Bagf 0004-5322 1991 Num 68 4 1588

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Bulletin de l'Association de

géographes français

Le blé du Sahara peut-il contribuer à l'auto-suffisance de l'Algérie ?


(Can the wheat grown in the Sahara contribute to algerian food self-
sufficiency ?)
M. Daniel Dubost

Résumé
Résumé. — Le déséquilibre alimentaire de l'Algérie est à l'origine des projets de mise en valeur des terres sahariennes,
promues au rang d'un nouvel El Dorado, l'idée - en partie inspirée du modèle de l'Arabie Saoudite - étant de produire du blé. Il
s'agit d'une médiocre affaire commerciale, le prix à payer en matière d'aménagement étant très coûteux, sans compter qu'à la
dépendance alimentaire se substitue une dépendance technologique. Seuls des projets agricoles intégrant le contexte
économique algérien, et les ressources humaines, sont susceptibles de favoriser un développement socialement équilibré.

Abstract
Abstract. - The food deficit from which Algeria is suffering is at the root of the projects for the development of Saharan land.
This area has become, in the minds of its promoters, a new wheat-producing El Dorado, and its development is inspired by the
Saudi Arabian example. It is however a rather poor commercial enterprise - the development costs being very high - together
with the fact that the country is replacing a dependence on food import with a dependence on imported technology. Only
agricultural projects integrating the Algerian economic and human ressources context can favour a socially balanced
development.

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Dubost Daniel. Le blé du Sahara peut-il contribuer à l'auto-suffisance de l'Algérie ? (Can the wheat grown in the Sahara
contribute to algerian food self-sufficiency ?). In: Bulletin de l'Association de géographes français, 68e année, 1991-4 (
septembre). pp. 311-320;

doi : https://doi.org/10.3406/bagf.1991.1588

https://www.persee.fr/doc/bagf_0004-5322_1991_num_68_4_1588

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Bull. Assoc. Géogr. Franc., Paris, 1991 - 4

Daniel DUBOST *

LE BLÉ DU SAHARA PEUT-IL CONTRIBUER À


L' AUTOSUFFISANCE DE L'ALGÉRIE?
(CAN THE WHEAT GROWN IN THE SAHARA CONTRIBUTE TO ALGERIAN
FOOD SELF-SUFFICIENCY?)

RÉSUMÉ. — Le déséquilibre alimentaire de l'Algérie est à l'origine des projets


de mise en valeur des terres sahariennes, promues au rang d'un nouvel El Dorado,
l'idée - en partie inspirée du modèle de l'Arabie Saoudite - étant de produire du
blé. Il s'agit d'une médiocre affaire commerciale, le prix à payer en matière
d'aménagement étant très coûteux, sans compter qu'à la dépendance alimentaire se
substitue une dépendance technologique. Seuls des projets agricoles intégrant le
contexte économique algérien, et les ressources humaines, sont susceptibles de
favoriser un développement socialement équilibré.
ABSTRACT. - The food deficit from which Algeria is suffering is at the root
of the projects for the development of Saharan land. This area has become, in the
minds of its promoters, a new wheat-producing El Dorado, and its development
is inspired by the Saudi Arabian example. It is however a rather poor commercial
enterprise - the development costs being very high - together with the fact that
the country is replacing a dependence on food import with a dependence on
imported technology. Only agricultural projects integrating the Algerian economic and
human ressources context can favour a socially balanced development.

Mots clés: Algérie, Sahara, développement agricole, irrigation.

Vouloir cultiver les zones arides est un paradoxe, puisque l'eau y est
particulièrement rare et que les plantes en sont d'exceptionnelles
consommatrices: un arbre isolé, même sous nos climats, peut évaporer 500 1 d'eau
par jour, et un palmier adulte transpire en moyenne 800 l/j au mois de
juillet à Adrar. Au Sahara (moins de 1 50 mm de pluie en moyenne), il faut
nécessairement apporter toute cette eau par l'irrigation, car les pluies sont
trop irrégulières pour rentrer dans les calculs.de l'agriculteur. Avec les
méthodes traditionnelles d'arrosage, l'efficacité ne dépasse pas 50 %, ce
qui augmente d'autant les besoins en eau.

