Bureaucratie

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De la bureaucratie comme système


d'organisation

Michel Crozier

European Journal of Sociology / Volume 2 / Issue 01 / June 1961, pp 18 - 50


DOI: 10.1017/S0003975600000266, Published online: 28 July 2009

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Michel Crozier (1961). De la bureaucratie comme système d'organisation.
European Journal of Sociology, 2, pp 18-50 doi:10.1017/
S0003975600000266

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MICHEL CROZIER

De la bureaucratie
comme systeme d'organisation

D E P u i s longtemps, pour beaucoup d'auteurs et non des


moindres, le ph£nomene bureaucratique constitue un des pro-
blemes clefs de la sociologie et de la science politique moderne.
Et pourtant la bureaucratie reste toujours une zone d'incertitude
rebelle a l'analyse scientifique et l'un des terrains d'election des
professions de foi et des mythes id£ologiques de notre temps. Une
telle situation surprend d'autant plus a premiere vue que tres t6t,
il y a cinquante ans d^ja, Max Weber avait donn6 une brillante
description du « type id£al » de la bureaucratie et une analyse sug-
gestive de son deVeloppement historique qui semblaient avoir
parfaitement prepare1 le terrain pour une sociologie de la bureau-
cratie de"barrasse"e de tout jugement de valeur.
En fait, l'objectivit^ et le de"tachement rationaliste du celebre
chapitre de Wirtschaft und Gesettschaft cachaient beaucoup d'in-
quie"tude et meTne d'incertitude. Tout en afnrmant la superiority
des organisations rationnelles modernes qui correspondaient a son
« type ide"al », Weber ne laissait pas d'etre effraye" par les conse-
quences au moins dans l'ordre politique de la standardisation et de
l'ob&ssance n£cessaires a leur fonctionnement. Si bien qu'on peut
trouver aussi chez lui le reflet de I'hostilit6 du grand public a la
lourdeur, a l'anonymat, a la routine et a la regimentation que
semble entrainer le deVeloppement d'appareils bureaucratiques (i).
A la meTne 6poque, Robert Michels, en de"montant le me"canisme
du pouvoir oligarchique des dirigeants de la sociale-democratie
et des syndicats allemands et en desenchantant ainsi cruellement
l'enthousiasme charismatique du mouvement socialiste, soulignait
le premier le dilemme dans lequel le de"veloppement du

(i) Voir par exemple les remarques de and Faber, 1943), pp. 127-128, et Reinhard
Weber au Congres du Verein fiir Sozialpo- BENDIX, Max Weber, an Intellectual Portrait
litik (1909) citees par J.-P. MAYER, Max (New York, Doubleday, i960), pp. 455-456.
Weber and German Politics (London, Faber

18
Arch, europ. social., II (1961), 18-50.
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

mene bureaucratique pla9ait la pense"e socialiste reVolutionnaire


et finalement toute volonte" de transformation sociale. Sa demons-
tration simpliste apparaissait rigoureuse : toute action sociale cre"e
une organisation, done une bureaucratie, et la bureaucratie est
incompatible avec les valeurs de"mocratiques (2).
C'est cette contradiction profonde de la pense"e occidentale
devant le phe"nomene bureaucratique qui a paralyse" jusqu'ici le
deVeloppement de toute analyse positive. Si en effet la bureaucratie
constitue une forme plus rationnelle de direction des activite"s
humaines, done plus efficace et supe"rieure aux formes ant^rieures,
sa r^ussite est ineluctable. Mais si en m&me temps on doit la consi-
de"rer, a cause de ses de"fauts, comme un possible instrument d'op-
pression et une menace pour l'avenir, tous les elements se trouvent
re"unis pour une vision catastrophique du progres. Certes, la rigueur
he"roiique de Weber l'empe'cha de s'y abandonner. Mais le grand
courant pessimiste de la pense"e re"volutionnaire moderne n'a pas
besoin de gauchir beaucoup ses perspectives pour de"montrer que
seule la foi mystique, le saut dialectique, permettent de d£passer la
contradiction. De Rosa Luxemburg a Bruno Rizzi, a Simone Weil,
a C. Wright Mills et a Socialisme ou Barbarie (3), c'est par les exces
m6mes de l'attaque contre ce que Ton juge par ailleurs ineluctable
que Ton s'efforce de conjurer la menace qui pese sur l'humanite\
En grossissant la contradiction on pense en fait appeler au d£pas-
sement.
Rarement, cependant, on s'est demande" si dans les faits, en
dehors des craintes et des resistances souleve"es par le changement,
il y avait une telle opposition entre I'emcacit6 « organisationnelle »
et l'oppression de l'individu. Un grand progres a e"te" accompli
quand des sociologues comme Merton et Gouldner ont re"ussi a
relier dans un premier schema organique les deux reactions j usque-
la juxtaposes et contradictoires, l'admiration devant remcacite"
de la bureaucratie et la crainte de l'impuissance de l'individu
devant elle. La the"orie des « consequences inattendues » (4) fait
apparaitre les traits routiniers et oppressifs de la bureaucratie

(2) Robert MICHELS, Zur Soziologie des (New York, Oxford University Press, 1951).
Parteiwesens in der tnodernen Demokratie (4) Robert K. MERTON, The Unantici-
(Leipzig, 1912). Traduit en francais sous pated Consequences of Purposive Social
le titre Les partis politiques. Action, American Sociological Review, I
(3) Voir par exemple le numero d'Argu- (1936), pp. 894-904, Bureaucratic Structure
ments sur la bureaucratie, Arguments, and Personality, Social Forces, XVIII
IV (i960), n° 17, avec de nombreuses cita- (1940), pp. 560-568, et Alvin W. GOULDNER,
tions de Trotsky, Bruno Rizzi et Simone Patterns of Industrial Bureaucracy (Glencoe,
Weil, et C. Wright MILLS, White Collar the Free Press, 1953).

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MICHEL CROZIER

comrae les elements d'un « cercle vicieux » qui tient a la resistance


humaine au schema th^orique qu'elle finit cependant par ren-
forcer. Elle demontre finalement de cette maniere qu'une organisa-
tion correspondant au « type ideal » n'est pas, comme on le croit,
parfaitement efficiente.
II s'agit cependant d'une demonstration negative, d'une cri-
tique statique qui ne nous permet pas de r£pondre aux problemes
fondamentaux poses par revolution des societes industrielles. L'on
demontre que la bureaucratie - organisation rationnelle ne peut
se se"parer de la bureaucratie - « dysfonction », mais on n'aborde
pas encore les lois de leur symbiose. Pour e"chapper vraiment a la
contradiction il faudrait montrer quelles sont les conditions de
developpement et les limites de la bureaucratie « routine et oppres-
sion » et dans quelle mesure le developpement de la bureaucratie,
en tant qu'organisation rationnelle, s'en trouve affecte.
Nous voudrions dans cet article explorer les possibilites de
renouvellement qui s'offrent si Ton considere les traits de compor-
tement bureaucratique non plus comme les dysfonctions, m6me
necessaires, d'organisations par ailleurs rationnelles mais comme
les elements eux-mfimes rationnels d'un « systeme bureaucratique »
d'organisation, et si Ton analyse les limites qu'un tel systeme
impose a la croissance des grandes organisations pour montrer
finalement que cette Evolution que Weber avait crue inexorable
depend, en partie au moins, de la capacite mfime de rhomme a
dominer et a briser les cercles vicieux bureaucratiques.
Cette nouvelle orientation suppose que l'on traite du pheno-
mene bureaucratique non plus seulement en termes institutionnels
et politiques dans le cadre d'un systeme de references historiques,
mais aussi dans la perspective plus abstraite de la the"orie des orga-
nisations. Elle implique done un effort pour rapprocher deux pers-
pectives et deux methodes d'analyse qui ont ete presque toujours
assez eioignees.
Les points de vue sur le fonctionnement des organisations
enfin ont beaucoup evolue; on est passe de l'analyse rationaliste
etroite, presque mecaniste, des Taylor et des Fayol, qui dominait
dans les annees 1920, a l'etude des organisations en termes de rela-
tions humaines dont la mode commence tout juste a dediner et
l'on assiste maintenant, avec le developpement de l'analyse stra-
tegique et de l'etude des prises de decisions, a un retour du ratio-
nalisme, mais sous une forme entierement differente de l'analyse
mecaniste classique qui cherche a integrer tout l'acquis des travaux
sur les relations humaines. A chacune des deux premieres etapes

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DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

a correspondu un certain type de the'orie bureaucratique, au ra-


tionalisme m6caniste classique, les sche'mas rigoureux de Weber
et de Michels, a la decouverte du facteur humain, l'analyse des
cercles vicieux bureaucratiques effectue'e par Merton et Gouldner.
Les possibility de renouvellement que nous voudrions discuter
correspondent a la prise de conscience de cette interde"pendance
souligne'e tres pertinemment par March et Simon dans un ouvrage
recent (5) et a un premier essai d'exploration des ressources offertes
par l'analyse strate"gique et plus ge'ne'ralement le ne"o-rationalisme
pour la comprehension du phenomene bureaucratique.

1. L'analyse rationaliste classique.

Revenons tout d'abord a cette comparaison tente"e par March


et Simon entre le « type ideal » weberien et les idees de Taylor et
de ses emules. Elle nous permettra de mieux comprendre le di-
lemme pose" par Michels et qui tourmente maintenant encore la
plupart des penseurs reVolutionnaires occidentaux.
S'il est vrai que l'analyse de Weber ne doit rien directement aux
efforts des pionniers de l'organisation scientifique du travail, que
ceux-ci s'occupent comme Taylor de la rationalisation des acti-
vite"s d'exe"cution ou comme Fayol et Gulick de la rationalisation
de la structure des entreprises et de leurs me"thodes de direction,
il est frappant de constater comment, a un certain niveau du moins,
elle procede du mgme esprit et converge vers les mfimes solutions.
Les promoteurs de l'organisation scientifique du travail ne re-
tiennent en effet dans le comportement humain que les motivations
economiques les plus simples, ce qui leur permet de considerer le
travailleur comme un outil interchangeable dont la re"ponse aux
stimuli de l'organisation est exactement pre"visible. Or, c'est cette
notion de preVisibilite" et de pre'visibilite' obtenue par standardisa-
tion qui constitue le critere essentiel de superiority de la bureau-
cratie pour Weber, et en meTne temps la source de ses inquietudes.
En d'autres termes, la bureaucratie n'est une forme d'organisation
plus efncace que dans la mesure ou les comportements de ses
membres correspondent au schema me"caniste taylorien, c'est-
a-dire se rapprochent d'un modele d'homme standardise qui re-
pugne a la tradition occidentale. Dans leur aspect positif cependant,

(5) James C. MARCH and Herbert SIMON, Organizations (New York, Wiley, 1958).

