Cahier Jean Echenoz

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L’Herne

Cahier dirigé par Johan Faerber

Jean Echenoz
CONTRIBUTEURS : Dominique Rabaté DOCUMENTS DE
Olivier Rolin JEAN ECHENOZ :
Jean-Christophe Bailly Christian Rosset

Echenoz
Mireille Calle-Gruber Blonde Vénus (1979)
Mathilde Roussigné
Agnès Castiglione Mélancolie (1979)
Anne Sennhauser
Stéphane Chaudier Un méridien éphéméride (1978)
Didier da Silva
Alain Chevrier Plan général de Cherokee (1981)
Gérard Titus-Carmel
Serge Daney André Hodeir – Playback (1983)
Philippe Vasset
Julia Deck Publicité (1984)
Dominique Viart Une villa dans un pays chaud
Florence Delay Tanguy Viel
Laurent Demanze L’Usage de son arme (1986)
Michel Volkovitch Dessin du Boustrophédon (1985) ;
Patrick Deville
Bulletin A.R.C.
Alain Dreyfus TEXTES INÉDITS DE Plan of Occupancy
Yann Étienne JEAN ECHENOZ : Coupe possible ici (1988)
Johan Faerber
Croquis des escaliers de la gare
Jean-Baptiste Harang J’arrive
Marseille Saint-Charles (1991)
Maylis de Kerangal Moteur
Projet des Grandes blondes (1992) ;
Morgane Kieffer Rue Erlanger
Description d’une petite brune (1992)
Jean-Pierre Le Dantec Baobab
Royal Bombay Yacht Club (1993)
Sylvie Loignon The Madras Club (1993)
Gérard Macé AUTRES TEXTES DE
The blonde girls (carnet)
Christine Marcandier JEAN ECHENOZ :
Arbogast, Chopin, Salvador (1988-1993)
William Marx Arbogast (carnet)
Pourquoi j’ai pas fait poète
François Maspero Note Sud-Ouest (1980)
Laurent Mauvignier Surface de la miniature Notes préparatoires à Jérôme Lindon
Pierre Michon Opéra Les éclairs – extrait Couverture de l’édition chinoise de
Georges Perec L’horizon Jérôme Lindon
La ligne 6
PRÉSENT passé (1978)
Vie et mort de l’inventeur du
trombone (1985)
Vie de Gloire Vallée (1994)
Vie de Dominique Zardi (1997)
Apprendre à finir (1983)
Carnets de 14 : carnets de poilu et
cartes postales
Excessif : un single au succès

L’Herne
polyglotte et planétaire
Tausk et Pélestor (1977-1995)
Je veux ici une description de l’Étoile
Couverture : © Roland Allard

(1994)
Les débris d’un satellite retombent sur
33 € – www.lherne.com
la terre (1990)
Le mur du présent (1978)
Flore malaise (1984)

139
L’Herne

Les Cahiers de L’Herne


paraissent sous la direction de
Laurence Tâcu
Jean Echenoz

Ce Cahier a été dirigé par


Johan Faerber
Ce Cahier est publié avec
le soutien du CNL

Les Éditions de L’Herne remercient


la Chancellerie des Universités de Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet

