Ada Ou La Beaute Des Nombres - Catherine Dufour

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 141

De la même autrice

L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça, Mille et une
nuits, 2012 ; LGF, 2013.
Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir
princesses, Fayard, 2014 ; LGF, 2015.
La Vie sexuelle de Lorenzaccio, Mille et une nuits, 2014.
Nous avons tous besoin d’une permission pour
faire de la science, mais, pour des raisons
profondément ancrées dans notre histoire, cette
permission est bien plus souvent donnée aux
hommes qu’aux femmes.

Vera Rubin
in « Découvreuse de la matière noire,
l’astrophysicienne américaine Vera Rubin
est morte le 25 décembre »,
Guillaume Gendron, Libération,
27 décembre 2016.
En ce 2 janvier 1815, le très célèbre Lord Byron, poète débauché
et ruiné, épouse à Seaham Hall, dans le nord de l’Angleterre, la très
sage Annabella Milbanke. Il la surnomme la « princesse des
parallélogrammes », à cause de son goût pour les mathématiques,
assez rare chez les riches ladies. Un an plus tard, dans le bel
appartement londonien des Byron-Milbanke, une petite fille vient au
monde : Ada. Dans la pièce à côté, Lord Byron, ivre d’opium et de
brandy, tire au pistolet sur le peu de mobilier que les huissiers lui ont
laissé. Annabella prend son bébé et va se réfugier chez ses parents.
Les deux époux ne se reverront jamais.
Vingt-cinq ans plus tard, Ada Byron, épouse King et comtesse
Lovelace, déjà mère de trois enfants, se lance dans l’étude des
mathématiques. Elle se hisse en trois ans à un niveau suffisant pour
apprécier le travail d’un inventeur génial : Charles Babbage. Celui-ci
vient de mettre au point un énorme calculateur automatique. Ada se
penche sur ces rouages complexes lorsqu’une intuition lui vient : et si,
au lieu de ne manier que des chiffres, cet engin traitait aussi des
symboles ? Elle met son intuition au propre : ce sera la fameuse
« Note G », le premier programme informatique au monde.
Ni Ada ni Babbage ne sauront jamais à quel point ils ont été
géniaux. Ada meurt jeune, aussi droguée et endettée que son père.
Babbage s’enfonce lentement dans la solitude et l’amertume. C’est
son fils Henry qui, conscient du génie de son père, fabrique certaines
parties de son calculateur. Hélas, ces prototypes ne convainquent
personne. Ils finissent au grenier.
En 1937, un physicien américain nommé Howard Aiken va faire un
tour dans le grenier de Harvard. Il découvre un des prototypes
laissés à l’abandon. Il propose à IBM de fabriquer une machine à
partir de ces engrenages : Mark I. Celui-ci aura une nombreuse
descendance : les ordinateurs. Tous nos ordinateurs.
En 1950, un mathématicien anglais nommé Alan Turing, celui qui a
conceptualisé l’informatique et craqué le code des nazis, s’inspire des
travaux d’Ada et baptise un de ses arguments scientifiques
L’objection de Lady Lovelace.
Grace Hopper, une collègue d’Aiken, dit au sujet d’Ada : « C’est
elle qui a écrit la première boucle. Je ne l’oublierai jamais. Aucun de
nous ne l’oubliera jamais1. » En 1978, le nouveau langage
informatique du département de la Défense américain est nommé
Ada. C’est le début de la reconnaissance. Ada Lovelace cesse, enfin,
de n’être qu’une note de bas de page dans les biographies de son
père.

Rien ne prédisposait Ada à devenir informaticienne. Issue de deux


très nobles familles, c’est une vraie lady anglaise perdue dans les
brumes du romantisme. Pâle, perpétuellement malade, serrée dans
des robes de cour aussi coûteuses qu’inconfortables, elle vit coincée
entre une mère intraitable et un mari maltraitant. Elle aurait pu
dépenser sa brève existence dans des occupations compatibles avec
son statut social et son époque : boire du thé, broder des nappes ou
mourir des fièvres en Inde. Seul un formidable effort de
transcendance l’a poussée à mettre au point sa « Note G ». Elle a
imaginé l’informatique, elle l’a tirée du néant en un temps où il n’y
avait pas encore la moindre trace de modernité. Toute seule avec sa
plume d’oie, devant son écritoire râpé, Ada a réussi à marquer notre
civilisation autant que Pasteur, Einstein ou Fleming. Elle a bricolé une
lampe qui s’est levée comme un soleil sur la seconde moitié du
e
XX siècle et qui illumine le troisième millénaire, modifiant la forme et le
devenir de toute activité humaine.
Notes
1. Grace Hopper and the Invention of the Information Age, Kurt W. Beyer, MIT
Press, 2009, p. 130. [Toutes les citations des ouvrages non traduits ont été
transposées librement en français par l’autrice.]
Avant Ada
L’un

Pour aller à la rencontre d’Ada, il faut d’abord tracer son chemin


dans d’épaisses forêts généalogiques. Commençons par celui de sa
grand-mère paternelle. Lady Catherine Gordon, 13th of Gight, est une
Écossaise de très haute graisse. Ses ancêtres sont des lairds,
l’équivalent local du lord anglais, sur un nombre de générations qui se
perd dans les brumes de l’an mil. Ils sont aussi délinquants de
trisaïeul en arrière-petit-fils. Comme le dit joliment André Maurois, « il
semblait qu’on eût pendu des Gordon de Gight à toutes les branches
de leur arbre généalogique1 ». Le grand-père de Catherine, craignant
peut-être la corde, préféra se noyer. Son fils l’imita. Catherine fut
donc élevée par une grand-mère qui lui offrit une solide éducation
livresque. Regardez le portrait de Catherine Gordon de Gight, peint
par Thomas Stewardson Way à la fin du XVIIIe siècle : ses cheveux
bruns, relevés en un chignon compliqué, retombent en accroche-
cœurs sur un visage poupin, coloré et souriant. Elle regarde vers
nous avec une douceur que, si on s’en tient aux avis de son époux et
de son fils, le peintre a rêvée. Quant au reste, elle est très dodue,
même selon les canons d’une époque qui cultive les rondeurs comme
signes extérieurs de richesse, au même titre que les châteaux et les
chevaux. Cette jeune femme fraîche, plutôt coquette, pas très grande
mais puissante en caractère, se promène au début de 1785 à Bath.
C’est dans cette jolie ville d’eau située entre Londres et Bristol, dans
le sud de l’Angleterre, que s’est suicidé son père. C’est aussi là
qu’elle croise le capitaine John « Mad Jack » Byron, fils de l’amiral
John « Météo épouvantable » Byron et neveu de Lord William « le
Cruel » Byron. Voilà une filiation parlante. Hélas, elle ne dit rien à
Catherine.
Mad Jack a, lui aussi, grandi à l’ombre d’un arbre généalogique
touffu. Comme les Gordon de Gight, les Byron remontent à l’an mil,
importés de Normandie par Guillaume le Conquérant. À la fin du
e
XII siècle, un roi anglais nommé Henri, deuxième du prénom, se rend
coupable devant Dieu d’un meurtre voyant : il fait assassiner un
archevêque dans sa propre église, quasi sur l’autel. Pour se faire
pardonner, Henri II construit en forêt de Sherwood, près de la ville de
Nottingham, quelque part au cœur vert de l’Angleterre, une ravissante
abbaye : Newstead. Pendant trois cents ans, des moines y plantent
leurs choux avec bonhomie. Jusqu’au jour où un autre roi Henri, le
huitième, décide de remplacer sa vieille épouse par une plus jeune :
Anne Boleyn. Le pape lui fait remarquer que ce comportement n’est
pas très chrétien. Mais Henri, s’il est bon chrétien, a un caractère de
lord, voire de laird. Il flanque dehors à la fois sa vieille épouse, la
papauté et tous les moines de son royaume – et la tête d’Anne
Boleyn, mais ceci est une autre histoire. Newstead abbey, confisquée
à l’Église, devient la propriété d’Henri VIII. Il l’offre à un de ses fidèles
serviteurs : sir John « Petit à grande barbe » Byron. Celui-ci fait
construire, à côté de la jolie abbaye assez abîmée, un château
conséquent qui se défend à l’ancienne, en jetant du plomb fondu sur
ses assiégeants. La lignée de ses propriétaires a une unique vertu :
une fidélité adamantine à la couronne. Pour le reste, les Byron sont
poissards. Courageux dans le métier des armes, ils chargent souvent
à contretemps. De plus, comme la plupart des nobles, il leur manque
toujours trois farthings pour faire un penny.
Mad Jack est un digne rejeton de la famille Byron : à vingt ans, il
est déjà couvert de gloire militaire et de dettes. D’après une gravure
assez de guingois, il a des traits fins et porte gracieusement la
perruque à rouleaux et le tricorne. Il s’entiche de la marquise de
Carmarthen. Cette femme a tout pour elle : la beauté (selon le
peintre François-Hubert Drouais, une petite bouille de porcelaine), la
naissance, le titre, un mari compréhensif, trois beaux enfants et
4 000 livres de rente. Elle plante tout là pour s’enfuir avec Mad Jack
– affreux scandale. Puis elle meurt début 1784, à vingt-neuf ans,
d’avoir donné naissance à une petite fille : Augusta. Or, le seul défaut
de feu la ravissante marquise, c’est que sa rente était viagère –
versée jusqu’au décès de la bénéficiaire. Veuf, Mad Jack va
promener son chagrin à Bath. Il est beau et sans un sou, Catherine
Gordon de Gight a vingt ans et 23 000 livres, à une époque où un
travailleur agricole gagne 25 livres par an. Bref, elle tombe follement
amoureuse, ils se marient.
Je ne sais pas comment les paniers percés de ce temps-là se
débrouillent pour dépenser autant. Ils n’ont pourtant pas besoin
d’acheter des châteaux, la cocaïne n’existe pas, non plus que les jets
privés, et personne ne peut boire à ce point. De plus, Mad Jack n’est
pas raffolé par la mode et n’entretient pas de femme coûteuse –
c’est même tout le contraire. Restent le jeu, les chiens et les
chevaux, qui semblent suffire : en trois ans, le domaine et la fortune
des Gordon de Gight sont mangés. Dès 1788, il ne reste à Catherine
que 4 000 livres, en partie gagées. Enceinte, elle rentre seule à
Londres pour accoucher d’un garçon : John Gordon Byron, le père
d’Ada.

Catherine fait face à la ruine avec courage et mauvaise humeur. Le


reliquat de ses fonds, bien placés par un nommé Hanson, lui rapporte
150 livres par an ? Eh bien, elle vivra avec 150 livres par an. Pour
plus d’économie, elle retourne en Écosse. Son époux, qui « n’a, à la
lettre, plus un centime2 », écrit Hanson, la suit un temps. Mort d’ennui
ou traqué par les créanciers, il s’enfuit en France en 1790 et échoue
à Valenciennes. Son plaisant minois, à trente-cinq ans, commence-t-il
à pâtir de son ivrognerie ? Il ne trouve pas de nouvelle femme à
croquer. Il meurt l’année suivante (on « suspecte un suicide3 »),
littéralement sans chemise, après avoir, assure-t-il, « eu le tiers des
femmes de Valenciennes4 ». On mourrait à moins.
Le chagrin de sa veuve et de son orphelin est immense. Pour
comble de malheur, le petit John, qui apprend alors à marcher, se
découvre un pied bot. Coincé entre une mère aigrie, une servante
pédocriminelle, May Gray, et un handicap que des médecins fous
tentent de rééduquer à coups de maillet, John Gordon Byron n’a pas
une enfance facile. Le jour, il apprend à lire. Le soir, il écoute sa mère
vociférer en fracassant la vaisselle, ou May Gray hurler des psaumes
en le rouant de coups. Puis elle se glisse dans son lit, la nuit, pour le
masturber. Il en gardera des cauchemars qui le poursuivront toute sa
vie. Par force, il se réfugie précocement dans la lecture. Il lit comme
on se noie. Heureusement, à côté de tant de disgrâces, il possède
quand même quelques atouts : il est beau comme son père,
volontaire comme sa mère, et intelligent comme on ne voit pas trop
qui dans son ascendance. Quand il atteint l’âge de dix ans, son
grand-oncle Lord « le Cruel » Byron disparaît, après avoir consacré
son existence à se ruiner pour empoisonner ses descendants. Le
petit John hérite du titre, et de ce qui reste de Newstead.
Le nouveau Lord Byron peut alors entrer à Harrow, une école pour
lords. Là-bas, il prend déjà des poses, que personne ne qualifie
encore de romantiques, en allant lire sur une sépulture. Si la petite
histoire vous intéresse, et Dieu sait que celle-ci a fait couler des flots
de salive, d’encre et de fiel, sachez qu’il tombe déjà amoureux avec
régularité, tantôt d’une jolie cousine, tantôt d’un joli collégien. Sur ce
plan-là, il est parfaitement œcuménique : il a rêvé de Mary Duff, il
adore Mary Chaworth, il aura une vraie passion pour Lady Oxford, il
aimera sincèrement et dans tous les sens du terme sa demi-sœur
Augusta et la comtesse Teresa Guiccioli. Dans le même temps, il est
amoureux de John Eddleston, un enfant de chœur, avant de devenir
membre du club de sodomites de Cambridge. Il avouera plus tard, en
Grèce et en Turquie, près de deux cents « pl & opt C5 » (« coitum
plenum et optabilem ») avec de jeunes garçons, et composera ses
derniers poèmes d’amour déçu pour un beau page de quinze ans,
Lukas Chalandritsanos. En fait, Byron est fondamentalement un serial
fucker. Il écrit lui-même à Hanson, en 1819, qu’il veut consacrer ses
droits d’auteur à « copuler aussi longtemps qu’il me restera un
testicule6 ». Certains biographes et commentateurs, cependant,
affirment que Byron est prioritairement homosexuel et ne trempe
dans les femmes que parce que l’opinion publique l’exige ; qu’il ne
parvient à y montrer quelque consistance que si l’affaire est pimentée
(Augusta est sa demi-sœur, Teresa Guiccioli est mineure, Caroline
Lamb se déguise en page) ; que tant de piment pour si peu de plaisir
le pousse à boire outre mesure, gâte son caractère et sera la
principale raison de sa fuite loin d’Angleterre, vers des pays
sexuellement plus souples. Je laisse le soin à chacun de se faire son
opinion là-dessus.
Cet intéressant point éclairci, revenons du côté de Harrow, bientôt
quitté pour Cambridge. Byron commence à écrire des vers, à les
publier et à dépenser son futur héritage. Il prévoit d’atteindre sa
majorité avec 10 000 livres de dettes. Ce sera 12 000. Il rencontre
aussi, pour la première fois, sa demi-sœur Augusta, la fille de Mad
Jack et de la marquise de Carmarthen. Augusta est déjà mariée à un
certain colonel Leigh, le fils de Frances, sœur et maîtresse de Mad
Jack, ce qui finit par former un arbre généalogique cocasse quoiqu’un
peu gênant. Bien sûr, Augusta est follement amoureuse de son
colonel, lequel mange l’argent de famille avec des chevaux. Le rituel
est immuable. Byron trouve Augusta charmante – c’est,
comparativement à sa mère, une parente sortable. Puis, devenu
majeur, il rassemble des fonds qu’il n’a déjà plus – en fait, il les
pioche dans le pot de chambre où son ami Scrope Davies entasse
ses gains au jeu. Nanti de ce viatique, il part enfin pour le grand
voyage ! Le Portugal, l’Espagne, l’Albanie, la Grèce, la Turquie –
« two years of bliss7 ! » Il en revient pour enterrer sa mère avec,
dans ses bagages, un flacon d’eau de rose, un de poison et Childe
Harold, un long poème plaintif : « Je n’ai pas aimé le monde et le
monde me l’a rendu. » Harold est le premier des héros byroniens : un
beau jeune homme sombre, mystérieux, exilé, paria, arrogant,
cynique, rebelle, tendre au fond. Notre siècle le connaît par cœur,
c’est le bad boy. Mais, à l’époque, c’est l’œuf du jour. Le succès est
immédiat et fracassant : « Je me réveillai un matin et me trouvai
célèbre8. » Mais d’une célébrité dantesque, inégalée, et très à la
Beatles : ces dames se jettent sur lui, à sa tête, à ses pieds, dans
son lit, lui écrivent des lettres de trente pages, l’appellent le « chéri
bouclé9 », lui envoient des poils de pubis et le comparent à « un beau
vase d’albâtre éclairé de l’intérieur10 ». Cette reconnaissance, sans
partage et sans nuage, il l’appellera son règne. Nous sommes en
1812 et le règne durera quatre ans. La même année, Byron fait un
bref mais éclatant passage en politique : dans son Discours devant
la Chambre des lords, il défend farouchement les ouvriers luddites,
coupables d’avoir brisé les métiers à tisser qui leur volent leur gagne-
pain.
La liaison entre Augusta et son demi-frère commence en
juillet 1813 ; la petite Medora vient au monde neuf mois plus tard. Le
colonel Leigh endosse la paternité, mais le scandale menace. La
rumeur publique, le terrible cant anglais qui fait alors office de Twitter,
est prête à déchaîner sur les deux amants une de ces campagnes de
harcèlement qui peuvent ruiner une vie. Et puis, il y a ces dettes qui
s’accumulent – 25 000 livres. Et personne ne veut racheter
Newstead, une ruine. Alors Byron, décidé à épouser « la première
femme qui ne me donne pas l’impression de vouloir me cracher à la
figure11 », lance des hameçons vers les riches miss à marier. L’une
d’entre elles mord.
L’autre

Nous voici au pied de l’arbre généalogique de la mère d’Ada. Il


n’est pas aussi haut que celui de son père, mais beaucoup plus
chargé de pommes d’or. Lors des siècles précédents, tandis que les
lairds et les lords s’enfoncent dans la brutalité et les dettes, des
hommes et des femmes issus du peuple travaillent obstinément pour
s’extirper du servage auquel les nobles réduisent tout ce qui n’est pas
eux. Émergeant des labours, des faubourgs, des échoppes et de la
domesticité, ils et elles forment peu à peu cette classe nommée
bourgeoisie. Depuis deux cents ans qu’elle a pris le pouvoir, elle n’a
plus bonne presse, mais, à l’époque, c’est un acte héroïque de
parvenir à se bâtir une vie décente en évitant les coups de sabre des
uns et les coups de goupillon des autres. Comme les ambitieux rêvent
toujours de tutoyer le pouvoir qui les écrase, les descendants de ces
héros obscurs cherchent à se faire anoblir. Certains réussissent : en
1611, le ticket d’entrée dans le baronetage est de 2 000 livres. C’est
énorme à une époque où le revenu de l’État est de 500 000 livres, et
la dette, de 700 000. De nos jours, ça pourrait être équivalent à
2 milliards d’euros.
Le grand-père maternel d’Ada, sir Ralph Milbanke, n’est pas de
très pur lignage – un de ses arrière-arrière-arrière-arrière-grands-
pères était marchand. Mais il est ouvert, tolérant, aimable et, même,
aimant. Ce n’est pas non plus le couteau le plus pointu du panier,
mais il sait gagner les cœurs. Cela dit, quand il s’agit de s’élever
contre le commerce d’êtres humains, il peut parler avec force à la
tribune. Décrit comme facétieux en son jeune temps, il tourne avec
l’âge au rougeaud et au sentencieux, tout en restant un parfait
gentleman avec un petit brin d’humour. Il aime faire des discours et,
après tout, ses bouteilles l’écoutent volontiers. De temps en temps, il
leur joue aussi du violon. Marié à trente ans, par extraordinaire, il
rend sa femme heureuse, bien qu’il se soit débrouillé pour lui créer
d’infinis embarras d’argent – dans la politique, cette fois. Un parent
s’étonne qu’il engloutisse 15 000 livres « dans un truc inutile12 ». Sur
le plan des idées, c’est un whig convaincu, un libéral, l’équivalent des
actuels travaillistes anglais, déjà opposés en leur temps aux
inamovibles tories, les conservateurs. Sur son portrait peint par
James Northcote, il a belle allure dans une veste rouge sommée d’un
long visage couperosé, un peu mou mais sympathique sous l’absurde
perruque poudrée qui lui donne soixante ans alors qu’il n’en a pas
quarante.
La grand-mère maternelle d’Ada descend, elle, d’Henri II en ligne
droite. L’Honorable Judith Noel manque de beauté, malgré ce qu’en
dit un portrait de Thomas Lawrence où elle apparaît, entre le grand
bonnet et le large fichu blancs de la fin du siècle, avec des traits
parfaitement gracieux quoiqu’un peu pincés. Là où tout le monde
s’accorde, c’est pour dire qu’elle n’a pas un caractère commode. Elle
est très pieuse et, bien sûr, vertueuse « au sens ignoblement étroit
qu’on donne à ce mot à l’époque13 », selon les mots de Marguerite
Yourcenar, « comme si la vertu pour la femme ne concernait qu’une
fente du corps14 ». La décente miss, devenue Lady Milbanke à vingt-
cinq ans, trouve si aisément le reste de l’humanité débauché ou
décadent qu’elle se brouille volontiers avec tout le monde, en
commençant par sa belle-famille. Il faut dire que celle-ci compte dans
ses rangs, entre autres désastres moraux, Lady Melbourne, soit
madame de Merteuil à Mayfair, qui donne à son époux huit enfants
dont sept ressemblent aux meilleurs amis de leur père. Lady
Milbanke préfère se tenir à l’écart de tout cela au fond de sa
province, à Seaham Hall. Intelligente, débordant de combativité, elle
défend bec et ongles son avoir et son rang au prix de calculs parfois
tout à fait sordides, enfin c’est une lionne. Elle soutient sans faillir son
mari dans ses errances électorales et se désole de ne pas avoir
d’enfants auxquels elle pourrait consacrer son énergie. À quarante
ans, elle a fait une croix dessus, si bien que, quand ses règles
cessent, elle pense à la ménopause. Ce sera une fille.
Seaham Hall est une grande maison blanche qui étire ses ailes au
bord de la mer, sur la côte est de l’Angleterre, beaucoup plus près
d’Édimbourg que de Londres. Elle montre un fronton assez
prétentieux et un beau parc aéré, rempli de groseilliers qui supportent
tant bien que mal les embruns. C’est là que sir Ralph Milbanke et son
épouse, couple uni, vieillissant et ivre de joie accueille, en 1792, la
petite Anne Isabella Milbanke, dite Annabella. Ils sont si heureux que
le désagrément de ne pas avoir conçu un garçon ne les attriste qu’un
court moment.

Lord et Lady Milbanke élèvent leur unique fille dans un étroit corset
de religion, mais ne lui refusent rien des joies de l’esprit. Et de
l’esprit, elle en a. Elle en montre même tant, et si jeune, que ses
parents embauchent un ancien professeur de Cambridge, William
Frend. Celui-ci applique exactement le programme universitaire :
littérature, philosophie et sciences. Annabella complète le reste par
des lectures et, rapidement, « excelle en tout, de la linguistique aux
mathématiques15 », dont elle se délecte particulièrement. Frend
applaudit son étude d’Euclide. Elle ingurgite aussi, bien sûr, la partie
féminine du programme : dessin, danse, langues (français, italien,
latin, grec), et un peu de musique, qui la barbe. Le reste du temps,
elle écrit des vers et se promène seule entre le ciel et la mer du
Nord, parmi les groseilliers salés de Seaham Hall et sur les grandes
plages blanches et glacées. C’est une enfant silencieuse, solitaire,
d’apparence paisible, mais, intérieurement, c’est autre chose. Elle vit
des amitiés d’enfance passionnées qu’elle relate dans son journal.
Elle y raconte aussi ses rêves, s’imagine en guerrier spartiate
défendant les Thermopyles au prix de sa vie, ou en médecin intrépide
soignant les pestiférés lors des grandes épidémies. En fait, elle se
découvre très tôt une furieuse envie d’agir, alors qu’elle appartient à
une caste, un temps et un genre où toute action lui est interdite.
Alors, elle se raisonne. Elle voit ses élans comme des péchés,
sûrement d’orgueil, et tâche de prendre le pas sur eux. Car elle est
très pieuse, et sa morale est aussi étroite que ses connaissances
sont vastes.
À dix-sept ans, Annabella est une petite femme très bien roulée
avec un teint frais. D’après son portrait par George Hayter et une
gravure, elle a un visage rond, de grands beaux yeux langoureux et
une bouche plus petite que le nez, qui est pointu. (Notez, cependant,
que l’époque adore les petites bouches en cerise sommées d’yeux
gigantesques, et a tendance à en mettre partout.) Ses contemporains
ne louent pas sa beauté, ils lui trouvent trop de joues. Celles-ci lui
valent le surnom de Pippin – la pomme reinette. Intellectuellement,
Annabella est parfaitement au courant de son génie et n’hésite pas à
en faire état dans son cercle social. Mais personne ne prend au
sérieux une jeune fille qui trouve les philosophes écossais « d’une
grande utilité pratique16 ». Elle vit toujours à Seaham Hall, où elle
s’entend à merveille avec son père, qu’elle appelle familièrement my
papa. Elle se ligue avec lui pour contrer énergiquement sa mère, qui
voudrait tout régenter. Cette vie sans ostentation, qui s’écoule entre
les rives rigides du culte et de la bienséance, est gaie et affectueuse.
On se promène, on lit Jane Austen, on échange des plaisanteries de
couvent, mille fois rebattues, sur des sujets triviaux comme les
piqûres de puces, et ça convient tout à fait à Annabella – mais ça ne
lui suffit plus. Voilà qui tombe à pic, puisqu’il est temps pour elle
d’entrer dans le monde, c’est-à-dire d’aller à Londres pendant la
saison – entendez la saison mondaine, le printemps et l’été – pour y
trouver un mari.
Dans les salons londoniens, Annabella découvre, sûrement
offusquée, une danse d’un nouveau genre, très osée : la valse. Elle
observe « les quatre mille personnes qui sont debout à l’heure où les
autres sont couchées17 » et qui forment le monde en Angleterre. Elle
constate que cette coterie manque à la fois de raison et de
sensibilité. Quand quelques-uns de ces happy few se réunissent pour
écouter un concert, elle note avec justesse qu’ils subissent la musique
comme un devoir, un remède à avaler avant de pouvoir reprendre
leurs cancans et leurs flirts. Elle ne manque ni d’humour, ni de
méchanceté : sa cousine Lady Caroline Lamb étant tombée
amoureuse de l’idole de la saison, un poète nommé Byron, elle écrit
que « sa nouvelle affectation de mélancolie byronienne gâte le
charme de sa stupidité coutumière18 ». Entre deux bals, elle hante les
conférences scientifiques fort sérieusement. Mais du haut de son
intelligence et de sa clairvoyance, elle n’a quand même pas vingt ans,
tous vécus dans une bulle de confort financier et affectif. Par
conséquent, elle a le sens des réalités d’une brique. « Vous vivez sur
des échasses19 », lui écrit lady Melbourne. « Tout juste sur la pointe
des pieds20 », lui répond Annabella. Il faut dire que sa vision du mari
idéal est cocasse : « principes », « devoir », « raison », « génie non
nécessaire mais désirable21 », beauté pas nécessaire non plus mais
surtout, de bonnes manières – on dirait la recette d’un gâteau sans
gluten. Ou son père. Londres, qui observe en retour cette nouvelle
venue et n’a pas l’habitude de rencontrer une femme et une grande
culture dans la même pièce, dit d’elle qu’elle est pleine de contrastes.
Peu à peu, les demandes en mariage arrivent, cinq ou six. Elle les
refuse toutes.
Observons Annabella, un après-midi de mars 1812, assise au fond
du salon pépiant de lady Melbourne. Elle est serrée dans une robe
Empire assez simple, décolletée sous le nécessaire collier de perles
ou de corail. Deux manches bouffent au coin de ses épaules. Elle a
rassemblé ses longs cheveux roux et bouclés au sommet de son
crâne rempli de questions et de réponses. Deux rouleaux dénoués
(des anglaises, forcément) cachent ses tempes. Elle se montre bien
silencieuse. Plante élevée au grand air, puis pressée entre deux
livres, elle ne se sent pas forcément à sa place dans cette
assemblée, parmi des mondaines affûtées comme la volubile Lady
Jersey ou l’évaporée Lady Caroline Lamb. Alors, elle cache sa
différence derrière une apparence grave, voire imperturbable – « pâle
et froide22 », « froide et impassible23 », « froide impassibilité24 »,
« ferme comme un roc25 », « air placide26 », « pâle comme la cendre
et calme comme la mort27 », tout le monde est d’accord là-dessus.
La duchesse de Devonshire – cette belle âme – conclut : « C’est un
glaçon28. » Cependant, si quelqu’un lance un sujet et demande son
avis à Annabella, elle le donne volontiers, à la façon tranchante des
timides. Ce que voient ses interlocuteurs et interlocutrices, c’est une
jeune femme dédaigneuse qui pose à la donneuse de leçons. En
langage moderne, sur le plan des interactions personnelles, elle
rencontre assez exactement la définition d’intello, voire de boloss.
C’est alors que Byron entre dans la pièce.
L’un et l’autre

Annabella et Byron ont un mépris jumeau pour les salons, leurs


hôtes légers et leurs plaisirs vains. La grande question qui se pose,
bien sûr, est : mais qu’allaient-ils faire dans cette galère s’ils
n’aimaient pas ça ? La réponse est simple : chez les riches, la
socialisation endogame n’est pas en option. Se voir, se revoir,
mélanger les loisirs, les intérêts, les sangs, les biens et en exclure le
reste de l’humanité, est la condition sine qua non pour appartenir à la
bonne société. C’est un lobbying à vie. Fréquenter d’autres gens,
c’est se commettre, déchoir, devenir un « déclassé29 ». Alors le
monde vous tourne le dos, pour ne plus vous montrer que sa « froide
épaule » – cold shoulder, une expression parlante. Ça n’a sûrement
pas changé30.
Le premier jour, chez Lady Melbourne, Annabella n’adresse pas la
parole à Byron. Trop de femmes, autour de lui, « lui font une cour
absurde31 ». Mais elle le croise à nouveau, un peu plus tard, et le
découvre aussi mal à l’aise qu’elle. Rassurée, elle essaye de le faire
parler. Une amitié se noue. Byron lit ses poèmes à elle et les juge
étonnamment bons. Annabella, de son côté, lit ses poèmes à lui et y
déniche des « principes chrétiens32 ». Elle y trouve aussi autre
chose : « La façon dont il décrit l’amour me rend amoureuse33. »
Alors, elle se met en tête de le sauver. Entendez : sauver son âme, le
ramener à ses pieux devoirs. C’est une façon, pour elle, de
s’autoriser à penser à lui. Lui la trouve parfaite et, même, un peu trop
parfaite. Moqueur devant un goût pour les sciences exactes qu’il ne
partage pas, il la surnomme la « princesse des parallélogrammes ».
Mais à la réflexion, puisqu’il lui faut trouver une riche lady, celle-ci lui
semble commode : « assez belle pour être aimée de son mari, pas
assez pour attirer des rivaux34 ». Afin de l’appâter, il a ce mot
splendidement flou : « Je crois certainement en Dieu35. » Voilà qui
promet de délicieuses discussions théologiques entre eux, le soir au
coin du feu. Annabella décrit Byron à sa mère avec lucidité : « C’est
un homme très mauvais, très bon36. » Et pourtant, elle est en
confiance : « Avec vous, et avec vous seulement, lui écrit-elle, je me
sens chez moi37. » Souffrant d’isolement comme tous les surdoués,
elle retrouve en Byron sa solitude. La misogynie de Byron ne la
travaille pas une seconde. Des femmes, il a pourtant une opinion
arrêtée : « Donnez à une femme un miroir, quelques bonbons, et elle
sera contente38. » Mais Annabella croit, parce qu’il le lui dit, qu’avec
elle ce n’est pas pareil. Cette innocente ignore encore le fameux
proverbe : « N’en doute pas : avec toi, un jour, ce sera pareil. »
Byron se décide : il la demande en mariage. Elle refuse. C’est une
manie, chez elle. Ils correspondent pendant deux ans, le temps pour
elle de se monter la tête à distance. Puis il réitère sa demande : elle
accepte. Byron a-t-il fait là un mauvais calcul ? On ne peut pas dire
qu’Annabella ait le sac. Lord et Lady Milbanke ne sont pas
entièrement ruinés, mais ils n’ont pas du tout les moyens d’éponger la
dette colossale de leur beau-fils. Il leur reste tout de même de quoi
doter honnêtement leur fille : 1 000 livres de rente annuelle, dont 700
pour Byron et 300 pour Annabella, « comme argent de poche39 ». La
beauté de la chose, c’est que Byron obtient que cette rente soit
viagère, à vie. Avec ou sans Annabella, Byron a désormais de quoi
subsister pour le restant de ses jours, et grassement. Peut-être pas
avec une famille à charge en Angleterre, mais en célibataire dans un
pays moins coûteux, certainement. Une fois le contrat signé, il ne
reste plus aux deux jeunes gens qu’à échanger les anneaux. Le fiancé
se montre « de plus en plus moins pressé40 », comme le note joliment
son BFF, John Cab Hobhouse. Mais cela se fait enfin, le lendemain
du Jour de l’an 1815, dans le salon de Seaham Hall. Lui tremble ;
elle, bien sûr, se montre impassible – et froide, parions-le. Il la
dépucelle sur le sofa, juste avant le dîner. Les voici tous deux partis
pour leur lune de miel, vite rebaptisée lune de mélasse.
Nous ne disputerons pas ici de la nécessité de, ou de ne pas
séparer l’homme de l’artiste, ou encore l’artiste de l’œuvre ou l’œuvre
de l’époque. Un volume n’y suffirait pas. En tant que poète, Byron est
aussi grand que ses lecteurs et lectrices le veulent. Il a été adoré,
encensé, déifié. Il l’est encore, comme en témoigne une récente
biographie41 où il est décrit comme « un mélange de force et de
douceur ; de virilité et de tendresse ; d’orgueil et de générosité »,
emballé dans « une allure hautaine et racée de dandy », et se voit
qualifié d’« immense et inventif écrivain, doublé d’un prodigieux
conteur », voire de « Che Guevara du XIXe siècle ». Mais, en tant
qu’être humain, Byron est homme, titré, célèbre et fortuné, ce qui lui
donne toute licence pour se comporter comme un parfait connard. Il
n’a pas la grandeur nécessaire pour se hausser au-dessus de cette
contingence. Dès les premières minutes du voyage de noces, il est
odieux avec Annabella. Il gémit contre l’institution du mariage, comme
auparavant il geignait contre les salons londoniens. Il balance des
menaces délirantes, telles que : « J’étranglerai notre enfant42. »
Il raconte d’autres choses beaucoup plus concrètes : avant la fin de
la semaine, Annabella a compris la liaison qui existe entre son mari et
la demi-sœur de celui-ci. Byron agit-il ainsi pour se venger du fait que
son épouse a refusé sa première demande en mariage ? Il le lui
assure en ricanant, bien sûr. Il lui affirme même qu’il ne l’a épousée
que pour prendre sa revanche. Voire. Il semble que ce choix
revanchard soit aussi le seul qu’il ait eu. Les candidates ne se sont
pas bousculées pour épouser cet homme perclus de dettes, et dont
le seul bien est un château qui ne se vend pas. Dans le monde, la
pauvreté est une tache que rien ne lave, ni le titre, ni le génie, ni la
célébrité et ni, évidemment, la beauté. Les dames de la gentry
veulent bien coucher avec Byron, pas l’épouser.
Le retour à Londres ne se passe pas mieux : tandis qu’Annabella
tente de s’inventer une vie conjugale en mettant au net les poèmes de
son mari – c’est ce que doit faire une bonne épouse –, il sort avec
des actrices, et aussi, sûrement, avec des acteurs. Il y a pire : il boit,
se bourre d’opium et sombre dans la paranoïa. Il se promène la nuit
dans les couloirs de la maison en brandissant des pistolets chargés,
et dort avec. Armé, défoncé, il fait vraiment peur à Annabella. Et ce
n’est pas une frousse purement rhétorique : de temps en temps, ivre
mort, il se jette sur elle et la sodomise. Mais enfin, elle est mariée, et
bientôt enceinte. Alors elle reste dans leur bel appartement du 13,
Piccadilly Terrace, peu à peu vidé par les huissiers. Elle subit, serre
les dents. Sa seule échappatoire mentale est de se dire que son mari
devient fou et qu’il est, par conséquent, plus à plaindre qu’à blâmer.
Mais elle n’est pas seulement terrorisée, violentée et violée ; elle est
déçue d’absolument toutes les manières. Quand il n’est pas dans un
état second, le bel ange déchu qu’elle a voulu sauver des flammes de
l’enfer se ronge les ongles, se plaint des dents, admire ses oreilles, a
des superstitions de grand-père, porte des papillotes en papier dans
les cheveux, ne parle que de lui et fait régime sur régime pour garder
la ligne. Ce n’est plus un principe de réalité, c’est toute une muraille
de déconfiture qui est tombée sur la tête idéaliste d’Annabella. Elle ne
s’en remettra pas.
On dit que, juste avant l’accouchement, Byron s’installe dans la
chambre au-dessous de celle d’Annabella et fracasse des bouteilles
de soda vides contre le plafond, pour l’empêcher de dormir, ou bien
qu’il tire à balles réelles sur lesdites bouteilles pendant
l’accouchement même, pour couvrir les plaintes. Ou encore qu’il
annonce à sa femme, quelques heures après l’accouchement, qu’elle
vient de perdre sa mère – fake news ! C’était pour rire, poisson de
décembre, lol. Que ce soit l’un, l’autre ou les trois, ça pose
l’ambiance. Le 10 décembre 1815, une petite fille naît à Piccadilly
Terrace : Augusta Ada Byron. D’après Hobhouse, le prénom Ada
vient d’« une femme de la famille Byron du temps du roi John43 »,
Jean sans Terre, donc des alentours de 1200. Et Augusta vient de
toutes les raisons citées plus haut.
L’un sans l’autre

