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ÉMILE BRÉHIER
| PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE A LA FACULTÉ DES LETTRES
DE L'UNIVERSITÉ DE BORDEAUX
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PARIS
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=. LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108
SCHELLING
(LES GRANDS PHILOSOPHES |
Collection dirigée par OLODIUS PIAT.
Publiée à la Librairie Félix Alcan
Volumes in-8° de 300 à 400 pages environ, chaque vol. 5 fr. à 7 fr. 50.

Ont paru :
SOCRATE, par Clodius Piat, Agrégé de Philosophie, Docteur ès
Lettres, Professeur à l'Institut catholique de Paris. (Traduit en | 2
allemand.) 1 vol. in-8°, 5 fr.
PLATON, par le même. (Couronné par l’Académie française, Prix
Bordin.) 1 vol. in-8°, 7 fr. 50.
ARISTOTE, par le même. (Traduit en allemand et en italien.) 1 vol.
in-8°, 9 fr.
ÉPICURE, par E. Joyau, Professeur de Philosophie à l’Université de
Clermont. 1 vol. in-8°, 5 fr. ;
CHRYSIPPE, par Émile Bréhier, Professeur de Philosophie à FUni-
versité de Bordeaux. (Couronné par l’Académie des sciences morales
et politiques.) 1 vol. in-8°, 5 fr.
PHILON, par l'abbé J. Martin. 1 vol. in-8°, 5 fr.
SAINT AUGUSTIN, par le même. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50. Deuxième
édition.
SAINT ANSELME, par le comte Domet de Vorges. 1 vol. in-8°, 5fr.
AVICENNE, par le baron Carra de Vaux, Membre du Conseil de
la Société Asiatique. L vol. in-8°, 5 fr.
GAZALI, par le même. (Couronné par l’Institut.) 1 vol. in-8, 5 fr.
MAÏMONIDE, par Louis-Germain Lévy, Docteur ès Lettres, Rab-
bin de l’Union libérale israélite. 1 vol. in-8°, 5 fr.
SAINT THOMAS D'AQUIN, par A.-D. Sertillanges, Professeur
ere
TS
FÉTANR à l’Institut catholique de Paris. (Couronné par l’Académie des
FREE
A sciences morales et politiques, Prix Le Dissez.) ? vol. in-S, 12 fr.
=
ECS Deuxième édition.
MONTAIGNE, par F.Strowski, Professeur à l’Université de Paris.
à
[ 1 vol. in-80, G fr.
PASCAL, par Ad. Hatzfeld. 1 vol. in-8°, 5 fr.
a par Henri Joly, Membre de l’Institut. 1 vol.
in-8°, 5 fr
SPINOZA, par Paul-Louis Couchoud, Agrégé de Philosophie, ancien
E
4 A se École normale supérieure. (Couronné par l’Institut.) 1 vol.
| in-8° Tr.
KANT, par Th. Ruyssen, Professeur à l’Université de Bordeaux.
Deuxième édition. (Couronné par l’Institut.) 1 vol. in-8, 7 fr. 50.
SCHOPENHAUER, par le même. 1 vol. in-8°, 7 fr. 50.
MAINE DE BIRAN, par Marius Couailhac, Docteur ès Lettres. onL
(Couronné par l'Institut.) 1 vol. in-&, 7 fr. 50.
ROSMINI, par Fr. Palhoriès, Docteur ès Lettres. 1 vol. in-80,7 fr.50.
SCHELLING, par Émile Bréhier, Professeur de Philosophie à à
l'Université de Bordeaux. 1 vol. in-8, 6 fr. A

Va paraître :
4
DESCARTES, par Albert Léon, Professeur au lycée de Bayonne. ,

Typographie Firmin-Didot et Cie. — Mesnil (Eure).


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ÉMILE BRÉHIER
PROFESSEUR DE PHILOSOPHIE A LA FACULTÉ DES LETTRES
DE L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

PARIS

LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108

1912

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.


ELR
BIBLIOGRAPHIE LA ROIS

I. — ŒUVRES ET DOCUMENTS. ‘414


L
T4

4 F. W. J. von ScHeLLinG6, Sämmitliche Werke, Stuttgart et Augsburg; ne.


première partie, 10 vol., 4856-1861; 2e partie, 4 vol., 1856-1858. ne -
F. W.J. von ScHELLING, Werke, Auswahl in drei Bänden, 3 vol., 40
in-8°, czxrr-816 p., 682 p., 935 p., Leipzig, Eckart, 4907. ge
._ Schellings Münchener Vorlesungen; zur Geschichte der neuern EX.
Philosophie und Darstellung des Empirismus (nouvelle édition avec k En
des remarques critiques par Drews), Leipzig, 1902 (n° 104 de la bi-
bliothèque philosophique de Dürr). Ne
SCHELLING, Vorlesungen über die Methode des akademischen Stu- À HP
diums, Leipzig, 1907, Braun.
Fichtes und Schellings philosophischer Briefwechsel, Stuttgart, 1856, | Fc
2 Cotta. te
FF L. Trosr und Fr. Leisr, Briefwechsel zwischen Kônig Maximilian II *
… von Bayern und Schelling, Stuttgart, Cotta, 1890. Ve
à Prirr, Aus Schellings Leben in Briefen, Bd I (1775 -1803), Leipzig, FAR
$ 1869; Bd II (1803-1820), Leipzig, 1870; Bd III (1821-1 854), Leipzig, l'E 1
L .
He1810.
à G. Waïrz, Caroline. Briefe an die Geschwister, ihre Tochter Au- AA
3 guste, die Familie Gotter, A. W. und F. Schlegel, J. Schelling u. MODE -
. a., 2 vol., Leipzig, 1871.

II. — ÉTUDES CRITIQUES.

M. Ana, Schellings Kunstphilosophie. Die Be gründung des idealis- he:


tischen Princips in der modernen Æsthetik (Abhandl. zur Philos. u. “4
ihrer Gesch., H. 2), Leipzig, 1902.
H. Becker, Ueber die Bedeutung der Schellingschen Metaphysik (in:
Abhandlungen der bayer. Akad. der Wissensch.), t. IX (1863), p. 399-
"1 546 ; t. XI (1868), p. 1-112; t. X (1863), 401-449.
… H. Becker, Schellings Geistesentwickelung, Rede, München, 1875.
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NT 2 ON EE BIBLIOGRAPHIE.
; y ‘ i J t