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MICHEL CROZIER

les valeurs auxquelles participent les tayloriens sont tout a fait


compatibles avec les id6es-force de Weber. Leur justification philo-
sophique en effet c'est de travailler comme Saint-Simon au rem-
placement « du gouvernement des hommes par l'administration
des choses ». Si nous poussons un peu l'analogie : gouvernement
des hommes / « pouvoir charismatique » (6) e t : administration des
choses / « bureaucratie », leur action s'insere parfaitement dans le
devenir web6rien.
Certes, Weber, tout nourri d'histoire, est bien loin de l'ignorance
et du m6pris des valeurs pr6industrielles que partagerent Taylor
et Henry Ford. II n'esquive pas completement, comme le font
ceux-ci, l'ordre hidrarchique et le systeme punitif qu'il recouvre.
Enfin, bien sur, il craint les consequences de la proliferation de
l'homme mecanise' bureaucratique. Mais s'il tempere le rigide opti-
misme des rationalisateurs de l'industrie par une interrogation
angoiss^e sur les consequences de leur action, il ne se rend pas
compte qu'il a partage" avec eux leur illusion fondamentale, a savoir
que le comportement humain peut e"tre effectivement ainsi sim-
plifie et que c'est dans la mesure ou elle le simplifie et le mutile
en le simplifiant que l'organisation rationnelle moderne est efficace.
En fait, son incertitude et son angoisse devant la menace du
Leviathan tiennent a ce qu'il identifie, comme Taylor, previsi-
bilite et automatisme et qu'il ne se rend pas compte que dans les
organisations rationnelles modernes on est plus eioigne du drill
prussien que dans les manufactures du xvni e siecle. La part du
controle social, la part du « gouvernement des hommes », la part
de l'initiative humaine ont tendance a augmenter dans les societes
industrielles modernes tandis que recule de plus en plus celle des
manipulations simples du type recompense / punition, auxquelles
on avait cru trop vite que se reduirait l'administration des choses
dans le paradis ou l'enfer bureaucratique.
Certes, dans une telle perspective nous n'abordons qu'un aspect
seulement de la pensee de Weber, celui qui tient aux illusions qui
marquerent son epoque et qu'on retrouve aussi bien dans les affir-
mations tranchantes de Henry Ford que dans les impatiences
qu'exprime la definition ceiebre de Lenine : « le socialisme c'est
les Soviets plus l'eiectrification » (7). Mais si l'apport le plus ori-

(6) Nous emploierons tout au long de cet non pas au sens etroit qu'ils gardent chez
article les termes « charisme » et « pouvoir Max Weber.
charismatique » au sens plus large qu'ils ont (7) La France, patrie de Fayol, sacrifia
acquis dans la discussion sociologique et en theorie autant que l'Amerique aux illu-

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DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME ©'ORGANISATION

ginal de Weber sur le probleme de la bureaucratie concerne un


passe dont il a illumine" revolution, la fascination qu'a exerc6e son
schema est due avant tout a ce guide, rassurant parce que rigou-
reux et effrayant parce que pessimiste, qu'il offrait pour la com-
prehension du present et de revolution a venir.

2. La critique de I'analyse classique


et I'apport des « relations humaines ».

Le recul du temps nous permet depuis longtemps de prendre


une vue assez claire des apports positifs et des illusions des
annees 1920. II nous a ete jusqu'ici plus difficile par contre de
nous rendre compte de la portee de la contribution des generations
suivantes. Cependant il apparait maintenant qu'elle fut tout en-
tiere dirigee contre cette vue schematique, mecaniste, partielle, de
l'homme au travail et en consequence de l'homme tout court.
Tout l'effort scientifique des psychologues, des sociologues, des
pedagogues et des experimentateurs sociaux des annees 1930-1950
s'est developpe en effet en reaction contre l'organisation scienti-
fique du travail. On retrouve chez tous les auteurs de l'epoque,
quelles que soient leurs sources et leurs orientations — et elles furent
rarement convergentes — un denominateur commun qui fut aussi
bien celui du syndicalisme de masse que celui des « relations
humaines » : le refus du schema mecaniste du comportement
humain sur lequel on avait jusqu'alors vecu, refus qui a finale-
ment remis en cause toutes les vues traditionnelles sur le fonc-
tionnement des entreprises (8).
C'est dans ce climat que les analyses modernes de la bureau-
cratie prennent leur sens. Une rapide analyse des travaux suscites
par la decouverte du « facteur humain » est necessaire pour com-
prendre leur portee et leurs limites. Deux courants l'ont succes-

sions de l'O.S.T., si en pratique elle ne les vaient aveugler des esprits, meme teiinents.
appliqua que moderement. II suffit de lire Pas une fois il n'est question des problemes
les conclusions, r4dig6es en 1926, d'une humains qui paralysaient cette organisa-
commission d'enqudte sur le fonctionnement tion.
de la Regie nationale des Tabacs et Allu- (8) Georges Friedmann s'est fait en
mettes, dont les deux personnalitfe mar- France l'eloquent avocat de ce bouleverse-
quantes etaient Henri Fayol lui-mlme et ment des perspectives, notamment dans
Andre Citroen, pour se rendre compte a Probllmes humains du machinisme indus-
quel point les prejuges micanistes et utili- triel (Paris, Gallimard, 1946).
taires sur le comportement humain pou-

23
MICHEL CROZIER

sivement et parallelement anime'e, le courant interactionniste et le


courant lewinien.
Le courant interactionniste procede directement des c61ebres
experiences de Mayo et Roethlisberger a Hawthorne (9) et des
travaux du groupe rassembie a Harvard a la fin des ann£es 30
(Elton Mayo, T. N. Whitehead, Fritz Rcethlisberger, Elliott
Chappie, William Foote Whyte, George Homans, Conrad Arens-
berg). C'est un courant d'inspiration ethnologique, plus positiviste
et empirique que theorique. II a donne" naissance pourtant aux
plaidoyers moralistes de Mayo (10) en faveur d'une socie'te' mieux
inte'gre'e (aux relents corporatistes) et il a nourri sur le plan id£o-
logique le grand mouvement ne"opaternaliste du patronat ame"-
ricain des ann^es 40 et sa signification en a e"te" tout a fait dena-
t u r e (11). Avec le recul dont nous pouvons maintenant disposer
et apres la publication de l'essai de syste"matisation modeste et
mesure' de George Homans (12), il semble que ce dont nous soyons
essentiellement redevables au groupe de Harvard, c'est nnalement
une sorte de revolution de la sensibilite". II nous a re've'le' tout un
monde jusqu'alors ignore de sentiments complexes qui gouver-
nent les reponses et les refus des individus aux exigences de la
production. De nombreuses etudes empiriques ont permis d'ex-
plorer ce monde parallele et d'examiner les consequences que son
existence entrainait pour les systemes de salaire au rendement,
pour les relations entre employeurs et syndicats, pour l'equilibre
et la hierarchie des groupes humains dans l'entreprise (13). Tout
leur effort theorique et methodologique autour de la trilogie sen-

(9) Pour une vue en perspective des expe- (12) George HOMANS, The Human Group
riences de Hawthorne, voir H. A. LANDSBER- (New York, Harcourt Brace, 1950).
GER, Hawthorne Revisited (Ithaca, Cornell (13) Aucune d'entre elles peut-etre n'est
U. P., 1958). plus significative que celle de William
(10) Elton MAYO, The Social Problems of Foote Whyte sur le groupe d'adolescents de
an Industrial Civilization (Boston, Harvard Boston dferit' dans Street Corner Society
Business School, 1945). (Chicago, The University of Chicago Press,
(11) Nous avons nous-memes commis 1943). Toutes les activites des membres du
1'erreur d'attribuer trop d'importance a gang sont determinees par les rapports
l'ideologie de Mayo et pas assez a la reVolu- humains entre ses membres et a la limite,
tion psychologique et a cette vue differente des performances aussi materielles que le
de l'homme au travail dont elle procedait. succes au jeu de bowling dependent de la
II apparaJt maintenant avec le recul que situation de chaque joueur dans la hterar-
les differences entre syndicalisme et « rela- chie affective du groupe. Ce cas limite qui
tions humaines », pour vives qu'elles aient porte sur une situation non industrielle ou
et6, furent moins profondes en fait qu'on ne les individus echappent a la contrainte de
le crut. Voir Michel CROZIER, Human la production met remarquablement en
Engineering, Les temps modernes, VII valeur la vigueur de l'organisation infor-
(1951), pp. 44-75. melle, qui constitue l'objet essentiel d'6tude
des interactionnistes.

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DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D ORGANISATION

timents / interactions / activity, leur qu&te d'un instrument de


mesure efficace des « interactions » precedent du mdme effort pour
preVoir le montant et les formes des activity's humaines qui 6chap-
pent a la contrainte.
Le courant lewinien, lui, est tout different. II n'est pas le fruit
d'une de"couverte empirique, il n'apporte pas la revelation d'un
monde nouveau qu'on explore comme les ethriologues explorent
la mentality « primitive ». II constitue une tentative syste'matique
d'analyse des motivations du comportement humain dans les
organisations. Son inspiration est psychologique et positiviste
mais s'il n'a jamais donne" naissance, comme le courant interac-
tionniste, a des theses philosophiques et morales, il ne manque
pas d'une coloration normative. On pourrait l'appeler en fait
courant « participationniste » dans la mesure ou son apport fon-
damental a consists a de"montrer que le leader le plus efficace est
le leader « permissif », celui qui permet la participation de ses
subordonne"s aux decisions (14) et que la resistance au changement
depend directement des possibility's de participation au change-
ment (15). C'est ce courant lewinien qui a inspir6 toutes les tech-
niques de formation de l'encadrement qui se sont de'veloppe'es en
Am6rique puis en Europe pendant les vingt dernieres ann6es et
cette philosophie de la participation qui, au moins en Ame'rique,
sous-tend un e"norme me"canisme de discussion et de consultation
a tous les Echelons des entreprises et des administrations.

3. L'analyse de la bureaucratic en termes


de « relations humaines ».

Si Ton accepte les conclusions des interactionnistes ou celles


des lewiniens ou les unes et les autres a la fois, il devient difficile
de soutenir la thiorie de Weber tout aussi bien que l'organisation
scientifique du travail. Si, en effet, les activity's humaines dependent
aussi des sentiments engendre"s chez les individus par leur appar-
tenance a un groupe, les demandes faites a l'individu ne sufnsent

(14) C'est le sens des fameuses expe- Michigan.


riences de Lewin lui-meme sur des groupes (15) L'experience classique en la matiere
d'enfants soumis a un leadership « autori- est celle de Coch et French. Voir Lester
taire », « democratique » et «laissez faire », COCH and J. R. P. FRENCH, Overcoming
et des nombreuses recherches du Survey Resistance to Change, Human Relations,
Research Center de l ' u n i v e r s i t S du I (1948), pp. 512-533.

