Texte 5

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 2

Huis clos

Dans Huis clos, le décor représente un salon Napoléon III dans lequel règne une chaleur
étouffante: la scène est en enfer. Trois morts réunis par le hasard s'y affrontent dans un face-à-
face perpétuel. Chacun est mis à nu sous le regard des autres.

GARCIN, la prenant aux épaules.- Écoute, chacun a son but, n'est-ce pas ? Moi, je me foutais
de l'argent, de l'amour. Je voulais être un homme. Un dur. J'ai tout misé sur le même cheval.
Est-ce que c'est possible qu'on soit un lâche quand on a choisi les chemins les plus
dangereux? Peut-on juger s une vie sur un seul acte?

INES. - Pourquoi pas ? Tu as rêvé trente ans que tu avais du cœur; et tu te passais mille
petites faiblesses parce que tout est permis aux héros. Comme s p c'était commode! Et puis,
à l'heure du danger, on t'a mis au pied du mur et... tu as pris le train pour Mexico.
GARCIN. - Je n'ai pas révé cet héroïsme. Je l'ai choisi. On est ce qu'on veut.
INES. - Prouve-le. Prouve que ce n'était pas un rêve. Seuls les actes décident de ce qu'on a
voulu.
GARCIN. - Je suis mort trop tôt. On ne m'a pas laissé le temps de faire mes actes.
INES.- On meurt toujours trop tôt ou trop tard. Et cependant la vie est là, terminée: le trait est
tiré, il faut faire la somme. Tu n'es rien d'autre que ta vie.
GARCIN. Vipère! Tu as réponse à tout.

INES.- Allons! allons! Ne perds pas courage. Il doit t'être facile de me per 20 suader. Cherche
des arguments, fais un effort. (Garcin hausse les épaules.) Eh bien, eh bien? Je t'avais dit
que tu étais vulnérable. Ah! comme tu vas payer à présent. Tu es un lâche, Garcin, un lâche
parce que je le veux. Je le veux, tu entends, je le veux! Et pourtant, vois comme je suis faible,
un souffle; je ne suis rien que le regard qui te voit, que cette pensée incolore qui te pense.
(Il marche sur elle, les mains ouvertes.) Ha! elles s'ouvrent, ces grosses mains d'homme. Mais
qu'espères-tu? On n'attrape pas les pensées avec les mains. Allons, tu n'as pas tu n'as pas
le choix: il faut me convaincre. Je te tiens. ESTELLE. - Garcin!

GARCIN. - Quoi?

ESTELLE.- Venge-toi. GARCIN. Comment?

ESTELLE.- Embrasse-moi, tu l'entendras chanter.


GARCIN. - C'est pourtant vrai, Inès. Tu me tiens, mais je te tiens aussi.

Il se penche sur Estelle. Inès pousse un cri.

INES. Ha! lâche! läche! Va! Va te faire consoler par les femmes.
ESTELLE. - Chante, Inès, chante!

INES. - Le beau couple! Si tu voyais sa grosse patte posée à plat sur ton dos, froissant la
chair et l'étoffe. Il a les mains moites; il transpire. Il laisse une marque bleue sur ta robe.

ESTELLE.- Chante! Chante! Serre-moi plus fort contre toi, Garcin; elle en crèvera.

INÈS. - Mais oui, serre-la bien fort, serre-la! Mêlez vos chaleurs. C'est bon l'amour, hein
Garcin? C'est tiède et profond comme le sommeil, mais je t'empêcherai de dormir.
Geste de Garcin.

ESTELLE. - Ne l'écoute pas. Prends ma bouche; je suis à toi tout entière.


INÈS. —- Eh bien, qu'attends-tu? Fais ce qu'on te dit, Garcin le lâche tient dans ses bras
Estelle l'infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l'embrassera-t-il ? Je vous vois, je
vous vois; à moi seule je suis une foule, la 50 foule. Garcin, la foule, l'entends-tu? (Murmurant.)
Lâche! Lâche! Lâche! Lâche! En vain tu me fais, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher
sur ses lèvres? L'oubli? Mais je ne t'oublierai pas, moi. C'est moi qu'il faut convaincre. Moi.
Viens, viens! Je t'attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un
chien... Tu ne l'auras pas !
GARCIN. Il ne fera donc jamais nuit?
INÈS. - Jamais.
GARCIN. - Tu me verras toujours?
INÈS. - Toujours. Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce.

Il s'approche du bronze.

GARCIN. - Le bronze... (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le
contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient
prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous
ces regards sur moi. Tous ces 65 regards qui me mangent... (Il se retourne brusquement.)
Ha! vous n'êtes que deux? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c'est ça
l'en fer. Je n'aurais jamais cru... Vous vous rappelez le soufre, le bûcher, le gril...

Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril: l'enfer, c'est les Autres.

Huis clos, scène 5, Gallimard.

Vous aimerez peut-être aussi