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2 Leibniz (in:Hericne über CA i
Verhandl. der Kônigl. preuss. Akad. der Wissensch. zu Berlin,
ke 524-545). Kleine Schriften, Bd II.
: Brannis, Gedächtnissrede (sur Schelling);Abhanld. der Berl. Akad.,
1865.
Braun, Die Entwickelung des Gottesbegriffs bei Schelling. Fee 150
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Braun, Schellings geistige Wandlungen in den Jahren 1800-1810,
Leipzig, Quelle und Meyer, 1907.
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Donner, Schelling ; zur Erinnerung an seiner 100 jähr. Geburstag.
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Faccr (A.), Schelling e la filosofia dell’arte, Modena, 1909.
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Fries, Ueber Reinhold, Fichte und Schelling, Leipzig, 1803.
GLaser, Differenz der schellingschen und hegelschen Philosophi 1

Leipzig, 1842. |
K. Groos, Die reine Vernunftwissenschaft, systematische Darstellung
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E. von HaRTMANN, Geschichte der Metaphysik, Leipzig, 1900.
E. von HARTMANN, Schellings positive Philosophie als Eïinheit von
Hegel und Schopenhauer, Berlin, 1869.
E. von HarrManx, Schellings philosophisches System, Leipzig, 1897.
HELMES, Der Zeitgeist, mein besonderer Rücksicht auf die Weltan-
schauung Schellings in dessen letzteren System, München, 1874. ;
K. Horrmanx, Die Umbildung der Kantischen Lehre von Genie in
Schellings System des transcendentalen Idealismus (Bern. stud. z.
Philos. und ihr. Gesch., Bd 53), Bern, 1907.
Hoprre, Die Philosophie Schellings und ihre Verhältnisse zum Chris-
tenthum ;dissert., Rostock, 1875.
Ke, Schellings Rede über das Verhäliniss der bildenden Künste
zur Natur (Ztschr. f. philos. u. philol. Kritik, Bd 131).
Kaiser, Hôlderlin, Hegel und Schelling in ihren schwëbischen gt
Jugendjahren, Stuttgart, 1879.
KæBer, Die Grundprincipien der Schellingschen Naturphilosophie
(in : Sammlung gemeinverst. wissensch. Vortr.), Berlin, 1882.
, Fichte contre Schelling (in : Contes ee du D
ern. de philos., p. 294-322), Genève, 1905. RS NAS
heDie Geschichtsphilosophie Schellings (1792-1809).
ME Kritik der schellingschen Rene

10e (G.), Schellings ie. in den Jahren a


1804,ere Peters.

PK LEIDERER (0.), Gedächtnissrede, Jena, 1875.


Lee (AD. }, Schellings eo Werke und ihre ps

RUYSSEN, Schelling fi
( 6: nr Encyclopédie).
; | SCHEFER, Schellings Philosophie der Mythologieund der Offenbarung,
2 vol., Nauen, 1893-1894.
_ Scæerrez, Schellings Metaphysik der Persônlichkeit, Leipzig, Quelle
und Meyer, 1911.
Srein (H. v.), Schell. popülär-wissenschaftliche Vorträge, Rostock,

_ Süsxino, Der Einfluss Schellings auf die Entwickelung von Sekieiens


machers System, Tübingen, Mohr, 1909.
que ques e la Rois dell’Arte, 1909.
SCHELLING

PREMIÈRE PARTIE
LES PREMIERS TRAVAUX

CHAPITRE PREMIER

PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

Friedrich Wilhelm Joseph Schelling naquit à Léonberg,


petite ville du Würtenberg, le 27 janvier 1775. Le milieu
dans lequel il grandit, fort calme, fort éloigné de l’agita-
tion philosophique qui régnait alors en Allemagne, le
prédisposait à l'étude de la théologie et des langues clas-
siques et orientales. Son père, connu comme prédicateur,
était en effet un orientaliste et un hébraïsant.
Très précoce, il avait achevé dès 1789 ses études secon-
daires à Bebenhausen, près de Tübingen, où son père
avait été nommé professeur. Son maître Reuchlin lui fit
lire quelques productions wolfiennes, la logique et la mé-
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taphysique de Feder, et aussi la monadologie de Leibniz


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avec un recueil d'articles de Leibniz, Clarke et Newton!.


Les années d'étudiant qui suivirent, au séminaire de
. 1. K. Fischer, Geschichte der neuern Philosophie, vol. VI, p. 8-10.
Dans Aus Schelling's Leben (vol. I, p. 1-179), biographie détaillée par son
fils Karl, allant seulement jusqu’au séjour à Leipzig, et contenant quelques
travaux d’écolier à Bebenhausen.
SCHELLING. l
2. Ve PHILOSOPRIE ET CRITIQUE. ei ete Vo

Tibingen, furent fécondes pour sa OR philosophi-


que; non pas que la doctrine enseignée par les maitres
de Tübingen püt beaucoup éveiller les esprits :on aperçoit
par la correspondance de Schelling ce qu'étaient ces
théologiens prudents et timorés, forcés de faire quelques
concessions au siècle des lumières. Si l'idée d’une révé-
lation choquait les esprits éclairés, celle d’une démons-
tration rationnelle était encore plus inadmissible. Restait,
comme demi-mesure, la croyance morale, l’utilisation de
la méthode kantienne des postulats de la raison pure
pratique considérés comme Deus er machina!. Or Schel-
ling marque, dèsce moment, non moins d’antipathie pour
le moralisme que pour les demi-mesures; il est con-
vaineu d’ailleurs que la méthode des postulats pratiques
n’amène pas à un Dieu personnel?.
Ce qu'il apprit d’ailleurs officiellement à Tübingen, ce
fut la philologie sémitique; et ce qui sortit de ces études
fut d’abord un Essai critique et philosophique d'expli-
cation du chapitre IIT de la Genèse sur l’origine première
des maux humains’, dissertation soutenue le 26 sep-
tembre 1792, et qui lui donna le titre de maitre de phi-
losophie; puis en juin 1795, à la fin de ses études, il com-
posa une dissertation pour l’examen de théologie Sur
Marcion, correcteur des lettres de Paul‘. Nous aurons,
beaucoup plus tard, à rappeler la première de ces œu-
vres ; elle contient toute une philosophie de l’histoire
rattachée à la chute de l'homme, et en particulier explique
pourquoi le mal commence en même temps que la civili-
sation; ces sujets, après les longues années consacrées
à la philosophie de la nature, redeviendront le centre de
ses préoccupations. Ce sont aussi les origines de l’histoire
humaine dont il traite dans son article des Mémorables