Crédits et références bibliographiques


p. 19 : Ce texte est une version revue et augmentée du texte paru dans Le serpent à plume, n° 3, 1989, © Jean Echenoz ; p. 29 : In Pierre Alféri et
Olivier Cadiot (dir.), Revue de littérature générale : mécanique lyrique, t.  1, Paris, P.O.L, mai 1995, © Jean Echenoz  ; p. 36 : In Le Cabinet d’ama-
teur  : revue d’études perecquiennes, n°  3, printemps  1994, Bruxelles, Impressions Nouvelles, © Indivision Richardson/Saluden  ; p. 46  : Paru
sous
  le titre «  Notes sur le discours mystique  » in Charles Delaunay (dir.), Jazz Hot, n°  279, février 1972, ©  Jean  Echenoz  ; p. 76 : In  Jérôme
Garcin, Dictionnaire des écrivains contemporains  de langue française,  Paris, © Mille et une nuits, département des éditions Fayard, 2004  ; p.  77  :
In Libération, 27  août 1992, ©  Jean-Baptiste Harang  ; p. 88 : «  L’Amour du cinéma. Entretien avec Serge Daney par Olivier Mongin  »
in La Maison cinéma et le monde 4, Le Moment Trafic 1991-1992, © P.O.L Éditeur, 2015  ; pp. 107, 108 : In Christine Jérusalem et Jean-
Bernard Vray (dir.), Jean Echenoz : « une tentative modeste de description du monde », Saint-Étienne, © Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll.
« Lire au présent », 2006 ; p. 123 : In Élucidation : vies épinglées, n° 10, Paris, Verdier, 2004, © Jean Echenoz ; p. 139 : In Siècle 21, n° 17, automne-hiver
2010, Lyon,Éditions La fosse aux ours, 2011, © Gérard Titus-Carmel ; p. 155 : Extrait de Les Éclairs, opéra, Paris, © Éditions de Minuit, 2021 ; p. 157 :
In Décapage, n°  41, hiver-printemps 2010, Éd. La Table Ronde, © Pierre Michon ; p. 173 : In Thibaut Cuisset, Le Pays clair, Arles, Actes Sud, 2013, ©
Jean Echenoz ; p. 179 : In François Maspero, Les Passagers du Roissy-Express, Paris, © Éditions du Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1990 ; coll. « Points », 2004.
Sauf mention contraire, pour tous les textes et documents de Jean Echenoz, © Jean Echenoz.
Photographies et documents
pp. 34-35, 42, 45, 50, 67, 85, 98-99, 105, 117, 194-196, 210, 230 : Chancellerie des Universités de Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Photogra-
phie © Suzanne Nagy ; p. 61 : D. R ; p. 106 : © Louis Monier ; p. 209 : © Olivier Rolin.

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions de L’Herne, 2022


Éditions de L’Herne
55, rue Pierre-Charron - 75008 Paris
[email protected]
www.lherne.com
Sommaire

9 Johan Faerber
Avant-propos
12 Archives : Blonde Vénus (1979) ; Mélancolie (1979)

I – « Renaître neuf de sa ruine »


17 Johan Faerber
1er méridien – Du Méridien de Greenwich à Lac
19 Jean Echenoz
J’arrive – Inédit
22 William Marx
Echenoz et le clinamen
25 Laurent Mauvignier
Être ou ne pas être Jean Echenoz
29 Jean Echenoz
Pourquoi j’ai pas fait poète
31 Didier da Silva
Le rêve de Byron Caine
34 Archive : Un méridien éphéméride (1978)
36 Georges Perec
Fragments de déserts et de culture
41 Archives : Plan général de Cherokee (1981) ; André Hodeir – Playback (1983)
43 Alain Dreyfus
Round Midnight
45 Archive : Publicité (1984)
46 Jean Echenoz
Note
49 Archives : Une villa dans un pays chaud ; L’Usage de son arme, premier titre de
L’Équipée malaise (1986)
51 Yann Étienne
L’Équipée malaise ou l’usage des ruines
56 Archives : Dessin du Boustrophédon (1985) ; Bulletin A.R.C. Littérature
57 Mireille Calle-Gruber
L’Occupation des sols ou… de moins en moins de sol sous les pieds de la narration
61 Archive : Plan of Occupancy
62 Sylvie Loignon
« Cou coupé » : poétique de la coupure dans Lac
67 Archive : Coupe possible ici (1988)
II – « Bulle instable virevoltant »
71 Johan Faerber
2e méridien – De Nous trois à Au piano
73 Jean Echenoz
Moteur – Inédit
76 Jean Echenoz
Notice biographique (1988)
77 Jean-Baptiste Harang
Echenoz et nous
81 Archive : Croquis des escaliers de la gare Marseille Saint-Charles (1991)
82 Julia Deck
Nous quatre
85 Archive : Nous trois : première fin envisagée (1991)
88 Serge Daney
Une après-midi avec Jean Echenoz
89 Archives : Projet des Grandes blondes (1992) ; Description d’une petite brune (1992) ;
Royal Bombay Yacht Club (1993) ; The Madras Club (1993) ; The blonde girls (carnet)
93 Morgane Kieffer
Le syndrome de Béliard
98 Archives : Arbogast, Chopin, Salvador (1988-1993) ; Arbogast (carnet)
101 Florence Delay
Côté Sud-Ouest
104 Archives : Sud-Ouest (1980) ; Notes préparatoires à Jérôme Lindon (2001) ;
Couverture de l’édition chinoise de Jérôme Lindon
107 Jean-Christophe Bailly
Lettre à Jean Echenoz
108 Dominique Viart
Le divertissement romanesque : Jean Echenoz et l’esthétique du dégagement
116 Archives : La ligne 6 ; PRÉSENT passé (1978)

III – « Bref, on ne sait rien »


