Fouad LAROUI - Les Tribulations Du Dernier Sijilmassi

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Facebook : La culture ne s'hérite pas elle se conquiert

DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions Julliard


Les Dents du topographe, roman, 1996 (prix Découverte Albert-Camus).
De quel amour blessé, roman, 1998 (prix Beur FM ; prix Méditerranée des
lycéens).
Méfiez-vous des parachutistes, roman, 1999.
Le Maboul, nouvelles, 2001.
La Fin tragique de Philomène Tralala, roman, 2003.
Tu n’as rien compris à Hassan II, nouvelles, 2004 (prix de la nouvelle de la
Société des gens de lettres).
La Femme la plus riche du Yorkshire, roman, 2008.
Le Jour où Malika ne s’est pas mariée, nouvelles, 2009.
Une année chez les Français, roman, 2010 (prix Jean-Claude-Izzo ; prix du
Meilleur Roman francophone ; mention spéciale du prix Métis ; prix de
l’Association des écrivains de langue française – Adelf).
La Vieille Dame du riad, roman, 2011.
L’Étrange Affaire du pantalon de Dassoukine, nouvelles, 2012.

Aux Éditions Robert Laffont


De l’islamisme : une réfutation personnelle du totalitarisme religieux, 2006.

Chez d’autres éditeurs


Chroniques des temps déraisonnables, Éditions Emina Soleil/Tarik, 2003.
L’Oued et le Consul (et autres nouvelles), Flammarion, 2006.
Le Drame linguistique marocain, Le Fennec/Zellige, 2011.
Le Jour où j’ai déjeuné avec le Diable, Zellige, 2012.

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FOUAD LAROUI

LES TRIBULATIONS
DU DERNIER SIJILMASSI

roman

Julliard

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En couverture: © Pasquale Carlotti
© Éditions Julliard, Paris, 2014
ISBN 978-2-260-02193-3

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« Celui qui aujourd’hui ne se retire pas entièrement de ce bruit et ne
se fait pas violence pour rester isolé est perdu. »
Goethe, Entretiens avec Eckermann.

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1
Au-dessus de la mer d’Andaman

Un jour, alors qu’il se trouvait à trente mille pieds


d’altitude, Adam Sijilmassi se posa soudain cette
question :
— Qu’est-ce que je fais ici ?
Ce n’est pas qu’il volait de ses propres ailes, comme
un oiseau : il était en fait rencogné dans le siège 9A d’un
avion de ligne peint aux couleurs de la Lufthansa. Il venait
de se poser la question (« Qu’est-ce que je fais ici ? ») et
il en examinait maintenant les tenants et les
aboutissants.
Il s’assura par un coup d’œil circulaire que personne
ne l’observait car il ne pouvait méditer à son aise que s’il
était seul dans son coin, ignoré de tous, sans importance
collective.
Donc, Adam réfléchissait. Et il n’arrivait pas à trouver
de solution à cette énigme : pourquoi son corps se
trouvait-il à une altitude de trente mille pieds, propulsé à
une vitesse supersonique par des réacteurs conçus du
côté de Seattle ou de Toulouse – très loin de son
Azemmour natal, où les carrioles qui allaient au souk
dépassaient rarement la célérité du mulet, où les voitures
à bras n’excédaient pas l’allure du gueux se traînant de
déboires en contretemps ?
Le Boeing, c’était autre chose. Neuf cents kilomètres
par heure… Pourquoi cette hâte, grands dieux ? À travers

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le hublot, l’univers se signalait par la couleur bleue,
lacérée parfois de blanc translucide, mais aurait-il été
niellé de mauve ou d’or que cela n’aurait pas changé
grand-chose, car ce n’était pas la nature qui était en jeu
mais plutôt l’histoire des hommes, la distribution de
l’espèce à travers la planète. Ça tombait bien : la planète,
elle s’offrait nue, de l’autre côté du hublot. C’était sans
doute cela qui avait déclenché les cogitations de notre
héros : hors la Terre, libéré de la gravité, sans contact
avec le plancher des vaches, il était un pur esprit. Et ce
pur esprit venait de comprendre qu’il y avait quelque
chose d’indigne dans cette translation affairée d’un corps
humain le long d’une géodésique du monde.
Une boule d’angoisse se forma dans son ventre,
quelques gouttes de sueur apparurent sur son front, sa
main droite fut prise d’un tremblement incontrôlable.
— Qu’est-ce que je fais ici ?
Comme en écho, une autre phrase résonna dans son
crâne :
— Tu vis la vie d’un autre.
Il jeta de nouveau un regard circulaire dans la cabine
de l’avion. Partout, des hommes d’affaires penchés sur
des revues, des rapports, des écrans… Il lui apparut
qu’ils lui ressemblaient tous, qu’ils portaient le même
costume sombre, la même chemise blanche, la même
cravate. Sans doute pouvait-on lire dans leurs yeux les
mêmes préoccupations, les mêmes chiffres…
— Est-ce cela que je suis ?
Il pensa à son grand-père, le hadj * Maati, digne
vieillard assis, immobile, dans le patio de sa demeure,
qui occupait ses jours et consumait ses nuits à
compulser d’augustes traités composés mille ans plus tôt

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à Bagdad ou en Andalousie, des trésors dont les lettres
tracées en coufique ou en naskhî révélaient du monde
autre chose que les prix du bitume ou de l’acide – ou le
compte en banque de l’acheteur indien.
Adam se rendit compte que son grand-père n’avait
jamais dépassé la vitesse du cheval lancé au galop dans
la plaine des Doukkala – et ce galop-là contenait en lui
toute la noblesse qu’un homme peut désirer. Entre la
sagesse immobile du hadj et la course altière du pur-
sang s’esquissaient tous les mouvements qui peuvent
nous occuper ici-bas, le temps bref d’une belle vie, sans
laisser sur terre d’autre trace qu’un peu d’affection dans
le cœur des hommes – et pas de ces souillures que
laissent dans l’air ces engins qu’on appelle des Boeing,
qui ne meurent jamais puisqu’on en voit des centaines
alignés au fond d’un désert de l’Arizona, s’endormant
dans un rêve sans fin. Et pour les construire, ces engins,
n’avait-il pas fallu fouiller fort, fouiller profond dans la
croûte terrestre, en arracher le fer ou la bauxite, laissant
la Terre les veines ouvertes, agonisante mère nourricière
– on croit entendre son âme gémir, triste et dolente,
transpercée par le glaive des tunneliers ?
Tout ça, pour quoi ?
Il pensa à son père, Abdeljebbar, qui jamais n’avait
possédé d’automobile ni n’avait pris l’avion, qui avait à
peine sacrifié au culte du jour en acquérant un Solex noir
– et Adam se rendit compte que son père non plus n’était
jamais allé plus vite que le pur-sang du hadj Maati.
Lui, Adam, était le premier de la lignée à atteindre des
vitesses absurdes – et pour quoi faire, vains dieux ?
Vendre du bitume, acheter de l’acide sulfurique, penser à
la commission de l’agent indien. Misère ! On appelle cela

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le progrès – « marche avant, avancée » ; mais à quelle
allure ? Faut-il qu’elle soit celle du Boeing ?
Bercé par les ronronnements de l’avion, Adam sut que
c’était la dernière fois que son corps filait à des vitesses
défiant l’imagination. Il se vit assis sur son siège, ciron
présomptueux, costume-cravate, allant vrououououm
dans l’univers infini. C’était ridicule. Ça manquait de
dignité, pour un petit-fils du hadj Maati. Franchement, ça
ne ressemblait à rien.
Il décida, hic et nunc, que jamais plus il ne prendrait
l’avion.
Cela se passait quelque part au-dessus de la mer
d’Andaman, un lundi, à l’aube d’un millénaire.
Et ce fut le début de la fin, pour l’ingénieur Sijilmassi.

* Pour tous les mots arabes, se reporter au glossaire.

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2
Juché sur la carriole

Arrivé à Casablanca, Adam récupéra sa valise et se


dirigea vers la sortie de l’aérogare.
Il faisait un temps splendide en ce premier jour de
printemps. Adam s’arrêta sur le trottoir, devant le hall de
l’aérogare, et leva les yeux vers l’immense nappe bleue
que ne troublait le moindre nuage, sinon quelques
traînées blanches, très haut, laissées par des albatros
d’aluminium. Il cligna des yeux pour se réaccoutumer à la
lumière de son pays. Décidément, elle n’était pas celle
des cieux d’Asie. Nos cieux ne sont pas les leurs.
Une meute de chauffeurs de taxi fondit sur lui, l’un
revendiquant la valise comme si elle lui appartenait,
l’autre lui promettant la voiture la plus confortable, le
troisième se contentant de l’agripper par la manche. Il se
dégagea du mieux qu’il put, répétant qu’il possédait une
voiture et qu’elle l’attendait au parking. Pourquoi ce
mensonge ? Il lui sembla que c’était ce qu’il fallait dire
parce que c’était plus vraisemblable que la décision qu’il
venait de prendre : il allait marcher jusqu’à Casablanca.
C’était du moins son intention. Après avoir descendu
une longue rampe et ainsi quitté l’aéroport, il s’engagea
sur le bord de la route, traînant sa valise à roulettes, et
atteignit bientôt sa vitesse de croisière : quatre kilomètres
à l’heure. Pendant sept millions d’années, aucun homo,
ni erectus ni sapiens, n’avait longtemps dépassé cette

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allure : au regard des millénaires, il était dans la norme.
Une légère brise rafraîchissait l’air, que chauffait
concurremment un soleil impitoyable. Quelle heure était-il
? Trois heures de l’après-midi, répondit sa montre. Bien.
Il serait à la maison pour le dîner.
Au bout de quelques minutes, une Simca vert pomme
le dépassa puis s’arrêta quelques dizaines de mètres
plus loin, sur la chaussée, les freins grinçant
horriblement. (« Nous y sommes », pensa Adam ; ou
plutôt la phrase se présenta distinctement devant ses
yeux. Il savait bien d’où elle venait : de Tex, une bande
dessinée qu’il lisait dans son enfance. Tex pensait (dans
une bulle) : « Nous y sommes », chaque fois qu’il
apercevait des bandits, ou des Indiens, ou un grizzly.
Cela voulait dire : les ennuis commencent. On pouvait
s’attendre à tout.)
Un homme s’extirpa de la voiture, en sueur,
s’épongeant le front, l’examina un instant puis cria d’une
voix rauque :
— Un problème, mon frère ?
Puis, sans attendre confirmation :
— Je peux te déposer à Casa, si tu veux.
Adam pensa qu’un homme qui s’arrête sur la
chaussée, tout uniment, sans prendre la peine de se
garer sur le bas-côté, ne peut être qu’un policier en civil –
ou un imbécile dangereux – ou les deux. Il répondit d’un
ton ferme :
— Non, merci.
L’autre :
— Mais tu vas où comme ça ?
Adam était maintenant arrivé à la hauteur du pékin.
Les deux hommes se jaugèrent. Tout, dans leur

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apparence, les opposait. De taille moyenne, sec, Adam ;
l’autre, tout petit, rond ; les traits enfantins, yeux d’une
certaine nuance du glauque qu’on ne trouve que dans le
Rif ; Adam les traits durs, du genre taiseux ; l’autre, on le
devinait expansif, la blague facile, étourdi. Costume-
cravate, l’Adam, et djellaba en face.
Le bon Samaritain, qui semblait déjà regretter d’avoir
parqué sa Simca pour un cas si mal parti, répéta sa
question. Adam hésita un instant puis :
— Je vais à Casablanca. Mais j’ai envie de marcher.
Merci pour l’offre.
Il y avait là trois phrases, si tant est que la ponctuation
s’entende. Une de ces phrases posait problème («
Cherchez l’intrus »). L’homme à la Simca se recula. Son
corps envoyait maintenant une flopée de signaux (tics,
froncements divers, ululations sourdes…) qui semblaient
tous signifier la même chose : au fou !… au fou ! Lâchez
les chiens ! Ce n’était sans doute pas un policier. Un
policier est imperturbable. C’est un roc. Il est la force
publique. Rien ne peut lui arriver.
Le petit rond émit une sorte de gémissement puis se
reprit. Il se força à sourire.
— Mon frère a le sens de l’humour. Hi, hi, hi… Tu te
moques de moi, n’est-ce pas ? Hi, hi, ha, ha… Ou bien,
tu ne connais pas le coin, hein ? Hu, hu, hu… Personne,
tu entends bien, personne ne va à pied à Casa à partir
d’ici (son index, pointé vers le sol, tournoya pour indiquer
précisément où « ici » se trouvait). Si tu veux aller à pied
à Casa, je te conseille de partir d’ailleurs : de Casa, par
exemple. (Il émit un gloussement, tout content de sa
colossale astuce.) Cette foutue ville est déjà assez
grande pour t’épuiser, toi et tes enfants. Et ta valise.

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Adam ne disait rien. (« Mes enfants ? Je n’ai pas
d’enfant. ») L’autre attendit une réponse, qui ne vint pas.
Levant les bras au ciel, ce qui releva sa djellaba sur ses
blancs mollets (il avait l’air d’un épouvantail un peu gras),
il conclut :
— Bon, j’ai fait ce que j’ai pu, l’ami. Dieu te vienne en
aide.
Il remonta dans sa voiture (vue de près, ce n’était pas
une Simca (y en a-t-il encore ?) mais une contrefaçon
chinoise). L’engin émit quelques crachotements, un rot,
deux ou trois flatulences, puis, pfuiiit, disparut dans
l’horizon immense.
Adam se remit en marche. Sa valise faisait beaucoup
de bruit (krrrr… krrrr… krrrr…) mais il s’y habitua. Au bout
de quelques instants, il ne l’entendait plus. Il avait
l’impression de marcher dans le silence. (Le silence
ouaté.)
Pas pour longtemps. Une Fiat 127 le dépassa puis
s’arrêta sur le bas-côté. On devinait un conducteur et un
passager. Cette fois-ci, personne ne sortit de la voiture.
Arrivé à sa hauteur, l’homme-qui-marche jeta un coup
d’œil dans l’habitacle assombri par des cartons plaqués
sur les vitres de l’arrière. Deux paires d’yeux luisaient
dans la pénombre et regardaient Adam.
Il s’arrêta. On l’apostropha :
— Un problème, l’ami ?
Ils étaient deux, sans doute mari et femme. Il se
pencha pour mieux les regarder. La trentaine. Vêtus à
l’européenne. Tête nue, élégant châle bleu. Des
fonctionnaires, peut-être un instituteur et une infirmière.
(Je devrais cesser d’imaginer des vies aux gens, sur un
seul coup d’œil.) Ils s’étaient sans doute concertés en

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quelques phrases. T’as vu ? Quoi ? Là-bas ! Ah oui… Et
alors ? Un compatriote en perdition le long de la route.
On fait quoi ? On lui vient en aide. M… (quand le diable y
serait), on est musulmans, quoi.
— On peut te déposer à Casa, si c’est là que tu vas.
Adam respira un bon coup puis répondit d’une voix
ferme :
— Non merci, tout va bien.
L’homme et la femme se regardèrent, l’air étonné.
— Mais… tu vas où comme ça ?
C’était le conducteur qui avait posé la question. Sa
passagère, rajustant son châle, tordit un peu le cou pour
mieux regarder Adam. Malgré ses traits taillés à la serpe,
il avait l’air rêveur. Quelque chose dans son regard…
Tiens ! Il ressemblait au héros de cette série turque qui
affolait les femmes de tous les pays arabes depuis
quelques mois. Comment s’appelait-il (le Turc) ? Elle
ferma les yeux, une torpeur ottomane l’envahit, un goût
de rahat loukoum, elle était odalisque dans un sérail…
Son mari répéta la question. Adam hésita un instant
puis :
— Je vais à Casablanca. Mais j’ai envie de marcher.
Merci pour l’offre. Bon voyage.
Marcher ? Illico, la Fiat 127 se transforma en chambre
à bulles, des événements fort intéressants s’y
produisirent ; à prêter l’oreille, on eût sans doute entendu
des bruits divers, des cris et chuchotements, des
grésillements. Ça discutait ferme, dans le conclave. Puis
le calme revint. La tête du conducteur émergea de la
vitre. Il avait l’air circonspect, presque inquiet.
— Tu es un émigré, hein ? Tu habites en Europe ?
Pauv’ gars. Laisse-moi éclairer ta lanterne. On ne va pas

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à pied à Casa. C’est impossible. Ça n’existe pas. Si tu
veux aller à pied à Casa, le mieux, c’est de remonter le
temps, après tout, le temps est relatif, non ?… et de
revenir un siècle en arrière, quand Casa s’appelait Anfa
et que c’était un petit village de rien du tout. (Il se tourna
vers sa femme, très fier de sa plaisanterie – il avait quand
même réussi à placer l’histoire, la géographie et Einstein
dans une seule phrase – elle lui sourit, enamourée, ayant
vite oublié le Turc.)
Il enfonça le clou :
— On n’est pas en Suède, ici.
— Pardon ? La Suède ?
— Ou la Suisse, ajouta l’homme. (Il semblait
maintenant douter de la force de son argument.)
— Qu’est-ce que la Suède a à voir avec… ?
— Laissons tomber. Écoute : si tu veux aller à Casa,
monte, on t’y emmène. Sinon, bonne chance.
Adam ne disait rien. Il se posait cette question qui le
titillait régulièrement : pourquoi ses compatriotes avaient-
ils tendance à clore toute discussion en invoquant un
lointain pays scandinave ? La Fiat démarra et s’en fut
fumant, le couple criant à tue-tête :
— Bon voyage ! (Il est fou !) (C’est un émigré ! (Il se
croit en Suède ?)) Que Dieu te vienne en aide ! (Il est
foutu !) Fonce !
Adam se remit en marche. Sa valise faisait maintenant
un bruit infernal : elle n’était pas faite pour l’asphalte
marocain, on l’avait calibrée pour le feutre des aéroports,
elle grinçait et gémissait, mais il s’habitua à ses
protestations. Au bout de quelques instants, il eut de
nouveau l’impression d’évoluer dans l’ouate.
Pas pour longtemps (bis). Un 4 × 4 rutilant le dépassa

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puis ralentit et s’arrêta élégamment sur le bas-côté. Des
enfants piaillaient sur les sièges arrière. Un grand
bonhomme moustachu, bronzé, au sourire éblouissant,
en sortit lestement. Il ouvrit une portière ; en débarqua un
nain ; non : un enfant. L’homme et l’enfant – lui agrippé à
la main de son père (?) – attendirent patiemment jusqu’à
ce qu’Adam fût arrivé à leur hauteur. Il s’arrêta et jeta un
coup d’œil sur la machine. C’était bien un 4 × 4, du
japonais, du brutal, du tue-piéton ; armé d’une calandre
en forme de chasse-buffle chromé, nécessaire dans les
rues de Casablanca (vu le grand nombre de buffles qui y
déambulent). L’homme se pencha sur le moutard et lui
demanda, en français et en détachant les syllabes :
— Qu’est-ce qu’on dit ?
L’enfant leva vers Adam une frimousse innocente et
zézaya :
— Bonzour, monsieur.
Adam hésita un instant (il s’entendait mieux avec les
chats qu’avec les enfants) puis fut pris d’une envie de
battre le moutard, comme ça, pour rien (parce qu’il était
là) ; une fessée ; une joue pincée un peu trop fort ; un nez
qu’on épate d’un pouce méchant. Il murmura :
— Bonjour…
D’autres enfants criaient dans l’habitacle de la voiture.
Pourquoi n’avaient-ils pas droit, eux, à la confrontation
pédagogique avec Adam ? L’homme tapota le dessus du
crâne de son fils puis demanda à Adam :
— Un problème, l’ami ?
Comme pris d’un scrupule, il tendit la main et se
dénonça :
— Je m’appelle Anas Kettani. Lui (geste), c’est Jaad,

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mon fils. (Tap-tap-tap paternel sur la tête de l’héritier.)
Alors, que se passe-t-il ?
Adam serra sans conviction la main du dénommé
Anas Kettani.
— Moi, c’est Adam Sijilmassi. Et… il ne se passe rien.
Kettani avait la quarantaine. Vêtu relax-distingué (une
telle catégorie doit exister, se dit Adam, un as du
marketing doit l’avoir inventée). Probablement un
banquier. Ou un promoteur immobilier. Un industriel ?
Inscrit au Sun Beach, sur la corniche. Week-ends à
Marrakech. Rotary, peut-être ? Lions Club ? Femme
élégante et racée, légèrement névrosée. Enfants à
l’École française (ou l’École américaine ?). Objectif : le
lycée Lyautey, les grandes écoles à Paris, MBA aux
États-Unis, etc. Perpétuons, perpétuons. La troisième
génération fera dans l’art.
Adam jeta un coup d’œil sur l’enfant. En somme, Anas
Kettani était en train de le former. Écoute, coco, un
homme qui marche le long de la route, en costume-
cravate, traînant une valise à roulettes toute neuve (note
le détail), ce n’est pas un blédard, un péquenot, un
‘aroubi. Par conséquent, c’est un des nôtres. Qui sait ?
Peut-être même un Kettani. Limite, un Alami. Et
d’ailleurs, même s’il s’appelait Guerjoum ou Sandoq, on
a les idées larges, du moment qu’il est propre sur lui (et
qu’il ne nous emm… pas). On fait quoi, Jaad ? Hein ?
Oui, mon enfant, on lui vient en aide.
Le banquier putatif prit un air empressé et continua :
— On peut vous déposer à Casa, si c’est là que vous
allez. Ça ne nous dérange pas. Les enfants se
pousseront un peu.
Adam hésita un instant (il ne fallait pas désobliger

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l’homme devant son fils, ce serait peut-être un
traumatisme psychologique qui aurait des conséquences
désastreuses à long terme – mon Dieu, j’aurai un serial
killer sur la conscience) puis répondit très poliment, l’air
de dire oui en disant non :
— Merci, tout va bien.
L’homme et l’enfant ne bougèrent pas d’un millimètre.
L’industriel murmura, le sourcil circonflexe :
— Mais… excusez-moi si je m’occupe de ce qui ne me
regarde pas… Vous allez où ? Il n’y a rien dans le coin.
Rien. Même pas un hameau. Pas la moindre villa…
La portière avant du 4 × 4 s’ouvrit en chuintant. Il en
sortit une belle femme aux cheveux noirs qui portait un
chemisier bleu clair, un pantalon blanc et un châle autour
du cou. Ajustant ses lunettes de soleil, elle se haussa sur
la pointe des pieds, les bras croisés reposant sur le haut
de la portière ; un petit déhanchement achevait de la
rendre, comment dit-on dans les magazines ? irrésistible
; et examina Adam (lui, tout à fait résistible). C’est qui,
c’quidam ? Il était plutôt petit mais « bien formé » – pas
adipeux, en tout cas. Dans quelle salle de sport était-il
inscrit ? Était-il convenable de le lui demander ? Malgré
ses pommettes un peu saillantes et son nez trop droit, il
avait l’air d’un idiot (genre « l’idiot qui a fait la Mission »,
incapable de marchander une chemise dans le bazar).
Quelque chose dans son attitude… Tiens ! Mais je le
connais. Je le reconnais. N’est-ce pas là le mari de
Naïma ? Évitons-le, il est antipathique, paraît-il. Le genre
compliqué, on ne comprend rien à ce qu’il dit.
— Anas ! Qu’est-ce que tu fais ? On va être en retard !
Kettani répéta sa question (« Vous allez où ? »). Adam
soupira :

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— Je vais à Casablanca. À pied. Allez-y, votre femme
s’impatiente. Merci pour l’offre.
Il se força à sourire à l’enfant qui l’examinait, la bouche
ouverte.
Kettani, interloqué, se passa la main sur la poitrine,
lentement, d’un geste ample et concentrique.
— Mais… vous connaissez la distance, d’ici à Casa ?
Vous allez marcher pendant des heures ! D’autre part, il y
a des bidonvilles du côté de Bouskoura, ce n’est peut-
être pas très… euh, comment dit-on ? Euh… Safe ?
Secure ? (Excusez-moi, j’ai habité longtemps aux States,
mon français est un peu rouillé.) En tout cas, je vous
déconseille de marcher le long de la route. Vous savez, à
Los Angeles, la police m’a arrêté un jour parce que je
marchais le long d’une highway. Il faisait pourtant beau et
c’était dimanche, j’avais deux bonnes raisons de me
balader. (Il gloussa, tout heureux d’avoir vécu
dangereusement « aux States ».) Après vérification de
mon identité, ils m’ont dit, les flics, que c’était suspect,
un type qui déambule. Cela dit, on n’est pas aux States…
— Ni en Suède.
— Anas ! Anas ! On va être en retard ! Mes parents
nous attendent, ma mère va s’inquiéter. Je voudrais
piquer une tête dans la piscine. Qu’est-ce que tu fais ?
Jaad va attraper une insolation.
— En Suède ? Je ne comprends pas.
— Non, c’est rien, juste une plaisanterie. Mais croyez-
moi, je n’ai pas besoin d’aide. Merci.
L’homme et l’enfant se regardèrent ; puis le promoteur
immobilier (banquier ?… minotier ?) s’ébroua, fit une
sorte de salut décontenancé de la main gauche et tout le
monde remonta dans le 4 × 4 pendant que des Indiens

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scalpaient des cowboys sur le siège arrière. Un
rugissement, une odeur âcre de pétrole brûlé, et le
dragon bondit vers l’horizon des riches.
(— Je crois que c’est le mari de Naïma. — Naïma qui
? Naïma Alami ? C’est l’ingénieur Sijilmassi ? — Oui, je
crois que c’est lui. C’est un type bizarre. (Un peu autiste,
paraît-il ?) — Qu’est-ce qu’il fait on the road avec sa
petite valise ? — Je te répète que c’est un type bizarre.
(Maniaque ?) — Ils ont dit quelle heure, tes parents ? »)

Adam se remit en marche. Les taxis qui passaient sur


la route ralentissaient, même s’ils étaient bourrés de
passagers. Les conducteurs klaxonnaient, faisaient des
signes cabalistiques, indiquaient des azimuts, certains
criaient : « Casa ? Casa ? » Il faisait semblant de ne pas
voir ces bourdons métalliques qui reprenaient vite leur
vol. Crétins. Ils veulent quoi ? Si je réagissais à leurs
invites, il se passerait quoi ? Je voyagerais dans le coffre
? sur le toit ? Les voyageurs de l’impériale… Ou alors, ils
éjecteraient quelqu’un (le plus pauvre ?) et m’offriraient
sa place ?
La valise émettait maintenant un couinement
désagréable. Dommage que je n’aie pas l’habitude de
porter par-devers moi une petite fiole d’huile, j’aurais pu
graisser la roulette. (« Graisser la roulette », je n’ai
jamais eu l’occasion d’utiliser cette juxtaposition de mots.
Un jour, on décide de ne plus prendre l’avion, le
lendemain on se voit obligé d’inventer l’expression «
graisser la roulette ». En somme, le monde se déglingue
et moi je graisse la roulette, pour donner le change.)
Il crut entendre un clapotement derrière lui. Il se

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retourna : une carriole tirée par un mulet était en train de
le rattraper, tout doucement.
Nous y sommes.
Ou plutôt, nous n’y sommes pas. Que pouvait-il bien lui
arriver ? Quoi de plus inoffensif qu’un blédard doublé d’un
mulet, triplé d’une carriole ?
L’homme était un paysan aux yeux tristes, ou peut-être
vides, ses vêtements étaient en lambeaux, et une espèce
de chapeau de paille le protégeait malaisément des
rayons du soleil.
La carriole était maintenant à sa hauteur. Le paysan se
contenta de grommeler « salam aleykoum » sans même
tourner la tête vers Adam. Le mulet ne lui accorda pas un
seul regard. Trot-trot-trot… Ils étaient déjà à dix mètres
devant lui.
— Hé !
Adam entendit l’interjection puis se rendit compte que
c’était lui qui avait crié. Tout de même, c’était étrange.
Tout le monde semblait s’intéresser à son cas (le petit
rond, les taxis, les Kettani…) sauf le paysan qui venait de
le frôler. Il cria de nouveau :
— Hé, l’homme !
Le paysan tira sur les rênes, sans se retourner, et la
carriole s’arrêta. Le mulet baissa la tête. Aucune voiture
ne passait à ce moment-là sur la route. Ce fut un
moment de silence absolu.
Adam s’approcha de l’attelage et tendit la main au
paysan qui l’examina (c’était une main, pas de doute)
puis la serra mollement. Leurs yeux se croisèrent. Ceux
du paysan exprimaient une impassibilité totale. Ç’aurait
pu être des billes d’agate. On était au-delà de l’animal ou
du végétal, on était dans le minéral, l’inorganique. Adam

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en eut froid dans le dos – des zombies, sur la route ? («
Fin atroce pour un jeune ingénieur. Dévoré par un zombie
sur la route de l’aéroport. La mallette est intacte. »)
Il flatta un instant la crinière du mulet puis s’adressa à
son maître.
— Est-ce que tu vas à Casablanca ?
L’homme le noya du regard, superbe d’indifférence. Un
long moment s’écoula. Puis :
— Casa ? (Un temps.) Mmmm… (Un temps.) Qui sait
? Peut-être. Si Dieu le veut.
— Dans ce cas, peux-tu m’y déposer ?
Le paysan releva le bord du chapeau de paille et se
gratta le crâne. Son regard exprimait maintenant un autre
sentiment que l’indifférence : une sorte de méfiance
sourde, venue du fond des âges, nourrie de douze siècles
de Makhzen ; une sagesse des faibles, celle-là même qui
avait permis à ses gènes de perdurer depuis mille ans,
entre razzias et despotisme ; une sagesse mêlée de
cautèle et de chafouinerie. Il prit le temps de bien
regarder Adam. Le costume-cravate. Les souliers
élégants, bien qu’un peu poussiéreux. Le visage glabre,
bien rasé. La valise à roulettes… Quelque chose n’allait
pas. Il murmura :
— Chouf… Je ne veux pas d’ennuis.
— Quels ennuis ? Je te demande de me transporter à
Casablanca. Je te paierai, bien sûr.
— Prends un taxi. Il en passe sur cette route.
— Je ne veux pas prendre de taxi.
— Tu ne veux pas pr… Pourquoi ?
Puis, sans attendre la réponse, il posa à Adam la
question la plus extraordinaire qu’on lui eût jamais posée.
— Tu as tué quelqu’un ?

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3
Gens d’armes

Comme cette discussion se déroulait en arabe


dialectal, le paysan avait demandé ceci, exactement :
— As-tu tué une âme ?
Pour dire « âme », il avait utilisé le mot rouh. Adam fut
d’abord tenté de le corriger : c’était nafs, l’âme animale,
l’âme bestiale, qu’il aurait dû utiliser dans ce cas, et non
rouh, l’âme éternelle, immortelle, que Dieu nous insuffle
(par les trous du nez ?) à notre naissance – ou était-ce à
notre conception ? (Mais un ovule fécondé a-t-il des
narines ? Tiens, c’est peut-être pour cela que les
musulmans pensent que l’être humain n’existe vraiment
qu’à partir du troisième mois… Une question de narines.
C’est nous, les gars de la narine…)
Puis il se ressaisit. Ça ne rimait à rien, ces
considérations philosophiques entremêlées de
calembours vaseux, alors qu’il était debout sur le bord de
la route, à côté d’un mulet (ou était-ce un bardot ?), à
parlementer avec un paysan. Qui venait de le traiter
d’assassin.
Attends, peut-être qu’il plaisante ? Je ne peux pas
croire qu’il ait sérieusement demandé cela. Cela dit… qui
sait ? Ils sont peut-être habitués aux meurtres, dans les
villages et les hameaux. Ça se massacre, ça s’étripe
joyeusement. Tu m’regardes de travers ? Tiens, prends !
(V’lan, la serpe en travers de la tronche !) Quoi ! ? Tu as

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zyeuté ma femme pendant qu’elle plumait un dindon ?
Boum ! Le madrier s’abat sur le crâne de…
— Non, non, dit enfin Adam. (Comment lui expliquer ?)
J’ai simplement envie de faire le chemin sur ta carriole.
Ça me rappellera mon enfance. J’ai grandi du côté
d’Azemmour, dans les Doukkala. Parfois on allait en
carriole à la plage.
Un sourire se dessina sur les lèvres du paysan.
Tiens, je l’ai touché avec mes histoires d’enfance. La
nostalgie, c’est quand même universel. Mais le vert
paradis des amours enfantines…
Le paysan riait maintenant à gorge déployée. Il était
vite revenu au règne animal, dis donc, le père « mes-
yeux-billes-d’agate ». Ce n’était plus le bel indifférent, le «
faisons le mort, le Makhzen ne nous dévorera pas ». Que
non ! Il riait, le saligaud ! Plutôt, il semblait hennir. Hi,
hon, hon ! Il se tapait sur les cuisses. Par contagion, son
bardot se mit à s’éjouir. Baudet, beau duo. Ha, ha, hi, hi,
hi han ! Honk, honk ! Un taxi qui passait en trombe
klaxonna longuement. De bonheur ? Il disparut dans un
nuage de fumée. Le bouseux hurlait son hilarité urbi et
orbi.
Bon, ça va, n’exagérons rien. Je n’ai quand même pas
raconté la blague du siècle. Misère, qu’est-ce qu’on a l’air
niais, tous les trois, sur ce bord de route. Le gueux, sa
monture et moi.
Le paysan s’arrêta de rire, s’essuya les yeux, gloussa
encore un coup et se pencha sur Adam :
— Toi, un Doukkali ? C’est trop drôle !
Ah bon, c’est ça qui le faisait rire. Il croit sans doute
que tous les Doukkalis sont des géants qui pèsent une
tonne et dévorent un mouton entier en quelques minutes.

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Ben non. Voyez bibi. Un mètre soixante-quinze, soixante-
cinq kilos tout mouillé.
Le paysan avait retrouvé son sérieux mais on
pressentait qu’il aurait des choses à raconter ce soir,
dans sa chaumière. (« J’ai rencontré un petit zozo de la
ville, un lutin, tout petit, tout frêle, qui voulait me faire
croire qu’il était doukkali… »)
Il grommela :
— Bon, écoute : je te transporte jusqu’à Casablanca et
tu me donneras vingt dirhams. Si on aperçoit des
gendarmes au loin, tu sautes de la carriole et tu te
débrouilles. Et fais gaffe : je te tiens à l’œil.
Adam grimpa tant bien que mal sur la carriole et
s’assit sur une bâche, à l’arrière, en laissant ses jambes
pendre. Voyageant en quelque sorte à l’envers, il pouvait
voir apparaître au loin les voitures qui revenaient de
l’aéroport ; elles approchaient à toute allure, klaxonnaient
pour la forme avant de dépasser l’attelage – et alors il
voyait toutes les nuances de l’étonnement se peindre sur
le visage du conducteur et des passagers, quand il y en
avait. « Que fait ce jeune cadre dynamique à l’arrière de
cette carriole qui date de l’année du typhus ? »
Imperturbable, il les regardait droit dans les yeux. Ne
sachant que penser, le conducteur ne disait rien, ne
bougeait pas, sauf pour passer les vitesses, se
contentant d’exprimer la stupéfaction par tous ses pores.
Les passagers, itou, sauf si c’étaient des enfants. Ceux-
là, les pestes, éclataient de rire, se trémoussaient et lui
faisaient des grimaces.
Après une demi-heure de trajet, la carriole s’arrêta.
Adam ne le remarqua même pas, perdu qu’il était dans
ses pensées.

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Fatale erreur.
À dix centimètres de son visage, une superbe trogne
se matérialisa soudain. Yeux noirs émergeant d’une barre
broussailleuse de sourcils, moustache foisonnante, nez
en forme de rutabaga, le tout fourni avec un uniforme gris
et une casquette du même métal. L’haleine était forte : de
l’ail certainement, peut-être du piment, du thym… C’était
un gendarme. Un beau. Un vrai. Il hésita un instant puis
porta deux doigts à son képi (c’est le règlement) et
demanda d’une voix rogue :
— Vos papiers !
Tout à fait réveillé maintenant, Adam ouvrit la bouche
mais n’émit pas un son. Les bras croisés sur sa valise,
celle-ci serrée sur sa poitrine au risque de tacher son
costume, les jambes ballantes, il ne savait que dire. Cet
imbécile de paysan avait oublié de l’avertir ; peut-être
l’avait-il oublié tout court ; en tout cas, ils étaient
maintenant arrêtés au barrage de gendarmerie qui coupe
la route de l’aéroport.
Il n’avait rien fait mais se sentait coupable, comme
tous les Marocains devant un homme en uniforme. Il
aurait avoué n’importe quoi.
— Vos papiers !
Adam se ressaisit. Coupable, ouais, c’est à voir ! Il
s’éclaircit la voix.
— Comment ça, mes papiers ? Ce n’est pas moi qui
conduis cette carriole. D’ailleurs, je me demande… Faut-
il un permis quelconque pour piloter une charrette ?
Le gendarme laissa tous ces mots percoler dans son
cerveau. Ils finirent par faire sens. Quelques rides de
contrariété creusèrent son visage. Merde, un intello.
Fallait en référer au chef.

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— Chef !
Le gradé arriva, circonspect, prudent, pas pressé. Tex
Willer avait l’habitude des Indiens. Celui-ci avait l’air
aussi rusé qu’un Sioux. Les deux hommes se jaugèrent.
Le Sioux avait l’air serein mais, en fait, il cachait son
jeu : il n’était pas loin de la panique. Ce qu’il avait sous
les yeux – et c’était son problème – était
incompréhensible. Un complet-cravate bien rasé
transporté bringuebalant comme un cul-terreux ? Ça
n’avait pas de sens. À moins que…
— Je comprends, murmura-t-il. Je comprends. Vous
êtes tombé en panne sur la route, et alors vous avez
abandonné votre véhicule et alors… et alors… vous avez
demandé à ce blédard de vous conduire vers le plus
proche garage… (il lissait les bouts de sa moustache)…
dans sa charrette. Vous auriez pu arrêter un taxi, ils
pullulent dans ces parages, ou même n’importe quelle
voiture. N’importe quel citoyen vous aurait dépanné.
(Feinte indignation :) M… quoi, on est tous frères ! On
s’entraide ! (Glacial :) D’autant plus que la carriole ne va
pas plus loin, elles sont interdites en ville.
Son subordonné béait d’admiration. Comment qu’ le
chef, il a tout compris. Adam Sijilmassi sauta au bas du
véhicule. Il déposa sa valise sur le sol, épousseta le bas
de son pantalon puis se redressa.
— C’est curieux. Vous dites que les carrioles sont
interdites en ville. Pourtant, j’en vois partout en ville (il
appuya sur les mots), tout le temps. J’en ai même aperçu
sur l’autoroute.
— Il n’empêche : elles sont interdites. Vous n’allez pas
plus loin avec M’barek. Il va faire demi-tour et passer par
les chemins pour se rendre où Dieu l’appelle. Vous, vous

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allez prendre un taxi pour aller au garage chercher un
mécanicien.
— Ouais… En fait, je n’ai pas besoin de mécanicien, ni
d’électricien, ni de thermodynamicien. Ma voiture n’est
pas en panne. Je voulais marcher de l’aéroport à
Casablanca, mais comme tout le monde ne cessait de
m’importuner (des voitures s’arrêtaient toutes les
minutes), j’ai décidé de rentrer en ville avec… comment
dites-vous qu’il s’appelle ? M’barek. À qui je dois
d’ailleurs vingt dirhams.
— Vingt dirhams ? Aboulez la monnaie, c’est
exactement le montant de l’amende qu’il doit payer pour
avoir promené sa ruine sur la route. Merci. Maintenant,
dites-moi deux choses : qui êtes-vous et est-ce que vous
vous moquez de moi ?
— Je m’appelle Adam Sijilmassi et je ne me moque
pas de vous.
— Et qu’est-ce qu’il fait dans la vie, Adam Sijilmassi ?
— Il est ingénieur à l’Office des bitumes du Tadla.
(Voilà que je parle de moi à la troisième personne du
singulier. On dirait Jules César. (Je vais finir par envahir
les Gaules.))
Le chef et son subordonné eurent une espèce de haut-
le-cœur parfaitement coordonné. Ils se regardèrent. Nom
de nom ! La journée devenait intéressante. Il y aurait des
choses à raconter aux enfants, autour de la harira
vespérale.
Le chef prit délicatement Adam par le bras et lui dit
d’une voix melliflue :
— Voici ce qu’on va faire : je vais moi-même vous
conduire chez vous à Casablanca, donnez-moi donc
l’adresse, je vous y emmène dans ma jeep. Vous rentrez

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chez vous, vous m’oubliez, je vous efface de ma
mémoire, il ne s’est rien passé. La vie reprendra son
cours comme un long fleuve tranquille.
— À une condition, capitaine.
— Dites.
— Que vous ne dépassiez pas les cinquante
kilomètres à l’heure entre ici et ma maison.
— Mais c’est idiot ! Je suis la Gendarmerie, je peux
rouler à l’allure qui me plaît. Même à 200 !
— Justement : vous donnerez l’exemple.
— Aucune voiture ne peut rouler à 50 !
— La vôtre pourra.
Il y eut un bref conciliabule entre le chef et son
subordonné, et Adam se retrouva assis dans la jeep à la
droite du capitaine.
Celui-ci tint sa promesse : il ne dépassa pas la vitesse
maximale autorisée dans l’agglomération casablancaise.
Parfois, des tremblements nerveux agitaient sa jambe,
c’était comme si elle voulait s’émanciper, reprendre son
autonomie, appuyer rageusement sur l’accélérateur, pour
que l’auto, enfin démarrée, pût rouler comme elle voulait,
slalomer au milieu des flots de véhicules qui filaient vers
le centre-ville, suivre la houle à l’assaut des ronds-points ;
mais le capitaine, serrant les dents, gardait la maîtrise de
sa jambe.
Adam, du coin de l’œil, surveillait ce combat de
l’homme et de son membre inférieur droit.
Étrange. Il ne s’agissait pourtant que de ceci : ne pas
rouler trop vite.

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On était arrivé boulevard Bir Anzarane, au centre de
Casablanca, devant l’immeuble où habitait Sijilmassi. Le
capitaine avait tenu, on ne sait pourquoi, à faire monter la
jeep sur le trottoir alors qu’il aurait pu la garer sur
l’asphalte pas du tout encombrée : on aurait pu y garer un
diplodocus. Mais non : envahissons le trottoir ! Des trucs
de gendarme, se dit Adam. Le Makhzen montre qu’il est
au-dessus des lois.
— Merci pour la balade, capitaine.
— Je vais vous oublier très vite.
La jeep rugit, enfin délivrée, et elle bondit vers les
horizons (décidément, c’est une manie, on dirait que
l’attrait principal de la vitesse, c’est qu’on peut se
propulser vers cette ligne lointaine qui ne cesse de se
dérober).
Le gardien de l’immeuble salua Adam avec
circonspection. Il avait vu la jeep. L’ingénieur Sijilmassi a
été aperçu hier descendant d’un véhicule appartenant à
la Gendarmerie royale. Tiens ! Qu’es-aco ? Y a du bon ?
C’était quoi, comme information ? Pouvait-on la tourner à
son avantage ? Se faire mousser ? La vendre, l’amplifier
? Battre monnaie dessus ?
Dans l’ascenseur, Adam se demanda s’il fallait parler à
sa femme Naïma de la résolution qu’il avait prise à trente
mille pieds d’altitude, au-dessus de la mer d’Andaman.
Bien sûr, il fallait le faire, et le plus vite possible.
Après tout ce qui lui était arrivé entre l’aéroport et sa
maison, il pressentait que sa décision allait lui valoir des
ennuis. À tout le moins, ça allait secouer sec. Ça allait
tanguer.

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4
Oui, mais Naïma ne comprend pas

C’est curieux. Quand je rentre de voyage, avant même


que nous ayons échangé un mot, son regard se pose un
peu partout, sur mes mains, sur mes épaules, sur ma
valise, mais jamais elle ne le plante droit dans mes yeux.
Ah oui, elle cherche où est le cadeau. (Mais pourquoi les
épaules ? Je ne vais quand même pas lui offrir un ouistiti
ou un perroquet… (Tiens, ce serait amusant de rentrer un
jour avec un ouistiti perché sur mon épaule. Ou un
perroquet. Et je me déguiserais en pirate, le bandeau sur
l’œil… Yo ho ho et une bouteille de rhum !…))
Il sonna à la porte. Puis :
— Mais je rentre chez moi ! Pourquoi ai-je pris
l’habitude de sonner quand je rentre chez moi ?
Il farfouilla dans ses poches, cherchant ses clés. Trop
tard. Naïma avait déjà ouvert.
Elle le regarda, l’air absent, et tendit une joue. Il y
déposa une bise comme on paie son écot. Elle regarda
les mains de son mari, sa valise, ses épaules, puis
haussa les épaules et alla s’asseoir dans le salon.
Le chat était assis à côté de la télévision et examinait
l’ingénieur avec attention en tapotant le sol de sa queue.
Il suffisait d’être parti pendant quelques jours et le chat
devenait circonspect. Hautain. Oh, là, qu’est-ce qu’il me
veut lui, le bipède… Il fallait de nouveau l’amadouer,

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l’apprivoiser, refaire son éducation. Heureusement, cela
allait vite. Mais tout de même…
Après avoir pris une douche, Sijilmassi entreprit de se
raser. Le visage barbouillé de mousse, maniant
délicatement la lame effilée, il se dit : « Prenons le
taureau par les cornes. »
En fait, il ne se dit rien de tel. Il pensa quelque chose
de confus, qui ressemblait à une mâle résolution et, tout
en se rasant, il pensa que cela se disait « prendre le
taureau par les cornes » dans les livres. Étrange… Y a-t-il
jamais eu, dans le monde, un homme assez fort pour se
saisir d’un auroch… Tiens, maintenant il avait pensé «
auroch »…
Rasé de frais, rhabillé et coiffé, sentant bon l’after-
shave, il revint dans le salon. Le chat leva les yeux,
méfiant. Naïma fit de même.
Bien. Nous sommes « entre quat’z’yeux ». Parfait.
Allons-y. Le taureau par les c…
— Naïma, il m’est arrivé quelque chose d’étrange dans
l’avion.
— Tu as rencontré les Benzekri ?
Il resta stupéfait un instant. Puis :
— Pourquoi les Benzekri ? Et en quoi cela aurait-il été
étrange de rencontrer les Benzekri dans un avion ?
Qu’est-ce que… ?
— Les Mikou, alors ?
— Mais non, je n’ai rencontré personne. Et en quoi… ?
— L’avion était vide ?
— Il était plein à craquer, l’avion. Un avion n’est pas
vide simplement parce qu’il ne contient ni les Benzekri ni
les Mikou… Ils ne constituent pas, à eux quatre,

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l’ensemble des gens qui prennent l’avion entre le Maroc
et le reste du monde.
Tout cela commençait de façon biscornue. Il était
difficile d’avoir une conversation normale avec Naïma.
L’éthique de la discussion, elle s’asseyait dessus. Ça
partait souvent dans tous les sens – et ça retombait sur
Adam, généralement.
— Donc, il était plein, l’avion, mais la question n’est
pas là. Il ne s’agit pas de gens que j’ai vus ou pas vus… il
s’agit d’une expérience… enfin, d’une… (Allons-y, les
grands mots ; je sais que je vais être ridicule)… d’une
épiphanie.
Naïma sursauta, ouvrit de grands yeux, laissa un
instant sa mâchoire choir (elle savait parfaitement jouer
l’indignation), puis se mit à glapir :
— Stéphanie ? C’est une Française ? Tu as rencontré
une Française dans l’avion ? C’est qui, cette pétasse ?
Elle s’est mise exprès à côté de toi ?
Et voilà… Boum ! Le missile fou… Tous azimuts…
Tous aux abris !
Adam leva les bras au ciel.
— Mais non, mais non, pas Stéphanie. Calme-toi ! J’ai
dit : épiphanie. Ça veut dire (du coup, il n’était plus sûr de
ce que cela signifiait), ça veut dire quelque chose comme
une révélation.
(Naïma n’avait pas fait de longues études. Elle était
tout juste arrivée au bac dans une école privée. Elle
s’exprimait correctement en français mais il ne fallait pas
l’ennuyer avec des mots comme « épiphanie » : elle
boudait immédiatement. « Ça va, je sais que t’as “fait la
Mission”, n’étale pas ta culture avec des mots

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compliqués, tout ça, c’est de la frime, et d’abord ils
servent à quoi, etc. »)
Il voulut reprendre le fil de la conversation.
— Écoute, Naïma, c’est difficile à expliquer, ce que j’ai
ressenti dans cet avion… ce que j’ai compris, tout à
coup…
— Stéphanie ? ! Si ça s’trouve, c’est même pas une
Française, c’est peut-être une de ces putes russes qui
ont débarqué ici après la mort de Mao. Et toi, tu lui cours
après…
— Arrête de voir des fantômes dans cet avion. Il n’y
avait ni les Benzekri, ni les Mikou, ni Stéphanie…
— Ah, tu avoues ! Elle avait raté l’avion ? Tu la connais
d’où ?
— Naïma, concentre-toi, s’il te plaît. Il n’y a pas de
Stéphanie, il n’y en a jamais eu, je n’en connais aucune.
On l’oublie ?
— Cette pétasse…
— Calme-toi. J’ai dit : épiphanie. Attends, ne bouge
pas, je reviens.
Adam alla chercher son vieux Larousse (il l’avait reçu
lors d’une distribution de prix, en sixième, entre une vie
de Pasteur et Les Merveilles des cathédrales… Comme
c’était loin, tout ça… Il s’arrêta un instant dans le couloir,
saisi par une bouffée de mélancolie. La fin du mois de
juin, promesse de vacances ; le soleil éclatant ; la petite
tribune montée dans la cour du lycée ; le discours du
proviseur ; les regards complices échangés avec d’autres
élèves distingués ce jour-là ; le vert paradis des amours
enfantines…)
Revenu dans le salon, il s’assit à côté de Naïma, ouvrit
le dictionnaire à la page idoine et lui montra le mot.

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— Voilà : épiphanie. Ça veut dire « prise de conscience
soudaine », quelque chose comme une révélation.
— Ça va, je sais lire. Tu me prends toujours pour une
conne.
— Donc, dans l’avion, j’ai eu une é-pi-pha-nie. J’ai
compris quelque chose.
— Tu as compris quoi ? Que tu étais un idiot ?
Elle ricana, satisfaite de sa plaisanterie. Le chat vint se
poster à côté d’eux et ne le quitta plus du regard.
— Oui, Naïma, d’une certaine façon, tu as raison : j’ai
compris que j’étais un idiot. Que je menais une vie idiote.
Que cela n’avait aucun sens. Que je voulais ralentir.
— Ralentir ? Comme une voiture ?
— Pourquoi nous comparer avec des objets que nous
avons-nous-mêmes inventés ? Nous… je veux dire : les
hommes, l’espèce humaine… nous étions sur Terre, nous
existons depuis des millions d’années… avant les
voitures. Je veux ralentir comme un homme.
— N’importe quoi. Ça ne veut rien dire.
— Ça veut tout dire !
En proie à une bouffée d’exaltation, Adam se mit à
croupetons devant le sofa sur lequel sa femme était
assise, lui prit les mains entre les siennes et un flot de
paroles lui sortit de la bouche. Il lui raconta tout ce qu’il
avait pensé, vécu, éprouvé la veille au-dessus de la mer
d’Andaman. Quand il ne trouvait pas ses mots, il essayait
de transmettre son expérience par le regard (« enfiévré »,
probablement), par des pressions des pouces sur les
mains inertes de Naïma, par des halètements un peu
ridicules.
Il conclut par ces mots :
— … le résultat, c’est que j’ai décidé de changer de

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vie.
Ni la femme ni le chat ne bougèrent un muscle. Rien,
pas le moindre frémissement. Les deux paires d’yeux,
jais rare d’un côté, vert glauque de l’autre, restaient fixées
sur sa personne ; comme dans les films : la cible dans le
collimateur. Et la cible, c’était lui, qui s’enferra.
— Oui, je vais changer de vie. Je ne veux plus me
retrouver dans un avion, puis dans un autre, couchant
dans des hôtels qui se ressemblent tous, mangeant du
caoutchouc ou du feu, me réveillant à Kuala ou à Sydney
en me demandant où je suis, parfois même qui je suis ;
courant, transpirant, menaçant, cajolant ; et tout ça,
pourquoi ? Pour vendre du bitume. Du bitume ! Qui se
vend d’ailleurs très bien sans moi. Pourquoi cette course
effrénée ? Je veux ralentir.
La femme et le chat respiraient doucement, à
l’unisson. C’était imperceptible, presque surnaturel.
— Qu’est-ce qui nous est arrivé ? Je veux dire : nous,
les Marocains ? Mon grand-père vivait paisiblement du
côté d’Azemmour, qu’il n’a jamais quitté. Mon père n’a
jamais pris l’avion… Cela fait des siècles que nos
ancêtres vivaient en symbiose avec la nature. Le jour
venu, ils quittaient le monde sans l’avoir dérangé… Mais
nous… Pourquoi vivons-nous ainsi, pressés, affairés ?…
Cette vie est absurde. Je veux vivre autrement.
Lentement. Comme mon père et mon grand-père.
Ne sachant que faire, Adam conclut :
— Voualà !
Et, lâchant les mains de sa femme, il se redressa et
s’assit à côté d’elle, sur le sofa, les yeux dans le vague.
Elle le regardait toujours, sans mot dire ; au coin de la
bouche, cette immobile contraction… ; le chat non plus

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ne bougeait pas. Pour se donner une contenance, Adam
s’empara d’un Matin qui traînait là et l’ouvrit à la page des
sports. Son club, le DHJ, avait encore perdu un match. Le
score était sans appel, comme disaient les journalistes
sportifs : 3-0 contre les as évanescents du Mirage de
Dakhla. Misère ! On n’est pas aidés.
Naïma se leva et demanda sur un ton désinvolte :
— Tu veux un verre de jus d’orange ? Je viens d’en
faire. C’est frais.
Surpris, il acquiesça d’un hochement de tête. Sa
femme disparut quelques instants puis revint avec un
verre de jus d’orange posé sur un petit plateau. Elle lui
tendit le plateau, il prit le verre en murmurant « merci » et
elle alla ranger l’accessoire.
Quelques instants passèrent. Le chat s’était roulé en
boule sous la table et commençait à ronronner.Naïma
revint dans le salon, se planta devant son mari et dit
d’une voix calme :
— Je n’ai rien compris à tes aventures au-dessus de
l’océan. Ça m’a l’air bizarre… C’est de la philosophie,
hein ? Mais on ne change pas sa vie parce qu’on a parlé
avec une pétasse russe dans un avion. Je vais appeler
maman. J’ai l’impression que ça ne va pas bien dans ta
tête. Je veux qu’on en parle tous les trois.
— Tous les trois ? Tu veux dire vous deux contre moi ?
Comme d’habitude ?
— On sera deux contre deux, conclut-elle en donnant
un coup de pied au chat, qui essaya de rugir et ne réussit
qu’un petit miaulement mièvre. Cette sale bête, elle
t’appartient.

