Ada Ou La Beaute Des Nombres - Catherine Dufour
Ada Ou La Beaute Des Nombres - Catherine Dufour
Ada Ou La Beaute Des Nombres - Catherine Dufour
L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça, Mille et une
nuits, 2012 ; LGF, 2013.
Guide des métiers pour les petites filles qui ne veulent pas finir
princesses, Fayard, 2014 ; LGF, 2015.
La Vie sexuelle de Lorenzaccio, Mille et une nuits, 2014.
Nous avons tous besoin d’une permission pour
faire de la science, mais, pour des raisons
profondément ancrées dans notre histoire, cette
permission est bien plus souvent donnée aux
hommes qu’aux femmes.
Vera Rubin
in « Découvreuse de la matière noire,
l’astrophysicienne américaine Vera Rubin
est morte le 25 décembre »,
Guillaume Gendron, Libération,
27 décembre 2016.
En ce 2 janvier 1815, le très célèbre Lord Byron, poète débauché
et ruiné, épouse à Seaham Hall, dans le nord de l’Angleterre, la très
sage Annabella Milbanke. Il la surnomme la « princesse des
parallélogrammes », à cause de son goût pour les mathématiques,
assez rare chez les riches ladies. Un an plus tard, dans le bel
appartement londonien des Byron-Milbanke, une petite fille vient au
monde : Ada. Dans la pièce à côté, Lord Byron, ivre d’opium et de
brandy, tire au pistolet sur le peu de mobilier que les huissiers lui ont
laissé. Annabella prend son bébé et va se réfugier chez ses parents.
Les deux époux ne se reverront jamais.
Vingt-cinq ans plus tard, Ada Byron, épouse King et comtesse
Lovelace, déjà mère de trois enfants, se lance dans l’étude des
mathématiques. Elle se hisse en trois ans à un niveau suffisant pour
apprécier le travail d’un inventeur génial : Charles Babbage. Celui-ci
vient de mettre au point un énorme calculateur automatique. Ada se
penche sur ces rouages complexes lorsqu’une intuition lui vient : et si,
au lieu de ne manier que des chiffres, cet engin traitait aussi des
symboles ? Elle met son intuition au propre : ce sera la fameuse
« Note G », le premier programme informatique au monde.
Ni Ada ni Babbage ne sauront jamais à quel point ils ont été
géniaux. Ada meurt jeune, aussi droguée et endettée que son père.
Babbage s’enfonce lentement dans la solitude et l’amertume. C’est
son fils Henry qui, conscient du génie de son père, fabrique certaines
parties de son calculateur. Hélas, ces prototypes ne convainquent
personne. Ils finissent au grenier.
En 1937, un physicien américain nommé Howard Aiken va faire un
tour dans le grenier de Harvard. Il découvre un des prototypes
laissés à l’abandon. Il propose à IBM de fabriquer une machine à
partir de ces engrenages : Mark I. Celui-ci aura une nombreuse
descendance : les ordinateurs. Tous nos ordinateurs.
En 1950, un mathématicien anglais nommé Alan Turing, celui qui a
conceptualisé l’informatique et craqué le code des nazis, s’inspire des
travaux d’Ada et baptise un de ses arguments scientifiques
L’objection de Lady Lovelace.
Grace Hopper, une collègue d’Aiken, dit au sujet d’Ada : « C’est
elle qui a écrit la première boucle. Je ne l’oublierai jamais. Aucun de
nous ne l’oubliera jamais1. » En 1978, le nouveau langage
informatique du département de la Défense américain est nommé
Ada. C’est le début de la reconnaissance. Ada Lovelace cesse, enfin,
de n’être qu’une note de bas de page dans les biographies de son
père.
Lord et Lady Milbanke élèvent leur unique fille dans un étroit corset
de religion, mais ne lui refusent rien des joies de l’esprit. Et de
l’esprit, elle en a. Elle en montre même tant, et si jeune, que ses
parents embauchent un ancien professeur de Cambridge, William
Frend. Celui-ci applique exactement le programme universitaire :
littérature, philosophie et sciences. Annabella complète le reste par
des lectures et, rapidement, « excelle en tout, de la linguistique aux
mathématiques15 », dont elle se délecte particulièrement. Frend
applaudit son étude d’Euclide. Elle ingurgite aussi, bien sûr, la partie
féminine du programme : dessin, danse, langues (français, italien,
latin, grec), et un peu de musique, qui la barbe. Le reste du temps,
elle écrit des vers et se promène seule entre le ciel et la mer du
Nord, parmi les groseilliers salés de Seaham Hall et sur les grandes
plages blanches et glacées. C’est une enfant silencieuse, solitaire,
d’apparence paisible, mais, intérieurement, c’est autre chose. Elle vit
des amitiés d’enfance passionnées qu’elle relate dans son journal.
Elle y raconte aussi ses rêves, s’imagine en guerrier spartiate
défendant les Thermopyles au prix de sa vie, ou en médecin intrépide
soignant les pestiférés lors des grandes épidémies. En fait, elle se
découvre très tôt une furieuse envie d’agir, alors qu’elle appartient à
une caste, un temps et un genre où toute action lui est interdite.
Alors, elle se raisonne. Elle voit ses élans comme des péchés,
sûrement d’orgueil, et tâche de prendre le pas sur eux. Car elle est
très pieuse, et sa morale est aussi étroite que ses connaissances
sont vastes.
À dix-sept ans, Annabella est une petite femme très bien roulée
avec un teint frais. D’après son portrait par George Hayter et une
gravure, elle a un visage rond, de grands beaux yeux langoureux et
une bouche plus petite que le nez, qui est pointu. (Notez, cependant,
que l’époque adore les petites bouches en cerise sommées d’yeux
gigantesques, et a tendance à en mettre partout.) Ses contemporains
ne louent pas sa beauté, ils lui trouvent trop de joues. Celles-ci lui
valent le surnom de Pippin – la pomme reinette. Intellectuellement,
Annabella est parfaitement au courant de son génie et n’hésite pas à
en faire état dans son cercle social. Mais personne ne prend au
sérieux une jeune fille qui trouve les philosophes écossais « d’une
grande utilité pratique16 ». Elle vit toujours à Seaham Hall, où elle
s’entend à merveille avec son père, qu’elle appelle familièrement my
papa. Elle se ligue avec lui pour contrer énergiquement sa mère, qui
voudrait tout régenter. Cette vie sans ostentation, qui s’écoule entre
les rives rigides du culte et de la bienséance, est gaie et affectueuse.
On se promène, on lit Jane Austen, on échange des plaisanteries de
couvent, mille fois rebattues, sur des sujets triviaux comme les
piqûres de puces, et ça convient tout à fait à Annabella – mais ça ne
lui suffit plus. Voilà qui tombe à pic, puisqu’il est temps pour elle
d’entrer dans le monde, c’est-à-dire d’aller à Londres pendant la
saison – entendez la saison mondaine, le printemps et l’été – pour y
trouver un mari.