121 Johan Faerber
3e méridien – De Ravel à 14
123 Jean Echenoz
Surface de la miniature
125 Archives :Vie et mort de l’inventeur du trombone (1985) ; Vie de Gloire Vallée (1994) ;
Vie de Dominique Zardi (1997)
126 Dominique Rabaté
Ce qui échappe
131 Christian Rosset
Ravel – une traversée 
136 Archive : Apprendre à finir (1983)
137 Gérard Macé
ZZ 
139 Gérard Titus-Carmel
Thèmes et improvisations. Huit mesures pour Jean Echenoz
150 Agnès Castiglione
Délectable légèreté de la prose
155 Jean Echenoz
Opéra Les Éclairs – Acte I, scène 6
157 Pierre Michon
Quand j’ai rencontré Jean Echenoz
158 Laurent Demanze
Usages dissidents du savoir : « Ce sont les plus dangereux, les amateurs »
164 Archives : Carnets de 14 : carnets de poilu ; cartes postales
167 Patrick Deville
Ah ! Echenoz !

IV – « Mon projet de projet »


171 Johan Faerber
4e méridien – De Caprice de la reine à Vie de Gérard Fulmard
173 Jean Echenoz
L’horizon
175 Mathilde Roussigné
« Le parti d’arpenter le monde » ? Terrains capricieux de Jean Echenoz
179 François Maspero
Le Bourget, enfer routier
180 Anne Sennhauser
De l’art d’être bref : à propos de Caprice de la reine
184 Maylis de Kerangal
Echenoz éolien
196 Archive : Excessif : un single au succès polyglotte et planétaire
187 Alain Chevrier
« A dit Tausk » : sur les verbes d’énonciation dans Envoyée spéciale
194 Archive : Tausk et Pélestor (1977-1995)
197 Christine Marcandier
« Pas d’histoires ». Pour une poétique du fait divers
201 Jean Echenoz
Rue Erlanger – Inédit
204 Philippe Vasset
Deuxième couronne
208 Olivier Rolin
Rue Echenoz
210 Archive : Je veux ici une description de l’Étoile (1994)
211 Jean-Pierre Le Dantec
Un urbanisme sensible
214 Stéphane Chaudier
Echenoz épithète
225 Michel Volkovitch
Fulmard superstar
227 Archive : Les débris d’un satellite retombent sur la terre (1990)
228 Tanguy Viel
Courage et modestie
230 Archive : Le mur du présent (1978)

Coda – « À commencer par moi »