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5
Que vouliez-vous qu’il fît contre deux ?

Après le dîner, la mère de Naïma, qui habitait dans le


quartier, s’en vint sonner à la porte.
Les deux femmes formèrent aussitôt une sorte de jury
populaire qui entreprit de le questionner sans
ménagement. Chkoun Stéphanie ? Il expliqua calmement
que c’était un malentendu, qu’il n’avait parlé à personne
dans l’avion, qu’il n’y avait pas rencontré une
Messaline… (« Aline ? » Il alla de nouveau chercher le
Petit Larousse et indiqua aux deux femmes, méfiantes, le
nom « Messaline », après les pages roses (elles
redoublèrent de méfiance).)
Un bon quart d’heure passa dans des considérations
sémantiques.
Le jury conclut en demandant à l’accusé d’utiliser
désormais des mots plus usuels, pour éviter les
contresens et, plus généralement, pour « cesser de faire
ch… tout le monde » (dixit Naïma, sa mère ne parlant
pas français et ne connaissant donc pas ces expressions
distinguées).
Bon, cette brèche-là était colmatée.
Revenant au cœur des choses, elles le sommèrent de
s’expliquer. C’était quoi, cette lubie, ces résolutions
soudaines ? Il ne put que répéter ce qu’il avait dit
quelques heures plus tôt. « Changer de vie… », « plus

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d’avion », « ne plus jamais courir, sprinter, suer… », «
ralentir ».
Naïma, excédée, s’égosilla :
— Mais… pratiquement, qu’est-ce que tu vas faire ?
— Faire ? Demande-moi plutôt ce que je vais être
désormais ? N’est-ce pas le plus important ?
Naïma le regardait sans répondre, les yeux arrondis, la
tête en avant, la bouche légèrement entr’ouverte, les
poings sur les hanches. Sa mère grommela tout bas, en
arabe dialectal (elle était persuadée, malgré cent preuves
du contraire, qu’Adam ne parlait pas l’arabe) :
— Voilà qu’il se met à nous philosopher dessus. Un
idiot. Je l’ai toujours su. Tu aurais dû épouser le médecin.
Naïma reprit :
— Je ne comprends rien à toute cette histoire. Ce n’est
pas la première fois que tu vas chez les Chinois (elle
nommait « Chinois » tous les Asiatiques), pourquoi tu es
revenu maboul cette fois-ci ? Tu as mangé du serpent ?
Du rat ? Je t’avais dit de ne jamais rien manger chez les
Chinois. Eh bien, réponds-moi, qu’est-ce que tu vas faire
?
— Je n’en sais rien. On verra bien. Je vais sans doute
démissionner de l’Office, prendre le temps de réfléchir,
chercher un autre job plus, comment dire… ? plus assis.
J’ai vraiment besoin de faire le point. Je vais peut-être
essayer d’écrire… Mais bon, il n’y a pas de quoi en faire
un drame. Je serai toujours ton mari. L’homme que tu as
épousé il y a deux ans.
Elle se recula légèrement, comme pour mieux le
jauger. Sa bouche se tordit, ses narines se mirent à
frémir…
Puis elle éclata :

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— Mais ce n’est pas toi que j’ai épousé, crétin ! Ce
n’est pas toi ! C’est ton salaire, c’est l’appartement, le
gardien, c’est… c’est tout ça ! (Elle fit un ample geste qui
semblait embrasser toutes les choses qui l’entouraient, le
sofa, les tableaux, les murs, le guéridon, les portes, les
fenêtres, la table basse, les ampoules électriques, les
tapis, le grand vase chinois, la télévision, la chaîne hi-fi,
le plafond…)
Sa mère lui fit quelques signes discrets. Calme-toi, ma
fille, ne dévoile pas le pot aux roses… Naïma n’en eut
cure. Elle conclut, crescendo, point d’orgue, pointe du
stylet qui se plante au cœur du cœur et achève un
homme :
— Ce n’est pas toi que j’ai épousé, ô âne, c’est l’Office
des bitumes du Tadla !
C’est grandiose, pensa-t-il, atterré. On achève bien les
maris. On épouse les bâtiments, dans la foulée. C’est
quoi, la prochaine étape ? Elle va fusionner avec une
banque ? Se transformer en holding ?
Les deux furies se jetèrent sur Adam, l’une lui lacéra le
visage de ses ongles acérés, l’autre planta ses crocs
dans la jugulaire… Attends, j’hallucine tout cela (et
d’abord, c’est où, la jugulaire ?), se dit-il. Il cligna des
yeux : elles étaient toujours là, debout, devant lui, l’une
les poings sur les hanches, l’autre le doigt sur la joue,
indice d’un grand émoi. Elles le regardaient… non, elles
le considéraient. C’est très curieux, être considéré. Il se
gratta le ventre à travers sa chemise, pour se donner une
contenance, puis annonça qu’il allait prendre un verre en
bas, au café Oslo.
Naïma se précipita vers la porte et s’y appuya de tout
son dos, les bras écartés, en une crucifixion moderne.

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Elle cria :
— Tu ne sors pas d’ici avant de me jurer que tu ne vas
pas démissionner !

Étrange fait divers à Casablanca.


La police a confirmé que le débris humain trouvé dans
un appartement cossu du centre-ville était bien l’ingénieur
Sijilmassi. Les voisins avaient noté sa disparition depuis
des semaines. La compagnie qui l’employait aussi. En
fait, le pauvre homme avait été séquestré par sa femme
et sa belle-mère. Ligoté, bâillonné, il était nourri à l’aide
d’une paille dérobée dans le McDonald’s de la Corniche
(le mystère de la paille volée au McDonald’s est du
même coup résolu). Les deux mégères ont fait des aveux
circonstanciés. Il semble qu’une décision professionnelle
de l’ingénieur ait été à l’origine de leur action. Leur avocat
réclame leur libération immédiate, arguant du fait qu’il n’y
a, en l’espèce, ni crime ni délit. Des milliers d’hommes
enferment à clé leurs femmes, dans notre beau pays –
pourquoi l’inverse ne serait-il pas permis ?

Il ferma les yeux et secoua la tête. Cette sale habitude


de voir sa vie réduite à un entrefilet… Sa femme
continuait d’agripper la porte, ou plutôt de faire semblant.
(Pas question d’abîmer ses jolis ongles, même pour la
grande scène du II.)
Il faillit lui demander :
— Quand, exactement, sont-elles apparues, ces deux
petites rides amères aux commissures de tes lèvres ?
Peut-être en était-il responsable ? Il s’était souvent
demandé s’il était un bon mari. La nuit, il lui arrivait de se

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réveiller et de regarder longuement la forme oblongue
enroulée dans un drap qui gisait auprès de lui. « C’est
ma femme », se répétait-il, inquiet. Il entendait parfois le
chat ronronner. « C’est mon chat. »
Est-ce que je fais leur bonheur ? Une amie américaine,
du temps de ses études, lui avait affirmé (en anglais) : «
Un bon mari, c’est d’abord un bon provider. » Il avait
consulté un dictionnaire bilingue : provider = fournisseur.
On attendait donc de lui qu’il fournît. (— Que vouliez-vous
qu’il fît contre deux ? — Qu’il fournît !)
Bien. Pour le chat, la cause était entendue. Adam
savait exactement ce qu’il fallait lui fournir : de la
nourriture, une petite souris en peluche grise pour son
quart d’heure de folie, au crépuscule, puis un coin où
s’enrouler en boule et dormir. Mais Naïma ?
Que fallait-il lui fournir ? Le gîte et le couvert ? Check.
Une jolie robe de temps en temps ? Check. Une montre
plus belle que celle de la femme de Benjeddou ? Check.
La promesse d’avoir un jour une villa à Anfa ? Check (la
promesse n’engageait à rien). Et ensuite ? Fallait-il lui
fournir de l’affection ? De l’hâmour ? Sur ce plan, il était
nul. (Pudique ? Réservé ? Autiste ? Non : nul.) Mais,
curieusement, elle ne semblait pas lui en tenir rigueur.
Il avait essayé de forcer sa nature, au début. Il lui avait
fait quelques déclarations d’amour qu’elle avait
accueillies avec méfiance. Un jour, il lui avait récité un
poème de Baudelaire alors qu’ils se promenaient le long
de la corniche de Casablanca. Quand il eut fini la
première strophe (« Ta tête, ton geste, ton air / Sont
beaux comme un beau paysage / Le rire joue en ton
visage / Comme un vent frais dans un ciel clair »), elle
l’avait interrompu :

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— Tu as raison, le vent est frais, je vais m’enrhumer,
rentrons.
Pendant la première année de leur mariage, il avait
persévéré dans ses efforts, suivant le mode d’emploi des
Cosmopolitan qu’il lisait régulièrement chez le coiffeur.
Mais il y avait un problème : il n’était pas crédible. En
quelle langue fallait-il lui dire « je t’aime » ? En français ?
Il l’avait fait, deux ou trois fois. Elle le regardait alors d’un
air dubitatif (« Il se moque de moi ? » ; « Il me prend pour
une Française ? » ; « Il va m’appeler Ginette ? »).
Laissons tomber l’épanchement en français. En arabe
classique ? Il l’avait tenté une fois ; elle avait failli mourir
de rire – littéralement. Il avait fallu lui apporter, vite, vite,
un verre d’eau, lui tapoter le dos, elle était en train de
s’étouffer à grands éclats, une espèce de fou rire la
secouait de haut en bas. Quand elle se fut calmée (et
encore, dès qu’elle posait le regard sur lui, elle ne pouvait
s’empêcher de glousser…), quand elle se fut calmée, elle
lui fit promettre de ne plus rien dire en arabe classique,
jamais, et surtout pas ouhibbouki, c’était le comble du
ridicule, ça ne se faisait que dans les films égyptiens –
et, franchement, il n’avait pas la tête d’un jeune premier
égyptien.
Oui ou non, fallait-il lui témoigner de l’affection ? Elle
ne semblait pas en manquer. Mais les deux petites rides
amères au coin des lèvres ? (« … et les coins de sa
bouche se tordaient en parlant », il l’avait lue quelque
part, cette phrase.) Il avait essayé de la prendre dans ses
bras, sans raison, juste pour la serrer contre lui. Parfois
elle se laissait faire puis se dégageait doucement de
l’étreinte et parlait d’autre chose. Plus souvent, elle le
repoussait (« Tu froisses ma robe ! »).

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Il avait fait de son mieux. Les petites rides étaient
apparues. Il s’en sentait vaguement coupable.

Sa belle-mère, enveloppée dans un fumet de cuisine,


vint parlementer avec Naïma. Elle lui glissa quelques
mots dans l’oreille et Naïma consentit à lâcher la porte.
— Bon, allez, va, va boire un verre au café Oslo.
Comme si tu ne pouvais pas le boire ici, ton verre… Et
profites-en pour réfléchir. Ôte-toi cette idée absurde de la
tête. Tu ne vas pas démissionner.
Adam sortit sans répondre.
Sur le palier, il hésita un instant. Il lui suffisait de
sonner de nouveau à la porte de son appartement et de
crier, une fois la porte ouverte : « Poisson d’avril ! Je vous
ai bien eues, toutes les deux ! », et la vie aurait repris
comme avant. Mais il y avait un hic. Il y en avait même
trois.
D’abord, on n’était pas en avril.
Ensuite, jamais Naïma ni sa mère n’auraient cru à une
blague – il passait à leurs yeux pour un idiot, pas pour un
joyeux drille.
Et enfin (et surtout), il n’avait aucune envie de revenir
en arrière. La décision qu’il avait prise au-dessus de la
mer d’Andaman lui paraissait être maintenant la chose la
plus importante de sa vie. Elle lui donnait un sens. Une
direction.
Il n’appela pas l’ascenseur. Il descendit les escaliers,
sans se presser, traversa le hall, échangea quelques
mots avec le gardien, puis marcha sur le trottoir jusqu’au
café. Il s’installa dans la salle du fond et commanda un

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lait d’amandes. Il jeta un coup d’œil sur Le Matin du
Sahara puis ferma les yeux et se mit à réfléchir.
Que venait-il de se passer ? S’était-il mal exprimé ?
Aurait-il dû attendre, présenter l’affaire autrement, ou
même, carrément, ne rien dire ? Mais Naïma allait vite
apprendre qu’il avait quitté les Bitumes du Tadla.
D’ailleurs, il allait falloir faire des économies, rogner dans
les dépenses, elle s’en serait aperçue…
Un sentiment mêlé de lassitude et de colère l’envahit.
À des moments pareils, c’était justement sur sa femme
qu’on devait pouvoir compter, non ?
Il comprit qu’il allait désormais continuer seul
l’aventure.
Seul ?
N’avait-il pas toujours été seul ?

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6
Homme libre…

Le lendemain matin, Adam se réveilla dans un lit froid,


sa femme ayant apparemment passé la nuit dans l’une
des trois autres chambres que comptait l’appartement.
Il s’habilla sans hâte, remettant les habits qu’il avait
portés la veille, comme s’il remontait le temps ; seule une
petite odeur d’aéroport et d’Inde trahissait le fait. Aucun
signe de vie dans l’appartement. Toutes les chambres
étaient fermées.
Dans le couloir, il s’immobilisa un instant, tâchant
d’entendre au moins des bruits de respiration. Rien.
(Tragique découverte… Fuite de monoxyde de carbone
dans un appartement du boulevard Bir Anzarane…
Accident ou crime ? Deux victimes. Trois, en fait : le petit
chat est mort. On soupçonne le mari…)
Il renonça à se faire un café, marcha sur la pointe des
pieds jusqu’à la porte, l’ouvrit doucement et sortit. Il
descendit les escaliers jusqu’au sous-sol. Dans le
garage, il resta un long moment assis dans sa voiture, les
yeux dans le vide, les mains posées sur le volant. (Il avait
souvent vu des personnages de film prendre cette
attitude. Peut-être aide-t-elle à la réflexion ?)
Il était encore temps de tout arrêter. Il irait au travail
comme d’habitude, ferait un rapport détaillé sur le
marché indien, assisterait à d’interminables réunions,
déjeunerait au restaurant d’entreprise (poisson, riz, flan

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au caramel), passerait l’après-midi à préparer ses
prochaines missions en Malaisie et en Chine et puis
reviendrait à la maison, vers les 19 heures. Il jouerait
avec le chat, Naïma regarderait sa mexicânerie à la télé
puis ferait cuire le dîner, et on s’attablerait à 20 h 30.
Sa belle-mère serait là. Personne n’évoquerait la
scène (« surréaliste ») de la veille. On mettrait tout cela
sur le compte de la fatigue, du jetlag, du surmenage…
Il ferma les yeux et essaya d’imaginer le retour à cette
vie qu’il menait depuis quelques années : la semaine
prochaine, il serait dans les airs, bercé par le bruit des
réacteurs, en route vers Taiwan. Vingt-sept heures d’avion
en comptant les escales… Un taxi fonçant dans les rues
de Taipeh, un monde incompréhensible où il serait
l’étranger radical.
Non.
Non. Tout en lui criait non. Il eut l’impression très nette
que son cerveau devenait pesant, qu’il commençait à
tourner au ralenti, qu’il allait tout simplement cesser de
fonctionner à la seule idée de se retrouver pendant vingt-
quatre heures au-dessus de la mer nourricière.
Il sursauta. Il avait bien vu les mots « mer nourricière »
lui traverser l’esprit. Mais ne dit-on pas « mère nourricière
» en français ? D’où venait cet étrange lapsus ? Étonné, il
démarra et sortit du parking sous-terrain. Ses yeux
croisèrent ceux du gardien, qui avait l’air… circonspect ?
… soupçonneux ?

Arrivé à destination, Adam gara sa voiture, prit


l’ascenseur jusqu’au huitième étage et alla remettre sa

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démission au directeur commercial des Bitumes. Celui-ci
en laissa tomber son monocle d’étonnement. (Cet
accessoire n’existait que dans l’imagination d’Adam – il
passa sa main sur son front, laissa tomber son monocle,
en essuya le verre… Il est plus probable que le directeur
se contenta d’écarquiller légèrement les yeux.)
— Comment ça, vous démissionnez ? Vous ? Mais
vous êtes notre meilleur élément !
Le directeur se leva, fit le tour de son bureau et vint
prendre Adam par l’épaule, la lui broyant cordialement
dans un geste qui se voulait paternel. Pendant quelques
secondes, il se contenta de le regarder en souriant ; puis
il prit le ton de la conspiration :
— Je ne devrais pas vous le dire, Adam, mais nous,
les directeurs, nous vous avons repéré, nous gardons
l’œil sur vous, nous vous gobons, comme disait le
maréchal Lyautey. Vous serez directeur un jour !
Il se recula un peu pour juger de l’effet qu’avaient eu
ces paroles sur Adam. Foutredieu, il aurait dû être
émerveillé ! Directeur ! La voiture de service ! Les bons
d’essence ! La prime deux fois l’an ! La secrétaire, plus
jolie que d’autres ! Le salut réglementaire du planton ! Un
jour, peut-être, une décoration, un ouissam…
Mais Adam se contenta de répondre lentement, en
détachant toutes les syllabes comme s’il parlait à un
demeuré :
— Cela veut-il dire, monsieur, que je prendrai
régulièrement l’avion ?
Le directeur se méprit sur le sens de la question.
— L’avion ? Mais oui ! Mais bien sûr ! Et vous
voyagerez en business ! Surclassé d’office en première !
Air France, la Lufthansa, British Airways ! Garuda et ses

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jolies Indonésiennes ! Cathay Pacific : le nom est un
poème ! Et vous logerez dans des hôtels de luxe dans
toutes les capitales du monde… Room service… Soins
du corps, contre le stress… Lit double, triple, voire
quadruple !
Il n’eut pas le temps de finir. Adam se dégagea en
douceur de l’étreinte directoriale (au fond, il aimait bien
M. Jbilou) et murmura :
— Dans ce cas, je vous réitère ma démission,
monsieur. Je suis désolé. Adieu.
Et il quitta le bureau, laissant derrière lui un patron
stupéfait.

Ce jour-là, Adam passa quelques heures aux Bitumes


à « finaliser », comme on disait alors, son départ. Il signa
quelques documents, sans même les lire, effaça le
disque dur de son ordinateur, remit son badge et les clés
de son bureau. Il avait obtenu de ne pas effectuer son
préavis d’un mois – tout cela serait décompté des jours
de congé qu’il devait encore prendre.
Bref, vers les 15 heures, il en avait fini avec l’entreprise
qui l’envoyait régulièrement dans les nuages vendre un
produit chimique aux « Chinois ».
Il passa le reste de l’après-midi sur la Corniche.
Ayant garé sa voiture, il fit quelques pas sur le trottoir
puis alla s’asseoir sur un banc. Comme chaque fois qu’il
regardait la mer, des strophes éparses lui venaient à
l’esprit – ou plutôt, à bien y réfléchir, c’était toujours la
même strophe qui lui apparaissait comme un nuage
effiloché dans… dans quoi, au fait ? son « œil intérieur »

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? Était-ce ainsi que cela s’appelait ? « L’œil de l’âme » ?
En tout cas, il voyait soudain des vers entiers devant lui et
il ne pouvait s’empêcher de les murmurer, comme s’il les
lisait.
Parfois, les mots résonnaient dans sa tête et c’était sa
voix qui les prononçait, alors même qu’il n’avait pas
ouvert la bouche ni remué les lèvres. Ces vers étaient :
Homme libre, toujours tu chériras la mer ! La mer est ton
miroir ; tu contemples ton âme / Dans le déroulement
infini de sa lame, / Et ton esprit n’est pas un gouffre
moins amer.
Aujourd’hui, Baudelaire prenait une signification
inattendue. Adam se rappela son étrange lapsus, dans le
garage – « la mer nourricière ». Et maintenant résonnait
en lui comme un gong cette injonction : « Toujours tu
chériras la mer ! »
Toujours tu chériras la mère ? Et c’était bien au-dessus
de la mer d’Andaman (Anda-maman ?) qu’il avait pris
cette décision qui allait changer sa vie. Adam se méfiait
des psy de tout plumage, les -chologues, -chiatres, -
chanalystes. Mais tout de même, tout cela ne pouvait pas
être une coïncidence.
Un petit chien vint timidement lui renifler le bas du
pantalon.
— Doudou !
La voix de sa maîtresse avait retenti, le petit chien
s’éloigna vite.

Reprenons. Tout cela ne pouvait pas être une


coïncidence. Mais attends, cette décision, tu l’as
mûrement réfléchie. Tu l’as, comment dit-on ?… étayée.

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Rappelle-toi. « Qu’est-ce que je fais ici ? » Après tout,
c’est une question raisonnable et qu’on devrait tous se
poser de temps en temps. Cette idée qu’il était trop loin
de son Azemmour natal… tiens, « natal »… hé, hé…
Quoi, hé, hé ? On ne naît pas que d’une mère. (Quelle
drôle de phrase.) « … Azemmour où les carrioles qui
allaient au souk »… attends… « carriole » ! Tout
s’explique !… Sur la route de l’aéroport !… Bringuebalant
!… Non, rien ne s’explique.
Il se souvint d’avoir pensé à la « dignité de la lenteur ».
Hmmm. Ah oui, son grand-père, « digne vieillard »… «
assis immobile dans le patio »… le galop du cheval lancé
dans les plaines des Doukkala…
Qu’avait-il encore pensé, dans l’avion de la Lufthansa ?
Ah oui, la vitesse polluait. « … ces souillures indélébiles
que laissent dans les entrailles de la Terre ces engins… »
; « … les Boeing, pour les construire, il avait fallu fouiller
dans la croûte terrestre, laissant la Terre les veines
ouvertes, agonisante mère nourricière… » ah, ah… «
mère nourricière ».
Nous y voilà.
« On croit entendre son âme gémir, triste et dolente
»… Stabat mater… Il connaissait le texte par cœur, cent
fois chanté sur l’air du Pergolèse…
Mais non, cette décision, tu l’as mûrement réfléchie,
elle est raisonnable, au diable les psy, il n’y a rien
d’inconscient dans cette affaire. Rai-son-nable. Il y avait
même son père dans l’équation. « … son père qui jamais
ne posséda d’automobile ni ne prit l’avion… ».
Il ferma les yeux, vit son père juché sur un Solex – et
se souvint de cette anecdote qu’on lui avait racontée :
son père sur le Solex, à El-Jadida, sa mère installée sur

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le siège arrière – si l’on peut dire, ce n’était qu’un petit
rectangle de mousse noire – la djellaba de sa mère, tissu
flottant, encombrant, qui se prend dans la roue et c’est la
chute, les ecchymoses, une fracture, les badauds qui
s’esclaffent – ça, ça devait manquer de dignité…
Qui, de la machine ou de sa mère, avait provoqué la
chute de son père ? Et lui, à trente mille pieds d’altitude,
qui avait décidé de ne jamais plus se trouver aussi haut,
qu’avait-il craint ? La chute ? Dans la mère
d’Andamaman ?
Il se leva, épousseta le bas de son pantalon, jeta un
dernier coup d’œil sur l’océan et rentra chez lui, pensif.

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7
Et l’appart’ ?

À la maison, les choses se gâtèrent vite.


Arrivé à l’étage, il fit une pause pour se préparer à
l’affrontement. Puis il introduisit la clé dans la serrure, la
tourna et poussa la porte.
Le chat, assis sur son séant au milieu de l’entrée,
l’attendait, impassible. Naïma l’attendait aussi, dans le
salon, les mains sur les hanches. Elle ne s’embarrassa
pas de salamalecs.
— Alors ?
— Alors, quoi ?
— Tu ne l’as quand même pas fait ?
Il respira un bon coup.
— Si, je l’ai fait. J’ai remis ma démission à monsieur
Jbilou. J’ai rendu mon badge, les clés de mon bureau…
J’ai dit adieu à mes collègues…
Ce n’était pas vrai. Pourquoi avait-il dit cela ? Était-ce
un mensonge ? En tout cas, ce n’était pas vrai, cette
histoire d’adieu aux collègues, mais il l’avait racontée très
naturellement, en y croyant lui-même un peu. Est-ce que
cela comptait comme un mensonge ? Mais il n’avait pas
eu l’intention de mentir, il voulait seulement signifier son
congé à Naïma…
Étrange… Il venait de voir cette expression (« signifier
son congé ») devant ses yeux, distinctement ; mais c’était
une erreur. Pour justifier son petit mensonge, il voulait

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penser : « Je devais bien lui dire cela, pour lui signifier
que mon départ est irrémédiable, que j’ai définitivement
pris congé des Bitumes. » Or c’était une tout autre
expression qui venait de se matérialiser devant lui…
signifier son congé à Naïma. La renvoyer… Était-ce là
son vrai désir, bien enfoui en profondeur, dans le gouffre
bien amer ?
Pendant cette tempête sous un crâne, Naïma n’avait
pas bougé. Elle attendait. Elle voyait bien que son mari
était « parti », comme elle disait. Cela lui arrivait
fréquemment. Au milieu d’une conversation, on se
rendait soudain compte, à une certaine vacuité du regard
d’Adam, qu’il était plongé dans une intense réflexion. Il ne
bougeait plus, il respirait à peine. Quand elle était de
bonne humeur, Naïma chantonnait un air populaire, en
arabe dialectal : où es-tu donc partie, ma chérie / où es-tu
donc partie ? ; ce qui le ramenait vite sur terre – et avait
le don de l’irriter (elle ne prenait même pas la peine de
mettre l’apostrophe au masculin (elle l’émasculait)). Mais
cette fois-ci, Naïma ne chantonna pas. Les lèvres
serrées, elle attendit qu’il revînt de lui-même au hic et
nunc.
Il secoua la tête et répéta, d’un ton ferme :
— Bon, ce qui est fait est fait. Comme je te l’ai dit, j’ai
remis ma démission.
Naïma leva la main lentement, désigna le plafond, puis
les murs, puis le plancher (« Mais que fait-elle ? » (« Elle
me jette un sort ? »)).
Elle murmura, glaciale :
— Et l’appartement ?
Aussi incroyable que cela pût paraître, il n’avait pas un
seul instant pensé à l’appartement dans lequel il vivait

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avec son chat, sa femme et – épisodiquement – sa belle-
mère. L’appartement appartenait aux Bitumes du Tadla
qui le mettait gracieusement à sa disposition. C’était un
des privilèges des « cadres supérieurs ». Évidemment, il
allait falloir le rendre. Dommage. Il était grand, propre, «
bien distribué ». De plus, il y avait un gardien devant la
porte, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un parking en
sous-sol…
Et alors ? Il eut l’impression qu’il récitait in petto un
argumentaire d’agent immobilier (« bien distribué », c’est
de leur registre, non ?… ce registre légèrement gauchi,
où les mots ne signifient pas exactement ce qu’ils…).
Bon, laisse tomber les agents immobiliers. Le fait est
que je ne ressens strictement rien en pensant « grand,
propre, bien distribué »… « gardien »… « parking en
sous-sol »… Les mots n’ont plus de goût… Goût ? Non,
les choses commencent à perdre leur goût… Il sentit une
crispation au niveau de l’estomac, comme un début de
panique… « Grand, propre, bien distribué… » Non, rien…
Il ne ressentait rien…
Le voilà parti de nouveau. Mon Dieu, pourquoi ai-je un
mari aussi lunatique… Qu’est-ce qui m’a pris d’épouser
un idiot francophone… Naïma répéta sa question : — Et
l’appartement ?
Il bredouilla :
— Euh… Il faudra le rendre, bien sûr… Je… je crois
qu’on a un mois, peut-être. Le temps de se retourner… Il
faut que je demande…
— Se retourner ? On est quoi, nous ? Des crêpes ?
— Oui… Non… c’est-à-dire… trouver autre chose. Ici,
dans le Maarif, il y a plein de résidences de standing…
(M… voilà que je parle de nouveau comme un agent

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immobilier…) — Standing ? Tu crois que je vais habiter
dans une résidence de standing ? Ma cousine Dounya,
dont le mari n’est qu’inspecteur de police, habite dans
une résidence de haut standing. Mon amie Iqbâl, dont le
mari est professeur, vit dans un immeuble de très haut
standing. Et moi, tu veux me faire habiter dans une
résidence de standing ? Pourquoi pas de sous-standing ?
Tu veux m’humilier, c’est ça ? Me faire honte devant ma
famille et mes amies ? J’aurais dû épouser le médecin.
— Mais… tout ça, c’est des mots ! (Il avait
machinalement compté (une vieille habitude de matheux)
; elle avait utilisé six fois le mot « standing » en une
minute (c’était peut-être un record du monde), et
maintenant ce mot était en train de s’estomper, de perdre
toute signification. Ce n’était plus que deux phonèmes
légèrement ennuyés, qui se promenaient dans cette
conversation comme des aristocrates désargentés,
appuyés l’un contre l’autre (le vice appuyé sur le bras du
crime…) – attends, il faut que je me concentre…) Il
répéta avec force :
— Tout ça, c’est des mots !
— Chnou, des mots… ? Je mens, peut-être ?
— Non, tu ne mens pas, mais ça ne veut rien dire, tout
ça. Des mots… L’important, c’est ce que ça représente,
un mot. On peut trouver un appartement sympa, plus petit
que celui-ci, bien sûr, mais coquet (et m…, c’est reparti…
je parle comme un agent immobilier… dans leur registre
sournois, « coquet » veut dire « petit »…).
Les yeux de Naïma s’agrandirent. Puis elle éclata : —
N’importe quoi ! Regarde-moi bien ! À quoi tu penses ?
Adam regarda soigneusement sa femme. Elle portait
un fichu vert serré sur la tête ; des serpents… non, des

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mèches de cheveux entremêlées émergeant de là-
dessous, la langue bizarrement tirée entre les incisives –
c’était un tic. Ses poings ne reposaient plus sur ses
hanches ; depuis qu’elle avait désigné, d’un geste
théâtral, le plafond, les murs et le plancher, quelques
instants auparavant, ses mains n’avaient cessé de
s’agiter nerveusement ; mais là, elle était figée dans une
pose alarmante – elle tendait les bras vers lui, les mains
grandes ouvertes, les paumes en avant, comme s’il y
avait de l’étranglement dans l’air.
Elle cria de nouveau :
— Eh bien ! À quoi penses-tu ?
Pétrifié, il ne put répondre. La seule chose qui lui
venait à l’esprit, c’était : Bobonne devient la Gorgone,
Bobonne devient la Gorgone… Pour donner le change, il
se baissa pour caresser le chat, qui s’enfuit en geignant,
la queue en touffe.
Elle conclut, sur un ton glacial :
— Bon, puisque tu ne veux pas répondre, je vais chez
maman. Au moins elle, elle n’est pas muette. Quand tu
seras redescendu sur terre, on reparlera de toute cette
histoire.
Quelques instants plus tard, elle avait mis une djellaba,
jeté quelques affaires dans un petit sac et était partie en
claquant la porte.
Le chat, revenu dans l’embrasure de la porte du salon,
regardait Adam.

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8
Des souris et des hommes

Les choses allèrent très vite – ce qui était exactement


le contraire de ce que voulait Adam. Mais les choses
vont-elles jamais lentement ? Ont-elles un rythme, une
allure ? En tout cas, Adam reçut dès le lendemain matin,
très tôt, un coup de téléphone de Khiary, l’homme qui
gérait l’immeuble des Bitumes.
L’ex-collègue semblait mal à l’aise, sa voix était
hésitante, il faisait des pauses interminables, mais il finit
quand même par en venir au but : comme Adam avait été
autorisé à s’en aller sans préavis, on lui demandait, en
contrepartie, de rendre son appartement dans les plus
brefs délais.
— C’est logique, ajouta Khiary.
— Logique ? Mmmm… Je vois ce que tu veux dire,
mais en fait, ce n’est pas l’adjectif idoine, répondit Adam
en réprimant un bâillement.
— Pardon ?
— On utilise ce mot, ou plutôt cet adjectif, à tort et à
travers.
— Quel mot ? De quoi tu parles ?
— Si quelque chose est logique, alors cette chose ne
peut pas être autrement, c’est exclu, c’est même
inimaginable. On ne peut même pas penser son
contraire. Ce qui n’est pas le cas d’une simple mesure
administrative. Rien n’empêche l’Office de me dispenser

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de préavis tout en me laissant habiter deux mois dans
l’appartement, le temps de trouver autre chose. Ce ne
serait pas illogique. Ce serait même humain.
Il y eut un silence au bout du fil. Puis :
— Écoute, Sijilmassi, je ne veux pas d’ennuis…
— Mais qui parle d’ennuis ? Je voulais juste préciser…
L’autre le coupa :
— Et moi, je te précise ceci : nous sommes jeudi, je
viens mardi prochain, le 28 mars, faire un état des lieux et
tu me remettras les clés. Et on se quittera bons amis.
Khiary raccrocha.
Adam reposa le combiné. Bon. Les événements se
précipitaient. Son grand projet de ralentissement
commençait mal.
Il sortit de la chambre à coucher et alla vérifier que les
autres pièces de l’appartement étaient vides. Naïma
n’était pas revenue. Il en fut légèrement contrarié.
Après s’être rasé et brossé les dents, après avoir nourri
le chat, qui le gratifia d’un petit coup de griffe, il descendit
voir le gardien.
Celui-ci était assis sur un tabouret, dans l’entrée de
l’immeuble, le dos appuyé contre le mur. Adam engagea
la conversation.
— Bonjour, Maati. Belle journée, hein ?
— Bonjour.
— Hmmm… Je voulais te dire… Eh bien, voilà, je m’en
vais, je quitte l’immeuble.
— Je sais, répondit laconiquement le gardien.
Adam en fut proprement soufflé. Comment ce grand
bonhomme fruste pouvait-il déjà être au courant ?
Question absurde. « Le gardien sait sur toi des choses
que tu ne sais pas toi-même. » (Dixit Belarbi, qui

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prétendait tout savoir des mystères marocains.) Il a vu
Naïma s’en aller et ne pas revenir… Ça jase dans
l’immeuble, ça jacasse, ça jaspine, les petites bonnes
assurent la circulation de l’information, elles babillent
chez l’épicier (qui n’en perd pas une miette, c’est un
indic) ; à l’occasion, elles se font sémaphores d’une
fenêtre à l’autre, d’un immeuble à l’autre, ça va plus
vite…
Le gardien est au centre de ce grand réseau où les
messages se croisent, se comparent, s’amplifient…
Peut-être a-t-il été prévenu par Khiary ? (« Gardez un œil
sur l’ingénieur Sijilmassi, il doit rendre son appartement,
gaffe qu’il ne s’en aille pas avec les robinets… les
ampoules électriques… les portes et les fenêtres… »)
— Je sais, répéta le gardien, impassible. Et alors ?
Adam crut déceler dans sa voix un changement ténu,
presque imperceptible. Elle était… comment dire ?… un
peu moins… serviable ? servile ?
— Et alors, dit Adam, je cherche à louer quelque
chose dans le coin. Il me faut un toit…
— Louer quelque chose dans le coin ?
Il se leva. Adam ne l’avait jamais vu qu’assis. Il était
grand et massif. Un vrai Doukkali. Il se pencha sur Adam
:
— Tu es pressé ?
On était loin de la servilité. Il y avait maintenant de
l’insolence dans sa voix, quelque chose de goguenard, et
un soupçon de violence contenue.
— Non, je ne suis pas pressé.
— Mais tu dois quitter ton appartement cette semaine.
Quand Khiary aura fait l’état des lieux, tu n’auras plus le
droit d’y pénétrer. Donc, tu es pressé.

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(Décidément !)
— C’est le monde qui est pressé de me mettre dehors,
rectifia Adam, amer. Peu importe. Le fait est que je dois
trouver un appartement. Je me disais que tu étais peut-
être au courant de ce qui se passe dans le quartier, des…
disponibilités.
Le gardien… qu’est-ce qui lui prend ?… c’est très
étrange… qu’est-ce que c’est que ce ballet ?… il me
scrute puis tourne la tête, très légèrement, fixe quelque
chose par-delà mon épaule… vers les horizons… puis se
recule et me guigne de nouveau… avec insistance…
c’est tout juste s’il ne me tapote pas le crâne… puis
regarde au loin, salue la femme de l’ingénieur Zaki qui
sort de l’immeuble (elle m’a jeté un regard significatif…
elle sait…)… puis me considère de nouveau, les yeux mi-
clos… puis…
Eh ! je sais bien ce qu’il fait… j’ai observé le chat, le
jour où il avait attrapé une petite souris… minuscule, la
souris… il l’avait coincée entre ses deux pattes
antérieures… lui aussi, le chat, il avait joué ce jeu…
c’était fascinant… il lorgnait on ne sait quoi, au-delà de la
souris, puis tournait la tête, à droite, à gauche, faisait
semblant de s’intéresser à un petit pan de mur jaune…
puis, hop ! il redécouvrait… faisait semblant de
redécouvrir sa proie, qui n’en menait pas large, la
pauvre… Même jeu, plusieurs fois de suite… pourquoi ?
… pour le plaisir recommencé de la découverte… la
répétition… compulsion… Pas très différent du chat, mon
paysan… moi pire encore : souris…
Je suis passé de la business class de la Lufthansa à :
petit rongeur furtif.
Le gardien cessa enfin de jouer avec Adam. Sa voix

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était maintenant ferme et péremptoire, presque cassante
(je ne suis plus rien pour lui, qu’un ex-ingénieur, un
individu, un type qui a besoin de lui pour trouver un toit ;
un sans-logis, quoi) :
— Tu as de la chance. Mon cousin Bouchta, c’est le
gardien de l’immeuble d’en face, connaît un samsar qui a
toujours quelque chose à louer. Tu cherches quoi ? Un
trois pièces ?
— Oui, c’est ça.
— Mmmm. Repasse me voir en fin d’après-midi !
Cela fut dit sur un ton de commandement. Rompez !
Très bien, c’est dans l’ordre des choses. C’est moi qui
ai besoin de lui. À vos ordres, monsieur le gardien. Signé
: la souris. Oui, c’est moi, la souris. Voyez, je couine un «
au-revoir » inaudible. Humble, ratatiné.
On est peu de chose.
Le gardien, les bras haut croisés sur la poitrine, le
regarda s’éloigner.

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9
Séance houleuse au Parlement

Naïma revint le lendemain, vendredi, dès l’aube.


Elle ouvrit la porte de l’appartement avec sa propre clé
; écarta d’un coup de pied rageur le chat venu aux
nouvelles, museau en l’air ; traversa le couloir au pas de
course (hoï ! hoï ! hoï !) ; entrebâilla la porte de la
chambre à coucher pour s’assurer qu’il était bien là ;
puis, vlan ! en un grand mouvement mélodramatique, elle
fit pivoter sur ses gonds le grand rectangle de bois et se
jeta en avant, la tête légèrement inclinée, les yeux mi-
clos, une ébauche de râle au bord des lèvres (rââââ…).
Adam était étendu sur le lit, les yeux ouverts, les bras
en croix. Il regardait le plafond en rêvassant. Ou peut-être
ne pensait-il à rien.
Il y eut un court silence cadencé par le tic-tac lointain
d’une pendule. Puis :
— Me voici, soupira Naïma.
Et elle s’assit sur le bord du lit. Adam tourna
légèrement la tête et regarda sa femme.
(Tiens, elle a décidé de jouer autrement ? Ce n’est plus
Médée ou la Gorgone ? « Me voici » ? C’est du
mélodrame, ça, du téléfilm égyptien ; du turc bien
poisseux ; ou du mexicain ? Carlos et Isabella ? Elle va «
se tordre les mains » ?)
En même temps (en même temps que cette espèce
de vague de dérision qui montait en lui), Adam ressentait

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autre chose – il n’était pas insensible à ce beau corps,
bien en chair, qu’on devinait à travers la djellaba de fin
tissu. Et comme elle se penchait maintenant sur lui, en
un mouvement si vif qu’il ne pouvait être que prémédité, il
vit dans l’échancrure du vêtement la naissance de la
poitrine. Du pur albâtre. J’unis un cœur de neige à la
blancheur des cygnes. Il se dit qu’il aimait bien sa femme
(ou était-ce « le corps de sa femme » ? Était-ce la même
chose ? (Ne sommes-nous que des corps ?)).
Il ne voulait pas la perdre. (« Il ne voulait pas… » ; mais
quelle était, exactement, la force de cette volonté, qui
s’exprimait par la négative ? Sa « volition » (n’est-ce pas
comme cela qu’on disait, dans les livres de philosophie
?) oscillait entre le vide, le néant, et un sentiment
tellement ténu qu’il n’était peut-être qu’une illusion.)
Pour le moment, elle jouait Isabella.
— Écoute, c’est idiot, on s’est disputés hier (« mi amor
»), j’ai dit des choses que je ne pensais pas, ce n’était
pas moi qui parlais, c’était la colère. Oublions tout, veux-
tu ? Tu es très fatigué, tu as beaucoup voyagé au cours
des mois derniers. Prends quelques jours de congé, le
docteur Laraki te fera un certificat médical. On pourrait
aller passer quelques jours à Marrakech ou à Agadir,
pour nous changer les idées. Ou dans le Nord, du côté de
Fnideq. Et puis tu reviendras en forme et tu iras de
nouveau au bureau…
Adam se redressa sur le lit.
Il sentait l’odeur troublante du corps de Naïma qui se
déployait à quelques centimètres du sien – « se déployait
», pensa-t-il ; c’est beau, un corps qui se déploie ; un boa
aussi se déploie, constrictor ; il y a peut-être une volupté
à se faire serrer dans ces bras-là comme une proie, à en

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mourir d’étouffement, dans un dernier râle d’agonie ou de
jouissance, mais pourquoi ne l’a-t-elle jamais fait ?
Pourquoi s’imagine-t-elle le déduit comme un viol,
prérogative du mâle, et elle allongée sur le dos, offerte,
pantelante… Et qui pour cela a le droit de me le faire
payer, ensuite, ce viol conjugal ; a le droit de se payer sur
la bête (moi)…
— Adam… tu es encore parti… S’il te plaît, concentre-
toi, réponds-moi.
— Hein ? Quoi ?
(Sa femme se disait descendante d’Andalous
musulmans chassés par la Reconquista et venus
s’installer entre Tétouan et Fès aux temps des Mérinides.
Elle en était très fière. Adam la regardait parfois à la
dérobée, comme s’il voulait étudier ses traits.
C’était quoi, ces phrases lues à l’adolescence dans un
vieux roman déniché chez un bouquiniste ? « Qu’elle fût
andalouse, cela n’était pas douteux. Elle avait ce type,
admirable entre tous, qui est né du mélange des Arabes
avec les Vandales (des Sémites avec les Germains), et
qui rassemble exceptionnellement dans une petite vallée
d’Europe toutes les perfections opposées des deux
races. »
À quinze ans, à la lecture de ces mots, il était
littérairement tombé amoureux des Andalouses, en bloc.
Était-ce pour cela qu’il avait osé adresser la parole à
Naïma, des années plus tard, à la cafétéria du club de
tennis ? Parce qu’il l’avait entendue parler de ses origines
andalouses avec une de ses amies, alors que lui-même
buvait un jus d’orange à la table d’à côté ? (Je me suis
marié, pantin, à cause de deux phrases lues dans un livre
et recopiées dans mon petit calepin…))

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— Adam !
— Euh… Quoi ?
— Marrakech… Agadir… quelques jours de repos…
puis tu reviens…
Il sentait l’odeur du corps qui s’offrait mais il se rendit
compte que non, cette odeur n’était pas « troublante »,
c’était une épithète habituelle qui s’était invitée dans la
description, mais qui, cette fois-ci, n’avait rien à faire
dans la chambre à coucher. Oui, cette femme était belle.
Non, il n’y avait pas de « trouble », c’était plutôt un «
écœurement douceâtre » qu’il éprouvait (d’où venait cette
expression ?) ; et puis non, même pas, il n’éprouvait pas
grand-chose, rien.
Mais alors, pourquoi s’était-il dit qu’« il aimait bien sa
femme (ou était-ce « le corps de sa femme » ?) » et qu’«
il ne voulait pas la perdre » ? C’était il y a quelques
minutes…
D’où venait cette contradiction ?
Y avait-il dans sa tête une sorte de Parlement, une
séance « houleuse » où des députés déchaînés
s’affrontaient : « Nous l’aimons, Naïma ! » « Foutaises !
Elle nous excite, voilà tout ! » (Claquements de pupitre.
Protestations.) « Pas du tout ! En ce moment, nous
ressentons une sorte d’écœurement douceâtre à
regarder Naïma, à respirer son odeur. » (Rumeurs sur
plusieurs bancs.) « Mes amis, voilà bien l’impuissance de
nos adversaires, ils en sont réduits à citer on ne sait quel
écrivain nauséeux ! Un agité du bocal ! » (Rires sur les
bancs de la droite. (Lazzis.)) « Non, messieurs ! Non !
Loin de nous écœurer, elle nous excite, Naïma… » (Oh !)
« … avec sa belle tête d’Andalouse ! » « Andalouse ?

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Quand une difficulté surgit, il faut absolument que cette
faune prenne le parti de l’étranger ! »
(Interruptions à l’extrême gauche et à droite. « Très
bien ! Très bien ! » sur divers bancs.)
« Comment osez-vous ? » « Honte ! Honte ! » « Le
parti de l’étranger ? J’ai fait la guerre, moi, monsieur ! » «
Oui, je le répète : sa tête d’Andalouse ! » « Bravo ! » « Et
ses seins ! N’oubliez pas ses seins ! » (Marques
d’approbation sur certains bancs.)
Il était qui, lui ? Le président de séance ?
(Qui suis-je ? Un Parlement. (Qui est « je » ? « Je »
est l’inamovible président de séance qui parle au nom
d’un autre « je », qui est la majorité fluctuante,
instantanée, erratique, majorité qui prend des décisions
qui engagent les futures majorités, les futurs « je » – voilà
l’origine de nos contradictions, de nos problèmes…))

— Adam ! Réponds-moi.
Il se perdait dans un songe dont elle voyait passer les
ombres sur son visage.
— Réponds-moi.
Manque d’appétence.
— Réponds-moi.
La poitrine de Naïma s’offrait maintenant, elle pesait
sur le bras gauche d’Adam. « … n’était pas insensible à
ce beau corps qu’on devinait à travers la djellaba de fin
tissu… » Ce sentiment s’était évanoui. Même «
l’écœurement douceâtre » avait disparu. Il ne restait rien.
Manque total d’appétence.
Les députés quittent un à un l’hémicycle, le consensus
se fait dans ce grand corps malade couché les bras en

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croix, à la renverse. Verdict : manque total d’appétence.
Votons-lui les funérailles nationales. (« À l’unanimité ! »)
Le président de séance fit l’effort de se redresser, de
secouer la tête pour y ramener le calme, puis de
répondre enfin aux questions de sa femme.
— Écoute, Naïma, inutile d’insister. Je n’irai nulle part.
Ni chez Laraki, ni à Marrakech, ni à Agadir, encore moins
à Fnideq. J’ai remis ma démission à Jbilou, elle a été
acceptée, il n’y a plus rien à faire. On va quitter cet
appartement, trouver autre chose dans le coin,
déménager… Et puis on verra bien.
Il parlait avec difficulté, comme si chaque mot devait
être convoqué individuellement et sommé de sortir de sa
bouche. Elle nous force à dire…
Naïma serra les lèvres puis elle se mit debout et tendit
un doigt vers lui.
— D’accord. D’accord. Mais tu n’es pas seul dans ce
mariage. Il y a moi aussi. Moi ! Je ne compte pas pour du
beurre, non ? (Elle avait dit cela en français.) J’y mets du
mien si tu y mets du tien. Tu vas me promettre de voir
rapidement le docteur Bennani.
On voyait bien que c’était là son « plan B ». Elle parlait
comme on récite un texte appris par cœur, sans même
prendre la peine de « mettre le ton ». Elle avait dû se
concerter longuement avec sa mère, la veille.
— Il devient fou, ton mari (ton ersatz de mari (tu aurais
dû épouser le médecin)). Et à propos de médecin,
pourquoi n’irait-il pas voir Bennani ? (Qui ?) Le mari de
Najlaa, il soigne les fous. (Maman, on ne dit pas « fou »,
on dit : « fatigué », « ébranlé ».)
Adam s’étendit de nouveau sur le dos. Grand corps
fatigué.

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Il murmura :
— Qui est le docteur Bennani ?
— C’est le mari de Najlaa Ouadghiri, mon amie d’la
gym. Il soigne les f…, euh, il est psychiatre… ou
psychothérapeute ?… Bref, psy, quoi.
Nous y voilà.
— Ouais… Je n’ai pas besoin d’aller voir un psy. J’ai
pris une décision parfaitement rationnelle. Ra-tion-nelle.
J’ai réfléchi, j’ai pris une décision ; qu’est-ce qu’un psy a
à voir là-dedans ?
Naïma le regarda pendant quelques instants, puis
éclata en sanglots.
— Tu es horrible ! Horrible ! Tu es le pire des égoïstes !
(Reniflement.) Tu prends une décision qui va me pourrir
la vie et tu prétends qu’elle est rationnelle ! (Sanglot.)
C’est rationnel, de me pourrir la vie ? C’est rationnel, de
quitter ce superbe appartement et d’aller habiter dans un
taudis ? Oui, un taudis ! Parce que c’est là que tu vas finir
! Tu crois que c’est facile de retrouver une situation
comme celle que tu as aux Bitumes ?
« Situation » ? Ah oui… C’est le registre des agences
matrimoniales. « Homme, la quarantaine, bonne
situation… » Pour mettre fin au flot de pleurs et
d’accusations, Adam se redressa sur le lit, leva la main et
dit :
— C’est bon, tu as gagné. Je te promets…
— Non, ne promets pas, jure-le !
— Je te jure d’aller voir ton docteur Boutaleb…
— Bennani !
— … Bennani, d’accord. Prends-moi toi-même le
rendez-vous.
Elle se leva, apaisée, remit de l’ordre dans ses

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vêtements, sembla hésiter ; puis elle baissa les yeux sur
le gisant, imprimant à sa physionomie tout le dédain que
peut ressentir le vertical pour l’horizontal, l’actif pour le
passif, le vif pour l’indolent, et laissa tomber quelques
mots à peine prononcés, tout juste chuchotés du bout
des lèvres :
— Tu sais, je ne suis pas venue spécialement pour te
voir, j’avais seulement oublié…
Elle hésita :
— … un peigne.
Adam ne répondit rien. Une phrase incongrue était
apparue devant ses yeux : « Que n’avez-vous oublié votre
cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »
Elle reprit :
— Le peigne en ivoire que tu m’avais rapporté de
Taiwan. C’est le seul qui convienne à mes cheveux.
Il plissa les yeux et secoua la tête. Sortons vite de cette
cathédrale… Trop tard : sa propre bouche venait de dire,
très distinctement :
— Dommage que tes parents ne t’aient pas baptisée
Odette.
Étonnée, Naïma interrompit ses considérations
capillaires. Sa bouche s’arrondit.
— Quoi ?
Elle ne semblait pas avoir compris la phrase.
(Stéphanie, Messaline, et maintenant Odette : c’était
reparti pour un tour.) Adam s’empressa d’ajouter :
— Rien, rien… J’ai dit : « Heureusement que nous
n’avons pas de dettes. »
Elle restait là, les bras ballants, la bouche ouverte ;
puis, comprenant qu’il était encore « parti », elle s’en alla
enfin, non sans voir émis un dernier reniflement qui

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exprimait un mépris teinté de perplexité. Adam entendit
ses pas s’éloigner, le chat botté rugir faiblement, la porte
de l’appartement claquer.
Quelques instants plus tard, le félin vint aux nouvelles
(ou peut-être venait-il se plaindre des avanies que Mme
Sijilmassi jeune lui faisait subir). Les deux mammifères
s’observèrent. L’allongé fut le premier à rompre le silence
:
— Tu vois, je comprends enfin ce qui ne va pas dans
ma vie… Résultat : on m’envoie chez le psy. C’est fou,
non ?
Il crut voir le chat hausser ses chétives épaules.

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10
Tout est symptôme

C’est ainsi qu’Adam se retrouva deux jours plus tard,


un lundi, dans l’antichambre du docteur Bennani, le
psychothérapeute le plus « en vue » de Casablanca –
c’est du moins ce qu’affirmaient les magazines.
Dans son bureau très design, le docteur Bennani fit
asseoir Adam devant lui, dans une sorte de fauteuil de
dentiste vintage plutôt incongru. Il souriait.
— Votre épouse et la mienne se connaissent, c’est
pourquoi je vous ai casé dans mon agenda… En
poussant un peu (il mima le geste, hilare), on trouve
toujours de la place…
— Merci. Il paraît que vous êtes très… euh, « couru ».
Je ne sais pas si c’est le mot correct…
— Oh ! Disons que j’ai une clientèle fournie. Dois-je
m’en réjouir ou le déplorer ? Boulot, boulot, boulot… «
Perdre sa vie à la gagner », comme disait l’autre.
Adam regardait autour de lui.
— Vous cherchez quelque chose ? lui demanda
Bennani, goguenard.
— Euh… C’est peut-être idiot mais je m’attendais à
voir un divan ici, dans votre bureau.
— Ah, le fameux divan, soupira Bennani. Freud nous a
encombré à vie avec ce machin… C’est maintenant son
absence qu’il faut expliquer… D’ailleurs, même à Vienne,
dans son appartement de la Berggasse (vous savez que

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c’est devenu un musée ?), il n’y a pas, il n’y a plus, de
divan. Mais bon, il n’y en a pas ici non plus, il y a juste
vous et moi ; et nous allons nous voir régulièrement pour
établir ce qui ne va pas, et voir ensuite ce qu’on peut y
faire.
Adam ébaucha un rictus et répliqua :
— Alors le diagnostic sera vite fait : rien ne va pas. Je
veux dire : tout va bien. Je n’ai pas de… comment dire ?
… (Il se tapota le front, conscient de la vulgarité du geste,
mais impuissant à s’exprimer autrement.) Disons que ça
va, ici. Dans le ciboulot.
Bennani sourit finement.
— Vous connaissez la réplique du docteur Knock ? «
Tout homme bien portant est un malade qui s’ignore. »
Dite par Jouvet, elle est irrésistible.
— Ça pourrait être la devise des psy, non ?
Bennani éclata de rire.
— Touché ! Cela dit, vous n’êtes pas venu ici sans
raison.
— Je suis ici parce que je l’ai promis à ma femme.
C’est une sorte de compromis conjugal. On est bien
obligé d’en faire, de temps à autre.
Bennani se tut un instant, joua avec un stylo en
regardant dans le vide, puis reprit :
— Dites-moi pourquoi votre femme tenait tellement à
ce que vous veniez me voir.
— Allons ! Je suis sûr qu’elle a déjà tout raconté à
votre épouse.
— Mais non, je ne sais rien. Nous sommes soumis à
un code de déontologie très strict. Je m’interdis de parler
à ma femme de mes patients. D’ailleurs, ça la raserait
infiniment si je le faisais.