Le 6 janvier suivant, Byron, qui désespère probablement de se


faire comprendre par ses seuls actes, demande enfin franchement à
Annabella de retourner chez ses parents. Elle saute dans sa valise.
Dès son arrivée au bercail, ivre de chagrin et de rage, elle raconte
tout. C’est là que se place ce cri, probablement apocryphe : « He did
what44 ? » Père et mère sont indignés, le premier plus encore que la
seconde. Pour toute la famille Milbanke, Byron est fou. Il faut qu’il se
soigne. Mais, quand on envoie des médecins aux nouvelles, on
apprend que Byron s’est remis, vite et bien. Annabella tire sa
conclusion : avec ce qu’il lui a fait subir pendant un an, s’il n’est pas
fou, il est impardonnable. Elle prend une décision et s’y tiendra sans
faillir : elle demande la séparation. Byron, qui ne s’attend pas à une
telle détermination, se montre « stupéfait et atterré45 ». Bien sûr, il
bondit sur sa plume pour accuser la mère d’Annabella de la situation.
Et c’est là qu’il fait un mauvais calcul. Car, le voyant renâcler,
Annabella rédige un rapport (secret) numérotant soigneusement les
charges qu’elle a contre lui : sodomie (sur elle), inceste (avec sa
demi-sœur) et adultère (avec des hommes, complète obligeamment
Lady Caroline Lamb qui passait par là). Devant la menace d’un
procès public, Byron cède : la séparation est actée. Mais le rapport
ne reste pas secret longtemps. On en fait des plaisanteries jusque
dans les journaux. Pour Annabella, c’est l’horreur. Elle sait ce qu’on
pense d’elle, désormais, dès qu’elle entre dans un salon : « Voilà
l’enculée. » Celles et ceux qui ont lu Jane Austen (laquelle écrit
Persuasion exactement à ce moment-là) connaissent l’ambiance de
l’époque et peuvent mesurer l’ampleur de sa honte. Pour Byron, c’est
la mort sociale. Le chéri bouclé est devenu un mouton noir. Certes, le
monde lui tourne le dos, notamment à un bal chez Lady Jersey, où
toute l’assemblée lui montre la froide épaule. Mais le vrai danger est
ailleurs. Byron entend des insultes dans la rue. La foule est tout à fait
capable de se jeter sur lui et de le clouer au pilori pour le couvrir de
merde, au sens propre. C’est le sort habituellement réservé aux
sodomites. Il doit fuir. Il prend quand même le temps de saluer sa
sœur et d’accuser Annabella de tous ses malheurs : « Je viens de
quitter Augusta, la dernière personne que vous m’ayez laissé à
quitter46. » Enfin il part, abandonnant son écureuil apprivoisé à ses
créanciers. Car il existe une autre bonne raison à sa fuite : il a tant
les huissiers aux chausses que l’un d’eux dort carrément chez lui.
C’est un mouvement naturel, chez l’Anglais tricard, d’aller vivre « sur
le continent47 » plutôt que de mourir dans une geôle de son pays.
Beau Brummel le suit trois semaines plus tard après avoir essayé, en
vain, de taper lui aussi dans le pot de chambre de Scrope Davies. En
1818, ce sera Scrope Davies lui-même et tant d’autres, jusqu’à
Oscar Wilde.
Grâce à la rente que lui versent et lui verseront toute sa vie les
Milbanke, Byron entame une longue errance. Par une coïncidence
merveilleuse, il adore voyager quand il a de quoi louer des palais. Il
commence par visiter Waterloo, puis loge à la somptueuse villa
Diodati, en Suisse, où il regarde Mary Shelley inventer Frankenstein,
Percy Shelley mijoter Ozymandias48 et son médecin Polidori rédiger
The Vampyre, un récit d’un genre nouveau, appelé à une nombreuse
descendance. Dans cette ambiance studieuse, Byron rêve de
Manfred, un autre héros beau, jeune, sombre, mystérieux, exilé,
paria, etc. – et amoureux de sa sœur. Il fait aussi, avec une gamine
nommée Claire Clairmont, une troisième fille, Allegra, qui ne vivra
guère. Ensuite, il découvre Venise et la très jeune Teresa Guiccioli,
dont il porte l’éventail avec grâce tout en écrivant Don Juan, son
œuvre la plus drôle et certainement la plus accomplie. Il arrive enfin
en Grèce, alors en pleine guerre contre les Turcs. Il affrète une flotte,
lève une armée et, toujours romantique, commande des casques
homériques à cimier. Il meurt en 1824 avant d’avoir pu combattre,
saigné à blanc par son médecin, en invoquant sa petite fille qu’il n’a
pas revue depuis janvier 1816 : « Dear Ada49 ! » Et c’est ainsi que
John Gordon, 6th Baron Byron, sort de la vie d’Ada. Mettre Ada en
lumière, c’est aussi la tirer de l’ombre immense de son père.
Notes
1. Don Juan ou la Vie de Byron, André Maurois, Grasset, 1952, p. 35.
2. André Maurois, op. cit., p. 40.
3. Byron : Life and Legend, Fiona MacCarthy, John Murray, 2002.
4. André Maurois, op. cit., p. 43.
5. Fiona MacCarthy, op. cit., p. 42.
6. Lord Byron, Daniel Salvatore Schiffer, Gallimard, 2015, p. 196.
7. « Deux années de béatitude ! », in Byron, film réalisé par Julian Farino,
2003, Londres : BBC studio.
8. « Byron and English Society », H. J. C. Grierson, in The Background of
English Literature, Ed. Chatto and Windus, 1925, Londres, p. 167.
9. « Curl’d Darling », in Fiona MacCarthy, op. cit.
10. André Maurois, op. cit., p. 103.
11. Lord Byron’s Correspondence, lettre de Lord Byron à Lady Melbourne,
28 septembre 1812, John Murray, 1922, p. 88.
12. « What will be of no use to him », sur historyofparliamentonline. org.
13. Archives du Nord, Marguerite Yourcenar, Gallimard, 1977, p. 101.
14. Ibid., p. 101.
15. Lady Byron and Her Daughters, Julia Markus, Ed. Norton, 2015, p. 20.
16. André Maurois, op. cit., p. 232.
17. Ibid., p. 225.
18. Ibid., p. 179.
19. In Whig Society, Mabel, Countess of Airlie, Ed. Hodder and Stoughton,
1921, p. 161.
20. Ibid., p. 163.
21. Ibid., p. 160.
22. Les Dernières Années de Lord Byron, Louise comtesse d’Haussonville,
Ed. M. Lévy frères, 1873, p. 25 et 28.
23. Ibid., p. 25 et 28.
24. Ibid., p. 25 et 28.
25. Recollections of a Long Life, vol. I, John Cab Hobhouse, Ed. John Murray,
p. 323.
26. Letters and Journals, Lord Byron, vol. II, Ed. Rowland E. Prothero, 1898-
1901, p. 22.
27. Augusta Leigh : Byron’s Half-Sister, Michael and Melissa Bakewell, Chatto
and Windus, 2000, p. 194.
28. Letters and Journals, Lord Byron, vol. II, op. cit., p. 120.
29. La haute société anglaise du XIXe siècle raffole des expressions françaises
comme « le bon ton », « air dégagé », « fille de joie », « ménage à trois »,
« risqué », « outré », « nostalgie de la boue » et « nouveau riche ».
30. Vous pouvez aller le constater sur thelondonseason.org, © 2001-2018 The
London Season.
31. André Maurois, op. cit., p. 175.
32. Mabel, Countess of Airlie, op. cit., p. 140.
33. Ibid., p. 162.
34. Lord’s Byron Correspondance, vol. I, op. cit., p. 71.
35. The Life of Lady Byron, Ethel Colburn Mayne, Ed. Constable & Cie, 1929,
p. 102.
36. « She Walked in Beauty », Charlotte Gordon, Wall Street Journal,
7 novembre 2015.
37. Ethel Colburn Mayne, op. cit., p. 58.
38. Conversations de Lord Byron, Thomas Medwin, Pillet, 1825, p 116.
39. André Maurois, op. cit., p. 240.
40. John Cab Hobhouse, op. cit., p. 191-197.
41. Lord Byron, Daniel Salvatore Schiffer, Gallimard, 2015, p. 22, 38, 203 et
241.
42. André Maurois, op. cit., p. 255.
43. Recollections of a Long Life, vol. I, John Cab Hobhouse, Ed. John Murray,
p. 324.
44. « Il a fait quoi ? », Byron, film réalisé par Julian Farino, BBC studio, 2003.
45. André Maurois, op. cit., p. 279.
46. Astarté, Ralph Milbanke, Ed. Christophers, 1921, p. 39.
47. Byron : Interviews and Recollections, Norman Page, Ed. MacMillan, 1985,
p. 42.
48. Savez-vous que le nom Ozymandias est une mauvaise traduction, une
traduction pré-Champollion de User-maat-re, c’est-à-dire Ramsès II ? Voir 1177
avant J.-C. Le jour où la civilisation s’est effondrée, Eric H. Cline, Princeton
University Press, 2014.
49. Thomas Medwin, op. cit., p 283.
Ada au nid
Les premiers mois d’Ada (son premier prénom, vous vous en
doutez, passe instantanément à la trappe) sont bercés par la rumeur
méphitique qui accompagne le départ de son père. À qui profite-t-
elle, cette rumeur ? À une seule personne, et d’une seule façon : elle
permet à Annabella de s’assurer la garde exclusive d’Ada. Car, selon
les usages du temps, un père a tout pouvoir sur ses enfants. S’il
prend la fantaisie à Byron de réclamer sa fille, Annabella ne pourra
que s’incliner et la lui remettre – sauf si le monde entier le tient pour
un monstre. Voilà qui est fait. Annabella lui a ôté son autorité
parentale « comme on ôte un couteau des mains d’un enfant1 ».
Cela dit, le dossier d’Annabella contre son mari n’est guère solide.
La sodomie conjugale ne repose que sur sa seule parole, à elle, qui
ne vaut juridiquement rien. Et tout le reste la concernant – violences
psychologiques et physiques, viols – ne vaut pas davantage.
Annabella ne doit pas non plus détenir de preuve en ce qui concerne
l’homosexualité. Il faut donc faire avouer l’inceste à Augusta. Or,
celle-ci ne se comporte ni comme un monstre de perversité, ni
comme une pécheresse accablée. En femme de ressource, elle a su
se faire une place à la cour. Elle y détient une charge qu’elle remplit
ponctuellement et qui lui garantit, en retour, un logement au palais
Saint James et un revenu. Comme nous dirions aujourd’hui : elle est
autonome. Par conséquent, elle a le teint frais, l’humeur alerte, et se
soucie davantage de la mode qui court à St. James’s Palace
(« gazes et satins2 ») que des angoisses d’autrui. C’est d’ailleurs pour
cela que Byron l’aime tant : elle s’en fiche. Quand Byron a ses
humeurs, elle les attribue à des problèmes de digestion, le traite de
grognon (grumpy) et le gave de magnésie. Puis elle le renvoie à ses
chers poèmes (qu’elle ne lit pas) et retourne à ses propres affaires,
estimant sans doute qu’elle a assez d’enfants à gérer comme ça
(sept en tout). À cette femme d’admirable composition, Annabella
s’acharne à inculquer un peu de culpabilité sous prétexte de sauver
son âme. Elle lui écrit des flots de lettres pour lui démontrer la
noirceur de son péché et la profondeur de l’enfer auquel elle est
promise. Augusta se laisse confesser par écrit, mais à mots plus ou
moins couverts. Jusqu’au bout, jusqu’à l’ultime rencontre de Reigate
en 1851, elle restera fumeuse. Et peu importe : Byron ne réclamera
jamais la garde d’Ada.
Ada est l’enfant d’une déception, c’est le moins qu’on puisse dire.
C’est même l’enfant du viol. La relation mère-fille s’annonce donc
d’emblée difficile. Dès ses couches, Annabella en a conscience. Mais
elle s’accroche de tous ses ongles à son intellect pour ne pas
sombrer, pour que son rôle maternel ne soit pas le jouet de sa
souffrance de femme maltraitée. Elle y trouve la force d’être une
mère quand même. Ni très aimante, ni très aimée, mais présente.
Hélas, on ne se débarrasse pas par la simple volonté de la force
agissante des traumatismes. Celle-ci sera simplement, comme
toujours chez Annabella, bien emballée dans beaucoup de « sérieux »
et de « devoir ». Annabella vaticine sur ses principes pédagogiques
de la même façon qu’elle s’était choisi un mari : du haut d’échasses.
Elle ne parle de l’éducation d’Ada qu’en termes de domination. Cela
dit, les fêlures d’Annabella ne sont pas seules en cause dans les
mauvais traitements que subit Ada enfant. L’époque y pourvoit aussi,
et abondamment.
Parlons donc un peu de « pédagogie noire », puisqu’il s’agit de ça.
Harriet Martineau, une amie d’Annabella, en résume très bien le
principe : « tendresse et gaîté étaient alors considérées comme
nocives pour les enfants3. » La pédagogie noire se fonde sur deux
axiomes : « si ça fait mal, c’est pour ton bien » et « si ça te fait du
bien, c’est mal ». De plus en plus courue à mesure que le puritanisme
du XIXe siècle se répand, la pédagogie noire est formalisée par Moritz
Schreber, un contemporain d’Ada, avant d’accéder à la célébrité
grâce aux Malheurs de Sophie de la comtesse de Ségur et d’être
finalement conceptualisée par la pédagogue Katharina Rutschky en
19774. Elle diffère de la simple maltraitance du fait qu’elle s’avance
masquée derrière un large éventail de bonnes intentions. Ainsi, les
outils de bondage infantile fabriqués par Schreber ont pour but avoué
d’éviter aux enfants de développer une scoliose. C’est cette
inventivité, cette manie du détail, aussi, qui signent la pédagogie
noire. Ses adeptes font preuve d’une patience, d’une minutie et, pour
tout dire, d’une attention aux moindres faits et gestes de l’enfant qui
trahissent… beaucoup de choses, toutes malsaines. Je ne sais pas
ce que ressent Annabella lorsqu’elle oblige Ada, cinq ans à l’époque,
à demeurer allongée sur un banc sans bouger. Comme c’est mission
impossible pour un marmot de cet âge, Ada bouge, au moins ses
petits doigts. Alors, Annabella les ensache dans des étuis, puis elle
enferme la gamine elle-même dans un cabinet noir. J’imagine que,
dans ces moments-là, Annabella éprouve une puissante vague de
satisfaction qu’elle s’empresse d’attribuer à la conscience du devoir
bien rempli, les termes « jouissance sadique » n’ayant pas encore été
inventés. Les enfants de Schreber sombreront dans la folie. Ada n’en
sera pas loin. Et l’informaticien Jean-Paul Soyer de conclure, dans sa
biographie d’Ada : « Cette éducation donnait des adultes peu
équilibrés5. »
Annabella n’est pas qu’une femme fracassée devenue une mère
maltraitante. Elle rend à sa fille le service que lui ont rendu ses
parents : ayant discerné en elle des dons intellectuels, elle la gave
très tôt de savoir. Le programme est chargé : dès cinq ans, calcul,
grammaire et orthographe, puis lecture, musique, géographie,
français, rien ne manque – hors la poésie. Ada, peinte par Frank
Stone à cet âge-là, apparait comme une petite fille au cou fragile,
avec de grands yeux noirs et tristes. Elle pose à sa mère la question
qui fâche : pourquoi les autres petites filles ont-elles un papa et pas
elle ? Annabella la rembarre si violemment qu’Ada en conservera le
souvenir réfrigérant d’une rupture définitive entre elle et sa mère. À
ce sujet près, Ada a licence de s’instruire autant qu’elle veut, et elle
veut tout. De plus, elle a le temps de s’y consacrer puisqu’elle est,
dès ses huit ans, assez souvent au lit.
Les dames du XIXe sont volontiers malades. D’abord, la maladie
constitue la seule excuse valable pour échapper aux corvées
attribuées aux femmes. Et, dans une existence où on n’a le droit de
rien choisir, tout est corvée et n’engage guère à sortir de son lit.
Ensuite, le refoulement féroce et précoce de chaque désir est une
excellente façon de somatiser par tous les bouts. Là-dessus, la
société pousse à la roue : la maladie est un outil de contrôle. C’est un
bon prétexte pour enfermer. Dans la Physiologie du mariage, Balzac
explique en détail, et avec un parfait cynisme, comment détruire la
santé des femmes pour mieux les tenir, en les empêchant de bouger
et en les nourrissant mal6. Comme l’explique Mona Chollet, « au
e
XIX siècle dans la bourgeoisie, on traitait les femmes en invalides
chroniques, leur enjoignant sans cesse de rester alitées, jusqu’à les
rendre folles d’ennui7 ». (Virginia Woolf like this.) Jean-Paul Soyer
renchérit : les femmes de l’aristocratie sont « contraintes à
l’oisiveté8 » et y laissent leur santé. Enfin, même la statue dans la
cour ne supporterait pas le régime imposé par la médecine du temps.
Au quotidien, celle-ci se défie à la fois de l’eau (aussi bien à boire
qu’à laver), du soleil, des fruits, des légumes et de l’activité physique.
Relisez cette phrase, et imaginez les conséquences sur un organisme
en pleine croissance. La vie d’Ada ne sera qu’une immense carence
affligée d’une interminable gastrite. La gastrite et le reste sont traités
par des poisons divers (les médications de l’époque sont chargées
de métaux lourds) et des saignées. Annabella raffole des saignées,
en accable sa fille et se fait elle-même saigner de toutes les façons :
lancette, ventouses de verre appliquées sur des scarifications,
sangsues, avec une préférence pour ces dernières. Elle se les
applique le plus souvent à l’endroit précis d’où sont censés provenir
tous les troubles féminins.

Afin de chasser cette image, revenons à Ada. Dès ses huit ans, en
1824 – l’année où son père meurt –, elle est accablée de migraines.
Sa santé s’améliore quand sa mère l’emmène faire, pendant un ou
deux ans, un grand tour d’Europe. À douze ans, Ada semble en
forme : elle se passionne pour la mécanique, essaye de construire
des ailes articulées, dissèque des corbeaux morts, rédige un « livre
de Flyology9 » et rêve d’avions à vapeur. Elle lit tout ce qu’on lui met
sous la main avec voracité. « Elle a appris toute seule une partie de
la Géométrie de Paisley, qu’elle a particulièrement aimée10 », raconte
fièrement Annabella. Pour ses treize ans, sa santé se dégrade à
nouveau : rougeole. Elle reste sur le flanc pendant deux ans –
encéphalopathie, a priori. La diète sévère et l’immobilité complète
auxquelles on la contraint ne l’aident pas à se rétablir rapidement. De
ce moment, Ada devient valétudinaire. Outre la gastrite, elle souffrira
toute sa vie d’asthme, de troubles de l’équilibre et de dépression,
avec des crises d’angoisse – des sensations de mort imminente,
notamment, qu’elle compare à des crises cardiaques. Aux saignées
et aux potions s’ajoutent alors des prescriptions d’alcool, d’opium et,
enfin, de morphine. Rien d’étonnant dans ces ordonnances, et
certainement pas l’opium, vendu dilué dans du vin sous le nom de
laudanum. Tout le monde en prend. La consommation ne fera que
croître en Angleterre pendant le XIXe siècle, dans toutes les classes et
à absolument tous les âges – le fameux sirop pédiatrique L’Ami de
maman11 prescrit cinq gouttes pour les nourrissons de cinq jours,
vingt-cinq gouttes dès cinq ans. Si vous vous demandiez comment les
Anglaises et les Anglais réussissent à traverser ce long tunnel
d’oppression qu’est l’ère victorienne, maintenant, vous savez : toute la
population est droguée jusqu’aux yeux. Ada, elle, trouve que l’opium
la rend délicieusement philosophe, et la soulage de toutes ses envies,
ainsi que de toutes ses angoisses. Elle cerne en peu de mots son
problème, l’inaction et l’absence de perspectives imposées par un
contrôle social dément. Fatalement, à tous ses ennuis de santé
s’ajoutent bientôt les effets débilitants de la drogue, puis les
symptômes du manque. L’ensemble du tableau clinique a, bien sûr,
fait l’objet de diagnostics compliqués et incertains. On a parlé d’une
porphyrie héréditaire, tombée du haut d’une ascendance royale
fantasmatique. Il me fait surtout penser à une somatisation de
mammouth : la fameuse hystérie, qui accable tant de ces femmes
sous contrainte au XIXe siècle, et dont Charcot puis Freud font leurs
délices. Pour ces hommes-là, tout vient de l’utérus. Et je ne résiste
pas à l’envie de parler de la ravissante étude menée par la biographe
moderne Dorothy Stein dans l’appendice de sa biographie d’Ada, Ada
Byron : la comète et le génie12 (traduction étrange de Ada Byron, a
Life and a Legacy, publiée en 1985) sur « la théorie de l’utérus
migrateur », alors en vogue. Dit aussi « utérus sauteur », cet organe
facétieux est réputé « doué d’une vie propre ». Bondissant d’un bord
à l’autre de la cage thoracique, il y crée toutes sortes de désordre :
engorgement des poumons, crise de foie, mal de dos, il piétine tout
sur son passage. Il lui arrive même de remonter plus haut,
embarrassant la gorge ou les yeux. Il importe donc de le remettre en
place, soit en faisant du cheval (qu’allez-vous supposer là ?
Simplement, le mouvement du cheval est réputé faire retomber
l’utérus dans son emplacement naturel), soit en l’attirant vers une
extrémité grâce à de bonnes odeurs, et en le repoussant de l’autre
extrémité à l’aide de mauvaises. Maintenant que vous avez visualisé
toutes ces ladies, un bouquet de violettes dans la cramouille, en train
de sucer des crottes de lapin, notez que tout ceci est rigoureusement
sic, et reprenons notre route au côté d’Ada.
Fin 1832, Ada est à peu près rétablie. Elle va avoir seize ans.
D’après un familier, c’est une jeune fille dépourvue de santé, dodue,
un peu empotée et d’abord agréable. Elle se montre timide en
société, mais, derrière la façade, elle est extrêmement volontaire – le
portrait croisé de ses deux parents. Hobhouse, le BFF de Byron, est
moins aimable : il la trouve très vilaine. Un an plus tard, Ada est sur le
point d’avoir dix-sept ans, et donc d’entrer dans le monde à
l’occasion de sa première saison. Elle écrit à sa mère qu’elle n’en
peut plus. Certes, elle ne subit plus les sacs à doigts, mais le
contrôle se fait d’une autre façon : sa mère se moque d’elle, la
déprécie, se gausse de ses aspirations et de chacun de ses faits et
gestes, comme c’est l’usage pour empêcher les adolescents de
devenir autonomes. Ada veut partir vivre à Londres, seule. Vous
imaginez la réponse d’Annabella. Alors Ada prend un amant, le seul
dont elle dispose : son précepteur, un gentil petit jeune homme. Avec
lui, elle découvre les plaisirs de la vie – hors la pénétration complète.
Elle s’enfuit même chez lui. Terrifié, il la renvoie par retour de courrier.
L’histoire est étouffée. Annabella attribue cette tentative d’évasion à
l’hérédité paternelle et Ada, dûment chapitrée, entre enfin dans le
monde. Elle y trouve bien mieux que l’obligatoire époux : une mère et
un père par l’esprit, et même un grand frère d’élection, entre mille
autres merveilles, sans oublier un oiseau rare, hélas rongé par la
pollution. Il s’agit des mathématicien-es Somerville, Babbage, Morgan
et du physicien Faraday.
Notes
1. Michael and Melissa Bakewell, op. cit., p. 245.
2. Ralp Milbanke, op. cit., p. 238.
3. Autobiography, Harriet Martineau, Ed. Smith Elder, 1877, vol. 1, p. 11.
4. Schwarze Pädagogik. Quellen zur Naturgeschichte der bürgerlichen
Erziehung. Katharina Rutschky, première parution. Frankfurt am Main, 1977.
5. Ada de Lovelace et la Programmation informatique, Jean-Paul Soyer,
Ed. du Sorbier, 1998.
6. Physiologie du mariage, Honoré de Balzac, Levavasseur, 1829.
7. Sorcières, Mona Chollet, Zones, 2018.
8. Jean-Paul Soyer, op. cit.
9. Ada Lovelace, the Making of a Computer Scientist, Christopher Hollings,
Ursula Martin & Adrian Rice, Bodleian Library, 2018, p. 21.
10. Ada’s Algorithm, James Essinger, Ed. Gibson Square, 2013, p. 67.
11. « Victorian Opium Eating : Responses to Opiate Use in Nineteenth-Century
England », Victoria Berridge, Victorian Studies, 21(4) 1978, p. 437-461.
12. Ada Byron, la comète et le génie, Dorothy Stein, trad. Maurice Gabail,
Seghers, 1990, p. 341-342.
Des mathématicien-nes comme s’il
en pleuvait
Avant même ses vingt ans, Ada rencontre trois mathématicien-es
d’importance : Somerville, à qui elle pose une foule de questions ;
Morgan, à qui elle pose les questions restantes ; et enfin Babbage, à
qui elle apporte quelques réponses. Voyons d’un peu plus près
comment on peut être mathématicien-ne dans la première moitié du
e
XIX siècle.

