde aurait l’air si on lui rasait le crâne et
qu’on le trépanait comme Apollinaire. L’idée dut l’e rayer puisqu’elle bondit
de la chaise longue où elle s’était installée, et changea de ton comme d’humeur.
« Allez, j’ai froid ! Je rentre. Travaille bien, mon chéri ! »
Alekhine n’était déjà presque plus là. Comme s’il s’agissait d’un signal opaque
perdu dans un lointain, il vit la silhouette de Grace s’étrécir sur la promenade.
Elle longeait le bord habité du bateau. Elle s’accrochait à une rambarde de bois
lisse. Elle ne se tourna pas une seule fois vers l’océan. On aurait dit qu’elle avait
peur. Si elle dérapait sur le caillebotis ? Si elle basculait au-dessus du bastingage
et tombait  ? Le temps qu’Alekhine sorte de son échiquier mental, s’empare
d’une bouée et la lui jette, n’aurait-elle pas déjà coulé  à pic  ? Pourrait-elle
même nager, empêtrée dans sa pelisse  ? Savait-elle seulement nager  ? La
température de l’eau et la peur des squales ne su raient-elles pas à foudroyer
son cœur ?
 
Lorsqu’elle eut disparu dans une coursive, Alekhine rouvrit ses carnets où
étaient retranscrites ses victoires sud-américaines. Revinrent alors les décors des
tournois enchanteurs, ceux des nations et de Willington Drake. Revinrent les
palmiers et les jacarandas. Réapparurent les panamas et les canotiers de ses
adversaires, leurs costumes en sergé de lin froissés, les mouchoirs dont ils se
servaient pour s’essuyer le front. Il su t de quelques secondes pour que ces
décors hospitaliers soient remplacés par les étranges alignements de chi res et
de lettres des coordonnées. Parmi ces symboles, Alekhine retrouva cette boule
de gaz explosif, cette ombre de rage crue dans lesquelles il se reconnut mieux
que dans un miroir.
4

De quoi le joueur Alekhine était-il fait  ? Qu’avait voulu dire Tartakover


quand il avait a rmé au jeune Najdorf qu’il était pire, bien pire  ? En quoi
Alekhine était-il pire qu’un autre ? Qu’est-ce qui le distinguait des génies des
échecs qui eurissaient depuis des  siècles  ? Son absence de génie, justement.
Les ressources inhumaines qu’il avait dû puiser pour combler cette absence de
génie. Les blessures qu’il avait dû méthodiquement s’in iger pour obtenir ce
que la naissance lui avait refusé. Dès sa plus tendre enfance, Alekhine s’était
soumis à une discipline serrée comme un nœud de pendu, piquante et
pénétrante comme une aiguille sous un ongle. Cette discipline l’avait conduit à
devenir celui que Reuben Fine avait décrit comme le « sadique des échecs » :
un joueur qui trouvait son plaisir dans les sou rances que le jeu lui permettait
d’in iger, un individu que le critique musical Harold C. Schonberg avait
déclaré «  plus immoral que Richard Wagner et Jack l’éventreur  », c’est-à-dire
dont l’ambition était aussi totale que celle de l’illustre musicien allemand, et la
volonté aussi créatrice, un homme au jeu plein de poison à propos duquel le
directeur du South-Kensington Gentlemen Chess Club, le colonel Edward
Brom eld, avait écrit cette célèbre notice biographique :
«  Le Dr  Alekhine a traversé une guerre mondiale, une révolution et une
guerre civile en jouant aux échecs. Par la seule force de son dévouement au jeu,
par la seule volonté d’y exceller, il a pu survivre et traverser ces incendies,
disons comme un fakir sur un tapis de braises. C’est qu’aucun autre joueur ne
peut se targuer de l’insigne honneur de vivre, par-dessus tout, dans le jeu. Le
monde ne touche pas le Dr Alekhine.
« Je me suis souvent demandé d’où venait cette violence que le Dr Alekhine
libère sur les soixante-quatre cases et je crois qu’il existe un lien entre son génie
si particulier et son destin historique. Comment la violence de l’Histoire ne
l’aurait-elle jamais atteint  ? Comment aurait-elle pu en toucher tant, et
l’épargner lui ? Et si, au lieu de le blesser, elle s’était incarnée en lui ? Est-ce un
hasard si certains analystes amateurs de symbolisme phonétique se sont inspirés
des sonorités de son nom de famille pour dire qu’Alekhine était “All in” (“Alles
in” en allemand)  ? Si, comme je le crois, il n’existe pas d’homme plus
“intérieur” (au sens où les philosophes mystiques entendaient ce mot, c’est-à-
dire en l’opposant au monde “extérieur”) que le champion du monde, j’en
déduis que, dans le secret de son âme, il a fait subir à l’histoire une bien étrange
chimie, la transformant en un carburant dont l’e cacité, à chaque partie,
balaie ses adversaires.
« Pour évoquer le Dr Alekhine, je me gure un immense réservoir où serait
venue s’accumuler une quantité invraisemblable d’énergie brute. Je n’a rme
pas que le Dr  Alekhine a ignoré son  siècle, je suppose simplement qu’il a
ingurgité sa violence et l’a, miraculeusement, transposée sur l’échiquier. L’e ort
qu’il a dû fournir pour réussir une telle métamorphose s’apparente à de la
sorcellerie. Elle fait selon moi du Dr  Alekhine un génie aux proportions
fantastiques, peut-être même un démon2 ».
Cette singularité d’Alekhine, si poétiquement évoquée par Brom eld, était
devenue viscérale dans le duel avec Capablanca. Cet authentique génie, cet
ange solaire, au bout d’un labeur indicible et au risque d’un cassement de tête,
le diabolique Alekhine réussit à le vaincre. Tâcheron, rustre, brute, monstre
d’orgueil et de vice, il avait ni par l’emporter. Dès l’enfance, au moment de
découvrir le jeu, Alekhine et Capablanca avaient composé à leur insu une sorte
de conte moral où s’étaient opposés le mérite et le don.
Capablanca avait été ce petit garçon qu’on asseyait entre son père et son
oncle, les soirs où avaient lieu leurs parties d’échecs. Il n’avait qu’à se tenir sage
et coi. Dans la moiteur tropicale, les frères Capablanca ré échissaient au
rythme du tic-tac de la pendule à bascule devant cet enfant de quatre ans qu’on
enverrait bientôt au lit. Une odeur de fruits pourris était dans l’air et des
mouches tournoyaient lourdement sous un lustre. M. Capablanca avait le trait,
il leva sa main droite, l’avança pour manœuvrer un fou, quand…
« Non, papa ! Ne joue pas ça !
— Pardon, Josélito ?
— Ne joue pas ce coup…
— Qu’est-ce que tu racontes, ston ? Tu ne connais même pas les règles !
— À force de vous regarder, tonton et toi, si, je les ai apprises. »
Avec quelle condescendance ils durent regarder le petit Capablanca.
« Ah oui ? Tu as l’air bien sûr de toi. Alors, explique-moi pourquoi mon coup
serait si mauvais, mon garçon. Papa écoute. »
Son ls lui expliqua pourquoi. Il lui expliqua même comment sa position était
gagnante mais nécessitait telle ou telle prise ainsi que tel ou tel développements
au vu de tel et tel enchaînements. Dès lors, ce qui avait été de la
condescendance de la part des deux adultes se changea en malaise puis en
émerveillement. Lorsque le prodige voulut jouer contre son oncle ou son père,
l’un et l’autre se dé lèrent en prétextant la fatigue et l’heure tardive. Ils
organisèrent dès le lendemain un match avec le médecin du bourg, qui
possédait une solide réputation, mais qui perdit néanmoins très sèchement. On
dirigea le tout petit Capablanca, son costume de marin et son gros nœud en
soie autour du cou, vers le club d’échecs de La Havane. De victoire en victoire,
Capablanca grandit et joua jusqu’à décrocher le titre mondial, sans trop
d’e orts, sans aimer vraiment les échecs, sans lire un seul manuel, simplement
parce qu’il s’appelait Capablanca et que, par l’e et de la grâce, il était
imbattable.
Qu’en était-il d’Alekhine ?
Où et comment Alekhine avait-il rencontré les échecs ?
Au cours d’une messe noire, au club de Moscou. Il avait dix ans. L’o ciant
était un Américain du nom de Pillsbury (il devait mourir peu de temps après,
complètement fou). Sous les yeux émerveillés d’Alekhine, dans une nébuleuse
d’orgueil et de magie, Pillsbury battit simultanément, et à l’aveugle, vingt-deux
joueurs aguerris. Le tout jeune Alekhine s’extasia devant cette démonstration
de force. Il voyait un homme aux yeux bandés qui prononçait d’étranges
successions de chi res et de lettres. L’esprit d’un seul homme était donc
capable d’en écraser vingt-deux autres, sans même prendre la peine d’ouvrir les
yeux ! Quel était cet exploit ? De quel diable Pillsbury tenait-il ce pouvoir ?
Alekhine rentra chez lui, apprit à lire les coordonnées des parties. Il s’enfonça
les premières aiguilles d’acier sous les ongles en déchi rant  : «  1. e4-e5  2.
Cf3 », etc. Tâchant de ressentir en lui les mouvements des pièces, il réussit à les
isoler des formes du plateau. Il oublia les soixante-quatre cases, vit une partie
pour ce qu’elle est essentiellement, à savoir un réseau de forces invisibles,
impalpables et magnétiques. Alekhine jouait la lampe à pétrole de sa chambre
éteinte, à la lumière de la lune. Pendant les classes, à l’école, il se mit à
confondre les formules mathématiques et les coordonnées. À douze ans, il était
capable de mentaliser une partie entière. Il pouvait jouer partout et tout le
temps. Il jouait en dormant.
À force, il devint l’un des joueurs de simultanées à l’aveugle les plus
performants de l’histoire des échecs, écrasant une fois, à Paris, quarante-cinq
adversaires en même temps. Il lui su sait de s’asseoir dans un fauteuil. Il
enchaînait les cigarettes dix-huit heures d’a lée, s’a amait pour se garder
excité, tournait le dos à des joueurs qui tous avaient devant eux un échiquier,
qui tous voulaient gagner leur match et qui n’y parvenaient pas. Alekhine vous
battait à plusieurs, sans même prendre la peine de vous regarder. Vous vous y
seriez mis à soixante ou à trois mille qu’il vous aurait battus sans éprouver le
besoin de se retourner. Ces simultanées à l’aveugle étaient des cérémonies
magiques. Comme Pillsbury avant lui, il y maniait des forces invisibles. Dans
les volutes de fumée qui montaient du cendrier, dans les ous qui entouraient
sa silhouette, dans les jeux de lumière et d’ombre on devinait les émanations
d’un esprit agissant…
En lisant les parties d’Alekhine, en cherchant à caractériser son style, s’impose
l’idée d’un mercenaire équipé d’une immense épée à double tranchant qui
bataillerait avec des escrimeurs armés de rapières. Ses adversaires tentent de lui
in iger des blessures chirurgicales, le piquent comme des guêpes ou des
moustiques quand Alekhine les tranche, les frappe, les hache, les détruit, les
étripe et les perfore. Pour véri er cette image un brin poussive, nous renvoyons
les lecteurs amateurs de sortilèges au match contre Bogoliubov au tournoi de
Hastings en 1922, ou à celui contre Réti au tournoi de Baden-Baden en 19253.

2. In e Brom eld Chess Players Index, Londres, 1928.


3.  «  Je considère ces deux parties comme les plus brillantes de ma carrière échiquéenne. Par une
coïncidence étrange, aucune d’elles n’a reçu la moindre distinction, aucun des deux tournois n’ayant
accordé de prix de beauté. » (Alexandre Alekhine, My Best Games 1908-1923, Londres, 1939)
E m Bogoliubov – Alexandre Alekhine(Défense hollandaise) Hastings, 1922
1. d4 f5 2. c4 Cf6 3. g3 e6 4. Fg2 Fb4+ 5. Fd2 F×d2+ 6. C×d2 Cc6 7. Cgf3 0–0 8. 0–0 d6 9. Db3 Rh8
10. Dc3 e5 11. e3 a5! 12. b3 De8! 13. a3 Dh5! 14. h4 Cg4 15. Cg5 Fd7 16. f3 Cf6 17. f4 e4 18. Tfd1
h6 19. Ch3 d5! 20. Cf1 Ce7 21. a4 Cc6! 22. Td2 Cb4 23. Fh1 De8! 24. Tg2 d×c4 25. b×c4 F×a4 26.
Cf2 Fd7 27. Cd2 b5! 28. Cd1 Cd3! 29. T×a5 b4! 30. T×a8 b×c3! 31. T×e8 c2! 32. T×f8+ Rh7 33. Cf2
Dc1+ 34. Cf1 Ce1! 35. 2 D×c4 36. Tb8 Fb5 37. T×b5 D×b5 38. g4 Cf3+! 39. F×f3 e×f3 40. g×f5
De2!! 41. d5 Rg8! 42. h5 Rh7 43. e4 C×e4 44. C×e4 D×e4 45. d6 c×d6 46. f6 g×f6 47. Td2 De2! 48.
T×e2 f×e2 49. Rf2 e×f1D+ 50. R×f1 Rg7 51. Re2 Rf7 52. Re3 Re6 53. Re4 d5+ 0–1
Richard Réti – Ale×andre Alekhine(Fianchetto du roi) Baden-Baden, 1925
1. g3 e5 2. Cf3 e4 3. Cd4 d5 4. d3 e×d3 5. D×d3 Cf6 6. Fg2 Fb4+ 7. Fd2 F×d2+ 8. C×d2 0–0 9. c4!
Ca6 10. c×d5 Cb4 11. Dc4 Cb×d5 12. C2b3 c6 13. 0–0 Te8 14. Tfd1 Fg4 15. Td2 Dc8 16. Cc5 Fh3!
17. Ff3 Fg4 18. Fg2 Fh3 19. Ff3 Fg4 20. Fh1 h5 21. b4 a6 22. Tc1 h4 23. a4 h×g3 24. h×g3 Dc7 25.
b5 a×b5 26. a×b5 Te3! 27. Cf3 c×b5 28. D×b5 Cc3! 29. D×b7 D×b7 30. C×b7 C×e2+ 31. Rh2 Ce4! 32.
Tc4! C×f2 33. Fg2 Fe6! 34. Tcc2 Cg4+ 35. Rh3 Ce5+ 36. Rh2 T×f3! 37. T×e2 Cg4+ 38. Rh3 Ce3+ 39.
Rh2 C×c2 40. F×f3 Cd4 0–1
5

Mais nous nous étions promis de parler d’échecs sans jouer aux échecs, aussi
devrions-nous raconter – pour dire qui était Alekhine en dehors du jeu, pour
espérer que sa silhouette ramassée, tendue, crispée, une fois dite, projette son
ombre sur ces pages et transforme ce livre en un portrait où puisse non
seulement se re éter sa part visible mais surtout se dévoiler son double
invisible, cette charge explosive enclose dans l’échiquier – un duel d’un autre
registre, survenu près de Carlsbad, dans le jardin d’un mécène où se tenait, un
après-midi de juillet ensoleillé, un raout.
Depuis trois quarts d’heure, sans avoir parlé à quiconque, Alekhine
inventoriait la bibliothèque pleine de livres d’échecs anciens et admirables de
son hôte. Il se décida à rejoindre le carré d’herbe rase où était dressé un bu et.
Là, il fusa d’un pas décidé vers la ravissante poule de Capablanca, dont la
blondeur lui piquait les yeux comme un soleil, mais l’attirait, aussi, comme une
ampoule un frelon. Peut-être avait-il entendu éclater les rires d’Olga
Capablanca pendant son inventaire, peut-être avaient-ils gêné son
recueillement. Olga riait beaucoup. Il joua des coudes pour la rejoindre. Il ne
voyait qu’elle, ne visait qu’elle, ne s’encombrait pas des autres qui pourtant, à
deux reprises, à cause de lui, manquèrent de renverser leur chope de bière. Sans
qu’Alekhine en ait tout à fait conscience, sa gorge émettait ce léger grognement
qui, chez les babouins, sert à exprimer le rut.
Olga avait épousé en premières noces un o cier de cavalerie du Caucase, elle
épouserait en troisièmes noces un champion olympique d’aviron gallois et, en
quatrièmes noces, un amiral américain. Son mari numéro deux n’était autre
que José Raúl Capablanca. Elle s’appelait donc Olga Capablanca, et elle était
en train d’ensorceler le très avenant Ståhlberg lorsque Alekhine lui fondit
dessus. Il la mena sans ménagement vers un alignement de plants de tomates
au fond du jardin, près d’une remise à outils ; les bijoux d’Olga sonnèrent en
s’entrechoquant et ses talons aiguilles s’enfoncèrent dans l’herbe molle. Elle
manqua d’ailleurs de se fouler une cheville. Elle se récria, bien sûr, tenta de
libérer son poignet de l’emprise du malotru et appela Ståhlberg à l’aide. Le
sou e coupé, celui-ci tendit le bras droit pour la rattraper, mais avec une
retenue qui témoignait plus du mélange de peur et de dégoût que lui inspirait
Alekhine que de la volonté réelle d’être secourable à Olga, comme s’ils étaient
deux naufragés, lui déjà sauvé sur un radeau, elle emmenée dans un tourbillon.
En n à l’écart, Alekhine déclara : « Je suis Alekhine !
— Oui j’avais remarqué », pou a Olga en français ou en russe, certainement
dans une alternance des deux puisqu’elle était d’origine aristocratique russe,
comme Alekhine, et que ces Russes-là passaient indi éremment de l’un à
l’autre, « di cile de ne pas vous reconnaître…
— Capablanca ne m’aime pas, je le sais ! »
Dans le monde comme dans les compétitions, les deux rivaux s’évitaient.
« Bien sûr que Capa ne vous aime pas… et il a ses raisons ! »
Pour Capablanca, Alekhine était un infréquentable sociopathe.
« Peut-être, mais le monde entier nous regarde et le monde entier sait que moi
et lui sommes les meilleurs joueurs du monde alors je vous demande, à vous et
à lui, à lui par l’intermédiaire de vous, de ne pas étaler en société une bataille
qui ne regarde que l’échiquier et les hautes sphères…
— Capablanca, et vous après !
— Pardon ?
—  Vous savez parfaitement que Capa est meilleur que vous et c’est même
pour ça que vous évitez la revanche qu’il vous propose depuis dix  ans  ! Pas
besoin de parler de hautes sphères. Hautes sphères de quoi, d’ailleurs ? Hautes
sphères de rien du tout  ! Vous le savez très bien… Vous avez peur  de
Capablanca ! C’est clair pour tout le monde ici ! Mais ce dont vous avez encore
plus peur, ce qui vous terrorise encore plus, c’est qu’on le dise haut et fort  !
Vous avez peur de Capablanca !
— Mais taisez-vous, en n !
— Je me tais si j’ai envie !
— Baissez d’un ton, bon sang, on nous écoute…
— Et si je ne baisse pas d’un ton, vous faites quoi ? »
À cet instant précis, Alekhine et Olga durent éprouver l’envie de se servir des
tomates, encore vertes mais qui, projetées avec su samment de force sur le
visage ou sur les vêtements, auraient pu exploser. Les outils de jardinage
o raient des opportunités non moins séduisantes. Alekhine aurait pu l’attaquer
au râteau, elle lui aurait volontiers répondu à la fourche ou à la binette. On
imagine cette gentille société de joueurs d’échecs introvertis et bien élevés
interrompue par l’outrage.
« Vous êtes une tigresse !
— Vous êtes un lâche ! »
Oui, on imagine la gentille petite réunion cérébrale traversée par cette foudre.
« Fermez-la, bon sang ! Satanée tigresse !
— Lâche !
— Je m’en vais vous corriger à coups de trique ! »
Olga adorait ces bravades masculines. Elle les trouvait attendrissantes. Elle
posa ses deux mains sur ses hanches. Ainsi campée, moulée dans sa robe-pull
en alpaga, elle partit d’un grand rire.
« Me corriger, moi ? Tiens donc !
— Si vous ne vous taisez pas, je n’aurai pas d’autre choix !
— Vous disiez… “à coups de trique” ?
— Parfaitement ! À coups de trique !
— Mais pardon, mon petit bonhomme… vous n’avez pas ce qu’il faut ! »
6

À Lisbonne, le télégramme du capitaine Almeida avait produit son e et et les


joueurs d’échecs lisboètes étaient tous excités comme des groupies. Parmi eux,
dans un long pardessus rouille, se trouvait Francisco Lupi, lequel devait être, à
la n des ns, le seul et le dernier ami. Après la n des ns, Lupi se
rappellerait, avec une tendresse palpable, le débarquement du champion du
monde  : «  Un matin brumeux de février, si mes souvenirs sont exacts, nous
nous sommes tous précipités sur le quai pour accueillir le paquebot en
provenance de Buenos Aires. Bien avant l’amarrage, on remarqua sur le pont
supérieur un homme très souriant et très blond qui tenait dans ses bras deux
chatons4  ». La plus belle suite du Palacio d’Estoril lui avait été réservée, ainsi
qu’une huit-cylindres avec chau eur, tout cela gracieusement, naturellement,
au bon plaisir de madame et monsieur. Peut-être en échange d’une toute petite
partie commentée, cher maître ? Pourquoi pas cette défense Caro-Kann dans la
variante d’échange que vous avez jouée à Caracas ? Quel trésor de stratégie que
cette partie ! Quel profond bijou !
Ces singeries dissimulaient mal leurs ombres. Parmi la foule se trouvaient des
agents de la Société de propagande, comme le commissaire-inspecteur Luis
Lupi, le frère aîné de Francisco. Plus bedonnant que son cadet, il portait la
même tignasse noire, mais avec des tempes gris fer et un collier de barbe. Pour
lui et ses espions policiers protecteurs de l’État nouveau, si Alekhine était un
lion rare, il fallait qu’il soit en cage, placé sous étroite surveillance. Accueillir
Alekhine au débarcadère, c’était l’encercler. L’inviter à l’hôtel, c’était l’assigner à
résidence. Le conduire dans cette grosse voiture clinquante, c’était le suivre à la
trace. Le laisser jouer aux échecs et discourir sur les avantages et les
inconvénients du gambit du pion roi, c’était se prémunir contre la moindre
déclaration politique. Le Portugal était une dictature sournoise et méchante.
On y tolérait les apparences de la liberté pour mieux museler la liberté réelle.
Sitôt débarquées, les ombres se rapprochèrent de lui et l’enveloppèrent. Sans
même qu’il puisse s’en rendre compte, Alekhine nageait dans l’ombre policière,
et le moindre de ses gestes était non seulement anticipé, voire provoqué, mais
aussi consigné dans des rapports qui étaient ensuite archivés dans les quartiers
généraux de la Police de vigilance et de défense de l’État.
Quoi que le champion fasse, un mouchard de la PVDE détaillait ses
costumes excentriques, son embonpoint excessif et les signes de fatigue qu’il
manifestait après trois ou quatre heures de jeu, témoignant d’un épuisement
plus profond, supposait-on, attestant peut-être de la n prochaine de son
règne, conjecturait-on. Alekhine a souvent les yeux qui piquent, écrivait-on.
Alekhine porte sous sa veste un gilet beige arborant un chat brodé,
mentionnait-on. Alekhine tremble en allumant ses cigarettes, remarquait-on.
Alekhine boit abondamment des digestifs de l’espèce la plus coriace et son
épouse se contente de le mettre en garde contre son absorption excessive de
café, s’étonnait-on. Tout de même, concluait-on avec une certaine lassitude, ce
type ne s’occupe pas d’autre chose que de jouer aux échecs et, s’il lui arrive de
prononcer des discours, ceux-ci donnent ce genre de lourdeurs recuites : « Le
professionnalisme qui consiste au sacri ce d’une vie à un idéal et blablabla… »
On se mit par conséquent à le suivre de plus en plus mollement. Au bout de
trois semaines, comme le séjour au Portugal du couple était sur le point de se
terminer, on le laissa déjeuner avec le cadet Lupi sans le surveiller. Grace était
heureuse d’avoir retrouvé la terre ferme et avait repris ses pinceaux. Vu de son
balcon, l’océan n’était plus un cauchemar où être ballottée mais une bonne
raison d’acheter des pastilles de bleu indigo. Elle avait ressorti son nécessaire
d’aquarelle et s’était lancée dans le portrait d’un de leurs chats.
Avant de suivre Alekhine dans ses tournées, Grace avait mené une carrière de
peintre. Sur la côte Est, elle s’était fait connaître avec des miniatures et des
décors de théâtre. Jack London lui avait commandé des portraits de ses lles.
Elle ne les avait pas trop mal réussis. La fortune acquise, la peinture était
devenue un passe-temps. Dès lors, ses toiles avaient un peu perdu de leur
vigueur.
« Je vais déjeuner avec Lupi, ma chérie…
— Très bien », lui répondit-elle d’un air absent, en barbouillant un pinceau
de rouge.
« Tu veux que je te rapporte quelque chose ?
— Non, tu es gentil. Je n’ai besoin de rien. »
Le tête-à-tête avec Lupi eut lieu dans un de ces bistrots aux murs couverts de
carreaux de faïence qui pullulent à Lisbonne, dans lesquels on cuisine une
nourriture trop riche en sel et trop grasse. Sur la table, il y avait un bouquet de
fausses violettes en papier et, dans une minuscule bouteille couronnée d’un
bouchon de liège, une mixture à base d’huile, de piment, d’ail et de whisky
destinée à relever la morosité ambiante. De la morue était au menu. Elle était
hachée, battue dans du jaune d’œuf, mélangée à des pommes de terre frites et
des oignons en lamelles.
«  C’est drôle, dit Alekhine, depuis que je suis arrivé, j’ai l’impression de ne
pas avoir mangé autre chose que de la morue aux oignons.
—  Cette recette-là, c’est di érent… c’est un peu notre omelette à nous. Je
veux dire qu’il s’agit d’un plat on ne peut plus simple dans son intitulé mais
qu’il est di cile de réussir vraiment. Les bons bacalhau a brás sont rares. Pour
moi, c’est le meilleur de la ville. Je vais vous le commander muito mal
passado… Vous dites “baveuse” en France, pour parler d’une omelette dont
l’œuf cru coule encore dans l’assiette, n’est-ce pas ?
— Oui, c’est ce qu’on dit en e et.
— Si ça peut vous rassurer, c’est ce que je vais prendre.
— Eh bien allons-y pour de la morue baveuse ! Avec du vin blanc ?
— Oui, avec du vin blanc. Pétillant ?
— Pourquoi pas… »
Le garçon enregistra tout cela, tourna les talons et, une fois leur périmètre
d’intimité libéré, une fois la salle balayée du regard pour s’assurer que personne
ne tendait l’oreille, Lupi se lança : « Sous la férule de Salazar, dit-il en sourdine,
nous vivons presque tous un enfer. Presque tous parce que cela concerne surtout
les petites gens et cela peut se constater, en e et, dans les habitudes culinaires.
La morue est un poisson que l’on pêche à l’extrême nord, très loin du littoral
portugais. Pourquoi un pays côtier choisit-il comme plat obsessionnel un
poisson d’eaux profondes norvégien à tendance groenlandaise  ? N’est-ce pas
complètement absurde ? N’est-ce pas le témoignage d’autre chose ? La morue
n’est-elle pas un symbole ou un symptôme, ceux d’un pays qui vivote au
moyen de biens venus d’un lointain à ce point lointain qu’il en est presque
imaginaire… D’ailleurs, j’y pense, la tête d’une morue ne ressemble-t-elle pas à
un dragon chinois  ? N’est-elle pas aussi di orme qu’un fétiche africain  ? Ce
lointain, ce n’est pas seulement l’empire colonial portugais, c’est aussi le cœur
de notre conscience nationale  : nous attendons que vienne d’ailleurs ce que
nous ne saurions trouver en nous-mêmes. Au lieu de croire en nos propres
capacités, nous nous languissons de je ne sais quelle caravelle chargée d’or
revenue de je ne sais quel méridien… »
Le sou e lui manqua pour enchaîner.
« Quant aux patates et aux oignons, maître, ils sont l’humilité dans laquelle la
dictature nous cuit. Cette humilité est relayée par le paternalisme du clergé et
des grands propriétaires, qui sont les deux jambes de Salazar. Sa tête étant sa
femme de chambre, ou ce qu’il nomme le “bon sens” de celle-ci, et qui est une
odieuse morale petite-bourgeoise bien médiocre et bien cassante. Comme de
telles dispositions gastronomiques posent des problèmes sanitaires, notamment
le scorbut, on s’est mis à planter des né iers. Lisbonne est maintenant couvert
de né iers. Vous avez remarqué ? Car les nè es, maître, ce sont de minuscules
fruits amers qui préviennent très bien du scorbut. Vous me direz : ce n’est pas
un vilain arbre, le né ier  ! Mais on ne peut pas dire non plus qu’il s’agisse
d’une initiative paysagère ! »
Au moins, Alekhine était a ranchi. Il mangerait en conscience.
« Nous sommes ce qu’on mange, lui demanda Lupi, non ? »
Plus il s’animait, plus il murmurait.
« Régime alimentaire ou politique, c’est encore et toujours un régime, non ?
— Et moi qui pensais être drôle… Pardonnez ma légèreté, Francisco.
— Ce n’est pas votre faute. Ce serait plutôt la nôtre. Vous rentrez à Paris ? »
Il s’était remis à parler normalement.
« Oui, nous repartons demain !
— Le train ?
—  Oui, le train. Quand elle se met à peindre, Grace ne supporte pas le
bateau.
— Vous me donnerez peut-être de vos nouvelles…
— Je n’y manquerai pas, Francisco.
— Et cette guerre qui commence, maître ?
—  Elle commence très mal  ! Vous savez combien je déteste les excès de
prophylaxie. C’est toujours ce que j’ai reproché à Réti et aux gens qui aiment
les entortillements de Nimzowitsch. Tartakover a eu beau les baptiser des
“hypermodernes”…
— Entre nous, je trouve ce mot superbe.
— Tartakover s’y connait en poésie… Nous étions ensemble à Buenos Aires.
Vous savez qu’il a même publié un recueil ?
— Il vous a inclus dans cette école hypermoderne, si je ne m’abuse. Il vous
considère comme hypermoderne.
— Il fait ce qu’il veut ! Je ne suis d’aucune école, moi !
— Votre style incarne pourtant une rupture…
— De l’esprit, de la vision, mais pas de théorie !
— Ce serait trahir vos impulsions ?
— Cela me priverait de toute spontanéité créatrice ! Les échecs sont un art !
— Aucun principe, alors ?
—  Jamais  ! Je hais l’esprit mécanique. Je vais à la victoire, au bon coup. Je
vois à travers mes adversaires, je les écrase d’énigmes puis je les mange comme
le Sphinx de Béotie… »
Le vinho verde arriva dans un carafon en verre. On l’avait tiré à la pression.
L’interlude redonna une nouvelle direction à une discussion qui dérivait un
peu. Un carnage se préparait en Europe, et c’était l’occasion d’en parler.
« Vous me parliez de cette guerre, maître. S’il s’agissait d’une partie d’échecs ?
Où en sommes-nous ?
— La France joue les noirs. Elle mise sur la solidité de sa défense pour épuiser
les ardeurs des Allemands qui, ici, jouent incontestablement les blancs. Si
j’analyse la position actuelle, je dirais que ce n’est pas une façon de mener une
bataille que d’attendre que l’ennemi vous surprenne. Qu’est-ce que vous allez
imaginer  ? Que vous êtes au-delà de la surprise  ? Les Français ont la ligne
Maginot, bon. C’est du béton, ce sont des tourelles et des trains souterrains,
mais ce n’est en fait qu’une ligne de pions. Les autres en face, vous les sentez, ils
bouillonnent. Ils sont vexés. Ils veulent leur revanche. L’autre jour à la radio,
j’ai encore écouté parler ce Hitler. Dix minutes de son hystérie su sent à vous
électriser. Il dit n’importe quoi et on se prend à le croire, presque sans s’en
rendre compte. À mon sens, dans ces circonstances, les Allemands ont tout le
loisir de ré échir à où et comment percer la ligne de défense française. Vous
n’imaginez pas le trésor d’imagination que doit leur fournir leur rage. Par
conséquent, je vous dirais ce que j’ai illustré en battant Réti à Baden-Baden : se
retrancher, c’est laisser l’autre inventer son o ensive5.
— Je comprends. Vous êtes inquiet pour la suite des évènements ?
— Oui… les Français présument de leurs forces.
— Ils ne sont pas français pour rien.
— Et ils ont toujours une guerre de retard, un temps de retard… »
Il fallut commander un autre carafon de vin.
« C’est un pays qui ne croit qu’au passé, Francisco. Même Napoléon était un
stratège ayant des conceptions de la guerre périmées. Mais à la di érence de
Gamelin, il avait le sens de l’initiative, l’amour de la surprise, et de l’audace à
revendre  ! Tout cela su t à le ranger aux côtés des plus grands artistes  ! Car
Napoléon avait l’esprit ouvert et le goût aventurier du véritable créateur… La
vision, quoi  ! Tout est là, Francisco. La vision  ! La magie d’un esprit
provoquant l’avenir ! Le grand mystère poétique ! Le verbe qui se fait chair ! »
E rayé devant ses envolées, Lupi voulut revenir à des choses plus tangibles.
« Je vous accorde que les Français ne sont pas toujours visionnaires…
— Vous n’avez pas l’air de les aimer beaucoup !
— Leur passage au Portugal n’a pas laissé de très bons souvenirs… »
Les morues furent servies. Alekhine mangea mal et avec précipitation. Il parla
la bouche pleine.
« C’est vrai, j’oubliais que Napoléon avait envahi votre pays.
—  Ses armées, pas lui… Il n’est pas venu en personne. C’est un peu
o ensant.
— En Russie, c’est bizarre, je crois qu’on aime Napoléon. D’abord et avant
tout, je vous l’accorde, on se atte de l’avoir battu  ! Il arrivait fréquemment,
lorsque j’étais enfant, qu’un buste de lui orne tel ou tel bureau de tel ou tel
notable, de tel ou tel intellectuel. Il était une invitation à croire à son destin,
contre toutes les lois des vraisemblances ou des probabilités, et je dois dire qu’il
a marqué ma jeunesse en ces termes…
— Vous disiez qu’il menait la guerre autrement que le général Gamelin.
— Gamelin est une tourte !
— Mais encore, maître ?
— Prenez Austerlitz, qui est le chef-d’œuvre de Napoléon ! Comment a-t-il
fait ? Il arrive sur place le premier, bon. Il décide de laisser aux Austro-Russes la
colline, c’est-à-dire qu’il leur propose de s’installer dans la sécurité de la base
arrière, de surplomber le champ de bataille avec leurs canons, faisant grossir en
eux l’assurance, préparant en eux l’erreur. Ensuite, en découvrant
intentionnellement sa droite, il les invite à s’avancer trop loin, à descendre de la
colline. Ils marchent dans son piège. Ils ne voient rien de ce qu’il a tramé. Car
lui, l’empereur, il a vu la bataille avant qu’elle n’ait commencé. C’est une a aire
de vision.
— Il les a endormis !
—  Pas seulement… La vision, lorsqu’elle est vraiment authentique, est à ce
point puissante qu’elle s’impose. Elle émet des séries d’ondes ensorceleuses, une
sorte de charme ou d’hypnose. Napoléon a vu où ses ennemis iraient et ce fut
comme s’il les avait orientés, lui, vers le bas de la colline puis vers les marais
gelés, comme des pions, comme si les soldats austro-russes n’étaient pas
manœuvrés par leurs généraux mais par l’imagination de l’empereur elle-
même… J’aime beaucoup cette bataille. C’est un poème, en ce qu’on y voit le
rêve d’un homme s’incarner chez les autres et dans les choses pour nalement
les posséder. Pour tout vous dire, Francisco, c’est cette bataille qui m’a inspiré
ma défense !
— La défense Alekhine ? Cf6 ?
— Oui, une défense qui, entre nous, a tout d’une attaque… »
En une dizaine de bouchées a reuses, Alekhine avait englouti la morue. Aussi
se recula-t-il contre le dossier de sa chaise et alluma-t-il une cigarette. Lorsque
la amme de son briquet illumina son visage, ses cernes violets, le temps d’une
in me seconde, se creusèrent. À la place de ses yeux, deux cavités morbides
grossirent comme des taches d’encre. Lupi crut écouter la face grimaçante d’un
squelette.
« Je suis un fugitif, Francisco ! Il n’y a jamais rien eu, pour me protéger, que
ma faiblesse. Mes talents de poète, je les ai systématiquement puisés dans mon
acculement, c’est-à-dire dans le fond de mes blessures et en réponse à l’ardeur
de mes adversaires. Je cours sus à la mort, moi. Je sais qu’elle me donnera la
force de m’en tirer ou qu’elle m’achèvera tout net… Alors je vais droit à sa
rencontre  ! Le chant du cygne, Francisco  ! Vous savez comment cela
fonctionne, hein ? Vous êtes au bord du précipice et, au dernier moment, vous
vous envolez dans les airs au lieu de tomber  ! Vous chantiez comme une
casserole et vous voilà transformé en ténor ! Vous parlez en ce moment avec un
champion du monde mais qu’est-ce que c’est, un champion du monde, sinon
quelqu’un que le monde entier veut abattre ? Jusque-là, ils n’y sont pas arrivés
par voie frontale, mais je ne me fais pas d’illusions… Ils maniganceront. Ils
inventeront des procédés. Ils fomenteront. Ils comploteront. Ils mettront à
pro t les armes des lâches que sont le nombre et la dissimulation ! »
Comme souvent lorsque Alekhine devenait sincère, ça s’enrayait. Lupi, avec
tendresse, tenta de ramener la discussion sur des considérations plus générales.
« On raconte que Napoléon était un piètre joueur d’échecs. »
Malgré son évocation du triomphe d’Austerlitz, malgré sa grande théorie du
verbe poétique qui commandait aux êtres et aux choses, Alekhine ne revoyait
plus maintenant du conquérant que la redingote de drap râpé gris, le bicorne
en castor, les bas blancs où il essuyait sa plume impulsive, ses bottes maculées
de boue, et son empâtement nal.
« Ils l’ont cerné, Francisco ! Ils l’ont eu ! »
En l’entendant crier de la sorte, Lupi se demanda si, après le Sphinx de
Béotie, Alekhine n’était pas un peu en train de se prendre pour Napoléon.
Alekhine ne semblait admettre aucune di érence entre les guerres
napoléoniennes qui avaient redessiné l’Europe et ses combats sur l’échiquier.
Quand Alekhine parlait, Lupi avait l’impression que le jeu comptait autant que
l’histoire réelle. L’in uence dont Alekhine se sentait doté dépassait l’échiquier
et le seul enjeu des tournois. Elle agissait directement sur le monde et sur les
hommes. Par l’e et d’une sorte de confusion ancrée dans son esprit, les échecs
n’étaient plus la métaphore d’une bataille mais la bataille elle-même.
« Napoléon s’est trouvé battu parce qu’il avait cessé de voir, maître ? C’est ce
que je dois comprendre ? »
Alekhine s’était avachi sur sa chaise. Un cylindre de cendre tombé de sa
cigarette venait de rouler sur sa cravate. Avec le bord de sa main droite, il le
balaya. Il penchait la tête sur son thorax en signe d’abattement, comme
Napoléon sur ce tableau célèbre qui le représente décon t et sinistre, juste
après son abdication de Fontainebleau.
«  Non, Francisco. Parce qu’il était épuisé. Ils l’ont eu à l’usure, et à
plusieurs. »

4. Francisco Lupi, «  e Broken King », in Chess World, Sydney, septembre 1946.


5. Alekhine fait ici référence à la partie mentionnée dans la note 1, p. 39, où, jouant l’ouverture qui
devait un jour porter son nom (début Réti : 1. Cf3), Réti laissa à Alekhine le centre et l’initiative, misant
sur la contre-attaque et l’enveloppement par le anc du roi («  anchetto  »). C’était compter sans la
violence de l’attaque. Si celle-ci est fatale, quel contre vous reste-t-il, sinon la reddition ?
7

À bord du Sud-Express, il avait su à Alekhine de céder à Grace le fauteuil


tourné dans le sens de la marche, de s’asseoir en soupirant d’aise, de libérer les
chats de leur panier, de recueillir l’un d’eux sur ses genoux et de regarder dé ler
le paysage mi-aride mi-tropical du Portugal pour se trouver plongé dans ses
souvenirs. Sur le bord du rail, il vit des strélitzia, autrement nommés « oiseaux
du paradis », qui le transportèrent au Brésil. Un peu plus tard, des guiers de
Barbarie le ramenèrent sur les falaises des abords de Tanger.
Les voyages en train font d’excellents rembobinages, aussi Alekhine se
rappela-t-il cet autre voyage de Lisbonne à Paris. Le même Sud-Express.
Onze ans auparavant. Tout était pareil à aujourd’hui. Tout était di érent.
Il revenait de Buenos Aires via Rio avec un titre mondial ambant neuf. La
mémoire de son arrivée à la gare de Lyon et des jours qui avaient suivi était à ce
point brûlante en lui qu’il n’eut aucun mal à se transposer dans un passé qui,
certes, ne survivait qu’à l’état de vapeurs assez dispersées mais que lui pouvait
respirer comme un parfum dans une bouteille.
Toute l’année avait été une suite de galas et d’hommages. Alekhine avait été
heureux, peut-être aussi heureux que lorsque le tsar lui avait apporté son vase
bleu. Lors d’un grand banquet donné en son honneur, il s’était dit que la vie
aurait du mal à lui donner quoi que ce soit de meilleur.
Quel gratin ne s’était pas réuni pour lui !
Tous les arts, toutes les excellences !
Il y avait eu Chagall, Rachmaninov et Stravinski, Bounine et Chestov,
Chaliapine et Kouprine, Lifar et Diaghilev. Il y avait même eu ses rivaux, les
joueurs d’échecs Bernstein et Znosko-Borovsky. (Ces deux-là, Alekhine les
détestait, mais ils faisaient de bons suiveurs.) On mangeait du caviar dans des
cuillers en écaille. On buvait de la vodka et du champagne. Kouprine avait
porté un toast qui s’était terminé sur ces grandiloquences  : «  Régner sur le
monde, non pas à la faveur d’une naissance ou d’un plébiscite, mais par la seule
puissance de son esprit… c’est ce qu’Alekhine a réussi ! » Alors, le champion
s’était levé, avait reboutonné son smoking, tiré sur ses manches pour révéler ses
boutons en jade et sa montre-bracelet à mouvement perpétuel, et salué
l’assistance. Kouprine s’était rassis. Les applaudissements avaient été vifs et
prolongés.
« Merci, mon ami ! Merci ! Mais, grâce à Dieu, la vie d’un homme tel que
moi ne se réduit pas aux soixante-quatre cases de l’échiquier ! Je dis que cette
victoire, ma victoire, est aussi, pour nous tous qui sommes réunis ici, un
symbole à méditer ! Je dis que chacun peut en apprendre… »
Bernstein et Znosko-Borovsky, assis l’un en face de l’autre, s’étaient échangé
un sourire entendu. Eux savaient bien que si, bien sûr que si, les soixante-
quatre cases étaient toute la vie d’Alekhine. En fait, Bernstein trouva l’amorce
du discours d’Alekhine si drôle qu’il s’escla a. Alekhine le remarqua.
«  Que nous apprend ma victoire  ? Que l’invincible Capablanca est vaincu  !
Cela doit nous amener à repenser le mythe de l’invincibilité des bolcheviques !
Rien ni personne n’est invincible et je vous le dis, mes amis… nous
reviendrons dans notre pays ! Dieu y reviendra avec nous ! Nous les vaincrons
eux comme je l’ai vaincu lui.  Gloire à notre Russie  ! Gloire à la Russie
éternelle ! Hourrah ! »
D’ombre en ombre, de mouchard en mouchard, de Politburo en NKVD,
cette bourde devait remonter aux oreilles de Staline qui, en bon tortionnaire
paranoïaque, écoutait les cercles parisiens des Russes blancs, autour de la loge
franc-maçonne de la rue de l’Yvette, de la cathédrale Saint-Alexandre-Nevsky
ou du restaurant À la ville de Petrograd de la rue Daru. Staline tenait à jour des
listes d’hommes à abattre, dressait des listes de bourreaux pour les abattre, puis
des listes de bourreaux pour abattre les bourreaux, et ainsi de suite…
À cause de ces quelques mots, Alekhine ne pourrait jamais se rendre en
URSS. Pourtant, la vogue des échecs s’en ammait là-bas. Ses parties y étaient
étudiées, son nom y était célèbre. D’abord considéré comme une activité
individualiste bourgeoise, le jeu avait obtenu la bienveillance du Kremlin.
Quoi de mieux pour occuper les cerveaux et les détourner de la politique ? Des
joueurs absorbés par leur duel imaginaire font de bons camarades bien dociles.
Le monde virtuel des échecs pompe toute leur intelligence, toute leur
attention, et il se révèle être une merveille de délassement pour des prisonniers,
un très bon exercice de mémoire pour les enfants, etc.
Cette envolée d’Alekhine à propos de la Russie éternelle n’avait pas vraiment
été une profession de foi. Alekhine ne croyait à rien, sinon à l’opportunité. Sur
le plan moral et politique, il devait être quelque chose comme de l’huile. Et
puis, les membres de ce dîner ne demandaient-ils pas tous à y croire  ? Ne
fallait-il pas les y aider ? Ils parlaient la même langue, chérissaient les mêmes
sujets de conversation.
Quelque part, ils étaient un peu lui.
Avec eux, on s’inventait des rôles de conseillers d’État et l’on menait des
débats politiques en ammés. Fallait-il préférer l’autocratie à la monarchie
parlementaire ? Excellente question. Il y avait des pour et il y avait des contre.
Avec passion, on rejouait les batailles perdues de la guerre civile. En guise de
steppes sibériennes, on se servait des tapis verts des tables de bridge et, en guise
de bataillons rouges ou blancs, des cuillers, des porte-couteaux ou des boulettes
de mie de pain. Entre princes, les princes continuaient de s’appeler «prince »,
comme Viazemski ou Youssoupov. Malgré la réquisition de leurs palais, la
disparition de leurs verstes et l’évanouissement de leurs moujiks, ces êtres
persistaient à vivre à leur façon, laquelle devenait, forcément, au l des années,
toujours un peu plus bizarre. À Paris, on parlait d’eux comme de personnages
échappés de Michel Strogo . Ils occupaient simultanément des emplois de
chau eurs de taxi, de précepteurs, de comptables, de barmen, tantôt
empoisonneurs et tantôt guérisseurs, selon l’occasion. Lui savait croquer et
digérer du verre. Elle vivait con née dans une chambre de bonne avec un ours
brun. Ces gens-là rapiéçaient leurs chaussettes, revendaient l’or et les pierres
des bijoux de leur femme sous le manteau pour s’acheter des betteraves ou des
pommes de terre. Ils étaient manœuvres en usine et harpistes. Malgré
l’invention de la résistance électrique, pour chau er leur thé aromatisé à la
bergamote, ils se servaient de samovars en cuivre. Dans des chapelles
improvisées, ils priaient des icônes de saint Georges pour obtenir la
ressuscitation du tsar ou du tsarévitch. Dans des revues littéraires aux tirages
in mes, en usant d’un alphabet cyrillique périmé, ils décrivaient les falaises de
Crimée où ils allaient jadis soigner leur rhume et la beauté de la princesse
Anastasia qui avait mystérieusement disparu, disaient-ils, sans oser s’avouer
qu’elle avait servi de dessert à un régiment de gardes rouges. Ils formaient un
monde à part, sans attache avec le réel, et qui vieillissait rapidement. Un
monde que leurs propres enfants ne comprendraient pas. Ils vivaient dans un
fantasme vrai, comme la Russie seule sait en fabriquer. Leur Russie n’avait plus
cours. L’Histoire l’avait engloutie. Il n’en restait qu’une abstraction.
De ce fantasme, il subsistait un tsar : Alekhine. Où trônait-il, ce tsar ? Dans
les jardins du Palais-Royal, près de la grande fontaine centrale où bouillonnait
un jet d’eau, autour d’un cabanon rayé qui louait des échiquiers et des
pendules pour trois francs de l’heure. Là, Alekhine parlait de la partie anglaise,
de la Ruy Lopez, de la défense Philidor ou des incongruités de l’attaque nimzo-
indienne. On aurait cru assister aux audiences d’un souverain en vacances
lorsque, vêtu d’un costume blanc et d’une cravate club, avec un élégant
canotier en guise de couronne et des derbys aux pieds, il s’installait dans un
fauteuil pour partager ses visions.
8