25
MICHEL CROZIER

pas a determiner des resultats constants et previsibles et l'efficacite


d'une organisation ne peut se resumer a la combinaison d'expertise,
d'impersonnalite et de hierarchie du « type ideal ». Si, d'autre
part, le leader le plus efficace est un leader permissif, ce n'est pas
1'organisation la plus rationnelle au sens weberien qui obtiendra
les meilleurs resultats mais 1'organisation la plus vivante, c'est-
a-dire ou les subordonnes seront amenes a participer le plus aux
decisions qu'ils auront a appliquer.
Les sociologues de la bureaucratie, cependant, n'ont pas quitte
sans reticences la belle construction weberienne. C'est Merton qui
a ouvert la voie dans ses deux articles ceiebres de 1936 et 1940.
On connait son raisonnement; resumons-le au risque de schema-
tiser : la discipline necessaire pour obtenir dans le cadre bureau-
cratique le comportement standardise souhaite a pour consequence
chez les fonctionnaires un deplacement des buts — l'attitude ri-
tualiste — et la rigidite qui en resulte leur rend difficile l'adapta-
tion a leur tache elle-me'me; parallelement au niveau du groupe,
cette rigidite developpe l'esprit de caste, ce qui cree un fosse avec
le public et rend de ce fait la bureaucratie d'autant moins efficace.
Cette analyse repose sur le postulat implicite suivant : la rigi-
dite de comportement, les difficultes d'adaptation et les conflits
avec le public renforcent le besoin de contrdle et de reglementation
si bien que les consequences inattendues et dysfonctionnelles du
mode d'action bureaucratique tendent finalement a renforcer son
emprise. Et finalement, si Ton reprend le schema de Merton en
termes de relations humaines, la dysfonction apparait comme la
resistance du facteur humain a un comportement qu'on essaie
d'obtenir mecaniquement. Le probleme qui reste pose evidemment
est celui de la necessite me'me du mode d'action mecanique bureau-
cratique. Merton ne remet pas en cause l'analyse de Weber. II se
contente de montrer la part d'inefficacite inherente au systeme
defini par le type ideal.
Un certain nombre d'auteurs ont suivi la voie ouverte par
Merton : Bendix, Selznick, Blau, Gouldner, Dubin (16). Us ont
pousse l'analyse du cercle vicieux bureaucratique beaucoup plus
loin. Un examen des deux theses les mieux eiaborees, celles de
(16) Reinhard BENDIX, Bureaucracy, the 1949). Alvin GOULDNER, op. cit., Peter
Problem and its Setting, American Socio- BLAU, The Dynamics of Bureaucracy (Chi-
logical Review, XII (1947), pp. 493 et sui- cago, 1955). Robert DUBIN, Stability of
vantes. Philip SELZNICK, Foundations of Human Organizations, in Mason HAIRE,
the Theory of Organization, American Modern Organization Theory (New York,
Sociological Review, XIII (1948), pp. 25-35> Wiley, 1959), pp. 218 et suivantes.
et TV A and the Grass Roots (Berkeley,

26
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

Selznick et de Gouldner, nous montrera bien les progres qu'ils


ont realises et leurs limites.
L'etude de Selznick, qui date de 1949, porte sur la T.V.A.,
ce modele d'organisation de"mocratique, ce symbole des espoirs
du New Deal. Elle se rapproche done au depart d'une certaine
facon du type de reflexion de Michels montrant le deVeloppement
de l'oligarchie bureaucratique derriere le vernis democratique.
Mais la pression bureaucratique en fait est conside're'e comme allant
de soi et le probleme traite est celui de la valeur des efforts tenths
pour s'y soustraire. Selznick semble accepter plus ou moins expli-
citement le raisonnement de Merton sur le contr61e et la pr6visi-
bilite. Mais il Intend a un autre point fondamental du « type ideal »
de Weber, l'expertise. II montre comment peut se deVelopper le
m£me cercle vicieux de dysfonction au niveau de l'expertise et de
la specialisation. L'on specialise et Ton fragmente les roles pour
Tendre l'expert plus neutre, plus inde'pendant, mais Ton cr6e ainsi
un esprit de caste et des tentations d'alliance avec certains intents
cristallis^s autour de ces r61es; la dysfonction qui se deVeloppe
sera combattue naturellement par un renforcement de la specia-
lisation (17). Mais Selznick ne s'arr&te pas a ce point, il se pose le
probleme des moyens de controle dont l'organisation dispose pour
empfecher ce processus d'aller trop loin. II en a observe1 et analyse"
deux, le mecanisme de cooptation qui consiste a faire participer au
pouvoir de decision les inte"rets specialises et l'endoctrinement
ideologique qui permet d'assurer un minimum de loyaute a tous les
echelons. La bureaucratie dans cette perspective apparait comme
quelque chose de beaucoup plus diffus. C'est la rigidite m6me de
l'organisation qui se manifeste aussi bien dans la logique de la
decentralisation par fonctions que dans celle de la centralisation.
Mais ce n'est pas seulement la resistance du facteur humain a un
autre type de repartition mecaniste des fonctions et des responsa-
bilites qui est invoquee. Un nouveau probleme est souleve, celui de
la participation et du pouvoir. II est envisage seulement, il est vrai,
a propos de la solution a donner aux difficultes rencontres et
non pas comme la source mSme de ces difficultes. Le cadre webe-
rien n'est pas remis en cause.
II le sera un peu plus par Gouldner dont l'analyse pourtant
plus limitee fait mieux voir les contradictions du modele. Gouldner
distingue la bureaucratie centre sur l'expertise et la bureaucratie

(17) Nous sommes redevables a March lyse de Selznick. Voir MARCH and SIMON,
et Simon de cette interpretation de l'ana- op. tit., pp. 40-43.

27
MICHEL CROZIER

de type punitif. II passe rapidement sur la bureaucratie - exper-


tise dont il accepte trop facilement, a partir du seul exemple de
l'application des regies de se'curite', qu'elle puisse 6chapper a la
dysfonction dans la mesure ou les valeurs sur lesquelles repose
l'expertise sont accepters par tous et ou l'eiaboration des regies
s'effectue avec la participation de ceux qui devront les suivre.
Son veritable sujet c'est la bureaucratie - punition. II la voit sous
trois angles diffe'rents comme un cercle vicieux centre autour de
la subordination et du contr61e, comme un mode de comporte-
ment ayant des fonctions latentes et finalement comme une re"-
ponse a une situation accidentelle mais ne"cessaire, la succession.
Le cercle vicieux bureaucratique est tres clairement schema-
tise" : les regies impersonnelles bureaucratiques re"duisent les ten-
sions cre'e'es par la subordination et le contrdle, mais en m&ne
temps, elles protegent et renforcent les tensions qui rendent indis-
pensable le recours a la subordination et au contrdle.
Les fonctions latentes sont recherchees dans la reduction des
tensions dues entre autres aux differences de valeurs entre groupes,
a l'impossibilite d'avoir des normes acceptables par tous et
au d£clin des interactions amicales informelles. L'explication a ce
niveau reste confuse. Mais l'apport detisif de Gouldner c'est d'avoir
bien montre" d'une part que la punition fonctionne dans les deux
sens, que la regie bureaucratique est utilised par les ouvriers aussi
bien que par l'ordre hie"rarchique et d'autre part que la regie bu-
reaucratique procure un moyen de pression extrernement impor-
tant dans la mesure ou son application peut e"tre suspendue, son
r61e 6tant alors de constituer un moyen de negotiation et un ins-
trument de pouvoir.
Le dernier angle d'attaque de Gouldner c'est Interpretation
de l'impersonnalite du systeme bureaucratique comme une re-
ponse au probleme de la succession. Son recours a une explica-
tion evenementielle, a un deus ex machina exterieur, semble une
facilite en retrait sur son interpretation fonctionnaliste qu'il n'a
pu mener a son terme faute d'avoir reussi a integrer les problemes
des relations de pouvoir et de la negotiation entre groupes qu'il a
tres bien apercus mais n'a pas utilises.
De toutes facons, le schema de Weber cette fois est au moins
partiellement depasse, puisque les raisons du developpement de
la bureaucratie sont recherchees non plus dans son efncacite mais
dans les tensions qu'elle sert a re"duire. Les rates du systeme ne
sont plus des dysfonctions mais des fonctions latentes.
Nous avons vu dans ces trois exemples, les plus marquants
28
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

et les plus suggestifs des recherches sur la bureaucratic une pro-


gression dans la part faite aux aspects de routine et d'oppression
ou, si Ton veut, de dysfonction. Mais la relation entre cet aspect
de l'organisation moderne et son aspect rationnel efficace n'est
que tres imparfaitement aborde". Surtout aucun effort n'est fait
pour essayer de comprendre a la fois revolution que Ton doit sup-
poser efficace vers la rationalisation et cette resistance du facteur
humain dont on nous montre l'ampleur. L'analyse de Gouldner
reste statique. Au mieux, en la poussant, on la verrait cyclique, les
phases de bureaucratisation puis de repersonnalisation des rap-
ports humains alternant en fonction des accidents de succession.
C'est que malgr6 des intuitions qui les de"passent, toutes ces ana-
lyses sont Iimit6es par les theories du comportement humain —
interactionniste ou participationniste — sur lesquelles elles re-
posent. C'est la limitation de ces theories qu'il nous faut mainte-
nant examiner pour comprendre dans quelle voie un nouveau
progres est possible.

Les limites de l'analyse des comportements


en termes de « relations humaines ».