Somerville, qui deviendra une des principales professeures de


mathématiques d’Ada, est de la génération d’Annabella, côté grande
sœur. Elle naît sous le nom de Mary Fairfax en 1780 en Écosse, près
d’Édimbourg. Sa mère, qui a bien des enfants et guère d’argent,
s’occupe de ses vaches, de son verger et de son potager. Son père,
un vice-amiral, est souvent absent. Quand il rentre au logis, il trouve
sa petite fille gambadant comme une sauvageonne dans les prés et
sur la plage, à la recherche de coquillages, de fleurs et d’oiseaux. Ça
ne lui plaît pas du tout. De fait rien, dans la jeunesse de Mary, ne
plaira jamais à personne. Tout le monde la tarabustera pour qu’elle
abandonne ce qu’elle aime faire. Elle ne lâchera jamais – mais elle
apprendra à dissimuler.
Pour désensauvager sa fille, le vice-amiral l’envoie à l’âge de dix
ans dans un pensionnat très schreberien : sanglée dans un bustier en
cuir, le menton coincé dans un cercle de fer pour lui apprendre à se
tenir droite, Mary a pour programme scolaire d’apprendre le
dictionnaire par cœur. Elle parvient à quitter ce taudis de l’enfer au
bout d’un an « comme un animal sauvage fuit hors de sa cage1 »,
« pleine de joie mais pauvre d’éducation2 ». Au moins, elle y a appris
à écrire et à faire des comptes.
Revenue chez elle, elle abandonne les gambades qui déplaisent à
son père et se plonge dans les livres. Ça ne convient toujours pas.
Encore trop « unladylike3 », pas convenable. Un peu accablée, Mary
se plaint : « Je suis bien tracassée que mon goût pour la lecture
rencontre une telle opposition. Il n’est pas juste que les femmes aient
envie de lire si c’est mal de le faire4. » Entre un cours de couture, un
de révérence et un de bonnes manières, elle se débrouille pour
assister aux leçons de science que reçoit son frère. Elle répond avant
celui-ci aux questions que pose le professeur. Ça n’est ni très poli, ni
très discret, mais c’est plus malin qu’il n’y paraît : impressionné, ledit
professeur décide de donner des cours à Mary. Pas officiellement,
bien sûr. Mary grappille aussi un peu de latin par-ci, un peu de
perspective par-là, beaucoup de grec et d’algèbre par elle-même.
Mais son vrai tour de force consiste à bâtir, autour de son jardin
secret où fleurissent les équations, une solide réputation de docilité,
de politesse, de douceur et de convenable.
Avec une lucidité rare à son âge, Mary sait ce qu’elle veut : elle
veut tout. Se goinfrer de sciences parce que son génie l’exige, être
reconnue par ses pairs parce que son ego en a besoin, et ne pas
être pour autant déclassée pour unladylikeness – jetée hors du
monde comme le sera Harriet Martineau, une contemporaine de
Somerville, comme elle lettrée et écrivaine. Certes, Martineau
estimera toute sa vie que son déclassement (pour cause de faillite
familiale, un péché mortel aux yeux du monde5) a été le levain de son
bonheur, « une des meilleures choses qui me soient jamais
arrivées6 ». Elle analyse très clairement cette chance inouïe : « J’ai
eu la liberté de mener mon propre travail à mon gré, car nous étions
déchus de notre rang social.7 » Elle peut enfin « vivre réellement au
lieu de végéter8 ». Yourcenar dira peu ou prou la même chose dans
les années 1930 : « Ce krach aux trois quarts complet me rendit à
moi-même9. » Mais plonger hors du monde et en sortir grandie n’est
pas une chance que Mary souhaite courir. Le sort des miss comme
elle, Harriet ou Ada, qui n’ont rien de plus lourd à porter qu’une tasse
de thé et qui passent leur vie entre une garden-party et un bal, parmi
les gazes et les satins, peut sembler enviable vu de l’extérieur. De
l’intérieur, c’est une prison, puisque leurs faits et gestes sont
soigneusement contrôlés, et que celles qui bronchent sont
physiquement éliminées. Soit elles sont assassinées avec l’aide de la
médecine – ce sera le cas d’Ada –, soit elles sont envoyées en
résidence surveillée, où elles meurent dans la solitude, comme Lady
Caroline Lamb, soit elles sont purement mises sur le pavé avec, pour
tout bagage, des compétences en révérences, comme Claire
Clairmont. Mary sait tout cela. Si elle veut garder sa place au soleil,
en robe de soie près de la table à thé, il lui faut jouer serré.
Irréprochablement futile le jour, elle étudie la nuit. Du coup, on lui
confisque ses chandelles. Qu’importe : elle travaille son Euclide de
mémoire, dans le noir. Elle lit docilement les livres bien-pensants
qu’on lui impose, et garde pour elle ce qu’elle en pense : « Ils
semblent avoir été rédigés pour plaire aux hommes10. » Elle n’a
heureusement pas à se forcer en permanence : le temps de la saison
est venu pour elle, et elle se découvre du goût pour les mondanités.
À vingt-quatre ans, Mary quitte la tutelle de son père pour celle
d’un monsieur Greig – la femme, jamais majeure, passe de tutelle en
tutelle tout au long de sa vie. Ce fils d’amiral l’emmène vivre à
Londres. Hélas, il ne se révèle pas plus bienveillant que l’amiral
paternel envers le génie de Mary. En réalité, il déteste les bas-bleus11
– pas de chance. Il meurt fort heureusement au bout de trois ans et
deux enfants. Riche héritière, enfin seule, Mary connaît alors cinq
années de liberté pendant lesquelles elle se bourre de
mathématiques, notamment de Newton. Elle abreuve aussi sa soif
d’astronomie, de chimie, de géographie, étudie la microscopie,
l’électricité et le magnétisme. Elle devient alors ce qu’on appelle une
polymath : un puits de science.
Puis elle se remarie avec un monsieur Somerville, dont elle s’est
préalablement assurée qu’il la soutiendrait enfin. Elle peut alors, à
trente-deux ans, son nouvel époux au bras, parcourir l’Europe à la
rencontre des scientifiques de son temps : Herschel frère et sœur,
Babbage, King, Arago, Poisson et, par-dessus tout, Laplace – le plus
grand savant de l’époque. En 1831, Mary Somerville publie une
traduction de la Mécanique céleste de Laplace. Plus qu’une
traduction du français en anglais, c’est d’une traduction de l’algèbre
« en langage intelligible12 » qu’il s’agit. Du moins, c’est ce qu’elle en
dit, car elle est atteinte du syndrome de l’imposteur. Elle a toujours
tendance à minimiser et ses efforts, et ses résultats. Même son
autobiographie sera « pleine de petites touches de nature à se
déprécier elle-même13 ». Ou bien, peut-être que son enfance l’a
rendue irrémédiablement méfiante ? Elle cache ses papiers et ses
livres dès qu’une visite s’annonce. Que ce soit pour l’une ou l’autre
raison, elle dédie son ouvrage à une femme, la reine Adélaïde, car il
n’est pas question pour une femme de prétendre écrire un livre
destiné à enseigner les hommes. Malgré quoi, sa Mechanisms of the
Heavens fait date et autorité. Elle reçoit abondance de félicitations,
des médailles, un buste en marbre, une pension du gouvernement (de
la part de William Lamb, mari de Lady Caroline Lamb et fils de Lady
Melbourne, le monde est tout petit). Elle est aussi élue membre de
plusieurs académies, cercles, clubs et autres sociétés scientifiques
dont les Anglais raffolent – surtout parce qu’elle a su devenir « une
mathématicienne de premier plan tout en gardant sa grâce
féminine14 ». Oui, elle a su le faire. Elle l’a appris, sur le tas et à la
dure. Et elle continue : sous sa douceur de dame convenable qui
mène quelques recherches entre deux thés et deux enfants,
insondablement modeste et correcte, elle cache une âme âpre au
gain. Sa nombreuse famille en a bien besoin. En clair, Somerville écrit
pour vivre – une considération terre à terre dont Ada découvrira elle
aussi l’importance, en son temps.
Somerville ne fréquente pas que des scientifiques : d’un salon à
l’autre, elle en vient à rencontrer toute la crème anglaise de l’époque.
Elle croise ainsi le peintre Turner, l’écrivain Walter Scott, qui lui
raconte « des légendes anciennes, des histoires de fantômes et de
sorcières15 » et, en 1833, Annabella et Ada. Une solide amitié se
forge entre elles trois. Ces dames s’écrivent des flots de lettres,
comme c’est l’usage. Elles en envoient autant que nous, des e-mails :
la poste, à Londres, passe six fois par jour.
Nous voilà fin 1833, ou début 1834. À cinquante-quatre ans,
Somerville montre, dans un portrait peint par Thomas Phillips, un
visage lisse, très contrôlé, peu de cils et de sourcils, un grand front,
un nez volontaire et des yeux bruns épuisés. Ses cheveux blond
foncé, bien séparés par une raie au milieu, tirés sur son crâne,
finissent au-dessus des oreilles en trois longs rouleaux, et à l’arrière
de la tête dans un chignon natté qui doit peser son poids. La robe
bleu nuit, fermée par un camé, s’étire sur ses seins jusqu’à deux
encombrantes manches gigot cachées sous un ruban de fourrure. Sa
taille est serrée dans une énorme ceinture à boucle rectangulaire. Le
décolleté, nappé d’un linon blanc, se termine en un col mousseux, un
triple rang de dentelles à la limite de la fraise godronnée. Coquin, il
découvre la naissance de sa trachée. Au-dessus de ce carcan
imposé par la mode des années 1830, où les épaules se portent bas
et la taille étranglée, Somerville regarde au loin avec un quart de
sourire. Peut-être regarde-t-elle Ada, sa future et talentueuse élève ?
Car c’est tout naturellement qu’Ada, quand elle aura pris la décision
d’étudier les sciences, se tournera vers cette amie de sa mère pour
lui demander des conseils. À moins que Somerville ne sourie à la vue
de son ticket d’entrée à la Royal Astronomical Society, dont elle
deviendra bientôt le premier membre féminin en compagnie de
Caroline Herschel ? Ou encore, elle admire Whewell inventant, pour
parler de son nouveau livre sur les sciences physiques, le terme
scientist (scientifique16) afin de rimer avec artist. Ce n’est que bien
plus tard qu’on représentera Somerville, dans la mode pas moins
laide mais plus souple des années soixante-dix, avec un livre à la
main. Mais restons en 1834 et allons prendre par la main le tout
jeune Charles Babbage pour l’amener jusqu’ici.

Après la mère d’Ada par l’esprit, voici le père, celui grâce à qui le
génie d’Ada va pouvoir se déployer. Charles Babbage a l’âge
d’Annabella : il naît en 1791 à Londres, Southwark. Il passe son
enfance dans le sud de l’Angleterre, au bord de la Manche, près de
Plymouth. C’est l’unique fils survivant d’un père tyrannique, un self-
made-man qui finira banquier sur Fleet Street (la banque qu’il a
fondée existe toujours17). Comme tous les gosses de l’époque, le
petit Charles est malade en permanence. Dans la bibliothèque d’une
des écoles qu’il fréquente épisodiquement, il découvre les
mathématiques et dévore bientôt les livres d’algèbre comme des
romans. Déjà, c’est un expérimentateur : il met au point une
expérience « pour savoir si, oui ou non, le diable peut vraiment être
invoqué en chair et en os18 ». Spoiler : il ne peut pas.
En 1810, rétabli, Charles part pour Cambridge comme tous les
jeunes garçons chics. S’il s’avère médiocre en lettres classiques, il
est si bon en sciences qu’il en sait davantage, le jour de la rentrée,
que tous les autres étudiants et beaucoup de ses professeurs. Il
profite de son séjour pour se faire des amis, entre autres Herschel –
John, le neveu de Caroline, celui que photographiera si bien Julia
Cameron, et qui découvrira tant d’étoiles – et Peacock, futur
mathématicien célèbre. En leur compagnie, riche des 300 livres
annuelles que lui verse son père, Charles fait la fête : bon boire,
solide manger, excellentes discussions, promenades en bateau sur la
Cam, parties d’échec, de whist, et, surtout, voluptueuses
spéculations mathématiques.
Voici Charles à vingt ans, réchappé d’une enfance catarrheuse et
d’un père toxique. Il a un visage harmonieux et volontaire, avec une
bouche déjà pincée mais encore bien modelée, un menton à fossette,
un regard charbonneux, perçant, un grand front et cette façon
impatiente de se coiffer, en rejetant ses cheveux vers l’arrière, qu’il
gardera toute sa vie. C’est un bel homme dans le genre
soigneusement négligé. Il s’est déjà lancé dans les deux activités qui
l’occuperont jusqu’à sa mort : d’abord, adhérer à des clubs et à des
societies – des sociétés scientifiques. Afin d’être sûr de ne pas
manquer, il en créera même quelques-unes de plus. Il est notamment
membre de l’Extractors Club, dont « la vocation est d’extraire ses
membres de l’asile de fous au cas où ils viendraient à y être
enfermés19. » Sa seconde marotte consiste à se brouiller avec la
terre entière, et plus particulièrement avec les gens dont il a besoin.
« Ce pauvre type finira par se mettre mal avec tout le monde20 »,
remarque le mathématicien Augustus de Morgan, qui le déteste
cordialement. Ainsi, ayant pour ambition de devenir professeur de
mathématiques en université, Babbage publie un opuscule dans lequel
il ridiculise le système de notation mathématique en vigueur à
l’université (système un peu poussiéreux, il est vrai. D’ailleurs,
Babbage a souvent raison. Là n’est pas le problème. Le problème,
c’est qu’il n’a jamais la grâce de le cacher). Babbage obtient quand
même son diplôme en 1814, mais il se voit, première goutte
d’amertume dans sa coupe, refuser le poste de professeur dont il
rêve. Ce qui est bien ennuyeux, puisqu’il a décidé de se brouiller aussi
avec son père – en se mariant.
Babbage, entre deux articles de mathématiques très pointues et
deux conférences sur le sujet, entame alors un voyage en Europe, à
la rencontre d’autres scientifiques. C’est à Paris que lui est révélé ce
qui deviendra l’œuvre de sa vie : fabriquer un outil qui lui permette de
pratiquer les mathématiques en se passant de la plus agaçante des
sources d’erreur, l’être humain.
Il faut comprendre qu’en ce temps-là, et jusqu’à la mise au point
des calculettes, tous les calculs se font à la main – et parfois grâce à
des as du calcul mental. Il y en a quelques-uns, mais pas
suffisamment. Alors, on consulte des tables. Tables d’addition, tables
de multiplication, tables de logarithmes, d’astronomie et de
trigonométrie, tables de marées et de tirs, d’innombrables métiers
utilisent des tables : les écoliers, les architectes, les fabricants de
ponts, les assureurs, les banquiers, les militaires, les marins. Autant
dire que la moindre faute dans une table se paye en effondrements,
naufrages, ruines, défaites, mauvaises notes et autres catastrophes.
Et des fautes de calcul, les tables en sont truffées. Sans compter
qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que de faire des calculs à la main.
Morgan en témoigne : « Parmi toutes les corvées déplaisantes, le
calcul numérique est la pire : il combine le souci de l’activité avec
l’ennui de la monotonie et la crainte de l’erreur21. » Tout ça agace
prodigieusement le génial Babbage, qui voudrait bien nager dans le
limpide azur des nombres sans se voir régulièrement dérangé par les
petits octopodes aquatiques poilus de la décimale fautive. Il décide
donc d’y remédier une bonne fois pour toutes, rejoignant dans sa
créative colère Josephine Garis Cochran et son fameux : « Si
personne ne veut inventer la machine à laver la vaisselle, je vais le
faire moi-même22 ! » Il se prend à rêver d’un automate capable de
réaliser tout seul les quatre opérations – un calculateur (computer)
automatique ! Ça y est, la « passion de l’ingénierie23 » l’a saisi. On
est en 1821 et Babbage, submergé par l’enthousiasme, tourne le dos
à tout le reste – même aux mathématiques.
C’est dommage pour le domaine : « On considère souvent que
l’impulsion donnée par Babbage permit l’épanouissement des
mathématiques anglaises dans les décennies suivantes24. »
Forcément, l’abandon de sa carrière de théoricien représente une
grande perte. On n’ose imaginer ce que Babbage aurait pu réaliser
s’il avait persisté. Apparaît là un troisième trait marquant de son
caractère : il s’engoue, se passionne, entame une percée formidable,
puis se dégoûte et passe à une autre toquade, en général parce qu’il
estime que son mérite n’est pas assez reconnu par ses pairs.
Lesquels le fuient, en effet, sans qu’il se demande jamais si son
affreux caractère n’y est pas pour quelque chose. Afin d’achever ce
portrait contrasté, notez que Babbage est aussi connu pour son
« célèbre charme, son esprit et son humour25 ». Ainsi, quand le poète
Tennyson écrit : « À chaque instant un homme meurt/À chaque instant
un homme naît26 », Babbage lui explique que, « en vérité, le taux de
natalité est supérieur au taux de mortalité, et il conviendrait d’écrire
que “à chaque instant un homme meurt/À chaque instant 1 + 1/16
d’homme naît”. Parce que, strictement parlant, le nombre exact est
tellement long qu’il ne tiendrait pas sur une ligne27 ». Cela dit,
Babbage étant anglais, « il est souvent extrêmement difficile de dire
quand il plaisante28 ».
Mais Babbage ne fait pas que des sciences, des colères et des
plaisanteries de geek : il fait aussi l’amour. Il engrosse sa femme, la
très jolie Georgiana, à peu près chaque année, jusqu’à ce qu’elle en
crève. Seuls trois de leurs huit enfants atteindront l’âge adulte – trois
fils. Et vient l’année 1827… Année terrible. Pour ses trente-six ans,
Babbage perd à la fois son père, sa femme, leur petit Alexander
nouveau-né et leur petit Charles de dix ans. Il sombre dans la
dépression, plie bagage et va promener sa peine dans toute l’Europe.
Au retour, il se retrouve à la tête d’un joli héritage : 100 000 livres
(environ 9 millions d’euros actuels, peut-être 12). Et peu après, en
1829, il obtient enfin le poste de professeur à Cambridge qu’il espère
depuis quinze ans. Trop tard, hélas, pour qu’il puisse convaincre son
père qu’il est capable de faire quelque chose de sa vie. Trop tard
aussi pour que, au moins, l’appât du gain le motive. Peu
étonnamment, Babbage ne sera pas un professeur conventionnel –
carrément « inattentive to teaching29 ». Mais il ne refusera jamais les
100 livres de son salaire, « le seul honneur, affirme-t-il, que j’aie
jamais reçu de mon pays30 ». Sa coupe d’amertume déborde et
commence à le ronger.
Fidèle à lui-même, il décide de fêter son retour au pays en écrivant
Réflexions sur le déclin de la science en Angleterre, afin de se faire
encore un peu plus d’amis. C’est un succès sur tous les plans – de
librairie et de grincements de dents. Ses enfants survivants
approchant de l’âge de la saison, il décide de socialiser un peu : il
tient salon tous les samedis soir. Et comme il est charmant quand il
veut, ses réceptions deviennent rapidement des plus courues de
Londres. On y croise parfois plus de deux cents invités, voire trois
cents – le salon doit être de belle taille. Il y a de tout, à ces soirées :
des hommes de loi et de sciences, des hommes d’Église et
d’industrie, tout le corps médical, des universitaires, des politiciens,
des explorateurs et des artistes, Darwin, Nightingale et Tocqueville.
Les astronomes viennent avec leur lunette, les chercheurs avec
« leurs dispositifs électriques et magnétiques31 », Babbage avec des
poupées mécaniques (dont une charmante danseuse d’argent qui
tient un oiseau à la main) et, bien sûr, un prototype de ce moteur à
différences dont il sera amplement question plus loin, « un engin à
manivelle de deux pieds de haut constitué de 2 000 pièces en
laiton32 ». Les invités écoutent des lectures et des conférences, mais
pas seulement : ils dansent, jouent, dînent de mets fins, mangent des
glaces et se déguisent pour composer des tableaux vivants, souvent
des reconstitutions de peintures célèbres. Hélas, au cours d’une de
ces soirées, Georgiana Junior, la fille de Babbage, âgée de seize
ans, fait connaissance d’un couple exclusif et cruel : madame la
Maladie et son époux, la Mort. Assommé de chagrin, Babbage se
réfugie dans le travail et notamment dans sa plus durable lubie : le
calcul automatique.
Le premier computer imaginé par Babbage est un moteur à
différences. Celui-ci tire son nom de la méthode de Newton des
différences finies – je n’entrerai pas davantage dans les détails.
Retenez seulement que cette machine ne fait, malgré son nom, que
des additions. C’est donc en 1821 que, travaillant sur des tables
astronomiques étoilées d’erreurs, bien sûr calculées à la main,
Babbage s’exclame : « Crénom de Dieu ! comme j’aimerais que ces
calculs aient été faits à la vapeur33 ! » À quoi Herschel, britannique, lui
répond : « C’est envisageable. » Et Babbage de se plonger dans les
plans du moteur à différences. En 1823, il a fini de dessiner une
machine assez impressionnante : figurez-vous de longues tiges
verticales sur lesquelles tournent des roues dentées, chacune
possédant dix dents numérotées de 0 à 9. On lit les chiffres en
partant du sommet, et un système d’engrenages permet aux roues
de tourner sur elles-mêmes de façon coordonnée. La rotation est
effectuée non à la vapeur, mais manuellement, à l’aide d’une
manivelle. Enthousiasmé à son tour, le gouvernement anglais offre à
Babbage 1 700 livres pour persister dans son projet. Babbage
exigera – et obtiendra, étalés sur dix ans – à peu près dix fois plus
(soit environ 2 millions d’euros actuels, deux frégates de guerre à
l’époque) pour, eh bien, ne jamais mener le projet à bien. « Nous
n’avons reçu pour nos 17 000 livres que les récriminations de
monsieur Babbage34 », se plaint le donateur. Il faut dire que les plans
de Babbage décrivent de façon méticuleuse près de 25 000 pièces,
ce qui n’est pas rien à usiner. Il faut dire aussi que « méticuleux » ne
veut pas dire « ferme et définitif » : Babbage est trop enthousiaste
pour n’être pas complètement brouillon. Il corrige et modifie
inlassablement ses engrenages, qui deviennent vraiment très
compliqués à usiner. Il faut dire enfin qu’en 1833 il se brouille
cruellement avec Joseph Clement, le malheureux ingénieur chargé de
fabriquer ses 25 000 pièces mutantes. Tout cela n’empêche pas
Babbage de montrer un prototype simplifié de son moteur au monde,
avec un succès indéniable – les démonstrations scientifiques sont à la
mode, à Londres. La même année, il décide que les différences,
c’est trop 1820. Il vient d’avoir une idée encore plus géniale : le
moteur analytique ! Une machine capable de résoudre n’importe quel
calcul.
En 1834, Babbage conçoit son analytical engine en cinq parties,
lesquelles peuvent vous évoquer quelque chose : une entrée de
données (the input) qui lit des cartes perforées (principe aimablement
fourni par les métiers à tisser de monsieur Jacquard), une autre
entrée qui lit des cartes d’instructions (the control), un moulin qui
ordine (« mettre en ordre, arranger35 ») et qu’on peut aussi appeler
unité centrale de calcul (the mill), un magasin qui stocke les résultats
intermédiaires et finaux (the store), et une imprimante (the output) –
une belle imprimante pour, enfin !, éditer de belles tables de calcul,
nettes de toute erreur. Le principe est génial ; la finalité manque de
grandeur, de souffle, d’inspiration – de hauteur de vue. C’est alors
que, au hasard d’une de ses soirées scientifiques où se croise tout le
monde, Babbage est présenté à Annabella – et à une petite jeune
fille réservée nommée Ada. Contrairement à la majorité de
l’assistance, qui vient chez Babbage davantage pour goûter à ses
desserts exotiques que pour la beauté des nombres, Ada se prend
immédiatement de passion pour le moteur de Babbage.

Enfin, après les parents par l’esprit, voici le grand frère d’élection
d’Ada, son mentor, le professeur qui la mènera au niveau
mathématique suffisant pour qu’elle puisse collaborer avec Babbage.
Morgan est plus âgé qu’elle de dix ans. Comme elle, il est accablé
par les maladies infantiles. Il y laisse un œil, grâce à quoi il échappe
à l’armée, à laquelle sa famille le destinait. Sa passion pour les
mathématiques le prend à quatorze ans, et son dégoût de la religion
lui vient de sa mère, qui le tympanise pour qu’il embrasse une
carrière ecclésiastique. Révulsé, il se déclare « anti-déiste36 », le
terme athée étant alors un trop gros mot. Il s’y tiendra mordicus toute
sa vie.
En 1823, Morgan entre, vous vous en doutez, à Cambridge. Il s’y
lie avec Peacock, qui l’entraîne loin sur les chemins de l’algèbre.
Étudiant étincelant, Morgan cale cependant sur l’examen final : celui-
ci comporte une épreuve de théologie et Morgan préférerait avaler
son compas, son équerre et son édition de Leibnitz plutôt que de la
passer.
Par défaut, il s’inscrit au barreau – il n’y mettra guère les pieds. Il
gagne sa vie en donnant des cours de mathématiques. Heureusement
pour lui, tous les recalés de Cambridge – les juifs, les catholiques, les
femmes, les allergiques à la théologie – voient soudain s’ouvrir devant
eux les portes d’une nouvelle université fondée sur la neutralité de
culte et de genre : la London University, que nous connaissons
aujourd’hui sous le nom de University College London, la prestigieuse
UCL. Morgan y est admis comme professeur à vingt-deux ans. Là
aussi, il fait des étincelles. Ses étudiants l’adorent. Il faut dire que ses
innovations pédagogiques sont radicales : au lieu de déclamer son
cours ex cathedra dans une douce odeur de sieste, il délivre une
heure d’enseignement suivie d’une heure d’exercices qu’il corrige à la
volée. Disons qu’il s’intéresse au fait que ses élèves comprennent
quelque chose à ce qu’ils font. Personne n’y avait jamais pensé avant,
semble-t-il. Du haut de sa chaire, ce jeune professeur présente, entre
un collier de barbe sombre et un vaste front déjà dégarni, un menton
rond d’angelot, une jolie bouche et des yeux ardents, splendides.
Essuyer les plâtres universitaires de l’UCL donne lieu à bien des
chicanes et controverses. Morgan, prouvant ainsi qu’il a bien un
caractère de mathématicien, prend parti et démissionne avec fracas
en 1831. À la recherche d’élèves à qui donner des cours particuliers,
il se lie d’amitié avec Frend, l’ancien professeur d’Annabella Byron, un
vieux mathématicien passéiste qui ne croit tout simplement pas aux
nombres négatifs. Les deux hommes partagent, outre l’amour de
l’arithmétique, celui de la musique. Morgan est un flûtiste émérite et
vient volontiers pousser sa trille chez Frend, avec tant d’assiduité qu’il
épousera sa fille Sophia, la BFF d’Annabella Byron (une enfant
surdouée que son père, en la privant d’études, a ramenée à une
normalité convenable). Il lui fera sept enfants, dont l’écrivaine assez
connue Mary de Morgan. C’est, bien sûr, via sa femme Sophia que
Morgan entre en relation avec Annabella, et par extension avec Ada,
au moment où celle-ci cherche désespérément un nouveau
professeur de mathématiques, Somerville ayant dû quitter le pays –
mais n’anticipons pas.
Notes
1. Personal Recollections, from Early Life to Old Age, of Mary Somerville,
Martha Somerville, Ed. Roberts Brothers, 1874, p. 29.
2. Dorothy Stein, op. cit., p. 75.
3. « Mary Fairfax Greig Somerville », John J. O’Connor, Edmund F. Robertson,
in MacTutor History of Mathematics, University of St Andrews, Scotland,
août 2005.
4. Martha Somerville, op. cit., p. 25.
5. « La faillite… C’était plus horrible que la mort, c’était le scandale,
l’écroulement, la ruine, l’opprobre, la honte, le désespoir et la misère. » Les
Buddenbrook, Thomas Mann, Ed. Fisher, 1901, p. 225.
6. Autobiography, Harriet Martineau, Ed. Smith & Elder, 1877, vol. 1, p. 142.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 42.
10. Martha Somerville, op. cit., p. 30.
11. He « possessed in full the prejudice against learned women which was
common at that time », in ibid., p. 4.
12. Ibid., p. 179.
13. Dorothy Stein, op. cit., p. 77.
14. Lettre de sir David Brewster, in John J. O’Connor, Edmund F. Robertson,
op. cit.
15. Martha Somerville, op. cit., p. 66.
16. « On the Connexion of the Physical Sciences. By Mrs. Somerville »,
William Whewell, in Quarterly Review vol. LI, no CI, mars 1834, pages 54-68.
17. Praeds & Co., lloydsbankinggroup.com.
18. Biography of Charles Babbage, Georgi Dalakov, history-computer.com.
19. « Recreations of a Philosopher », in Harper’s New Monthly Magazine,
décembre 1864, pages 34-39.
20. Memoir of Augustus De Morgan, with selections from his letters, by his
wife, Sophia Elizabeth De Morgan, 1882, p. 81.
21. Penny cyclopadeia. Sur l’aide que l’on peut apporter au calcul, Augustus
de Morgan, 1846.
22. « Josephine Cochran and the Invention of the Dishwasher », Mary Bellis,
The New York Times, 7 août 2017.
23. Biography of Charles Babbage, Georgi Dalakov, history-computer.com.
24. Charles Babbage, Frédéric Bayart, bibmath.net, 1999.
25. Georgi Dalakov, op. cit.
26. « The Vision of Sin », in Poems, Alfred Tennyson, vol. 2, Ed. Edward
Moxon, 1842.
27. Georgi Dalakov, op. cit.
28. The Thrilling Adventures of Lovelace and Babbage, Sydney Padua,
Penguin, 2015, p. 49.
29. Charles Babbage, Wikipedia.
30. Charles Babbage and the Engines of Perfection, De Bruce
Collier & James MacLachlan, Oxford University Press, 1998, p. 54.
31. Les Innovateurs, Walter Isaacson, trad. Bernard Sigaud, J.-C. Lattès,
2015, p. 31.
32. Untangling the Tale of Ada Lovelace, Stephen Wolfram, 10 décembre
2015, wired.com.
33. Memoir of the Life and Labours of the Late Charles Babbage Esq. F.R.S.,
H. W. Buxton, Anthony Hyman, MIT Press, 1988, vol. 13, p. 46.
34. Jean-Paul Soyer, op. cit.
35. Ordinatio, Wiktionary.org.
36. An Essay on Probabilities : and on their Application to Life Contingencies
and Insurance Offices, Augustus de Morgan, Ed. Longman, 1838, p. 22.
Les ailes qui poussent
Nous avons laissé Somerville, Babbage et Morgan en 1834.
Remontons six mois en arrière, en juin 1833, juste pour assister à la
première saison d’Ada. Elle est présentée à la cour et s’y comporte
« de manière acceptable1 », admet Annabella. Elle y croise
Wellington et Talleyrand, qu’elle juge simiesque. Sa mère l’emmène
ensuite, entre autres mondanités, chez Babbage. Toutes les deux
tombent en admiration devant le prototype de moteur à différences.
Est-ce le souvenir de sa jeunesse enchantée qui émeut Annabella ?
Elle a l’impression d’avoir affaire à une machine pensante, un vertige
la prend devant les perspectives offertes à l’esprit humain. Mais Ada,
elle, ne se contente pas d’être fascinée : « Tandis que les visiteuses
et visiteurs contemplaient fixement le bel instrument » avec une
expression vacante, Ada « comprenait son fonctionnement et en
admirait la beauté2 ». Elle la surnomme « le joyau de tous les
mécanismes3 » et en emprunte quelques plans au maître de maison,
qui est forcément ravi de voir quelqu’un partager sa passion.

Début 1834, après sa tentative d’évasion ratée, Ada cherche


désespérément un sens à sa vie qui ne soit pas immédiatement
contrecarré par sa mère – et elle le trouve. Annabella n’est-elle pas
la princesse des parallélogrammes ? Elle ne peut décemment pas
être opposée aux sciences. Ada écrit à un ami, le docteur King
(encore un mathématicien, qu’il ne faut pas confondre avec Lord King,
son futur mari). Elle lui explique qu’en se livrant à la seule passion qui
lui soit permise, la passion intellectuelle, elle espère venir à bout de
l’ennui qui la ronge. Et elle lui demande un cours de mathématiques,
qui lui semble la base nécessaire pour toutes les études scientifiques
qu’elle brûle désormais d’entreprendre. Le docteur King la félicite et,
même, il la comprend très bien, quoique petitement : « Le docteur
King admit que les mathématiques pouvaient tenir en respect les
pulsions sexuelles4 », comme s’il ne s’agissait que de ça. Pour lui,
l’avantage des mathématiques est qu’elles n’inspirent guère de
pensées licencieuses. Certainement, dans son esprit, une femme qui
aspire à une vie personnelle est aussi obscène que si elle se
promenait cul nu dans Regent Square, et il ne voit dans l’impatience
d’Ada qu’une pulsation dégoûtante. Il lui envoie donc un cours de
Cambridge, comme une bouée pour lui éviter de sombrer dans
l’inconvenance, la débauche et la misère.
Vous me direz qu’il paraît étrange de laisser une femme approcher
de si près cette source de pouvoir que sont les mathématiques. Mais
cette source ne coule que chez nous. Si, aujourd’hui, être un crack en
maths ouvre les portes des écoles les plus prestigieuses, des postes
les plus convoités et des rémunérations les plus grasses, au début du
e
XIX siècle, en Angleterre, les mathématiques ne sont qu’une
gymnastique intellectuelle bonne pour les gentlemen of leisure et les
ouvrages de dame. On gagne mieux sa vie à l’église, au barreau, en
médecine, dans les manufactures, sur la mer, à l’armée, aux colonies,
sur les champs de course ou à la cour – partout ailleurs, en fait.
Ada se jette goulûment sur les livres conseillés par le docteur King
et l’assomme de questions. Voilà le docteur King bien embarrassé,
voire essoufflé. Heureusement, il existe déjà, dans le cercle social
d’Annabella et Ada, une autre personne prête à répondre à Ada avec
davantage de coffre : Somerville. Ada lui écrit sitôt qu’elle rencontre
une difficulté et l’accompagne aux soirées de Babbage. Somerville
« lui envoyait des ouvrages de mathématiques, concevait des
problèmes à lui faire résoudre et lui expliquait patiemment les
réponses exactes5 ».

Mais il est temps, pour Ada, de terminer sa troisième saison


comme on l’attend : en se mariant. À l’été 1835, au mitan de ses dix-
neuf ans, après avoir esquivé quelque coureur de dot, c’est chose
faite. Trois mois auparavant, en avril, le fils aîné de Somerville a parlé
d’Ada à Lord King, futur Lovelace (prénommé William). C’est un
camarade de, bien sûr, Cambridge. Il lui a glissé au passage que la
jeune femme ferait une épouse correcte. Le jeune homme s’est
contenté de hocher la tête. Puis, avec naturel, il s’est fait présenter à
Ada et s’est déclaré. Il a été agréé en juin – sans extase. Ada
l’accepte avec une politesse distante. Les deux jeunes gens se
marient début juillet. Voilà une affaire rondement menée, sinon
passionnément.
William descend lointainement d’un épicier de province, mais aussi
d’Henri VIII. Il a du bien (8 000 livres de rente) et un titre. Il sera, de
plus, nommé comte Lovelace trois ans plus tard, lors du
couronnement de la reine Victoria, sur la recommandation de William
Lamb. Voyageur, cultivé, polyglotte, paisible, il est, par surcroît,
tombé amoureux de sa future femme. Sitôt fiancée, Ada se déclare
remplie de calme, de sérénité et de gratitude. C’est que, pour une
fois, sa mère l’approuve au lieu de la rabrouer et, même, la dote
formidablement : 40 000 livres, qui vont directement dans la poche de
William, bien sûr. Ada n’a droit qu’à 300 livres par an, somme qui lui
fait perdre un peu de sa sérénité, mais qui s’en soucie ? Annabella,
d’une plume aisée, transmet la tutelle d’Ada à son gendre. D’un
même jet, elle écrit à sa fille qu’il est temps pour elle de « dire adieu
à toutes vos bizarreries6 » et lui souhaite un bel avenir de maîtresse
de maison. Amen.
Admirons le portrait d’Ada peint par Margaret Carpenter à ce
moment-là : elle y apparaît sanglée dans une robe de satin blanc à
tirer des larmes à un glacier. C’est toujours la mode des
années 1830, avec sa taille trop serrée dans une ceinture large, à
boucle, ses épaules basses, ses manches gigot, sa jupe d’ampleur
raisonnable (on est sur le point d’inventer la crinoline) et son décolleté
vertigineux. Le pied, étroitement chaussé, dépasse au bas de la jupe.
Un manteau rouge doublé de fourrure se déploie sur l’arrière. Ada,
pâle comme il sied, a le nez pointu et la petite bouche de sa mère, la
mâchoire bien découpée de son père (elle la trouve trop forte), de
grands yeux bleus et des cheveux bruns, luisants comme un pelage.
Elle porte une tiare sur un chignon moins grotesque que la plupart de
ses contemporaines, un simple rouleau de tresses. Elle est raide,
belle et contente d’elle-même. Un autre portrait, d’Alfred Chalon celui-
là, montre un visage beaucoup plus poupin, rond et réjoui, assez
semblable à celui de sa mère, avec la bouche dodue de son père et
la coiffure de princesse Leia, sommée d’un gros papillon de cheveux.
Sur une gravure, toujours de Chalon, et qu’Ada déteste, le papillon
est remplacé par une rivière de dentelles, de fleurs et de rubans.