Le Sud-Express continuait sa route vers la France. À moitié assoupi, encore


un peu immergé dans ses souvenirs, Alekhine se demanda combien
d’individus, parmi les joueurs d’échecs du siècle passé, avaient sombré dans la
folie. Le temps d’un tunnel obscur, il égrena ces noms  : Morphy, Steinitz,
Pillsbury, Minckwitz, Rubinstein auxquels s’ajoutaient des centaines de milliers
de damnés anonymes… Pourquoi une telle fréquence ne se retrouvait-elle pas
dans les autres arts ? Qu’est-ce qui, aux échecs, coûtait tant à l’âme ? L’idée que
leur complexité outrepassait la raison était atteuse pour lui. N’avait-il pas
réussi à la dompter ?
À Irún, avant de passer la frontière, il fallut descendre. Alekhine interrompit
ses questions agorneuses. Les chatons rentrèrent dans la cage en paille tressée.
Bien que, dehors, la température fût douce et le vent absent, Alekhine aida
Grace à en ler son vison rasé. Ce faisant, il surprit sur le quai, à travers la
fenêtre à guillotine, une jeune femme qui se précipitait vers un moustachu qui
était probablement son amant. L’homme avait la peau hâlée et revenait d’un
long voyage, assurément. Peut-être était-il un permissionnaire. Il lâcha sa valise
et t tournoyer sa bien-aimée dans ses bras. Une fois, deux fois, trois fois… La
jeune femme retenait d’une main son petit chapeau mauve à voilette noire.
Puis, ils se dissocièrent et esquissèrent une sorte de swing. Ils en pro tèrent
pour s’enlacer à nouveau et tourner encore et toujours, très vite, jusqu’à perdre
l’équilibre. Ils avaient les mêmes sourires immenses et gés que les personnages
des publicités de dentifrice.
Le bras de Grace pendait dans le vide, attendant la manche de fourrure…
« Et alors, Tisha ? Tu dors ? »
Non, Grace. Alekhine ne dormait pas, il regardait le quai. Le couple dansant
avait rappelé à sa mémoire l’époque de sa troisième femme, celle qui avait
précédé Grace à ses côtés, celle qui était assise à sa gauche lors du glorieux
banquet parisien dont il s’était ressouvenu en traversant le Portugal. Nadine
aussi était beaucoup plus âgée que lui. Des méchants l’avaient surnommée « la
veuve de Philidor  » (du nom du champion d’échecs français du dix-
huitième  siècle). Elle avait l’habitude d’arborer un tel poids de bijoux en toc
que d’autres méchants l’avaient baptisée « le sapin de Noël ».
« Ho ! Tisha, tu dors ? Tu m’aides à le passer, ce manteau ? »
Alekhine guida en n le bras gauche de Grace dans le vison doublé de soie en
se demandant pour quelle raison Nadine lui était si soudainement réapparue.
Ils avaient vécu dans le quinzième arrondissement, au 211 rue de la Croix-
Nivert, un immeuble d’angle en béton armé dont les garde-corps auraient pu
être, comme par hasard, des quadrillages d’un plateau d’échecs. Ils avaient joué
à fond la carte des Russes blancs tous les deux. Alekhine était entré dans la loge
de la rue d’Yvette. Et puis l’argent avait manqué, la réalité avait corrompu un
rêve déjà bancal, et ils s’étaient quittés fatigués l’un de l’autre.
Ce doit être le tournoiement de ce couple, songea Alekhine en se demandant
d’où lui venait cette pente nostalgique. Oui, ce doit être leur danse en rond et
leurs sourires gés qui m’ont ramené à une autre danse, à un autre sourire, il y
a longtemps…
« Encore tes sphères, Tisha ! Encore en train de jouer à l’intérieur de toi ? »
… Au cours de cette soirée, à une heure avancée, Alekhine avait voulu danser
avec la femme d’un confrère. Quel confrère  ? Quand était-ce  ? En quelle
année  ? Il était incapable de le dire. Il ne se souvenait que du rire de cette
femme. Il se rappelait ses dents. L’alignement impeccable de ses dents et leur
éclat. Le même éclat que les rires du couple tourneur du quai. Le gramophone
jouait une valse de Vienne. Alekhine avait planté sa cigarette dans le gâteau qui
trônait au milieu de la table, gâchant le tout et s’en foutant. Il s’était levé trop
vite, avait titubé jusqu’aux dents de la dame. Le salon était exigu et surpeuplé,
les façades visibles à travers les fenêtres indiquaient une ville comme Dantzig
ou Mannheim. Alekhine se revit, au milieu d’autres convives, dont certains
portaient des favoris d’un autre siècle, empoigner la dame aux dents blanches,
faire un tour avec elle, presque un deuxième, jusqu’au moment où leurs pieds
s’étaient emmêlés, où il l’avait entraînée par terre et lui avait coupé le sou e en
lui tombant dessus.
« Sasha, tu prends les chats. J’ai les passeports avec moi… »
Alekhine aurait bien raconté cette soirée à Grace. Qui sait, songeait-il en
si ant à l’adresse des chats, raconter cet accident de danse aurait peut-être
précisé sa mémoire, et permis de revoir le visage de cette dame en entier. Il
aurait retrouvé son nom et se serait excusé pour cette pitoyable chute.
« Tu es prêt ? On descend ? »
Il était prêt, ils descendirent. Alekhine le premier pour lui tenir la main et
l’assister sur les marches du wagon, périlleuses quand on avait passé un certain
âge et qu’on s’entêtait à porter des talons. Alekhine dit à Grace qu’il ne voulait
pas lui tomber dessus. Elle ne comprit pas son allusion.
Les douaniers, eu égard à l’allure cossue du couple, furent déférents. Ils
s’enquirent du nombre de leurs malles et de leur contenu. Ils demandèrent leur
destination nale. Ils voulurent connaître la nationalité des chats et l’état de
leurs vaccins. Grace sut répondre à tout  : il y avait six malles, lesquelles
contenaient des vêtements, un vase bleu d’une très forte valeur sentimentale,
un bar portatif assez épuisé, des articles de toilette et de toilettage, des
croquettes au poulet. Les chats étaient vaccinés. Alekhine resta en retrait. Grace
et lui furent bientôt autorisés à rembarquer.
À l’aise sur ses nouveaux essieux français, la locomotive si a quatre fois de
joie. Le roulement, d’abord très lent, devint de plus en plus délié.
«  Te souviens-tu, Grace… Te souviens-tu de la fois où nous avons passé la
frontière tchécoslovaque sans passeport, avec mon simple titre ? Tu te souviens
comme nous avons ri ? Chess était là aussi, était-ce Gambit ? »
Grace avait pris ses aises dans son large fauteuil à oreilles.
« C’était Gambit. Bien sûr que je m’en souviens !…
— Ils nous ont laissés passer ! Je leur ai dit qu’un champion du monde n’avait
pas besoin de passeport. Puisque je suis champion du monde, il faut que je
puisse aller de par le monde, n’est-il pas ? N’est-ce pas la logique même ?
— C’est ce que tu leur as dit, Tisha. »
Le ton de Grace était déjà distrait, elle s’assoupissait.
« Et ça a marché !
— Ils avaient un journal avec ta photo.
— C’est un beau souvenir. La vie d’avant est toujours plus légère et heureuse.
Tu ne trouves pas que la mémoire agit comme un ltre ou comme une huile ?
Il su t qu’un évènement ait eu lieu dans le passé pour qu’il s’enduise de
sirop…
— C’est joli ce que tu dis, Tisha. Tu es mon poète à moi. »
Grace dissimulait, sous une pointe d’ironie, la joie qu’elle éprouvait au
contact de l’engouement adolescent d’Alekhine. Pour Grace qui habitait
un  siècle d’hommes, qui avait trop d’âge pour leur plaire et ce qu’il fallait
d’argent pour s’en foutre, qui n’avait jamais pris au sérieux ses talents pour la
peinture et les échecs, quelle meilleure option que de suivre ce grand enfant ?
« Qu’en penses-tu, ma chérie ?
— Je vais dormir… J’en pense que je vais dormir. »
Comme si l’existence n’était qu’un gigantesque jeu, comme si le temps et
l’espace étaient des conventions que l’on pouvait ignorer un instant, pour rire
ou philosopher, Alekhine se leva en catimini. Il quitta le compartiment tapissé
de velours cramoisi, marcha contre la marche du train, vers les secondes et les
troisièmes. Dans son idée, il circulait à l’intérieur d’une montre dont il
remontait les aiguilles. Parmi les passagers, il apercevait des visages, croisait des
messieurs, des dames, des enfants, des habits, des chapeaux, des bijoux, des
chiens. Toutes ces formes devenaient, d’une façon très furtive et presque
hallucinée, les personnages de sa vie passée.
Les passagers virent un homme replet et coquet, au teint blême et aux oreilles
pointues, qui souriait à tout le monde en se tenant aux fauteuils pour
contrebalancer le roulis. Ces inconnus avaient des traits familiers. Il
reconnaissait en eux ceux qu’il avait côtoyés au cours de son existence. Leurs
visages étaient outés et ne se précisaient qu’en de brefs instants, lorsqu’il était
à leur hauteur, pour reproduire quelque photographie mentale et fugitive.
Toutes celles et ceux qu’il ne voyait plus, il les revoyait ici, dans cette étrange
marche à rebours du temps, dans ces wagons lancés à toute vitesse, à la fois
statiques et itinérants.
Avec ses yeux de Sphinx de Béotie, il revit sa mère morte, sa sœur morte, son
frère mort, ses trois premières femmes auxquelles il ne parlait plus, ce ls qu’il
avait abandonné en Suisse à la naissance et qui s’appelait Alexandre
Alexandrovitch, comme lui… Alekhine se pencha pour observer le dé lement
du paysage. À la place de l’alignement serré des pins des Landes, il vit les
plaines mornes et dépeuplées des environs de Voronej où son père avait un jour
possédé un domaine plus vaste que la plupart des pays du globe.
9

Alekhine et Grace regagnèrent Paris en répétant leurs pantomimes


habituelles  : en ler et retirer des vêtements hors de propos pour passer du
wagon-couchette au wagon-restaurant. Libérer ou encager les chats. S’abreuver
de cocktails sophistiqués.
Toute sa vie venait de dé ler à l’envers.
À la gare de Lyon, des porteurs prirent soin de leurs malles, dont le travel bar.
Elles furent sanglées sur le toit d’un taxi Renault Vivaquatre qui conduisit
gentiment madame et monsieur à Montparnasse, dans le confortable atelier en
duplex de madame. Là, une grande verrière donnait sur un camélia centenaire.
Le chau eur porta les malles à l’étage, où se trouvaient les appartements privés.
Pendant qu’il trimait, Alekhine libérait ses chats et repositionnait le vase du tsar
sur le rebord de la cheminée qui lui était destiné, près d’une huile de Grace
représentant une forêt du New Jersey étrangement similaire, selon Alekhine, à
une forêt qu’il connaissait bien, près de Petrozavodsk, et où il allait randonner,
enfant. Grace déclara être « rincée ». Elle alla se coucher. Alekhine remercia le
taxi diligent d’un pourboire généreux. Ses parents lui avaient appris à grati er
le petit personnel, qui peut vous rendre la vie si douce.
Une fois seul, il fallut se résoudre à inventorier le courrier accumulé sur le
guéridon. Il prit le plus volumineux des plis, qui contenait le Brom eld Chess
Players Index de l’année  1940 assorti d’un petit mot a ectueux du colonel
Brom eld. Il le feuilleta, y lut son nom, à sa place, c’est-à-dire sur la première
ligne. Alekhine trouvait que l’ordre alphabétique donnait décidément un écho
bien dèle à la hiérarchie des joueurs, puisque lui, le premier, apparaissait en
premier.
Sous ce paquet, une lettre du ministère français de la Guerre était moins
drôle. Elle contenait un ordre de mobilisation au grade de lieutenant
interprète. Alekhine eut donc droit à un uniforme vert caca d’oie, un casque
trop petit pour sa grosse tête de champion du monde et une incorporation à
un régiment d’infanterie motorisée, qui fut, comme tout le reste de l’armée
française et son multiséculaire prestige militaire, méthodiquement anéanti.
Alekhine avait vu juste à Lisbonne, cela se passa exactement comme son match
contre Réti à Baden-Baden : une défense trop sûre de sa force débordée par une
attaque fulgurante. Réti avait été la France, Alekhine l’Allemagne. Maintenant,
la question était de savoir à quel point Alekhine allait continuer à incarner
l’Allemagne.
10

  .
Le 17 octobre 1940
Francisco,
La France est vaincue, notre château est réquisitionné. Il sert d’hôpital à
l’occupant et je vous épargne la liste des incivilités auxquelles nous assistons,
Grace et moi, sans rien pouvoir dire. J’ai l’impression de jouer une n de partie,
sans matériel pour me protéger, sans espoir de retourner la situation. S’il vous
plaît, demandez à votre frère Luis (celui qui travaille pour votre gouvernement)
s’il peut quelque chose pour moi. Je voudrais regagner Lisbonne et, de là,
m’embarquer pour l’Amérique. Ma vie m’échappe ici. Je perds le contrôle de mon
destin. On m’a parlé d’un consul portugais à Bordeaux qui distribuait à tour de
bras des visas aux Juifs, vous devez savoir que je suis tout autant persécuté
qu’eux…
Bien vôtre,
Alekhine
- - - – ( - )
MITTELSPIEL
11

« Mais voyons, docteur Alekhine ! Non, mille fois non ! Ce n’est pas du tout
la n de la partie… C’est le Mittelspiel, docteur  Alekhine. Le milieu de la
partie ! La France ne représentait que quelques pions subalternes et gênants…
Un pays dégénéré, une race abâtardie. Toutes les pièces maîtresses sont libres de
se déplacer sur le plateau. Plus rien ne les entrave. Des opportunités inespérées
s’o rent à votre génie ! Un monde nouveau ! Une phase inédite ! Une grande
victoire se dessine à l’horizon ! »
Avant d’invoquer cet avenir radieux, le lieutenant Brikmann était tombé du
ciel. Il avait piqué sur le château, bouclé trois fois au-dessus du champ où
paissait le couple de moutons mannois o ert à Alekhine par un admirateur au
tournoi de Nottingham, vrillé vers le ciel, repiqué en sonnant une alarme
assourdissante, rasé la toiture en longueur, pour se poser nalement en
rebondissant sur le terrain pas forcément très bien nivelé, du moins pas du tout
prévu pour atterrir avec un chasseur de combat Ju 87  B-1 communément
appelé « Stuka ». L’hélice à trois pales tournait encore quand, de la cabine de
Plexiglas quadrillé de métal, une tête encapuchonnée aux yeux de guêpe parut.
Tout sourire, le pilote détacha son harnachement et s’extirpa. Marchant sur
une aile comme s’il s’agissait d’un plongeoir, il se déganta, ôta ses lunettes,
sauta à pieds joints sur le sol pour rejoindre la communauté de ses frères
humains aptères.
« Docteur Alekhine, Oberleutnant Brikmann ! Heil Hitler ! »
Le salut bien connu, le claquement de talons qui lui allait si bien. Alekhine
tenait une tasse de chicorée encore inentamée. Il n’avait pour l’instant absorbé
qu’une bouteille de champagne et une part de cake aux fruits. Les mitrailleuses
saillantes du Stuka le tinrent à distance. Il essaya de se montrer imperturbable.
« Le Brikmann de Berlin en 27 ? Alfred Brikmann ? »
Brikmann s’était découvert. Son crâne accusait une calvitie dé nitive, cernée
par un cheveu raide et noir assez fourni. Une petite cinquantaine, semblait-il.
L’air sec d’un instituteur dans un lycée catholique ou d’un comptable dans une
épicerie de gros. Une tête qui avait la forme générale d’une èche.
« Lui-même, Herr Docteur ! »
En 1927, ledit Brikmann avait terminé premier au tournoi de Berlin.
Champion du monde fraîchement couronné, correspondancier pour la New
York Review of Chess, Alekhine avait suivi avec intérêt la performance de ce
presque inconnu  : deux victoires contre les joueurs de toute première classe
qu’étaient Nimzowitch et Bogoliubov. Depuis, Brikmann avait publié quelques
bouquins d’échecs pas trop mauvais, signé des articles pour la Deutsche
Schachblätter et pris du galon au sein de la nouvelle fédération allemande
régénérée (Großdeutscher Schachbund), dont le président d’honneur était tout
de même Goebbels.
Brikmann était o cier de réserve dans la Luftwa e. En dépit d’aptitudes au
vol indéniables, il s’occupait plus d’entregent et de papier que de pilotage,
c’est-à-dire qu’il avait Frank et Goering à la bonne, donc du pouvoir, beaucoup
de pouvoir…
« Dès que j’ai appris votre présence ici, je me suis débrouillé pour emprunter
un avion ! Ce modèle-là n’est pas mon préféré mais il n’y avait rien d’autre de
disponible… »
Furibond, le médecin-chef de l’hôpital sortait à son tour. Les pans de sa
blouse ottaient derrière lui, comme la queue d’une hirondelle ou d’un
martinet. Quand Brikmann avait rasé le toit, il maniait un scalpel pour extraire
les éclats d’obus d’un ventre. Flanqué de deux soldats, il comptait faire la leçon
au voltigeur et, sitôt devant lui, se mit à déblatérer tout un tas de remontrances
qui ne parurent pas du tout impressionner Brikmann, lequel opposa au toubib
enragé un egmatique abaissement de la glissière de son blouson, une mise en
évidence de ses galons d’o cier puis la présentation d’un pli imprimé d’un
grand aigle qui signalait que le porteur du pli, à savoir lui, l’Oberleutnant
Alfred Brikmann, était chargé d’une mission spéciale et devait par conséquent
rencontrer partout sur son passage la bienveillance la plus diligente,
notamment parmi la troupe et chez les o ciers, y compris ceux du corps
médical, sans quoi ça chierait des bulles carrées. C’était signé « Reichsminister
Frank  », l’avocat personnel de Hitler, ancien ministre de la Justice, actuel
gouverneur général de Pologne, c’est-à-dire la troisième ou quatrième pointure
du régime.
Alors ?
Alors le médecin-chef rendit le pli en tremblotant, proposa de servir de guide
à ce cher Oberleutnant qui avait tout à fait raison de leur rendre visite. Sa
voiture et son chau eur étaient à sa disposition. Le domaine était superbe et les
alentours pittoresques. Varengeville-sur-Mer valait par-dessus tout le détour,
son église prête à tomber de la falaise, et surtout son cimetière marin, si
charmant  ! «  Si charmant qu’on voudrait y être enterré vivant  !  » lâcha le
praticien, au comble de l’inconfort. D’un regard, Brikmann le somma de se
taire. Ce n’était ni lui ni les environs qu’il était venu voir.
« Mais vous, docteur Alekhine ! Ah, quel immense honneur… »
Le médecin inopportun s’excusa. Peut-être alla-t-il à Varengeville s’enterrer
vivant. L’hélice du Stuka s’était immobilisée. Les moutons mannois s’étaient
remis de leur émotion, ils étaient revenus brouter vers le château, avec leurs
drôles de cornes disproportionnées qui ressemblaient à des obélisques. On
réentendait les rires des merles. Un joli petit matin à la campagne. Une voûte
céleste nacrée comme de la porcelaine. Une odeur de terre fraîchement remuée.
Le calme de l’hiver, presque le gel.
« Entrez donc vous réchau er, Herr Brikmann.
— Avec grand plaisir, Herr Docteur. »
On marchait l’un à côté de l’autre, comme deux vieux amis qui se retrouvent.
Les pas de Brikmann étaient désarticulés. Son séjour dans le chasseur en piqué
lui avait engourdi les jambes. Son sang fourmillait, alors il se dégourdissait.
« Nous avons acheté cette propriété il y a un peu plus de dix ans maintenant,
j’y ai préparé mes matchs, celui contre M.  Bogoliubov pour conserver mon
titre, et celui contre M. Euwe, pour récupérer mon titre. Il faut croire que l’air
d’ici me réussit… En fait, la Normandie n’a que des avantages. Vous n’êtes pas
loin de Paris, vous disposez de la mer et de la campagne au même endroit, si
bien que vous n’avez pas à choisir  entre les deux  ! Pour cette union des
contraires inespérée, cette région me rappelle l’Angleterre…
— Nous sommes en train d’écraser Londres sous les bombes !
— Attention au Gambit !
— Pardon ?
—  Je veux parler d’un charmant petit club sur Budge Row, j’y ai des
souvenirs…
—  Je ne sais pas si nous l’avons détruit. Je peux me renseigner, cela dit.
Hahahaha ! »
Alekhine découvrait l’humour vache de Brikmann. Il était un peu mal à l’aise
et revint à ses considérations normandes.
«  L’autre grand avantage de la Normandie, c’est qu’on y mange
délicieusement bien. Je ne peux pas en dire autant de l’Angleterre, c’est sûr…
Savez-vous que la Normandie est ce qui se fait de mieux en France, pour
l’assiette  ? Car ici, et c’est naturellement la conséquence de ma première
remarque, vous disposez de la mer et des pâturages, donc des huîtres et des
fromages. C’est un peu crémeux, un peu beurré aussi, mais ce n’est pas moi qui
m’en plaindrais…
— Au diable la diète ! Si c’est bon, cela ne peut pas nous faire de mal !
— Comme vous dites ! Et encore, attendez de goûter à mon calvados !
— Avec un petit quelque chose à manger, Herr Docteur ?
— Oui, il doit nous rester un morceau de camembert quelque part…
— Ce ne serait pas de refus, les vols me creusent toujours l’appétit. »
Dans le vestibule, toute leur joyeuseté tomba sur Grace qui avait l’air
d’émerger. Elle se tenait à la rambarde de l’escalier et gardait fermée, sur un
pyjama d’homme, une épaisse robe de chambre en duvet. La veille, Alekhine et
elle s’étaient attaqués au dirty martini. Ils avaient parlé d’argent, celui qu’elle
dépensait, elle, celui dont il était dépourvu, lui. Ils s’étaient écharpés et ne
s’étaient repris qu’in extremis. Elle lui avait demandé ce qu’il comptait faire
pour les protéger et Alekhine n’avait pas su quoi répondre. Elle l’avait enseveli
sous un torrent d’injures. Ils avaient attrapé deux bocaux d’olives vertes, l’un
plein et l’autre vide, avaient versé la moitié du plein dans le vide, ajouté à
chacune des moitiés pas mal de gin, quelques rasades de vermouth, avaient
revissé les couvercles et secoué longuement et énergiquement les bocaux pour
provoquer des bulles et naliser les mélanges. Ils avaient bu. Combien en
avaient-ils englouti, de dirty martinis ? Si on en jugeait par la coi ure de Grace
et son maquillage cauchemardesque… un certain nombre. Elle attrapa le
regard d’Alekhine, désigna Brikmann avec un air de proie.
Qui était-ce encore, celui-là ?
« La visite d’un joueur talentueux, ma chérie. »
Le sourire carnassier de Brikmann n’était pas de nature à la rassurer.
« Voilà, mon étude se trouve ici, lieutenant… Après vous. »
À son insu, alors que l’aviateur lui tournait le dos, il t signe à Grace que oui,
tout allait bien. À partir du moment où il s’agissait d’un joueur d’échecs, il n’y
avait rien à craindre. Il balaya l’air avec ses mains, l’invitant à remonter dans sa
chambre pour se rendre présentable. Elle était la châtelaine. Lui, le châtelain
champion du monde, il s’était douché à l’eau froide et ragaillardi au
champagne, dont il lui avait laissé une coupe, comme d’habitude.
Elle se laissa tomber sur le sol, les genoux repliés, avec de grosses larmes qui
débordaient de ses yeux, et Alekhine la rejoignit pour l’étreindre. Il lui
murmura qu’il l’aimait, qu’il était un lion et elle une lionne. Elle pouvait
continuer le portrait du chat entamé à Lisbonne et s’approprier sa quiétude,
par exemple. Les peintres absorbent l’âme de leur modèle, n’est-ce pas  ? Une
fois terminé, pourquoi ne l’accrocheraient-ils pas dans le couloir de l’aile nord ?
N’en avait-elle pas assez de ces batailles napoléoniennes lithographiées  ? Un
chat serait très bien à la place de La Mort de Lannes à Essling, hein  ? Ne lui
avait-elle pas assez répété qu’elle en avait « soupé » de ces images ?
Presque pour elle-même, dans une espèce de stupeur mâtinée de migraine et
de désespoir, Grace chuchota qu’elle se rendait bien compte que ni elle ni lui
n’avaient plus prise sur rien. « Alekhine ne nous est d’aucun secours, Tisha ! »
dit-elle en relevant la tête et sans visiblement peser toute l’incongruité de cette
observation. Il ne sut pas quoi répondre. Il referma la porte de ce qu’il appelait
son étude, et qui était un bureau-bibliothèque.
Brikmann en complimenta l’ameublement. La pièce, dans son esprit, disait-il
en s’écoutant parler, tenait du fameux goût français, lequel lui en imposait
par  sa douceur, précisa-t-il en posant deux mains sur son cœur. Il se sentait
toujours un tantinet brutal à l’égard de cette douceur, admettait-il en secouant
la tête. Mais il se sentait aussi plus franc, plus proche de la nature, plus libéré
de toutes ces sophistications prétentieuses et emmêlées comme des pelotes.
Disant cela, il serrait ses poings comme pour boxer. Un écrivain diplomate
français qu’il aimait bien, remarqua-t-il en prenant une attitude plus
décontractée, avait écrit que si l’Allemagne avait envahi trois fois la France,
c’était surtout pour avoir la liberté de boire des cafés à Paris en uniforme. Paul
Morand, cet écrivain diplomate s’appelait Paul Morand. Ce nom lui revenait à
point nommé  ! Brikmann trouvait que Paul Morand avait bien raison. Les
Allemands adoraient porter l’uniforme. « Nous avons l’uniforme dans le sang,
Herr Docteur ! Que les Français nous permettent de nous pavaner en uniforme
boulevard Saint-Germain, Scheiße ! Est-ce trop demander ? » Cette charmante
parenthèse fermée, il ôta son blouson d’aviateur, déroula le châle à pois qu’il
portait autour du cou et s’approcha du vase-trophée du tsar.
« Quelle merveille !
— N’est-ce pas !
— De la porcelaine russe ?
— Non ! De Sèvres, mais réalisée pour la cour de Sa Majesté le tsar Nikolaï
Aleksandrovitch !
— Superbe objet, Herr Docteur ! Superbe !
— Il s’agit du seul vase au monde qui ait fait deux fois le tour du monde !
— Vous l’emmenez toujours avec vous ?
— Toujours. Je le mets dans sa malle. Je l’enveloppe de linge blanc…
— Sa malle ?
— Oui, il mérite bien sa propre malle ! »
Brikmann eut une moue d’admiration, puis ses yeux se posèrent sur
l’échiquier. La légèreté de l’entretien s’e ondra. On approchait des choses
sérieuses. On évalue la facture d’un jeu à ses cavaliers, pièces les plus guratives
et sculptées, aussi Brikmann prit-il l’un d’eux pour l’inspecter. C’était un
travail d’orfèvre. Ses naseaux étaient dilatés comme ses yeux, sa crinière
donnait l’impression de otter au vent. L’animal était vivant, en train de
renâcler, prêt à bondir à l’assaut. Il le secoua. Le lest de plomb jouait à
l’intérieur du bois de palissandre.
« Une partie, lieutenant ?
— Je n’osais pas vous le proposer…
— Mais si, voyons ! »
Il ne fut plus question de vase bleu, de camembert ou de calvados. Il n’y eut
plus qu’une paire de bergères cabriolets disposées de chaque côté d’une table
quadrillée. Le jeu d’Alekhine était un modèle Staunton et la réplique exacte de
celui employé dans son match contre Capablanca. Ils tirèrent au sort
l’attribution des couleurs. Alekhine obtint les noirs. Dès les premiers
déplacements, l’abîme s’ouvrit. Brikmann lança une attaque espagnole qui se
heurta à une défense sicilienne, laquelle déclencha une défaite, polie mais
franche, au quarante-neuvième coup. Brikmann coucha son roi et, après avoir
regardé son adversaire avec une intensité qui commençait déjà à être hostile, il
explosa de rire.
« Le champion du monde ! Schön. »
Alekhine s’apprêtait à commenter un peu la partie terminée, pour aider… Il
ne s’attendait pas à cette réaction.
« Le champion du monde est devant moi ! »
Le rire de Brikmann devenait forcé.
Qu’y avait-il de si drôle ?
« Il est avec nous, oui ? Pas à l’ennemi. Pas en Amérique non plus. Ici. »
Mais en n, où voulait-il en venir ?
« La mer et la campagne, disiez-vous… Vous n’avez pas à choisir entre la mer
et la campagne puisque les deux sont réunis. C’est ce qui fait le charme de la
Normandie. C’est ce qui fait son prix. Le Reich est heureux de compter cette
région dans son territoire. »
Brikmann fouilla dans son blouson, posé sur le dossier de son fauteuil
comme sur un cintre. Au lieu du pli signé Frank, il tira un fac-similé de la
lettre qu’Alekhine avait adressée à Francisco Lupi au lendemain de l’invasion.
Les services de renseignement de la Gestapo avaient œuvré. Une
correspondance de champion du monde avait une certaine importance. Tout
ce qui se disait avait de l’importance. Les mots «  occupant  », «  incivilité  » et
« Amérique » avaient été soulignés en rouge.
« Nous occupons le territoire qui revient à la race des seigneurs, Herr Docteur.
— J’ai écrit cette lettre sous le coup de l’émotion…
— Croyez-vous qu’une armée fasse la guerre avec des politesses ? Croyez-vous
qu’un nouveau monde puisse s’ériger sans briser l’ancien  ? Il faut tuer, pour
avoir le droit de vivre. La place que l’on occupe est toujours celle d’un autre,
n’est-ce pas ? Vivre, c’est conquérir. La loi de la nature, Herr Docteur. Le lion
et le zébu, la panthère et le daim, croyez-vous qu’il en aille di éremment chez
les humains ? »
Brikmann replaçait les pièces sur leur case. Il s’appliquait.
« Certainement, lieutenant. Certainement. »
Le jeu était impeccablement rangé maintenant.
« À quelles incivilités faisiez-vous allusion ?
— Grace et moi avons eu beaucoup de casse à déplorer…
— Maintenant, cela va mieux ?
— Oui…
— Beaucoup mieux ?
— Oui, pour un hôpital militaire, c’est même assez inespéré.
— Nous ré échirons à un dédommagement, je vous le promets. Mais…
— … Mais c’est la guerre.
—  Merci de le comprendre… Imaginez, devoir vous excuser après chaque
victoire ! Pour être tout à fait franc, votre lettre a attristé en haut lieu. Pensez-
vous être mieux en Amérique ? Pensez-vous être plus en sécurité de l’autre côté
de l’Atlantique qu’entre les rangs de l’irrésistible armée allemande  ? Prenez
Trotski, votre compatriote… Vous n’êtes pas sans savoir qu’ils l’ont récemment
assassiné à la hache  ! À la hache, Herr Docteur, non mais vous vous rendez
compte ?
— J’ai joué aux échecs contre Trotski à Odessa.
— Je connais votre légende, Herr Docteur.
— Ce n’était pas une hache mais un piolet, lieutenant. Je me trompe ? Oui,
je crois que son assassin s’est servi d’un piolet et non d’une hache.
—  Hache ou piolet… En sommes-nous à ces nuances  ? N’est-ce pas de la
pure barbarie  ? N’est-ce pas la preuve du danger du bolchevisme, Herr
Docteur ?
— Staline est implacable. Il a tué mon frère…
— Le Reich n’a rien à craindre de Staline.
— Ma femme et moi avions peur, d’où les mots un peu trop sentis de mon
courrier…
— Vous n’avez plus peur.
— Non, je n’ai plus peur.
— Vous béné ciez de la protection du Reich.
— Oui.
— Vous n’avez plus envie d’aller en Amérique.
— Oh, non… C’était une lubie, une envie comme ça.
— Qui vous est passée ?
— Oui.
— Une lubie qui vous est passée ?
— Oui, une lubie qui m’est passée.
— Vous m’en voyez ravi. Vous retournez souvent à Paris ?
— Ma foi, pas depuis votre… »
Le mot ne lui venait pas facilement.
« À part les écriteaux en allemand, tout est comme avant ! »
Brikmann rempocha le fac-similé et sortit un nouveau pli, cette fois d’une
poche pectorale. Il s’agissait d’une superposition de papiers agrafés entre eux et
pliés en deux. Ils étaient tous bleu pâle. Il n’y avait qu’un carré rose, d’un
grammage si faible qu’on aurait dit du calque.
« Voici vos billets de train, le lieu et l’heure de votre rendez-vous… »
Les documents tombèrent entre les rangées de pièces en bois sombre.
« … Car si je suis venu vous trouver, Herr Docteur, c’est d’abord pour vous
assurer de l’amitié de Frank. Celui-ci garde un souvenir ébloui de votre
rencontre à Berlin en 1936. Je crois que Mme  Alekhine était présente, elle
aussi. La guerre est une a aire d’hommes, mais cela ne nous empêche pas de
veiller sur nos femmes, et croyez bien que tous nos services ont madame votre
épouse à l’esprit. C’est une dame qui a l’habitude d’être une dame. Veillez sur
elle avec nous  ! Frank veut organiser des tournois et créer une école d’échecs
pour former la jeunesse du Reich. Vous seriez au centre de tout cela et recevriez
les traitements appropriés. Vous devez néanmoins comprendre que la question
de votre statut parmi nous, au sein du Reich, dépasse les prérogatives du
gouverneur général de Pologne. Frank n’est plus à Berlin, or il faut donner des
gages aux gens de Berlin. Je veux parler de l’ensemble des personnes au service
du Reich, celles qui ne jouent pas aux échecs, surtout celles qui ne jouent pas
aux échecs. Pour vous aider, Frank doit composer avec ces forces. C’est souvent
di cile. Votre lettre à ce Portugais ne lui facilite pas la tâche. Composez, Herr
Docteur. Composez, je vous en supplie. La personne que vous rencontrerez à
Paris vous expliquera la marche à suivre. Vous me raccompagnez  à mon
avion ? »
Brikmann remarqua-t-il le tremblement des mains d’Alekhine, quand celui-ci
remit ses lunettes de vue dans son étui et son étui dans sa poche ? Peut-être pas.
De quoi ce tremblement était-il le signe ? La fatigue ou bien l’e roi ?
En sortant, ils tombèrent sur un soldat de seconde classe qui fumait une
cigarette. Un cylindre de cendres gisait sur le parquet Versailles, près de ses
bottes crasseuses. L’Oberleutnant lui t nettoyer l’a ront à quatre pattes, avec
la manche de sa vareuse en drap de laine. Il lui dit d’aller cirer ses bottes et
employa un très grand nombre de fois, pour le désigner, le mot Schwein, qui
sonne particulièrement âpre en allemand. Alekhine suivit la scène avec une
satisfaction coupable, très certainement liée au fait que, pour lui comme pour
Grace, l’installation de cet hôpital militaire dans ses murs était une
humiliation. Il songea que, tout de même, les régimes autoritaires, et la
hiérarchie militaire, avaient l’avantage d’o rir ce genre de justice immédiate.
Ils laissèrent le planton nettoyer et gagnèrent le perron sans rien se dire de
particulièrement substantiel. Brikmann ren lait son cuir et renouait son
foulard à pois en lavallière. Dehors, semblant retrouver les aptitudes d’un singe,
il se hissa sur une aile du Stuka, passa une jambe dans la cabine. À cet instant,
juste avant de s’asseoir et de se harnacher, juste avant de refermer le couvercle
coulissant, il lui t la liste de ses promesses d’avenir.
« C’est le Mittelspiel ! »
Le moteur explosa.
« Toutes les pièces maîtresses sont libres de se déplacer sur le plateau. »
Le Stuka tourna sur lui-même pour se placer dans la ligne d’envol.
« Une grande victoire se dessine à l’horizon, docteur Alekhine ! »
Après avoir lourdement brinquebalé sur l’herbe grasse, juste avant le cours
d’eau qui serpentait autour du château, le Stuka décolla. Une nouvelle fois, les
deux moutons mannois, pris de panique, s’étaient dispersés.
« Un monde nouveau ! »
L’avion vrilla trois fois, s’éleva puis disparut.
12

Quand il s’y sera noyé, Alekhine se rappellera cette journée à Paris comme
celle de ses premières retrouvailles avec la solitude. Curieusement, il n’éprouva
aucun dépit mais du soulagement, voire de l’aise. La solitude lui parut plus
vraie que la compagnie, plus propice à la méditation et plus à l’écoute de ses
penchants. Manger avec ses doigts. Boire jusqu’à perdre conscience. Faire des
phrases en mélangeant les langues vivantes et mortes. Exceller dans son art
céleste, se disait-il en voyant la Seine dé ler au loin, en comprenant que les
rails en suivaient à peu près le cours, de Rouen à Paris. Exceller dans son art
céleste, se répétait-il, au point de ne rien avoir à faire avec la terre et les
hommes.
Il alla à pied de la gare à l’adresse indiquée. Cette note était-elle de la main de
Brikmann ?
 
Obertsturmfürher Mross (Sipo-SD KDS Paris)
11 rue des Saussaies – 10 h 30
Bonne chance !
 
Pourquoi ce « bonne chance » ?
Que signi aient ces sigles mystérieux, « Sipo-SD KDS » ?
Rue des Saussaies, un homme en noir armé indiqua à Alekhine une porte,
puis un autre homme en noir armé une autre porte. On le t patienter dans un
salon où étaient empilées de grandes caisses métalliques vertes remplies de
dossiers. Il y avait des câbles enroulés autour des balustres des escaliers. Ils
passaient sous les tapis de feutre rouge des allées pour éviter qu’on ne s’y
prenne les pieds. Un silence angoissant régnait dans le bâtiment. Alekhine
réussit à localiser le son saccadé d’une paire de bottes et l’explosion d’un cri
d’allégeance. Il se demanda si ces bruits le concernaient. Il avait du mal à y
croire. Combien de temps allait-il devoir attendre avant que cet énigmatique
Mross ne le reçoive ? Quand il tenta d’interroger l’homme en noir qui gardait
le coin où on lui avait commandé de s’asseoir, ce dernier resta de marbre. Une
Maschinenpistole lui barrait le thorax. Dans quelle antichambre de l’enfer
Alekhine avait-il atterri ? Penaud, il se rassit, prêt à dégainer ses papiers barrés
de lettres gothiques comme si ceux-ci étaient des grigris.
Brikmann ne l’avait-il pas assuré de l’amitié de Frank  ? Qu’aurait-il dit à
propos de Frank ? Que connaissait-il de lui ? Un homme distingué, érudit et
esthète, qui possédait une collection de livres d’échecs remarquable, qui
pratiquait un niveau de jeu moyen inférieur et dont le pouvoir sur les autres
hommes était anachronique.
La première fois qu’il avait senti un tel pouvoir, ç’avait été lorsque Sa Majesté
impériale était venue en personne le trouver dans la villa de ses parents, pour
lui remettre son vase-trophée. Si un homme tel que Frank veillait sur lui,
Alekhine pouvait attendre ce Mross sans s’inquiéter. Peut-être Brikmann et son
Stuka pirouettaient-ils en ce moment au-dessus de la rue des Saussaies,
l’assurant de sa protection, comme un ange. Mais alors, pourquoi cet
inquiétant « bonne chance » ? Ne valait-il pas mieux miser sur Frank que sur la
chance ?
Alekhine se rappela cette autre fois à Odessa. Il avait fait l’expérience de ce
même pouvoir. Était-ce en 1919 ou en 1920 ? La ville venait d’être reprise par
l’Armée rouge. Combien de fois avait-elle changé de main  ? Alekhine était
prisonnier, enfermé dans une geôle avec un tas de malheureux que la fatalité et
l’absurdité avaient vaincus. Trotski avait croisé son nom en tête de la liste des
«  espions blancs ennemis du peuple  ». Il avait demandé s’il s’agissait
d’Alexandre Alexandrovitch Alekhine, le joueur d’échecs. Personne n’avait été
capable de lui répondre. Trotski avait voulu véri er par lui-même. Des soldats
escortèrent Alekhine devant un échiquier dressé et un petit homme à barbiche.
L’entrevue fut exempte de toute discussion. On joua. Comment vaincre celui
qui tient votre vie entre ses mains ? Alekhine se retint quatre fois de le mater. Il
se démena pour le battre sans l’humilier. Le joueur d’échecs Trotski lui avait
laissé un goût inégal  : un ensemble de coups plats, certainement appris par
cœur, réveillés parfois par des complications brillantes mais inutiles. Le
lendemain, toute sa geôle était fusillée, et Alekhine enjoint de regagner Moscou
avec un emploi de traducteur gouvernemental…
« Qu’est-ce qui rend les moments de ma vie si improbables et si lointains  ?
Leur appartenance au passé ? L’immixtion violente de l’Histoire ? La complicité
bizarre qu’elle entretient avec le jeu  ? Tous ces évènements prétendument
historiques n’ont-ils été qu’un passage obligé, une concession terrestre pour
continuer à satisfaire ma èvre des échecs ? »
Avec le temps, Alekhine devait apprendre à mieux dialoguer avec sa solitude,
mais ce matin, rue des Saussaies, il peinait encore à donner un sens continu à
ses pensées. Lorsqu’il avait réussi à se replonger dans ses souvenirs, au cours de
son dernier voyage de Lisbonne à Paris, tout était si di érent. Il ne paniquait
pas, il ne se résignait pas non plus, mais il comprenait qu’il n’était plus le
maître du jeu. D’ailleurs, il s’en rendait compte, il ne s’agissait plus d’un jeu.
Régnaient ici des codes et des règles, comme dans un jeu, sauf qu’à la place des
points gagnés et des symboles sculptés, des vies se décidaient. En l’occurrence,
sa vie. Mais si cette vie était vraiment à lui, pourquoi lui semblait-elle à ce
point hors de portée ?
Il y eut une sonnerie, un décrochage et un raccrochage de combiné suivis
d’un claquement de talons et de pas heurtés. Cette suite de sons percutants
provoqua une réaction en chaîne, laquelle aboutit à un ébranlement de
l’homme en noir patibulaire qui gardait Alekhine. Sans soulever ses semelles,
en glissant, il pivota sur lui-même d’un quart, cédant le passage à Alekhine, ou
plutôt désignant le passage à Alekhine, ou encore plus exactement
commandant à Alekhine de se lever et d’emprunter la traînée de moquette
rouge qui traversait le couloir et la succession de portes fermées.
Il obtempéra, s’avança craintivement, regardant de droite et de gauche,
comme si un fauve pouvait surgir d’un pan de mur et le dévorer. Une porte
s’ouvrait sur un bureau que deux fenêtres emplissaient d’une étonnante lumière
blanche. Les murs étaient nus. Il y avait une armoire en fer, une table en sapin,
une lampe au ré ecteur orientable en opaline verte, une pendulette portative,
un pistolet semi-automatique Luger, un téléphone en Bakélite, trois chaises
identiques et raides dont celle où se tenait l’Obertsturmfürher Mross, les mains
posées à plat de chaque côté d’une pile de feuilles dactylographiées.
« Asseyez-vous. »
Alekhine s’exécuta. La chaise grinça sous son poids.
« Je vous remercie… »
Il ne put détacher ses yeux des mains de l’o cier. Elles ressemblaient à des
mains de jeune lle. Mross soignait ses doigts en les plantant une fois par
semaine dans la pulpe d’un citron, annihilait les risques de cals, de taches ou de
cicatrices en enduisant quotidiennement leur peau de vaseline et d’une crème à
base de géranium. Avec une obsession chronique, Mross traquait les peaux
mortes de ses doigts et particulièrement les résidus de nourriture ou de saleté
qui se logeaient sous ses ongles. Il possédait une petite panoplie d’outils à cet
e et. Il la gardait toujours sur lui, dans une tabatière rapportée du Tyrol. Haut
d’un mètre quatre-vingt-trois, âgé de vingt-huit  ans, Mross appartenait à la
première promotion de l’école d’o ciers SS de Bad Tölz. Son prénom était
Max, mais plus personne ne l’appelait Max. Même ses anciens condisciples,
dans un mélange de familiarité et de crainte, l’appelaient Mross.
« Veuillez répondre à mes questions par oui ou par non. »
Mross s’empara d’un stylo-plume, traça sur une feuille une ligne verticale.
Son allemand était hambourgeois.
« Vous êtes né en Russie le 19 octobre 1892 ?
— Cela dépend du calendrier auquel vous vous référez… »
Le regard de Mross fut d’un vide total, d’une apathie d’animal.
« Vous êtes né en Russie le 19 octobre 1892 ?
— Oui. »
À gauche de la ligne, Mross écrivit « 48 ans ».
« Vous êtes de race slave ?
— Oui.
— Sans ascendants juifs ?
— Non. »
Sous la mention de son âge, il écrivit «  slave, non juif  ». Il s’interrompit,
inspecta Alekhine, revint à sa feuille et ajouta  : «  caractéristiques physiques
aryennes souillées par le tempérament excessif slave (alcool) ».
« Êtes-vous communiste ?
— Non.
— Vous avez été membre du parti communiste soviétique ?
— Non. »
Mross feuilleta la pile devant lui, en tira un feuillet, se mit à lire l’extrait d’un
rapport qui attestait justement du contraire  : «  Avant la révolution, ses
convictions politiques se sont illustrées par leur manque de clarté et leur
caractère inabouti. Quand les bolcheviques prirent le pouvoir, il songea à un
nouveau commencement, sans pour autant identi er la nature de ce
changement. Il travailla pour les bolcheviques jusqu’en 1921 en qualité
d’interprète. L’accès à cette profession, du fait des informations stratégiques
auxquelles elle donnait accès, était réservé aux membres du parti. Il fut donc
membre du parti. Il prit conscience de la di érence qui existait entre les
théories communistes et leurs applications concrètes et quitta la Russie.  »
Mross rangea le feuillet, revint à Alekhine avec ses yeux absents.
«  Je répète ma question  : vous avez été membre du parti
communiste soviétique ?
—  Uniquement pour gagner ma vie et pratiquer mon art… La révolution
avait tout bouleversé. »
Mross n’avait pas écouté l’entièreté de la réponse, il écrivait : « opportuniste ».
« Vous êtes citoyen français ?
— Oui, depuis mon sacre de champion du monde en 1927. Lorsque j’étais
sur le point de l’emporter contre Capablanca, j’ai reçu l’annonce de ma
naturalisation. Pour plaisanter, j’ai l’habitude de dire, à propos de ce match
d’anthologie, peut-être l’un des plus importants de l’histoire du jeu, qu’il
opposait un Russe à un Cubain mais qu’il fut nalement remporté par un
Français… »
Mross esquissa un sourire factice. Il inscrivit « vaniteux » puis continua.
« Votre épouse est-elle citoyenne américaine ?
— Oui. Je suis son second mari, elle est ma quatrième femme… »
Mross possédait une déclaration rapportée d’un joueur d’échecs anglais,
l’éditeur du British Chess Magazine, un certain Brian Reilly, a rmant
qu’Alekhine était en réalité le quatrième mari de Grace Wishar, peintre
miniaturiste, qui tenait sa fortune d’un précédent époux, propriétaire terrien. Il
se garda de mentionner ces éléments inessentiels, et recentra son interrogatoire.
« Votre épouse est Halbjude ?
— Grace n’a pas de sang juif, à ma connaissance du moins…
— Vous ne pouvez pas non plus le garantir ?
— Non, nous n’en avons jamais parlé… »
C’était embêtant. Par précaution, Mross préféra attribuer à Grace Wishar le
statut de Halbjude. Dans son idée, « Américain » était un terme fourre-tout sur
le plan racial. Là-bas copulaient les Nègres, les Peaux-Rouges, les Aztèques, les
Mayas et les rebuts de l’Europe, principalement des Italiens du Sud (quasi-
sémites à tendance négroïde) et des Irlandais, lesquels sont, parmi la noble race
celte, les plus enclins à l’asservissement. Hollywood était une synagogue, New
York un souk. Eu égard à ces considérations, la notion de Halbjude appliquée à
Grace était donc appropriée, voire conciliante.
« Votre épouse subvient-elle à l’entièreté de vos besoins ?
— Mon art ne permet pas à un homme de ma qualité de vivre…
—  Je répète ma question  : votre épouse subvient-elle à l’entièreté de vos
besoins ?
— Oui. »
Il nota, toujours dans la même colonne, les mots «  situation nancière
précaire », puis il parut se relire en suivant chaque ligne avec la pointe de son
stylo-plume comme s’il s’agissait d’une addition. Il n’inscrivit pas de résultat.
Pas pour l’instant. Son esprit n’avait pas la clarté requise. Il fallait attendre. La
colonne de droite, où il avait l’habitude de noter ses conclusions, resta blanche.
Il décrocha le téléphone, répondit par l’a rmative à la question qu’on lui posa
à l’autre bout du l. Cinq secondes après, un bruit de bottes s’approcha et le
même homme en noir qui avait gardé Alekhine exécuta le même quart de tour
pour l’inviter à reprendre le même chemin, cette fois vers la sortie. Le canon de
la Maschinenpistole faisait o ce de panneau indicateur. Mross ne tiqua pas
quand Alekhine le salua en s’inclinant un peu, à la japonaise, plus par désarroi
que par référence à cette culture hors de propos. Il retrouva la rue, c’est-à-dire
la solitude et, avec elle, le tourbillon des impressions que lui avait laissées
l’entretien.
Au cours du voyage retour, il revit les mains blanches de Mross. Il réentendit
la plume de son stylo gratter le papier. À l’intérieur de lui, comme si l’angoisse
et l’imagination étaient capables de modi er un souvenir ne remontant
pourtant qu’à quelques heures. Alekhine sentit la pointe de la plume crever la
feuille. Il vit alors les mains immaculées de Mross aspergées d’un liquide
visqueux et sombre dans lequel il eut peur de reconnaître du sang.
 
