Abduction
Abduction
Ciencia
ISSN: 0124-4620
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Universidad El Bosque
Colombia
Chauviré, Christiane
Aux sources de la théorie de l'enquête : la logique de l'abduction en Peirce
Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia, vol. X, núm. 20-21, 2010, pp. 27-56
Universidad El Bosque
Bogotá, Colombia
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Aux sources de la théorie de l’enquête :
la logique de l´abduction en Peirce 1
Christiane Chauviré2
R ésumé
Le pragmatisme de Peirce provient du désir de dépasser la vision positiviste de la
science vers une conception dynamique de la recherche, comme dialectique du
doute et de la croyance, et de la logique de l’abduction qui fournit une explication
des faits à partir des hypothèses probables. Ainsi, il unifie sa philosophie en relient
l´abduction, le pragmatisme et le réalisme.
Cet étude présent l´articulation des trois formes d´inférence comme trois étapes
complémentaires de la recherche: a- l’abduction basée sur le principe d´économie de
la recherche, définie l´élimination rapide des hypothèses susceptibles de faillir dans
la preuve et suggère que quelque chose peut être; b- l’induction est autocorrective à
long terme, détermine sa valeur et montre que quelque chose est réellement opéra-
tive; c- la déduction développe les conséquences nécessaires d’une pure hypothèse et
preuve que quelque chose doit être. Sa justification est qu’à partir de cette suggestion,
la déduction peut extraire une prédiction qui peut être prouvée par induction et que,
si nous devons apprendre quelque chose doit se faire à partir de l’abduction. C’est
donc l’abduction un aspect central dans la recherche.
L’articulation des inférences présente aussi un contexte épistémologique et philoso-
phique propre: sa polémique avec le déterminisme (supériorité de l’irrégularité de
la nature), sa philosophie naturiste du mental et intégraliste avec l’interrelation de
la logique, la psychologie et la physiologie du raisonnement (Peirce n’est pas anti-
psychologiste fanatique). Dans cette dernière, les trois formes d’inférence ont des
fondements physiologiques différents: l’induction est la formule logique qui exprime
la procédure physiologique de la formation d’une habitude: la croyance d’une règle
est une habitude; la déduction correspond à l’élément volitif de la pensée; l’abduction
se présente comme une forme d’acquisition d’une sensation secondaire. Pareillement,
on voit l’intérêt par l’intelligence artificielle et la cybernétique avant les avances
logiques des années 40.
Mots clés: pragmatisme, abduction, recherche scientifique, induction, déduction,
inférence, physiologie de la logique.
1
Je remercie Mathias Girel et Guillaume Garreta qui m’ont fourni beaucoup de suggestions
précieuses, ainsi que Bruno Karsenti et Louis Quéré pour les améliorations qu’ils m’ont permis
d’apporter à mon texte.
2
Docteur en Philosophie. Actuellement Professeur de Philosophie à l’Université de la Sorbonne-
Paris I.
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Le pragmatisme et abduction:
une conception positiviste de la recherche
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et d’auto-régulation dans la ‹ machine › humaine (8 320), Peirce semble annoncer certaines des idées
cybernétiques d’Ashby. On pourrait rapprocher cette idée d’une tendance du mental à retourner à la
stabilité d’un principe énoncé par Valéry dans les Cahiers, et qui anticipe lui aussi la cybernétique :
« L’esprit se manifeste par le retour (ou la tentative de retour) du système vivant à un état dont il a été
écarté ». La fixation des croyances participe donc d’un processus spontané de régulation mentale.
7
Cf sur la révision par Peirce de la théorie de l’enquête, Murphey (1961 357).
8
Contrefactuels après le tournant réaliste de Peirce mais, dans un premier temps, matériels (Cf.
Chauviré 2004 97-106). La conception réaliste et dispositionnelle qu’a des lois naturelles (comme
forces opérant réellement dans la nature) le Peirce de la maturité l’oblige à utiliser des conditionnels
contrefactuels pour les énoncer.
9
L’abduction tire donc sa capacité innovante d’introduire dans l’enquête la formulation d’une
hypothèse qui peut dépasser les phénomènes observés, voire observables, hypothèse dont elle dit
qu’il y a une bonne raison de croire en elle puisque, si elle était vraie, le fait surprenant observé se
produirait. Ce contrefactuel lie de façon nomique l’observé à l’hypothèse qui l’explique. Ce genre
de raisonnement n’a donc rien à voir avec une induction ou une déduction. C’est, par excellence, le
raisonnement des détectives de roman policier, comme l’a bien remarqué Hintikka.
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Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
‘teneur rationnelle’ (rational purport, 5 428)10 des mots et des phrases, épurant
ainsi la philosophie de ses non-sens métaphysiques, et ce qui peut orienter la
recherche scientifique dans le bon sens, celui de la proposition rationnelle et
réglée de nouvelles hypothèses à tester dans des expériences ; Peirce ne dit-il
pas que sa fameuse maxime est en fait issue du laboratoire ? Tirée de la saine
méthodologie expérimentale, de la démarche du physicien ou du chimiste, la
maxime pragmatiste appliquée aux sciences de la nature offre en retour les
moyens d’exposer la vraie logique (dynamique) de la recherche, le bon ordre
de la science. De là à identifier pragmatisme et logique de l’abduction, il n’y a
qu’un pas, que Peirce n’hésite pas à franchir dans la septième des Conférences
de Harvard de 1903 (5 196-5 197), revenant plus de trente ans après sur la
maxime pragmatiste et la question de l’abduction.