Dans les salons londoniens, Annabella découvre, sûrement
offusquée, une danse d’un nouveau genre, très osée : la valse. Elle
observe « les quatre mille personnes qui sont debout à l’heure où les
autres sont couchées17 » et qui forment le monde en Angleterre. Elle
constate que cette coterie manque à la fois de raison et de
sensibilité. Quand quelques-uns de ces happy few se réunissent pour
écouter un concert, elle note avec justesse qu’ils subissent la musique
comme un devoir, un remède à avaler avant de pouvoir reprendre
leurs cancans et leurs flirts. Elle ne manque ni d’humour, ni de
méchanceté : sa cousine Lady Caroline Lamb étant tombée
amoureuse de l’idole de la saison, un poète nommé Byron, elle écrit
que « sa nouvelle affectation de mélancolie byronienne gâte le
charme de sa stupidité coutumière18 ». Entre deux bals, elle hante les
conférences scientifiques fort sérieusement. Mais du haut de son
intelligence et de sa clairvoyance, elle n’a quand même pas vingt ans,
tous vécus dans une bulle de confort financier et affectif. Par
conséquent, elle a le sens des réalités d’une brique. « Vous vivez sur
des échasses19 », lui écrit lady Melbourne. « Tout juste sur la pointe
des pieds20 », lui répond Annabella. Il faut dire que sa vision du mari
idéal est cocasse : « principes », « devoir », « raison », « génie non
nécessaire mais désirable21 », beauté pas nécessaire non plus mais
surtout, de bonnes manières – on dirait la recette d’un gâteau sans
gluten. Ou son père. Londres, qui observe en retour cette nouvelle
venue et n’a pas l’habitude de rencontrer une femme et une grande
culture dans la même pièce, dit d’elle qu’elle est pleine de contrastes.
Peu à peu, les demandes en mariage arrivent, cinq ou six. Elle les
refuse toutes.
Observons Annabella, un après-midi de mars 1812, assise au fond
du salon pépiant de lady Melbourne. Elle est serrée dans une robe
Empire assez simple, décolletée sous le nécessaire collier de perles
ou de corail. Deux manches bouffent au coin de ses épaules. Elle a
rassemblé ses longs cheveux roux et bouclés au sommet de son
crâne rempli de questions et de réponses. Deux rouleaux dénoués
(des anglaises, forcément) cachent ses tempes. Elle se montre bien
silencieuse. Plante élevée au grand air, puis pressée entre deux
livres, elle ne se sent pas forcément à sa place dans cette
assemblée, parmi des mondaines affûtées comme la volubile Lady
Jersey ou l’évaporée Lady Caroline Lamb. Alors, elle cache sa
différence derrière une apparence grave, voire imperturbable – « pâle
et froide22 », « froide et impassible23 », « froide impassibilité24 »,
« ferme comme un roc25 », « air placide26 », « pâle comme la cendre
et calme comme la mort27 », tout le monde est d’accord là-dessus.
La duchesse de Devonshire – cette belle âme – conclut : « C’est un
glaçon28. » Cependant, si quelqu’un lance un sujet et demande son
avis à Annabella, elle le donne volontiers, à la façon tranchante des
timides. Ce que voient ses interlocuteurs et interlocutrices, c’est une
jeune femme dédaigneuse qui pose à la donneuse de leçons. En
langage moderne, sur le plan des interactions personnelles, elle
rencontre assez exactement la définition d’intello, voire de boloss.
C’est alors que Byron entre dans la pièce.
L’un et l’autre
Afin de chasser cette image, revenons à Ada. Dès ses huit ans, en
1824 – l’année où son père meurt –, elle est accablée de migraines.
Sa santé s’améliore quand sa mère l’emmène faire, pendant un ou
deux ans, un grand tour d’Europe. À douze ans, Ada semble en
forme : elle se passionne pour la mécanique, essaye de construire
des ailes articulées, dissèque des corbeaux morts, rédige un « livre
de Flyology9 » et rêve d’avions à vapeur. Elle lit tout ce qu’on lui met
sous la main avec voracité. « Elle a appris toute seule une partie de
la Géométrie de Paisley, qu’elle a particulièrement aimée10 », raconte
fièrement Annabella. Pour ses treize ans, sa santé se dégrade à
nouveau : rougeole. Elle reste sur le flanc pendant deux ans –
encéphalopathie, a priori. La diète sévère et l’immobilité complète
auxquelles on la contraint ne l’aident pas à se rétablir rapidement. De
ce moment, Ada devient valétudinaire. Outre la gastrite, elle souffrira
toute sa vie d’asthme, de troubles de l’équilibre et de dépression,
avec des crises d’angoisse – des sensations de mort imminente,
notamment, qu’elle compare à des crises cardiaques. Aux saignées
et aux potions s’ajoutent alors des prescriptions d’alcool, d’opium et,
enfin, de morphine. Rien d’étonnant dans ces ordonnances, et
certainement pas l’opium, vendu dilué dans du vin sous le nom de
laudanum. Tout le monde en prend. La consommation ne fera que
croître en Angleterre pendant le XIXe siècle, dans toutes les classes et
à absolument tous les âges – le fameux sirop pédiatrique L’Ami de
maman11 prescrit cinq gouttes pour les nourrissons de cinq jours,
vingt-cinq gouttes dès cinq ans. Si vous vous demandiez comment les
Anglaises et les Anglais réussissent à traverser ce long tunnel
d’oppression qu’est l’ère victorienne, maintenant, vous savez : toute la
population est droguée jusqu’aux yeux. Ada, elle, trouve que l’opium
la rend délicieusement philosophe, et la soulage de toutes ses envies,
ainsi que de toutes ses angoisses. Elle cerne en peu de mots son
problème, l’inaction et l’absence de perspectives imposées par un
contrôle social dément. Fatalement, à tous ses ennuis de santé
s’ajoutent bientôt les effets débilitants de la drogue, puis les
symptômes du manque. L’ensemble du tableau clinique a, bien sûr,
fait l’objet de diagnostics compliqués et incertains. On a parlé d’une
porphyrie héréditaire, tombée du haut d’une ascendance royale
fantasmatique. Il me fait surtout penser à une somatisation de
mammouth : la fameuse hystérie, qui accable tant de ces femmes
sous contrainte au XIXe siècle, et dont Charcot puis Freud font leurs
délices. Pour ces hommes-là, tout vient de l’utérus. Et je ne résiste
pas à l’envie de parler de la ravissante étude menée par la biographe
moderne Dorothy Stein dans l’appendice de sa biographie d’Ada, Ada
Byron : la comète et le génie12 (traduction étrange de Ada Byron, a
Life and a Legacy, publiée en 1985) sur « la théorie de l’utérus
migrateur », alors en vogue. Dit aussi « utérus sauteur », cet organe
facétieux est réputé « doué d’une vie propre ». Bondissant d’un bord
à l’autre de la cage thoracique, il y crée toutes sortes de désordre :
engorgement des poumons, crise de foie, mal de dos, il piétine tout
sur son passage. Il lui arrive même de remonter plus haut,
embarrassant la gorge ou les yeux. Il importe donc de le remettre en
place, soit en faisant du cheval (qu’allez-vous supposer là ?
Simplement, le mouvement du cheval est réputé faire retomber
l’utérus dans son emplacement naturel), soit en l’attirant vers une
extrémité grâce à de bonnes odeurs, et en le repoussant de l’autre
extrémité à l’aide de mauvaises. Maintenant que vous avez visualisé
toutes ces ladies, un bouquet de violettes dans la cramouille, en train
de sucer des crottes de lapin, notez que tout ceci est rigoureusement
sic, et reprenons notre route au côté d’Ada.
Fin 1832, Ada est à peu près rétablie. Elle va avoir seize ans.
D’après un familier, c’est une jeune fille dépourvue de santé, dodue,
un peu empotée et d’abord agréable. Elle se montre timide en
société, mais, derrière la façade, elle est extrêmement volontaire – le
portrait croisé de ses deux parents. Hobhouse, le BFF de Byron, est
moins aimable : il la trouve très vilaine. Un an plus tard, Ada est sur le
point d’avoir dix-sept ans, et donc d’entrer dans le monde à
l’occasion de sa première saison. Elle écrit à sa mère qu’elle n’en
peut plus. Certes, elle ne subit plus les sacs à doigts, mais le
contrôle se fait d’une autre façon : sa mère se moque d’elle, la
déprécie, se gausse de ses aspirations et de chacun de ses faits et
gestes, comme c’est l’usage pour empêcher les adolescents de
devenir autonomes. Ada veut partir vivre à Londres, seule. Vous
imaginez la réponse d’Annabella. Alors Ada prend un amant, le seul
dont elle dispose : son précepteur, un gentil petit jeune homme. Avec
lui, elle découvre les plaisirs de la vie – hors la pénétration complète.