233 Archive : Flore malaise (1984)
234 Jean Echenoz
Baobab – Inédit

237 Repères bio-bibliogaphiques


239 Contributeurs
Avant-propos
Johan Faerber

Quand, en mars 1979, paraît aux Éditions comme après le roman. Il raconte, et cela depuis
de Minuit Le Méridien de Greenwich, le premier un point neuf de diction et de fiction par lequel
roman de Jean Echenoz alors à peine trentenaire, les narrateurs apparaissent à chaque fois comme
s’ouvre l’une des œuvres les plus singulières des hommes qui, à mots couverts, ont saisi
et les plus neuves de la littérature française de combien la littérature, c’est fini. Dans Cherokee,
notre temps. S’il connaît à l’époque une discrète le personnage de Fernand ne dit ainsi pas autre
carrière, loin de l’éclatant succès critique et chose : « Tout est fini. Les gens ne lisent plus. »
public qui sera par la suite celui de son auteur, Guilvinec et Crémieux ne le démentiront pas
auréolé notamment en 1999 du prix Goncourt qui, un peu plus loin, devisent de la sorte : « Tu
pour Je m’en vais, ce roman inaugural s’offre n’aimes pas la littérature ? — Non, dit Crémieux,
pourtant d’emblée comme un événement en plus tellement. »
tout point remarquable. Au cœur de l’histoire de En ce sens, les narrateurs d’Echenoz se
Byron Caine, inventeur d’une machine mysté- donnent bel et bien comme ceux qui entre-
rieuse évoluant sur une île qui ne l’est pas moins, prennent de reprendre le roman, à savoir de le
se donne à lire l’un des premiers textes qui, de raconter depuis les souvenirs épars qui leur en
manière inouïe, retrouve la voie du récit sinon demeurent : comme si chaque roman d’Echenoz
la possibilité même de narrer qui semblait alors portait en son cœur non pas un roman mais
révolue sinon disparue. la narration de ce qui reste du roman après la
De fait, Le Méridien de Greenwich surgit grande disparition de la littérature. S’y raconte
au cœur d’un temps sombre, comme frappé de ce que le récit se sent capable de rassembler des
stérilité et d’aridité, où chaque jeune écrivain qui, ruines du roman, qu’il s’agisse des décombres du
dans ces années 1970, s’éveille au désir d’écrire, roman policier, des débris du roman d’espion-
éprouve au plus vif les recherches formalistes nage ou encore des vestiges du roman d’aven-
du «  Nouveau Roman  » comme autant d’irré- tures. N’est-ce pas précisément ce qu’Albert
versibles injonctions à ne plus raconter. À tort Faria, le personnage de romancier du Rose et
ou à raison, chacune d’elles est vécue comme le Blanc, scénario co-écrit au début des années
de pesants interdits théoriques et pratiques sur 1980 par Echenoz, déclare lorsque, répondant
l’art du récit, l’écriture d’une histoire ou le plaisir à la question de Luigi Martini qui s’enquiert
du romanesque. Comme si, après le « Nouveau de savoir où il en est de ses travaux d’écriture,
Roman  », désirer écrire un roman revenait à il répond à la manière d’une poétique qui ne
commettre un violent contresens sur la littéra- s’avoue pas  : «  Nulle part. J’observe, j’évoque,
ture même. j’adapte, je bricole » ?
Partant, chez Echenoz, se fait entendre une
Et pourtant, Echenoz. voix narrative inédite qui, loin de souscrire à un
À la manière d’un coup de force, aussi inat- quelconque retour du récit, procède au contraire
tendu qu’inespéré, Echenoz va en effet redonner d’une constante distance dans la narration avec
au roman la possibilité du roman comme s’il le récit lui-même, une intrigante manière de
avait trouvé, au sein de son récit, le moyen de détachement qui installe la littérature contem-
revenir de la mort pourtant jugée jusque-là poraine dans une zone neuve  : une écriture
indépassable du roman. C’est qu’à la vérité, romanesque oscillant entre une mélancolie
avec Le  Méridien de Greenwich, Echenoz écrit jamais résignée et une ironie toujours inquiète.

9
Parce qu’il faudrait peut-être le dire ainsi : c’est Quatre méridiens donc qui, pour chacun,
comme si, pour longtemps, Echenoz avait empruntent leur titre en forme de provisoire
contribué à inventer notre contemporain et en devise à autant de textes que, pour la plupart,
avait retrouvé sa possibilité pour chaque auteur Echenoz donne ici pour la première fois  :
qui viendrait à sa suite. autant de récits emblématiques de la période
qu’ils couvrent et qu’ils ouvrent.
Dès lors, c’est dire combien il est heureux Ainsi, le premier méridien, qui court de
qu’un Cahier de L’Herne soit consacré à ce roman- 1979 avec Le Méridien de Greenwich jusqu’en
cier qui, depuis la fiction romanesque, a su plei- 1989 à la parution de Lac, met-il en exergue
nement affronter, jusqu’à un point unique dans la formule « Renaître neuf de sa ruine », tirée
le paysage contemporain, la difficulté à préci- de «  J’arrive  » afin de souligner la dynamique
sément œuvrer à la fiction. Nul doute qu’il est ruiniforme d’alors de l’écriture d’Echenoz.
ainsi grand temps de se pencher à nouveaux frais Le second méridien, qui court de 1992 avec
sur cette œuvre qui, ouverte par Le Méridien de Nous trois jusqu’en 2003 avec Au piano, met en
Greenwich, n’a cessé depuis bientôt plus d’une lumière la formule « Bulle instable virevoltant »,
quarantaine d’années maintenant d’évoluer, de tirée de « Moteur », afin de témoigner du goût
se relancer, de rechercher des voies neuves afin prononcé pour l’errance et le voyage. Le troi-
de dire ce qui reste du roman mais afin aussi de sième méridien, qui court de 2006 avec Ravel
raconter l’époque qui est la nôtre. À l’instar de jusqu’en 2012 avec la parution de 14, se place
ses personnages qui, du cirque d’Hiver au pôle sous le patronage de la formule «  Bref, on ne
Nord en passant par la Malaisie ou la Corée du sait rien », tirée de « Surface de la miniature »,
Nord encore, courent sans trêve le monde et où s’exerce de manière décisive l’encyclopé-
sillonnent sans répit les rues de Paris, l’écriture disme inquiet d’Echenoz. Enfin, le quatrième
d’Echenoz n’a elle-même cessé de voyager et de et dernier méridien, qui s’ouvre en 2014 avec
se déplacer dans le champ romanesque qu’elle a Caprice de la reine et s’achève provisoirement
rouvert afin de constamment en dépasser la fin en 2021 avec Les Éclairs, se range derrière la
prophétisée même. formule « Mon projet de projet », tirée de « Rue
C’est pourquoi cherchant à épouser et Erlanger », où se donne à lire une quête du geste
cerner au plus près les inflexions d’un parcours créateur sous toutes ses formes.
d’écriture en constant mouvement ce Cahier de
L’Herne se propose de distinguer quatre grandes Autant de méridiens mobiles et plastiques
périodes de l’œuvre echenozienne. Quatre qui, ainsi, traversent l’œuvre d’un romancier
grands temps qui, posant pour chacun un espace dont la figure biographique apparaîtra au cours
et un temps particuliers, répondent en fait au de ce Cahier par touches successives, comme
principe même du méridien de Greenwich tel un portrait sans cesse à lui-même dérobé : une
que les personnages le découvrent dans le roman manière de silhouette toujours sur le point de
éponyme, à savoir « un point de la ligne du chan- s’évanouir, une ligne de fuite qui n’en finit pas
gement de date », un « seuil éphéméride » dans de courir jusqu’à s’enfuir définitivement. En
l’espace et le temps « où la veille et le lendemain effet, ce n’est pas le moindre des paradoxes de
seraient distants de quelques centimètres  », ce Cahier de L’Herne que de se consacrer à un
une ligne de délimitation provisoire entre hier écrivain qui, jouissant d’une évidente popularité
et demain pour une démarcation fragile qui au cours d’une remarquable carrière jalonnée
se présente toujours comme «  un méridien de nombreuses et prestigieuses distinctions,
tordu… tordu et nageur  ». Quatre méridiens a toujours pourtant su rester discret sans pour
avec pour chacun un « premier roman » comme autant fuir les apparitions publiques, se réservant
borne temporelle et textuelle car, ainsi qu’a pu avec exclusive pour l’écriture mais ne se soumet-
le déclarer Echenoz, son œuvre est jalonnée, tant à aucune intervention dans le débat public.
rythmée sinon redynamisée en permanence par Car si Echenoz redonne au roman la
autant de nouveaux récits charnières qu’il consi- possibilité du roman, il contribue aussi bien
dère comme des nouveaux « premiers romans » parallèlement, dès le début des années 1980,
à part entière. à forger, comme à contre-jour, une nouvelle