L’avenir de la science
Nous avons autrefois montré dans une étude que la logique peircienne de
l’abduction pouvait être qualifiée sans hésitation de falsificationniste, étant
gouvernée en fait par une métarègle : le principe d’économie de la recherche
(economy of research), qui prescrit d’éliminer le plus vite possible les hypothèses
susceptibles d’échouer au test pour ne pas perdre du temps et de l’argent, pour
déblayer la voie de la recherche : la réfutation est donc, comme plus tard chez
Popper, le moteur de la recherche. L’économie implique le réfutationnisme.
Toute ‹ vérité › scientifique est en sursis. Mais si la recherche humaine, à court
terme, va de réfutation en réfutation, à long terme, elle a un sens déterminé,
prédestiné, les opinions étant destinées ( fated) à converger pour produire
l’unique représentation vraie de la réalité.
En effet, s’il y a bien en science un travail du négatif, les hommes ne peuvent
pas être voués à toujours échouer dans leurs inductions11. L’induction a un
caractère auto-correctif à long terme (et non à court terme), sur lequel tablent
les compagnies d’assurance : « on sait seulement qu’en acceptant des conclu-
sions inductives, nos erreurs s’équilibreront. En fait les compagnies d’assurance
procèdent par induction ; elles ne savent pas ce qui arrivera à tel ou tel assuré ;
elles savent seulement qu’à long terme elles n’ont rien à craindre » (5 350). La
10
Notons le parallélisme entre cette ‹ teneur rationnelle › et la ‹ signification cognitive › déployée par
la maxime vérificationniste des néo-positivistes cinquante ans plus tard.
11
Comme le faisait spirituellement remarquer Quine: « Les créatures qui se trompent de façon
invétérée dans leurs inductions ont une tendance pathétique quoique louable à mourir avant de
reproduire leur espèce » (1969).
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Nous ne voulons pas savoir le poids des raisons pour et des raisons
contre - c’est-à -dire combien nous souhaiterions parier dans une telle
12
Notons que l’expression ‹ in the long run › est en usage chez les économistes de l’époque. À
propos de la convergence à long terme des opinions. On peut remarquer que Peirce a proposé
en 1873. Dans « On the theory of errors of observation » (W 3), un modèle probabiliste pour
l’approximation inductive d’un point de convergence, modèle dont il s’inspire sans doute dans
« Comment rendre nos idées claires » (cf. Kuhn 1996).
13
Peirce s’inspire a cet égard d’Alexander Bain, souvent mentionné, mais aussi de John Venn évoquant
la communauté illimitée comme sujet ‹ logique › d’une justification probabiliste des décisions
individuelles. Rappelons aussi que Kant parlait d’un ‹ égoïsme logique › (pour le stigmatiser).
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Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
entreprise à long terme - parce qu’il n’y a pas de long terme en ce cas
[...] Nous sommes dans la situation d’un homme pour qui il s’agit d’une
question de vie ou de mort (5 354).
Si la croyance ressemble au pari, qui prend des risques financiers à soutenir une
proposition, elle n’a aucune place dans la science pure, « dont les enjeux sont nuls
en matière d’entreprise temporelle, mais qui est en revanche en quête de vérités
éternelles [...] et qui conçoit cette quête, non comme l’œuvre d’une seule et unique
vie, mais comme celle, indéfiniment poursuivie, de plusieurs générations » (7 606).
On ne peut agir rationnellement que dans l’espoir de réussir, sentiment
qui est ‘impérativement exigé par la logique’. Désintéressée, la science n’a
rien à voir à long terme avec les problèmes pratiques à la résolution desquels
elle ne travaille pas, du moins en première intention, même si elle peut
à court terme y contribuer (cf. Hookway 2000 142 ; Chauviré 2000 64).
Raison pour laquelle il n’y a ‘aucune place en science pour la croyance’:
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possible15, nous avons donc des conceptions innées comme les trois catégories
(« l’organisme entier de la logique peut être mentalement tiré et développé à partir
des trois conceptions de Premier, Second et Troisième » ,W 3: 3\9)16. Le ‘socialisme
logique’ En matière de philosophie des sciences est intrinsèque au pragmatisme
de Peirce, il sera pourtant détaché du pragmatisme ultérieur pour nourrir plutôt
l’éthique communicationnelle d’Apel et d’Habermas, ou mis au service d’une
vision idéalisée, voire utopique, de la recherche scientifique (Chauviré 2000 64).
Seuls Putnam et Hookway reconsidéreront de façon critique l’idée d’une vérité
fatalement obtenue de façon ultime à la limite idéale de la recherche par une
communauté illimitée incluant toute ‹ intelligence scientifique ›, humaine ou non.
[33]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
• Inférence
• Explicative (analytique) Déduction
• Abduction
• Ampliative (synthétique)
• Induction
la procédure qui consiste a ramener la démonstration d’un théorème à celle d’un théorème déjà
démontré.