Il faut trois mois de mariage avant qu’Ada se remette à poser des


questions mathématiques à Somerville – le temps qu’elle soit
débarrassée des nausées de sa première grossesse. Les lettres
qu’échangent les deux femmes sont d’ailleurs un curieux mélange de
layettes et de formules algébriques. Ada écrit à Somerville qu’elle
travaille tous les jours ses mathématiques, notamment la
trigonométrie. Suit une déferlante de sinus et de cosinus, d’un niveau
encore assez élémentaire. Somerville répond avec des
encouragements. Au début de l’année suivante, Ada passe à la
géométrie dans l’espace et redouble de questions. Bien sûr, son
entourage la tympanise pour qu’elle ne tombe pas dans un excès qui
risquerait d’échauffer son utérus. Mais elle fait comme Somerville :
elle tient bon. Pour calmer ces furies, elle se consacre aussi à la
harpe, en y investissant bien sûr sa frustration habituelle : elle y
passe plus de quatre heures par jour, au point de s’en faire mal aux
doigts.
Le temps qu’Ada mette au monde son premier enfant (bizarrement
prénommé Byron, puis vite rebaptisé Ockham) et en route le
deuxième (Annabella), nous arrivons en 1837. Ada a vingt et un ans
et, déjà, son mariage la déprime. C’est qu’elle comptait dessus pour
être davantage libre, ce qui n’aurait pourtant pas été difficile, et
qu’elle l’est encore moins – bel exploit. William, au milieu de toutes
ses qualités, a un défaut, curieux mais de taille : il adore sa belle-
mère7. Il faut dire que sa famille d’origine n’est pas commode, ou
c’est lui, enfin ils sont brouillés. Annabella lui tient lieu de mère de
substitution. Entre eux se noue peu à peu une « alliance affectueuse,
frisant le ravissement8 » à tous les niveaux, notamment dans
l’exercice du pouvoir parental sur Ada. Dès que celle-ci se mêle de
quelque chose de concret, son époux la rabroue dans des termes
annabellesques, quelque part entre l’indulgence polie et le mépris
agacé. Pendant des années, l’époux et la mère d’Ada agiront comme
un seul homme pour lui ôter toute autonomie au sein de son propre
foyer.
William a un défaut supplémentaire : une tendance à l’ascétisme,
qu’il impose à son entourage. N’allez pas imaginer qu’Ada vive sur un
grand pied, dans un flot de velours et de champagne, parmi une nuée
de domestiques. Là où sa tante, la très désargentée Augusta Leigh,
dispose dans sa misère de cinq domestiques, Ada n’a droit qu’à une
femme de chambre et encore, pas toujours. Mais elle s’en passe très
bien ; elle sait s’occuper d’elle-même. Par contre, comme chez
beaucoup de gens inventifs, sa paperasse est dans un désordre
insigne. Du moins, c’est l’avis de son époux, qui voudrait que tout soit
tiré au cordeau et se plaint de la brouillonnerie de sa femme de façon
obsessionnelle. En clair, Ada a épousé sa propre mère. C’est une
lente mais inexorable catastrophe. Rongée, elle attrape tout ce qui
passe, et notamment, à l’automne de cette année-là, le choléra. Elle
n’en sort pas en forme. Pour la remettre sur pied, son médecin lui
conseille de faire un autre enfant, le troisième en quatre ans (Ralph).
Le remède s’avère, bien sûr, pire que le mal.
Ada se découvre peu d’accointances avec la maternité. Avant
d’avoir des enfants, elle en rêvait « sur des échasses », comme
autrefois sa mère : elle se voyait avec un petit mathématicien en
herbe et s’impatientait déjà de ne pouvoir commencer les cours de
mathématiques dès la première année. Mais la réalité lui déplaît. Elle
avoue vite qu’elle n’aime pas les enfants, faisant écho à l’opinion de
son père qui se disait « fervent admirateur du roi Hérode9 », et à
celle de tout son siècle, au fond. Confrontée à trois bambins
remuants, elle s’irrite, se prend bientôt à les détester, et William
partage son allergie. La situation ne s’arrangera pas après la petite
enfance, et Ada déchargera volontiers dans les bras d’un précepteur
l’éducation de ses rejetons. Cela dit, cet éloignement ne se fait pas
sans que coule une goutte du lait de la tendresse humaine : Ada
plaint sincèrement ses trois petits d’être tombés sur une mère
comme elle, et se console en estimant que, à défaut d’être capable
de leur faire du bien, elle aura au moins évité, par son absence, de
leur faire du mal. Cette réflexion contient plus d’amour que toute
l’attention qu’Annabella a portée à Ada enfant. Mais pas beaucoup
plus de lucidité.
Jetons un œil encore à l’intimité d’Ada : malgré leur peu de goût
pour la parentalité, Lord et Lady King, comte et comtesse Lovelace,
ne sont pas d’insensibles brutes. Ils ont leurs instants de grâce
familiale. Ainsi, le fils de Mary Somerville rapporte avoir vu Lord King
jouer avec son premier fils, le lançant au plafond et le rattrapant dans
ses bras, comme le font tous les pères. De même, n’allez pas
imaginer que Lord et Lady King fassent chambre à part et ne se
croisent qu’engoncés dans des chemises en flanelle, ou des tenues
de cour : ils dorment ensemble, et tout nus.

Afin de fuir un réel toujours plus décevant, Ada décide en 1839 de


passer à la vitesse supérieure dans son étude des mathématiques.
Car elle en raffole : pour elle, les mathématiques « constituent le seul
langage par l’entremise duquel nous puissions correctement exprimer
les réalités grandioses du monde10. » Ada est encouragée dans cette
voie par l’étrange couple maritalo-maternel. Annabella écrit
mielleusement à William combien elle le trouve sage et bon
d’encourager les progrès scientifiques d’Ada, qui ne pourront que
soulager son excitation utérine. Et aussi, qu’elle compte sur la
pesanteur des devoirs maternels pour éviter à Ada un trop parfait
accomplissement intellectuel. De son côté, Ada se rend compte
qu’elle a épuisé sous elle les compétences du docteur King.
Somerville, venue à bout de son héritage, doit s’exiler sur le continent,
comme autrefois Byron et tant d’Anglais ruinés fuyant vers des pays
à faible pouvoir d’achat. Ada se cherche un troisième professeur.
Babbage, overbooké, décline l’invitation. Ce mathématicien tant
espéré, Ada le trouve en 1840 près de chez elle. C’est l’époux de
Sophia, fille du vieux Frend et BFF d’Annabella : Morgan.
Ada et Morgan travaillent ensemble l’algèbre, la trigonométrie et le
calcul différentiel. Leur correspondance met en évidence à la fois la
patiente pédagogie de Morgan et la curiosité tous azimuts d’Ada.
Nature du zéro, nature du calcul différentiel et intégral, elle veut tout
comprendre, et Morgan lui répond d’autant plus volontiers qu’il est lui-
même en train de plancher sur ces sujets et d’inventer, avec d’autres,
ce futur des mathématiques que nous connaissons. Ada s’acharne,
s’arrache les cheveux, et note avec poésie que les formules
mathématiques, comme des personnages de conte, savent se rendre
insaisissables en changeant incessamment de forme. Cette façon de
voir évoque Einstein et son « si vous voulez que vos enfants soient
intelligents, lisez-leur des contes de fées. Si vous voulez qu’ils soient
plus intelligents, lisez-leur plus de contes de fées11 ». Enragée par
ses propres limites, Ada fait des rêves transhumanistes qui ont deux
cents ans d’avance, et espère que l’humanité future aura un plus gros
cerveau que le sien. Morgan lui répond joliment qu’il n’est pas
raisonnable de vouloir saisir l’horizon à pleines mains. Mais, envers et
contre toutes les difficultés, Ada éclate de joie d’une façon qui jette
un jour cru, sinistre, sur la misère de sa vie quotidienne. Elle en vient
même à critiquer les démonstrations de son professeur et à proposer
les siennes, avec une candeur, une audace et une confiance en ses
capacités qu’on ne rencontre guère parmi les femmes du temps.
Celles-ci sont désespérantes de modestie non feinte. Elles
prouvent par là qu’elles ont avalé jusqu’à la lie le mépris qu’on leur
sert depuis leur naissance, qu’elles l’ont digéré et qu’il s’est diffusé
dans tout leur métabolisme, comme un perturbateur endocrinien
misogyne. Somerville se reconnaît bien des qualités, mais sûrement
pas du génie, feu divin réservé aux hommes. « Avec de faibles
facultés imaginatives et suggestives, donc rien qui ressemblât au
génie, elle avait une vue claire de ce qu’elle voyait, et exprimait
clairement ce qu’elle avait à dire. En résumé, elle sut vulgariser, mais
elle ne put ni découvrir ni inventer12 », renchérit Martineau dans son
autobiographie. Rien de semblable chez Ada. L’humilité n’est pas son
fort, et c’est ce qui lui permettra de voir loin. Elle s’autorise même, du
haut de ses compétences toutes fraîches, à critiquer l’enseignement
universitaire auquel elle n’a pas accès, ayant constaté que les
hommes de son entourage, bien que tous passés par l’université,
sont pratiquement ignares en mathématiques. Avec une sagesse de
renard, elle juge trop verts les raisins qui sont hors de sa portée.
Quand sa tête est près d’éclater, elle se réfugie dans la musique.
Elle s’y adonne même plus que jamais, puisqu’elle commence à
étudier le chant. Et pas n’importe lequel : elle s’attaque vaillamment
au rôle de la Norma, l’un des plus difficiles qui soient. Elle s’étonne de
se découvrir capable d’exprimer les sentiments les plus virulents,
notamment la colère et le mépris. Son cœur oscille entre
mathématiques et musique – elle n’est pas loin, d’ailleurs, de trouver
des affinités entre ces deux univers. William, son époux, qui trouve
que se produire sur scène n’est pas si ladylike que jouer de la harpe,
regimbe. Ada lui sort les arguments d’usage : chanter soigne son
asthme et remet son utérus en place. Elle constate qu’elle porte en
elle une force incroyable qui brûle de s’exprimer, peu importe le
moyen. Sans hésiter, elle planifie une formidable carrière de
compositrice-interprète d’opéra – de poète et de musicienne, pour
tout dire. Et elle essaye de concilier tout cela avec les sciences.
William, lui, insiste en faveur des sciences, et gagne.

Petit à petit, à force d’acharnement sur ses livres de


mathématiques, les yeux d’Ada s’ouvrent sur le monde des nombres
et des symboles. Elle y découvre, éblouie, des infinis. Vaillamment,
elle continue le voyage, pose des questions sur les origines du savoir
scientifique, les applications de l’analyse mathématique au réel, les
extensions de l’algèbre et celles de la géométrie à trois dimensions,
les interconnexions entre les différentes branches des
mathématiques, etc. On voit que son regard porte toujours plus loin.
On voit aussi qu’elle demande à Morgan des miracles, c’est-à-dire
des réponses que, à moins d’être Dieu, il serait bien embarrassé de
donner. Du moins lui fait-elle la grâce de le supposer aussi intelligent,
aussi curieux qu’elle – ce qui est énormément dire, car elle admire
son propre cerveau sans mesure. Le couple maritalo-maternel
applaudit et remercie Morgan pour son aide. Morgan répond avec
une admiration qui confine à la stupéfaction : la puissance de l’esprit
d’Ada lui paraît incontestable et, pour tout dire, presque masculine. Il
cite même Somerville et affirme qu’Ada est intellectuellement plus
douée. Non, il n’est pas payé pour les cours qu’il donne à Ada.
Forte de ses progrès, Ada décide de passer à l’étape suivante :
commencer à bâtir sa propre œuvre scientifique.
Notes
1. Walter Isaacson, op. cit., p. 29.
2. Memoir of Augustus de Morgan, Sophia de Morgan,
Ed. Longmans & Green, 1882, p. 9.
3. Dorothy Stein, op. cit., p. 121.
4. Ibid., p. 70.
5. Walter Isaacson, op. cit., p. 40.
6. The Bride of Science, Benjamin Wooley, Ed. Macmillan, 1999, p. 172.
7. Il en a un autre : il adore les arbres, et en plante tellement que les récoltes
crèvent à leur pied, faute de soleil, mais ce défaut-là ne dérange que ses
fermiers.
8. Dorothy Stein, op. cit., p. 87.
9. Byron, film réalisé par Julian Farino, BBC studio, 2003.
10. Walter Isaacson, op. cit., p. 45.
11. Breaking the Magic Spell : Radical Theories of Folk and Fairy Tales, Jack
Zipes, University Press of Kentucky, 1979, p. 4.
12. Harriet Martineau, op. cit., p. 469.
Les ailes qui s’ouvrent
Nous voilà en 1841. Ada travaille d’arrache-pied avec Morgan tout
en faisant, métaphoriquement, du pied à un autre scientifique :
Babbage. Elle le connaît, aussi bien qu’on peut connaître quelqu’un
dont on a assidûment fréquenté le salon entre 1833 et 1835, en
même temps que deux cents autres invités, avant de se laisser
absorber par les couches et les layettes. Elle lui écrit avec un grand
naturel et lui propose ses services de traductrice, car elle pratique
avec aisance aussi bien le français que l’allemand. C’est qu’il est
d’usage de commencer une carrière scientifique par des traductions.
Signer un article scientifique en position de traducteur ou de
traductrice et le voir publier dans une revue reconnue est un moyen
habituel de se faire un nom. Babbage n’a pas débuté autrement, ainsi
que Somerville et Morgan. Ada, bien sûr, n’en parle pas qu’à
Babbage. Elle fait aussi part de ses intentions à sa mère. Est-ce une
coïncidence ? Ou une vengeance de mathématicienne frustrée à
mathématicienne en train d’éclore ? Annabella trouve le moment bien
choisi pour révéler à Ada qu’elle a une demi-sœur de presque son
âge, Medora, fruit de l’inceste entre son père et sa tante Augusta. De
la part de quelqu’un qui interdisait à Ada de seulement mentionner le
nom de Lord Byron, et qui ne lui a montré son portrait qu’en 1835,
voilà bien des détails scabreux.
À la décharge d’Annabella, disons que les circonstances se prêtent
à cette révélation. Augusta, la belle-sœur d’Annabella, a eu, en son
temps, une petite Georgiana avec son mari, le colonel Leigh. Puis elle
a eu une petite Medora avec son demi-frère, Lord Byron. En 1826,
elle marie Georgiana à un Henry Trevanion, homme de faible vertu. Il
profite du baby blues de son épouse pour violer sa très jeune belle-
sœur Medora (quatorze ans). Il l’engrosse, l’enlève, l’emmène en
France, c’est un scandale. Nous sommes là au début des
années 1830. Le couple tire le diable par la queue, se sépare, et
Medora cherche de l’argent où elle peut. Elle commence par les
poches de sa mère, mais c’est un désert. Elle se tourne alors, en
1840, vers la partie solvable de sa famille, à savoir Annabella. Celle-
ci, trop heureuse de damer le pion à Augusta, décide de secourir la
jeune femme. Elle la rencontre, la rente, la sermonne et, fatalement,
raconte toute l’affaire à Ada.
Celle-ci est durement secouée. Début 1841, elle côtoie un moment
la folie, avec une emphase qui rappelle le Nietzsche d’Ecce homo.
(Dans cette autobiographie, je le rappelle, Nietzsche a donné pour
titre aux trois premiers chapitres : « Pourquoi je suis si sage »,
« Pourquoi je suis si avisé » et « Pourquoi j’écris de si bons livres1 ».)
Ada, elle, affirme à sa mère qu’elle perçoit le réel au-delà du visible,
que sa faculté de raisonnement est aussi incommensurable que sa
capacité de concentration, et que ces conclusions sont le fruit d’une
réflexion longue et rationnelle. C’est la définition exacte de la
psychose, et ça doit inquiéter Annabella. Cela dit, à la même époque,
Ada écrit à Babbage pour lui proposer ses services de traductrice sur
un ton de parfaite humilité, proche de la flagornerie. Peut-être a-t-elle
compris que faire peur à sa mère est le seul moyen d’être un peu
tranquille ? Pour d’autres biographes, l’affaire est claire : Ada prenant
ses distances avec sa mère, Annabella lui a « lancé une bombe2 »
nommée Medora. La santé d’Ada ne s’en remettra pas.

Pendant ce temps, Babbage continue son grand œuvre : le moteur


analytique. En 1840, il est à Turin pour donner des conférences sur le
sujet. Un jeune ingénieur (et futur ministre), nommé Luigi Menabrea,
est enthousiasmé. Il rédige en français une description du moteur
analytique, qui satisfait son inventeur. Elle est illustrée de dessins,
réalisés par Babbage lui-même, qui représentent les instructions à
donner à la machine à l’aide de cartes perforées : les diagrammes.
Ils seront un jour rebaptisés programmes. La description de
Menabrea est publiée à l’automne 1842. Ada la traduit en anglais
dans la foulée, sans en changer une virgule. Début 1843, la
description dans sa version anglaise est sur le point d’être publiée –
mais écoutons plutôt Babbage : « La défunte comtesse de Lovelace
m’informa qu’elle avait traduit le mémoire de Menabrea. Je lui
demandai pourquoi elle n’avait pas écrit elle-même un article original
sur un sujet qu’elle connaissait si bien. Lady Lovelace répondit que
l’idée ne lui en était pas venue. Je lui suggérai alors d’ajouter des
notes au mémoire ; elle accepta immédiatement3. » Ada se met au
travail.
Elle rédige des notes « qui clarifient, étendent et parfois corrigent
l’original […], rassemblées et isolées de la traduction4 ». Bref, elle
écrit un article, sous forme de notes de la description de Menabrea,
qui représente deux fois le volume de la description de Menabrea.
Que contient-il, cet article ? La note A contient une vision, qu’Ada
appelle la « science poétique5 » : « La machine analytique tissera des
motifs algébriques comme les métiers de Jacquard tissent des fleurs
et des feuilles »6. Pour Ada, le moteur analytique sera un jour
capable de libérer les symboles algébriques de leur valeur
numérique ; de transcender les nombres pour accéder à un espace
mathématique pur. « Il nous paraît évident que, les opérations étant
indépendantes les unes des autres, il serait facile, grâce à quelques
modifications apportées au mécanisme, d’obtenir une double série de
résultats : 1, des valeurs numériques issues des opérations
effectuées sur les données numériques – 2, des résultats
symboliques7. » Elle songe même aux « notations symboliques
quelles qu’elles soient – musicales », par exemple. « La machine
pourrait composer des morceaux de musique de n’importe quel degré
de complexité8. » Et pourquoi pas « la parole, la logique9 » ? Ada va
encore plus loin et établit un parallèle entre le moteur analytique et le
fonctionnement cérébral : « La machine analytique n’occupe pas le
même terrain qu’une simple machine à calculer. Elle occupe une
position à part. Elle combine des symboles en séquences d’une
variété et d’une étendue illimitées, et par conséquent, on peut établir
un lien entre ces opérations matérielles et les processus mentaux10. »
Fidèle aux principes de Babbage, elle explique que le moteur
analytique est « prévu pour être programmable, et capable de
modifier son action selon les résultats des calculs11 ». De là, elle tire
un principe essentiel : « L’objection de Lady Lovelace » (nom donné
par Alan Turing dans son célébrissime article de 1950 qui fonde ce
qui deviendra l’Intelligence artificielle12). Ce principe est simple :
l’ordinateur ne crée rien. « Le moteur analytique n’a aucune prétention
à créer quoi que ce soit. Il peut faire tout ce que nous lui ordonnons
de faire. Il peut effectuer une analyse, mais il n’a pas la capacité de
créer des relations analytiques ou des données mathématiques.
Cependant, il est certain qu’il exercera une influence sur la science
elle-même, et qu’il en sera influencé à son tour13. » Ada estime que
les formules mathématiques, une fois mises sous une forme
calculable, bénéficieront d’un nouvel éclairage permettant de mieux
les comprendre. Ada voit le moteur analytique comme un moyen de
percer les secrets des mathématiques par la force brute. Susceptible
d’aller plus vite et plus loin que ne le pourrait un être humain armé de
ses seules ressources, il ouvrira peut-être, au bout de son voyage,
des portes dont nul ne soupçonnait l’existence. On retrouve cet
émerveillement, de nos jours, devant l’Intelligence artificielle ou le big
data. Ainsi, dans La Littérature au laboratoire, Franco Moretti
(professeur au Stanford Literary Lab) écrit en 2016 : « Au fil de leurs
expérimentations, les nouvelles technologies ont changé de statut :
elles devaient rendre possible la vérification à très large échelle
d’hypothèses audacieuses ; elles ont fini par défier les concepts
mêmes qui entrent dans la formulation de ces hypothèses14. »
Étrange résonance entre deux nouvelles technologies que deux
siècles séparent. Ada réalise là ce que Babbage, obnubilé par les
détails matériels, n’a pas fait : un saut conceptuel. Agissant comme
une focale panoramique, Ada place le travail de Babbage « dans un
cadre conceptuel plus large sur lequel elle espérait qu’on pourrait
bâtir15 ».
Que pense Babbage de tant d’enthousiasme ? Il est ravi. Il trouve
la note A d’Ada tout simplement admirable et veut publier tout son
article dans une revue scientifique de prestige, en même temps que
la description de Menabrea. Mais Ada ne se contente pas d’avoir des
visions, fussent-elles prophétiques. Elle met aussi ses visions au net
et invente dans sa note G les premiers outils informatiques.
L’informaticien Philippe Guglielmetti explique, dans son blog Pourquoi
comment combien, qu’« une idée fondatrice de la programmation,
c’est de pouvoir coder “répète 123 fois ceci”, et que la machine ait un
moyen de compter jusqu’à 123, ce qui implique l’existence d’une
mémoire dont le contenu est modifié par les instructions du
programme. Comme l’a très bien exprimé Alan Perlis [un informaticien
américain] : “Un programme sans boucle et sans structure de
données ne vaut pas la peine d’être écrit.” Alors, qui a écrit le
premier programme valant la peine d’être écrit, la première boucle ?
C’est Augusta Ada King, comtesse de Lovelace. […] La fameuse
“note G” montre clairement qu’elle a inventé les notions de variables
et de boucles [qu’elle appelait cycles] en programmation. Et
accessoirement, que madame Lovelace commentait son code en
prose intelligible, une habitude qui se perd16 ». Elle élabore aussi,
dans la foulée, le concept de sous-programme, « suite d’instructions
qui exécute une tâche spécifique, et qui peut être reprise par un
programme plus vaste17 ». Elle en profite pour imaginer une
bibliothèque de sous-programmes, qui sera un jour appelée
bibliothèque logicielle par tous les programmeurs, et qui est une sorte
d’entrepôt de pièces détachées pour monter des programmes.
Mais qu’est-ce que la « fameuse note G » ? C’est la partie de
l’article d’Ada qui traite des nombres de Bernoulli. La définition la plus
claire que j’ai pu trouver des nombres de Bernoulli est dans
l’Encyclopaedia universalis. Elle explique que les nombres de
Bernoulli sont « une suite de nombres rationnels reliés à l’expression
de la somme des puissances énièmes des k premiers entiers ». Le
mathématicien André Joyal ajoute : « Les nombres de Bernoulli sont
parmi les objets les plus fascinants des mathématiques18. » La suite
est obscure pour les non-mathématiciens19. Il s’agit, en tout cas, de
nombres à calculer, ce qui est l’affaire du moteur analytique.
Babbage écrit que tous les calculs exposés dans les notes d’Ada ont
été réalisés par Ada, « excepté, à la vérité, celui qui porte sur les
nombres de Bernoulli, que j’avais offert de rédiger moi-même pour en
éviter l’ennui à Lady Lovelace20 ». Ce que conteste Dorothy Stein
dans sa biographie d’Ada : « Affirmation peu vraisemblable puisque
nombre de lettres témoignent du temps et de la peine que causait [à
Ada] cet exemple des possibilités de la machine21. » Ada travaille
d’arrache-pied sur Bernoulli, oscillant entre exultation et désespoir,
jurant mais un peu tard qu’on ne l’y reprendrait plus. Son époux, lui
aussi, s’exaspère et l’exaspère. Il en est même réduit à lui servir de
secrétaire et à repasser à l’encre la célèbre figure « Table et
diagramme » de la note G ; le premier programme jamais écrit. Il
s’agit d’« une table et un schéma montrant exactement comment
l’algorithme serait introduit dans la calculatrice, pas à pas, avec deux
boucles récursives. C’était une liste numérotée d’instructions
d’encodage qui comprenait des registres de destinations, des
opérations et un commentaire – présentation qui serait familière à
quiconque écrit aujourd’hui du code en langage C++22 ». Créé au
début des années 1980, le C++ est un des langages de
programmation les plus utilisés de nos jours. La formalisation
imaginée par Ada irrigue encore aujourd’hui nos serveurs.
Une fois la totalité de l’article terminé, Ada se relit et exulte : elle
trouve sa prose purement géniale, avec une absence de modestie qui
repose de toutes les Somerville. Elle admire son style puissant, la
pertinence de sa pensée et la finesse de son humour. Pour la
première fois de sa vie, elle éprouve une montée de satisfaction
narcissique qu’elle assimile à de l’amour maternel (Freud like this).
Elle compte absolument sur son article pour lancer sa carrière
scientifique. Mais ce dont elle rêve, ce n’est pas de décrocher un
poste chez IBM : c’est de se colleter aux dieux de la science, et de
leur voler sa part d’immortalité. Elle se donne dix ans pour y arriver.
Hélas, dix années ne s’écouleront pas.

Babbage, de son côté, fidèle en cela à la mentalité du temps,


n’hésite pas à s’approprier le travail d’Ada. Ou, du moins, il essaie
avec un grand naturel. Mal lui en prend : Ada est peut-être une
femme, mais elle est au sommet de la chaîne alimentaire, et la fille
de ses parents, qui ne sont pas commodes. Sitôt que Babbage
modifie une virgule, elle pousse les hauts cris : elle ne supporte pas
que qui que ce soit touche à ses phrases, le dit sans ambages et
traite même Babbage de brouillon. Elle sauve ainsi son article de
l’appropriation par autrui. De l’importance d’avoir mauvais caractère
pour passer à la postérité.
Le travail commun d’Ada et de Babbage, c’est le choc de deux
égotismes. Babbage bricole son moteur tout en comptant, de façon
annexe, sur la publication de l’article d’Ada dans une revue
scientifique prestigieuse pour en faire la promotion. Ada, elle, ne
conçoit même pas que son article ne soit pas le cœur des
préoccupations de Babbage. Quand vient enfin le moment de publier,
c’est Babbage qui mène la danse et rencontre des directeurs de
revues scientifiques. Ada est cantonnée à sa table de travail, écartée
par son genre de tout contrôle sur les aspects éditoriaux de l’affaire.
Elle n’a même pas le loisir de signer son article ; son propre nom ne
lui appartient pas. En juillet 1843, son mari décide qu’elle signera de
ses initiales. Elle est bien obligée de s’en contenter.
En attendant la publication, elle s’agace de la façon dont Babbage
gère l’aspect matériel des choses. Peu soigneux, il en arrive même à
perdre chez l’imprimeur la fameuse figure « Table et diagramme » de
la note G. Ada est furieuse, et lui reproche son insouciance. Mais ce
n’est pas de l’insouciance. C’est qu’Ada, enfermée dans son
gynécée, n’a rien d’autre à faire qu’à tourner monomaniaque. Alors
que Babbage a une vie sociale, lui. Il mène mille projets en même
temps. S’il œuvre à la publication de l’article d’Ada, c’est avant tout
pour se créer une occasion de faire passer un message auprès de la
communauté scientifique : il a besoin de subsides pour construire son
moteur analytique. Et, comme il est Babbage, il a aussi besoin
d’accompagner sa demande de toutes sortes de reproches. Il en veut
notamment au gouvernement d’avoir mal traité son précédent moteur,
le moteur à différences. En clair, Babbage court après les
subventions, à sa manière pleine de reproches. De cet invariant de la
recherche universitaire, la quête de fonds, Ada n’a pas la plus petite
idée. Babbage le lui explique, mais Ada se moque de la réalité. Elle
lui répond qu’elle n’a pas le goût à s’immiscer dans des détails
vulgaires. Qu’à cela ne tienne : Babbage se charge d’écrire le
message de reproche en question, et propose de l’insérer dans
l’article d’Ada. Ada est alors plongée dans la correction des épreuves
de son article et, suivant une longue tradition littéraire, vitupère contre
les imprimeurs. Elle accepte à demi la proposition de Babbage, mais
voilà, patatras ! que c’est l’éditeur lui-même qui renâcle à insérer le
message de reproche dans sa revue. Vexé, Babbage décide
d’annuler purement et simplement toute la publication. Il demande son
avis à Ada – avec le succès que vous imaginez. La suite est racontée
de façon délicieuse par Dorothy Stein : « Il fut étonné et consterné de
recevoir un refus indigné23. » Dégoûté, Babbage accepte, en
rechignant, la publication de l’article d’Ada débarrassé de son
message de reproche.
Ada fulmine contre Babbage et le traite de divers noms d’oiseaux.
Mais elle a besoin de lui. Alors, elle s’imagine qu’il a besoin d’elle. Elle
décide de lui proposer un drôle de marché : qu’elle devienne son
directeur d’études, et lui, son professeur Tournesol. Qu’il se consacre
à la création – elle se chargera du reste. Elle rêve de faire construire
le moteur analytique et, tout au long du processus, de mener
Babbage à la baguette, exactement de la même façon qu’Annabella
la menait, elle, dans son enfance. Bien sûr, elle ne présente pas la
chose comme ça à Babbage – mais presque. Elle lui écrit une longue
lettre embrouillée, pleine de propos offensants, qui termine par une
tentative de vol qualifié : elle propose de mener toute l’affaire elle-
même, au nom de Babbage. En échange, celui-ci pourra disposer de
son cerveau à elle. Mais Babbage n’est pas un enfant sans défense.
Laconique, il note en haut de la lettre d’Ada qu’il a refusé en bloc la
proposition.
L’article d’Ada, « Sketch of the Analytical Engine Invented by
Charles Babbage, Esq., by L.F. Menabrea, of Turin, Officer of the
Military Engineers, With notes upon the Memoir by the Translator
AAL », article 29 du Taylor’s Scientific Memoirs, volume III, paraît
enfin en septembre 1843. Le message de reproche de Babbage sort
un mois plus tard, dans une autre revue. Ada note, avec un soupir de
satisfaction, que tout est bien qui finit bien. Ce qui est aussi fini, c’est
la collaboration avec Babbage et, avec elle, le libre exercice de
l’imagination, le plaisir de l’émulation intellectuelle et la transcendante
satisfaction du travail accompli.
Notes
1. Ecce homo, Friedrich Nietszche, trad. Henri Albert, Mercure de France,
1908.
2. Untangling the Tale of Ada Lovelace, Stephen Wolfram, wired.com,
10 décembre 2015.
3. Passages from the Life of a Philosopher, Charles Babbage, Ed. Longman
Green & Co, 1864, p. 136.
4. Dorothy Stein, op. cit., p. 123.
5. Stephen Wolfram, op. cit.
6. Sketch of the Analytical Engine Invented by Charles Babbage, Esq., by
L.F. Menabrea, With notes upon the Memoir by the Translator AAL, Taylor’s
Scientific Memoirs, volume 3, 1843, p. 722.
7. Ibid., p. 694.
8. Ibid., p. 701.
9. Ibid., p. 701.
10. Ibid., p. 702.
11. Ibid., p. 702.
12. « Computing Machinery and Intelligence », Alan Turing, in Mind, 1950.
13. Sketch of the Analytical Engine Invented by Charles Babbage, Esq., by
L.F. Menabrea, With notes upon the Memoir by the Translator AAL, Taylor’s
Scientific Memoirs, volume 3, 1843, p. 702.
14. La Littérature au laboratoire, sous la dir. de Franco Moretti, trad. Valentine
Lëys, Ithaque, 2016.
15. Stephen Wolfram, op. cit.
16. La Première Boucle, Philippe Guglielmetti, drgoulu.com, [en ligne] 26 juin
2016.
17. Walter Isaacson, op. cit., p. 61.
18. Les nombres de Bernoulli, André Joyal, Camp mathématique de l’AMQ,
2003.
19. Jacques Bernoulli (1654-1705) a cherché des formules pour exprimer les
sommes de k puissance m, k allant de 0 à n-1 sous la forme (0 puissance m) + (1
puissance m), etc, jusqu’à (n-1 puissance m) pour différentes valeurs de l’entier
m.
20. Passages from the Life of a Philosopher, Charles Babbage,
Ed. Longman & Green, 1864, p. 136.
21. Dorothy Stein, op. cit., p. 138.
22. Walter Isaacson, op. cit., p. 62.
23. Dorothy Stein, op. cit., p. 146.
Les ailes meurtries
Nous voilà fin 1843. Ada a vingt-huit ans, et mille projets en tête. Il
faut comprendre qu’elle vit à l’« Ère de l’émerveillement1 », comme
l’appelle Richard Holmes. La société anglaise découvre les sciences
et les trouve follement romantiques. D’après Holmes, l’« idéal
commun [est] un engagement personnel intense et même téméraire
dans la découverte2 ». Les différentes branches du savoir que nous
connaissons sont encore enchevêtrées et forment une pelote en vive
expansion. C’est un moment de spéculations échevelées et de
trouvailles parfois fortuites, où les amateurs éclairés côtoient les
professionnels sans aucune vergogne, où un ouvrier graveur lit le
cunéiforme assyrien mieux que quiconque, et où un physicien génial
comme Faraday peut encore se permettre de ne pas parler un mot
de mathématiques.