Faculté des Sciences, Université d'Angers, et URBAMA, U.R.A. 365 du C.N.R.S., Tours.
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1 . Quand les profits capitalistes démentent les prévisions écologiques

Dans le désert algérien et tunisien, les principales ressources en eau sont


souterraines et fossiles, donc limitées et en grande partie non
renouvelables. On pourrait croire que dans ces conditions c'est faire un très
mauvais choix que d'y concevoir des projets agricoles, et qu'il vaudrait mieux
se limiter à des activités économiques moins gourmandes (industrie légère
ou tourisme). Cette logique, que nous pouvons qualifier d'écologique, était
défendue dans les années 70 par X. de Planhol et P. Rognon (1 ) qui
calculaient que dans les vingt ans à venir le mètre cube d'eau rapporterait
180 fois plus dans l'industrie chimique (entre autres) que dans l'agriculture.
La logique strictement économique est différente: tant que les dollars
investis y trouveront un profit convenable, l'activité agricole des zones
arides se maintiendra. Les Etats-Unis donnent l'exemple. Malgré la baisse

Tableau 1 - Principales productions agricoles et importations alimentaires en 1988.

Produits production besoins besoins importations coût


(1 000 t) kg/h/an (1 000 t) (1 000 t) (millions US $)

Céréales 1 771 201,6 4 806 4 391 * 666


Sucre 115 31,4 748 698 169
Huile 8 12,5 298 260 130
Légumes secs 70 6 141 90 40
Café 71 185
Thé 3,3 7,5
Lait 585 97,9 2 334 160 260
Viande bovine 166 13 309 9,5 16,4
Poulets 57 2,4 57 néant

* Toutes céréales confondues, y compris celles destinées à l'alimentation du bétail.

Population en 1988: 23 841 000 habitants (probablement 25 millions en 1990).


Population active: 5 366 000 (dans l'agriculture; 1 379 000, soit 25,7 %).
Terres cultivées: 7 540 000 ha, soit 0,31 ha/habitant
Terres irriguées: 1972: 240 000 ha
1982: 280 000 ha
1988: 360 000 ha, dont Sahara 60 000 ha
Exportation des hydrocarbures: 8 milliards de dollars.
Total des importations: 7,5 milliards de dollars.
Importations agricoles : 2,5 milliards de dollars.
Importations d'aliments (sauf poisson): 1,8 milliard de dollars.
Exportations agricoles : 34 millions de dollars (vin 60 %, dattes 25 %, olives, pommes de
terre).
Sources: Annuaire FAO de la production, vol. 42 (1988) et Annuaire FAO du commerce,
vol. 42 (1988); Allaya et al., 1988 (2).
DU BLÉ AU SAHARA? 313

drastique des ressources en eau de l'Arizona et d'ailleurs, malgré les


problèmes de pollution ou de salinisation (comme dans le fleuve Colorado),
l'agriculture américaine connaît un considérable essor dans les régions
chaudes et sèches, connues sous le nom de sun-belt.
L'exemple américain a fait des émules dans le Vieux Monde, et en
particulier en Arabie Saoudite et en Libye. Aujourd'hui, les séoudiens, il est vrai
peu nombreux, sont exportateurs de blé et de dattes. Ils construisent à
tout va des silos pour stocker une production excédentaire. La Libye, après
avoir doublé sa production, a choisi finalement de conduire ses réserves
d'eau saharienne vers le littoral, par un grand « Fleuve artificiel». Ces deux
pays ont, avec un certain succès, comblé leur déficit alimentaire en
exploitant à fond et sans inquiétude excessive des ressources en eau qui dataient
du Quaternaire, et que seul un changement climatique considérable
pourrait un jour remplacer. C'est ce qu'on appelle l'exploitation minière des
ressources en eau.
Les autres pays du Maghreb, et en particulier l'Algérie qui dispose d'assez
importantes réserves d'eau souterraine, ont-il quelques chances de
réussir le même pari?