18
Cf. le texte consacré à cette question, et rédigé par Peirce en 1913, peu avant sa mort: « An essay
toward improving our reasoning in security and in uberty ».
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La valeur épistémologique d’un tel raisonnement fait peu de doute, même s’il
est bien vrai aux yeux de Peirce que Kant aurait dû poser la question de la possi-
bilité du jugement, voire du raisonnement synthétique en général, et non pas
seulement celle du synthétique a priori (« Fondements de la validité des lois de la
logique » 5 342). Mais c’est du point de vue logique qu’il a besoin d’être justifié,
étant, à l’inverse de la déduction qui est certaine, « sans force probante » (8 209).
Cependant, aux yeux de Peirce, il suffit de voir que l’abduction est raisonnée,
et que « certaines prémisses rendent une hypothèse probable » (2 511, note) :
« une hypothèse [...] est une inférence parce qu’elle est adoptée pour une raison
bonne ou mauvaise et que cette raison [...] est considérée comme conférant à
l’hypothèse un caractère plausible » (ibid.). Cela suffit pour la légitimer du point
de vue du chercheur qui ne la pose qu’abstraction faite de sa valeur de vérité:
« Dans l’abduction, il ne peut jamais être justifiable d’accepter l’hypothèse autre-
ment que comme une interrogation. Mais tant que cette condition est remplie,
aucune fausseté positive n’est à craindre » (6 258).
La modalité (‹ problématique › au sens kantien) de l’hypothèse avancée la
sauve épistémologiquement et c’est un point sur lequel Peirce se sépare de la
conception positiviste de l’hypothèse et d’Auguste Comte, sans toutefois aller
jusqu’à dire, comme il le pourrait, qu’elle ‹ barre la route à l’enquête ›.
Et si l’abduction est un véritable raisonnement doté d’une forme logique
irréductible à celles des deux autres sortes d’inférence. Son étude relève de
plein droit d’une logique formelle qui étudie la validité des inférences, autant
que d’une ‹ logique de la science › qui s’intéresse aussi à la méthodologie et
à l’heuristique du chercheur. C’est ainsi qu’il faut entendre l’affirmation de
Peirce. tant de fois répétée, que le problème de l’abduction est un authentique
problème de logique, ce qu’aucun de ses devanciers n’a su voir; nouvel Aristote
en somme, il revendique pour la logique un processus jusque-là laissé dans
l’ombre par les logiciens (et qui présuppose un ‹ instinct rationnel ›) ou consi-
déré comme relevant de la psychologie, d’un flash of insight irrationnel (ce
sera encore le cas du jeune Popper dans sa Logique de la découverte scientifique,
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elles ne sont, comme il le dira plus tard en 1898, que des ‹ transformations
apagogiques de la déduction ›; ces deux formes d’inférence sont obtenues par
permutation de la Règle, du Cas et du Résultat 22 (« Déduction, induction et
hypothèse » 2 619-644). Peirce ne remarque pas encore que, dans la logique de
la science, ces deux procédures irréductibles sont complémentaires ; plus tard,
abduction, déduction et induction seront articulées comme les trois étapes
successives et fondamentales de la recherche scientifique: l’induction est la
méthode qui permet de tester expérimentalement les hypothèses, l’abduction
celle qui permet de les découvrir (2 776). Stuart Mill – « ce philosophe très
fort, quoique philistin, dont les inconséquences lui allaient si bien qu’il en
devint le leader d’une école populaire » (5 167) - coupable d’avoir mélangé
induction et abduction (Peirce 1868 5 277) est définitivement dépassé...
[37]
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provoquée par une attente déçue, qui elle-même suppose ce que Popper appelle un ‹ cadre
d’attentes › : Peirce va même jusqu’à définir l’expérience en termes de surprise dans la Quatrième
Conférence de Harvard de 1903 : « un homme s ‘attend plus ou moins placidement à un résultat et
tout à coup découvre quelque chose qui s’y oppose et s’impose de force à sa reconnaissance » (2002
365).
24
Selon Mathias Girel, on ne connaît pas de référence explicite de Peirce à l’optique physiologique
de Helmholtz avant la recension de l’édition Frazer en 1871 ; en revanche il y a des références à
Wundt dans des textes de 1869, et des allusions à cet auteur en 1868. Peirce prétend, jusque dans
ses derniers textes, avoir découvert la psychophysiologie dans les Vorlesungen de Wundt dès leur
sortie en 1863. Peirce rencontre Wundt au moment même où il le dépasse, Wundt comprenant les
inférences inconscientes impliquées dans la perception comme des inductions, comme d’ailleurs
Helmholtz, alors que selon Peirce la sensation elle-même est hypothèse dès 1869.