*
 
En suivant Alekhine dans ses visions, en se laissant aller sur la pente de son
imagination, quelque chose comme un autre territoire se dévoile. Pendant que
le train le ramène de Paris à Rouen, pendant que la locomotive crache ses
fumées pleines d’escarbilles à travers les premiers bocages normands, l’histoire
bascule et, comme sur l’une de ces tables de jeu pivotantes qui disposent d’un
plateau d’échecs sur une face, de backgammon ou de trictrac sur l’autre, une
grande ombre se renverse sur les pages de ce livre.
Les lignes qui vont suivre ne se revendiquent d’aucun essai ni manuel sérieux.
Nulle bibliographie consacrée à Alekhine, y compris parmi les plus extensives,
ne les a annoncées. Aucun historien, qu’il s’agisse du grand Edward Winter, de
Pablo Morán ou de Dagoberto Markl (sans parler des chantres d’une légende
d’Alekhine sans tache comme Alexandre Kotov ou Abraham Baratz), n’aurait
songé à s’abaisser au niveau où elles vont descendre.
Le registre n’est pas seul en question. Chez ces éminents spécialistes de
l’histoire des échecs, la probité dans le traitement des sources compte avant
tout. Elle prévaut. Elle prévaut même sur l’admiration pour Alekhine en tant
que joueur d’échecs. L’examen froid et scrupuleux des archives constitue la
toute première vertu de ces historiens et il n’est pas étonnant que leur rigueur
scienti que les ait écartés du champ abominable et mal documenté où nous
nous aventurons à partir de maintenant.
Dès qu’Alekhine eut quitté son bureau, après avoir rangé le dossier A. A.
A. dans son porte-documents, Mross se coi a de sa casquette et, après s’être
assuré qu’il était chargé, fourra son Luger dans son holster. Il sortit par une
porte dérobée. Une Mercedes l’attendait. Son moteur était démarré et chaud.
Le véhicule emporta l’o cier de renseignement vers l’est, s’arrêta dans l’étroite
rue du Cygne, le recracha au numéro  38, devant une porte sang-de-bœuf.
Après avoir donné ses directives à son chau eur, il pénétra dans l’immeuble
glauque mais pittoresque. Il traversa une cour pouilleuse où avait été
récemment épluché un chou frisé et où brunissaient des feuilles abandonnées
sur les pavés. Dans cette cour, en plus des restes tristes du légume, se trouvait
un adolescent avec une tête ronde piquée de taches de son qui fumait des
cigarettes Week-End (goût anglais) en jetant ses mégots dans un pot de eurs
sans eurs ni plante d’aucune sorte.
Il s’appelait Jacques Arcanel. Il était le ls d’une lessiveuse et d’un soldat
prisonnier en Allemagne. Il habitait l’immeuble. Il vivait seul. Il portait un
béret basque trop enfoncé sur la tête. De notoriété publique, Arcanel se
cherchait. Il livrait des choses à des gens de temps en temps, pour rendre
service et gagner un peu d’argent. Ses tra cs étaient connus du quartier et jugés
pitoyables. Plus que de la fainéantise ou de la bêtise, la vie précaire du jeune
Arcanel cachait un esprit épris d’indépendance. Il était animé par le rêve encore
assez vague et pieux d’écrire des romans d’aventures et d’en vivre comme un
bourgeois de ses rentes. En fumant, sans jamais avoir rien composé de
consistant sinon quelques dessins évocateurs, Arcanel s’imaginait les titres et les
couvertures de ses futurs ouvrages. Il se voyait en Pierre Loti ou en Jules Verne.
Dans ses contes, il était question de jungle et de banquise, de temples cachés
ou d’animaux imaginaires. On y combattait des robots anthropomorphes,
parfois des dinosaures.
Ces éléments narratifs à la naïveté confondante, Arcanel devait les garder tels
quels bien au-delà de son adolescence, jusque bien après la n de la guerre
quand, à défaut de trouver des éditeurs intéressés par ses romans, il tentera du
côté du cinéma, y dessinera quelques story-boards. Il se tournera nalement
vers la bande dessinée érotico-gore et s’y consacrera exclusivement. L’époque
sera demandeuse. Cet art n’inspirera que mépris aux élites, mais s’en trouvera
d’autant plus libre de sonder la face cachée des âmes. Ce sera l’époque des
Snatch Comics et de Métal hurlant, des artistes comme Crumb aux États-Unis,
Magnus en Italie ou Mœbius en France. Arcanel obtiendra un succès bien
inférieur à celui de ces maîtres à la n des années soixante et au début des
années soixante-dix, notamment au sein des revues Boa et Q 3 000. Un succès
minime qui sera interrompu par un cancer des poumons en 1972.
Les «  méchants  » des histoires d’Arcanel ressemblent systématiquement au
Mross qui s’engageait à ce moment dans cet escalier de service du numéro 38
de la rue du Cygne. Même beauté, mêmes mains blanches, même uniforme
noir. Quel lien peut-il exister entre l’univers d’Arcanel et la vie d’Alekhine  ?
Peut-être le même que celui qui unit le lit d’un roi à son trône. Ce qui a lieu
dans le premier reste caché mais détermine en partie ce qui se prononce sur le
second. En se plongeant dans l’œuvre d’Arcanel, sans se voiler les yeux et sans
tordre le nez, en gardant au contraire à l’esprit l’intuition que s’y joue quelque
chose d’essentiel quant à la violence du temps, c’est-à-dire la part de fantasme
et de cauchemar qui bout à l’intérieur de la grande Histoire, on rencontre un
épisode intitulé « L’échiquier dévorant » (revue Boa no  12, février  1971) dans
lequel, au sein d’une dictature d’Amérique du Sud non précisée, un o cier
nazi nourrit avec les jeunes lles qu’il kidnappe les pièces d’un jeu d’échecs
vivant. Chaque pièce est un monstre plus ou moins délirant (un dragon pour le
cavalier, des vampires pour la dame et le roi, des espèces de pangolins
carnivores pour les pions). Les jeunes lles sont bien sûr toutes aguichantes et
nissent toutes, bien sûr, par être dénudées puis démembrées, avec une lenteur
odieuse, sur le quadrillage.
Dans l’œuvre graphique signée Arcanel, il s’agit de la seule référence aux
échecs. Pourtant, en cherchant mieux, en se fatiguant sur la lourdeur de son
mauvais goût, en allant jusqu’aux inédits ou aux rares entretiens qu’il a
accordés, on trouve celui paru dans le Boa no 17 de janvier 1972, soit quelques
mois avant sa mort, dans lequel il se con e sur son passé de résistant, au sein
d’un réseau nommé Tchang, et décrit le poste de commandement secret qu’il
occupa rue du Cygne, dans la cuisine d’un restaurant chinois. Plus que le récit
par ailleurs très complaisant et invéri able de ses exploits guerriers, Arcanel
parle d’Alekhine mais aussi de Brikmann et de Mross. Il parle aussi d’une
femme allemande, mystérieusement enfermée dans une mansarde tapissée de
jaune. Cette inconnue n’allait jamais plus loin que la cour pour y exécuter des
sortes de tours compulsifs, comme une prisonnière. D’elle, Arcanel ne connut
jamais qu’un prénom : Ushi.
En prétendant avoir écouté par un tuyau d’évacuation hors d’usage, Arcanel
raconte que, trois marches par trois, Mross gravit les six étages de l’immeuble.
Le dernier était une en lade de logements exigus. Il frappa à une porte en
usant d’un rythme qui paraissait être un signal. D’abord, pas de réponse. Il
consulta sa montre, xée au revers de son poignet. Il avait deux minutes
d’avance. Il essuya la sueur qui avait coulé sur son front et imprégné le bandeau
de sa casquette, replaça celle-ci sur son faîte, lissa sa visière brillante. Il balaya
les poussières qui s’étaient accrochées à la gabardine de sa vareuse et de son
jodhpur, sous le long cuir ouvert. Il véri a l’étui de son Luger, qu’il aimait
porter en biais, presque au milieu de son ventre. Il n’y tint plus, frappa de
nouveau, reproduisant le même rythme que la première fois. Pour quelques
minutes, elle pourrait quand même m’ouvrir, ronchonna-t-il.
Une femme, ni particulièrement forte ni particulièrement mûre, et dont les
cheveux étaient tenus en arrière par un turban, parut. Elle ne portait que des
bas couleur chair. Sa toison était dense, noire et bouclée, recouvrant presque la
totalité des plis de l’aine et traçant une ligne de poils emmêlés qui s’éclaircissait
et virait au beige à mesure qu’elle atteignait le nombril.
« Bonjour, madame l’orthophoniste, puis-je entrer ?
— Tu es en avance.
— Je peux entrer quand même ?
— Non.
— Je peux attendre à l’intérieur, peut-être ?
— Bien sûr que non, crétin.
— S’il vous plaît…
— J’ai dit non. »
Elle resta ainsi, l’air sévère et las. Il y avait un réveil en arrière-plan, sur le
guéridon, à côté d’un cendrier, qu’elle regarda un moment fonctionner, et que
Mross aussi scrutait avec avidité. Quand l’aiguille des minutes tomba sur la
demie, elle se recula pour le laisser passer. Sitôt entré, Mross se dévêtit,
arrangea soigneusement ses vêtements sur un jette-habits, constituant une sorte
de carapace de lui-même. Une fois nu, il se mit à quatre pattes par terre, sur un
petit tapis moelleux qui devait provenir du Tadjikistan et qui représentait des
eurs volubiles. La brune s’assit sur le fauteuil crapaud recouvert de velours
jaune et exhiba son tout. Ses poils d’un noir brillant crissèrent contre le tissu
moiré. Mross s’approcha en reni ant. Quand son nez la frôla, elle emprisonna
son visage entre ses cuisses et serra fort son étau. Elle était musclée car elle
s’entraînait quotidiennement en attachant un Sandow au pied du guéridon et
en exécutant, avec chaque jambe, cent vingt mouvements de balancier. Pris au
piège, Mross tentait de crier « Mutter ! » mais sa bouche était bâillonnée. Il ne
réussissait qu’à émettre des meuglements et des grognements qui devaient
correspondre aux consonnes M, T et R du mot «  Mutter  ». Pour punir cet
impardonnable cafouillage, la femme se saisit d’un manche à balai qui avait été
enduit de résine de caoutchouc et qu’elle avait soigneusement et abondamment
beurré avant la séance. Elle se contenta dans un premier temps de tapoter le
gras des fesses d’albâtre de Mross, puis elle se mit à caresser le pourtour de son
anus violet. Elle intimait au représentant de la race des seigneurs de prononcer
distinctement le mot magique. Il essayait d’articuler mais elle plaquait
davantage son ventre contre sa bouche, se penchait au-dessus de lui et
l’élocution de Mross devenait de plus en plus a igeante. Il manquait à son
devoir. Il devait être dûment châtié. Après avoir incliné le manche, elle
l’introduisit d’un cinquième en lui. Cela bouleversa la nature des cris. Toutes
les fois où il ne parvenait pas à articuler correctement, ce qui était
systématique, Ushi vissait plus profondément en lui la longueur. Le rituel ne
s’arrêta qu’après éjaculation. Lorsque, le visage écarlate et les yeux sur le point
de quitter leurs orbites, il s’abattit sur le sol, exsangue.
« Je vais de plus en plus loin, Max… Fais ga e. »
Elle était peut-être la dernière au monde à l’appeler Max. Elle s’était levée
pour nettoyer l’outil oblong dans une bassine d’eau. Elle avait en lé un long
peignoir en soie euri qui était un des cadeaux de Max, du temps des débuts de
leur romance.
« Merci maman…
— Pauvre malade.
— Je t’aime, Ushi.
— Tais-toi. Tu n’as plus la moindre idée de ce que c’est…
— Je te jure, je t’aime à ma façon.
— Je n’en veux pas de ta saloperie de façon. »
Ushi rangea l’instrument de plaisir dans le porte-parapluie. Près de la fenêtre
donnant sur les toits, dans l’encoignure de la pièce, se trouvaient un autre
fauteuil crapaud et un guéridon au plateau de marbre, comme en ont les
bistrots de France. Il y avait un réchaud. Du fait de l’ampoule du plafond et de
la couleur safran des tissus qui couvraient les murs et les meubles, la pièce était
jaune. Il y avait deux chopes de bière en grès qui étaient des souvenirs d’un
séjour à Tegernsee, au bord d’un lac, juste avant la paisible Autriche et le
merveilleux Tyrol. Ushi les avait agrémentées de chardons séchés. Leur amour
était à l’image de ces eurs mortes : piquant.
«  Tu n’as pas le choix, Ushi. Tu as besoin de moi maintenant. Pour ta vie.
Nous allons vous recenser. Vous, les Juifs. La France. Le Gross Paris. Toute la
zone occupée. La vérité, c’est que nous ne savons plus quoi faire de vous. La
pression est immense. Notre royaume s’étend sur des milliers de kilomètres et
nous n’écartons plus la possibilité de vous tuer tous, partout où vous serez…
Mais vous êtes si nombreux  ! Comment faire  ? C’est notre problème et c’est
notre fardeau. Nous devrons être d’une force morale titanesque pour réussir à
lutter contre votre prolifération. Il n’y a pas assez du monde pour nous et pour
vous. Nous devrons être d’une rigueur absolue pour vous éliminer. Aucune
faille ne sera tolérée. Nous y arriverons peut-être.
— Je ne suis même pas juive, connard.
— Pour moi, si… Tu me corromps.
— Et ça t’excite très fort, cette corruption, hein ?
— Oui. Je voudrais recommencer.
— Vous serez tous punis, ici ou là-haut.
— Oh, je l’espère. Je l’espère tellement, Ushi. »
Du fait d’une réaction physique prévisible, Mross lâcha un pet sonore.
« Petit con d’Allemand vicieux de merde… »
Mross rit et, comme il avait froid, il se recroquevilla en fœtus.
« Dis maman, Brikmann sera là à quelle heure ?
— Il ne va pas tarder, je lui ai dit de me laisser une heure.
— Le temps que tu me rendes les idées claires ?
— Ouais, voilà. »
Rajustant son peignoir, Ushi manifesta son dégoût.
« Pour que tu me redresses le popotin ?
— Ta gueule, Max. Lave-toi, rhabille-toi et crève !
— Tu ne veux pas que Brikmann me voie comme ça ?
— Je m’en fous complètement.
— Avoue, tu préférerais qu’il ne me voie pas comme ça ?
— Si ça peut te faire plaisir…
— Ça me fait plaisir, Ushi. Ça me fait même énormément plaisir. »
Pour exaucer sa belle, Mross se savonna, se peigna et se couvrit de noir. Puis,
il reprit le dossier A. A. A. et surtout cette synthèse obtenue durant
l’interrogatoire. Il la transforma en une série d’horribles fadaises cyniques et
nazies qu’il numérota de un à cinq et plaça dans la colonne de droite restée
vierge. Elles disaient en substance que ce joueur devait être joué.
 
1.  L’ordre nouveau s’étendra dans tous les champs humains, y compris dans des exercices mentaux
purs comme le jeu d’échecs.
2. Sa qualité de champion du monde peut servir d’instrument de propagande.
3. Le sujet est malléable sur le plan politique et pécuniaire.
4. L’ascendance juive de sa femme expose celle-ci à une arrestation (monnaie d’échange).
5. L’absence des joueurs juifs a laissé un vide dans la compétition échiquéenne, que l’avenir aryen doit
investir pour a rmer sa supériorité.
 
Quand les pas se rent entendre dans l’escalier de service, quand ils
ralentirent devant la porte du boudoir, Mross était prêt. Brikmann frappa,
entra. Mross le t asseoir où Ushi s’était assise durant la séance. Il éprouva une
certaine satisfaction à superposer ainsi les sphères  : l’honneur du service à la
patrie et la pénétration anale. Selon lui, l’un enrichissait l’autre. Le public et
l’intime se nourrissaient mutuellement mais en se tournant le dos. Brikmann
trouva l’odeur désagréable et la pièce étou ante, mais ne comprit rien. À vrai
dire, il ne voulait rien imaginer. Il ne voulait pas savoir qui était cette femme
par l’intermédiaire de qui il avait obtenu ce rendez-vous, ni connaître la nature
exacte de ses relations avec le jeune o cier. Mross était très en vue à Berlin,
Brikmann avait besoin de lui pour amadouer la SS. Il fallait que Frank ait les
coudées franches. Mross ne devait pas émettre d’avis défavorable concernant
ses projets échiquéens en Europe centrale. Il fallait qu’il lui laisse Alekhine.
Himmler et Frank ne pouvaient pas s’encadrer et le problème était que le
premier, en plus de disposer de l’intégralité de la SS et de la Gestapo, avait plus
l’oreille du Führer que le second. C’était donc pour préserver Frank de
Himmler que Brikmann venait chercher l’aval de principe de Mross dans cette
mansarde qui sentait la cocotte et le prout. Alors, qu’est-ce que
l’Obertsturmfürher pensait du champion du monde ?
« Insipide. Faites-en ce que vous voulez. »
Bien, très bien.
Brikmann se donna une forte tape sur les genoux.
« Merci ! Je savais que vous alliez comprendre. »
Et puisqu’il ne tenait pas à rester longtemps dans cet endroit bizarre, il se
leva.
« Je m’envole pour Varsovie demain en Taifun ! Ce soir, je dîne au Ritz ! »
Mross attendit qu’il lui ait tourné le dos pour lui asséner son coup de
poignard.
« Brikmann ! Il faudrait que votre Alekhine dise ou écrive un petit quelque
chose tout de même… Avant de rejoindre Herr Frank, assurez-vous que votre
champion s’exprime sur la question juive. Quelque chose de facilement
di usable. Un article ?
— Un article sur les Juifs ?
— Oui, Brikmann. La perversion juive dans les échecs, quelque chose de ce
genre. Développez l’aspect emberli coté de la nature juive, sa complexion
perverse.
— Vous en avez de bonnes, je ne peux tout de même pas l’écrire à sa place !
— Vous pouvez tout, Oberleutnant.
— Franchement, j’aurais quelques scrupules…
— Vous ne serez pas obligé d’aller jusque-là. Nous savons vous et moi qu’une
bonne partie de l’ancienne Russie a été élevée dans l’antisémitisme. Les paysans
russes, quand une récolte était mauvaise ou qu’un vilain orage s’annonçait, ils
déclenchaient un pogrom. Parfois, ça dispersait les nuages. Les Protocoles des
sages de Sion, on les doit aux services secrets du tsar. Je connais bien ce
document, j’ai rédigé un petit mémoire dessus à Bad Tölz… C’est un faux qui
a rendu de vrais services. Oui, croyez-moi, il n’est historiquement pas insensé
de penser qu’il existe un fond propice chez votre Alekhine, quelques thèmes
qui sont aussi les nôtres.
— Bon, je vais lui parler.
— Puisez dans ses fantasmes. Dans ses rancunes.
— Je vais tenter. Je vais voir comment il réagit.
— La part d’irrationnel des êtres, leur colère et leur peur, c’est si crucial…
— Je suis aviateur et joueur d’échecs, pas expert en manipulation.
— Mais c’est bien pour cela que je vous reçois ici, Oberleutnant, dans mon
secret disons le plus secret… Pour vous mettre sur les bons rails ! Fini l’esprit
positif, Oberleutnant  ! Jetez-vous dans l’ardeur des peurs et des délires  ! La
politique exige de jongler avec l’irrationnel, avec l’hystérie, avec la folie…
Qu’est-ce qui fait bouger les peuples ? Quelques raisons froides et logiques, ou
les grands rêves caractériels ? Les hommes ne sont jamais sobres. Renouez avec
la part primitive, Brikmann  ! Du nerf, cher confrère… Vous savez, c’est une
orientation importante de notre politique d’in ltration des consciences en
zones occupées. Nous avons reçu une note de service tout à fait explicite là-
dessus. Le Standartenführer Knochen a donné des directives précises. Il nous
invite à réveiller la convergence des peuples occupés dans le combat pour le
salut du monde dont nous autres, Allemands, avons la responsabilité. L’esprit
tortueux des Juifs, le complot mondial qu’ils fomentent pour placer le reste des
hommes en esclavage. Ce sont des idées dormantes chez beaucoup de nos
subordonnés… Vous l’orienterez sans mal, votre champion du monde.
— Puisque vous le dites.
— Vous verrez… Essayez et cela viendra tout seul.
— Je peux savoir ce qui vous rend si sûr ?
— Au-delà du fond d’e roi que tout un chacun partage ?
— Oui…
— Il est ni et il le sait.
— Je vous assure que sur l’échiquier, Alekhine n’a rien de ni !
— Nous ne parlons pas de ce jeu futile, Oberleutnant. »
13

Le soir même, vers dix-neuf heures, Brikmann appela au château. Dans sa


suite junior du Ritz, l’aviateur était en tenue de gala. Il portait un complet de
anelle bleu de minuit avec, pour seul élément nazi, un ruban à la
boutonnière. Une ligne de décorations simple était épinglée à l’endroit de son
cœur. Pas d’uniforme au dîner, c’était la consigne. Bien qu’à moitié
réquisitionné par la Luftwa e, l’hôtel était devenu une zone franche où la
bonne société continuait à organiser son carnaval comme si la guerre n’existait
pas, ou plutôt comme si la guerre concernait les autres, c’est-à-dire les
catégories de la population laborieuses et vulgaires, vulgaires parce que
laborieuses. Pour mettre à l’aise leurs invités, les Français parlaient français avec
l’accent allemand. Pour faire oublier le caractère légèrement imposé de leur
présence, les Allemands s’interdisaient de parler allemand. S’ils ne maniaient
pas bien le français, ils étaient autorisés à parler anglais ou italien.
Alekhine rentrait tout juste de Paris quand il décrocha le téléphone. Quelque
chose de similaire à la violence des récits d’Arcanel avait certainement habité
ses visions pendant son voyage retour, pas seulement dans le train omnibus
Paris-Rouen, mais aussi dans le taxi qui l’avait raccompagné à Saint-Aubin et
l’avait déposé devant le portail. Alekhine avait l’habitude de trouver les ressorts
de ses prochains coups dans la rage, la rancœur, la haine, l’envie. Il tirait pro t
de tout un catalogue de pulsions diaboliques. À un moment, il s’était imaginé
sectionner les mains de Mross au hachoir. À un autre, il s’était vu l’empaler…
Bref, Mross l’avait humilié. Sitôt rentré, il s’était enfermé dans son bureau.
Assis, il n’avait rien fait que regarder dans le vide. Par spasmes, sur un fond de
fumée, ses cauchemars se déroulaient comme des lms. Il ne se sentait pas
capable de monter voir Grace pour lui répéter les mots de Mross. Il ne voyait
aucune raison de ne pas se remettre vite à boire. Restait-il des olives en bocal ?
Avait-il la possibilité de s’envoyer à la chaîne d’a reux dirty martinis, et
combien lui en faudrait-il pour e acer de sa mémoire le souvenir odieux de son
passage rue des Saussaies ? Quel autre moyen que l’alcool pour se défaire des
mains blanches de Mross ?
Stupéfait, il écouta Brikmann lui annoncer, avec le langage double dont il
avait le secret, que si, bien sûr que si, il avait fait une très forte impression sur
l’Obertsturmfürher Mross ! Il avait réussi avec brio son examen d’entrée dans le
monde nouveau  ! Ils oubliaient ses velléités de voyage en Amérique. Ils lui
promettaient d’autres voyages à la place, dans un continent européen en pleine
cure de renouvellement psychoracial.
« Pour vous, ce sera Krynica-Zdrój, Herr Docteur ! Il y aura moins de soleil
qu’à Caracas, d’accord. Mais d’un autre côté, ce sera moins métissé.  Pas de
mélanges hasardeux chez nous, uniquement de la pureté ! C’est si important, la
pureté. Les idées claires, Herr Docteur ! Toutes ces mixités nous ont embrouillé
le corps et l’esprit ! On sent qu’en n, grâce à nous, la volonté étincelante des
Aryens reprend ses droits sur la mesquinerie abâtardie des Youtres. En n, nous
prenons le problème à bras-le-corps. La Pologne est la zone où le gros de
l’opération a lieu. Vous verrez que c’est impressionnant, ce qui s’y passe. On
désinfecte, on puri e… »
À l’écouter, Krynica-Zdrój et la Pologne étaient tout sauf un cocktail sucré,
plutôt une sorte d’alcool ménager.
«  Depuis l’invasion, je suis là-bas la plupart du temps. J’ai assisté en
spectateur à la nale du premier tournoi d’échecs du gouvernement général en
novembre dernier. C’était à Varsovie. Quel succès  ! Vous allez être
impressionné du niveau qui y est pratiqué. Mais ce soir, je pro te de Paris ! Je
ne joue pas aux échecs, je batifole  ! Le maréchal Goering nous choie, Herr
Docteur. Ça va être une belle soirée. Une très belle soirée. Je regarde en ce
moment par la fenêtre et je vois la place Vendôme, si belle, et les invités qui
arrivent, si beaux eux aussi. Mes pensées sont à vous. Car vous voyez ce que je
vois, n’est-ce pas  ? Tout brille, les réverbères comme les diamants autour des
cous. Vous imaginez ? L’espoir est de retour. La paix et l’amour règnent. Je le
sens… Bientôt, Herr Docteur, nous trinquerons ensemble ! »
La main d’Alekhine tremblait, sa voix et le combiné aussi.
« Mais avec plaisir, lieutenant.
— Pardon ? Je vous entends mal… »
Où Alekhine trouva-t-il la force de lui donner le change ?
«  J’ai dit “avec plaisir”  ! Si les discussions ne sont pas à la hauteur, trouvez
Marcel, le maître d’hôtel, c’est un joueur qui a du mordant et qui a toujours
un jeu de poche sur lui. C’est un must de batailler avec Marcel. Je sais que
monsieur  le directeur, qui lui aussi est un ami, ferme les yeux sur cette
pratique, voire l’encourage… »
En réalité, la èvre des échecs de Marcel posait quelques problèmes au palace,
puisqu’il était chargé de signaler aux clients un degré en cuivre minuscule et
presque invisible, sur le seuil du « petit bar ». Quand Marcel s’absentait, lors de
ses parties, il se trouvait toujours un ou deux clients pour trébucher dessus et
s’aplatir. L’enjeu était moins le risque de se rompre le cou que de révéler aux
autres qu’on n’appartenait pas à la prestigieuse catégorie des habitués.
« Quel tuyau merveilleux ! Je vais le trouver, votre Marcel !
— Transmettez-lui mes amitiés…
— Je n’y manquerai pas. »
Comme la discussion replongeait dans les échecs, il se sentit plus à son aise.
« Faites attention à ses sacri ces ! C’est un admirateur de Spielmann, Marcel.
— Spielmann, le Juif de Vienne ? L’auteur de L’Art du sacri ce ?
— Oui, Rudolf Spielmann.
— Celui qui avait osé monter une cabale contre vous ?
— Vous vous en souvenez ?
— Si je m’en souviens, Herr Docteur ! J’en bous toujours de rage ! Non mais
pour qui se prenait-il ?
— Oui, Spielmann a encore une fois été d’une telle insolence !
— Vous insulter de la sorte ! Quel toupet ! »
En 1932, le décidément très contrariant Spielmann avait écrit un article dans
le Wiener Schachzeitung un peu pompeusement appelé « J’accuse ! » dans lequel
il accusait Alekhine de se servir de son statut de champion du monde pour
évincer systématiquement des tournois les joueurs trop dangereux pour lui,
comme le champion de la prophylaxie Nimzowitch, le très méticuleux Euwe,
l’artiste Rubinstein, le roi des problèmes Przepiórka, le romantique Spielmann
et, surtout, le génie des génies Capablanca… Marchandant sa présence au prix
fort, Alekhine vidait les caisses des tournois. Ce faisant, il les privait de la
possibilité de payer leurs primes aux autres grands joueurs. S’assurant ainsi de
l’absence des meilleurs, Alekhine se garantissait de rester invaincu. Un tournoi
préférait toujours payer pour un champion du monde. Les accusations de
Spielmann étaient bien entendu parfaitement fondées.
« C’était faux, bien sûr ?
— Archifaux !
— Voilà bien un sale coup de Juif, Herr Docteur !
— Un coup bas, oui !
— C’est la même chose ! La bassesse et la juiverie, c’est la même chose.
— Comme vous dites !
— C’est à la bassesse qu’on reconnaît le Juif. Contrairement au Nègre ou à
l’Arabe, avec lesquels il partage certains atavismes, il ne possède pas de signes
distinctifs physiques francs. Rien n’est franc chez lui, vous me direz. Si
seulement il avait la peau bleue, nous pourrions le reconnaître, mais non, voilà
qu’il s’immisce parmi nous, qu’il singe nos propres visages, pervertit notre sang
en souillant nos femmes. Voyez comme il s’est dilué partout ! C’est un casse-
tête pour l’identi er et s’en débarrasser ! Ajoutez à son pullulement sa tournure
d’esprit alambiquée. Quels e orts ne faut-il pas pour apprendre à les sentir, sa
rouerie systématique, sa tendance à la dissimulation  ! Un des plus grands
écrivains français actuels l’a parfaitement exprimé ! D’ailleurs, tenez, je le cite
de mémoire : “Avec les Juifs, on ne sait pas ce qu’on prend dans la bouche, si
c’est une bite ou une chandelle…” N’est-ce pas bien dit  ? N’est-ce pas
exactement cela ? »
Ces grossièretés racistes incommodèrent Alekhine. Il pensa davantage à
rebondir qu’à se renseigner sur la citation de Brikmann, une phrase du
merveilleux Louis-Ferdinand Céline tirée de son désopilant pamphlet Bagatelles
pour un massacre. Alekhine avait entendu parler de la mode des livres de Céline
depuis la parution tonitruante du Voyage en 1932  mais, en matière de
littérature, il aimait presque exclusivement les grosses biographies historiques
ou les Mémoires des grands conquérants. Pour les ctions, les fantaisies de
capes et d’épées de Mérimée ou de Dumas avaient sa préférence : Chronique du
règne de Charles IX ou Les Trois Mousquetaires guraient parmi ses livres favoris.
Il avait appris à parler français avec Le Capitaine Fracasse et avait dû en garder
un pli, associant ce genre à cette langue. Il réorienta la discussion sur le jeu. Les
livres après les échecs.
« Même le roi des jeux a subi, à cause des Juifs…
— Docteur Alekhine, ne dites rien de plus !
— Pardon ?
— Vous ne pouvez pas savoir comme je suis heureux de vous entendre dire
cela. Vous, le champion du monde, celui qui commande à l’avenir des échecs,
celui qui porte la couronne et dont la voix compte tant… vous aussi, vous
identi ez le problème juif.
— C’est une opinion que je ne crie pas forcément sur les toits, bien sûr.
— N’ayez plus peur de vos opinions.
— Ce n’est pas de la peur…
—  Si, c’est de la peur. Nous sommes là désormais. Écrivez, Herr Docteur.
Guérissez de votre peur.
— Vous pensez, lieutenant ?
— Je vous le demande, Herr Docteur.
— C’est que beaucoup de mes confrères sont de cette race… Je risquerais de
les o enser.
— Qu’est-ce qui compte le plus ? L’estime des Youtres ou l’avenir des échecs ?
— Les échecs ont toujours été le centre de mon existence…
— Les Juifs vous craignent. Ils nous craignent. Ne vous inquiétez pas d’eux.
— Mais en n, c’est que je ne sais pas non plus trop comment le démontrer.
— Vous n’avez pas le choix. Écrivez !
— Écrire quoi ? Un livre ?
— Un article, d’abord. Une série d’articles peut-être…
— Je vais y ré échir.
— C’est une question de devoir, Herr Docteur. Vous n’avez pas le choix.
— Je n’ai pas le choix ?
— Non, vous n’avez pas le choix.
— Qu’est-ce que vous voulez dire exactement, lieutenant ?
— Ce que je dis : Vous n’avez pas le choix. Maintenant, je dois vous laisser. »
Après avoir raccroché, Brikmann laissa Alekhine seul avec cette nuit d’hiver.
Dans le château, les soldats criaient des blagues ou des injures. Pourquoi ne
rejoignait-il pas Grace ? N’aurait-ce pas été plus simple de tout lui raconter ?
Elle aurait peut-être un avis. Qu’est-ce qui lui faisait désirer qu’elle dorme  ?
Posté devant une des fenêtres, il se rassurait en songeant que s’il le faisait,
c’était pour elle, rien que pour elle. Il ne voulut pas nommer ce qu’il allait faire.
Il chercha à reconnaître les formes de ses moutons mannois dans l’obscurité
mais n’y réussit pas. Où étaient-ils  ? Qu’est-ce qui donnait au paysage ce
caractère si dépeuplé  ? Régulièrement, des véhicules de toutes les dimensions
dérapaient sur les sentiers et éparpillaient des cailloux blancs sur les pelouses.
Ils arrivaient et ils repartaient. Il s’agissait surtout de camions bâchés. Des
blessés et des in rmiers erraient. Qu’est-ce qui leur donnait l’envie de cette
promenade nocturne  ? Ils étaient liformes et blancs comme des fantômes.
Alekhine les imagina hagards et perdus, ottant dans il ne savait quel au-delà.
Parfois, il leur manquait un membre, et ce manque soulignait leur présence
irréelle. Il se détourna, rejoignit un des murs tapissés de livres, ouvrit le bar
dissimulé dans les œuvres complètes en trois volumes de Vauvenargues. Une
bouteille de calvados pleine s’y trouvait. Il s’assit avec elle. Petite dose après
petite dose, dans un verre à pied à peine plus grand qu’un dé à coudre, il but et
s’en trouva réconforté.
C’était compter sans les cauchemars qui l’assaillirent dès la dixième rasade. Il
lui fallut s’extirper du fauteuil, secouer les bras pour dissiper les horribles
visions qui recommençaient à le tourmenter. Ce n’étaient pas les mains en
porcelaine de Mross qui revenaient l’étrangler, cette fois. C’étaient trois
ombres. Trois ombres d’envergures di érentes. Une maigre et deux grosses.
Elles s’approchaient de lui. Elles remontaient vers sa tête blême et lui
murmuraient des choses incompréhensibles. Quelle était cette épaisse fumée
qui leur masquait la bouche ? Bientôt, Alekhine fut prisonnier d’un brouillard
dans lequel les ombres continuaient de remuer. Voulant sortir de ce délire, il se
ramassa, plaça son épaule droite en avant et courut droit devant lui. Le mur le
t rebondir et le projeta par terre. Il lui fallait enfoncer ce piège, sortir de
l’emprise de cette nasse. Après trois nouveaux verres de calvados, il reprit le
combat. Malgré la douleur, il attaqua avec la même épaule (la droite), sauf que,
lorsqu’il percuta la paroi, il reçut un coup méchant sur le front. L’hématome,
qui serait violet et bleu le lendemain, était à cet instant rouge sang. Sonné,
Alekhine eut du mal à se relever. Il s’accrocha à la bouteille comme si elle était
une bouée et lui un noyé. Un verre, encore.
Il cria une espèce d’exhortation militaire, regarda un autre mur, également
rempli de livres, et reprit son cri. Dans son idée, le mur allait céder. Il lui
su sait d’une dernière charge, une seule. Redressé, chancelant un tantinet, il
prit sa décision  : il s’élancerait sans protection d’aucune sorte, le visage et le
ventre exposés. Il s’o rirait sans se cacher. Un autre verre pour gon er son
courage. Un autre en l’honneur de son imminente victoire !
Il rajusta son costume, resserra sa cravate, salua à la française, prit son élan et
partit. Heureusement, ses pieds se prirent dans le tapis et il tomba à plat sur le
ventre, heurtant le bord d’un rayonnage avec le haut de son front. S’il avait
réalisé son projet d’enfoncement, l’ensemble de la bibliothèque l’aurait tué sous
une avalanche de livres et de planches en bois. Assommé, inconscient, il
écoutait sa propre voix.
 
Akiba ?
Dawid ?
Rudolf ?
Vous êtes là ?
Parce que moi, je ne suis pas là.
En réalité, je suis parti… Ce n’est pas moi qui suis moi.
Vous voyez ce que je veux dire ?
Je ne suis pas là donc ce n’est pas ma faute.
Alekhine n’existe pas, je vous jure.
Je ne le connais pas. Je ne l’ai jamais connu d’ailleurs.
C’est le nom d’un champion du monde d’échecs.
Ce n’est pas de sa faute. Il vit à Buenos Aires, en Dalmatie septentrionale. Il est
Saturnien.
Il a battu Capablanca.
Je n’ai pas le choix.
Alekhine n’a pas le choix, n’est-ce pas ?
Nolens volens le roi doit reculer.
Pardon Rudolf.
Pardon Akiba.
Pardon Dawid.
Les fous acculent le roi dans son coin.
Ses mains ne sont pas sales mais blanches, le voyez-vous comme je le vois ?
Le sang ne les tache pas mais glisse dessus et s’écoule. On ne le voit pas.
Mais il est là. Le sang. Je le vois.
Pardon… Voulez-vous jouer avec moi ?
Le mat est assuré, d’accord, mais dans combien de coups ?
La mort est assurée, bien entendu, mais dans combien de temps ?
Pardon Rudolf.
Pardon Akiba.
Pardon Dawid.
Je vous vois à l’intérieur de moi et je vous aime.
Pardon, mes amis.
Rudolf Spielmann.
Akiba Rubinstein.
Dawid Przepiórka.
Je vous vois dans la nuit. Vous êtes des ombres.
Vous vous souvenez de Carlsbad en 1911 ? Nous étions jeunes.
Akiba, tu portais la moustache et, lorsque tu avais joué ton coup, tu te levais de la
table et tu allais te cacher dans un coin de la salle en marmonnant des mots
incompréhensibles. On disait que tu étais maladivement timide. On disait tes nerfs
fragiles et ton talent incommensurable.
Rudolf, tu avais encore tous tes cheveux mais tu étais déjà vilain. Tu jouais de
cette façon si imprévisible et si énervante, si contre nature et en même temps si
instinctive. Tu étais le dernier romantique. Tu étais un redoutable duelliste. On
t’appelait « le dernier chevalier du gambit du pion roi ». Combien de fois m’as-tu
battu, cancrelat ?
Dawid, Przepiórka signi e « caille » en polonais, n’est-ce pas ? Avec ton nez arqué
et ton corps dodu, avec ton teint huileux et tes petites taches sur la peau, ne
ressembles-tu pas trait pour trait à ce charmant oiseau ? Autrefois, on a dû nommer
tes aïeux Przepiórka en raison de cette ressemblance. On faisait ainsi, avec les Juifs.
On leur donnait le nom de leur profession, celui du lieu où ils vivaient, d’un arbre
devant lequel ils passaient, et beaucoup plus rarement de l’animal auquel ils
ressemblaient. Pour toi, une caille. Je chassais les cailles avec mon père. Te l’ai-je
dit ?
Dawid ?
Akiba ?
Rudolf ?
Pourquoi ne me répondez-vous pas ?
Bande d’immondes et pervers petits Youpins, aimez-moi !
Pourquoi vous ne m’aimez pas ?
Aimez-moi, je vous en supplie…
Dawid ?
Rudolf ?
Akiba ?
Vous m’entendez ?
Aimez-moi…
 
Mais Dawid Przepiórka était déjà mort.
Rudolf Spielmann allait bientôt mourir.
Depuis neuf ans, Akiba Rubinstein était fou.
14

Quand les trois Feldgendarmes enfoncèrent la porte de l’appartement, le


jeune Dov, qui l’après-midi délaissait ses études de droit à la faculté de Varsovie
pour jouer chez Przepiórka, fut le seul à relever la tête de l’échiquier. Il vit leurs
colliers métalliques et leurs manteaux vert-de-gris. Il chercha leurs yeux mais
les visières de leurs casques les dissimulaient sous une bande d’ombre.
« Où sont leurs yeux ? » demanda Dov à Przepiórka en se penchant vers lui.
Przepiórka suçait un cigare en forme de fuseau. Przepiórka était habillé d’un
luxueux trois-pièces en tweed, comme un armateur ou un producteur de
cinéma, parce que Przepiórka croyait que les poètes, les joueurs d’échecs, les
peintres et tous ceux qu’il nommait « les travailleurs de l’inutile » devaient se
vêtir avec orgueil, mieux que les banquiers et les hommes d’a aires. Dov était,
lui, habillé comme un étudiant pauvre. Le gendarme nommé Hermann se
planta devant la table quadrillée. Les deux autres Feldgendarmes, qui
s’appelaient Erich et Helmut, visitèrent le logement, qui n’était pas très grand,
mais surchargé de bibelots et de trophées en forme de gures d’échecs. Ils
renversèrent des choses avec leur crosse ou leurs pieds, tantôt gratuitement,
pour le plaisir de casser, tantôt pour accéder plus facilement à un meuble a n
de s’assurer qu’aucun être humain, même de petite taille, ne s’y cachait.
Visiblement, Erich commandait, Helmut et Hermann obéissaient. Mais le
peloton avait l’habitude de travailler ensemble et la familiarité avait, à force,
pris le dessus sur la hiérarchie. De la chambre à coucher, Erich cria qu’il n’y
avait personne d’autre. Hermann actionna le levier de sa carabine Mauser et dit
aux joueurs qu’il était temps de partir.
« Maître, où sont leurs yeux ? » redemanda Dov à Przepiórka.
D’un geste lent, Przepiórka poussa une de ses tours le long de la colonne e.
« Voyons voir comment tu vas t’en sortir.
— Ah ! J’avais vu ce coup mais trop tard… »
Przepiórka eut l’air de sortir d’un songe.
« Qu’est-ce que tu dis ? »
Dov se rappela que Przepiórka était un peu sourd.
« Je vous faisais remarquer que ces soldats n’ont pas d’yeux.
— Pour faire ce qu’ils font, ils n’en ont pas besoin. À ton tour… »
Erich forçait le secrétaire. En glissant la pointe de sa baïonnette dans
l’interstice du rabat, il comptait briser la serrure. Il y parvint. S’il l’avait
demandé poliment, Przepiórka lui aurait indiqué le clou où la clef était
accrochée, lequel se trouvait là, juste devant lui, à hauteur d’yeux. Peut-être
Dov avait-il raison… Peut-être n’avaient-ils pas d’yeux. Des enveloppes et des
feuilles s’envolaient en abondance autour d’Erich. Il semait un désordre total
dans la comptabilité du joueur, dans les archives de ses problèmes. On aurait
dit qu’il plumait une volaille. Il s’appropria le maigre argent liquide qu’il
trouva, un coupe-papier en ambre et une perle sauvage montée en pendentif
qui avait appartenu à la mère de Przepiórka. Helmut ne touchait à rien mais
allait de pièce en pièce avec son arme pointée devant lui. Des trois
Feldgendarmes, Helmut était le plus nerveux. Comme Hermann ne
comprenait pas pourquoi Przepiórka et Dov ne se levaient pas, il devenait
nerveux lui aussi, moins nerveux que Helmut mais assez pour répéter son ordre
en criant. Przepiórka, qui conservait un calme de bonze, sentait l’angoisse du
jeune Dov mais choisit de l’ignorer, ne serait-ce que pour enseigner à son élève
que l’essentiel était cette partie, rien que cette partie, le reste ne dépendant plus
d’eux mais de ces hommes auxquels on avait ôté les yeux, le cerveau, l’âme et le
cœur.
Ne voulant plus attendre, Helmut poussa la table du pied et la renversa. Les
pièces en bois roulèrent avec les allumettes et le fond de thé froid d’une théière
en émail. Przepiórka ne bougea pas d’un iota. Quoique si. Il tira sur son cigare,
recracha un nuage bleu-gris puis s’adressa à l’étudiant e rayé.
« Nous non plus, nous n’avons pas besoin de nos yeux. J’ai joué Te7. »
Dov essayait d’articuler. Il bégayait.
« Oui, ce qui bouleverse considérablement la partie.
— L’as-tu bien mémorisée, cette partie ?
— Oui.
— Eh bien allons où ces messieurs veulent aller, et continuons-la. »
Przepiórka se leva, invita Dov à le suivre. Très dignement, ils en lèrent leur
manteau et nouèrent une écharpe autour de leur cou. Helmut passa derrière
eux, les pressant un peu avec le plat de la crosse de son fusil. Dans la rue, un
camion Opel Blitz et d’autres Feldgendarmes les attendaient. On les t monter.
Helmut et Hermann s’installèrent aux extrémités des rangées, côté hayon. Dov
et Przepiórka étaient assis l’un en face de l’autre et, comme si l’échiquier se
trouvait encore entre eux, ils jouaient en regardant le bout de leurs chaussures.
Des bottines en cuir verni pour Przepiórka, de vilaines galoches poussiéreuses
pour Dov. Si ce dernier voulait éviter que la partie ne soit à l’image de la
dissemblance de leurs souliers, il lui fallait réagir et trouver la réponse
appropriée à ce Te7. Le camion chemina à travers Varsovie, Dov ne répondit
qu’au bout de la route, lorsqu’on passa l’enceinte de la prison Pawiak.
Przepiórka parut satisfait de sa réponse. Le jeu restait tendu. Les progrès de
Dov étaient décidément rapides. De grands réverbères éclairaient la cour. On
les accula contre un mur. On leur dit d’attendre. Dans la cohue, Przepiórka
avait été projeté deux rangs derrière Dov. Przepiórka ramena son autre tour
vers l’avant, dans l’axe de la colonne f.
Dov mit encore plus de temps. La partie avait résolument tourné à l’avantage
de Przepiórka. Il était urgent de trouver un moyen de la renverser. Comment ?
Par quel coup d’éclat ? Il se souvint des idées sacri cielles de Spielmann mais,
en même temps, se trouvant à court de pièces, il ne voyait rien de cet ordre à
jouer ici et il était bien trop tard pour manœuvrer en retrait, à l’hypermoderne.
Rien à prendre chez Nimzowitch. Rien de Rubinstein non plus. En fait, le
joueur dont il aurait fallu s’inspirer, c’était Alekhine ! Oui, il lui aurait fallu une
combinaison empoisonnée comme seul le champion du monde savait en
concocter.
D’autres camions vinrent les chercher. Przepiórka, n’ayant pas d’allumettes,
tirait sur son cigare éteint, ne serait-ce que pour imprégner sa salive de tabac.
A n de les tromper sur la nature de leur voyage, on leur distribua des boîtes de
conserve de viande de singe et, dans une écuelle, une bouillie qui devait être de
l’avoine, et de l’eau. Ils devaient manger en route. Heureusement, Przepiórka et
Dov montèrent dans le même véhicule. Ils ne touchèrent bien entendu pas à
leurs rations. S’ils acceptaient d’être dupes quant à la nature de ce voyage
nocturne, ils n’étaient pas encore coprophages. Przepiórka mordillait le bout de
son cigare et le suc des feuilles parfumait sa bouche, le menant au paradis.
On roula une bonne heure. La route fut de plus en plus mauvaise. Après le
village de Palmiry, on se dirigea vers la forêt de Kampinos. À la lisière, on les
débarqua et on leur banda les yeux de tissus noirs absolument opaques. Sur un
ton badin, Przepiórka lança à Dov : « Ne t’avais-je pas prévenu ? Tôt ou tard,
tous les hommes nissent par se retrouver, Dov. Et voilà que maintenant, nous
non plus, nous n’avons plus d’yeux ! »
Pendant que Dov remuait toutes les possibilités de son échiquier mental pour
échapper au mat, on les guida jusqu’à une clairière. Przepiórka s’émut de sentir
une ronce accrocher son pantalon et le déchirer. On le plaça dos à un trou
creusé la veille par un bataillon des Jeunesses hitlériennes, lequel trou mimait
un cratère provoqué par la chute d’une météorite. Dans la mesure du possible,
s’était-on dit en haut lieu, il fallait que cette fosse commune ne ressemble pas à
une fosse commune.
« Dov ? Vous jouez ? Je ne suis pas sûr que vous ayez encore trop de temps. »
Dov se rendait à l’évidence : sa situation était désespérée.
« Rg7, maître ! »
Le talon gauche de Przepiórka manqua de glisser.
« Tg2+ ! Alors, Dov ? Vous abandonnez ? »
La série d’explosions sèches s’approcha de Dov. Chacune était suivie d’un
bruit de dévalement, puisque chaque balle projetait un corps en arrière. Celui-
ci roulait ensuite de lui-même vers l’abîme. C’était ingénieux. C’était
millimétré, aussi, car chaque camion apportait un nombre précis d’individus,
de quoi former une couche uniforme. Le temps qu’un autre camion arrive, on
saupoudrait les cadavres de phosphate de chaux pour encourager leur
décomposition. On abattait les suivants de la même façon, à bout portant, au
Luger Parabellum. À la n, une fois le trou rempli, il su sait de couvrir la
dernière couche de terre, de planter de jeunes pins et d’étaler des mottes
d’humus, pour l’oubli et la préservation du paysage. Personne ne devait les
déterrer un jour ni se souvenir d’eux marchant, jouant, jouissant, parlant,
pensant, etc. À peu près au même moment, en Bessarabie, dans le même souci
de maximiser l’oubli, on écrasait les cimetières juifs au bulldozer et on brûlait
les archives des synagogues.
Dans la forêt de Kampinos, ce jour-là, il s’agissait de Polonais intelligents ou
riches ou diplômés, éventuellement de Polonais combinant ces trois qualités.
S’ils étaient juifs, cela tenait de la coïncidence. Parmi ces gens, il y avait quand
même pas mal de Juifs, comme Przepiórka. Il y avait des athlètes aussi, des
journalistes, des artistes, des scienti ques, ou des étudiants en licence de droit
pas très assidus, comme Dov. Il y avait des femmes également, et même
quelques jeunes enfants.
Dov eut le temps de crier à Przepiórka qu’il abandonnait, que ç’avait été un
immense honneur de jouer avec lui. Après Dov, onze coups de feu résonnèrent.
Chacun d’eux était espacé d’un temps de quatre à six secondes. Il fallait que le
bourreau marche d’une victime à l’autre, ce qu’il faisait en se déportant de la
gauche vers la droite, d’un, voire deux pas chassés. Au huitième tir, compte
tenu de la capacité du Luger, la fréquence des exécutions fut perturbée par le
réapprovisionnement du chargeur en 7,65. Il y eut également la fatigue
musculaire du bras du tireur, du fait des reculs répétés de son arme, et la pause
d’une minute qui s’imposa. Przepiórka eut le temps de reprendre le
déroulement de la dernière partie de sa vie en mâchouillant le bout de son
cigare comme s’il s’agissait d’un bâton de réglisse. Quand la balle qui lui était
destinée transperça son front chauve, il était en train de se dire qu’il avait
remarquablement bien joué.
15