10
figure d’écrivain : un écrivain qui revient de la l’écriture : les fortes pages manuscrites, montrées
figure publique et politique consacrée du Grand là pour la première fois, se succèdent comme
écrivain. À la manière d’un écho diffracté et autant d’autoportraits de l’écrivain au travail.
prolongé de son écriture, Echenoz incarnerait C’est le sens également des riches contributions
ainsi un écrivain mesuré, feutré et discret qui, rassemblées ici qui dessinent à la main levée des
à rebours du spectaculaire d’un Sartre mais portraits d’affinités littéraires et critiques sinon
aussi à la différence du néant médiatique d’un autant de portraits d’amitiés où, même s’il
Blanchot, aurait délibérément fait le choix de voudrait s’en dérober, Echenoz occupe le centre.
la modestie et de l’effacement de l’arène média- Car peut-être n’y a-t-il pas de meilleure
tique afin, loin de toute véhémence ou de tout définition de l’écrivain que celle qu’Echenoz
silence, de se consacrer à l’œuvre. donne comme en passant, et ironiquement,
Dès lors, on ne s’étonnera pas que ce Cahier dans Jérôme Lindon à l’occasion du portrait de
de L’Herne ait fait le choix d’approcher cette son éditeur : « Je n’aime pas beaucoup ce mot,
figure neuve d’écrivain en privilégiant, au-delà écrivain. »
des quelques portraits intimes, la matérialité de

Nos remerciements les plus vifs vont à Jean Echenoz pour sa pleine confiance et la généreuse disponibi-
lité avec laquelle il n’a cessé de nourrir ce Cahier ; à Pierre Michon qui a donné l’impulsion de ce Cahier ;
à l’ensemble de l’équipe des Éditions de L’Herne pour sa remarquable efficacité ; enfin, aux contributrices
et contributeurs qui font la richesse de ce Cahier par leurs interventions de prix.

11
Archives
En 1979, dans les cahiers de travail de Jean Echenoz, apparaissent déjà, sous forme de coupures de
presse alors collectées par le romancier, deux figures majeures qui ne quitteront plus l’œuvre : la grande
blonde et l’ange de la mélancolie.

Blonde Vénus (1979)


Mélancolie (1979)

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