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— Il ne s’agit pas de ça, c’est même l’inverse ; c’est
sans doute elle qui vous a parlé de moi, puisque c’est
elle qui avait quelque chose à dire. Ça n’a rien à voir avec
la déontologie. Naïma – mon épouse – a dû lui raconter
en long et en large… euh, le problème. Ou dois-je dire :
le souci ?
Bennani prit un ton plus sévère.
— Je vous le répète, je m’interdis de parler avec ma
femme de mes patients. Dans un sens comme dans
l’autre.
— Mais je ne suis pas un de vos patients. Il s’agit
d’une… d’une prise de contact. C’est notre premier
rendez-vous et, si ça ne tenait qu’à moi, ce serait en
même temps le dernier. En fait, mettons les choses au
point, c’est le dernier. Il n’y a rien de personnel là-dedans,
je me demande seulement ce que je fais ici.
— Mmmm… Ne m’avez-vous pas dit : venons-en au
fait ? C’est bien mon intention. Je vous écoute.
Las de ces passes d’armes, Adam se mit à parler,
après avoir profondément respiré (il soulignait ainsi qu’en
somme, il parlait contre son gré). Néanmoins, il raconta
calmement ce qui lui était arrivé au cours des jours
précédents. Tout y passa : la cogitation dans l’avion, la
démission, les multiples scènes avec Naïma… Et il finit
par sa décision de changer radicalement de vie, ajoutant
:
— Est-ce que tenter de changer de vie constitue
forcément un symptôme révélateur ?
Bennani hocha la tête comme s’il appréciait un bon
vin.
— Jolie phrase. Elle sonne bien. Ma femme me dit que
vous êtes connu pour votre maîtrise du français. Je vois

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que cette réputation n’est pas usurpée. Vous parlez
comme… comme un livre.
(Ah bon ! Les livres parlent ?)
— Merci pour le compliment, mais, en l’occurrence, je
ne faisais que citer.
Le médecin eut l’air intrigué. Il avança le visage et fit
une mimique qui semblait signifier : « Allez-y, élaborez,
expliquez… »
— Eh bien, dit Adam, un peu embarrassé, c’est une
phrase célèbre de Michel Jobert, quand il était ministre
des Affaires étrangères de Pompidou… Les Égyptiens
venaient de déclencher la guerre d’Octobre. À New York,
à l’Onu, alors que tout le monde parlait d’agression et
prenait le parti d’Israël, Jobert avait dit : « Est-ce que
tenter de remettre les pieds chez soi constitue forcément
une agression imprévue ? »
Bennani eut l’air surpris :
— Pourquoi avoir retenu cette phrase-là en particulier ?
Et pendant des années ? Et, en plus, c’est de la politique,
non ? Pas de la poésie…
— Parce qu’elle est… comment dire ?… parfaite.
Chaque mot est à sa place… l’adverbe nuance
l’affirmation, l’épithète « imprévue » contient toute une
critique de l’impéritie de certains gouvernements, etc. Et
elle se présente habilement sous forme de question alors
que c’est une proposition très robuste. C’est à la fois
socratique et biblique.
Bennani avait pris son menton dans sa main gauche et
semblait lisser une barbe imaginaire. Il laissa passer une
demi-minute avant de reprendre la parole. Il parlait sur un
ton rêveur.
— C’est curieux, toutes vos références sont françaises.

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« Jobert, quand il était ministre de Pompidou… » Vous
dites cela très naturellement, nous sommes pourtant à
Casablanca, à trois mille kilomètres de Paris. Qui connaît
Pompidou, ici ? On s’attendrait plutôt que vous disiez des
trucs du genre : « Lamrani, quand il était ministre de
Hassan II… » ; « Ba Ahmed, quand il était Grand Vizir…
» Je sais bien que Jobert est né à Meknès, mais quand
même…
— Des références françaises ? C’est normal, non ? Je
suis allé au lycée français. J’ai la même éducation qu’un
Lorrain ou un Tourangeau. D’ailleurs, nous sommes en
train de converser dans la langue de Voltaire. J’étais « à
Lyautey », comme on dit.
— Je sais, nous avons fréquenté le même lycée, à
quelques années de distance. Nous avons sans doute eu
les mêmes professeurs. Mais peut-être suis-je moins
marqué que vous par ces années passées à Lyautey.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Je vais vous donner un exemple. Vous avez dit tout
à l’heure : « C’est à la fois socratique et biblique. » Moi,
j’aurais dit : « C’est à la fois socratique et coranique. »
Beaucoup de propositions du Coran sont présentées
sous forme de question. On n’est pas loin de la
maïeutique de Socrate.
Bennani, levant les yeux au plafond, récita quelques
versets du Coran :
— « As-tu vu comme ton Seigneur a agi envers les
gens de l’Éléphant ? N’a-t-il pas rendu leur ruse
complètement vaine ? »
Puis il rabaissa le regard sur Adam :
— Mais revenons à un point qui m’intrigue. Cette
phrase de Michel Jobert qui vous sert en quelque sorte

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de moule pour produire d’autres phrases, est-elle unique
? Je veux dire : y a-t-il beaucoup d’autres exemples ? Des
phrases toutes faites qui vous… euh, qui vous
accompagnent, qui vous inspirent ?
Adam répondit avec une pointe d’agacement :
— Je ne sais pas très bien pourquoi nous parlons de
cela, mais c’est exact, il y a beaucoup de phrases,
généralement tirées de la littérature française, qui me
trottent dans la tête. Qui me font une sorte de… de vade
mecum.
— Pouvez-vous me donner d’autres exemples ?
Adam réfléchit quelques instants.
— Eh bien, quand j’ai vu le bâtiment de l’Office des
bitumes du Tadla pour la première fois, à la sortie de
Casablanca… vous savez, ce grand bâtiment tout noir qui
a l’air d’avoir été déposé sur les champs, en rase
campagne…
— Je sais, je joue au tennis juste à côté, tous les
dimanches.
— … eh bien, j’ai vu, ou peut-être entendu dans ma
tête, je ne sais pas, ce vers : « Calme bloc ici-bas chu
d’un désastre obscur »…
— Très beau… C’est un alexandrin, n’est-ce pas ?
C’est de qui ?
— Mallarmé. Le poème s’intitule « Le tombeau
d’Edgar Poe ». (Je fais très cuistre, là, quelle horreur…)
— Mmmm… « Désastre obscur »… « Tombeau »…
Mmmm… « Chu », cela veut dire « tombé », n’est-ce pas
? Vous avez d’autres exemples ?
Adam hésita puis il sourit.
— Quand j’entre dans un restaurant, c’est toujours
l’exclamation : « Holà, tavernier du diable ! » qui me vient

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aux lèvres. C’est d’Alexandre Dumas, comme vous le
savez.
— Non, je ne le savais pas. Alors même à Fkih Ben
Salah ou à Taounate, vous entrez dans les restaurants en
criant : « Hello, tavernier du diable ! » ?
— « Holà », pas « Hello ». Et je ne crie rien du tout : je
vois les mots, dans ma tête, ou je les entends ; mais je
ne dis rien. Je serais sans doute mal reçu…
— Si je comprends bien, vous vivez dans une sorte de
purée de mots… ou, plutôt, il y a une grille de mots ou
d’expressions, tous tirés de la littérature française, entre
vous et le monde ? En l’occurrence, entre vous et votre
pays, votre famille…
Adam, que cette discussion mettait mal à l’aise,
interrompit le docteur :
— Excusez-moi, je ne vois vraiment pas ce que tout
cela a à voir avec… avec ce qui m’amène.
— Qu’est-ce donc ce qui vous amène ?
— Je vous l’ai dit. Ma femme est déboussolée par ma
décision de changer radicalement de vie.
— Ah oui… (Il toussota, puis se gratta légèrement le
front en regardant fixement Adam.) C’est votre femme qui
est déboussolée, selon vous… Mmmm… Vous aviez
conclu en plaçant cette superbe phrase. Rappelez-la-moi
?
— « Est-ce que tenter de changer de vie constitue
forcément un symptôme révélateur ? »
— Non, bien sûr. Quoique certains de mes confrères
vous diraient : « Tout est symptôme… » Laissons cela. Je
voudrais simplement bien comprendre ce que vous venez
de me dire. Car j’y lis en fait plusieurs choses qui
s’entremêlent. D’un côté, vous faites une sorte de

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réflexion générale sur la notion de vitesse, n’est-ce pas ?
L’homme moderne va trop vite, on ne cesse d’accélérer,
etc. Vous déplorez cette évolution.
Il toussota de nouveau.
— Cette constatation, permettez-moi de vous le dire,
est banale. En ce moment, c’est même devenu un lieu
commun. Tenez, regardez ceci. (Il prit sur son bureau un
exemplaire du Nouvel Observateur.) Il y a tout un dossier
là-dessus, avec des articles très intéressants.
Regardez… (Il feuilleta le magazine.) J’y ai même lu un
mot nouveau : la dromologie. Vous le connaissiez ? Non
? Ça veut dire : « Étude du rôle joué par la vitesse dans
les sociétés modernes. » Eh oui, on en apprend tous les
jours… (Sourire fat.) D’autre part, vous me parlez de vos
ancêtres, qui sont aussi les miens… de votre père, de
votre grand-père. Il s’agit là d’autre chose : colonisés par
l’Europe, nous aurions accéléré trop vite ?… C’est cela ?
… Nous nous serions développés trop rapidement ?
— Oui, en gros, c’est cela.
— Mmmm… Donc, nous ne serions plus en contact
avec nos aïeux. (Nous sommes « chus » peut-être ? Ou
dois-je dire « déchus » ?) Bien, bien… Mais est-ce à
cause de la vitesse ou de l’Histoire, ou bien… (Le regard
de Bennani se fit incisif)… à cause du langage ? Nous ne
parlons plus vraiment leur langue. Et vous, vous m’avez
l’air d’un cas un peu particulier avec toutes ces phrases,
ces mots, ces expressions, tirés de la littérature
française, qui s’intercalent entre vous et les gens d’ici,
votre famille… votre femme, peut-être ?
Adam ne répondit rien. Bennani se remit à jouer avec
le stylo puis reprit en souriant :
— Vous savez que c’est vous qui êtes censé parler,

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pas moi. Je fais mal mon métier…
Il rit discrètement, la tête rejetée en arrière, les mains
jointes, l’air un peu faraud de celui qui dit le contraire de
ce qu’il pense.
— Donc ce que je ne comprends pas, c’est : voulez-
vous « ralentir », comme vous dites, en tant qu’homme,
Homo sapiens, parce que le monde moderne va trop vite
; ou bien en tant que Marocain « postcolonial » (c’est
comme cela qu’on dit, n’est-ce pas ?)… en tant que
Marocain postcolonial qui rejette l’Occident et la vitesse ?
… qui veut revenir au rythme de vie de ses ancêtres ? Il y
a deux choses distinctes là-dedans.

Le sagouin. Il m’a coincé. Il a mis le doigt sur une


imprécision que je ne voyais pas.

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11
Décompensation

Adam se remua sur sa chaise, mal à l’aise. L’autre


semblait le jauger, maintenant. Il fallait en finir.
— Écoutez, je ne rejette pas l’Occident, en gros et en
détail, comme ces idiots de salafistes qui veulent vivre
comme à l’époque du Prophète. Je sais bien que c’est
impossible. On ne peut pas nourrir des milliards
d’individus avec une houe et une binette. En même
temps, j’ai quand même la nostalgie de l’époque de mon
père et de mon grand-père… même si je ne l’ai pas
vraiment connue, cette époque. Il me semble qu’elle
correspond davantage à ce que je suis vraiment… Mais…
excusez-moi, de quoi parle-t-on ici ? Dans un cas comme
dans l’autre, ça ne fait pas de moi un malade ?
— Dites-moi pourquoi ?
— Parce que je me pose des questions
philosophiques. Vous pouvez me répondre sur ce plan-là,
vous pouvez essayer de réfuter ce que je dis – encore
que… Après tout, on ne peut rien réfuter en philosophie.
Mais de là à en faire un problème psychologique…
psychiatrique…
— Je ne peux pas vous suivre sur cette voie, répliqua
le docteur Bennani, je ne suis pas assez ferré en
philosophie. Vous venez d’évoquer votre père…
Permettez-moi de vous demander autre chose. Vous

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posez-vous ce genre de questions de plus en plus
fréquemment, ces derniers temps ?
Adam fut obligé d’en convenir. Bennani continua :
— Et quand vous vous les posez, dans quel état
d’esprit êtes-vous ?
— Pardon ?
— Êtes-vous triste, par exemple, quand vous cogitez ?
— Je ressens toujours de la tristesse, presque tous les
jours. Surtout au crépuscule.
— Depuis quand ?
— Depuis toujours.
Le docteur Bennani sursauta, regarda Adam et se mit
à tapoter sur la table avec son stylo. Son sourire avait
disparu. Une grosse mouche se mit à vrombir devant
l’une des vitres qui donnaient sur le boulevard. Le
psychothérapeute la suivit du regard jusqu’au moment où
elle se posa sur l’un des montants de la fenêtre et ne
donna plus signe de vie. Puis il revint à son interlocuteur.
— S’il vous plaît, ne perdons pas notre temps. Faites-
moi des réponses sincères.
Adam protesta :
— Je vous fais des réponses sincères. Qu’est-ce qui
vous fait croire le contraire ?
— Vous venez de me dire que vous ressentez de la
tristesse, tous les jours.
— « Presque tous les jours. »
— Et « depuis toujours », avez-vous dit. Depuis
l’adolescence ?
— Non. Depuis l’enfance.
Le docteur resta silencieux un long moment. Il avait de
nouveau pris son menton dans la paume de sa main, très
« penseur de Rodin ».

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— Et vous êtes triste tout au long de la journée ?
— Non, je vous l’ai dit, surtout au crépuscule. Entre
chien et loup, comme on dit.
— Mmmm… Les loups… C’est très freudien, ça… (Le
sourire revint.) Bon. Je voudrais revenir à… Vous parliez
de votre père et de votre grand-père. Vous avez fortement
pensé à eux, dans l’avion de la KLM…
— … de la Lufthansa.
— À ce moment-là, éprouviez-vous un sentiment de
culpabilité ?
Surpris, Adam murmura machinalement (et le regretta
aussitôt, comme s’il s’était dévoilé) :
— J’éprouve presque toujours un sentiment de
culpabilité.
Le docteur Bennani leva les bras au ciel.
— Ah non ! On ne va pas recommencer ! Aidez-moi un
peu… Bon, je vais être plus précis : éprouviez-vous un
sentiment de culpabilité excessif ou inapproprié ?
Adam ne répondit pas. Son regard devint vague,
comme absent. La question du médecin venait de
déclencher une violente discussion dans l’hémicycle.
Les députés se découvrirent des scrupules de
philosophe. Quand un sentiment est-il « excessif » ?
(Quand il devient son contraire, peut-être ? « Que voulez-
vous dire ? » « Ma foi, que l’amour n’est excessif que s’il
tend vers la haine. » « Dites-donc, je ne voudrais pas être
l’objet de votre affection. » « Vous ne risquez rien, avec la
trogne que vous avez. » « Hé, restez poli ! »)
Adam, installé dans les tribunes réservées au public,
esquissa un sourire. Puis la Chambre se pencha sur un
autre problème : que signifie « inapproprié », dans ce
contexte ? (Peut-être le Diafoirus voulait-il dire : « qui n’a

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pas de raison d’être » ? Mais pourquoi ne l’avait-il pas
exprimé ainsi, au lieu d’utiliser un mot si peu précis ?)
Voyant que son client restait muet, un sourire ténu
flottant sur ses lèvres, Bennani lui demanda :
— Avez-vous éprouvé, récemment, un sentiment de
dévalorisation ?
Adam fut légèrement choqué par l’attitude du médecin
qui passait, de façon désinvolte, d’un sujet à un autre. Et
puis, elle rimait à quoi, cette dernière question ?
(On voit bien qu’il n’est pas marié avec Naïma, ce gus.
Il éprouverait constamment un sentiment de
dévalorisation. (N’avait-elle pas épousé une entreprise à
travers lui, comme s’il n’était qu’un prête-nom ?) C’était
quoi, cette phrase lue récemment ? Ah, oui : M.
Falkenberg avait un jour décidé de se marier et s’était
ainsi condamné à trente ans de tortures. Il avait cru
pouvoir se lier impunément à une créature qu’il se savait
incapable d’aimer… (Suis-je incapable d’aimer ? (Est-elle
aimable ? Non, ce n’est pas le mot idoine : est-elle «
capable de susciter l’amour » ?)))
(Et puis, elle semblait constamment déçue par son
mari. Déçue, mécontente, froissée… (Naïma était
tellement facile à froisser qu’Adam avait souvent
l’impression d’avoir commis l’outrage avant même d’avoir
ouvert la bouche – avant même d’avoir fait quoi que ce
soit. En somme, elle lui faisait crédit de ses humeurs.))

— Monsieur Sijilmassi ?
— Oui ?
— Cela fait quelques minutes que vous n’êtes plus
parmi nous. On revient sur terre ?

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— Ah oui… Excusez-moi. (Il secoua la tête et cligna
plusieurs fois des yeux.)
— Vous avez souvent de ces… absences ?
— Ça m’arrive, oui, Je me perds dans mes pensées…
comme dans un labyrinthe. Vous m’aviez posé une
question ?
— Oui, avez-vous éprouvé, récemment, un sentiment
de dévalorisation ?
— Pas plus que d’habitude.
Bennani serra imperceptiblement les lèvres.
— Je ne comprends pas votre réponse. Voulez-vous
dire que vous vous sentez toujours dévalorisé ?
Adam réfléchit un instant puis se lança :
— Je me sens dévalorisé, et même : réduit à rien, nul,
valeur zéro, quand un automobiliste me fonce dessus
alors que je traverse au passage clouté ; quand les gens
passent devant moi si je prétends faire la queue quelque
part ; quand un fonctionnaire me demande de « revenir
demain », alors que mon dossier est devant lui et qu’il
n’attend plus qu’un coup de tampon pour être transmis à
qui de droit ; quand trois muezzins, probablement rivaux,
me réveillent aux aurores en braillant à tue-tête, perchés
en haut de trois minarets, alors qu’un seul muezzin
pourrait faire l’affaire, et en chuchotant ; quand toutes les
rues de mon quartier sont barrées parce qu’un poussah
passe par là ; quand mon voisin fume un cigare
nauséabond alors que nous sommes dans un lieu public
; quand mes voisins jettent leurs ordures dans la rue et
que je marche au milieu de l’immondice humain ; quand
un gendarme m’arrête sur la route pour examiner mon
nez ; quand…
— C’est bon, c’est bon, n’en jetez plus ! (Bennani riait

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maintenant.) Je sais bien de quoi vous parlez, je suis
marocain comme vous. Aussi bien la société que le
Makhzen me sont parfois pénibles… Mais enfin, il ne
s’agit pas de brimades personnelles… je veux dire :
dirigées contre vous, intuitu personæ. Ma question portait
sur un sentiment récent de dévalorisation… Éprouvez-
vous quelque chose de ce genre ?
Adam haussa les épaules.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Ce sentiment
est tellement permanent et profond qu’un peu plus, un
peu moins…
— Vous ne me facilitez pas la tâche. Quels sont vos
loisirs favoris ?
— La lecture. Les échecs, sur l’ordinateur. Jouer avec
le chat…
— Laissons le chat de côté. Est-ce que vous lisez
toujours avec autant de plaisir ? Je veux dire : au cours
des dernières semaines ?
Adam reconnut qu’il lisait moins ; et avec moins de
plaisir. Il était obsédé par… autre chose. Quoi donc ? Eh
bien, tout ce qu’il venait d’expliquer !
— Mmmm… Avez-vous des pensées, disons…
macabres ?… suicidaires ?
— Je passe.
— Pardon ?
— Je passe. Joker.
Bennani resta silencieux. On entendait le tic-tac d’une
horloge invisible (peut-être ce bruit venait-il de l’ordinateur
?). La mouche s’était remise à vrombir et à se heurter
contre la vitre. De la rue montaient des bruits diffus,
coups de klaxon, roulement sourd du trafic routier, éclats

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de voix… Il se remit à tapoter sur la table, cette fois-ci
avec son pouce, puis à scruter le visage d’Adam.
— Éprouvez-vous des difficultés à vous concentrer ?
Adam était las de ce jeu. Il savait bien où son
adversaire voulait en venir. Il décida de lui faciliter la
tâche.
— Oui, j’ai des difficultés à me concentrer.
Récemment. Pas depuis l’enfance.
Bennani sourit, beau joueur.
— Continuons. Vous êtes irritable ?
— Oui.
— Vous dormez bien ?
— Pas vraiment. Et, même, très mal. À ce propos, si
vous pouviez me prescrire un somnifère…
— Oui, bien sûr. Je le ferai dès la fin de notre… euh,
entretien. Mais finissons d’abord. Vous sentez-vous
fatigué ?
— Vous savez, quand on travaille pour les Bitumes du
Tadla… Si on n’est pas fatigué, c’est quasiment une faute
professionnelle.
— Une dernière question : éprouvez-vous des maux de
tête, des maux d’estomac, des douleurs articulaires…
d’autres douleurs ?
— Un peu de tout cela, éluda Adam. Il ne me manque
que la goutte. Je me sens un peu patraque, pour tout
dire.
— Eh bien, ce sera tout pour aujourd’hui, déclara
Bennani. Je vais vous prescrire un somnifère, comme
promis, plus quelques gélules pour remédier à votre état
physique et puis, on va établir un programme, vous allez
venir me voir régulièrement.
— Pour quoi faire ?

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— Pour parler. Je suis psychothérapeute, n’est-ce pas
(toujours le sourire fat…) ?
— Je vous ai pourtant dit que c’était notre dernier
entretien. Ne jouons pas au plus fin. Vous vous êtes fait
une opinion, n’est-ce pas ?
Bennani hésita un peu puis répondit :
— Oui, j’ai ma petite idée… Je crois que vous êtes en
pleine décompensation… Probablement déclenchée par
le surmenage.
— « Décompensation ? » Vous voulez dire :
dépression nerveuse ?
Adam se leva, hésita (fallait-il serrer la main du docteur
?) puis lui asséna sur un ton égal :
— Vous avez peut-être raison. Mais je vois les choses
autrement. Je suis aux prises avec une question
philosophique ; il me faut donc lui apporter une réponse
philosophique. Par déformation professionnelle, vous
voyez un problème psy là où moi je vois une pure
interrogation. Merci pour tout, mais, je vous le répète, je
ne reviendrai pas vous voir. Je suis venu parce que je l’ai
promis… en fait, je l’ai juré à ma femme. Pardon si je
vous ai fait perdre votre temps. Bien sûr, je vais vous
régler vos honoraires…
Bennani fit un geste de la main, un geste qui signifiait
sans doute : « Mais non, mais non, laissons cela, voyons
! » Il semblait sincèrement désolé par la tournure qu’avait
prise la consultation.
Adam sortit du cabinet de consultation et s’engouffra
dans l’ascenseur. Il était en sueur.
Arrivé au pied de l’immeuble, il sentit une vague de
chagrin le submerger. Ce fut une sensation si forte qu’il
dut s’asseoir sur un muret de briques rouges qui

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marquait la limite entre le jardin de l’immeuble et le
trottoir. Il ouvrit le col de sa chemise, ferma les yeux et
serra les dents pour ne pas éclater en sanglots.
Pourquoi avait-il accepté cette humiliation ? Mon cœur
mis à nu… Quel sens cela avait-il, deux hommes,
séparés par un bureau, qui se parlent, se parlent, se
parlent… pendant qu’une mouche trompée par la
transparence d’une vitre, s’affole ; pendant que la vie
continue au-delà, en bas ; pendant que… ?
Et puis tout cela avait l’air d’un simulacre : au cœur
d’une ville marocaine, ces deux hommes parlant en
français, sous la tutelle d’un médecin viennois… Leurs
grands-pères, s’ils connaissaient la mélancolie, en
admettant que ce fût là le problème, l’envisageaient sans
doute autrement, et dans une autre langue.
Après quelques instants, il se calma. Cette visite
n’avait pas été complètement inutile. Le docteur Bennani
avait mis le doigt sur quelque chose… quelque chose
qu’il importait de clarifier.
Certes, il y avait la vitesse, en général. (Cet avion qui
volait haut. Supersonique. (Plus vite que le son, plus vite
que les mots.)) Mais la phobie qui était apparue de façon
aussi soudaine cachait peut-être autre chose. Il en avait
eu le pressentiment, sur la plage, quand les jeux de mots
s’étaient mis à déferler – la « mer nourricière », «
Homme libre, toujours tu chériras la mère », etc. Tout
cela se mélangeait avec le souvenir ténu qu’il gardait de
son père et de son grand-père – ou plutôt, puisqu’il ne
l’avait pas connu, de ce qu’on disait de ce dernier, le hadj
Maati, quand lui-même était enfant.
Et si c’était dans cette direction qu’il fallait chercher –
qu’il fallait aller ?

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12
Qu’as-tu vu dans ce supermarché ?

Le gardien de l’immeuble tint parole. Il trouva, par


l’entremise de son cousin samsar, un studio dans le
quartier. Le déménagement fut vite effectué : un lit,
quelques vêtements, une caisse de livres, deux diplômes
défraîchis dans leur cadre noir. Le reste, Naïma l’avait fait
transporter chez sa mère dès qu’elle avait compris
qu’Adam n’avait pas l’intention de revenir sur sa décision.
— Va, va t’installer dans un studio, comme un zoufri.
Quand tu seras redevenu normal, tu sais où me trouver :
chez maman. Mais ne t’avise pas de revenir avant d’avoir
retrouvé ton poste aux Bitumes. Je ne veux pas être la
femme d’un chômeur.
Elle qui détestait les animaux avait pourtant emmené
le chat. Cela ressemblait à une prise d’otage. Il en conçut
un violent chagrin. (Ce fut du moins la phrase qui lui
apparut quand il se rendit compte que Naïma avait enlevé
le félin. D’où venait-elle, cette phrase ? Il ferma les yeux
et se concentra sur ces six mots qui flottaient encore
dans l’air. Il lui sembla qu’il les avait lus dans une
biographie de Descartes (« Il perdit la petite fille qu’il avait
eue de sa servante. Il en conçut un violent chagrin. »)
Mais peut-on mettre sur le même plan ces deux drames,
ou plutôt ce drame et demi ?)
Ce même jour, en fin d’après-midi, il remit les clés de
son ancien appartement à Khiary puis alla dîner dans un

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restaurant italien du centre-ville « où il avait ses
habitudes » – quelle expression pompeuse, se dit-il, et
qui tend à établir entre certains lieux et moi des rapports
plus singuliers… (tiens ! C’est le début de Nadja…) ; qui
tend à me rendre maître de certains lieux de façon tout à
fait factice… On peut n’avoir pas un sou en poche et,
pourtant, posséder le Ritz, du moment qu’on « y a ses
habitudes ».
Après avoir payé l’addition, il resta quelques minutes à
regarder le décor de briques rouges, le grand miroir
baroque et les gourdes recouvertes d’osier qui ornaient
les murs. En somme, c’était un adieu. Il allait falloir
réduire les dépenses, vivre de façon plus frugale, être «
regardant ». Le salaire de ce mois de mars allait être le
dernier. (« On n’est pas en Suède, il n’y a pas
d’allocations-chômage ici… ») Il avait quelques
économies mais elles ne dureraient pas longtemps ; et
Naïma allait sans doute faire main basse dessus puisque
la loi l’obligeait, lui, à entretenir sa femme.
Oui, c’était un adieu ; et (comment n’y avait-il pas
pensé plus tôt ?), c’était dans l’ordre des choses : ce
n’était pas en mangeant des pizzas arrosées de chianti
qu’il allait faire retour à ses ancêtres.
Rentré dans ses (nouvelles) pénates, il lut quelques
pages d’un roman puis s’endormit d’un sommeil malaisé.

Il était assis sur le bord du lit, le lendemain matin (le


premier matin de sa nouvelle vie), et réfléchissait à cette
phrase qui avait surgi en lui, la veille, pour le renseigner
sur ses sentiments après la perte du matou (Il en conçut

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un violent chagrin). N’était-ce pas exagéré ? N’était-il pas
plutôt « légèrement contrarié », « peiné », « attristé » ?
Il se leva avec l’idée de se faire un café au lait. Ça
l’occuperait. Il fit trois pas, ouvrit le réfrigérateur et poussa
un soupir : il était vide. Bon. Il descendit faire quelques
courses.

Il faisait la queue à la caisse quand surgit dans son


champ de vision un « type ». (Ce fut le mot qui apparut à
Adam, flottant quelque part dans les airs ; il crut même
voir une flèche qui descendait du mot, qui descendait du
ciel, et accusait le bonhomme.)
Eh bien, examinons-le.
La cinquantaine, une chemise informe dans les tons
résignés, un pantalon gris, une veste marron à carreaux
dissidents. Adam le baptisa immédiatement « Saïd », par
antiphrase. (Saïd signifie « heureux » – ce type était
visiblement de ceux que le destin insulte tous les jours.)
Saïd s’approche du rayon « fruits et légumes ». Il se
dirige vers les légumes, d’un pas lent mais assez
déterminé, genre « je ne cours pas deux lièvres à la fois
», « j’ai fait mon choix », « pour moi, c’est les légumes ».
Il regarde avec attention le casier des carottes, comme
si c’étaient des fruits exotiques (elles étaient sans doute
exotiques pour son grand-père, du côté de Zagora,
suppute Adam ; méfiance phylogénétique (elles viennent
d’Iran, les carottes, à l’origine ; des chiites, quasiment)) ;
réfléchit ; médite ; puis il en prend une en main. Elle se
laisse faire, la gueuse ; mais reste roide, évite de se
pâmer. Il la regarde, la tourne et la retourne, l’inspecte
sous tous les angles, la présente à la lumière des néons

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comme s’il pouvait voir en transparence ce qu’elle cèle
en son sein. Il la renifle, c’est tout juste s’il ne la
léchouille pas un peu, pour voir ; pour goûter.
Adam est fasciné par ce qui se passe : il ne se passe
rien, il naît un roman dans sa tête.
Saïd cherche autour de lui, fait quelques pas de son
pas lourd de paysan et s’empare d’un de ces sachets en
plastique que le magasin met à la disposition de la
clientèle. Il dépose l’élue au fond du sachet et retourne
au casier des carottes. (« Je n’en ai pas fini avec vous. »)
Il en prend une autre et l’examine comme la première
puis la dépose au-dessus du tas. Rejetée !
Saïd réitère le tri des carottes, on dirait l’envoyé du
pacha choisissant des esclaves circassiennes pour le
harem de son maître, jusqu’à ce qu’il ait accumulé trois
carottes, pas moins, dans son sachet.
Il se dirige ensuite vers le casier des courgettes et des
oignons (c’est le capitaine Cook explorant de nouveaux
rivages) où il recommence l’opération.
Adam laisse passer des clients devant lui. Il ne bouge
pas. Il vit la vie de Saïd. Il est Saïd, avec des sous-titres,
des commentaires, des calembours fienteux. Les mots
apparaissent, volent, virevoltent, s’évanouissent… (« Je
lis la vie de Saïd. » (« Elle est mieux que la tienne ? »))
Au total, trois carottes, deux courgettes et quatre
oignons sont placés dans le même sachet mâlement
tenu à la main, brandi, exhibé même (c’est le « butin de
guerre » dont parle le Coran, dans la sourate Al-Anfal – «
pas touche, l’est à moi »).
Le grand conquérant Saïd, retour de Byzance réduite
et Ctésiphon détruite, se dirige vers la caisse. C’est

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bientôt son tour. Le voici devant la caissière. « Amina » ?
Va pour Amina, décide Adam.
Toute pénétrée de son importance, Amina fait
remarquer à Saïd, sur un ton rogue (peut-être même «
rêche »), que sans l’étiquette qui indique un prix et un
code-barres, elle ne peut enregistrer ses achats (qu’est-
ce qui m’a foutu un péquenot pareil ; si je devais peser
moi-même les emplettes des clients, on serait encore là
demain ; y a une turquerie à la télé, ce soir…) et lui
intime l’ordre de retourner au rayon des primeurs et de
procéder à la pesée ; ou alors, s’il en est incapable, qu’il
s’adresse au préposé à côté de la balance.
Ils sont plusieurs clients à assister à la scène. Ils
piaffent d’impatience. Plane au-dessus d’eux la
quintessence de leurs cogitations : « Comment
développer ce pays avec des culs-terreux aussi lents ? »
Ce n’est pas demain qu’on sera la Suède.
Humilié et offensé, Saïd retourne alors au rayon des
primeurs. Il repère la balance, métallique, menaçante,
massive, et le préposé – un jeune homme vêtu d’un
tablier vert, l’air arrogant (« C’est moi qui comprends le
mieux comment fonctionne cette machine européenne »),
qu’Adam renonce à baptiser.
Saïd attend à côté d’un client à tête de médecin que le
préposé le serve. « Préposé » est occupé à peser des
légumes laissés par une cliente partie achever ses
courses dans le magasin. (Il paraît que cela se fait dans
ce coin de Casablanca. On confie ses sachets au
préposé et on va glaner ailleurs. C’est très chic. C’est
comme si on régnait sur plusieurs royaumes. On a
nommé un régent (« le duc des sachets ») et on va dans
« nos pays d’en bas » guerroyer un peu.)

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Une dame arrive. Elle a une trentaine d’années, plutôt
jolie, l’œil de Carmen, la bouche boudeuse, elle est vêtue
d’une djellaba rose et chaussée de mules rouges. Un
foulard noué sous le menton encadre son visage. Elle
porte un panier contenant quelques sachets pleins de
légumes.
Adam l’examine attentivement.
Comme s’appelle-t-elle ? « Souad » ? Pourquoi pas.
Souad apostrophe Saïd en arabe dialectal et lui demande
où commence la queue. Saïd fait la moue, il rumine
encore son humiliation de naguère, il n’a aucune envie de
parler à ce succube. (« Notre problème, c’est la
ruralisation des villes : les hommes viennent de la
campagne, ils ne savent pas ce qu’est la galanterie, ils
traitent les femmes comme des vaches. » « Moins bien
que des vaches, ma bonne dame ! Leurs vaches, les
paysans les câlinent. »)
La dame s’adresse alors à l’autre client, le médecin : il
explique être arrivé le premier. En somme, il est tête de
queue.
La dame explique alors à Saïd qu’il y a une queue, que
le premier arrivé sera le premier servi (ce n’est pas
comme dans l’Évangile (« On n’est pas chez les
catholiques »)) et qu’il faut se placer en ligne et pas en
épi, comme les blés, ni en masse, comme un troupeau
de gnous. Y en a assez de la ruralisation de nos villes !
Elle indique d’un geste de la main à Saïd (un geste assez
méprisant, elle doit vraiment le prendre pour un gnou)
qu’il doit se placer derrière le premier client (le toubib).
(Saïd laisse choir son sachet, pousse un meuglement
de gnou, empoigne la dame et l’étrangle ruralement, au
grand effroi du public… Non, stop, ça, c’est ce qu’Adam

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imagine. Il rouvre les yeux et la saynète continue, paisible
et impitoyable.)
Saïd s’exécute.
Il a oublié Byzance et Ctésiphon, il n’est plus Tarik ibn
Ziyâd, ni le capitaine Cook. Il n’est plus qu’un pauvre
homme dépassé (c’est le mot) par les événements. La
dame se met derrière lui. (Ah oui, « Souad ».)
Quelques instants passent.
Adam ne bouge pas. Personne ne le remarque,
d’ailleurs. Ce n’est qu’un individu chassé de chez lui, veuf
d’un chat, dont on se demande comment il peut
s’intéresser à cette scène d’une effroyable banalité qui se
déroule, par antiphrase, dans Label Vie. (Adam voit sans
doute dans cette scène quelque chose que nous n’y
voyons pas. Patience, il va nous l’expliquer.)
Soudain Souad s’adresse à Saïd :
— Tu dois mettre chaque légume dans un sachet
séparé !
C’en est trop. Il y a des limites. Houspillé… Non, il n’y
aura pas de meurtre, cette fois-ci. (Le rural tue l’urbaine,
han ! d’un coup de hache…) Sans répondre à celle qui le
tourmente, Saïd s’adresse au préposé à la pesée, il tend
le bras en lui montrant son unique sachet de légumes.
— Comme ça, c’est bien, mon fils ?
Le préposé jette un coup d’œil rapide ; il enregistre
Saïd ; le sachet ; Carmen ; les figurants (Adam, le
médico…) ; puis répond dans une série de grognements
qui partent dans tous les sens :
— Non, p’tit père (il sort d’où, lui ? (On les laisse entrer
ici ?)), il faut avoir des sachets différents pour chaque
type de légume. On ne mélange pas (il appuie
intentionnellement sur le mot « mélange » et décoche en

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même temps un clin d’œil égrillard en direction de
Carmen qui rosit comme sa djellaba). Non, p’tit père : les
carottes avec les carottes, les courgettes entre elles ; et
nos vaches seront bien gardées.
Saïd quitte alors la queue. Il va redéposer les trois
carottes une à une dans leur bac, puis les deux
courgettes, puis les quatre oignons. Son visage buriné
exprime un sentiment qu’Adam n’arrive pas à
caractériser. Il y entre de l’humilité mais aussi de la fierté,
de l’obstination. Peut-être de la colère.
Il sort, de son pas lent, du magasin, hésite un instant
sur le seuil, regarde à gauche, à droite ; puis disparaît.
Cette scène n’est plus banale. Elle est déchirante.
Adam, fasciné, en a les larmes aux yeux. Il les essuie
du revers de sa manche, puis il va acheter du lait.
Revenu dans son studio, il se fait un café et s’assoit
sur le bord du lit.

Qu’ai-je vu dans ce supermarché ?


Saïd, c’est mon père. J’ai vu mon père vaincu par la
technique. Vaincu par la vitesse. Le marketing.
Qu’ai-je vu dans ce supermarché ? L’arrogance du
préposé. Il a compris comment fonctionne la machine.
(Cling !) Il sait quelque chose que tu ne sais pas. Il a un
centimètre d’avance sur toi sur la grande flèche du
progrès. C’est le roi des lemmings. Ce n’est plus un
singe nu : il porte une casquette.
Qu’ai-je vu dans ce supermarché ? La présence
obsédante du plastique. Le néon (« les lumières de la
ville »).

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Qu’ai-je vu… ? Tu n’as rien vu dans ce supermarché.
Exact : je n’ai rien vu. Que des emballages, du
plastique, du carton, des couleurs qui n’en sont pas
(choisies parmi soixante-quatre millions de couleurs dans
un programme d’ordinateur, projetées sur les fruits et
légumes). Je n’ai rien vu. Je n’ai vu mie. J’ai vu…
Qu’ai-je vu ?
Adam ferme les yeux et essaie de concentrer ses
pensées sur cette question.
« Qu’ai-je vu ? » Il lui semble comprendre quelque
chose…
J’ai vu… des représentations. Oui, c’est bien cela : des
représentations. On cache l’essentiel. J’ai vu ce que l’as
du marketing (Anas Kettani ?) veut que ses clients voient.
Une représentation.
Je ne vois pas le monde. Je ne vois plus le monde (le
monde de mon père, de mon grand-père, le hadj Maati,
digne vieillard). Je le vois par les yeux d’Anas Kettani, le
pape du marketing. (J’ai vu un ange qui me disait : «
Viens, je te montrerai… »)
Mais lui-même, Anas Kettani, arroseur arrosé, vit dans
un monde de représentations. (Tu me tiens, je te tiens
par la barbichette.) Inscrit au Sun Beach, sur la corniche.
Pourquoi le Sun Beach ? Parce que son autre nom est «
le club des clubs ». Nom de nom ! « L’as des as » au «
club des clubs ». Je suis Belmondo. La 4 × 4 rutilante :
autre nom de la réussite. Mercedes-Benz. Mon tank
allemand. Écarte-toi, bouseux, au volant de mon tank, je
fais la guerre en tant qu’allemand, en tant qu’hussard, en
tant qu’uhlan… Ou alors, Volvo ! On n’est pas en Suède,
mais je suis quelque part suédois. (« Ma » Volvo. («
Soyez Volvo. »))

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Week-ends à Marrakech. Pourquoi pas Béni Mellal ?
Parce que. Parce que. Marrakech… Ah oui ! « Le rendez-
vous de la jet-set. »
Toute la semaine, je te vends du vent, dans mon
supermarché, de la couleur synthétique, un shampoing
qui est l’« autre nom du bonheur » (salauds !) ; et je vais,
le week-end, rôtir à Marrakech, trois syllabes qu’on me
vend (chacun son tour) et qui disent que je suis spécial,
unique (avec un million d’autres). Je t’embrouille, on
m’embrouille, nous nous embrouillons. Nous vivons dans
un monde brouillé, un monde de mots, un monde
d’images. De représentations.
La vraie vie est ailleurs.
Adam était maintenant tout à fait allongé sur le lit, le
regard fixant le plafond.
La vraie vie est…
Il finit par s’endormir.

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13
La vraie vie est ailleurs

Réveillé par le muezzin, à l’aube, Adam ressentit une


impression aiguë d’angoisse. Que se passait-il ?
Il sauta sur ses pieds. Une sueur froide lui coulait dans
le dos. Il ferma les yeux, secoua la tête mais l’angoisse
était toujours là, qui lui enserrait la poitrine comme un
cercle d’acier et l’empêchait de respirer.
Il ouvrit la fenêtre unique du studio, se pencha et aspira
voracement l’air du dehors.

Dehors, c’était Casablanca. Casablanca s’éveille…


Une ville trop grande, où tout le monde courait du matin
au soir… Ville moderne… Et la ville semblait une ville
d’enfer… Il respirait à longues goulées, à en suffoquer,
espérant que l’air, dilatant sa poitrine, allait briser
l’anneau qui l’oppressait. Peine perdue.
Cercle d’acier, cercle de craie… C’est une malédiction.
On n’en sort pas.
Puis une autre sensation surgit. Quelque chose en lui
parlait. Il s’immobilisa. Saisis-moi au passage si tu en as
la force… Les yeux fermés, il s’efforça de respirer
calmement. Concentrons-nous. Une pensée revint,
formulée la veille… « Et si c’était dans cette direction qu’il
fallait chercher – qu’il fallait aller ? »
Ce qui en lui parlait disait maintenant ceci : il faut que
tu partes. La vraie vie est ailleurs. Une image imprécise

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lui apparut en esprit. Garde cela à l’esprit… Il vit une
sorte de galerie sombre… un intestin ? Non, un long
boyau… Il se vit ramper dans le dédale de ce boyau
sombre… Non, il vit son corps remonter ce boyau
sombre. Des noyés descendaient dormir, à reculons… Et
au bout une lueur scintillait… une tache claire circulaire…
taché de lunules électriques… Qui va là ? Est-ce toi ?
(Qui ?) Est-ce vous ? Est-il vrai que l’au-delà, tout l’au-
delà soit dans cette vie ?
Il rouvrit les yeux. Qui vive ?
Il savait… Si vivre et mourir n’ont servi… Il savait où se
trouvait ce boyau. À Azemmour. Sa ville natale. Naît-on
d’une mère ou d’une ville ? Naît-on d’une mère ou d’une
fille ? (Elle avait quinze ans quand elle lui avait donné
naissance…)
Il était debout, immobile, les yeux ouverts, ne voyant
rien. Un flot impétueux de mots, de lambeaux de phrases,
traversait son cerveau.
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !…
Il était attentif à l’extraordinaire logorrhée qui le
submergeait. C’étaient le plus souvent des vers, des
fragments de poème ; parfois, c’étaient des chansons et
elles résonnaient en lui avec la musique, avec le ton.
J’arrive ! J’arrive ! Mais qu’est-ce que j’aurais bien
aimé / Encore une fois traîner mes os…
Écoulement ossifluent de la culture française dans un
crâne de métèque… Tremblant des pieds à la tête,
bredouillant, Adam prit un jean et un tee-shirt dans
l’armoire et les enfila rapidement. Il chaussa la paire de
baskets qu’il avait sauvée du grand chambardement et
mit la veste où se trouvaient ses papiers et son
portefeuille. Comme en transe, exalté, il sortit, dévala les

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escaliers, ouvrit la porte de l’immeuble et se mit en
marche. Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la
campagne, / Je partirai. C’était infernal. Il se prit la tête à
deux mains, serra violemment. Peine perdue : l’ordalie
des mots continuait. Des mots, des maux… Entre deux
mots, il faut choisir le moindre… Toujours en français.
Pas une seule phrase de Mutanabbi ou de Chawki, pas
un seul verset du Coran. Qui suis-je ?
Il partit en direction du sud… Espace sudique, espace
d’apaisement… Les phonèmes s’entrechoquaient dans
sa tête, les fragments de textes autrefois lus, retenus
sans effort… « Mon viatique », avait-il précisé au docteur
Bennani… Mon viatique, ma vie… Je lis, ma vie… Je lis
ma vie… Il marcha le long du boulevard Bir Anzarane,
puis le long d’un autre boulevard dans lequel il s’était
engagé d’instinct – où ses pas l’avaient porté.
À cette heure matinale, la circulation des voitures était
fluide. Il croisa quelques piétons qui le dévisagèrent d’un
air interrogateur. Une vieille femme, une mendiante sans
doute, s’arrêta et le bénit à haute voix. Peut-être avait-il
l’air… hagard ? Est-ce bien cela ? Je marche dans les
rues, l’air hagard…
Arrivé à un carrefour, il tourna à droite, leva les yeux
une dernière fois vers le bâtiment qui abritait l’Office des
bitumes du Tadla… Curieux aérolithe… Calme bloc ici-
bas chu d’un désastre obscur… Il secoua la tête pour
oublier le docteur Bennani et s’engagea dans ce qu’on
appelait encore la « route d’El-Jadida », bien que cette «
route » fût devenue une immense avenue bordée de
quartiers entiers, d’immeubles et même d’une université
flambant neuve. Il avançait lentement au bord de la
chaussée, les lèvres tremblotantes.

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C’était étrange. Il y avait maintenant deux hommes en
lui (deux démons ?). L’un, ardent, électrisé, fiévreux (et
c’était lui qui menait son corps (« Tu trembles,
carcasse… »)) ; l’autre calme et froid, mais impuissant à
contrôler son corps galvanisé. Deux hommes. Danton et
Robespierre. Deux faces d’une même pièce… Ah ! ça ira,
ça ira, ça ira… « Tu tremblerais bien davantage si tu
savais où je vais te mener ! »
Il s’immobilisa. Il y avait vraiment deux hommes en lui.
Un être était là avec lui, adhérent, amalgamé à lui… D’où
viennent ces mots ?
Il se remit en marche.
Cette séance-là du Parlement tournait à l’avantage du
parti lyrique, passionné, surexcité. De l’audace, encore
de l’audace, toujours de l’audace ! Il avait la majorité. Les
autres ne pouvaient que se taire, ou questionner in petto,
consternés, se tournant les uns vers les autres : « Qu’est-
ce qui se passe ? Que suis-“je” en train de faire ? “Je”
deviens fou ? » Nous sommes pourtant si raisonnables…
Le corps marchait ; la nation en armes ; Allons z-enfants
!… Ah ! ça ira, ça ira, ça ira…
Le corps allait, Adam grimaçait, il avait à la fois envie
de rire et de pleurer, comme s’il pressentait une grande
perturbation des choses dont on ne pouvait prévoir ce qui
allait en sortir…
Le jour s’était levé, le soleil commençait à réchauffer la
terre. Adam cheminait maintenant le long de la route.
Cela faisait longtemps qu’il avait dépassé les faubourgs –
il était en rase campagne. Il se sentit las, s’arrêta et
regarda sa montre – il était midi. Son exaltation était
retombée, le parti lyrique avait déserté les travées de
l’Assemblée, il était peut-être, collectivement, à la

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buvette. Ou peut-être avait-il, non moins collectivement,
péri sur l’échafaud.
Qu’est-ce que je fais ici ?
Adam s’assit un instant sur la souche d’un arbre
fraîchement abattu, à quelques pas de la berme, et
regarda les voitures passer. Le soleil se montra entre
deux nuages et commença à lui chauffer la nuque.
Qu’est-ce qui m’a pris de sortir à l’aube, de… Ah oui, « je
» a décidé de retourner à Azemmour. Vers le long
boyau…

Il se retourna et vit au loin, à l’écart de la route, une


poignée d’habitations dont la couleur se confondait avec
celle de la terre. Sur l’une d’elles se dressait un panneau
cabossé, aux couleurs passées, vantant les mérites
d’une marque locale de cigarettes ; on signalait ainsi une
sorte d’épicerie à l’approvisionnement hétéroclite, un
hanout. Adam avait soif. Il se leva et se dirigea vers ledit
hanout. Il avait l’impression d’avoir la tête vide. Après les
violents affrontements qui s’y étaient déroulés pendant
toute la matinée, c’était un soulagement.
Il regarda un instant le panneau délitescent. On pouvait
encore distinguer les mots « tabac » et « sport », en
français et en arabe, des mots qui lui semblaient
antinomiques mais qui se mêlaient pourtant sous une
image, la silhouette fuselée d’un athlète mêlée à
d’élégantes volutes de fumée. Il imagina un habitant du
hameau, vieux berger misérable, malingre, tubard, le dos
brisé, les dents gâtées, s’arrêtant pour battre le briquet en
regardant l’athlète. Ah, les salauds… Ici aussi, on nous

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impose des représentations. Allons, il faut aller plus loin.
Remonter plus loin. Le boyau obscur…
Adam entra dans l’épicerie.
Un vieil homme chenu, engoncé dans une djellaba
marron, la tête surmontée d’une calotte grisâtre, était
endormi sur un tabouret, derrière le comptoir, et expirait
doucement. Quelques bocaux désolés contenant des
bonbons multicolores, à moins que ce ne fût de la mort-
aux-rats, étaient alignés sur une petite étagère clouée de
guingois contre un mur. Quatre ou cinq paquets de riz en
encombraient une autre, tout aussi inclinée. Comment
l’ensemble pouvait-il tenir ? Des cartouches de
cigarettes, sales et déformées, étaient empilées par terre,
en désordre, plusieurs marques se chevauchant en une
hiérarchie chaotique. Sur une caisse se dressaient des
paquetages bleus, maladroitement ficelés – du sucre,
sans doute.
Quoi d’autre ? Trois pains ronds sur une deuxième
étagère, à peu près horizontale, celle-là, et une
formidable balance Roberval sur le comptoir, qui écrasait
de sa présence tout ce qui l’entourait, y compris l’homme
endormi ; dans un coin, miracle !, un réfrigérateur, un
modèle réduit, certes, et moins blanc que gris, mais
incontestablement un réfrigérateur, promesse de
fraîcheur.
À même le sol, contre le mur du fond, des sacs de
charbon formaient une pyramide molle. Incongrue, une
photographie en noir et blanc de Kennedy, sans doute
découpée dans un antique Paris Match, était collée sur
un mur, à côté du portrait en couleurs du feu roi. À
l’enseigne de Kennedy et de Hassan II réunis…
Le silence qui régnait dans cette caverne – et dans tout

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le hameau – semblait irréel. Où étaient les paysans, leurs
enfants, les chiens ? Tous partis dans le sillage d’un
joueur de flûte ? Adam toussa pour réveiller le vieil
homme. Peine perdue. Il se pencha sur le comptoir,
tendit le bras et secoua le vieil homme qui se réveilla en
bêlant faiblement.
— Quoi ? Quoi ? Louanges à Dieu…
— Salam aleykoum. Est-ce que vous avez de l’eau ?
— De l’eau ?
Il avait l’air stupéfait. Sa bouche, entièrement édentée,
béait largement.
— Oui. (Qu’est-ce qu’il y a d’extraordinaire là-dedans ?
Je ne lui demande pas de l’eau lourde, ou de l’eau
régale.)
Le vieil homme se leva péniblement, ouvrit le
réfrigérateur et en sortit une bouteille de Sidi Ali. Il revint
la poser sur le comptoir, solennellement, comme une
offrande. Adam la toucha du bout des doigts et constata
qu’elle n’était ni humide ni froide, comme il l’avait espéré.
Bien au contraire, elle était sèche et tiède. Il en fit la
remarque à l’épicier qui cligna des yeux plusieurs fois, la
tête penchée sur l’épaule, comme s’il demandait grâce, à
tout hasard.
— Et pourquoi veux-tu qu’elle soit froide, monsieur ?
— Parce qu’elle sort du réfrigérateur. C’est bien là que
tu l’as prise ?
— Mais… il ne marche pas, monsieur. Je n’ai pas
l’électricité. On ne l’a jamais eue, dans ce village.
Il se pencha et chuchota, éperdu :
— Ils ne l’ont pas fait entrer.
Adam regarda l’appareil blanc couvert de poussière,
voulut poser une question puis renonça à comprendre,

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paya et sortit. Il but une longue rasade, s’essuya la
bouche et retourna s’asseoir sur la souche d’arbre.

Que faire, maintenant ? Faire du stop, revenir à


Casablanca ? À cette seule pensée, l’agitation qui l’avait
étreint à l’aube revint. Saisis-moi au passage si tu en as
la force… Serai-je donc toujours velléitaire ? De grandes
résolutions, dures comme l’airain – trahies dans l’instant
? Un pas en avant, deux pas en arrière… Non ! J’ai perdu
mon travail, mon chat, ma femme… Leur sacrifice ne
sera pas vain… Il faut que j’aille jusqu’au bout, cette fois-
ci, jusqu’au bout de mon intuition. Si je retournais
maintenant à Casablanca, dans ce studio où personne
ne m’attend, ce serait une défaite. L’ultime. Ultima necat.
Il ne me resterait plus qu’à sauter par la fenêtre.