Pendant ce temps-là, à Stockholm, Spielmann avait honte. Il avait honte


d’être un Juif errant, un joueur d’échecs miséreux de cinquante-huit ans, fugitif
et livré aux persécutions. Il avait honte d’avoir abandonné ses amis à Vienne. Il
avait honte d’avoir abandonné sa sœur et son frère à Prague. Il avait honte des
borborygmes qui crevaient le silence du club où il était en train de jouer. Ils
étaient ridicules, ses borborygmes. Mais, s’il avait faim, Spielmann, comment
pouvait-il faire taire son estomac vide ? Pour couronner le tout, son adversaire
engou rait délicieuse tartine de hareng sucré au vinaigre après délicieuse
tartine de hareng sucré au vinaigre ?
Avant son projet assez désespéré d’atteindre l’Amérique via l’Angleterre, par la
Suède puis par la Norvège, en dépit des sous-marins U-Boot et du cuirassé
Bismarck, Spielmann avait l’habitude de considérer l’antisémitisme comme un
compliment. Les antisémites lui rappelaient ces hommes qui insultent les
femmes trop belles pour eux, qui tentent de les avilir pour conjurer le dépit de
ne pas pouvoir les serrer dans leurs bras. Depuis les nazis et la guerre, depuis les
lois raciales et l’Anschluss, le compliment était devenu irrecevable, pourtant. Il
lui avait fallu fuir et avoir systématiquement honte. Il s’était mis à avoir honte
pour n’importe qui et pour n’importe quoi.
Il avait eu honte pour le chancelier Hitler lorsqu’il l’avait vu pour la première
fois sur un écran de cinéma. Comment pouvait-il oser porter la même
moustache que Charlie Chaplin  ? Il avait honte d’avoir vendu sa valise la
semaine dernière même si, cette honte, il l’avait oubliée au cours de l’ingestion
d’oranges et de corned-beef. L’hiver suédois était infernal. Spielmann portait
ses deux dernières chemises l’une sur l’autre, sous sa veste et son manteau en
laine bouillie. Sa cravate, il s’en servait comme d’une écharpe. Spielmann avait
honte de devoir esquiver sa logeuse pour ne pas avoir à justi er son retard sur
le paiement du loyer. Il avait honte de se laver les dents à l’eau et de voler les
savons des toilettes du club d’échecs. Il avait honte de porter des bandes de
tissu en guise de chaussettes, de ne pas les laver pour économiser le savon volé.
La seule chose dont Spielmann n’avait jamais rougi, c’était de son talent.
Comme Capablanca, il jouait depuis l’âge le plus tendre (quatre ans). Comme
lui, il évoluait dans le jeu avec une aisance tout instinctive, quel que soit le
degré de complication de la partie. Au contraire, plus ce degré de complication
était élevé, plus il se sentait dans son eau.
La partie qu’il était en train de jouer n’était pas très complexe. Spielmann
avait parié ses vingt dernières couronnes suédoises. Il n’avait pas d’autre choix
que de vaincre. S’il perdait, il irait se coucher sans manger. Et alors, demain,
comment se lèverait-il  ? Hier, en plein après-midi et en pleine rue, la faim
l’avait fait s’évanouir. Pas deux jours d’a lée, songeait-il en regardant la
diagonale de son fou noir. Non, il ne supporterait pas deux jours de privation
consécutifs.
S’il prenait ce pion en b4, il perdait son fou mais ouvrait la colonne b. Par la
colonne b débouleraient sa dame et ses tours. Spielmann captura le pion de la
case b4.
« Échec ! »
Son adversaire était obligé de capturer le fou en retour. Tout en mâchant,
salivant, reni ant d’aise, le joueur suédois ne comprit rien à l’enchaînement
fatal que Spielmann lui avait concocté. Quatre coups plus tard, sa position
dégringolait et, avec une tige d’aneth qui débordait sur ses lèvres, il observait,
impuissant, l’anéantissement de sa ligne de défense. Il captura les pièces
inessentielles que Spielmann lui avait laissées derrière en guise de défouloir.
Mais voilà, il avait bel et bien perdu.
« Sale Juif !
— Enchanté, moi c’est Spielmann…
— Je n’étais pas loin de te faire ravaler tes blagues, Spielmann ! »
Spielmann venait de gagner vingt couronnes, que l’autre jeta rageusement sur
le plateau. Au moins, il ne cherchait pas à ne pas payer.
« Je ne crois pas. En fait, vous avez joué toute la partie sous ma dictée. »
Disant cela, Spielmann était en train de se saisir de l’argent liquide.
« Foutaises !
— Non, Rudolf Spielmann. Mon nom est Rudolf Spielmann. Décidément. »
L’autre n’avait plus d’humour. Il se leva, sortit de la pièce, claqua la porte.
Spielmann resta seul devant le plateau en désordre. Il compta l’argent, le visage
illuminé comme celui d’un enfant découvrant un cadeau à Noël et l’introduisit
dans une des poches de son pantalon. Il avait une drôle de tête d’obus,
Spielmann. Ses yeux étaient globuleux et ses lèvres épaisses. Pour les joueurs
assis aux tables voisines ou consultant les manuels de la bibliothèque, du fait de
l’exemple quasi caricatural du type physique qu’il donnait à voir et qui
s’accordait si bien aux représentations de la propagande antisémite, Spielmann
était l’incarnation du mot «  Juif  » et de l’insulte «  sale Juif  ». Tous l’avaient
observé empocher son gain avec un empressement qu’expliquait plus la faim
que la cupidité prêtée traditionnellement à sa race. Sous leur regard, Spielmann
se sentit une énième fois honteux, mais aussi seul et nu. Ravalant sa honte, sa
solitude et sa nudité, il s’adressa à eux.
«  Messieurs, vous le savez, je m’appelle Rudolf Spielmann. Je suis un des
meilleurs joueurs d’échecs du monde et je suis poursuivi par des loups. Chaque
jour, dans ce club, je mise mes derniers sous pour gagner un repas. Chaque
fois, je joue ma vie. À condition de l’emporter, je survis. Demain, moyennant
vingt couronnes, je jouerai peut-être contre l’un d’entre vous. Je n’en veux à
personne de ne pas aimer l’artiste apatride que je suis. Au contraire, je vous suis
reconnaissant de me permettre de jouer mon destin sur l’échiquier. Un artiste
devrait toujours mettre sa vie en jeu. »
Spielmann avait le sou e court.
« Ma vie à moi, c’est le jeu. Même mon nom signi e en allemand “l’homme
qui joue”. Alors, qu’y puis-je  ? Ne suis-je pas prédestiné  ?  Je n’ai écrit qu’un
livre, vous le savez peut-être. Il doit se trouver dans ces rayonnages. Il s’intitule
L’Art du sacri ce… Tout bien considéré, ne suis-je pas moi-même en train
d’être sacri é ? Les mots ont parfois de cruels échos. Oui, ne suis-je pas votre
victime sacri cielle, celle que l’on o re à je ne sais quel dieu capricieux, pour
gagner je ne sais quelle faveur ? Un bouc émissaire, un agneau… n’est-ce pas ce
que je suis pour vous ? »
Ce n’était peut-être plus seulement la fatigue qui l’obligea à s’arrêter.
« Mais je dois vous avouer, messieurs, qu’il m’est quand même douloureux de
comprendre que j’ai fui les loups d’Allemagne et d’Autriche pour tomber sur
d’autres loups ici même, dans votre merveilleux royaume de Suède… Car
comment ignorer les loups de vos yeux ? Oui, vos yeux ! Vous ne les voyez pas.
Moi, je ne vois qu’eux. Pourquoi me traiter si durement ? Ne suis-je pas seul,
épuisé et a amé ? »
Une nouvelle pause, une longue inspiration.
« Je vous con erai le proverbe que je con ai tantôt à ce diable de champion
du monde, Alexandre Alekhine, dans la lettre ouverte que je lui adressai dans la
Wiener Schachzeitung  : “La richesse est un précieux couteau, celui qui en
dispose doit en user pour partager son pain, pas pour blesser.” Mais vous êtes
en train de jouer et je ne veux pas vous ennuyer plus longtemps avec mes
sermons… Je vous souhaite une excellente soirée, messieurs. »
Chancelant, se tenant aux coins des tables pour ne pas tomber, Spielmann
quitta le club sur ces bonnes paroles. Il alla manger dans un restaurant
viennois. Il se goinfra de salade de pomme de terre à la mayonnaise qu’il
assaisonna d’une grande quantité de raifort et qu’il t suivre d’un knödel aux
grattons. Pour dessert, il prit un kaizerschmarrn. Il hérita de cette
surabondance calorique quelques douleurs d’estomac. En août  1942, on
retrouva sa dépouille dans sa mansarde au loyer impayé, auprès du brouillon de
ses Mémoires, qui n’intéressèrent personne et ne furent jamais publiés. Il s’était
laissé mourir de faim.
16

Pour les deux Wa en-SS, quand il s’agissait de parler gonzesses, une


promenade en side-car Zündapp était l’idéal. Il y avait le sou e de la vitesse et
les ron ements du moteur. L’intimité était optimale. La journée était
ravissante, en plus. La pluie s’était arrêtée de tomber dans la matinée. Le soleil
illuminait les toits de Bruxelles, les aques d’eau de ses trottoirs et les divers
poteaux électriques et télégraphiques. Ernst conduisait, Georg était assis dans
cette sorte d’œuf d’acier qui anquait l’imposante et robuste bécane. Ils allaient
vite. Ernst s’y connaissait en conduite et Georg avait une con ance totale en
Ernst. Si Ernst ne lâchait pas la route des yeux, Georg avait la bouche orientée
vers l’oreille droite d’Ernst et ne regardait jamais devant lui. Il parlait fort. Au
petit déjeuner, ils avaient tous deux ingurgité plusieurs cachets de pervitine,
qui était une version allemande et superlative de la benzédrine américaine,
c’est-à-dire de la méthamphétamine. Leur euphorie était électrisante.
Depuis le départ de la caserne, Georg expliquait à Ernst avoir acheté un
nouvel appareil de la marque Voigtländer. Il parlait fort et mitraillait ses
phrases. Avec ce superbe appareil, disait-il, il avait photographié son sexe en
érection et développé plusieurs clichés qu’il avait ensuite dédicacés pour les
distribuer à ses maîtresses restées à Wuppertal, a n qu’elles pensent bien fort à
lui en attendant sa prochaine permission.
Le virage était serré, le pneu arrière de la moto crissa sur l’asphalte détrempé.
« Je savais que Helga et Lena se connaissaient mais… »
Ils arrivaient à la commune d’Uccle. Autour, des arbres et des jardinets
coquets.
« … mais ce que je n’avais pas prévu, tu vois, c’est que Helga montre la photo
de ma bite à Lena ! »
Déjà, Ernst lisait les numéros sur les maisons en briques.
« Et, bien sûr, Lena m’a reconnu ! En n, ma bite. Elle a reconnu ma bite. »
Le side-car ralentit… Voilà, ils étaient arrivés. Ernst freina, s’arrêta sans heurt.
« Quand elle m’a montré la photo avec en dessous la dédicace à Helga… »
Ernst descendit de la moto, Georg bondit hors de son œuf.
« … tu sais ce que j’ai dit, Ernst ? Tu sais ce que j’ai dit ? Tu sais ce que j’ai dit
pour me défendre ? J’ai dit : “Ce n’est pas moi, Lena ! Je te jure ! Ce n’est pas
moi, en fait… c’est ma bite ! ” »
L’idée que la bite de Georg ait pu, à l’insu de Georg, se rendre
clandestinement chez Helga et lui laisser son portrait en souvenir était
irrésistible, ils explosèrent de rire. Georg mima, à pieds joints, en sautillant et
en se raidissant, une bite en train de se rendre à un rendez-vous galant. Ernst
avait coupé le moteur du side-car. Plié en deux, il s’appuyait sur le guidon de sa
machine. Chaque fois qu’ils remuaient leur torse ou leurs bras pour tenter
d’épuiser leur rire, leurs imperméables produisaient des bruits de papier qu’on
froisse.
Rubinstein n’entrouvrit pas le rideau en dentelle de la fenêtre du salon où il
lisait pour regarder qui braillait ainsi devant sa maison. Georg mimait sa bite
en exécutant de petits bonds sur le trottoir. Rubinstein n’y aurait probablement
rien compris. Il était à mille lieues de leur hystérie narcopolitique. Habillé d’un
costume en serge, il était paisiblement assis dans un imposant fauteuil
matelassé. Depuis la mort de sa femme, survenue neuf ans auparavant, il ne se
lavait plus, ne se coupait ni la barbe, ni les cheveux, ni les ongles. Des colonnes
de quotidiens allemands, français, belges, russes et anglais s’élevaient à travers la
pièce. Ils étaient classés selon leur langue. Au-dessus des piles, pour éviter
qu’elles ne se dispersent au moindre courant d’air, se trouvaient des objets
hétéroclites, parfois d’origine mécanique, mais principalement des conserves de
fruits con ts ou de pickles pleines. Il s’agissait d’éditions de journaux obsolètes
depuis, en moyenne, une décennie. Rubinstein vivait avec le fantôme de
Mme  Rubinstein. Non seulement il l’entendait parler, mais il la voyait et
s’adressait à elle. À cet instant, Mme  Rubinstein essayait de le tirer de son
apathie. Mais voilà, quand M. Rubinstein lisait, il lisait.
« Akiba, mon amour ! Les Allemands sont à la porte ! »
Pas un regard pour elle. Pas même un rictus.
« Akiba, s’il te plaît, réveille-toi ! Qu’est-ce qu’on va faire ? »
On allait continuer à lire, tout simplement.
Que pouvait-on faire ?
Georg séchait ses larmes. Après avoir ôté son gant droit en le pinçant avec les
dents, il tira de son imperméable la liste des Juifs bruxellois qu’on lui avait
transmise pour préparer la ra e du mois de janvier. Le nom du joueur d’échecs
Akiba Rubinstein y gurait, ainsi que son adresse et sa condition de veuf.
« Ernst, nous sommes bien à Uccle, rue du Château-d’Eau, au numéro 46 ?
— Ja wohl. »
Georg rangea sa liste, força son air sérieux.
« Ernst ?
— Oui ?
— Veux-tu la voir… ma bite ? »
On imagine la grosse marrade reprendre de plus belle. Ernst allait s’armer
mais il en était à s’a aler sur le side-car en donnant des claques sur le réservoir.
Georg alignait ses mains sur les coutures de son pantalon et joignait les pieds,
reprenant la position bien connue d’un soldat au garde-à-vous. Du fait du
contexte, pour le plus grand plaisir d’Ernst, Georg mimait en réalité, une
énième fois, sa bite. Il lui fallut répéter la pantomime à cinq reprises pour que
ce ne soit plus drôle du tout. Alors, secoué par de petits hoquets nerveux,
Georg leva les yeux vers la maison.
Cette dernière n’avait qu’un étage percé d’une fenêtre moyenne de type bow-
window. Le rez-de-chaussée devait contenir la cuisine et la buanderie. Des
soupiraux signalaient une cave où devait être stocké du charbon. Ils allaient
adopter une attitude cordiale. Au lieu de cribler de balles la façade ou de
fracasser la porte à coups de pied, ils allaient tout simplement sonner.
« Dring ! »
Aussitôt, Rubinstein ferma le journal Le Soir du 9  août 1933, ouvrit la
fenêtre, enjamba le parapet et se jeta dans le vide. Son corps imposant s’écrasa
sur le carré de pelouse détrempée. Avant que Georg et Ernst aient pu se
remettre de leur surprise, il s’était relevé et il précédait Georg, sur le seuil de sa
propre maison, dont la porte n’était visiblement pas fermée à clef. Ramassé sur
lui-même et la tête en avant, il se précipita dans l’escalier, rejoignit son fauteuil
et ses journaux d’un autre âge. Le côté gauche de sa veste et de son pantalon
était maculé de brins d’herbe et de boue.
« Fais entrer ces messieurs, ma chérie ! Dis-leur de monter ! »
La voix de Rubinstein était douce et enjouée. Les deux Wa en-SS, quoique
assez décontenancés, entrèrent. Ernst arma son fusil Mauser, Georg défourailla
son Walther P38. Parvenus à l’étage, ils découvrirent le capharnaüm,
stoppèrent, puis s’avancèrent en slalomant entre les piles.
« Rubinstein ? Guten Tag ! Ce sont les pompes funèbres israélites ! »
Georg conservait encore pas mal de son envie de blaguer et le comportement
erratique de Rubinstein ne l’aidait pas à reprendre son sérieux. Il disait
«  Rubinstein  » en forçant sur la syllabe nale, à laquelle il donnait une
intonation ridicule et dégradante nalement assez proche du mot Schwein. Il
lui fallut se trouver à un petit mètre dudit Rubinstein pour perdre un peu de
son incontestable sens de l’humour.
Quel aspect !
Il était semblable aux représentations de saint Jean-Baptiste ou de saint
Antoine des peintures amandes  : hirsute et sale, une longue barbe noire et
grise toute pleine de résidus, des ongles si longs qu’ils étaient devenus des
serres. Il lisait son Soir archipérimé. Son attitude n’était pas celle de quelqu’un
qui venait de se jeter par la fenêtre, plutôt celle d’un homme assis au même
endroit depuis un  siècle, plongé dans l’étude des turpitudes terrestres mais
vivant bel et bien sur sa propre planète, à quelques dizaines de milliers
d’années-lumière de la Terre.
Rubinstein s’arrêta sur une page, plongea la tête dedans, passa nerveusement
d’une ligne à l’autre. On voyait le haut de sa tête tourner de droite à gauche, et
de gauche à droite. Après quelques instants, il abattit la grande feuille grise,
dévoila sa face, ses yeux hallucinés, lesquels se xèrent sur Georg, le Wa en-SS
pornographe. Ernst se tenait en retrait. Il avait maintenant l’air dégoûté par
l’incurie du lieu. Il avait repéré des chaussettes roulées en boule dans un coin.
Elles avaient accroché des boules de cheveux et de poussière.
« Tu as bien fait de leur ouvrir, ma biche. Bonjour, messieurs ! »
Georg était circonspect.
À quelle biche Rubinstein s’adressait-il ?
« C’est toi, Akiba ? Akiba Rubinstein ? »
Sentant le sujet ino ensif, Georg désarma son P38 et le fourra dans son étui.
« Non, je suis un oignon. Tu peux nous laisser, ma colombe ! »
Ernst s’était placé derrière Georg, pour dissimuler le fou rire qui le reprenait.
« Ah oui ? Tu es un oignon, Rubinstein ?
— Oui, je me pèle depuis neuf ans. Je suis un oignon et je pleure… »
En écartant les bras, Rubinstein désigna la multitude de papiers souillés et
éparpillés autour de lui, comme s’il s’agissait de ses pelures. Georg adopta alors
quelques éléments de son langage d’aliéné.
« Tu pleures, Rubinstein ?
— Oui. Peler fait pleurer, c’est bien connu.
— Tu n’es pas heureux à Bruxelles ?
— Non.
— Une chance, Rubinstein ! On vient justement te parler voyage…
— Je n’ai même plus assez de larmes, si vous voulez tout savoir. Si ce n’est pas
le comble du malheur, que de ne même plus pouvoir pleurer, que de n’avoir
plus de quoi pleurer. Je pense qu’il faut que je boive plus d’eau, pour recharger
mes larmes.
— On va t’envoyer travailler à l’Est… On te trouvera de quoi pleurer là-bas.
— Excellente nouvelle ! »
Sa folie n’était plus amusante. Elle portait en elle quelque chose d’e rayant.
« Tu es content ?
— Oui ! Vive l’Allemagne ! Heil Hitler ! »
Criés par un Rubinstein, ces mots leur parurent obscènes.
« On va venir te chercher bientôt. Tu n’as pas prévu de partir ?
— Non, comme je viens de vous le dire, je me pèle.
— Ça t’occupe beaucoup ?
— C’est beaucoup de travail, monsieur, beaucoup de sou rances. »
Georg se tourna vers Ernst, cogna sa tempe avec son index pour signaler que
oui, selon toute vraisemblance, ce Juif était complètement taré. Avant de se
retirer, ils le virent déchirer un quart de feuille puis le planter avec d’autres
quarts de feuille sur une aiguille posée à côté de lui et orientée vers le plafond.
Rubinstein collectionnait les problèmes d’échecs du journal Le Soir. Ils étaient
toujours très bien composés, ces problèmes, surtout quand ils étaient signés
Przepiórka. Rubinstein pouvait étudier une position de Przepiórka pendant des
heures, bouger les pièces mentalement pour trouver la solution et même, une
fois la solution trouvée, bouleverser le problème et créer d’autres problèmes.
C’était in ni. S’il ne jouait plus avec personne, ne recevant plus de visiteurs, il
continuait d’étudier les parties des grands tournois et jouait un peu par
correspondance, notamment avec Euwe. Quand il recevait le coup d’un
adversaire, le problème était toujours de poster sa réponse, ce qui impliquait de
sortir dans la rue, d’y marcher, de ressembler à autre chose qu’à l’habitant
d’une grotte.
Il avait suivi la huitième Olympiade de Buenos Aires de septembre 1939 dans
le compte rendu qu’en avait donné la Deutsche Schachzeitung. Il avait relevé le
talent prometteur de Najdorf et la combativité intacte d’Alekhine. Il avait
déploré l’absence de Spielmann.
« Bon, au revoir, Rubinstein. On a plein de boulot…
— Priorité au travail, messieurs !
— C’est ça… Tu te tiens prêt à partir, OK ?
— Mon épouse et moi allons préparer nos valises dès aujourd’hui !
— Bravo, Rubinstein ! T’es un champion !
— Comme j’ai hâte de commencer ce beau voyage !
— Ça arrive. Ça arrive. Madame va nous raccompagner, j’imagine…
— Ma merveille, tu les raccompagnes, s’il te plaît ? »
Rubinstein allait se jeter par la fenêtre mais Georg s’interposa et, posant ses
mains gantées sur les épaules asques du joueur d’échecs, tordant le nez pour
ne pas respirer ses odeurs, l’invita à se rasseoir.
« Pas besoin, Rubinstein… nous n’allons pas la déranger. Assieds-toi. »
Ce que Rubinstein t.
« Vous êtes trop aimables. Vielen Dank. »
De la tête, Georg t signe à Ernst. Ils laissèrent Rubinstein à ses pelures.
Combien d’autres Juifs avaient-ils à visiter ? Une petite centaine, rien que pour
la journée.
 
*
 
L’état de Rubinstein émut-il Ernst et Georg ?
C’est peu probable.
Avaient-ils prévu le désordre que sa démence était susceptible de provoquer
au cours de la ra e, laquelle devait se dérouler sous peu et en douceur ?
C’est un peu plus plausible.
Quelqu’un, quelque part dans un bureau, reconnut-il son nom sur les
34 801 Juifs bruxellois sur le point d’être déportés ?
C’est nalement cela le plus probable.
Aux alentours de 1914 et jusque 1919-1920, Rubinstein avait été le
prétendant le plus légitime au titre suprême. Si la Grande Guerre n’avait pas eu
lieu, il serait probablement devenu champion du monde, précédant tout juste
Capablanca et Alekhine. Par la suite, ses nerfs ne lui avaient plus permis de
jouer à son meilleur niveau. Il avait encore donné de sacrées leçons d’échecs au
monde mais n’avait plus eu le mental requis6. Il dut donc son salut à un joueur
d’échecs ayant eu le pouvoir de le protéger, un amateur appartenant à
l’administration concentrationnaire, peut-être un membre de la SS… On ne
saura jamais. Reste qu’il ne fut pas déporté. Au lieu d’être acheminé en camion
vers la ville de Malines, trié puis transporté en train à bestiaux vers la Pologne
pour subir la mort par le gaz et le feu, il reçut une nouvelle visite de Georg et
Ernst. Les deux a reux revinrent le surlendemain sur le même side-car, sous
l’e et de cette même drogue euphorisante qui était alors copieusement
distribuée aux unités combattantes et exterminatrices allemandes. Comme ils
entrèrent sans sonner, Mme  Rubinstein ne fut pas obligée de descendre leur
ouvrir et Rubinstein put s’épargner un nouveau saut dans le vide. Cette fois, ils
s’abstinrent de pratiquer le moindre humour noir. Il ne fut pas question de zizi
baladeur. Ils lui apportèrent des papiers d’identité en règle, des tickets de
rationnement et mille Reichsmarks en coupures de cent.
« Les plans ont changé, Rubinstein… Tu restes à Bruxelles. Désolé. »
Pour Rubinstein, à part Mme Rubinstein, il n’y avait personne.
« T’entends, Youpin ? Tu restes chez toi. »
Ils n’insistèrent pas et plantèrent les précieux documents sur l’épingle réservée
à ses problèmes d’échecs du Soir, près du fauteuil où Rubinstein passait ses
journées et ses nuits.
« On te laisse crever peinard… Normalement, ce n’est pas notre genre. »
 
*
 
Rubinstein mourut en 1961 dans un hospice israélite anversois. Sa mort fut
paisible et silencieuse. Au moment de son dernier sou e, il tenait encore la
main du fantôme de son épouse. Selon le témoignage de celles et ceux qui
s’occupèrent de lui, il fut un patient idéal et docile, essentiellement absent. Il
mourut dix-sept  ans après Georg et Ernst, lesquels roulèrent sur une mine
artisanale au printemps 1944, durant la bataille de Normandie. Lorsque la
tourelle du panzer Tiger qu’ils manœuvraient avec trois autres lansquenets
s’ouvrit, un jeune partisan trouvillais ayant subrepticement escaladé la coque y
jeta une grenade artisanale incendiaire. Sous l’e et des ammes, les tankistes
tapèrent contre les parois comme du pop-corn dans une casserole puis
succombèrent.

6. Une défense porte encore son nom : « la défense Rubinstein du début des quatre cavaliers ». Cette
défense, Akiba Rubinstein la joua pour la première fois contre Rudolf Spielmann à Saint-Sébastien en
1912 : 1. e4 e5 2. Cf3 Cf6 3. Cc3 Cc6 4. Fb5 Cd4… Richard Réti devait, notamment pour cet apport
essentiel aux débuts du pion roi, parler d’Akiba Rubinstein comme de « la clef de voûte de sa génération »
dans Die Meister des Schachbretts (Keller, 1930).
17

« Bien fait pour eux !


— Docteur Alekhine ? Vous reprenez vos esprits ?
— C’étaient des a reux. Hein, Dawid ?
— Docteur Alekhine, à qui parlez-vous ?
— Hein, Dawid ? N’est-ce pas Rudolf ?
— C’est moi, c’est le directeur de l’hôpital qu’héberge votre château…
— Akiba, tu n’es pas aux anges ?
— Je ne m’appelle pas Akiba, docteur Alekhine…
— Qu’on les brûle tous ! »
Depuis la visite de Brikmann, le médecin-chef de l’hôpital du château avait
appris à ménager Alekhine. Quand un in rmier était venu lui signaler qu’on
l’avait retrouvé inconscient, avec un traumatisme crânien léger mais très
fortement intoxiqué, il était accouru à son chevet. Son coma éthylique avait
duré. Maintenant, dopé au bicarbonate de soude, allongé sur un lit d’hôpital,
parmi les blessés d’un récent raid, on s’attendait à ce qu’il se réveille.
Et il se réveillait en e et, criant des prénoms à consonance juive et des
invitations au meurtre par le feu.
« Où suis-je ?
— Chez vous, au château de Saint-Aubin-le-Cauf…
— Est-ce que Grace sait ?
— De quoi parlez-vous, docteur Alekhine ? »
Le médecin-chef laissa Alekhine seul au moment où celui-ci fermait les yeux
en espérant trouver le sommeil. Une dernière image s’imprima sur sa rétine,
celle d’un sous-o cier de la Luftwa e dont un tir de DCA anglais avait
sectionné la jambe, au niveau du genou. Il s’agissait de l’occupant du lit de
droite. On avait si bien pansé sa cuisse amputée que celle-ci ressemblait à un
édredon. Depuis sa rencontre avec Mross, le réel était traversé par une
abondance de cauchemars telle qu’il prit ce blessé pour une de ses visions.
Lorsqu’il tourna la tête dans l’autre sens, il vit la face écorchée d’un pilote
brûlé. Le moteur de son chasseur avait pris feu au-dessus de Portsmouth et
avait projeté tout au long de la traversée de la Manche une fumée noire
aveuglante qui s’était transformée en jets de ammes. Elles avaient eu raison du
Plexiglas de sa cabine et du cuir cerclant ses lunettes de protection. Quand le
malheureux eut réussi à se poser en catastrophe, malgré l’intervention prompte
des mécaniciens et des pompiers, il n’y eut pas d’autre choix que de décoller le
casque de son crâne en arrachant la totalité de ses cheveux, en tirant sur le
caoutchouc de son masque d’oxygène qui avait fondu sur ses lèvres, dilaté sa
bouche, découvert ses dents, lui dessinant entre le nez et le menton un ovale
parfait très inconfortable à regarder. Alekhine s’endormit sur la conviction que
cet aviateur dé guré, c’était lui.
 
*
 
« Tisha ? Réveille-toi… Tisha ? Il va être midi. Il faut que tu manges.
— Grace, c’est toi ?
— Je t’ai apporté du goulasch et un œuf… »
L’hôpital cuisinait cette tambouille à base de légumes et de porc. L’appeler
« goulasch » était quasi comique.
« Grace, c’est toi ?
— Oui, c’est moi. Mange ! Tu as besoin de manger. »
Elle lui tendit l’écuelle d’acier fumante. Alekhine n’eut pas tout de suite la
force de l’attraper. En revanche, il se saisit de l’œuf, perça la coquille avec le
crochet de l’intraveineuse de son voisin, s’assit et, arquant le cou en arrière,
goba le contenu visqueux qui tapissa bientôt le fond de son estomac.
« Je suis tellement content de te voir…
— Il faut que tu te reprennes, Tisha. Allez, encore… mange !
— Attends, il faut que je te raconte. C’est horrible ce qu’il s’est passé. J’étais
dans le bureau, je me suis mis à boire et ils me sont tombés dessus  ! À trois
contre un, les lâches. Ils m’ont roué de coups, ces sales Juifs ! Tu ne peux même
pas imaginer la violence avec laquelle ils m’ont attaqué. Przepiórka m’a frappé
sur la tête avec une planche en bois et, pendant que j’étais à terre, que
Spielmann me couvrait d’insultes, Akiba m’a attrapé et m’a jeté contre les
murs… »
Disant cela, Alekhine se frottait l’épaule qui lui avait servi de bélier. Son
ecchymose était bleu violacé.
« Qu’est-ce que tu racontes, Tisha ?
—  Ce qu’il s’est passé hier soir, ma douce… Przepiórka, Spielmann et
Rubinstein se sont introduits dans le château  ! Ils ont pro té de la nuit, les
salauds. Tu n’as rien entendu ?
— Non, Tisha.
— Tu en as de la chance !
— Personne n’est venu et tu le sais. Ni Dawid, ni Rudolf ni Akiba.
— Puisque je te dis qu’ils m’ont passé à tabac !
— Ces blessures, c’est à toi seul que tu les dois… »
Pour Alekhine, il était toujours douloureux d’être surpris en train de délirer.
La honte l’étranglait.
«  Tout l’hôpital peut te le certi er. Tu es rentré de Paris particulièrement
abattu. Tu t’es enfermé dans ton bureau, tu as bu plus que de raison et tu t’es
mis à te molester en criant des insanités. »
Grace avait l’habitude. Elle ne comptait plus les fois où c’était arrivé.
«  Et quand tu t’étais blessé avec un couteau, tu t’en souviens  ? Là aussi, tu
avais trop bu. Tu disais que quelqu’un t’avait attaqué dans le couloir de l’hôtel
pour te voler tes carnets de jeu, alors que tu ne réussissais tout simplement pas
à te remettre de la correction que t’avait in igée Spielmann… Là aussi, c’était
toi. Tu t’étais toi-même enfoncé un couteau dans la poitrine. Par chance, la
pointe avait dérapé sur une côte. Tu t’étais servi d’un couteau de boucher,
Tisha. Un immense couteau. Un couteau pour équarrir. Tu te rends compte
jusqu’où tu peux aller  ? Tu vois les états dans lesquels tu es capable de te
mettre ? Il avait fallu te le montrer, cet énorme couteau enduit de ton propre
sang, pour te le faire admettre. »
À la douleur physique, se rappela Alekhine, il avait fallu ajouter l’humiliation.
Il baissait les yeux.
« C’est ce qu’il s’est passé hier. Au lieu d’un couteau, tu t’es servi des murs.
C’est aussi pitoyable et simple.
— Pourquoi les ai-je vus, eux ? Spielmann, Przepiórka, Rubinstein. »
Il semblait se poser la question à lui-même. Il parut comprendre pourquoi
eux mais n’osa pas encore l’exprimer.
« Spielmann t’a toujours énervé.
— Je l’ai vu mourir de faim. Il est en Suède, le savais-tu ?
— Tant mieux pour lui s’il n’est pas en territoire nazi. Il n’y fait pas très bon
vivre pour les types dans son genre, en ce moment. Ça ne t’a pas frappé ? Tu
sais que Bernstein est parti en “zone libre” pour passer en Espagne…
— Ce gros Juif de Bernstein ! Il ne va pas me manquer !
—  Il est gros et il est juif, oui… En ce moment, il est surtout obligé de
traverser les Pyrénées à pied pour échapper à nos colocataires.
— J’ai vu Przepiórka tomber dans un trou et j’ai vu Rubinstein devenir fou.
— Rubinstein a toujours été fou.
— Ils sont tous juifs, Grace.
— Di cile de te contredire…
— Brikmann m’a demandé d’écrire contre les Juifs.
— Brikmann ? Quoi, l’a reux qui s’est posé dans le jardin ?
— Oui. Il dit que c’est pour nous protéger.
— Nous protéger ?
— Oui, nous protéger.
— Nous protéger de quoi ?
— D’eux-mêmes, des Allemands…
—  Il te demande d’écrire contre les Juifs pour nous protéger des
Allemands ? »
Alekhine était trop à bout pour continuer. L’aspect du brûlé et de l’amputé
qui le anquaient n’était pas non plus pour retenir Grace. Elle décida d’opérer
une retraite tactique vers sa chambre, qui était la seule pièce où l’occupant ne
se faisait pas sentir, où elle avait accumulé ses aquarelles et une multitude
d’objets réconfortants. Elle le laissa se rendormir. Quand elle traversa les
couloirs encombrés de matériaux divers, tantôt vert kaki et tantôt blanc sucre,
souvent inondés de sang noir, elle tenta de refouler le dégoût qui la prenait,
d’ordinaire, chez le boucher-charcutier. Un deuxième classe s’e aça devant elle.
Deux brancardiers rent de même, en renversant leur brancard vide. Parvenue
dans sa chambre, assise sur son lit, elle commença à ré échir. Aussitôt, son air
devint buté et dur. Joueuse d’échecs accomplie, ayant remporté de nombreux
tournois, Grace admettait que ces articles antisémites, s’il les écrivait, leur
o riraient ce qui s’appelle, en langage échiquéen, « un avantage positionnel »,
c’est-à-dire qu’ils allaient calmer l’occupant et le rendre plus coulant.
Et si cela lui permettait de rentrer à Paris ?
D’ordinaire, Alekhine lui coûtait. Depuis six ans que durait leur mariage, elle
avait été simultanément sa mère, sa nourrice et son in rmière. Depuis leur
toute première rencontre à Tokyo, lors de ce tournoi féminin qu’elle avait
remporté et dont le lot gagnant était une entrevue avec lui, le champion du
monde avait été son compagnon. «  Vous parlez d’un lot  ! D’entretien,
ruminait-elle, Tisha est aussi cher et capricieux qu’une danseuse. Il faut vêtir
monsieur  de cachemire et de soie, l’irriguer de cocktails, le transporter de
palace en palace en première classe… » Poussant plus loin, se rendant compte
de l’absurdité que signi ait l’étude antisémite d’un jeu qui devait l’essentiel de
ses progrès récents aux Juifs, au point de devenir une sorte de sport national
juif, Grace sentit le mépris s’imposer en elle.
À partir de là, le couple évita de se fréquenter. Grace pratiqua l’esquive. Entre
janvier et février, Alekhine veillait tard, quand elle se couchait tôt. S’ils se
réveillaient à peu près en même temps, vers midi, ce n’était pas pour autant
une raison de partager un repas ou une promenade. Elle restait enfermée dans
sa chambre pendant qu’Alekhine, dans son bureau, prédisait «  la défaite de
l’idée défensive anglo-juive face à l’idée germano-européenne d’agression ».
Ce fut un hiver pluvieux et délétère. Le château-hôpital traita un ux peu
important de blessés. La guerre avait ses saisons et, la bataille d’Angleterre étant
aérienne, il était surtout question de machineries et d’industries, de la
maniabilité du chasseur Spit re contre la puissance de feu du Focke-Wulf.
L’humain passait au cinquième voire au sixième plan. On en parlait surtout
pour évaluer les outils.
Deux fois, parce qu’une base de U-Boote se trouvait à proximité du château,
Grace surprit des sous-mariniers emmaillotés dans une espèce de camisole.
Comme aucun autre remède que le conseil de guerre ne semblait pouvoir les
guérir de leur mal, un peloton les avait fusillés derrière la guérite récemment
construite à l’entrée du domaine et dont l’architecture poméranienne jurait
avec l’ensemble. Quand on les avait emmenés, de la fenêtre de sa chambre,
Grace avait eu le temps de reconnaître la peur. Elle savait que si on les
exécutait, c’était pour e acer cette peur, la nier. On ne voulait pas que celle-ci
se propage. Ne serait-ce que la voir ou la nommer revenait à renouer avec une
idée bannie et gênante, une idée qui n’aidait pas du tout à continuer la guerre.
Toutes les peurs étaient tues. Elles étaient devenues le silence même.
Quand elle sentit l’échappée possible, avec la complicité du médecin-chef,
Grace se t conduire par une estafette à Rouen et embarqua dans le premier
train pour Paris. Elle prévint Alekhine de son départ en lui laissant un mot bref
sur le secrétaire du couloir du premier, entre leurs deux chambres, pincé sous
un chandelier. Elle allait rendre visite à une amie, lui disait-elle. Elle
s’installerait chez cette amie, précisait-elle.
« Elle fait bien. Notre atelier de Montparnasse est glacial en hiver, à cause de
la grande verrière aux vieux joints de plomb, songea Alekhine, et le charbon
pour alimenter le petit poêle est introuvable par les temps qui courent… »
Fin février, il mit un point nal à son pensum raciste. Si elle était restée à
Saint-Aubin, aurait-il été capable de le lui lire à haute voix  ? Lui aurait-elle
conseillé telle ou telle tournure, tel ou tel remplacement, comme ils en avaient
l’habitude, chaque fois qu’il composait un texte ? Auraient-ils repris ensemble
les morceaux de parties qu’il commentait pour se frotter à sa sagacité et
béné cier de sa science  ? Même pour lui, il était di cile de ne pas se rendre
compte qu’il s’agissait d’un texte d’une tout autre nature que ceux qu’il avait
jusque-là publiés, dont la nourriture était moins spirituelle qu’émotive, dont
l’objectif n’était pas tant la vérité que le combat et l’anéantissement de
l’adversaire. Dedans se trouvait un passage particulièrement cruel où il ironisait
sur le rêve de Rubinstein d’engager une partie d’échecs qui ne fût pas une lutte
à mort mais un câlin7.
À la mi-mars, « Les échecs juifs et aryens » parurent en six épisodes dans les
journaux Pariser Zeitung et Deutsche Zeitung in den Nederlanden. La Deutsche
Schachzeitung en publia une version courte au mois d’avril, laquelle fut reprise
par la revue londonienne Chess, dans les numéros 71 et 73 des mois d’août et
septembre 1941. Il réussit à connaître le nom de l’amie chez qui Grace s’était
réfugiée : Adélaïde de C. (une marquise du Champ-de-Mars qui ressemblait à
un corbeau).
Brikmann rappela. Alekhine dut s’envoler.
Il n’avait pas eu l’occasion de la revoir.

7. « Au cours des deux ou trois dernières années de sa carrière échiquéenne, il avait l’habitude de fuir
l’échiquier – littéralement ! – sitôt son coup joué, pour aller se terrer dans un coin de la salle du tournoi
jusqu’à ce que ce soit son tour. Ceci, comme il l’a lui-même expliqué, pour échapper à l’in uence vicieuse
de l’ego de son adversaire ! Rubinstein est quelque part en Belgique en ce moment, éternellement mort
pour les échecs. » Alekhine, « Les échecs juifs et aryens ».
18