1. Lettres à Hegel du 21 juillet 1795, du 7 janvier 1795 (Aus Sch. Leb., I


p. 78: 72). ‘
> Id, -Liev..1795,
3. Sämmitliche Werke, I, 1, p. 1-40 (en latin).
4. Ibid., 113-148.
LES TRAVAUX SCOLAIRES. ia 3

de dé OMR sur les mythes, les légendes et les idées philoso-


phiques du monde primitif. I] y admet deux sortes de
mythes : les mythes historiques qui n’ont d'autre but que
l'exposition des faits racontés, et les mythes philosophi-
ques « qui ne veulent pas être compris au sens propre,
mais veulent convaincre de la vérité qu'ils représen-
tent? ». L'idée la plus remarquable de ce traité et qui
restera le fond de sa Philosophie de la mythologie, c’est
que le mythe n'est pas un simple revêtement d'idées
philosophiques inventées antérieurement et pour elles-
mêmes, c’est, chez l’homme primitif, le langage direct
de la pensée philosophique ; car cette pensée n’est pas
dès lors abstraite, mais imagée, conformément au carac-
tère sensible et intuitif de l'intelligence d’alors5. L'idée
abstraite n’est donc pas une expression privilégiée et
‘immédiate de la pensée philosophique : Schelling n’a
traversé aucune scolastique qui ait obscurci cette notion.
Plutôt que dans l’enseignement du séminaire, c’est dans
les échos recus du dehors, particulièrement de l’enseigne-
ment de Fichte à l’université d’Iéna, c’est dans les conver-
sations ardentes avec un cercle de camarades intimes,
tels que Hülderlin, le futur poète d'Empédocle, et Hegel
de quatre ans plus âgé, qu'il faut chercher le début de son
activité philosophique. Non qu'il y eût aucun travail suivi :

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_ilne lit pas Kant; il connait la Critique de la raison pure
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par lesexplications de Schulze; et lorsqu'il publie son pre-
ve
mier petit traité philosophique Sur la possibilité d’une
forme de la philosophie en général, 11 ne connaît que les
| premières pages de la Théorie de la science. À vrai dire la
+
. philosophie signifie pour lui moins une doctrine précise
qu'un idéal — assez vague— de liberté politique et surtout
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e spirituelle. Ces aspirations se manifestent aussi bien par
l’enfantillage d’une traduction de la Marseillaise, qui lui
_ attire les réprimandes du prince Charles, que par la foi

1. Ibid., p. 41-83.
2. P. 63.
3. P. 65-66.
& ; PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

dans la valeur sociale de la philosophie nouvelle, qui doit


avoir pour effet une révolution spirituelle, enfin par l'in-
clination de plus en plus grande pour la philosophie de
Fichte, persécutée à léna par les maîtres et par les étu-
diants. Il ne s’agit pas de l’enseignement d’une vérité
abstraite, mais d’une « bonne cause » qu'il presse son
ami Hegel de professer publiquement.
Cette ardente propagande en faveur de Fichte, tout au-
tant que l'appréciation de Fichte lui-même, ont amené à
désigner sous le nom de période fichtéenne l’époque de Tü-
bingen et de Leipzig où Schelling écrit ses premiers trai-
tés de philosophie générale : un accordcompletavec Fichte
aurait donc précédé la période suivante qui est celle de
la philosophie de lanature. Pourtant de ces traités les uns,
écrits à Tübingen, sont antérieurs aux études physiques
de Leipzig, tandis que les autres, écrits à Leipzig, sont de
la mème époque que les deux premiers grands traités de
philosophie de la Nature. Or Metzger a démontré récem-
ment par une analyse très serrée des traités de l’époque de
Tübingen que l'influence de Fichte fut, dès le début, beau-
_ coup moins considérable qu'on ne le croit en général. La
doctrine de Fichte reposait sur Le criticisme kantien, qui
est une doctrine de la connaïssance : etSchelling, peu au
courant desidées de Kant, ne se place pas au point de vue
de la théorie de la connaissance pour la comprendre et la
juger.
Le principe de Fichte, le moi, est directement issu de
, l'unité synthétique de l’aperception de Kant; dansle traité
de Schelling, le moi n’est qu’un nom qu’il donue à l’ab-
solu inconditionné conçu sous l'influence de Spinoza; on

1. K. Fischer, p. 10-13; Fichles und Schellings philosophischer Brief:


wechsel : en 1795, Schelling « connaissait seulement les premières feuilles
de la Théorie de la Science de Fichte », bien qu'il parle avec enthousiasme
de Fichte dans sa correspondanceà Hegel, 21 juillet 1795 (Aus Sc. Leb.,
I, p. 79; surtout la fin de la lettre de janv. 1796, p. 91). Cet enthousiasme
juvénile et encore mal éclairé marque, suivant l'expression de Braun,
« l'invasion dans la prudence critique du nord de l’intellect brillant du sud
qui ne peut supporter nn cercle si étroit ».
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| LES TRAVAUX SCOLAIRES. 5

chercherait vainement dans cette substance une et indi-


visible la trace de l’activité spirituelle qui caractérise le
moi de la Théorie de la science. Il est un abime de repos
et d'inactivité.
La façon dont il comprend la connaissance de cet Ab-
solu est tout aussi contraire à l'esprit de Fichte. Chez
celui-ci, il est avant tout la condition dernière de la con-
naissance ; c'est par une analyse métaphysique, entendue
à la facon kantienne, qu’il est dégagé; tout au contraire,
il est, pour Schelling, un objet direct d'expérience et
d'intuition; et cette intuition ressemble beaucoup plus
à la croyance de Jacobi qu’à la supposition transcenden-
tale de Fichte.
Une preuve tout à fait convaincante de cette différence
est la facon dont Schelling s'efforce de préciser le rapport
de son « idéalisme » avec le dogmatisme. Dans le traité
Du moi, n'arrive nullement à distinguer cet idéalisme de
la doctrine de Spinoza qui est un dogmatisme, et il fait
formellement de la substance spinoziste l’équivalent du
moi absolu; dans les Lettres philosophiques, il a aban-
donné tout espoir de distinguer, en se plaçant à un point
de vue théorique, le dogmatisme de l’idéalisme; et li-
dentité qu’il admet entre les deux systèmes, quant à la
nature de leur principe absolu, est certainement beaucoup
moins, comme il l’affirma plus tard, le résultat d’une
synthèse réfléchie que l'impossibilité de les distinguer au
point de vue où il se plaçait; car si cet absolu est identité
sans différence, il importe peu de le nommer le moi ou
la substance.
Le seule distinction, toute pragmatique, qu'il admet est
la différence entre les directions pratiques que donne
chacun des deux systèmes. La moralité consiste dans l’u-
niversalité des règles de l’action, donc dans la négation
de la réalité du moi fini et individuel; or cette négation
est possible de deux façons : d’abord par une sorte d’a-
néantissement du moi fini qui se livre, lui et toute son
activité, à la Réalité absolue, déjà présente et existante en
6; PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.
dehors de lui; c’est là le mysticisme, conséquence néces-
saire du dogmatisme; car poser la substance infinie, c’est
annihiler tout être fini. Mais on peut aussi la concevoir
comme une sorte d'extension du moi fini qui augmente
progressivement sa réalité et s'accroît par la connaissance
et par l’action. L’Absolu apparait alors comme le terme
infiniment éloigné d’un progrès moral : tel est l’idéalisme
qui est pour l’homme une source intarissable d'action et
d'effort moral. Schelling choisit l’idéalisme, tout en s’a-
percevant que, à la limite, il coïncide avec son contraire.
Mais le fait que cette distinction reste purement prati-
que est Le signe de l’infécondité scientifique que Schelling
trouvait à son principe. Et, en effet, comme Spinoza ne
pouvait déduire le détail des modes finis de la substance
infinie, Schelling pense que l'absolu ne peut sortir de lui-
même pour produire par création ou de toute autre ma-
nière l’être fini. Il n’y a aucun pont entre l’Un et le Mul-
tiple; la philosophie pratique peut bien dire comment le
multiple revient à l’Un, mais non comment il en dérive.
C'était au fond toute la philosophie théorique rendue
impossible par la pauvreté de son principe ;Schelling pou-
vait, revenant sur ses pas, lui redonner l'activité et la
vie en approfondissant, dans le sens de Fichte, le sens de
ce principe ; il pouvait également, par intuition directe
de la nature, chercher à remplir l'unité vide et formelle
de son absolu. |
I suivit l’une et l’autre de ces deux directions. Ses deux
premiers ouvrages sur la philosophie de la nature où il
suit la seconde sont de même date que les traités où il
expose son interprétation de la théorie de la science.
Aïnsi Schelling est simultanément idéaliste et naturaliste.
Mais quel est le lien, et y a-t-il même un lien entre
ces deux directions? Est-ce le positivisme des physiciens,
le goût de l'expérience comme telle qui a fixé la pensée
de Schelling sur une philosophie, qui, en identifiant les
choses à des représentations, amenait en effet à nier
toute réalité transcendante? Ou bien, comme on l’admet-
ë L'INTERPRÉTATION DE FICHTE. TES AP