La de"couverte des problemes de relations humaines dans les


organisations a permis de faire une utile et de"vastatrice critique
des illusions de l'organisation scientifique du travail mais les
theories « interactionnistes » ou « participationnistes » n'ont pas
vraiment reussi a se detacher de cet aspect critique et negatif
qu'elles avaient eu a leurs debuts. Elles ne sont jamais serieuse-
ment preoccupees d'integrer l'aspect rationnel du fonctionnement
des organisations et de ce fait ont echoue finalement a assigner
sa part reelle a ce monde des sentiments, a ce monde du non-
rationnel sur lequel elles concentraient leurs efforts. Et au bout
d'une quinzaine d'annees on constate un certain essoufflement.
C'est tres net pour le courant interactionniste. II suffit d'exa-
miner la derniere recherche conduite par le groupe le plus ortho-
doxe : Homans, Rcethlisberger, Zaleznick, Christensen, pour cons-
tater que tres peu de progres ont ete accomplis depuis l'experience
du test room (18). La systematisation effectuee par Homans ne

(18) A. ZALEZNIK, C.B. CHRISTENSEN and Predictive Study (Cambridge, Harvard Busi-
F. J. RCETHLISBERGER, The Motivations, ness School, 1958).
Productivity and Satisfaction of Workers, A

29
MICHEL CROZIER

fournit pas un instrument ope*rationnel emcace. Les auteurs ont


recueilli toutes les donn^es possibles en termes d'interactions sur
un groupe de cinquante ouvriers et ils ont essaye" de pre'dire en
fonction de la the"orie les sentiments (satisfaction) et les activity's
(productivity). Ils r6ussissent en partie pour les sentiments mais
us e'chouent pour le probleme test, la productivity. Les hypotheses
qu'ils utilisent sur la justice distributive (tendance a l'e'quilibre
entre les investissements individuels et les revenus materiels et
moraux qu'on en tire) et sur la se'curite' du status (les disparity
entre les differents elements du status constituent un des elements
essentiels qui gouvernent les aspirations individuelles) ne sumsent
pas a expliquer les rapports complexes et dynamiques entre l'or-
ganisation et ses membres. En fait, il semble que ce soit surtout
dans l'etude du contexte culturel et technologique des « senti-
ments » et « interactions » que les interactionnistes aient apporte
une contribution positive. Ils ont analyse" par exemple les atti-
tudes des ouvriers a regard des normes et montre" a quelles diffe-
rences d'origine socioculturelle et de mode de vie pouvaient cor-
respondre l'attitude restrictive (populaire catholique urbaine) et
le comportement briseur des normes (rural, classe moyenne, pro-
testant) (19). Mais c'est surtout dans l'etude des consequences
des changements technologiques que leurs efforts de prediction
ont ete efficaces, car le conditionnement physique se trouve fitre
la variable la plus claire et la plus emcace par rapport a la donn£e
qu'ils etudient, les interactions (elle seule en effet est mesurable
de fagon satisfaisante). C'est le sens de nombreux travaux de
W. F. Whyte, de Walker et Guest et de Leonard Sayles. Le para-
doxe c'est que, dans cette perspective, le comportement humain
apparait comme determine" de fac.on presque aussi mecaniste que
dans la theorie classique. La reponse interactions-sentiments au
conditionnement physique devient presque aussi simple que la
re"ponse productivite au conditionnement economique du salaire
au rendement. Elle ne reprend une autonomie sumsante que quand
des chercheurs comme Sayles cessent de considerer ce determinisme
comme contraignant et en viennent a l'envisager comme le cadre
qui definit les strategies possibles pour les groupes et pour les
individus (20).
Finalement, avec le recul, la reaction qui vingt ans plus
t6t marqua un progres indispensable et salutaire semble main-
fig) Donald Roy, Restricters and Rate pp. 38-49.
Busters, in William Foote WHYTE, Money (20) Leonard SAYLES, Behavior of Indus-
and Motivation (New York, Harper, 1955), trial Work Groups (New York, Wiley, i960).

30
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

tenant associ^e a une vue conservatrice n'ayant plus guere de prise


sur la r^alite. C'est le sens des critiques fort pertinentes r^cemment
portdes par Clark Kerr sur les interactionnistes attaches a une
vision statique de la soci6t6 industrielle et dont le systeme de va-
leurs qui est au fond celui de la societe traditionnelle ne leur rend
pas possible la comprehension des problemes d'une societe ouverte
et progressive au sein de laquelle me'contentements, divisions et
conflits sont le prix et la condition du progres (21).
Les lewiniens ne tombent pas, eux, sous le coup de cet argu-
ment, mais l'optimisme naif des debuts de leurs travaux a du
faire place petit a petit a un scepticisme plus averti, un peu plus
sensible a la complexity des systemes institutionnels et un peu
moins confiant dans les possibilites apparentes d'action rapide sur
les individus. Au debut il s'agissait de montrer la liaison entre la
satisfaction individuelle, la productivity, et un style de leadership
permissif. Mais si les premiers r^sultats au niveau individuel furent
encourageants, il apparut bientot qu'il etait impossible de les r£-
peter de facon convaincante dans le cadre d'une organisation
complexe. II a fallu reconnaitre que le contremaitre qui r^ussit le
mieux dans la pratique n'est pas le contremaitre le plus liberal,
mais celui qui a le plus d'influence au sein de l'organisation (22).
Des etudes de controle rigoureuses ont montr£ en me'me temps les
effets derisoires des programmes de formation en relations humaines
ne tenant pas compte des r6alites institutionnelles (23). Une vaste
experience de comparaison d'un systeme d'encadrement autori-
taire avec un systeme participationniste s'avera decevante. Le cout
du systeme autoritaire etait eieve certes sur le plan du moral mais
les objectifs etaient au moins aussi facilement atteints que dans
le systeme liberal. En consequence on a pu assister a une evolution
sensible des perspectives et des sujets d'etude. Aux experiences
sur le leadership et les communications succedent desormais des
travaux sur le controle et les systemes de pouvoir et d'influence (24).
Certes, en attirant l'attention sur le probleme de la participa-
tion, les lewiniens ont introduit une ligne de recherches qui s'est
extremement feconde. Mais ils se sont eux aussi trouves

(21) Clark KERR and Lloyd FISHER, Plant (23) E. A. FLEISHMANN, E. F. HARRIS
Sociology, the Elite and the Aborigines, in and H. E. BURT, Leadership and Supervi-
Mirra KOMAROVSKY, Common Frontiers of the sion in Industry (Columbus, Ohio State
Social Sciences (Glencoe, the Free Press, University, 1955).
1957). (24) Dorwin CARTWRIGHT, Studies in So-
(22) Donald PELZ, Influence, a Key to cial Power (Ann Arbor, The University of
E f i e c t i v e L e a d e r s h i p , Personnel, III Michigan, 1959).
(1952). P- 3-

31
MICHEL CROZIER

enfermes dans un modele de comportement trop 6troit, trop me"-


caniste, ne leur permettant pas de comprendre dans ses contrastes
blanc et noir trop grossiers les forces a l'oeuvre au sein des organi-
sations et dans la socie'te' industrielle. Eux aussi offraient au socio-
logue une perspective statique ou le changement ne pouvait plus
apparaitre que sous la forme d'une conversion morale.

5. Les -possibility du renouvellement :


froblemes du pouvoir et analyse strategique.

Le probleme auquel les chercheurs qui ont tente" un renouvel-


lement se sont finalement heurte's aussi bien du c6t6 interaction-
niste que du c6te" lewinien est celui du pouvoir. Car c'est la que tout
naturellement menait la logique de la recherche, une fois e'carte'es
ces illusions d'une possible restructuration des organisations a
partir des relations informelles ou celles de leur de"mocratisation
par simple action psychologique. Des deux cote's, aussi bien sur
le plan ethnologique que sur le plan psychologique (interaction-
niste et lewinien) des travaux significatifs ont e^te" accomplis.
Deux exemples a cet e"gard peuvent §tre inte"ressants a exa-
miner, celui d'Arnold Tannenbaum et celui de Melville Dalton.
Tannenbaum, en partant des donne"es de l'6cole lewinienne, aborde
les problemes beaucoup plus complexes qu'il n'avait paru aux
premiers lewiniens entre la participation et le pouvoir. Ceux-ci
s'6taient limited a la forme de l'autorite" sans se pr6occuper du
montant de la contrainte. Tannenbaum reddcouvre qu'il peut y
avoir plus de contrainte dans un systeme de"mocratique a forte
participation que dans un systeme autoritaire a faible participa-
tion, mettant ainsi indirectement en Evidence l'^troitesse de la
the'orie des motivations sur laquelle on travaillait j usque-la. Car
si la participation peut s'accompagner d'une plus grande con-
trainte, elle peut devenir dangereuse pour le subordonne' qui trouve
ainsi des raisons positives de se re"fugier dans l'apathie et il devient
impossible de se contenter de traiter les rapports hie"rarchiques
comme des rapports ou la possibility de choix existe seulement
du cote" du supe"rieur (25).
Dalton, qui est un ancien eleve de Whyte, aborde le probleme
(25) Arnold TANNENBAUM and R. L. KAHN, TANNENBAUM, La participation aux acti-
Participation in Local Unions (Chicago, vites syndicates, Sociologie du Travail, II
Row Peterson, 1958) et, en francais, Arnold (i960), pp. 141-150.

32
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

du role du manager dans une perspective ethnologique (26). Mais


il le fait en prenant le contrepied de la tradition interactionniste.
Au lieu de lui apparaitre dans une perspective d'harmonie et d'in-
tegration, l'entreprise est pour lui avant tout un systeme de rela-
tions conflictuelles et le role du manager consiste a effectuer dans
une atmosphere d'ambiguity, et grace a cette atmosphere meme,
les compromis n^cessaires a la survie de l'organisation et la quality
essentielle qu'il requiert c'est la force de caractere necessaire pour
surmonter les incertitudes et l'ambiguite morale.
Ces deux apports sont importants pour le renouvellement de
la the"orie de la bureaucratie. L'un et l'autre jettent une lumiere
nouvelle sur le probleme du pouvoir dont nous avons vu qu'il
etait essentiel a la comprehension du cercle vicieux bureaucratique.
Mais si leur champ de vision est plus vaste, ils ne permettent ni
l'un ni l'autre d'integrer l'aspect rationnel et instrumental d'une
organisation. Et pourtant le probleme du but devient preponde-
rant si Ton veut creuser aussi bien le sens de la participation que
les moyens de faire face aux conflits et a l'ambiguite. Quand on
l'oublie on aboutit comme Dalton a une veritable caricature : son
obsession de ne pas s'en laisser compter est telle, il accorde une
telle attention aux luttes de clan, aux irregularites administratives
et aux negotiations subtiles de la lutte pour le pouvoir que finale-
ment il semble difficile d'imaginer que l'entreprise qu'il nous decrit
puisse effectivement produire a des conditions satisfaisantes. En
fait, l'analyse des relations de pouvoir avec comme seule methode
d'approche les traditions psychologiques et ethnologiques des rela-
tions humaines a pour consequences d'abandonner le probleme
des buts et le terrain de la rationalite a la theorie mecaniste clas-
sique.
Ce n'est pas seulement en effet le pouvoir, domaine et sujet
de recherche, qui est en cause mais la facon meme de l'aborder.
Certes, le theme du pouvoir, comme le remarque Parsons (27),
constitue bien le point de jonction entre l'aspect fonctionnel de
l'organisation et son aspect politique, encore faut-il pouvoir
l'etudier sur les deux plans a la fois. Le developpement d'une
nouvelle methode d'approche du comportement humain, l'analyse
strategique devrait permettre enfin d'operer cette synthese.
L'analyse strategique en effet nous propose une nouvelle ver-