Elle s’enfuit même chez lui. Terrifié, il la renvoie par retour de courrier.
L’histoire est étouffée. Annabella attribue cette tentative d’évasion à
l’hérédité paternelle et Ada, dûment chapitrée, entre enfin dans le
monde. Elle y trouve bien mieux que l’obligatoire époux : une mère et
un père par l’esprit, et même un grand frère d’élection, entre mille
autres merveilles, sans oublier un oiseau rare, hélas rongé par la
pollution. Il s’agit des mathématicien-es Somerville, Babbage, Morgan
et du physicien Faraday.
Notes
1. Michael and Melissa Bakewell, op. cit., p. 245.
2. Ralp Milbanke, op. cit., p. 238.
3. Autobiography, Harriet Martineau, Ed. Smith Elder, 1877, vol. 1, p. 11.
4. Schwarze Pädagogik. Quellen zur Naturgeschichte der bürgerlichen
Erziehung. Katharina Rutschky, première parution. Frankfurt am Main, 1977.
5. Ada de Lovelace et la Programmation informatique, Jean-Paul Soyer,
Ed. du Sorbier, 1998.
6. Physiologie du mariage, Honoré de Balzac, Levavasseur, 1829.
7. Sorcières, Mona Chollet, Zones, 2018.
8. Jean-Paul Soyer, op. cit.
9. Ada Lovelace, the Making of a Computer Scientist, Christopher Hollings,
Ursula Martin & Adrian Rice, Bodleian Library, 2018, p. 21.
10. Ada’s Algorithm, James Essinger, Ed. Gibson Square, 2013, p. 67.
11. « Victorian Opium Eating : Responses to Opiate Use in Nineteenth-Century
England », Victoria Berridge, Victorian Studies, 21(4) 1978, p. 437-461.
12. Ada Byron, la comète et le génie, Dorothy Stein, trad. Maurice Gabail,
Seghers, 1990, p. 341-342.
Des mathématicien-nes comme s’il
en pleuvait
Avant même ses vingt ans, Ada rencontre trois mathématicien-es
d’importance : Somerville, à qui elle pose une foule de questions ;
Morgan, à qui elle pose les questions restantes ; et enfin Babbage, à
qui elle apporte quelques réponses. Voyons d’un peu plus près
comment on peut être mathématicien-ne dans la première moitié du
e
XIX siècle.
Après la mère d’Ada par l’esprit, voici le père, celui grâce à qui le
génie d’Ada va pouvoir se déployer. Charles Babbage a l’âge
d’Annabella : il naît en 1791 à Londres, Southwark. Il passe son
enfance dans le sud de l’Angleterre, au bord de la Manche, près de
Plymouth. C’est l’unique fils survivant d’un père tyrannique, un self-
made-man qui finira banquier sur Fleet Street (la banque qu’il a
fondée existe toujours17). Comme tous les gosses de l’époque, le
petit Charles est malade en permanence. Dans la bibliothèque d’une
des écoles qu’il fréquente épisodiquement, il découvre les
mathématiques et dévore bientôt les livres d’algèbre comme des
romans. Déjà, c’est un expérimentateur : il met au point une
expérience « pour savoir si, oui ou non, le diable peut vraiment être
invoqué en chair et en os18 ». Spoiler : il ne peut pas.
En 1810, rétabli, Charles part pour Cambridge comme tous les
jeunes garçons chics. S’il s’avère médiocre en lettres classiques, il
est si bon en sciences qu’il en sait davantage, le jour de la rentrée,
que tous les autres étudiants et beaucoup de ses professeurs. Il
profite de son séjour pour se faire des amis, entre autres Herschel –
John, le neveu de Caroline, celui que photographiera si bien Julia
Cameron, et qui découvrira tant d’étoiles – et Peacock, futur
mathématicien célèbre. En leur compagnie, riche des 300 livres
annuelles que lui verse son père, Charles fait la fête : bon boire,
solide manger, excellentes discussions, promenades en bateau sur la
Cam, parties d’échec, de whist, et, surtout, voluptueuses
spéculations mathématiques.
Voici Charles à vingt ans, réchappé d’une enfance catarrheuse et
d’un père toxique. Il a un visage harmonieux et volontaire, avec une
bouche déjà pincée mais encore bien modelée, un menton à fossette,
un regard charbonneux, perçant, un grand front et cette façon
impatiente de se coiffer, en rejetant ses cheveux vers l’arrière, qu’il
gardera toute sa vie. C’est un bel homme dans le genre
soigneusement négligé. Il s’est déjà lancé dans les deux activités qui
l’occuperont jusqu’à sa mort : d’abord, adhérer à des clubs et à des
societies – des sociétés scientifiques. Afin d’être sûr de ne pas
manquer, il en créera même quelques-unes de plus. Il est notamment
membre de l’Extractors Club, dont « la vocation est d’extraire ses
membres de l’asile de fous au cas où ils viendraient à y être
enfermés19. » Sa seconde marotte consiste à se brouiller avec la
terre entière, et plus particulièrement avec les gens dont il a besoin.
« Ce pauvre type finira par se mettre mal avec tout le monde20 »,
remarque le mathématicien Augustus de Morgan, qui le déteste
cordialement. Ainsi, ayant pour ambition de devenir professeur de
mathématiques en université, Babbage publie un opuscule dans lequel
il ridiculise le système de notation mathématique en vigueur à
l’université (système un peu poussiéreux, il est vrai. D’ailleurs,
Babbage a souvent raison. Là n’est pas le problème. Le problème,
c’est qu’il n’a jamais la grâce de le cacher). Babbage obtient quand
même son diplôme en 1814, mais il se voit, première goutte
d’amertume dans sa coupe, refuser le poste de professeur dont il
rêve. Ce qui est bien ennuyeux, puisqu’il a décidé de se brouiller aussi
avec son père – en se mariant.
Babbage, entre deux articles de mathématiques très pointues et
deux conférences sur le sujet, entame alors un voyage en Europe, à
la rencontre d’autres scientifiques. C’est à Paris que lui est révélé ce
qui deviendra l’œuvre de sa vie : fabriquer un outil qui lui permette de
pratiquer les mathématiques en se passant de la plus agaçante des
sources d’erreur, l’être humain.
Il faut comprendre qu’en ce temps-là, et jusqu’à la mise au point
des calculettes, tous les calculs se font à la main – et parfois grâce à
des as du calcul mental. Il y en a quelques-uns, mais pas
suffisamment. Alors, on consulte des tables. Tables d’addition, tables
de multiplication, tables de logarithmes, d’astronomie et de
trigonométrie, tables de marées et de tirs, d’innombrables métiers
utilisent des tables : les écoliers, les architectes, les fabricants de
ponts, les assureurs, les banquiers, les militaires, les marins. Autant
dire que la moindre faute dans une table se paye en effondrements,
naufrages, ruines, défaites, mauvaises notes et autres catastrophes.
Et des fautes de calcul, les tables en sont truffées. Sans compter
qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que de faire des calculs à la main.
Morgan en témoigne : « Parmi toutes les corvées déplaisantes, le
calcul numérique est la pire : il combine le souci de l’activité avec
l’ennui de la monotonie et la crainte de l’erreur21. » Tout ça agace
prodigieusement le génial Babbage, qui voudrait bien nager dans le
limpide azur des nombres sans se voir régulièrement dérangé par les
petits octopodes aquatiques poilus de la décimale fautive. Il décide
donc d’y remédier une bonne fois pour toutes, rejoignant dans sa
créative colère Josephine Garis Cochran et son fameux : « Si
personne ne veut inventer la machine à laver la vaisselle, je vais le
faire moi-même22 ! » Il se prend à rêver d’un automate capable de
réaliser tout seul les quatre opérations – un calculateur (computer)
automatique ! Ça y est, la « passion de l’ingénierie23 » l’a saisi. On
est en 1821 et Babbage, submergé par l’enthousiasme, tourne le dos
à tout le reste – même aux mathématiques.