2. Un problème national en Algérie: le blé

Avec probablement 25 millions d'habitants en 1990, et l'échec patent


d'une politique dite de démocratie populaire, l'Algérie d'aujourd'hui se
réveille avec les mêmes problèmes que les pays de l'Est. Elle tente,
actuellement, de revenir au libéralisme économique et à la démocratie politique,
pour trouver des solutions à l'extrême précarité de sa situation
économique et sociale.
Les recettes pétrolières qui sont passées de 1 2 milliards de dollars en
1985 à 8 milliards en 1988, une dette de 21 milliards de dollars avec un
service annuel de six milliards, un chômage qui frappe le quart de la
population active (200 000 jeunes arrivant sur le marché de l'emploi chaque
année pour 80 000 emplois créés), voilà qui constitue la toile de fond d'une
situation explosivie. Mais, en plus d'une industrie qui tourne au ralenti et
d'un commerce désorienté, l'insuffisance de la production agricole est sans
doute ce qui inquiète le plus les responsables politiques.
Les importations de produits agricoles ont constitué le tiers des
importations totales en 1 988, et les produits alimentaires en représentaient le
quart. Parmi les produits indispensables, les céréales représentent le poste
le plus important, car l'Algérie en année moyenne ne récolte que la moitié
de ses besoins. Il faut donc importer ce qui manque, soit au moins deux
millions de tonnes. Il faut également acheter de la viande, et surtout du
lait, dont on produit seulement le quart des besoins, 50 % des légumes
secs, la presque totalité du sucre, de l'huile, du café. Malgré toutes ces
dépenses, les besoins ne sont pas couverts en totalité et on risque de voir
la ration alimentaire moyenne, évaluée ces dernières années à 2 700
calories, régresser, ce qui signifie des situations de sous-alimentation pour des
catégories accrues de la population.
314 D. DUBOST

Les exportations sont réduites à presque rien: du vin, des dattes


parfois, de l'huile d'olive dans les bonnes années.
En revanche, la libération du commerce des fruits et légumes, et une
certaine spéculation permise par des prix rémunérateurs, ont donné un
dynamisme remarquable à ce secteur. Les mises en marché pour ces
produits sont maintenant satisfaisantes, encore que les prix soient en
permanence très tendus. Les élevages de poulets de chair et la production d'œufs
sont en plein essor, mais il faut importer la base alimentaire, c'est-à-dire
des céréales supplémentaires.
Il n'y a finalement aucun changement notable par rapport à la situation
analysée en 1980 par G. Mutin (3). Le déséquilibre agricole principal tient
à l'insuffisance des céréales et des fourrages. Les rendements céréaliers
ne dépassent pas 10 quintaux en moyenne sur les terres non irriguées.
En théorie, il faut au moins 6 000 calories/équivalent végétal par jour, soit
2 kg de grain, pour nourrir une personne adulte. Avec les rendements
obtenus en Algérie, chaque hectare ne peut nourrir que 1 ou 1 ,5 personne. Or,
on ne dispose aujourd'hui que d'un tiers d'hectare par individu. Il faut donc
augmenter le potentiel de production. En supposant que les rendements
moyens des terres non irriguées soient entièrement dus aux conditions
climatiques, il ne reste que la solution d'agrandir les surfaces irrigables. C'est
ce que l'Etat (4) tente de réaliser avec sa politique de grands barrages dans
le Tell et ses projets de mise en valeur des terres sahariennes, inspirés en
partie par les succès connus en Arabie Saoudite.

3. Irriguer 40 000 ha nouveaux pour produire 280 000 t de céréales

La question principale qui se pose est celle des disponibilités en eau. On


sait qu'aujourd'hui les oasis algériennes représentent environ 60 000 ha
irrigués et que l'essentiel des capacités productives agricoles est
constitué par 7 millions de palmiers dattiers qui produisent certainement moins
de 1 50 000 tonnes de dattes. Ces 60 000 ha sont irrigués par environ
24 m3/s d'eau, obtenus pour une très faible part des crues des oueds
(barrages de Djorf Torba sur la Saoura et de Foum El Gherza près de Biskra,
Mzab, Laghouat, Hoggar, pas plus de 2 à 3 m3/s), et tirés pour le reste
des réserves contenues dans deux systèmes aquifères, l'un dans le
Continental Intercalaire du Crétacé inférieur, l'autre dans le Complexe Terminal
du Sénonien (Crétacé supérieur) au Mio-Pliocène.
Actuellement, le Continental Intercalaire est exploité sur ses
affleurements sud par des foggaras (4 m3/s) et par des forages artésiens (El Goléa,
Ouargla, Oued Rhir), ou bien encore par pompage comme à Ghardaia
(60-80 m). Après la campagne de forages de ces quatre dernières années
(1986-1990), on doit avoir mobilisé au total près de 19 m3/s.
Le Complexe Terminal, qui se confond avec la nappe sous-jacente à
l'ouest de la dorsale mozabite, constitue un bassin nettement séparé à l'est.
Les eaux contenues dans les calcaires de la fin du Secondaire (Turonien,
Sénonien), ou dans les sables du Mio-Pliocène, sont encore artésiennes
DU BLÉ AU SAHARA? 315