(L’ingénieur Sijilmassi a été retrouvé mort au pied de


l’immeuble où il s’était installé après avoir quitté sa
femme… — C’est elle qui l’a quitté, chef. — Peu importe,
coco ; et ajoute qu’il a été renvoyé de son job. — Mais il a
démissionné, chef ! — Fais ce que je te dis, bleubite, je
connais le métier, il faut que ça ait l’air d’une punition
divine, la justice immanente, crime et châtiment, etc., le
lecteur adore, la lectrice encore plus. On plaque sa
femme, on pique dans la caisse et on s’fait virer, la
déchéance suit, l’alcool, la dépression, et on se retrouve,
fatalement, crêpe sur le trottoir. — Ah ouais, chef…)

Après quelques instants, il se leva et se remit à


marcher vers Azemmour.
Il ne songea pas un instant à lever le bras et à arrêter

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un des grands taxis blancs qu’il voyait filer sur la route et
qui lui adressaient des appels de phares. Non, c’était à
pied, à l’allure de l’homme, qu’il lui fallait retourner vers le
long boyau noir. J’ai l’apparence d’homme pour prouver
que le monde est fait à ma mesure.
De nouveau, des images, des mots, des phrases
entières commencèrent à s’entrechoquer dans sa tête. Il
vit un cinéaste allemand allant à pied jusqu’à Paris pour
sauver mystiquement une amie malade ; un philosophe
vagabondant de Genève à Montpellier, puis de Genève à
Turin, par monts et par vaux ; son propre grand-père, le
hadj Maati, promeneur solitaire trottinant vers Moulay
Abdallah, avec dans sa besace quelques dattes, du pain,
du lait et des olives.
Il marchait, légèrement penché en avant, en
s’astreignant à un exercice difficile : « voir » les mots et
les phrases qui l’assaillaient sans en chercher la
signification ; que tout cela ne soit que musique ; que ce
ne soit pas mon monde, mais seulement sa partition. Je
voudrais que mon monde redevînt ce que mes sens m’en
disent ; que j’aie faim et soif, simplement, comme un
chat, comme un furet, sans interprétation ; que je voie le
jaune des blés sans qu’un peintre hollandais s’en mêle ;
que je protège mes yeux du soleil sans qu’un poète ne
susurre à mon oreille : Midi, roi des étés, épandu sur la
plaine…
Peine perdue. Ce qui s’était emparé de lui et qu’il
n’arrivait pas à comprendre ni à nommer, cette pulsion de
retour vers le boyau sombre, s’accompagnait d’un long
poème de Hugo qu’il avait appris par cœur autrefois et
qui, maintenant, ne le lâchait plus. L’œil était dans la

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tombe… Les alexandrins déferlaient, impitoyables, en
rangs serrés, comme l’armée d’argile de l’empereur Qin.
Je récite ma vie.

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14
La grange

Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva / Au


bas d’une montagne en une grande plaine. C’était Bir
Jdid, la montagne n’était qu’un morne terril, pas bien
haut, qui menait à l’unique école, absurdement plantée
dessus.
Le bourg avait grandi en quelques années : ce qui
n’était autrefois qu’un relais sur la route des Doukkala
était maintenant une petite ville, « en pleine expansion »,
comme le claironnait la presse officielle, c’est-à dire
qu’elle lançait, de façon aussi anarchique qu’insidieuse,
des tentacules de pierre et de béton dans la campagne
environnante, qui reculait petit à petit devant l’assaut des
pelleteuses et des engins de terrassement. Ce lent
combat, à l’issue certaine, se déroulait de jour : comme
beaucoup de petites villes du Maroc, celle-ci semblait
s’éteindre au crépuscule, mourir après quelques heures
de vie, comme les éphémères. On rentrait chez soi pour
s’y terrer, on fermait les volets, on se barricadait comme
si on était encore au temps de la dissidence des tribus et
qu’à traîner à la brune on risquait un mauvais coup. La
police elle-même disparaissait des rues, que n’animaient
plus que les chiens errants.
Adam chercha des yeux une auberge. Il devait bien y
en avoir une puisqu’il se trouvait sur l’artère principale, la
route nationale qui traversait Bir Jdid de part en part, et le

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long de laquelle quelques lampadaires dispensaient une
lumière chiche.
Il arpenta la route déserte, tournant la tête à droite et à
gauche, scrutant les façades. Qu’était devenu le relais de
poste des Français ? Le car qui l’emmenait, enfant,
d’Azemmour à Casablanca y faisait halte. On s’y régalait
de brochettes de viande assaisonnées de sauce
piquante. Il essaya de se souvenir de l’enseigne de
l’établissement, de son nom, de la tête des derniers
propriétaires, mais en vain ; tout au plus, une vague
couleur rosâtre lui revint en mémoire, celle des murs. En
ce temps-là, il allait parfois s’asseoir dans la salle,
intimidé, osant à peine commander un verre de thé, en
attendant que le car repartît.
Frapper à une porte, au hasard ? On ne lui aurait pas
ouvert. Il était épuisé. « Couchons-nous sur la terre, et
dormons. » La terre, il lui sembla qu’elle était boueuse
(cette boue est-elle faite de mes larmes ? Je perds la
tête…). Il fit quelques pas et s’assit sur le seuil d’un café
clos pour la nuit, posa la tête sur ses bras croisés sur ses
genoux et sombra dans un sommeil agité.
Il ne put dormir longtemps. Un homme, qui l’avait
observé depuis une des fenêtres du café, à l’étage, en
descendit, ouvrit la porte, regarda longuement à droite et
à gauche, puis vint se pencher sur lui et le secoua. Ayant
levé la tête, / Il vit un œil, tout grand ouvert dans les
ténèbres, / Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
— Que fais-tu ici ? demanda l’homme. Tu n’as pas où
dormir ?
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
L’homme continuait, toujours penché sur lui :
— Je te conseille de ne pas rester ici. Des chiens

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sauvages rôdent dans les parages. S’ils s’enhardissent,
ils pourraient bien s’attaquer à toi. Tu ne veux quand
même pas finir déchiqueté par des chiens ? Et si les
gendarmes te découvrent ici, ils t’emmèneront…
Adam se leva d’un bond. Il se remit à fuir sinistre dans
l’espace.
— Mais où vas-tu ?
L’homme, dont Adam voyait seulement maintenant à
quel point il était grand et gros, le retint par la manche.
— Viens, tu pourras dormir dans notre grange.
Le géant monta chercher une torche électrique et une
couverture grise, puis conduisit Adam derrière le café. Il y
avait là un petit hangar en bois contenant quelques
instruments agricoles, des sacs et de la paille. Il éclaira
successivement tous les coins de la remise, comme pour
montrer au visiteur les dimensions de son refuge, lui
tendit la couverture puis éteignit sa torche et s’en alla.
Adam s’étendit dans un coin, sur le dos, les bras
croisés derrière la tête.
Qu’est-ce que je fais ici ?

Quelques instants plus tard, la porte du hangar s’ouvrit.


Le géant resta dehors, se contentant d’éclairer la scène :
une petite fille apportait un bol de soupe et du pain. Elle
avait la peau brune et les cheveux noués en natte, sous
un minuscule foulard. (Pourquoi ne dormait-elle pas ?
L’avait-on réveillée ? (Pour moi ?)) Elle posa avec
précaution le bol par terre. Il voulut lui caresser les
cheveux, en guise de remerciement, mais elle fit un bond
et s’enfuit. La torche disparut et avec elle la lumière.
Il mangea dans l’obscurité, lapant la soupe en s’aidant

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du pain. Il ne pensait à rien, ou plutôt c’étaient des mots
sans signification qui lui traversaient l’esprit. Le cercle
d’acier qui opprimait sa poitrine à Casablanca, au réveil,
avait disparu.
Au loin, on entendait des chiens aboyer. Il se recoucha
et s’endormit.

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15
La vraie vie est à Azemmour

Quand il se réveilla, il faisait grand jour.


Étonné, il constata qu’il avait le visage baigné de
larmes. Il l’essuya avec un pan de sa chemise puis sortit
du hangar et entra dans le café. Le géant était assis
derrière le comptoir, l’air taciturne. Adam voulut le
remercier pour son hospitalité. Il le fit maladroitement,
l’autre se contenta de hocher la tête.
Il alla s’asseoir à une table. Le géant lui apporta du
café, du lait chaud, un pain d’orge et un peu de beurre
dans une coupelle. Adam se força à manger, bien qu’il
n’eût pas grand appétit : il sentait de nouveau le cercle
d’acier enserrer sa poitrine et pressentait que son délire
allait revenir.
Il finit son petit déjeuner, sortit quelques pièces de sa
poche – par bonheur, il avait encore un peu d’argent sur
lui – et se leva.
— Merci encore, lança-t-il d’une voix qui tremblait.
— Bonne route, répliqua l’autre, impassible.
Adam sortit sur le seuil.
Il chercha la petite fille des yeux, en vain. Elle était
peut-être à l’école ? Le morne est bien haut… Bon, ça
recommence. Suis-je fou ? Les mots arrivent en bande,
comme en un soir de libations des grappes de jeunes
hommes avinés, et qui se tiennent par les épaules,
chantent à tue-tête (« Père Dupanloup… »), occupent le

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trottoir, tanguent et chancellent, bousculent le bourgeois,
chassent la gueuse (et d’une façon générale, emm… le
monde (« Je t’les foutrais au régiment ! » (« au Bat’ d’Af’ !
»)))…
À Bir Jdid ? Père Dupanloup ?
Il reprit sa marche en direction du sud, le long de la
route nationale. Au bout d’un quart d’heure, il se retrouva
en pleine campagne. Il allait, muet, pâle et frémissant aux
bruits, / Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, /
Sans repos, sans sommeil…
Toujours ce flot de mots qui habillait les choses… Ces
mots qui lui donnaient des nouvelles de lui-même. Je
suis mon monde. De temps à autre, il constatait de
nouveau qu’il pleurait. Mais pourquoi, pourquoi ? Ce deuil
est sans raison. (Quel deuil ? Quelle part de moi est
morte, dans cet avion de la Lufthansa ?)
Il secouait la tête, s’arrêtait un instant, plaquait ses
mains sur ses tempes, puis se remettait en route. Parfois
de grands taxis blancs, vastes oiseaux des mers,
ralentissaient après l’avoir dépassé ; il voyait une main
sortir de la voiture, dessiner dans le ciel des points
d’interrogation, le klaxon retentissait mais Adam ne
réagissait pas, exilé sur le sol au milieu des huées, et le
taxi finissait par reprendre de l’allure et disparaître au
loin.
Marche ou crève. Nous autres, camarades, retiens ça,
que ça nous plaise ou que ça ne nous plaise pas, faut
qu’on y aille… Marche ou crève ! Ça résonne dans sa
tête, ça l’empêche de penser, de sentir que ses pieds
sont en sang…
Après avoir marché toute la journée, il atteignit la grève

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/ Des mers dans le pays qui fut depuis Assur. C’était
Azemmour, sa ville natale, l’Azemorum des Romains.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr. » Il marcha
lentement sur le vieux pont, s’efforçant de ne pas
regarder le fleuve qui coulait en contrebas, puis, longeant
les remparts de la vieille forteresse, il se dirigea vers la
rue du Mouflon.
Des gens s’arrêtaient sur son passage pour le
dévisager mais il ne les voyait pas. Guidé par son
instinct, il tourna sur la gauche, en face de la grande
porte du mellah, parcourut une centaine de mètres puis
tourna de nouveau à gauche. Il entra dans la ruelle et alla
frapper à la porte de l’antique maison. Le heurtoir
résonna violemment dans le silence du soir.
Rien depuis la rue ne laissait soupçonner l’habitation.
Pas de fenêtres, un long mur gris, une porte – puis un
vestibule étroit et, alors, c’est le débouché sur la vraie
maison, la cour intérieure, la lumière, l’eau, la vie. La
vie… Il était né et avait grandi dans cette maison, où ne
résidait plus qu’une vieille tante infirme que tout le monde
appelait Nanna.
Une grande émotion s’empara de lui. Je suis revenu.
Je rentre dans le boyau. La vraie vie est ici.
Lorsque j’étais petit garçon, j’habitais une maison
ancienne, et la légende racontait qu’un trésor y était
enfoui.
Il prit le maillet du heurtoir dans la paume de sa main,
l’enserra un instant pour mieux sentir à quel point il était
lisse, poli par des générations de Sijilmassi, et d’abord
par son père et son grand-père, puis il en assena de
nouveau plusieurs coups sur la porte.
Il y eut quelques instants de silence. Une petite fille

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entrebâilla la porte et la referma aussitôt après avoir
regardé Adam d’un œil rond.
Adam entendit la petite crier :
— Nanna ! C’est le Diable !
Une voix furieuse répliqua :
— Si je t’attrape… Arrête de dire des bêtises ! Ouvre la
porte et dis-moi qui c’est !
Si on ne m’ouvre pas, je vais m’effondrer sur ce seuil.
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes /
L’œil à la même place au fond de l’horizon. La petite fille
avait de nouveau entrebâillé la porte. Elle regarda Adam
d’un air effaré, puis posa d’une voix pointue une question
précise :
— Si tu n’es pas le Diable, qui es-tu ?
Alors il tressaillit, en proie au noir frisson. Le monde le
sommait enfin de s’expliquer, par la voix de cette enfant.
Qui suis-je ? Était-ce la seule alternative : être ou ne pas
être le Diable ? Qu’avait-il fait depuis deux jours ? Errer…
Que signifiait cette déambulation hallucinée, constellée
de mots ? Était-il possédé ? L’Adversaire était-il ce jour-là
dans l’avion, au-dessus de la mer d’Andaman ? Il sentit
son cœur gonfler. Une larme coula sur sa joue.
« Cachez-moi ! » cria-t-il.
La petite fille claqua de nouveau la porte.
— Nanna ! C’est un fou, il ne dit rien, il me regarde ! Il
a les yeux rouges ! Je ne veux pas lui ouvrir ! Nanna, tu
n’as qu’à lui ouvrir, toi, si tu n’as pas peur du shaytan !
Après quelques instants, il entendit un pas lourd
s’approcher de l’autre côté de la porte. L’œil de l’aïeule
apparut, rond et noir, avec des nuances d’appréhension.
— Dieu nous préserve ! Qui es-tu ? Que veux-tu ?
Adam réussit à déglutir, et murmura :

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— Tu ne me reconnais pas, Nanna ?
La vieille femme passa la tête par la fente étroite de la
porte. Elle l’examina, l’œil plissé, la bouche ouverte. Puis
elle s’exclama :
— Mon Dieu ! Mais tu es Adam, le fils de Si
Abdeljebbar ! Entre, entre, mon fils !
Il entra dans la maison d’un pas hésitant. Il reconnut
sans peine le patio familier, le bigaradier, la margelle du
puits… Il avait joué là dans son enfance, quand rien
n’avait d’importance, quand le temps prenait son temps,
quand une journée durait l’éternité… Les courses, les
chansons, les baisers, les bouquets… Nanna parlait mais
lui n’entendait rien. Il chuchota :
— Nanna, je suis épuisé, il me faut dormir.
Elle se tut et lui indiqua une chambre, sur la gauche. Il
y entra et s’abattit sur le lit. Quelques instants plus tard, il
sentit qu’une main tremblotante étendait une couverture
sur lui. La porte de la chambre se referma et l’obscurité
revint.
Il s’endormit très vite.

Le lendemain, il se réveilla au chant du coq. Il crut


d’abord qu’il rêvait encore. Mais non : un coq, un vrai,
coqueriquait dans le patio.
Où était-il ? Ah oui : Azemmour. Nanna. Et la petite fille
qui le prenait pour le Diable. Tout de même, on ne pouvait
pas lui donner entièrement tort. Il avait bien l’air de venir
de chez les damnés, avec ses habits poussiéreux, son
visage sale et ses yeux fiévreux. Il se souvint avec
étonnement qu’il avait marché de Casablanca à

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Azemmour. « C’est quand même fou… » (Ce que j’ai fait,
aucune bête ne l’aurait fait…) Quel jour était-on ? Il fit un
rapide calcul que confirma sa montre : samedi 1er avril.
Il sortit de la pièce et alla s’asseoir sur la margelle du
puits, à l’ombre du bigaradier.
Nanna sortit de sa chambre et vint lui offrir un bol de
bissara. Il détestait cette purée de fèves mêlée d’huile
d’olive, et encore plus quand on devait la prendre à jeun,
mais il l’avala en quelques cuillerées pour ne pas
désobliger la vieille femme. Elle s’était assise à côté de
lui et s’efforçait de le faire parler. Que faisait-il dans les
parages ? Et pourquoi était-il seul ? Et lui restait lugubre
et hagard. C’est à peine s’il émettait quelques
grognements en guise de « oui » ou de « non ». Elle
renonça à lui tirer les vers du nez, se leva et conclut :
— Reste ici tant que tu voudras. Tu y es chez toi.
La petite fille, assise dans un coin du patio sur un petit
seau retourné, le regardait comme s’il était un
extraterrestre. Elle portait un minuscule foulard sur les
cheveux, comme la paysanne de Bir Jdid. Elle avait les
yeux clairs, comme le chat d’Adam.
Il pensa alors à la petite bête (où était-elle ?) et en
conçut de nouveau un violent chagrin.

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16
Le mystère de la chambre bleue

Adam prit Nanna au mot. Il s’installa dans une des


chambres du riad ancestral.
Quatre chambres s’ouvraient sur le patio. L’une d’elles,
la première qu’on voyait en entrant, à droite, était
condamnée depuis longtemps : son plafond s’était
effondré, dans un passé lointain, et personne n’avait
enlevé les gravats. (Pourquoi ? C’était curieux, il s’était
posé la question, dans son enfance, mais n’avait jamais
pensé à la poser aux adultes, comme s’il pressentait qu’il
y avait là un grave secret.) La porte était toujours
entr’ouverte, de sorte qu’on pouvait apercevoir les ruines
en minces tranches verticales, si on gardait l’œil sur
l’ouverture en traversant le patio. (Cela aussi était étrange
: pourquoi exhiber un tel spectacle ?) On en gardait une
impression oppressante, inquiétante : une catastrophe
lointaine s’était produite ici… mais laquelle ?
Quand il était enfant, il avait lu le récit de l’impact d’une
météorite (La boule de feu traversa le ciel, la déflagration
détruisit tout ce qui se trouvait sur son passage, l’onde de
choc coucha les arbres de la taïga à des kilomètres à la
ronde…) et il en avait déduit qu’un événement du même
genre avait eu lieu ici même, dans la maison de ses
ancêtres. Oui, une déflagration (le mot l’épouvantait
autrefois) s’était produite ici même… Peut-être était-ce
pour cette raison qu’il voyait parfois, de façon très

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naturelle (puisque tout était possible), les pires
cataclysmes se produire soudain, quand, pour les autres,
rien ne s’était passé.
Une autre chambre, à gauche de l’entrée, était fermée
à double tour. Sa porte, d’autant plus modeste qu’elle
était un peu de guingois, était peinte en bleu (on disait
donc, par métonymie, la « chambre bleue »). Une petite
étoile à cinq branches avait été tracée à la chaux sur le
linteau. À quoi pouvait bien correspondre ce signe
cabalistique ? Enfant, il ne s’en était pas inquiété, une
étoile tracée à la chaux n’était jamais un signe, elle était
là, tout simplement ; mais après ces années passées
chez les Français, il lui fallait tout déchiffrer, tout
comprendre, il y avait ce désir éperdu de clarté dont
l’appel résonne au plus profond de l’homme. Peut-être
devait-il changer cela en lui ? Peut-être fallait-il revenir à
l’époque où les significations n’importaient pas, où l’on
pouvait vivre au milieu d’une forêt enchantée sans jamais
sortir la règle ni le compas ?
Nanna vivait avec la petite fille dans la grande pièce
qui faisait face à l’entrée, au fond du patio, et qui
semblait être protégée par le bigaradier ; placé dans l’axe
de la porte, il en dérobait la vue quand on entrait dans la
cour, de sorte qu’on pouvait croire qu’il n’y avait là qu’un
long mur blanc. Elles y avaient chacune leur lit, Nanna
dans une sorte d’alcôve sombre, à droite, et l’enfant à
gauche, tout contre la paroi qui séparait la chambre de
celle où Adam allait vivre désormais.
C’était, sur la gauche, la quatrième pièce, celle que
Nanna lui avait indiquée le jour de son arrivée, et où il
était entré, épuisé, pour s’affaler sur le lit. Ce lit
sommaire, une petite table basse et une simple chaise

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constituaient le mobilier de cette chambre qui semblait
être destinée à d’éventuels hôtes de passage, et qui était
devenue la sienne.

Pendant deux semaines, il y passa le plus clair de ses


journées, étendu sur son lit. L’angoisse qui l’avait
accompagné tout au long de son périple, de Casablanca
à Azemmour, avait laissé place à un bouillonnement de
pensées qui l’assaillait dès qu’il se réveillait.
Trois fois par jour, on le nourrissait. La petite fille (ou
Nanna, certains jours) entrait dans la chambre et
déposait un plateau par terre. C’était souvent un bol de
soupe, du pain, quelques dattes. Le vendredi, on lui
apportait du couscous. C’étaient les voisins qui l’offraient
(profusion de semoule d’orge, de légumes, de parfums
divers, chacun avait sa manière…), car Nanna était trop
vieille pour cuisiner elle-même un couscous.
Nanna n’habitait là que par charité, en quelque sorte.
Cette maison appartenait aux héritiers de Si Abdeljebbar
et de ses frères. Comme elle était la veuve, sans enfants,
de l’un des frères, on lui avait permis d’occuper ce qui
était finalement un joli riad, sans payer de loyer. L’homme
étendu, mutique, n’était pas seulement son neveu, il était
aussi son créancier. C’était sans doute pour cela qu’elle
le nourrissait sans dire mot.
Qui était la petite fille ? Il ne se posa pas la question,
au cours de la première semaine, obsédé qu’il était par
l’effervescence de phrases et d’images qui se
bousculaient dans sa tête, ou par la question « que faire
maintenant ? » qui le tourmentait lorsque l’agitation avait
cédé la place à une torpeur mêlée de somnolence.

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Il se levait deux ou trois fois par jour pour aller se laver
le visage ou les mains. Il avait oublié où étaient les
toilettes dans cette maison qu’il n’avait pas revue depuis
son enfance. Quand il dut le demander à Nanna, la
première fois, cela donna une saynète incongrue. Nanna
ne parlait pas un mot de français, lui ne savait pas
comment on disait « W C » en arabe dialectal.
— Nanna, où sont les… ?
— Quoi, mon fils ?
Le visage édenté, ahuri, était tourné vers lui dans
l’attente de plus de précision. Fallait-il mimer la chose ?
Mimer quoi ? Montrer ? (Montrer quoi ?)
— Les…
— Les quoi, mon fils ?
Il se souvint que le mot mirhad était écrit sur les
toilettes publiques. Mais c’était de l’arabe littéraire. Allait-
elle le comprendre ?
— Le mirhad, Nanna. Où est le mirhad ?
Peine perdue. Elle continuait de le regarder avec
stupéfaction. Il parlait, cet étrange neveu – mais que
disait-il ?
De guerre lasse, il se prit le ventre à deux mains et
simula l’affre d’une colique carabinée. Il sautilla sur place
pour donner du poids à la démonstration. Le visage de
l’aïeule s’éclaira :
— Le canifou ? C’est par là.
Il alla au canifou. D’où venait ce mot ? Ah oui : c’était
une déformation de « caniveau ». Sans doute les colons
ou les militaires l’utilisaient-ils en parlant aux « indigènes
», à l’époque des Français (« Je vais au caniveau,
Mohamed, je reviens dans cinq minutes, fais attendre les
mousmées au dispensaire. ») Les Français étaient partis,

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abandonnant le caniveau qui avait, petit à petit, oublié
ses origines, qui s’était en quelque sorte arabisé,
berbérisé… Les mots, les pauvres mots, ont de grandes
douleurs.

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17
L’État, c’est lui

Au bout de deux semaines, vers la mi-avril, le bruit


commence à se répandre dans la ville : il y a un mystère
dans l’antique riad des Sijilmassi.
C’est probablement la gamine qui parle à tort et à
travers dans la ruelle, peut-être croit-elle toujours que
c’est le shaytan qui loge chez eux ; ou peut-être est-ce
Nanna qui a bafouillé quelques mots au souk, quelques
phrases que des niais se sont chargés de traduire vers le
sens le plus abscons ? Bref : la rumeur s’affole.
Personne ne sait rien (qu’y a-t-il à savoir ?) mais tout le
monde est sûr qu’il se passe des choses pas
catholiques, si l’on peut dire, au numéro 5 du derb « du
mouflon ».

Le lundi 17 avril, à l’aube, un inspecteur de police


frappa à la porte – tac, tac, tac – quelques coups secs,
impérieux, qui trouèrent la somnolence du riad – holà !
c’est la force publique, manants, on se réveille !
La petite fille, encore ensommeillée, alla voir de quoi il
retournait. Ayant entrouvert, elle cria d’effroi (le policier
ressemblait à feu Driss Basri, l’ancien ministre de
l’Intérieur (tout le monde avait sa trogne vulgaire gravée
dans les rétines, il n’était pas beau, à la fin : le teint
jaunâtre, les yeux chassieux, le visage ponctué de
couperose…)) ; puis elle essaya de refermer la porte,

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mais Basri avait déjà inséré son pied dans l’ouverture.
Elle eut beau pousser la porte, elle ne pouvait rien contre
la chaussure cloutée taille 46.
Renonçant à faire digue de son corps frêle, elle
traversa de nouveau le patio, mais en sens inverse, vers
la chambre de sa maîtresse, courant, gesticulant,
piaillant :
— Nanna ! Nanna ! C’est un homme ! Très laid ! Très,
très laid !
Quand Nanna se fut enfin réveillée, elle s’enveloppa
dans un haïk et sortit de sa chambre, l’air hébété. Basri
était déjà dans le patio. Elle le vit de dos, qui examinait le
bigaradier avec attention comme s’il se fût agi d’un
suspect. Il se retourna d’un coup et son regard transperça
l’aïeule.
— Salam aleykoum, balbutia-t-elle. Que…
Elle ne put continuer et dut s’asseoir sur une des
chaises dépareillées qui s’alignaient le long du mur.
Le très laid Basri fut parfaitement courtois. Il savait que
la famille Sijilmassi comptait, dans les parages. Après
les salutations, il demanda à Nanna qui elle hébergeait
ces jours-ci. La pauvre femme, inquiète, répondit qu’il
s’agissait de l’un de ses neveux.
Elle ne put en dire plus : la chaise s’effondra sous son
poids. La petite fille, qui s’était cachée derrière l’arbre,
éclata de rire puis se mit à pleurer à tout hasard,
psalmodiant : « Nanna, Nanna, elle est morte, elle est
morte… » Le policier aida la vieille dame à se relever et à
s’asseoir sur une autre chaise, tout aussi branlante que
la première.
— Votre neveu, disiez-vous ?
— Il est venu de Casablanca passer quelques jours à

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Azemmour.
— Quel neveu ? demande l’inspecteur, qui connaît
vaguement toute la famille (c’est son métier : tout savoir
(il a des fiches)).
— Adam l’ingénieur, répond Nanna sur sa chaise
instable.
— L’ingénieur !? s’exclame Basri dubitatif.
On le voit réfléchir : un ingénieur, ça ne passe pas ses
vacances dans une ruelle obscure, à Azemmour (du
maquillage sur de la morve, Azemmour (il n’est pas d’ici,
il méprise par principe cet endroit où il se morfond)) ; un
ingénieur, ça va à Marrakech, à Agadir, à la limite : à
Tanger ; Fès ; ou même : El-Jadida, au Pullman, où il y a
un superbe parcours de golf ; mais une venelle sombre, à
Azemmour, avec une ancêtre qui s’écroule sans prévenir
et une chipie (attends que je t’attrape !) : non. Non.
L’inspecteur exige de parler à l’ingénieur.
Nanna manque s’évanouir. Un faux mouvement, elle se
déporte un peu, poum ! la chaise numéro deux s’effondre
à son tour. Basri la ramasse d’un geste désinvolte (il a
l’habitude maintenant), l’intronise sur-le-champ sur la
chaise numéro trois, et réitère son exigence : je veux le
voir, et surtout l’entendre, cet ingénieur étrange qui passe
ses vacances au fond d’une ruelle-maquillage-morve.
Nanna se griffe les joues, ou du moins elle fait le geste
– signe d’affliction suprême. Il a fait quelque chose, son
neveu ? Y a du drame dans l’air ? Pire : du déshonneur ?
Il a volé ? Violé ?
La petite fille, elle, jubile de frayeur, dissimulée derrière
le bigaradier…
« Jubile de frayeur » ? C’est exactement ce que lit
Adam dans les trépignements de la petite, derrière

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l’arbre. Entendant du bruit dans le patio, il s’est levé en
silence et il observe maintenant la scène par
l’entrebâillement de la porte de sa chambre. Comment
fait cette enfant pour exhiber à la fois les signes de
l’épouvante et ceux du ravissement ?
Nanna désigne d’un doigt tremblotant la porte de la
chambre qui abrite le coupable, de l’autre côté du patio.
Adam voit l’index de sa tante le désigner à la force
publique.
Nous y sommes.

Sans prendre la peine de taper à la porte, le shérif


entre dans l’antre de Tex Willer, qui est de nouveau
étendu sur son lit.
Les deux hommes se considèrent un instant, puis
l’inspecteur salue (c’est le règlement : deux doigts
plaqués sur le bord du képi imaginaire (puisqu’il est en
civil)) et commence à poser quelques questions,
anodines en apparence. En fait, elles sont peut-être
vraiment anodines, pas seulement en apparence. (On
soupçonne toujours les policiers de machiavélisme, alors
qu’ils sont parfois niais, tout simplement. N’attribuons
pas à la méchanceté ce qui s’explique aisément par la
stupidité.)
Peut-être l’inspecteur ne sait-il que faire dans ce cas
d’espèce ? Après tout, il vient d’entrer sans raison dans
un lieu privé, ce qui doit violer quelques articles de la
Constitution ; et, en dépit de l’ouï-dire et de la calomnie,
qu’y a-t-il à reprocher à Adam ? Rien. C’est d’ailleurs ce
qu’Adam, les yeux au plafond, dit tranquillement à
l’inspecteur.

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Il lui fait civilement remarquer qu’il ne met pas en
danger la stabilité du royaume en résidant chez sa tante,
dans une maison qui appartient à sa famille. Il offre de
montrer le titre de propriété. (Là, il s’avance un peu – qui
sait où se cache ce satané document ?)
Basri, après quelques instants, en convient : Adam a le
droit de croupir dans son coin. Se forçant un peu, il lui
présente même ses excuses. (Les Sijilmassi, y a pas un
général dans leur famille ? Prudence…) Il lui explique
qu’il travaille pour les renseignements généraux ; qu’il n’y
a aucun problème ; qu’aucun crime ni délit n’a été
commis ; mais qu’il veut quand même tirer une chose au
clair : la rumeur prétend qu’Adam tient des discours
religieux. Est-ce vrai ?
C’est un sujet délicat, ajoute-t-il, on a assez de
problèmes avec les islamistes dans les mosquées, avec
ces gueux de la secte du cheikh Bassine qui défilent
dans la rue, roides, mutiques, menaçants ; on n’a pas
besoin d’un ingénieur prêchant on ne sait quoi dans un
riad de la rue du Mouflon.
Adam est interloqué. Cela fait des jours, sinon des
semaines, qu’il n’a quasiment pas dit mot. (Certes, des
bandes de phonèmes dévastent son cerveau comme des
troupeaux d’oryctéropes traversant le Kalahari ; mais,
pour autant, il ne prononce aucun de ses mots…) Il
commence par nier, puis se ravise. Il se souvient d’une
des rares fois où il a répondu à une question de Nanna.
Elle lui avait demandé s’il faisait sa prière, dans sa
chambre, aux heures vociférées par le muezzin. Adam
avait répondu :
— D’une certaine façon, oui, je fais la prière.
— Mais, mon fils, je ne te vois jamais te prosterner.

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— La prosternation, c’est une coutume idolâtre, avait
répondu Adam. Moi, je fais la prière dans mon cœur.
Sans bouger.
Nanna était restée bouche bée. Comment ça, une
coutume idolâtre ? Nous serions des kouffar, des
hérétiques, nous qui nous agenouillons cinq fois par jour
? Que dis-tu là, mon fils ? Est-ce la peine d’avoir tant
étudié, d’avoir usé tes yeux sur ces livres que ton père
t’achetait sans barguigner, d’avoir traversé les océans
pour aller au-dehors chercher la science chez les
chrétiens ? Tout cela pour traiter ta vieille Nanna
d’idolâtre ?
Le chagrin l’avait rendue loquace. Adam avait levé la
main :
— Chacun fait les choses selon sa nature. Tu te
prosternes, je ferme les yeux. Tu gesticules, je ne bouge
pas. S’il y a quelque part un Dieu, cela doit lui être égal. Il
n’y a que l’intention qui compte.
Il résuma la discussion à l’inspecteur, de mauvaise
grâce (au fond, je n’ai pas à me justifier (et un type qui
ressemble autant à feu Driss Basri peut-il me
comprendre ?)).
— Nous y voilà ! s’exclama l’inspecteur. Je me moque
de ce que vous dites ici, dans votre riad. Mais votre tante,
votre « Nanna », elle ne peut s’empêcher de bavarder –
vous savez comme sont les femmes. (Petit rire gras.) Sur
le pas de la porte, elle répète ce que vous lui dites,
même si elle n’y comprend rien. Les commères de la
ruelle rapportent vos propos, en les déformant. Tant et si
bien qu’on nous dit qu’un imam inconnu prêche des
choses étranges rue du Mouflon.
— Que voulez-vous que j’y fasse ?

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Basri se rembrunit. Depuis que ce pays s’était
démocratisé, peu ou prou, vers la fin du millénaire, on ne
respectait plus la police. Il fut un temps où demander
avec insolence « que voulez-vous que j’y fasse ? » à un
représentant de la Loi conduisait directement à la geôle
la plus proche, à la roue, au pal…
— Eh bien, vous pourriez commencer par ne plus
raconter n’importe quoi à votre Nanna.
— Comment ça, « n’importe quoi » ? Vous avez un
point de vue sur la question ?
— J’ai un point de vue sur toutes les questions.
Basri commençait à s’énerver.
— Et mon point de vue, le voici : les questions, on se
les pose dans sa tête, à la limite entre amis dans un lieu
clos, un endroit privé, mais pas sur la place publique.
— Pourquoi ?
— Parce que, mon cher monsieur, sur la place
publique, il n’y a pas de question. Il y a des édifices, des
rues, des arbres, des poteaux électriques, des panneaux
de signalisation ; il n’y a pas de question, on n’y trouve
aucune raison de douter. Vous avez déjà vu un panneau
de signalisation indiquer une probabilité ? « Allez tout
droit, il se pourrait que vous finissiez par arriver à
Marrakech » ? Hein, vous avez déjà vu un tel panneau ?
Non, n’est-ce pas ? (Basri triomphait.) Pourquoi ? Parce
que dans l’espace public, il n’y a que des certitudes. La
totalité des certitudes, c’est la connaissance du monde.
Et qui donne cette connaissance ? L’État ! Le Makhzen !
(Que je représente.) Le monde est ce qu’il est. Donc
l’État, c’est le monde. Pourquoi ? Parce que l’État rend le
monde clair. Ce qui se dit, dans les têtes, est trouble,
confus : heureusement, l’État est là, pour y mettre bon

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ordre. Posez-vous des questions, monsieur l’ingénieur, si
vous ne pouvez pas vous en empêcher ; mais posez-les
dans votre tête. Si elles en sortent, c’est la fitna, la
discorde ; vous n’êtes pas venu de Casablanca pour
foutre la fitna à Azemmour ?
Adam ne disait rien. Les yeux écarquillés, il admirait ce
cas extraordinaire où la logique la plus rigoureuse se
mêlait à une apologie délirante de l’État, le tout
saupoudré d’un peu d’islam. Comment cela était-il
possible ? Une seule explication : à l’École de police, le
Basri avait mélangé ses notes de cours – logique, droit
constitutionnel, pensée islamique. Peut-être les
polycopiés étaient-ils tombés du haut d’un escalier et en
avait-il ramassé les feuilles au hasard ? Il avait tout appris
par cœur, dans le désordre, avait passé l’examen de
sortie tant bien que mal et cet amalgame insolite lui
servait maintenant de profession de foi.
Basri porta deux doigts à son képi imaginaire,
grommela un « bonne journée ! » étique et tourna les
talons. Adam le retint un instant :
— Vous êtes venu ici m’interroger, dans un domicile
privé… Avez-vous un mandat… je ne sais pas
exactement comment on appelle cela ? Un mandat de
perquisition ?
Basri se retourna à moitié, abaissa le regard sur Adam
et émit une sorte de ricanement plein de mépris.
— Un mandat de perquisition ? On n’est pas en
Suède, ici. Et d’ailleurs, je n’ai rien « perquisitionné ». Je
me suis contenté d’avoir une discussion avec vous.
— Mais n’y a-t-il pas eu violation de domicile ?
— Pas du tout. Votre tante m’a aimablement fait entrer
chez elle. Entre parenthèses, sachez que lorsqu’un

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citoyen introduit lui-même un policier chez lui, il ne peut
plus s’opposer à une perquisition. J’aurais pu légalement
fouiller partout. Mais je sais que vous ne dissimulez rien
ici.
— La Constitution…
— Je la connais mieux que vous. Je la connais comme
si je l’avais faite. Vous cherchez la petite bête mais vous
ne la trouverez pas.
Il s’en fut. On entendit la petite fille pépier quelque
chose de derrière l’arganier, la porte de l’entrée claqua et
le silence revint.
Adam s’allongea sur le dos et ferma les yeux.
Un jour, à trente mille pieds d’altitude, dans un avion
de la Lufthansa, on décide de ralentir ; on perd son
emploi, son appartement, sa femme ; d’accord (c’est
peut-être dans l’ordre des choses) ; mais quelques
semaines plus tard, l’État lui-même se sent menacé ?
L’État ? Le Makhzen ? C’était curieux.
Il n’était pas au bout de ses surprises.

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18
Oublier Voltaire

Pendant un mois, Adam ne sortit qu’à de rares


occasions de sa chambre.
Le silence y était absolu. Les jours s’écoulaient, sans
incident notable, à peine effleurés par les entrées furtives
de Nanna ou de la petite fille, qui lui apportaient ses
repas. Seule l’intrusion de Basri avait dérangé, pour
quelques heures, l’ordonnancement de cette retraite à
première vue paisible mais qui ne l’était pas. En effet, si
le plus souvent il restait au lit, étendu sur le dos, parfois
couvert d’un drap léger, il ne pouvait, pour autant, ni
réfléchir ni méditer ; il se contentait, bien obligé, de
regarder défiler l’ahurissant flot de mots, de phrases,
d’idées qui traversait, impétueux, son cerveau, comme on
contemple de loin, fasciné, le cœur battant, un fleuve en
crue qui s’élance entre d’antiques parapets, luisants,
moussus, à moitié submergés.
Certaines phrases revenaient en boucles, en
tourbillons, sans qu’il pût comprendre pourquoi celles-là,
en particulier, l’obsédaient.
Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les
familles malheureuses le sont chacune à sa façon. Et
alors, pendant quelques instants, il voyait le visage de
son père disparu, de sa mère, de ses frères et sœurs.
Sommes-nous (étions-nous) une famille heureuse ?
Malheureuse ?

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Pas le temps de délibérer, la vague suivante arrivait,
imprévue, péremptoire : Bien des années plus tard, face
au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia
devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel
son père l’emmena faire connaissance avec la glace.
Mon père m’a-t-il jamais emmené faire connaissance
avec la glace ? Dans l’Atlas ? Non, trop occupé à gagner
sa vie pour nourrir ses enfants…
Pas le temps de creuser, déferlait alors l’oppressant
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne
sais pas, comme les quatre coups de la Cinquième…
comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du
malheur… Il ne connaissait que trop ce collier de
phrases, qui l’enserrait aux moments les plus imprévus.
La crue se calme, pour quelques secondes, c’est
maintenant une voix de femme qui susurre : J’ai possédé
une ferme en Afrique au pied du Ngong. Le mot « Ngong
» résonnait… Quelque part en Afrique… Je hais les
voyages et les explorateurs… Ah, c’est maintenant le
Matto Grosso, l’Amazonie…
Et alors, l’étrange crue reprenait, et c’était le glaçant :
Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa
s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine.
À propos, lui, Adam, n’était-il pas couché sur le dos ?
(Suis-je devenu un gros cafard ? Il tendait avec
inquiétude le bras devant lui et regardait sa main, ce qui
amenait inévitablement la phrase suivante : L’œil était
dans la tombe et regardait Caïn.) La tombe ? Un
tombereau de mots… Il laissait retomber sa main.
Que se passe-t-il ? Est-ce que je deviens fou ? Les
curieux événements qui font le sujet de cette chronique…

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Qu’avait dit le docteur Bennani ? « Décompensation » ?
Ou « bouffée délirante » ?
Mais je sais bien ce qui se passe.
Ça dégorge…
Toutes ces phrases sont des incipit. Incipit : « il
commence ». Qu’est-ce qui commence ? Eh bien, l’autre
monde. Incipit… Une incision dans le tissu des journées
interminables de mon enfance, tressées d’ennui, bercées
de quelques tintements, de bruits divers, étouffés, qui
s’insinuent à travers les murs, de l’invocation du muezzin,
du martèlement du dinandier qui travaille sa feuille de
cuivre, courbé dessus, éternellement…
Une incision, et ce sont toutes les merveilles du
monde qui me sont offertes…
L’autre monde, l’Occidental, celui où l’on s’appelle
Anna, Aureliano, Meursault, Karen, Franz, Emma, où l’on
vit des aventures, où la vie vaut la peine d’être vécue,
même quand le terme en est la mort, les poignées
d’arsenic, les roues du train dans la petite gare de
Lassenki, la guillotine et qu’il y ait beaucoup de
spectateurs le jour de mon exécution et qu’ils
m’accueillent avec des cris de haine…
Ce n’est pas la première fois. Ce qui est nouveau, c’est
qu’ils arrivent en torrent, mais ils m’ont toujours
accompagné, ces coups de canif – mon monde est fait
d’incipits. Mais pourquoi cette révolte, pourquoi fondent-
ils sur moi, pourquoi se font-ils déluge ?
(Adam esquissa un rictus. J’ai découvert une nouvelle
pathologie : l’incipitite. Ou incipitopathie ? Il faudra
l’inscrire au DSM. Suis-je le seul à en être atteint ? « Je
souffre d’incipitopathie. » ; « La phobie des claquettes ? »
; « Ça fait mal ? »)

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*

Il arrivait aussi que le fleuve se calmât pendant


quelques heures, les gouffres cataractants laissant place
aux bonaces, et alors il pouvait enfin faire le point,
calmement. Je suis maintenant là où je voulais être. La
vraie vie est ici. Mais encore ?
Eh bien, ce serait une vie simple… la vie est là /
Simple et tranquille… Chaque matin ressemblerait au
précédent, à celui qui viendrait, à tous les matins du
monde. On se nourrit peu, mais sainement, de légumes
cueillis au potager, de fruits pris sur l’arbre, de lait, de
dattes. On ne craint pas de rester immobile, des heures
durant. On consume ses heures en d’austères études,
comme le hadj Maati…

À propos, il faut que je me procure quelques livres,


cela fait une éternité que je n’ai pas lu une ligne. (« Mais
elles sont des milliers à danser dans ta tête ! » «
Justement : il faut combattre le feu par le feu. En lisant,
en écrivant, j’échapperai à cette tempête sous un crâne.
»)
Nanna, questionnée, ne comprit rien d’abord ; puis le
mot k’toub répété plusieurs fois, ayant enfin percolé dans
son entendement, elle s’en forma une idée nette ; on lui
réclamait des livres, objets mystérieux, peut-être
maléfiques ; elle se leva, au prix de mille soupirs, et alla
montrer à Adam un grand coffre de bois ancien, recouvert
d’un vieux drap mité, qui végétait dans un coin de la
chambre bleue.
Il fit coulisser deux longues tiges à moitié rouillées qui
ne sortirent de leur gâche, en grinçant, qu’après plusieurs

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tentatives. Heureusement, personne n’avait songé à fixer
des cadenas sur l’ensemble, comme si l’idée qu’on pût
dérober des livres était inconcevable.
Il souleva avec précaution le couvercle du coffre. Allait-
il en sortir un génie enturbanné, les bras croisés, prêt à
exaucer ses vœux ? Une odeur de moisi s’en exhala.
Nanna s’en alla, écœurée, peut-être effrayée, la petite
fille dans ses jupes.
Il y avait là, effectivement, plusieurs dizaines de livres,
empilés en désordre : de gros volumes reposaient sur
des tomes plus petits, et, entre deux piles, de fins
opuscules, des brochures, des pamphlets peut-être,
étaient fichés verticalement. Ils avaient sans doute
appartenu à son grand-père !
Le cœur battant, il en prit quelques-uns et les emporta
avec précaution dans sa chambre, craignant qu’ils ne
s’effritent sous ses doigts comme ces fragiles manuscrits
de Tombouctou, craquelés, jaunis, mangés par le sable
et la sécheresse, et qui retournent à la poussière, au fil
des ans, comme si ainsi s’accomplissait une
malédiction.
Tous ces livres étaient en arabe. Il les examina
soigneusement puis en choisit un : Hayy Ibn Yaqzân,
d’Ibn Tofayl. Il se mit à déchiffrer les phrases, lentement,
avec le sentiment exaltant de mettre enfin en exécution la
dernière partie du plan qui s’était formé peu à peu dans
sa tête. Oui, c’était bien cela. Depuis l’épiphanie, au-
dessus de la mer d’Andaman, il s’en était fait une image
de plus en plus précise.
C’était tout simplement inouï, ce qu’il allait faire.
Il allait, comment dire ?… se détricoter. Vider sa tête…
ou, plutôt, soigner sa tête, atteinte d’incipitopathie ; plus

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généralement, de phrasopathie ; d’allophrasopathie ; en
extirper la grille de mots, la grille qui l’obligeait à dire ; par
la même occasion, pratiquer l’ablation de cette manie du
progrès, de la vitesse, qui faisait trouver tout à fait normal
que le corps chétif d’un Homo sapiens se trouvât
régulièrement à une altitude de trente mille pieds,
propulsé à une vitesse supersonique (en somme, on
allait plus vite que sa propre parole, que l’expression de
sa pensée)…
… et pour ce faire, pour effectuer ce grand détricotage,
il fallait emplir sa tête d’autre chose, d’une autre grille de
mots, plus humaine, plus naturelle… plus lente ?… et ce
serait précisément celle qui accompagna toute sa vie le
hadj Maati, son grand-père, et Si Abdeljebbar, son propre
père.
De surcroît, il l’avait compris au supermarché, cette
grille-là, celle de ses ancêtres, ne formerait pas un
monde factice, un monde de représentations.
Pour commencer, il lui fallait se plonger dans leur
langue, lire leurs livres, avoir leurs références.
Il posa à terre Hayy Ibn Yaqzân et ferma les yeux. Il
connaissait l’ouvrage, lu en traduction française autrefois
; il savait donc où Ibn Tofayl voulait en venir (ou plutôt, il
croyait le savoir, car la relecture allait lui révéler des
choses époustouflantes, qu’il n’avait pas vues alors).
L’union avec l’Un… Adam, sans rouvrir les yeux, se rendit
compte qu’il n’était qu’au début d’un long chemin. La
tarîqa… La voie étroite… Le soufisme.
Adam s’en était toujours méfié, à cause de son
éducation laïque où la raison était reine. Il imaginait bien
ce qu’un Voltaire zemmouri aurait écrit, dans son
Dictionnaire philosophique, sur les soufis. L’ironie de

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l’Arouet n’aurait épargné personne. Il aurait fait semblant
de s’étonner : « C’est étrange… Ces gens cherchent
l’union avec Dieu, avec l’absolu, l’infini, et ils
commencent pas embrasser les mains d’un simple
mortel ventripotent qu’ils appellent “maître” ? Celui-ci
prétend détenir des secrets inouïs mais ne peut soigner
une fluxion de poitrine ? Ils s’ensevelissent dans le
silence (ce dont on leur sait gré), mais en sortent à heure
fixe pour pratiquer d’étranges danses où l’on crie “hou
!”… », etc.
Adam se rendit compte, non sans tristesse, que « se
détricoter » signifiait aussi cela : dire adieu à Voltaire ; ou
s’en trouver un qui se prénommerait Ali. Vaste
programme.
(Il fallait aussi cesser de crier « vaste programme ! » à
tout bout de champ, allusion plaisante aux deux mots que
le général de Gaulle aurait un jour prononcés, en
déchiffrant sur un mur ce graffiti péremptoire : Mort aux
cons ! Très amusant ; mais qu’ai-je avoir avec de Gaulle
? (« On n’arrête pas Voltaire », disait-il, par ailleurs. Si, si.
Et on vous expulse tous les deux de ma tête, comme
deux étrangers au monde que je veux reconstruire.))
Oublier Voltaire. Vast…

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19
Le philosophe autodidacte

Adam se plongea avec passion dans les livres qu’il


avait trouvés dans le coffre.
Après plusieurs allers-retours entre la chambre bleue
et sa chambre, il avait fini par les avoir tous devant lui, à
même le sol, et il passait de l’un à l’autre au gré de ses
humeurs. Au cours d’une de ses rares sorties dans la
ville, il avait déniché chez un bouquiniste quelques
dictionnaires d’arabe et cela lui facilitait grandement la
lecture. L’entreprise de détricotage avançait… Il avait
trouvé dans Hayy Ibn Yaqzân des choses étonnantes qui
lui avaient échappé lors de sa première lecture, des
années auparavant.
« Il décida de lui ouvrir la poitrine afin de voir ce qui s’y
trouvait. Avec des éclats de pierre et des lamelles de
roseau, il fit une incision entre les côtes, trancha la chair
et finit par arriver à l’enveloppe du poumon… »
Adam se souvint de son professeur de sciences
naturelles au lycée Lyautey de Casablanca, un matin
d’automne, lors d’un cours sur la dissection. C’était il y a
bien longtemps, mais la scène s’était gravée dans son
cerveau. Il reposa le livre pour la revivre. M. Castellani, en
blouse blanche, tantôt sérieux, tantôt goguenard, allait et
venait sur l’estrade.
— Le corps humain était sacré dans toutes les
civilisations, pour toutes les religions. La dissection était

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donc prohibée. Le droit romain, par exemple, l’interdisait
formellement. Le grand Galien et ses confrères
autopsiaient le macaque berbère… si, si !… Macaca
sylvanus… hé, hé… Ma-ca-ca sylvanus…
M. Castellani ajouta, en se pourléchant les babines («
Je vais en choquer quelques-uns ! ») :
— … car son anatomie est grosso modo la même que
celle de l’homme.
Il s’approchait du premier rang, plongeait son regard
dans celui d’un jeune Rachid ou d’une Layla adolescente
:
— Car nous sommes les cousins des singes, sachez-
le bien !
Il reprenait ses déambulations apodictiques sur
l’estrade.
— Donc, partout les prêtres, et ce qui passe pour
prêtre dans d’autres contrées… hum !… suivez mon
regard… je me comprends… les prêtres emmitouflés,
enturbannés…, phylactères…, barbe à poux…, lèvent le
bras : holà ! Pas touche ! Sacré, le corps humain !…
haram !… même refroidi pour l’éternité !… même
frigorifié !… glacé !… zéro Kelvin ! Ces niaiseries nous
ont coûté mille ans. Ce n’est qu’en en sortant…
littéralement : en sortant du temple, car, vous ne l’ignorez
pas, jeunes gens, « profane » vient de pro fanum qui
signifie : « devant le temple, en dehors »… la science
profane sort du temple, de l’église, de la synagogue, de
la mos… (Il se mordit les lèvres en roulant comiquement
les yeux, pour ne pas aller jusqu’au bout du mot.) Je n’ai
rien dit !… N’ameutez pas la garde !… la harka du sultan
!… Donc, la science devient profane, elle dit « miel ! »
aux prêtres pour pouvoir, enfin, avancer, la science !, en

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ouvrant, shlaaac !… (il fit un grand geste d’assassin de
mélodrame portant un coup de couteau, de bas en haut,
à un adversaire invisible)… des cadavres !
Ououououhhh…
Il imitait (très mal) l’ululement du fantôme. Les cancres
du dernier rang lui rendirent obligeamment son
ouououououh. On salua de part et d’autre, Castellani et
les cancres avaient leur modus vivendi. Il continua :
— Il a fallu attendre le XIIIe siècle pour que la dissection
fût pratiquée au grand jour, en Europe, pour toutes sortes
de raisons : il fallait combattre les épidémies, donc les
comprendre, ou, plutôt, essayer de les comprendre (on
n’avait pas les moyens techniques d’observer les bacilles
et autres petites bestioles) ; il y avait aussi des affaires
juridiques qui exigeaient l’ouverture du corps de la
duchesse pour voir s’il n’y avait pas eu empoisonnement,
etc. Mais ce n’est qu’au XVIe siècle, avec Vésale, en
Suisse – soit dit en passant, un Belge qui fait des
découvertes fondamentales en Suisse, voilà qui devrait
nous rendre modestes, nous aut’ Français… Il a sa
statue, quelque part, à Bruxelles… place des Barricades,
je crois…
Les cancres, au fond, se mirent à hurler, en imitant sa
voix :
— M’sieur, concentrez-vous !
Castellani sourit, bonhomme.
— Donc, Vésale, la dissection obtient enfin droit de
cité. L’ami Vésale, André de son petit nom, fut le premier
véritable anatomiste, notez-le dans vos tablettes.
Honneur aux pionniers ! Vésale découvrit ainsi deux
cents erreurs de Galien, dont l’inexistence chez l’homme
du fameux rete mirabile…

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Complainte générale :
— Ça s’écrit comment, m’sieur ?
Castellani traça au tableau les deux mots, avec une
délectation évidente.
— … qu’on ne trouve en réalité que chez l’animal.
Nous ne sommes pas tout à fait des macaques berbères,
n’est-ce pas, monsieur Aït-Allouch ? (Aït-Allouch, au
premier rang, acquiesça, à tout hasard.) Vésale
corrigeant Galien, voilà qui montre à quel point rien ne
vaut l’observation, l’expérience, la science empirique,
quoi. Mais avant, il avait fallu se débarrasser des
obstacles érigés par les religions. Toutes les religions.
Pigé ?
Nouveau coup d’œil à Rachid (ou Layla), qui notait
sagement ce que son professeur, appointé par la Mission
universitaire et culturelle française, leur apprenait.