C’est dommage pour le domaine : « On considère souvent que
l’impulsion donnée par Babbage permit l’épanouissement des
mathématiques anglaises dans les décennies suivantes24. »
Forcément, l’abandon de sa carrière de théoricien représente une
grande perte. On n’ose imaginer ce que Babbage aurait pu réaliser
s’il avait persisté. Apparaît là un troisième trait marquant de son
caractère : il s’engoue, se passionne, entame une percée formidable,
puis se dégoûte et passe à une autre toquade, en général parce qu’il
estime que son mérite n’est pas assez reconnu par ses pairs.
Lesquels le fuient, en effet, sans qu’il se demande jamais si son
affreux caractère n’y est pas pour quelque chose. Afin d’achever ce
portrait contrasté, notez que Babbage est aussi connu pour son
« célèbre charme, son esprit et son humour25 ». Ainsi, quand le poète
Tennyson écrit : « À chaque instant un homme meurt/À chaque instant
un homme naît26 », Babbage lui explique que, « en vérité, le taux de
natalité est supérieur au taux de mortalité, et il conviendrait d’écrire
que “à chaque instant un homme meurt/À chaque instant 1 + 1/16
d’homme naît”. Parce que, strictement parlant, le nombre exact est
tellement long qu’il ne tiendrait pas sur une ligne27 ». Cela dit,
Babbage étant anglais, « il est souvent extrêmement difficile de dire
quand il plaisante28 ».
Mais Babbage ne fait pas que des sciences, des colères et des
plaisanteries de geek : il fait aussi l’amour. Il engrosse sa femme, la
très jolie Georgiana, à peu près chaque année, jusqu’à ce qu’elle en
crève. Seuls trois de leurs huit enfants atteindront l’âge adulte – trois
fils. Et vient l’année 1827… Année terrible. Pour ses trente-six ans,
Babbage perd à la fois son père, sa femme, leur petit Alexander
nouveau-né et leur petit Charles de dix ans. Il sombre dans la
dépression, plie bagage et va promener sa peine dans toute l’Europe.
Au retour, il se retrouve à la tête d’un joli héritage : 100 000 livres
(environ 9 millions d’euros actuels, peut-être 12). Et peu après, en
1829, il obtient enfin le poste de professeur à Cambridge qu’il espère
depuis quinze ans. Trop tard, hélas, pour qu’il puisse convaincre son
père qu’il est capable de faire quelque chose de sa vie. Trop tard
aussi pour que, au moins, l’appât du gain le motive. Peu
étonnamment, Babbage ne sera pas un professeur conventionnel –
carrément « inattentive to teaching29 ». Mais il ne refusera jamais les
100 livres de son salaire, « le seul honneur, affirme-t-il, que j’aie
jamais reçu de mon pays30 ». Sa coupe d’amertume déborde et
commence à le ronger.
Fidèle à lui-même, il décide de fêter son retour au pays en écrivant
Réflexions sur le déclin de la science en Angleterre, afin de se faire
encore un peu plus d’amis. C’est un succès sur tous les plans – de
librairie et de grincements de dents. Ses enfants survivants
approchant de l’âge de la saison, il décide de socialiser un peu : il
tient salon tous les samedis soir. Et comme il est charmant quand il
veut, ses réceptions deviennent rapidement des plus courues de
Londres. On y croise parfois plus de deux cents invités, voire trois
cents – le salon doit être de belle taille. Il y a de tout, à ces soirées :
des hommes de loi et de sciences, des hommes d’Église et
d’industrie, tout le corps médical, des universitaires, des politiciens,
des explorateurs et des artistes, Darwin, Nightingale et Tocqueville.
Les astronomes viennent avec leur lunette, les chercheurs avec
« leurs dispositifs électriques et magnétiques31 », Babbage avec des
poupées mécaniques (dont une charmante danseuse d’argent qui
tient un oiseau à la main) et, bien sûr, un prototype de ce moteur à
différences dont il sera amplement question plus loin, « un engin à
manivelle de deux pieds de haut constitué de 2 000 pièces en
laiton32 ». Les invités écoutent des lectures et des conférences, mais
pas seulement : ils dansent, jouent, dînent de mets fins, mangent des
glaces et se déguisent pour composer des tableaux vivants, souvent
des reconstitutions de peintures célèbres. Hélas, au cours d’une de
ces soirées, Georgiana Junior, la fille de Babbage, âgée de seize
ans, fait connaissance d’un couple exclusif et cruel : madame la
Maladie et son époux, la Mort. Assommé de chagrin, Babbage se
réfugie dans le travail et notamment dans sa plus durable lubie : le
calcul automatique.
Le premier computer imaginé par Babbage est un moteur à
différences. Celui-ci tire son nom de la méthode de Newton des
différences finies – je n’entrerai pas davantage dans les détails.
Retenez seulement que cette machine ne fait, malgré son nom, que
des additions. C’est donc en 1821 que, travaillant sur des tables
astronomiques étoilées d’erreurs, bien sûr calculées à la main,
Babbage s’exclame : « Crénom de Dieu ! comme j’aimerais que ces
calculs aient été faits à la vapeur33 ! » À quoi Herschel, britannique, lui
répond : « C’est envisageable. » Et Babbage de se plonger dans les
plans du moteur à différences. En 1823, il a fini de dessiner une
machine assez impressionnante : figurez-vous de longues tiges
verticales sur lesquelles tournent des roues dentées, chacune
possédant dix dents numérotées de 0 à 9. On lit les chiffres en
partant du sommet, et un système d’engrenages permet aux roues
de tourner sur elles-mêmes de façon coordonnée. La rotation est
effectuée non à la vapeur, mais manuellement, à l’aide d’une
manivelle. Enthousiasmé à son tour, le gouvernement anglais offre à
Babbage 1 700 livres pour persister dans son projet. Babbage
exigera – et obtiendra, étalés sur dix ans – à peu près dix fois plus
(soit environ 2 millions d’euros actuels, deux frégates de guerre à
l’époque) pour, eh bien, ne jamais mener le projet à bien. « Nous
n’avons reçu pour nos 17 000 livres que les récriminations de
monsieur Babbage34 », se plaint le donateur. Il faut dire que les plans
de Babbage décrivent de façon méticuleuse près de 25 000 pièces,
ce qui n’est pas rien à usiner. Il faut dire aussi que « méticuleux » ne
veut pas dire « ferme et définitif » : Babbage est trop enthousiaste
pour n’être pas complètement brouillon. Il corrige et modifie
inlassablement ses engrenages, qui deviennent vraiment très
compliqués à usiner. Il faut dire enfin qu’en 1833 il se brouille
cruellement avec Joseph Clement, le malheureux ingénieur chargé de
fabriquer ses 25 000 pièces mutantes. Tout cela n’empêche pas
Babbage de montrer un prototype simplifié de son moteur au monde,
avec un succès indéniable – les démonstrations scientifiques sont à la
mode, à Londres. La même année, il décide que les différences,
c’est trop 1820. Il vient d’avoir une idée encore plus géniale : le
moteur analytique ! Une machine capable de résoudre n’importe quel
calcul.
