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Protection de La Vie Privée Et Concurrence Dans Le Numérique

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N° 310  Juillet 2022

Protection de la vie privée et concurrence


dans le numérique
Mélanie THOINET, Léa DARDELET

 Dans le domaine numérique, la protection de la vie privée est étroitement liée à la notion de donnée personnelle.
Elle peut se définir comme la maîtrise, pour chaque citoyen, des données le concernant dont disposent d'autres
acteurs.

 L'économie numérique a fait émerger des effets croisés, complexes et ambivalents entre protection de la vie
privée et concurrence, brouillant les frontières entre ces deux politiques, historiquement distinctes. La
préservation de la concurrence peut conduire à limiter la collecte des données personnelles par une plateforme
ou à autoriser l'accès de concurrents aux données possédées par certains acteurs, ce qui renforce ou dégrade la
protection de la vie privée. De manière symétrique, une protection plus stricte de la vie privée peut augmenter la
concurrence en limitant l'accumulation de données, source potentielle de position dominante, ou la réduire en
créant des coûts de conformité qui pèsent relativement plus sur les petits acteurs.

 Une meilleure articulation des deux types de politique est recherchée par l'Union européenne et par les autorités
nationales. Au niveau européen, le Digital Markets Act et le Data Governance Act abordent ces sujets. Les
autorités de concurrence donnent également une importance croissante aux enjeux liés aux données
personnelles : plusieurs autorités nationales ont lancé des enquêtes sur les pratiques de plateformes, justifiées
par la protection de la vie privée, pour déterminer s'il s'agissait de comportements anticoncurrentiels. Les
différents régulateurs coopèrent de plus en plus pour faire face à ces questions.

 Une plus grande sensibilité des consommateurs à la


valeur de leurs données réduirait les conflits d'objectifs Préférences des Européens sur la protection
entre politiques de concurrence et de vie privée. En de la vie privée en ligne
effet, il existe aujourd'hui un « paradoxe de la vie
privée » : bien que soucieux de la protection de leur vie
privée sur Internet, les internautes dévoilent
gratuitement à des acteurs leurs données, notamment
parce qu'ils ne sont pas en mesure d'en connaître la
valeur. En 2016, selon une enquête de la Commission
européenne, 64 % des Européens interrogés trouvaient
inacceptable le suivi de leur activité en ligne en échange
de la gratuité d'un site web, mais 74 % d'entre eux
n'accepteraient pas non plus de payer pour ne plus être
suivis (cf. graphique). Ainsi, si les Européens sont
majoritairement préoccupés par le suivi de leur activité
sur Internet, très peu sont néanmoins disposés à
renoncer à la gratuité de leur consultation de site web. Source : Commission européenne, Flash Eurobarometer 443 - Report
e-Privacy, 2016.

Direction générale du Trésor


1. L'économie numérique modifie la relation entre protection de la vie privée
et concurrence1
1.1 Protection de la vie privée et concurrence ont de ces données à d'autres acteurs, la moindre
été longtemps abordées séparément protection de la vie privée en découlant est assimilable
à une augmentation du prix du produit ou une réduction
Traditionnellement, les politiques de protection de la vie de sa qualité (le respect de la vie privée étant un prix
privée et de concurrence ont des appréhensions inobservable de l'utilisation des plateformes).
différentes de la collecte, de l'utilisation et de la
protection des données personnelles, c'est-à-dire de Dans le même temps, la politique de protection de la
« toute information se rapportant à une personne vie privée a continué d'appréhender avec précaution
physique identifiée ou identifiable »2. Si le droit au l'utilisation des données, en insistant particulièrement
respect de la vie privée est inscrit dans le Code Civil3, sur les risques de toute collecte de données, sans
la séparation entre les deux types de politiques n'a pas prendre en compte ses effets économiques,
été immédiatement remise en cause par l'émergence notamment sur la concurrence5.
du numérique4.