dans le nord de l'Oued Rhir et du Souf . Elles servent à irriguer la plus grande
partie des palmeraies de l'Oued Rhir et des Ziban (25 000 ha), en
particulier les plantations de palmiers deglet nour. On peut penser qu'aujourd'hui
on extrait 1 5 m3/s au total du Complexe Terminal.
Les deux réservoirs principaux fournissent donc autour de 34 m3/s d'eau
d'irrigation. Les hydrogéologues (BRGM), qui ont étudié le comportement
des systèmes par simulations informatisées, pensent qu'on peut
atteindre de 42 m3/s (hypothèse basse) à 58 m3/s (hypothèse haute)(5). On
considère qu'on ne peut exploiter ces gisements selon les mêmes critères que
des nappes plus circonscrites, à recharge annuelle, et qu'il est possible
d'entamer les réserves moyennant des limites d'ordre technique et
économique, en particulier en limitant à environ 60 m les profondeurs maxima
de pompage, et en conservant au maximum les régions d'artésianisme.
Le suivi des rabattements des nappes devrait s'effectuer en permanence,
maille par maille.
En supposant que la moitié de ces ressources soit affectée à la
production de céréales, par exemple du blé en hiver et du sorgho ou du mil en
été, qui exigent environ 0,6 l/s de débit fictif continu, on pourrait
envisager l'irrigation de 40 000 ha (pour 24 m3/s). Ces 40 000 ha représentent
un peu plus de 10 % des superficies aujourd'hui irriguées dans l'Algérie
entière. En tenant compte des deux cultures possibles dans l'année, à
40 qx/ha on obtiendrait 1 60 000 tonnes de blé supplémentaires (quasi
l'autonomie en farine pour les Sahariens), et à 30 qx/ha, 1 20 000 tonnes
de mil, lequel semble mieux adapté que le sorgho en culture d'été. Au total,
l'apport serait de 280 000 tonnes, soit entre 1 0 et 1 5 % du déficit annuel.
On comprend que de telles perspectives soient tentantes pour un pays aux
prises avec des problèmes alimentaires graves.

4. Avantages et inconvénients des «champs de blé sahariens»

Du point de vue strictement agronomique, le blé est une des cultures


les mieux adaptées au Sahara. Il pousse bien en hiver et il germe dès que
la température dépasse 0°C. Il résiste sans problème aux froids sahariens.
Son port de graminée lui permet d'utiliser au mieux la lumière à toutes les
heures de la journée. Sa culture, d'octobre à mars, se fait exactement au
cours de la période la moins aride, avec seulement 6 000 m3/ha d'eau.
C'est, parmi les cultures sahariennes, un excellent utilisateur des
ressources en eau: à 6 t/ha, il faut 1 m3 d'eau pour obtenir 1 kg de blé, soit
3 000 calories. Le palmier dattier qu'on dit si parfaitement adapté au désert,
et qui produit dans le meilleur des cas 6 t de dattes/ha, aura besoin d'au
moins trois fois plus d'eau (18 000 m3/an), soit 3 m3/kg de dattes, pour
un nombre identique de calories. Le mil, cultivé en été, est encore plus
gourmand en eau (4 m3/kg de grain), mais il faut le considérer comme une
deuxième culture, favorisant l'amortissement des installations.
On sait enfin que les cultures céréalières sont celles qui sont le plus
parfaitement mécanisées. Cette mécanisation est d'ailleurs indispensable à
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la rentabilité du système, car les travaux (semis, traitements, récoltes)