Le premier projet d’Ada est la poursuite et l’élargissement de sa


collaboration avec Babbage. Car, dans sa rupture avec elle, Babbage
fait preuve d’une inhabituelle diplomatie. Il lui rend visite et lui adresse
des lettres mielleuses dans lesquelles il l’appelle l’« Enchanteresse
des Nombres3 », surnom qui lui restera. C’est au point qu’Ada ne
remarque pas, tout d’abord, qu’ils ne travaillent plus ensemble. La
réalité ? Non, merci. Pendant toute l’année qui suit la parution de
l’article, Ada et Babbage discutent de sa diffusion. Puis, entre 1844
et 1849, ils échangent au sujet d’un mystérieux livre – probablement
un développement de l’article. Il ne verra jamais le jour.
Ada travaille aussi à faire connaître l’article par ses propres
moyens. Elle le distribue au ban et à l’arrière-ban de son cercle
social. On la comble de félicitations étonnées, chacun selon son génie
personnel. Annabella, qui ne dépasse toujours pas son traumatisme,
se félicite de passer du statut d’épouse d’un Byron célèbre à celui de
mère d’une Byron célèbre. Somerville, fidèle à elle-même, congratule
Ada, lui recommande de se montrer très reconnaissante envers
Babbage et, enfin, lui conseille de ne pas trop travailler, pour
ménager sa santé. Quant à William, il exulte. Il répand l’article auprès
de tous ses amis, ravi de pouvoir leur expliquer que, non, sa femme
n’est pas folle : elle est geek. Ada le prend avec philosophie. Après
tout, la geekitude lui paraît, à elle aussi, assez ladylike.
À côté de Babbage et de ses moteurs, Ada cherche d’autres sujets
d’articles critiques. Elle songe à traduire une publication d’Ohm (un
physicien allemand spécialiste de l’électricité), une de Seebeck (un
autre physicien allemand sévissant dans le même domaine), et à
casser Whewell – un philosophe minéralogiste, on ne sait trop
pourquoi Ada lui en veut. Elle a aussi l’ambition de développer ses
propres recherches et tâtonne pour délimiter son sujet. Sur un plan
philosophique, elle réfléchit à ce que peut être l’imagination, et à son
importance dans les découvertes scientifiques. Poussant plus loin,
elle rêve de réduire l’art de la découverte à un mécanisme simple, ce
qui la conduit, concrètement, à s’intéresser au fonctionnement du
cerveau, vaste programme. Son but est de mettre en équation les
phénomènes cérébraux – en commençant par les siens. Elle ne voit
pas pourquoi le cerveau ne pourrait pas être réduit à quelques
axiomes simples grâce aux mathématiques. Mais il lui faut d’abord en
apprendre un peu plus sur le système nerveux. Elle s’intéresse aux
toxiques et potasse un moment un Traité des poisons. Elle se penche
aussi, avec un intérêt croissant, sur l’électricité, cette fée toute neuve,
et sur les liens entre celle-ci et la chair : est-ce que l’électricité ne
serait pas le lien ultime qui unit la volonté de l’esprit à l’action, au sens
strictement musculaire du terme ? Ce qui la lance sur la piste d’un
expérimentateur susceptible de lui montrer comment électriser des
muscles de grenouilles.
En 1844, admettant quand même un certain éloignement de la part
de Babbage, elle cherche un nouveau collaborateur. Elle croit le
trouver en Faraday. Cet oiseau rare, autodidacte génial, d’une
humilité somervillienne, éprouve « un plaisir quasi pervers en
constatant qu’il pouvait faire des découvertes scientifiques, aussi bien
sinon mieux, sans aucune formule mathématique ou chimique4 ». On
lui doit des travaux fondamentaux dans le domaine de
l’électromagnétisme et de l’électrochimie, d’innombrables lois
Faraday, sans oublier l’effet Faraday, la cage de Faraday, la cavité
de Faraday et l’unité de capacité électrique farad. En plus, il est beau
comme un dieu. Hélas, il s’est empoisonné tout seul dans son
laboratoire, à force de tripoter du mercure, respirer de l’acide
fluorhydrique, dériver du benzène et faire exploser des cornues. Le
bel oiseau mazouté refuse l’invitation d’Ada dans des termes
touchants : « Je ressens le déclin de mes forces et je suis obligé de
réduire constamment mes projets, de me fermer à des recherches.
J’ai encore, devant moi, en pensée, beaucoup de belles découvertes
que j’aurais voulu mener à bien et qui me tiennent à cœur ; mais j’ai
perdu tout espoir de les réaliser5. » Il y ajoute une couche de
compliment, qualifiant Ada d’« étoile montante de la science6 ». Cela
dit, il survivra vingt-trois ans à ce désespoir-là.
Certains des amis d’Ada, qui doivent aussi abuser du laudanum,
ont des vues étranges sur elle et la suite de sa carrière scientifique :
ils envisagent de lui faire rencontrer le prince Albert, le mari tout neuf
de la jeune reine Victoria. Leur but ? Attirer l’attention du pouvoir sur
la science. Le rôle dans lequel ils voient Ada ? Celui d’une conseillère
scientifique, qui pourrait influencer Sa Majesté sans risquer sa tête
ou, du moins, sa place dans le monde. Comme le déplore Dorothy
Stein : « Il est regrettable, pour le biographe, que rien ne sortît,
finalement, de ce projet de déposer Ada sur le passage du prince7. »
Ada, qui n’a pas une haute opinion de l’intellect princier, aurait
probablement taillé en pointe les oreilles d’Albert, comme elle l’avait
fait à celles de Babbage – mais, peut-être, moins impunément.
Parmi les innombrables centres d’intérêt d’Ada figure l’occultisme.
Rien d’original là-dedans : c’est une véritable épidémie dans la bonne
société. On se passionne pour le somnambulisme, la double vue, le
spiritisme, l’astrologie, les tables tournantes (élégamment
rebaptisées psychocinétique), la phrénologie (étude des bosses du
crâne) et le mesmérisme, une forme archaïque d’hypnose médicale
avec beaucoup d’accessoires et de falbalas, elle aussi rebaptisée,
pour plus de sérieux, électrobiologie. Ada s’intéresse particulièrement
à cette dernière, pour une raison simple : depuis 1841, sa santé, qui
n’a jamais été fameuse, est devenue catastrophique. En 1844, elle dit
son impression d’avoir été mesmérisée. Plus que d’hypnose, il s’agit,
dans son cas, d’un soupçon d’envoûtement maléfique. Mais, ayant
étudié le mesmérisme de plus près, Ada prend de la distance avec lui
– peut-être parce qu’Annabella en raffole. Elle en vient à conclure que
c’est du pur charlatanisme. En clair, elle utilise ses nouveaux outils
scientifiques pour couper le cordon et s’élancer vers le monde
extérieur.

Car sa réputation toute fraîche de scientifique apporte à Ada, entre


autres bienfaits, de nouvelles relations sociales. Par exemple, en
novembre 1844, désireuse de mener à bien ses expériences sur
l’électricité et les grenouilles, elle réussit à se faire inviter pour une
semaine chez un voisin, Andrew Crosse. Le vieux Crosse est un
Babbage-like : un gentleman scientifique aigri et un expérimentateur
chevronné. Il accueille Ada dans son sublime cottage rempli de piles
voltaïques et de grenouilles : Fyne Court. Sublime, mais pas très
confortable. Le chauffage y est inexistant, les repas erratiques, et
l’accès aux toilettes aléatoire. Ada raconte avec humour ses
aventures à son mari, qui est resté à Londres et suit ses tribulations
de loin. Transie et affamée, Ada se montre cependant ravie de
l’affaire : la nourriture intellectuelle servie à Fyne Court la fait passer
sur tout. Ses hôtes veillent une bonne partie de la nuit pour
philosopher et Ada adore ça, surtout quand ladite philosophie sort de
la belle bouche du fils de la maison : John Crosse. Il a trente-quatre
ans, elle en a vingt-huit, et la liberté lui va à ravir.
Les premières lettres d’Ada concernant John Crosse sont des
chefs-d’œuvre d’aveuglement. Pour elle, ils ne sont tous deux que de
purs esprits qui échangent de hautes considérations. Entre ces deux
évanescences naissent des rêves de voyage – pour le bien exclusif
de la science, naturellement. John Crosse affirme à Ada qu’en
Allemagne les livres scientifiques se vendent très bien. Il lui promet
de lui rapporter de Berlin toutes sortes d’ouvrages, Ada parlant
presque parfaitement l’allemand. Une fois mise au courant de l’activité
scientifique en Allemagne, elle s’imagine y publiant ses propres
œuvres et faisant fortune, ainsi que de beaux voyages. Bref, elle rêve
tout haut de filer à l’allemande et/ou de devenir riche. (Ses soucis
d’argent deviendront peu à peu lancinants.) En attendant l’Allemagne,
elle savoure chaque seconde à Fyne Court. Elle le fait tantôt avec
une hypocrisie de bon ton – elle se voit obligée de revenir
régulièrement chez les Crosse, pour le bien de sa carrière –, tantôt
avec une candeur qui ne doit pas réjouir le cœur aimant de son mari
quand elle lui affirme qu’elle se sent, à Fyne Court, enfin
délicieusement libre. William ne doit donc pas s’étonner quand elle lui
demande si elle peut rallonger son séjour. Mais, soit son époux se
lasse de lire des pages de compliments au sujet du jeune Crosse,
soit la famille Crosse ne renouvelle pas son invitation, toujours est-il
que la prolongation ne se fait pas. Ada rentre au bercail, lentement et
péniblement.
Sitôt chez elle, Ada tire de nouveaux plans pour revoir John Crosse
et les expose benoîtement à son mari. Il s’agirait, tout simplement,
d’inviter le jeune homme à résider quelque temps chez eux. Le vieux
Crosse et ses grenouilles, eux, sont passés à la trappe. Dorothy
Stein, qui, pour voir les choses de plus loin, les voit plus claires,
résume la situation : « Dix ans auparavant, Ada avait tenté de fuir
avec son jeune répétiteur vers la maison familiale de celui-ci ; cette
fois, elle projetait d’installer son nouveau répétiteur dans sa propre
maison8. » La chose ne se fait pas, bien sûr. En tout cas, pas
l’installation. La liaison est plus avérée. Hélas, les oreillers ne sont
pas causants, surtout quand ils sont anglais, et les lettres anglaises
sont désespérément inflammables. Il ne reste presque rien de la
correspondance entre John Crosse et Ada. Au fond, c’est le seul
véritable aveu que nous possédons.
Ce n’est pas la première fois qu’Ada flirte avec un homme ; elle
semble d’ailleurs plus à l’aise avec eux qu’avec les femmes. Elle n’a
que peu d’amies – Florence Nightingale, la célèbre inventeuse de
l’hôpital moderne, en fait partie. En 1841, par exemple, Ada reçoit
une déclaration de la part du fils Somerville, Woronzow, qui lui écrit
un billet humide. La même année, le docteur James Phillips Kay lui
envoie une lettre mi-figue, mi-raisin vert, dans laquelle il vante sa
beauté et lui reproche sa coquetterie. Visiblement, Ada a snobé le
docteur Kay, et il n’a pas apprécié.
Ce qui importe, c’est qu’en 1844 Ada entame avec John Crosse
une collaboration scientifique qui donnera quelques résultats. Déjà,
elle commence son essai sur la structure moléculaire de la matière.
Elle fait aussi, en 1846, le compte rendu d’un article : « Abstract of
“Researches on Magnetism, and on Certain Allied Subjects”, including
a supposed new Imponderable », signé par le baron von
Reichenbach9, un chimiste allemand, inventeur de la paraffine et de la
créosote. Elle y esquisse un projet de recherche en réseau très
moderne, en proposant aux amateurs et amatrices de sciences de
mener des recherches de leur côté, puis de les rassembler pour en
tirer un résultat commun. Ce n’est pas le seul éclair de clairvoyance
prophétique qui traverse son article, puisqu’elle insiste sur le rôle que
la photographie sera probablement amenée à jouer dans les
recherches scientifiques. Hélas, rien de tout cela n’est publié. Il faut
dire qu’un chercheur ne peut avancer que juché sur les épaules de
ses prédécesseurs, ce qui signifie, concrètement, que l’accès à la
documentation est primordial. Or, les femmes ne sont pas admises
dans les bibliothèques scientifiques – en tout cas, pas dans celle de
la Royal Society, qui est ce qui existe alors de mieux en la matière.
Ada s’en plaint, cherche des solutions et n’en trouve pas. Quels que
soient les travaux qu’elle envisage, elle ne peut pas les faire seule.
Or, elle est seule.
Puisque nous sommes en 1846, profitons-en pour jeter un œil à
Ada à travers les yeux de Hobhouse, qui dîne à côté d’elle par un
doux soir de juin de cette année-là. Car Ada, comme tous les gens
de sa caste, a une intense vie sociale : elle reçoit beaucoup chez elle
et court les dîners en ville. Sauf que, au lieu de traquer les socialites,
Ada « s’entourait de beaux esprits et recevait fréquemment des
savants10 », ce qui lui vaut une réputation d’excentrique, au mieux. On
la dit folle, bien sûr. « Au dîner, raconte Hobhouse, j’étais placé à
côté de Lady Lovelace. La pauvre femme semble au plus mal11. »
Pourtant, en ce mitan des années 1840, et malgré sa petite santé,
Ada est pleine d’enthousiasme et d’une confiance entière en ses
moyens intellectuels. Elle est certaine d’arriver à se faire une place
au soleil de la science et, même dans le cas contraire, elle estime
que, au moins, elle se sera bien amusée. Une attitude terriblement
byronienne.

En 1847, le mari d’Ada se lance à son tour dans la rédaction


d’articles sérieux – une carrière qui lui plaira deux ans. En 1848, il
commence à écrire un ouvrage d’agriculture ou, plus exactement, le
compte rendu d’un livre d’un auteur français sur les liens entre récolte
et climat12. Ada est invitée à annoter le texte. Elle y ajoute deux notes
de bas de page, des notes mathématiques et techniques, bien sûr.
Et, car c’est sa nouvelle et prophétique marotte, elle conclut que
l’auteur a, de façon regrettable, négligé l’apport que la photographie
aurait pu faire à son étude.
Le compte rendu de William, avec des notes signées AAL, est
publié en décembre 1848 dans le Journal of the Royal Agricultural
Society. Avec affection et condescendance, Ada loue la plume de son
époux. Cela dit, la publication de ses notes n’inspire pas à Ada le
quart de la moitié de l’enthousiasme qu’elle montrait en 1843. Depuis,
elle a découvert l’amour, ce qui n’est pas rien. Et maintenant, elle
découvre les prémices de la crise d’adolescence en trois
exemplaires, ce qui fait beaucoup. Car ses enfants, Byron, Annabella
et Ralph, franchissent l’un après l’autre le cap des dix ans et ne
semblent pas vouloir s’en tenir là.
L’aîné, baptisé Byron, sera renommé Ockham. C’est un titre auquel
il a droit, certes, mais ce n’est pas un hasard. Sa mère aussi, en son
temps, a été dépossédée de son prénom – Augusta. Envie de
revanche ou désir de fuite ? Byron-Ockham choisit très tôt la voie la
plus répugnante qui soit aux yeux de ses parents : il rejette sa
lorditude. Il ne se sent d’affinité qu’avec ce que la gentry anglaise
appelle, en soupirant de dégoût, les « travailleurs manuels », les
mechanicals de Shakespeare ; l’infamante roture. Dorothy Stein note
drôlement : « À l’âge de cinq ans, il n’avait pas la moindre idée de ce
qu’était le rang social ou la dignité attachée aux titres de
noblesse13. » À cet âge-là, c’eût pu être une passade. Ce sera un
destin. Même l’écrasante pédagogie de sa grand-mère Annabella
Senior, chez qui il est envoyé se faire éduquer, ne parvient pas à
corriger Ockham. Il reste triste, silencieux et politiquement
contrariant. Au physique, il a l’allure de son moral : unlordlike.
Annabella Senior, pour l’occasion, se transforme en mamie gâteau et
prend sa défense – une mère abusive peut faire une grand-mère
exquise, ne serait-ce que pour contrarier sa fille. Quand Ockham
atteint ses onze ans, ses parents le vouent à la marine, comme ils
l’auraient envoyé au couvent s’il avait été une fille : c’est loin de tout,
les occasions de causer du scandale y sont rares, et ça lui fera les
pieds. Le petit Ockham ne se sent aucune vocation pour la mer ; il
embarque quand même, à treize ans, en 1849.
Pourtant, un an plus tôt, William se faisait du souci pour Ockham,
révélant à cette occasion une réelle affection paternelle. Il avait
même fait l’effort d’engager avec son fils une conversation qui s’était
révélée prometteuse. Ensemble, ils avaient parlé politique, histoire,
gouvernement, peuple, éducation, de façon fructueuse : William
s’était montré attentif, et Ockham, intéressé. Mais ce père inquiet n’a
pas eu le génie d’en tirer les conclusions qui s’imposaient. Il s’est
contenté de conclure platement que, avec son manque d’élégance
physique, son fils ferait, après tout, un fort bon marin.
La cadette, Annabella Junior, n’a pas non plus la tâche filiale facile.
Quand elle mouille son lit, on lui donne des gifles – sa grand-mère
préconise le fouet. Quand elle refuse de manger, on lui enfourne son
repas dans la bouche. Pour le coup, Annabella Senior s’insurge
contre cette violence qui lui paraît dangereuse. Ada, de son côté,
trouve que sa fille, alors âgée de cinq ans, est grosse et laide. Elle la
compare gracieusement à un pudding. Au moral, la gamine est si
grincheuse qu’Ada a des envies de meurtre. Elle essaye : elle donne
à Annabella Junior un puissant laxatif, le calomel, à base de chlorure
de mercure – un toxique redoutable. La petite en réchappe. De
guerre lasse, Ada la confie à son tour à Annabella Senior.
L’adolescence d’Annabella Junior, cependant, amène Ada à
s’identifier peu à peu à cette nouvelle aube d’elle-même. Elle se
prend à espérer que sa fille n’aura pas, comme elle, à gâcher son
génie dans des tâches domestiques et tente, avec quelque succès,
de lui donner des leçons de science et de musique.
Le benjamin, Ralph, inspire moins d’exaspération à ses parents.
Ses aînés étant, l’un démocrate, l’autre fille, il est même considéré
comme génial, ce qui n’est pas très confortable. On l’isole et on
l’assomme de cours innombrables. À l’âge de neuf ans, il va lui aussi
vivre chez sa grand-mère, Annabella Senior. C’est qu’Annabella
Junior, dûment éduquée, vient de rentrer au bercail ; la place est
libre. Visiblement, dans ce milieu, il est d’usage de séparer les
fratries, pour éviter que les enfants ne s’amusent trop ensemble.
Ralph ne gardera pas une bonne opinion de son éducation
parentale, ni de sa mère. Pourtant lui aussi éveille, à l’adolescence,
une réelle sympathie chez Ada. Elle le trouve même adorablement
viril.
William remarque avec satisfaction que ses trois enfants reviennent
de chez Annabella Senior plus dociles qu’ils n’y étaient arrivés. Au
cours de leur enfance, aucun d’entre eux n’a eu l’occasion d’acquérir
une grande affection pour leur mère, c’est une chose entendue. Ce
qui est plus étrange, c’est qu’ils détestent carrément leur père.
Pourtant, William est confit de bonnes intentions : à l’instar d’Ada, il
tente de donner des leçons de français à Ockham et à Annabella
Junior. Il y consacre deux fois vingt minutes par jour. Hélas, il les
passe essentiellement à crier. Les enfants, on s’en doute, ne lui en
ont aucune reconnaissance. Et Ada, qu’éprouve-t-elle pour lui ? Au
bout de dix ans de mariage, en 1845, elle tire un bilan en quart de
teinte : William lui a donné un statut social, et c’est tout le bien qu’elle
parvient à en dire. Elle le surnomme le Corbeau14 et le considère un
peu comme un fils, une place qui n’est pas bon signe dans le ciel
d’Ada. La vérité ? C’est un homme violent. Il tabasse et sa femme, et
ses enfants. Ada évoque même une tentative de meurtre, tout
uniment, et affecte d’en rire. Ockham, Annabella Junior et Ralph n’ont
pas saisi l’humour.
La fin des années 1840 est marquée, chez Ada, par un dur constat
d’échec. Cette humeur sombre contraste avec son impatience de
1842, quand elle sentait en elle tant de force qui cherchait à
s’exprimer, ainsi qu’avec son enthousiasme byronien du milieu de la
décennie. Cinq ans après l’article, Ada n’a rien écrit de mieux, son
quotidien est sordide et sa santé achève sa course.
Notes
1. The Age of Wonder, Richard Holmes, Ed. Harper & Collins, 2008, p. XVI.
2. Ibid., p. XVI.
3. Charles Babbage, op. cit., p. 137.
4. Dorothy Stein, op. cit., p. 163.
5. The Life and Letters of Faraday, H. Bence-Jones, Ed. Longmans, 1870, vol.
2, p. 168.
6. Untangling the Tale of Ada Lovelace, Stephen Wolfram, wired.com,
10 décembre 2015.
7. Dorothy Stein, op. cit., p. 161.
8. Dorothy Stein, op. cit., p. 184.
9. « Résumé de “Recherches sur le magnétisme et autres sujets connexes”
comprenant un supposé nouvel Impondérable », baron von Reichenbach, traduit
et résumé par William Gregory, M.D., F.R.S.E, M.R.I.A., professeur de chimie, in
The Phrenological Journal and Magazine of Moral Science, volume 19,
Ed. Taylor & Walton, 1846.
10. Jean-Paul Soyer, op. cit.
11. John Cab Hobhouse, op. cit., p. 258.
12. « On climate in connection with husbandry : with reference to a work
entitled Cours d’agriculture, par le comte de Gasparin, pair de France », William
King-Noel, Earl of Lovelace, Journal of the Royal Agricultural Society, 1848.
13. Dorothy Stein, op. cit., p. 219.
14. Et lui la surnomme la Grive. Il est d’usage, dans la bonne société du début
du XIXe siècle, de se donner des noms d’oiseaux. Byron appelle Augusta l’Oie,
tandis qu’Annabella donne du Canard à son mari.
Les ailes brisées
En ces temps lointains, l’homme décide (de se ruiner, le plus
souvent), la caravane suit bon gré, mal gré. Dès 1846, William se
lance dans le gothique flamboyant. Il se fait bâtir un château Tudor
dans le Surrey, à East Horsley, au sud de Londres – assez près
d’Epsom. Le résultat des ambitions artistiques de William est tout à la
fois grandiose et ravissant. Il n’y manque pas une tourelle, un
mâchicoulis ni un souterrain, une pelouse, une terrasse, un plan
d’eau, un écusson ou un buisson. Par contre, on n’y trouve pas de
salle de bain, pas l’ombre d’un tapis sur les sols en ciment, et fort
peu de cheminées. Ajoutez à cela le climat anglais, l’humidité de la
campagne, et vous aurez une idée de l’enfer que vivent Ada et les
enfants. D’autant que William, loin d’être ravi de son œuvre, constate
qu’il n’a plus un sou. Il grogne et rogne sur tout. Il ne reste à Ada que
ses 300 livres annuelles d’argent de poche. C’est un honnête pactole
pour l’époque (James Essinger parle de « l’équivalent de
225 000 livres sterling actuelles1 », une autre estimation donne entre
30 000 et 42 000 euros). Mais c’est une faible somme si on songe à
tout ce que son mari s’est mis dans le gousset en l’épousant, et aux
7 000 livres par an d’Annabella Senior. Ada y songe souvent. Elle
demande une rallonge à William, en vain. Il accepte tout juste de
financer quelques-unes des indispensables robes de cour. Leur statut
social exige ce genre de dépense, car, de temps en temps, Ada se
rend au lever de la reine, à St. James’s Palace, dans des tenues qui
ont les honneurs des journaux. Mais, le reste du temps, le quotidien
d’Ada est frugal. Elle fulmine contre son mari et rage encore
davantage quand elle pense au décès de sa mère, et à l’héritage
fastueux dont William va jouir et dont elle sera absolument exclue.
Lasse d’être menée comme un cheval rétif, elle pile net sur le chemin
qu’on a tracé pour elle, et le mors lui sort des dents.
Comme le dit Marcel Pagnol : « Les virginités perdues ouvrent
parfois les écluses des pires débordements2. » Ada est bien décidée
à sombrer dans l’inconvenance, la débauche et la misère, comme le
craignait le bon docteur King. Reste à choisir comment. Quand il
s’agit de mal tourner et de se ruiner, les gens de son époque s’en
remettent au jeu, à la fesse ou à l’alcool. Ada n’aime guère boire. Ce
sera donc, pour commencer, les hommes, ou plutôt un homme,
toujours le même : John Crosse.
John Crosse a, sur William, bien des avantages. D’abord, ce n’est
pas un mari. Ensuite, il a de l’humour. Enfin, les opinions politiques de
John Crosse ne font pas dresser les cheveux sur la tête. Il parle avec
lucidité de « ces érudits dont le temps libre est rendu possible grâce
au travail et au manque d’éducation de millions d’autres hommes3 »,
alors que William écrit sans trembler, en 1848, que « les riches
peuvent à l’occasion, comme ça a été le cas pour l’Angleterre, venir
en aide à un pays pauvre comme l’Irlande4 ». Le million de victimes
d’An Drochshaol, la Grande Famine irlandaise de 1848 orchestrée
par l’Angleterre, n’a pas assez vécu pour apprécier.
On ne sait pas quand commence l’idylle entre Ada et John Crosse
– pas avant 1844, peut-être un, deux, trois ans plus tard.
Étonnamment, Babbage sert de confident à Ada et accepte même de
faire passer des messages. On ne sait pas mieux quand la liaison
finit ; autour de 1848. Cette année-là, John Crosse s’installe avec une
autre femme, une beauté de trente ans, Susan, durement enceinte.
Elle accouche en mars d’un petit John Junior. Cela se sait vite – Ada
est probablement mise au courant entre 1848 et 1849. Dans dix ans,
quelques héritages mettront le ménage Crosse à l’aise. En attendant,
il tire le diable par la queue. Sans vergogne, John Crosse fait financer
ses nouveaux meubles par sa maîtresse. Dorothy Stein affirme qu’il
« se servit de ses relations avec l’une des deux femmes pour
entretenir l’autre, avec le consentement de la première ou à son
insu5 ». John Crosse a bien des qualités ; la délicatesse n’en fait pas
partie. Ada en finit là avec la débauche.
La luxure, corde bandée de l’arc vengeur d’Ada, vient de lui claquer
entre les doigts. Il lui en faut une autre. Le vice du jeu ne présente,
pour elle, que des vertus : soit elle gagne, et contourne la pingrerie
de son mari ; soit elle perd, et endette son mari. Elle rêve même
qu’elle se ruine, que son mari se suicide, et que le tout fait la une des
tabloïds. C’est une vision lucide de la situation. Mais elle n’est pas
prophétique.
Ada sombre dans le jeu probablement en 1850. Ce printemps-là, le
29 mai exactement, a lieu à Epsom le fameux Derby – une course de
chevaux qui galope depuis 1780 jusqu’à nos jours. Ada piaffe
d’impatience ! Le 30, elle reste alitée avec une migraine
monumentale. Elle a perdu. Beaucoup…
Pour se consoler, elle prend un peu de vacances. Elle et William
passent l’été dans le nord de l’Angleterre et visitent les châteaux
qu’ils croisent. Ils font un crochet par Newstead. La vieille abbaye a
été rachetée à Lord Byron par un colonel Wildman, plus de trente ans
auparavant. Wildman fait au couple les honneurs des lieux. Les deux
époux tremblent d’émotion et l’écrivent à Annabella Senior avec un
manque de tact total. En se promenant sur les vastes pelouses de
l’abbaye, William sanglote sur le destin malheureux des Byron, et Ada
se dit pénétrée tantôt de mélancolie, tantôt d’un amour soudain pour
les vieilles pierres de sa famille paternelle. Vous imaginez bien ce
qu’Annabella Senior ressent, de voir si fort adorée l’ombre d’un
homme qui l’a autrefois violentée, et d’un père qui n’a jamais levé le
petit doigt en direction de sa fille. Pour Annabella Senior, si Ada peut
encore avoir du respect pour la lignée Byron, c’est parce qu’elle-
même a eu le courage de taire ce qu’elle a subi. Et elle aimerait bien
que sa fille en prenne bonne note. Peine perdue. Annabella Senior
quête une reconnaissance de ses souffrances et une condamnation
de son époux qu’elle n’obtiendra jamais, de personne. Elle ne
pardonnera pas ce coup-là, ni à sa fille, ni à son gendre. En cette
belle fin d’été, William perd, sans même s’en rendre compte, toute
l’affection que lui portait sa belle-mère. Annabella Senior commence à
cuisiner pour lui, dans le secret de son âme, une haine massive.
Celle-ci absorbera, comme un trou noir, toutes les manifestations de
tendresse, tous les appels à l’aide et toutes les tentatives de
réconciliation de son gendre. Même la mort d’Ada, même l’éducation
des trois orphelins n’y changeront rien : Annabella Senior servira son
plat glacé à William jusqu’à la fin de sa vie. Ada, quant à elle, paiera
aussi – mais elle a toujours payé.
Ignorant des épreuves qui l’attendent, le couple se dirige
tranquillement vers Doncaster, autre lieu hippique. Ou, plutôt, Ada y
court tandis que William lambine. De fait, il arrive deux jours après
elle. Scotchée aux paddocks, Ada délire de joie. Son époux a peine à
la dissuader de se lancer dans l’élevage de chevaux de course. Elle a
enfin trouvé une nouvelle raison de vivre.
Comme tout vice, le jeu exige des complices. Pendant deux ans,
Ada cabale avec un petit groupe de parieurs (dont John Crosse) et
quelques domestiques. Étant la femme pauvre (et éternellement
mineure) d’un homme riche (et peu prêteur), il lui faut d’abord trouver
de l’argent. Elle bricole paisiblement des montages financiers
malhonnêtes. Une fois l’argent déniché, elle élabore, à grands coups
de formules mathématiques, des martingales sophistiquées pour
gagner à coup sûr. Bien sûr, elle perd. Mais qu’importe ? Ce qui
compte, ce sont les montagnes russes émotionnelles du jeu. Elles
aboutissent toujours dans le fossé boueux de la ruine, parce que le
joueur ne joue jamais jusqu’à ce qu’il ait gagné, mais jusqu’à ce qu’il
ne puisse plus jouer – jusqu’à ce qu’il ait tout perdu. En attendant le
fossé, Ada est sur un petit nuage. Une course, qui doit se tenir en
mai 1851, et dans laquelle elle est sûre de gagner (elle perdra), la
met en joie pendant des mois. Dorothy Stein parle d’« un état
d’euphorie qui rappelait celui que lui avait inspiré la science6 ».
L’euphorie cède brutalement la place à 3 200 livres de dettes – une
fortune. Étrangement, William paye. C’est que, tout aussi
étrangement, il a autorisé Ada à jouer. Il l’aime toujours, voyez-vous ?
Le 20 juin 1851, William va sottement s’épancher dans le giron de
sa belle-mère. Annabella Senior tient enfin l’occasion de lui cracher
sa haine toute neuve à la figure : elle lui aboie qu’il n’aurait jamais dû
laisser Ada jouer, ni fréquenter John Crosse, ni Babbage d’ailleurs, ni
aller à Doncaster et à Epsom, tout y passe. Elle se plaint aussi
qu’Ada ne lui ait pas demandé directement son aide, et joue les
étonnées. N’est-elle pas une femme sur qui l’on peut compter ? Or, si
Ada a appris quelque chose par l’expérience, c’est l’inverse. Elle voit
désormais sa mère comme un poids mort qui entrave sa marche.
Mais Annabella Senior n’a pas encore compris à quel point sa fille a
coupé le cordon et s’est éloignée d’elle. En attendant de prendre la
mesure de cette distance, elle accable le pauvre William. Elle lui
assène que lui et toute sa famille vont droit dans le mur, le gouffre, la
faillite, la mort au monde, pour tout dire. Elle compte recommencer
sa diatribe en présence d’Ada. C’est là que William porte le coup de
Jarnac : « Il admit imprudemment qu’Ada ne tenait nullement à ce
genre de catéchisme7. » Annabella Senior, apercevant enfin son
propre reflet dans le miroir d’Ada, tombe de l’armoire. Elle se fait très
mal. Elle n’en croit d’abord pas ses yeux : de passage près d’East
Horsley, elle frappe à la porte du château – et s’en voit refuser
l’entrée. Ada lui fait dire qu’elle est trop souffrante. De fait, Ada
préférerait littéralement crever que de la recevoir. Annabella a un cri
de douleur et demande des explications sur un ton qui serait risible s’il
n’était signe d’un aveuglement pathétique. Elle implore : a-t-elle
jamais dit un seul mot dur à Ada ? Ce qui prouve qu’elle n’a rien
soupesé de tout le poids de maltraitance maternelle, physique
d’abord, verbale ensuite, qu’Ada lui reproche, sans un mot. Ada sait
que, avec une rhéteuse comme Annabella Senior, les mots sont
inutiles. Elle sait peut-être, aussi, que le silence est une arme
redoutable. Annabella Senior en est malade et se cherche un bouc
émissaire. Il est tout trouvé : ce sera William. Entre l’été 1851 et l’été
1852, Ada voit sa mère une fois ou deux, au cours de visites
mondaines, protocolaires, pendant lesquelles rien d’important n’est
abordé. Ada a désormais trop de souci avec sa propre santé pour se
préoccuper des angoisses de sa mère.
Notes
1. James Essinger, op. cit., p. 67.
2. Le Temps des amours, Marcel Pagnol, Julliard, 1977.
3. Westminster Review 44, no5, 1845, p. 152.
4. « On the Subdivision of Real Property », in Quarterly Journal of the
Statistical Society of London, novembre 1848, p. 305-322.
5. Dorothy Stein, op. cit., p. 249.
6. Dorothy Stein, op. cit., p. 256.
7. Dorothy Stein, op. cit., p. 260.
Les ailes fermées
En février 1851, Ada est affligée de règles surabondantes. Elles
persistent quelques mois et se terminent, en mai, par une véritable
hémorragie. Tous les médecins diagnostiquent un cancer du col de
l’utérus, sauf son accoucheur, le docteur Locock, qui reste optimiste.
Il trouve la plaie tout à fait bénigne. Ada le choisit comme médecin
traitant. Étant donné l’état de la science à l’époque, s’en remettre à
un autre médecin n’eût peut-être rien changé à la suite.
Tout d’abord, Ada ne souffre pas. Mais elle est épuisée et perd le
fil de ses idées. Pour elle, c’est déjà une catastrophe. Elle décide
cependant de profiter de son alitement pour retrouver ses esprits et
essayer de mener à bien quelque travail scientifique. Elle n’en aura
pas le temps : au début de l’hiver 1851, les premières douleurs
apparaissent. Locock, partisan du « si ça fait mal, c’est bien »,
estime que la guérison est proche. Ada tâche de rester patiente tout
en se bourrant d’opium, d’alcool et de chanvre. À distance, Annabella
Senior la bassine pour qu’elle abandonne les drogues au profit du
mesmérisme – en vain.
Tremblant de douleur, Ada se fait philosophe et médite
sombrement sur la condition humaine. Elle se sait née du bon côté de
la barrière sociale et, considérant la dureté de sa vie, n’ose imaginer
celle des autres. Locock, lui, persiste dans son optimisme. Sa
patiente tente de le suivre, avec difficulté. Elle peine à croire à un
processus de guérison tandis qu’elle constate, jour après jour, que les
douleurs s’accroissent inexorablement. Mais, psychologiquement, elle
connaît une rémission. Maintenant que la perspective de mourir
s’éloigne, elle doit bien s’avouer qu’elle a eu une peur bleue – la
souffrance surtout, la géhenne d’une interminable agonie la terrifie.
Une peinture de Henry Philips la montre à son piano. Toute maigre,
elle a le long nez de son père, la bouche fine de sa mère, la coiffure
irréparable de son temps (des bandeaux sombres collés au front, aux
tempes, aux joues), une petite robe blanche chiffonnée, le teint
blême, les yeux creusés et le regard perdu. Son menton et sa
mâchoire, qu’elle trouvait trop forts, ont fondu. Un daguerréotype
d’Antoine Claudet n’en révèle pas davantage.
Au printemps 1852, les douleurs augmentent encore. Ada s’effraye
d’y perdre l’esprit, cet esprit dont elle a toujours été si fière, et qui est
finalement la seule bouée de sa vie. Elle n’est plus loin de 1984 :
« Devant la douleur, il n’y a pas de héros1. » Et son état empire
toujours. Mourant de sommeil, elle ne parvient plus à dormir. À partir
d’avril, elle prend du chloroforme. Hélas, son action est brève.
Annabella Senior, elle, piaffe devant la porte fermée d’Ada, de plus
en plus bruyamment. Elle n’a qu’une excuse, mais celle-ci est de
taille : c’est sa fille, sa fille unique, sa seule enfant, lumière de ses
yeux, luette de sa gorge, qui est en train de mourir. On comprend son
inquiétude. Ada lutte depuis son lit et lui en refuse toujours l’accès
avec fermeté. Hélas, fin mai 1852, très affaiblie, Ada entre dans des
arguments sentimentaux, hésite, oscille entre peur et désir de revoir
sa mère. Le 1er juin, Annabella Senior a le pied dans la porte. Son
but ? D’après Dorothy Stein, il est triple : faire avouer à Ada toutes
les vilenies qu’elle cache forcément à sa mère, « la ramener à une foi
religieuse convenable2 », et la soigner à coups de passes
magnétiques. Être aux côtés de sa fille, qu’elle aime et qui souffre,
doit aussi lui importer.
Une fois dans la place, Annabella Senior exulte. Elle note, sans
grand embarras, que sa fille perd la voix en la voyant. Et aussi
qu’Ada a un œil qui diverge de l’autre. Tout ceci traduit de probables
atteintes neurologiques – métastases ? Annabella Senior pose un
autre diagnostic : Ada serait accablée par des remords.
Tout d’abord, Ada est contente de voir sa mère. Elle compte sur
elle pour guérir, ou mourir paisiblement. Hélas, la promesse faite par
Annabella Senior, celle de ne jamais dire un mot dur, tient une
semaine. Elle trépigne d’envie d’emmener sa fille à confesse. Ada,
pressée de questions, fait d’abord des aveux embrouillés au sujet de
bijoux gagés. Annabella Senior règle la dette. Elle en profite pour
flanquer à la porte d’Ada tous ceux qui ne lui plaisent pas : la
gouvernante, atteinte elle aussi d’un cancer qui lui gâte la vue, y
passe en premier. Ensuite, c’est le tour de la femme de chambre, une
fille qui partage effrontément la passion d’Ada pour la physique. Une
fois la place nette, Annabella Senior se lance dans ses passes
mesmériques. La description qu’elle fait de la douleur d’Ada est
affreuse : la pauvre femme se tord en tous sens, sans arrêt. Le
remède magnétique ne tient pas longtemps la route face aux
souffrances induites par un cancer généralisé. Mi-juillet 1852, elles ne
laissent plus aucun répit à Ada. En août, le bon docteur Locock lui
avoue enfin qu’elle est condamnée.
Pendant ce temps, William tourne en rond, fou de chagrin. Dans sa
peine, il tente de s’appuyer sur Annabella Senior, mais celle-ci lui
montre imperturbablement sa plus froide épaule.