plus généralement, le positivisme de la philosophie de la


nature n'est-il qu’une application de l’idéalisme à un
problème particulier?
Or, malgré ses affirmations répétées de fidélité à l’expé-
rience, il nous paraît indubitable que Schelling n’aborde
la nature qu'avec des convictions idéalistes entièrement
formées. D'ailleurs le positivisme purement empiriste
qui considère les choses de la nature comme des objets
n'amènerait nullement à l’idéalisme qui les considère
comme des produits d’une activité spirituelle.
Ces convictions étaient celles de Fichte.
La philosophie n’est pas, pour Fichte, une science, au
sens que l’on donne habituellement aux mathématiques,
par exemple, un système de vérités toutes faites et dé-
finitives, de réalités objectives existant indépendamment
du savoir, et dont le savant prendrait peu à peu posses-
sion : on ne peut donc apprendre la philosophie. La
philosophie est l’esprit scientifique prenant conscience de
lui-même‘. Et sans doute le contenu n’en est pas laissé
indéterminé; la liberté et la libre mobilité de l’esprit ne
sont pas le pur arbitraire, parce que l'esprit. se retrouve
partout identique à lui-même. Cependant la vérité ne naît
que de l’activité spirituelle ; elle ne lui est pas imposée par
une démonstration mécanique ; chez le disciple, comme
chez le maitre, c’est l’esprit qui la fait.
Dira-t-on qu’elle estalorsune construction artificielle et
sans portée objective, une œuvre d'art, un poème? L'ob-
jection ne porte pas, précisément parce qu'elle suppose
qu'il est donné à connaitre au philosophe un monde ob-
jectif tout achevé, que ne pourrait certainement ren-
contrer la pensée, dansson pur élan. Ou plutôt elle porte
trop, car elle porterait aussi contre les mathématiques,
type achevé de la science, et qui ne sont cependant au
début qu’une construction de l’esprit ?.

LSMS LS p.417. ne
2. Supplément aux Trailés pour l'explication de l'idéalisme de la
Théorie de la Science, p. 445 sq., p. 462.
8 ni PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

Cette activité spirituelle demande des dons spéciaux;


la philosophie reste, pour le commun dont l'organe spiri-
tuel n’est pas developpé, mystérieuse et ésotérique. Il ne
voit que formules vaines, parce qu'il ne sait pas les fé-
conder. À ceux qui demandent à Fichte ce qu'est le moi,
principe de sa philosophie, il n’y a d'autre réponse que
celle que donne Schelling lui-même : Construisez le moi
en vous et vous verrez ce qu'il est f.
Quelles sont les directions spirituelles que Schelling
reçut de Fichte?
C’est en premier lieu la conviction de l’unité du savoir
et en second lieu celle de son autonomie. D'abord l'unité :
nous sommes en effet renfermés dars le dilemme : Ou
l’absence de savoir, ou l’absolue unité du savoir. Admet-
tez-vous en effet plusieurs principes exclusifs l’un de l’au-
- tre? Chaque science sera, à l'égard des autres, une igno-
rance, et notre savoir sera composé d'ignorances?.
Remarquons, en passant, qu’un pareil principe était
celui des encyclopédistes?; mais il dérivait chez eux de la
croyance à la solidarité des parties de l’univers. Il a été,
en passant chez Fichte et Schelling, teinté de spiritualité.
IL veut dire maintenant que c’est le même esprit qui, tou-
jours identique à lui-même, se retrouve au fond de tout
savoir.
Mais à cette vérité elle-même il faut donner plus
qu'un sens formel : elle n'indique pas seulement l’u-
nité de méthode employée dans la science, pas plus
que l'unité formelle d’un je pense qui se répète iden-
tique à lui-même en chaque connaissance. Car alors
l’objet resterait impénétrable à l'esprit. Aussi le savoir
doit, partout, pour qu'il y ait unité véritable, dé-
passer ce donné, mais uniquement en montrant ce qu’il
est véritablement, le produit de l’activité spirituelle,
1. Ibid., p. 450.
2. P. 464-461-481; p. 159.
3. D'Alembert, lettre à Diderot : « L'univers pour qui saurait l'embrasser
d’une grande vue ne serait, s’il est permis de le croire, qu’un fait unique et
une grande vérité. »
INTERPRÉTATION DU KANTISME. 9