(26) Melville DALTON, Men Who Manage Process in Modern Societies (Glencoe, the
(New York, Wiley, i960). Free Press, i960), pp. 41-44.
(27) Talcott PARSONS, Structure and

33
MICHEL CROZIER

sion de la rationality qui permet d'inte'grer a la fois le fonctionne-


ment formel, ouvert, apparent, des organisations et les rapports
informels entre ses membres. Elle suppose, comme la the"orie clas-
sique, l'existence d'un agent rationnel. Mais au lieu d'un agent
passif repondant de facon ste're'otype'e aux choix dans lesquels
on l'a enferm^, il s'agit d'un agent libre, ayant sa propre strategic
et pouvant done, si ne'eessaire, jouer sur plusieurs tableaux pour
e"chapper aux choix qu'on lui impose. Le probleme est relativement
simpline" en m6me temps qu'il est fausse" du fait que l'homme
dans les conditions de l'action ne peut rechercher le choix opti-
mum mais doit se contenter d'un choix satisfaisant (28). Les cri-
teres de satisfaction dependent de la situation et de la perception
qu'en a le sujet en me'me temps que des objectifs qu'il poursuit.
C'est dans l'analyse de ces criteres que nous retrouvons le poids
des « relations humaines » mais, si le comportement qui en r&ulte
peut paraitre irrationnel, la strategic du sujet, compte tenu de sa
situation et des limites de sa connaissance, reste rationnelle.
Dans la perspective de l'analyse strat6gique, le pouvoir ne peut
plus 6tre ellinine" ou ignore" comme dans la thdorie classique ou chez
Weber, avec l'apparition du parfait agencement de l'administra-
tion des choses. II reste lie" a I'impossibilit6 d'eliminer l'incertitude
dans le cadre d'une rationality limit^e. Le pouvoir de A sur B
de'pend de la pre'visibilite' du comportement de B pour A et de l'in-
certitude ou B se trouve du comportement de A. Tant que les
besoins me"mes de Faction cre"ent des situations d'incertitude, les
individus qui doivent y faire face se trouvent disposer de pouvoir
sur ceux qui seront affectfe par le r&ultat de leurs choix. Et la
strategic des relations de pouvoir vise avant tout au controle des
sources d'incertitude.
Mais ces rapports de d6pendance auxquels on ne peut e"chapper
sont v^cus par les inte'resse's comme des relations affectives avec
tous les problemes affectifs — frustration, agression, trans-
fert, etc. — qui leur sont naturellement associe's. Et leur acuite"
qui d6pend en derniere analyse de variables culturelles, puisque
les normes d'autorite" et les reactions aux figures d'autorite" sont
des elements fondamentaux de la culture d'une civilisation, constitue
un des facteurs de"cisifs qui de"terminent les criteres de satisfac-
tion des individus et en consequence leur strate"gie personnelle.
Les systemes d'organisation bureaucratique peuvent done &tre
consid^r^s e"galement comme des r^ponses donn^es par les groupes

(28) MARCH and SIMON, op. oit., pp. 140-141.

34
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

humains en fonction de leur civilisation propre aux problemes


que pose la persistance de zones d'incertitude dans la conduite
des organisations.

6. Les donnSes eletnentaires


d'un « cercle vicieux » bureaucratique.

Essayons maintenant dans la perspective que nous nous sommes


trace'e de reprendre l'analyse d'un certain nombre de traits de com-
portement bureaucratique et de les analyser non plus comme s'ils
£taient les dysfonctions d'un systeme rationnel id6al mais comme
s'ils e"taient les e'le'ments d'un systeme bureaucratique dont tous
les aspects, me'me ceux qui expriment la resistance du facteur
humain, sont rationnels. Les traits que nous allons discuter sont
emprunte"s a des exemples francais (29) et le modele qu'ils vont
nous permettre de construire est seulement l'un des modeles pos-
sibles de « systeme bureaucratique ». Mais nous nous efforcerons
de de"gager a partir de ce modele les traits communs aux divers
« systemes bureaucratiques » imaginables.
Examinons tout d'abord les donne"es e'le'mentaires du cercle
vicieux bureaucratique :
1) Des regies impersonnelles de"fmissent les diverses fonctions
et prescrivent la conduite a tenir par leurs occupants dans le plus
grand nombre possible d'eVentualites. Des regies ^galement im-
personnelles president au choix des personnes appele"es a remplir
ces fonctions : le concours pour le passage d'une grande cate"gorie
hieYarchique a l'autre, la loi de l'anciennete" a l'int&rieur de chaque
grande cate"gorie. A la limite ce modele de « systeme bureaucra-
tique » implique que rien dans la carriere personnelle du fonction-
naire comme dans l'exercice de sa fonction ne puisse etre laisse" a
l'arbitraire et a l'initiative individuelle. Le comportement jour-
nalier de chacun et la courbe de ses promotions sont exactement
pr6visibles. Dans un tel systeme, les rapports de de"pendance per-
sonnelles tendent a disparaitre. Si tout arbitraire et m6me toute
initiative individuelle dans la definition des fonctions de ses subor-
donne"s et dans leur affectation aux diverses fonctions sont inter-

(29) On trouvera une analyse de ces II (i960), pp. 61-75, et Human Relations
exemples dans Michel CROZIER, Les relations at the Management Level in a Bureau-
de pouvoir dans un systeme d'organisa- cratic System of Organization, Human
tion bureaucratique, Sociologie du travail, Organization, XX (1961), sous presse.

35
MICHEL CROZIER

dits, le chef hie"rarchique perd tout pouvoir sur eux. Son role se
borne a contr61er l'application des regies. En contrepartie les
subordonn^s n'ont aucun pouvoir de pression ou de negotiation
sur leurs supeYieurs dans la mesure ou leur comportement se trouve
entierement determine par les regies (30). Chaque individu se
trouve done protege" a la fois de ses supe"rieurs et de ses subor-
donnfe, il est priv6 de toute initiative et totalement soumis a la
regie d'une part, completement libre de toute dependance per-
sonnelle de l'autre. Ce type de rapports humains fait perdre aux
relations entre sup6rieurs et subordonne's leur importance affective
aussi bien pour les supe"rieurs que pour les subordonne's. Nous ne
trouvons entre les diverses categories hi6rarchiques que des rela-
tions conventionnelles (31).
2) Le pouvoir de decision a l'interieur de l'organisation est
situe" aux endroits ou la stability du systeme interne « politique »
aura la preference sur les buts fonctionnels de l'organisation. Ce
trait est le corollaire du precedent. Si Ton veut sauvegarder les
relations d'impersonnalite, il est indispensable que toutes les deci-
sions qui n'ont pas ete eiimine'es par l'etablissement de regies soient
prises a un niveau ou Ton soit a l'abri des pressions trop person-
nelles de ceux qui seront affectes par ces decisions. Le pouvoir
de prendre des decisions et aussi bien celui de changer les regies
et d'en edicter de nouvelles aura done tendance a s'eioigner le
plus possible des cellules d'execution. Si la pression en faveur de
l'impersonnalite est forte, cette tendance a la centralisation sera
irresistible. Elle se traduira concretement par une priorite donnee
aux problemes « politiques » internes — lutte contre le favoritisme
et l'arbitraire, sauvegarde de l'equilibre entre les differentes parties
du systeme — par rapport aux problemes d'adaptation a l'environ-
nement qui demanderaient que les decisions soient prises a un
niveau ou Ton connaisse mieux ses particularites et son evolution.
L'arbitraire et l'initiative individuelle sur le plan de la fonction,
de l'activite economique, des rapports avec le public ne pourraient
manquer en effet d'entrainer des differences, done de l'arbitraire
sur le plan des rapports humains. La centralisation est le second
moyen d'eiiminer l'arbitraire dans une organisation. Le prix en

(30) Pratiquement, bien sur, ce n'est tionnaires le meilleur moyen de montrer


jamais le cas, il reste toujours un peu d'in- que la soumission a la regie ne peut suffire
certitude, ce qui laisse aux protagonistes a assurer la fonction qui leur est impartie.
un certain jeu. Le rapport de dependance (31) Voir Michel CROZIER, article cite,
et la negociation ne sont jamais supprimes. Sociologie du travail, II (i960), pp. 64
La pratique de la greve du zele constitue et 70.
pour de nombreuses categories de fonc-

36
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D ORGANISATION

est une plus grande rigidite". Ceux qui derident ne connaissent pas
directement les problemes qu'ils ont a trancher; ceux qui sont
sur le terrain et connaissent ces problemes n'ont pas les pouvoirs
n6cessaires pour effectuer les adaptations ou pour experimenter
les innovations indispensables.
3) La suppression de l'arbitraire et des rapports de de"pendance
grace a la centralisation et a un systeme de regies impersonnelles
a pour consequence que chaque cate"gorie hie'rarchique se trouve
completement isoiee des autres categories superieures ou subor-
donn6es. Une organisation bureaucratique de ce type se trouvera
composed d'une se"rie- de strates superpose"es communiquant tres
mal entre elles. Les barrieres sont telles qu'il y a tres peu de place
pour le deVeloppement de clans qui pourraient regrouper les
membres de plusieurs categories. Par contre, la pression du groupe
des pairs, des membres de la mfime categorie devient absolument
preponderate. Toute velieite d'independance sur les points qui
touchent aux intents du groupe se trouve impitoyablement sanc-
tionnee (32). Cette pression du groupe des pairs devient le seul
facteur de regulation du comportement en dehors des regies,
puisque la pression hierarchique et la sanction des resultats indi-
viduels se trouvent reduites sinon eiiminees. Les individus se con-
forment a la regie impersonnelle et aux normes du groupe qui se
superposent a cette regie pour l'interpreter et la compieter.
Cette pression du groupe constitue beaucoup plus encore que
les particularites de la tache depersonnalisee, comme semblait le
penser Merton (33), la source de l'esprit de caste des fonctionnaires.
La reglementation et l'impersonnalite de la tache sont poussees
fort loin dans de nombreux secteurs des grandes organisations
rationnelles modernes sans que le « ritualisme » et l'esprit de caste
se developpent de facon sensible. S'ils prennent tant d'importance
dans notre modele de systeme bureaucratique c'est qu'avec la
coupure des liens entre categories, l'isolement de chaque strate lui
permet de controler completement son domaine, done d'eriger en fin
les moyens partiels qui sont de son ressort. Et ce deplacement
des buts, ce ritualisme ne peuvent e"tre consideres seulement comme
la consequence automatique de la situation faite a l'individu. Us
constituent aussi une reaction de groupe et comme telle, au niveau

(32) Ceci se marque dans des resultats la petite minorite qui s'6tait manifestee
d'enquete par la remarquable conformity dans des reponses individuelles abandonne
de certaines des reponses des membres d'un toute opposition.
meme groupe et par ce fait que, quand les (33) Robert K. MERTON, article cite,
memes questions sont discutees en groupe, Social Forces, XVIII (1940), pp. 563-564.