Au bord de l’agonie, Ada tente de mettre ses affaires en ordre. Elle


fait part à son mari de son intention d’être enterrée auprès de son
père et règle ses funérailles et cénotaphes. Il semble que, mi-août,
elle soit encore capable de se lever. William la soutient et note avec
un soin aimant ses diverses dispositions posthumes. Elle se
préoccupe aussi de ses trois enfants. Selon ses dernières volontés,
le pauvre Ockham ne doit en aucun cas quitter la marine, malgré le
désir désespéré qu’il en a. Annabella Junior, elle, est placée sous la
direction d’Annabella Senior un mois et demi par an. Le reste du
temps, elle est priée de le passer avec son père, pour s’efforcer de
remplacer Ada auprès de lui en tout – étrange prière. Quant à Ralph,
il est carrément confié à Annabella Senior. Laquelle est ravie : c’est la
preuve qu’Ada aussi considère William comme une nullité.
Cela réglé, Ada s’occupe de ses quelques biens matériels. Elle
demande à Babbage d’être son exécuteur testamentaire. Elle lui
confie différents papiers et lui demande de remettre, après sa mort,
son beau plumier en or et son écritoire râpé à quelqu’un qu’elle ne
nomme pas. Il s’agit probablement de Crosse, auquel elle donne
directement trois reliques paternelles : un anneau qui a appartenu à
Lord Byron, un médaillon contenant une boucle de cheveux du même,
et une miniature d’un de ses poèmes.
Il était temps, car Annabella Senior continue son grand nettoyage.
Comme le dit la biographe moderne Betty Toole : « Tout le soutien
affectif d’Ada fut lentement érodé par Lady Byron3. » Celle-ci
congédie un par un tous les amis, tous les proches d’Ada. Elle en
arrive finalement à interdire de visite Babbage et Crosse, dont,
pourtant, Ada désire ardemment la présence amicale. Le bon docteur
Locock trouve ce traitement cruel et malsain – en vain. À partir du
19 août, Ada n’a plus que sa mère et les ami-es de celle-ci pour la
visiter. Babbage assure qu’elle est désormais démise de toute
autorité dans son propre foyer. Le 20, elle confesse à sa mère sa
liaison avec John Crosse – mais qu’y a-t-il de fiable dans les ultimes
paroles d’une femme atteinte de métastases au cerveau, imbibée
d’opium et qu’on tarabuste ? Le 21, Charles Dickens franchit le
barrage. Il passe un peu de temps avec Ada, assez pour admirer son
courage. Florence Nightingale, sa vieille amie, parvient aussi jusqu’à
elle et écrira plus tard : « Ils disent qu’elle n’aurait pas dû vivre si
longtemps, sans la formidable vitalité de son cerveau, qui ne voulait
pas mourir4. » Le même jour, Ada écrit à sa mère qu’elle voit la mort
s’avancer, minute après minute. Le lendemain, Annabella Senior
s’installe à plein temps chez sa fille.
Nous sommes alors le dimanche 22 août 1852, et William décrit
Ada comme fiévreuse mais paisible. Ensemble, ils causent
tranquillement, se rappellent leurs beaux voyages.
Peu de temps après, la santé mentale d’Ada commence à décliner.
Elle a peur d’être enterrée vivante, angoisse classique à son époque
– La Chute de la Maison Usher, avec son héroïne émergeant toute
vive du tombeau, encore emmitouflée dans son suaire, a été publiée
en 1839. Elle demande des fleurs, que William commande avec
empressement, et s’en lasse aussitôt. Elle convulse pendant deux
jours, en sort complètement égarée et ne reconnaît plus son mari.
Elle est saisie de terreurs inexplicables. D’après Annabella Senior,
elle se croit persécutée par son père par-delà la tombe. Son mari et
sa mère tentent de la calmer et y parviennent. Dorothy Stein
s’étonne : « Si surprenant que ce soit, ceux qui la soignaient se
gardaient bien de lui procurer l’apaisement final par une dose
excessive de narcotique. Ils prenaient au contraire toutes les
précautions possibles pour la garder en vie5. » C’est que le XIXe siècle
n’est pas aux soins palliatifs, ni à l’euthanasie compassionnelle. Il est
plutôt à la « bonne mort » – comprenez, la souffrance pieusement
endurée en rémission des péchés. Dans Les Buddenbrook, dont
l’action se situe entre 1835 et 1877, Thomas Mann raconte dans le
détail l’agonie de la grand-mère : « Une terrible inquiétude, une
angoisse, une détresse indicibles, un sentiment d’implacable abandon
et d’impuissance devait pénétrer de la tête aux pieds ce corps livré à
la mort6. » La grand-mère supplie : « “Quelque chose pour dormir,
messieurs ; par pitié, quelque chose pour dormir…” Mais les
médecins connaissaient leur devoir. Il s’agissait de conserver cette
vie à la famille, aussi longtemps que possible, à tout prix, alors qu’un
stupéfiant aurait causé la mort immédiate sans résistance possible.
Le rôle des médecins n’est pas d’amener la mort, mais de conserver
la vie coûte que coûte. […] Au contraire, ils soutenaient le cœur à
l’aide de divers toniques7. » C’est exactement ce qu’Ada est en train
de subir.
Le 1er septembre, coup de tonnerre dans un ciel déjà noir comme
l’encre : Ada confesse à William sa liaison avec John Crosse. L’a-t-
elle fait poussée par sa mère, par ses remords ou par pur délire ?
Elle seule le sait. Plus tard, William dira de la confession qu’elle fut
incomplète, mais elle est quand même assez détaillée pour qu’il la
prenne très mal. Il réagit avec une amertume assez compréhensible,
d’autant qu’Ada ne maîtrise guère la carte du Tendre. Elle ignore que,
en la matière, l’aveu le plus sobre est toujours le meilleur, et que les
explications dont on l’enrobe ne font qu’envenimer les choses. Il
semble qu’elle ait tenté d’expliquer sa conduite, ce qui est bien la
chose à ne pas faire. Qu’a-t-elle dit ? « J’ai été contrainte d’aller
chercher ailleurs l’affection que vous ne me donniez pas » ? Ou
« John Crosse me fait rire, lui » ? « Jouir, lui » ? « Ne me frappe pas,
lui » ? Quoi qu’il en soit, la plaie amoureuse du futur veuf est
définitivement empoisonnée.
De son côté, Annabella Senior déparle aussi, à sa façon. Elle dit
attendre avec impatience la mort d’Ada. Ce sont des paroles qu’on
peut finir par penser, et même par lâcher, sous l’effet de la panique,
devant un proche qui meurt à grande douleur, quitte à le regretter
ensuite au sang – et les paroles, et les regrets n’étant que deux des
innombrables facettes du deuil. Annabella Senior tente d’inculquer ce
renoncement à Ada, avec une maltraitance maternelle intacte : elle lui
explique que, étant particulièrement incompétente dans la vie, Ada ne
peut qu’être mieux dans la mort, et ce d’autant plus qu’elle a toujours
refusé de se laisser guider comme elle l’aurait dû. Gageons, ou
espérons que, Ada étant droguée jusqu’aux oreilles, Annabella Senior
ne convainque qu’elle-même au terme d’un sermon qu’elle seule a
écouté.
Ou se peut-il qu’il y ait, là-dedans, quelque chose qui empeste
davantage encore que la maltraitance ? La petite histoire regorge de
ces pères de la bourgeoisie qui font passer un pistolet dans la prison
où est retenu leur fils, afin que celui-ci liquide lui-même la honte
sociale qu’il représente. Du temps où Launay était gouverneur de la
Bastille, les nobles encombrés de rejetons débauchés les lui
envoyaient, afin qu’il en disposât. Peu de temps après, Launay
demandait : « Nous en avons disposé. Que faut-il faire du corps ? »
Ainsi se réglaient les débordements intérieurs qui menaçaient la
réputation des familles possédantes. Pour Annabella Senior, pilier du
monde et miroir de la vertu victorienne, sa fille excentrique, droguée,
adultère et accro au jeu n’est-elle pas mieux dans la tombe qu’à salir
son nom ? N’est-il pas préférable qu’elle fasse une mort honorable,
plutôt que de continuer une vie scandaleuse ? Ces conjectures nous
mènent trop loin dans les méandres d’une psyché si éloignée dans le
temps. Il n’empêche que, un mois et demi après la mort d’Ada,
Annabella Senior écrira à William que son couple n’avait devant lui
d’autre perspective que la ruine et le déshonneur, au point que la mort
d’Ada a été, au fond, une bonne chose. Il n’empêche aussi
qu’Annabella Senior fera preuve d’un parfait mépris pour les risques
de scandale dus au reliquat des dettes de jeu d’Ada, au point de
choquer le fils Somerville.
Mais revenons au chevet d’Ada, où campe Annabella Senior. Elle y
poursuit sans relâche son obsession pour Lord Byron, ou plutôt sa
rancœur de femme maltraitée et contrainte au silence. Elle fait dire à
Ada que tout son entourage la poussait à adorer son père et, par
rebond, à mépriser sa mère. Imaginer qu’une conspiration
domestique l’a séparée, un temps, de sa fille est plus aisé que de
remettre en cause la façon dont elle a joué son rôle maternel. Enfin,
elle obtient d’Ada mourante une déclaration d’amour et de
résipiscence complète : Ada lui assure qu’elle veut bien vivre si c’est
pour vivre avec sa mère. De joie, Annabella Senior tombe à genoux
et remercie le Seigneur ; Ada est enfin débarrassée. Elle va pouvoir
mourir en silence – ou presque. Un ami de sa mère, le révérend
Robertson, lui apporte les secours de la religion. C’est un prêcheur
brillant et, surtout, empathique. Lui-même très malade, il ne lui
survivra guère.
Pendant l’interminable mois de septembre 1852, puis le non moins
interminable mois d’octobre, suivi d’un éternel mois de novembre, Ada
s’obstine à exister. Enfin, le 27 novembre 1852, dans la soirée,
assise au chevet d’Ada à côté de William, Annabella Senior voit la
mort se pencher sur Ada pour l’emporter. À dix heures, c’est
l’apaisement qui précède le dernier souffle. À onze heures, Annabella
Senior saisit un bougeoir et « testa la respiration et les yeux avec une
chandelle8 ». C’est fini. Après un an d’agonie, la grive a refermé ses
ailes. Elle avait trente-six ans, comme son père.
Notes
1. 1984, George Orwell, 1949.
2. Dorothy Stein, op. cit., p. 267.
3. Ada, the Enchantress of Numbers, Betty Alexandra Toole, Strawberry
Press, 1998, p. 298.
4. Stephen Wolfram, op. cit.
5. Dorothy Stein, op. cit., p. 290.
6. Les Buddenbrook, Thomas Mann, trad. Geneviève Bianquis, Fayard, 1965,
p. 492.
7. Ibid., p. 492.
8. Death in the Victorian Family, Patricia Jalland, Oxford University Press,
1996.
Après Ada
Les nécrologies abondent immédiatement. Elles sont élogieuses, et
vigoureusement misogynes : « Outre une intelligence complètement
masculine dans sa solidité, sa pertinence et sa fermeté, Lady
Lovelace avait toutes les délicatesses du plus raffiné des caractères
féminins1. »
William prend en charge les funérailles de sa femme en respectant
scrupuleusement ses dernières volontés. La cérémonie, à Hucknall
près de Newstead, au sud de la forêt de Sherwood, est émouvante.
Ni Annabella Senior ni Babbage n’y assistent. Trop fâchés avec tout
le monde, je suppose.
Annabella Senior, elle, prend en charge les dernières dispositions
de sa fille en les annulant quand ça l’arrange. Et, pour commencer,
elle dénie à Babbage le droit d’être l’exécuteur testamentaire de sa
fille. Elle lui réclame même toutes les lettres qu’il a reçues d’Ada, car
elle tient à contrôler son image posthume. Pour une fois, Annabella
Senior a affaire à aussi revêche qu’elle : Babbage, tout en se
répandant en compliments sur la haute tenue intellectuelle de ces
lettres, envoie bouillir Annabella Senior et déclare tout net qu’il ne
rendra rien du tout. Loué soit-il ! Qui nous vaut de pouvoir encore
suivre le fil de la pensée d’Ada. Dans leurs échanges épistolaires, on
trouve des histoires de rhumes, Babbage se plaignant du service
postal, Dickens parlant de thé à la camomille, des plaisanteries
victoriennes, des biscuits au gingembre et des considérations
précieuses sur le moteur analytique.
Annabella Senior tourne alors ses batteries vers des victimes plus
faciles comme John Crosse, et poursuit William de son ire. D’après
elle, c’est lui, la cause de l’éloignement d’Ada. Alors qu’Annabella
Senior est, pour William, l’image aimée de la Mère, il ne représente,
pour elle, que le symbole écœurant du Mari. Il la supplie, elle le
honnit. Il s’effondre, demande une entrevue, lui assure qu’il l’aime
comme peu de mères sont aimées ; elle lui répond des grossièretés.
Les lettres fulminantes se croisent jusqu’à ce que William tire un trait
sur leur relation, le 16 janvier 1853. On peut mettre au crédit
d’Annabella Senior qu’elle paye toutes les dettes de sa fille –
8 000 livres, quand même. Finalement, Ada a réussi à arracher des
mains de sa famille la petite fortune qu’elle estimait mériter. Et on
peut mettre au crédit de William qu’il ne se venge pas en empêchant
ses enfants de voir leur grand-mère. Il lui confie même le petit Ralph,
comme le souhaitait Ada.
Au bout du compte, William se retrouve triplement accablé : par le
veuvage, une paire de cornes et l’abandon d’une mère d’élection. Il se
retire sur ses terres avec sa fille, attendant, pour en sortir, qu’elle ait
atteint l’âge d’entrer dans le monde. Annabella Junior passe une
triste année de deuil à East Horsley. Pourtant, la vie y est désormais
moins rude : on trouve maintenant des tapis au sol, et du feu dans les
cheminées. Mais William ne cause que bâtiments, chantiers, mortier
et cimaises, ce qui n’a pas l’heur de plaire à sa fille. Elle préfère
séjourner chez sa grand-mère, qui la couvre de cadeaux coûteux.
Retourner à East Horsley devient vite une corvée. Finalement, William
emmène sa fille à l’étranger apprendre les langues et la musique,
ornements nécessaires de l’âme féminine quand on veut la marier.
Annabella Junior, surdouée comme sa mère et sa grand-mère,
excelle en tout : français, allemand, italien, espagnol, arabe, dessin,
violon – elle joue sur un stradivarius, rien que ça – et cheval. C’est
une écuyère hors pair.
Le petit Ockham de seize ans, lui, est censé, après l’enterrement
de sa mère, regagner son poste à la Navy. Il n’arrivera pas au port. Il
déserte, est repris, rembarqué à bord de L’Inflexible, vissé. Il ne
cède pas, déserte à nouveau, s’embarque comme matelot sur un
autre navire, retourne en Angleterre, malade et loqueteux. Il réclame
l’aide de son père, qui verdit de rage. Annabella Senior tente de
l’amadouer, et en est pour ses frais. Définitivement rebelle à toute
autorité, et plus encore à sa famille, Ockham leur fausse une fois de
plus compagnie, réalisant à vingt années de distance les rêves de
fuite de sa mère.

Après sa mort, que reste-t-il d’Ada, et de regrets d’Ada, dans le


cœur de celles et ceux qui l’ont connue ? Ada, bon gré mal gré,
appartenait au monde. Or, le monde est une eau profonde ; les
morts y disparaissent comme des pierres. On y côtoie trop de gens,
et avec trop de contraintes, pour y nouer de ces liens qui résistent à
l’oubli. Aussi celles et ceux qui disparaissent ne laissent-ils rien de
plus derrière eux qu’une onde vite effacée. Ada ne fait pas exception.
Annabella Senior, nous l’avons vu, est aussi soulagée que peinée
d’avoir perdu une fille si unladylike. William, blessé, préfère
désormais la solitude et les vieilles bâtisses. Ada n’a pas souhaité
inspirer d’affection à ses enfants, et son seul amour lui a préféré une
autre femme. John Crosse a-t-il du chagrin ? Nous n’en savons rien. Il
est, de toute façon, probablement trop occupé à pouponner les
enfants qu’il a eus avec son épouse Susan. Et aussi à défendre, sans
succès, les lettres que lui a envoyées Ada des griffes d’Annabella
Senior. Le beau plumier en or et l’écritoire râpé que lui a légués Ada,
par égard pour tous leurs souvenirs communs, ne lui seront jamais
remis. Ainsi, l’ombre légère d’Ada s’efface vite dans la mémoire des
humains – sauf dans celle de Babbage.

Babbage, toujours fidèle à ses obsessions, édite de belles tables


logarithmiques, de 1 à 108 000, qui resteront en usage fort
longtemps – jusqu’au XXe siècle. Mais, après la mort d’Ada, son
amertume, que nous avons vue toujours ruisselante, finit par le
submerger. Sa bouillante personnalité se confit dans le vinaigre. On
voit bien, sur les photos, que sa bouche expressive tourne, à force de
se pincer, à la lame de couteau. Pourtant, les honneurs qu’il a reçus
sont tels et si nombreux qu’ils tiennent toute la place sur ses cartes
de visite2 – les Anglais raffolent de ces petites initiales-là. En 1864, il
rédige, avec un encrier rempli de fiel, des mémoires3 dans lesquels il
dit du mal de tout le monde, à l’exception d’Ada, dont il loue le travail.
Il se lance ensuite dans une croisade très personnelle contre les
bruits urbains. Il en a tout particulièrement après les joueurs d’orgues
de Barbarie, qu’il estime sortis des enfers pour l’embêter. Seul dans
sa grande maison, il remâche ses aigreurs. « Pour une maison
londonienne, raconte Cornelia Crosse, celle de Babbage était vaste,
on pouvait se promener à l’aise dans ses grands salons, tous étant
(sauf le salon de réception) remplis de livres, de papiers et
d’appareils4. » C’est dans ce salon de réception, « une pièce sinistre,
hantée par des fantômes5 », que Babbage accueille sa visiteuse. Il se
laisse aller à rêver, par exemple de passer trois jours en 2370, juste
pour admirer toutes les nouvelles inventions, ou de réussir à
construire son moteur analytique. Sinon, il peste contre la terre
entière, spécialement contre les gamins qui jouent au cerceau.
Wolfram le voit finir comme une caricature à la Dickens – Uncle
Scrooge.
Comment vieillit, de son côté, Annabella Senior ? Ada lui ayant
définitivement échappé, elle se met en devoir d’éduquer le restant de
l’humanité, en se concentrant sur les petits garçons pauvres – peut-
être parce que c’est plus simple qu’une seule petite fille riche. Elle
fonde des écoles. Ce genre de charité est assez répandue dans le
monde ; elle présente l’avantage de fournir les classes aisées à la
fois en bonne conscience et en serviteurs bien formés. Annabella
Senior s’occupe aussi beaucoup de ses petits-enfants, « avec plus de
tendresse qu’Ada n’en eut jamais durant sa brève existence6 »,
assure Dorothy Stein, qui a décidément une dent contre elle. Elle les
gâte, parce qu’elle est grand-mère – et aussi, probablement un peu,
pour que William perde à la comparaison. Ralph et Annabella Junior
lui en seront toujours reconnaissants. Ils estimeront plus tard qu’elle
leur a tout appris et garderont jusqu’au bout la certitude que
l’éducation délivrée par leurs parents a été intégralement nulle. Tous
deux assurent que, en plus de ses dons pédagogiques, leur grand-
mère avait un sens de l’humour particulièrement affûté.
Mais Annabella Senior n’est pas qu’une grand-mère et une
éducatrice. Elle se consacre activement à de belles causes, comme
la réforme des prisons, une plus juste répartition des terres agricoles
et l’abolition de l’esclavage. Elle trouve du travail à des Américains
noirs, contraints de fuir les États-Unis après la mise en œuvre de la
scélérate Fugitive Slave Law en 1850. Elle « s’investit de près7 »
dans le London Women’s College. Grâce à ce rôle social, elle finit
par acquérir, enfin, une reconnaissance qui ne doit rien à son
désastreux époux. Mais elle reste, à travers les années, fidèle à son
ombre – ou, plutôt, au traumatisme de son bref mariage. Son ami le
révérend Robertson finit par lui demander si Manfred, ce poème de
Byron qui fait l’apologie de l’amour entre frère et sœur, ne sous-
entend pas une sombre vérité. Car ce qui paraissait évident aux
contemporains de Lord Byron, l’inceste entre le poète et sa demi-
sœur Augusta, a peu à peu disparu sous le voile épais de la
déification du poète. Annabella Senior répond à la question de
Robertson, mais dans l’oreille de Harriet Beecher-Stowe, l’auteure de
La Case de l’oncle Tom, une ardente anti-esclavagiste américaine
avec laquelle elle travaille. Beecher-Stowe gardera longtemps la
confidence pour elle.
Pendant ce temps William, au fond de son grand château glacial,
échoue à entretenir le peu de liens affectifs qui lui restent : Annabella
Junior et Ralph lui préfèrent totalement leur grand-mère. Quant à
Ockham, il n’a jamais su l’apprivoiser. Alors, il s’efforce d’oublier une
vie de famille qui lui a si peu réussi. En lui, l’amertume dissout peu à
peu jusqu’aux beaux souvenirs qu’il s’était faits avec Ada. Vingt ans
après sa mort, il dira d’elle qu’elle n’était, au fond, qu’une femme
infidèle et malhonnête.
Le rebelle Ockham, lui, trouve à s’embaucher comme ouvrier sur un
chantier naval, où il « rivette des plaques de métal sur les flancs
d’acier du Great Eastern8 », un énorme bateau à vapeur. Il met des
sous de côté pour faire le tour du monde et discute politique, par voie
postale, avec Babbage.

Sept ans après la mort d’Ada, à l’été 1859, Beecher-Stowe est de


passage à Londres. Chez Annabella Senior, elle ne trouve plus qu’une
vieille femme « pâle comme la cendre9 », qui peine à marcher et à
parler. Anne Isabella Noel Byron, 11th Baroness Wentworth and
Baroness Byron, meurt d’un cancer du sein un an plus tard, le 16 mai
1860, la veille de son soixante-huitième anniversaire, dans les mêmes
intenses souffrances que sa fille. Jusqu’au bout, elle a refusé de
revoir William. Et les trois enfants d’Ada interdisent à leur père
d’assister aux funérailles. « S’il vient, eux n’iront pas10. » Il n’ira pas.
En 1868, Teresa Guiccioli, une ancienne maîtresse de Byron, publie
un portrait à charge d’Annabella Senior11. Pour la défendre, Beecher-
Stowe divulgue son lourd secret dans un article intitulé « A True Story
of Lady Byron’s Life12 ». Elle y laisse d’ailleurs sa réputation – une
femme honnête ne parle pas de ça. Le scandale, avec ses
vindications, ses récusations, ses preuves irréfutables et ses coups
bas, dure encore.
Deux ans après la mort d’Annabella Senior, c’est au tour d’Ockham
de s’aliter pour le compte. En 1862, la tuberculose abrège la vie
aventureuse de Byron King-Noel, 12th Baron Wentworth, Viscount
Ockham. Il avait vingt-six ans, et sa sœur en larmes à son chevet.
Malgré les dissensions qui existaient entre le père et le fils, le coup
est rude pour William. Fort heureusement, en 1864, il se remarie
avec une veuve charmante qui réussit à ressouder un peu cette
famille éclatée. Elle lui donne même un fils pour ses soixante ans. De
plus, la mort d’Annabella Senior permet à William de toucher une jolie
somme. Il en profite pour parsemer le village d’East Horsley de
cinquante bâtisses assorties à son château, toutes truffées
d’écussons portant ses armes. Il meurt à la fin du siècle, à l’âge de
quatre-vingt-huit ans, en laissant un nom dans la technique
architecturale.
Babbage, de son côté, décline inexorablement au fond de ses
grands salons. Il meurt au début de l’automne 1871, d’une cystite. On
prétend que, pendant toute la durée de son agonie, un orgue de
Barbarie joue sans faiblir sous ses fenêtres. Les nécrologies sont
moqueuses. Ainsi finit, dans les petitesses et la solitude, la vie de
l’homme qui bricola l’ordinateur un siècle avant tout le monde. Comme
le dit l’un de ses biographes : « Son génie a été contrecarré par son
caractère cagneux et son perfectionnisme13. » C’est un terme
gracieux pour désigner la façon qu’a eue Babbage de se perdre dans
les détails. Son cerveau flotte toujours dans un bocal du musée des
sciences de Londres.

Le petit Ralph, à vingt ans, est à Oxford. À vingt et un ans, la mort


d’Annabella Senior le laisse très à l’aise. À vingt-deux ans, il est en
Islande, puis dans les Alpes. Il se passionne pour l’alpinisme et se
révèle un excellent grimpeur. À vingt-trois ans, il se sépare de sa
femme, dont il vient tout juste d’avoir une fille, ce qui rappelle
quelqu’un. Raffolant des livres, des langues et des arts, il devient un
fin linguiste (il maîtrise des dialectes suisses et tyroliens), un amateur
éclairé de musique et de peinture, un puits de culture littéraire. Bref, il
est de la race des gentlemen of leisure, branche intellectuelle. Sur le
tard, il plonge dans les énormes archives de sa famille. Il en sort en
1906 avec Astarte : A Fragment of Truth concerning George Gordon
Byron, Sixth Lord Byron, une plaidoirie en faveur d’Annabella Senior,
réalisant ainsi le rêve inassouvi de sa grand-mère. Notez que, selon
la tradition anglaise, il a, au passage, détruit bon nombre de lettres,
dont certaines de sa mère. Il meurt d’une crise cardiaque l’été de la
même année, à soixante-sept ans.
Annabella Junior aussi se retrouve, à vingt-trois ans, riche et
indépendante. Elle ne se presse pas pour choisir un mari. Elle prend
son temps et, bien sûr, épouse à trente-deux ans une magnifique
catastrophe. Car Wilfrid Scawen Blunt est magnifique, c’est le mieux
qu’on en puisse dire. Sinon, il est poète, endetté, bisexuel, drogué et
raffole de voyage, ce qui rappelle encore quelqu’un. Autant dire qu’il a
besoin d’une riche épouse. En 1869, c’est chose faite. Aussitôt, le
couple largue les amarres et arpente le Moyen-Orient, puis l’Inde.
Annabella Junior, qui se fait désormais appeler Anne Blunt, prend
plaisir à dormir sous la tente. Elle tient aussi un journal, dont Wilfrid
tire quelques bons livres, qu’il publie sous son nom à lui. Mais les
infidélités de Wilfrid, aussi copulateur que grand-père, font souffrir
Anne. De plus, elle porte de nombreux enfants, dont seule une fille,
Judith – une beauté –, survit à la petite enfance. Anne endure une
succession de chagrins écrasants au sein d’un quotidien pénible.
D’après un historien, Wilfrid se montre « arrogant et irascible, […]
immature et malhonnête14 ». Cela dit, il fait preuve d’un réel courage
quand il prend position contre l’impérialisme anglais. Il répond
magnifiquement au lamentable White Man’s Burden15, Le Fardeau de
l’homme blanc de Kipling, cette ode aux bienfaits de la colonisation,
par un : « Le fardeau de l’homme blanc, c’est le fardeau de son
pognon16. » Il milite en faveur des Irlandais, ce qui le mène en prison,
et copine avec Churchill.
Les deux époux fondent ensemble, dans le Sussex, le Crabbet
Arabian Stud, un haras pour chevaux coûteux qu’ils importent de la
péninsule arabe. Ils en créent un second au Caire. Hélas, c’est Wilfrid
qui commande, non Anne. Or, les compétences de Wilfrid en matière
d’élevage sont en dessous du médiocre. Il estime que ses chevaux
doivent être gardés « dans les conditions du désert17 », c’est-à-dire
sans soins, ce qui leur vaut de mourir de froid en Angleterre et de soif
en Égypte. Tant qu’il est le patron, les animaux sont maltraités. Il faut
attendre la séparation pour qu’Anne reprenne enfin la main sur les
haras et y mette bon ordre. De nos jours, la plupart des anglo-arabes
dans le monde ont un ancêtre au Crabbet.
Judith, devenue adulte, coud un costume sur mesure à son père :
« Sa tyrannie et son esprit de discorde lui ont finalement aliéné sa
famille, la plupart de ses amis et plusieurs pays. […] Il avait une
tendance théâtrale à tonner et tempêter qui allait jusqu’au mélodrame
[…] et son tempérament ne s’améliorait pas sous l’effet du haschich
et de la morphine18. » Quand il décide d’installer sa maîtresse à
domicile, c’est trop d’« oriental lifestyle » pour Anne : elle le quitte.
Elle a alors soixante-neuf ans. Elle confie le haras du Sussex à Judith
et part s’installer dans celui du Caire, au milieu d’un verger
d’abricotiers. Elle y savoure dix années de liberté avant d’y mourir en
1917. Son stradivarius, lui, est vendu en 2011 pour près de seize
millions de dollars – un record.