Le droit de la concurrence a initialement appliqué une


1.2 Le développement des plateformes a rendu
grille de lecture « optimiste » à l'économie numérique. visibles des effets croisés ambivalents entre
Dans cette lecture, l'utilisation massive de données les deux politiques
personnelles des utilisateurs par les plateformes, mais
De nombreux acteurs numériques (e.g. Google,
aussi la protection de leur vie privée par ces mêmes
Facebook) fournissent aux utilisateurs des services en
plateformes, pouvaient améliorer la concurrence sur les
apparence gratuits. Leur modèle économique repose
marchés : elles seraient en effet un facteur de qualité
sur la collecte et l'exploitation de données fournies par
du service ou produit, par l'intermédiaire duquel des
les clients (e.g. informations de profil) ou obtenues
acteurs se concurrenceraient. Par exemple, pour un
indirectement (e.g. « cookies »). Ces données
service de navigation routière, collecter un nombre
permettent aux plateformes de mieux connaître les
croissant de données permettrait une amélioration
préférences des utilisateurs, et ainsi de cibler les
continue des itinéraires par rapport à ses rivaux.
publicités à leur intention et donc de se financer en
Symétriquement, des services se différenciant sur leur
vendant des espaces publicitaires de plus grande
niveau de protection de la vie privée permettraient à
valeur. Bien que difficile à estimer, la valeur des
l'utilisateur de choisir s'il est ou non utile de céder ses
données personnelles peut être approchée grâce au
données en échange du service, et introduiraient ainsi
« revenu publicitaire par utilisateur ». En 2019 chaque
de la concurrence dans la mesure où la plateforme doit
utilisateur mondial a rapporté à Facebook environ 29 $
livrer un service de qualité sous peine de voir
de revenu publicitaire, 137 $ pour un utilisateur nord-
l'utilisateur changer de fournisseur. Dans ce cadre
américain, 13 $ pour un utilisateur asiatique et 43 $
d'analyse, si une entreprise conditionne le maintien de
pour un utilisateur européen (cf. Graphique 1).
la gratuité de son produit à l'exploitation d'un volume
plus important de données personnelles ou à la vente

(1) Ces questions ont fait l'objet d'un séminaire à la DG Trésor le 14 octobre 2021 (Séminaire Nasse), dont l'enregistrement est disponible en
ligne : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Evenements/2021/10/14/protection-de-la-vie-privee-et-concurrence
(2) CNIL.
(3) Article 9 du Code civil.
(4) Caffarra C., Crawford G. & Ryan J. (2021), "The antitrust orthodoxy is blind to real data harms", VoxEU ; Liguori L. (2021), "Data Privacy and
Competition Protection in Europe: Convergence or Conflict?", CPI.
(5) Depuis sa création, les objectifs de la CNIL ne font pas référence au champ de l'économie.

#TrésorEco  n° 310  Juillet 2022  p.2 Direction générale du Trésor


Graphique 1 : Revenu publicitaire moyen par utilisateur de payer pour ne plus le subir (cf. Graphique de
pour Facebook en 2019 1ère page) ; de ce point de vue, une certaine cohérence
est visible dans ces préférences : les pays où les
consommateurs trouvent le plus acceptable d'être
suivis pour ne pas payer (e.g. France et Italie) sont
aussi ceux où ils sont le moins prêts à payer pour ne
pas être suivis. Faute d'informations fiables sur l'usage
des données ou faute d'alternatives aux services
proposés par les plateformes, et en raison des effets de
réseaux directs7, il n'est pas non plus facile pour un
utilisateur de changer de fournisseur de service, en
particulier pour un acteur moins consommateur de
données. Enfin, les interfaces biaisées (« dark
patterns »8) entravent également la protection des
données personnelles.
Source : Résultats Q4 2019 Facebook.
En outre, en raison des caractéristiques des marchés
Le libre choix du consommateur et la protection de la numériques (effets de réseaux directs et indirects9), le
vie privée comme facteurs de différenciation entre contrôle de données peut être source de pouvoir de
plateformes se heurtent cependant à certaines limites. marché et servir à des comportements
L'internaute n'est souvent pas capable d'apprécier la anticoncurrentiels. Les réseaux les plus attractifs
valeur des données qu'il transmet, en raison de la captent la majorité des revenus publicitaires découlant
complexité de leur collecte6. L'asymétrie d'information de l'exploitation des données et ils peuvent ainsi
obère alors le choix éclairé de l'internaute et contribue optimiser leurs services en investissant et innovant
au « paradoxe de la vie privée » : bien que soucieux de pour conserver cette attractivité ; ils peuvent aussi
la protection de leur vie privée sur Internet, les adopter des stratégies d'acquisition d'autres
internautes dévoilent gratuitement leurs données à des entreprises leur permettant de collecter un nombre
acteurs variés. Ainsi, selon la Commission européenne, croissant de données. Cela favorise les positions
alors que 64 % des Européens interrogés en 2016 monopolistiques face aux petits acteurs10, et peut être
trouvent inacceptable le suivi de leur activité en ligne, la problématique lorsque cela conduit à des abus de
majorité d'entre eux ne trouve pas non plus acceptable position dominante11.