37
MICHEL CROZIER

des inte're'ts du groupe, une reaction rationnelle qui donne au groupe,


un indispensable moyen de defense dans sa lutte avec les autres
groupes (34).
4) Comme il est malgre" tout impossible de pr6voir le reglement
de toutes les e'ventualite's, soit par l'e'tablissement de regies imper-
sonnelles, soit par des procedures de centralisation, des zones d'in-
certitude subsistent au sein de l'organisation. Autour de ces zones
d'incertitude, des relations de pouvoir paralleles se reconstituent
avec des ph6nomenes de de"pendance et de conflit. Les individus
ou les groupes qui controlent une de ces sources d'incertitude
dans un ensemble ou tout est pre"visible se trouvent de ce fait dis-
poser d'un pouvoir considerable sur tous ceux qui sont affecte"s
par cette incertitude. Leur situation strate"gique est en effet d'au-
tant meilleure qu'il y a tres peu de sources d'incertitude et que,
par consequent, il n'y a pas a lutter avec autant de « pouvoirs
concurrents » que dans des systemes d'organisation moins re"gle-
mentes. Toutes les organisations bureaucratiques francaises con-
naissent ces exemples d'employ^s subalternes dont la volonte" sera
finalement decisive dans des affaires ou pourtant ils n'ont the"ori-
quement aucun pouvoir et de groupes particuliers qui disposent
de privileges exorbitants auxquels il est interdit de toucher. Ces
pouvoirs paralleles peuvent se deVelopper dans le cadre de la ligne
hierarchique normale mais le plus souvent ils se manifesteront en
dehors d'elle avec pour consequence une reorganisation des rap-
ports humains autour des situations de force de certains individus
et de certains groupes.
Les strates d'experts sont souvent de ce point de vue des groupes
priviiegies dans la mesure ou la tache qui leur est impartie ne peut
e"tre prevue et reglementee que de facon fort vague. La decentra-
lisation au profit de ces groupes telle qu'elle a ete analysee par
Selznick constitue la consequence logique du developpement de
cette tendance. Mais une telle decentralisation qui consiste a frac-
tionner et a isoler les fonctions n'est pas incompatible avec la
centralisation administrative des carrieres et des reglements qui
l'englobe. C'est dans le cadre general du systeme impersonnel et
centralise, et a cause mfime de la rigidite de ce cadre, que les privi-
leges des experts peuvent se maintenir et eventuellement se de-

(34) Ce point demanderait naturelle- blesse de la pression hierarchique affaiblit


ment a etre developpe. La lutte entre les l'unite organique de l'ensemble et ou il
diverses strates n'est pas la simple conse- reste un champ suffisant de lutte et de
quence de leur isolement. Elle se developpe negociation.
de fa;on aigue dans la mesure ou la fai-

38
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

velopper. A l'interieur du systeme bureaucratique on assiste alors


a une lutte constante entre la volonte" centralisatrice de la direc-
tion soutenue par tous les autres groupes qui fait pression sur les
groupes d'experts pour les forcer a rationaliser leurs fonctions et
la resistance ge'ne'ralement efficace de ces groupes qui s'efforcent
de conserver a leur profession l'incertitude indispensable a la de-
fense de leur inde"pendance. On peut retrouver les elements d'un
tel conflit si Ton considere la situation de ces professions dans
l'ensemble de la societe. Mais ce qu'il est important de mettre en
lumiere c'est que la position des groupes d'experts est plus forte
dans le cadre d'un systeme bureaucratique. Paradoxalement, plus
l'ensemble dont ils font partie est re'glemente' et control^, plus
leur inde"pendance est grande.
5) Les difficulte's, les mauvais rdsultats et les frustrations qui
sont les consequences de tous les traits que nous venons d'exa-
miner tendent finalement a deVelopper de nouvelles pressions en
faveur de l'impersonnalite et de la centralisation qui leur ont
donne" naissance. Autrement dit, ce modele de systeme bureau-
cratique est avant tout caracte'rise' par l'existence d'une se"rie de
cercles vicieux relativement stables. Les sche"mas sugge're's par
Merton et par Gouldner en offrent de"ja des exemples. Mais il est
possible d'en ^laborer d'autres et de les integrer dans un schema
plus large.
Nous avons deja traits du de"placement des buts et montre
qu'il ne mettait pas seulement en cause la rigidite" de la personnalite"
humaine, d6iorm6e par le moule auquel on la soumet, mais pouvait
s'expliquer aussi par le jeu des relations entre strates isole"es et,
d'une certaine facon, concurrentes. Les consequences dysfonction-
nelles du deplacement des buts, c'est-a-dire des dimcult^s avec la
clientele, un manque de communication, une mauvaise adaptation
a l'environnement ou, s'il n'y a pas de clientele, des dimcultes
dans l'accomplissement de la tache et une moindre productivity
ne peuvent conduire a un assouplissement du systeme car la seule
arme dont disposent ceux qui sont en mesure d'effectuer des chan-
gements c'est une plus minutieuse elaboration des regies et un ren-
forcement de la centralisation. Par ailleurs, dans le cadre me"me
du systeme dont ils font partie, les individus et les groupes qui
sont en contact direct avec ces consequences dysfonctionnelles ne
font pas pression pour une decentralisation mais s'efforcent sim-
plement de se servir des difficultes qui surviennent pour renforcer
leur position vis-a-vis du public et au sein de l'organisation; ils
lutteront certes contre la centralisation; cependant ce ne sera pas

39
MICHEL CROZIER

pour faciliter l'adaptation de l'organisation a ses taches mais bien


plutot pour conserver la part de rigidity qui les protege.
Le probleme de la subordination et du controle si bien analyse"
par Gouldner peut, lui aussi, §tre eiargi. La proliferation des regies
impersonnelles re"duit les tensions creees par la subordination et le
controle mais en m&me temps les frustrations qu'elles d6veloppent
renforcent le besoin de subordination et de controle auquel on doit
faire face par le de"veloppement d'un systeme impersonnel. Si l'im-
personnalite" est pouss6e plus loin que dans l'exemple de Gouldner
et si une combinaison de centralisation et d'impersonnalite" enleve
tout pouvoir de negotiation et d'arbitraire au sup^rieur vis-a-vis
de ses subordonnds imm6diats, nous pouvons apercevoir que le
cercle vicieux qui n'affectait que certains aspects des rapports
humains au niveau subalterne (contremaitres, ouvriers) englobe
maintenant tous les rapports humains de l'ensemble de l'organi-
sation.
Les frustrations des differents Echelons qui ne peuvent discuter
les decisions qui les concernent constituent une force de pression
considerable que les supe"rieurs ne se sentent pas en mesure d'af-
fronter. Tout le systeme de prise de decisions tend a se de"placer
de plus en plus vers le haut pour require les tensions qui naissent
des rapports de subordination. Mais comme ces rapports ne sont
pas alleges et que leurs consequences vexatoires pour les individus
et les groupes subsistent, la pression pour la centralisation con-
tinue. On pourrait concevoir un effort en sens inverse pour « de~
bloquer » un tel systeme mais on se heurterait a la peur que subor-
donnes comme superieurs eprouvent a assumer directement des
rapports de dependance. Cette peur est d'ailleurs entretenue par
le foyer permanent de mecontentement que constitue la persis-
tance de relations de pouvoir paralleles et de privileges spetiaux.
L'existence de ces privileges qui sont, nous l'avons vu, la conse-
quence indirecte de la centralisation et de l'impersonnalite tend
done a renforcer la pression pour la centralisation et l'imperson-
nalite.
Tres generalement on peut done dire que la caracteristique de
notre modele de systeme bureaucratique, caracteristique qu'il
partage avec les modeles que Merton, Gouldner et aussi Selznick
ont tires des exemples qu'ils ont analyses, e'est que la rigidite de
l'organisation des taches et des rapports humains qui leur est a
quelque degre commune a pour consequence un manque de com-
munications avec l'environnement et un manque de communi-
cations entre les differents groupes, et que les difficultes qui en
40
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

rdsultent, loin de provoquer un r6ajustement du modele dans le


sens d'un assouplissement des regies, sont utilisees par les individus
et les groupes qui en ont la possibility pour ameliorer leur position,
ce qui a pour derniere consequence de renforcer la pression pour
rimpersonnalite", cause m£me de la rigidite. En d'autres termes, il
s'agit d'un modele d'organisation trop rigide pour se corriger en
fonction de ses erreurs.
6) Cette rigidite" enfin a pour consequence que le changement
ne peut se produire qu'en bloc et a partir du sommet. Une organi-
sation quelle qu'elle soit doit force'ment s'adapter a des trans-
formations de toutes sortes — transformations de l'environnement,
transformations des techniques, transformations du personnel.
L'adaptation peut etre constante et graduelle si les individus qui
percoivent les transformations au niveau auquel elles apparais-
sent, c'est-a-dire au niveau de l'execution (35), ont la possibility
d'introduire les innovations nexessaires. Mais nous avons vu que
ce ne pouvait &tre le cas dans un systeme d'organisation domine"
par l'impersonnalite des regies et par la centralisation. La concen-
tration du pouvoir de decision entre les mains des dirigeants et
l'isolement de ceux-ci rend impossible un tel type de changement.
Le systeme bureaucratique tend done tout naturellement a r6-
sister aux transformations de son environnement et de toutes les
autres donne"es de son action. Ces transformations il ne les percoit
habituellement pas, protege qu'il est par les barrieres aux com-
munications que nous avons de"crites. II n'en reconnait fmalement
l'importance que quand elles sont devenues la cause de dysfonctions
particulierement graves. A ce moment des changements finiront
par se produire mais ces changements viendront d'en haut, ils
pourront eVentuellement me'me conduire a un renforcement de la
centralisation qui seule permettra de les imposer. Enfin ces change-
ments s'etendront a l'ensemble de l'organisation et non pas seule-
ment aux secteurs ou les dysfonctions sont les plus marquees car
ils se traduiront par une refonte des regies impersonnelles appli-
cables par tous.
Du fait a la fois des delais considerables qu'il necessite, de
l'ampleur qu'il doit reve'tir et des resistances qu'il doit vaincre,
le changement constitue toujours pour des organisations bureau-
cratiques une crise tres profonde et le rythme essentiel qu'on ren-
contre chez elles e'est l'alternance de longues periodes de stabilite

(35) Par niveau de l'execution, nous sition a unites de direction ou d'etat-major,


entendons unites de production, par oppo- et non pas seulement les executants.