Quoique le gros du Blitz fût terminé, Londres subissait encore quelques


méchants raids aériens, dont celui de la nuit précédente, qui avait frappé le
quartier de South Kensington. Tartakover lisait Chess no 71 derrière un groupe
de trois sapeurs-pompiers aux casques plats et aux uniformes imprégnés de
poussière qui observaient un type en train d’escalader une montagne de
décombres, contrevenant au périmètre de sécurité et risquant
déraisonnablement sa vie. Il avait l’air de ramasser des objets minuscules et de
les fourrer dans sa poche. À cette distance, impossible de savoir de quoi il
s’agissait. Impossible aussi de distinguer son teint de brique, son faux col en
celluloïd d’un blanc lunaire, sa cravate de régiment au fond marine barré de
zigzags bordeaux élégamment élimée, sa barrette de décoration mauve (Military
Cross & bar), son costume norfolk et ses moustaches en forme d’hameçons. Et
puis qu’auraient-ils fait  d’un colonel d’infanterie à la retraite  ? En général,
quand ils ne guerroyaient pas ou ne bassinaient pas tout le monde avec leurs
souvenirs, à quoi servaient les types de ce genre ?
Ils avaient investi le quartier dès la n du raid, vers minuit. Ils ne s’étaient
arrêtés qu’avec cette aube un tantinet fraîche que les fumées des ruines
rendaient brumeuse. Il avait fallu tirer les vivants et les morts des amas,
éteindre des incendies et désamorcer les bombes qui n’avaient pas explosé en
touchant le sol. Après avoir été plus qu’utiles, les pompiers étaient maintenant
plus qu’épuisés, alors ils fumaient des cigarettes et ils plaisantaient à propos de
l’inconnu des décombres.
« C’est un alpiniste, le mec, vous croyez ?
— Ou un habitant de l’immeuble qui cherche à rentrer chez lui…
— Ouais, peut-être qu’il n’a pas compris que les Kraut avaient tout détruit !
— Il ne retrouve pas sa porte !
— Ni son étage…
— Il doit être en train de sonner. Y a personne, il se dit.
— Peut-être qu’il cherche son chat… »
L’un des pompiers tenait un chat dans ses bras. Ils l’avaient tiré des ruines.
« Chat ou pas chat, il ne devrait pas être là-haut !
— Chacun a le droit de mourir comme il veut. »
Dans Chess no  71, Tartakover découvrait cet avertissement  : «  Si le
Dr.  Alekhine a e ectivement écrit ces articles, aucun doute qu’il a dû subir
d’e royables pressions. Nous vivons de bien tristes temps. » Tout en lisant cette
analyse trop accommodante à son goût, Tartakover écoutait les trois pompiers
râler.
« Moi, je n’irai pas le chercher !
— Ouais, moi et le chat, on n’y retourne pas. Pas vrai, m’sieur chat ?
— Personne n’y retourne ! C’est trop dangereux.
— Il a l’air vieux et ses jambes ont l’air maladroites. Son corps va rouler en
bas.
— On le cueillera et on l’emmènera aux ics pour pillage.
— C’est vrai, qu’est-ce qu’il ramasse de louche depuis tout à l’heure ?
— Un pilleur de ruines ! Que les ics l’embarquent !
— Ça va se passer à l’inverse de la chasse en pleine montagne, les mecs… Je
ne sais pas si vous êtes au courant, mais ce qu’il faut, en montagne, c’est
attendre que le gibier soit au sommet. On ne tire jamais un sanglier ou un cerf
au milieu d’une pente parce que quand il aura dévalé la pente, ce sera à vous de
le remonter du fond du ravin. Tout le monde peut s’imaginer ce que ça pèse,
une grosse bête, quand on lui ajoute le poids de sa mort.
— Moi, j’ai toujours chassé sur le plat. Principalement des oiseaux.
— C’est mieux sur le plat.
— C’est plus léger, les oiseaux. »
L’inconnu avait atteint le sommet. Il s’était assis sur une pierre hérissée
comme une dent. Il avait placé sa canne entre ses jambes, joint ses mains sur le
pommeau et il regardait autour de lui avec l’attitude d’un promeneur ayant
atteint un surplomb.
« Il va redescendre ou il va casser la croûte ?
— On ne va pas l’attendre trois plombes, j’ai faim…
— On ne vas pas y aller non plus.
— C’est notre métier d’y aller…
— Je l’ai assez fait mon métier, que les autres s’y mettent.
— Y a personne d’autre que nous pour le faire…
— En même temps, si on ne le fait pas nous, il y aura bien quelqu’un.
— Très juste. Je n’imagine pas que ça reste comme ça.
—  Ce qui serait magnanime, ça serait que les Kraut rangent eux-mêmes le
bordel qu’ils foutent à chaque fois. Qu’ils bombardent, mais qu’ils
rangent après !
— M’étonnerait qu’ils y aient pensé…
— Pourquoi on l’appellerait pas Kraut, le chat ?
— Kraut the Cat… »
Le pompier le porta à bout de bras. Le chat n’avait pas l’air d’avoir d’avis.
« Tu t’appelles Kraut, old chap ?
— Kraut the Cat. Ce n’est pas con comme nom, pour un chat.
— J’ai envie d’aller boire des canons à la santé de Kraut the Cat.
— Ce n’est quand même pas très gentil pour le chat, de l’appeler Kraut…
— Bah ouais, ce sont eux qui ont détruit sa maison. »
Le Chess no 71 s’abaissa, dévoila un Tartakover identique au Tartakover du
Palacio de Buenos Aires. Ce matin d’août  1941, il était vêtu d’un uniforme
militaire. Sa vareuse était sans grade avec une croix de Lorraine en faux argent
sur la poitrine du fait de son engagement dans la France libre qui, à cette
époque, était encore un concept assez abstrait en comparaison de la France
occupée, désespérée, attentiste ou collaborationniste. Aucun des sapeurs-
pompiers ne lui avait prêté la moindre attention. Pour eux, il était un soldat
ordinaire en train de lire un journal ordinaire.
« Vous devriez l’appeler Edward ou Teddy… »
Les trois se tournèrent en même temps. Tartakover souriait, eux sourcillaient.
« … C’est le nom du gentleman là-haut. Colonel Edward Brom eld. »
Au sommet de la ruine, le colonel se releva, sautilla de corniche en corniche
comme si ses talons étaient des ressorts ou que ses ancêtres aient été des
bouquetins, et se rapprocha assez prestement du groupe. Chez Tartakover, les
sapeurs-pompiers sentirent quelque chose qui tenait de l’admiration, quelque
chose d’irrésistible qu’ils furent bien obligés d’éprouver eux aussi lorsque le
colonel fut planté devant eux, les pieds à dix heures dix, avec un sourire bardé
de vilaines dents du bonheur jaunes entre lesquelles sortirent  ces paroles
curieuses : « Cette bonne ville de Londres a-t-elle l’immense plaisir de recevoir
la visite de mon très honorable ami Orang-Outang  ?  » Tartakover lui t un
salut militaire, lequel fut plus tendre que sec, dans sa lenteur d’exécution.
« Tout à fait, colonel ! »
Tartakover était célèbre pour avoir mis au point l’ouverture orang-outang, qui
était absolument absurde, sinon tout à fait contre-indiquée, sur le plan des
principes d’ouverture (contrôle du centre, libération des pièces o ensives,
protection du roi). Son e cacité était basée sur la surprise. Tartakover l’avait
conçue lors d’une visite au zoo du Bronx, après une observation approfondie
des grands singes roux de l’île de Bornéo.
Brom eld accrocha sa canne sur son avant-bras, tira sa pipe. Ses manières
étaient théâtrales, son accent caricatural.
« b4, n’est-ce pas ? New York, 1925. »
Tartakover conservait son salut. Ses yeux pétillaient de joie.
« 1924, colonel ! »
La pipe de Brom eld était un modèle en bois ouvragé représentant une tête
de femme à la tignasse bouclée. Elle avait été sculptée dans une crosse de fusil
allemand par un artilleur très appliqué qu’un obus avait atomisé en un
millionième de seconde à Ypres, où l’Honourable Artillery Company avait
placé ses batteries. Quand Brom eld frotta une allumette, comme chaque fois,
l’explosion fatale de son compagnon de régiment lui réapparut. Il ne s’agissait
pas d’un souvenir douloureux, plutôt la survivance d’une sorte d’apothéose
soudaine et sublime d’un de ces soldats partis sans sou rir, dans la pleine joie
du devoir accompli.
« Les orangs-outangs se mêleraient-ils à cette guerre ?
— Ont-ils le choix, colonel ?
— Très juste objection. Repos ! La guerre aux côtés des Français ?
— Les Français libres du général de Gaulle, colonel !
— “On n’a jamais gagné une partie en abandonnant.” C’est de vous, si je ne
m’abuse ?
— J’ai en e et écrit cela, colonel ! Et le général a en e et dû s’en souvenir,
puisqu’il a déclaré que si la France avait perdu une bataille, elle n’avait pas
perdu la guerre…
— Mais vous êtes aussi français que je suis chinois !
— La France se choisit, colonel. C’est une idée, pas un pays.
— Et dites-moi, cher ami, se battre pour un nuage est-il plaisant ? N’est-ce
pas un peu brumeux ?
— L’avantage, c’est qu’on lui donne la forme que l’on veut, à ce nuage ! Et
puis peu importe pour quoi on se bat, colonel, si nous avons le même ennemi.
— Très juste, encore une fois. Comme vous le constatez, notre ennemi a eu
l’indélicatesse de détruire notre club la nuit dernière et je ne peux pas vous
o rir de jouer une partie en sirotant un cherry brandy. J’ai bien peur que nous
soyons obligés de nous rendre dans un pub de ma connaissance, à proximité,
pour partager une première pinte…
Sa montre était ronde avec un fond de nacre, elle jaillit de son poignet. Il
allait détailler l’opération.
« … En marchant vite, nous arriverons à la porte de l’établissement à l’heure
d’ouverture et nous pourrons y rester jusqu’au crépuscule, vers dix-sept heures
trente. Nous verrons bien le nombre de pintes que nous serons capables
d’avaler sans tomber de nos chaises. À six heures, vous m’accompagnerez chez
moi pour que je change de chaussures, et nous reprendrons nos libations
autour d’un feu de cheminée.
— “Jamais de marron après six heures”, n’est-ce pas colonel ? »
Il était écrit quelque part que les chaussures marron ne seyaient pas au soir.
« Les orangs-outangs appliquent donc les convenances ?
— Du moins essaient-ils, colonel.
— Mon très honorable ami Orang-Outang a-t-il quelque chose à objecter à
ce programme ?
— Votre ami Orang-Outang trouve ce programme idéal, colonel.
—  C’est aussi ce que je pense. Alors plein ouest, et au pas de
gymnastique… »
Comme si son crâne contenait une boussole, Brom eld pointa l’ouest avec sa
canne ferrée. Au moment où Tartakover et lui tournèrent les talons, un des
trois pompiers s’interposa. Il se positionna en travers de la route que l’o cier
vétéran avait choisie pour rejoindre le pub. Il trouvait que cette mention de la
coordonnée b4 et ces évocations de singes étaient suspectes. Il se demandait si
les petites choses que le colonel avait ramassées là-haut et fourrées dans ses
poches n’étaient pas des codes nazis largués avec les bombes nazies. Il se
demandait si Orang-Outang n’était pas un peu le nom d’un agent de
renseignement allemand. À l’aune de connaissances linguistiques et
zoologiques assez réduites, il jugeait qu’Orang-Outang s’entendait comme
« Wolfgang ».
« Pas si vite, monseigneur… vous restez là ! La police ne va pas tarder. Elle
aura des questions pour vous et votre copain. »
Le teint de brique du colonel tourna cramoisi.
« Des questions ?
— Ouais, des questions.
— Des questions. Quel genre de questions ?
—  Comme de savoir c’est quoi que vous ramassiez là-haut où vous n’aviez
pas le droit d’être.
— Ce genre de questions ?
— Ouais, ce genre de questions.
— Et je présume qu’avec ces questions, les policiers voudront des réponses…
—  …  Ça se pourrait bien. D’habitude, c’est ce qu’ils veulent quand ils les
posent.
— Vraiment ?
— Ouais, ils posent des questions pour avoir des réponses.
— Ça marche comme ça ?
— Ça marche comme ça.
—  Merveilleux  ! Si je vous laisse donc toutes les réponses nécessaires, vous
pourrez dire à ces messieurs  de la police qu’ils ne se fatiguent pas à formuler
leurs questions. Toutes les réponses sont là, toutes questions relatives à celles-ci
deviennent super ues. Voyez-vous cet enfant qui pleure ?
— Pardon, m’sieur ?
— Il vous faut vous retourner, mon cher. Voyez-vous cet enfant qui pleure ? »
Le pompier se retourna et vit en e et, à une dizaine de mètres, un petit
garçon accompagné d’une in rmière coi ée d’un bonnet blanc frappé d’une
croix. Sans se départir de l’attitude d’un o cier en train de passer en revue un
bataillon, le colonel appela le petit être en train de se moucher dans les jupons
de son chaperon.
« Kingsley ! »
Il s’appelait donc Kingsley, il devait avoir entre cinq et six ans.
« Kingsley, veux-tu venir voir un instant, s’il te plaît. »
Le petit s’approcha en traînant des pieds. C’était une belle bouille blonde à la
tête en ée et aux yeux bleus.
« Vous permettez que je donne à Kingsley ce que j’ai ramassé là-haut ?
— Je ne vois pas pourquoi je ne vous le permettrais pas.
— Vous êtes trop aimable…
— Si je peux voir ce que c’est, surtout.
— Kingsley… »
Le colonel s’accroupit. Ses bottines à lacets grincèrent. Il tira un mouchoir en
popeline, l’étala sur le trottoir. Lorsqu’il eut placé ses yeux à la hauteur de ceux
du gamin, il ouvrit la poche latérale droite et provoqua la chute de plusieurs
pièces d’échecs d’un modèle sportif en Bakélite plombée et aux bases feutrées
de vert, de celles qui ne coûtent que quelques pennies et qu’on emploie pour
les parties rapides, dans les clubs. Le jeu était loin d’être complet mais, réalisait-
on maintenant parmi les pompiers, le colonel avait risqué sa vie pour en sauver
ces miettes. Il préleva une dame blanche, la montra au petit Kingsley.
« Je veux te parler de la terrible chose qui est arrivée cette nuit, Kingsley… »
Avec sa manche de veston, Kingsley se moucha.
« Le jeu ne nit jamais. La vie continue. Tu dois être valeureux. »
Kingsley se laissa tomber sur le colonel, basculant sur la pointe de ses pieds,
ouvrant les bras et s’abandonnant. Des sanglots le secouèrent. Pour étou er ses
cris, il colla sa bouche contre la veste de l’o cier, qui tapotait gentiment
l’arrière de son crâne. Ils étaient un seul corps. Une seule compassion. Un
même voile funèbre était tombé sur leurs quatre yeux. En n, le colonel le
redressa et lui déposa la dame blanche dans sa minuscule paume droite.
« C’est elle. Tu peux encore jouer avec elle. Je l’ai trouvée là-haut, pour toi. »
Kingsley regarda la pièce, eut l’air de la trouver merveilleuse.
« C’est la plus forte, hein ?
—  Oui, c’est la pièce maîtresse. La reine. La dame. Neuf points, tu te
souviens ?
— Vous allez rester avec moi, colonel Bromf ?
— Non, ton papa va s’occuper de toi.
— Mon papa ne joue pas aux échecs et il doit faire la guerre dans un bateau.
— À son retour, tu lui apprendras. D’accord ?
— Oui.
— En attendant, je te rendrai bientôt visite et nous jouerons.
— Promis ?
— Promis.
— C’est qui votre copain ?
—  Mon copain, c’est un grand singe et le quatrième meilleur joueur du
monde.
— C’est un vrai singe ?
— Non mais il joue comme un singe, alors on l’appelle comme un singe.
— Comment on les appelle, les singes ?
— De plein de façons, Kingsley. Il y a M. Chimpanzé, M. Bonobo.
— Et lui ?
— Lui, on l’appelle M. Orang-Outang. Tartakover Orang-Outang…
— Ce n’est pas facile à dire, son nom.
— Essaie un peu pour voir : Tartakover Orang-Outang.
— Tartan Tang ?
— Presque.
— Taratata Rotang ?
— Beaucoup mieux. Tu y es presque.
— Il a des yeux bizarres, c’est pour ça qu’il a un nom bizarre ?
— Peut-être, oui. Peut-être est-ce pour cette raison.
— Au revoir Tarakan Orang ! »
Kingsley rejoignit l’in rmière en courant. On le vit brandir la dame blanche
et lui administrer une série de baisers que les larmes et la morve devaient
rendre visqueux. Ils disparurent derrière le seul pâté de maisons de South-
Kensington qui tenait encore debout. Ils allèrent bien au-delà, jusqu’à
l’orphelinat.
« Ils habitaient l’immeuble. Sa mère et moi, nous nous croisions dans la cage
d’escaliers. Je ne comprends pas pourquoi elle n’a pas couru aux abris… »
Il se releva, replia son mouchoir, le replaça dans sa poche avec les autres
pièces.
« J’ai toujours eu beaucoup d’a ection pour elle et son petit Kingsley. »
Les pompiers avaient des regards très durs, qui trahissaient une émotion sur le
point de déborder. La fatigue les avait attendris. Celui qui lui avait barré le
passage s’éclipsa en rejoignant les deux autres et en bafouillant : « Ce n’est pas
moi qui vais vous retenir. » Visiblement, ses camarades ne le retiendraient pas
non plus. Les policiers poseraient leurs questions au vent ou aux mouches.
« Alors, nous pouvons y aller ?
— Ouais, colonel. Londres est à vous deux ! »
Ils se quittèrent sans approfondir. Le colonel eut la délicatesse d’administrer
une caresse au chat des ruines qui allait peut-être bien s’appeler Teddy
Brom eld, tant la gure altière et pincée du colonel était séduisante. Il
marchait en dessinant des ronds avec sa canne. Tartakover boitait à ses côtés,
entre les imposants monticules de gravats, du fait de ses chaussures de conscrit
neuves. Il avouait vouloir intégrer les parachutistes et l’autre le mettait en garde
contre l’état de ses chevilles, qui devaient être très solides pour supporter
l’atterrissage. Aussi lui recommandait-il un commando usant de planeurs.
Si le colonel Brom eld n’était pas un puissant joueur d’échecs, il était un
excellent pédagogue et un compagnon de boisson irrésistible. La vie était pour
lui un sport et la bonté un fair-play. Brom eld se passionnait pour l’histoire du
jeu d’échecs et la vie des joueurs illustres. Il tenait à jour leurs adresses dans un
registre qu’il publiait chaque année, usant de la même mise en page que celle
de l’index de son régiment, de la même reliure entoilée rouge, du même
lettrage doré. Il le vendait ensuite, par correspondance, dans le monde entier. Il
était connu pour la vigueur stylistique de ses notices biographiques. Un joueur
sans «  sa  » Brom eld  n’était pas encore un joueur et, dans les milieux
échiquéens, le Brom eld Chess Players Index tenait lieu, avec le Hastings and
St Leonards Chess Club Visitors’ Book, de Who’s Who ou de Bottin mondain.
Tartakover savait qu’il avait lu les articles antisémites d’Alekhine. Il savait
aussi qu’il avait été un des plus grands admirateurs du champion du monde,
l’un des rares commentateurs à avoir prédit sa victoire contre Capablanca en
1927, l’un des seuls à avoir souligné la brutalité formidable de son style et
déduit, dès le commencement des années vingt, tout le potentiel de ses
aptitudes de mémoire et de travail hors du commun. Tartakover garda le Chess
no 71 pour la troisième pinte de stout. Il posa la revue entre eux, en claquant le
papier sur le comptoir. Il réussit à capturer sur le visage du vieux militaire
rompu à la contention des sentiments une furtive expression de dégoût.
« J’ai bien peur de ne pas vouloir aborder le sujet d’Alekhine, mon cher. »
Tartakover n’objecta rien. Il but une nouvelle gorgée, reposa son verre.
« Je ne voudrais pas gâcher la joie de vous accueillir à Londres… »
Tartakover aurait bien voulu la retrouver, sa joie. Mais il y avait la position
immonde de son confrère. Il y avait cette odieuse compromission.
« Attendez voir un peu, je vais me fendre d’un article, moi aussi ! »
Dans le Chess no 73 du mois de septembre, les lecteurs eurent le bonheur de
lire la leçon d’humanisme suivante :
 
 
,    
Par le colonel Edward Brom eld MC*

J’ai toujours considéré que le prix d’une victoire tenait davantage à la liberté de mon adversaire qu’à
la puissance e ective de mon jeu. S’il peut donner son meilleur, je peux réveiller mes talents. Au
contraire, si par l’e et de roueries, ou du fait des circonstances, mon adversaire se trouve de quelque
manière que ce soit empêché, ma supériorité n’est qu’une matière de points et perd toute valeur. De
là les sublimes joueurs dont l’esprit chevaleresque emporte les cœurs. Je pense à Rudolf Spielmann,
assurément. Ces joueurs, s’ils ne gagnent pas toujours, incarnent l’idéal sans lequel le jeu comme la
vie ne seraient guère fréquentables.
Le Dr  Alekhine reproche aux Juifs d’avoir perverti le sens des échecs en réduisant ceux-ci à une
simple quête du gain (avantage matériel). Je ne discuterai pas la malignité d’une telle accusation. Je
me contenterai de signi er au Dr Alekhine que si l’interprétation prétendument juive du jeu d’échecs
lui paraît invalide, impure ou inférieure, il lui faudra encore la battre selon les règles, c’est-à-dire en
s’y confrontant. Pour imposer sa façon, on ne peut évincer son adversaire, comme les Allemands
évincent aujourd’hui les Juifs des tournois. Quelle idée supérieure dénie à son adversaire  le droit
d’exister ? Je la trouve plus sordide et mesquine que supérieure, cette idée. Redoute-t-elle à ce point la
confrontation ? Il faudra jouer, messieurs, et en l’occurrence laisser les Juifs jouer !
La bande de brutes avec lesquelles notre champion du monde s’est acoquiné ne paraît pas vouloir
respecter ce principe pourtant élémentaire. On ne peut tricher de la sorte sans trahir le jeu et s’attirer
les foudres de ceux qui l’aiment. Car il n’y a pas de jeu sans le juste et le sensible respect de
l’adversaire. Il n’y a pas de jeu sans adversaire. J’aime à considérer que cet adversaire est mon
partenaire, pas mon ennemi. Nous jouons ensemble et nous recevons ensemble, chaque fois, la
beauté du jeu en récompense. Qu’on se souvienne de cette maxime d’un anonyme français que j’avais
fait inscrire sur le fronton de mon club : « Le seul qui gagne toujours, celui qui remporte toutes les
parties, c’est le jeu lui-même. »
Par conséquent, je suis solidaire de ces Juifs qu’on veut réduire au silence. Je suis l’Anglo-Juif dont
le Dr  Alekhine parle. Je n’ai pas besoin d’être juif pour être juif. Tous les joueurs d’échecs
authentiques sont juifs. Attendez-vous à une réponse cinglante de notre part, docteur Alekhine ! Car
les Juifs s’apprêtent à jouer. C’est notre tour. Et soyez assuré qu’une fois notre coup joué, pour
marquer notre di érence avec vous et avec vos amis, nous vous dirons le plus calmement du monde :
« Après vous, docteur Alekhine ! »

Post-scriptum : Les habitués du South Kensington Gentlemen Chess Club ont dû apprendre que le
raid aérien du 9 août a réduit à néant nos locaux. L’esprit du club a migré au 25 Baylis Road, à South
Bank. Nous reconstituons patiemment la bibliothèque qui avait fait notre réputation. Nous y
accueillons les joueurs dans le respect des horaires xés par le couvre-feu. Les séances de blitz du
mardi (« Speedy Tuesday ») sont maintenues.
19

Sur la piste de l’aéroport, le Plexiglas englobant la cabine du Taifun était


encore tout emperlé de la pluie qui venait de choir sur Madrid. Les deux
s’étaient habillés pour la réception o cielle qui les attendait à Munich, en
présence du Reichsminister Goebbels et du Reichsminister Frank. Brikmann
portait un uniforme d’apparat blanc à pattes d’épaule d’argent, dans le style
Afrikacorps qui, à l’automne 1941, était en vogue au sein de la Luftwa e.
Alekhine portait son smoking laine et soie devenu, concomitamment aux
progrès de sa cirrhose, un peu étroit. Cela faisait un bon mois qu’Alekhine était
en Espagne à remporter divers tournois. Il y avait eu Málaga, Séville, Cordoue,
Gijòn et Saint-Sébastien. La parution des articles avait relâché la bride. On
l’avait autorisé à reprendre ses voyages tout en les limitant à la zone fasciste du
monde. On l’avait encouragé à agir comme si tout était absolument normal,
comme si la Terre tournait paisiblement autour du Soleil, quand elle était en
train de sortir de l’orbite du Soleil, sous l’in uence malfaisante de Mars, de se
précipiter dans la folie de Saturne et d’exploser dans son anneau de météorites.
Grace n’avait pu l’accompagner. Elle devait rester à Paris (une idée de Mross).
De tout l’été, elle n’avait répondu ni aux télégrammes d’Alekhine, ni à ses
courriers. Combien de lettres lui avait-il envoyées ? N’avait-il pas même essayé,
en inscrivant un simple e4 sur une carte postale, de lancer une partie avec elle ?
Elle était toujours «  sortie faire une course  » lorsqu’il appelait l’hôtel de
l’avenue Charles-Floquet où elle s’était installée. Il tombait sur un majordome
dont il était di cile de mésinterpréter l’inconfort.
Sinon, oui, bien sûr, con rmait Brikmann qui trottinait vers l’avion pour
procéder aux dernières véri cations, Alekhine avait le temps de répondre aux
questions du journaliste Valentin González, du quotidien Informaciones.
« À Munich, docteur Alekhine, quels seront les thèmes de vos discours ?
—  Les évolutions des échecs de ces dernières années et leurs causes. Je
voudrais proposer une étude des di érences entre les joueurs juifs et les joueurs
aryens… Je suis d’ailleurs le premier à m’être engagé dans une analyse raciale
du jeu. Il n’y a qu’à lire mes articles du Pariser Zeitung du mois dernier.
— Pouvez-vous résumer la teneur de ces articles ?
— Très simple ! Les échecs aryens sont par nature agressifs quand les échecs
qui ont cédé à l’erreur sémitique croient obtenir la victoire par la défense (petit
rire condescendant)… Je dois vous laisser, le docteur Goebbels m’attend. »
Brikmann agitait le plan de vol. Il fallait s’envoler.
« Docteur Alekhine, quel joueur admirez-vous le plus ?
—  J’admire tous les joueurs. Mais au-dessus de tous, je ne pourrai jamais
assez souligner la gloire de Capablanca, qui priva le Juif Lasker du sceptre
mondial.
— Merci pour ces lumières, maître ! Bon voyage ! »
Ç’allait être un voyage merveilleux, señor González  ! Pour ne pas tacher sa
vareuse immaculée, Brikmann avait en lé une combinaison en drap noir. Il
adressa à Alekhine un sourire de steward. Les ashs des journalistes éclataient
derrière lui. Il tenait un baise-en-ville contenant des sous-vêtements propres,
une chemise à col cassé de rechange, les trois eaux-de-vie espagnoles dont on
lui avait fait cadeau au tournoi de Gijòn, ainsi qu’un très bon cognac et tout le
matériel nécessaire à l’élaboration de son cocktail favori du moment, à savoir
des œufs frais et du sirop de canne. Alekhine allait s’embarquer avec son bagage
quand Brikmann lui signala que non, ils allaient placer celui-ci dans le
compartiment qui lui était réservé, lequel s’ouvrait de cette façon, juste après
l’aile gauche, derrière la banquette des passagers. Sa contenance était
visiblement parfaitement appropriée. Comme quoi, avec un ingénieur brillant
comme Willy Messerschmitt, le monde n’était qu’harmonie. Brikmann s’était
perché sur un escabeau et Alekhine demeura là, dansant d’un pied sur l’autre,
ne sachant trop comment poser l’embarrassante question.
« Lieutenant… le vol va durer combien de temps ?
— Je dirais quatre heures, docteur.
— Alors, peut-être vaudrait-il mieux prévoir de quoi… »
Quand il avait lâché le bagage, Brikmann avait entendu les bouteilles
s’entrechoquer.
« De quoi picoler, Herr Docteur ?
— Bah, oui. De quoi picoler ! Oubliez l’eau-de-vie, prenez le cognac !
— À la bonne heure !
— Prenez tout l’attirail ! Comme ça, je nous préparerai des cognacs- ip.
— Schön ! »
Après avoir rapidement farfouillé pour extirper la bouteille de cognac, le
sirop, les œufs, le shaker et l’étui contenant les verres à martini, Brikmann
invita Alekhine à refaire le tour de l’aile. Il actionna un levier qui dévoila sous
le fuselage un crochet de fer servant à se hisser assez haut pour ouvrir le
cockpit, marcher sur l’aile, et se glisser à l’intérieur. Comme Alekhine était déjà
un peu rond et que les circonstances titillaient son âme d’enfant, il produisit
un « oh » d’admiration qui remplit Brikmann d’aise.
Ce Taifun était une merveille. Peut-être faudrait-il déraisonnablement
s’attarder sur sa description pour saisir où Alekhine était à cet instant de sa vie.
Peut-être l’appareil était-il à l’image de son aveuglement. Alekhine à cinq mille
pieds, dans une jolie bulle de fer et de Plexiglas nazie  : n’était-ce pas
exactement cela  ? En même temps, il faudrait associer au Taifun son plan de
vol. Ne serait-ce que pour confronter sa beauté aéronautique aux horreurs qui
avaient eu lieu, qui étaient en train d’avoir lieu, ou qui allaient avoir lieu.
D’autant qu’en atteignant la vitesse de 280  km/h, en s’envoyant à la chaîne
d’onctueux cognacs- ip, Brikmann et Alekhine concédèrent quelques zigzags
au plaisir de voyager. Ils survolèrent le village de Guernica où la division
Condor avait expérimenté les premières bombes incendiaires, la ville de Vichy
où Philippe Pétain menait sa subtile politique du bouclier puis la ville de Lyon
où, au printemps prochain, Klaus Barbie allait être nommé à la tête de la
Gestapo. Avant la frontière allemande et la Bavière, il y eut le village
d’Oradour-sur-Glane où la division « Das Reich » allait enfermer puis brûler la
totalité des habitants dans une église.
Parfois, des véhicules suivaient le lacet d’une route. Vus d’en haut, dans la
nuit, ils leur suggéraient une colonne d’insectes luminescents. On peut
imaginer Brikmann et Alekhine assis sur leurs banquettes en cuir bourré de
plumes d’oie. Ils étaient échau és par l’alcool. Ils blaguaient en parlant fort
pour couvrir les rugissements du moteur Argus de deux cent quarante chevaux.
Ils tenaient à bout de bras leur verre à pied pour ne pas s’éclabousser au
moment des cahots. Ils buvaient le savoureux liquide avec la bouche en cœur.
Pour chaque cocktail, après avoir gardé les blancs dans le shaker, Alekhine jetait
les jaunes dans leur coquille par une ouverture coulissante d’où pulsait une
haleine glacée. Tous deux rigolèrent en songeant à ceux d’en bas qui les
recevraient sur le visage et se demanderaient quelle était donc cette poule ayant
miraculeusement appris à voler.
20

Ensuite, tout se déroula comme si le Taifun s’était métamorphosé en


cercueil… À partir de l’atterrissage à Munich, dès le début d’un tournoi du
Reich qu’on imagine saturé de drapeaux nazis, Alekhine était
métaphoriquement mort. Pendant trois ans, il résida à l’Est, dans des territoires
cernés par les massacres, aux côtés de Hans Frank, à veiller au coin du feu
devant un échiquier en lui donnant des conseils combinatoires.
Le 7  mars 1942, une hémorragie cérébrale foudroya Capablanca au
Manhattan Chess Club de New York. Son cerveau, littéralement, implosa.
Capablanca avait été la raison de vivre d’Alekhine. Battre Capablanca pour lui
ravir son titre mondial. Battre Capablanca pour conserver son titre mondial.
Fuir Capablanca pour ne jamais prendre le risque de lui rendre son titre
mondial. Sans Capablanca, que restait-il en lui de vivant ? Capablanca parti, il
était doublement mort. Triplement mort au vu de ses a igeantes
compromissions nazies. Quadruplement mort au vu des persécutions qui
frappaient ses anciens amis.
Il ne revint à la vie qu’à la faveur d’un miracle qui survint au début du mois
d’octobre de l’année  1943, au lendemain d’une de ses nuits pleines de
cauchemars, dans un hôtel praguois de milieu de gamme, alors qu’il se
remettait d’une attaque de scarlatine.
Ce matin-là, Alekhine vit entrer trois ombres dans sa chambre. Peut-être
étaient-ce les mêmes que celles qui l’avaient molesté à Saint-Aubin, peut-être
pas. Il suivit leurs faits et gestes. La première s’assit sur la chaise placée devant
le petit secrétaire où il avait commencé la veille une nouvelle lettre à Lupi.
Cette lettre, il avait dû l’interrompre, les mots s’étant mis à s’embrouiller, à se
retourner sur eux-mêmes et à ressembler à du géorgien ou du thaï. Cette
première ombre était maigre et, une fois installée, elle ne bougea plus. Seul son
poitrail gon ait et dégon ait en produisant un bruit enroué, signalant une
respiration laborieuse et empêchée. Une deuxième la rejoignit. Elle s’assit au
bout du matelas. Émanait d’elle une étonnante chaleur. La troisième, comme si
elles devaient garder entre elles trois un certain périmètre de confort, s’installa
par terre, au chevet d’Alekhine. Elle di usa dans la pièce une désagréable odeur
d’amande amère. Ce fut elle qui leva la main pour caresser son visage puis
plaquer sa main sur sa bouche et l’empêcher de respirer.
Alors, Alekhine se réveilla comme on se réveille à l’intérieur d’un rêve, c’est-à-
dire sans se réveiller. Il ne bougea presque pas. Il ne pouvait pas bouger puisque
les formes noires s’étaient jetées sur lui, écrasant ses membres de leur poids.
Ces ombres avaient une manière d’occuper le vide qui était dense, quasi solide.
Il semblait à Alekhine qu’elles avaient saturé l’espace. Il sentit leur oppression
sur sa poitrine, quelque chose de lourd et d’insistant qui nit par lui enfoncer
les côtes.
La douleur le réveilla pour de bon, précisément au moment où les trois
ombres, réunies en une immense et unique matière visqueuse, venaient de
l’ensevelir sous la boue. Ce fut une surprise de s’entendre crier. Les ombres ne
lui couvraient-elles pas la bouche  ? Ne lui entravaient-elles pas la langue  ?
Comment réussissait-il à crier ?
Alekhine retrouva sa chambre désordonnée. Le petit matin tchèque
illuminait, sur un secrétaire en pitchpin, la tentative de lettre à Lupi, ses carnets
de jeu et une édition allemande des souvenirs de guerre du capitaine Ernst
Jünger. Surtout, il revit le vase bleu du tsar. Dehors, il y eut le bruit d’une
hippomobile et les soubresauts de ses roues cerclées sur les pavés. Peut-être y
eut-il un tramway. Alekhine s’était levé. Il t quelques pas maladroits vers la
lettre, essaya de se relire, n’y parvint pas. Il attrapa une feuille à en-tête, essuya
ses mains poisseuses contre son pyjama et tenta de réécrire ce qu’il croyait avoir
voulu exprimer à Lupi dans l’ivresse et la maladie. Là non plus, il n’y parvint
pas. À la place des mots, il forma des pâtés ou des explosions. L’encre lui
rappela les ombres de son cauchemar. Éparpillée sur la feuille, elle ressemblait à
du sang sur la neige. Dépité, Alekhine déchira le tout puis s’en alla vomir dans
le bidet de la salle de bains, confondant ce dernier avec les toilettes et y
déposant une galette corail. Un peu plus dispos, dans le miroir piqué de noir, il
observa son visage. La scarlatine l’avait rosi par endroits mais la fatigue et la
morosité avaient conservé à son teint sa belle pâleur de cadavre. Il avança la
main droite contre son re et.
« Je suis obligé d’honneur… »
Une bou ée de chaleur le prit au collet, il toussa pour dégager sa gorge. Les
ganglions lui donnaient l’impression de l’étrangler. La main à plat contre le
miroir, il préleva un peu de froideur, qu’il appliqua sur son front brûlant.
L’e et fut maigre. À sa montre, il était huit heures passées. Dans moins d’une
demi-heure, Brikmann viendrait le chercher pour le conduire au casino. Il
fallait se reprendre.
« … Je vais vous rappeler qui je suis. »
Alekhine sortit de sa chambre en criant aux couloirs de l’établissement vides
que le monde ne le respectait pas assez à son goût, qu’il insultait les plus hautes
sphères de l’esprit et contrevenait à ses obligations de déférence les plus
élémentaires. Il allait le payer cher, très cher. Il en allait d’un certain équilibre
universel et de la preuve de l’existence de Dieu.
Parvenu dans le hall dans son élégant pyjama turquoise à passepoil lilas, pieds
nus, les cheveux dressés sur la tête, il ignora la réprobation polie du
réceptionniste et s’engagea par une porte battante percée d’un hublot vers les
cuisines. On cuisait une potée au chou. On préparait de la chicorée. On
carbonisait des tranches de lard sur de la fonte. Le réceptionniste l’avait suivi et
gesticulait en lui tournant autour.
« Docteur Alekhine, vous ne pouvez pas être ici…
— Je veux un pain de glace.
— Docteur Alekhine, je suis prêt à prendre votre commande à la réception…
— Je veux un pain de glace. »
L’autre fut décon t. Alekhine, qui jusque-là s’exprimait en allemand, cria
« pain de glace » en tchèque, en russe, en français et en anglais. Les cuisinières
ré échirent à sa requête, s’échangèrent des regards indi érents, haussèrent les
épaules.
« Un pain de glace ou je vous fais toutes mitrailler ! »
Une femme avec des nattes blondes remontées en chignon s’approcha de lui.
Après un regard réprobateur, du genre de celui qu’on adresse à un mari rentré
tard et en état d’ivresse, elle lui t signe de la suivre. Ils marchèrent à travers
des pièces encombrées de provisions. Il y eut une tête de porc souriante
crochetée au plafond et des régiments de saucisses appétissantes fabriqués à
partir de ses entrailles. Il y eut une bassine de sang en train de frémir. On allait
en faire du boudin. La cuisinière mena Alekhine dans un recoin, ouvrit un
caisson frigori que dans lequel se trouvaient des poissons de rivière, dont un
sandre et un brochet. Leurs corps luisants étaient entortillés autour de pains de
glace. Alekhine en agrippa un à deux mains, le tira hors du co re et l’emporta
sous son bras droit. Des gouttes ruisselèrent sur son pyjama, contre son ventre
et ses cuisses. Il laissa une grosse aque dans l’ascenseur et une traînée sur la
moquette de son étage. De retour dans sa chambre, il jeta sans ménagement le
pain dans la baignoire. Le fer émaillé tonna. Se munissant d’un pied de lampe,
Alekhine se mit à piler la glace avec rage. Le pain céda et, lorsque les débris
tapissèrent uniformément le fond, il ouvrit la valve d’eau froide puis ôta son
pyjama. Il s’immergea d’un seul coup, tête comprise, et retint sa respiration
une quarantaine de secondes.
Il eut le temps de revoir les ombres de la nuit.
Le cri de libération qu’il lâcha au sortir de l’eau fut bestial. À poil, les chairs et
le sexe comprimés, il alluma une cigarette. Tout en fumant, il se peignit devant
le miroir puis s’enduisit de brillantine. Il n’avait peut-être jamais tant ressemblé
à Béla Lugosi, l’acteur hongrois qui incarnait Dracula au cinéma.
« Je suis obligé d’honneur. »
Son costume du jour était gris anthracite avec une légère surimpression de
carreaux vert kaki. Les épaules étaient tombantes et le pantalon ample. Frank
lui avait mis à disposition son tailleur personnel qui l’avait orienté vers cette
coupe dite «  Goebbels  ». La femme de chambre avait vaporisé l’habit. Il ne
sou rait d’aucun pli super u. En nouant sa cravate lie-de-vin, Alekhine
continuait de grogner.
« Ils vont s’en rappeler ! »
On frappa. Il avait encore le temps de se parfumer. Ce qu’il t. Son mégot, il
le jeta dans la baignoire qui venait de le ressusciter et alla ouvrir. C’était
Brikmann. Toujours ponctuel, Brikmann. Alekhine ne l’invita pas à entrer.
D’une main, il lui t signe d’attendre. Il attrapa ses cigarettes, ses carnets de
jeu, un crayon carbone, le livre du capitaine Jünger qui parlait de la joie
éprouvée au cœur de l’ultraviolence, lorsque l’individu se fond dans l’élan de la
charge, dans la masse de la troupe, dans les bruits assourdissants des explosions
de shrapnels et qui donnait quelques conseils très utiles pour les duels à la
grenade. Il empocha un objet compact dans lequel Brikmann crut reconnaître
un revolver. Il était certes assez rustre de la part d’Alekhine de laisser Brikmann
sur le seuil, mais en n, le matin, les humeurs de chacun sont un peu plus
excusables. D’un pas preste, tout en devisant, les deux amis de circonstance
prirent les escaliers de service.
« Alors, docteur Alekhine ? Comment vous sentez-vous ?
— Comme un charme.
— Et cette scarlatine ?
— Vaincue.
— Vous êtes prêt, alors ?
— Naturellement que je suis prêt.
— Ce sont ceux à qui vous avez dédicacé des livres, hier. Ils vous attendent.
— Ils sont vingt-deux, c’est bien ça ?
— Oui, vingt-deux o ciers. Ce sont des amateurs sérieux mais, à part deux,
aucun n’est licencié. Ils reviennent du front de l’Est. Frank a proposé cette
simultanée pour les détendre, tout en stimulant leurs précieux instincts de
stratèges… Vous savez que nos troupes ont un peu plus de mal que prévu
contre les armées judéo-bolcheviques. Depuis le revers de Stalingrad et la lâche
reddition de von Paulus, je ne dirais pas que ces messieurs sont inquiets, mais
ils sont graves et à la tâche, bien conscients de la responsabilité qui leur
incombe. »
Quand ils passèrent devant le réceptionniste, celui-ci eut un air d’enfant
brimé. Alekhine ne lui prêta aucune attention. Brikmann se demandait d’où
lui venait cet air renfermé, interdit, crispé voire contrarié. D’ordinaire, avec
quelques agorneries, il n’avait aucun mal à piloter son champion et là, ce
matin, pour la première fois, quelque chose ne fonctionnait pas.
« D’ailleurs, docteur, s’il vous plaît, ne soyez pas trop dur.
— Pardon ?
— Ces grands soldats viennent sou er avant de reprendre la lutte… »
Dehors, une fois la porte tambour passée, Alekhine s’immobilisa.
« Lieutenant Brikmann, qu’est-ce que vous êtes en train de dire ?
— Ne soyez pas trop dur, docteur. Il n’y a pas d’enjeu. C’est récréatif.
— Pas trop dur ?
— Oui, donnez-leur du plaisir…
— Lieutenant Brikmann, je ne suis ni une prostituée ni un trampoline.
— Ce n’est pas ce que je dis, ne le prenez pas comme ça… »
Une Mercedes les attendait avec deux motos en escorte.
« C’est au casino qu’ils m’attendent ?
— Oui, au casino. Vous montez ?
— J’y vais à pied. Je connais le chemin et puis j’ai besoin d’air.
— Docteur Alekhine, les rues ne sont plus très sûres… »
Les Praguois peinaient à trouver de quoi survivre et se vêtaient comme ils
pouvaient, à l’exception de ceux, comme Alekhine, qui avaient embrassé le
choix allemand. Une bonne âme aurait pu débouler d’un recoin et l’abattre
mais il allait sans songer au danger, l’air grognon, absorbé par la liste des
o ensives qu’il avait mises au point. Non sans orgueil, pas plus tard que la
veille, il avait approfondi sa défense phare, celle qui portait son nom. Dans sa
poche gauche, il empoignait et serrait le revolver qu’avait surpris Brikmann. Il
s’agissait d’un Remington de joueur de poker qui portait à peine plus loin que
le diamètre d’une table de jeu. Au cours de ces trois années de mort morale,
Alekhine avait plusieurs fois plaqué contre son cœur cette arme minuscule
pour sentir le soulagement que représenterait sa mort physique.
Il parvint au casino sans attentat ni suicide. Dans la grande salle, on avait
déménagé roulettes et black jack pour installer des tables de banquet en U. On
avait disposé dessus vingt-deux échiquiers. Derrière chacun, on avait assis un
o cier. La Wehrmacht, verte, était surreprésentée ; venaient ensuite la Wa en-
SS noire et la Luftwa e turquoise. La Kriegsmarine était absente. En
découvrant l’éclat de ces uniformes bardés de médailles et de croix
germaniques, Alekhine fut étonné de ne pas ressentir la moindre émotion
esthétique et d’être au contraire obnubilé par un détail prosaïque : les coi ures.
Les tempes de ces hommes étaient rasées à blanc mais leurs crânes avaient
conservé, à leur faîte, une motte de cheveux que le port de casquette avait
souvent écrasée et rendue grasse.
« Vous êtes des guignols et vous avez perdu ! »
Brikmann, en bon maître  de cérémonie, s’avança au moment où Alekhine
marmonnait cette phrase, pour l’introduire à chacun des militaires et lui
signaler telle ou telle prouesse d’action dans tel ou tel coin d’Europe meurtri.
Alekhine n’écoutait pas puisqu’il mûrissait sa décision de faire suer ces guignols
de honte. Il avait pour projet de détruire en eux la plus minuscule particule
d’espoir. Une force immense poussait en lui.
« Je suis obligé d’honneur… »
La ronde des présentations mielleuses terminée, Brikmann désigna le plateau
où devait s’engager la première partie. L’o cier installé à la table numéro un
avait chaussé ses lunettes en corne, était penché au-dessus de ses pièces, les bras
croisés, avec à ses côtés sa casquette et ses gants gris souris. Il était prêt.
Alekhine laissa s’écouler de cruelles secondes. En n, au lieu de pousser un pion
ou de soulever un cavalier, il se recula pour qu’ils puissent tous le voir et parla
fort pour qu’ils puissent tous l’entendre.
« Messieurs, je vous jouerai simultanément et… à l’aveugle ! »
Il y eut une rumeur qui exprimait la surprise et l’indignation. Il y eut des
regards qui s’interrogeaient sur le sens exact de cette déclaration. Alekhine
était-il en train de se moquer d’eux ? Il y eut quelques gestes nerveux de la part
de Brikmann et des grimaces de gêne. Ce n’était pas prévu. Ce n’était pas le
plan. Ce n’était pas ce que le gouverneur général Frank avait imaginé.
« Pourvu qu’on m’apporte un fauteuil, je m’assiérai de dos. »
Et voilà qu’Alekhine leur tournait le dos.
« J’attendrai qu’on m’informe de vos coups. »
 
*
 
Contre les vingt-deux, nul échiquier, nulle forme solide, nul objet
appréhendable ou circonscrit. Ni bois ni formes géométriques franches. Même
les têtes crispées des o ciers et leurs drôles de coi ures n’existaient plus. Pour
se représenter les vingt-deux parties sans les voir, Alekhine se gurait des feux
électriques jetés dans un océan noir. Tout était mouvant. Tout était de l’eau et
du brouillard. Les pièces des plateaux avaient pris l’apparence de lumignons
dont l’intensité et la proximité variaient selon leur valeur o ensive. Ce cavalier
en h5, par exemple, puisqu’il se trouvait sur un côté et n’était pas engagé dans
le gros du combat, lui paraissait éteint quand cette dame placée en d3, parce
qu’elle servait à une combinaison fatale, rayonnait comme un phare. Au lieu de
voir, il sentait. Quand il manœuvrait une pièce, celle-ci lui brûlait le ventre.
Il fuma un nombre incalculable de cigarettes. Il n’ingurgita presque pas de
nourriture. À un moment, une poire. À un autre moment, un biscuit sec que le
serveur avait adjoint à sa tasse de café. Avec la faim, Alekhine s’abandonnait
plus résolument à un état proche de la transe ou de l’ivresse, du
somnambulisme ou de l’hallucination. Le monde s’était métamorphosé en un
mélange de liquide noir et de fumée bleue. À l’intérieur de ce monde, le corps
d’Alekhine avait fusionné avec les parties en cours, aussi Alekhine passait-il de
l’une à l’autre en abattant le jeu de ses adversaires comme un puissant courant
d’air.
Six heures avaient passé, ne restaient plus que deux o ciers.
Les vingt autres, Alekhine les avait balayés.
Brikmann criait à Alekhine le numéro de la table et le dernier coup de
l’adversaire. Alekhine lui répondait presque immédiatement, souvent en
massant ses yeux avec ses doigts. S’il avait besoin de ré échir quelques
secondes, il sirotait son café ou tirait quelques bou ées sur sa cigarette. Une
fois le coup renseigné, Brikmann bougeait la pièce. L’Oberleutnant se
retrouvait donc dans la situation délicate de mater ses supérieurs. Ne pouvant
interagir avec Alekhine, ne pouvant lui signi er le caractère o ensant de son
comportement, il n’avait d’autre choix que de continuer. Brikmann continua
donc, dans un inconfort devenu de la honte, jusqu’à ce qu’un nouveau joueur
abandonne…
« Herr Docteur, le Hauptmann Bartmer (table numéro seize) abandonne ! »
Les parties précédentes s’étaient toutes soldées par des abandons. L’hécatombe
était totale.
« Ha ! Retournez l’échiquier, Brikmann ! »
Brikmann ne voulut pas comprendre ce qu’Alekhine projetait. Il ne voulut
pas non plus remarquer qu’il se permettait de s’adresser à lui sans mentionner
son grade. C’était une première. Qu’est-ce qui s’était détraqué  ? Était-ce sa
récente attaque de scarlatine ? Une mauvaise nuit ?
« Allez, Brikmann, je vais repasser le capitaine Bartmer une deuxième fois… »
Il su t de faire pivoter le plateau, ce dont Brikmann se chargea bien à
contrecœur. Alors qu’il avait joué sa partie avec les blancs, le Hauptmann
Bartmer se retrouva avec les noirs, dans une position qu’il croyait
immanquablement gagnante. Alekhine le battit en sept coups. L’humiliation
était patente. Longue tige à petite moustache grise et au nez busqué, le
Hauptmann Bartmer repartit manœuvrer son artillerie d’assaut la mort dans
l’âme.
« Plus que le Standartenführer Eisen, table numéro cinq, qui tient bon… »
Le SS panzergrenadier Eisen perdait en réalité à petit feu. Eisen était un
joueur sans imagination qu’Alekhine avait engagé dans un long
démantèlement, échangeant pièce après pièce, passant un pion dans son camp
et s’assurant d’adouber une dame en nale. Il su t d’une vingtaine de poussées
pour que Brikmann s’exclame  : «  Le Standartenführer Eisen perd après une
formidable lutte ! »
Alekhine garda d’abord les yeux fermés. Il perçut les rumeurs des
conversations autour de lui. Une foule admirative s’était rassemblée. Aux
a cionados civils, se mêlaient les o ciers beaux joueurs que la curiosité avait
retenus, les autres s’étant retirés, comme Bartmer, dépités ou piqués dans leur
orgueil, pour s’adonner à des activités moins cérébrales, comme la fornication
ou les libations, avant de reprendre leur quotidien de boue et de sang. Il y avait
le vieux confrère Bogoliubov qui était descendu dans le même hôtel
qu’Alekhine. La rumeur du combat contre les vingt-deux l’avait attiré. Il y avait
Brikmann, en n, planté au milieu des tables en U et des centaines de pièces
éparpillées. L’ensemble de la scène ressemblait à la n d’un banquet ou au
lendemain d’une beuverie. Dans ces circonstances, elle rappelait au public un
dîner interrompu par une alerte aérienne, quoique la comparaison la plus juste
eût été celle d’un lendemain de bataille.
Alekhine éteignit la cigarette qu’il venait tout juste d’allumer dans le fond de
sa tasse. Au pschitt, il rouvrit les yeux. L’éclat des lustres le t ciller. Son menton
tomba sur sa poitrine. Ses jambes étaient encore plus molles que des nouilles
au beurre. Aurait-il la force de se relever  ? Ses paupières se refermèrent
lentement, un peu comme s’il allait mourir.
« Voilà. J’ai sauvé l’honneur… »
Il réussit à s’extraire de son fauteuil. On s’écarta pour le laisser passer. La
sortie du casino lui apparut sous la forme d’un immense rectangle lumineux.
Aussi s’étonna-t-il, une fois dehors, de rencontrer la nuit tombante et la ville
architénébreuse. Après quelques pas sur le parvis, il surprit trois ombres
furtives, sur sa droite. Elles longeaient les murs. Il y en avait une sur la gauche
maintenant, les deux autres avaient dû s’embusquer pour le prendre en tenaille.
Elles prirent en e et leur élan au même moment et se jetèrent sur lui. Alors
qu’il tentait de les éloigner en agitant les mains, elles l’avaient rejoint en
rampant sur les dalles du sol. La plus maigre le ceintura puis resserra son
étreinte vers ses chevilles, occasionnant sa chute. Les deux autres s’agrippèrent à
son cou. Alekhine fut bientôt étalé en étoile de mer et inconscient.
Le voyant dans un état si pitoyable, tous éprouvèrent un mélange de
fascination et de pitié. Sa prouesse l’avait mené au bout de l’e ort. Il avait
repoussé toutes les limites de l’esprit et du corps. On n’osa pas se précipiter vers
lui pour le ranimer. Même le toucher était e rayant. Personne ne réussit à dire
quoi que ce soit pendant des minutes in nies, à part Brikmann qui donna des
ordres discrets à un subalterne. En le tenant, l’un par les bras et l’autre par les
jambes, des Feldgendarmes le chargèrent sans ménagement dans un Zündapp.
Ils le ramenèrent à sa chambre d’hôtel, le balancèrent sur son lit où, pendant
vingt-quatre heures, Alekhine ron a à faire trembler les murs.
 