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explication d’un phénomène par une hypothèse, et est en fait une inférence »
(« A treatise of the major premisses of natural science » W 5 152)25. La thèse de
la nature inférentielle de toute connaissance, de toute pensée, de tout processus
mental, voire de certains processus physiologiques (nous évoquerons bientôt
l’exemple de la grenouille sans tête qui effectue un syllogisme, repris en 1892
dans « Law of mind » 6 102 & sq.) témoigne d’ailleurs de ce que l’ inférence a
reçu très tôt une acception assez large, débordant le cadre du syllogisme (chez
nous aussi d’ailleurs, « quelque chose a lieu dans l’organisme qui est l’équiva-
lent du processus syllogistique » 5 267). C’est dans les années 1868-1870 que
Peirce entreprend de « réduire toute action mentale à la formule du raisonne-
ment valide » (ibid.), conformément à sa déclaration de 1.868 : « l’esprit est
un signe se développant conformément aux lois de l’inférence » (5 313). Si
tout processus mental se conforme aux lois de l’inférence valide, et si toute
connaissance est déterminée de façon continue par une connaissance anté-
rieure sans qu’il y ait jamais de premiers principes, alors l’introduction d’un
terme nouveau peut passer pour le résultat d’une inférence hypothétique :
ainsi le concept de couleur, qui unifie les différentes impressions de couleurs,
fonctionne-t-il comme une hypothèse explicative. Par la suite, dans « Law of
mind » (6 102 & sq.), Peirce reprend l’idée que la ‹ loi mentale › suit les formes
de la logique en un mouvement continu, ce continuisme étant affirmé dès
1869: « l’action de l’esprit est pour ainsi dire un mouvement continu » (5 329).
Pour en revenir à la critique du positivisme impliquée dans la théorie de
l’abduction (ou de l’inférence hypothétique), Peirce évoque en 1877 la théorie
cinétique des gaz (5 364), son exemple favori quand il est question d’étayer
son indéterminisme et sa vision fréquentielle de la probabilité26 héritée de
John Venn. Pour le positivisme, le mot ‹ hypothèse › a une connotation néga-
tive d’incertitude qui n’appartient pas du tout à l’usage peircien (2 707). Ce
dernier est entièrement positif, exprimant la nécessité qu’il y a de dépasser
les lois vers des théories qui les expliquent par la formulation d’hypothèses,
les lois devenant « tôt ou tard la base d’une hypothèse destinée à les expli-
25
En 1903, dans sa Septième Conférence déjà citée, Peirce revient sur ce thème- « l’inférence abductive
vient se confondre avec le jugement de perception sans ligne de démarcation bien nette » (5 181) -
et le développe dans la suite du texte.
26
L’indéterminisme de Peirce est lié à sa métaphysique du hasard (tychisme) développée par la suite avec
sa cosmologie évolutionniste. L’indéterminisme demande une réalisation physique de la probabilité
qui, de fréquentielle qu’elle était d’abord chez Peirce, devient ‹ propensionniste ›, pour reprendre le
terme de Popper qui s’applique très bien au cas de Peirce. En gros il passe d’une conception de la
probabilité à la Venn-Reichenbach à une conception poppérienne avant la lettre qui accorde une
portée ontologique aux probabilités en soutenant la réalité des dispositions ou would be.
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sont de cette sorte ». On comprend qu’en 1910, il ait avoué avoir « plus
ou moins mélangé hypothèse et induction » dans tout ce qu’il a publié
« depuis le début de ce siècle » (8 227). Cela est encore plus vrai des textes
des années 1860-1870. Les articles de 1877-1878 étant les textes les plus
connus de Peirce, le lecteur doit savoir qu’ils ne reflètent pas l’état définitif
de la théorie peircienne de l’abduction : mieux vaut se référer pour en
avoir une idée juste aux sixième et septième Conférences de 1903. Mais
la veine anti-positiviste est présente très tôt, un des enjeux de la théorie
de l’abduction étant de dépasser le positivisme en prolongeant Whewell,
Herschell, Jevons et leur conception hypothético-déductive de la science
(dont le Popper de 1935 est de fait, sans le savoir, l’héritier).
Le jeune Peirce distinguait induction et abduction dans leurs rapports
respectifs à l’observé comme deux procédures indépendantes permettant
d’obtenir des énoncés généraux, d’un degré plus élevé de généralité dans le
cas de l’abduction. Par la suite, l’idée que toute connaissance va au-delà de
l’observation (« comporte des additions aux faits observés » 6 523) prenant de
l’ampleur, il n’y a plus à cet égard de différence entre induction et abduction.
Mais Peirce n’en réintroduit pas moins la différence épistémologique suivante,
attribuant à la seule abduction le rôle d’introduire toute hypothèse nouvelle,
ôtant ainsi cette fonction à l’induction pour lui assigner celle de montrer dans
quelle mesure les faits expérimentaux corroborent les énoncés hypothétiques,
à moins qu’ils ne les réfutent : cette fonction est complémentaire de celle de
l’abduction. Ce dispositif revêt un sens anti-positiviste, Peirce se prononçant,
comme avant lui Whewell et plus tard Popper en faveur de l’introduction
d’hypothèses aussi audacieuses que possible. En 1878, il a d’ailleurs évacué
la question, issue de Hume, Kant et Stuart Mill, de savoir si la validité de
l’induction suppose l’uniformité de la nature: l’inférence synthétique n’a pas
besoin d’être fondée par et sur la thèse de l’uniformité de la nature, même si
le repérage de certaines régularités naturelles peut renforcer une hypothèse.