41
MICHEL CROZIER

et de courtes p6riodes de crise. Contrairement a ce que pourrait


faire penser une analyse limite'e a l'^tude du schema d'un cercle
vicieux en dehors de toute contingence temporelle, la crise est un
e'le'ment inherent au systeme bureaucratique car seule elle peut
permettre d'effectuer les ajustements ne"cessaires. La crise se
caracte"rise par des interventions arbitraires individuelles, par
l'e'tablissement momentane" de rapports de de"pendance contrai-
gnants et la reVe"lation d'une autorite" oublie"e. Malgre" son carac-
tere exceptionnel elle joue un role tres important car d'une part
elle perpe'tue la crainte de rautorite" et d'autre part elle suscite,
m&me aux moments de plus tranquille routine, des vocations de
re"formateur autoritaire a l'exact oppose" du modele de personna-
lite" bureaucratique d£crit par Merton (36).
Tout l'effort du systeme bureaucratique francais pour r6ussir
a dominer le probleme du changement a consists a domestiquer
et a assouplir ces roles d'agents du changement de facon a re"gu-
lariser sinon a eViter les crises. On a tendu ainsi a constituer des
castes de hauts fonctionnaires plus particulierement isole"es et pro-
teges de toute influence exte"rieure dont le r61e consiste a fournir
au moment opportun les personnalite"s capables d'imposer aux
unite's administratives les re"formes n£cessaires tout en respectant
leurs regies et en re"duisant au minimum les aspects autoritaires
du role qui leur est imparti grace a leur impartiality et au prestige
que leur vaut leur eloignement (37).
De telles pratiques sont naturellement particulieres a notre
propre civilisation. Mais c'est certainement a propos du probleme
du changement et de l'adaptation a Involution ge"n<§rale de la soci^td
que tout systeme d'organisation bureaucratique prend sa signifi-
cation profonde. Une organisation bureaucratique n'est pas seule-
ment une organisation trop rigide pour se corriger en fonction de
ses erreurs, c'est aussi et surtout une organisation trop rigide pour
s'adapter sans crise ou sans substitut de crise aux transformations
que l'accele'ration de Involution sociale rend de plus en plus rapi-
dement imperatives.

(36) Robert K. MERTOK, article cite, trative a la fonction de reiorme a mesure


Social Forces, XVIII (1940). que la pression du changement devenait
(37) C'est le r61e dans lequel se sont peu plus forte. Mais cette domestication est
a peu installes les Grands Corps de l'fitat seulement partielle et les facteurs de crise
qui sont passes de la fonction de stabilisa- se trouvent reported au plan politique.
tion et d'unification de l'action adminis-

42
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

7. Les avantages d'un systeme


d'organisation bureaucratique.

En analysant tout un ensemble des traits bureaucratiques dans


la perspective d'un systeme autonome d'organisation nous avons
cherche a de"passer l'optique trop etroite des relations humaines
qui faisait de ces traits les consequences non preVues de la resis-
tance du « facteur humain » aux objectifs et aux me"thodes de l'or-
ganisation. La perspective strategique que nous avons adopted
nous a permis de suggeYer par exemple que le ritualisme et l'esprit
de caste n'etaient pas determines par les deformations de la per-
sonnalite, mais s'interpretaient corame les comportements ra-
tionnels d'individus que la pression collective du groupe auquel ils
appartiennent oblige a jouer le jeu que commande leur situation
strategique dans le systeme de relations de pouvoir au sein de
l'organisation (38). Elle nous aurait permis de montrer de la m6me
maniere que c'est pour conserver le pouvoir dont ils disposent que
les groupes d'experts resistent au changement et non pas a cause
de la routine ou de l'isolement qui caracterise leurs activites.
En procedant ainsi nous avons deja progresse car le modele
que nous avons construit est plus ouvert, plus contingent, il n'ap-
parait plus comme une nouvelle loi d'airain. II peut rendre compte
deja de sa propre adaptation au changement. Mais il reste cepen-
dant un modele statique, un cercle vicieux dont on ne comprend
ni les conditions d'apparition ni les possibles mutations. L'analyse
d'un phenomene d'un tel point de vue statique que symbolise
parfaitement l'image du cercle vicieux est indispensable a un pre-
mier stade de comprehension. Mais rester a ce premier stade justifie
les critiques habituellement portees contre le fonctionnalisme (39).
La premiere possibilite du depassement apparait avec l'intro-
duction du probleme du changement. On se souvient de l'interpre-
tation de Gouldner qui consiste a faire de certains traits bureau-
cratiques une reponse au probleme pose par la succession, les regies
bureaucratiques constituant le moyen d'assurer la permanence
de l'organisation a travers les difficiles problemes poses par la dis-
parition de ses fondateurs et de ses dirigeants. Mais si cette hypo-
these suggestive complete heureusement l'analyse de Weber sur

(38) Pour une discussion plus serree de (39) Voir, par exemple, Ralf DAHREN-
ce probleme, voir Michel CROZIER, article DORF, Out of Utopia : Toward a Reorienta-
cite, Human Organization, XX (1961), sous tionof Sociological Analysis, Americanjour-
presse. nal of Sociology, LXIV (1958), pp. 115-127.

43
MICHEL CROZIER

le passage du charisme a la bureaucratie, elle ne nous est guere


utile pour rendre compte des differences entre grandes organisa-
tions parvenues au meTne degre de detachement des formes patri-
moniales et qui peuvent cependant constituer des systemes plus
ou moins bureaucratiques.
Notre analyse des methodes d'adaptation au changement d'un
systeme bureaucratique pourrait £tre utilis6e elle aussi. Un mode
de raisonnement parsonien permettrait de montrer par exemple
qu'un systeme d'organisation est d'autant plus bureaucratique
que ceux qui y participent ont plus ou moins bien inte'riorise' les
valeurs de changement et de croissance. Mais si un tel raisonnement
nous indique des domaines ou la recherche serait inteYessante, il
est condamne" a rester beaucoup trop vague car il embrasse une
suite de relations dont nous ne pouvons suivre les chatnons.
La premiere question decisive a poser devrait &tre, a notre avis,
une question sur les limites m£mes de la pression bureaucratique.
Si e'loigne'es que soient les instances dirigeantes des problemes a
resoudre sur le terrain, si difficile que soit la communication entre
les strates, si desastreuses que puissent devenir les consequences
de la lutte entre les groupes et du maintien de privileges anachro-
niques, il reste que les organisations bureaucratiques que nous
avons l'occasion d'examiner fonctionnent et donnent des r6sultats
relativement acceptables. Les cercles vicieux que nous avons
d^crits correspondent a des e"quilibres stables et non pas a des
processus cumulatifs de deterioration. Le probleme que les socio-
logues de la bureaucratie devraient done maintenant aborder est
celui des conditions de l'equilibre, le probleme des formes de con-
trole social qui maintiennent dans certaines limites le jeu des
facteurs qui ont donne naissance aux cercles vicieux.
Notre hypothese fondamentale dans ce domaine e'est qu'il n'y
a pas d'opposition entre les forces d'integratiqn d'un cote, les forces
de disruption de l'autre mais que ce sont les formes meTnes du con-
trole social que Ton utilise qui sont a l'origine des cercles vicieux
bureaucratiques. Si Ton admet que pour toute organisation le
premier probleme a resoudre est celui de la conformite des compor-
tements de ses membres a un minimum de normes (soumission aux
objectifs, aux necessites de la coordination et de la cooperation),
on peut caracteriser les types d'organisation en fonction des moyens
divers ou plut6t de la combinaison de moyens divers qu'elles
emploient. On peut obtenir la conformite en se servant de la con-
trainte, en se servant de moyens ideologiques ou en reussissant a
obtenir que les individus interiorisent eux-me"mes les normes

44
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D ORGANISATION

prescrites. Dans les organisations modernes il semble clair que


d'une part on peut toierer une moins grande conformite dans la
mesure ou l'ameiioration des moyens de provision permet de s'ac-
commoder de differences individuelles autrefois inadmissibles et
que d'autre part la part des moyens indirects dans la combinaison
utilis6e devient beaucoup plus considerable. Dans un tel cadre il
semble que les caracteYistiques plus ou moins bureaucratiques du
systeme d'organisation sont fonction de l'equilibre entre le type
de combinaison employe et les modes de reaction du groupe humain
auquel il s'applique, les deux poles considers etant bien entendu
interdependants puisqu'ils participent tous deux du m t o e en-
semble culturel.
Nous ne pouvons pas pour le moment pousser l'analyse plus
loin en l'absence de recherches portant directement sur ce theme.
Mais nous voudrions pour illustrer notre hypothese et delimiter
les problemes a resoudre reprendre ce theme de l'equilibre entre
controle social et privilege bureaucratique dans la perspective de
la strategic individuelle des membres du systeme.
Le premier point a considerer pour comprendre toute strategic
individuelle c'est le caractere ambigu des attitudes des membres
d'une organisation face au probleme de leur participation. Nous
l'avons deja note en citant les recherches d'Arnold Tannenbaum,
participer a une decision constitue certes un moyen de mieux con-
tr61er son propre environnement mais en m§me temps entraine
le risque d'etre contrdie par ceux avec qui on participe et qui in-
fluenceront eux aussi la decision. II est beaucoup plus facile de
sauvegarder son independance a regard d'une decision d'une orga-
nisation ou d'un groupe humain quand on s'y soumet sans y avoir
participe que quand on a accepte de la discuter. II est rationnel
pour chaque individu de negocier sa participation et une attitude
de retrait, et m£me de fuite peut bien etre consideree comme une
attitude rationnelle dans la mesure ou un individu a des raisons
de croire que ce qu'on lui offre n'est pas satisfaisant et qu'il a de
fortes chances d'etre manipuie. La volonte de participation des
membres d'une organisation dependra done, dans une certaine
mesure tout au moins, du degre de confiance, d'ouverture a autrui
qui caracterise la culture dont ils font partie (40).
La participation de toute facon restera limitee, une con-
trainte imposee de l'exterieur devra s'exercer et nous en venons
(40) Elle depend aussi, bien sur, de leur ciales qu'offre la civilisation a laquelle ils
place dans l'ordre hierarchique et des participent.
modeles de rapport entre categories so-