Encadré 1 : L'exemple australien de Google

L'Autorité australienne de la Concurrence (ACCC) a estimé dans un rapport d'août 2021a que Google avait
adopté des comportements anticoncurrentiels pour maintenir sa position dominante, par exemple en restreignant
la vente de ses espaces publicitaires sur YouTube à sa propre plateforme d'enchères.

L'ACCC mettait aussi en évidence une tension entre la transmission des données aux opérateurs publicitaires et
les contraintes légales de protection de la vie privée. Selon l'ACCC, Google aurait justifié par la protection des
données plusieurs mises à jour aux effets potentiellement négatifs pour la concurrence sur le marché de la
a. Digital Advertising Services Inquiry – Final Report.

(6) Furman et al. (2019), rapport "Unlocking Digital Competition".


(7) L'attractivité de la plateforme pour un utilisateur est renforcée par la présence d'autres utilisateurs.
(8) Par exemple, un bouton d'acceptation plus visible que celui de refus, des options présélectionnées lors d'achats en ligne ; etc.
(9) L'attractivité de la plateforme dépend, pour l'utilisateur d'une face, des utilisateurs présents sur l'autre face.
(10) L'Autorité de la Concurrence et le Bundeskartellamnt (rapport « Droit de la concurrence et données », 2016) indiquent que lorsque des
grandes entreprises ont une base d'informations très large, il paraît difficile à une autre entreprise de reproduire les mêmes volumes et
variété de données.
(11) L'analyse de ces situations d'un point de vue concurrentiel peut être plus ardue dans la mesure où l'amélioration par la plateforme de ses
revenus peut passer par la fourniture de nouveaux ou meilleurs services.

Direction générale du Trésor #TrésorEco  n° 310  Juillet 2022  p.3


publicité. Ce serait le cas de son initiative Privacy Sandbox : en désactivant les cookies tiers, les informations
récoltées ne pourraient plus quitter le navigateur de Google (Chrome), empêchant d'autres entreprises de les
récolter directement via Chrome. En plus de contrôler toute la chaîne de valeur, Google serait ainsi le seul
fournisseur de données sur les utilisateurs de Chrome. De la même façon, Google a récemment annoncé la mise
en place de Topics, outil de ciblage par centre d'intérêt sur la base des sites visités par l'utilisateur. Google
transmettra seulement trois de ces centres d'intérêt – aléatoirement choisis chaque semaine – aux acteurs qui le
demandent pour diffuser leur publicitéb. Cette Privacy Sandbox fait l'objet d'un débat qui reste ouvert entre les
différentes autorités nationales de concurrence. Ainsi, en 2021, des enquêtes ont été lancées par la Commission
européenne et l'Autorité de la concurrence britannique pour déterminer l'impact de la Privacy Sandbox sur la
concurrence et un éventuel comportement anticoncurrentiel de Google.
b. PEReN (2022), Éclairage sur Privacy Sandbox.