En outre, dès 1868, Peirce soutenait, de façon remarquablement innovante,
que « la nature n’est pas régulière » , les irrégularités étant « infiniment plus
fréquentes » que les éléments d’ordre et d’uniformité (5 342) ; l’arbre de la
régularité cache la forêt du chaos réel. Même si depuis le début de l’évolution
cosmologique des régularités de plus en plus nombreuses tendent à s’installer,
diminuant quelque peu la part du hasard objectif. Il prélude ainsi à sa polé-
mique contre le déterminisme (défendu par Paul Carus, directeur du Monist)
et à l’élaboration d’une cosmologie impliquant une métaphysique du hasard,
qui a d’ailleurs son pendant chez Popper (1992).
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Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Physiologie de la logique
« Déduction, induction et hypothèse » (1878) ne mérite peut-être pas l’auto-
critique de 1910 (Peirce estime alors avoir mélangé à cette époque induction et
hypothèse), car les deux formes d’inférence y sont nettement distinguées : si
l’induction est une inférence ‹ plus forte › que l’abduction, cette dernière est irrem-
plaçable, permettant seule d’inférer des inobservables (les molécules d’un gaz), ce
qu’aucune induction ne saurait faire. On n’infère pas inductivement des conclu-
sions hypothétiques. D’ailleurs les trois formes d’inférence ont des fondements
physiologiques différents, comme cherche à le montrer Peirce en mobilisant sa
théorie de l’habitude. Ainsi, l’induction permet d’inférer une règle ; or
La croyance en une règle est une habitude. Qu’une habitude soit une
règle active en nous, cela est évident. Que chaque croyance soit de la
nature d’une habitude, dans la mesure où elle a un caractère général,
cela a été montre dans les premiers écrits de cette série. L’induction est
donc la formule logique qui exprime le processus physiologique de la
formation d’une habitude (2 643).
L’hypothèse, définie en 1878 comme une forme de réduction du divers
à l’unité (comme en 1868 ; cf. 5 276), « substitue à un enchevêtrement
compliqué de prédicats joints à un sujet une seule conception ». Or on peut
voir une analogie entre la pensée de l’inhérence de chacun de ces prédicats
à un sujet et une sensation particulière : « Dans l’inférence hypothétique,
ce sentiment compliqué ainsi produit est remplacé par un sentiment d’une
grande intensité, celui qui appartient à l’acte de penser la conclusion hypothé-
tique ». Comparant cette émotion à celle que produit en nous l’ensemble des
divers instruments d’un orchestre (« chaque inférence hypothétique comporte
la formation d’une telle émotion »), Peirce conclut que « l’hypothèse produit
l’élément sensoriel de la pensée, et l’induction l’élément habituel » , tandis
que la déduction, qui n’ajoute rien aux prémisses mais, sélectionnant l’un
des « faits représentés dans les prémisses, concentre sur lui l’attention, est la
formule logique correspondant au processus de l’attention, c’est-à -dire l’élé-
ment volitionnel de la pensée » (2 643).
Peirce systématisera cette analyse en 1883 dans « A theory of probable infe-
rence », en partant de la triade règle-cas-résultat : la connaissance d’une règle
est assimilée à une habitude (qui peut ne pas être consciente), la connaissance
d’un cas à une sensation, celle d’un résultat à une décision à prendre à une
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tionniste. La pensée comme « activité cérébrale » est « soumise aux lois générales
de l’action nerveuse » (3 155) ; si la stimulation d’un groupe de nerfs provoque
une irritation que l’action réflexe tend à supprimer, l’acquisition d’une habi-
tude comme réponse à une irritation donnée s’explique par le fait que « tous
les processus vitaux tendent à devenir plus faciles par la répétition ». On peut,
à partir de la notion d’habitude cérébrale, reconstituer, de façon relativement
continue, la genèse des procédures logiques en son entier :
M achines logiques 32
Ajoutons que les habitudes d’inférence finissent par constituer une logica
utens, logique naturelle implicite à l’œuvre dans nos raisonnements spontanés,
voire encodée dans nos nerfs dans le cas du joueur de billard : « Une logica
utens comme la mécanique analytique [...] se trouve dans les nerfs du joueur de
billard » (Peirce 1995 155). Une fois thématisée et codifiée, la logica utens devient
une logica docens, superflue dans la création mathématique spontanée qui suit
sa propre logica utens : « Quiconque raisonne soutient quasiment ipso facto une
doctrine logique, sa logica utens33 » (Peirce 2002 373). Plus encore, selon Peirce,
32
Cf. « Our senses as reasoning machines » (ms 1101).
33
On peut éventuellement traduire logica utens par ‹ logique d’usage › et logica docens par ‹ doctrine
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Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
logique ›. La logica utens est selon Peirce une logique naturelle et spontanée que vient codifier la
logica docens. Dans les années 1970, certains linguistes comme Lakoff ont cherché dans les langues
naturelles une sorte de logique empirique (cf. McCawley 1981 1).
34
N’oublions pas, pour comprendre ce passage, que selon Peirce les lois opèrent réellement dans la
nature : c’est donc l’opération en question qui est assimilée à une inférence.
35
« La pensée n’est pas nécessairement reliée à un cerveau ; elle apparaît dans le travail des abeilles,
dans les cristaux et partout dans le monde purement physique » (4 550). Peirce dépsychologise
la pensée pour en donner un modèle formel sémiotisé en termes d’action triadique) qui permet
en principe de l’externaliser par rapport au cerveau humain ; ainsi la notion d’ ‹ intelligence
scientifique › permet-elle d’envisager une forme de pensée - d’opération avec des signes - non
nécessairement humaine (Chauviré 1995 51 & sq. ; 2000 53 & sq.). Les bases sont jetées pour le
développement de l’idée d’une intelligence artificielle.