*
 
Ce ne fut pas Brikmann qui le réveilla mais Bogoliubov. Ses coups de poing
contre la porte lui parurent frapper les parois de son propre crâne. Alekhine
s’extirpa de son lit par un mouvement de reptation assez digne d’une chenille.
Ses cheveux étaient dressés sur sa tête. Son visage était bou . Des cernes noirs
soulignaient sa pâleur cadavérique. Tout son corps témoignait d’un
empâtement assez pitoyable. En le couchant, les Feldgendarmes ne l’avaient
pas déshabillé et, comme il s’était furieusement débattu dans son sommeil, son
costume Goebbels s’était mué en chi on.
Lorsqu’il ouvrit la porte, son confrère lui adressa une vanne.
« T’es la plus belle du monde, Sasha ! Tu permets que j’entre ? »
Bogoliubov était né à Tarasha, près de Kiev. Alekhine et lui avaient l’habitude
de se parler dans un mélange de russe et d’allemand. Il s’adressait à Alekhine en
usant du diminutif de son prénom.
« Bon ! Tu as réussi à faire virer Brikmann avec tes conneries… Si c’est pas
malheureux ! »
Il s’assit devant le secrétaire en pitchpin, croisa les jambes, se balança sur la
chaise. Bogoliubov prenait toujours et partout ses aises. Quelque part,
Bogoliubov était une caricature d’Alekhine. Un Alekhine plus rustre et plus
gros. Un Alekhine sans troisième œil. Un joueur sentant le tripot. Quoique
cérébraux et désintéressés, les échecs n’en restent pas moins un jeu, et une part
non négligeable de la population échiquéenne possède le caractère en évré et
vénal des joueurs d’argent. Rare portion du monde échappant à la tyrannie du
hasard, les échecs ont pourtant un e et hypnotique assez similaire à celui
provoqué par la roulette ou le black jack. Par d’autres biais, le joueur d’échecs
connaît les mêmes vices, et ses obsessions sont identiques : il brûle de gagner
toujours et dé nitivement.
Combien de parties avaient-ils jouées ensemble ?
Des centaines.
Bogo avait o ert à Alekhine l’une de ses plus belles victoires8. En 1934, avec
le soutien nancier de Frank, il l’avait dé é pour le titre mondial et avait eu
l’amabilité de perdre. Au tournoi du gouvernement général, à Varsovie puis à
Cracovie, en 1941, Alekhine était arrivé premier, Bogo troisième. À Lublin en
1942, même résultat. Bogo était le challenger idéal. Il était su samment fort
pour supporter la comparaison avec Alekhine mais pas assez fort pour le
supplanter. Leurs matchs étaient serrés mais gagnés d’avance.
« … Ouais, les seigneurs de la guerre ont moyennement apprécié que tu les
ridiculises au casino. Hier soir, le pauvre Brikmann a reçu un ordre de
mutation sur une base en Bavière. C’est lié à ta ga e, mon vieux. Ta maman ne
t’a jamais dit de ne pas mordre la main qui te nourrit ? Même Frank n’a pas pu
empêcher la réa ectation de Brikmann dans l’active. Il paraît qu’ils en ont
marre des o ciers planqués et qu’ils ont besoin de chair fraîche. Pauvre
Brikmann ! Que va-t-il faire dans cette galère ? Il m’a dit qu’il allait bosser sur
un nouveau chasseur secret ultrarapide qui renversera le cours de la guerre… Il
faisait semblant d’y croire, je viens de le quitter. Il s’est envolé dans son joli
Taifun argenté ! Quel frimeur, avec ses avions ! »
Sur ces mots, Bogo décroisa les jambes et posa ses pieds sur le lit. Ainsi
étendu, il sortit de sa poche une ole.
« C’est con, je l’aimais bien, Brikmann. T’en veux un peu ? »
Alekhine en avait besoin. Il s’assit à côté des godillots de Bogo, lui prit la
ole, se versa une rasade de schnaps dans le gosier, laquelle lui remit les idées
au clair. Après les brumes du réveil, lui revinrent la colère et l’orgueil, la rage et
la volonté de vaincre, c’est-à-dire les carburants de sa machine.
«  Les Boches ont perdu. Tu le sais, je le sais. Mieux  : ils le savent. Nous
sommes du mauvais côté. »
Bogo eut un petit sourire nihiliste qui disait en substance : « Et alors, qu’ils
perdent ou qu’ils gagnent, qu’est-ce que ça peut nous foutre ? Nous, on joue.
La planète s’arrêtera-t-elle de tourner pour autant ? Cessera-t-on de jouer aux
échecs  ? Avec la paix, tout le monde recommencera à s’emmerder et on
reviendra au roi des jeux comme à une vieille maîtresse. »
Alekhine rendit sa ole à Bogo, qui se grati a d’une lampée. Il t entendre
un claquement de langue contre son palais en signe de contentement.
« Franchement, pour ce que ça nous concerne ! »
C’était oublier ou feindre d’oublier qu’Alekhine n’était pas assis à la même
place. Si le parfum nazi s’émoussait sur Bogo, sur Alekhine il accrochait.
« Quel jour on est, Bogo ?
— Le 9 octobre 1943. Le ciel est dégagé. J’ai des tickets de rationnement. Je
ne me plains pas.
— J’ai dormi longtemps ?
— Deux jours.
— Deux jours !
— En même temps, après la raclée que tu leur as mise, je peux imaginer que
tu aies eu besoin de récupérer… Mazette, tu ne les as pas ratés ! »
Alekhine ne lui parla pas de la visite des trois ombres ayant précédé la
simultanée contre les vingt-deux. Il ne lui parla pas de la fois où, après une
longue nuit de discussion avec Frank, dans son palais de Cracovie, il avait vu sa
propre ombre démesurément grandir, comme une vague, sur l’un des murs de
la salle de bains et l’engloutir.
« Alors comme ça, tu es juste venu prendre de mes nouvelles ?
— Non, chéri. Je viens t’en donner. Il est arrivé quelque chose au SS de Paris,
celui qui manœuvrait pour que Brikmann puisse s’occuper de toi sans passer
par Himmler, en n’ayant à rendre de comptes qu’à Frank, et à la limite à
Goebbels, mais surtout pas à Goering…
— Mross ?
— Quand j’y pense… Les Allemands, ils n’arrêtent pas de te parler d’ordre et
de hiérarchie, et pourtant chez eux, je te jure, quand tu y regardes de près, c’est
le gros bordel. Franchement, parfois, je me demande qui est le patron. Ils se
réclament tous du Führer alors que lui n’est pas là, que n’importe quel gus peut
se revendiquer d’un ordre spécial de lui ou d’une interprétation de sa parole
sacrée. C’est le leader millénaire, tu comprends. Tout ce qu’il ordonne est
évangile. Mais voilà, personne n’est capable d’interpréter ses ordres de la même
façon. Du coup, chacun tire la braise sur son lardon, comme on dit chez nous.
Bref, je viens t’annoncer que ta caution a sauté. Ton deal avec…
— “Sauté”, qu’est-ce que tu entends par “mon deal a sauté” ?
— Ç’a changé, Sasha ! Tout a changé pour toi ! »
Bogo réattaquait le schnaps.
« Bogo, ne fais pas de mystères… j’ai besoin d’y voir clair !
— Reprends une lampée, ça vaut toujours mieux.
— Le SS dont tu parles s’appelle Mross ?
— Peut-être bien.
— Essaie de te souvenir. Obertsturmfürher Mross ?
— Je crois que Brikmann ne m’a pas précisé son nom. Il avait le feu au cul.
— Qu’est-ce qu’il t’a dit exactement ?
— Il avait déjà un pied dans son foutu zinc et il m’a parlé d’un SS qui bosse à
la SD de Paris. Il m’a dit : “Il n’existe plus.” Ce n’est pas ma faute s’il a dit ça.
Ce n’est quand même pas moi qu’on va enguirlander parce qu’un autre parle
par énigmes.
— Mross est mort ?
— Puisque je te dis que je ne sais pas si le type s’appelle Mross ou Stumpf ou
s’il s’agit de Hindenburg revenu des enfers ! Brikmann n’a pas su me dire ou n’a
pas voulu me dire. Ouais, ton SS préféré est mort ou en disgrâce. Peut-être
qu’il a rejoint l’Angleterre à la nage. Peut-être qu’il a tout simplement changé
d’avis à ton sujet. Peut-être que Brikmann lâche la laisse avec le chien au bout,
si tu vois ce que je veux dire… L’important c’est que le SS n’est plus un rouage.
Il ne compte plus. Du coup, tout le montage que tu avais tombe à plat. Voilà.
C’est clair ? Diantre, malgré toute l’estime que j’ai pour toi, Sasha, ça ne me
concerne pas, ces machins politiques… Je joue aux échecs, moi. Je gagne des
tunes avec les échecs pour nourrir mes chiards et acheter des bas en nylon à ma
femme. Comment elle va, la tienne, d’ailleurs ?
— Je n’ai plus revu Grace depuis… »
Bogo lui tendit la boisson, moitié pour l’interrompre, moitié pour le
réconforter. Il savait à peu près ce qu’il en était entre Grace et lui. Il regretta
d’avoir abordé le sujet et revint aux échecs.
« Je vais me préparer pour le tournoi à Krynica-Zdrój ! Je crois à la faiblesse
de la colonne f contre le petit roque et, pour me stimuler les méninges, je relis
les parties de ce taré de Rubinstein… Tu sais que juste avant la guerre, ils ont
réédité ses parties. Il avait un talent du diable, ce mec. C’est dommage qu’il
n’ait pas continué à jouer. Tu as des nouvelles de lui  ? Tu sais ce qu’il est
devenu  ? Il paraît qu’il vit à Bruxelles. Il y en a d’autres qui m’ont dit qu’il
vivait à Anvers chez les zinzins. Encore un que la guerre a dû secouer. Et puis,
manque de pot, il est juif. Bon, trêve de sensiblerie, il faut que je retourne
potasser, moi. Krynica-Zdrój, c’est dans deux mois et comme tu n’y seras pas,
j’ai mes chances ! »
Le schnaps produisit son coup de chaud.
« Comment ça, je n’y serai pas ?
— Tu veux te tirer en Espagne, pas vrai ?
— Ils ne me laisseront jamais partir…
— Puisque je te dis que tout a changé, Sasha ! »
Bogo tira de sa poche des billets d’avion pour Madrid et un Ausweis
libérateur. Il avait l’air d’exhiber un carré d’as.
« Tiens, cadeau de Brikmann ! »
La ole terminée, les deux frères d’armes se quittèrent avec une solennité qui
les surprit. Bogo empoigna les épaules d’Alekhine, jeta ses yeux dans les siens.
Ils se xèrent en silence pendant d’interminables secondes. Ils ne se reverraient
plus, et ils devaient un peu le sentir.

8. Voir note 1, p. 39.


FIN DE PARTIE
21

« Ne reste pas planté là ! Passe-moi le ingue, vite ! »


Un homme nu avec un manche en bois planté dans le fondement était à
quatre pattes par terre. Il avait la tête coincée entre les cuisses d’une femme.
Elle tenait le manche à deux mains et tirait dessus, un peu comme un levier.
Son buste était renversé sur le dos de l’homme, son ventre plaqué contre ses
omoplates. Selon le moment, ses seins pendaient comme des outres ou
s’écrasaient sur son bassin. Pour elle, il ne s’agissait pas simplement de garder le
manche enfoncé, il lui fallait aussi forcer sur ses adducteurs a n d’empêcher la
tête de l’homme de glisser hors de son emprise. L’e ort était immense. Son
visage rougeoyait et ses muscles saillaient.
« Tu te réveilles, Jacques ? Ho ! Le Luger sur la table, là ! »
La bouche d’Arcanel béait. Son air était idiot.
« Je ne vais pas pouvoir tenir longtemps… je t’en supplie. »
Arcanel surmonta son trouble. Il contourna les corps imbriqués et gagna le
guéridon près du jette-habit. Il vit l’uniforme noir et, à ses pieds, les bottes
noires de Mross. Le ceinturon était enroulé autour du holster, à côté de la
casquette. Il défourailla le semi-automatique mais ne réussit pas à agir
davantage.
«  Tu tires le chien en arrière… tu lui loges une balle dans le crâne. Tu te
dépêches ! »
Ushi comprit qu’il n’en ferait rien.
« Allez, donne-moi ça, empoté ! Donne-moi ce ingue ! »
Arcanel lui tendit le pistolet par le canon. Pour libérer sa main gauche et
l’attraper, Ushi donna une impulsion soudaine à l’ensemble de son corps. Elle
se cabra, tira son menton vers l’arrière et, d’un tour de poignet, vissa plus loin
le manche en Mross, provoquant chez lui un gémissement intense. Depuis
qu’Arcanel avait passé la porte, les plaintes de l’o cier avaient été
ininterrompues. La bouche bâillonnée par le sexe d’Ushi, les bruits qu’il
produisait consistaient, sur un fond de bafouillages et de succions, en des cris
plus ou moins aigus. Il était impossible de savoir s’il exprimait sa douleur ou
son plaisir. Où il était, la distinction ne tenait peut-être plus.
«  Calme-toi, Max. Ça vient. C’est bientôt terminé. Tout doux, mon
amour… »
Avec un savoir-faire troublant, sans lâcher le bâton, Ushi arma le Luger. Elle
avait l’air de manier une seringue.
« Voilà, c’est prêt. Maman va piquer ! Attention ! Un, deux… »
Elle tira à trois. Le corps de Mross s’a ala sur le tapis. Elle se laissa tomber sur
lui. Sa poitrine était maculée d’éclats organiques. Elle se tourna sur le dos et
regarda le plafond de l’alcôve. Une lucarne en chien-assis s’ouvrait sur le ciel. Il
n’y avait pas de lune mais des étoiles dont l’éloignement intersidéral rendait
mélancolique. Ushi essaya de se rappeler comment ils en étaient arrivés à
s’aimer de cette si curieuse façon, elle et Max. Elle se souvint d’une promenade
en voilier sur un des lacs de Hambourg. Elle réentendit leurs projets d’habiter
un jour une de ces grandes et blanches maisons d’armateur des bords de l’Elbe.
Dans ses souvenirs, Max était fragile et beau. Leurs rêves étaient beaux eux
aussi… Arcanel fut e rayé de la voir sourire.
« Alors… Tu l’aimes, ton condensé d’histoire allemande ? »
Jacques ne comprenait pas ce qu’Ushi voulait dire.
Il ne croyait même pas à ce qu’il voyait.
« Tu sais, les gamins comme Max, qui aiment la mère patrie, qui sont prêts à
tous les sacri ces tant ils l’aiment, qui n’ont plus d’autre plaisir que dans la
beauté ine able de son nom, eh bah… ils oublient qu’avant de leur o rir une
bonne occasion de mourir, leur jolie petite maman leur a donné la vie ! Qu’est-
ce qu’ils en font, de cette vie  ? Hein  ? C’est ma question  ! Ils en font de la
mort, Jacques ! Max ne parlait plus de la vie. Il vivait pour mourir et pour faire
mourir. Sa langue et ses rêves étaient remplis de morts, et quand il parlait de
l’avenir ou du passé, c’était toujours le même tapis de morts, la même
promesse morbide. Je ne lui pardonnerai jamais sa conversion. Je ne
retournerai plus jamais à Hambourg. Je ne foutrai plus les pieds en Allemagne
de toute ma vie. Je me tire au Brésil ou au Groenland. Je verrai où j’atterrirai.
Tu as le fric ? »
Arcanel sortit l’argent de sa canadienne en bégayant un semblant de « oui ».
La somme était importante. Il y avait des marks et des francs. Elle représentait
l’achat de l’uniforme d’un Obertsturmfürher de la SD dans un état
irréprochable pour la préparation d’un coup de force visant la libération de
À
prisonniers sur le point d’être déportés. À force de livrer des choses, Arcanel
avait gagné la con ance du réseau Tchang. À force de voir Ushi à la fenêtre de
son appentis jaune, ils avaient ni par se rejoindre dans la cour pour fumer
ensemble et discuter. Ushi parlait bien le français. Elle emprunta des livres à
Arcanel. À force de voir Mross la rejoindre deux fois par semaine et à heure
xe, ils s’étaient accordés pour le tuer. Elle voulait achever la spirale d’un
amour mortifère, lui voulait s’imposer dans le réseau. Les termes de leur accord
n’avaient pas exigé une imagination débordante.
« Dis à tes potes que c’est toi qui l’as buté… Sois un héros, surtout. Mens !
Mens e rontément ! »
Ushi se débarbouillait. Le sang qui la recouvrait avait la consistance et la
couleur d’une con ture de quetsche. Elle paraissait tout droit sortie d’un âge
héroïque, songeait Arcanel. Une guerrière amazone à la fois e rayante et
excitante. Une princesse cannibale à l’étreinte aussi invitante que périlleuse
dont le scénariste de bande dessinée érotico-gore fera, bien des années plus
tard, dans des revues à la di usion con dentielle, son sel.
« Parce que, Jacques… la SS ne va pas se gêner, elle9 ! »

9. O ciellement, l’Obertsturmfürher Mross mourut dans une embuscade terroriste, l’arme au poing. À
titre posthume, il fut décoré de la croix de guerre de première classe. Heinrich Himmler nomma
l’Obertsturmfürher Günther Hoppenrath pour lui succéder. Hoppenrath était une masse d’un tout autre
style que le beau Mross. Son visage, lacéré par l’explosion d’une bombe artisanale dans le ghetto de
Vilnius, était couvert de cicatrices nes et courtes, assez roses et boursou ées. Son premier geste fut
d’ajouter au sommet de l’armoire consacrée aux collaborateurs un berger allemand en bronze. Son
deuxième fut d’ouvrir l’armoire, de lire les dos des classeurs les uns après les autres, en commençant par le
A. A. A. d’Alekhine. Hoppenrath ne devait pas attacher trop d’importance à la collaboration culturelle
dont Mross s’était fait une spécialité. La situation générale était préoccupante. Partout, l’ennemi sentait
les forces du Reich fondre. Courant 1942 et début 1943, les défaites militaires en Afrique du Nord et à
l’Est avaient eu une incidence psychologique indéniable dans les territoires occupés. Les mouvements de
résistance tentaient des coups toujours plus éclatants. Dans ces conditions, Hoppenrath s’occupa
essentiellement de répression. Le jeu d’échecs ne comptait plus pour rien. La Deutsche Schachblätter ne
paraissait plus depuis mars  1943, et il n’y avait guère que Frank pour se dédier encore au jeu, sans
manquer d’inquiéter ses confrères. Le 20 août 1942, Goebbels écrivit dans son journal : « Frank poursuit
une politique qui est tout sauf celle sanctionnée par le Reich. On m’a montré des lettres de sa main où il
ordonne aux Polonais la tenue d’un séminaire d’échecs à Cracovie. C’est évidemment de la première
importance au moment où le Reich a besoin d’une organisation au cordeau pour son approvisionnement
en nourriture. Frank donne parfois l’impression d’être à moitié fou. Quelques incidents concernant son
travail m’ont été rapportés et ils sont tout simplement e rayants. » (Goebbels Tagebuch, Teil  II, Band 5,
cité par Edward Winter.)
22

Les huiles nazies avaient d’autres poissons à frire. Elles oublièrent le nom
d’Alekhine et son art. À l’automne 1943, les Russes pressaient fort. Sur la ligne
de front, mais aussi derrière, dans les forêts des environs de Pskov, parmi les
villages en bois et les petites églises saturées d’images saintes.
Quatre agents du NKVD furent parachutés dans la nuit du 24 au 25 octobre
pour préparer l’intégration d’un célèbre groupe de partisans aux rangs de
l’Armée rouge. Ils avaient l’habitude des missions secrètes et spéciales. Trois
d’entre eux étaient d’aspect assez semblable, tandis que le quatrième ne portait
pas d’uniforme mais une combinaison de saut camou ée grise assez bou ante.
Il n’était pas costaud et gras comme les trois autres mais d’une maigreur
morbide. Son visage était grêlé. Il marchait en retrait avec l’étui en bois d’un
Mauser C96 sanglé sur la poitrine. Il fumait cigarette sur cigarette. Au moment
d’embarquer pour le parachutage, il les avait rejoints sans se presser. C’était ce
qui les avait inquiétés, avant son cou qui avait quelque chose de noueux et de
nerveux, avant ses mains qui exprimaient quelque chose d’à la fois malade et
puissant. Pendant la durée du vol, en l’observant, en essayant d’échanger avec
lui, ils s’étaient rendu compte qu’autre chose les inquiétait. Ils ne savaient pas
encore quoi. Lui n’avait daigné renseigner que son nom. Eux avaient pensé  :
« Ce type qui s’appelle Zabvev n’est pas là pour nous épauler mais pour nous
maudire.  » Aussi, en cheminant à travers les troncs, le désignaient-ils comme
un prédateur.
« Je n’aime pas marcher devant Zabvev… »
Ils se guidaient au bruit. Ils rejoignaient une clameur au-delà des boulaies.
Leur nervosité était palpable.
« J’vous avais dit de le faire marcher devant ! »
Sous eux, quelque chose comme une rigole de boue durcie par le gel céda.
Leurs bottes s’enfoncèrent jusqu’aux mollets. Ils franchirent l’obstacle avec
di culté, s’extirpèrent en jurant, raclèrent la boue avec des branches nues.
Quand ils cherchèrent Zabvev des yeux, ils le découvrirent qui se tenait sur une
butte envahie de jeunes pousses e euillées, hors de la portée de leurs mots et au
sec. Lui avait contourné le marécage.
« Zabvev ne marche pas comme nous…
— J’vous avais dit de le faire marcher devant !
— Je n’en ai pas peur. Je n’ai pas peur de lui.
— Ce n’est pas seulement la peur. C’est qu’on ne comprend pas d’abord. La
peur vient après.
—  Ouais, on ne comprend pas de quoi il est fait et ce qu’il prépare de
mauvais. C’est pour ça.
— Et aussi comment il marche sans se dégueulasser ?
—  Zabvev n’est pas vivant donc Zabvev ne touche pas le sol. Si c’était de
l’eau, ce serait tout comme.
— Ouais, quand je tombais… j’aurais juré que lui, il volait.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il ne tombait pas comme nous autres, il planait comme un épervier…
— Comme un démon.
— Il est tombé comme nous.
— Sans se salir le froc comme moi.
— Dans l’avion, j’avais l’impression qu’il n’avait pas de visage… Je le voyais
et je ne le voyais pas.
— Ce que vous dites n’a aucun sens, les amis.
— Ç’a le sens de la peur et puis c’est tout.
— Moi, je me suis dit : ce type est un mort !
— On approche, taisez-vous… »
Ils se turent. D’autres voix se précisèrent. Elles étaient nombreuses et
emmêlées. Elles éclataient par à-coups. S’il était encore di cile d’en relever un
mot ou d’en identi er la langue, il était possible d’en sentir la très haute valeur
émotionnelle. Quelque chose avait lieu. On ne savait pas encore quoi. Les trois
agents avancèrent en courbant le dos pour rester à couvert et s’assurer qu’il
s’agissait bien du groupe de partisans qu’ils cherchaient, pas d’une colonne de
Feldgendarmes ou de Fallschirmjäger10. Ils avaient dégainé leurs Tokarev.
Attirés par la clameur, ils ne prêtèrent pas assez attention au anc droit, qui
dissimulait un très jeune garçon coi é d’une casquette en velours trop grande
pour lui. Il était armé d’un pistolet-mitrailleur au chargeur circulaire.
« Mains en l’air ! »
La surprise passée, ils reprirent leur contenance et lui envoyèrent des regards
sévères. Voyait-il les pattes rouges de leur col ? Reconnaissait-il le bleu de leur
culotte et le marron vert de leur vareuse ? Était-il assez sevré pour reconnaître
des agents de la direction principale de la sécurité d’État ? Ils allaient rengainer
mais le gamin se tendit. Les trois suèrent d’e roi. Il n’avait que treize ou
quatorze ans. Il n’avait besoin que d’une fraction de seconde pour appuyer sur
la détente. Pour vider son chargeur camembert de neuf cents balles, une seule
minute lui était nécessaire.
« Qui êtes-vous ?
— Nous venons voir le Zaporogue.
— On sait que son vrai nom c’est Vitali M. Lapko. On sait que c’est le chef. »
Le petit ne se détendait pas du tout.
« Je suis de sa steppe, dit-il. Vous n’êtes pas des espions fascistes au moins ?
— Non. Nous sommes des espions communistes.
— D’où vous venez ?
—  Du bureau de Staline, du salon de Beria. Nous sommes le destin. Nous
tombons du ciel.
— Ouais, nous venons de tout là-haut, gamin. »
Le petit ré échissait durement. Il se mordait la lèvre inférieure. Le plus sûr
était peut-être de les tuer.
« Alors, demanda-t-il, on peut savoir pourquoi vous avez l’Allemagne dans le
dos ?
— Parce qu’on nous a parachutés, tiens… elle est bonne celle-là ! On est en
mission secrète, gure-toi.
— … Et puis nous n’allons pas subir l’interrogatoire d’un puceau. »
Puceau ou pas, il ne se démontait pas. Son arme lui donnait du culot. Il avait
encore des questions.
« Qui me dit que c’est vrai ?
—  Conduis-nous au Zaporogue, OK  ? Lui, il sait qu’on doit venir. On a
rendez-vous.
— Il nous attend. Le Zaporogue nous attend.
— On range nos armes et tu ranges la tienne, OK ?
— Comment tu t’appelles, gamin ? »
Ivan, il s’appelait Ivan et il était en train de se demander comment il pourrait
conduire ces trois suspects au Zaporogue en les gardant en joue. Fallait-il exiger
d’eux qu’ils jettent leurs pistolets par terre pour les ramasser et les fourrer dans
ses poches ou fallait-il les laisser les rengainer lentement, presque au ralenti ? Il
sentit l’acier froid d’un canon contre sa tempe et le basculement d’un chien. Il
relâcha ses mains, ferma les yeux. Zabvev lui prit son arme, en la la bretelle à
son épaule et, après avoir ramené Ivan à lui par le collet, lui donna une tape sur
la joue gauche avec le plat de son Mauser.
« On va voir le Zaporogue, p’tit. On te suit. »
Ivan ouvrait donc la marche, puis venaient les trois agents, qui se mé aient à
présent des surprises que pouvaient dissimuler les arbres et les fourrés. Zabvev
suivait derrière en fumant, la cigarette vissée aux lèvres. Ils marchèrent une
centaine de mètres avant d’enjamber des ls de pêche auxquels pendaient des
clochettes en cuivre. Ces ls délimitaient le territoire du Zaporogue, ce que ses
hommes appelaient «  la steppe  » et qui était un sous-bois aménagé en
campement. Ils remarquèrent des habitations de fortune, des râteliers remplis
de fusils. Là, un carré de rondins ayant un morceau de panzer en guise de toit.
Là, des branches de bouleau assemblées en tipi abritant ce qui semblait être un
garde-manger. Là, une vache en train de brouter des épines de pin. Là, une
truie avec une croix gammée peinte sur le ventre et dont les mamelles
pendouillaient jusqu’au sol.
Un peu plus loin, le gros de la troupe entourait le Zaporogue et le
Standartenführer Eisen, tous deux penchés sur une petite table pliante, en train
de jouer aux échecs. Le fait que le Zaporogue et le dernier vaincu de la
simultanée de Prague se retrouvent à jouer ensemble était le résultat d’un guet-
apens qui avait été mené à l’aube.
 
*
 
Quelques heures plus tôt, un peu avant le lever du jour, au moment du
parachutage des agents, quinze partisans chevronnés s’étaient postés dans des
fossés bordant une route étroite. Ils s’étaient couverts de feuilles mortes et de
fougères. Ils avaient attendu que le soleil se lève. Ils étaient armés de
Maschinenpistole volées. Des ondes radio captées l’avant-veille à la steppe
avaient prédit le passage d’un o cier Wa en-SS revenant d’une permission.
Par des salves croisées, ils tuèrent ses agents de liaison et son escorte. Après
quelques échanges inégaux, constatant son encerclement, n’ayant plus qu’une
seule balle à tirer, Eisen tenta de se suicider, quand un gorille du nom de
Rousslan l’étendit d’un coup de crosse sur la nuque. Eisen resta inerte sur la
plage arrière de sa Volkswagen. Ils purent fouiller ses bagages et trouver, hormis
du linge neuf et une caisse de grenades à manche, un magni que jeu de voyage
en cuir ainsi que le livre d’Alekhine My Best Games of Chess, 1908-1927,
portant cette dédicace et cette signature :
 
Für Standartenführer Eisen,
mit all meiner Freundschaft und Bewunderung !
Dr. A. A. Alekhine
Prag, September 4311.
 
La consigne était de récolter les armes après les embuscades, de lui amener les
o ciers vivants et d’arracher des cadavres les éventuelles croix de guerre dont le
Zaporogue possédait une collection importante. Il les portait toutes épinglées
sur son conséquent poitrail, tirant trois largeurs d’une aisselle à l’autre, ce qui
produisait à chaque mouvement de son sabre courbe au fourreau d’acier un
tintinnabulement rappelant celui d’une machine à sous lors du jackpot. Pour
contenter son chef, une fois le livre et le jeu dans sa gibecière, Rousslan porta
Eisen sur son dos. Ils repartirent dans les boulaies, parmi la brume et les pièges
à loup, pour rejoindre la steppe. Eisen fut jeté inerte aux pieds du Zaporogue,
qui petit-déjeunait d’un oignon et d’un pain chaud. On lui remit aussi le livre
et le jeu.
« Oh ! Quelles merveilles m’avez-vous trouvées là ? »
Reprenant conscience sans comprendre s’il était mort ou vivant, Eisen vit au-
dessus de lui l’imposante stature du Zaporogue, c’est-à-dire de l’homme qui
avait vu la bête et qui n’avait pas eu peur. Son vêtement était long. Il couvrait
sa culotte et ses bottes comme une robe. Quoiqu’il montât rarement à cheval,
des éperons en étoile tombaient sur ses talons. Une écharpe en soie rouge était
nouée autour de son ventre. Deux cartouchières se croisaient en  X sur sa
poitrine. Ses pistolets étaient glissés dans une poche ventrale avec des croix
orthodoxes et des petites icônes grandes comme des ongles. Leurs poignées
dépassaient. Il y avait deux Luger et un vieux Nagant qu’il tenait de son père.
Sa toque était en astrakan. Son crâne était rasé à blanc. Son nom signi ait
liberté et ardeur. Du fait de sa barbe, pour quelques millièmes de seconde,
Eisen le confondit avec saint Pierre. Ce n’était pas saint Pierre. Ce n’était pas
tout à fait saint Pierre. C’était le Zaporogue.
Il balança au SS que non, il n’était pas encore mort mais que, vu qu’il était
maintenant entre ses mains, ça ne saurait tarder. Comme Eisen n’entendait
visiblement pas un mot de russe, le Zaporogue demanda qu’on lui amène
Pétia. Un temps, les rudiments d’allemand de Pétia avaient impressionné le
Zaporogue, qui l’avait transformé en une sorte de secrétaire-conseiller-
interprète. Pétia était laid et bigleux. On jalousait sa position tout en le traitant
de laquais ou d’intrigant. Pétia transmettait les ordres du Zaporogue. Il cirait
les bottes du Zaporogue. Pétia goûtait les repas du Zaporogue et mangeait ses
restes. Pétia graissait ses armes. La seule chose que Pétia ne faisait pas, c’était
combattre. En réalité, Pétia parlait très mal l’allemand. Il avait simplement
mémorisé, longtemps auparavant, quelques phrases d’un manuel de collège.
Aussi inventait-il chaque fois les conversations, craignant, plus que tout
contresens, de paraître inutile aux yeux de son maître.
 

Pétia, demande à ce connard comment qu’il connaît le champion du monde.

(en allemand)
Avez-vous vu ma sœur ?

(en allemand)
Votre sœur ? Non, je ne connais pas votre sœur…

(en russe)
Il dit qu’il ne l’a jamais rencontré.

Où a-t-il eu ce bouquin dédicacé, alors ?

(en allemand)
Avez-vous apporté des eurs ?
 
Tout en terminant son oignon, le Zaporogue était en train de parcourir le
livre d’échecs. Avec plaisir, il retrouvait ces noms qu’il admirait  : le divin
Capablanca, le resquilleur Bogoliubov, le mathématicien Euwe, le psychologue
Lasker, le rusé Spielmann, l’attentionné Przepiórka, le dilatoire Reti, l’artiste
Rubinstein, le brutal Alekhine, etc. Avant la révolution, le Zaporogue avait été
le domestique d’un comte géorgien très amateur du jeu. Avec lui, pour assister
aux tournois, il avait voyagé à Vienne, à Baden-Baden, et dans plusieurs autres
villes échiquéennes du centre de l’Europe, comme Carlsbad ou Mannheim.
 

(en allemand)
Je ne comprends pas ce que vous dites.

(en russe)
Il dit qu’il ne veut pas vous le dire.

(en russe)
Oui, bah qu’il ne me cherche pas trop quand même…

(en allemand)
Pourquoi ?

(en allemand)
Parce que je ne vois pas de quoi vous parlez !

(en russe)
Il dit qu’il veut jouer avec vous. S’il gagne, il veut la vie sauve.

(en russe)
Dis à cet enfoiré que s’il gagne la partie, je lui tire une balle dans la tête.

(en russe)
Et s’il perd ?
 

(en russe)
S’il perd, on fera un cercle de braves, on le mettra au milieu et on le brûlera
vif. Sans gaspiller trop d’essence parce qu’on en a besoin pour le tracteur –
Volodia nous a monté une tourelle blindée dessus et je dois avouer que c’est
bien pratique –, donc sa mort prendra du temps. De toutes les façons, cuit ou
cru, dis-lui qu’il nira en boustifaille pour Eva…
 
Le Zaporogue parlait de la truie aux croix gammées peintes qui servait de
mascotte à la steppe. On nourrissait exclusivement Eva avec des o ciers
allemands. Pour prévenir toute intoxication à l’idéologie nazie, en dépit de sa
corpulence alléchante, il était interdit de la manger.
 

(en allemand)
Les eurs bleues sont en voyage et le chien aboie devant l’automobile. Aimez-
vous la randonnée en forêt ou les saucisses au cumin ?

(en allemand)
Mais vous racontez n’importe quoi…

(en russe)
Il dit qu’il est d’accord.

(en russe)
Dis-lui qu’on va le doucher et lui apporter une chaise.
 

(en allemand)
Tarte aux pommes.
 
Eisen obtint, en guise de tarte aux pommes, un tabouret et deux seaux d’eau
infusée de jeunes pousses de conifères, qui venaient du баня (bania)12, dont on
lui jeta le contenu à la face. Le Zaporogue, lui, dressa paisiblement le plateau,
alignant les pièces en bois. Cette fois, le SS n’avait pas besoin de traduction. Il
comprenait. On tira les noirs et les blancs au sort. Eisen obtint les blancs. La
partie fut équilibrée. L’ouverture fut tendue mais gée, chacun des joueurs
refusant une confrontation trop directe. Le Zaporogue joua la défense Pirc
(d6), Eisen lui opposa l’attaque autrichienne des trois pions (d4 e4 f4), qui est
la variante la plus e cace contre la Pirc. Le milieu de partie eut son lot
d’actions, avec quelques échanges vifs, notamment un sacri ce de dame du
Zaporogue qui impliqua une capture de celle d’Eisen après deux coups. Cette
manœuvre ingénieuse ne modi a pas fondamentalement l’issue de la partie.
 
*
 
Quand les quatre agents parachutés conduits par le tout jeune Ivan les
rejoignirent, le Zaporogue était sur le point de perdre. La faute en revenait à
une certaine faiblesse positionnelle, à une certaine impétuosité dans le milieu
de jeu qui seyait mal au style imposé par la Pirc. Le Zaporogue y était allé un
peu fort. Il avait manié le pinceau comme un tournevis. La plupart de la steppe
assistait au duel. Beaucoup n’entendaient rien aux règles des échecs mais
sentirent venir la défaite du Zaporogue avant que celle-ci ne soit tout à fait
concrétisée. Il grognait et il trépignait. Le mat d’Eisen fut un habile duo de la
tour et du fou. Quand il eut bougé sa dernière pièce et condamné le roi du
Zaporogue, ce dernier t la moue puis, à regret, il attrapa mollement le vieux
revolver de sa poche ventrale et sécha le SS d’une balle entre les deux yeux.
Pendant qu’on emportait la dépouille vers la truie sacrée, le Zaporogue s’alluma
une pipe. Il avait remarqué les agents du NKVD, Zabvev surtout. Il savait à
peu près qui ils étaient.
« Foutre que je n’aime pas perdre !… On a des nouveaux ? »
La troupe s’ouvrit, laissa les quatre et le petit Ivan s’avancer.
« Salut, Vanouchka ! Vous venez de là-haut, camarades ? »
Plutôt que de répondre par l’a rmative, en se raidissant comme le gentil
petit soldat qu’il était, l’un des agents dégaina un pli rouge et le tendit au
Zaporogue. À l’intérieur, une lettre au contenu pompeux louait l’action des
partisans et leur prochaine réunion aux forces irrésistibles du socialisme dans
leur croisade contre l’hydre fasciste. La chose était signée par un ponte dont le
Zaporogue avait vaguement entendu parler.
« Oui, la réunion de vos forces à celles du camarade général Vatoutine !
— Et pourquoi on ne resterait pas plutôt chez nous, demanda le Zaporogue,
à défendre nos villages contre ces araignées…
— La coordination des troupes est le cœur de la victoire !
— Me coordonner, d’accord. Mais me fondre ?
— Zaporogue, je peux me permettre une remarque ?

À
— Ne te gêne surtout pas. À la steppe, tout le monde est libre. Surtout moi.
— L’armée soviétique n’aurait jamais l’idée de perdre les talents d’un chef tel
que vous. Au contraire, un corps d’élite devra être monté, motorisé et, sur le
principe des corps francs, muté sur les points de rupture du saillant.
— Je comprends cul à ce que tu baragouines, camarade.
— Vous pourriez devenir colonel…
— Ça me fait une belle jambe. Qu’est-ce que je suis aujourd’hui, à ton avis ?
— Un chef de bande…
— Non camarade, je suis roi. »
Zabvev n’avait rien dit jusqu’ici. Dès qu’il parla, il n’y eut plus que lui.
« Ce que le général Vatoutine vous propose, c’est une rencontre.
— Toi, j’attendais que t’ouvres ta gueule… t’es qui ?
— Le messager, répondit Zabvev d’un ton neutre. Le général Vatoutine avait
anticipé votre refus de rejoindre la ligne de front avec vos troupes. Il respecte
votre indépendance et voudrait préparer son o ensive avec vous. Traiter avec
un général d’égal à égal, est-ce un honneur qui se refuse ?
— Tu vas me faire rougir. Où il veut qu’on se voie ton général ?
— Je suis le seul à le savoir. Je dois vous y conduire.
— Et ces trois-là, je fais quoi de ce qu’ils me disent ?
— Rien.
— Tu es quoi par rapport à eux ?
— Ils pensaient apporter le message. Ils apportaient le messager.
— Marrant. Quand est-ce qu’il veut qu’on se voie, le général ?
— L’entrevue devra se tenir ce soir. Nous devons partir dès maintenant.
— Mollo l’asticot ! Est-ce que c’est loin ?
— À une journée de marche.
— Mais encore ?
— Je ne peux pas en dire davantage.
— Est-ce que j’ai une tête à marcher ? Je suis fainéant. Je n’ai pas de sou e. »
Pétia murmura à l’oreille de son maître.
« Ouais, Pétia a raison. On va prendre des chevaux. Tu sais monter ?
— Oui, je sais.
— Les trois rigolos viennent avec nous ?
— Ils restent. Ils vous sont o erts par le général…
— C’est ça, ils vont rester. Vous entendez, mes cadeaux ? Vous restez !
— Ils pourront aider aux manœuvres, si besoin. Ils ont les cartes du front. »
Pétia redonna un conseil au Zaporogue, toujours en murmurant.
« J’emmène Pétia avec moi. Il sera mon page.
— Je n’y vois aucune objection.
— J’espère bien. Comment tu t’appelles ?
— Je m’appelle Stanislav Borisovitch Zabvev, vous pouvez m’appeler Stas.
— Tu n’as pas l’air able, Zabvev. Tu trotteras devant.
— Vous êtes le roi. Vous décidez… »
Et le Zaporogue décida, en e et, comme un roi.
Sans bouger de son trône, les jambes écartées et le ventre débordant sur son
entrecuisse, il t des signes. Parmi ceux qui l’entouraient, il y eut une paysanne
et un palefrenier pour s’animer. La paysanne apporta un châle euri dont elle
se servit pour empaqueter le jeu d’échecs et le livre d’Alekhine. Si le général
avait o ert au Zaporogue trois hommes et des cartes, le Zaporogue devait
o rir, en retour, ce qu’il possédait en ce moment de plus précieux. Elle apporta
au Zaporogue une calotte et, comme si le Zaporogue eût été une casserole et sa
chapka un couvercle, elle ouvrit le Zaporogue, vissa la calotte sur son crâne et
replaça la chapka telle qu’elle l’avait trouvée, c’est-à-dire penchée sur la gauche,
à la mode cosaque. «  Quand le Zaporogue se découvrira devant le général,
complotait la paysanne à part soi, il sera supérieur au général. Une grande âme
doit sortir deux fois couverte, songeait-elle, ou bien le vent la dissipera telle une
eur de pissenlit. » Cette femme soignait le Zaporogue comme une bigote la
statue d’un saint. Si on lui avait demandé pourquoi tant d’égards pour celui
qui ne lui retournait nalement que des insultes et des mains aux fesses, elle
aurait répondu : « Parce que le Zaporogue est une idée vivante. »
Le palefrenier apporta trois chevaux. Celui du Zaporogue avait une peau de
vache rousse pour tapis de selle et des boucles de ceinturons allemands
accrochées aux rênes et aux mors. Un partisan s’agenouilla, o rant son dos aux
bottes du Zaporogue pour lui servir de marchepied. Si le Zaporogue montait
une selle anglaise en cuir héritée d’on ne savait plus quel raid, Zabvev et Pétia
eurent droit à une superposition de pelures serrées par une sangle, sans étriers.
Pétia portait le jeu d’échecs et le livre dans une sorte de sabretache aux armes
d’un régiment de hussards tsariste depuis longtemps dissous.
« Mes amis, je vais voir le général pour parler a aires… »
Le Zaporogue donna un coup d’éperons, son cheval rua.
« … Je reviens dans la nuit, n’oubliez pas de nourrir Eva ! »
Il était dix heures et demie lorsqu’ils quittèrent la steppe. Ils cavalèrent vers
l’est. Ils allèrent au pas à travers les boulaies, poussèrent au galop à travers un
champ en s’allongeant sur les encolures pour minimiser la prise au vent. Vers
midi, près d’un saule, le Zaporogue cria famine et Pétia sortit le saindoux, les
pommes amères, le sel, les graines de potiron et le pain noir. On mangea sans
mettre pied à terre. On se partagea les denrées. On fuma puis on reprit la
route, Zabvev devant, Pétia anquant le Zaporogue sur sa droite. Comme aux
temps héroïques, le rythme des sabots était un roulement de tambour, et la
traversée de la forêt rappelait les manigances d’amour et d’honneur des contes
médiévaux. Autour, les rayons du soleil avaient une façon féerique de se re éter
sur les plaques de givre. Quoiqu’il en donnât une tout autre interprétation,
Zabvev fut sensible à ce glissement. Pour lui, c’était la preuve que le poème du
Zaporogue était mûr. Il était temps de le cueillir…
Vers midi, Zabvev joua brusquement des talons pour pousser son cheval loin
devant Pétia et son chef. Après quelques minutes au triple galop, il se posta sur
un monticule, ôta un fruit de bardane emmêlé dans la crinière de sa monture
et la laissa sou er. De là, il pouvait voir ce qu’il était venu voir. Surpris de cette
échappée, le Zaporogue tira sur ses rennes. Son cheval s’arrêta.
« Qu’est-ce qui lui prend d’aller si loin, au zombie ? Un taon ? Tu crois qu’on
peut avoir con ance en lui ? »
Pétia ne répondit rien.
« Donne-moi du kvas ! »
Pétia lui tendit la gourde et le Zaporogue but. Pétia tira de sa poche un l
barbelé reliant deux poignées de bois jaune. Quand le Zaporogue rabaissa la
gourde, Pétia se jeta sur son dos, passa le métal autour de son cou et pinça son
ventre entre ses jambes. Pétia poussait des cris de jeune lle. Le Zaporogue
devint écarlate. Ses yeux gon èrent. Il recracha les gorgées de kvas non
dégluties, essaya de passer ses doigts dans l’emprise, sans y parvenir. Il se laissa
tomber sur le côté, roulant comme un épileptique. Pétia tint bon. Il tirait
toujours énormément, resserrant l’étreinte du l, déchirant la peau avec les
dents du métal. La vue du sang l’enhardissait. La chapka et la calotte du
Zaporogue roulèrent toutes deux sur le sol détrempé, là où de vagues souvenirs
de feuilles pourrissaient dans l’humus. Le Zaporogue rampa un bref instant, les
yeux pleins de larmes, tandis que l’autre le chevauchait et ahanait. La
strangulation fut longue. Cinq minutes, peut-être six ou sept. Zabvev eut le
temps de fumer.
Mort, le Zaporogue n’était pas encore inerte mais secoué par un tremblement
pitoyable. Pétia continuait de serrer son cou, tirant toujours plus et remuant la
chair à vif. Il était certainement trop e rayé à l’idée de relâcher son maître
vivant. Il fallut à Zabvev empoigner son Mauser, viser avec application et lui
perforer l’épaule pour que Pétia relâche son emprise, s’étalant dans la boue
visqueuse si caractéristique des sols argileux de cette région. La douleur
physique interrompit son hystérie, le jeta dans une autre. Il jura dans un patois
que Zabvev ignorait, lui adressa un regard de colère mâtinée
d’incompréhension.
« Aïe, merde ! Pauvre con ! Pourquoi tu m’as tiré dessus ? »
Après avoir trotté vers lui, Zabvev descendit de cheval.
« Je croyais qu’on s’était mis d’accord ! »
Zabvev puisa une grenade à manche dans le sac en toile accroché à la selle du
Zaporogue. Il vint au chevet de Pétia, le renversa sur le dos pour s’assurer du
caractère bénin de la blessure qu’il lui avait in igée. Oui, il l’avait
impeccablement blessé. La balle était ressortie, le sang ne s’écoulerait pas
abondamment puisque seuls les muscles avaient été touchés. Dans quelques
jours, il n’aurait plus qu’une cicatrice.
« Pour qu’ils te croient, Pétia. »
Songeur, Zabvev regarda la clairière.
La grenade à manche allait et venait dans sa paume.
«  À pied, tu atteindras la steppe dans quatre heures. Cinq, maximum. Tu
resteras dans le secret des bois. Tu t’aideras de la brume. Tu arriveras exsangue,
l’épaule barbouillée de sang. Tu raconteras qu’une patrouille ennemie nous a
remarqués lors de la traversée du champ et nous a mitraillés sans sommation.
Tu insisteras sur la façon dont le Zaporogue a continué de tenir sur sa selle,
après les salves et la mort. Tu diras que son cheval a continué de galoper, qu’il
ne s’est arrêté qu’une fois au milieu des arbres, dans les mystères des bois,
parmi les ancêtres de la mère patrie, dans la paix du souvenir des grandes âmes.
Tu diras en pleurant qu’à ton avis, l’âme du Zaporogue continue de se battre,
même après avoir quitté son corps, car tu l’as vue grimper le long des troncs
jusqu’au ciel d’où elle veille sur nous dès maintenant et pour
l’éternité… Maintenant, cours ! Cours le plus vite possible. »
Pétia s’exécuta. Il courut en tenant son épaule blessée. Il alla de travers puis
la droit. Zabvev hésita. La cible était tentante. Quelques secondes auraient
su pour l’ajuster. Pourtant, sa mort aurait été contre-productive. Elle aurait
menacé la transsubstantiation du Zaporogue.
« Il faut quelqu’un pour réciter son poème. »
Zabvev se tourna vers la dépouille. S’agenouillant, il l’observa longuement. La
peau de son visage n’était pas fripée mais tannée par le soleil et par le vent.
Dans les coins de ses yeux et de ses lèvres, des ridules étaient les vestiges de ses
éclats de rire. Dans sa barbe avait fondu du saindoux. De la mousse de kvas
était éparpillée sur le bavoir de sang, comme de l’écume sur la grève.
« Le Zaporogue a été heureux. Longue vie à lui. »
Du bout des doigts, l’une après l’autre, Zabvev rabattit ses paupières. Il se
releva, tira de la sabretache le livre d’échecs que la paysanne de la steppe avait
mis tant de soin à emballer. Il l’ouvrit mais n’alla pas plus loin que la dédicace.
Il avait de la route et une mission. Il se demanda comment un nom russe s’était
retrouvé dans un envoi à un o cier SS. De quelle trahison était-ce la preuve ?
Il plaça le livre dans une poche de son treillis, dévissa le déclencheur de la
grenade au manche de hêtre, la glissa sous le gisant plein de babioles du
Zaporogue et s’éloigna en décomptant, une par foulée, les quinze secondes qui
séparaient l’illustre combattant de son ascension. L’explosion survint quand il
enfourcha son cheval. Du grand guerrier, il ne restait qu’un cratère et des
racines à nu. Son cheval et celui de Pétia avaient pris peur. Ils s’étaient écartés
et broutaient maintenant, sans dommage aucun, en frétillant des oreilles.
Zabvev dégaina son Mauser.
«  Maintenant, tout ce qu’il reste de son existence terrestre doit disparaître.
Plus rien ne doit le retenir sur terre. Il faut que le Zaporogue s’envole. Il faut
que le Zaporogue s’évapore et se change en mémoire. Si le Zaporogue doit
briller, il lui faut briller comme une étoile… »
Sur ses mots, il tendit son bras armé et abattit la monture qui, du fait de son
harnachement plein de grigris, s’e ondra avec noblesse, les pattes échies en
accordéon, dans un bruit de vaisselle.
« Oui, il faut que le Zaporogue devienne le mot d’une phrase. »
Zabvev reprit vers l’est, au trot puis au galop.
« Un nom aussi lointain et chaud qu’une étoile ! »
Ce matin-là, dans les bois, il en fut du Zaporogue comme des poètes
Essenine Maïakovski Gorki Kharms Tsvetaïeva Mandelstam Boulgakov
Meyerhold Goumilev......
...... La liste est in nie. Les noms des millions de fois plus nombreux que ces
points. En bon faiseur d’étoiles, Staline savait que la poésie eurissait dans le
martyre. Aussi poétisait-il à fond.
« Le Zaporogue… »
Répétant ce nom, Zabvev constata combien il vivait en lui. La nuit tombée,
parvenu aux abords allemands, quelque chose du partisan du bois l’aida à
passer. Zabvev tua les occupants d’un avant-poste au couteau. À la faveur de
plusieurs jets de grenades fumigènes, il courut ventre à terre et traversa le no
man’s land. Devant les sacs de sable soviétiques, il lui su t d’un mot de passe.
Trois jours plus tard, il rejoignait Moscou en train. À la Lioubianka13, on lui
apprit que le groupe de partisans dit «  du Zaporogue  » avait intégré l’Armée
rouge et constitué un bataillon dont le surnommé Pétia avait pris le
commandement. Ce ralliement expliquait en partie les évolutions
encourageantes du front septentrional.
Zabvev communiqua le livre d’Alekhine au bureau adéquat. Il en avait lu
certains passages. Parmi les coordonnées incompréhensibles, il avait trouvé
plusieurs commentaires spirituels, plusieurs envolées qui l’avaient amené à
sourire. Alekhine écrivait avec humour et rage. À de nombreuses reprises, il
était apparu au tueur que ces pages évoquaient la vie elle-même et non un
simple jeu. Tous ces conseils, avait-il songé, toutes ces pensées, ces calculs,
possédaient un champ d’application plus large que le carré quadrillé de
l’échiquier. Zabvev avait pu s’imaginer l’étoile merveilleuse qu’Alekhine
pourrait produire.
10. Groupe parachutiste d’élite de la Luftwa e.
11. Pour le Standartenführer Eisen, / avec toute mon amitié et mon admiration ! / Dr A. A. Alekhine /
Prague, septembre 1943.
12. Sauna traditionnel russe.
13. Quartier général du NKVD.
23

« … une étoile telle que lui ! Un monument vivant ! »