La politique de concurrence peut donc contribuer12 à des données (RGPD) : il aurait à la fois des effets
renforcer la protection de la vie privée lorsqu'elle limite anticoncurrentiels en renforçant la position dominante
la concentration des données personnelles par un des grandes plateformes à cause des coûts de
nombre restreint de grandes plateformes, lesquelles conformité assimilables à des barrières à l'entrée pour
pourraient en faire une exploitation intrusive et ainsi les concurrents14, et des effets pro-concurrentiels grâce
réduire le bien-être des consommateurs13. Le maintien à l'obligation de portabilité des données, qui réduit les
de la concurrence sur les marchés peut parfois coûts des consommateurs pour changer de fournisseur
promouvoir des innovations permettant une meilleure et leur donne une meilleure maîtrise de leurs données.
protection des données personnelles. Mais la politique
de la concurrence peut aussi dégrader cette protection
1.3 Des réflexions se développent pour une
lorsqu'elle considère que les plateformes ne doivent
régulation permettant un meilleur équilibre
pas restreindre l'accès de concurrents aux données,
afin que de nouveaux acteurs – eux-mêmes plus ou
entre concurrence et protection de la vie
moins respectueux de la vie privée des personnes – privée
puissent entrer sur les marchés.
Sans intervention des pouvoirs publics, le
Symétriquement, la politique de protection de la vie fonctionnement des marchés numériques ne semble
privée peut contribuer à prévenir la création de pas permettre d'aboutir à un équilibre satisfaisant entre
positions dominantes, car elle peut soit interdire concurrence et protection de la vie privée. Le respect
l'utilisation de certaines données de nature à octroyer de la vie privée est mis en avant par certains moteurs
un avantage concurrentiel, soit être une manière pour de recherche en tant qu'avantage comparatif, mais cela
les acteurs de différencier leurs produits (en fonction du ne concerne encore que des exemples limités et ce
degré de respect de la vie privée) et donc de stimuler la paramètre non-tarifaire ne paraît pas encore assez
concurrence. Mais elle peut également parfois accroître attractif pour modifier substantiellement les business
les positions dominantes de certains acteurs lorsque models fondés sur l'exploitation des données et la
les règles protégeant les données personnelles publicité. Dès lors, réguler semble nécessaire pour
réduisent la possibilité pour un concurrent d'innover à donner un cadre permettant la libre entrée des
partir des données qu'il détient, et donc de stimuler la concurrents sur les marchés numériques sans nuire à
concurrence par une innovation disruptive, ou lorsque l'innovation ni à la protection de la vie privée. La
ces règles accroissent les coûts d'un concurrent (e.g. question se pose particulièrement au sein de l'Union
pour se conformer aux règles juridiques) de manière européenne, attachée à un modèle économique et
prohibitive pour un petit acteur. Cette dualité peut social fondé sur les droits individuels et la protection
s'observer pour le règlement général sur la protection des données personnelles.

(12) Manant M., Rallet A. et F. Rochelandet (2018), "Privacy et antitrust: des régulations contradictoires ou complémentaires ?", Revue
Économique (Vol. 69).
(13) La combinaison de données personnelles peut permettre à une entreprise monopolistique de cibler les consommateurs et de les
discriminer (par exemple à travers les prix, notamment dans des domaines comme la santé, les finances personnelles ou l'emploi. Les
situations de monopole rendent ces préjudices plus graves, car les consommateurs n'ont pas d'autre alternative (par exemple, de tels effets
ne pourraient pas être tempérés précisément en raison de l'absence de concurrence).
(14) M. Gal et O. Aviv (2020), "The Competitive Effects of the GDPR", Journal of Competition Law and Economics.