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Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
« Thé Law of mind » , en 1892, que les trois sortes d’inférence « correspondent aux
trois principaux modes d’action de l’âme humaine » (6 144) ; dans la déduction,
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science, Poincaré (tous ‹ nominalistes ›38 selon Peirce), et même son ami William
James qui considère métaphysique « toute tentative pour expliquer nos pensées
phénoménalement données comme produits d’entités plus profondes et sous-
jacentes » (8 59) : le culte à cette conception ne reflète pas la pratique réelle des
physiciens, qui ne s’interdisent nullement de renvoyer à des inobservables dans
la théorie cinétique des gaz, elle est de nature à « barrer la route à la recherche ».
Le pragmatisme n’empêche nullement la référence à des inobservables, même
si, comme le positivisme, il accorde du poids à la vérification, mais entendue
en un sens non positiviste : l’important est que l’hypothèse issue de l’abduction
ait des conséquences expérimentales testables; ce n’est donc pas l’hypothèse qui
est vérifiée directement : la confirmation des conséquences confirme en retour
(plus ou moins) l’hypothèse. En décourageant les explications conjecturales, le
positivisme (ou du moins l’idée que s’en fait Peirce) amputerait la science d’une
bonne part de ses acquis. L’histoire n’existerait plus (on notera que la logique
de l’abduction vaut autant pour l’histoire que pour la physique et la chimie).
La connaissance scientifique ajoute toujours quelque chose au donné, aux faits
observés (6 524), lesquels sous-déterminent, comme le dira plus tard Quine, les
théories. Comme après lui Popper, Peirce revendique une épistémologie plus
fidèle à la dynamique réelle de la science que le positivisme, valorisant l’au-
dace des conjectures. Comme Meyerson critiquant Auguste Comte en 1921, il
réclame pour la science un statut véritablement explicatif. C’est bien en réac-
tion à Comte que s’est développée la logique de l’abduction.
Le naturalisme de peirce
Au vu de l’analyse ‹ naturaliste › du syllogisme effectué par la grenouille sans
tête, on peut se demander, en termes contemporains, si la philosophie de l’es-
prit de Peirce préfigure la théorie de la survenance du mental sur le cérébral
(ou de la dépendance unilatérale du mental par rapport au cérébral : pas de
différence mentale sans différence cérébrale), ou au moins les premières formes
de l’émergentisme au XX siècle (celui, par exemple, de Samuel Alexander). Un
l’enquête. Par ailleurs sa conception ‹ économique › des lois est jugée ‹ nominaliste › comme celle de
Poincaré, et Peirce prend bien soin de dissocier son ‹ économie › de la recherche de l’idée machienne
d’économie de la pensée. Il va de soi que Comte, Mach et Poincaré sont tous très différents en fait,
mais Peirce est surtout sensible à ce qui les unit : leur conception non réaliste des lois naturelles,
typique selon lui de l’épistèmè de cette époque...
38
Le terme revêt chez Peirce un sens très large, idiosyncratique, englobant tous les philosophes
(Leibniz aussi bien que Hegel) qui ne croient pas à la réalité des universaux au sens scotiste, et
notamment pas à la réalité des lois naturelles.
[49]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
39
De fait, Peirce critique cette même doctrine en 1903 dans une Conférence.
40
La réduction à la cause efficiente, oublieuse des autres causes distinguées par Aristote, est d’ailleurs
critiquée par Peirce dans la Sixième Conférence de Cambridge de 1898 (1995 259 & sq.). Dretske
finit d’ailleurs par réintroduire une causalité structurelle en plus de la causalité efficiente.
41
Selon Peirce les entités de la deuxième catégorie - des individus physiques doués d’existence sont
en interaction causale et duale (le vent cause la position de la girouette) ; ceux de la troisième (lois,
habitudes, significations), qui n’existent qu’en s’incarnant dans des Seconds (la loi a besoin du
bras du shérif pour être appliquée) que d’ailleurs ils gouvernent, opèrent selon une causalité finale
qui nécessite l’existence d’une relation à trois termes (a fait b pour obtenir c). L’action causale
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la matière est plus ancrée dans l’esprit que l’esprit dans la matière, puisque, dans
sa cosmologie évolutionniste, l’esprit vient avant et n’engendre la matière qu’en
s’engourdissant42. Peirce est à l’évidence plus proche du ‹ positivisme spiritualiste ›
français43 de Ravaisson (dont il est difficile de penser qu’il n’a pas lu l’admirable
essai De l’habitude, 183844), et de ses contemporains Lachelier, Boutroux, voire
plus tard de Bergson, que des physicalistes d’aujourd’hui, résolument matérialistes.