seule réalité toujours identique à elle-même. Tel est le


sens de la formule : moi — moi !.
La pure expérience donne les objets. Le savoir philoso-
phique est la construction par genèse de ces objets. Pour
que la science soit une, il faut que le résultat de la cons-
truction coïncide avec le donné. Or c’est un axiome idéa-
liste qu'il n’est donné au moi que ce qu'il se donne
lui-même par sa propre activité. En face de l’idéalisme,
Schelling trouvait deux méthodes philosophiques affir-
mant à leur manière l’unité du savoir : celle des par-
tisans de l’ontologie wolfienne, la méthode des concepts :
d’après eux, l’unité du savoir est atteinte lorsque l’on à
trouvé un principe abstrait, tel que le principe de raison
suffisante, ou celui d'identité d’où l’on peut descendre,
par voie syllogistique, de principes en conséquences
jusqu'au donné qu'il s’agit d'expliquer; en second lieu
la méthode des Kantiens orthodoxes qui, contre Fitche,
prétendent maintenir l'esprit de la Critique. Elle consiste
à prendre comme principe la conscience, considérée
comme unité synthétique de l’aperception ou bien en
général activité de représentation (Vorstellen). On peut,
en effet, déduire de cette unité la nécessité de certaines
formes de la connaissance.
Selon Schelling la première méthode est propre, dans
l’histoire de la philosophie, à ces périodes de repos, où
l’on cherche à fixer, en formules abstraites, ce que l'on
croit être la « philosophie définitive ». Nous sommes
maintenant dans une période inquiète, troublée, « révo-
lutionnaire », où la fragile écorce des formules éclate
sous la poussée de l'intuition. Le début de la Théorie de
la science est consacré à démontrer que les principes
abstraits (principes d'identité et de raison) ne sont que
des formes de l’activité du moi, dans lesquelles il a été
fait abstraction de cette activité qui les pose, et qui seule
leur donne une signification’. Le philosophe doit avoir,
1. Contre les principes abstraitset la méthode des concepts, cf. p. 450,
p. 184; p. 422-493; p. 376.
! at

10.20% PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

avant tout, le sens du réel, ce qui signifie le sens de la


réalité de sa propre existence, de son propre moi; il ne
doit pas être comme ceux pour qui « leur propre exis-
tence elle-même n’est rien qu'une pensée languissante! ».
Schelling rattache cette manière de philosopher à Spi-
noza et à Kant. La substance de Spinoza n’est pas en effet
une notion abstraite de genre ou d'espèce; c’est un être
plus réel que tous les autres puisqu'il contient toute réa-
lité?. Ilest sûr cependant que c’est de Kant et de son ana-
lyse métaphysique de la connaissance que le procédé
dérive directement. L’abstraction consiste toujours à
isoler les éléments d’un tout. Mais, dans l’abstraction
ordinaire, l’abstraction telle que la considère Locke et
les psychologues qui en sont issus, les éléments de ce
tout sont en une certaine mesure homogènes, ont une
‘égale valeur par rapport à lui; ce sont par exemple
les différentes qualités dont la somme constitue un corps.
Bien autre chose est l’abstraction conçue à la facon de
Kant : l’abstrait n’est plus l'unité qui avec d’autres re-
constitue le tout, mais c'est vraiment l’incomplet qui
pris en lui-même ne pourra jamais être considéré comme
une donnée de la connaissance, la connaissance n’existant
comme telle que lorsqu'il se complète par d’autres. L’abs-
trait c’est la simple forme, la loi de la connaissance, ce
qui donnera à l'esprit la règle de ses connaissances
réelles; il est donc incomplet, non seulement en tant
qu'être, ce que tout le monde admettait jusqu'ici, mais en
tant que connaissance.
Ce côté du Kantisme a beaucoup frappé Fichte et à
sa suite Schelling dont il restera une des pensées mai-
tresses ; nous verrons plus tard, par exemple, qu’il n’a
jamais pu comprendre l’hégélianisme que comme une
réaction contre cette idée, et par conséquent comme
un retour en arrière. Il s’ensuivait nécessairement que
l’analyse kantienne de la connaissance, en dégageant les
EU OETSE
2. P. 204.


OR ANT SES 4

INTERPRÉTATION DU KANTISME. 5M
{ ll

éléments, ne peut nullement arriver au principe réel de


la science et que l’œuvre de Kant doit être conçue au
sens propre, comme une critique, c’est-à-dire comme la
partie négative et la propédeutique nécessaire de la phi-
losophie future. En dégageant l’entendement faculté des
concepts, de l’intuition sensible, en en montrant le carac-
tère incomplet, Kant a définitivement supprimé l’entende-
ment comme faculté de saisir les principes premiers. Il
ena fait une faculté secondaire, qui n’a pas en elle-même
toute sa signification.
La critique des principes abstraits vient ici coïncider
avec celle de la méthode des kantiens orthodoxes. Aussi
bien, d’une part, on ne pouvait guère s'inquiéter, après la
révolution kantienne, du retour offensi! des Wolfiens, et,
d'autre part, le Kantisme orthodoxe retombe, d’aprèsSchel-
ling, exactement dans les mêmes erreurs que Kant avait
dissipées. Cette critique pourrait s'appeler : Kant contre
Kant. Il y a là, en effet, en jeu, deux interprétations du
kantisme. Selon Schelling, les Kantiens, en prenant
comme principe de la philosophie la conscience, don-
nent une valeur dogmatique à ce qui, chez Kant, n'a
qu'une valeur critique. Il en est sorti un étrange idéa-
lisme qui, par certains côtés, est aussi dogmatisme, puis-
qu’il admet des choses en soi.
_ La conscience a, dans le Kantisme, en tant qu'unité
synthétique de l’aperception, une valeur purement for-
melle; en tant que principe des catégories, elle est iden-
tique à l’entendement lui-même; et c’est pour la même
raison qu'il faut rejeter comme principe la conscience
et l’entendement. Parlez-vous de la conscience? C’est un
principe incomplet parce que la matière et le contenu
de nos connaissances ne sont pas donnés en elle : si donc
la conscience est, comme on le dit, coextensive au moi,
il faudra que nous cherchions cette matière en dehors
de nous, dans des choses en soi, que nous ne saurons
jamais comment réunir à nous. Ce n’est pas là la posi-
tion de Kant lui-même : Kant a isolé, analysé, mais non
PAS PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

pas pour séparer; les continuateurs de Kant doivent


réunir et se livrer à un travail de construction et de
synthèse.
La conscience est donc une faculté seconde, une faculté
que l’on peut déduire. Et cela sonne étrangement à nos
oreilles; mais pour bien en apprécier la signification, il
faut comprendre qu'elle n’est pas pour un Kantien cette
connaissance pleine qu'a décrite Maine de Biran; elle est
conçue dans le sens formel de liaison des phénomènes
et d'unité de cette liaison. Elle laisse donc échapper, si
on la considère en elle-même et à part, tout le contenu
de la connaissance. La conscience, telle qu’on l’entend
ici, est donc trop pauvre pour servir de principe. Schelling
veut une connaissance qui comprenne en une unité la
forme et le contenu, le concept et la matière; l'idéal,
l’activité du sujet et le réel (objet de la connaissance)
doivent y être identiques; être et connaitre ne doivent
pas être séparés dans cette connaissance première et
immédiate. Une pareille connaissance est ce que l’on
appelle une intuition intellectuelle, et nous pouvons
ajouter qu’une seule réalité y satisfait, c’est celle du
moi. Le moi n’est qu'en tant qu’il se connaît, et il ne se
connaît qu'en tant qu'il est; il est à la fois réel et idéal,
subjectif et objectif. (On le voit, toutes ces expressions qui
joueront plus tard un grand rôle dans la philosophie de
la nature et de l'identité sont nettement d’origine fich-
téenne?). Ce n’est donc ni l’unité d’un principe, ni l'unité
de la conscience qui assure l'unité du savoir; c’est seule-
ment l'intuition intellectuelle.
Jusqu'à quel point cette intuition est-elle seulement
une construction artificielle faite exprès pour résoudre
Ja difficulté? Jusqu'à quel point est-elle au contraire
expérience immédiate et vécue? Elle se présente certaine-
ment sous un double aspect : tantôt on nous en parle