En 1834, Babbage conçoit son analytical engine en cinq parties,
lesquelles peuvent vous évoquer quelque chose : une entrée de
données (the input) qui lit des cartes perforées (principe aimablement
fourni par les métiers à tisser de monsieur Jacquard), une autre
entrée qui lit des cartes d’instructions (the control), un moulin qui
ordine (« mettre en ordre, arranger35 ») et qu’on peut aussi appeler
unité centrale de calcul (the mill), un magasin qui stocke les résultats
intermédiaires et finaux (the store), et une imprimante (the output) –
une belle imprimante pour, enfin !, éditer de belles tables de calcul,
nettes de toute erreur. Le principe est génial ; la finalité manque de
grandeur, de souffle, d’inspiration – de hauteur de vue. C’est alors
que, au hasard d’une de ses soirées scientifiques où se croise tout le
monde, Babbage est présenté à Annabella – et à une petite jeune
fille réservée nommée Ada. Contrairement à la majorité de
l’assistance, qui vient chez Babbage davantage pour goûter à ses
desserts exotiques que pour la beauté des nombres, Ada se prend
immédiatement de passion pour le moteur de Babbage.
Enfin, après les parents par l’esprit, voici le grand frère d’élection
d’Ada, son mentor, le professeur qui la mènera au niveau
mathématique suffisant pour qu’elle puisse collaborer avec Babbage.
Morgan est plus âgé qu’elle de dix ans. Comme elle, il est accablé
par les maladies infantiles. Il y laisse un œil, grâce à quoi il échappe
à l’armée, à laquelle sa famille le destinait. Sa passion pour les
mathématiques le prend à quatorze ans, et son dégoût de la religion
lui vient de sa mère, qui le tympanise pour qu’il embrasse une
carrière ecclésiastique. Révulsé, il se déclare « anti-déiste36 », le
terme athée étant alors un trop gros mot. Il s’y tiendra mordicus toute
sa vie.
En 1823, Morgan entre, vous vous en doutez, à Cambridge. Il s’y
lie avec Peacock, qui l’entraîne loin sur les chemins de l’algèbre.
Étudiant étincelant, Morgan cale cependant sur l’examen final : celui-
ci comporte une épreuve de théologie et Morgan préférerait avaler
son compas, son équerre et son édition de Leibnitz plutôt que de la
passer.
Par défaut, il s’inscrit au barreau – il n’y mettra guère les pieds. Il
gagne sa vie en donnant des cours de mathématiques. Heureusement
pour lui, tous les recalés de Cambridge – les juifs, les catholiques, les
femmes, les allergiques à la théologie – voient soudain s’ouvrir devant
eux les portes d’une nouvelle université fondée sur la neutralité de
culte et de genre : la London University, que nous connaissons
aujourd’hui sous le nom de University College London, la prestigieuse
UCL. Morgan y est admis comme professeur à vingt-deux ans. Là
aussi, il fait des étincelles. Ses étudiants l’adorent. Il faut dire que ses
innovations pédagogiques sont radicales : au lieu de déclamer son
cours ex cathedra dans une douce odeur de sieste, il délivre une
heure d’enseignement suivie d’une heure d’exercices qu’il corrige à la
volée. Disons qu’il s’intéresse au fait que ses élèves comprennent
quelque chose à ce qu’ils font. Personne n’y avait jamais pensé avant,
semble-t-il. Du haut de sa chaire, ce jeune professeur présente, entre
un collier de barbe sombre et un vaste front déjà dégarni, un menton
rond d’angelot, une jolie bouche et des yeux ardents, splendides.
Essuyer les plâtres universitaires de l’UCL donne lieu à bien des
chicanes et controverses. Morgan, prouvant ainsi qu’il a bien un
caractère de mathématicien, prend parti et démissionne avec fracas
en 1831. À la recherche d’élèves à qui donner des cours particuliers,
il se lie d’amitié avec Frend, l’ancien professeur d’Annabella Byron, un
vieux mathématicien passéiste qui ne croit tout simplement pas aux
nombres négatifs. Les deux hommes partagent, outre l’amour de
l’arithmétique, celui de la musique. Morgan est un flûtiste émérite et
vient volontiers pousser sa trille chez Frend, avec tant d’assiduité qu’il
épousera sa fille Sophia, la BFF d’Annabella Byron (une enfant
surdouée que son père, en la privant d’études, a ramenée à une
normalité convenable). Il lui fera sept enfants, dont l’écrivaine assez
connue Mary de Morgan. C’est, bien sûr, via sa femme Sophia que
Morgan entre en relation avec Annabella, et par extension avec Ada,
au moment où celle-ci cherche désespérément un nouveau
professeur de mathématiques, Somerville ayant dû quitter le pays –
mais n’anticipons pas.
Notes
1. Personal Recollections, from Early Life to Old Age, of Mary Somerville,
Martha Somerville, Ed. Roberts Brothers, 1874, p. 29.
2. Dorothy Stein, op. cit., p. 75.
3. « Mary Fairfax Greig Somerville », John J. O’Connor, Edmund F. Robertson,
in MacTutor History of Mathematics, University of St Andrews, Scotland,
août 2005.
4. Martha Somerville, op. cit., p. 25.
5. « La faillite… C’était plus horrible que la mort, c’était le scandale,
l’écroulement, la ruine, l’opprobre, la honte, le désespoir et la misère. » Les
Buddenbrook, Thomas Mann, Ed. Fisher, 1901, p. 225.
6. Autobiography, Harriet Martineau, Ed. Smith & Elder, 1877, vol. 1, p. 142.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Marguerite Yourcenar, op. cit., p. 42.
10. Martha Somerville, op. cit., p. 30.
11. He « possessed in full the prejudice against learned women which was
common at that time », in ibid., p. 4.
12. Ibid., p. 179.
13. Dorothy Stein, op. cit., p. 77.
14. Lettre de sir David Brewster, in John J. O’Connor, Edmund F. Robertson,
op. cit.
15. Martha Somerville, op. cit., p. 66.
16. « On the Connexion of the Physical Sciences. By Mrs. Somerville »,
William Whewell, in Quarterly Review vol. LI, no CI, mars 1834, pages 54-68.
17. Praeds & Co., lloydsbankinggroup.com.
18. Biography of Charles Babbage, Georgi Dalakov, history-computer.com.
19. « Recreations of a Philosopher », in Harper’s New Monthly Magazine,
décembre 1864, pages 34-39.
20. Memoir of Augustus De Morgan, with selections from his letters, by his
wife, Sophia Elizabeth De Morgan, 1882, p. 81.
21. Penny cyclopadeia. Sur l’aide que l’on peut apporter au calcul, Augustus
de Morgan, 1846.
22. « Josephine Cochran and the Invention of the Dishwasher », Mary Bellis,
The New York Times, 7 août 2017.
23. Biography of Charles Babbage, Georgi Dalakov, history-computer.com.
24. Charles Babbage, Frédéric Bayart, bibmath.net, 1999.
25. Georgi Dalakov, op. cit.
26. « The Vision of Sin », in Poems, Alfred Tennyson, vol. 2, Ed. Edward
Moxon, 1842.
27. Georgi Dalakov, op. cit.
28. The Thrilling Adventures of Lovelace and Babbage, Sydney Padua,
Penguin, 2015, p. 49.
29. Charles Babbage, Wikipedia.
30. Charles Babbage and the Engines of Perfection, De Bruce
Collier & James MacLachlan, Oxford University Press, 1998, p. 54.
31. Les Innovateurs, Walter Isaacson, trad. Bernard Sigaud, J.-C. Lattès,
2015, p. 31.
32. Untangling the Tale of Ada Lovelace, Stephen Wolfram, 10 décembre
2015, wired.com.
33. Memoir of the Life and Labours of the Late Charles Babbage Esq. F.R.S.,
H. W. Buxton, Anthony Hyman, MIT Press, 1988, vol. 13, p. 46.
34. Jean-Paul Soyer, op. cit.
35. Ordinatio, Wiktionary.org.
36. An Essay on Probabilities : and on their Application to Life Contingencies
and Insurance Offices, Augustus de Morgan, Ed. Longman, 1838, p. 22.
Les ailes qui poussent
Nous avons laissé Somerville, Babbage et Morgan en 1834.