#TrésorEco  n° 310  Juillet 2022  p.4 Direction générale du Trésor


Des règlements ont été adoptés pour mieux réguler les continuer à prendre la forme de paiements en données
plateformes numériques. Au niveau européen, le Digital personnelles de l'utilisateur en échange de publicités
Markets Act (DMA), approuvé en mars 2022, vise à ciblées, comme c'est implicitement le cas aujourd'hui,
préserver la concurrence sur les marchés numériques celle-ci pourrait prendre la forme de paiements
tout en prenant en compte les enjeux de protection de monétaires par l'utilisateur pour ne plus recevoir de
la vie privée. Par exemple, la combinaison de données publicité et compenser la perte en recette publicitaire
personnelles pour la publicité ciblée, considérée subie par la plateforme. Selon ses défenseurs, la
comme source d'« avantages potentiels […], élevant monétisation amènerait les utilisateurs à prendre
ainsi les barrières à l'entrée », ne sera autorisée conscience de la valeur de leurs données personnelles
qu'avec le consentement de l'utilisateur. Le Data et à adapter leurs comportements en fonction de leurs
Governance Act, approuvé en novembre 2021, vise à attentes en termes de protection de la vie privée. Cela
renforcer le partage des données tout en augmentant la promouvrait aussi la concurrence, puisque les
confiance dans les intermédiaires de données grâce à entreprises répondant le mieux à ces attentes
un cadre de protection (par exemple, la réutilisation des gagneraient des parts de marché, tout en limitant les
données personnelles est encadrée). Au Royaume- abus possibles de position dominante : les utilisateurs,
Uni, la National Data Strategy de 2019 a conduit le en choisissant les données qu'ils rendent accessibles à
gouvernement à proposer une réforme du régime de chaque plateforme, pourraient accorder des montants
protection des données pour soutenir l'innovation et la relativement importants aux concurrents des grandes
concurrence et stimuler la croissance économique tout plateformes. L'approche dite « propriétariste », c'est-à-
en protégeant les données. dire où chaque internaute possèderait un « portefeuille
de données personnelles » à gérer librement avec les
La définition d'un bon équilibre entre protection de la plateformes, reste pour l'instant très prospective et
vie privée et concurrence dépend aussi des incertaine, et n'est pas sans soulever des difficultés
préférences des utilisateurs de plateformes. Or ces conceptuelles15. Elle impliquerait en effet de redéfinir la
préférences sont mal identifiées par les utilisateurs notion de données personnelles, considérées
eux-mêmes, comme en témoigne le « paradoxe de la actuellement comme un droit fondamental en Europe
vie privée ». Ce constat amène certains à préconiser (inaliénables au même titre que le corps d'un individu),
un système de révélation de ces préférences à travers ce qui pourrait rendre juridiquement impossible
la monétisation des données : par exemple, au lieu de l'instauration d'un tel droit de propriété16.

2. Les pratiques des autorités de régulation nationales et supranationales


évoluent à la lumière de ces réflexions théoriques
2.1 Les différentes autorités de régulation ont données personnelles a soit été considérée dans une
d'abord fonctionné indépendamment logique de partage entre acteurs économiques (pour
éviter les situations de position dominante
Les autorités de protection de la vie privée ont qu'entraînerait le contrôle de masses de données par
longtemps appréhendé les données personnelles dans une seule entité), soit n'a pas été considérée du tout.
le but d'éviter tout risque pour la vie privée (exemple en Par exemple, en 2008, lors du rachat de la société
France de la loi « informatique et libertés » de 1978). DoubleClick par Google, la Commission européenne a
Ainsi, en France, la Commission nationale de uniquement considéré les aspects relatifs au droit de la
l'informatique et des libertés (CNIL) considère que concurrence et non ceux qui touchaient la protection de
l'utilisation des données personnelles doit être la vie privée (i.e. l'impact d'une combinaison des
restreinte à certains acteurs identifiés. données des deux entreprises)17. De même façon, lors
de l'acquisition de WhatsApp par Facebook en 2014,
En revanche, en matière de politique de la concurrence
elle a séparé les deux enjeux (voir encadré 2).
(e.g. contrôle des concentrations), l'utilisation des

(15) Génération Libre (2019), rapport « Aux data, citoyens ! ».


(16) Winston Maxwell, Maxime Cordier (2018), « Le tabou de la propriété des données personnelles, éléments de la personnalité et objets de
commerce », Edition Multimédi@.
(17) Competition Policy Newsletter 2/2008. Rédigé par des agents ayant traité l'affaire, ce document n'engage pas la Commission.

Direction générale du Trésor #TrésorEco  n° 310  Juillet 2022  p.5


Encadré 2 : Le rachat de WhatsApp par Facebook, 2014

En 2014, lors l'acquisition de WhatsApp par Facebook, la Commission européenne avait déclaré que les enjeux
de protection de la vie privée n'entraient pas dans le cadre du droit de la concurrencea. Cette affaire semblait
présenter peu d'enjeux relatifs à la protection de la vie privée car WhatsApp scannait des carnets d'adresses mais
ne vendait pas les données personnelles récoltées aux annonceurs publicitaires. Facebook avait aussi annoncé
qu'il ne serait pas en mesure de faire correspondre automatiquement ses comptes utilisateurs avec ceux de
WhatsApp, information dont la Commission avait tenu compte pour autoriser l'opération. Cependant, en 2016,
Facebook a modifié la politique de confidentialité de WhatsApp : les données WhatsApp ont été récoltées et
utilisées pour des publicités ciblées sur les applications du groupe. En réponse, la Commission a infligé en 2016
une amende de 110 M€ à Facebook pour informations trompeuses et non-respect du fonctionnement
indépendant et autonome des services de WhatsApp et Facebook. Une nouvelle amende, de 225 M€ a été
infligée en 2021 à Facebook par la CNIL irlandaise au nom de la Commission européenne, pour ne pas avoir
suffisamment informé les utilisateurs de WhatsApp sur l'utilisation de leurs données personnelles, comme exigé
par le RGPD entré en vigueur en 2016.
a. Voir point 164 de la décision de la Commission d'octobre 2014.