Alekhine écoutait le discours du directeur du club d’échecs de Saragosse mais
renâclait, s’impatientait, voire enrageait. Parce que c’étaient chaque fois les
mêmes fadaises. Ces gens-là parlaient de lui comme s’il était mort, comme s’il
devait mourir ou comme s’il avait mangé tout le pain de sa vie et que sa mort
ne devait plus tarder.
Les applaudissements furent interrompus par le pet d’un clairon, ajoutant au
ridicule de la réception une part de grotesque intolérable. C’était le signal,
semblait-il. C’était inédit pour Alekhine mais c’était le signal. On allait
commencer à jouer, donc on sonnait le clairon. Sous une banderole turquoise à
franges mordorées qui souhaitait la bienvenue au champion du monde,
soixante joueurs attendaient. Tous étaient plutôt vieux et notables, tous étaient
très révérencieux, et tous étaient aussi aveugles sur l’échiquier que des taupes.
Pour un peu d’argent, Alekhine allait jouer une partie après l’autre. Condamné
à une répétition qui lui paraissait de plus en plus mortifère, Alekhine
« tournait » de ville en ville comme une bête de foire. Il se produisait dans des
casinos mais aussi dans des théâtres ou dans des salles des fêtes. Il aurait pu
tout aussi bien danser avec un hula hoop ou dresser des lézards. Il se produisit à
Gijón, Oviedo, Melilla, Saint-Sébastien, Cáceres, Santander, Almería, Santa
Cruz de Tenerife. Aujourd’hui, à Saragosse. Après-demain, de nouveau à
Gijón.
Dans des notes éparpillées, il essaya de tenir un journal. Il le t pour lui, pour
personne d’autre que lui, pour disposer d’une image de son âme qui fût certes
éclatée, noyée dans les coordonnées des parties qu’il jouait ou étudiait, mais
dèle à ses tourments. L’ivresse qui conditionna la rédaction de ses notes ne
devait pas seulement être due à sa consommation d’alcool mais également à
son excès de désespoir, de solitude, de colère, de rancœur, de délire et de
frustration. Alekhine était seul au point de penser qu’il n’existait plus que lui
sur terre. Il manquait d’argent, de certitudes, de nourriture, et parfois même
d’une simple chambre où passer la nuit. Il était l’égal de ces naufragés échoués
sur une île en train de transformer le moindre petit crabe en ami.
Gijón – 25 novembre 1943
Aujourd’hui, j’ai donné mes dix derniers pfennigs en zinc à un buraliste
(deux pièces de cinq avec un aigle dessus). Maintenant que j’ai quitté le Reich,
je peux me brosser pour continuer à toucher mon traitement de huit cents
marks en qualité de Fachberater für Ostfragen (consultant aux a aires
orientales). De quoi vais-je vivre ?
Je crois que le buraliste n’a pas pris mes derniers pfennigs pour leur valeur
monétaire. Je crois qu’il les a considérés comme des souvenirs historiques. Il y a
des gens qui confondent les pfennigs et les souvenirs. Moi, j’ai mon vase et, à
l’intérieur, mes souvenirs. Ce ne sont pas des petits pfennigs en zinc de rien du
tout. Ils sont invisibles et légers. Ils sont inestimables. Ce sont des fées. Ce ne
sont pas du tout des pfennigs à croix gammée. N’empêche, il m’a donné du
tabac.
Je lui tournais le dos quand il m’a demandé comment c’était, là-bas. J’ai dit
que je ne savais pas. Il m’a demandé si j’y étais. J’ai dit que je n’y étais pas.
Oviedo – 27 février 1944
Jusque très tard, la nuit dernière, j’ai sou é dans le vase. Quand je sou e de
la fumée dans sa bouche, je peux voir les scènes contenues dans ma mémoire.
C’est comme dans les tiroirs d’un secrétaire sauf que je ne peux pas choisir quel
tiroir j’ouvre. Je mélange en moi de l’alcool avec du tabac et j’attends en
penchant ma tête dedans. Si j’attends assez longtemps, je vois. Si j’attends trop
longtemps, je tombe.
Onze cigarettes et un litre de cognac plus tard, j’ai vu un homme vêtu d’un
genre de frac étendu par terre, sur le ventre, sur ce qui ressemblait au parvis
d’une petite gare de la province russe. Je me suis approché. Je me suis penché.
J’ai inspecté son visage. C’était mon père. Mon propre père. Je me suis couché
à ses côtés. Je me suis collé contre lui. J’ai respiré à son rythme. Je l’ai supplié
de se réveiller mais il n’a pas bougé et je me suis endormi…
J’écris ceci au réveil.
Hier, lorsque je suis arrivé, il n’y avait déjà plus de soleil. Il est neuf heures, je
suis à jeun. Je découvre la ville par la fenêtre de ma chambre. Il s’agit de ma
première fois dans les Asturies. Je pense très sérieusement à me foutre en l’air.
Santander – 6 mars 1944
J’ai remarqué que la bouche du vase et la bouche de mon pistolet Remington
n’ont pas la même taille mais le même noir. Je me retiens d’abandonner la
partie. Je me demande si, avec le crâne explosé, je otterai dans le noir de mes
souvenirs – heureux comme une étoile dans le rmament.
Paquebot Isabella – 1er avril 1944
Je suis fait pour le voyage. C’est indéniable. Si je ne suis pas assis ou allongé
en train d’être transporté, je pourris comme un fromage. Naviguer en
Méditerranée, traverser le détroit de Gibraltar pour participer à l’alléchant
tournoi de Melilla (ville espagnole située sur la côte marocaine), c’est pour moi
la vie retrouvée. Les vagues vous donnent envie d’être les vagues ! Le vent vous
donne envie d’être le vent !
Le Dr  Martinez Moreno (radiologiste) a embarqué sur le même bateau.
L’autre jour, après m’avoir scruté toute la soirée, il a insisté pour m’examiner et
nous sommes allés dans sa cabine. Diagnostic  : «  Tension artérielle  de 28,
dépression émotionnelle, risque cardiaque, artériosclérose,  gastrite chronique,
in ammation du duodénum. »
Le Dr Moreno est une chi e !
C’est une chi e et un duodénum !
Le grand Tolstoï ne croyait pas à la médecine et il est mort quasi centenaire.
Je vais remporter le tournoi de Melilla. Je les vaincrai tous, le Dr  Moreno
surtout. Oui, je vais piétiner le Dr  Moreno et nous allons voir qui aura le
dernier mot.
Saint-Sébastien – 2 novembre 1944
Ma victoire éclatante à Melilla est loin maintenant. J’y ai plié le Dr Moreno
en vingt coups. La joie de cette victoire s’est pourtant évaporée dans le malheur.
Ils m’ont hospitalisé d’urgence. Je me trouve dans une clinique. Sujet de mille
surveillances, constamment manipulé par des êtres dont la blancheur des
vêtements m’écœure.
(J’écris ces lignes à la dérobée. Ils m’ont interdit d’écrire.)
Saint-Sébastien – 22 novembre 1944
Ici, sur la côte atlantique, aucune di érence entre l’hiver et le printemps.
Aucune. Les deux sont pluie, pluie, pluie, pluie, pluie, vent et larmes. Le
caractère redondant et hostile du climat n’a d’égal que mon quotidien à la
clinique, lui aussi répétitif et sournois. Ils m’ont obligé à ne plus boire et m’ont
enrobé de draps blancs, d’odeur d’eau de Javel et de bicarbonate de soude. Je
honnis cette fadeur.
Un éditeur est venu me montrer les épreuves d’un livre qui portera mon
nom. Un autre éditeur m’a nommé rédacteur en chef de sa revue Ajedrez. Je
suppose que ces gens gagnent de l’argent. Ils ne paraissent pas très disposés à
m’en donner. Je sais que, sans l’admettre, ils me préféreraient mort. On
s’accommode tellement mieux des morts. Leur piège infernal se referme sur
moi. Je le sens. J’ai lu le journal, j’ai vu l’état désastreux des combats.
L’Allemagne recule à l’est comme à l’ouest. D’où me vient cette idée que je suis
lié au destin de ce pays, que quelque chose de sa ruine sera ma propre ruine ?
Que devient Brikmann ? Et Frank ? Je n’ai plus de nouvelles de cette partie du
monde et de ma vie. Je sais juste que Bogo a obtenu la première place au
tournoi de Krynica-Zdrój.
Pourquoi Grace ne répond-elle pas  à mes lettres  ? J’ai essayé tous les tons,
toutes les formes. Rien n’y fait. Serait-il possible que les Allemands interceptent
son courrier ? Et s’il s’agissait, là encore, d’un vaste plan pour m’ôter la vie, en
l’occurrence pour éloigner de moi la seule personne qui ait jamais compté pour
moi, la seule personne que j’aie réussi à aimer après moi-même.
C’est décidé  ! Je veux sortir de cette clinique et me battre jusqu’à
l’e ondrement de mes forces. Je ne veux pas que ce soient eux qui me tuent. Je
veux que ce soit moi qui n’en puisse plus. J
Saint-Sébastien – 26 décembre 1944
Je joue contre ma mort. Ça va se jouer à très peu de chose. Je dois bien
calculer. Surtout, ne pas se précipiter. Je dois penser à durer. Pour cela, je dois
quitter cette horrible clinique. On vient de m’annoncer que j’allais être autorisé
à sortir. C’est merveilleux.
Saint-Sébastien – 27 décembre 1944
Avant de dé nitivement passer le portail de l’hôpital, je me suis retourné vers
eux et je les ai salués en penchant mon buste vers l’avant. Je souriais en coin.
J’ai toujours pensé que le jeu d’échecs était d’essence morale. Il est très indiqué
pour corriger les excès de con ance et les certitudes trop absolues. Il rend
justice. Il châtie les impudents. Je les voyais balancer leurs bras de droite et de
gauche. Ils regardaient le mort ou le donné pour mort et moi, bien à part moi, je
célébrais ma victoire annoncée. Apprenez qu’il faut s’y prendre à trois fois pour
me battre : une fois à l’ouverture, une fois dans le milieu de jeu, une dernière
fois en n de partie ! Je veux bien admettre que nous en soyons à la dernière
phase de jeu. Je veux bien reconnaître que le milieu de jeu m’a été défavorable.
Mais qui prétend m’avoir battu ? Qui ose ?
 
Je ne vois personne.
Santa Cruz de Tenerife – 28 mars 1945
Nouvelle lettre à Grace (la millième ?).
Et si la disparition de Mross l’avait mise en danger ? Si les Allemands l’avaient
arrêtée ? Si son successeur (Güttenrath ou Hoppenrath ? Je n’arrive pas à me le
rappeler), dont aujourd’hui un joueur autrichien m’a dressé un portrait
terri ant, l’avait emprisonnée ? Je crois que je préférerais cette hypothèse à son
mépris. Grace et moi, quoi qu’elle puisse en penser, quoi qu’elle puisse
raconter, nous sommes reliés. Elle se porte bien. Je le sens. Mais je l’embarrasse.
Elle préférerait que je n’existe pas. Je préférerais, moi, qu’elle soit à l’article de
la mort dans une geôle humide, blottie contre un mur barbouillé d’inscriptions
désespérées. Ce souhait est peut-être la forme la plus aboutie de mon amour
pour elle. Oui, je la préférerais torturée plutôt qu’en train de m’oublier  !
Comment peut-elle nous oublier ? Pourquoi ne m’envoie-t-elle pas de l’argent ?
Un peu d’argent. Un tout petit peu d’argent. Une femme doit protection à son
époux. Surtout si celui-ci se voue aux hautes sphères de l’art et participe à
l’extension du domaine spirituel humain ! Pour mémoire, je recopie le contenu
de la dernière lettre que je lui ai adressée :
 
Cher amour,
Le manque d’argent me torture. Bientôt, je n’aurai plus d’autre choix que de
brader le vase du tsar qui, tu le sais bien, m’est plus précieux que la vie. Si je me
sépare de lui, je n’aurai plus en ma possession que le Remington. Tu le sais bien
aussi, ce pistolet n’a toujours eu qu’un mot à dire : « boum ! »
Tisha
 
Vendre mon Remington serait nalement la meilleure façon de s’empêcher
d’abandonner. Est-ce qu’on m’imagine me pendre  ? Moi, mourir comme le
dernier des voleurs de pommes ? Cette éventualité de la vente du pistolet, je me
suis bien gardé de la mentionner dans ma lettre à Grace, de même que je me
suis gardé d’avouer avoir conservé ma montre-bracelet. Je ne vais peut-être pas
me tuer, en fait. Je vais jouer la partie jusqu’au bout. Peu importe son silence !
Avec ou sans vase, avec ou sans elle, Alekhine n’abandonne pas. Alekhine
gagne. Alekhine est condamné à gagner.
Almerida – 2 avril 1945
La situation de l’Allemagne est désespérée.
N’en avais-je pas avisé Bogo dès 1943 ?
(Nouvelle preuve, s’il en faut, de ma clairvoyance.)
Gijón encore – 13 avril 1945
Lupi participe à ce tournoi. Je suis si content de le voir. Lui, au moins, ne
paraît pas souhaiter me voir mort. Je ne sens en lui que bienveillance et respect.
Il m’a dit qu’il allait pouvoir m’assurer un exil à Lisbonne. Il m’a dit que,
contrairement à celui du généralissime Franco, le régime du président Salazar
n’extradait pas les collaborateurs. Je ne vois pas en quoi cela me concerne. Je le
lui ai dit, d’ailleurs : « Je ne vois pas en quoi cela me concerne ! » Il m’a parlé de
« mes » articles du Pariser Zeitung. Je lui ai dit que je n’en avais pas écrit une
ligne. J’ai tout de suite ajouté que s’ils avaient paru avec ma signature, c’était
contre mon gré, sous la pire des menaces et du fait de la loi du plus fort.
(Ne me suis-je pas contredit ?)
Gijón encore et toujours – 13 avril 1945
Visite à mon ami le Dr Casimiro Rugarcia (rien à voir avec cette lavette de
Dr  Moreno). Je lui ai demandé de me dire où j’en étais. Il m’a parlé de
cirrhose. Il m’a dit que la taille de mon foie atteignait mon téton droit. Ce qui,
m’a-t-il précisé, constitue un record. Il m’a déclaré incurable. J’ai failli exploser
de rire devant tant d’outrecuidance mais j’ai joué la retenue. Je l’ai laissé venir.
Ça n’a pas loupé : après m’avoir a rmé que mes jours étaient comptés, après
avoir chanté toutes les fadaises habituelles des médecins, il m’a demandé
d’arrêter de boire. Là, très exactement là, j’aurais pu libérer mon rire. Mais j’ai
pris mon mal en patience. Je voulais exploiter graduellement son erreur pour
lui donner une bonne leçon.
« Tous vos collègues me disent la même chose.
—  Mais, maestro, à chaque verre vous vous détruisez  un peu plus  !
Littéralement. Si vous n’arrêtez pas immédiatement, vous mourrez dans très
peu de temps…
— Et si j’arrête aujourd’hui, combien de temps me reste-t-il ?
— Avec une vie bien ordonnée, en prenant soin de vous… encore quelques
années. »
À cet instant, je l’ai lu dans ses yeux : il a vu venir mon coup. Il a compris
que ma réplique lui serait fatale et que sa position était perdante. C’est une
volupté de gagner par la surprise et le fracas, mais sentir, comme à cet instant,
la conscience de la défaite s’imposer à l’esprit de son adversaire n’est pas une
volupté moins savoureuse.
Je me suis levé. J’ai pris mon pardessus et, avant de sortir de son cabinet,
après avoir laissé son horloge marquer quelques secondes, je lui ai jeté un
regard plein de triomphe : « Vous croyez franchement que quelques années de
cette horrible vie valent la peine d’arrêter de boire ? »
Mat ! ! ! +
Madrid – 8 mai 1945

(Je compte le nombre d’empires que j’ai vus s’e ondrer au cours de ma vie. Il
y a eu l’Empire tsariste, l’Empire austro-hongrois, l’Empire ottoman, l’Empire
nazi. Me reste le mien, mon empire de soixante-quatre cases. Comment ne pas
être le témoin de sa propre chute ? Comment ne pas mourir ?)
Madrid – 20 septembre 1945
J’ai reçu une invitation de Walter Hatton-Ward du Sunday Chronicle de
Londres pour participer au tournoi Victoria de Nottingham. Ils seront tous là,
tous les meilleurs joueurs d’échecs du monde (rien à voir avec les pousseurs de
pièces en bois de ce maudit pays). Je vais pouvoir leur rappeler qui je suis !
Voilà qui vaut bien une murge carabinée, n’est-ce pas Casimiro  ? Et si je
m’envoyais une bouteille de ne en terrasse et que je vous adressais la note  ?
Hein, mon bon docteur ? Je crois que j’ai envie de sortir avec mon vase ce soir.
Comptez bien trois bouteilles  ! Mon vase a encore plus de contenance que
moi !
Lisbonne – 5 janvier 1946
Je ne suis pas mécontent d’être arrivé au Portugal et cela n’a rien à voir avec la
soi-disant «  épuration  » qui a lieu en France. Ces hystéries politiques ne me
concernent pas. Dommage que ce soit l’hiver. L’humidité est intolérable ici.
Tout moisit. Tout cloque et tout transpire. Qu’est-ce que je donnerais pour un
bon coup de froid  ! Quelque chose comme le vent de janvier sur la steppe
glacée ! Quelque chose comme Voronej au moment de Noël !
Lisbonne – 6 janvier 1946
Il y a eu une réception chez le Dr  António Maria Pires (premier champion
d’échecs du Portugal) à Cascais. Ils avaient dressé contre moi une équipe
constituée des meilleurs joueurs de leur pays  : Carlos Pires, le Dr  Gabriel
Ribeiro, le Dr  Mário Machado, deux individus d’origine anglaise nommés
Shirley et Russel (était-ce plutôt Purdey et Wiesel  ?), ainsi que l’excellent
Dr Rui Nascimento.
Ils avaient placé une bouteille de vodka sur un guéridon dans la pièce voisine,
pour trinquer une fois la partie terminée. J’ai pro té de leurs délibérations,
entre chaque coup, pour me la si er en douce. Ils se demandaient comment
me vaincre et moi, je m’envoyais la bouteille dans leur dos. Quand je les ai
matés, qu’ils se sont dirigés vers elle pour la boire, ils sont tombés des nues.
Vide ! Elle était vide !
Une nouvelle fois, le champion du monde avait vu plus loin que tout le
monde ! J’ai salué ces lourdauds avec un sourire sarcastique. Je leur ai souhaité
«  bonsoir  » en français puis je suis rentré à l’hôtel à pied. Je crois que je suis
tombé en chemin. Des inconnus m’ont paraît-il porté jusque dans ma chambre
mais je n’en ai aucun souvenir.
Lisbonne – 7 janvier 1946
Ce matin, la réception m’a transmis un nouveau télégramme de Hatton-
Ward m’informant que je ne pourrais nalement pas participer au tournoi
Victoria. Les joueurs juifs ont dit qu’ils ne participeraient jamais à un tournoi
qui m’ouvrirait ses portes. Ils ont dit qu’ils ne joueraient pas non plus contre
ceux qui auraient joué, ne serait-ce qu’une seule fois, contre moi. Ils font le
vide, ai-je pensé. Ils vident le vide.
Grace appartient-elle à leur complot ?
Ont-ils osé m’attaquer jusque dans mon ménage ?
Napoléon a subi cet indigne sort. On lui in igea la même persécution
mesquine. Sa Marie-Louise et son roi de Rome ont été pris en otage par des
intrigants de cour, de petits insectes rampants. Ils m’ont enlevé Grace. Estoril
est aussi humide et balayé par les vents que l’île de Sainte-Hélène.
Lisbonne – 8 janvier 1946
Par mesure de précaution, je vais introduire ma tête dans la bouche du vase.
Ainsi, il me servira de heaume. Je ne veux pas que les ombres viennent me
torturer cette nuit. J’ai besoin de repos. Je suis épuisé. Mais ce vase me
protège ! Il fait o ce de casque contre les ombres. Si je le pouvais, j’y entrerais
tout entier comme l’un de ces crustacés à pinces dont j’ai oublié le nom. J’ai
l’impression que les murs de cet hôtel sont en train de se refermer sur moi
comme une mâchoire. De quel droit tous ces gens me privent-ils de la vie ? De
quel droit me con squent-ils mon cœur ?
Lisbonne – 9 janvier 1946
N’y tenant plus, j’ai manigancé un petit quelque chose pour obliger Grace à
sortir du bois. Cette stratégie, je l’ai mise en application aujourd’hui. Au
restaurant, Lupi me faisait une ré exion sur ma situation nancière, rechignant
à régler l’addition sous prétexte que j’avais bu comme quatre et que lui n’avait
presque rien avalé. J’en ai pro té pour lui signi er qu’il en avait été ainsi de
l’empereur Napoléon. Il a été spolié, privé de sa bien-aimée. (J’ai arrêté là ma
comparaison car il n’aurait pas été judicieux de dire du mal de mon pays
d’accueil en faisant un parallèle entre Estoril et Sainte-Hélène. Les Portugais
sont très orgueilleux. Si leur orgueil est plus dissimulé que celui des Espagnols,
il est tout aussi brûlant et idiot.) «  L’alcool est ma dernière tendresse, ai-je
ajouté quand Lupi sortait son portefeuille. Toutes les autres m’ont été
arrachées, mon ami, y compris mon épouse ! »
Lupi a payé puis m’a demandé où j’en étais, justement, avec Grace. Je lui ai
déclaré qu’elle ne répondait à aucune de mes lettres depuis trois  ans, sinon
plus. Il a paru en être ému. Sautant sur l’occasion, je lui ai fait promettre que la
fédération portugaise d’échecs écrirait au château pour exprimer son désarroi
devant mon absence totale de ressources. On verra bien si, à eux, elle répondra.
Lisbonne – 11 janvier 1946
Je parle et je fume dans mon vase mais il ne me raconte plus rien. Lui aussi
m’abandonne. De dépit, j’ai failli le lancer par terre et le briser à mes pieds. Je
l’ai porté à bout de bras, j’allais le lancer, quand je me suis retenu in extremis.
La vérité est qu’il n’y est pour rien. C’est moi qui ramollis et qui ne sais plus
l’écouter. Mes parties s’en ressentent, d’ailleurs. Je ne cherche plus la surprise.
Je fuis la brusquerie. Ce sont les signes de la vieillesse et de l’abâtardissement.
Même mes lectures battent de l’aile. Me voilà à lire ce recueil de poèmes
mièvres que j’ai peut-être simplement acquis pour son titre  : Vers l’exil. Moi,
l’exilé éternel, moi qui ai mené une vie de hasards et d’aventures, et qui n’ai
cessé de slalomer entre les tumultes. Ces tumultes, je peux le reconnaître
maintenant, ils ont ni par me rattraper ! Ils ont tout détruit autour de moi.
Tout. Ma case est blanche. Tu te tortilles dans le vide, Alekhine ! Plus de pays,
plus de jeu, plus de joueurs, plus d’argent, plus de Grace, plus de chats…
Tiens, je me prends à tenir la liste du vide. Je pourrais peupler le vide avec les
mots du vide. C’est une idée. Nommer ce qui manque. Animer le silence avec
les mots de mon manque. Donner au vide de ma vie, avec des mots, un
semblant de plénitude.
24

L’idée était un ultime après-midi champêtre au château. Le chau eur


d’Adélaïde de C. les déposa à Saint-Aubin. Grace avait déjà mis la propriété en
vente depuis un mois. L’écriteau était visible depuis la route. Elle était prête à
signer pour une somme bien inférieure et, au vu du désordre qui régnait en
France, avait placé la transaction sous la protection du consulat américain. Au
cours de leur promenade, il fut question des hellébores abondants des sous-bois
et du lierre qui envahissait dangereusement la pommeraie. Après avoir passé un
réservoir à essence éventré par une explosion, comme elles rasaient un
pommier particulièrement atteint, Adélaïde t jaillir des pans de sa capeline ses
mains soignées et pleines de bijoux pour arracher un tronçon de la plante
invasive. Ce fut laborieux. Elle rougit de rage sous son chapeau à large bord et
pinça ses lèvres vermeilles. Le souvenir de la guerre ne rattrapa les deux amies
que lorsqu’elles traversèrent le petit pont sur le cours d’eau et rejoignirent les
abords du corps de bâtiments principal.
« Et tes drôles de moutons qui ressemblent à des dragons, où sont-ils donc ?
— Les Allemands les ont mangés en 1942, au moment de Noël.
— Les sagouins !
— Je crois qu’ils ont eu de la chance d’y passer si tard…
— Quel gâchis !
— Ces moutons étaient très rares, tu sais ! Des moutons de collection qu’un
fou d’échecs avait o erts à Tisha avant la guerre. Il avait fallu aller les chercher
en camionnette à Dieppe. On nous les a débarqués d’un yacht à trois mâts. Je
crois qu’ils provenaient de l’île de Man. J’entends encore leurs pattes marteler
le ponton. On leur avait noué de grands rubans en soie autour du cou. Des
nœuds roses. Tu aurais vu la tête des Dieppois autour, quand ces étranges
boules de laine à cornes surgirent de la cabine…
— Tu as des nouvelles de lui ?
— Des nouvelles de qui ? »
Adélaïde regarda Grace en biais mais ne réussit pas à la deviner. Ses yeux
étaient capables de se voiler, ils devenaient alors opaques comme des pierres.
Malgré l’herbe détrempée et les multiples taupinières, la fréquence de leur pas
s’accéléra. Il y avait un appentis en bois collé à l’aile ouest du château.
Autrefois, il avait été blanc mais sa peinture était maintenant parsemée de
mousse. Son intérieur était obscur. Y était remisé un désordre d’outils et de
mobilier de jardin. On y distinguait un moteur et une citerne, des lets pour
abriter les cerisiers et les guiers des oiseaux, des parasols et un vaporisateur à
pompe qui devait être hors d’usage. Ces choses sculptaient des formes
menaçantes dans la pénombre. Adélaïde et Grace allaient pourtant dans cette
direction en se serrant l’une contre l’autre. Grace dirigeait la marche. Elles
coupèrent à travers un boulingrin, emmenées par une curiosité de plus en plus
avide. Les ruches qu’Alekhine avait voulues similaires à des isbas y étaient-elles
encore  ? Grace et lui les avaient remisées là pour qu’elles ne soient pas
transformées en petit bois par l’occupant. Les deux femmes s’arrêtèrent sur le
seuil. La porte avait été dégondée. Grace se pencha sans sortir les mains de ses
poches. Elle identi a les silhouettes des ruches et quelque chose de leurs
couleurs vives. Le jour gris dessinait un rectangle de lumière pâle sur la terre
battue. Dans ce rectangle gisait un tapis de cadavres d’insectes secs comme des
noix.
« Quel cauchemar cherches-tu là-dedans, Grace ?
— Mes ruches…
— Tout cela est archimort, ma chérie ! On rentre ?
— Ne t’y méprends pas, les essaims dorment. Elles ressortiront au printemps.
— De quoi parles-tu ? Des mouches qui sont par terre ?
— Ce ne sont pas des mouches, Adélaïde, ce sont des abeilles.
— Oui bah, elles sont bien mal en point, tes abeilles…
— Des faux bourdons, exactement. Des abeilles mâles. Les ouvrières sont au
chaud avec leur reine, leur miel, leur gelée royale et leurs larves. Elles gardent la
vie. Elles s’occupent de l’in ni et de la survivance.
— Et elles ont bien raison… Allons prendre le thé, veux-tu ? »
Elles repartirent, longeant la bâtisse. Grace tenta de redresser un pot de eurs
en pierre où persévérait, malgré tout, un rosier Ronsard. Le poids était trop
important et Adélaïde ne l’aida pas, aussi se résigna-t-elle à le laisser sur le
anc. Grace portait son vison rasé sur une jupe droite en cachemire. Adélaïde
était habillée d’une capeline de feutre et d’un pantalon à pinces. Elles arrivaient
de Paris. Il était convenu qu’elles y retourneraient à la tombée de la nuit.
« Les ouvrières ont fermé l’accès de la ruche aux mâles. Après qu’ils se sont
goinfrés de miel et de pollen, et qu’ils ont démoli leurs précieuses alvéoles avec
leurs comportements brutaux… Elles ont tout donné pour eux, pour ensuite
les laisser mourir de faim et de froid. Elles ont peut-être le cœur brisé. Sans
cœur brisé, où trouveraient-elles la force de tuer les hommes qu’elles ont
aimés ?
— Tu en as de ces questions…
— Je suis ces abeilles, Adélaïde. À l’égard de Tisha, je suis ces abeilles.
— Et je te comprends, ma chérie ! Ce malotru, ce gigolo, cette sangsue !
— Mon cœur s’est brisé. Mon amour s’est éteint. Il a trop pris. Tu as froid ?
— Au contraire, je me suis trop couverte… »
Le chau eur en livrée, le dos appuyé contre la Delage D8, captait les rares
rayons du soleil en fumant du tabac brun. Il se redressa à l’approche de sa
maîtresse et se tint prêt, dans une pose assez similaire à celle d’un garde-à-vous.
« Je prendrais bien le thé sur le perron. La vue y est si belle.
— Faisons ainsi, ma chérie, oui… Bastien, vous avez entendu ?
— Oui, madame la comtesse ! Tout de suite, madame la comtesse ! »
Bastien ouvrit le co re de l’auto, sortit un élégant panier à pique-nique.
«  Et puis tu sais, Adélaïde… l’intérieur est saccagé. J’aurai du mal à
reconnaître ma propre chambre. Je crois que je suis déjà partie d’ici et que je
n’ai aucune envie de revenir…
— Tu voulais revoir le parc une dernière fois.
— Oui, pour dire adieu.
— Ne regrette rien, ma chérie ! Débarrasse-t’en ! C’est tellement d’entretien,
les châteaux ! Tellement d’enquiquinements, à commencer par le chau age… »
Une nappe Vichy fut étendue entre elles deux. Des tasses, des desserts anglo-
saxons et une grande ermos y prirent place. Tout était assorti. Bastien
œuvrait.
« Paris vaut mille fois mieux ! dit la comtesse. Merci bien, Bastien… »
Le laquais allait retourner buller dans la Delage. Il comptait reprendre la
lecture de son Paris-Turf pendant que ces dames boiraient leur thé, deviseraient
sur leur célibat et mangeraient leur cake… Le comte Hélie de C. avait
succombé à la grippe espagnole en 1919. Il avait laissé son hôtel particulier de
l’avenue Charles-Floquet à Adélaïde. Grace y avait repris ses aquarelles. Depuis
qu’elle avait quitté Saint-Aubin, elle avait terminé trois chats et un nu féminin
très inspiré de Marie Laurencin. À sa demande, Bastien s’était quelquefois
rendu à son atelier de Montparnasse, pour lui rapporter tel ou tel objet,
notamment son chevalet. Elle n’y était pas retournée en personne. Comme
deux abeilles en hiver, les deux amies s’étaient absentées d’un monde que les
hommes s’acharnaient à détruire. La libération de Paris, elles l’avaient vécue les
volets fermés, en jouant à localiser les coups de feu sur le Champ-de-Mars.
« Bastien… auriez-vous la gentillesse d’aller vider la boîte aux lettres, s’il vous
plaît ? »
Bastien revint avec un télégramme de Lisbonne.
25

Lisbonne – 12 janvier 1946


Grace a répondu un télégramme au télégramme : « Je ne veux plus rien avoir
à faire avec lui. »
Lisbonne – 13 janvier 1946
N’y pouvant plus, j’ai jeté le vase par terre. Il a explosé en mille morceaux. Le
voyant éparpillé, j’ai explosé en sanglots. Je crois que se sont répandus autant
de débris que de larmes. Depuis combien de temps n’avais-je pas pleuré à ce
point  ? D’ordinaire les larmes coulent à l’intérieur de moi et ne me quittent
pas. Là, elles ont mouillé mon col de chemise. J’ai prélevé un éclat. Je l’ai
trempé dans mes larmes. Je compte le garder comme la relique d’un âge
antique et illustre, exactement comme un de ces morceaux de céramique
grecque exposés au Louvre. Ce morceau écoutera ce que j’aurai à dire. Il
racontera le roi que j’ai été. Tous les mots de mon vide, il les retiendra. Je
devrai faire attention à ce que le personnel ne le jette pas à la poubelle. Tous
peuvent partir et disparaître, mais pas lui.
Lisbonne – 18 janvier 1946
Cette nuit, pour la première fois depuis mon installation, je ne suis pas le seul
client de l’hôtel  ! Il y a un nouveau. Hourrah. Hourrah. Et pas n’importe
lequel, en plus : un violoniste ! J’aime le son du violon, quoique je sois encore
plus sensible au violoncelle. Il s’est installé au même étage que moi, dans une
chambre toute voisine (numéro 40). Depuis son arrivée, il répète. Avec quelle
grâce…
Lisbonne – 19 janvier 1946
Hier je me suis contenté de l’écouter depuis ma chambre, sans sortir. Mais
cette nuit, j’ai décidé d’aller plus près. Dans le couloir, je me suis assis en
collant mon oreille au battant. J’étais attiré, aimanté, subjugué. Comment
exprimer ce qu’il se passait en moi ? Comment indiquer où cette musique me
transportait ? Il a dû sentir ma présence puisque, au bout de quelques minutes,
il s’est tu et il a ouvert. Je me suis présenté (mon nom, mon titre) et je n’ai pas
pu m’empêcher de lui avouer que la nuit et à plusieurs moments de la journée,
des ombres meurtrières tentaient de m’étou er, sauf quand il jouait de son
merveilleux instrument.
«  Si vous jouez, ai-je aussitôt ajouté, elles se retirent et me laissent en paix.
Elles grossissent dans le silence, voyez-vous. Elles craignent la musique comme
la moisissure craint le soleil ! »
Il a ri très fort. Moi, j’ai réussi à sourire.
Il m’a fait entrer et, à ma demande, il m’a joué du Tchaïkovski, du Rimski-
Korsakov et même du Borodine (mon préféré). J’ai revu la philharmonie de
Saint-Pétersbourg au marbre rose et crème. Un moment, mes yeux sont
redevenus les yeux émerveillés de l’enfant que j’étais à l’aube de ce  siècle. Je
crois que tout le temps où les notes de son violon voletaient comme des
papillons, j’ai vu dé ler ma vie entière.
Mais lorsqu’il a posé son violon et qu’il m’a dit s’appeler Newman, Philip
Newman, j’ai senti une violente remontée d’ombres à l’énoncé de ce nom à la
consonance juive. Je ne pouvais pas rester un instant supplémentaire. Je devais
partir le plus vite possible. Je devais me protéger. J’ai pris congé de lui et j’ai
rejoint ma chambre en courant. Il a su qu’il prononce ce nom israélite pour
que les parois comme le plafond s’étrécissent et m’attrapent à la gorge. La
musique de ce Newman était un appât. Lui-même devait être un de ces pièges
à ours dentelés dont se servaient les moujiks des terres de mon père. Je suis
claquemuré dans ma chambre. J’écris ces lignes en tremblant. Je serre les dents.
Ici, le roi a roqué, il est protégé ! g8-h8 !
Pour tous les Borodine du monde, je ne sortirai plus de ma case ! J’ai mon
Remington en main, tenez-vous bien  ! J’ai mon morceau de vase tranchant
comme un silex, gare à vous !
Qu’en dites-vous, hein ? Venez me chercher !
Venez avec toute votre horde ! Je suis prêt !
26

À Londres, le colonel Edward D. Brom eld terminait la lecture de la lettre


qu’Alekhine avait adressée à la fédération anglaise. La voix du colonel se voulait
impersonnelle et impartiale. Elle était pourtant tremblante. Tout le monde
écoutait avec gravité.
 
… la dévotion à mon art, l’estime dont j’ai toujours témoigné pour les talents
de mes collègues – en somme, toute ma carrière professionnelle précédant la
guerre – doivent indiquer au public que les fantaisies du Pariser Zeitung ne
sont rien d’autre que des fraudes. Je regrette particulièrement de ne pouvoir me
rendre à Londres pour réa rmer cela en personne.
 
Chacun essayait de se fabriquer une opinion quand Bernstein cria la sienne.
« C’est lui, la fraude !
— Le cas de notre confrère, le Dr Alekhine, est très épineux…
— Il est plutôt désespérément clair, colonel ! Alekhine est une ordure ! »
Du fait de sa destruction, le South Kensington Gentlemen Chess Club avait
non seulement investi les locaux du 25  Baylis Road mais, n janvier  1946,
alors que venait de se terminer le tournoi Victoria, il avait pris les allures d’une
cour suprême. Brom eld incarnait le rôle vénérable du juge.
« … Je mets en garde mes confrères contre une condamnation trop émotive.
— Antisémite et collabo… c’est plus court de dire “ordure”. Je suis avare de
mots, moi. Je n’aime pas parler trop, moi. “Ordure” me convient très bien. »
Bernstein se chargeait donc du réquisitoire.
« Si nous nous réunissons, messieurs, c’est pour éviter le plus court.
— Erreur, colonel ! C’est pour rejoindre le plus court, mais par le chemin le
plus long  ! Des manières de faire qui, en d’autres temps, chez d’autres gens,
n’auraient pas manqué d’être quali ées de juiveries… Est-ce qu’on a
franchement besoin de discuter tout l’après-midi sur un type qui est considéré
comme un criminel de guerre dans son pays d’origine, l’URSS, et dans son
pays d’adoption, la France ? Même sa femme n’en veut plus ! Est-ce que le fait
qu’il pourrisse aujourd’hui à crédit dans une pension portugaise doit nous
émouvoir ?… Qu’il crève ! »
Bernstein prenait maintenant toute l’assemblée à partie. Les tables quadrillées
étaient disposées en arc de cercle, une trentaine de joueurs étaient en train de
gamberger en écoutant la cour, dont l’orang-outang Tartakover, le
professeur  de mathématiques et ex-champion du monde Euwe, le champion
des États-Unis Denker, etc. Il y avait un peu partout des papiers, des journaux
et des livres en désordre. Que ce soient les articles du Pariser Zeitung reproduits
dans le Chess no  71, les témoignages oraux plus ou moins complaisants
évoquant la personnalité impulsive d’Alekhine, quelques vagues éléments
d’enquête relatifs au meurtre de Przepiórka en Pologne ou au suicide par la
faim de Spielmann, des index Brom eld entoilés rouges, des photographies de
Frank et d’Alekhine en train de jouer ensemble à Cracovie. Ces éléments
passaient de main en main comme des pièces à conviction, dans un genre de
procédure amateur.
« Plutôt que d’être ménagé par les politesses du colonel, est-ce qu’Alekhine ne
devrait pas être en ce moment à côté de son copain Frank, sur les bancs des
accusés, à Nuremberg ? Qui sait ? Ils pourraient jouer une petite partie d’échecs
ensemble, juste avant la potence  ! Une partie très allemande, sans juiverie
aucune. Une attaque dragon, peut-être  ? Clairement pas de nimzo-indienne
juive négroïde  ! Oui, une belle attaque dragon bien aryenne  ! Qui s’y
opposerait ? Pas moi ! Je veux bien leur accorder cette faveur, moi… Excusez
ma mollesse. Excusez ma mansuétude. »
La répartie du colonel Brom eld tomba, cassante et egmatique.
« Monsieur Bernstein voudrait peut-être le pendre lui-même ?
— Et pourquoi pas !
— Voilà qui est tout à fait digne de l’esprit sportif qui fait notre réputation.
Ainsi, monsieur  Bernstein aura une nouvelle quali cation  ! Il sera joueur
d’échecs et bourreau. Je pense que notre aimable assemblée peut unanimement
saluer l’étendue de vos talents…
— Pardon, colonel ! Vous en oubliez un ! Et le meilleur, colonel !
— Plaît-il ?
—  Celui d’être un “gros juif ”… c’est tout de même le Dr  Alekhine en
personne qui me l’a découvert, ce talent ! Pensez bien que j’y tiens ! »
Pour donner plus de punch à sa réplique, Bernstein s’était levé. Il se frayait
maintenant un passage pour sortir, bousculant les tables, la salle étant comble
et Bernstein bien en chair. Il ne voulait plus en dire davantage. Il laissait à ce
tribunal le soin de statuer sur le destin d’Alekhine, considérant de son côté
que, après le déshonneur, il ne lui restait que la mort. Tout le South
Kensington Gentlemen Chess Club se tut. Avec cette sortie fracassante,
quelque chose de triste était tombé. La joie insouciante du jeu n’avait plus
cours. Bernstein n’était ni le seul ni le principal coupable. Personne ne lui en
voulait d’être en colère. Le colonel Brom eld tâcha de reprendre sa contenance
en lissant ses moustaches, et se tourna vers Lupi, lequel n’avait pas encore pipé
mot.
« Monsieur Lupi, vous côtoyez le Dr Alekhine à Lisbonne, n’est-ce pas ?
— Oui, colonel.
— Quand l’avez-vous vu, la dernière fois ?
— Juste avant mon départ pour Londres.
— Il savait où vous vous rendiez ?
— Oui, il suit avec attention les actualités échiquéennes.
— Que pense-t-il de ce qu’on lui reproche ? »
Lupi butait sur chaque n de phrase.
«  Alors, je dirais… Il ne comprend pas ou plutôt, il n’a pas la force de
comprendre. Il est ailleurs. Ce qu’il a fait, il ne l’a pas fait. On l’a fait à sa place.
Au pire, se reproche-t-il… Oui, il se reproche d’avoir mal choisi son camp. S’il
était resté en Amérique du Sud, Frank aurait pu s’appeler Eisenhower ou
Churchill. Je pense qu’Alekhine est dans la vie aussi indécis qu’il est implacable
sur l’échiquier. Je sais qu’il pense encore à l’Amérique du Sud, comme s’il lui
fallait revenir à tout prix à Buenos Aires et à son couronnement d’il y a
vingt ans. Il n’est pas capable de reconnaître l’impossibilité d’un tel voyage. Je
ne parle pas seulement de ses compromissions mais aussi de son manque
d’argent, de sa femme qui a coupé les ponts… Quand Alekhine parle de
Capablanca, il en parle comme si celui-ci n’était pas mort à New York. Je crois
qu’Alekhine voudrait mourir. Je crois que, quelque part, il se sent déjà mort.
Oui, lorsque je suis avec lui, j’ai l’impression d’être aux côtés d’un absent. Tout
cela est très emmêlé et je suis désolé de ne pas réussir à mieux me faire
comprendre… Alekhine est brisé. »
Une nouvelle chape de plomb tomba.
Un silence gêné, encore une fois.
Après Lupi, on ne dit plus grand-chose, sinon qu’Alekhine devait se défendre
auprès des autorités françaises pour rejouer de manière o cielle. Il fut un peu
discuté du titre de champion du monde. Qu’en ferait-on ? Ne pouvait-il pas lui
être con squé ? Dans ce cas, à qui échoirait-il ? Personne ne voudrait le porter
sans l’avoir gagné. Le colonel Brom eld pencha pour laisser le temps agir.
Tartakover argua sans ardeur des convictions antisémites bien ancrées
d’Alekhine. Il connaissait l’animal depuis assez longtemps pour en témoigner.
Denker objecta que ce genre de convictions étaient assez partagées, en Europe
et dans le monde, et qu’elles renvoyaient souvent à autre chose qu’aux Juifs
eux-mêmes. Elles étaient la voix de l’impuissance ou de la paranoïa. La voix de
l’aigreur et de l’inculture. N’empêche que la gravité des crimes nazis ôtait
dé nitivement à l’antisémitisme toute banalité, objecta Tartakover. Oui, dit
Denker, sans rien ajouter.
Après, personne ne sut trop quoi ajouter. La boucle paraissait bouclée et
l’équation sans équilibre. Alekhine serait à la fois génie et pitoyable, royal et
odieux, incontournable et méprisable. Euwe avança qu’il était grand temps de
mettre sur pied une fédération mondiale d’échecs capable de trancher les
questions de comportement de ses a liés. Le colonel Brom eld ferait un
président idéal, dit-il.
En n, on délibéra sur « le prix de beauté » du tournoi, c’est-à-dire l’élection
de la partie la plus inventive. Il y avait l’embarras du choix. Les duels
annonçaient un sou e nouveau, un progrès théorique indéniable, une sorte de
maturité un brin froide mais très prometteuse pour l’avenir du jeu. Ironie du
sort, une défense Alekhine remporta les su rages. Tartakover le t remarquer.
On faillit se dédire et puis, non. Si un certain Alexandre Alexandrovitch
Alekhine mourait d’alcool et de honte à Lisbonne, son fantôme continuait de
danser sur les soixante-quatre cases.
Bernstein marchait, lui, à travers South Bank. Ses oreilles bourdonnaient. Il
contourna la gare de Waterloo. Le déblaiement de la ville était loin d’être
terminé. Aussi allait-il dans un tonnerre de pelleteuses, de chariots, de
bulldozers, de scies à métaux et d’a airement d’ouvriers dont le tumulte n’était
pas là pour arranger sa colère. Peut-être Bernstein tempêtait-il trop en lui-
même et le capharnaüm était-il trop grand pour qu’il remarque l’individu qui
avait quitté le club à sa suite, qui n’avait pas vingt-cinq  ans, qu’une grande
tignasse crépue auréolait et dont le visage était émacié, d’un teint hâlé, avec des
yeux e lés qu’on aurait dit d’Asie centrale.
D’aspect débraillé, l’inconnu approchait Bernstein d’un pas lourd, les mains
dans les poches. Devant l’échoppe d’un bouquiniste où le joueur parcourait
une plaquette de poèmes de Vita Sackville-West, il se colla à lui. Il sentait le
tabac froid et la crasse. Il avait peut-être dormi dehors. Il était né à Vilnius,
avait lutté dans le ghetto puis dans le maquis pendant tout le con it. Il savait à
quelle corde pendre Alekhine.
« Si vous me payez le ferry pour Calais, m’sieur, j’irai à Paris bou er chinois. »
Bernstein releva des yeux ébahis.
« Pardon, jeune homme ?
— Je n’ai pas de quoi m’embarquer sur un ferry. J’ai faim.
— Mais en n, qu’est-ce que vous chantez là ?
— Je vous ai écouté au club. Je vous ai bien regardé aussi. Vous blu ez. Votre
colère passera toute seule, m’sieur. La mienne a besoin de sang. Elle a l’habitude
du sang. Vous pourrez m’oublier et reprendre votre vie où la guerre l’a laissée,
mais lez-moi de quoi ! Je m’appelle Yaïch, m’sieur Bernstein. Vous n’êtes pas
obligé de vous souvenir de moi. Je connais un réseau à Paris qui est basé dans
un resto chinois. Ils ont kidnappé un SS que je connais bien et, avec lui, une
armoire remplie de noms de salopards, dont Alekhine. À l’heure où je vous
parle, ils m’attendent. J’appartiens au groupuscule juif qui va tuer six millions
d’Allemands en représailles à nos six millions de frères et sœurs gazés comme
des rats, m’sieur Bernstein. Mais voilà, m’sieur Bernstein, je n’ai pas d’argent
pour traverser la Manche et je ne sais pas nager. Filez-moi de l’argent. S’il vous
plaît. Filez-moi de l’argent pour que je puisse mener à bien votre nakam…
— Mon quoi ?
— Votre nakam, m’sieur Bernstein.
— Je ne connais pas ce mot… On dirait de l’hébreu.
— C’en est, m’sieur. Ça veut dire “vengeance”. »
27

Zabvev avait dressé un bu et qu’il pensait alléchant. Il y avait une conserve


d’œufs de saumon, des éperlans fumés, du pain noir, un pack de bières Jigouli
et, dans un bol en acier, des petits pois noyés dans de la mayonnaise. Zabvev
aussi se pensait alléchant. Il portait un costume à chevrons noir et gris, une
chemise jaune pâle et une cravate à motifs reproduisant le pelage d’un léopard.
Il avait la même sale gueule morbide que dans les forêts de Pskov, c’est-à-dire
émaciée, labourée de trous minuscules qui étaient peut-être les cicatrices d’une
variole ou d’une acné chronique.
Plusieurs fois, au cours de son attente, il dut chasser d’une mandale
vigoureuse un des très nombreux chats qui habitaient son appartement. Ils
tentaient de laper les denrées, tout particulièrement les éperlans et les œufs.
Comme l’impatience du tueur augmentait outre mesure, il démonta puis
remonta son Mauser et le réintroduisit dans son bel étui-crosse en bois. R. se
présenta en n. Il avait trente minutes de retard. De la pluie imprégnant son
imperméable, Zabvev déduisit qu’il pleuvait. Il n’avait pas remarqué.
« Vous ne pouvez pas réparer cette sonnerie, camarade… »
Zabvev ne répondit pas et décapsula deux bières sur le coin de la table. Il en
t glisser une vers le commissaire-inspecteur qui n’avait visiblement pas du tout
le cœur aux réjouissances. R. signi a à Zabvev qu’il n’était pas venu pour boire
une bière. Il n’était pas venu pour manger non plus.
« Bordel de merde, j’ai poireauté un quart d’heure au bord du canal et s’il n’y
avait pas eu cette vieille et son loulou pour m’ouvrir, j’y serais encore ! Oui, je
vais m’asseoir. Voilà, je suis assis. Non, je n’ai pas faim. C’est poussiéreux chez
vous et vous avez trop de chats. Il faut faire le ménage plus souvent. Il faut
arrêter d’adopter si compulsivement des chats… »
Comme plusieurs autres à la Lioubianka, R. avait entendu que Zabvev avait
l’habitude, après chaque contrat, d’adopter autant de chats qu’il avait fait de
victimes. Il se les procurait dans les cimetières parce que ceux-ci en
regorgeaient toujours. La rumeur était troublante. Les esprits en étaient
d’autant plus marqués qu’on ne savait rien des origines de Zabvev. Il était
apparu dans le chaos de la guerre civile et il s’était imposé comme l’un des
assassins les plus discrets et les plus sûrs. On racontait qu’il ne baptisait pas ses
chats mais les appelait tous indi éremment « ses étoiles ».
« … Et puis qu’est-ce que c’est que cette cravate, Zabvev ? Vous vous prenez
pour un artiste ou quoi ? Il va falloir changer, camarade. Il va falloir faire pro l
bas. Mais, n’allons pas trop vite… D’abord, que je vous explique le gros de la
situation. Vous n’avez pas à connaître les détails. Vous intervenez dans le très
particulier mais vous devez rester immergé dans le général. Raison d’État. »
Le peuple soviétique continuait une autre guerre, par d’autres moyens.
L’hydre fasciste était vaincue. Le nouvel ennemi était la vermine impérialiste
capitaliste. Les pouvoirs de destruction avaient changé la donne. Les
a rontements entre les deux superpuissances étaient désormais délégués ou
symboliques, c’est-à-dire qu’on allait nancer des con its lointains dans des
pays sous-développés ou participer à toutes sortes de compétitions sportives
huppées comme la Vasaloppet14. Dans ce contexte, et dans la catégorie des
compétitions huppées, le jeu d’échecs revêtait une importance toute
particulière.
Est-ce que Zabvev suivait ?
Il n’en avait pas l’air.
Il déchiquetait un éperlan avec les doigts.
« Il ne fallait pas m’attendre, si vous aviez faim ! On a convenu d’un rendez-
vous ultracon dentiel, pas d’un déjeuner en amoureux ! Où en étais-je ? Oui,
les échecs comme rayonnement révolutionnaire. Le jeu d’échecs apportant la
preuve de la supériorité intellectuelle soviétique ! Voilà l’enjeu, l’URSS compte
dans ses rangs le prochain champion du monde. Il s’appelle Botvinnik. Il a une
équipe d’analystes avec lui, des préparateurs physiques, des disciples, des
chèques en blanc du Kremlin, mais voilà… »
Zabvev léchait une nageoire, ce qui ne l’empêcha pas d’interrompre son
invité : « Il y a déjà un champion du monde. »
Des écailles translucides, de l’huile brillante et quelque chose comme le jaune
visqueux de la fumaison s’étaient étalés autour de ses lèvres. Il allait aspirer
l’intérieur de la tête aux yeux glauques.
« Il s’appelle Alexandre Alexandrovitch Alekhine. »
Un chat venait d’attraper une nageoire. Il s’était esquivé pour la boulotter
dans un coin.
« Tiens, vous vous intéressez aux échecs ?
—  Pas vraiment, mais j’ai lu un livre de lui. Un jour. Par hasard, si vous
voulez. Une mission dans une forêt. Un livre très bien, d’ailleurs, très spirituel.
C’était vers Pskov, je crois. Non, c’était dans le train entre Pskov et Moscou
mais c’était à Pskov, ou dans les environs de Pskov, que ce livre est venu à moi.
J’imagine que je dois buter Alexandre Alexandrovitch ?
— Non. Mais Alexandre Alexandrovitch doit mourir… »
Ce genre de subtilité ravissait Zabvev.
« Je peux partir ce soir, s’il le faut. »
Zabvev se mit à téter la tête de l’éperlan, jouant de sa langue dans la cavité.
Le faisait-il exprès ?
«  Vous partez ce soir  ! Destination Lisbonne  ! J’ai votre passeport. Tenez.
Votre couverture vous sera précisée lors de votre escale à Berlin. Les couvertures
prennent toujours un peu plus de temps à construire mais prévoyez, cela va
sans dire, une tenue plus consensuelle… »
Il avait lâché le poisson pour le livret rouge que venait de lui tendre R.
« Vous gardez votre nom. Nous n’avons pas eu le temps de vous en inventer
un. Ça urge, Zabvev ! Au boulot, camarade ! C’est capital et c’est top secret ! »
Il s’était levé pour partir.
« Avant-hier, le camarade Botvinnik a envoyé son dé par télégramme via la
fédération anglaise. Le match sera arbitré par un snob de là-bas qui s’appelle
Brom eld. Ça va nous coûter la bagatelle de deux mille cinq cents livres. Le
camarade Staline nous a dit qu’à ce prix-là Botvinnik devait devenir champion
du monde. Nous lui avons répondu qu’il fallait pour cela qu’il batte
Alekhine… Le camarade Staline n’a pas semblé nous entendre. Il nous a répété
que Botvinnik devait devenir champion du monde. »
R. ren lait son imperméable. Il allait sortir.
« Nous nous sommes dit qu’il valait mieux que ce match n’ait jamais lieu. »

14. Course de ski de fond de quatre-vingt-dix kilomètres se déroulant chaque année en Suède, au mois
de mars.
28

Son vase étant brisé, ce fut à l’unique et minuscule éclat restant qu’Alekhine
lut le dé du Soviétique. À haute voix, il s’adressa à ce morceau de porcelaine
triangulaire. Pour souligner le caractère ampoulé du courrier, Alekhine exécuta
une in nité de grimaces et de simagrées. Par exemple, il ne cessa de rajuster
machinalement ses lunettes pour moquer le côté premier de la classe de
Botvinnik. Il pinça ses lèvres et rendit sa voix aiguë, pour singer le jeune âge du
champion. Alekhine gesticula beaucoup, lisant et relisant le même télégramme
o ciel à la même miette de vase…
 
Le 4 février 1946, à Moscou
Docteur A. A. Alekhine,
Je regrette que la guerre ait empêché l’organisation de notre match en 1939.
Mais veuillez recevoir par la présente mon nouveau dé pour le titre de
champion du monde. Avec votre accord, une personne désignée par le Club
d’échecs de Moscou et moi-même allons conduire les négociations avec vous, ou
avec votre représentant, sur la question des conditions d’un tel match,
notamment de sa date et du lieu où il se tiendra.
De préférence, ces questions seront traitées par la British Chess Federation.
J’attends votre réponse, dans laquelle j’espère trouver vos suggestions sur la date
et le lieu où pourrait se dérouler notre match. Je vous prie de télégraphier votre
réponse, avec une con rmation postale adressée au Club d’échecs de Moscou.
Mikhaïl M. Botvinnik
 
…  Impossible de déterminer le nombre de ses relectures. Ses mots se
mélangèrent dans un caquetage railleur. Ils devinrent des gnangnan et des bla-
bla. Ils se transformèrent en un rire qui fut assez puissant pour résonner dans
les couloirs de son étage, glisser le long du grand escalier et réveiller le groom
en train de s’assoupir sur le comptoir de la réception.
29

Avant d’entrer et de s’installer sur une des banquettes en Skaï rouge un peu
raides du Tchang, Yaïch n’avait jamais mangé chinois. Il essaya de manipuler
les baguettes, n’y parvint pas. Il demanda des couverts. Il choisit une soupe
pékinoise qu’il but au bol, sans se servir de la cuiller aux proportions insolites.
Le mets lui parut étrange, sa texture inexplicable, ses ingrédients impossibles. Il
préféra de loin les beignets vapeur fourrés à la crevette aux pattes de poulet
aigre-doux. Bien qu’il ne l’eût pas commandé, le serveur lui apporta un café
avec un gâteau porte-bonheur posé sur la soucoupe. Yaïch cassa la ne pâte en
forme de demi-lune, laquelle contenait un bout de papier et un message.
 