Remontons six mois en arrière, en juin 1833, juste pour assister à la
première saison d’Ada. Elle est présentée à la cour et s’y comporte
« de manière acceptable1 », admet Annabella. Elle y croise
Wellington et Talleyrand, qu’elle juge simiesque. Sa mère l’emmène
ensuite, entre autres mondanités, chez Babbage. Toutes les deux
tombent en admiration devant le prototype de moteur à différences.
Est-ce le souvenir de sa jeunesse enchantée qui émeut Annabella ?
Elle a l’impression d’avoir affaire à une machine pensante, un vertige
la prend devant les perspectives offertes à l’esprit humain. Mais Ada,
elle, ne se contente pas d’être fascinée : « Tandis que les visiteuses
et visiteurs contemplaient fixement le bel instrument » avec une
expression vacante, Ada « comprenait son fonctionnement et en
admirait la beauté2 ». Elle la surnomme « le joyau de tous les
mécanismes3 » et en emprunte quelques plans au maître de maison,
qui est forcément ravi de voir quelqu’un partager sa passion.
Pour les anciens et anciennes amis d’Ada, la vie s’écoule tout aussi
inexorablement. John Crosse, rebaptisé Hamilton parce que les
Anglais de ce temps-là changent de nom comme de chemise, touche
deux héritages assez dodus dans les années 1850. L’un d’eux inclut
Fyne Court, le ravissant cottage qui a abrité le début de son idylle
avec Ada, sis dans le très joli village de Broomfield, dans le
Somerset. C’est là que John Hamilton meurt en 1880, à l’âge de
soixante-dix ans, après avoir légué à ses trois enfants l’anneau, la
boucle de cheveux et la miniature de Lord Byron que lui avait offerts
sa maîtresse. Cela signe une certaine dévotion, mais est-ce au
souvenir d’Ada ou à celui de son célèbre père ? Son épouse Susan
vivra à Fyne Court jusqu’à ce que la maison, avec son salon glacial et
ses toilettes inaccessibles, soit détruite par le feu, quatorze ans plus
tard. Leur fille, Susan Junior, écrira quelques livres sur la douceur de
vivre dans la campagne anglaise.
Somerville, nous l’avons vu, a été contrainte par la nécessité
d’emmener sa petite famille vivre « sur le continent », en Italie,
comme tous les Anglais désargentés. Dans son exil, elle publie des
ouvrages de physique, de géographie et de physique moléculaire,
tous limpides et enthousiastes, qui sont autant de succès de librairie.
Au détour d’une nouvelle édition de son The Connection of the
Physical Sciences, elle remarque une étrange perturbation dans
l’orbite d’Uranus. N’y aurait-il pas, à proximité, « une planète
inconnue » qui pourrait l’expliquer ? Sa réflexion permet à un certain
John Couch Adams, un astronome britannique, de découvrir Neptune.
Somerville correspond aussi avec Faraday et influence les travaux de
Maxwell, un physicien et mathématicien écossais célèbre pour avoir
unifié la théorie de l’électromagnétisme, découvert la vitesse de la
lumière et pris la première photo couleur. Pour lui, Somerville a été la
première personne à percevoir « la physique comme un tout19 » et à
lui apporter une cohérence.
Jetons un œil à Somerville telle que la voit Evert A. Duykinck à la
fin de sa vie. Elle porte une robe en velours sombre et mou, assez
lâche, avec un petit col négligé vaguement noué d’un ruban. Ses
cheveux, moins rigoureusement tirés qu’avant, se perdent sous une
coiffe de dentelles qui lui couvre les tempes, et qui est d’une laideur
mortelle – une sorte de casque audio qui aurait fondu. Un stylet au
doigt, un livre à la main, elle rêvasse. Son regard las vague vers le
sol et elle ne sourit plus, mais elle a l’air apaisé de celles qui ont
fortement vécu. Ce qui ne l’empêche pas, à quatre-vingt-douze ans,
de continuer à travailler quatre à cinq heures par jour sur les plus
récentes théories mathématiques. Elle meurt en Italie, en 1872,
après avoir pétitionné en faveur du droit de vote des femmes20 – sans
succès. Londres s’empresse, bien sûr, de créer un club Somerville.
Aujourd’hui, Somerville a son portrait sur un billet de la Royal Bank of
Scotland et son nom dans un cratère de la Lune. Un astéroïde
Somerville orbite autour du Soleil, quelque part entre Mars et Jupiter.
Morgan, lui, retrouve son poste à l’UCL lorsque son remplaçant se
noie opportunément. Il y officie durant trente ans. En parallèle, il
hante les clubs, fonde des sociétés scientifiques et écrit, outre son
œuvre mathématique, de juteux ouvrages de vulgarisation ainsi que
d’innombrables articles. Il promeut l’œuvre du grand mathématicien
indien Ramchundra, échange mille lettres avec d’éminents collègues
et refuse de s’éloigner de Londres sous quelque prétexte que ce soit.
Il déteste les vacances, que ce soit à la mer ou à la campagne ; il
préfère les bibliothèques de la capitale et se repose très bien en
écrivant.
L’âge venant, Morgan vire au dodu et se paie une paire de lunettes
rondes, mais il garde sa bouche aimable et son humeur avenante,
malgré la banqueroute qui le traque et finit par le rattraper. En 1866,
fidèle à ses principes, il redémissionne de son poste de professeur le
jour où l’UCL s’éloigne d’un pas de la stricte neutralité religieuse.
C’est pour de bon, cette fois. Car il a soixante ans et une rente de
500 livres. Il semble donc tout à fait décidé à paisiblement planter
ses géraniums sur son balcon. Mais hélas, alors qu’il a déjà perdu
trois enfants en bas âge, il en perd deux autres coup sur coup,
George en 1867 et Helen en 1870, tous deux dans leur vingtaine,
tous deux de la tuberculose. Morgan en crève de chagrin un an plus
tard, la même année que Babbage.
Menabrea, le jeune ingénieur italien auteur du mémoire sur le
moteur analytique qu’Ada a annoté avec le génie que l’on sait, ne
publiera pas grand-chose d’autre. Il a trop à faire avec la politique.
Ministre de la Marine, ministre des Travaux publics, président du
Conseil, sénateur, anobli en 1843, hissé au rang de marquis en 1875,
il termine ambassadeur à Londres puis à Paris. Comme les plus
belles histoires finissent souvent mal, il est mouillé sur le tard dans le
scandale de Panama. Il se retire chez lui, du côté de Chambéry, à
quatre-vingt-deux ans, et y meurt cinq ans plus tard, probablement
écrasé par le poids de ses décorations (plus de vingt, dont le très
tolkiennien Chevalier grand’croix de l’ordre de la Tour et de l’Épée).
Quant au sublime Faraday, qui, en 1844, a refusé de travailler avec
Ada en se disant proche de la tombe, il lui survit quinze ans. Il meurt
à soixante-seize ans, lui aussi écrasé sous les médailles et les
honneurs, dans une belle maison offerte par le prince Albert, à
Hampton Court, dans le sud de Londres – elle y est toujours.
Irréductiblement modeste (il a refusé d’être anobli), profondément
éthique (il a refusé de superviser la production d’armes chimiques
pour la guerre de Crimée), il décline l’honneur d’être enterré à
Westminster et repose dans le très joli cimetière de Highgate. Si vous
passez la Manche, n’hésitez pas à aller le visiter. Profitez-en pour
suivre l’ombre légère d’Ada à travers la campagne anglaise.