doivent être exécutés en temps et heure. C'est donc une méthode de
production qui exige de lourds investissements en matériel perfectionné, mais
emploie peu de main-d'œuvre ouvrière.
Ce sont justement ces caractéristiques qui sont les plus gênantes dans
la mise en œuvre de tels projets. La construction des forages, l'irrigation
par rampes pivotantes, les outils de production (tracteurs, semoirs,
moissonneuses-batteuses, engrais, pesticides) sont autant de
composantes sophistiquées dont toutes les bases sont importées. On remplace
finalement une dépendance alimentaire, constituée par des céréales dont la
production est aujourd'hui pléthorique et commercialisée à vil prix, par une
autre, à base de technologie coûteuse. Le prix à payer pour
l'aménagement est finalement très élevé: 100 000 F à l'hectare, avec un coût de
production du kilo de grain bien supérieur (plusieurs fois, mais cela dépend
évidemment des rendements obtenus) au cours mondial.
L'autre critique essentielle, c'est qu'ayant ainsi lancé une agriculture
qu'on peut qualifier d'enclave dans le système socio-économique local,
on récupère peu de valeur ajoutée sur les nouvelles terres conquises par
l'irrigation. Sans brise-vents, sans aménagements urbains et sans
installation durable des populations, les zones irriguées peuvent disparaître dès
que les conditions économiques changent et deviennent moins
intéressantes. Il s'agit en réalité d'une mise en valeur plus ou moins itinérante, qui
va changer de place lorsque les niveaux piézométriques vont se rabattre
ou que les terres vont devenir plus salées (6).
En ne recherchant que la production, on fait un calcul économique
privilégiant le capital aux dépens du foncier, et on néglige les ressources du
travail des hommes de la région. A notre avis, il s'agit d'une médiocre affaire
commerciale et d'une méprise stratégique dans un pays en proie au
chômage. C'est enfin une conception à court terme de la mise en valeur et
de l'utilisation des ressources naturelles. Voyons ce qui s'est réellement
passé au cours de la période 1985-1990, en particulier depuis la
promulgation de la loi d'APFA.

5. Les résultats des premières tentatives de la période 1985-1990

Plus encore que les autres régions, les oasis, transformées par les
équipements publics, l'industrialisation et l'urbanisation (7) ont connu une
longue période de désaffection agricole, jusqu'à ce que le gouvernement
algérien décide de remobiliser leurs potentialités. Il a d'abord édicté une
loi donnant l'accès à la propriété foncière des terres mises en valeur (loi
d'APFA d'août 1 983), et lancé un programme de mise en valeur à grande
échelle par des rampes-pivots d'irrigation, inconnues jusqu'alors. Il a
d'ailleurs lui-même importé plus de 1 50 rampes (5 000 ha de capacité), dont
40 pour établir 2 000 ha de fermes-pilotes dans le Gassi Touil. Les autres
ont été revendues à des entrepreneurs privés (Guerara) ou publics
(entreprises de wilaya).
DU BLÉ AU SAHARA? 317

Depuis 5 ans, la loi d'APFA a provoqué des changements considérables


et parfois surprenants quand on les compare aux capacités traditionnelles
existantes. D'après un bilan officiel de fin 1989, on aurait attribué près
de 200 000 ha dans les wilayate sahariennes à environ 50 000
bénéficiaires. Sur les 200 000 ha, 80 000 auraient été mis en valeur (?) et
seulement 57 000 mis en culture, dont 3 500 ha emblavés et irrigués par
rampes-pivots et 7 900 ha plantés de palmiers dattiers. Les 3 500 ha
restants (non identifiés dans les statistiques) sont sans doute des parcelles
de maraîchage ou des parcelles mixtes à vocation mal définie. Les 3/4 des
terres mises en valeur sont situés dans la région de Ouargla-EI Oued et
autour de Guerara et Adrar (8).
Les chiffres que nous venons de citer montent bien qu'il n'y a aucune
adéquation entre les projets de mise en valeur, les ressources en eau et
les besoins alimentaires. Pour les superficies en céréales, par exemple, sur
les 3 700 ha recensés, 2 000 tiennent au projet d'Etat de ferme-pilote dans
le sud de Hassi Messaoud. On s'aperçoit aussi que le maraîchage et le
palmier dattier tiennent encore la première place dans les projets. Les
80 000 ha de mise en valeur sont comptabilisés ainsi parce qu'un puits
ou un forage ont été pratiqués, sans réellement savoir si l'eau est
suffisante. D'ailleurs, la wilaya de Biskra qui ne dispose d'aucune réserve d'eau
notable est celle qui s'est montrée la plus gourmande en terres,
probablement parce que c'est aussi la plus peuplée.
On assiste ainsi au plus grand désordre, et on doit s'attendre à des
pertes économiques considérables: puits improductifs, forages ratés,
rabattements de nappes, irrégularité des ressources en eau. Comme on le voit
déjà, ici ou là, on doit craindre également des troubles dus à la
concurrence pour les terres et l'eau, et même pour la maîtrise de tel ou tel
marché. Est-il possible de remédier à une telle situation?