Pour les anciens et anciennes amis d’Ada, la vie s’écoule tout aussi
inexorablement. John Crosse, rebaptisé Hamilton parce que les
Anglais de ce temps-là changent de nom comme de chemise, touche
deux héritages assez dodus dans les années 1850. L’un d’eux inclut
Fyne Court, le ravissant cottage qui a abrité le début de son idylle
avec Ada, sis dans le très joli village de Broomfield, dans le
Somerset. C’est là que John Hamilton meurt en 1880, à l’âge de
soixante-dix ans, après avoir légué à ses trois enfants l’anneau, la
boucle de cheveux et la miniature de Lord Byron que lui avait offerts
sa maîtresse. Cela signe une certaine dévotion, mais est-ce au
souvenir d’Ada ou à celui de son célèbre père ? Son épouse Susan
vivra à Fyne Court jusqu’à ce que la maison, avec son salon glacial et
ses toilettes inaccessibles, soit détruite par le feu, quatorze ans plus
tard. Leur fille, Susan Junior, écrira quelques livres sur la douceur de
vivre dans la campagne anglaise.
Somerville, nous l’avons vu, a été contrainte par la nécessité
d’emmener sa petite famille vivre « sur le continent », en Italie,
comme tous les Anglais désargentés. Dans son exil, elle publie des
ouvrages de physique, de géographie et de physique moléculaire,
tous limpides et enthousiastes, qui sont autant de succès de librairie.
Au détour d’une nouvelle édition de son The Connection of the
Physical Sciences, elle remarque une étrange perturbation dans
l’orbite d’Uranus. N’y aurait-il pas, à proximité, « une planète
inconnue » qui pourrait l’expliquer ? Sa réflexion permet à un certain
John Couch Adams, un astronome britannique, de découvrir Neptune.
Somerville correspond aussi avec Faraday et influence les travaux de
Maxwell, un physicien et mathématicien écossais célèbre pour avoir
unifié la théorie de l’électromagnétisme, découvert la vitesse de la
lumière et pris la première photo couleur. Pour lui, Somerville a été la
première personne à percevoir « la physique comme un tout19 » et à
lui apporter une cohérence.
Jetons un œil à Somerville telle que la voit Evert A. Duykinck à la
fin de sa vie. Elle porte une robe en velours sombre et mou, assez
lâche, avec un petit col négligé vaguement noué d’un ruban. Ses
cheveux, moins rigoureusement tirés qu’avant, se perdent sous une
coiffe de dentelles qui lui couvre les tempes, et qui est d’une laideur
mortelle – une sorte de casque audio qui aurait fondu. Un stylet au
doigt, un livre à la main, elle rêvasse. Son regard las vague vers le
sol et elle ne sourit plus, mais elle a l’air apaisé de celles qui ont
fortement vécu. Ce qui ne l’empêche pas, à quatre-vingt-douze ans,
de continuer à travailler quatre à cinq heures par jour sur les plus
récentes théories mathématiques. Elle meurt en Italie, en 1872,
après avoir pétitionné en faveur du droit de vote des femmes20 – sans
succès. Londres s’empresse, bien sûr, de créer un club Somerville.
Aujourd’hui, Somerville a son portrait sur un billet de la Royal Bank of
Scotland et son nom dans un cratère de la Lune. Un astéroïde
Somerville orbite autour du Soleil, quelque part entre Mars et Jupiter.
Morgan, lui, retrouve son poste à l’UCL lorsque son remplaçant se
noie opportunément. Il y officie durant trente ans. En parallèle, il
hante les clubs, fonde des sociétés scientifiques et écrit, outre son
œuvre mathématique, de juteux ouvrages de vulgarisation ainsi que
d’innombrables articles. Il promeut l’œuvre du grand mathématicien
indien Ramchundra, échange mille lettres avec d’éminents collègues
et refuse de s’éloigner de Londres sous quelque prétexte que ce soit.
Il déteste les vacances, que ce soit à la mer ou à la campagne ; il
préfère les bibliothèques de la capitale et se repose très bien en
écrivant.
L’âge venant, Morgan vire au dodu et se paie une paire de lunettes
rondes, mais il garde sa bouche aimable et son humeur avenante,
malgré la banqueroute qui le traque et finit par le rattraper. En 1866,
fidèle à ses principes, il redémissionne de son poste de professeur le
jour où l’UCL s’éloigne d’un pas de la stricte neutralité religieuse.
C’est pour de bon, cette fois. Car il a soixante ans et une rente de
500 livres. Il semble donc tout à fait décidé à paisiblement planter
ses géraniums sur son balcon. Mais hélas, alors qu’il a déjà perdu
trois enfants en bas âge, il en perd deux autres coup sur coup,
George en 1867 et Helen en 1870, tous deux dans leur vingtaine,
tous deux de la tuberculose. Morgan en crève de chagrin un an plus
tard, la même année que Babbage.
Menabrea, le jeune ingénieur italien auteur du mémoire sur le
moteur analytique qu’Ada a annoté avec le génie que l’on sait, ne
publiera pas grand-chose d’autre. Il a trop à faire avec la politique.
Ministre de la Marine, ministre des Travaux publics, président du
Conseil, sénateur, anobli en 1843, hissé au rang de marquis en 1875,
il termine ambassadeur à Londres puis à Paris. Comme les plus
belles histoires finissent souvent mal, il est mouillé sur le tard dans le
scandale de Panama. Il se retire chez lui, du côté de Chambéry, à
quatre-vingt-deux ans, et y meurt cinq ans plus tard, probablement
écrasé par le poids de ses décorations (plus de vingt, dont le très
tolkiennien Chevalier grand’croix de l’ordre de la Tour et de l’Épée).
Quant au sublime Faraday, qui, en 1844, a refusé de travailler avec
Ada en se disant proche de la tombe, il lui survit quinze ans. Il meurt
à soixante-seize ans, lui aussi écrasé sous les médailles et les
honneurs, dans une belle maison offerte par le prince Albert, à
Hampton Court, dans le sud de Londres – elle y est toujours.
Irréductiblement modeste (il a refusé d’être anobli), profondément
éthique (il a refusé de superviser la production d’armes chimiques
pour la guerre de Crimée), il décline l’honneur d’être enterré à
Westminster et repose dans le très joli cimetière de Highgate. Si vous
passez la Manche, n’hésitez pas à aller le visiter. Profitez-en pour
suivre l’ombre légère d’Ada à travers la campagne anglaise.

Vous pouvez commencer par aller faire un spa à Seaham Hall, la


maison d’enfance d’Annabella Senior. Elle étire encore ses longues
ailes blanches et un peu prétentieuses au bord de la mer du Nord.
Tout a été rénové dans le goût moderne – il devrait y avoir une loi
contre les papiers peints comme ça. On a accroché des portraits
d’Ada dans l’escalier, une suite a été nommée Ada Lovelace et le
restaurant s’appelle Byron’s, bien sûr. Mais il n’est pas certain qu’Ada
y ait jamais mis les pieds, ou alors avant ses cinq ans, puisque sir
Ralph Milbanke l’a vendue en 1821.
Il en est de même pour le 13 Piccadilly Terrace, à Londres,
l’appartement où est née Ada. Elle n’y a pas vécu un mois. Démoli,
reconstruit, le 13 Piccadilly Terrace est maintenant le 139 Piccadilly.
L’immeuble blanc, cerclé de grilles noires très londoniennes, est
idéalement coincé entre Green Park et Hyde Park. Désormais gorgé
de banquiers et de consultants cossus, il voisine avec un Hard Rock
Café.
Vous avez davantage de chance de croiser Ada à Fyne Court.
Quoiqu’amputé de sa princ pale bâtisse, le ravissant domaine est
toujours là avec sa folie à mâchicoulis, son petit coffee shop
surmonté d’un belvédère et son vaste jardin rempli de daims. On peut
y imaginer Ada prenant le thé avec John Crosse, au cours de ce qui a
peut-être été la plus belle semaine de sa vie, discourant tout au long
de la nuit sur la nature de l’espace et du temps.
Une autre étape de votre voyage pourra être East Horsley. Le
château de William n’a pas perdu un seul écusson de brique.
Rebaptisé Hôtel De Vere, on peut s’y marier somptueusement et
répandre ses invité-es dans les immenses salles qui désespéraient
Ada, et le long desquelles elle courait en grelottant après l’un ou
l’autre de ses trois enfants.
Enfin, vous pouvez pousser jusqu’à Newstead. Newstead n’a, fort
heureusement, pas du tout été refait à neuf. Il est resté tel qu’il était
quand Ada l’a visité lors de son dernier été de bonne santé. Elle y a
vu la ravissante abbaye ruinée, le château conséquent, les vastes
pelouses anglaises, le ridicule casque à cimier de Byron et la tombe
de son chien Boatswain (1803-1808). Celle d’Ada est dans l’église de
St. Mary Magdalene, à Hucknall, quatre miles plus loin, au sud de la
forêt de Sherwood. Sur son énorme cercueil ferré, allongé juste à
côté de celui de son père, repose toujours la couronne comtale à huit
branches que William y a placée.
Notes
1. Stephen Wolfram, op. cit.
2. ESQ., M.A., F.R.S., F.R.S.E., F.R.A.S., F. STAT. S., HON. M.R.I.A.,
M.C.P.S., COMMANDER OF THE ITALIAN ORDER OF ST. MAURICE AND
ST. LAZARUS, INST. IMP. (ACAD. MORAL.) PARIS CORR., ACAD. AMER. ART.
ET SC. BOSTON, REG. ŒCON. BORUSS., PHYS. HIST. NAT. GENEV., ACAD.
REG. MONAC., HAFN., MASSIL., ET DIVION., SOCIUS. ACAD. IMP. ET REG.
PETROP., NEAP., BRUX., PATAV., GEORG. FLOREN, LYNCEI ROM., MUT.,
PHILOMATH. PARIS, SOC. CORR., ETC.
3. Passages from the Life of a Philosopher, Ed. Longman, 1864.
4. Red-Letter Days of my Life, Cornelia Crosse, Ed. Richard Bentley, 1892,
vol. 1, p. 170.
5. Ibid., p. 170.
6. Dorothy Stein, op. cit., p. 315.
7. In Byron’s Wake, Miranda Seymour, Ed. Simon & Schuster, 2018, p. 248.
8. Ibid., p. 142.
9. Ibid., p. 459.
10. Ibid., p. 465.
11. Lord Byron jugé par les témoins de sa vie, Teresa Guiccioli, Ed. Amyot,
1867.
12. The Atlantic Monthly, août 1869.
13. Biography of Charles Babbage, Georgi Dalakov, history-computer.com.
14. « Egypt and the Sudan », Robert O. Collins, in The Historiography of the
British Empire-Commonwealth : Trends, Interpretations and Resources, Robin
W. Winks, Duke University Press, 1966, p. 282.
15. Prenez le fardeau de l’homme blanc –
Et recevez sa vieille récompense :
Le blâme de ceux qui ne vous valent pas,
La haine de ceux que vous protégez,
Les pleurs de ceux que vous guidez
(Ah, si lentement !) vers la lumière.
Rudyard Kipling, The United States and the Philippine Islands, in McClure’s,
février 1899.
16. A Pilgrimage of Passion, Elizabeth Longford, Ed. Knopf, 1979, p. 335.
17. The Authentic Arabian Horse, 3rd ed., Judith Anne Dorothea Blunt-Lytton
Wentworth, Ed. George Allen & Unwin, 1979.
18. Ibid.
19. Being and Becoming Scientists Today : Reconstructing Assumptions
about Science and Science Education to Reclaim a Learner – Scientist
Perspective, Susan A. Kirch & Michele Amoroso, Ed. Springer, 2016, p. 29.
20. What Sort of Science Do We Want ? Robyn Arianrhod, Oxford University
Press, 29 novembre 2012.
La résurrection d’Ada
Stephen Wolfram, un mathématicien britannique moderne qui s’est
entiché d’Ada, rêve tout éveillé… What if ? « Que se serait-il passé si
la santé d’Ada ne s’était pas effondrée1 ? » Il rêve qu’elle construit le
moteur analytique, lequel atteint la taille d’une locomotive. Il rêve
qu’Ada et Babbage ont ensemble l’idée de le rendre
électromécanique. Il calcule que, en 1890, Ada aurait encore été en
vie quand un certain Herman Hollerith a effectué le premier
recensement électromécanique avant d’aller fonder IBM. Il voit Ada
composer de la musique algorithmique, résoudre le problème à trois
corps et même trouver un modèle économique rentable pour le
moteur. « Peut-être auraient-ils mis au point une sorte de service
cloud pour la science victorienne. […] Mais rien de tout cela n’est
arrivé et, à la place, Ada mourut jeune2. »

La trace d’Ada dans l’histoire des sciences, comme un rhizome,


s’est étirée sur un siècle de façon quasi souterraine, avant de percer
enfin à la lumière et d’éclore. Le mérite en revient à ses notes, bien
sûr, mais aussi, plus étrangement, au fils de Babbage.
En 1842, le projet du moteur à différences est définitivement
abandonné par le gouvernement – et par Babbage. Celui-ci a bien
une entrevue à ce sujet avec Robert Peel, le chef du gouvernement,
au cours de laquelle le premier est censé convaincre le second de
remettre la main à la poche. Mais, comme à l’ordinaire de Babbage,
« l’entrevue fut catastrophique3 ». Babbage pourrit Peel et sort en
claquant la porte. Et le moteur analytique ? Babbage ne le construira
pas non plus. En 1851, il admet qu’il n’y parviendra jamais – trop
cher. Après sa mort, un de ses fils, Henry, fabrique le moulin et
l’imprimante, ainsi que des parties du moteur à différences no 1. Il en
fait des démonstrations qui ne convainquent personne. Vexé, il remise
le tout dans des caves et des musées – un modèle échoue dans le
grenier de Harvard.
En 1937, un physicien américain nommé Howard Aiken, un très
beau gosse bardé de diplômes, va faire un tour dans ce grenier. Il y
trouve un des modèles de démonstration de Henry. Fasciné, Aiken le
fait installer dans son bureau. Il expliquera en 1973 qu’il a carrément
fait monter ces pièces dans son calculateur. Car Aiken a persuadé
IBM de fabriquer un calculateur électro-mécanique : Mark I. Cette
machine de seize mètres de long, lourde de cinq tonnes, avale des
mètres de données sur papier perforé, « ce qui autorisa Aiken à dire
qu’il avait “réalisé le rêve de Babbage4” ». Et, aussi, celui d’Ada.
Aiken n’ignore nullement le rôle que celle-ci a joué. D’ailleurs, il
« obligeait les membres de son équipage [pendant la guerre, Aiken
travaille pour l’US Navy] à lire les “Notes” d’Ada Lovelace5 ». Mark I
est mis au service du Manhattan Project (le programme de mise au
point de la première bombe atomique). Il est ensuite utilisé pour ?
Établir et imprimer des tables de calcul. Il aura une nombreuse
descendance. Les ordinateurs. Tous les ordinateurs.
Cela dit, comme l’époque est à la convergence, le Mark I d’Aiken
n’est pas le seul calculateur qui peut prétendre avoir enfanté
l’ordinateur. Il faut aussi citer le Colossus de Turing, le modèle K de
Stibitz, le Z1 et le Z2 de Zuse, la machine d’Atanasoff, et, surtout,
l’Eniac de Mauchly et Eckert. Car une invention aussi complexe que
celle de l’ordinateur ne peut pas sortir toute montée d’un seul
cerveau. Elle naît du travail de plusieurs équipes cravachant en même
temps vers la réalisation d’une idée qui plane dans l’air du temps.
Ce n’est pas le tout de fabriquer une machine programmable,
encore faut-il la programmer. C’est là que les femmes, suivant les
traces d’Ada, entrent en scène. Mark I est programmé par une
femme nommée Grace Hopper. « Elle développa aussi, tout en
programmant le Mark I, le concept d’un compilateur6 », sachant que
votre PC est un compilateur. Par la suite, Grace Hopper lance l’idée
d’open source, développe la collaboration entre informaticien-nes et
coordonne comme chef de projet la mise au point du Cobol, premier
langage multi-plateforme privé. Quant à l’Eniac, un des concurrents
du Mark I, il est programmé par six mathématiciennes : Jean
Jennings, Marlyn Wescoff, Ruth Lichterman, Betty Snyder, Frances
Bilas et Kay McNulty. En 2011, avant sa mort, Jean Jennings
rappelait fièrement que les premiers programmeurs étaient toutes
des programmeuses. Elle ajoutait, lucide : « Si les administrateurs de
l’Eniac avaient su à quel point la programmation serait vitale pour le
fonctionnement du calculateur électronique et à quel point elle
s’avérerait complexe, ils auraient peut-être hésité un peu plus à
confier un rôle aussi important à des femmes7. » Mais alors, pourquoi
le secteur de l’informatique est-il aujourd’hui à ce point trusté par les
hommes ? Chantal Morley, professeure en systèmes d’information à
l’Institut Mines-Télécom, précise que le tournant se situe dans les
années quatre-vingt : « Les besoins en personnel informatique étant
croissants, les salaires étaient relativement élevés. Considérant qu’il
était anormal que les codeuses aient une rémunération aussi
confortable […], la Grande-Bretagne a, dans le secteur public –
leader dans l’informatisation du pays –, bloqué la carrière de
programmeuses compétentes8. » Ainsi allait le monde du travail à la
fin du XXe siècle.
Une fois l’ordinateur inventé puis programmé, deux inventions
manquaient encore pour arriver jusqu’à nous : la miniaturisation,
grâce aux circuits intégrés, et la mise en réseau, grâce aux
commutations par paquets. C’est désormais chose faite.

La résurrection d’Ada dans la mémoire collective est due d’abord


aux informaticien-es. Ceux et celles-ci ont la mémoire longue. Grace
Hopper dit, au sujet d’Ada : « C’est elle qui a écrit la première boucle.
Je ne l’oublierai jamais. Aucun de nous ne l’oubliera jamais9. » En
1937, grâce à ses notes de la description de Menabrea, Ada était
encore vivante dans la mémoire d’Aiken. En 1978, Ada est toujours
présente à l’esprit de Jack Cooper, informaticien attaché à l’US Navy.
Cette année-là, le département de la Défense américain décide de se
doter d’un nouveau langage standard. Il lance un concours
international, que remporte une équipe de la très française CII
(Compagnie internationale pour l’informatique). « Au printemps 1979,
Jack Cooper suggère le nom parfait pour ce nouveau langage : Ada
[…]. Dans un échange de lettres formel entre le secrétaire adjoint de
la Défense des États-Unis et l’héritier Lovelace, le comte de Lytton, la
permission fut accordée d’utiliser ce nom10. » Le standard militaire lui-
même est nommé MIL-STD-1815, d’après l’année de naissance
d’Ada. C’est le début de la reconnaissance.
En 1981, l’Association for Women in Computing lance un Ada
Lovelace Award. En 1990, William Gibson (l’auteur de
Neuromancien11) et Bruce Sterling, les papes du cyberpunk, publient
le roman steampunk The Difference Engine (Le Moteur à
différences) chez Victor Gollancz, avec beaucoup d’Ada dedans, bien
sûr. En 1997, Lynn Hershman Leeson réalise le film Conceiving Ada
– Tilda Swinton tient le rôle-titre. Depuis 1998, la British Computer
Society attribue chaque année une Lovelace Medal, enfin les
hommages sont innombrables. Il y a même un Ada College, une
école d’informatique, à Tottenham Hall, près de Londres ; un bâtiment
Ada à l’université de Saragosse ; un supercalculateur nommé Ada au
CNRS ; liste non exhaustive. Depuis 2009, on célèbre chaque second
mardi du mois d’octobre le Ada Lovelace Day. Et sur les
hologrammes d’authentification des Windows 95 de Microsoft, vous
pouvez retrouver son portrait – celui de Chalon, poupin et fleuri,
qu’elle détestait.
Quant au langage Ada, il est toujours utilisé par l’armée
américaine, ainsi que dans les systèmes embarqués dans
l’automobile, les transports ferroviaires, l’aéronautique et le spatial.
Forcément, dans la foulée, les biographes commencent à
s’intéresser à cette femme dont on ne sait rien, sinon le père et le
prénom. Ces auteur-es sont tout d’abord, époque oblige,
parfaitement sceptiques en ce qui concerne l’apport scientifique
d’Ada.
En 1970, Bruce Collier soutient dans une thèse qu’Ada a
« considérablement contribué à faire connaître le moteur
analytique12 », mais que c’est bien tout. En 1977, Doris Langley
Moore sort Ada, Countess of Lovelace (Ed. John Murray). Moore
étant une Byron scholar, c’est-à-dire une lordbyronolâtre, cette
biographie reste encore dans une perspective purement
lordbyronesque. En 1982, dans la revue Annals of the History of
Computing, Allan G. Bromley note que « plusieurs douzaines
d’exemples de programmes ont été préparés par Babbage entre
1837 et 1840, tous datant d’avant les notes de Lovelace13 ». Ce qui
est, ma foi, exact, sauf que ces proto-programmes ne contiennent
pas les innovations en termes de sous-programmes et de boucles
mises au point par Ada. Wolfram les qualifie de « plus
prosaïques14 ».
En 1985, enfin ! Dorothy Stein publie Ada : a Life and Legacy aux
presses du MIT. C’est la première biographie entièrement dédiée à
Ada, à son travail scientifique, et ce livre lui doit tout. Certes, Stein
présente Ada comme une demi-folle sous-douée en mathématiques
et affligée d’une mère épouvantable, mais elle reconnaît que c’est
bien elle qui a écrit, et toute seule, ses « Notes », notamment la
fameuse « Note G » : le premier programme au monde. En 1998,
Betty Alexandra Toole sort Ada, the Enchantress of Numbers :
Prophet of the Computer Age, chez Strawberry Press. L’ouvrage est
composé d’un grand nombre d’extraits de lettres d’Ada (auxquelles il
manque, hélas, les réponses) : ça y est, Ada a retrouvé la parole. En
2001, Doron Swade publie The Difference Engine : Charles
Babbage and the Quest to Build the First Computer chez Penguin.
C’est lui qui exprimera le premier ce sur quoi tout le monde finira par
tomber d’accord : Babbage a créé le moteur analytique, mais c’est
Ada qui « fut la seule personne à voir le potentiel du moteur
analytique, en tant que machine capable de manier des entités autres
que numériques15 ».
Viennent alors les années 2010, et la quatrième vague du
féminisme portée par les réseaux sociaux. Les biographies (incluant
celle que vous êtes en train d’achever) commencent à se bousculer.
Elles sont aussi beaucoup plus enthousiastes envers les qualités
scientifiques d’Ada. En 2013, James Essinger publie chez Gibson
Square Ada’s Algorithm : How Lord Byron’s Daughter Ada Lovelace
Launched the Digital Age, faisant d’Ada la mère de l’ère numérique.
En 2015, Stephen Wolfram (le mathématicien qui a mis au point le
logiciel de calcul Mathematica) publie en ligne une hagiographie
d’Ada : Untangling the Tale of Ada Lovelace16. Ayant plongé, comme
Stein, dans le courrier d’Ada, il en sort avec une vision
scientifiquement similaire, mais humainement opposée : pour lui, Ada
« a pris les plans détaillés de Babbage et les a rendus plus abstraits
et plus métaphysiques – et, dans ce processus, elle nous a donné un
premier aperçu de l’idée d’ordinateur17 ». Il lui attribue une place
prophétique : « Babbage ne savait pas quel trésor il avait entre les
mains. Ada l’a entr’aperçu et a su le décrire18. » D’après lui, Ada
n’est pas du tout une évaporée, ni une névrosée : c’est quelqu’un qui
« parlait clairement, pensait clairement19 ». Il va même jusqu’à écrire
qu’en mathématiques elle en savait autant que Babbage, ce qui est
probablement exagéré. Et il affirme avec délice qu’elle était une vraie
nerd, avec tout l’humour biscornu inhérent aux informaticien-nes. En
2016, il publie Idea Makers : Personal Perspectives on the
Lives & Ideas of Some Notable People (Ed. Wolfram Media), dans
lequel il défend les contributions d’Ada à l’informatique. Il explique
que, certes, Babbage a écrit des programmes bien avant Ada, mais
« rien d’aussi sophistiqué – ou de si propre – que le programme
d’Ada sur les nombres de Bernoulli20 ».
Depuis, chaque année voit la parution d’un ou plusieurs ouvrages
consacrés à Ada : Enchantress of Numbers : A Novel of Ada
Lovelace, de Jennifer Chiaverini aux éditions Dutton en 2017 ; en
2018, Ada Lovelace, the Making of a Computer Scientist, de
Christopher Hollings, Ursula Martin et Adrian Rice à la Bodleian
Library, et enfin, en 2019, l’e-book Ada Lovelace : the Countess who
Dreamed in Numbers de Shanee Edwards (Conrad Press). Tous ces
derniers livres soulignent le rôle pionnier d’Ada : elle a été la première
programmeuse des temps modernes et aussi la première personne
au monde a avoir rêvé la puissance de l’informatique – avec cent ans
d’avance.
Wolfram, dans sa biographie d’Ada, a cru discerner une émouvante
vérité psychologique : « Sa plus grande force a été de créer un pont
entre la science et la métaphysique – ce qu’elle appelait la “science
poétique”21. » En 1812, Annabella Milbanke nageait avec délice dans
les sciences. Au même moment, le poète Lord Byron défendait les
luddites qui détruisaient les métiers à tisser mécaniques. Science
contre poésie, c’est tout le drame de ce couple qui n’a jamais réussi
à s’entendre, à unir ses contraires. Trente ans plus tard, Ada s’est
tendrement penchée sur ces rouages épars. Dans un éclair de génie,
elle a imaginé une machine qui serait capable de créer, en partenariat
avec le cerveau humain, des musiques et des langages jusque-là
inconnus. En fusionnant science et poésie dans une même vision, Ada
a bâti entre son père et sa mère un pont qui n’avait jamais pu exister.
Ce faisant, et sans jamais le savoir, seule dans son bureau glacial
avec sa plume d’oie et sa bougie, tenant la porte close sur les
criailleries de sa mère, son mari, ses enfants et sa propre santé, elle
a inventé l’informatique et « donné sa forme à notre futur22 ».
Notes
1. Stephen Wolfram, op. cit.
2. Ibid.
3. Robert Peel, Prime Minister, Georgi Dalakov, history-computer.com.
4. Walter Isaacson, op. cit., p. 98.
5. Ibid., p. 767.
6. Ibid., p. 161.
7. Ibid., p. 171.
8. Comment les femmes ont été écartées de l’informatique, Chantal Morley,
Slate.fr, 11 mars 2019.
9. Grace Hopper and the Invention of the Information Age, Kurt W. Beyer, MIT
Press, 2009, p. 130.
10. Software Engineering with Ada, Grady Booch, Doug Bryan, 3e ed.,
Ed. Addison Wesley, p. 13.
11. Neuromancer, William Gibson, Ace Books, 1984.
12. The Little Engines That Could’ve : The Calculating Machines of Charles
Babbage, Bruce Collier, thèse de doctorat, université de Harvard, 1970.
13. « Charles Babbage’s Analytical Engine », Allan G. Bromley, IEEE Annals
of the History of Computing, 1982, p. 197–217.
14. Stephen Wolfram, op. cit.
15. « Charles Babbage and Difference Engine No. 2 » (Speech), Doron
Swade, Talks at Google, Mountain View, Californie, 12 mai 2008.
16. Stephen Wolfram, op. cit.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. Ibid.
20. Idea Makers : Personal Perspectives on the Lives & Ideas of Some
Notable People, Stephen Wolfram, Ed. Wolfram Media, 2016.
21. Stephen Wolfram, op. cit.
22. Enchantress of Numbers, Jennifer Chiaverini, Ed. Dutton, 2017, p. 1.
Avec l’ambition, qu’avais-je à voir ?
Peu avec l’amour, encore moins avec la gloire ;
Pourtant ils sont venus à moi et m’ont
Fait tout ce qu’ils pouvaient me faire – un nom.

George Gordon Byron, Stances à Augusta,


Ed. John Murray, Londres, 1816.
Appendice
L’extinction de la constellation
Byron
Ada, snob comme tous les gens du monde, a toujours été fière de
sa lignée et, par-dessus tout, de son célèbre père. Mais que sont
devenus celles et ceux que nous avons croisé-es au début de ce livre,
gravitant dans l’ombre immense du poète ? Pour les lectrices et les
lecteurs que leur sort intéresse, les voici par ordre d’apparition.

May Gray

En remontant les générations, on retourne à la source du mal qu’ont


enduré toutes les personnes que nous venons de voir vivre et mourir :
May Gray. Nul doute que Lord Byron eût été plus équilibré et,
partant, plus équilibrant, peut-être meilleur mari, plus sûrement
meilleur père, si cette sorcière ne l’avait pas et battu, et violé dans
son enfance. Pourtant, le dévoué Hanson a mis Catherine Gordon au
courant dès 1799 – en vain1.
Thomas Moore, qui fait partie du quarteron d’imbéciles qui a jeté au
feu les vrais mémoires de Byron, en rédige d’autres plus à son goût.
En 1830, il publie Lettres et mémoires de Lord Byron. On y apprend
que, sitôt son souffre-douleur entré à Harrow, May Gray quitte le
service de Catherine Gordon. Elle « se marie convenablement2 ». En
1827, elle tombe malade. Son médecin recueille « avec avidité de la
bouche de sa malade toutes les particularités qu’elle pouvait se
rappeler des premiers jours de sa seigneurie3 » et les confie à
Moore. Moore soupçonne-t-il, à cette occasion, quelque chose du
comportement criminel de May Gray ? Même dans cette hypothèse,
le monde compte sur Moore pour ne rien dire de faits si outrés, et le
monde a raison. Le passage de Lettres et mémoires concernant May
Gray, glaçage épais sur un gâteau immonde, est une vignette de
brave servante pouponnant son maître chéri : « Comme témoignage
de sa reconnaissance pour les soins qu’elle avait pris de lui, Byron,
en se séparant d’elle, lui fit présent de sa montre, la première qu’il
eût jamais eue en sa possession. La fidèle gouvernante garda
précieusement ce don toute sa vie4 », etc. May Gray meurt
paisiblement dans son lit peu après.

Mary Duff

À neuf ans, Byron enfant tombe très amoureux de Mary Duff, une
petite fille de son âge. Rien d’étonnant à cela : d’après James Imlach,
un camarade, elle est ensorcelante. Elle épouse à seize ans Robert
Cockburn, un gentleman d’Édimbourg qui est aussi marchand de vin à
ses heures perdues – et qui a une face longue comme un pain de
sucre. En l’apprenant, Byron fait carrément un malaise. Madame et
monsieur Cockburn ont six enfants, dont un fils prénommé Garden, ce
qui est bien joli. Rencontrant Mary Duff Cockburn au mitan de sa vie,
un témoin la décrit comme « une lady écossaise à l’ancienne5 ».
Encore très belle, elle fait preuve d’« un mélange de fierté sévère et
d’extrême gentillesse6 ». Elle parade avec deux grands fils
« fermement résolus à être gentlemen first, commerçants en
second7 », et atteint tranquillement ses soixante-dix ans.

Mary Chaworth

Brunette du même modèle que Mary Duff, mais plus âgée de trois
ans, Mary Chaworth est le grand amour d’adolescence de Byron. Il a
quinze ans, elle en a dix-huit et attend avec impatience de se marier
avec un certain John Musters. Autant dire qu’elle se fiche éperdument
de ce « petit lord timide et boiteux8 ». En apprenant l’opinion qu’elle a
de lui, Byron fait un autre malaise. Hélas pour Mary, son mari s’avère
du modèle courant de l’époque, « viril même si peu subtil9 ». Il lui fait
sept enfants, la trompe abondamment « avec des maîtresses
vulgaires10 », passe le reste du temps à la chasse et la rend très
malheureuse. En 1814, elle essaye de renouer avec le désormais
grand et célèbre lord boiteux. Elle lui écrit tous les jours et se prend
un vent épique. Où qu’elle aille pour le rejoindre, Byron la fuit à vue :
« plus intéressé11 ». Mary Chaworth, en pleine dépression – on dit
qu’elle sombre dans la folie –, retourne chez son époux. Après la
mort de Byron, elle lit la biographie de Moore et y découvre tous les
poèmes écrits pour elle. Un an plus tard, en 1831, une révolte
populaire flanque le feu à sa maison. Elle doit se réfugier dans le
shruberry – le jardinet arbustif. Elle passe la nuit sous la pluie. Sa
santé, qui n’était déjà pas fameuse, s’effondre avant le printemps.

Eddleston

John Eddleston12 est un enfant de chœur de quinze ans quand Byron


en a dix-sept. « Sa voix a attiré mon attention, son visage l’a fixée, et
sa manière d’être m’a attaché à lui pour toujours13. » Ils sont
inséparables pendant deux ans, jusqu’au jour où Eddleston doit
quitter le collège pour retourner à Londres. Le cœur brisé, mais la
plume alerte, Byron lui dédie certains de ses premiers vers. D’après
Hobhouse, le départ de Byron pour son voyage en Orient aurait aussi
quelque chose à voir avec Eddleston : « Les histoires se répandent –
Eddleston accusé d’indécence14. » À son retour, Byron ne retrouve
pas Eddleston : l’enfant de chœur est mort de la tuberculose à vingt
et un ans.

Lady Caroline Lamb

Troisième brunette, celle-là complètement évaporée, Caro aime à se


déguiser en page. En 1812, elle est la première affair que la célébrité
offre à Byron ; sa première maîtresse du monde. Mauvaise affaire :
la lady est bruyante, voire collante. Le goût que Byron a pour elle
passe « aussi vite qu’un rhume15 ». Elle en fait littéralement une
maladie. Remise, elle crache sur son ancien amant tout le venin de la
déception et aide serviablement sa cousine Annabella Senior à jeter
Byron hors d’Angleterre. Le monde ne pardonnera pas à Caro tant
d’unladylikeness. Exilée à la campagne par sa famille, elle y meurt
prématurément en 1828, remplie d’alcool et de laudanum, comme
Ada. Son mari, William Lamb, devient le Premier ministre des
années 1830 – nous l’avons croisé à plusieurs reprises au cours de la
vie d’Ada. Pur produit régence, la réputation de William Lamb
souffre non de ses « soirées fessée avec des ladies16 », considérées
comme « inoffensives17 », mais plutôt du « fouet administré à des
orphelines placées chez lui par charité18 ». Ce triste sire disparaît en
1848, dans son très vilain château de Brocket Hall.