May Gray
Mary Duff
À neuf ans, Byron enfant tombe très amoureux de Mary Duff, une
petite fille de son âge. Rien d’étonnant à cela : d’après James Imlach,
un camarade, elle est ensorcelante. Elle épouse à seize ans Robert
Cockburn, un gentleman d’Édimbourg qui est aussi marchand de vin à
ses heures perdues – et qui a une face longue comme un pain de
sucre. En l’apprenant, Byron fait carrément un malaise. Madame et
monsieur Cockburn ont six enfants, dont un fils prénommé Garden, ce
qui est bien joli. Rencontrant Mary Duff Cockburn au mitan de sa vie,
un témoin la décrit comme « une lady écossaise à l’ancienne5 ».
Encore très belle, elle fait preuve d’« un mélange de fierté sévère et
d’extrême gentillesse6 ». Elle parade avec deux grands fils
« fermement résolus à être gentlemen first, commerçants en
second7 », et atteint tranquillement ses soixante-dix ans.
Mary Chaworth
Brunette du même modèle que Mary Duff, mais plus âgée de trois
ans, Mary Chaworth est le grand amour d’adolescence de Byron. Il a
quinze ans, elle en a dix-huit et attend avec impatience de se marier
avec un certain John Musters. Autant dire qu’elle se fiche éperdument
de ce « petit lord timide et boiteux8 ». En apprenant l’opinion qu’elle a
de lui, Byron fait un autre malaise. Hélas pour Mary, son mari s’avère
du modèle courant de l’époque, « viril même si peu subtil9 ». Il lui fait
sept enfants, la trompe abondamment « avec des maîtresses
vulgaires10 », passe le reste du temps à la chasse et la rend très
malheureuse. En 1814, elle essaye de renouer avec le désormais
grand et célèbre lord boiteux. Elle lui écrit tous les jours et se prend
un vent épique. Où qu’elle aille pour le rejoindre, Byron la fuit à vue :
« plus intéressé11 ». Mary Chaworth, en pleine dépression – on dit
qu’elle sombre dans la folie –, retourne chez son époux. Après la
mort de Byron, elle lit la biographie de Moore et y découvre tous les
poèmes écrits pour elle. Un an plus tard, en 1831, une révolte
populaire flanque le feu à sa maison. Elle doit se réfugier dans le
shruberry – le jardinet arbustif. Elle passe la nuit sous la pluie. Sa
santé, qui n’était déjà pas fameuse, s’effondre avant le printemps.
Eddleston
Lady Oxford
Augusta Leigh
Medora, probable grande sœur d’Ada, est violée à quatorze ans par
son beau-frère Henry Trevanion. Elle passe sa courte vie à fuir entre
la France et l’Angleterre, boire comme un tas de sable (« elle boit
bien la bouteille29 », en français dans le texte), dire des horreurs à sa
mère et au sujet de sa mère Augusta (qu’elle décrit comme « hyena
like30 » à une Annabella Senior jubilante) et taper toute sa famille,
dont Annabella Senior. Celle-ci, que la joie de contrarier Augusta rend
généreuse, s’en mordra le porte-monnaie. « Bientôt ses scènes de
fureur [celles que Medora fait à Annabella Senior] rappelèrent les
jours de Halnaby31 », la maison glaciale qui a abrité, début 1815, la
lune de mélasse. Fatiguée de cet affreux caractère, Annabella Senior
coupe les ponts et les vivres. Medora fait divers enfants à des
hommes variés avant de mourir de la variole à trente-cinq ans, en
Aveyron, dans le très joli village de Versols-et-Lapeyre.
Le talent poétique de Byron, lui, échoit à Marie, la fille de Medora.
Cette paisible religieuse écrit dans son journal : « Ma vie est comme
la feuille d’automne qui tremble au pâle rayon de la lune. Fragile est
son attache, brève est sa durée inquiète32. » Quant au fils cadet de
Medora, Elie, « coléreux, fantasque et violent33 » comme tous les
autres, il meurt à cinquante-trois ans, « veuf et misérable34 », à Sète.
Il est jeté dans la fosse commune du cimetière des Ramassis. Sic
transit.
Claire Clairmont
Ce qui frappe tout d’abord chez Claire Clairmont, mère d’une autre
demi-sœur d’Ada, c’est combien son portrait ressemble à celui de
Catherine Gordon de Gight, la mère de Byron. Ce n’est pas de bon
augure. Elle fait partie des innombrables fans londoniennes qui se
jettent dans le lit du poète. Elle est aussi la belle-sœur de Mary
Shelley. Et comme les Shelley s’installent bientôt en Suisse, près de
Byron, Claire peut continuer avec lui une liaison assez décevante.
Byron se plaint : « Que pouvais-je faire ? – une fille insensée – en
dépit de tout ce que j’ai pu faire ou dire – a couru après moi – ou
plutôt au-devant de moi –, je l’ai trouvée ici [à Genève]… Je ne peux
pas jouer le stoïque avec une femme – qui a parcouru 800 miles pour
me déphilosopher35. » Ce qui devait arriver arrive : « Je ne l’ai jamais
aimée ni n’ai prétendu l’aimer – mais un homme est un homme – et si
une fille de dix-huit ans se pavane devant vous à n’importe quelle
heure de la nuit – il n’y a qu’une seule issue – la suite de tout cela est
qu’elle a un enfant – et qu’elle est retournée en Angleterre pour aider
au peuplement de cette île désolée36. » La petite sœur d’Ada se
nomme Allegra. Claire étant sans le sou, Byron prend Allegra en
charge. Heureusement dotée, grâce à son bagage scolaire féminin,
de la maîtrise de cinq langues et d’un peu de musique, Claire trouve à
se placer comme gouvernante en Russie, puis en Allemagne. Elle est
ensuite professeure de musique en Angleterre, vit à Pise, à Paris,
jusqu’à ce qu’un legs de Shelley (12 000 livres) la mette à l’abri du
besoin en 1844. Elle meurt à Florence à quatre-vingts ans,
convaincue que sa liaison avec Byron lui a procuré « seulement
quelques minutes de plaisir et une vie entière de malheur37 ». Elle a
inspiré à Henry James sa célèbre nouvelle The Aspern Papers. Elle y
apparaît sous les traits d’une vieille femme pathétique à laquelle un
indélicat tente de voler les lettres de Shelley. « J’ai parcouru la vie
seule, sans un guide et sans un compagnon […]. Je voudrais pouvoir
penser que ma mémoire ne se perdra pas dans l’oubli comme l’a fait
ma vie38. » Raté.