6. Plaidoyer pour une autre stratégie

Avec les deux millions de kilomètres carrés du Sahara, l'Algérie dispose


d'un espace immense qu'elle a su, depuis vingt ans, raccorder au
territoire national et intégrer à la nation. Les réseaux routiers et aériens, les
télécommunications, l'électricité et l'ensemble des services (écoles,
hôpitaux), en ont fait un espace plutôt bien maîtrisé et ouvert à l'activité
humaine.
Celle-ci s'organise dans des microrégions, les oasis, qui ont toujours
fonctionné comme de petites villes auréolées de leur terroir cultivé. La
palmeraie, qui était autrefois la seule véritable assurance contre la famine, était
alors inséparable des ksour. Un calcul simple indique que la proportion était
en moyenne de 5 palmiers par habitant (ce qui donnait entre 1 50 et 200 kg
de dattes par personne dans les meilleurs cas). Mais l'agriculture n'a jamais
été, pour autant, la vraie richesse des oasis (9) qui vivaient
essentiellement du commerce. Celui-ci fut florissant au Moyen-Age, parce que les
ksour étaient autant de ports sur les pistes des caravanes échangeant avec
l'Afrique noire les marchandises diverses, l'or et les esclaves. Ce grand
318 D. DUBOST

négoce s'est doucement éteint pour ne laisser qu'une activité réduite de


troc avec les nomades éleveurs ou marchands (grains, sel, viande séchée,
dattes).
Aujourd'hui, les véritables ressources des oasis sont, suivant les cas,
d'ordre stratégique ou géopolitique (Djanet, Tamanrasset, Tindouf ),
industriel ou minier (Hassi Messaoud, Ouargla, Hassi R'mel, Hoggar),
commerçant ou dispensateur de services (Biskra, Ghardaia, Béchar, El Oued),
touristique (Taghit, Béni Abbès, Timimoun, Mzab) et pour une petite part
seulement agricole (dattes sèches de Touat-Gourara, tomates d'Adrar,
deglet nour de Tolga, Djaama et Touggourt).
L'agriculture doit être réaménagée en fonction de cette nouvelle donne
économique (10). Cela suppose l'établissement d'une nouvelle carte des
vocations agricoles qui devra respecter les potentialités très diverses des
régions, mais aussi se calquer sur la récente émergence des nouveaux
marchés solvables. De ce point de vue, la logique est d'utiliser d'abord les
potentialités les plus évidentes (dattiers par exemple), puis de satisfaire
les marchés les plus proches (fruits et légumes frais des marchés urbains).
Eventuellement, s'il reste de l'eau et des capitaux disponibles, on pourra
créer des bassins de production entièrements nouveaux. Mais ils devront
associer des productions agro-alimentaires de grande valeur ajoutée à une
maîtrise accrue de l'espace. C'est, à notre avis, une façon d'investir qui
n'assurera peut-être pas des bénéfices spectaculaires immédiats, mais
favorisera un développement à moyen terme, intégré au reste du pays et
socialement équilibré.
A l'agriculture d'oasis indifférenciée, il faut opposer une nouvelle
typologie de systèmes agraires:
- l'horticulture péri-urbaine (maraîchage, arboriculture diversifiée, petits
élevages), système comparable à la huerta andalouse, ceinturant les
grandes villes (Biskra, Ouargla, Ghardaia, Béchar, Laghouat, Tamanrasset):
6 000 ha ;
- l'arboriculture dattière destinée à la production de dattes du commerce,
standardisées et conditionnées, associée à l'élevage du mouton pour des
raisons plus agronomiques (amélioration des sols) qu'économiques: Oued
Rhir, Ziban pour la deglet nour, Adrar, Timimoun pour les takerboucht, soit
45 000 ha;
- les bassins de production agro-alimentaire associant dans les rotations
et assolements des cultures riches et intensives de fruits et de légumes,
conditionnés pour des marchés éloignés ou destinés à la conserve, et les
grandes cultures céréalières et fourragères permettant la production de lait
et de viande : 45 000 ha répartis entre le sud du plateau des Daïas, le Souf ,
la région d'Hassi Messaoud, le nord d'EI Goléa, le M'Guiden, le Touat.
Sur le plan pratique, il faut dégager des terres irrigables autour des
villes, abandonner ou rénover les vieilles oasis rongées par le sel ou envahies
par le sable, choisir avec soin les sites des nouveaux bassins de
production, surtout pour le drainage, et les aménager en prévoyant de nouveaux
centres urbains. Il faut aussi adapter en permanence l'étendue des
cultures à la capacité locale des ressources en eau.
DU BLÉ AU SAHARA? 319