Lady Oxford

Lady Oxford a un nombre d’amants plus considérable encore que


celui de ses enfants, et elle ne s’en cache guère. Du point de vue du
monde, elle se situe beyond the pale (largement au-delà des bornes
admises). Personne ne la reçoit, mais elle s’en fiche. Dans son
château d’Eywood cerné par les bois, elle lit en latin et en grec, fait
de la musique et l’amour, avec la ferme intention de ne jamais se
laisser asservir par l’amour. « Elle vénérait l’amour physique et traitait
l’amour sentimental en maladie dont les symptômes et la durée sont
connus19. » Elle ne voit, dans un cœur brisé, que « le signe d’une
mauvaise digestion20 ». Byron, réchappant tout juste des griffes de
Caro, trouve cette philosophie charmante, puis, à mesure qu’il tombe
amoureux, un peu pesante. Se sentant devenir carolinesque, il rompt.
Elle meurt la même année que lui, à cinquante ans.

Augusta Leigh

Après le départ de Byron pour le continent, la suite de l’existence


d’Augusta, sa demi-sœur et tante d’Ada, ne sera que « pauvreté et
détresse21 ». Dès 1816, nous l’avons vu, Augusta est poursuivie par
Annabella Senior qui cherche à lui faire avouer sa relation incestueuse
afin de s’assurer de la garde d’Ada. Ce n’est pas très utile puisque,
en 1817, Byron publie Manfred, l’histoire d’un beau héros amoureux
fou de sa sœur Astarte. « Tu m’as trop aimé, comme je t’ai aimée :
nous n’étions pas faits pour nous torturer ainsi l’un l’autre, bien que
ç’ait été le plus mortel des péchés de nous aimer comme nous nous
sommes aimés22. » C’est un aveu, et il est public. Lequel public fait
d’ailleurs savoir qu’il était déjà au courant, merci. Le 23 juin, le Day
and New Times écrit : « Manfred s’est exilé lui-même de la société,
et quel argument met-il en avant pour que nous compatissions à son
exil ? Qu’il a commis l’un des crimes les plus révoltants. L’inceste !
Lord Byron a donné à Manfred ses propres traits. »
Même sans tenir compte des persécutions d’Annabella Senior, et de
l’inconfort de passer pour une salope aux yeux du monde et même de
tout le monde, la vie d’Augusta n’est pas aisée. Elle a fait sept
enfants à un panier percé. Ses enfants sont tout le temps malades,
et son époux, le colonel Leigh, est tout le temps absent. De surcroît,
où qu’il aille, il fait preuve d’un caractère babbagien – à ce détail près
que, contrairement à Babbage, il est malhonnête, paresseux, joueur
et niais. Pourtant, quand Augusta l’a épousé, il portait beau :
« protégé23» du prince de Galles, il était pourvu de charges
lucratives. Assez vite, il se débrouille pour tout perdre : l’argent qu’il
perçoit, celui qu’il vole, ses charges et la faveur du prince.
Heureusement, Augusta fait bouillir la marmite grâce à l’appartement
et à la pension que lui vaut son poste à la cour : Maid of the
Bedchamber. Vexé, le colonel Leigh sombre dans la dépression.
Augusta passe le restant de sa vie conjugale avec un bonnet de nuit.
En 1824, la mort de son frère, qui lui a légué tous ses biens, devrait
régler le plus gros des embarras financiers d’Augusta. Hélas, il n’y
aura guère de reste une fois payées les dettes passées, présentes
et à venir de son mari puis de ses fils, qui suivent la pente paternelle.
De plus, par contrat de mariage, Annabella Senior est usufruitière
d’une large part de l’héritage Byron. Et Annabella Senior, outre qu’elle
n’est pas prêteuse, a une santé de fer. De fait, elle enterrera tous les
Leigh de sa génération et quelques-uns de la génération suivante,
tout en regardant avec jubilation les survivants s’enfoncer dans la
misère. Il s’agit d’une misère assez relative, cependant : à la fin de sa
vie, Augusta dispose toujours de ses appartements à St James’s
Palace, de cinq serviteurs et d’une garde-robe en soie, mousseline et
« rubans de satin blanc24 ». Il y a des fins de mois plus difficiles.
En attendant d’être vieille, Augusta doit gérer ses enfants. Et ce ne
sont même pas ses fils qui lui causent le plus de soucis. Elle marie
avec un enthousiasme délirant sa première-née, la jolie Georgiana, à
un Henry Trevanion, et la dote grâce à un emprunt tout aussi délirant.
Les mauvaises langues disent qu’elle est folle amoureuse de son
beau-fils et même qu’elle couche avec. Rien n’est certain, le ragot
venant de Henry Trevanion lui-même – source peu fiable – et aussi,
un peu, de l’attitude d’Augusta. Celle-ci clame sans précaution son
admiration pour ce jeune homme « tellement supérieur au
troupeau25 ». Ce qui est certain, c’est que Trevanion viole sa belle-
sœur, la très jeune (quatorze ans) sœur de Georgiana : Medora,
celle qu’on considère généralement comme étant la fille de Byron, et
donc la demi-sœur d’Ada. Nous l’avons vu : il l’engrosse, il l’enlève,
scandale.
Dégoûtée, Augusta se contente désormais de gérer pieusement la
mémoire de son frère, ou plutôt les mémoires : ceux qu’écrivent tous
ceux qui ont bien connu Byron, mais aussi ceux qui l’ont simplement
croisé et même des effrontés qui ne l’ont jamais rencontré. Car Byron
est passé du statut d’homme le plus honni d’Angleterre à celui de
héros national, et de poète mondial. Il y a de l’argent à faire avec ses
cendres, les rotatives des imprimeurs tournent à plein. Augusta les
surveille de près. Quant à ses mémoires à elle, Augusta ne les écrira
jamais, par respect fraternel. Quant à ses mémoires à lui, Byron, elle
les a fait brûler. Ou, plutôt, elle n’a pas eu la force de s’opposer à
Hobhouse. Lui et quelques autres familiers de Byron, se sachant
dépeints dans les mémoires du défunt sous un jour peu mondain,
n’ont eu de cesse qu’ils n’aient cramé le manuscrit. Augusta décrit
elle-même, assez drôlement, la scène tragique au terme de laquelle
Hobhouse lui arrache son consentement : « Hobhouse a été pris
d’une crise de violence et je n’ai pas compris un mot de ce qu’il m’a
dit, sauf que je devais être une grande imbécile de ne pas saisir
instantanément ce qu’il voulait dire – donc j’ai prétendu que j’avais
compris26. » Et c’est ainsi que les mémoires manuscrits de Byron
sont jetés dans les flammes, le 17 mai 1824, par son meilleur ami.
Annabella Senior coupe les ponts avec Augusta à la fin des
années 1820 pour une histoire de gros sous – et aussi parce que
Byron ne risque plus, du fond de sa tombe, de réclamer Ada. Par
conséquent, Ada n’aura absolument jamais accès à sa tante.
Annabella Senior reprend contact avec Augusta en 1851, pour une
ultime entrevue, avec le révérend Robertson dans le rôle de
facilitateur. Augusta accepte. Par le plus étrange des miracles, elle
persiste à aimer Annabella Senior comme une sœur. Elle prend en
tremblant le train, cette étrange nouveauté, pour se rendre à Reigate,
au sud de Londres. C’est là, dans un hôtel, qu’elle a rendez-vous
avec Annabella Senior. À travers cet entretien, Annabella Senior
espère assouvir son fantasme préféré : faire avouer à Augusta que,
si Byron l’a tant détestée, elle, sa femme, c’est parce qu’Augusta l’y
a poussé. Augusta ne comprend rien à ce révisionnisme
obsessionnel. Avec son imperturbable douceur, elle continue à nier.
« Intentionnellement, je ne vous ai jamais blessée27 » reste son
leitmotiv. Ce qui est, à tout prendre, moins méchant que : « Bon
sang, Byron est mort depuis vingt-sept ans, vous êtes cinglée ou
bien ? » Mais c’est tout aussi cruel. Comme l’analysent les Bakewell,
« tout le monde s’est réconcilié avec Byron à part elle, la princesse
glacée des parallélogrammes, celle qui l’a condamné à l’exil28 ». Tout
le monde n’a pas été maltraité par Byron, non plus. Jusqu’au bout,
Annabella Senior aura cherché à la fois une explication à l’échec de
son mariage, une reconnaissance de ses souffrances et une
justification face à la postérité. Jusqu’au bout, elle aura échoué.
Fatiguée, Augusta rentre chez elle, au Palais. Elle y meurt bientôt en
tenant la main de sa fille Emily, la seule consolation qui subsiste de
toute la tribu qu’elle a portée à bout de bras pendant plus de
quarante ans. Elle ne réussit à léguer à Emily que des oiseaux, et un
chien. Elle lui aurait bien donné, en plus, sa vaisselle. Hélas, en
éternelle malavisée, elle a égaré son propre testament.
Après d’interminables procédures, le legs Byron échoit à la fille de
Georgiana, Ada Trevanion. À la fin des années 1870, elle touche plus
de 110 000 livres sterling. Il est mélancolique de songer que, si
Annabella Senior lui avait prêté ne serait-ce qu’un dixième de cette
somme, la vie raboteuse d’Augusta aurait été un lit de roses, mais
réaliste de conclure que le colonel Leigh aurait tout croqué, en une
semaine, sur le champ de courses de Newmarket.

Medora et les siens

Medora, probable grande sœur d’Ada, est violée à quatorze ans par
son beau-frère Henry Trevanion. Elle passe sa courte vie à fuir entre
la France et l’Angleterre, boire comme un tas de sable (« elle boit
bien la bouteille29 », en français dans le texte), dire des horreurs à sa
mère et au sujet de sa mère Augusta (qu’elle décrit comme « hyena
like30 » à une Annabella Senior jubilante) et taper toute sa famille,
dont Annabella Senior. Celle-ci, que la joie de contrarier Augusta rend
généreuse, s’en mordra le porte-monnaie. « Bientôt ses scènes de
fureur [celles que Medora fait à Annabella Senior] rappelèrent les
jours de Halnaby31 », la maison glaciale qui a abrité, début 1815, la
lune de mélasse. Fatiguée de cet affreux caractère, Annabella Senior
coupe les ponts et les vivres. Medora fait divers enfants à des
hommes variés avant de mourir de la variole à trente-cinq ans, en
Aveyron, dans le très joli village de Versols-et-Lapeyre.
Le talent poétique de Byron, lui, échoit à Marie, la fille de Medora.
Cette paisible religieuse écrit dans son journal : « Ma vie est comme
la feuille d’automne qui tremble au pâle rayon de la lune. Fragile est
son attache, brève est sa durée inquiète32. » Quant au fils cadet de
Medora, Elie, « coléreux, fantasque et violent33 » comme tous les
autres, il meurt à cinquante-trois ans, « veuf et misérable34 », à Sète.
Il est jeté dans la fosse commune du cimetière des Ramassis. Sic
transit.

Claire Clairmont
Ce qui frappe tout d’abord chez Claire Clairmont, mère d’une autre
demi-sœur d’Ada, c’est combien son portrait ressemble à celui de
Catherine Gordon de Gight, la mère de Byron. Ce n’est pas de bon
augure. Elle fait partie des innombrables fans londoniennes qui se
jettent dans le lit du poète. Elle est aussi la belle-sœur de Mary
Shelley. Et comme les Shelley s’installent bientôt en Suisse, près de
Byron, Claire peut continuer avec lui une liaison assez décevante.
Byron se plaint : « Que pouvais-je faire ? – une fille insensée – en
dépit de tout ce que j’ai pu faire ou dire – a couru après moi – ou
plutôt au-devant de moi –, je l’ai trouvée ici [à Genève]… Je ne peux
pas jouer le stoïque avec une femme – qui a parcouru 800 miles pour
me déphilosopher35. » Ce qui devait arriver arrive : « Je ne l’ai jamais
aimée ni n’ai prétendu l’aimer – mais un homme est un homme – et si
une fille de dix-huit ans se pavane devant vous à n’importe quelle
heure de la nuit – il n’y a qu’une seule issue – la suite de tout cela est
qu’elle a un enfant – et qu’elle est retournée en Angleterre pour aider
au peuplement de cette île désolée36. » La petite sœur d’Ada se
nomme Allegra. Claire étant sans le sou, Byron prend Allegra en
charge. Heureusement dotée, grâce à son bagage scolaire féminin,
de la maîtrise de cinq langues et d’un peu de musique, Claire trouve à
se placer comme gouvernante en Russie, puis en Allemagne. Elle est
ensuite professeure de musique en Angleterre, vit à Pise, à Paris,
jusqu’à ce qu’un legs de Shelley (12 000 livres) la mette à l’abri du
besoin en 1844. Elle meurt à Florence à quatre-vingts ans,
convaincue que sa liaison avec Byron lui a procuré « seulement
quelques minutes de plaisir et une vie entière de malheur37 ». Elle a
inspiré à Henry James sa célèbre nouvelle The Aspern Papers. Elle y
apparaît sous les traits d’une vieille femme pathétique à laquelle un
indélicat tente de voler les lettres de Shelley. « J’ai parcouru la vie
seule, sans un guide et sans un compagnon […]. Je voudrais pouvoir
penser que ma mémoire ne se perdra pas dans l’oubli comme l’a fait
ma vie38. » Raté.

Allegra
La petite sœur d’Ada, confiée à Byron par Claire Clairmont alors
qu’elle a quinze mois, vit d’abord avec son père. Mais celui-ci ne
montre aucun goût pour la pédagogie : « Ma bâtarde est arrivée il y a
trois jours – en pleine santé – bruyante et capricieuse39. » Il dira plus
tard : « Tant qu’elle vivait, son existence n’a jamais semblé
nécessaire à mon bonheur40. » Il s’en débarrasse chez les uns, chez
les autres et, enfin, dans un couvent catholique. Claire est ivre de
rage : elle estime que le couvent n’offrira à sa fille qu’une éducation
minimale et une insalubrité meurtrière. La suite prouve qu’elle a
raison : Allegra meurt du paludisme ou du typhus treize mois plus
tard, sans avoir revu ni son père, ni sa mère. Elle avait cinq ans. Son
petit corps embaumé est enterré en Angleterre, à Harrow – sans
plaque, sans nom. Son père se lamente : « Depuis que je l’ai perdue,
il m’est apparu que je ne pouvais vivre sans elle41. » Il conclut sans
trop d’embarras : « Je suppose que le temps fera son travail habituel
– la mort a fait le sien42. »

Teresa Guiccioli

Fille de comte, épouse de comte, voilà donc une comtesse, née avec
le siècle. Byron la décrit ainsi : « jolie – une grande Coquette –
extrêmement vaniteuse – excessivement affectée – assez intelligente
– dénuée du moindre principe – avec une bonne dose d’imagination et
de la passion43. » D’autres, moins amoureux, lui trouvent des cheveux
d’un blond « un peu trop décidé44 », ce qui signifie « approchant
horriblement du roux45 ». En tout cas, elle a de belles dents – une
rareté –, et le reste est assez réussi : « Ses épaules étaient
magnifiques, de même que les domaines adjacents ; – de beaux îlots
émergeant d’un bel océan46. » Elle a de l’embonpoint, des lettres et
du cœur. Mariée à dix-huit ans à un homme qui en a quarante de
plus, elle rencontre le poète trois jours plus tard, à Venise. Ils
tombent tous deux amoureux comme des sacs. « Teresa sera mon
dernier attachement47 », dit Byron. Elle en fait son sigisbée – une
pratique admise alors, qui consiste pour une femme à se faire suivre
par l’homme de son choix. Celui-ci a pour vocation de porter l’éventail
de la dame, plier son châle et pourvoir à ses orgasmes. Teresa, en
retour, s’occupe avec affection d’Allegra, qui l’appelle Mamina. Byron
ne la quitte que pour aller mourir en Grèce. Teresa voue le reste de
sa vie au culte de son ancien amant. On dit d’elle qu’elle est « passée
à l’état de médaille […] élevée au rang d’institution, visitée et
célébrée par des touristes anglais48 ». Au début des années 1830,
elle va voir de plus près Newstead et Augusta. Elle se remarie avec
un marquis en 1847, publie en 1868 une hagiographie de Byron qui
est aussi une charge massive contre Annabella Senior49 – à laquelle
Beecher-Stowe répond en 1869 par l’article qu’on sait50 – et meurt à
Florence à soixante-treize ans.

Lukas Chalandritsanos

Une fois en Grèce, Byron se cherche un page. Le teenager Lukas


Chalandritsanos lui plaît infiniment. Il l’embauche, le comble de
cadeaux (à hauteur de 600 livres), lui écrit des vers enflammés – en
vain. « Le beau garçon grec n’était pas amoureux de ce gros
Anglais51 » dont les dents et les cheveux ne restent en place que par
courtoisie. Il tâche, avec peine, de garder leurs rapports très
professionnels. Byron se lamente : « Mon cœur ne devrait plus être
touché/Depuis qu’il a cessé de toucher le cœur des autres52. » On dit
que, le poète étant mourant, le page s’enfuit « avec l’argent de la
solde de l’armée de Byron53 ». Bien longtemps après, les sœurs de
Lukas (ou d’un autre jeune Grec ayant croisé la route de Byron, ça ne
manque pas) tenteront de faire chanter Ada – en vain. Les tentatives
de chantage sont légion dans la vie des gens du monde, et ils ont de
très bons avocats.

Hobhouse

Le BFF de Byron, qui l’a d’abord suivi dans ses tribulations en Orient,
se range ensuite comme un meuble. Entré en politique à l’extrême
gauche, il tourne ventre mou avant d’échouer à droite. Proche de la
reine Victoria et de William Lamb, invité épisodique dans le cercle
social d’Ada, ministre un temps, il est fait baron Broughton of
Broughton de Gyfford en 1851. Il part à la retraite un an plus tard, et
replonge avec délice dans ses livres grecs pour les dix-sept années
qui lui restent à vivre. Il repose à Kensal Green, près d’Annabella
Senior, de Babbage et d’Augusta.

Scrope Davies

Ce dandy fringant, « homme d’intelligence et d’esprit54 », grand


séducteur, grand buveur et, surtout, grand joueur, est le BFF no 2 de
Lord Byron durant ses années anglaises. Issu d’un milieu provincial au
milieu de dix frères et sœurs, il se débrouille pour accéder au monde.
Il entretient ses amis lords grâce à ses gains aux dés, qu’il range
dans un pot de chambre. En 1815, il est à la tête de près de
20 000 livres. Et là, sa chance tourne. En 1818, définitivement ruiné, il
fuit sur le continent et passe la seconde moitié de sa vie à radoter à
propos de la première. Un témoin raconte en 1836 : « Une chose
remarquable chez Davies est que, ayant parfaitement conservé, dans
sa conversation, sa collection de vieilles histoires, de plaisanteries
cochonnes et de citations banales, il n’y a positivement pas ajouté la
moindre nouveauté depuis qu’il a fui55. » C’est bien, d’avoir une
jeunesse ; encore faut-il en sortir. Survivant grâce à une petite
pension, perdu de boisson (« il consomme sans discrimination le
contenu de chaque bouteille de vin à sa portée56 »), Davies croise
Hobhouse en 1851, à Londres. Toujours aimable, Hobhouse signale
qu’il est « choqué de voir un si robuste compagnon de ma jeunesse
réduit à ce reste de lui-même57 ». Davies meurt dans son lit, à Paris,
un an plus tard. Sa tombe est au cimetière Montmartre et sa malle,
qu’il a confiée avant de partir à la Barclays de Londres, est retrouvée
en 1976, remplie à ras bord de manuscrits de Byron et de poèmes
de Shelley.

Hanson
Le dévoué John Hanson, après s’être occupé des affaires de Lord
Byron dit « le Cruel », essaye de gérer celles de Catherine Gordon
de Gight, puis de son dispendieux fils. Celui-ci restera absolument
fidèle à son vieil avoué, malgré sa tendance « à la procrastination, et
sa façon d’être en permanence “sorti pour déjeuner”58 ». Il le
désignera même comme exécuteur testamentaire au côté de
Hobhouse, ce qui vaudra à Hanson de se colleter avec les
innombrables avoués d’Annabella Senior, qui est volontiers
procédurière. Les années suivantes, Hanson se retrouve mouillé dans
un affreux scandale : il a subrepticement marié sa fille à un lord
complètement tordu, le mari est battu, l’épouse couche avec son
amant dans le lit conjugal – c’est banal – alors même que le mari est
au lit – ça l’est moins –, la famille hurle à l’abus de faiblesse, enfin, un
désastre. L’union est annulée en 1828, à l’issue d’un procès qui a
coûté 40 000 livres, pas moins. Hanson meurt en 1841, à l’âge de
soixante-dix-neuf ans, dans son logement de Grays Inn. C’est une
sorte de gigantesque résidence pour avocats au cœur de Londres.
Vous la trouverez en sortant de la station Chancery Lane.

Lady Jersey

Cette parfaite socialite, d’une beauté ravageuse, richissime, discrète


en ses amours, est une des reines du monde londonien. Maurois la
décrit comme « une de ces femmes dont le succès mondain est tel
qu’il assure leur vertu par manque de loisirs. Elle donnait de la vie à
toute société où elle se trouvait. Charmante avec ses cheveux noir de
corbeau, son teint de crème et ses perles de corail, elle n’avait
d’autre défaut qu’une volubilité devenue célèbre. Son ami Granville
l’avait surnommée Silence, et se demandait comment elle pouvait
faire pour être, à tout moment, à la fois dans sa maison et dans celle
de tous les autres59 ». Byron ajoute : « Avec beaucoup de ridicules
[en français dans le texte], elle a nombre de grandes qualités60. » Et
d’abord, le courage. En avril 1816, au milieu des rumeurs de divorce,
d’homosexualité, de sodomie et d’inceste les plus scandaleuses, elle
donne un bal en l’honneur de Byron et l’invite avec Augusta. C’est à
cette occasion que le monde leur montre sa plus froide épaule. Elle
s’éteint fort vieille, en 1867, à Berkeley Square.

Lady Melbourne

La BFF no 3 de Byron est une madame de Merteuil britannique. Née


dans les années 1750, elle a l’esprit affûté et de l’influence. Elle met
au monde – sans trop requérir l’aide de son époux – huit enfants qui
en auront plus encore, dont le fameux William Lamb. Elle est aussi la
belle-mère de Caro, la tante d’Annabella Senior et la maîtresse du roi
George IV, parmi cent autres. Elle meurt, lentement et péniblement,
en 1818.

Les Shelley

Leur vie est un roman d’épouvante bien pire que Frankenstein. Mary
Godwin, fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft, est une
adolescente qui ne s’embarrasse pas de préjugés. À dix-sept ans,
elle rencontre Percy Shelley, un bel ange à voix de fourchette, ami de
Byron. Il est athée, végétarien et, comme Mary, adepte de l’amour
libre : à eux deux, ils ont cent cinquante ans d’avance sur leur temps.
Ils ont aussi du génie, mais ni l’un ni l’autre ne le savent encore.
Partis vers l’Europe en compagnie de Claire Clairmont, qui est de la
famille de Mary, ils retrouvent Byron près de Genève, à la villa
Diodati. Mary a dix-neuf ans, nous sommes en 1816, « l’année sans
été61 ». Le groupe d’ami-es regarde mélancoliquement la pluie
ruisseler à la fenêtre. Pour se désennuyer, Mary prend une bonne
dose d’opium et, une fois redescendue, commence à rédiger
Frankenstein. Un quart de siècle avant Ada, elle se penche avec
curiosité sur une mécanique étrange, grosse de promesses et de
menaces. Chez Mary, c’est la peur qui domine : « Je vis le pâle
étudiant des arts profanes agenouillé aux côtés de la chose qu’il avait
assemblée. Je vis le fantasme hideux d’un homme se lever, puis, par
le travail de quelque machine puissante, montrer des signes de
vie62. » Publié en janvier 1818, le roman est un succès massif – bien
qu’on reproche à Mary, bien sûr, de s’être éloignée de la « douceur
inhérente à son sexe63 ». Max Duperray, en 1994, établit sans le
savoir un parallèle entre la démarche de Mary Shelley et celle d’Ada :
« Il y a là cohabitation d’un discours scientifique et d’un autre,
poétique, conjuguant leur prétention à repousser les frontières du
savoir64. » Non seulement Frankenstein est un chef-d’œuvre, mais
c’est aussi le premier livre de science-fiction.
Hélas, la belle histoire d’amour de Mary et Percy tourne au bain de
sang. Leurs enfants meurent les uns après les autres, Clara I en
1815, Clara II en septembre 1818, William en juin 1819. C’est une
des raisons pour lesquelles Byron refuse de laisser Allegra à Claire
Clairmont, et Byron le dit à Percy sans fleurs ni gants : les bébés ne
font pas long feu entre les mains de la famille Shelley. En 1822,
Percy meurt à son tour, noyé dans le golfe de La Spezia. Son corps
est brûlé en présence de Byron sur la plage de Viareggio. Mary, elle,
retourne au pays avec un petit Percy Junior, le seul qui lui reste. Elle
subsiste grâce à sa plume – c’est une biographe infatigable et très
lue. Dans ce domaine, sa chance est insigne : son père puis son mari
l’ont toujours poussée à lire et à écrire. Elle touche aussi une rente de
cent livres que le père de Shelley verse à Percy Junior. Overbookée,
elle repousse toutes les avances amoureuses, notamment celles de
Prosper Mérimée. Peut-être préfère-t-elle les femmes, ou souhaite-t-
elle consacrer ses loisirs à son fils. Celui-ci va à Harrow puis à
Cambridge, bien sûr. Il ne montrera jamais « aucun signe des dons
de ses parents65 ». En 1844, Mary hérite enfin du grand-père Shelley
et se retrouve à l’aise. Elle meurt en 1851, probablement d’une
tumeur cérébrale, à Chester Square, au sud de Hyde Park. Si vous
voulez lire une biographie romancée des Shelley et de Byron traqués
par leurs muses, hantés par la lourde Vénus d’Ille66 de Mérimée et
l’ombre légère de Keats, lisez Le Poids de son regard67. Ce livre de
science-fiction, au demeurant biographiquement très documenté, est
écrasant de volupté, de tendresse et d’horreur.
Polidori

John Polidori est un beau jeune homme italien qui a étudié la


médecine en Écosse. C’est en qualité de médecin qu’il suit Byron
dans son périple européen. Il est présent à la villa Diodati lors de l’été
pourri de 1816. Brodant sur un canevas établi par Byron, il écrit The
Vampyre68, un affreux petit texte qui inspirera le Dracula de Bram
Stoker – entre quelques autres. En 1821, ruiné au jeu, il avale du
cyanure. Il avait vingt-cinq ans et, pas plus qu’Ada, la moindre
conscience d’avoir été un précurseur de notre modernité.
Notes
1. « She has even – traduce yourself », in The Works of Lord Byron, Letters
and Journals, sous la dir. de Rowland E. Prothero, Ed. Murray, 1899, vol. 1,
p. 17. C’est-à-dire : « Elle a même… Traduisez vous-même. » Évidemment,
Hanson aurait pu être plus clair.
2. Lettres et mémoires de Lord Byron, Thomas Moore, trad. Louise S.W.
Belloc, Ed. A. Mesnier, 1830.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Praeterita, John Ruskin, in The Works of John Ruskin, dir. E.T. Cook et
Alexander Wedderburn, Ed. George Allen, 1912, vol. 35, p. 102-103.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Obituary, The Gentleman’s Magazine, février 1832.
9. Byron : Life and Legend, Fiona MacCarthy, Ed. John Murray, 2002.
10. Ibid.
11. Byron and the Honourable Augusta Leigh, John S. Chapman, Yale
University Press, 1975.
12. Edleston ? Eddleston ? Je n’ai pas réussi à savoir.
13. Lettre du 15 juillet 1807, in Letters and Journals, Lord Byron, vol. II,
Ed. Rowland E. Prothero, 1898-1901.
14. Lettre du 6 juin 1810, in Recollections of a Long Life, John Cab Hobhouse,
Ed. John Murray.
15. Letters and Journals, Lord Byron, vol. II, op. cit.
16. A Mad, Bad, and Dangerous People ? England 1783–1846, Boyd Hilton,
Oxford University Press, 2006, p. 500.
17. Ibid., p. 500.
18. Ibid., p. 500.
19. André Maurois, op. cit., p. 154.
20. André Maurois, op. cit., p. 154.
21. Augusta Leigh : Byron’s Half-Sister, Michael and Melissa Bakewell,
Ed. Chatto and Windus, 2000, p. 108.
22. Manfred, Lord Byron, Murray, 1817.
23. Michael and Melissa Bakewell, op. cit., p. 71.
24. Ibid., p. 350.
25. Ibid., p. 304.
26. Ibid., p. 283.
27. Ibid., p. 211.
28. Ibid., p. 374.
29. Ibid., p. 352.
30. « Ressemblant à une hyène », ibid., p. 350.
31. André Maurois, op. cit., p. 254.
32. Medora Leigh : A History & Autobiography, Charles Mackay & Elisabeth
Medora Leigh, Ed. Richard Bentley, 1870.
33. Les Enfants de Medora, Cercle généalogique de l’Aveyron, Suzanne
Barthe, 2011.
34. Ibid.
35. Byron : Child of Passion, Fool of Fame, Benita Eisler. Ed. Knopf, 1999,
p. 519.
36. Byron, lettre à Douglas Kinnaird, 20 janvier 1817, Byron’s letters and
journals, sous la dir. de Lesley A. Marchand, Harvard University Press, 1973-82,
vol. V, p. 162.
37. The Clairmont Correspondence : Letters of Claire Clairmont, Charles
Clairmont, and Fanny Imlay Godwin, sous la dir. de Marion Kingston Stocking,
Johns Hopkins University Press, 1996.
38. Ibid.
39. Benita Eisler, op. cit., p. 593.
40. Ibid., p. 704.
41. Lettres et mémoires de Lord Byron, Thomas Moore, trad. Louise S.W.
Belloc, Ed. A. Mesnier, 1830, p. 68.
42. Ibid., p. 68.
43. Lettre du 26 juillet 1819 à Augusta Leigh, in Letters and Journals, Lord
Byron, vol. II, Ed. Rowland E. Prothero, 1898-1901, p. 185-186.
44. « Lord Byron et quelques-uns de ses contemporains », Leigh Hunt, Revue
britannique, t. 15, 1827, p. 261-262.
45. Passages in Foreign Travel, Isaac Appleton Jewett, Ed. Little & Brown,
1838, vol. 1, p. 206-207.
46. Ibid.
47. The Last Attachment : The Story of Byron and Teresa Guiccioli, Iris
Origo, Ed. Murray, 1949.
48. Figaro : Album littéraire de la Revue canadienne, t. 3, 1848, p. 40.
49. Teresa Guiccioli, op. cit.
50. « A True Story of Lady Byron’s Life », Harriet Beecher-Stowe, The Atlantic
Monthly, août 1869.
51. Byron’s Letters and Journals : A New Selection, sous la dir. de Richard
Lansdown, Oxford University Press, 2016.
52. On this Day I Complete my Thirty-Sixth Year, Lord Byron, 1824.
53. Le Livre des livres perdus, Giorgio Van Straten, trad. Marguerite Pozzoli,
Actes Sud, 2016.
54. The Rise and Fall of a Regency Dandy : The Life and Times of Scrope
Berdmore Davies, T.A.J. Burnett, Ed. Murray, 1981, p. 217.
55. Ibid., p. 204.
56. Ibid., p. 204.
57. Ibid., p. 215.
58. Byron and Hobby-O : Lord Byron’s Relationship with John Cam
Hobhouse, Peter Cochran, Cambridge Scholars Publishing, 2010, p. 126.
59. André Maurois, op. cit., p. 135.
60. Lady Blessington’s Conversations of Lord Byron, Ernest J. Lovell Jr.,
Presses de Princeton, 1969, p. 37.
61. L’Année sans été, Gillen d’Arcy Wood, La Découverte, 2016.
62. Préface de l’édition de 1831 de Frankenstein or The Modern Prometheus,
Ed. Lackington, Allen & Co.
63. British Critic, 1818, p. 408.
64. Mary Shelley, Frankenstein, Max Duperray, Ed. CNED, 1994.
65. Mary Shelley, Muriel Spark, Ed. Cardinal, 1987, p. 127.
66. « La Vénus d’Ille », Revue des Deux Mondes, mai 1837.
67. The Stress of her Regard, Tim Powers, Ed. Ace Books, 1989.
68. The Vampyre, a Tale, John Polidori, Ed. Sherwood, 1819.
Mes remerciements vont à Sandrine Palussière pour tout, à
Alexandrine Duhin et Agathe Mathéus pour le reste, et à Edmond
Rostand.
Couverture : Louise Cand
D’après le portrait attribué à A. E. Chalon, Watercolour,
Ada Lovelace, 1840, 25 x 18.3 cm. Portrait, TQL to L. looking front, in evening
dress with mantilla, holding fan,
© The Board of Trustees of the Science Museum

Reproduction de la note G d’Ada Lovelace :


© Sophia Rare Books

© Librairie Arthème Fayard, 2019

Dépôt légal : septembre 2019

ISBN : 978-2-213-71456-1
Table des matières
Couverture

Page de titre

De la même autrice

Avant Ada

Ada au nid

Des mathématicien-nes
comme s'il en pleuvait

Les ailes qui poussent

Les ailes qui s'ouvrent

Les ailes meurtries

Les ailes brisées

Les ailes fermées

Après Ada

La résurrection d'Ada

Appendice
L'extinction de la constellation Byron

Page de copyright

Vous aimerez peut-être aussi