 
Elle était assise à trois tables de lui et elle buvait du thé. Elle était seule, d’une
blondeur criarde et peroxydée. De grands yeux indé nissables, qui étaient
peut-être bleus, peut-être verts. Ils échangèrent un regard furtif.
Elle se leva, se dirigea vers une porte dérobée, près d’un aquarium sans
poisson dans lequel dansaient des algues et des bulles. Yaïch la suivit. Il y eut
un couloir puis une cour pavée avec des pots de eurs remplis de mégots et,
bientôt, le mouvement d’une porte qui, actionnée par un blount, était en train
de se refermer. Yaïch traversa la cour, retint le battant avant qu’il ne se referme.
Après un dédale de couloirs menthe à l’eau, il découvrit un escalier de service
et perçut le martèlement rythmé des talons de la blonde. Il s’engagea. La main
courante vibrait. Yaïch n’accélérait pas. Elle devait avoir trois étages d’avance
sur lui. Lorsque l’escalier se termina, il découvrit un autre couloir et, sur la
droite, une porte dévoilant une pièce jaune. Un boudoir, songea-t-il. Une
alcôve. Une portion d’espace molletonné dédiée aux fantasmes, songea-t-il
encore, sans prêter la moindre attention au manche à balai caoutchouté dans le
porte-parapluie.
La blonde qu’il avait suivie était maintenant assise en face de lui sur un
fauteuil crapaud. Sans le lâcher des yeux, elle ôta sa perruque et dévoila des
cheveux noirs tressés, qu’elle commença à détresser, dévoilant une abondante
chevelure aux re ets bleus.
La porte se referma derrière Yaïch. Un type apparut, dont le visage était
barbouillé d’un liquide rouge qui paraissait être du sang et qui, en e et, était
du sang, pas du sang humain mais du sang de poulet, celui qu’Arcanel et sa
bande de francs-tireurs prélevaient des cuisines du Tchang pour leurs peintures
de guerre, lors des grands jours comme aujourd’hui, ou bien pour se camou er
dans les opérations nocturnes. Entre les deux activistes, la poignée de main fut
musclée.
« Tu t’appelles Yaïch et tu viens du Nakam, c’est ça ?
—  Toi, tu es Jacques Arcanel, dit Jacques le Chinois, du réseau Tchang.
L’assassin de Mross…
— Lui-même, enchanté. »
Il lui présenta la blonde postichée dont les cheveux noirs bouclaient,
rétrécissant son visage, le rendant plus blanc, plus poupin. Avec un miroir de
poche et un mouchoir, elle retirait de ses lèvres son rouge criard. Derrière la
blonde aguicheuse, une jeune lle sage apparaissait.
« Yolande est des nôtres. C’est grâce à elle qu’on peut t’o rir Hoppenrath…
— Si vous saviez comme j’ai hâte de le retrouver.
— Il avait réussi à se recaser dans une ferme près d’un petit bled de Souabe. Il
travaillait en tant qu’ouvrier agricole. Il avait des faux papiers et une nouvelle
vie. L’oubli du passé comme projet d’avenir, quelques potes comme lui pour
parler d’autre chose. Yolande a servi d’appât. Yolande peut appâter n’importe
qui. On l’a ramené à Paris dans le co re de la Traction Avant du père d’Irénée.
Vous vous connaissez de Vilnius, Hoppenrath et toi, c’est ça ?
— Ouais, de Vilnius. En 41, on avait réussi à placer un colis piégé dans sa
voiture. Malheureusement, on n’a pas assez chargé la dose de poudre et il s’en
est tiré. Notre matériel était très précaire. On se servait du salpêtre des caves où
on se planquait. Pourtant, j’avais moi-même sélectionné les bouts de verre.
J’avais moi-même cisaillé les têtes des clous. J’avais fait très attention. Je m’étais
appliqué. J’enrage à l’idée de l’avoir manqué…
— Vous l’avez bien amoché, rassure-toi.
— Tu crois que sa laideur su t à racheter ses crimes ?
— Bien sûr que non.
— Alors ?
— Alors tu vas avoir l’occasion de te venger !
— Nous devons parler a aires, avant.
— Oui, après, tu auras sûrement envie de savourer.
— Parlons.
— Je t’en prie, Yaïch. Assieds-toi. »
Ils s’assirent l’un en face de l’autre. On aurait dit deux chefs indiens en
pourparlers. Il n’y eut pas de calumet mais les volutes de la Gitane Vizir sur
laquelle Yolande crapotait. Petite-bourgeoise, lle d’épiciers du douzième
arrondissement, Yolande avait dix-neuf  ans. Avec Arcanel, elle s’encanaillait
dans les alentours de la rue Saint-Denis et s’enivrait au contact d’une vie plus
sauvage. Elle était tombée amoureuse du résistant pauvre pour le remède qu’il
o rait à son ennui, pour l’aventure et le danger. C’était lui qui lui avait
conseillé de se mettre à fumer.
« Bon… Nakam n’a pas réussi à acheminer la quantité d’arsenic prévue.
— Mince !
— Le transporteur s’est fait pincer sur le bateau qui le ramenait de Palestine.
— Qu’est-ce que Nakam va faire ?
— Nakam abandonne l’idée de contaminer les eaux de la ville de Nuremberg
et passe au plan B.
— Qui consiste ?
— À empoisonner le pain dans la boulangerie d’un camp de prisonniers.
— Lequel ?
— Le Stalag XIII-D.
— C’est à Nuremberg ?
—  Oui. Tous les internés de ce camp sont des ls de pute de SS. Pas de
quartier.
— Malgré ce plan B, vous avez de quoi nous fournir en poison, oui ou non ?
— Pas dans les quantités convenues… Mais vous en aurez su samment pour
tuer des individus ciblés.
— Combien ?
— Pas plus de trois.
— Quoi ? Trois ?
— Je sais, c’est peu…
— Ce n’est rien du tout ! Je compte avec vous ! Si le projet est de buter six
millions d’Allemands, six millions divisés par trois, ça fait deux millions. Vous
vous rendez compte du temps que ça va prendre pour tuer deux millions de
fois trois types ? Il faudra prévoir deux millions d’opérations. Sans compter que
tuer un ou trois Boches demande de plus en plus de précaution, autant de
précaution qu’en tuer mille d’un coup d’ailleurs…
— Jacques, Nakam sait très bien tout cela.
— C’est très enquiquinant.
— Nakam est désolé.
— Pour ce que ça me fait, sa désolation.
— Je ne peux rien vous dire de plus.
— Qu’est-ce que Nakam a pour Tchang ?
— La température de Londres sur le dénommé Alexandre Alekhine, qui est
une personnalité à haute valeur symbolique, et des informations précises le
concernant.
— Tchang va exécuter tous les salopards de l’armoire de Mross, dans l’ordre
de l’armoire de Mross. On s’occupera des célèbres comme des inconnus. Tous.
En faisant honneur au classement alphabétique. Alekhine, c’est A. A. A.
donc…
— Je pense que personne ne s’émouvra trop de sa mort.
— C’est bon à savoir. Tchang ne cherche pas le scandale mais la justice.
— Je vous recommande néanmoins de ne pas le tuer de façon trop sauvage…
— On se servira de l’arsenic. Tchang sait agir à froid.
— Je n’en doute pas.
— Vous savez où il crèche ?
— J’ai avec moi la nouvelle édition d’un répertoire… »
Yaïch sortit de sa poche le Brom eld Chess Players Index de 1946, lequel
arborait toujours sa belle couverture entoilée rouge. Alekhine était la première
entrée de la toute première ligne, à côté de son nom se trouvait une
couronne  (♔) et son lieu de résidence actuel  : Hôtel du Parc, Estoril
(chambre  43), Portugal. Yaïch posa le gros livre sur le guéridon, à côté du
cendrier où Yolande avait écrasé sa Gitane Vizir pour interrompre sa nausée
naissante. Ses yeux pleuraient un peu à cause de la fumée. Elle s’en voulait de
ne pas réussir à supporter le tabac. Sur le livre, Yaïch déposa un pot de yaourt
en verre rempli d’une ne poudre blanche. C’était l’arsenic.
Une fois cette monnaie d’échange délivrée, Arcanel sortit dans le couloir,
si a une mélodie à la mode. À ce signal, deux types maquillés de la même
manière que lui sortirent d’une autre chambre. Ils encadraient Hoppenrath,
qui avait minci du fait d’un con nement qui durait depuis quatre mois et d’un
régime alimentaire assez minimal à base de riz froid. En le tenant par les
aisselles, ils l’introduisirent dans l’alcôve. Curieusement, il n’opposait aucune
résistance. Yaïch lui laissa sa place. On l’assit. En l’apercevant, Yolande se
mordit les lèvres. Elle allait sortir, pressait déjà les accoudoirs du fauteuil
crapaud quand Arcanel lui t signe de rester. Il fallait qu’elle voie.
Elle resta assise en face du condamné. Au moment de son dernier sou e, elle
allait otter pour lui dans les lourdes volutes de sa Gitane Vizir, un peu comme
une fée dans un brouillard. Pour que Yaïch puisse l’étrangler à mains nues,
Arcanel et ses comparses lui lièrent les mains derrière le dossier de la chaise
avec le l du téléphone.
30

Lisbonne, 12 mars 1946
Ma petite maman chérie,
Tu peux être sûre que je ne regrette pas de m’être engagé dans la police !
Si tu savais comme je suis utile à la nation, tu me pardonnerais de ne pas
passer ce dimanche avec toi et de ne pouvoir t’accompagner à la messe. Mais
en n, maman, comme d’informateur je suis passé agent, les responsabilités ne
sont pas les mêmes ! Désormais, je dépends directement du service de propagande
national du Dr Luis Lupi. D’ailleurs, maman, je voulais t’en informer l’autre
jour : depuis l’année dernière, on ne dit plus PVDE (Police de vigilance et de
défense de l’État) mais PIDE (Police internationale de défense de l’État).
Car c’est tout l’Empire ultramarin que nous protégeons !
En ce moment, nous avons à traiter du champion du monde d’échecs. Il s’est
installé dans un hôtel d’Estoril. Crois-moi, c’est un grand péril ! D’abord, c’est
un Russe et les Russes colportent les miasmes de l’anarchie. Ensuite, il voyage
avec un passeport français tout en ayant entretenu des liens avec le courageux
Reich hitlérien. Tu imagines, maman, si une telle gure publique nous était
réclamée  par la France  ? Notre politique de neutralité en prendrait un vilain
coup ! Francisco Lupi (le frère du Dr Luis Lupi, notre chef ) est notre principale
source d’information (à son insu). Nos services de contre-espionnage sentent une
activité inhabituelle autour de lui. Des voyageurs suspects s’installent à Estoril,
dans l’hôtel où il réside. Un certain Pr Zabvev (océanographe) de l’université de
Leningrad, un couple de citoyens français « en vacances » (à Estoril, au mois de
mars  ! Où vont-ils au mois d’août  ?) dont nous savons qu’ils ont commis des
actes de terrorisme pendant l’occupation de Paris et qu’ils sont en lien avec un
groupuscule de fanatiques israélites revendiquant la vengeance armée contre le
pauvre peuple allemand  ! La femme n’a pas vingt  ans et le four à pain grand
ouvert crois-moi qu’elle n’a pas la vertu des femmes de notre terre ! Ne t’inquiète
pas, coûte que coûte, l’ordre sera préservé ! On veille ! À mon idée, la meilleure
façon de calmer la situation serait de faire disparaître le Russe. Crois bien que
j’en ai parlé au Dr Lupi. Si les mouches vous enquiquinent, lui ai-je fait valoir,
fermez le pot de miel… Mais chut !
Laisse-nous faire et dors tranquille, maman chérie !
Excuse-moi auprès du père Fernando pour mes absences répétées à l’o ce. Dis-
lui que mon travail est tourné vers Dieu, comme mes prières. Cette a aire de
virus franco-russe réglée, nous devrions avoir un peu de répit et je pourrai
t’accompagner à Fatima en auto. La Sainte Vierge ne fera qu’une bouchée de tes
rhumatismes ! Nous achèterons des pieds et des mains en cire ! Nous les jetterons
dans le brasier ! Ils fondront avec toutes tes sou rances !
Ton ls qui t’aime d’un cœur ardent,
Benito
 
Post-scriptum : Pense à me garder quelques oranges du verger, tu sais comme je
les aime.
Post-post-scriptum : Cette gourde de Luisa a-t-elle en n reprisé mon chandail ?
Attend-elle que les beaux jours soient de retour ?
31

La nuit de sa mort, faute d’argent pour régler la course entière, Alekhine se t


déposer en taxi devant le monastère des Hiéronymites. De là, le long du Tage,
il marcha jusqu’au quartier de Santos où habitait Lupi. Plusieurs fois, du fait
des pavés mouillés des rues à pic et de ses semelles en cuir, il glissa. Comme
d’habitude, les mouchards le suivaient de loin. Ils étaient chapeautés et
portaient de longs imperméables sales, comme des gestapistes. Combien
étaient-ils à le ler ? Étaient-ils deux ou trois à se relayer ou bien constituaient-
ils une armée aussi innombrable que silencieuse ? Depuis son arrivée, dans une
sorte de nuit continue, Alekhine les assimilait aux ombres de ses cauchemars.
Jusqu’au bout, les relations de ces latures transmises au quartier général de la
PIDE le décriront comme un ivrogne désœuvré.
Une pluie lourde tombait sur Lisbonne. Elle crépitait sur les palmes des
bananiers. Des brumes s’élevaient du grand euve et enrobaient les cargos des
berges. Des feux ottaient au loin, sur l’autre rive et sur les eaux, et toute la
ville paraissait à Alekhine suspendue entre ciel et terre.
Dans son idée, il traversait une zone intermédiaire, quelque chose comme un
pont de nuages menant vers un monde invisible. À Alcantara, près d’un petit
port de plaisance ceinturé d’entrepôts où étaient amarrés des voiliers de sport,
le vent eut un regain, déclenchant une rafale de gouttes sonores sur le bitume.
Alekhine traversa la ligne de chemin de fer. Il rabattit le col de son pardessus
pour protéger son cou. Parti sur un coup de tête et sans parapluie, après un
dîner lugubre dans le réfectoire vide de l’hôtel, Alekhine parvint à
l’appartement de Lupi vers onze heures. Il frappa tant qu’il put. Il n’y avait
personne. S’il avait surpris de la vie dans les immeubles, derrière les fenêtres, au
cours de sa longue marche, celle-ci lui avait paru hors d’atteinte. Épuisé, il se
laissa couler contre le mur et, le corps noyé dans son pardessus, il s’a ala dans
l’escalier. Découvrant cette masse avachie devant la porte de chez lui, Lupi dut
se pencher pour reconnaître son ami.
« Docteur Alekhine ? Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Lupi ! Ah, Lupi ! La solitude me tue… Je veux sentir de la vie autour de
moi. Il me faut de la lumière et de la vie. Encore un peu, juste ce soir ! Oui ? Si
vous saviez comme les ombres me suivent, Lupi, comme elles m’engloutissent.
Je me débats… J’ai usé le parquet de ma chambre à force de faire les cent pas.
Je sais que toutes les fois où je m’immobilise, elles me recouvrent un peu plus
sûrement. Elles sont tapies quelque part. Elles me suivent. Elles sont des sables
mouvants. Elles sont des rats et des insectes rampants. Parfois, elles sont sous
mes pieds et s’ouvrent comme des bouches de poisson.
— Docteur, voulez-vous entrer un instant ?
— Non ! Emmenez-moi au dancing, s’il vous plaît !
— Au dancing ?
— Oui, si je vois danser… »
Rue de l’Espérance, le club de tango.
L’Hipopótamo.
C’était à côté.
Lupi aida Alekhine à se relever, le retint quand il faillit retomber. Par chance,
il n’y avait qu’à descendre la colline. L’enseigne du club était un hippopotame
dessiné de pro l et vêtu d’un tutu. Il semblait rire ou s’escla er. Par une
meurtrière, un vigile aux yeux perçants les inspecta et, parce qu’Alekhine
semblait dans le vague et que son manteau était imbibé de pluie, il faillit les
refouler comme des vagabonds. Mais Lupi portait beau. Ils s’installèrent sur
une banquette tournée vers la piste et le promontoire de l’orchestre.
Longtemps, Alekhine ne sembla pas capable de parler. De très loin, il regardait
les danseurs et les musiciens en sirotant son whisky. Quelque chose
l’enveloppait déjà. Quelque chose qui transformait l’environnement en
brouillard. La voix de Lupi telle qu’Alekhine put l’entendre, dans l’intensité
couvrante de la musique, lui parut venir de très loin.
« Comment préparez-vous votre match contre Botvinnik ?
— Oui, Botvinnik… pâle et dangereux petit tâcheron.
— Quelle attaque prévoyez-vous contre lui ? »
Alekhine lui parla de la défense Caro-Kann et de l’attaque Panov. Son
challenger était célèbre pour sa maîtrise de la partie française, laquelle ne se
prêtait pas du tout à ces variations. N’était-il pas à côté de la plaque, Alekhine ?
N’aurait-il pas pu tout aussi bien invoquer le secours de la magie ou du Saint-
Esprit ?
Il se préparait à un autre match et il regardait, avec une tendresse mâtinée de
mélancolie, les pas de tango des couples sur la piste. Pour une fois, le jeu
d’échecs le détournait de l’essentiel.
« Mais docteur… vous ne vaincrez jamais Botvinnik dans ces eaux ! »
D’un geste ample et las, Alekhine signi a : « Laissez-moi faire ! » Puis, avec ce
qui ressemblait à un sourire, avec ce qui parut être le retour inespéré de
l’insupportable faconde de celui qui portait le titre de champion du monde
depuis dix-neuf ans, il dit : « Vous connaissez ce sentiment, quand vous perdez
mais que, dans une virtualité qui n’existe peut-être que pour Dieu et pour
vous, vous gagnez superbement ? Votre victoire n’a rien à voir avec l’issue du
combat. Elle pourrait être appelée défaite par tous les palmarès o ciels.
Néanmoins, vous gagnez. Oui, Lupi. Vous gagnez. Votre victoire est plus haute
et plus vague. Elle est d’une autre nature. Je crois que je vais jouer là-bas
désormais, à cet endroit… Tiens, plus de whisky ! Et si vous commandiez une
autre bouteille, hein ? Qu’en dites-vous ? »
 
*
 
À onze heures, le lendemain matin, en apportant son petit déjeuner dans sa
chambre, le groom découvrit son cadavre. L’Hôtel du Parc fut à partir de là
traversé par une agitation peu commune à cette période de l’année.
Seul le réfectoire resta calme. Avec ses nappes blanches et ses fauteuils en bois
sombre. Il demeura suspendu dans la déréliction que savent si bien exprimer
les stations balnéaires hors saison. Puisque les pluies de la nuit avaient cessé, on
avait ouvert les travées donnant sur la terrasse pleine de grandes aques noires
miroitantes. Les rideaux de tulle se gon aient à la moindre bourrasque. Ils
donnaient un aspect mouvant aux murs. Quoique toutes les tables fussent
dressées, seules deux étaient occupées. Le russe à l’allure macabre nissait des
œufs au lard et le couple français se partageait une orange. Les trois partaient
aujourd’hui. Ils n’avaient avisé la réception de leur départ que le matin même.
Le professeur prenait un avion pour So a, via Athènes. Le couple embarquait
sur un paquebot pour Alger. En tenant une ermos, la soubrette traversa la
salle. Elle venait de remplir leur tasse de café chaud lorsqu’elle atteignit le hall
d’entrée et vit le groom paniqué.
Il appelait Francisco Lupi. Alekhine l’avait prévenu dès son installation, au
moindre problème, il fallait prévenir son ami Lupi. « Venez vite, senhor Lupi  !
Il est arrivé quelque chose de grave au docteur Alekhine ! »
Quelques secondes plus tard, le Lupi qui se présenta avec trois porte- ingues
n’était pas Francisco mais Luis, autrement dit le grand frère policier et
propagandiste de Francisco. Il portait un collier de barbe. Son manteau était
long, en drap de laine, couleur cannelle. Sa coupe était rigide. À la soubrette et
au groom, il montra sa carte, voulut savoir s’ils avaient touché à quoi que ce
soit dans la chambre, s’ils avaient remarqué quelque chose d’inhabituel au
cours de la nuit ou durant la matinée et s’ils pouvaient à peu près dater ou
expliquer le décès. À tout cela, les deux employés répondirent avec des yeux
ébahis et de petits « non » de la tête. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, rien
remarqué. Ils eurent envie de lui demander comment il était arrivé si vite mais
ils s’abstinrent.
Les porte- ingues gravirent l’escalier menant aux chambres. Leurs pas étaient
lourds et sonores. Ils avaient pour mission de sécuriser les lieux. Lupi resta à la
réception à regarder le réfectoire. Il observa les trois clients qui s’y sustentaient.
Son air devint mesquin. Un sourire cruel se dessina sur ses lèvres. Il demanda à
voir le registre, que la soubrette lui tendit. Dedans, il retrouva le nom du
professeur  d’océanographie Stanislav B. Zabvev et ceux des jeunes mariés
Jacques et Yolande Arcanel (née Meyzaud), ainsi qu’Alexandre A. Alekhine,
arrivé de Gijón, installé en pension complète depuis trois mois, et dorénavant
mort.
C’était une a aire sérieuse, donc une a aire d’hommes. Lupi ne posa ses
questions qu’au groom et oublia la soubrette.
« Personne d’autre que ces trois individus ?
— Sans compter le docteur…
— Je ne parle pas du macchabée.
— Personne d’autre, monsieur l’inspecteur.
— Vous n’avez pas d’arrivée prévue pour aujourd’hui ?
— Non, inspecteur. Au contraire, que des départs…
— Sans blague ! Le spectacle est terminé ! Tout le monde s’en va ! Il ne reste
que les eurs.
— Vous dites, inspecteur ?
—  Rien. J’ai besoin d’un croque-mort et d’un photographe. Après, j’aurai
besoin d’un médecin légiste et d’un plénipotentiaire français. Il me faut un
cercueil, une photo pour la presse, une autopsie et un rapatriement du corps.
En n, tout ça obtenu, j’aurai besoin de vacances. »
Il appela son quartier général, exigea qu’on lui envoie ceci et cela. Son débit
était sec. Il raccrocha brutalement.
« En revanche, je n’ai pas besoin d’un assassin et de deux débauchés… »
Il regardait le réfectoire.
Sa serviette pliée en deux, Zabvev tapotait sur ses lèvres. Il se leva, marcha
d’un pas tranquille, semblant goûter l’enfoncement de ses talons dans la
moquette. En passant devant Lupi, puisque celui-ci le xait, il le salua des
yeux. Zabvev fut assez surpris de l’entendre s’adresser à lui en russe, de surcroît
sans accent. Cette aptitude inattendue ne s’expliquait pas seulement par les
dispositions volontiers polyglottes de l’inspecteur supérieur Lupi, qui était
quadrilingue, mais aussi et surtout par une improbable et néanmoins
indéniable proximité phonétique entre la langue portugaise et la langue russe.
« Professeur Zabvev, n’est-ce pas ?
— Lui-même. À qui ai-je l’honneur ?
— Luis Lupi, police.
— Ai-je fait quelque chose de mal ? »
Lupi savait l’e ort inutile mais puisqu’on se croisait, pourquoi ne pas essayer.
« Je ne sais pas, professeur. Qu’est-ce que vous avez fait ?
— Ce que j’ai fait ? »
L’intonation ne révélait aucun inconfort, au contraire, ce qui caractérisait ce
Russe était un egme odieux, quelque chose qui frôlait l’humour noir. Ce trait
permettait à Lupi de reconnaître un tueur professionnel, quand il en croisait
un.
« Ce que vous avez fait hier, par exemple…
—  J’ai bien peur que ça ne vous passionne pas beaucoup, inspecteur. Je
m’occupe de la décomposition du varech. J’étudie la façon dont ces algues
meurent, sont charriées par les vagues sur des dizaines de milliers de kilomètres
puis pourrissent sur les plages. Il se peut que mes travaux aboutissent à des
conclusions intéressantes sur le plan agronomique. Les algues ont des vertus et
de l’avenir, soyez-en assuré. Elles seront l’engrais qui nourrira les futures
générations de travailleurs. Donc hier, puisque vous me le demandez, j’ai
réalisé des prélèvements pendant toute la journée…
— Et cette nuit ?
— Cette nuit, ma foi, j’ai dormi comme une souche.
— Les algues doivent être épuisantes !
— Je ne vous le fais pas dire !
— Vous nous quittez, paraît-il ?
— Oui, j’aurais tant aimé rester…
— D’autres algues ?
— Oui, d’autres cieux. D’autres varechs.
— Eh bien, je vous souhaite un bon voyage, professeur. »
Zabvev le salua puis s’éloigna sans se presser. Lupi remarqua sa corpulence
noueuse, entre le squelette et le nerf. Puis, captant soudain leurs éclats de rire,
il se tourna vers le couple français. Eux étaient d’une autre race que Zabvev. Il
avait une chance de leur soutirer des informations. Une race moins froide et
moins professionnelle, songea-t-il en marchant vers eux, beaucoup moins
froide et bien moins professionnelle, songea-t-il encore en voyant apparaître le
visage enfantin de Yolande.
Penchés l’un vers l’autre dans un genre de messe basse, ils sourirent à Lupi
comme deux cancres devant un surveillant de cours de récréation. Arcanel était
vêtu d’un pull sans manches vert au col en V, Yolande d’une légère robe rose
pâle sous un cardigan rouge à épaulettes. Arcanel parlait, Yolande baissait
timidement les yeux. Si son caractère s’était enhardi au contact de son époux, si
son tabagisme s’était délié, elle restait la jeune lle bien élevée que ses parents
avaient éduquée dans le respect du travail et de la police.
« Bonjour, inspecteur ! Que peut-on faire pour vous ?
— Me dire ce que vous avez fait hier…
— Ça, sauf vot’respect, ça ne regarde que nous.
— Monsieur Arcanel, je peux compliquer énormément votre voyage.
— Ah oui ?
— Oui, ne faites pas l’imbécile.
— Je peux essayer, inspecteur, mais je suis idiot et Yolande l’est encore plus…
— Qu’avez-vous fait hier ?
— Comme il pleuvait, nous sommes restés à l’hôtel.
— Cela me dit où mais ne me dit pas quoi…
—  Inspecteur, nous sommes deux jeunes mariés dans un hôtel vide. Je
connais mal les mœurs de votre délicieux pays mais en n, chez nous…
— Vous êtes restés dans votre chambre ?
— Oui. En n, non… Nous sommes aussi sortis furtivement pour baiser sur
le billard dans la pièce juste à côté d’ici ! »
Yolande pou a dans son café, aspergea de marron la nappe immaculée.
Jacques était incorrigible.
« Puis-je savoir à quelle heure ?
— Aucune idée. Désolé. Nous n’avons pas pris de photos, non plus. »
Elle continuait de rire mais en masquant sa bouche derrière sa serviette. Des
photos, ils en avaient pris.
« Et cette nuit ?
— Nous avons joué au billard. Nous aimons les jeux de boules et de trous.
— Je n’aime pas tes manières, gamin…
— Moi je vous aime, inspecteur. N’est-ce pas, Yolande, qu’on l’aime ?
— Oui, inspecteur. Nous, on aime tout le monde. »
Lupi faillit éclater, mais il vit son frère débouler dans le hall. Son air était
éperdu. L’appel du groom l’avait tiré du lit.
« Attendez-moi là. Nous n’avons pas ni de causer… »
Comme il s’en allait pour empêcher Francisco de monter seul aux chambres,
il put les entendre parler de son collier de barbe. Tout en amorçant le beurrage
d’un toast, avec un accent parisien caricatural, Arcanel expliqua à Yolande
qu’ils avaient maintenant trop d’entregent chez les « Fi  », au Conseil national
de la Résistance, pour être inquiétés par un ic salazariste avec un collier de
barbe. A-t-on idée de porter un tel truc ? Son toast avalé, il demanda à Yolande
une de ses Gitanes Vizir. S’emparant de l’élégant paquet rouge bordé de blanc,
il lui susurra : « Tu es ma Gitane… », à quoi Yolande répondit : « … Toi mon
vizir.  » Ils s’aimaient pour de vrai. Tout ce qu’ils touchaient se changeait en
chanson.
« Francisco ! Attends-moi…
— Luis, il est arrivé quelque chose au docteur Alex ?
— C’est ni, Francesco.
— Quoi ? Il est mort ?
— Oui, cette nuit…
— Impossible ! On s’est quittés à quatre heures…
— Les légistes détermineront l’heure du décès.
— Comment c’est arrivé ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Nous ne savons pas encore. Les légistes…
— J’y vais !
— Francisco, attends ! »
Ils montèrent l’un derrière l’autre, Luis tentant de passer devant Francisco et
À
n’y parvenant pas. À l’étage, ils découvrirent deux gorilles, chacun d’un côté de
la porte entrebâillée. Le jeune Lupi poussa le battant, dévoilant lentement la
dépouille d’Alekhine. Assis devant une table où se mêlait un désordre
d’assiettes, avec une théière et un plat en inox, la tête du maître était penchée
sur la droite, couchée contre son épaule. Sa main droite était rabattue sur son
entrecuisse et sa main gauche pendait hors du fauteuil, à ras du sol. Autour, des
objets hétéroclites. Là, un gobelet. Là, ses carnets et ses livres, pour la plupart
ouverts ou saturés de bouts de papier déchirés. Les tiroirs fermés du mobilier
de l’hôtel devaient regorger de toutes ces choses minuscules que les disparus
laissent derrière eux et qui les contiennent longtemps, très longtemps après leur
départ. Qui aurait pu deviner, par exemple, dans ce minuscule éclat de
porcelaine bleue, l’unique vestige du vase du tsar et le dernier con dent  du
champion du monde ?
Alekhine avait gardé son manteau et paraissait très maigre, dans ses plis. Au
sens général, sa chambre était surchargée et désordonnée. Cette surcharge et ce
désordre exprimaient les innombrables heures d’angoisse éprouvées entre ces
murs. Le lit n’était pas défait, ses draps étaient d’un blanc de linceul. Francisco
t quelques pas, n’osa pas e eurer sa dépouille.
« “Voilà ce qui arrive aux exilés…”
— Qu’est-ce que tu dis, Francisco ?
— C’est un vers, là… un vers du livre que le maître lisait. »
Francisco venait de se pencher sur le recueil Vers l’exil d’une certaine Margaret
Sotbern qui était posé, ouvert et retourné, sur une petite table à deux étages,
sous le premier plateau, à portée de main du cadavre, juste à côté du morceau
de vase. N’était-ce pas bouleversant d’avoir lu ce vers et d’être mort ainsi,
doublement exilé ? Loin de son pays d’adoption, encore plus loin de son pays
d’origine, indésirable partout.
L’intuition d’un fait exprès apparut à Francisco quand Luis enguirlanda le
photographe pour son retard, quand Luis reprocha à l’un de ses gorilles
nommé Benito l’absence d’échiquier dans ce qu’il appelait « un tableau ». On
allait immortaliser la mort d’un joueur d’échecs champion du monde, se
plaignait-il, et son équipe n’avait pas eu l’idée élémentaire de placer un jeu
d’échecs dans le tableau.
« Vous êtes des amateurs ! Trouvez-moi un jeu, et vite ! »
Benito en trouva un. Il s’agissait d’un plateau percé, les pièces étaient munies
de chevilles de bois. Alekhine s’en servait pour ses études et ses voyages. À sa
vue, l’agacement de Luis s’estompa au pro t d’une sorte d’élan créateur. Il allait
d’un bout à l’autre de la pièce.
« Voilà, placez-le ici, devant lui… »
La mise en scène était à son goût.
Deux explosions de ash.
On l’immortalisa de trois quarts et de face.
« Demain, cette photo fera le tour du monde ! »
Luis aurait presque demandé à Francisco de reproduire une de ses célèbres
parties ou, pourquoi pas, de positionner sa défense du cavalier-roi. En lisant les
journaux, les joueurs d’échecs auraient pris plaisir à rêver du dernier coup que
le champion du monde avait joué, juste avant de mourir. De quelle
combinaison la mort s’était-elle servie pour mater l’invincible Alekhine ?
« Voilà ! Alekhine a les blancs, c’est à lui de jouer… »
Non, il ne jouera plus, pensa Francisco, puisqu’il est mort.
Il est mort, se répétait-il, et il ne jouera plus.
« Francisco… tu veux que je te ramène en ville ? »
Francisco sortit sans lui répondre.
« Alekhine est mort, il ne jouera plus. »
Sans vraiment le décider, dans un état de demi-conscience, Lupi marcha de
l’Hôtel du Parc jusqu’à la berge où quelque chose dans l’immensité du large et
le sou e du vent l’apaisa. La tour crénelée d’une sorte de château fort
appartenant à l’ordre de Malte lui rappela une des dernières parties qu’il avait
jouées avec son idole, et une certaine combinaison de tours dite « en escalier ».
Avec Alekhine, un monde mourait. Sa disparition ne concernait pas
seulement les échecs. Alekhine avait été l’un des derniers représentants d’une
caste de joueurs sans maître, d’aristocrates sans roi, d’individus sans appareil,
d’esprits sans idéologie, de citoyens sans frontières, de rois imaginaires,
d’hommes inassimilés… Maintenant qu’il n’était plus, qui allait jouer ?
À l’avenir, les joueurs seraient des adhérents d’académie, des membres de club
sponsorisé. Ils seraient pilotés par des gouvernements, cernés par leur état civil
et coachés par des préparateurs. Au lieu d’artistes libres et fous, on allait voir
s’aligner des régiments de sportifs disciplinés. Des administrés, maugréa
Francisco. L’art auquel son maître avait dédié sa vie allait disparaître au pro t
d’une sorte de performance logique, laquelle allait s’imposer de façon presque
dé nitive, dans le jeu et au-delà. De quel degré extrême de folie faudra-t-il
disposer, à l’avenir, pour renverser cet ordre ?
Avec la mort d’Alekhine, une page d’histoire se tournait.
En le broyant, le monde s’était métamorphosé.
Francisco rentra chez lui. Il prit le train le long du Tage. Regardant passer la
côte dépeuplée et les villas aux volets clos, il essaya de refouler l’impression de
coup monté que lui avait donnée la chambre. Pourquoi Alekhine n’avait-il pas
ôté son manteau ? Du fait de l’humidité et de l’absence de chau age central ?
Selon toute vraisemblance, rincé par la pluie, Alekhine aurait dû s’empresser de
se dévêtir. Ne chérissait-il pas assez son pyjama et sa robe de chambre  ?
Combien de fois Francisco avait-il joué contre lui dans cette tenue ? Et si son
pardessus servait en réalité à cacher une eur de sang à l’endroit du cœur, et si
cette eur de sang marquait le point d’entrée d’une balle ?
Qui l’avait tirée ?
Stanislav B. Zabvev ?
Jacques Arcanel ?
Yolande Arcanel ?
Son frère Luis ou l’un de ses sbires ?
Et s’ils avaient agi tous ensemble, dans une sorte de collaboration grise ?
Si Alekhine lui-même avait tiré ?
S’il s’était en n servi de son Remington de joueur de poker ?
Et si, au lieu d’une arme à feu, le réseau Tchang l’avait empoisonné ?
Si sa mort était due à la corruption invisible de l’arsenic ?
Le lendemain, rapportant une autopsie très certainement truquée par la
PIDE, les journaux du monde entier racontèrent qu’Alekhine avait toujours eu
l’habitude de manger avec précipitation, sans couverts et avec les doigts. Ils
prétendirent qu’il s’était malencontreusement coincé dans la trachée un énorme
morceau de steak. Il s’était étou é, disaient-ils. Un steak, à cinq heures du
matin  ? Une soudaine fringale nocturne  ? Les restes d’un dîner pour
contrebalancer l’excès de whisky  ? Et s’il s’agissait bien d’un étou ement,
pourquoi cette pose si relâchée et ce visage si paisible ? Quelqu’un qui s’étou e
avec un morceau de viande ne se débat-il pas un brin ? Ne renverse-t-il pas au
moins la table devant lui ?
Le grand public jugea que sa mort était le résultat logique de son délabrement
physique et moral. On y vit le re et des années de guerre, une sorte de miroir
de l’Europe à cette période. Entre son retour de Buenos Aires et la n du
con it, le destin d’Alekhine avait coïncidé de façon troublante avec les
évènements. Mais plus personne ne songeait à se replonger dans la guerre qui
venait de se terminer. Il y avait assez de morts et de ruines pour oublier celles
d’Alekhine.
Pour la communauté des joueurs, la victoire de Botvinnik, de trente ans son
cadet, était de toute façon inéluctable. Il n’avait plus le jus requis. Ses visions
ne le traversaient plus. Pour le prouver, on ressortit quelques parties grossières
livrées en Espagne. On pointa telle ou telle bourde indigne. En était-on si sûr ?
Que faisait-on de son incroyable rage de vaincre  ? Oubliait-on l’insaisissable
violence de son style ? Ce matin du dimanche 24 mars 1946, dans la chambre
43 de l’Hôtel du Parc d’Estoril, il n’en restait peut-être plus grand-chose. Il
avait été le seul champion du monde à avoir perdu puis reconquis son titre de
champion du monde. Il était désormais le seul champion du monde à être
mort champion du monde.
32

Le gouvernement français ne voulut régler ni son rapatriement ni son


enterrement. Les plénipotentiaires de l’ambassade arguèrent n’avoir pas reçu la
moindre consigne le concernant. Alekhine patienta quatorze jours dans un
tiroir réfrigéré. Finalement, presque pour libérer de la place, on l’enterra avec
une bénédiction de principe, dans un cimetière réservé aux étrangers. Le club
d’échecs de Lisbonne lui paya une croix orthodoxe sommaire et une couronne
de eurs en forme de cavalier. Francisco prononça un petit quelque chose qui
devint par la suite un article intitulé « Le roi brisé15 ».
Alekhine dut attendre onze ans avant de pouvoir reprendre ses voyages. Parmi
les moyens de transport les plus remarquables qu’il emprunta après trépas, il y
eut un corbillard et un astéroïde. Le corbillard fut une camionnette Renault
1 000 kg noire anquée de rideaux mauves à franges mordorées. En 1956, elle
le conduisit de Lisbonne à Paris où l’attendaient des représentants de la
Fédération internationale d’échecs, d’immenses joueurs comme les futurs
champions du monde Petrossian et Spassky (Botvinnik était encore le tenant
du titre), ainsi que des o ciels de premier ordre, français et soviétiques. On lui
rendit un hommage pompeux. Sur sa stèle, on avait installé un bas-relief le
représentant et, sur sa pierre tombale, un quadrillage en marbre rose et gris où
il était envisageable de placer des pièces et de jouer une partie. Peu de femmes
étaient présentes, à l’exception notable de Grace. Après s’être éclipsée en serrant
sa canne d’une main, en s’agrippant de l’autre au bras d’Adélaïde, elle reparla
de lui, de ce qu’il avait été et de ce qu’il allait être.
« Après tout, c’est une bonne chose qu’il soit revenu ! Tisha aura joué la plus
belle partie de sa vie à Paris, entre sa victoire contre Capa et notre dernier
voyage en Amérique du Sud. Pendant dix ans, il aura été pleinement lui-même.
Je peux le revoir traverser la Seine pour se rendre au Palais-Royal. Je peux le
revoir s’asseoir au milieu de ses admirateurs, près de son espèce de guinguette
dont il comparait le toit aux oignons des églises de son pays. Il faisait ce qu’il
aimait faire : il jouait, il buvait, et il donnait des conseils… Qui sait ? Dans les
sous-sols de cette ville merveilleuse, il retrouvera peut-être assez de ses
souvenirs heureux pour mater la mort et revenir nous rendre visite ! »
Grace mourut l’année suivante. Elle fut enterrée avec lui.
 
*
 
Depuis longtemps, le kiosque vert et blanc qui louait les échiquiers du jardin
du Palais-Royal n’existe plus. Les joueurs d’échecs parisiens ont désormais leurs
habitudes au jardin du Luxembourg. Ils jouent des parties rapides et
ultrarapides. Ils disposent de pendules tactiles. Sur des ordinateurs, ils ont
épuisé les variantes de telle ou telle position grâce à des logiciels infaillibles.
Plusieurs, parmi la foule fantasque et bruyante qu’ils composent, m’ont a rmé
sans ciller que certains soirs, au Palais-Royal, au moment où le soleil tombe
dans la rue de Montpensier, derrière l’aile ouest de l’enceinte, près de la
fontaine centrale, à l’endroit exact où la dernière parcelle de lumière disparaît
dans l’ombre, on peut entendre Alekhine parler.
«  Je suis devenu une étoile. Les astronomes disent “planète mineure” ou
“astéroïde”, mais cela reste un genre d’étoile. Une étoile qui ne brille pas, pour
être tout à fait précis. C’est qu’un astéroïde a été nommé en mon honneur  !
L’astéroïde no 1909. L’astéroïde Alekhine. Il est situé sur la ceinture principale,
c’est-à-dire dans le premier désordre des milliards de milliards de miettes qui
tournent autour de notre système solaire, à des milliards de milliards de
kilomètres de ce merveilleux jardin. Je suis une des miettes perdues dans la
matière noire, voyez-vous. À l’instant où je vous parle, je plane au-dessus de
vous. J’aurais obtenu cette transformation cosmique… Ça, et le nom d’une
défense ! »
La nuit tombe et les si ets des gardiens retentissent. Je dois me lever et m’en
aller. Bientôt, une à une, les lourdes grilles aux èches d’or se refermeront sur le
jardin. Les derniers mots d’Alekhine seront orphelins. Il ne restera plus
personne pour l’écouter, que les tilleuls taillés au cordeau et les parterres.
« Voulez-vous savoir comment elle fonctionne, ma défense ? Ce n’est pas très
compliqué. Vous n’avez même pas besoin de connaître les règles ! Il vous su t
d’en retenir l’esprit ! Les blancs attaquent en poussant leur pion roi (e4), vous
les menacez aussitôt avec votre cavalier (Cf6). Votre adversaire s’avance alors
loin de sa base (e5), pour poursuivre votre cavalier d’une part, pour occuper
plus largement le centre de l’échiquier d’autre part. Il vous oblige à fuir, vous
fuyez. Lui, en croyant s’imposer, s’est en fait exposé au risque d’un
contournement de sa ligne par l’arrière. Votre cavalier, il n’a pas pu s’empêcher
de le persécuter et, de là, il a préparé sa propre perte… Voilà. Personne n’y
avait pensé avant moi. »

15. Voir note 1, p. 44.


ARTHUR LARRUE
La diagonale Alekhine
Champion du monde, Russe blanc naturalisé français,
Alexandre Alexandrovitch Alekhine joue sa vie comme
ses parties d’échecs, en allant de victoire en victoire et
de continent en continent. Pourtant, à Buenos Aires en
1939, la guerre le rattrape. Il est mobilisé et sommé de
rejoindre Paris, d’où il assiste à l’e ondrement de son
pays d’adoption. Voilà Alekhine otage des nouveaux
maîtres de l’Europe qui, trop heureux de disposer de sa
célébrité et de son aura, l’instrumentalisent. Il
collabore, s’acoquine avec Hans Frank et Joseph
Goebbels, participe aux tournois des territoires du
Reich. De joueur, il devient joué. Les unes après les
autres, ses pièces maîtresses lui échappent : Grace, son
épouse, et les grands maîtres juifs persécutés, ses
meilleurs rivaux, comme Spielmann, Rubinstein,
Przepiórka… Lorsque la guerre se termine, il a trouvé
refuge dans le Portugal dictatorial de Salazar. Seul
contre tous, l’imbattable champion joue sa dernière
partie.
 
Arthur Larrue est l’auteur des romans Partir en guerre
(Éditions Allia, 2013) et Orlov la nuit (Éditions
Gallimard, 2019). Dans La diagonale Alekhine, il
redonne vie à l’un des plus grands joueurs d’échecs de
l’histoire.
Cette édition électronique du livre
La diagonale Alekhine de Arthur Larrue
a été réalisée le 1er mars 2021 par Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage,
(ISBN : 9782072903540 - Numéro d’édition : 369254). Code sodis : G04531
- ISBN : 9782072903571.
Numéro d’édition : 369257.

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