CONCLUSION

Comme l'indiquent les chiffres du tableau 2, les problèmes économiques


de l'Algérie sont complètement différents de ceux de l'Arabie Saoudite et
de la Libye. Avec seulement 14 millions d'habitants, l'Arabie Saoudite a
lancé les projets de mise en valeur agricole à une époque (1978-1980) où
elle touchait chaque année 100 milliards de dollars de revenus pétroliers.
Le problème de ce pays était plutôt de redistribuer des capitaux pour
amorcer une activité économique interne, plutôt que d'en attendre des
bénéfices immédiats. C'était ce qu'on appelle un Etat rentier (11). Pour la Libye
et ses 4 millions d'habitants, vendant 1 5 milliards de pétrole par an, la
conception socialisante de Khadafi tend à une redistribution plus égalitaire des
terres. Malgré tout, les essais d'implantation de hameaux agricoles (12)
semblent avoir échoué, et ce pays tente maintenant de transporter l'eau
du désert vers les bords de la Méditérannée, avec le projet de Grande Rivière
Artificielle (60 m3/s). On renonce, semble-t-il pour l'instant, à
l'aménagement de l'espace saharien.
Avec 25 millions d'habitants et 8 milliards de dollars de recette,
l'Algérie connaît des problèmes très différents (13). Ce pays devra se résoudre
à intégrer ses projets agricoles dans son contexte économique particulier,
en liaison avec ses activités industrielles et ses ressouces humaines. Dans
le grand désert saharien, il faudrait mettre à profit les ressources en eau,
qui sont loin d'être illimitées, pour compléter et resserrer l'aménagement
et la maîtrise de cet immense territoire, prévoir l'organisation de nouvelles
agglomérations urbaines (14) centrées sur des bassins de production
intensive et adaptée aux besoins.

Tableau 2 - Eléments de comparaison entre l'Arabie la Libye et l'Algérie.

Arabie Séoudite Libye Algérie

Population (millions) 14 4 25
Pétrole (milliards $) (1980-1988) 100/20 15/11 12/8
Disponibilités en eau souterraine 234 m3/s 80 m3/s 50 m3/s
Superficies irrigables 400 000 ha 250 000 ha 80 000 ha
Besoins en céréales 2 Mt/an 0,8 Mt/an 4 Mt/an

NOTES ET RÉFÉRENCES
1 . PLANHOL X. (de),' ROGNON P., 1 970. - Les zones tropicales arides et subtropicales, Paris, Colin,
487 p.
2. ALLAYA M., LABONNE M., PAPAYANNAKIS M., 1988. - «Les échanges agro-alimentaires
méditerranéens: enjeu mondial». Options méditerranéennes, 271 p.
3. MUTIN G., 1980. - «Agriculture et dépendance alimentaire en Algérie». Maghreb-Machreck,
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5. CASTANY G., 1982. - «Le bassin sédimentaire du Sahara septentrional (Algérie-Tunisie). Aquifè-
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6. C'est pour éviter ces déboires que la Libye a entrepris de transporter l'eau vers la Cyrénaïque, les
terres cultivées restant stables pendant qu'on peut déplacer les forages d'exploitation (cf Margat
J., 1990, «Les gisements d'eau souterraine», La Recherche, 221, pp. 590-596).
7. BISSON J., 1983. - «L'industrie, la ville, la palmeraie au désert. Un quart de siècle d'évolution au
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