2.2 Les autorités de concurrence s'intéressent constituer en elles-mêmes des violations du droit de la
désormais davantage aux effets de la concurrence. La mise en garde d'Apple en 2021, par la
protection de la vie privée Commissaire Vestager, à propos des modifications de
ses règles (changement de l'iOS14 qui oblige à afficher
La Commission européenne s'intéresse depuis un pop-up demandant le consentement des utilisateurs
quelques années aux effets croisés des politiques de pour suivre leurs activités) reflète cette approche :
concurrence et de protection de la vie privée. En 2015, même si Apple disait avoir fait cette modification pour
une publication de ses services sur le cas Facebook/ protéger les données personnelles, la Commissaire
WhatsApp18 indiquait ainsi que les données peuvent avait indiqué que cela ne l'exemptait pas des règles de
jouer un rôle dans l'évaluation concurrentielle des concurrence.
fusions, en tant que moyen d'obtenir un avantage
concurrentiel, et parce que la protection de la vie privée Au niveau national, plusieurs autorités de concurrence
peut être vue comme un paramètre non-tarifaire de se sont saisies de sujets en lien avec la protection de la
concurrence (lorsque des produits sont offerts vie privée. En Allemagne, le Bundeskartellamt a ouvert
gratuitement aux utilisateurs car monétisés par des en 2016 une enquête contre Facebook sur la base
publicités ciblées, alors les données personnelles sont d'allégations d'abus de pouvoir de marché. Il a cherché
la monnaie payée par l'utilisateur ou une dimension de à savoir si Facebook abusait de sa position dominante
la « qualité » du produit). De telles considérations ont pour enfreindre les règles de protection des données et
pu être prises en compte dans certaines décisions ou étendre les conditions d'utilisation définissant le volume
enquêtes : en 2016 dans la décision sur l'opération de de données traitées. En 2019, il a imposé des
concentration Microsoft/LinkedIn (où la protection de la restrictions au partage de données par Facebook entre
vie privée a été considérée comme un moteur du choix ses propres plateformes et des applications tierces,
des consommateurs et un paramètre de la affirmant que cette collecte de données sans le
concurrence19) et en 2020 et 2021 dans les enquêtes consentement de l'utilisateur et leur partage entre ses
lancées sur les places de marché d'Amazon et Meta services représentaient un abus de position dominante.
(où est envisagée la possibilité que les données créent Suite aux évolutions judiciaires de cette affaire, la
des barrières à l'entrée et soient utilisées de manière CJUE devra se prononcer sur ce dossier, notamment
anticoncurrentielle20). La Commission s'implique ainsi sur la compétence d'une autorité nationale de
dans des pratiques liées à des enjeux de protection de concurrence concernant le respect du RGPD par
la vie privée, dès lors qu'elles sont susceptibles de l'entreprise visée dans le cadre d'un contrôle des
pratiques anticoncurrentielles.

(18) Competition merger brief 1/2015. Rédigé par des agents ayant traité l'affaire, ce document n'engage pas la Commission.
(19) Point 350 et note de bas de page 330 de la décision de la Commission du 6 décembre 2016.
(20) Discours de Margrethe Vestager lors de la conférence de l'European Data Protection Supervisor., "Data Protection and Competition:
enforcement synergies and challenges", juin 2022.