1. Sur l'interprétation juste du kantisme, p. 175-249; 355-363: sur sa


fausse interprétation, qui en fait une histoire de la conscience, p. 363-374.
2. P. 380; p. 163.
= INTERPRÉTATION DU KANTISME. 13

comme d’une condition universelle précédant nécessaire-


ment la conscience qui n’en est que la trace et comme le
dessin; tantôt au contraire on nous dit qu’elle est la
faculté philosophique, appartenant exclusivement à une
bien petite minorité de philosophes. En un mot elle est
tantôt l'intuition productrice du réel!, tantôt l'organe de
connaissance du réel?.
Il est indéniable que, sous le premier aspect, l’intui-
tion est bien réellement une construction. L'activité infinie
du moi ne produirait rien de déterminé; pour qu’elle
produise quelque chose d’existant, il faut qu'elle soit
momentanément limitée; l’intuition est la synthèse de
cette activité infinie et de cette limite. Ne voyez-vous dans
un être donné que la limite, ce par quoi il diffère des
autres? Vous ne déterminez nullement par là la nature de
cet être; n’y voyez-vous au contraire que l’activité pro
ductrice qui en fait le fond? Cette activité, cette force
étant toujours celle du moi ne détermine pas davantage
cet être comme tel plutôt qu'un autre. La trace que laisse
cette activité infinie (ici Schelling interprète pour l’ac-
commoder à la philosophie nouvelle la théorie des
intuitions sensibles de Kant) c’est l’espace sans limites
dans lequel elle s’épand librement; mais la trace que
laisse l’activité qui limite, c’est le temps qui ne permet
aux choses que l'existence successive, c’est-à-dire exclu-
sive l’une de l’autre. Toute intuition repose sur une syn-
thèse de l’espace et du temps, de l’illimité et de la limite.
Sous le second aspect, comme organe de la connaissance
philosophique, l'intuition est un sentiment vif de l’activité
productrice du moi. La philosophie étudie non pas l'être
donné, mais l'être dans son devenir, sa formation. Ce
devenir lui-même n’est pas le pseudo-devenir où l'être
nouveau nous apparait soit comme une conclusion lo-
gique, soit comme une combinaison nouvelle d'êtres
préexistants; c’est un véritable devenir, une naissance

1. P. 368.
DR:
14 “A PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.
È
et un développement de quelque chose de nouveau.
Comme, d’autre part, la conscience ne nous présente que
des êtres donnés et tout faits, l’on conçoit qu'il faudra,
pour connaitre leur production, remonter au delà de la
conscience, et que, d’autre part, cette ascension à une
‘connaissance plus profonde et plus intime dénote une
faculté spéculative nouvelle et peu répandue :l’intuition!.
Le paradoxe de la doctrine, c’est de soutenir que ces
deux aspects sont inséparables?. L’intuition de l’activité
constructrice du moi n'existe que dans et par celte activité;
elle est immanente à cette activité ?. L’intuition et l’activité
constructrice ne sont pas deux choses mais une seule, et
c’est dans la perception de cette identité que gît vérita-
blement l'intuition.
Pour la conscience, on en voit la place : la conscience
séparée de ses objets, qu’elle connaît en quelque sorte
du dehors, est le résultat de la faculté d’abstraire, dont
on a parlé plus haut; par cette abstraction les produits
(objets de la conscience) sont détachés de l’activité qui
les à produits; cette activité même, abstraite de ses pro-
duits, reste purement formelle; elle se présente sous la
forme des règles universelles suivant lesquelles les objets
nous apparaissent; ce sont les catégories de Kant.
La deuxième idée que Schelling recoit de Fichte est
celle de la souveraineté du savoir.
C'est en somme au xvim siècle, avec les encyclopé-
distes français, que la philosophie affirme ses droits à la
direction spirituelle de l'humanité. On peut dire que
cette prétention est passée toute entière, mais en prenant
une forme nouvelle, plus intérieure, plus religieuse si
l’on veut, dans l’idéalisme allemand. C’estencore de Fichte
que Schelling reçoit la conviction que l’idéalisme amé-
nera une révolution et une régénération dans l'humanité.

1. Surtout dans la critique du kantisme, p. 372.


2. Cf. 3 u, p. 222 : Sortede sentiment expérimental de cette identité dans
LA à la fois attrayant et repoussant des grandes forces de la nature.
3. P. 205.
f4!

D MEANS INTERPRÉTATION DU KANTISME. 15

Il ne s’agit bien entendu pas de cette révolution exté-


rieure qui substitue une forme politique à une autre,
sans changer l’homme lui-même’. La philosophie ne
servit jamais en Allemagne de moyen d'opposition au
pouvoir, pas plus qu’elle n’en fut la servante.
Comment donc la philosophie se présente-t-elle à -
Schelling, au point de vue de ses ambitions régénéra-
trices? La difficulté que vise, selon lui, l’idéalisme et
qui ressort de l’état même de la pensée philosophique à
cette époque, est celle-ci? :
Ou bien la philosophie reste purement théorique. Il
est impossible de lui donner une influence pratique quel-
conque (c’est Le système de Reinhold).
Ou bien employant, en l’appliquant fort mal, la mé-
thode kantienne des postulats dans la Critique de la Rai-
son Pratique, on essaye, en se plaçant d’abord au point
de vue pratique, de rejoindre le point de vue théo-
rique.
Reinhold, d’abord, repousse la distinction kantienne
entre la raison théorique et la raison pratique. Si les
lois en général ont leur source dans la raison théorique,
c’est en elle aussi que l’on devra voir la source de la
loi morale. On voit bien, au surplus, que la loi morale
ne peut partir de la volonté et en général d’une faculté
proprement pratique, sans quoi l’on ne s’expliquerait
pas ce fait qu’une volonté à laquelle cette loi serait inhé-
- rente puisse agir contre elle. La loi morale est donc
théorique, comme toutes les autres; la loi et la volonté
sont en quelque sorte dans deux régions distinctes.
Seulement, dans ce système, on ne voit pas du tout
comment la loi peut agir sur la volonté, et où elle en
-prend en quelque sorte le droit. Ou la volonté perd com-
plètement son autonomie, ou, si elle veut la garder, elle
reste entièrement indifférente à cette loi. Je vois bien