Allegra
La petite sœur d’Ada, confiée à Byron par Claire Clairmont alors
qu’elle a quinze mois, vit d’abord avec son père. Mais celui-ci ne
montre aucun goût pour la pédagogie : « Ma bâtarde est arrivée il y a
trois jours – en pleine santé – bruyante et capricieuse39. » Il dira plus
tard : « Tant qu’elle vivait, son existence n’a jamais semblé
nécessaire à mon bonheur40. » Il s’en débarrasse chez les uns, chez
les autres et, enfin, dans un couvent catholique. Claire est ivre de
rage : elle estime que le couvent n’offrira à sa fille qu’une éducation
minimale et une insalubrité meurtrière. La suite prouve qu’elle a
raison : Allegra meurt du paludisme ou du typhus treize mois plus
tard, sans avoir revu ni son père, ni sa mère. Elle avait cinq ans. Son
petit corps embaumé est enterré en Angleterre, à Harrow – sans
plaque, sans nom. Son père se lamente : « Depuis que je l’ai perdue,
il m’est apparu que je ne pouvais vivre sans elle41. » Il conclut sans
trop d’embarras : « Je suppose que le temps fera son travail habituel
– la mort a fait le sien42. »
Teresa Guiccioli
Fille de comte, épouse de comte, voilà donc une comtesse, née avec
le siècle. Byron la décrit ainsi : « jolie – une grande Coquette –
extrêmement vaniteuse – excessivement affectée – assez intelligente
– dénuée du moindre principe – avec une bonne dose d’imagination et
de la passion43. » D’autres, moins amoureux, lui trouvent des cheveux
d’un blond « un peu trop décidé44 », ce qui signifie « approchant
horriblement du roux45 ». En tout cas, elle a de belles dents – une
rareté –, et le reste est assez réussi : « Ses épaules étaient
magnifiques, de même que les domaines adjacents ; – de beaux îlots
émergeant d’un bel océan46. » Elle a de l’embonpoint, des lettres et
du cœur. Mariée à dix-huit ans à un homme qui en a quarante de
plus, elle rencontre le poète trois jours plus tard, à Venise. Ils
tombent tous deux amoureux comme des sacs. « Teresa sera mon
dernier attachement47 », dit Byron. Elle en fait son sigisbée – une
pratique admise alors, qui consiste pour une femme à se faire suivre
par l’homme de son choix. Celui-ci a pour vocation de porter l’éventail
de la dame, plier son châle et pourvoir à ses orgasmes. Teresa, en
retour, s’occupe avec affection d’Allegra, qui l’appelle Mamina. Byron
ne la quitte que pour aller mourir en Grèce. Teresa voue le reste de
sa vie au culte de son ancien amant. On dit d’elle qu’elle est « passée
à l’état de médaille […] élevée au rang d’institution, visitée et
célébrée par des touristes anglais48 ». Au début des années 1830,
elle va voir de plus près Newstead et Augusta. Elle se remarie avec
un marquis en 1847, publie en 1868 une hagiographie de Byron qui
est aussi une charge massive contre Annabella Senior49 – à laquelle
Beecher-Stowe répond en 1869 par l’article qu’on sait50 – et meurt à
Florence à soixante-treize ans.
Lukas Chalandritsanos
Hobhouse
Le BFF de Byron, qui l’a d’abord suivi dans ses tribulations en Orient,
se range ensuite comme un meuble. Entré en politique à l’extrême
gauche, il tourne ventre mou avant d’échouer à droite. Proche de la
reine Victoria et de William Lamb, invité épisodique dans le cercle
social d’Ada, ministre un temps, il est fait baron Broughton of
Broughton de Gyfford en 1851. Il part à la retraite un an plus tard, et
replonge avec délice dans ses livres grecs pour les dix-sept années
qui lui restent à vivre. Il repose à Kensal Green, près d’Annabella
Senior, de Babbage et d’Augusta.
Scrope Davies
Hanson
Le dévoué John Hanson, après s’être occupé des affaires de Lord
Byron dit « le Cruel », essaye de gérer celles de Catherine Gordon
de Gight, puis de son dispendieux fils. Celui-ci restera absolument
fidèle à son vieil avoué, malgré sa tendance « à la procrastination, et
sa façon d’être en permanence “sorti pour déjeuner”58 ». Il le
désignera même comme exécuteur testamentaire au côté de
Hobhouse, ce qui vaudra à Hanson de se colleter avec les
innombrables avoués d’Annabella Senior, qui est volontiers
procédurière. Les années suivantes, Hanson se retrouve mouillé dans
un affreux scandale : il a subrepticement marié sa fille à un lord
complètement tordu, le mari est battu, l’épouse couche avec son
amant dans le lit conjugal – c’est banal – alors même que le mari est
au lit – ça l’est moins –, la famille hurle à l’abus de faiblesse, enfin, un
désastre. L’union est annulée en 1828, à l’issue d’un procès qui a
coûté 40 000 livres, pas moins. Hanson meurt en 1841, à l’âge de
soixante-dix-neuf ans, dans son logement de Grays Inn. C’est une
sorte de gigantesque résidence pour avocats au cœur de Londres.
Vous la trouverez en sortant de la station Chancery Lane.
Lady Jersey
Lady Melbourne
Les Shelley
Leur vie est un roman d’épouvante bien pire que Frankenstein. Mary
Godwin, fille de la philosophe féministe Mary Wollstonecraft, est une
adolescente qui ne s’embarrasse pas de préjugés. À dix-sept ans,
elle rencontre Percy Shelley, un bel ange à voix de fourchette, ami de
Byron. Il est athée, végétarien et, comme Mary, adepte de l’amour
libre : à eux deux, ils ont cent cinquante ans d’avance sur leur temps.
Ils ont aussi du génie, mais ni l’un ni l’autre ne le savent encore.
Partis vers l’Europe en compagnie de Claire Clairmont, qui est de la
famille de Mary, ils retrouvent Byron près de Genève, à la villa
Diodati. Mary a dix-neuf ans, nous sommes en 1816, « l’année sans
été61 ». Le groupe d’ami-es regarde mélancoliquement la pluie
ruisseler à la fenêtre. Pour se désennuyer, Mary prend une bonne
dose d’opium et, une fois redescendue, commence à rédiger
Frankenstein. Un quart de siècle avant Ada, elle se penche avec
curiosité sur une mécanique étrange, grosse de promesses et de
menaces. Chez Mary, c’est la peur qui domine : « Je vis le pâle
étudiant des arts profanes agenouillé aux côtés de la chose qu’il avait
assemblée. Je vis le fantasme hideux d’un homme se lever, puis, par
le travail de quelque machine puissante, montrer des signes de
vie62. » Publié en janvier 1818, le roman est un succès massif – bien
qu’on reproche à Mary, bien sûr, de s’être éloignée de la « douceur
inhérente à son sexe63 ». Max Duperray, en 1994, établit sans le
savoir un parallèle entre la démarche de Mary Shelley et celle d’Ada :
« Il y a là cohabitation d’un discours scientifique et d’un autre,
poétique, conjuguant leur prétention à repousser les frontières du
savoir64. » Non seulement Frankenstein est un chef-d’œuvre, mais
c’est aussi le premier livre de science-fiction.
Hélas, la belle histoire d’amour de Mary et Percy tourne au bain de
sang. Leurs enfants meurent les uns après les autres, Clara I en
1815, Clara II en septembre 1818, William en juin 1819. C’est une
des raisons pour lesquelles Byron refuse de laisser Allegra à Claire
Clairmont, et Byron le dit à Percy sans fleurs ni gants : les bébés ne
font pas long feu entre les mains de la famille Shelley. En 1822,
Percy meurt à son tour, noyé dans le golfe de La Spezia. Son corps
est brûlé en présence de Byron sur la plage de Viareggio. Mary, elle,
retourne au pays avec un petit Percy Junior, le seul qui lui reste. Elle
subsiste grâce à sa plume – c’est une biographe infatigable et très
lue. Dans ce domaine, sa chance est insigne : son père puis son mari
l’ont toujours poussée à lire et à écrire. Elle touche aussi une rente de
cent livres que le père de Shelley verse à Percy Junior. Overbookée,
elle repousse toutes les avances amoureuses, notamment celles de
Prosper Mérimée. Peut-être préfère-t-elle les femmes, ou souhaite-t-
elle consacrer ses loisirs à son fils. Celui-ci va à Harrow puis à
Cambridge, bien sûr. Il ne montrera jamais « aucun signe des dons
de ses parents65 ». En 1844, Mary hérite enfin du grand-père Shelley
et se retrouve à l’aise. Elle meurt en 1851, probablement d’une
tumeur cérébrale, à Chester Square, au sud de Hyde Park. Si vous
voulez lire une biographie romancée des Shelley et de Byron traqués
par leurs muses, hantés par la lourde Vénus d’Ille66 de Mérimée et
l’ombre légère de Keats, lisez Le Poids de son regard67. Ce livre de
science-fiction, au demeurant biographiquement très documenté, est
écrasant de volupté, de tendresse et d’horreur.
Polidori
ISBN : 978-2-213-71456-1
Table des matières
Couverture
Page de titre
De la même autrice
Avant Ada
Ada au nid
Des mathématicien-nes
comme s'il en pleuvait
Après Ada
La résurrection d'Ada
Appendice
L'extinction de la constellation Byron
Page de copyright