#TrésorEco  n° 310  Juillet 2022  p.6 Direction générale du Trésor


En France, en 2020, l'Autorité de la concurrence a été premier exemple de cette coopération. Plusieurs
saisie par des acteurs de la publicité en ligne qui collaborations se sont développées : en 2020, la
contestaient les mêmes modifications de l'iOS14, en DGCCRF et la CNIL ont signé un protocole de
estimant qu'Apple abusait de sa position dominante, et coopération pour mieux articuler droit de la
risquait de réduire l'efficacité des publicités ciblées. En consommation et respect du RGPD ; en mai 2021,
mars 2021, l'Autorité a considéré que ces modifications l'Autorité de la concurrence et le Pôle d'Expertise de la
n'étaient pas une pratique anticoncurrentielle, qu'elles Régulation Numérique (PEReN) ont signé une
s'inscrivaient dans les choix d'Apple en matière de convention : le PEReN pourra analyser des données et
protection de la vie privée et de politique commerciale, apporter son expertise technique dans des enquêtes
et qu'elles seraient bénéfiques à la protection des relatives aux plateformes numériques. Dans un récent
données des utilisateurs. Elle poursuit toutefois discours21, le président de l'Autorité de la concurrence
l'instruction afin de déterminer si Apple ne favoriserait a plaidé en faveur d’une « coopération accrue » entre
pas injustement ses propres services. En 2021, les autorités de la concurrence et les autorités de
l'association France Digitale a aussi déposé plainte protection des données personnelles, en raison
contre l'iOS14 auprès de la CNIL, accusant cette fois notamment de l’aspect ambivalent des interactions
Apple de ne pas respecter le consentement des entre l’analyse concurrentielle et les règles de
utilisateurs car la mise à jour activerait la publicité protection des données personnelles.
ciblée par défaut pour les applications Apple.
Au Royaume-Uni, le régulateur des données (ICO) et
Enfin, aux États-Unis, la présidente de la Federal Trade l'Autorité de la concurrence (CMA) ont publié au
Commission a annoncé en septembre 2021 qu'elle printemps 2021 un protocole d'entente pour formaliser
voulait faire de la protection des données personnelles l'approfondissement de leurs interactions. Les deux
une priorité de l'institution en lien avec l'application des instances avaient déjà pris en compte leurs objectifs
lois antitrust, afin d'éviter des préjudices résultant des respectifs au sein d'enquêtes (par exemple, l'enquête
pratiques de surveillance et de l'absence de législation conjointe en 2021 sur la Privacy Sandbox). Désormais
fédérale sur la vie privée. chaque autorité pourra ainsi transmettre à l'autre des
informations obtenues au cours de ses enquêtes, si
elles sont nécessaires à l'atteinte des objectifs de
2.3 Une plus grande coopération émerge entre
l'autre instance.
autorités et régulateurs nationaux
Enfin, les autorités nationales de protection des
En France, les coopérations multiples de l'Autorité de la
données et de la vie privée des pays du G7 ont déclaré
concurrence avec d'autres institutions illustrent la
en 202122 qu'il était nécessaire de renforcer la
volonté des pouvoirs publics d'appréhender les enjeux
collaboration entre ces autorités et leurs homologues
de l'économie numérique dans toutes ses dimensions.
de la concurrence à l'échelle nationale en matière de
L'Autorité de la concurrence, l'Autorité des marchés
régulation des marchés numériques. En juin 202223, la
financiers, l'Autorité de régulation des transports,
Commissaire Vestager a souligné l'importance de la
l'Autorité de régulation des communications
collaboration entre les décideurs politiques dans les
électroniques, des postes et de la distribution de la
domaines de la concurrence, de la protection des
presse, la CNIL, la Commission de régulation de
données et de la protection des consommateurs,
l'énergie et le Conseil supérieur de l'audiovisuel ont
indiquant que l'architecture institutionnelle prévue par
ainsi publié en 2019 une note commune sur « Les
les différents textes européens adoptés ou en
nouvelles modalités de régulation – La régulation par la
négociation devrait permettre de trouver de telles
donnée ». L'affaire Apple en 2020, avec l'utilisation d'un
synergies.
avis de la CNIL par l'Autorité de la Concurrence, est un

(21) Intervention de Benoît Cœuré, président de l'Autorité de la concurrence, devant le collège de la CNIL, « Droit de la concurrence et
protection des données personnelles » juin 2022.
(22) « Libre circulation des données dans la confiance » – Table ronde des autorités de protection des données et de la vie privée du G7
(CNIL.fr)
(23) Discours de Margrethe Vestager lors de la conférence de l'European Data Protection Supervisor,"Data Protection and Competition:
enforcement synergies and challenges", juin 2022.

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