Adam se rendait compte maintenant qu’il y avait quand


même quelques omissions béantes dans le savoir de M.
Castellani. Avait-il lu Hayy Ibn Yaqzân ?
Avec près de trente ans de retard, il leva le doigt et
interrompit le professeur :
— Mais, monsieur… (Il brandit le livre et l’agita
énergiquement.) Voici un roman philosophique écrit au
XII e siècle, en arabe, et dans lequel l’auteur met la
dissection à la base de toute connaissance…
L’observation, les expériences, la science empirique…
tout cela se trouvait préconisé, glorifié, dans le petit livre
d’Ibn Tofail, plusieurs siècles avant votre Vésale belgo-
suisse. Et Ibn Tofail n’était pas n’importe qui : vizir et

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médecin personnel d’Abu Yaqub Yusuf, le maître de
Marrakech et de Séville, le calife érudit…
Il imagina M. Castellani s’approchant de lui, chaussant
son lorgnon (imaginaire), et feuilletant Hayy Ibn Yaqzân,
les sourcils froncés.
— Non, je ne connaissais pas… c’est très curieux…
sous l’émirat almohade, dites-vous ? En Andalousie ? Au
XII e siècle ? Je vous l’emprunte, il n’est jamais trop tard
pour s’instruire…

Plus il avançait dans ses lectures, plus Adam


s’étonnait.
Hayy, l’enfant né sur une île déserte, sans aucune
éducation ni révélation, sans aucun contact avec les
hommes (il ne sait même pas qu’il est un être humain…),
mû pas sa seule curiosité, comprend le principe de la vie
après avoir procédé à plusieurs vivisections – et d’abord,
sur sa mère adoptive, cette gazelle qui l’a élevé jusqu’à
l’âge de sept ans.
(Pour l’amour de la science, on peut aller jusqu’à
disséquer sa propre mère… (plus fort que Bernard
Palissy, brûlant ses meubles dans un four « pour créer
des plats émaillés plus beaux que ceux des Italiens »…
(plus fort que Ruskin affirmant que le véritable artiste, sur
les lieux d’un accident, ne doit pas s’occuper des
victimes mais noter la couleur des lèvres des
agonisants…)).)
Hayy, devenu adolescent puis adulte, comprend petit à
petit comment s’organise le monde sublunaire… Il a
l’intuition de l’évolution des espèces (« Les plantes et les

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animaux lui apparurent ainsi comme une seule et même
chose » ; oui, oui, sept siècles avant Darwin…).
Vient ensuite le stade où Hayy comprend la nécessité
d’un Créateur, et recherche l’union avec lui. Il s’engage
donc dans la voie mystique. Arrivé au plus haut degré de
connaissance, il n’a toujours pas rencontré un seul
homme, ni simple mortel ni prophète. Et il n’a lu aucun
livre, ni la Bible ni le Coran…
C’est à couper le souffle.
Adam n’en croit pas ses yeux. Mais le texte est là,
devant lui, limpide : le vizir, c’est-à-dire le Premier
ministre de l’émir almohade – et les Almohades étaient
les « fondamentalistes » de l’époque… – suggère donc
que la connaissance du monde et celle de Dieu ne
nécessitent ni prophète ni Révélation. Mahomet ? Inutile.
Le Coran ? On s’en passe.
(Adam imagine Ibn Tofail, ressuscité, expliquant
posément ses idées devant les autorités religieuses
saoudiennes ou les taliban, en Afghanistan, aujourd’hui.
Commotion… Stupéfaction générale… Indignation. On
crie à l’hérésie… Allahuma hada munkar… « Saisissez-
vous de lui ! » Quelques minutes plus tard, le digne vizir
est exécuté sur la place publique, à Ryad. Puis, ubiquité
miraculeuse, chez les taliban, là-haut dans la montagne,
du côté de Tora-Bora. On le décapite, on le brûle, on
l’écartèle… Rude journée.)
Oh bien sûr, le vizir se réserve une porte de sortie.
Dans l’ultime chapitre, Hayy, qui a maintenant la
cinquantaine, rencontre enfin d’autres hommes. Il
apprend leur langage et découvre l’islam, la religion, le
culte, les interdits, etc. Heureuse surprise : il n’y a rien là-

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dedans qui contredise la religion naturelle qu’il a
découverte tout seul, dans son île.
Puis, insensiblement, les choses se gâtent. On ne
comprend pas sa répugnance vis-à-vis des
gesticulations… « Mais à peine s’était-il élevé quelque
peu au-dessus du sens littéral de la Révélation pour
aborder certaines vérités contraires à leurs préjugés qu’ils
commencèrent à s’écarter de lui. »
C’est alors que Hayy comprend qu’il y a deux sortes
d’hommes : « … la plupart d’entre eux sont au rang des
animaux dépourvus de raison. » Pour ceux-là, « toute
sagesse, toute direction et toute assistance réside dans
les paroles des prophètes et dans la Loi religieuse. Rien
d’autre n’est possible. » Il s’en retourne dans son île,
pour n’en plus jamais sortir.
Moralité : il y a l’élite et il y a la masse. Celle-ci a
besoin d’une religion révélée, d’un Livre sacré, d’une
table des lois. « Ils étaient pourtant désireux du vrai mais
du fait de leur naturel infirme, ils ne poursuivaient pas le
vrai par la voie idoine. Au lieu d’ouvrir la bonne porte, ils
cherchaient la voie de l’Autorité. »
De quel côté me trouvé-je ? Dans quel camp ?
Certainement pas dans celui qu’Ibn Tofail décrit ainsi : «
Contents de ce qu’ils ont, ils prennent leurs passions
pour Dieu, leurs désirs pour objets de culte. »
Adam lit, le cœur battant.
Au-delà de la signification (révolutionnaire) de ce qu’il
lit, il y a les formules, dont certaines sont de petits
diamants. « Ils se tuent à recueillir les brindilles de ce
bas-monde, absorbés par le soin de les amasser
jusqu’au bord de la tombe. » Pascal ? Non, Ibn Tofail,
quatre siècles avant.

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Continuons. L’élite peut se passer de tout cela. Elle se
contente de la religion naturelle, celle de la raison.
Adam repose le livre, ouvre son calepin, le feuillette
jusqu’à trouver la définition copiée jadis d’un vieil
opuscule : « La religion naturelle, c’est celle dans
laquelle je dois d’abord savoir que quelque chose est un
devoir avant de le reconnaître comme un
commandement divin. » (C’est le philosophe de
Königsberg qui parle. Immanuel Kant… Son diplôme de
doctorat, décroché en 1755, porte en première ligne ces
mots en arabe (!) : La ilâha illa ‘llah, Il n’y a de dieu que
Dieu. L’université allemande reconnaissait l’éminence de
la science et de la pensée arabe. (Il fut un temps où l’on
nous prenait au sérieux.))
Dans le grand détricotage, je peux retrouver la terre
ferme, celle de l’intellect, de la pondération, de
l’intelligence ; et peut-être y rencontrerai-je mon digne
grand-père et mon père : la présence de Hayy Ibn Yaqzân
dans cette malle l’atteste. En oubliant Voltaire, je ne me
condamne pas à devenir sot, ni fanatique.
Je lirai Ibn Tofail, Ibn Rochd, Al-Ma‘arri, Al-Jâhiz…
Il était dans un état d’exaltation qu’il n’avait pas connu
depuis longtemps. Il posa le livre qu’il tenait à la main et
sortit faire un tour sur les remparts.
L’océan s’étendait au loin, figurant le bahr al-‘ouloum,
l’océan des sciences, dans lequel il entrait maintenant
avec volupté.
Adam regarda le majestueux spectacle du soleil
couchant, dont la couleur orange, presque rougeâtre,
formait un contraste violent avec le bleu sombre de la
mer, au loin, à l’horizon.
Au moment où il s’apprêtait à disparaître, le disque

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lumineux sembla s’immobiliser quelques instants. Adam
savait (lointain souvenir du cours de physique) que le
soleil n’était plus là ; en fait, il était vraiment passé de
l’autre côté. Pourtant, la courbure des rayons lumineux,
causée par la masse de la Terre, imposait l’illusion de sa
présence.
En somme, se dit Adam, il est là sans être là ; comme
moi.
Mais moi, je vais ici advenir. Adhérer.
Rester.

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20
Averoìs, che ’l gran comento feo…

Le lendemain, il s’attaqua au Traité décisif d’Ibn


Rochd.
L’opuscule à couverture grise maculée de taches, aux
feuilles jaunes et minces, ne payait pas de mine. Mais
quel trésor ! On entrait dans le vif du sujet, sans
s’embarrasser de prolégomènes.
« Le propos de ce discours est de déterminer si l’étude
de la philosophie et des sciences est permise par la Loi
révélée, ou bien interdite… »
La réponse fuse : il est obligatoire d’étudier la
philosophie, de mener des investigations scientifiques,
d’utiliser la raison pour comprendre le monde…
Peut-on utiliser les écrits des Anciens ? Bien sûr ! Les
Grecs antiques n’ont-ils pas fourni la base : la logique,
l’organon, l’art de penser ? Il faut leur en être
éternellement reconnaissants, écrit Ibn Rochd…
Adam reposa le livre, et se mit à rêvasser… Qu’avait
dit ce jour-là Mme Gobert pendant le cours de
philosophie, au lycée ? Ah oui, certains penseurs
catholiques, n’osant vouer aux enfers les Grecs illustres
mais ne pouvant, pour autant, les envoyer au paradis, les
plaçaient dans une sorte d’entre-deux éternel : les
limbes.
Jamais la belle Mme Gobert n’avait prononcé le nom
d’Ibn Rochd, mais Adam avait lu, bien plus tard, que

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Dante sauvait également Ibn Rochd, qu’il nommait «
Averoìs », en l’abritant dans les limbes de son « Enfer
»… Tutti lo miran, tutti onor li fanno (…) Averoìs, che ’l
gran comento feo…
… et ce même Ibn Rochd, dans le Traité décisif, parlait
avec admiration, avec affection même des Grecs «
antiques », selon ses termes.
On comprend alors que le qadi de Cordoue ne pouvait
vouer à la Géhenne ces hommes qui n’avaient pas connu
l’islam. (Peut-être rêvait-il de les rencontrer au paradis
des philosophes ?) La boucle est bouclée. Aristocratie de
la pensée, loin, très loin, de la médiocrité des pseudo-
imams de quartier, qui disposent des clés de l’Enfer et en
font un usage libéral.
Il reprit sa lecture, avec le sentiment exaltant qu’il
prenait son envol en direction d’un monde meilleur – ou
de ce monde même, mais bien mieux exprimé.
Donc, il est obligatoire d’étudier la philosophie et la
science… Mais s’il y a contradiction entre elle et la
Révélation ?
Dans ce cas, répond Ibn Rochd, il faut interpréter le
texte. Il faut accepter les résultats de l’investigation
scientifique et de la réflexion rationnelle, et relire le texte,
revenir aux significations premières des mots, en faire
une lecture métaphorique. Il faut forcer le texte sacré à
coïncider avec le réel tel que le dévoile la science.
C’est la science qui prime.
Adam jubile.

L’après-midi passa comme en rêve. C’est à peine si

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Adam toucha au plat de lentilles et au pain que Nanna
vint déposer sur la petite table.
Passant d’un livre à l’autre, il lut toute la nuit et
s’endormit à l’aube.

Le lendemain, assis sur une chaise, près du puits,


Adam reprit le Traité et y lut la théorie des trois natures
de l’homme : « Il y a une hiérarchie des natures
humaines : certains hommes n’admettent rien que par
l’effet de la démonstration ; d’autres sont convaincus par
des arguments dialectiques […] ; d’autres enfin sont
séduits par la rhétorique […]. »
Tiens ! Que disait Ibn Tofail ? « La plupart d’entre eux
sont au rang des animaux dépourvus de raison. »
Il entendit au loin l’appel du muezzin.
Voilà l’origine de notre médiocrité, se dit-il, il n’y a plus
ici que ceux qu’on mène par la rhétorique (par la
vocifération, l’incantation (par le bout du nez)). Ils ont
disparu, les hommes de la démonstration, solides et
mesurés, amis des seules vérités qui vaillent. Que nul
n’entre ici s’il n’est géomètre…

Plus tard, il déchiffra quelques pages de Ghazâli mais


s’en détourna bien vite, comme d’instinct. Une autre
brochure le confirma dans son attitude.
« Comme Ibn Rochd, Ghazâli reconnaît l’appel à la
connaissance inscrit dans le Coran. Mais, là où le
Cordouan l’entend comme un appel à la connaissance
philosophique, Ghazâli y voit la connaissance de la
présence de Dieu dans le cœur, et cherche à montrer que
seule cette connaissance-là est solide. »

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Tiens ! Il connaissait cette querelle. Il réfléchit
quelques instants. Ah, oui… de nouveau, Mme Gobert et
le cours de philosophie, au lycée… Les querelles entre
disciples de Descartes, « qui privilégient la connaissance
rationnelle » et les disciples de Pascal, « qui affirment la
prééminence du cœur ». Le cœur a ses raisons que la
raison ne connaît pas…
— Un cœur inconséquent, avait ajouté, sarcastique,
Mme Gobert (vive l’enseignement laïc, laissons Pascal
aux bigots…).
Descartes contre Pascal, Ibn Rochd contre Ghazâli. Nil
novi sub sole…
… sauf que ce soleil-ci est bien le mien, celui de mon
père, de mon grand-père, de mes aïeux… Je ne la perds
pas, cette grande querelle, en oubliant Descartes et
Pascal, après Voltaire… Elle s’exprime dans la langue du
hadj Maati.
Posant le Traité avec précaution sur la margelle du
puits, il sortit faire un tour.

Le soir tombait. Ma journée est faite.


Adam, comme grisé par ses lectures, avait envie de
courir, de déclamer des poèmes, d’apostropher les
passants. Il se retint et se força à regarder posément les
gens qu’il croisait. C’était curieux, les femmes, dans les
ruelles, semblaient presser le pas, comme si la nuit qui
venait était pleine de dangers.
Il fut vite orphelin d’une ombre qui passait et s’effaça ;
puis d’une autre, engoncée dans un haïk ; et d’une
troisième. Femmes qui sont peut-être ma famille, mes
semblables, ma sœur ; mais, quand je les regarde, non

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plus des femmes mais des formes esquissées par
Delacroix ou Matisse, tous deux solidement campés dans
ma tête. Il secoua la tête, ne sachant s’il devait en rire ou
en pleurer. Hors d’ici, intrus !… tous deux !… (après
Voltaire, après De Gaulle)… que je ne puis chasser, étant
en étrange pays en mon pays ; et en moi-même.
Il rentra, perplexe, et reprit le Traité d’Ibn Rochd.

Je finirai bien par oublier Matisse et Delacroix. Ou, au


moins, par les pousser hors du cadre, dans la marge ;
dans la pièce d’à côté, accrochés aux cimaises, pas à
mes synapses ; que je puisse voir mon monde tel qu’il
est.

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21
La baraka des Sijilmassi

Quelques membres de sa famille avaient voulu lui


rendre visite. Ils prévenaient par téléphone chez l’épicier
qui accourait faire la commission ; mais Adam avait
demandé à Nanna d’éconduire tout le monde. Elle n’avait
qu’à dire qu’il avait besoin de repos.

Un jour, Nanna vint lui annoncer qu’un journaliste


voulait lui parler. Un journaliste ? C’était sans doute une
erreur. Qu’avait-il fait de spécial ? Quel exploit avait-il
accompli ? Il n’était rien, rien qu’un individu, à peine
connu de sa famille et de ses collègues – et encore, il se
faisait vague dans leur souvenir. En quoi pouvait-il
intéresser un journaliste ?
Il demanda à Nanna de l’envoyer paître – et, par la
même occasion, il lui demanda d’envoyer brouter
quiconque se présenterait à la porte. (« Paître », «
brouter », ce furent exactement les mots qui lui virent à
l’esprit quand il essaya de faire comprendre à Nanna ce
qu’il voulait. Bien sûr, il employa d’autres mots, en arabe
dialectal, mais « paître » et « brouter » le rendirent triste,
car leur connotation paisiblement pastorale ne pouvait lui
dissimuler leur origine : la lettre de Voltaire à Rousseau
(« venez boire du lait de nos vaches et brouter nos herbes
»).
Décidément, il était difficile d’oublier Voltaire (il était

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coriace, le bougre).)
Quoi qu’il en soit, le message était clair : Inutile de
venir lui poser la question si quelqu’un venait le voir, à
l’improviste. Désormais, c’était non. Nanna, malgré son
grand âge, avait mué en une sorte de Cerbère.

Il avait fini par apprivoiser la petite fille – ou plutôt, elle


s’était apprivoisée d’elle-même. Elle avait pris l’habitude
d’entrer silencieusement dans la chambre, de s’asseoir
dans un coin, ses bras serrant ses genoux relevés, la tête
inclinée sur le côté ; et elle ne bougeait plus. Au début, il
finissait par se retourner et lui jetait un coup d’œil
interrogateur. Elle ne disait rien. Il haussait les épaules et
se remettait à l’ouvrage, et elle, comme prisonnière de
ses bras minuscules, ramassée dans son coin, le
regardait lire.
L’énigme celée au fond de ses yeux, s’il y en avait une,
lui restait incompréhensible. Parfois, le matin, il la
découvrait endormie à ses pieds. Il ne l’entendait jamais
entrer dans la chambre, ni en sortir. Un vrai chaton.
Il finit par demander à Nanna qui était cette petite fille.
Elle s’appelait Khadija, mais on l’appelait Khaddouj ou
Khouidija. (Trois noms pour une puce, se dit Adam, il
nous faudrait l’État pour éclaircir ce mystère ; il y en a qui
n’ont qu’un prénom (Alexandre, Napoléon…) et qui
conquièrent le monde.)
Nanna poussa un gros soupir et essuya une larme en
racontant la suite ; les parents de Khadija, qui avaient
habité dans la ruelle, étaient morts dans un accident de
la route. Ses frères et sœurs avaient été dispersés chez
leurs tantes et leurs oncles. Nanna avait tenu à prendre

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Khadija chez elle. Elle la connaissait déjà ; toute petite,
Khadija avait l’habitude de faire de menues commissions
pour la vieille femme qui la récompensait en bonbons ou
en caroubes.
Adam fut profondément affecté par cette histoire. On
voudrait croire en des dieux, pour les insulter. Mais
pourquoi la petite fille n’allait-elle pas à l’école ? N’était-
ce pas obligatoire ? L’aïeule leva les bras en signe
d’impuissance.
Il comprit alors pourquoi l’enfant pouvait le regarder lire
pendant des heures. C’était pour elle une opération
mystérieuse, incompréhensible, un miracle.
— Pourquoi tu parles au livre ? lui avait-elle un jour
demandé, dans un chuchotement, alors qu’il répétait à
voix basse, pour la retenir, une phrase d’Ibn Rochd.

Parfois, il entendait des pas dans le patio, des pas


lourds qui n’étaient ni ceux de Nanna ni ceux de la
gamine (on les entendait à peine, ceux-là, et seulement
si elle portait des sandales).
Un jour, il entrebâilla la porte et vit un inconnu, muni
d’un seau et d’une corde, tirer de l’eau du puits. C’est du
moins ce qu’il lui sembla. Puis il s’aperçut qu’en réalité
les choses étaient plus compliquées : l’homme sortait du
seau des petites bouteilles en plastique qu’il disposait
ensuite, une à une, dans une sorte de glacière, à côté de
la margelle. Étrange. Les bouteilles reposaient-elles au
fond du puits, dans l’eau fraîche ?
À la première occasion, il attrapa la petite fille par le
bras et lui posa la question.

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— Qui est cet homme qui vient prendre de l’eau dans
le puits ?
Elle avait répondu :
— C’est Bouazza ! C’est notre voisin !
Elle s’égosillait comme si elle parlait à un sourd. Adam
posa sa main sur la bouche de l’enfant, approcha son
visage de sa frimousse et lui dit :
— Parle lentement, sans crier. Tu en es bien capable,
n’est-ce pas ?
Elle murmura :
— C’est Bouazza… C’est notre voisin… C’est le fils
d’une sorcière… Il a les dents pourries… Sa femme
s’appelle Didou…
— Et ce Bouazza, il n’a pas l’eau courante chez lui ?
Je veux dire : il n’a pas de robinets ?
La gamine resta silencieuse, les yeux écarquillés.
Adam posa autrement la question :
— Pourquoi vient-il prendre de l’eau, ici, dans notre
puits ?
Khadija croisa les bras et regarda Adam avec l’air de le
mépriser infiniment (il ne savait donc pas ?) :
— L’eau ? Quelle eau ? Il n’y a pas d’eau dans notre
puits ! Tu ne sais même pas cela ? Pfffff… Il n’y en a plus
depuis des années, c’est Nanna qui me l’a dit ! Il y a des
démons dans le puits mais…
— Ne crie pas, petite peste. Explique-moi seulement
une chose : s’il n’y a plus d’eau dans le puits, que fait
exactement ce Bouazza avec le seau ? Il le fait
descendre, non ? Puis il le remonte ? Pourquoi ?
La petite fille resta silencieuse, le front barré d’une
minuscule ride, le regard vague. Elle réfléchissait.
— C’est peut-être le shaytan ? avança-t-elle.

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— Il n’y a pas de shaytan. Ça n’existe pas. Mais toi, en
revanche, tu es une petite diablesse, une shaytaniyya.
Bon, raconte-moi un peu. Qu’est-ce qu’il fait dans la vie,
ce Bouazza ?
— Je te l’ai dit. C’est le fils d’une sorcière. Il pue. Il a
les dents pourries.
— Non, je veux dire : que fait-il pour gagner sa vie ?
C’est quoi, son métier ?
— Il vend de l’eau.
Adam, interloqué, se demanda si la petite se moquait
de lui. Elle le regardait candidement, se dandinant d’un
pied sur l’autre, les bras croisés derrière le dos.
— Comment ça, « il vend de l’eau » ? C’est un
guerrab, un porteur d’eau ? Il n’en a pourtant pas
l’uniforme, les pompons, la petite clochette…
Elle éclata de rire. Puis :
— Non, ce n’est pas un guerrab. Il vend de l’eau dans
de petites bouteilles.
— Dans de…
« Les mystères d’Azemmour. » Un certain Bouazza
plonge chaque jour son seau dans un puits à sec, ce qui
ne l’empêche nullement de faire concurrence à Evian.
Parfait. On nage en plein paradoxe. (Métaphore tout à fait
adaptée à la situation, pensa Adam). Bientôt, ce sera la
pêche miraculeuse. « Sur ta parole, je jetterai le filet.
L’ayant jeté, ils prirent une grande quantité de poissons,
et leur filet se rompait…. »
— Des petites bouteilles ? Tu es sûre de ce que tu dis
?
(La presse : Un Marocain a découvert une source
miraculeuse, rue du Mouflon, à Azemmour. Ayant fait

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fortune, il rachète la tour Eiffel et épouse Mistinguett. Où
s’arrêtera-t-il ?)
— Bien sûr. Je l’ai vu les vendre, les petites bouteilles,
vu de mes yeux.
Elle indiqua avec énergie où se trouvaient ses yeux, en
les écarquillant et en agitant la tête dans tous les sens.
— Tu l’as vu ? Où ça ? Il a un magasin, un hanout ?
— Non. Il les vend là (un minuscule index désigna
l’entrée du riad). Devant la porte.
Bon. On était définitivement entré dans une autre
dimension du monde. Adam chassa la petite fille d’une
tape sur les fesses, puis alla se recoucher sur le lit.

Tout de même, tout cela n’avait pas de sens.


Il voulut en avoir le cœur net. Il se releva, sortit sans
faire de bruit de sa chambre, longea à pas de loup la
chambre bleue, se glissa dans l’entrée et s’arrêta, l’oreille
aux aguets. Au bout de quelques instants, il entendit
quelques chuchotements. Ouvrant avec précaution la
lourde porte, il jeta un coup d’œil dans la ruelle.
Le spectacle était étonnant.
Bouazza était assis sur un tabouret, en face de la
porte, le dos contre le mur. À sa gauche, il y avait une
petite table couverte de grimoires poussiéreux (des
corans, peut-être ?). À sa droite, le seau, le fameux seau,
voisinait avec une sorte de glacière dont l’un des flancs
proclamait : Drink Coca-Cola ! Bouazza avait l’air
recueilli. Ses yeux étaient fermés et ses lèvres
bougeaient de façon presque imperceptible, comme s’il
récitait in petto un verset du Livre saint.
Un vieil homme arriva à pas lents, vêtu d’une djellaba

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grise, chaussé de babouches jaunes. Il se pencha en
tremblotant sur Bouazza et lui embrassa le haut du
crâne, en y imposant ses deux mains parcheminées.
Bouazza prit un air compassé et murmura quelques
mots. Les deux hommes rivalisèrent de chuchotis,
comme deux vieux chats cacochymes. Puis le plus âgé
des deux prit quelque chose dans sa poche (un billet
froissé ?) et le fourra dans la main de l’autre, qui redoubla
de recueillement en empochant le flouss. D’un geste de
maquignon qui veut conclure, il plongea la main dans
Drink Coca-Cola ! et en sortit une petite bouteille de
plastique dont on avait soigneusement détaché
l’étiquette, de sorte qu’elle s’offrait nue, transparente,
sans apprêt – comme une honnête gredine. Il la porta à
ses lèvres – il l’embrassait, ma parole ! – et la tendit à
l’ancêtre qui la baisa aussi – décidément ! – puis l’enfouit
dans le capuchon de sa djellaba.
Les deux hommes se saluèrent gravement puis le
vieux s’en alla à pas lents, lesté maintenant d’une
bouteille repue de câlins et qui contenait quelques
décilitres d’eau.
Adam, bouche bée, continuait de regarder l’étrange
Bouazza. Que diable… Il sentit contre sa cuisse gauche
la petite tête de Khadija qui, à son habitude, s’était
glissée là sans faire le moindre bruit. Elle aussi semblait
fascinée par ce qui se passait au-dehors. Elle lui prit la
main et s’y cramponna.
Au bout de quelques instants, une femme entra dans
leur champ de vision. Elle était grande, formidablement
grosse, et semblait avoir bouché la ruelle en s’y
engouffrant (on y voyait moins clair, maintenant, la ruelle
était plus que jamais « un boyau obscur »). Elle marchait

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en jetant son poids sur une jambe puis sur l’autre, de
sorte qu’elle paraissait être en proie à un roulis d’enfer,
s’inclinant sur tribord et sur bâbord – à la regarder, Adam
eut presque le mal de mer.
Elle jeta l’ancre devant Bouazza qui leva les yeux,
vaguement inquiet. Elle murmura quelques mots mais
l’homme ne lui fit pas l’aumône d’une réponse. Il se
contenta d’avancer la main en psalmodiant sourdement
quelque chose. Le monstre marin plongea une nageoire
à l’intérieur de sa djellaba, farfouilla dans son soutien-
gorge, ce qui sembla sortir Bouazza de sa feinte torpeur ;
puis elle ramena à l’air libre une liasse de billets dont elle
détacha quelques-uns qu’elle tendit au marchand d’eau,
sur la terre ferme. Sur-le-champ, celui-ci plongea la main
droite dans la glacière et en sortit une bouteille. Il lui
donna le baiser réglementaire et la tendit à la grosse
femme qui y apposa ses lèvres et l’engloutit dans son
corsage. Elle bafouilla quelques mots, puis s’en fut,
dégageant la ruelle et de nouveau en prise avec le roulis,
comme une péninsule démarrée.
Adam ferma la porte d’entrée et rentra dans le patio,
tenant par la main la petite Khadija. Il se pencha sur elle :
— Dis-moi, cela fait longtemps qu’il vend de l’eau dans
la ruelle, ce Bouazza ?
— Non, cela fait juste quelques jours.
Adam eut un mauvais pressentiment. Cette énigme
avait peut-être quelque chose à voir avec lui ? Après tout,
il ne se passait jamais rien dans cette ruelle semblable à
cent autres ; le seul événement récent, c’était que lui,
Adam, y avait élu domicile. D’autre part, Bouazza
s’approvisionnait dans « son » puits (à sec, certes ; on
résoudrait plus tard ce mystère).

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Il lâcha la main de la gamine et alla s’étendre sur le lit.

Le lendemain, lorsqu’il entendit le pas lourd de


Bouazza, Adam alla de nouveau entrebâiller la porte et
observa son manège. L’homme fit les mêmes gestes que
la veille mais, cette fois-ci, Adam remarqua plusieurs
détails insolites. Bouazza prenait quelques bouteilles
remplies d’eau dans la glacière, les transposait dans le
seau et descendait celui-ci dans le puits, avec mille
précautions, puis il le remontait, et faisait l’opération
inverse : il les remettait dans la glacière. C’était bien les
mêmes bouteilles, elles n’avaient subi aucune altération.
Quand il eut fait faire à chaque bouteille ce pèlerinage
vertical, il prit le seau et la glacière et s’en alla.
Quelques instants plus tard, Adam constata, par
l’entrebâillement de la porte d’entrée du riad, que
Bouazza avait repris son poste, sur le tabouret, le dos
appuyé contre le mur, en face de la maison.
Le premier client arriva.

Adam alla frapper à la porte de la pièce du fond, où


vivait Nanna. Après quelques instants, celle-ci en sortit en
clignant des yeux.
— Que veux-tu, mon fils ?
— Nanna, je voudrais te poser une question. Quel est
cet homme qui vient chaque jour tremper (si l’on peut
dire…) des bouteilles dans le puits ?
Elle resta là un instant, la bouche ouverte, puis elle
répondit d’une voix chevrotante.
— Tu ne le connais pas ? C’est Bouazza, le fils de la
voisine.

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— Non, je n’ai pas l’honneur… Mais qu’est-ce qu’il fait,
exactement ?
Nanna ouvrit derechef la bouche, démesurément ; elle
semblait mâcher de l’air. Puis :
— Il puise de l’eau dans le puits.
— Mais il n’y a pas d’eau dans le puits ! Cela fait des
années qu’il est à sec.
— Ah, mon fils, je n’y comprends rien. Tout cela me
dépasse. Dieu est grand ! Mais Bouazza me paie chaque
semaine l’eau qu’il tire du puits. Cinquante dirhams.
— Bien. Mais pourquoi vient-il ici puiser de l’eau (qui,
par ailleurs, n’existe pas) ?
— C’est à cause de la baraka des Sijilmassi.
La… ? Nanna avait refermé la porte de sa chambre, La
petite fille, cachée derrière le bigaradier, ricanait, à tout
hasard. Haussant les épaules, Adam retourna dans sa
chambre.
Je suis venu chercher le silence, je ne cesse de parler.
C’est quoi, cette histoire de baraka ?

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22
Le Makhzen et l’entreprise

Vers la mi-mai, Adam reçut une nouvelle visite du


surnommé Basri.
C’était un lundi. En fin d’après-midi, alors que montait
en lui la tristesse du crépuscule, il entendit des pas
fermes s’approcher de la chambre.
Il n’eut pas le temps de se lever. Le policier était déjà
entré et le regardait, le sourcil froncé. Il porta deux doigts
à sa tempe, puis il esquissa une sorte de sourire qui, mal
négocié, partit en tête-à-queue, heurta quelques barrières
de sécurité et se termina en grimace obscène.
— Eh bien, monsieur l’ingénieur, tout va bien ?
Adam se redressa.
— Si l’on veut. Que puis-je pour vous ?
— Oh, rien. Rien de spécial. Considérez qu’il s’agit
d’une visite de… comment dit-on, dans les journaux ?
Une visite de courtoisie. Comme quand le capitaine d’un
navire qui fait escale à Casablanca va voir le gouverneur :
ils prennent le thé ensemble, et le lendemain il y a une
photo dans Le Matin du Sahara.
— Vous faites escale dans la ruelle ?
— Il y a une raison à ma visite. (Nous y voilà.) J’ai fait
mon rapport mais le commissaire (je suis comme tout le
monde, j’ai un patron (et qui n’a pas de patron, a une
patronne, ha, ha, ha…)), donc : j’ai fait mon rapport mais
le commissaire Daoudi (vous le connaissez ?), donc

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Daoudi n’est pas satisfait. Il lit mon rapport, il se tortille la
moustache, il réfléchit, puis il dit : non ! Macache bono !
Quelque chose ne tourne pas rond. Il veut bien croire que
vous ne faites pas de propagande religieuse dans cette
ruelle mais il ne comprend pas non plus ce que vous êtes
venu y faire. Ce n’est pas une simple visite familiale
puisque cela fait quelques semaines que vous séjournez
parmi nous. Et puis, franchement, il n’y a qu’une tante
par alliance dans ce riad, vieille femme un peu sénile,
ainsi qu’une petite orpheline : Daoudi ne saisit pas
exactement l’intérêt de cet endroit pour un ingénieur qui
est déjà à l’échelle 7 à l’Office des bitumes du Tadla.
Expliquez-moi ce mystère et mon rapport sera complet.
— Vous retardez, monsieur l’inspecteur. Je ne suis
plus « à l’échelle 7 à l’Office des bitumes du Tadla », j’ai
donné ma démission. Présentement, je ne suis plus rien.
Même pas au bas de l’échelle.
Basri sembla fortement contrarié. Il sortit un calepin et
un petit crayon de la poche arrière de son pantalon,
mouilla la pointe du crayon dans sa bouche et griffonna
quelque chose. Adam continua :
— D’autre part, je ne comprends même pas la
question. N’ai-je pas le droit de résider où bon me
semble ?
— Certes, certes. L’article 24 de la Constitution est
clair sur ce point. Mais n’oubliez pas que vous avez fait
l’objet d’un soupçon précis, il y a quelques jours. Du
coup, vous êtes entré dans notre champ de vision et nous
sommes obligés de tout savoir sur vous. Sinon, à quoi
servirions-nous ?
— En effet, à quoi. Eh bien, pour rassurer le
commissaire, vous pourrez lui dire ceci : je fais une

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pause dans ma vie. Pour faire le point. Je suis venu ici un
peu par hasard, comme poussé par l’instinct… J’ai
marché de Casablanca jusqu’ici.
L’inspecteur sursauta.
— Comment ça, « marché » ? Vous vous moquez de
moi ? Personne ne marche de Casablanca jusqu’à
Azemmour. C’est impossible ! Il y a des voitures, des
cars, des taxis blancs, il y a même un train, nom de Dieu
! Ou bien, vous auriez pu faire du stop, comme ces
maudits hippies.
— Il y a encore des hippies dans le coin ? Parce qu’il
n’y en a plus, en Europe.
— En tout cas, il y a encore de jeunes Européens,
hirsutes et sales, qui débarquent dans notre beau pays,
en sac à dos. Attendez, pourquoi est-ce qu’on parle de
cela ? Revenons à nos moutons : comment êtes-vous
venu de Casablanca ?
— J’ai marché. Ça m’a pris plusieurs jours mais j’ai fini
par arriver ici. Et depuis, comme je vous l’ai dit, je ne fais
rien. Je me repose, je réfléchis. Je médite.
— Vous « méditez » ? Ça veut dire quoi ?
Adam hésita un instant, puis répondit :
— Ça se dit : kan-t’ammel en arabe. Rapportez-le à
Daoudi, et qu’on n’en parle plus.
Basri le regarda d’un œil rond puis il éclata de rire, se
tapa sur les cuisses (ce qui l’obligea d’abord à ranger son
calepin dans la poche arrière de son pantalon et à caler
le petit crayon entre ses dents, le tout rendant la
manœuvre (le martyre des cuisses combiné à l’éclat de
rire) moins spontanée qu’il ne l’eût voulu).
S’étant calmé, il siffla :
— Hey, hey… kan-t’ammel… kan-t’ammel… Mais ça,

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ça n’existe que dans les films égyptiens ! Ou peut-être
dans les livres de Taha Hussein ! C’est du luxe ! « Je
médite… » Vous vous prenez pour Adel Imam ? Nous, on
ne fait pas ça ici. On n’a pas le temps. On n’est pas des
philosophes.
— On n’est pas des bœufs non plus.
— Pardon ?
— On n’est pas des philosophes, on n’est pas des
bœufs, on n’est pas en Suède, etc. C’est curieux, nous
ne nous définissons que par des négations. Bon,
écoutez-moi, j’ai répondu à votre question. Je ne peux
pas vous en dire plus. Notez cela dans votre rapport et
votre commissaire sera satisfait.
Une pause.
— Maintenant, permettez-moi de vous poser une
question. (Basri fit un léger signe de la tête.) Vous
enquêtez sur un type qui ne fait rien – moi – comment se
fait-il que vous ne vous intéressiez pas à quelqu’un qui
fait quelque chose ? Quelque chose de bizarre.
Basri fronça les sourcils, l’air soupçonneux.
— De quoi parlez-vous ?
— Sans vouloir jouer les délateurs, il y a un type qui
vient ici chaque matin puiser de l’eau inexistante, ce qui
ne l’empêche pas de la vendre ensuite dans la ruelle, en
face de la porte de cette maison. Entre nous, ça
m’étonnerait qu’il ait une patente ou une quelconque
autorisation. Et le service municipal de l’hygiène, si tant
est qu’il existe, ne doit pas le contrôler souvent. Alors ?
— Vous parlez sans doute de Bouazza ? lui demanda
l’inspecteur sans s’émouvoir.
Adam était estomaqué.
— Ah, parce que vous le connaissez ? Vous pouvez

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peut-être m’expliquer à quoi rime son manège ?
— Vous l’avez parfaitement décrit, son manège.
— Décrit, oui ; compris, non.
L’inspecteur regarda autour de lui. Il cherchait quelque
chose. Il sortit de la chambre bleue et revint quelques
instants plus tard, portant une chaise, la petite fille
trottinant derrière lui. Il posa la chaise dans un coin de la
chambre, s’installa sans façons, sortit une cigarette d’un
paquet froissé et l’alluma.
Adam protesta :
— J’aimerais autant que vous ne fumiez pas. Je suis
sujet à des crises d’asthme.
— Vraiment ? s’étonna Basri.
Il sortit de nouveau le calepin de sa poche et écrivit
quelques mots. Sans cesser pour autant de tirer sur sa
cigarette, il se mit à discourir, en ponctuant ses phrases
de petits nuages de fumée.
— Vous m’avez demandé de vous expliquer ce que fait
Bouazza. C’est très simple, c’est un entrepreneur. Vous
savez que notre beau pays manque d’entrepreneurs ? de
gens qui prennent des initiatives, qui osent se lancer
dans les affaires, la production, la plus-value… Bien sûr,
nous avons les Soussis et les Fassis – heureusement ! –
; mais les autres ? Pour ne prendre qu’un exemple, les
gens du Gharb n’en fichent pas une, ils veulent tous être
fonctionnaires ou rentiers. Ils préfèrent louer leurs terres
plutôt que les cultiver eux-mêmes…
— Ôtez-moi d’un doute : vous n’êtes pas du Gharb ?
— Non. (Basri cracha par terre.) Donc, Bouazza est un
entrepreneur. Bravo ! L’État doit l’encourager. C’est
pourquoi je l’ai pris sous mon aile.
— Tout cela ne me dit pas exactement dans quelle

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branche de l’industrie ledit Bouazza déploie ses talents.
J’ai bien constaté qu’il vendait de l’eau…
Basri l’interrompit, l’air offensé.
— Vendre ? Quel mot fâcheux… Disons qu’il dispense
de l’eau (Basri avait utilisé un mot d’arabe classique :
kay-wuzzac l’ma). Mieux, il l’offre. C’est un bienfaiteur.
— Ouais… J’ai vu, de mes yeux vu, que les gens le
payaient. Drôle de bienfaiteur !
— Correction : ce sont des dons. Pour rebâtir la
zaouïa.
Pendant toute cette discussion, Adam était resté assis
sur le bord du lit, faisant face à l’inspecteur, la cigarette et
la petite fille (qui s’était dissimulée derrière la chaise).
Découragé, fatigué, il se jeta en arrière sur le matelas et
ferma les yeux.
Il murmura :
— Écoutez, monsieur l’inspecteur, tout cela m’épuise.
Ce que vous me racontez a l’air d’être une gigantesque
énigme, ou un de ces dessins pour enfants qui sont
inscrits en pointillés. Je suis censé relier tous les points
pour avoir le fin mot de l’affaire mais, vraiment, je ne peux
pas. Je suis venu ici pour me reposer, pas pour
m’attaquer à des charades. Alors, soit vous me faites un
exposé clair et bien construit, comme on a dû vous
apprendre à en faire à l’École de police, soit vous
repartez avec votre chaise, votre cigarette et vos énigmes
et vous me laissez tranquille.
Basri serra les dents, son regard flamba de colère
(sous Hassan II, j’aurais eu le droit de gifler cet insolent !)
mais il se contint.
Après avoir allumé une deuxième cigarette, il se lança
dans son « exposé ».

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— Comme je vous l’ai dit, Bouazza est un
entrepreneur… pardon, un bienfaiteur de l’humanité.
Constatant que le dernier Sijilmassi était revenu vivre
dans la maison ancestrale, il s’est souvenu bien à propos
de leur baraka, la grâce à eux accordée par Dieu.
Quiconque s’approche d’un membre mâle de cette noble
lignée peut profiter de cette baraka. Le grand-père de
Bouazza lui avait souvent répété que l’eau qu’on puisait
chez les Sijilmassi était éclaboussée de baraka – encore
faut-il qu’un authentique Sijilmassi habite dans les lieux !
Vous savez que Nanna n’est que la veuve de votre grand-
oncle, c’est une pièce rapportée, en somme, elle ne fait
pas l’affaire…
— Tandis que moi, je suis authentique ?
— Beaucoup de gens, ici à Azemmour, veulent en
avoir, de cette eau, pour se protéger contre le shaytan.
(La petite fille poussa un cri d’effroi.) N’écoutant que son
grand cœur, Bouazza s’est offert à en fournir à qui en
demanderait. Rien n’empêche les pèlerins… pardon, les
clients, d’offrir ensuite une obole pour reconstruire la
zaouïa.
Bouffée de fumée nauséabonde.
— Maintenant, vous me demandez : elle est où, cette
zaouïa ? Mais, mon cher ami, nous nous y trouvons, ou
presque, c’est la pièce d’en face, la « chambre effondrée
», comme on dit dans le quartier. Bouazza s’est souvenu
de ce que lui racontait son grand-père, il y a des lustres.
Figurez-vous qu’il y a eu autrefois, ici même, un saint
homme, un wali, qui avait fondé une zaouïa pour
enseigner les mystères de l’Est…
— Vous voulez dire les mystères de l’Ouest ?
— Je sais ce que je dis : les mystères de l’Est, pour

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expliquer notre belle religion, le véritable islam. Je suis un
vrai Marocain, moi ; pas comme vous. Vous, vous êtes
désorienté.
— Il y a quelques instants, j’étais « authentique ».
Basri fit quelques ronds de fumée et continua, sans
répondre à l’objection :
— Bref, il s’est passé quelque chose de terrible, dans
cette ruelle, pendant le règne du roi Moulay Slimane…
Vous savez quand même qui était Moulay Slimane ?
— Rafraîchissez ma mémoire.
Basri se cala sur sa chaise et plissa les yeux.
— Eh bien… (Sa voix s’altéra légèrement. Il se mit à
réciter. Décidément, il les avait appris par cœur, les
polycopiés de l’École de police…) Eh bien, Moulay
Slimane était un sultan très pieux qui entretenait de
solides rapports avec les Ibn Saoud, en Arabie. En
quelque sorte, il fut le premier à introduire le wahhabisme
au Maroc. Il alla même jusqu’à interdire les moussems et
les pèlerinages sur les tombes des marabouts. Tout cela
finit par provoquer un soulèvement général des tribus
berbères. D’ailleurs, même sa capitale, Fès, se révolta…
— Ah… ce Moulay Slimane, coupa Adam d’un ton
ironique.
— Vous en connaissez d’autres ? s’étonna Basri.
— Non, non, continuez.
Le policier se remit à réciter :
— Après un règne agité, assombri par des famines,
des sécheresses et deux terribles épidémies de peste en
1799 et en 1820, Moulay Slimane finit par abdiquer au
profit de son neveu, Moulay Abderrahman.
Adam fit mine d’applaudir.
— Bravo, je vous mets 10 sur 10. Mais revenons à

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cette bicoque, unique objet de mes préoccupations. Vous
disiez qu’il s’était passé quelque chose de terrible, ici
même, sous Moulay Slimane ?
— Oui. Des adeptes de l’islam le plus rigoriste, des
wahhabis donc (Basri cracha de nouveau par terre) sont
venus jusqu’ici et ont détruit la zaouïa. Du moins, ils ont
détruit la pièce dans laquelle le saint homme dispensait
ses cours à quelques disciples. Lui-même a choisi
l’occultation…
— La quoi ?
Basri avait introduit un mot d’arabe classique dans son
sabir franco-marocain, mais il l’avait si mal prononcé
qu’Adam ne l’avait pas reconnu.
— La ghayba, répéta le policier, en faisant l’effort de le
prononcer correctement. Attendez, je connais le mot en
français.
Basri ferma les yeux et se mit à geindre, comme s’il
était constipé. Il finit par évacuer le mot qu’il cherchait :
— Au cul d’l’action !
— Pardon ?
— Au cul d’l’action !
— Occultation ?
— C’est cela-même : il s’est occluté. Il a disparu, on ne
sait pas ce qu’il est devenu. Il réapparaîtra peut-être à la
fin des temps, avec le Messie et le Mahdi.
— Joli trio.
— En attendant, Bouazza amasse des fonds pour
reconstruire la zaouïa. Maintenant que le dernier
Sijilmassi est revenu vivre ici, peut-être l’enseignement
reprendra-t-il ? Voilà ! (Il se frotta les mains.) Tout est clair
maintenant, n’est-ce pas ?

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23
L’État est plus fort que la philosophie

Adam s’était redressé sur le lit. Il avait écouté les


divagations de Basri avec un sentiment grandissant
d’inquiétude. Il y a quelque chose qui ne va pas. Le dos
calé contre le mur, il protesta :
— Comment ça, tout est clair ? Il y a au moins une
dizaine de trucs qui clochent dans votre histoire.
— Où ça ?
— Vous me dites que ce Bouazza est un entrepreneur,
mais, en fait, il se contente de décoller les étiquettes des
bouteilles…
— Faire ou défaire, c’est toujours travailler.
— Vous me parlez de la baraka des Sijilmassi, mais
comment se fait-il que, moi-même, je n’en aie jamais
entendu parler ?
— Peuh ! On a dû l’évoquer plusieurs fois, dans votre
famille, la baraka ; mais c’est entré par une oreille et sorti
par l’autre ; vous êtes allé au lycée Lyautey, chez les
Français. Vous ne croyez donc pas à ces « absurdités »,
vous êtes « rationaliste », « cartésien », « voltairien »…
(Dans la bouche de Basri, ces mots sonnaient comme
des injures.)
— Vous dites que « l’eau qu’on puise chez les
Sijilmassi est éclaboussée de baraka » – passons sur
cette expression bizarre. Mais alors, comment se fait-il
qu’elle se soit tarie, cette onde magique ?

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— Vous êtes tous partis, elle est partie avec vous. Elle
vous a suivis.
— Jolie image. Mais, à mon avis, c’est plutôt la nappe
phréatique qui a baissé, par excès de pompage.
— C’est une explication d’ingénieur. Moi, je vous parle
de Dieu.
— Vous dites que beaucoup de zemmouris veulent en
avoir, de cette eau, pour se protéger contre le shaytan.
Mais alors, pourquoi ne se sont-ils pas manifestés, avant
? Pourquoi tout cela n’a-t-il commencé que quelques
semaines après mon arrivée ?
— Ah ! Mais c’est justement le nœud de l’affaire. C’est
parce que vous avez eu une vision.
— Attendez, attendez… J’ai eu une vision, moi ?
— Ben oui, répondit benoîtement Basri. Vous me l’avez
dit vous-même. Dans l’avion…
— Mais ce n’était pas une vision ! C’était une… (Il se
mordit les lèvres pour ne pas dire « épiphanie ».) Enfin,
bref, non, c’était juste une pensée. Et quand bien
même… Tout cela est idiot. Les Allemands ne feront
jamais un lieu de pèlerinage du siège 9A d’un avion de la
Lufthansa parce que quelqu’un y a eu une… une sorte de
révélation.
— Les Allemands ne croient plus en rien, c’est bien
leur malheur. Leur ciel est complètement vide (à part les
avions.) Nous, on est à l’affût des signes. Convenez avec
moi que tout concorde. Le dernier Sijilmassi…
— Arrêtez de m’appeler comme ça ! On dirait Les
Aventures du dernier Abencérage. Ils ont mal fini, ces
gens-là, vous savez.
— Non, je ne sais pas. Les Ben Serraj, dites-vous ?

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(Le calepin et le crayon étaient réapparus comme par
enchantement.) Ils habitent où ?
— Non, non, laissons tomber, ce sont des choses qui
ont eu lieu il y a des siècles, en Andalousie, et qui ne
nous regardent ni de près ni de loin. Continuez plutôt
d’éclairer ma lanterne.
Cela fut dit sur un ton sarcastique mais Basri ne le
releva pas.
— Donc, tout concorde. Le dernier Sijilmassi a une
vision, il laisse tout choir.
— Mais ça, vous ne le saviez pas il y a un quart
d’heure.
— Peu importe, il y a le pressentiment. Donc, le
dernier Sijilmassi a une vision, il laisse tout tomber,
empoigne son bâton de pèlerin et vient, mû par le
Destin…, non, mû par Dieu, et s’installe dans la maison
de ses ancêtres. Vous n’allez pas me faire croire qu’il n’y
a pas un signe là-dedans ? Et il s’installe où,
précisément ? À côté de « la chambre effondrée ». Y a
pas un signe, là ? D’autre part, il était quoi, avant d’avoir
sa vision, le Sijilmassi ? Ingénieur ! C’est pas un signe ?
Un ingénieur, ça construit, non ? À l’occasion, ça
reconstruit ?
— Mais qui nous dit qu’il y a eu autrefois une zaouïa ici
?
— Bouazza a eu une vision. Vous n’êtes pas le seul…
— Attendez ! Tout à l’heure, vous disiez : « Bouazza
s’est souvenu de ce que lui racontait son grand-père. »
Basri secoua la tête en souriant.
— Comme vous vous êtes éloigné de votre culture…
Sachez que le mot arabe ru’yâ signifie « rêve » – pendant
le sommeil, donc – et jamais « vision » au sens français

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du terme, c’est-à-dire « vision éveillée ». L’âme ne peut
recevoir d’image d’origine surnaturelle que pendant le
sommeil ; les sens sont désactivés et ne peuvent
perturber la réception desdites images. Vos amis
chrétiens considèrent qu’une vision éveillée a plus de
validité qu’un simple rêve. Nous n’en croyons rien.
Renonçant à objecter que lui-même était bel et bien
éveillé quand il avait eu sa prétendue « vision » dans le
Boeing, Adam soupira :
— Et alors ?
— Et alors, Bouazza a vu en rêve son grand-père qui
lui a rappelé ce qu’il lui disait autrefois : il y a ici un saint
homme qui avait fondé une zaouïa. Devant tant de signes
du Ciel, Bouazza a compris ce qu’il devait faire. Il a
raconté tout cela à ses voisins, qui l’ont répété à leurs
voisins, etc. Bref, toute la ville sait maintenant que l’eau
qu’on puise ici est miraculeuse.
— Et cette histoire de Moulay Slimane ?
— Elle est authentique. Étudiez un peu l’histoire de
votre pays au lieu de me parler de Louis XIV. Donc, je
vous le répète, sous le règne du sultan Moulay Slimane,
l’aïeul de not’ bon roi actuel, il s’est passé ceci : des
wahhabis, roides comme autant de bâtons, sont venus
jusqu’ici…
— Ici ici ?
— Ici ici ; … et ont détruit la zaouïa. C’est-à-dire qu’ils
ont détruit la pièce dans laquelle le saint homme
dispensait ses cours.
— Ouh les vilains. Je veux dire, les wahhabis.
— Lui-même a choisi de s’occulter : il a disparu, pfuiiit
! comme ça, dans l’air pur. On ne sait ce qu’il est devenu.

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Il réapparaîtra peut-être à la fin des temps, avec Jésus et
le Mahdi.
Ronds de fumée. Basri conclut :
— Donc, Bouazza amasse des fonds pour reconstruire
la zaouïa. Maintenant que le dernier Sijilmassi est revenu
vivre ici, peut-être l’enseignement reprendra-t-il ?
Adam protesta :
— Mais comment se fait-il que je ne sois au courant de
rien ? Pourquoi ne me parle-t-il pas, ce bienfaiteur de
l’humanité ?
— Il n’ose pas. Bouazza, c’est un ver de terre à côté du
dernier des Sijilmassi.

Justement, le ver de terre entrait dans le patio.


Voyant les deux hommes en grande conversation, il
s’enhardit et s’approcha d’eux. Basri, qui était assis de
façon à surveiller, simultanément, tout ce qui se passait
dans la chambre et le patio, l’avait vu arriver et il avait
maintenant le visage tourné vers lui. Il lui fit un signe
désinvolte et Bouazza, s’autorisant de ce blanc-seing
tracé en l’air, franchit le seuil pour serrer la main du
policier, courbé d’humilité, un sourire obséquieux aux
lèvres. Puis, au grand étonnement d’Adam, il se
prosterna devant lui, lui prit la main avec fougue et voulut
y appliquer ses lèvres.
Adam eut un geste violent, presque un réflexe, et se
dégagea avant que le baisemain fût accompli, de sorte
que le puisatier ne réussit qu’à baiser ses propres doigts
jaunis par le tabac.
— C’est un grand jour, balbutia-t-il. Je rencontre enfin
Votre Seigneurie.

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Adam, stupéfait, ne sut que répondre. (Tu sais ce
qu’elle te dit, la Seigneurie ?)
Basrit sourit d’un air indulgent et renvoya d’un geste
Bouazza à ses activités hydrodynamiques.
— Revenons à nos…
— Vous avez vu ? Il a voulu m’embrasser la main ! Je
ne suis pourtant pas le sultan, ni une gente dame coiffée
d’un hennin… C’est quand même fou ! On est en l’an
2000 passé de quelques années et il y a encore des
Marocains qui font le baisemain !
— Bah… Puisque ça lui fait plaisir. Il baigne ainsi dans
la baraka qui émane de vous. C’est du moins ce qu’il
croit, tant mieux pour lui. Pourquoi enlever au peuple ses
illusions ?
Adam haussa les épaules et reprit le fil de la
conversation interrompue par l’intrusion de Bouazza :
— Une dernière question : quel est exactement votre
rôle dans cette affaire ?
— L’État, mon cher ami. Le Makhzen. Je vous l’ai dit :
l’État rend clair le monde. L’État est plus philosophique
que la philosophie, plus fort que Platon ; il explique
même l’accident, la bizarrerie, le monstre…
Sentant que l’inspecteur était reparti dans ses
divagations, Adam l’interrompit :
— Ça me rappelle plutôt la phrase de Cocteau : « Ces
événements nous dépassent, feignons d’en être les
organisateurs. » N’est-ce pas là l’attitude constante du
Makhzen ?
Basri réfléchit un instant, sortit son calepin, nota
quelque chose puis répliqua :
— Dépasser ? Rien ne dépasse le Makhzen. Merci

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quand même de m’avoir signalé ce Kokto. Vous avez son
prénom ? Non ? Tant pis. À bientôt.
Le policier se leva et s’en alla. Adam le suivit à pas de
loup et entrouvrit la porte du riad, quelques secondes
après que Basri l’eut fermée. Malgré l’obscurité, il vit
Bouazza plonger la main dans sa poche, en sortir des
billets de banque et les donner à l’inspecteur de police.
L’État est plus philosophique que la philosophie… Tu
parles.
Basri se dirigea en sifflotant vers l’entrée de la rue du
Mouflon et Bouazza se rassit à côté de sa glacière,
guettant le gogo.