Plus proche aussi de James, dont le naturalisme, alimenté par la psycho-physio-
logie, mais compatible avec le spiritualisme, voire le spiritisme, revêt souvent des
formes voisines dans les Principles of Psychology45.
n’existe donc qu ‘entre les Seconds, et le mental ne saurait être concerné par la causalité car il
exige une relation triadique : il relève donc de la troisième catégorie, excédant le domaine de la
causalité brute. C’est la raison pour laquelle la conception peircienne du mental a peu à voir avec
le physicalisme contemporain, même dans ses versions non réductionnistes, à cause du caractère
omniprésent donné par celui-ci aux relations causales.
42
« Ce que nous appelons matière n’est pas complètement mort, mais enserré dans des habitudes »
(6 158) ; « les lois mécaniques ne sont rien d’autre que des habitudes acquises, comme toutes les
régularités de l’esprit, y compris la tendance à prendre des habitudes elles-mêmes » (6 268). Dans la
cosmologie évolutionniste de Peirce, les lois de la nature ne sont que des habitudes de l’esprit engourdi
qui dégénère en matière, tout en continuant à suivre « la loi générale de l’action mentale » (« Law of
mind » 1892). La disjonction esprit/matière est impensable dans le cadre du continuisme généralisé
(‹ synéchisme ›) de Peirce ; la nature ne fait pas de saut quand elle passe de l’esprit à la matière et
inversement (Peirce 1992 231 & sq.). Le synéchisme exclut le dualisme esprit/matière. Les lois de
la nature n’ont pas toujours existé, selon la cosmologie peircienne ; ce qui est étrange, c’est qu’elles
existent : à l’origine régnait le hasard, dont la part s’est peu à peu réduite (cf. sur ce point encore
Wundt selon lequel le hasard est quelque chose qui s’élimine peu à peu) avec l’instauration progressive
de lois de moins en moins inexactes (tolérant encore des déviations, les lois actuelles sont loin d’être
exactes) : les lois elles-mêmes sont évolutives, comme le soutient par ailleurs Poincaré (1970 174-175).
C’est une illusion scientiste de croire en un monde déterministe : selon Peirce la part des lois est très
faible dans l’univers. Le hasard, ou la contingence, prédomine encore : on pense à Boutroux et à
sa « Contingence des lois de la nature » de 1874, dédiée à Ravaisson. On peut aussi penser au texte
plus tardif de Schrödinger, « Comment l’ordre naît du désordre » (1929), qui figure en appendice
de Bouveresse (1993 295 & sq.). Pour en revenir à la philosophie de l’esprit de Peirce, comme dans
le parallélisme de Fechner (cf. Dupéron), on a affaire à une seule substance bi-face (selon le point de
vue pris sur elle, elle matière ou esprit), comme chez Pechner encore, ou à un panpsychisme animiste.
L’esprit n’est donc pas le privilège exclusif de l’homme mais le déborde de toute part.
43
Bien décrit par A. Fagot-Largeault (Fagot-Largeault, Andler & St Sernin 2002 956 & sq.), qui cite
d’ailleurs Peirce 958. Rappelons en outre que Peirce était parfaitement francophone, lisait Fouillée,
Renouvier, Delbœuf, et était en correspondance avec Renouvier.
44
Ravaisson et Peirce ont en commun des références massives à Aristote et Schelling.
45
Quant à Dewey, la comparaison de son naturalisme avec celui de Peirce mériterait toute une étude,
que nous n ‘entreprendrons pas ici.
[51]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Peirce et le faillibilisme
La plupart des thèses épistémologiques et méthodologiques du jeune Peirce
vont s’agréger pour former, à la fin du XIXe siècle, une logique de la recherche
en harmonie avec le pragmatisme et sa maxime, sensible au caractère dyna-
mique de l’enquête scientifique. Les textes de jeunesse ont solidement établi
1) que la recherche est un processus qui s’auto-corrige et un travail commu-
nautaire voué à trouver à long terme la vérité (souscrivant néanmoins à une
conception faillibiliste du savoir scientifique, Peirce doit conjuguer optimisme
à long terme et pessimisme à court terme : il se peut que les chercheurs errent
pendant des siècles, nos acquis scientifiques sont en sursis), et 2) que la propo-
sition d’une hypothèse nouvelle pour expliquer un fait surprenant est une
inférence abductive en bonne et due forme qui demande à être complétée
par une déduction et une induction. En son âge mûr, Peirce considère ces
trois raisonnements comme les trois étapes complémentaires et articulées de
la recherche, qui elle-même doit être gérée dans un souci d’économie. L’esprit
général de cette conception de la recherche est globalement falsificationniste 46 :
l’induction, qui consiste à comparer les prédictions déduites de la théorie avec
des faits expérimentaux, « nous autorise à soutenir une théorie pourvu qu’elle
soit telle que, si elle implique la moindre fausseté, l’expérimentation doive
un jour ou l’autre la repérer » (Peirce 2002 434) ou, éventuellement, faible-
ment justificationniste : les résultats scientifiques que nous appelons ‹ vérités
établies › ne sont que des « propositions sur lesquelles l’économie des essais
prescrit que, pour l’heure, toute recherche supplémentaire cesse » (Quatrième
Conférence de Cambridge, 1898). La stratégie du chercheur est foncièrement
éliminative, allant d’emblée aux hypothèses les plus faciles à réfuter.