45
MICHEL CROZIER

au deuxieme point de la strat6gie individuelle, l'attitude vis-a-vis


du rapport d'autorite", autre donne"e culturelle fondamentale. Si
le ne"cessaire rapport d'autorite" n'est pas accepts facilement la
pression pour la centralisation sera forte et un certain type de rigi-
dity caracte"risera le systeme d'organisation. D'autres types de
rigidite" sont concevables si le rapport d'autorite' est accepts avec
soumission mais provoque une resistance passive. On risque d'avoir
alors des cercles vicieux de contr61es successifs (41).
De toutes facons, l'^quilibre g^n^ral du systeme doit de"pendre
des termes possibles de n£gociation pour l'individu, termes qui
dependent de ses aspirations et de ses valeurs et des exigences de
l'organisation, exigences qui sont fonction a leur tour des donne"es
techniques qui permettent a l'homme de controler son univers et
en meme temps des mfimes donn^es culturelles qui faconnent les
reactions individuelles.
Des systemes bureaucratiques comme celui que nous avons
e"tudie" offrent aux individus une combinaison relativement heureuse
d'independance et de s6curit6. Certes, nous sommes sensibles a
leurs aspects dysfonctionnels et nous mesurons le prix eleve" que
chaque individu doit payer pour ce resultat. Mais nous avons
parfois tendance a oublier que tout compte fait le marchd n'est
pas mauvais. Les regies protegent ceux qui y sont soumis; a l'in-
te"rieur du cadre qu'elles d£finissent ils peuvent mesurer leur propre
contribution en toute liberte", ils peuvent participer ou ne pas
participer aux buts de l'organisation, re"server leurs forces et leurs
sentiments pour des entreprises plus personnelles. Certes, s'il s'agit
d'un systeme d'organisation tres bureaucratique, ils n'ont aucune
chance de se distinguer de leurs collegues et d'obtenir des succes
marquants dans leur travail mais ils ne courent en m6me temps
et de ce fait aucun risque et cette s^curit6 a un prix considerable
dans un univers fortement marqu6 par rins6curite\ On peut penser
d'ailleurs que plus nos socie^s industrielles deviennent capables
d'assurer a tous un minimum de s£curite" moins l'individu sera prSt
a payer un prix e"leve" pour obtenir le type de s^curite" offert par
un systeme bureaucratique.
On peut soutenir finalement que ce modele bureaucratique,

(41) Le systfeme bureaucratique sovie- informels tres vigoureux et un cercle vicieux


tique parait caracteristique d'un tel type de contr61es bureaucratiques se superposant
d'equilibre : des rapports autoritaires, une les uns aux autres, dont le poids oppressif
tres grande soumission de la part des subor- suscite forcement la resistance passive qui
donnes, mais en meme temps beaucoup de renforce justement la suspicion et le besoin
resistance passive de la part de groupes de contrdle.

46
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D ORGANISATION

que nous avons analyse", constitue un excellent moyen de maintenir


dans notre monde moderne quelques-unes des valeurs individua-
listes du monde prdindustriel et que son de"veloppement par exemple
en France est lie" a la resistance de modes de vie anciens. Oppo-
sition a toute participation, preference pour une autorite centra-
lisee, stabilite et rigidite bureaucratiques assurent a chaque membre
de l'organisation bureaucratique une autonomie, un arbitraire
individuel qui precedent des me'mes valeurs que les modes de
vie artisanaux et paysans anterieurs. Mais cette resistance, bien
sur, ne peut jamais §tre que partielle. Les compromis auxquels
individus et organisations se resignent constituent une des donnees
fondamentales de cet equilibre entre controle social et pression
bureaucratique qu'il faudrait analyser pour comprendre revolu-
tion d'un systeme bureaucratique.

8. Les systemes bureaucratiques et


revolution generate de la societi industrielle.
L'analyse des fonctions latentes d'un systeme bureaucratique
ne suffit pas. II nous reste a replacer ce modele d'organisation dans
le contexte general de revolution de la societe industrielle pour
pouvoir explorer la derniere dimension, celle qu'avait retenue
d'abord Weber, la dimension historique.
De ce point de vue, revolution des formes d'organisation dans
nos societes industrielles semble marquee d'abord par deux grands
facteurs. D'une part, nous l'avons vu, les progres constants des
techniques de prevision dans tous les domaines permettent une
beaucoup plus grande tolerance vis-a-vis des particularites per-
sonnelles et des besoins propres de chaque individu. D'autre part,
revolution de la civilisation rend les individus eux-m^mes de plus
en plus complexes et de plus en plus ^sensibles a de multiples et
contradictoires influences sociales; toute participation est pour
eux moins dangereuse car elle les engage moins totalement et ils
sont plus facilement capables de s'en degager et de trouver des
solutions de remplacement materielles et morales. En consequence,
alors qu'au Moyen Age seules des organisations de formes rigides
sinon monacales, engageant l'individu jusque dans son comporte-
ment le plus intime, pouvaient parvenir a une efficacite raison-
nable (42), dans notre societe industrielle nous avons affaire a des
(42) II vaudrait la peine d'etudier les sation entre les ordres religieux dont les
analogies sur le plan des formes d'organi- fonctions furent d'ailleurs souvent econo-

47
MICHEL CROZIER

organisations beaucoup plus souples, capables de se contenter de


la part de leurs membres, m t o e aux plus hauts Echelons, d'une
loyaute" tout a fait temporaire sans que leur efncacite" en soit
atteinte.
De ces tendances generates on devrait naturellement conclure
que les systemes bureaucratiques fonde"s sur les cercles vicieux
dysfonctionnels que nous avons analyses devraient perdre de leur
importance et que, contrairement aux craintes formule"es constam-
ment par les penseurs humanistes et reVolutionnaires, l'avenir
nous offre plus de promesses de liberation que de menaces de
« robotisation » de l'homme.
Cet optimisme doit £tre temper^ cependant car si une organisa-
tion moderne est certainement plus souple et plus toleYante qu'une
organisation ancienne de meme taille, le nombre des organisations
s'est accru de facon extraordinaire, au point que la part des activit6s
exercdes individuellement est devenue extr^mement restreinte. En
d'autres termes, la souplesse plus grande qui rend la participation
des individus a des activity standardises et controiees plus sup-
portable a permis a celles-ci de se de"velopper au maximum.
Finalement l'avenir n'est ni aussi favorable ni aussi defavorable
que les deux logiques oppose"es de la standardisation croissante des
activity humaines et de leur liberalisation sembleraient le laisser
preVoir. Un nouvel e"quilibre se reconstitue constamment a partir
de l'^quilibre ancien et cet e"quilibre est avant tout determine" par
les exigences profondes de chaque systeme culturel.
Si Ton prend maintenant le probleme au niveau meme de
chaque grande organisation, on pourraitjmontrer parallelement que
c'est seulement dans la mesure ou elle s'assouplit et se liberalise
qu'une organisation peut grandir et que c'est la persistance chez
elle d'un systeme bureaucratique qui constitue le principal obstacle
a ses progres.
Dans cette derniere perspective de resistance aux progres de
la rationalite on peut comprendre l'apparition et le maintien de
systemes bureaucratiques comme le resultat de deux forces con-
tradictoires et cependant convergentes. D'une part chaque indi-
vidu, chaque groupe, chaque categorie au sein d'une organisation
y lutte constamment pour preserver les caracteres imprevisibles,
impossibles a rationaliser, de l'activite dont il a la charge ; le pou-
voir de ces individus, l'influence qu'ils peuvent exercer au sein de

miques et les premieres grandes organi- marchands hanseatiques.


sations commerciales comme celles des

48
DE LA BUREAUCRATIE COMME SYSTEME D'ORGANISATION

l'organisation dependant essentiellement, nous l'avons vu, de l'in-


certitude de leur comportement, ils s'opposeront naturellement a la
rationalisation de leur propre secteur tout en luttant, bien sur, pour
la rationalisation des autres secteurs. D'autre part, les progres de la
rationalisation qui permettent de retirer aux individus leur part
d'arbitraire et de pouvoir offrent a ceux qui re"ussissent a rim-
poser la constante tentation de pousser la planification plus loin
qu'il ne serait rationnellement souhaitable. Deux formes de pri-
vileges et de cercles vicieux ont done tendance a se deVelopper;
ils correspondent les uns a la resistance de groupes cherchant a
preserver des situations de pouvoir de"passe"es par les progres des
techniques et les autres a la volonte" d'autres groupes d'imposer
une rationalisation que ne Mgitiment pas encore ces progres. Ces
deux forces s'appuient d'ailleurs souvent Tune sur l'autre dans la
mesure ou une centralisation pre'mature'e peut constituer la meil-
leure protection pour des privileges locaux et ou des combinaisons
de tels privileges peuvent fort bien lutter pour imposer une ratio-
nalisation qui, en e"liminant d'autres privileges, les protege tem-
porairement.
Le succes de ces deux forces depend de la capacite qu'a l'orga-
nisation elle-me'me de s'isoler du reste de la societe". Puisque la per-
sistance de cercles vicieux bureaucratiques a pour premiere conse-
quence de permettre d'e"chapper a la r^alite" du contact avec le
monde exte"rieur, il est nature! que ce soient les activity's qui peu-
vent le plus s'isoler de la pression du reste de la socie"te qui soient
le plus atteintes par les deformations bureaucratiques. Les admi-
nistrations publiques deviennent eVidemment plus facilement
bureaucratiques et parmi les administrations publiques, celles
qui sont le moins soumises aux pressions du public et des organes
politiques qui le repr&entent; parmi les activites industrielles
privies, celles qui pr^sentent la rencontre paradoxale d'une tech-
nologie stable et d'une concentration tres grande. Au niveau de
la soci^te" dans son ensemble, la relative predominance de systemes
bureaucratiques d'organisation apparait liee a des constantes cul-
turelles (les contradictions francaises sur le probleme de l'autorite)
et a des rencontres historiques (role joue" par l'litat centralist en
France dans le de"veloppement politique et technique).
On pourrait en conclure peut-6tre que les craintes que Ton
manifeste si souvent devant la monte"e de la technocratic sont peu
fondles. Plus le progres s'accelere et plus le pouvoir de l'expert
est temporaire, a la limite il se de"truit lui-m^me dans la mesure
ou il s'exerce. Le pouvoir des managers qui a tant fascine" Burnham

49
MICHEL CROZIER

est beaucoup plus un pouvoir politique et judiciaire qu'un pouvoir


d'expert. Leur r^ussite d6pend de qualites politiques et non pas
de la possession d'une science et, dans la mesure oil certains aspects
de leur r61e deviennent plus rationnels et plus scientifiques, ces
aspects perdent de leur importance dans la lutte pour le pouvoir.
Finalement, si paradoxal que cela puisse paraitre, il serait possible
de soutenir que les formes bureaucratiques — au sens pe"joratif
du terme — correspondent a la n6cessaire persistance d'un element
de pouvoir charismatique dans le fonctionnement des grandes
organisations et au deVeloppement de privileges et de cercles
vicieux, centre's sur ces privileges et qui en d£coulent.

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