Adam rentra, pensif, dans sa chambre. (« Messieurs,


nous nous devons de réagir ! » ; « Bien entendu, nous
n’allons rien faire. » ; « Munichois ! » ; « Comment osez-
vous ! » ; « C’est en notre nom que cela se fait, sur
chacune de ces petites bouteilles s’étale notre
patronyme, et vous voudriez que nous nous
couchassions ? »)
Il envoya les CRS boucler le Parlement et s’efforça de
s’endormir, bien qu’il n’eût pas dîné. La nuit était
maintenant complètement tombée.
Demain, il fera jour.

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24
Mademoiselle Cormon

Deux semaines passèrent sans visite inopportune.


L’affreux Basri se fit oublier – il avait sans doute d’autres
âmes à tourmenter, dans d’autres venelles obscures.
Bouazza ne tenta plus de raid sur la main droite de Sa
Seigneurie. Un calme apaisant régnait maintenant dans
le riad qui semblait s’assoupir dans une torpeur
intemporelle, que seul le chant du coq venait troubler, à
l’aube – mais cet accroc ne durait que quelques minutes.
Pendant la journée, on entendait à peine, derrière les
murs, au-dehors, la vague rumeur des pèlerins
hydrophiles. C’est peut-être une longue procession de
damnés, pensait parfois Adam, je suis dans ma caverne
(ou je suis aveugle (ou je suis Faust)), et je ne vois rien.
Qu’importe ? Qu’il est doux de vivre au fond des solitudes
/ Loin de la lutte humaine et loin des multitudes ! Il
dormait, la nuit, d’un sommeil profond, lisait, rêvassait,
faisait de longues siestes. Parfois, en fin d’après-midi, il
allait faire un tour sur les remparts.
Bouazza vaquait à ses occupations sans faire de bruit.
Il avait obtenu de Nanna qu’elle lui prêtât une clé de la
maison, sans doute contre une somme modique, et cela
lui permettait d’entrer et de sortir à sa guise sans avoir à
cogner violemment l’anneau du heurtoir, ce qui avait été
son habitude jusque-là – le fracas de ces coups secs, qui
semblaient résonner jusqu’au fond de son crâne, avait

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constitué une torture récurrente pour Adam. Il fut
reconnaissant à Nanna et à l’étrange puisatier de ce
marché qui arrangeait tout le monde.
Seul le tintement ténu du seau contre la paroi du puits
troublait par intermittence la torpeur du temps.
Chaque fois, Adam en était ému, parfois ses yeux en
étaient légèrement mouillés. Pourquoi le monde se
signalait-il autrefois par la violence du heurtoir, quand le
carillon léger du seau faisait aussi bien l’affaire ?
Azemmour, au-delà des murs du riad, semblait tapie
comme un fauve dans les herbes de la savane, haletant
doucement au plus chaud de la journée, quand des
nappes de plomb fondu tombaient des hauteurs du ciel
bleu.
L’austère passé de la petite ville, les palpitations de sa
vie enfouie dans les ruelles, ses multiples effluves, tout
cela se mêlait et se confondait en une atmosphère un
peu moite, un peu oppressante. Heureusement, on
pouvait lever les yeux, dans le patio, et il n’y avait plus,
alors, que ce grand carré d’azur qui délivrait l’âme de
l’enfermement.

La petite orpheline ne faisait pas de bruit non plus :


elle avait le don de pouvoir jouer dans le plus parfait
silence.
Adam l’observa un jour, par l’entrebâillement de la
porte de sa chambre, alors qu’elle était assise sur la
margelle et qu’elle s’amusait avec des chiffons et des
bouts de bois. On voyait ses lèvres bouger mais elles
n’émettaient aucun son. Les chiffons s’animaient,
dansaient, traçaient des spirales dans l’air puis, au gré de

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la volonté du chétif démiurge, retombaient dans leur
inertie d’objets inanimés. Les bouts de bois étaient peut-
être des maisons, des palais, des ponts, ils figuraient –
qui sait ? – des voitures ou des dragons… Elle ne cessait
de les déplacer, de les dresser contre la margelle, puis
de les lier et de les jeter par terre comme des fagots, le
sourcil froncé. Elle les fichait parfois dans la terre, près
du bigaradier, et semblait alors célébrer une sorte de
culte barbare, sans qu’aucun son ne sortît de sa bouche,
sans que personne ne le sût.
Une religion idéale, pensa Adam.

Un jour, en rentrant rue du Mouflon après une


promenade, il aperçut à la devanture d’une échoppe des
bâtons de craie multicolore, parmi un bric-à-brac d’objets.
Il était bien passé dix fois devant cette vitrine grise de
poussière, au cours des semaines précédentes, mais il
ne les avait jamais remarqués.
Il s’arrêta et contempla les humbles petits paquets qui
semblaient venir d’un autre âge. Oui, c’était cela : c’était
son enfance ; un autre âge, effectivement. Le vert
paradis… U vert, A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu…
Obéissant à une impulsion soudaine, il entra dans la
boutique et acheta trois paquets, ainsi qu’une ardoise. Le
boutiquier voulut engager la conversation mais Adam
coupa court et sortit.
De la craie, oui, mais pour quoi faire ? Il leva les yeux
et vit une cigogne installée dans son large nid, au haut
d’un lampadaire, et qui pointait sur lui son long bec. Elle

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semblait attendre une réponse. Avait-elle posé la
question ? Allons, j’entends des voix…
Il reprit sa marche. Si tu veux le savoir, oiseau, sache
que je veux faire quelque chose qui mûrissait en moi
depuis plusieurs semaines, mais dont je n’avais pas
vraiment conscience. Cette petite orpheline qui ne va pas
à l’école, je lui apprendrai à lire et à écrire.
Autant me rendre utile, maintenant que je ne suis plus
un high-flyer. C’est comme cela que M. Jbilou me
surnommait, du temps de ma splendeur. Il m’aimait bien,
Jbilou… J’étais un « jeune cadre dynamique ». High-flyer
: qui vole haut. Mais je t’ai abandonné le ciel et les
nuages, cigogne.

Ce même jour, en fin d’après-midi, il donna à la


gamine sa première leçon.
Il la prit par la main, alors qu’elle s’amusait à gronder
les feuilles les plus basses du bigaradier, l’emmena dans
sa chambre et la fit s’asseoir sur une chaise. Puis il prit
l’ardoise, traça dessus un cercle, le montra à l’élève et
modula un « o » long et grave. Il lui fit signe, c’était son
tour.
Elle comprit immédiatement ce dont il s’agissait. Elle
piailla « ooooo » en regardant le cercle. Ses yeux
s’écarquillèrent et un sourire illumina sa frimousse. Un
jeu de plus ! Ou peut-être quelque chose de plus sérieux,
mais de tout aussi excitant ?
Oooooo…
Je dois être le pire pédagogue de la planète. Mais elle
n’a que moi, elle devra faire avec. Et puis il ne s’agit que

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de l’alphabet, on n’en est pas encore à la concordance
des temps ni au subjonctif du verbe « moudre ».
(Et pourquoi lui apprends-tu les lettres latines ?
Pourquoi pas les lettres arabes ? N’est-ce pas toi qui as
abandonné le ciel aux machines volantes pour mieux
renouer le contact avec le sol natal, avec le sang des
ancêtres, qui ne connaissaient ni le U vert ni le E blanc,
qui ne pouvaient même pas prononcer ces deux voyelles
qui n’existent pas en arabe ?
Adam avait vu le problème, mais les choses étaient
bien plus complexes que cela. Il y avait cette épineuse
question des langues, ce drame linguistique qui rendait
l’éducation des enfants si difficile. Oui, il aurait pu
commencer par lui apprendre l’alphabet arabe ; mais
quels mots, quelles phrases devait-il ensuite utiliser,
comme exemples ? L’arabe classique, langue du Coran
et de la poésie antique, qui n’avait pas changé depuis
quatorze siècles et dans laquelle, depuis quatorze
siècles, tonnait et menaçait le Seigneur, semblait
incongru dans la vie minuscule de Khadija. L’arabe
dialectal ? Il ne s’écrit pas. Et puis, cette gamine avait
peut-être parlé berbère avec sa mère, quand celle-ci vivait
encore ?
Dans le doute, enseignons-lui l’alphabet latin. Après
tout, les lointains ancêtres de cette puce étaient citoyens
romains…)
Adam se mit à rire. Voilà un argument tiré par les
cheveux, un joli sophisme – « ses ancêtres étaient
citoyens romains »… C’était quoi, ce truc… ah oui, l’édit
de Caracalla… 212 – date facile à retenir, comme
Bouvines 1214 et Marignan 1515.
(Réponds à cette question : pourquoi cette entreprise ?

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Pourquoi apprendre à lire à cette enfant ? Tu veux
retrouver le monde lent et paisible du hadj Maati ; très
bien, mais, dans ce monde-là, les petites filles n’allaient
pas à l’école, les femmes ne savaient pas lire. Seuls les
hommes, et encore : quelques-uns, pouvaient déchiffrer
Ibn Tofayl ou Averroès. Alors, qu’est-ce que tu fais ?
Qu’est-ce qui te prend de t’improviser précepteur de cette
puce ?
Tu veux le savoir ?
Cette phrase :
« Si mademoiselle Cormon eût été lettrée, si elle avait
lu l’Arioste, les effroyables malheurs de sa vie conjugale
eussent-ils jamais eu lieu ? »
Voilà pourquoi je « m’improvise précepteur », comme
tu dis.
(On est très sérieux quand on a dix-sept ans et qu’on lit
une telle phrase, faussement interrogative, dans un
Balzac emprunté à la bibliothèque du lycée.)
J’ai rêvé cette nuit d’un viol affreux mais légal :
Bouazza épousant dans quelques années Khadija, sans
demander son avis à sa première femme, on lit la fatiha
du Coran devant témoins, et, le soir venu, le rustre frotte
son cuir épais contre la chair tendre de l’enfant, qui
deviendra son esclave, son souffre-douleur, pendant
quelques décennies, grattant, lavant, récurant,
épluchant… ; et produisant à la chaîne des mini-
Bouazza, qui perpétueront l’espèce.
Si mademoiselle Cormon eût été lettrée…)

Adam secoua la tête et revint à son sacerdoce.


Oooooo…

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Après le o, il lui apprit le a puis les autres voyelles. À la
fin du cours, il les lui fit réciter dans l’ordre de Rimbaud ;
ce qu’elle fit ; et lui, ému, se dit que le Parnasse entrait
rue du Mouflon, ce qui était parfaitement idiot, mais lui
sembla être le début de quelque chose. Quoi ? On verrait
bien.
Le lendemain, il essaya de lui apprendre quelques
consonnes, ce qui ne fut pas facile. En tout cas, cela
allait moins vite que l’apprentissage des voyelles. Il dut
ralentir un peu. C’est peut-être cela, le fameux rythme
scolaire ? se dit-il.
Les jours suivants, il pensa atteindre une sorte de
vitesse de croisière. Les premiers mots allaient venir.

Entre la lecture, les promenades et les cours


dispensés à sa nouvelle Héloïse, les jours s’écoulaient,
paisibles.

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25
Le cousin Abdelmoula

Tout cela ne dura pas longtemps. Un matin à l’aube,


vers la fin du mois de mai, les coups secs du heurtoir
retentirent de nouveau, doublés de grands battements
portés directement par une main impatiente sur la porte.
Nanna se précipita, prête à jouer les Cerbère. Elle cria : «
Qui est là ? » ; une voix d’outre-porte lui répondit
fièrement : « Moi ! »
Alexandre le Grand n’eût pas mieux réussi ce « Moi ! »
emphatique, mais ce n’était que le cousin Abdelmoula
qui s’annonçait ainsi.
Nanna ayant ouvert, il lui fit l’accolade sur le seuil, la
poussa un peu sur le côté, l’embrassa sur les deux joues,
la refoula dans l’entrée, puis déclara être venu s’enquérir
de la santé de son cousin Adam, dont il venait
d’apprendre qu’il s’étiolait ès lieux.
Il étouffa les protestations de Nanna sous un flot de
belles paroles et de bises qui claquaient comme autant
de fins de non-recevoir – quoi, que dis-tu, mais je ne suis
pas un étranger, voyons, je suis ton neveu, je suis chez
moi ici, écarte-toi donc, et il est où, ledit cousin ?
Adam, tendant l’oreille, reconnut la voix grinçante
d’Abdelmoula. Il fit la grimace. Ce zèbre était un
Sijilmassi… comment dire ? de la branche « inférieure »,
ou « cadette » (si tant est qu’il y ait des branches dans le
règne animal. (Concentre-toi, Adam.))

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Donc, un grand-oncle avait autrefois épousé la petite-
fille d’une esclave guinéenne et en avait eu une
ribambelle d’enfants au teint sombre, dont le dénommé
Abdelmoula. Ils s’étaient égaillés aux quatre vents, on en
signalait même un en Alaska, creusant des trous ; un
autre, en Finlande, qui escaladait les façades rocheuses ;
une coiffeuse à Douarnenez, en France. Ils étaient tous
partis, sauf Abdelmoula, qui s’était installé dans la ville
voisine d’El-Jadida, où il enseignait l’arabe classique
dans une école. Il avait aujourd’hui la cinquantaine.
On le surnommait ould l-khâdem, c’est-à-dire « le fils
de la négresse », et il ne s’en formalisait pas, riant de
bon cœur quand on le charriait, citant à l’occasion Bilal
l’Éthiopien, le premier muezzin de l’Islam, qui était noir
comme lui ; avec cela, bon garçon, un peu niais, ne
voyant pas plus loin que le bout de son nez camus…
(mais peut-être était-ce une façon de cacher son jeu, car
son regard prenait parfois, dans certaines circonstances
et pendant quelques secondes, une acuité presque
métallique ; et il prononçait alors, sur un ton froid,
quelques phrases courtes, une réfutation sèche et
précise, la pointe d’un raisonnement implacable qui avait
mûri, sans qu’on s’en rendît compte, derrière sa face de
clown noir.)
Il traversa le patio d’un pas vif, poussa la porte et se
pencha sur Adam qui s’était recouché. Il lui fit une longue
accolade horizontale – la manœuvre n’était pas aisée –
en émettant des hé ! hé ! qui ne signifiaient rien ; puis
l’embrassa sur les deux joues (c’était mouillé) et s’assit
enfin, sans façons, sur le bord du lit, ce qui obligea Adam
à se redresser, de très mauvaise grâce, et à s’appuyer du
dos contre le mur. La position était inconfortable.

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Abdelmoula attaqua sans précaution oratoire.
— Eh bien, Adam, mon cher cousin, le bruit court que
tu nous fais une terrible dépression nerveuse ?
— Quoi ?
— Ma ykoun bass… Je suis venu te réconforter et
t’apporter une bonne nouvelle : sache qu’il n’y a pas de
dépression nerveuse ! Ça n’existe pas chez nous, c’est
un truc de chrétiens ou de juifs ! Nous, nous pouvons
éprouver une torpeur passagère, de la tristesse même,
mais notre religion nous permet de surmonter cela
aisément…
Nous y voilà. « Notre religion »…

Tout le pays avait été saisi d’une intense ferveur


religieuse, dans les années quatre-vingt du siècle dernier.
Étrange cas d’hallucination collective, et qui durait
encore, qui s’éternisait, qui n’allait jamais prendre fin,
peut-être.
Comment, pourquoi, tout cela avait-il commencé ? On
ne le savait pas vraiment. Les sociologues se grattaient
l’occiput… La ruralisation des villes ? Mais les
campagnes étaient moins dévotes que les villes…
Peut-être ce phénomène soudain avait-il été la
conséquence de la prise du pouvoir, en Iran, en 1979, par
l’ayatollah Khomeiny ? D’Arabes humiliés par la défaite
de 1967, orphelins de Nasser depuis 1970, ils étaient des
millions à s’être métamorphosés, en quelques mois, en
musulmans conquérants faisant la nique à l’Amérique,
prenant en otages ses diplomates, foulant aux pieds son
drapeau… L’ayatollah ne craignait ni le grand Satan ni les

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petits, parce qu’il avait Dieu avec lui. On en frissonnait
d’exaltation, de Qom à Casablanca.
Et tant pis si ledit ayatollah n’était ni arabe ni sunnite ;
peu de Marocains le savaient, à l’époque. Dans diverses
villes du royaume, des pères venaient inscrire fièrement
le prénom de leur dernier-né vagissant dans ses langes :
« Khomeiny ! » L’officier d’état civil devait alors leur
expliquer patiemment que ce « prénom » inusuel était «
interdit par le Makhzen ».
Hassan II, Commandeur des croyants (sunnites), avait
fini par fulminer une fatwa, par oulémas interposés, qui
affirmait que le lointain ayatollah iranien était un
hérétique… (ce qui avait grandement amusé Adam, à
l’époque, parce que ça lui avait rappelé le cours d’histoire
d’un M. Porte hilare, au lycée Lyautey : « En 1054, le
légat du pape déposa à Sainte-Sophie une bulle
d’excommunication contre le patriarche de
Constantinople… » Ces vieilles lunes, nous y étions
encore, dans les années 1980…).
Il n’y avait pas que l’onde de choc de la révolution
iranienne. Cet accès de ferveur religieuse était aussi le
résultat (voulu ?) de la politique d’arabisation et
d’islamisation de l’enseignement, une politique décrétée
par Hassan II et le parti de l’Istiqlal, et qui avait
commencé à la même époque, au début des années
quatre-vingt.
Dans la foulée, on avait supprimé l’enseignement de la
philosophie. Oust ! Au rebut, Aristote et son Dieu
indifférent ! Descartes et le doute méthodique ! Kant et
son rejet de la métaphysique ! Sartre et son culte athée
de l’individu ! Pas de ça chez nous ! Abêtissez-vous…
Les nouvelles générations ne devaient connaître que l’«

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éducation islamique », le dogme, l’orthopraxie. Faites
ceci, pas cela.
Le voile était ainsi apparu, qui n’était jusque-là porté
que par les grands-mères. Puis le niqab, puis la burqa,
selon le principe bien connu : « Je suis plus pieux que toi,
gugusse, car je vais plus loin dans l’observance du
dogme. » Cette émulation crétine avait transformé en
linceuls ambulants des jeunes filles dont les mères
avaient porté des jupes et des chemisiers, et s’étaient
promenées les cheveux au vent, par les rues et les
chemins.
Le cousin Abdelmoula n’avait pas échappé au raz de
marée conformiste. Lui qui, dans sa jeunesse, dans les
années soixante-dix, s’était trémoussé sur les rythmes
des chansons yé-yé, qui avait tenté de bécoter les filles
dans les surprises-parties, qui avait chanté Brel,
Brassens, Ferré, qui avait dévoré Salut les copains et
accueilli avec ferveur tout ce qui venait de France, ne
jurait plus aujourd’hui que par le Coran, les hadiths et
cinq prières par jour.

Que disait-il, en ce moment ?


— … mais il faut que tu ailles te prosterner auprès du
tombeau de Moulay Bouchaïb. Tu aurais dû le faire dès
ton arrivée, c’est quand même le saint patron de notre
ville. Et pour doubler tes chances (Abdelmoula gloussa),
tu peux aussi aller demander la bénédiction de rabbi
Abraham Moul’ Ness, le saint juif d’Azemmour. Lui aussi
guérit ce genre d’affliction.
Parlait-il sérieusement ? Adam ferma les yeux. Il ne
faut pas débattre avec le premier venu mais uniquement

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avec les gens que l’on connaît, dont on sait qu’ils sont
suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des
absurdités… Mais l’autre était là, à quelques centimètres
de lui et il attendait une réponse, la face éjouie, plein de
sollicitude.
— Écoute, Abdelmoula…
Il voulait lui dire que cette invasion lui semblait
manquer de tact, qu’on n’entre pas chez les gens en
évoquant, sans prendre de gants, leurs problèmes, leurs
ennuis, leur santé ; qu’enfin, ils n’avaient pas gardé les
chèvres ensemble. Mais un scrupule l’arrêta : l’autre
n’était pas un mauvais bougre et, en dépit de sa
maladresse, il avait de bonnes intentions.
— Écoute, Abdelmoula… D’abord, je n’ai pas fait de
dépression nerveuse…
— C’est bien ce que j’ai dit !
— Soyons précis, tu en as d’abord fait l’hypothèse
avant de la réfuter – et de donner un autre nom à la
chose. Moi, je te dis qu’il n’y a même pas lieu de parler
de ça – je ne suis pas malade. Ensuite, comment peux-tu
utiliser un vocabulaire médical et proposer ensuite d’aller
voir un marabout ? On est au XXIe siècle ou à Médine au
temps de l’Hégire ?
Le cousin fronça les sourcils.
— Notre religion couvre tous les domaines. Le
Prophète a fondé toute une branche de la médecine : ça
s’appelle la médecine prophétique.
Il ne faut pas débattre avec le premier venu…
Prenant le silence d’Adam pour une approbation, ou la
manifestation d’un intense désir d’en savoir plus,
Abdelmoula leva le doigt et dit :
— Le Coran fait état de la dépression…

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— Mais tu disais que ça n’existait pas « chez nous » ?
— Attends, laisse-moi finir. Le Coran fait bien état de la
dépression : « Ainsi faisons-Nous alterner les jours tantôt
bons, tantôt mauvais parmi les gens. » C’est la sourate 3,
verset 140.
Il avait énoncé la phrase en arabe dialectal et
maintenant il la récitait en arabe classique : wa-tilka al-
ayyâmu nudâwiluha bayna an-nâss.
Adam, malgré lui (il ne faut pas débattre…), fit
remarquer qu’il n’était question dans cette phrase que de
« jours » ; littéralement, ça donnait : « Ainsi faisons-Nous
alterner les jours parmi les gens », ce qui lui semblait
être un truisme. Où l’autre avait-il trouvé « tantôt bons,
tantôt mauvais » ?
Abdelmoula se renfrogna. Il fallait être de bonne foi,
ouvrir son cœur au texte, ne pas chipoter. C’était la
condition sine qua non pour l’entendre véritablement. Et
alors il y avait là la définition de la mélancolie.
— Admettons, dit Adam. Et alors ?
— Alors, la médecine prophétique offre plusieurs
remèdes. La talbina, par exemple.
— Talbi… quoi ?
Abdelmoula se tourna vers la petite fille qui, à son
habitude, s’efforçait de se rendre invisible, accroupie
dans un coin de la chambre.
— Va donc, mon enfant, demander à Nanna de nous
faire du thé.
L’orpheline détala. Abdelmoula reprit son exposé, de
sa voix grinçante :
— Sache, mon cher cousin, que la talbina est une
préparation à base de farine d’orge, de lait et de miel. La
farine d’orge doit être, naturellement, de production

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traditionnelle. On ne l’achète pas chez Félix Potin. Félix
Potin, on y revient. C’est leur slogan, n’est-ce pas ?
Il avait prononcé les trois dernières phrases en
français, avec un large sourire (« J’ai roulé ma bosse, je
suis cultivé, je n’ignore rien de ces mécréants, je parle
leur langue, etc. »).
Adam refroidit son enthousiasme :
— Félix Potin, ça n’existe plus. Mais laissons cela.
D’après toi, de l’orge, du lait et du miel, ça suffit pour
soigner la dépression nerveuse – qui, par ailleurs, est une
fiction ?
— Absolument ! Aïcha, la Mère des croyants,
prescrivait la talbina pour les personnes affligées d’un
deuil récent. Nous le savons grâce à ‘Urwa, qui a
rapporté ces paroles de Aïcha : « J’ai entendu le
Prophète (prières et salutations de Dieu sur lui) dire ceci :
« La talbina réconforte le cœur et dissipe le chagrin. » On
trouve tout cela dans le Sahih de Boukhari.
Ses yeux brillaient.
— Tu devrais compulser le Sahih plus souvent, au lieu
de perdre ton temps à lire Montaigne ou Voltaire.
Il avait dit cette dernière phrase sur le ton de la
plaisanterie, en clignant de l’œil, comme s’il voulait se
faire pardonner d’avance son effronterie – il n’était que
ould l-khâdem, après tout – mais on sentait bien qu’au
fond, il était très sérieux.
Adam commençait à se sentir las.
— Dis-moi, Abdel, tu as fait des études, non ? Donc tu
sais que c’est la chimie qui régit nos humeurs ? Malgré
tout le respect qu’on leur doit, ‘Urwa, Aïcha et tutti quanti,
ce n’étaient pas des chimistes, non ? Ils ne maniaient
pas la pipette et le bec Bunsen ?

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Le cousin intempestif esquissa un sourire de l’espèce
« commisérative », sous-genre « tu crois m’avoir, c’est
moi qui t’aurai », une lueur de triomphe s’alluma dans
ses yeux et tout son faciès, qui réussissait l’exploit d’être
à la fois brun, rubicond, réjoui et goguenard (figurant ainsi
le drapeau d’une république improbable), exprima cette
forte pensée : « Je t’attendais là ! »
— De la chimie, dis-tu ? Mais la talbina est une source
de tryptophane ! (Il ferma les yeux, comme s’il récitait un
texte appris par cœur.) Le tryptophane est l’un des vingt-
deux acides aminés constituant des protéines. C’est un
acide aminé essentiel pour l’homme, c’est-à-dire qu’il
doit être apporté par l’alimentation ; la talbina, par
exemple (et toc !).
Il continua, impitoyable :
— Le tryptophane est à l’origine de la sérotonine. Or la
sérotonine, cher cousin, est une substance qui améliore
l’humeur. C’est la cible principale des médicaments
antidépresseurs. Pourquoi payer des fortunes aux
Américains pour leur Zoloft ou leur Prozac, alors que le
Prophète nous a révélé que ces prétendus médicaments
ne sont pas plus performants que la bonne vieille talbina
des familles ?
Adam restait bouche bée. (Je rêve… Un intrus
m’assène un cours de chimie entrelacé d’histoire
religieuse. Tout ce que je voulais, c’était le calme et la
tranquillité.) Croyant avoir gagné cette bataille,
Abdelmoula se fit protecteur.
— Tu demanderas à Nanna de te faire de la talbina, tu
en mangeras après être rentré de ta visite à Moulay
Bouchaïb. Attention, l’ingrédient principal, la farine
d’orge, est sensible à l’humidité. Gare à la moisissure !

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Tu demanderas à l’aïeule de prendre les précautions
nécessaires.
Adam secoua la tête et sortit de sa sidération.
— Excuse-moi… Tu as bien prononcé cette phrase : «
… alors que le Prophète nous a révélé que ces prétendus
médicaments ne sont pas plus performants que la talbina
»?
— Oui.
— Le Prophète a cité Zoloft et Prozac ? Au VIIe siècle ?
L’autre leva les bras au ciel.
— Tu recommences ! Je te l’ai dit : il ne faut pas
ergoter, il faut ouvrir son cœur. Bien sûr que le Prophète
n’a pas littéralement parlé de Prozac. C’est façon de
parler.
Adam hocha la tête.
— Ah, d’accord… Autre chose ?
Abdelmoula se rengorgea, très fier d’être enfin pris au
sérieux par l’ingénieur – l’ironie avait glissé sur lui comme
l’eau sur les plumes d’un canard.
— Oui ! La hijama. Tu dois la pratiquer en même
temps que tu fais ton régime à base de talbina. Elle
permet de se relaxer, elle améliore le sommeil, etc. Avec
la hijama, adieu les symptômes liés à la dépression : mal
de tête, courbature, constipation… Tu ressens tout cela,
n’est-ce pas ?
— Oui, ma dépression imaginaire est impitoyable.
— Le Prophète (prières et salutations de Dieu sur lui) a
dit : « Parmi les meilleurs moyens de vous guérir, il y a la
hijama. » C’est Anas (que Dieu soit satisfait de lui) qui
rapporte ces paroles de l’Envoyé.
Avant même qu’Adam ait pu objecter quoi que ce fût,
le cousin mit prestement son autre casquette :

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— Une étude publiée dans le Journal of Biomechanics
en 2005 affirme que la hijama (ils appellent ça cupping
therapy, les Américains)… que la hijama est une
alternative valable à l’acupuncture. Elle permet d’utiliser
les mêmes points avec un avantage majeur : l’absence
de pénétration de la peau évite le risque d’une
transmission de maladie par les aiguilles. Au diable,
l’acupuncture ! Qui a besoin des Chinois ?

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26
Une ondée pour mon cœur

Adam restait sans voix. En entendant le mot « Chinois


», il avait pensé à Naïma et ressenti soudain une grande
tristesse – ce qui l’étonna et l’inquiéta. (L’aimait-il, à sa
façon ? Ou était-ce le corps d’albâtre, plantureux, qui lui
manquait ?).
Nanna entra de son pas pesant et déposa un plateau
portant deux verres de thé sur la table de chevet.
Abdelmoula tendit un verre à Adam. Celui-ci, toujours
troublé (l’image de Naïma voltigeait devant ses yeux), but
une gorgée de thé et demanda distraitement :
— Tu me parles de hija quelque chose… Mais je ne
sais pas de quoi il s’agit.
— Mais si, tu sais ce que c’est ! On la voit pratiquer
partout dans les souks !
— Cela fait longtemps que je n’ai pas mis les pieds
dans un souk.
— Eh bien, ce sont les…, comment dit-on en français
?… les ventouses ! Tu sais bien, on extrait le sang de la
surface de l’épiderme à l’aide de ventouses…
— Ah oui, je vois. Et ça aussi, ça fait partie de la
médecine prophétique ?
— Et comment ! Anas ibn Malik rapporte que le
Messager de Dieu (salla-llahou ‘alayhi wa sallam’)…
— Excuse-moi… Est-ce que tu es obligé d’ajouter
salla-llahou ‘alayhi wa sallam’ chaque fois que tu

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évoques le Prophète ? Ça devient assez répétitif. C’est
lassant, quoi.
Abdelmoula, interrompu dans son élan, eut une sorte
de haut-le-cœur. Il ne s’agissait sans doute que
d’exprimer quelque sentiment qui tenait de l’indignation et
de l’incrédulité (et aussi du message codé, en direction
du Ciel : je ne suis pas le gardien de mon cousin, c’est lui
qui doit encourir ton ire, ô Seigneur).
— Bien sûr ! Tout musulman doit réciter cette formule
après avoir prononcé le nom du Prophète.
— Mais puisqu’il ne s’agit que d’une formule, elle peut
être abrégée, non ? Tu pourrais te contenter d’énoncer
les premières lettres de chaque mot : s-a-w-s. C’est joli,
saws… Ou même, on pourrait gazouiller piiip ou tûûûût.
Ça donnerait du rythme à la phrase. « Le Prophète, piiip,
a dit… »
— Comment ça, piiip ou tûûûût ? Tu blasphèmes !
— Pas du tout. L’important, ce n’est pas ce qu’on
profère mais le sens qu’on met là-dedans. Tout est dans
l’intention. Tu peux parfaitement dire piiip ou tûûûût, du
moment que pour toi cela signifie « Prières et salutations
de Dieu sur lui ». Tu devrais savoir cela puisque tu es
prof. Vous aviez quand même la linguistique au
programme, à l’école normale ? De Saussure… « Le lien
entre le signifiant et le signifié est arbitraire… », ça te
rappelle quelque chose ?
Abdelmoula, l’air soucieux, sirotait son thé en écoutant
Adam parler. Puis ses traits se détendirent et un large
sourire éclaira sa face :
— Tu plaisantes, n’est-ce pas ? C’est bon signe, tu
sors du marasme. L’influence du Prophète agit. Mais ce

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n’est pas bien de plaisanter en matière de religion. Bon,
où en étais-je ?
— Anas ibn Truc rapporte que Machin…
— Ah ! oui. Donc le Prophète (salla-llahou ‘alayhi wa
sallam’) a dit : « Pendant mon Voyage nocturne, je ne
suis jamais passé devant un groupe d’anges sans qu’ils
me disent : Ô Muhammad ! Ordonne à ta communauté
de pratiquer la hijama. » Ça se trouve dans le Sahih de
Jamii’.
— Mais ce hadith est idiot ! Les anges n’ont pas
d’autre conversation que parler de ventouses ? Pourquoi
pas de scoubidous ou de spatules dorées ? C’est
invraisemblable ! C’est niais de chez niais !
— Tu oses contredire un hadith ?
— Ce n’est pas parole d’Évangile, tous ces on-dit du
genre : « J’ai entendu X raconter que Y lui avait affirmé
qu’un pèlerin afghan avait confié à son grand-père bossu
que le Prophète, piiip, se nettoyait les dents avec une
bûchette… » Quel intérêt ?
Abdelmoula ne se laissa pas démonter.
— Je suis content de constater que tu connais
quelques hadiths, même si c’est pour les contester à ta
façon bien française : sarcastique, sans respect pour le
sacré. Effectivement, le Messager de Dieu (salla-llahou
‘alayhi wa sallam’) a dit : « Utilisez régulièrement le
siwak car c’est une bonne façon de se purifier la bouche
et cela plaît au Seigneur. » Le siwak, le bâton d’arak,
c’est ce que les mécréants (il avait appuyé sur le mot)
appellent sans doute une « bûchette ».
— Siwak, bûchette, potato, tomato… Tout de même,
ça ne te semble pas étrange qu’on mette sur le même

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plan « se purifier la bouche » et « cela plaît au Seigneur »
?
— Non, ça ne me dérange pas.
— Dans ce cas, j’abandonne.
Abdelmoula esquissa un sourire triomphant et revint à
ses obsessions thérapeutiques :
— Quand tu seras dans le marabout de Moulay
Bouchaïb, après avoir salué le saint, tu devras réciter les
paroles suivantes : « Ô Dieu, je suis ton serviteur. Mon
toupet est dans ta main… »
— Mon quoi ?
L’autre continuait de réciter :
— « Que ton décret s’accomplisse. Je te demande par
tous les noms qui t’appartiennent, que tu as révélés dans
ton Livre ou que tu as gardés dans la science de
l’invisible… »
Il fit une pause, ferma les yeux un instant puis continua
:
— « Je te demande de faire du Coran une ondée pour
mon cœur, une lumière pour ma poitrine. Qu’il dissipe ma
tristesse et fasse disparaître mes soucis. »
Il s’arrêta, avala une dernière gorgée de thé et assena
à Adam :
— Retiens ces phrases, il te faudra les réciter sur le
tombeau de Moulay Bouchaïb !
— Ne t’en fais pas, je retiendrai cette euphonie : ham
et gham, pour dire « les soucis ». Et puis, « une ondée
pour mon cœur, une lumière pour ma poitrine », c’est
beau. On dirait du Lamartine. Elle vient d’où, cette prière
?
Le fils de la négresse tiqua. Il fit une grimace qui
exprimait sans doute sa désapprobation des formulations

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profanes de l’ingénieur. Néanmoins, il répondit à la
question :
— Ces paroles sont rapportées par Abdullah ibn
Mas’oud. On les trouve dans un hadith consigné par
l’imam Ahmed.
— Et qu’est-ce que c’est que cette histoire de « toupet
» ? « Mon toupet est dans ta main… » Il faut que j’aille
chez le coiffeur me faire faire une coupe de coolie
chinois, comme au temps du Far West ? Avec une natte
?
(Tex Willer étonna beaucoup les cowboys lorsqu’ils le
revirent à El Alamo, au printemps : il avait la tête rasée, à
l’exception d’une touffe de cheveux sur le sommet du
front.)
— Tu fais encore le mauvais esprit. Il ne s’agit que
d’une image. Ça signifie que ton destin est dans la main
de Dieu.
Tex-la-houppette hocha la tête, renonçant à contester
l’expression « la main de Dieu ». (Dieu, combien de
doigts ? (Longue discussion sur le tajsid,
l’anthropomorphisme (les Américains sont sur la Lune et
nous, nous nous disputons à propos du tajsid.)))
Il but une gorgée de thé et dit tranquillement :
— Merci pour les conseils. Au revoir. Je suis encore un
peu souffrant, il faut que je me repose.
Abdelmoula se leva, un large sourire fendant son
visage. Il serra la main du gisant, gifla gentiment
l’orpheline, sortit dans le patio, hurla un au revoir à la
cantonade, adressé sans doute à Nanna, et s’en alla en
faisant claquer fort la porte du riad, comme s’il venait de
reconquérir Cordoue.

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27
Ressusciter la marionnette

Adam alla faire un tour sur les berges de l’Oum er-


Rbia.
Le soleil baignait d’une lumière blonde les remparts
dont semblait émaner la chaleur environnante. Adam,
assis sur une souche, s’en imprégna pendant quelques
minutes, puis il se mit à réfléchir. La visite d’Abdelmoula
l’avait ébranlé. Il y a quelque chose qui ne va pas.
Essayons d’y voir clair.
Donc, épiphanie au-dessus de la mer d’Andaman.
Avion, altitude, vitesse… « Qui suis-je ? », « Que fais-je
ici ? », etc. Mon grand-père, « digne vieillard qui jamais
ne dépassa la vitesse du cheval au galop »… mon père,
« qui jamais ne posséda automobile »… Très bien ! Je
freine donc, je ralentis, je m’arrête. Je reviens aux
sources. Dans le boyau natal. Le riad ancestral. C’est
bien cela que je suis, que nous sommes. Cette torpeur,
où il y a sans doute de la sagesse. Le temps scintille et
le songe est savoir.
Je renie Voltaire et tout le siècle des Lumières.
Et puis je tombe opportunément sur un coffre empli de
livres de « chez nous ». Choc à la relecture du Hayy Ibn
Yaqzân, enfin compris. Oui, c’est bien cela que je
cherchais. Ibn Tofail, Ibn Rochd, calme été cordouan…
Quand les Arabes savaient penser, quand l’islam était
intelligent… Je peux être le petit-fils du hadj Maati, sans

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rien renier, fier et droit, et pourtant le monde est fait à ma
mesure…
Et soudain, Abdelmoula ! La niaiserie incarnée.
Talbina, hijama… Est-ce cela que nous sommes ? que
nous sommes devenus, depuis une trentaine d’années ?
lents et lourds ? bêtes ? bébêtes ?
Et avant Abdelmoula, le puisatier. Qui exploite la
crédulité générale. La baraka des Sijilmassi… Dois-je,
moi aussi, acheter l’eau de Bouazza ? Tu voulais un
retour aux sources ? Bois à celle de Bouazza. « Fontaine,
je ne boirai pas de ton eau. » Mais si ! Tu veux être
authentique ? Deviens Abdelmoula, aime Bouazza. Il faut
aimer Bouazza. Et Basri, tiens. L’État. Le plus froid des
monstres froids… Le Makhzen. Qui a l’air de tirer les
ficelles.
Cesse de voir Mallarmé dans un bâtiment qui ne te
demande rien, oublie Valéry, Breton, Hugo… Oublie Marx,
Freud, Darwin…
Le soleil déclinait. Assis sur sa souche, Adam sentait
la tristesse s’emparer de lui.
Admettons. Abêtissez-vous. Mais comment ?
L’imposture de Bouazza, l’imbécilité d’Abdelmoula,
l’ambiguïté de Basri, je les vois grandes comme des
pyramides. Comment tuer en moi le discernement ?
Comment ressusciter la marionnette ? Que faire ?
Frapper du front contre le sol à s’en rendre sot ?
Même dans ce cas, je serai l’homme lucide qui
s’observe s’abêtissant. Celui qui s’abêtit aiguise sa
lucidité à mesure qu’il s’abêtit. Celui qui fléchit le genou
se méprise en tant qu’il s’abaisse, mais, pour cela
même, il s’estime : parce qu’il se méprise…
Il y a là un cercle vicieux, ou vertueux, en tout cas une

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sorte d’impossibilité logique.

Il revint lentement vers la maison, avec l’impression


d’être aux prises avec un problème insoluble, une suite
d’oxymores… Comme un vol d’oxymores hors du charnier
natal… Ce vers, appris autrefois au lycée, venait de surgir
en lui, légèrement déformé, le mot « oxymores »
remplaçant l’élégant « gerfauts ». Curieux…
En y réfléchissant, Adam se rendit compte que cette
phrase venue d’on ne sait où n’était pas dénuée de sens.
Il faut laisser les oxymores quitter le nid, il faut rester
dans la ville natale (la langue natale ?… maternelle ?), là
où il n’y a plus de contradiction, plus de doute, plus de
cercle vicieux. Il n’y a plus d’éclipse au front de l’univers.

Il s’arrêta à l’étal d’un maraîcher, acheta quelques


légumes, puis entra chez le boucher et fit l’emplette de
beaux morceaux de viande. Il tendit le tout à Nanna,
assise dans le patio, et alla s’allonger dans sa chambre.
La petite fille y entra bientôt, sans un bruit, les yeux
écarquillés, l’ardoise fermement serrée sous le bras
gauche, comme s’il s’agissait d’un bouclier. Elle
brandissait un bâton de craie de la main droite. Elle alla
s’asseoir devant le mur, se tourna vers Adam et esquissa
un sourire qui exprimait une requête peureuse.
Tu n’es encore pour moi qu’une petite fille toute
semblable à cent mille petites filles. Je ne suis pour toi
qu’un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu
m’apprivoises, nous aurons besoin l’un de l’autre. Tu
seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi
unique au monde…

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Adam lui rendit son sourire et se leva.
S’armant à son tour d’un bâton de craie, il commença
à tracer des lettres sur le mur. Où en était-il resté ? Ah
oui, les minuscules, les majuscules… Ne connaissant
rien à la pédagogie, il se fiait à son instinct. Qu’elle
apprenne à reproduire ces simples signes, on
s’occuperait des syllabes plus tard, puis des mots, puis
des phrases.
Assise en tailleur, sa minuscule langue sortant un peu
de sa bouche, l’orpheline se mit à dessiner les lettres sur
son ardoise. La voix du muezzin résonna, mais ni l’élève
ni son professeur n’interrompirent leur tâche.
Quand l’ardoise fut remplie de lettres, Khadija la tendit
à Adam. Les lettres étaient parfaitement formées. Etait-
ce son imagination ? Il lui sembla que certaines étaient
plus grandes que d’autres. Elles formaient le mot BABA.
Interloqué, il baissa les yeux vers l’orpheline. Elle lui
rendit crânement son regard.
Il pointa le doigt sur les lettres :
— Ça, c’est quoi ?
Elle répondit joyeusement :
— Baba !
Il ne sut que répondre. Les larmes lui montèrent aux
yeux et il dut se mordre les lèvres pour ne pas éclater en
sanglots. Cette petite orpheline prononçait le mot « père
» pour la première fois de sa vie, peut-être. Il finit par faire
un petit geste de la main, comme s’il la congédiait.
Elle sortit en chantonnant baba, baba, baba…

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28
Tempêtes théologiques

Abdelmoula prit l’habitude de passer chaque soir,


avant l’heure du dîner, pour bavarder avec Adam.
Il ne venait jamais les mains vides : il apportait toujours
quelques gâteaux ou du poulet rôti ou de la harira dans
une sorte de gamelle militaire. Nanna était ravie. La petite
fille éprouvait sans doute des sentiments mitigés :
Abdelmoula n’oubliait jamais de lui glisser quelques
bonbons dans la main, mais il lui pinçait ensuite la joue,
ou bien il lui mettait une petite gifle affectueuse, et ces
violences minuscules déclenchaient de grandes
bouderies qui passaient inaperçues.
Parfois, un ami d’Abdelmoula l’accompagnait, un
certain Nadir. Cet homme-là avait l’air gourd, empêtré,
hésitant. C’était sans doute une manifestation de cette
forme de timidité maladive qui convainc ceux qui en
souffrent que leur corps est de trop, qu’il dérange les
autres, qu’il leur répugne même, alors que les autres ne
voient rien, ou ne remarquent en fait, et de façon
paradoxale, que l’embarras et la gêne que ces grands
timides respirent par tous les pores de leur corps qui,
sans cela, serait passé inaperçu.
Adam avait renoncé à expliquer à Abdelmoula qu’il
désirait plus que tout la solitude. Il le recevait sans
chaleur excessive, se laissait embrasser, rigide, et
s’asseyait sur le lit. Le cousin s’emparait d’une chaise et

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commençait à lui poser des questions. Sa curiosité
semblait insatiable.
Nadir, quand il était présent, ne disait rien, ou presque,
et évitait de croiser le regard de son hôte ; mais il était
tout ouïe.

Au fil des jours, une évolution se produisit en Adam ; il


commença à apprécier, parfois, ces visites quotidiennes
(c’était peut-être l’appétence qui revenait ?), même s’il lui
en coûtait toujours de mener une vraie discussion. Mais,
se disait-il, n’était-ce pas ainsi que les hommes, à
l’époque de son grand-père, passaient leurs journées ?
Et Ibn Tofayl avec son ami l’émir ? Ne déambulaient-ils
pas dans les jardins de l’Alcazar, en parlant de
philosophie, de poésie, de science ? L’émir ne tenait-il
pas conseil sur son divan, où se traitaient les affaires du
monde ? Ces grands palabres, en somme, faisaient
partie de la vie lente et sereine à laquelle il aspirait.
Abdelmoula avait une idée fixe qui se déclinait en deux
parties :
1. Adam faisait une dépression nerveuse.
2. La seule façon d’en sortir était l’islam. (L’islam est la
solution de tout.)
Il était persuadé qu’Adam était athée, ou au moins
agnostique, ou zindiq, libertin, bien que ledit Adam n’eût
rien révélé de ce côté-là. Mais le fait qu’on ne le voyait
jamais prier suffisait à Abdelmoula.
Au bout de quelques jours de discussions, ils en
arrivèrent aux choses sérieuses. C’était au tout début de
juin.
— Mais enfin, en quoi crois-tu ? Le monde est

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absurde, c’est ça ? Comme le dit ton Sartre ?
(Mon Sartre ? (Je fais concurrence à Simone.))
— Pas exactement, répondit Adam. Il y a du sens, si
on veut. (Allons, il faut que ça sorte.) Disons qu’il y a
quatre niveaux de sens.
— Quatre ? Pas un de plus ? railla Abdelmoula en se
calant sur sa chaise. Je suis curieux d’entendre ce que tu
vas nous raconter.
Ce jour-là, Nadir était de la partie. Ses yeux semblaient
exorbités.
De mauvaise grâce, Adam commença à parler.

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29
Credo de l’agnostique Au niveau zéro,
celui des atomes, il n’y a rien. Rien de plus
que cela : des particulaires élémentaires.
On ne sait pas vraiment ce que c’est (des
vibrations ? (Mais de quoi ?)). Quel sens
cela a-t-il ? Aucun. On peut juste dire : il y
a quelque chose. On peut tout juste
constater. Mesurer, si possible. (Mesurer,
c’est savoir.) Abdelmoula renifla un grand
coup, c’était sans doute une forme
d’objection mais il ne dit rien. Nadir ouvrait
grand la bouche.

Dans un deuxième niveau, il y a des relations entre ces


particules. (Peut-être ces relations sont-elles le seul
monde réel.) Par exemple, les quatre forces
élémentaires…
— Rappelle-nous ce qu’elles sont, grinça Abdelmoula.
Était-ce de l’ironie ? Ou une vraie soif d’apprendre ?
Mais tout le monde savait cela, non ?
Après quelques secondes d’hésitation, Adam se lança.
Quatre interactions élémentaires répondent de tous les
phénomènes observés dans l’univers. Chacune se

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manifeste par une force : les interactions nucléaires forte
et faible, l’interaction électromagnétique, la gravitation.
D’une certaine façon, il y a du sens là-dedans : ce sont
des équations. Quelque chose égale autre chose. Rien
de plus. Mais, après tout, c’est une forme élémentaire de
sens… (Reniflement.) Oui, c’est une forme de sens,
puisqu’il y a un certain ordre : « La nature s’écrit en
langue mathématique. »
— Tu cites qui, là ?
— Galilée.
— Mmmm. Continue.
Puis, et on arrive au troisième niveau, la vie était
apparue sur cette Terre. Le sens, ici, était celui de
l’évolution. Darwin avait tout dit là-dessus.
(Coup de trompette nasale d’Abdelmoula. La guerre
est déclarée.) — La finalité d’une structure vivante ne
peut être que de se maintenir en tant que structure,
affirma Adam ; puis il évoqua le « gène égoïste ».
— Je te prêterai le livre de Dawkins.
— Non, non, fit Abdelmoula du bout des lèvres. Je me
passe de tous les livres qui se fondent sur Darwin. Le
darwinisme n’est qu’une théorie, et c’est une théorie
erronée. L’immense savant Harun Yahya l’a démontré.
Mais revenons à ce que tu disais avant. Cette histoire
d’interactions, de forces, etc. (Il hésita un instant, regarda
autour de lui, puis prit un crayon sur la table de chevet.)
Regarde bien : je tiens ce crayon avec mes doigts au-
dessus du sol. (Petite pause.) Si j’ouvre les doigts,
qu’est-ce qui va se passer ?
Adam répondit, de mauvaise grâce :
— Il va tomber au sol.
— Peut-être. Mais pourquoi ?

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— À cause de la force de gravité. À quoi riment ces
questions ?
— La gravité ? Faux ! C’est la volonté de Dieu qui le
fait tomber. À chaque milliardième de seconde, c’est
Dieu qui décide de ce qui se passe. Ibn Arabi l’a très bien
exprimé dans Risâlat al-anwar. (Il ferma les yeux et se
mit à déclamer :) « S’Il venait à être séparé du monde le
temps d’un battement de paupières, le monde
disparaîtrait… »
— Le crayon…
— Eh bien quoi, le crayon ? Dieu appuie dessus à
chaque milliardième de seconde, à chaque atome de
temps, pour le pousser vers le sol, jusqu’à ce qu’il touche
le sol ; c’est ça, une chute. Tes interactions, tes forces,
tout ça, ce n’est qu’une illusion, une invention de
philosophes. Ghazâli a tout dit là-dessus.
Adam protesta :
— Mais le crayon tombe toujours ! Il ne reste jamais
suspendu en l’air. On peut donc dire qu’il s’agit d’une loi
de la nature et ne pas impliquer Dieu dans des
événements aussi banals que la chute d’un crayon ou
d’une balle de ping-pong ! Comme disait Laplace, on n’a
pas besoin de cette hypothèse…
Sursaut indigné du cousin :
— Dieu est une hypothèse ?
— Non, c’est ton truc de crayon qui est une hypothèse
: que Dieu intervienne dans la marche du monde, pour la
perpétuer ou pour corriger de temps en temps ce qui se
déglingue. C’est en ce sens que Laplace dit qu’on n’a
pas besoin de cette hypothèse.
— Comprend pas.
— C’est pourtant simple. Il y a des lois de l’univers, tu

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peux croire que Dieu les a créées et puis qu’Il s’est retiré
sous sa tente. C’est même plus… plus élégant, en
somme. Plus digne. Ça évite à Dieu d’intervenir dans le
choix de la cravate de Tartempion quand Tartempion va
au bal des pompiers.
— Ce n’est pas ton pompier qui choisit sa cravate,
c’est Dieu. C’est dans la sourate du Butin : « Ne dis pas :
j’ai tiré la flèche, mais : Dieu a tiré la flèche ». (Il répéta la
phrase, le doigt levé :) ma ramayta idh ramayta
walakinna Allah rama… Quand tu liras Ghazâli, tu
comprendras. Alors, c’était quoi, le quatrième niveau ?
Adam inspira profondément. Fallait-il continuer ? Il se
rendait compte maintenant qu’il ne faisait que réciter le
credo de n’importe quel agnostique européen, dans un
monde désenchanté. Était-ce cela qu’il était, au fond ?
Il reprit son exposé.
Oui, il y avait les hommes. L’homme. Le quatrième
niveau. Là, il y a des affects, une certaine liberté. Un sens
que chacun donne à sa vie. Et si on veut le faire sous
forme de croyance, pourquoi pas ?
Cela ressemblait à une concession faite au cousin
mais il ne le vit pas ainsi.
— En d’autres termes, toutes les croyances se valent ?
demanda Abdelmoula, stupéfait.
Nadir écoutait, la bouche entrouverte, sans rien dire.
— Oui, répondit Adam.
— Tu ne mets quand même pas sur le même niveau
l’islam et les autres croyances ?
— Quel islam ?