Peirce attribue à l’induction le rôle faiblement justificationniste d’une confir-
mation à laquelle néanmoins ne s’attache aucune probabilité définie (on est
au plus loin de l’inductivisme probabilitaire de Carnap, et même de celui de
Reichenbach dont il anticipe pourtant la conception fréquentiste de la probabi-
lité47) : les prédictions obtenues par déduction à partir de la théorie, concernant
46
En cela Peirce anticipe évidemment Popper, mais aussi Jean Nicod (1961) et sa théorie de 1 ‘ ‹ induction
par infirmation › dans Le problème logique de l’induction. Avant Popper, Nicod a repéré la dissymétrie qui
existe entre confirmation et infirmation : « Un cas favorable accroît plus ou moins la vraisemblance de la
loi, alors qu’un cas contraire l’anéantit complètement [...] Des deux actions élémentaires des faits sur les lois,
l’action négatrice est donc la seule certaine » (24).
47
En 1905, la probabilité est toujours définie comme « le rapport (ratio) connu de la fréquence d’un
événement futur spécifique à un événement futur générique qui l’inclut » (Peirce 2003 196). Attribuer
selon lui une probabilité définie à une théorie n’aurait de sens que si nous pouvions comparer entre
eux des univers et dire dans quelle proportion d’entre eux elle est vraie: « Cela veut-il dire que si nous
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aussi ce qui se passerait si la théorie n’était pas vraie, sont soumises au test
inductif (Septième Conférence de 1903, in Peirce 2002 431). Mais c ‘ est seule-
ment du point de vue de la pratique qu’on peut se fier à cette corroboration :
mettons un grand nombre d’univers dans un sac, que nous le secouons bien et en tirons un au hasard, ce
sera là le résultat moyen ? » (ibid.). Une telle procédure n’a évidemment aucun sens pour lui (cf. 2 673 ;2
780 ;2 748 ;1 92 ;5 195). À défaut d’attribuer une probabilité définie à une théorie, l’induction permet
« une confiance proportionnelle dans le fait que les expérimentations qu’il reste à tenter confirmeront la
théorie » (2003 195).
48
Dans la cinquième Conférence de Harvard de 1903, Peirce définit une visée ultime comme « ce qui
serait poursuivi dans toute les circonstances possibles - c’est-à -dire même si les faits contingents
établis par les sciences spéciales étaient entièrement différents de ce qu’ils sont » (Peirce 2002 376).
[53]
Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
Bibliographie
Bouveresse, Jacques. L’ homme probable. Robert Musil, le hasard, la moyenne et
l’escargot de l’Histoire. Paris: Éditions de l’Éclat, 1993.
Chauviré, Christiane. Peirce et la signification: Introduction à la logique du
vague. Paris: PUF,1995.
---.La philosophie dans la boîte noire. Cinq pièces faciles sur Wittgensttein.
Paris: Kimè, 2000.
---. « De Vienne à Cambridge. La maxime pragmatiste et sa lecture vérifi-
cationniste ». En Chauviré, Ch.: Le grand miroir. Essais sur Peirce et sur
Wittgenstein, Besançon: Annales de l’Université de Franche-Comté, 2004.
Chomsky, Noam: Language and Mind. Cambridge: Cambridge University
Press. 1968. [Traduction française: Le Langage et la pensée. Petite biblio-
thèque Payot, 2001].
Dupéron, Isabelle. G. T. Fechner: le parallélisme psychophysiologique. Paris:
PUF, 2000.
49
Cf. dans van Fraassen (1994). la critique de l’inférence à la meilleure explication, correctement
rapportée à Peirce et présentée comme un modèle si fort qu’il faut, pour le récuser, se passer du
concept de loi de la nature.
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Aux sources de la théorie de l’enquête [...] - Christiane Chauviré
---. The Essential Peirce [EP], 2 volumes, Edited (1) by Nathan Hauser and
Christian Kloesel and (2) by PEP editors. Indiana University-Bloomington,
1992-1998.
---. Œuvres de C.S.Peirce, sous la direction de C. Tiercelin chez CERF, Paris,
2002, 2003, 2006. Trois volumes sont déjà parus: vol 1 : Pragmatisme et
pragmaticisme, 2002. Vol. 2 : Pragmatismes et sciences normatives, 2003. Vol.
3 : Écrits logiques, 2006.
---. Reasoning and the Logic of Things collects in one place Peirce’s 1898 series of
lectures invited by William James. Edited by Kenneth Laine Ketner, with
commentary by Hilary Putnam.Harvard, 1992.
Poincaré, Henri. La valeur de la science. 1ère. édition, Paris: Gallimard, 1905.
Popper, Karl. Un univers de propensions: deux études sur la causalité. 1990, trad.
Alain Boyer. Combas: Editions de l’Eclat, 1992.
---. Logique de la recherche scientifique, 1934 (1959 pour la traduction anglaise),
trad. Nicole Thyssen-Rutten et Philippe Devaux, préface de Jacques Monod,
Paris: Payot, 1973.
Quine, Willard Van Orman. Ontological Relativity and Other Essays. New
York: Columbia Univ. Press, 1969.
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French translation and introduction by C. Chevalley. Paris: Vrin, 1994.
Valéry, Paul. Cahiers I, II. Edition par Judith Robinson-Valéry. Paris: Galli-
mard, 1973-1974. Bibliothèque de la Pléiade.
[56]