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30
Zniga et les deux notaires

Il y eut un silence de quelques secondes, un silence


chargé de tous les dangers.
— Comment ça, quel islam ? Tu te moques de moi ?
— Non, mais je constate que chacun est persuadé que
sa façon de pratiquer l’islam est la seule valable ; en
d’autres termes, que c’est lui qui connaît le vrai islam.
Moyennant quoi, ce sont des dizaines de religions qui
revendiquent ce nom, comme si des dizaines d’individus
prétendaient s’appeler Archibald Pompon, et en plus, être
le seul, l’unique, le vrai Archibald Pompon. C’est
pourquoi je te demande : quel islam, quand tu me parles
de « l’islam » ?
— Archibald Pompon ?
— Laisse tomber, c’est juste une image. Mais ma
question est sérieuse. D’abord, il y a les sunnites, les
druzes, les qarmates, les ismaéliens, les ibadites, les
ahmadis, les adeptes du Vieux de la Montagne (on se
croirait dans Tintin), les nizârites, les mustaliens, etc.
N’en jetez plus ! Et d’autre part, à l’intérieur de chacune
de ces sectes, chaque individu a des conceptions
différentes de son voisin, même s’ils prient ensemble à la
mosquée. L’un imagine Dieu comme un grand gaillard à
la barbe blanche, brandissant un gourdin, prêt à taper sur
les mécréants ; l’autre le voit vieillard illuminé, assis en
tailleur sur un nuage ; un autre encore n’imagine rien du

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tout et se contente de se prosterner. En quoi peut-on dire
que ces gens-là ont la même religion ?
— Qui est Archibald Pompon ? Un orientaliste ?
— Mais non, oublie Archie, je l’ai inventé de toutes
pièces, c’était juste pour t’expliquer qu’on ne peut pas
parler de l’islam, au singulier, comme s’il n’y en avait
qu’un. Il y en a exactement un milliard, autant que
d’individus qui se disent musulmans.
— Nous nous référons tous au même Dieu, non ?
— Non. Déjà, toi et moi, nous ne parlons pas de la
même chose quand nous utilisons le mot « Dieu ».
— Comment ça ?
— Ton Dieu, mon cher Abdelmoula, est en fait une
sorte de Superman ; mais Superman, c’est quoi ? Ce
n’est encore qu’un homme doté de pouvoirs
extraordinaires. Ton Dieu n’est qu’un homme éternel, très
fort, très futé… Une sorte de colosse de foire, avec un œil
de lynx, l’ouïe d’un chat, l’odorat d’un chien… Ton Dieu
est une espèce de bestiaire-en-un, l’homme-orchestre-
miaou-ouah-ouah plus le cri du lynx. Ce n’est pas l’idée
que je me fais de l’Être suprême, qu’on ne peut pas se
représenter, qu’on ne peut même pas imaginer.
— A‘oudou billah… Tu traites Dieu de chat ? Tu le
compares à un chien ?
— Non, c’est toi qui le fais. Toi et les millions de benêts
qui te ressemblent dans ce beau pays et dans toute la
oumma musulmane.
Après quelques secondes de sidération, Abdelmoula
se ressaisit et joua à la perfection la grande scène de
l’indignation. Il pointa le menton vers Adam, roula des
yeux comme Roland furieux, rejeta les pans d’une toge
imaginaire par-dessus son épaule, se leva et fit mine de

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s’en aller (« Je ne resterai pas un instant de plus dans ce
lieu où l’on m’insulte, etc. ») ; mais constatant que son
féal Nadir restait vissé à son siège, l’œil exorbité, il se
rassit en grommelant.
Puis :
— Qu’importe l’apparence que Dieu a, ou qu’il n’a pas
? Il s’agit bien du même Dieu, puisque nous lui prêtons
les mêmes pouvoirs, toi et moi… (Silence.) Car nous lui
prêtons les mêmes pouvoirs, non ?
— Même pas, répondit Adam.
— Ah bon ? Eh bien, explique-nous cela, cher cousin.
(Il réussit l’exploit de cracher « cher cousin » comme
une injure.)
— Commençons par ce qui semble le plus simple.
Dieu est-il omniscient ?
— Bien sûr ! C’est écrit en toutes lettres dans le Coran
: wa huwa bi-kulli chay’in ‘alîm… Dieu est le ‘alîm, le «
sachant » par excellence. Il sait tout, absolument tout.
— Eh bien, tu vois, ça, ça me pose un problème. Et
même trois.
— Allons-y
— Premier problème : si Dieu est éternel et immuable,
comment peut-il connaître des événements contingents ?
— Contingents ?
— … oui, c’est-à-dire qui peuvent se produire, mais qui
pourraient aussi bien ne pas se produire.
— Explique.
— Par exemple, un footballeur va tirer un penalty. S’il
marque, Dieu le sait-il à ce moment-là ? Si oui, cela veut
dire qu’il y a eu un moment où Dieu ne le savait pas, puis
un moment où il le sait. Donc sa nature change à ce
moment-là, Dieu sait un truc de plus : que le footballeur a

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marqué (olé !). Pour moi, c’est inconcevable : Dieu «
changé », son savoir « augmenté », par un coup de pied !
Comment l’infini, l’éternel, peut-il être changé par un
banal tir au but ?
Abdelmoula esquissa un rictus méchamment
scolastique, du genre « je t’attendais là ! », « on ne me la
fait pas ! », « je ne suis pas né de la dernière pluie ! ».
Il cria triomphalement :
— Mais non ! que ce mécréant de footballeur score ou
non ne change rien à la nature de Dieu, car Dieu a
toujours su qu’il allait le faire !… de toute éternité !
Nadir approuva énergiquement de la tête (on parlait
football, c’était à sa portée). Adam continua, posément :
— Très bien. Donc il y a eu, de toute éternité, ce fait
potentiel que le footballeur allait convertir ce pénalty et
Dieu le savait. Mais au moment où le but est marqué, le 3
mai de cette année, à 19 h 35, on passe du potentiel au
réel, à l’actuel. Il y a un changement de nature du fait. On
peut même soutenir qu’il s’agit de deux faits différents.
Savoir que quelque chose va se produire n’est pas la
même chose que savoir que quelque chose vient de se
produire effectivement. Et donc Dieu change aussi à ce
moment-là ; ou alors, il n’est pas omniscient.
Abdelmoula resta silencieux, ruminant les arguties de
son cousin métaphysique.
Celui-ci en profita pour élaborer sa démonstration.
— Le deuxième problème que je me pose est celui-ci :
si Dieu est omniscient, il sait donc tout ce qui va se
passer dans l’avenir, et en particulier nos actes futurs,
n’est-ce pas ?
— Exact, tout ce que nous penserons, dirons, ferons
est connu de Dieu de toute éternité.

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— Mais alors… quid du libre arbitre de l’homme ?
— Il existe. C’est ce qui relève de la conscience, de
l’intention, de la volonté.
— Mais comment ? Puisque Dieu sait déjà ce que
nous ferons ! C’est donc lui qui l’a déterminé, pas nous.
— Non, c’est nous. L’être humain est créé libre et
responsable de ses actes. Contrairement à l’animal, il
n’est pas guidé par ses instincts.
— Mais comment puis-je être responsable de mes
actes si Dieu les a déterminés de toute éternité ?
— Ce n’est pas lui…
— Ah bon ? Il n’est pas Tout-Puissant ?
— Il nous inspire les notions du bien et du mal, du vrai
et du faux, etc., et ensuite nous sommes libres d’agir.
— Mais pourquoi, sachant que Zniga allait noyer les
deux notaires, n’a-t-il pas modifié la marche du monde
pour que Zniga ne les noie pas ?
— Tiens ! Tu te souviens de cette histoire ? C’était il y
a longtemps…
— Ben oui, le crime a été commis dans une maison
qui se trouvait juste en face de la nôtre, quand j’étais
môme…
— Donc, Zniga ?
— Dieu savait ce qui allait se produire. Il pouvait
modifier la marche du monde pour que ledit Zniga ne
noie pas la paire de tabellions, mais il ne l’a pas fait.
C’est donc lui le responsable, pas l’infortuné Zniga, qui
rôtit injustement en enfer.
— Non ! Dieu n’impose que ce qui est indépendant de
notre volonté. C’est ça, le vrai sens de mektoub.
— Zniga…
— Tu nous emmerdes avec ton Zniga !

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— Tu as raison, la question est insoluble. Eh bien
passons au troisième problème : est-il est convenable
que Dieu sache tout ? Ton petit pipi du matin, par
exemple… Dieu doit-il savoir que tu as uriné trois petits
décilitres à 7 h 56, ce matin ? Et que tu portes un slip vert
à petits pois orange ? Ça manque de dignité, non ?
— Qu’est-ce que mon slip vient faire dans cette
histoire ?
— Je ne peux pas concevoir un Dieu qui s’intéresse à
la couleur de ta culotte.
— Culotte toi-même !
— Restons philosophes.
— C’est toi qui as mis mon caleçon dans l’affaire !
— Je le retire (métaphoriquement) ; mais tu vois ce
que je veux dire. Je ne peux pas concevoir un Dieu qui
observe que tu as fait pipi à 7 h 56, ce matin, avec tous
les détails, avec l’afférent dont il vaut mieux que nous
n’en sachions rien.
Adam avait dit tout cela en français, sans introduire le
moindre mot de darija dans les phrases. Les deux
comparses, n’ayant, de ce fait, aucune béquille
linguistique pour s’assurer d’une bonne compréhension
de ce qu’il venait d’affirmer, restèrent silencieux.
Il enfonça le clou :
— Tu vois bien que personne n’a la même conception
de Dieu que son voisin. Le Diable est dans les détails.
— Mais que sait Dieu, selon toi ?
— D’abord, il faudrait s’entendre sur le sens du mot
savoir. Ton Dieu-Superman « sait » comme l’homme,
mais seulement mieux que lui ; il a les yeux partout, en
somme, et il a les sens singulièrement aiguisés, comme
je le disais tout à l’heure : œil de lynx, ouïe de chat…

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— A‘oudou billah…
— Or c’est idiot. Si Dieu était ce Superman, il ne serait
pas absolu, incommensurable avec l’homme, il lui
ressemblerait trop… Pour moi, Dieu n’a pas d’yeux, il n’a
pas d’oreilles, il n’a pas de nez. Donc son savoir est
d’une tout autre nature que celui de l’homme. C’est le
savoir de celui qui crée, pas de celui qui observe, sent,
goûte, écoute, etc.
— Mais que sait-il alors, ton Dieu ?
— Il a créé les principes généraux, les lois de l’Univers,
la géométrie, la nécessité de l’évolution… Voilà ce qu’il «
sait ». On pourrait dire : voilà ce qu’il est. Le reste, « le
monde de la génération et de la corruption », comme
dirait Ibn Tofayl, ça n’entre pas dans son domaine. C’est
la marche banale du monde, le choix que tu fais chaque
matin entre trente-six caleçons.
Nadir hochait la tête, imperceptiblement, comme s’il
éclusait le flot d’idées qui traversait la chambre.
Abdelmoula fronçait les sourcils. Sans relever l’allusion
à sa garde-robe, il se dressa à moitié sur son siège et
cria :
— Mais alors, il ne sait pas que je fais cinq fois la
prière, chaque jour ? Que je fais l’aumône aux
nécessiteux ? Que je jeûne pendant le mois de ramadan
?
— Il est au-dessus de tout cela.
— Dans ce cas, comme saurait-il que je dois aller au
paradis, après ma mort ? C’est par ces actions-là que j’y
gagne ma place, non ?
Adam resta silencieux. De nouveau, il regrettait d’avoir
trop parlé. Le fils de la négresse et son acolyte ne le

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suivraient jamais dans ses raisonnements. Il leva les
deux mains en signe d’apaisement.
— À chacun sa façon de voir les choses.
— Ta façon de voir les choses, c’est de l’incroyance !
— Dans ce cas, Ibn Rochd était un hérétique, c’était
exactement sa position. Je n’ai fait que la résumer. Il était
quand même qadi à Cordoue, issu d’une famille de
juges…
— Ibn Rochd a vraiment dit cela ?
— Oui. Mais arrêtons, il vaut mieux ne pas discuter.
Tout ce que je voulais te prouver, c’est que chacun est
persuadé que sa façon de comprendre l’islam est la
seule valable. Or tous ne peuvent pas avoir raison en
même temps. La meilleure façon de vivre ensemble est
donc que chacun croie ce qu’il veut dans son coin, sans
vouloir convertir les autres et, même, sans parler avec les
autres. Je le répète : le Diable est dans les détails.
Abdelmoula secoua la tête.
— Non, non, le Diable est dans la discussion avec des
gens comme toi. Hassan II a eu raison d’interdire la
philosophie. N’oublie pas que nous autres Marocains (il
avait appuyé sur ces trois derniers mots) sommes
ash‘arites : nous croyons que l’homme ne peut pas
comprendre tous ces mystères. Il faut les laisser de côté,
sans demander « pourquoi » ni « comment ». Il faut
croire bila kayf.
— Si tu précises « nous sommes ash‘arites », c’est
donc que tous les musulmans ne croient pas la même
chose. C’est bien ce que je disais.
Abdelmoula et Nadir se regardèrent, l’air dubitatif.
Le fils de la négresse fut le premier à reprendre ses
esprits.

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— Peut-être. Mais les vrais musulmans, c’est nous.
Les soixante-dix sectes iront en enfer, une seule sera
sauvée : la nôtre, ceux de la sunna et de la j’ma‘a : les
sunnites ; nous, quoi. Il suffit de s’en tenir au Coran et
aux hadiths. Et aux grands exégètes, comme Ghazâli.
Il ricana. Nanna, alertée par les éclats de voix qui
sortaient de la chambre où se tenait le conclave, vint
discrètement jeter un coup d’œil sur le trio d’hommes ;
lesquels en profitèrent pour réclamer du thé : il fallait
abreuver le débat.
Adam, sautant du coq à l’âne, fit remarquer à son
cousin que cet islam-là, celui dont il venait de se targuer,
avait été défini par le calife Omar plus que par le
Prophète lui-même. Poussant la provocation, il pointa
l’index sur Abdelmoula :
— D’une certaine façon, tu n’es pas musulman, tu es
omariste !

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31
Le deuxième homme

Abdelmoula bondit sur ses pieds, indigné par principe


car il ne pouvait pas avoir compris ce qu’Adam venait de
dire. Il balbutia :
— Retire ce que tu as dit !
Il ne souriait plus du tout. Nadir semblait pétrifié.
— Calme-toi, dit Adam. Je vais t’expliquer ce que
j’entends par là. On peut quand même avoir une
discussion sereine, comme Ibn Tofayl et son copain
l’émir ?
Il prit une grande inspiration puis se lança, sous le
double regard, l’un abasourdi, l’autre courroucé, de Nadir
et d’Abdelmoula.
— Or donc… (Je me demande pourquoi je me fourre
dans des histoires pareilles. Je vais encore avoir l’air d’un
cuistre, à débiter des cours.) Or donc, cher cousin, il y a
un phénomène bien connu dans toutes les religions,
dans toutes les sectes, c’est celui du deuxième homme.
— N’est-ce pas le troisième homme ? interrompit
Nadir, heureux de pouvoir apporter sa contribution au
débat. Il y a même un film, avec l’Américain, le gros…
C’était la première fois qu’il prononçait trois phrases
successives rue du Mouflon. Hélas, elles étaient hors
sujet. Adam chassa l’interruption d’un geste de la main :
— Non, non, je parle du deuxième homme des
religions. Par exemple, le christianisme a été inventé par

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Paul et non par le Christ, le mormonisme par Brigham
Young et non par Joseph Smith, le prophète des
mormons… (Ricanement plein de mépris à bâbord, où
mouille le fils de la négresse.) Il y a aussi Nathan
Ha‘azati, et plein d’autres, mais bon, vous voyez ce que
je veux dire, c’est toujours le deuxième homme qui met
en place les rites, ce qu’il faut faire, ce qu’il faut croire,
etc. En islam, c’est le calife Omar…
— Que Dieu soit satisfait de lui ! interjetèrent Nadir et
Abdelmoula.
— … c’est Omar qui joue ce rôle de « deuxième
homme ». Or… (Adam fit un petit geste d’apaisement en
direction de son cousin, qui avait ouvert la bouche pour
l’interrompre.) Attends, laisse-moi continuer, tu pourras
m’objecter tout ce que tu voudras, mais après, d’accord ?
Donc, Omar. Sa personnalité était aux antipodes de celle
du prophète Mohammad. Là, je ne dis rien d’impie, tous
les musulmans sont d’accord là-dessus : autant
Mohammad était accommodant, plutôt doux, un peu
féminin en somme, autant Omar était dur, sec,
intransigeant. Notez que les chiites détestent
particulièrement Omar parce qu’ils ont eux-mêmes leur
deuxième homme, Ali.
— Que Dieu soit satisfait de lui !
— Amen. Maintenant, posons-nous cette simple
question : qui s’est lancé à la conquête du monde et a
gagné toutes ces batailles étonnantes, après la mort du
Prophète ? Omar ! Victoire sur les Byzantins, en Syrie, à
Yarmouk, offensive à l’est contre les Perses
sassanides…
— Je dois t’interrompre, dit Abdelmoula d’une voix
forte. Tu parles de « conquêtes », or il s’agit de foutouhât.

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— C’est le même mot, « conquêtes » en français,
foutouhât en arabe.
— Pas du tout. Foutouhât, c’est positif, Omar apporte
l’islam, donc la lumière, à des peuples qui vivent dans
l’ignorance. Tu ne vas quand même pas mettre ça dans
le même sac que les conquêtes des Espagnols au
Mexique, par exemple ? Les conquistadors ne
cherchaient que l’or et l’argent.
— Du point de vue des peuples qui voient fondre sur
eux des hordes de conquérants, sabre au clair, hurlant
hoï, hoï, hoï sur un ton menaçant, c’est un peu la même
chose… D’ailleurs, les Espagnols apportaient aussi une
religion dans leurs fourgons : le catholicisme. Mais bon,
on ne va pas faire de la sémantique. Je dis « conquête »,
tu n’as qu’à entendre foutouhât dans ta tête.
— Ouais… Je ne suis pas convaincu. Continue.
— Après ces con… foutouhât (heureux ?), c’est Omar
qui met en place l’Islam, c’est-à-dire l’État :
l’administration, les lois, la vie politique et sociale, etc.
Nadir et Abdelmoula, sentant qu’ils étaient maintenant
en terrain connu, loin de Brigham Young et Nathan
Ha‘azati, se mirent à s’agiter sur leurs chaises, et leurs
voix se confondirent en une protestation en basse
continue, le premier posant sa voix entre le violoncelle et
la contrebasse, et l’autre se faisant théorbe grinçant :
— Oui, mais c’était le plus juste des gouvernants,
Omar ! (L’exact contraire des corrompus qui nous mènent
aujourd’hui !) Je te prêterai un livre : Omar, le premier
chef démocrate. (Et moi, je t’en donnerai deux : Omar et
les autorités constitutionnelles et Omar et le pouvoir
législatif.) J’ai un livre de Taha Hussein sur Omar ! (Et
moi, un ouvrage d’Al-‘Aqqâd…)

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Abdelmoula se leva, imposant le silence de sa main
dressée vers le Ciel ; puis il ferma les yeux comme pour
se ressouvenir de quelque chose d’important et se mit à
déclamer de sa voix de girouette percluse par la rouille.
On voyait bien qu’il citait une phrase apprise par cœur, en
essayant de « mettre le ton ».
— « Omar le Grand… était… grand… parce qu’il était à
la fois Salomon, Alexandre, Jules César, Justinien, Pierre
Ier de Russie et Napoléon : un général qui a gagné toutes
ses batailles, un homme d’État avisé, un législateur, un
réformateur… et un chef spirituel. »
Il se rassit, éperdu d’admiration. Nadir lui tapota le dos,
comme on le fait de l’avant-centre après qu’il a marqué
un but.
Adam, après avoir tué en lui cent phrases qui arrivaient
virevoltantes, insolentes, flanquées de ricanements en
stéréo, réclamant d’être dites comme antidote salubre
après la tirade du cousin (« N’en jetez plus ! » ; « Et avec
les oreilles, qu’est-ce qu’il sait faire ? » ; « Et c’est ainsi
qu’Omar est grand ! », etc.), reprit calmement :
— Votre enthousiasme confirme ce que je dis. Je vais
même plus loin. Mohammad n’a-t-il pas confié : « S’il y
avait un prophète après moi, ce serait Omar » ?
(Approbation frénétique de la contrebasse et du théorbe.)
Il lui reconnaissait donc un statut quasiment égal au sien.
Cela a dû faciliter la mise en place de l’islam tel que le
comprenait Omar, après la mort de Mohammad. De plus,
celui-ci n’a-t-il pas affirmé dans certains hadiths qu’Omar
était plus intransigeant que lui ? Donc, d’une certaine
façon, plus droit ? (Hésitation des duettistes.) Par
conséquent, ce qu’il y a de rigide, de puritain et de… (Il

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hésita.)… de fanatique dans l’islam vient plutôt d’Omar
que de Mohammad. CQFD.
Le fils de la négresse et l’aut’ zig restèrent cois. Ils
avaient accordé les prémisses du syllogisme ; comment
en réfuter la conclusion ? Nadir avait l’air d’un enfant pris
en faute, ou qui a compissé ses braies. Adam poussa
son avantage.
— Il y a des dizaines de hadiths qui confirment tout
cela. Sur son lit de mort, Mohammad demande qu’on
apporte de quoi écrire et qu’on note ces dernières
recommandations : il veut laisser un testament à sa
communauté. Omar s’y oppose : « Le Coran nous suffit.
» N’est-ce pas le slogan des islamistes les plus bornés,
aujourd’hui ?
Abdelmoula fit la moue. Adam continua :
— Omar s’est même opposé à ce qu’on mette par écrit
les dits du Prophète, les hadiths. C’est encore la même
idée : le Coran nous suffit. C’est la solution de tout.
Cette fois-ci, le cousin intervint :
— L’attitude d’Omar peut s’expliquer autrement : c’était
pour éviter de faire comme les juifs qui ont tout mis par
écrit. Ils ne s’y retrouvent plus, les pauvres. Ils doivent
étudier pendant quarante ans et, après, ils n’ont pas tout
compris.
— Peu importe. Vous savez aussi ce qu’on disait à
l’époque du Prophète : « Omar a eu une idée, la
Révélation l’a confirmée. » Ou bien, lorsqu’un problème
se posait : « Pourvu que la Révélation vienne vite et
qu’elle soit conforme à ce que pense Omar… »
Les deux hommes semblaient pétrifiés, car ils
commençaient à comprendre ce que tout cela impliquait.
C’était proprement inimaginable… Après quelques

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instants de silence, Abdelmoula secoua la tête, sauta sur
ses pieds et fit signe à Nadir, qui se leva à son tour.
Il fit mine d’épousseter ses habits et murmura :
— Tu vas trop loin, cousin. Beaucoup trop loin. Fais
attention. On n’est pas en Suède. Tu ne peux pas dire
n’importe quoi.
Adam soupira :
— Bon, ce n’était qu’une discussion entre nous, je
voulais juste t’expliquer pourquoi je t’ai traité d’omariste.
Ce qui n’est pas une insulte, d’ailleurs.
— Je suis peut-être omariste mais toi, qu’est-ce que tu
es ? Le sais-tu ?
Il ajusta sa veste et s’en alla, sans attendre la réponse,
suivi de Nadir. Adam entendit leurs pas s’éloigner.
Quelques instants plus tard, la porte du riad claqua.

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32
Premiers disciples

Le lendemain, le vendredi 2 juin, il se passa quelque


chose d’insolite, et qui allait avoir des conséquences
spectaculaires sur la suite des événements.
À l’heure du déjeuner, Nadir revint seul, sans
Abdelmoula, dans cette rue du Mouflon qui, décidément,
connaissait depuis quelques semaines une affluence, un
va-et-vient, des activités diverses qui auraient
grandement étonné ceux qui, au cours des siècles,
l’avaient habitée, et pour qui elle avait toujours constitué
le type même du derb marocain quiet, paisible,
éternellement assoupi.
Nadir, au comble de l’exaltation, tambourina sur la
porte du riad, sans relâche, jusqu’à ce que Nanna allât,
de son pas lent, et en geignant, lui ouvrir.
Enhardi par une espèce de transe, Nadir entra dans le
patio sans y être invité, comme si la pauvre femme n’eût
pas existé – il la repoussa fermement, sans lui accorder
d’importance, comme on repousse un mulet qui gêne,
dans une ruelle étroite.
Adam était assis sur la margelle du puits, un livre à la
main, la petite fille jouant à ses pieds.
Nadir se précipita sur les mains de l’ingénieur, les prit
dans les siennes et les serra longuement, les yeux
luisants, la bouche entrouverte et légèrement tordue, un
minuscule filet de bave suintant de la commissure des

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lèvres. Tout son visage, son visage d’imbécile heureux
ayant une raison de plus de l’être, exprimait une
immense ferveur, au grand déplaisir d’Adam qui avait
horreur des effusions, surtout quand il n’en comprenait
pas le motif.
Allons bon. Qu’est-ce qu’il me veut, celui-là ? Pourvu
qu’il ne me fasse pas le baisemain, je serais obligé de le
précipiter dans le puits.
Peut-être a-t-il besoin d’argent ?
Ou bien vient-il me déclarer sa flamme ?
Même issue : le fond du puits. (Bal tragique à
Azemmour, un noyé…)
Adam dégagea ses mains de celles du possédé et se
tortilla un peu sur la margelle, se translatant sur le côté
comme pour réclamer de l’air, le sourcil froncé.
Nadir semblait faire un grand effort pour maîtriser ses
émotions. Il émit d’abord quelques balbutiements qui
n’exprimaient pas grand-chose, sinon une grande
confusion de sentiments. Après quelques instants, il
réussit à poser sa voix et se mit à parler.
Ce fut alors un flux de phrases où se mélangeaient le
français et le dialecte marocain, avec quelques mots
d’arabe classique, très recherchés, très élégants, et qui
donnaient à l’ensemble beaucoup d’allure, comme une
malle de grande marque, fixée sur l’impériale d’une 2 CV,
réussit à conférer à l’attelage un je-ne-sais-quoi qui en
impose.
Il affirma avoir été grandement impressionné par ce
qu’Adam leur avait exposé la veille, à lui et au fils de la
négresse. Ça avait résonné dans sa tête, pendant toute la
soirée, à tel point qu’il n’avait pu avaler son dîner et qu’il
avait dû sortir faire une promenade le long du fleuve,

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l’Oum er-Rbia ayant, personne ne l’ignore, la vertu
d’apaiser les turbulences de l’âme.
La nuit venue, et alors qu’il avait enfin réussi à
s’endormir, il avait eu une vision, lui Nadir, « tel que vous
me voyez » (geste enveloppant). Le Prophète lui était
apparu… Oui, le Prophète ! Hélas, il ne se souvenait plus
des paroles que l’Envoyé de Dieu avait employées, ni
même s’il avait ouvert la bouche, mais il savait
maintenant, lui Nadir, ce qu’étaient sa mission, son
destin, sa voie.
« Que de grands mots », pensa Adam.
Nadir s’arrêta, de nouveau vaincu par l’émotion. Il
éprouva le besoin de faire le tour du bigaradier, ce qui ne
prit que quelques secondes : le périmètre était modeste.
Revenu à son point de départ, il était tout aussi agité,
mais il réussit à se reprendre, en s’ébrouant comme un
cheval. Quelque peu calmé, il expliqua alors à Adam ce
qu’il attendait de lui. Il voulait savoir… savoir ce qu’était
cet islam dont le dernier Sijilmassi avait eu l’intuition… ce
que serait réellement un islam spirituel, doux, « féminin
», sans les apports du calife Omar. Je veux tout
connaître… Enseignez-moi les mystères… Monsieur
Sijilmassi… Oustad ! Je serai votre deuxième homme !
aux pieds du Maître ! Le visage levé vers lui… vers les
aubes… Comme à la mosquée Al-Quaraouiyine, à Fès !
Comme dans la grande mezquita de Cordoue !
Adam sauta sur ses pieds, posa son livre sur la
margelle et leva la main, la paume tournée vers Nadir,
comme une digue dressée contre ses débordements :
— Holà ! On arrête ces divagations ! Je n’ai
strictement rien à enseigner. Hier, nous avons eu une
longue discussion, comme on peut en avoir dans

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n’importe quel café ou gargote ou banc sur la place de la
Mairie ; mais c’est tout ! Je regrette d’ailleurs d’avoir
discuté philo ou théologie ou Histoire, je ne sais trop
comment qualifier tout ça. La prochaine fois, on parlera
de football. Le Difaa Hassani Jadidi a, paraît-il, un nouvel
entraîneur ?
Après quelques secondes de flottement, Nadir balbutia
:
— Oustad… comment pouvez-vous dire cela ? Quand
on a un savoir, il faut le partager.
Il avait l’air sincèrement étonné.
Il continua :
— Pourquoi êtes-vous revenu, sinon pour nous montrer
la voie, nous qui n’avons pas eu la chance de mener nos
études aussi loin que vous, nous qui ne sommes pas
issus d’une aussi prestigieuse lignée que la vôtre ?
— Pourquoi suis-je revenu ? Je commence à me le
demander moi-même… En tout cas, pas pour fonder une
nouvelle religion, comme ces escrocs américains ou
indiens qui finissent par rouler carrosse après avoir
dépouillé leurs ouailles. Je suis venu me reposer à
Azemmour, je fais le point dans ma vie. (J’ai besoin de
me justifier devant ce benêt ?) En gros, je voudrais qu’on
me fiche la paix. C’est clair ?
— Maî-aî-aître…
— Non, vraiment : il n’y a ni maître, ni oustad, ni beurre
en branche. Il n’y a qu’un ex-ingénieur, très las, qui veut
qu’on lui f…, euh, qu’on le laisse tranquille. C’est clair ?
Et maintenant, en allez-vous, s’il vous plaît.
Nadir accusa le coup. Sa mâchoire sembla se
décrocher sous le poids de la déception, ses yeux
s’éteignirent, toute exaltation évanouie, son dos se voûta ;

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puis il tourna le dos et s’en alla, laissant dans son sillage
une sorte de sifflement ténu, comme si ses bronches,
elles aussi, participaient à son désarroi.

Pour autant, il ne s’avoua pas vaincu. S’il ne revint


jamais voir Adam, on le signala à plusieurs reprises rue
du Mouflon. On le vit parler à Bouazza, appuyé contre le
mur pendant que l’entrepreneur écoulait son eau
miraculeuse ; on l’aperçut aposté à l’entrée de la rue,
immobile et silencieux ; on crut distinguer son ombre, la
nuit, vive, insaisissable. De grandes manœuvres avaient
commencé ; mais lesquelles ?

Une semaine plus tard, Adam, assis sur une chaise à


côté du bigaradier, eut la surprise de voir entrer Nadir
dans le patio, un trousseau de clés à la main. Il
s’apprêtait à pousser la porte de la chambre bleue.
Adam, sidéré, laissa choir le livre qu’il tenait à la main et
l’apostropha :
— On peut vous aider ?
Nadir inclina la tête en direction de l’ingénieur :
— Bonjour, oustad. J’espère que vous allez bien ?
Non, je n’ai pas besoin d’aide. Merci beaucoup. Dieu
vous protège. Dieu vous garde.
Il entra dans la chambre bleue et referma la porte. On
l’entendit bientôt psalmodier un chant soufi qui avait
récemment été mis à la mode par la radio de Tanger.
Comme en terrain conquis… La petite fille, hilare, la
bouche en fleur, l’œil pétillant, regardait Adam avec l’air
de dire :
— Ça, c’est un peu fort de café, non ? Qu’est-ce que tu

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vas faire ? Hein ? Hein ?
Adam contourna le bigaradier et entra dans la chambre
du fond, ce qu’il ne faisait jamais ; mais la situation était
exceptionnelle.
Sans s’embarrasser de salamalecs, il cria :
— Nanna ! Est-ce que tu connais un certain Nadir ?
La vieille femme, qui était allongée sur son lit, sursauta
puis se dressa sur son séant en arrangeant son foulard
sur ses cheveux épars, roussis par le henné. Elle balbutia
:
— Quoi ? Qu’est-ce ? Que veux-tu, mon fils ?
— Je te demande si tu connais un homme nommé
Nadir, un grand dépendeur d’andouilles qui accompagne
parfois le cousin Abdelmoula ? C’est incroyable : il a l’air
de s’être installé dans la chambre bleue. En tout cas, il
en possède la clé.
Assise au bord du lit, Nanna prit le temps de réfléchir,
comme si l’affaire demandait réflexion ; puis elle répondit
:
— Tu veux parler du fils de Lekbira, la masseuse du
hammam ? Oui, je lui ai loué cette chambre qui était vide.
Il m’a promis de ne pas nous déranger. Il fera moins de
bruit qu’une souris, tu ne l’entendras jamais, sauf aux
heures de la prière. C’est un homme très convenable.
Nom de Dieu… ! Saisi par une fureur incontrôlable,
Adam se mit à crier en français, ce qui n’avait aucun
sens puisque Nanna n’en connaissait pas le premier mot.
À tout hasard, elle se mit à pleurnicher, promptement
imitée par la petite fille, vite revenue de son hilarité, et qui
ajouta à l’affliction générale quelques trépignements très
réussis.
Puis Nanna murmura :

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— Mon fils, tu sais bien que je n’ai pas d’argent.
Heureusement que tu es revenu ici, la baraka est revenue
avec toi, Bouazza m’achète l’eau du puits et le fils de
Lekbira a loué la chambre bleue. Dieu est grand !
Adam, sans ajouter un mot, revint dans le patio, hésita
un instant (Fallait-il aller expulser Nadir manu militari ?
Mais à quel titre ?) puis il rentra dans sa chambre et
s’étendit sur le lit, les yeux fixés sur une tache du plafond.
Que faire ?
Il retourna la question dans tous les sens pour aboutir
à cette conclusion déprimante : pour le moment, il ne
pouvait qu’accepter cette situation insolite. Nadir, son
premier disciple, son disciple autoproclamé, habitait
désormais de l’autre côté de la cloison, dans la chambre
bleue. Attends, je rêve ! Ça devient ridicule, cette histoire.
Le fils de la masseuse, dissident du fils de la négresse,
devient mon coloc’ à mon corps défendant (corps qui,
pour le coup, aurait bien besoin d’un massage, tant tout
cela m’épuise). Ma parole, c’est un vaudeville. Les portes
claquent ! Boeing-Boeing ! (Ça devait finir comme ça.
(Une histoire d’avion…)) Oui, mais encore une fois : que
puis-je y faire ?

Les choses évoluèrent rapidement.


Au cours des jours qui suivirent, Nadir commença à
recevoir dans sa tanière un groupe de « paumés » (ce fut
le mot qui vint à l’esprit d’Adam quand il les vit la
première fois) qui entraient furtivement dans le riad, la
tête baissée, et obliquaient à main gauche pour entrer
dans la chambre bleue, sans jamais regarder en direction
du bigaradier ou de la chambre du fond, comme de pieux

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fidèles qui ne veulent pas surprendre les femmes de la
maison, car elles pourraient être en cheveux, ou pis,
monsieur, nues comme des succubes, et la malédiction
divine n’est pas loin, n’est-ce pas ?
Qui diable étaient ces pèlerins si bien élevés ?
Ces événements nous dépassent… Adam décida de
noter avec soin l’apparence des paumés, leur
physionomie… leur jeu de jambes, l’âge du capitaine…
(Non, non, concentre-toi, tout cela pourrait mal finir,
j’aurais peut-être besoin d’un alibi, un jour, ou de décrire
les suspects, c’est fou comme on devient flic dans sa
tête à force de vivre au pays de Basri.)
Leur physionomie ? Eh bien, monsieur le commissaire,
je ne puis les décrire autrement qu’avec les épithètes «
doux, féminins, évanescents »… Tiens, ils me rappellent
le prince Myshkin…
— Vous fréquentez un prince, vous ?
— Je veux dire que mes pèlerins ont l’air bons, naïfs,
un peu idiots.
La chambre bleue était devenue le lieu de réunion
d’une étrange secte de corniauds fugaces ; et ce qui
inquiétait Adam, c’est que lesdits corniauds semblaient
se réclamer de lui. Ils ne venaient jamais lui parler, on ne
pouvait donc savoir ce qu’ils voulaient, ni qui ils étaient,
mais leur chef de file était incontestablement Nadir-aux-
grosses-lèvres, Nadir qui était en train de réaliser sa folle
ambition : devenir un « deuxième homme ».
Adam croisait maintenant des illuminés à toute heure
du jour, lorsqu’il entrait dans le riad ou en sortait. Certains
se figeaient et semblaient esquisser une sorte de
révérence lorsqu’ils l’apercevaient, d’autres plaquaient
leurs deux mains sur leur poitrine et inclinaient la tête

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vers lui. Adam ne pouvait s’empêcher de leur rendre leur
salut par un léger signe de la tête, quitte à pincer les
lèvres pour exprimer quelque réticence, ou un reste de
dépit.
« Je suis cerné », murmura Tex Willer.

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33
Lee Van Cleef entre en scène

L’été arrivait. Comme les jours s’allongeaient, Adam


prit l’habitude d’aller au bord du fleuve attendre qu’il fît
nuit pour revenir au riad et s’endormir. Assis sur un tronc
d’arbre, le regard noyé dans le lent cours d’eau, il lui
semblait parfois qu’il se dissolvait dans la nuit qui
descendait enfin, dans le silence qui s’épaississait, dans
le vent léger qui apportait à la ville des senteurs d’iode et
de varech.
Alors il ne se posait plus la question : « qu’est-ce que
je fais ici ? », puisqu’il n’y avait plus rien ici qu’un cœur
qui palpitait doucement et une âme immobile, passive,
une âme qui n’éprouvait aucun besoin de lier entre eux,
pour donner un sens au monde, les signaux ténus qui
effleuraient ses yeux comme de minuscules phalènes,
les vibrations de l’air qui apportaient la vaine rumeur des
remparts et les effluves presque imperceptibles qui
montaient du sol humide et noir.
Il y avait alors la tentation de l’extinction définitive, dans
le prolongement de celle-ci, momentanée et tellement
apaisante. Il suffisait de lester ses poches de galets…
… et apparaissait alors le visage long et fin d’une
romancière anglaise, évoqué par cette image ; et elle
entrait dans la rivière Ouse les poches pleines de
cailloux…
… et même ma mort ne serait pas authentique, pâle

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reflet de celle de cette femme…
… même cela, on me le prendrait.

Un matin, alors qu’il revenait du hanout, une bouteille


de lait à la main, Adam tomba, à l’entrée de la rue du
Mouflon, sur deux hommes vêtus de gris qui semblaient
l’attendre en fumant des Marquise. Ils surveillaient les
allées et venues des citoyens sur un bout de trottoir
défoncé, à côté d’un tas d’ordures sur lequel gigotait une
portée de chatons abandonnés. Pourtant, le soleil brillait,
l’air était pur, il y avait bien d’autres choses à faire, et de
plus gratifiantes, que s’adosser à un mur et lorgner
salement le badaud.
L’un des hommes était Basri ; l’autre, un grand échalas
inquiétant, était le portrait craché de l’acteur Lee Van
Cleef, lequel acteur avait connu une célébrité étonnante
dans l’Empire chérifien, au cours des années soixante-
dix. Les Marocains des villes connaissaient par cœur les
répliques du western Le Bon, la Brute et le Truand.
Certains se les répétaient dans les impasses et dans les
bouges, quand ils étaient d’humeur bagarreuse.
Adam s’arrêta et le contempla, fasciné.
Ce visage taillé à la serpe, ces petits yeux méfiants, ce
nez en bec d’aigle, ces traits burinés par le soleil… Le
parangon du flic de cambrousse !
Basri le tira de sa rêverie :
— Dites-donc, l’ingénieur, je viens vous mettre en
garde, avec mon collègue Lguerjourma, ici présent. On
s’inquiète en haut lieu ! Le commissaire est sur ses
ergots ! Il peste, il fulmine, il menace… Écoutez, tant que
vous étiez une sorte de marabout vivant, tout allait bien.

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Les gens sont crédules, ils ne demandent qu’à croire aux
miracles. L’eau mouillée de la baraka des Sijilmassi, quel
mal pouvait-elle faire ?
— Et en plus, elle n’était pas perdue pour tout le
monde.
— Plaît-il ?
— Rien, rien. Continuez.
— Donc, marabout, bout d’ficelle, baraka liquide,
talismans, tout ça, ça ne dérangeait personne. Mais
maintenant que vous avez fondé votre propre secte (il
leva un bras impérieux pour arrêter Adam qui s’apprêtait
à protester)… maintenant que vous avez fondé votre
propre secte, dis-je, il y a un problème. « La secte de la
chambre bleue »… Eh oui, c’est comme ça qu’on l’a
baptisée, au commissariat, jusqu’à plus ample informé…
Et on se pose des questions. C’est quoi, ces types qui
commencent à parler d’un islam « sans Omar » ? On
sèche. On n’y comprend rien. Nous avons demandé son
avis au conseil local des oulémas – discrètement, vous
pensez bien… – et le conseil, après une lune de
réflexion, a répondu ceci : au nom de Dieu le clément, le
miséricordieux, d’une part, cette hérésie est inconnue (ils
ont vérifié dans le Kitab de Shahrastani) ; il s’agit donc
d’une innovation blâmable, et vous savez quel est le lot
des innovations blâmables ?
Il se tourna vers Lee Van Cleef, leva la main comme un
chef d’orchestre au moment d’attaquer le premier
morceau d’une symphonie, hop-hop ! et les deux
compères récitèrent :
— … wa koulla bid’atin fi-nnar ! Toutes les innovations
mènent à l’enfer !
(« Et c’est ainsi qu’on fait du surplace pendant des

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siècles », pensa Adam ; mais il ne dit rien.)
Basri reprit :
— D’autre part (je vous résume toujours l’avis du
conseil des oulémas), votre hérésie est d’autant plus
dangereuse qu’elle confine étrangement au chiisme. Les
chiites, vous ne l’ignorez pas, détestent le calife Omar.
Dites donc, on n’est pas loin de votre islam sans Omar…
Par ailleurs, j’ai entendu dire, par Ouajjou l’historien local,
que les Sijilmassi étaient chiites il y a quelques siècles.
Si, si ! Ceci explique peut-être cela. Votre sunnisme est
de fraîche date, c’est peut-être un paravent, il n’est pas
impossible que vous soyez, vous les Sijilmassi, des
crypto-chiites en pleine taqiyya… Hé, hé… « L’hypocrisie
sacrée »… Hein ? On ne nous la fait pas, nous autres…
On sait des choses !… On maîtrise la situation, on
assure… Mais bon, les Sijilmassi, on s’en fiche, c’est une
famille prestigieuse et discrète, fourrée dans ses
bouquins, elle ne dérange pas plus qu’un papillon qui
agiterait ses petites ailes dans une jarre enfouie dans
une cave… Mais « la secte de la chambre bleue » ? C’est
le peuple, ça, des culs-terreux, des bouseux, ouh là !
c’est dangereux… De la graine de kharijites… Supposez
qu’ils se convertissent en masse à l’hérésie des
ayatollahs ? Soyons clairs : nous ne voulons pas de
chiites ici. Pas de ça chez nous ! Hassan II avait
excommunié l’ayatollah… Notre beau royaume est
musulman sunnite malékite. Point. Il y a quelques milliers
de juifs qui n’embêtent personne. À part cela, tout
Marocain est, je le répète, musulman sunnite malékite.
— On n’a pas le choix ?
Lee Van Cleef intervint, d’une voix insinuante :
— Si, si, on a le choix. À condition de faire le bon,

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musulman sunnite malékite.
Adam examina attentivement l’homme qui venait de
parler. Sa physionomie était impassible. Pourquoi Basri
avait-il jugé bon de s’adjoindre un comparse, cette fois-ci
? Était-il le spécialiste des hérésies, au sein des
renseignements généraux ? ou le préposé aux sectes ?
Il protesta :
— Mais que dit la Constitution dans son article 3 ? «
L’islam est la religion de l’État, qui garantit à chacun le
libre exercice de son culte. » Cela ne veut-il pas dire que
chacun a le droit d’avoir son culte ?
Lee Van Cleef répliqua froidement :
— Où lisez-vous cela ? Moi, je lis : « L’islam est la
religion de l’État, qui garantit à chacun le libre exercice de
son culte musulman sunnite malékite (sauf quelques
milliers de juifs qui n’embêtent personne) ».
— Mais… vous avez ajouté plusieurs mots ! Ce n’est
pas écrit dans l’article 3 !
Lee tira une bouffée de sa Marquise puis riposta :
— Pourquoi écrire ce qui est évident ? Il n’y a que des
fortes têtes de votre espèce qui ne voient pas, ou font
semblant de ne pas voir, ce qui est évident. (Il se pencha
en avant.) La Constitution ne dit pas non plus que le ciel
est bleu, ni qu’un chat fait miaou. Vous contestez que le
ciel est bleu ou que les chats font miaou ?
— Non.
— Alors, vous voyez bien.
Je vois, effectivement, que nous sommes au-delà de la
logique, dans un monde que ni Aristote, ni Boole, ni
Frege n’avaient prévu. Adam se tut, ne sachant que dire.
Driss Basri et Lee Van Cleef se regardèrent, l’air

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satisfait. Allons ! cet ingénieur n’était pas si coriace que
ça. On aurait vite fait de lui faire entendre raison.
Pas si vite !
— Oublions la Constitution, oublions votre étrange
logique, grinça Adam, revenu de sa sidération
momentanée. Il y a autre chose, qui me turlupine : vous
parlez de « ma » secte… Je vois bien à quoi vous faites
allusion, ce va-et-vient… mais qu’est-ce que j’ai à voir
avec ces hurluberlus ? Ce sont les affidés d’un certain
Nadir, que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, que j’ai vu
en tout et pour tout trois fois dans ma vie. Il a loué une
chambre à ma tante Nanna. Moi, j’en occupe une autre.
C’est tout. Suis-je le gardien de mon colocataire ? Ce
Nadir…
Basri l’interrompit.
— Nous savons tout cela. Nous savons aussi, de
source sûre, que vous n’assistez à aucune des réunions
de la secte. Mais la question n’est pas là. La question est
: pourquoi Nadir (qui s’appelle en fait Tibari, nous avons
sa fiche), pourquoi Nadir s’est-il installé dans votre riad ?
Parce que vous y habitez. Et d’où tire-t-il sa doctrine ? Eh
bien, c’est simple, de vos élucubrations…
— Quelles élucubrations ? J’ai eu un jour une
discussion avec mon cousin Abdelmoula, sur un sujet
d’histoire religieuse, un sujet tout à fait légitime sur lequel
des érudits…
— Nous savons tout cela. Nous avons un résumé de
votre exposé (par ailleurs très intéressant, toutes nos
félicitations, plus celles du commissaire) sur ce que vous
appelez la « théorie du deuxième homme ». Mais la
question n’est pas là, on n’est pas dans un congrès
universitaire, on est à Azemmour, ici et maintenant.

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Il pointa l’index vers le tas de détritus sur lequel trois
chatons se chamaillaient, comme si c’était là le hic et
nunc.
— Écoutez, on ne va pas faire de la philosophie, vous
avez un mois pour résilier le bail de Nadir, si bail il y a.
Qu’il aille s’installer ailleurs ! Au moins il n’y aura plus
cette proximité, que le commissaire juge dangereuse,
entre le rejeton d’une famille illustre, vous, et une bande
de gueux auxquels un chômeur, votre Nadir, prêche des
bizarreries. Le moment venu, on les arrêtera en douce,
on les jugera vite fait bien fait, Tibari en tête, et on en
enverra quelques-uns planter des eucalyptus au
pénitencier d’El-Adir ou dans les ergs du Sahara. En
attendant, ce qui nous importe, c’est qu’ils ne puissent
plus se réclamer, implicitement, de votre ascendance. Vu
?
Les deux hommes écrasèrent chacun leur Marquise
sur le trottoir, du bout du soulier, dans un beau
mouvement synchrone qui suscita l’admiration de
quelques passants désœuvrés, puis ils saluèrent en
portant l’index à la bordure d’un chapeau qu’ils ne
portaient pas et s’en allèrent.
Après avoir fait quelques pas, Lee Van Cleef se
retourna soudain et décocha à l’ingénieur, qui était resté
planté à l’entrée du derb, un regard chargé de toutes les
menaces du Far West. C’était une manœuvre qu’il avait
dû longtemps travailler devant son miroir. Il l’exécuta à la
perfection.

Adam rentra chez lui, pensif, et donna un autre cours à


la petite orpheline. Le cœur n’y était pas, mais comment

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refuser à l’enfant ce rendez-vous ? Elle l’attendait dans le
patio, son ardoise sous le bras. Il lui apprit plusieurs
noms d’objets, en français. Quand il s’étendit sur son lit,
après le cours, il l’entendit réciter de sa voix claire les
mots qu’elle venait d’apprendre, en trottinant autour du
bigaradier : la maison, le mur, la chaise, le puits…, ce qui
donnait, avec sa prononciation : « le mison, la mour, la
haise, le poui »… Il sourit.
Voilà qui nous change de la police et des va-nu-pieds
vendeurs de vent.

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34
Notre secte et la leur

Une semaine plus tard, le 26 juin, les deux amateurs


de Marquise revinrent voir Adam, mais ils lui tinrent un
tout autre langage.
C’était une belle fin d’après-midi. Ils débarquèrent sans
façons dans le patio ; sans doute avaient-ils trouvé le riad
ouvert, ou peut-être avaient-ils un double des clés.
Quand il les vit surgir, Adam laissa tomber son livre à
côté de la chaise sur laquelle il était assis, à l’ombre du
bigaradier, et les dévisagea, intrigué.
Bien entendu, il n’avait pas résilié le bail de Nadir, à
supposer qu’il en eût un, puisqu’il avait décidé de ne plus
s’occuper des tribulations des uns et des autres. Il avait,
pour ainsi dire, fermé ses yeux au monde ; il ne s’agissait
que d’ombres dans la caverne, et l’essentiel était ailleurs
– dans les livres. Il était aux prises avec le très complexe
Tahâfut at-tahâfut d’Ibn Rochd.
Cette fois-ci, ce fut Lee Van Cleef qui prit l’initiative.
Après les salutations d’usage, il attaqua :
— Monsieur Sijilmassi, on ne va pas jouer au plus fin
avec vous. Vous êtes ingénieur, donc intelligent. On joue
cartes sur table, d’accord ?
— On joue à quoi ?
Lee ne releva pas le ton ironique qu’avait pris Adam et
continua sans ciller :
— Vous savez qu’il y aura bientôt des élections

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municipales dans tout le pays, donc ici aussi, à
Azemmour, à la fin du mois de juillet, pour être précis.
C’est sérieux, les municipales. La secte du pseudo-
cheikh Bassine nous cause des soucis. Elle est capable
de « mobiliser », comme on dit, tout ce que la ville
compte de désœuvrés, d’aigris, de miséreux…
— … d’illuminés… inséra Basri.
— … d’ignorants, d’instituteurs, de fous…
— N’en jetez plus ! protesta Adam.
— Bref, on se comprend, n’est-ce pas ? Ça fait du
monde… Ces gens-là risquent d’envoyer au conseil
municipal une majorité islamiste qui choisira un maire
dans ses rangs. Vous imaginez ce cauchemar ? Un
maire cinglé, un premier adjoint fada, le délégué à la «
culture » qui sort son tromblon dès que le mot est
prononcé, le tuteur des associations qui les interdit
toutes, le chargé de l’environnement qui fout le feu au
lac, et dans la salle de réunion, quand les séances sont
publiques, les dingos de l’urbi et de l’orbi réclamant
l’abolition du tourisme et la convocation, séance tenante,
de l’Apocalypse !
Il était devenu extraordinairement loquace, Lee Van
Cleef. Il mélangeait avec maestria la darija marocaine au
français, à l’arabe classique, le tout parsemé de
quelques mots espagnols venus du Nord.
— Pourquoi me soumettez-vous ce scénario biscornu
? s’inquiéta Adam.
— J’y arrive. Vous savez qu’il y a eu autrefois, ici
même, dans la « chambre effondrée », un saint homme
qui avait fondé une zaouïa…
— Oui, je sais, pour enseigner les fameux mystères de
l’Est. Et alors ?

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Basri et Lee Van Cleef le fixèrent un bon moment, les
yeux brillants, et deux sourires isomorphes se
dessinèrent sur leurs trognes. Ils avaient un plan.
Lee reprit, à voix basse.
— Vous savez aussi que des wahhabis ont détruit la
zaouïa, sous Moulay Slimane, c’est-à-dire la pièce dans
laquelle le wali dispensait ses cours à ses adeptes…
— Lui-même a disparu, interjeta Basri.
— Exactement, continua Lee Van Cleef. Vous savez
aussi, monsieur l’ingénieur, qu’en attendant la parousie,
c’est-à-dire la réapparition du saint homme, notre ami
Bouazza a pris sur lui d’amasser des fonds pour
reconstruire la zaouïa…
Adam protesta :
— Toutes ces histoires abracadabrantesques, je les
connais. Et elles commencent à me faire suer, pour être
franc. Elles m’encombrent le crâne. Quel est exactement
l’objet de votre visite ?
Lee et Driss se regardèrent avec un air de triomphe,
auquel se mêlait une jubilation anticipatoire (« On va t’en
dire de belles ! »).
Cette fois-ci, ce fut Basri qui parla, ou plutôt qui
hoqueta :
— Mais enfin, monsieur Sijilmassi, vous ne voyez pas
où nous voulons en venir ? C’est pourtant évident ! Grâce
à vous, nous tenons le moyen de damer le pion à la secte
du soi-disant cheikh Bassine !
— Grâce à moi ?
— Oui ! Votre retour dans la maison de vos ancêtres
est un vrai don de Dieu. Maintenant, toutes vos aventures
prennent enfin leur sens véritable. C’est comme un
puzzle : les petites pièces se mettent en place. Ce périple

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à pied, de Casablanca à Azemmour… Nous ne voulions
pas y croire, au début, nous nous disions : il affabule,
l’ingénieur. Il exagère… Il se vante, il galèje… Et puis hier,
alors que nous examinions, une fois de plus, votre cas
avec le commissaire Daoudi, nous avons compris.
Euréka ! On était trois, nous deux plus Daoudi, à l’heure
du déjeuner, trois sandwiches, trois Coca, et votre dossier
étalé devant nous, sur une table basse, dans le bureau
du patron. Et ça a été une révélation ! Soyons justes :
c’est le commissaire qui l’a eue, la révélation. Il s’est pris
l’occiput dans la main droite et a crié : « Il a marché
depuis Casa ? Mais… c’est comme les prophètes : ils
vont toujours à pied ! » On s’est regardés. Il avait raison,
le boss : on n’a jamais vu un prophète prendre un taxi, ni
un pousse-pousse. Abraham en vélo, Joseph en berline,
Moïse en jeep dans le Sinaï : personne n’a jamais
signalé de telles scènes.
— Attendez, j’ai peur de comprendre. Vous me prenez
pour un prophète ?
— Qu’importe ce que nous pensons. L’important, c’est
ce que croiront les électeurs, la masse, la ‘amma.
Maintenant que le dernier Sijilmassi est revenu vivre ici,
et à pied en plus, à pied !… comme bouna Adam,
comme sidna Moussa, peut-être l’enseignement
ésotérique reprendra-t-il, dans la chambre effondrée ? Le
commissaire a embrayé : « Finalement sa secte, à
l’ingénieur, c’est pas mal… Y a du bon ! Les élections
municipales approchent, et ensuite, il y aura les
législatives. Pourquoi ne pas fusionner l’ingénieur et
Tibari, son bras droit, avec Bouazza le puisatier, et recréer
vraiment la zaouïa ? Il y a déjà les adeptes, tous ceux qui
achètent l’eau miraculeuse, et le noyau dur : les gueux de

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Tibari (que vous appelez Nadir)… On peut susciter des
articles dans les journaux, nous les tenons tous : on
prouvera l’efficacité de la source miraculeuse (des
médecins signeront) et on fera le lien avec la zaouïa
reconstruite. L’eau sacrée, la baraka, la zaouïa, tout cela
sera de notre côté, pas de celui de cette vieille fripouille
de cheikh Bassine. Pourquoi ? (Écoutez ça, c’est génial,
c’est la pointe de la combinaison…) Parce que, le
moment venu, le dernier Sijilmassi (c’est-à-dire vous,
précisa le policier qui rapportait les paroles du
commissaire) prendra publiquement position dans cette
affaire d’élections municipales, en faveur du maire
sortant ! » À propos, vous le connaissez ? Dahane ?
l’avocat ?
— Je n’ai pas cet honneur.
— « De cette façon, nous dissuaderons des milliers de
citoyens de voter pour la secte du cheikh Bassine », a
conclu le commissaire en se flanquant une énorme
claque sur la cuisse. Il était tellement content de sa
trouvaille, Daoudi, qu’il nous a laissé son sandwich à
peine entamé pour aller dare-dare voir son ami Dahane, à
la mairie. Il tombait à pic !
Basri reprit son souffle, puis, sur le ton de la
confidence :
— Figurez-vous que cela fait des mois que l’avocat se
fait un sang d’encre. Il a peur de perdre sa place, de
devoir la céder à un allumé de la Bassine… Rabat aussi
s’inquiète. Azemmour, c’est petit, mais symboliquement,
c’est énorme. L’antique cité d’Azama, les Phéniciens, les
Romains, Juba II, vous connaissez la litanie, le bureau du
tourisme nous la récite assez souvent… Azemmour aux

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mains du cheikh ? Rabat frémit, Rabat trépide… Et voilà
que nous avons la solution ! Grâce à vous !
Adam interrompit l’archer en levant la main, comme s’il
faisait un appel au règlement.
— Messieurs, il y a quelque chose qui m’intrigue. Vous
êtes en train d’élaborer des plans mirobolants devant
moi, des plans dans lesquels je semble jouer un rôle
essentiel ; et vous le faites sans aucune précaution
oratoire, sans vous gêner ; comme si mon accord vous
était d’avance acquis ; en somme, comme si j’étais des
vôtres.
Les duettistes se regardèrent, ébaubis, puis Lee Van
Cleef répliqua, sur le ton de l’évidence :
— Mais vous êtes des nôtres. C’est la nature des
choses. Franchement, entre le Makhzen et la secte du
pseudo-Bassine, vous choisissez qui ?
— Je dois choisir ?
— Bien sûr. Vous êtes embarqué. (Il se racla la gorge.)
Posez-vous une question simple : est-ce que vous
préférez vivre dans un pays régi par des intégristes
illuminés qui finiront par vous lapider parce que vous ne
vivez pas en conformité avec les lois du Coran, telles
qu’ils les interprètent ; ou bien dans un pays moderne,
régi par un Makhzen rationnel, qui vous laisse faire tout
ce que vous voulez du moment que vous respectez des
lois somme toute peu contraignantes ?
Adam resta silencieux pendant une bonne minute.
(Des lambeaux de phrase, où il était question de la peste
et du choléra, apparaissaient devant ses yeux.) Les deux
policiers en profitèrent pour allumer chacun une cigarette.
Ils faisaient des ronds de fumée en le regardant, comme

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s’ils attendaient une réponse à cette question qui
semblait pourtant n’en exiger aucune.
Il sortit enfin de son silence :
— Admettons. Mais vous ne comptez tout de même
pas sur moi pour assurer un enseignement religieux ?
— Pourquoi pas ?
— Pour commencer, je ne suis pas fqih.
— Ce n’est pas une marque déposée. Chacun peut se
bombarder fqih.
— D’autre part, je suis venu ici faire le point, réfléchir…
— Vous aurez tout le temps de réfléchir après les
élections, une fois Dahane réélu. On vous paiera un
séjour dans le meilleur hôtel d’Agadir, y a pas meilleur
endroit pour cogiter, face à la mer, un cocktail à la main.
En attendant, vous ferez œuvre salubre ici. Il faudra
seulement laisser tomber vos élucubrations sur Omar, le
« deuxième homme », le « rigide », l’« intégriste », etc.
Contentez-vous du juste milieu, de notre bonne vieille
sunna saupoudrée d’un peu de mystique. Bien entendu,
vous serez rémunéré, comme un imam ou comme un
professeur, d’ici aux élections. Ou, si vous préférez, nous
vous paierons un loyer pour l’usage de la chambre
effondrée, qui sera devenue la « chambre reconstruite ».
Hé, hé…
— Hé, hé ? Quoi, hé, hé ? Votre plan est bancal. Une
zaouïa, c’est du soufisme, non ? Ces gens-là ne se
mêlent pas de politique. Comment voulez-vous les mettre
au service de l’État ?
Lee Van Cleef ouvrit la bouche pour répondre mais
Basri lui fit un petit signe de la main (« Attends, je
prévoyais cette objection, j’ai de quoi lui clouer le bec…

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»), s’éclaircit la voix et se transforma en sophiste de haut
vol :
— Réfléchissez. Ils cherchent l’union avec Dieu, vos
soufis, n’est-ce pas ? C’est le stade ultime de leur
ascension, hein ?… l’union, le fna’, l’extinction de l’ego
dissous en Dieu pour l’éternité… « Il n’y a pas de réalité
en dehors de Lui », disent-il. Bien. Mais Lui, Dieu, qu’est-
il d’autre que la Raison suprême ? Absolue ? (Petite
pause.) Or qu’est-ce que l’État, sinon une forme suprême
de la Raison ? (Ne dit-on pas : la « raison d’État », pour
exprimer ce qui a le droit de transgresser la Loi ?) Donc,
l’État gère les corps de la façon la plus rationnelle qui soit
; libre aux âmes de faire ce qu’elles veulent (du moment
qu’elles n’embêtent personne, ces sauterelles). (Il tira
une bouffée de sa cigarette, puis, désinvolte :) Par
exemple, qu’elles cherchent l’unité avec Dieu, les âmes,
du moment que les corps se donnent à l’État. (Ne dit-on
pas : les corps d’État ?)
— Ça n’a rien à voir, protesta Adam.
— Tout est dans tout, répliqua posément Basri, en
faisant quelques ronds de fumée ; et inversement. Où en
étais-je ? Ah oui, les âmes à Dieu, les corps à l’État.
Votre ami Hegel…
— En quoi Hegel est-il mon ami ?
— … votre ami Hegel a cherché toute sa vie la forme la
plus haute de la rationalité. Il l’a trouvée où, en fin de
compte ? Dans l’État prussien ! Alors, vous voyez bien.
— Mehr licht, s’il vous plaît, je ne vois rien.
— Allons, ne faites pas l’idiot. Vous avez parfaitement
compris. Le soufi cherche l’union de son âme avec la
Raison suprême, il est donc parfaitement logique qu’il lie
son corps à l’État, qui incarne ici-bas la Raison.

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Adam était abasourdi ; d’où un simple inspecteur de
police, en poste à Azemmour, l’air épais et l’œil louche,
pouvait-il bien tirer tout ce galimatias philosophique,
toutes ces références érudites et ce raisonnement digne
de Gorgias ? Cela tenait du prodige. Il finit par lui poser la
question, en ajoutant :
— Vous savez que vous n’êtes pas très crédible ? Je
veux dire, en tant que personnage. Si vous étiez un
personnage de roman ou de film, personne ne croirait en
vous. Un poulet métaphysicien, qui cite Hegel ? Ça
n’existe pas.
L’autre renifla, le regard mauvais, comme s’il remuait
de vieilles rancunes.
— La culture n’est pas réservée à ceux qui ont « fait la
Mission ». Moi aussi, paysan de l’Oum er-Rbia, j’ai posé
mes fesses sur les bancs de la fac, avant d’entrer à
l’École de police. J’ai étudié la philosophie, les sciences
politiques et tutti quanti. Mais, n’étant fils de personne,
j’ai abandonné ma thèse en cours de route et j’ai cherché
un métier stable. D’où me voilà fonctionnaire des
renseignements généraux. Basri, simple flic. Mais pas
simplet – je lis, pour me cultiver ; et pour comprendre
comment pensent les gens comme vous, et aussi les
gauchistes, les islamistes, les folles de Tanger, les rupins
de Casa, l’épicier berbère, les émigrés, les femmes et les
criminels : tout le monde, quoi. Si tu sais comment pense
ton vis-à-vis, tu as un coup d’avance sur lui.
— Et moi ? Vous savez comment je pense ?
Basri alluma posément une autre cigarette. Puis il
murmura :
— Je sais parfaitement comment vous pensez. Et
maintenant que je vous ai expliqué le lien entre les soufis

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et l’État, je regarde ma belle montre Casio et je constate
que le temps passe…
— … et que vous ne nous avez pas encore donné votre
assentiment, compléta Lee Van Cleef.

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35
Adam dit non Les deux comparses se
turent de nouveau et le fixèrent
intensément. Adam ne savait s’il fallait rire,
s’émerveiller ou s’indigner de ce qu’il
venait d’entendre.

— Vous voulez une réponse franche et nette ?


Approbation muette des duettistes.
— Eh bien, messieurs, c’est simple et définitif : non.
Non, je ne vais pas me travestir en prophète ni en
prédicateur. Non, je ne vais pas jouer le rôle que vous
m’avez assigné dans la course à la mairie. Non, je ne
vais pas entrer dans vos combines. Et vous m’obligeriez
en quittant cette maison qui est encore un lieu privé, et
non un moulin.
Les deux policiers restèrent cois. Puis Lee murmura :
— Qu’est-ce qui vous gêne, exactement, dans le plan du
commissaire ?
— Ce qui me gêne ? Reprenons : il s’agit, si j’ai bien
compris, de former une sorte d’alliance sacrée entre ce
ballot de Nadir, Bouazza et ma pomme ? OK ? Mais
posez-vous une simple question : qu’est-ce que j’ai à voir
avec ces deux gus ?
Basri répondit benoîtement :
— Eh bien, pour commencer, vous êtes, tous les trois,

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marocains.
— Mais encore ?
— Ça ne vous suffit pas ? Vous êtes marocains, donc
patriotes, donc vous voulez le bien de votre pays, tous les
trois ; et par conséquent, vous ne voulez pas que la
Bassine arrive au pouvoir. Et c’est pourquoi vous allez
collaborer avec nous pour éviter cette catastrophe.
— Vous n’avez pas compris le sens de ma question.
Écoutez, je suis désolé d’avoir à dire cela, je sais que ça
a l’air terriblement arrogant, mais… euh, j’ai fait des
études, moi ; pas comme Nadir…
— … Tibari…
— … ni comme Bouazza, qui est carrément
analphabète. (Il commençait à s’échauffer.) Dites donc,
on ne mélange pas les torchons et les serviettes, j’ai
quand même des diplômes, je suis ingénieur, j’ai lu
Montaigne et Voltaire…
Adam s’arrêta, déconcerté.
Je ne peux pas croire que je viens de dire cela. Voltaire
? Mais ne s’agissait-il pas, justement, d’oublier Voltaire ?
Et voilà que je le brandis comme… comme un sauf-
conduit, comme un titre de gloire… rosette… grand-croix
de l’ordre… les palmes académiques… « torchons et
serviettes » (j’ai vraiment dit cela ?)… Suis-je à ce point…
vain ? orgueilleux ? élitiste ? Qu’est-ce qui m’arrive ?
Il ne disait plus rien, absorbé dans cette grande
confusion qui s’était emparée de lui. Les deux policiers
se regardèrent, puis Basri leva l’index, l’air menaçant : —
Allons, on n’a pas que ça à faire. Pour la dernière fois :
que devons-nous dire au commissaire Daoudi ? Quelle
est votre réponse ?
Adam se ressaisit.

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— Eh bien, je vous le répète, c’est définitif : non. Non,
je ne vais pas fonder un club avec deux bouffons illettrés
pour faire élire maire un type que je ne connais même
pas. La politique, ça ne m’intéresse pas, et vos salades
encore moins. Au revoir.
Les policiers ne bougèrent pas.
Les fortes paroles de l’ingénieur avaient sans doute du
mal à percoler dans leur encéphale. Basri laissa son
regard errer sur les murs intérieurs du riad, sur les portes
des chambres, sur l’arbre et la margelle du puits, comme
s’il faisait un état des lieux. Lee Van Cleef, lui, alluma une
cigarette, lentement, avec des gestes étudiés, et en
souffla la fumée en direction d’Adam, qui fit la grimace et
se mit à tousser. Puis ils se concertèrent du regard et
tournèrent les talons.
La porte d’entrée claqua.
Au loin, le muezzin se mit à lancer l’appel à la prière.
Tout cela ne présage rien de bon. Ai-je bien fait de les
envoyer bouler ? N’aurais-je pas dû prendre rendez-vous
avec le commissaire et m’expliquer avec lui ? Mieux vaut
parler à Dieu qu’à ses saints… Mais d’un autre côté,
cette histoire devient aberrante, c’est n’importe quoi ; si je
n’y mets pas le holà, où s’arrêtera-t-elle ? Je risque de
me retrouver adjoint du maire, ou mignon du gouverneur,
ou grand mamamouchi, sans avoir compris ce qui
m’arrivait. Ce Maroc ! Je suis venu chercher le calme, je
me retrouve dans des intrigues à n’en plus finir… La
descente dans le maelström… Allons dormir.
Ce qui fut fait.

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36
Le plan B

Que se passa-t-il ensuite ? Adam devina que de


grandes manœuvres se tramaient lorsqu’il tomba, de
façon fortuite, sur une sorte de conciliabule entre Nadir,
Basri, Bouazza et Lee Van Cleef dans un minuscule café,
en face des remparts.
Il était entré là pour se désaltérer car il faisait
particulièrement chaud, ce jour-là, qui était le dernier jour
du mois de juin, et il les vit au fond de la salle, penchés
sur une table autour de laquelle ils faisaient cercle. Basri
chuchotait en tapant de l’index sur la table, comme s’il
scandait une concaténation de manœuvres devant mener
au coffre-fort d’une banque ; et les autres l’écoutaient
attentivement, soucieux de ne pas perdre le fil.
Ça conspire sec, pensa Adam. Il sortit aussitôt, sans
rien consommer. Les comploteurs ne s’aperçurent de
rien.

Tout devint clair deux semaines plus tard, lors d’une


visite impromptue d’Abdelmoula. Le cousin débarqua
avec un couffin plein de sardines grillées enveloppées
dans une grande serviette blanche à carreaux. Il les
déballa dans le patio et invita toute la famille à participer
aux agapes.
La petite fille poussa des petits cris de joie, Nanna fit
des manières (« ce n’est pas raisonnable, j’ai la maladie

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du sel »), Adam ne se fit pas prier pour en déguster
quelques-unes.
Abdelmoula évita, cette fois-ci, de se lancer dans de
grandes discussions à propos de Dieu ou des anges, il
se contenta de dévider des chapelets de platitudes sur le
temps qu’il faisait, les aloses disparues de l’Oum Er-
Rbia, la ruralisation de nos villes et la cherté de la vie.
Adam finit par lui demander s’il savait ce qui se tramait
dans la ruelle ; après tout, n’était-il pas un ami de Nadir ?
Abdelmoula pinça les lèvres. Cette amitié-là avait
fraîchi. Les élans sectaires et l’ambition du fils de la
masseuse l’avaient coupé de ses anciens commensaux,
il ne rompait plus le pain qu’avec ses ouailles… On le
voyait déambuler, le nez au ciel, murmurant des
incantations soufies, ou prétendues telles, qui semblaient
obscènes tombant de ses grosses lèvres. (Ma parole, il
se prend pour Hallâj ! coassa le fils de la négresse ; mais
Hallâj a mal fini, n’est-ce pas ?)
Cependant, même sans l’appoint de Nadir, le cousin
était parfaitement au courant de ce qui se passait en ville
et orbi, dans le patio et sur les remparts, sous la
moustache du commissaire et dans la tête des gens. Qui
le renseignait ? Mystère.
Après avoir croqué une sardine et l’avoir arrosée d’un
verre de petit-lait, obligeamment offert par Nanna, il se
remit à parler.
Adam, abasourdi, l’écouta exposer l’état des choses.

Nadir-Tibari, le deuxième homme, se révéla être un


lointain cousin de Lee Van Cleef, et c’était sans doute ce
dernier qui lui avait demandé, dès le début, de fréquenter

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(et donc de surveiller) Adam, puisqu’il était l’ami de son
cousin. Les menaces qu’avaient proférées les policiers («
Le jour venu, on enverra Tibari planter des eucalyptus
dans le pénitencier agricole »), c’était donc du pipeau,
une manœuvre de diversion. Au fond, Tibari était des
leurs, d’une façon ou d’une autre. Puisque Adam avait
refusé de fédérer les fadas, le commissaire Daoudi était
passé au plan B : la chambre bleue était devenue le
centre spirituel de la zaouïa, qui louait aussi la maison à
côté, celle de Bouazza. Le commerce de l’eau était
florissant…
Abdelmoula reprit sa respiration, croqua derechef une
sardine et continua, sur un ton amical, presque
désinvolte. « Donc, tu me comprends, cher cousin, etc. »
Ce qu’il raconta était ahurissant.

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37
Homo sum

Tard dans la nuit, alors qu’Abdelmoula était reparti et


que tout le monde dormait dans le riad, Adam, affalé sur
son lit, finit par reconstituer le puzzle dans sa tête.
Nadir et Bouazza le puisatier avaient recréé la zaouïa,
mais pas dans la chambre effondrée, comme il en était
question au départ. Ils l’avaient installée dans la maison
de Bouazza ; ses adeptes, ou plutôt ses clients, tous
ceux qui achetaient son eau miraculeuse, étaient
fermement incités à adhérer à ladite zaouïa.
Quant aux disciples de Nadir, ils étaient en quelque
sorte montés en grade, ils étaient maintenant les
prosélytes officiels de la secte, laquelle secte avait mis
de l’eau dans son vin, ou dans son thé : on ne parlait plus
d’islam « sans Omar », le commissaire l’ayant
formellement interdit ; on se contentait d’affirmer que
Nadir était un « deuxième homme » (les sagouins, ils
mélangent tout…), sans préciser ce que cela signifiait,
sinon que Nadir connaissait des secrets formidables,
inouïs, et qui avaient un rapport (mystérieux) avec le
dernier Sijilmassi… Mais pour y arriver, à ses secrets, il
fallait payer de sa personne, faire allégeance au « maître
» Nadir, assister aux séances de prières, d’incantations,
de mortifications.
Des articles avaient effectivement paru dans quelques
journaux, signés par des médecins, et qui prouvaient

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l’efficacité de l’onde prodigieuse, fût-ce comme placebo
(cela ajouté pour les quelques sceptiques que comptait la
ville).
Le lien avec la zaouïa reconstruite était ainsi fait
puisque c’était une seule et même holding qui contrôlait
l’eau, la baraka et la zaouïa, sous la houlette du duo
Nadir-Bouazza, et sous le patronage involontaire d’un
Sijilmassi mutique.
Comme l’avait prévu le commissaire, il n’avait pas été
difficile d’orienter la multitude consommatrice d’aqua
sacrée et de prières vers le-Makhzen-et-Dahane-réunis,
le premier caché (comme souvent), le second très
présent, puisque distributeur enthousiaste de casquettes
à son effigie, de pains de sucre et de bons pour une
entrée gratuite au hammam ; tout cela s’opposant à la
secte du cheikh Bassine qui, elle, ne disposait pas du
moindre couvre-chef à visière, ni de glucose ni de bain
turc en état de marche. Le palpable, le tangible se mêlait
ainsi au surnaturel ; tous les aspects de la nature
humaine, le corps qu’on masse et l’âme qu’on conforte,
étaient ainsi couverts, à la grande satisfaction du service
marketing de la holding.
Nadir, son fondé de pouvoir, faisait maintenant passer
l’antique Bassine pour un hérétique. Et allez donc !
Les feuilles à chantage, payées en sous-main par
Daoudi, s’en donnaient à cœur joie.
Dans une semaine, le président Bouazza allait
annoncer que le dernier des Sijilmassi (au nom de qui
cette gigantesque supercherie se déployait) prenait
position dans l’affaire des élections municipales, et qu’il
le faisait en faveur du maire sortant : Dahane l’avocat.
Sonnez hautbois, résonnez musettes !

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Adam, toujours allongé sur son lit, serra les poings de
rage.
Ma parole, je rêve… Ou plutôt, le cauchemar
continue… (Il vit, comme dans les dernières secondes
d’un condamné, les événements récents défiler devant
ses yeux, des guirlandes de mots en surimpression
d’images fugaces.)
Donc, il m’arrive quelque chose au-dessus de la mer
d’Andaman… C’est fort, décisif… irrépressible… Un
choc… Une « expérience existentielle », comme on dit…
Ma « nuit de feu »… Mon « second pilier à l’entrée du
chœur »… Je freine des quatre fers, je m’arrête, je
reviens aux sources : ici, dans le riad de mes ancêtres.
Rue du Mouflon… Torpeur, sagesse… Méditation…
Allons jusqu’au bout : je renie Voltaire, son hideux
sourire, Diderot, pourtant le meilleur des hommes,
Rousseau… C’est à ce prix… Je renie la secte des
philosophes, les libertins, les Lumières…
Parallèlement, je redécouvre Hayy Ibn Yaqzân… Et le
Traité… Vive Ibn Tofail et l’immense Ibn Rochd !… C’est
chez moi… C’est moi. Je suis le petit-fils du hadj Maati,
fier, altier, droit dans mes cothurnes… Mon monde est fait
à ma mesure…
Mais non… C’était trop beau, ça ne pouvait pas
durer…
Enter Abdelmoula…
Entre ici, Abdelmoula !… avec ton cortège d’inepties…
Le fils de la… la niaiserie… ses gros sabots… pesantes
babouches… Ibn Tofail, Averroès ? Nos philosophes ?
Connais pas !… Jamais lus ! Au bûcher ! Philosophes,
bah… Objections frivoles, injustes cavillations… Au
diable, les philosophes, il n’y a que le Livre… À la lettre !

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… bila kayf : sans demander comment, ni pourquoi…
Sans demander son reste…
Misère… Est-ce ainsi que les hommes vivent, ici ? Est-
ce ainsi que les hommes sont ? Inconsistants, bébêtes…
? Confits en dévotion sans trop savoir pourquoi ? Dieu est
grand, piiip…
Ou escrocs ? charlatans, filous ?… On fait sa prière et
on mouille quand même le lait ? Bouazza ? Tout se
confond… Manipulations… La main de la masseuse
dans la culotte du zouave… Crédulité générale… On
gobe tout… Plus c’est gros, plus ça passe… La baraka
des Sijilmassi… Bois de cette eau… Glou-glou… Tu ne
peux pas passer outre, comme les caravaniers dans le
désert… Ma tribu s’égare mais je dois la suivre…
Il a maintenant les larmes aux yeux, un goût âcre dans
la bouche. Est-ce pour cela que j’ai perdu mon travail, ma
maison, ma femme ? Le corps de Naïma lui manque à
cet instant, il voudrait l’avoir à côté de lui, se chauffer à
ses rondeurs, ses courbes, ses méplats… Son cerveau,
implacable, continue de faire le bilan, de détailler la
catastrophe.
Alors que je me débats avec cette première grande
contradiction (dois-je m’abêtir pour être au diapason ?),
arrive la deuxième, la plus sordide : L’État s’en mêle.
L’État !
Ses froids tentacules… Le Makhzen… Nadir-Tibari, on
ne sait même pas comment il s’appelle… La police… Du
flou, du trouble, des personnages incertains… Clair-
obscur… Basri, Lguerjouma, le commissaire Daoudi… «
Il faut travailler avec nous. »
Et quand (« sursaut de dignité ») je refuse, quand je
me retire dans mes appartements, cerné, l’arnaque repart

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de plus belle… Il ne veut pas jouer le jeu ? On se passera
de lui ! On se passera de sa présence effective… On
trompera les gens avec son effigie. Moi bidimensionnel,
réduit à un portrait… Une icône qu’on montre au peuple,
bien haut, dans un angle… Regardez ! Miracle ! Le
dernier Sijilmassi… Alléluia !… Allah akbar !… Le retour
de l’enfant prodigue !… Il est des nôtres ! Il soutient
Dahane, votez Dahane !
(Nausée, haut-le-cœur…)
Quelle est l’alternative ?
Le retour à Casablanca ?… Paris ? L’émigration ? Le
suicide ? La folie ? Camisole, cellule, électrochocs ?
Ou bien une folie froide, lucide : deviens Abdelmoula,
aime Bouazza, baise les mains du commissaire, du
gouverneur, du satrape. On en revient toujours là… Il faut
aimer Bouazza… et Basri, le flic ; les choses empirent.
Quai des poulets !… Folie glaciale… Joue le jeu… Tout
irait bien, je serais bien nourri, bien logé, décoré…
limousine-chauffeur… invitations à la Cour… costume
bien taillé, chaussures italiennes, des Ray-Ban sur le
nez… Et je ne pourrai plus me regarder dans un miroir ;
ou si je m’y regardais, je ne verrai rien… le néant…
(Il se redresse sur le lit, frappé par une idée soudaine.)
Et si j’adhérais à la secte du cheikh Bassine ?…
… juste pour protester contre cet immense et
répugnant trucage qui se fait contre ma volonté, mais en
mon nom… Ce serait spectaculaire… Après tout, de
jeunes rebelles et des gauchistes blanchis sous le
harnais avaient défilé avec la secte, naguère, dans toutes
les villes du pays, au nom de l’ennemi commun : le
Makhzen. On voyait des jeunes filles de la meilleure
société de Rabat ou de Casablanca, cheveux au vent,

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jean, chandail moulant, côtoyer des barbus farouches et
des femmes en burqa, ensevelies, leurs yeux les
résumant, manifestant sans rien montrer, ô paradoxe…
Des hommes jeunes, amateurs de bière et d’amour libre,
marchant avec ceux qui les vomissent et les vouent aux
gémonies… Après le supplice, la torture, jetés sur
l’escalier d’un palais dévasté… On avait vu des choses
étonnantes en février de cette année-là… Quelqu’un s’est
jeté du Pont-Neuf… Chute… On avait vu l’inconcevable…
Ils défilaient, les jeunes, à côté de ceux qui voulaient leur
lapidation… La mort va—t-elle faire une trêve ?…
Pourquoi ne ferais-je pas comme eux ? Un bout de
chemin avec la secte ? Pour protester ? Ç’aurait de la
gueule… du panache…
Mais non… Impossible !
Ce serait la défaite ultime.
Défaite de la pensée… Ces sectateurs de la Bassine,
ne sont-ce pas eux qui croient en l’ubiquité de leur chef ?
Il est ici et ailleurs… Il court, il court, le furet… Il est
passé par ici… Il repassera par là… Ils croient aussi qu’il
est capable de traverser les murs… C’est le passe-
muraille du pauvre… ô âneries !… ô enfantillages !…
mais ces benêts n’en sont pas moins dangereux. Ne
sont-ce pas eux, ou leurs ancêtres, qui ont brûlé les livres
d’Ibn Rochd à Cordoue ?… étranglé Sohrawardi, jeté son
cadavre au bas des remparts d’Alep parce qu’il cherchait
l’Orient « intérieur », la lumière, la connaissance ?…
empoisonné Ibn Bâjja à Fès, il y a huit siècles, parce qu’il
ne pensait pas comme eux ?… excommunié puis
assassiné Faraj Foda au Caire, il y a quelques
décennies, parce qu’il maniait l’ironie ?… pendu
l’ingénieur Taha, au Soudan, pour avoir défendu les droits

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de l’homme, de l’individu ?… N’ont-ils pas poignardé
Néguib Mahfouz pour avoir écrit un livre qu’aucun d’eux,
ces cancres, n’avait lu ?… N’ont-ils pas voilé, violé,
vitriolé, cloîtré des millions de fillettes, de femmes,
d’êtres humains ?… Et j’irais me commettre avec eux ?
Non.
Non.
(C’est une révélation. Il bondit sur ses pieds, sort dans
le patio, lève les yeux vers le ciel, puis, absurdement, il va
tâter le tronc du bigaradier, comme pour s’assurer que le
monde ici-bas existe, que ce n’est pas un combat
ineffable que se livrent des ombres dans sa tête. L’arbre
est bel et bien là, solide, concret. Ligneux.)
Non. Je sais ce qu’il me reste à faire. S’engager, oui.
Défiler, oui. Mais pas dans la cohue de ceux qui hurlent,
pas dans la masse qui tue, babines retroussées : dans le
long cortège de ceux qui ont sauvé l’honneur. L’honneur
de l’homme. Sa dignité… Le cortège de la khassa
intellectuelle du monde… sa noblesse.
Aristocratie de la pensée. Il n’y a pas de races
humaines, il n’y a que l’espèce humaine. Je suis un
homme, je suis un homme… quoi de plus naturel, en
somme ?
Royauté du silence, du cabinet de lecture, de la table
de travail, des grandes promenades en forêt
d’Ermenonville… J’herborise, je fais l’herbier de mes
ancêtres… Surprise ! Ce ne sont pas ceux que je croyais.
Ou plutôt, il y en a bien plus que je ne le croyais…
Non, il ne faut pas renier Voltaire, ni Rousseau, ni
Diderot… mais je les prends avec Ibn Rochd et les
autres… Ibn Tofayl, précurseur de Spinoza, qui le lisait
avec ferveur… Ibn Bâjja… Mystiques cordouans ou fassis

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et philosophes de Bagdad… Maison de la sagesse… et
les Chinois, que je ne connais pas, les Japonais, les
Indiens qui ont découvert mille ans avant tout le monde
les grands théorèmes…
Et si l’on exhumait un Zola zoulou, il serait des
nôtres… Joie de lire Candide comme un conte andalou et
Robinson Crusoé comme un Hayy Ibn Yaqzân
londonien… Je suis un homme. Homo sum… Rien de ce
qui est humain ne m’est étranger… Rien de ce qui est
écrit ne m’est étranger…
Bonheur de lire Don Quichotte comme vraiment écrit
par Cid Hamet Ben Engeli… Joie, joie, joie, pleurs de
joie… Homère ! (Ô mère !) Les grands Russes ! Tristram
Shandy… Goethe !… Mehr Licht… c’est le cas de le
dire… Dante !… (n’est-ce pas lui qui, dans la Divine
Comédie, place Ibn Rochd parmi les génies du miracle
grec, parmi les maîtres latins ?…) Darwin, Freud,
penseurs et maîtres de la langue !… Pessoa !… Marquez
!… Paz !… Hikmet !… Hermans !… Tagore !… Faulkner !
… C’est là que je suis vraiment chez moi.
La rue du Mouflon, la vraie, c’est l’encyclopédie…
l’ascension de l’esprit humain… Je voudrais tout lire, tout
comprendre… parler toutes les langues du monde… Et la
musique ! La sculpture, la peinture !… Immenses
continents… Hic sunt leones… Ils n’attendent que moi…
Homo sum !
Qu’ils sont ridicules, Bouazza et son seau, la Bassine
et son sceau des prophètes, les deux sots tombent…
Bien fait pour eux !…
Qu’elle est pitoyable, la police des corps, qui a pris le
contrôle de cette ruelle…
Ce qui importe, c’est la voie céleste…

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Une grande sérénité s’empara d’Adam. Il retourna
dans sa chambre et s’allongea de nouveau sur le lit. Un
poème flottait dans l’air. Le ciel est, par-dessus le toit, si
bleu, si calme ! Un arbre, par-dessus le toit, berce sa
palme. Sa palme ? Pas de doute : c’est à lui qu’on
s’adressait. La branche du palmier, les palmes
académiques…
Il s’endormit avec le sourire.

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38
La grande bataille

Le lendemain était le samedi 15 juillet.


Azemmour s’éveilla dans la fournaise de l’été. L’air
brûlait, les ruelles étaient assoupies, le vent du sud
attisait l’incendie.
Le boulevard principal était absolument désert.
Pas pour longtemps. Lassée d’attendre une
autorisation qui ne venait pas, la section locale de la
secte du cheikh Bassine avait décidé d’organiser une
manifestation pour brailler les mérites de la liste qu’elle
présentait aux élections. Averti de la chose par les
espions qu’il avait lui-même infiltrés chez Bassine,
Daoudi jeta les plans d’une contre-manifestation : la
zaouïa aquatique se répandrait sur le même tracé que les
allumés du cheikh : on éteindrait ainsi leurs ardeurs.
Et c’est ainsi que le boulevard se trouva, ce jour-là,
rapidement envahi par la populace, coupé en deux dans
le sens de la longueur : à bâbord, un interminable filet de
gueux gris et d’êtres voilés dont on présumait que c’était
des femmes ; à tribord, un moindre allongement de
soufis putatifs, menés par le duumvirat Bouazza-Nadir.
Gueux et soufis en herbe se taisent, c’est dans la
nature des choses ; si bien que flotte au-dessus du
boulevard un silence irréel, seulement entrecoupé par le
braiement de quelque âne qui, ne voyant rien venir,
s’inquiète : où sont les hommes et leur rumeur ?

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La chaussée est vide, qui poudroie. On peuple les
trottoirs, de part et d’autre.
On se regarde, comme mille chiens de faïence face à
mille autres.
On se hait.
Et on attend. Quoi ? Nul ne le sait.

Deux hommes parurent.


L’un venait de la rue du Mouflon, l’autre du
commissariat. Adam aperçut de loin Basri, vêtu de gris et
qui marchait lentement dans sa direction. Ils se
croisèrent au bout de la rue, au coin du boulevard. Basri
ramena son chapeau en arrière et s’arrêta.
— Vous allez à la manif ? demanda-t-il ironiquement.
Adam s’arrêta à son tour et regarda les deux
alignements de corps, immobiles et verticaux, comme
fichés en terre, qui se faisaient face, de part et d’autre du
boulevard. La scène était impressionnante. Basri
continua sur le même ton :
— À ma gauche, les vrais patriotes, qui aiment leur
pays et leur roi ; à ma droite, les suppôts du cheikh
Bassine : le Moyen Âge, quoi. Alors, monsieur l’ingénieur,
une question se pose : sur quel trottoir allez-vous
marcher ?
Une légère brise caressa le visage d’Adam.
— Vous ne pouvez plus vous défiler… Alors ? Trottoir
du Makhzen ou quai mal famé du fanatisme religieux ?
(Arrête de parler, pensa Adam. La sagesse n’est
jamais du côté de celui qui parle.)
Mais l’autre était intarissable :
— Vous serez accueilli les bras ouverts sur cette

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partie-ci du boulevard, la zaouïa porte le nom de votre
famille, ne l’oubliez pas. Sur l’autre partie, vous serez, tôt
ou tard, lapidé. On ne lit pas Voltaire chez le cheikh.
Adam hocha la tête puis se remit en marche,
lentement. Le commissaire, la tête tournée, le suivait du
regard.
On vit alors un prodige.
Adam descendit sur la chaussée et commença à
marcher au milieu, à équidistance des deux trottoirs,
comme on s’engage dans un thalweg, entre deux
versants, dans la montagne.
Voilà.
Voilà. Tel est mon choix, moi, Adam Sijilmassi. Je ne
choisis pas. Entre le Makhzen et la populace fanatisée, je
ne choisis pas. Je prends la voie médiane. Le juste
milieu.
Si je pouvais voler, je planerais au-dessus d’eux, très
haut, comme le garuda des hindous, le simurgh des
Perses, le rukh…
On l’observait, de part et d’autre du boulevard. En
silence.
Il regardait droit devant lui et ne pouvait donc examiner
les visages, les centaines de visages qui formaient les
parois de son chemin de choix.
Peut-être les uns, ceux du Makhzen, exprimaient-ils
une sorte d’expectative – allons, nous ne perdons pas
espoir, tu finiras bien par rentrer au bercail. Les autres
visages devaient trahir une sourde détestation pour tout
ce qui ne leur ressemblait pas.
Il unissait en lui deux figures, celle de l’enfant prodigue
et celle du traître, de l’hérétique (celui qui choisit) ; c’est
ce qu’il vit confusément, tout en marchant, en deux

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tableaux : un Greuze autrefois admiré au musée du
Louvre et une représentation de saint Sébastien ornant
un livre d’art ; puis il se rappela que le Greuze
représentait en fait le Fils ingrat : les deux groupes
hostiles auraient pu s’entendre sur cette qualification.
C’est encore moi qui les unis.
Au fond, le Makhzen et le cheikh Bassine pourraient
s’accorder, un jour, sur ceci : éliminer ceux qui me
ressemblent. (Grande machine de salon : Le fanatisme et
le monstre froid tombant à bras raccourcis sur les petits
voltairiens de la contrée.)
Tableaux d’une exposition : je flâne dans ma vie.
Tant qu’on y est : il (se) vit Charlton Heston allant d’un
pas ferme, droit devant lui, comme s’il suivait la ligne de
partage des eaux vers une terre à lui promise, sidna
Moussa fendant les flots de la mer Rouge.
Mais les flots, hélas ! se refermèrent sur lui. Alors qu’il
était arrivé à la hauteur de la porte de la médina, un
apprenti soufi, à bout de nerfs, cria quelque chose, peut-
être une injure, en direction des gens de la Bassine ; dont
l’un, d’une voix rauque, proféra aussitôt quelque affront ;
auquel répondirent trois blasphèmes épars ; parés par
quinze grossièretés ; par représailles, on calomnia le
cheikh ; horreur !… mille invectives s’élevèrent soudain
sous le soleil de Satan ; l’offense fut jugée, in dix mille
petto, impardonnable ; de tels outrages se lavent dans le
sang, ou au moins dans le horion, décida tout le monde.
Ce fut la ruée.
Les deux rangs ennemis, jaillissant de leurs trottoirs
respectifs, envahissant le bitume, se précipitèrent l’un sur
l’autre, d’un même allant, en poussant des cris sauvages.
Ululements, glapissements, braillements, cris et

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hurlements, beuglements, hennissements se mêlèrent
aux versets du Coran dont on s’arma de part et d’autre ;
et les coups se mirent à pleuvoir dru.
Ce fut une bagarre mémorable.
Elle se déroula sur Adam, renversé dès la première
seconde par la charge des deux brigades lourdes qui se
rencontrèrent exactement à sa hauteur, puisqu’il se
trouvait au milieu du champ de bataille. Les deux armées
se choquèrent en lui, il tomba, elles l’écrasèrent.
Je vais me réfugier vers un mont qui me protégera de
l’eau. Et Noé lui dit : « Il n’y a aujourd’hui aucun
protecteur contre l’ordre de Dieu. Tous périront… » Et les
vagues s’interposèrent entre les deux, et le fils fut noyé.
Après plusieurs minutes de pugilat généralisé, dans
une clameur interminable, la police, dirigée par le
commissaire Daoudi, décida d’intervenir. En principe, elle
n’aurait dû taper que sur l’armée de la Bassine ; mais,
dans la mêlée, comment reconnaître les siens ? Aussi
firent-ils, les cognes, ce qu’ils font toujours dans l’Empire
chérifien : ils assommèrent tout ce qui passait à portée
de massue.
Le baroud redoubla de férocité.
Adam, à demi évanoui, avait réussi à se relever, ou
plutôt, il était à genoux. Tout étourdi, il vit, dans la
confusion générale, un objet contondant s’élever dans les
airs, au-dessus de sa tête. Était-ce la police, un soufi ou
un islamiste ? Il tomba à genoux ; très absurdement, ses
dernières pensées furent : « … comme un chien… », «
sur une plage de Toscane… », « tuez-moi, ô mes
compagnons ! ». L’objet s’abattit violemment sur sa
tempe.
Écran noir.

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Sur la toile qui s’anime, très lentement, un oiseau se
pose au sol, puis un autre, puis un autre. Ils replient leurs
ailes de grande envergure. Ce sont des charognards. Des
pygargues ? Au sol gît un cadavre, le cadavre d’un
ennemi – mais ennemi de qui ? Ne voulait-il pas,
justement, n’être en rien mêlé à cette querelle ?
Tex Willer est à terre.
Les desperados s’éloignent dans le crépuscule.

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39
Silence

Adam n’était pas mort mais, « salement amoché »


(dixit le correspondant local du Matin), il était tombé dans
une sorte de coma dont il ne sortit qu’une semaine plus
tard.
Il ouvrit les yeux dans une chambre de l’hôpital d’El-
Jadida. La porte en était entrouverte et il vit (mais voyait-il
?) qu’elle donnait sur une salle commune sommairement
meublée d’où provenaient de vagues effluves
d’excréments mêlés à l’odeur des désinfectants. Après
quelques instants, une infirmière, qui était entrée dans la
chambre et avait constaté que le patient gardait les yeux
ouverts, lui posa une question sur un ton presque joyeux.
Il ne répondit rien. Elle répéta sa question puis alla
chercher un médecin.
Celui-ci, un homme jeune en blouse blanche,
l’examina attentivement et essaya, lui aussi, d’engager la
conversation. En pure perte, Adam ne desserrait pas les
mâchoires. Toutefois, il semblait suivre du regard les
allées et venues des uns et des autres.
À l’heure du déjeuner, il ne fit aucune difficulté à
manger et à boire ce qu’on lui proposait.
Il ne prononça aucun mot pendant les jours qui
suivirent, mais les médecins décidèrent malgré tout qu’il
devait poursuivre sa convalescence dans sa famille.
Mais, justement, où était sa famille ?

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Ce furent Nadir et ses hommes qui le ramenèrent rue
du Mouflon. Qui les avait prévenus ? Mystère. Basri était
sans doute dans le coup. (Le Makhzen avait peut-être
besoin d’un martyr ? (Qui sait ce que la presse locale,
aiguillonnée par le commissaire Daoudi, avait écrit sur
l’ordalie du dernier Sijilmassi ? N’était-elle pas une
preuve de la sauvagerie des suppôts de Bassine ? Vous
voteriez pour ces gens-là ?))
Nanna, éplorée, le soigna avec dévotion. Tous les
jours, elle renouvelait le pansement qui lui enserrait la
tête, jusqu’au jour où il n’en eut plus besoin.
Plusieurs membres de sa famille vinrent lui rendre
visite. Cela ressemblait à une veillée funèbre. Ils
repartaient en murmurant :
— Quel grand malheur !… (Quelle pitié !… (Lui qui n’a
jamais fait de mal à personne…))

Guéri, il ne parle pas davantage que quand il gisait sur


son lit, le crâne ceint de son turban médicinal. On voit
bien, à son regard, qu’il comprend ce qu’on lui dit ; mais
il ne répond à aucune question.
Peut-être revit-il sans cesse, comme un film monté en
boucle, ce moment où le gourdin s’est abattu sur sa
tempe, dans la grande mêlée, au milieu du boulevard.
Tout ce qui est soumis au contact de la force est avili […].
Frapper ou être frappé, c’est une seule et même
souillure.
Est-ce pour en arriver là que j’ai tout quitté, que je suis
revenu à Azemmour, que j’ai voulu changer de vie ?
Et de nouveau le gourdin, ou la matraque, fend l’air au-

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dessus de lui… Et de nouveau surgit la phrase : Tout ce
qui est soumis au contact de la force…
Et ça repart… ça tourne…
Alors il ne dit plus rien.
De guerre lasse, personne ne vient plus le voir.
La petite fille vient s’asseoir parfois à côté de lui et fait
semblant de lire un des nombreux livres qui sont
entassés dans un coin de la chambre et qu’il n’ouvre
plus. Parfois, elle se serre contre lui. Sent-il la chaleur qui
émane du corps malingre de l’orpheline ?

Un soir, Adam sortit de la maison, marcha lentement


dans l’étroite rue du Mouflon, tourna au coin et disparut.
Il ne revint jamais dans le riad de ses ancêtres.

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40
Épilogue

Adam vit aujourd’hui dans une cahute sur la plage


d’Azemmour, entre deux dunes, presque nu, hirsute,
maigre comme un sâdhu…
Je veux habiter sous la terre / Comme dans son
sépulcre un homme solitaire.
C’est effectivement sous terre qu’il vit, ou c’est tout
comme : il y a un trou dans un coin de la petite cabane,
creusé dans le sable de la plage, c’est là qu’il se
recroqueville, dans la position du fœtus, pour dormir – s’il
dort ; peut-être somnole-t-il constamment, dans un rêve
sans fin.
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien.
Il n’a plus de visiteurs. Sa famille a essayé de le faire
interner, mais la procédure est très compliquée et,
somme toute, on ne peut rien prouver : est-il fou ?
(Qu’est-ce que cela veut dire ?) Alors, il est devenu leur
secret, leur tare, un tabou. Ils font comme s’il était mort,
puisqu’il ne veut pas vivre.
D’anciens amis, d’anciens collègues, sont venus le
voir, ont essayé de le raisonner – de lui faire entendre
raison. Ils sont arrivés sur la plage, ont marché jusqu’à sa
tanière, ont prononcé des paroles de réconfort ou
d’exhortation, ont posé des questions… En vain. Il est
impossible de nouer la moindre conversation avec lui,

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puisqu’il ne répond rien. Entend-il ce qu’on lui dit ? On ne
sait pas.

Qui le nourrit ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne


sèment ni ne moissonnent… Les habitants des environs,
citadins ou paysans, lui apportent de temps à autre une
miche de pain, des fruits, du lait caillé, de l’eau. Ils n’ont
pas oublié la baraka des Sijilmassi. Peut-être agit-elle
encore, peut-être rejaillit-elle sur qui nourrit un des leurs ?
La folie du dernier Sijilmassi leur semble être de l’ordre
du divin. Il a peut-être atteint l’ultime degré, el-fnâ,
l’extinction du Moi ?

La petite Khadija vient régulièrement déposer quelques


dattes ou quelques olives, enveloppées dans un morceau
de papier, devant l’entrée de la cahute. (Adam examine-t-
il parfois ces emballages improvisés ? Reconnaît-il les
pages de son calepin ? Son œuvre inconnue disparaît
ainsi, peu à peu, et s’efface comme son visage d’homme
lui-même s’efface, sur cette plage, à la limite de la mer, à
mesure que la barbe l’envahit et que ses cheveux lui
tombent sur les yeux…)
Khadija n’entre jamais dans l’antre de l’ermite, elle
s’en va vite, les yeux mouillés de larmes, dans une
course malaisée, trébuchant parfois, se relevant, ses
sandales s’enfonçant dans ce sable si fin.
Au début, pendant quelques mois, après avoir appris
où se terrait Adam, elle s’était livrée à un rituel précis :
elle apportait son ardoise, serrée contre son corps chétif
comme un talisman, et dans son poing menu elle tenait
un morceau de craie. Après avoir déposé avec précaution

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les dattes ou les olives sur le sol, elle allait se jucher sur
une dune, un peu plus loin, à quelques dizaines de
mètres. Elle s’asseyait et attendait. Quand Adam
apparaissait enfin, qu’il eût vu l’offrande ou non, elle
posait l’ardoise sur ses genoux, brandissait la craie et le
regardait intensément, comme si elle pouvait le réveiller,
comme s’il allait de nouveau l’instruire, lui apprendre des
choses. Elle attendait un miracle, qui ne vint pas.

Parfois, vers la fin de l’après-midi, Adam tourne le dos


à la mer et marche lentement vers la ville. Mais il n’y
entre pas. Il reste debout, à l’écart de la route, planté là à
regarder (mais les voit-il ?) les premières maisons,
inachevées, couleur de parpaing gris, et les remparts
blonds au loin, et les minarets semés çà et là comme
des ogives pointées vers le ciel et d’où s’élève parfois
une étrange mélopée, voix d’homme entremêlée de
crissements du microphone. Le comprend-il, ce chant
mélancolique ? Sait-il encore ce qu’est l’appel à la prière
? La terre fendillée, craquelée, brûlée, dont la couleur
hésite entre le jaune et l’orange, semble dégorger la
chaleur qu’elle a accumulée pendant la journée. Adam
l’absorbe par ses pieds nus, à la plante noire et aux
ongles crasseux. Quelques arbres étiques semblent
pencher la tête d’accablement ; on pourrait dire aussi
qu’ils semblent se prosterner.
Voit-il tout cela ?
Le sable, au lever du jour, est couleur de miel. Se fait-il
parfois cette réflexion, qui prouverait qu’il n’a pas perdu la
raison, le ‘aql : la faculté de lier un souvenir et une

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sensation présente ? Ou ne vit-il que dans un présent
éternel, sans raison ?

Des philosophes, des penseurs de la politique, si on


leur avait raconté cette ténébreuse affaire, auraient
affirmé, fatalistes : Adam est la preuve que le Makhzen
finit toujours par vaincre. « Soit il te récupère, soit il te
met hors jeu. » L’État, en dernière instance, c’est une
bande d’hommes armés. Il gagne toujours.
Peut-être. Mais c’est alors une bien piètre victoire, un
triomphe illusoire : on ne gagne pas contre celui qui
refuse le combat, contre celui qui a renoncé.
Le retrait, voilà la vraie victoire. Peut-être est-ce lui qui
a eu raison de tout, qui a raison contre tous : lui, Adam,
nu sur sa plage, nu comme le premier homme.
Lui, le dernier Sijilmassi.

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Glossaire

Allahuma hada munkar : version musulmane de Vade retro, Satanas !


exprimant une pieuse indignation qui peut être feinte.
‘Amma : la masse, le (vain) peuple (par opposition à khassa, l’élite).
A‘oudou billah… : formule religieuse exprimant moult choses, par exemple
l’indignation, la surprise horrifiée, etc.
‘Aql : la raison.
‘Aroubi : paysan, péquenot.
Ash‘arite : école théologique de l’islam, fondée par Abû Al-Hasan Al-
Ach‘arî (873-935) Baraka : faveur divine accordée à certains individus ou
clans ou familles, etc. (On n’est pas obligé d’y croire.) Bila kayf : sans
(demander) comment.
Bissara : purée de fèves.
Bouna Adam : notre père Adam.
Cheikh : titre honorifique accordé aux « anciens », même quand ils ne le
méritent pas.
Chnou ? : quoi (comment) ?
Chouf ! : regarde ! Ou bien, métaphoriquement : écoute !
Darija : le dialecte marocain.
Derb : ruelle.
Fatiha : sept phrases qui ouvrent le Coran. Introduction.
Fitna : discorde.
Flouss : l’argent, le fric.
Foutouhât : conquêtes.
Fqih : homme de religion.

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Ghayba : occultation (d’un prophète, d’un imam, etc.).
Guerrab : porteur d’eau. Bariolé, pittoresque, etc. Les touristes le
photographient.
Hadith : parole du Prophète rapportée par ses compagnons.
Hadj : homme respectable (en principe), qui a fait le pèlerinage à La
Mecque.
Haïk : drap blanc dans lequel on s’engonce, quand on est femme, pour
sortir dans la rue.
Halqa : ronde (autour d’un conteur, de musiciens, etc.).
Hanout : boutique d’alimentation, capharnaüm.
Haram : ce qui ne se peut.
Harka : l’armée du sultan.
Imam : le bonhomme qui conduit la prière, qui prononce le prêche, qui
donne des avis en matière de religion, etc.
Istiqlal : parti nationaliste marocain, historiquement le premier parti du
pays. (Le mot signifie : « indépendance ».) J’ma’a : consensus.
Kharijite : dissident musulman (c’est une longue histoire, très compliquée).
Khassa : l’élite.
Kouffar, pluriel de kâfir : incroyant, athée.
K’toub, koutoub, pluriel de k’tab : livre.
Mahdi : envoyé de Dieu. (Selon la tradition sunnite, le Mahdi apparaîtra
dans les derniers jours du monde, précédent de peu le retour de Jésus.)
Makhzen : forme d’État spécifique au Maroc, qui comprend le Palais, les
courtisans, l’appareil d’État, les élites rurales, etc.
Ma ykoun bass : Dieu fasse que ce ne soit pas grave.
Mektoub : ce qui est écrit, le destin.
Mellah : ancien quartier juif des villes marocaines.
Mirhad : toilettes.
Moussem : pèlerinage annuel sur la tombe d’un marabout, et qui
s’accompagne de moult réjouissances, ripailles, fantasias, etc.
Nafs : l’âme bestiale de l’homme.
Naskhî : système d’écriture pour les langues utilisant l’alphabet arabe.
Ouakha : d’accord !
Ouhibbouki : je t’aime.
Ouissam : décoration marocaine.
Ouléma(s) : experts en matières religieuses.
Oumma : communauté (des croyants).
Oustad : professeur (parfois utilisé comme marque de respect devant le
nom de quelqu’un qu’on admire).
Qadi : juge.
Rouh : l’âme humaine, éternelle et immortelle.
Ru’yâ : vision (pendant le sommeil).
Rukh : oiseau mythique de la littérature iranienne.
Salla-llahou ‘alayhi wa sallam’ : formule que prononcent les musulmans

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pieux après chaque évocation du nom du Prophète.
Samsar : courtier, agent immobilier, entremetteur.
Shaytan : le Diable.
Shaytaniyya : diablesse, plus sympathique que le précédent.
Sidna Moussa : notre seigneur Moïse.
Siwak : bâton d’arak dont on se sert pour se nettoyer les dents.
Soufi : adepte du soufisme.
Soufisme : la forme mystique de l’islam.
Staghfirou ’llah ! : formule de réprobation.
Sunna : les règles ou « lois » de Dieu qui ont été prescrites à tous les
prophètes.
Tajsid ou tajsim : anthropomorphisme (le fait de prêter à Dieu des traits
humains).
Taqiyya : Le fait de dissimuler sa foi pour éviter les embrouilles.
Tarîqa : la voie étroite de la mystique, par opposition à la shari‘a, le large
boulevard de la Loi révélée.
Vizir : premier ministre du calife ou de l’émir, il y a bien longtemps.
Wahhabi : adepte d’un islam très rigoriste.
Wali : saint homme (à ne pas confondre avec « préfet », autre sens du
même mot – le préfet n’est généralement pas un saint homme).
Zaouïa : édifice religieux où l’on dispense un enseignement religieux,
souvent mystique (soufi).
Zemmouri : habitant d’Azemmour.
Zoufri : célibataire (déformation du français z-ouvriers).

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Couverture
Du même auteur
Titre
Copyright
Exergue
1. Au-dessus de la mer d’Andaman
2. Juché sur la carriole
3.Gens d’armes
4. Oui, mais Naïma ne comprend pas
5. Que vouliez-vous qu’il fît contre deux ?
6. Homme libre…
7. Et l’appart’ ?
8. Des souris et des hommes
9. Séance houleuse au Parlement
10. Tout est symptôme
11. Décompensation
12. Qu’as-tu vu dans ce supermarché ?
13. La vraie vie est ailleurs
14. La grange
15. La vraie vie est à Azemmour
16. Le mystère de la chambre bleue
17. L’État, c’est lui
18. Oublier Voltaire
19. Le philosophe autodidacte
20. Averoìs, che ’l gran comento feo…
21. La baraka des Sijilmassi
22. Le Makhzen et l’entreprise
23. L’État est plus fort que la philosophie
24. Mademoiselle Cormon
25. Le cousin Abdelmoula
26. Une ondée pour mon cœur
27. Ressusciter la marionnette
28. Tempêtes théologiques

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29. Credo de l’agnostique
30. Zniga et les deux notaires
31. Le deuxième homme
32. Premiers disciples
33. Lee Van Cleef entre en scène
34. Notre secte et la leur
35. Adam dit non
36. Le plan B
37. Homo sum
38. La grande bataille
39. Silence
Épilogue
Glossaire

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