1. Cf. p. 445-448; p. 156 : la valeur pratique des révolutions théoriques.


2. Pour tout ce qui suit, cf. les traités pour l'explication de l’idéalisme
de la théorie de la science (1796-1797), surtout p.403 sq.
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16 PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

comment une volonté peut agir sur une volonté. Je com-


prends bien que si cette loi est l'expression d’une vo-
lonté, elle puisse s'imposer à la mienne, mais pas du
tout, si c’est un pur objet de théorie. Quant aux trans-
gressions à la loi, elles viennent de ce qu'il faut distin-
guer la volonté qui est source de la loï (das Willen), et
l'arbitre humain (Willkür) qui agit au moyen de maxi-
mes tirées de la loi; et l’on admettra parfaitement que
dans le premier cas, la volonté n’est pas libre à l'égard
de la loi puisqu'elle exprime sa nature même.
Ainsi il est radicalement impossible de tirer l’activité
morale d’un principe purement théorique.
Schelling n’a pas assez de sarcasmes pour les théolo-
giens critiques, qui, arguant de la prétendue démons-
tration kantienne de la faiblesse de la raison spéculative,
se placent au point de vue de la loi morale, pour restaurer
par les postulats les réalités de la philosophie dogmati-
que. Ils prétendent donner à la révélation ,une certitude
rationnelle. C’est d’eux et non pas de Kant que l’on peut
dire qu'ils font rentrer par la porte de derrière {les pos-
tulats pratiques) ce qu’ils ont fait sortir de la philoso-
phie par la porte de devant.
Lorsque l’on veut ainsi déduire des postulats pratiques
une affirmation théorique, on manque à la fois la phi-
losophie théorique et la philosophie pratique :
D'abord la théorie, La vérité essentielle dégagée par
Kant est qu'il n’y a pas de causalité transitive entre Le
fini et l'infini; par là Kant empêche toute preuve théori-
que d’un être infini au moyen de raisonnements con-
cluants du fini à l'infini. On ne peut, par voie régressive
et en employant le principe de causalité ou de raison,
remonter de l’un à l’autre. Mais le dogmatisme ne con-
siste pas seulement dans cette méthode, dans cette
mauvaise application du principe de causalité. D'une fa-

1. P.376; cf. p.350, note, l'enthousiasme aveclequel il parle del’ « athéisme


moral ».
| INTERPRÉTATION DU KANTISME. 17

çon plus générale, il consiste à poser, de quelque façon


que ce soit, un infini, comme un objet réel complète-
tement isolé du sujet fini. En ce sens, ces théologiens
reviennent, par delà Kant, à l’ancien dogmatisme.
Ensuite la pratique. Tout dogmatisme implique une
attitude pratique de l'être fini. Si l’infini est posé, en face
de lui, comme une réalité, il est sûr, en effet, que toute
réalité lui est enlevée à lui-même en tant qu'être fini, il
perd donc par là même toute indépendance; son action
n’a plus d'efficacité, son individualité n’a plus de valeur,
puisqu'il n’a d’être que s’il se révèle en quelque façon
dans l'infini; tout dogmatisme amène à sa suite un
mysticisme analogue à celui de Spinoza.
Ainsi nous Voyons que la préoccupation de la vie mo-
rale, si elle est exclusive de toute affirmation théorique
et liée à La croyance en la faiblesse de la raison, ramène
au dogmatisme, et par là à la négation du principe vi-
vant de la vie morale, la liberté de l'individu.
Ce n’est donc pas dans la valeur exclusive de la théorie
mi de la pratique que réside l'importance de la philosophie
pour la culture de l’humanité; et nous arrivons ici à
un des traits principaux de cet idéalisme, la passion de
la connaissance liée intimement avec celle de la régé-
nération morale, ce que l’on peut appeler dans son
sens complet, la spiritualité.
La révolution idéaliste proclame, comme la révolution
française, la liberté, mais en un sens plus intérieur, plus
profond. La liberté consiste essentiellement dans l'au-
tonomie, c’est-à-dire que l'esprit ne reste pas sans loi,
mais qu'il est lui-même l’auteur de la discipline qui
règle son action. Or, il y a à cela une grande difficulté;
c’est d’abord que nous trouvons devant nous un monde
d'objets extérieurs, de forces supérieures à la nôtre aux-
quelles nous devons nous plier; et d’autre part nous trou-
1. Cf. p. 158: « La philosophie espère indiquer à l'esprit humain une voie
nouvelle, donner de la force aux âmes abattues, du courage et de l'empire
surelles-mêmes aux âmes disloquées et brisées. »
SCHELLING. 2
18 PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

vons en nous une loi impérieuse d'action à laquelle nous


devons obéir.
L'idéalisme donne le moyen de lever ces deux diffi-
cultés ; suivant la division de Fichte, la première diffi-
culté sera levée par la philosophie spéculative, la se-
conde par la philosophie pratique.
D'abord, c'est seulement au point de vue de la con-
science que ce monde d'objets est isolé de nous et
s'impose à nous; lorsque nous revenons à l'intuition,
nous voyons que ces objets n'ont de réalité que dans
leur mode de production, et que ce mode de production
est spirituel; nous retrouvons donc en eux l’activité li-
bre de l'esprit et du moi. Mais, d'autre part, l’esprit ne
peut ainsi se libérer entièrement, parce que cefte activité,
productrice du monde des objets, est toujours une activité
déterminée et par là même limitée. Où donc placer
la liberté? Dans le caractère provisoire de ces limites :
une activité infinie comme celle du moi, qui contient
tout le réel, ne saurait être limitée dans son essence
même; et de Ià sort l'espoir, malgré les limites du
monde extérieur, d'agrandir sans cesse le domaine de
l'esprit, d'établir graduellement sa domination univer-
selle. Cet espoir est en même temps une loi de l'activité
de l'esprit, la loi morale elle-même, et par conséquent
une tâche obligatoire, mais dont l'obligation ne résulte
d'aucune contrainte extérieure, mais de la nature
même.
Cette théorie n’est que la traduction idéaliste des préoc-
cupations de l’Europe, depuis l'avènement de la science.
N'est-ce pas en effet un trait général de notre civilisa-
tion, que l’on demande au savoir, non plus la satisfaction
d’un besoin théorique, mais encore l’agrandissement
progressif de notre empire sur la nature, et n'est-ce
pas à l’époque même de Fichte qu’on retrouve univer-
sellement répandue, chez Herder, chez Condorcet, l’idée
d'un progrès indéfini de l’esprit humain par la science?
Seulement le génie critique allemand ne peut se con-
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INTERPRÉTATION DU KANTISME. 19 eee à:

tenter de poser ce progrès, comme un fait; il en cherche VAR


les conditions et la possibilité. L'empire progressif du savoir RS
de l'esprit sur la nature serait impossible,si les choses, :
si la nature n'étaient pénétrées d’esprit et de savoir. Fichte
va plus loin ; ilintériorise cet empire; il ne peut pas consis- :
ter en une action purement extérieure qui laisse, sans LTAR
changement, l'intimité des choses; tout pouvoir externe in
est symbole d’un pouvoir interne; toute discipline exté- .
rieure exige l’acquiescement intérieur, la bonne volonté
de celui qui y est soumis; et ainsi l'empire de l’esprit
sur la nature n’est plus seulement celui de l’expérimen-
tateur qui dispose ses appareils de façon à produire le
phénomène dont il a besoin; la nature devient un organe,
un moyen de la réalisation plus complète de l'esprit.
La liberté c'est surtout, pour lui, le pouvoir de trouver
le savoir toutentier dans les constructions spéculatives
de l’esprit!.

1. Cf. en particulier les Lettres philosophiques sur le dogmatisme et le


criticisme(1795), que Schelling considéra plus tard comme le point de départ :
de sa propre doctrine (p. 284, note 1); en particulier.lettre 9e, p. 326 sq.;
p. 330 : « Quiconque a réfléchi sur l'idéalisme et le réalisme a vu de lui-
même que tous deux ne peuvent se trouver que dans le voisinage de l’ab-
solu, mais que dans l'absolu ils doivent être unis et cesser d’être des sys-
tèmes contradictoires. » Le criticisme est la philosophie qui ne considère cette
limite vers laquelle ils convergent ni comme réalisée ni comme réalisable.
CHAPITRE Il

LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

$ I. — Schelling à Leipzig.

Le préceptorat était une carrière d'attente nécessaire


aux étudiants sans fortune : depuis l’automne de 1795 jus-
qu’à l'été de 1798, Schelling fut précepteur des deux en-
fants du baron Riedesel. La famille habitait Stuttgart :
ses idées fort mesquines plaisaient peu au précepteur : il
n'avait été admis qu'après enquête sévère ;on ne voulait
ni un démocraic, ni un partisan des « lumières ». Il espé-
rait voyager avec ses élèves en France et en Angleterre :
mais le baron n’y voulut consentir que si la royauté était
restaurée en France et la paix signée avec l'Angleterre.
Cest à Leipzig qu'il les accompagne. Il trouve dans
l’université de cette ville! ce qui faisait totalement défaut
à Tübingen ? et ce qui devait avoir sur lui une influence
immédiate et durable : une éducation scientifique. Il
connaît le docteur Platner (et il s'étonne un peu qu'il
sache concilier la « légèreté française » avec tant de belles:
productions scientifiques), le mathématicien et le physicien
Hindenburg °.

1. Avril 1797, à ses parents : « Je me réjouis de ma liberté qui est presque


illimitée, et je cherche à l'utiliser aussi bien que possible » (Aus Schelling's
Leben, ï, 187).
2. Cf. son appréciation sur l'insuffisance de Tübingen, notamment en
matière d'enseignement médical (Lettre du 12 novembre 1798, id., p. 2
3. Lettre du 29 avril 1796, p.111, 112.
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LARMES \ ps \ f Ce
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SCHELLING A LEIPZIG. TS 21
1 fait à cette époque plusieurs voyages, l’un à Iéna, en
se rendant de Stuttgart à Leipzig, l’autre à Berlin, dont
nous connaissonsles détails par les carnets de voyage qu’il
adresse à ses parents. Il s’y montre très facilement séduit
par toutes les nouveautés ; la société de Berlin l’enchante
d’abord avec « son ton vraiment noble, son esprit viril
visible partout, son activité infatigable dont le but pro-
chain n’est pas comme ici l'argent »; mais il est vite dé-
goûté des clubs littéraires où les causeries sont remplacées
par des conférences, « excellent moyen pour des sots que
personne ailleurs ne veut lire ou entendre, de mettre à
contribution toute une société ». Ajoutez-y la vanité des
Berlinois qui se croient les coryphées de l'Allemagne !.
À léna, il ne put voir Fichte, mais rencontra Schiller, cet
homme, nous dit-il, si despotique en paroles, mais dont
la timidité rend son interlocuteur plus timide encore et
dont la conversation manque d’entrain?.
De cette époque datela publication de ses deux premiers
ouvrages de philosophie de la nature, conçus sous l'im-
pulsion de ses nouvelles études : Ideen zu einer Philoso-
phie der Natur als Einleitung in das Studium dieser Wis-
senschaft (1797) et : Von der Weliseele, eine Hypo-
these der hüheren Physik zur Erklärung des allgemeinen
Organismus (1798). Elle devait attirer sur lui l'attention
bienveillante de Fichte et de Gæœthe*.

{. Lettres d'avril 1797, p. 190 et du 28 juin 1797, p. 191 sq.


2. Lettre du 29 avril 1796, p. 113.
3. Lettre du 3 janv. 1798 de Gœthe à Schiller : (J'apporte avec moi les
Idées de Schelling ; elles nous donneront l’occasion de maint entretien. »
Cf. les réflexions suggérées, lettre du 6 janv. 1798. 11 lui reproche cependant
(25 février 1798) son caractère trop systématique; mais dès ce moment, il
pense l'utiliser dans sa théorie des couleurs (11 juin 1798). Mais malgré son
estime pour lui (il lui accorde « la grande clarté avec la grande profon-
deur »), il n’était pas dans l'hygiène intellectuelle de Gæthe de fréquenter
trop les philosophes (cf. lettre du 19 février 1802).
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1 N , ;

22 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

$ II. — Caractéristiques de la Philosophie de la nature.

Schelling écrivait dans un article du Journal philoso-


phique, paru en 1797 :
«Tandis que les Kantiens encore maintenant (ignorant ce
qui se passe en dehors d'eux) se battent avec leurs fantômes
de choses en soi, des hommes d’esprit véritablement phi-
losophique font (sans bruit) dans les sciences naturelles
et la médecine des découvertes, auxquelles bientôt s’atta-
chera immédiatement la saine philosophie, et qu'un cer-
veau, doué d'intérêt pour la science, doit achever de
rassembler, pour faire oublier en une fois toute la
lamentable époque des Kantiens !. »
Quelles sont ces découvertes auxquelles le jeune phi-
losophe attache une telle importance? Les criticistes et
Fichte lui-même n'avaient aucun égardà ces progrès des
sciences. Schelling entre ici dans une sphère d’influences
tout à fait extérieure à celle de la philosophie de Fichte.
Les sciences expérimentales sont, à cette époque, révo-
lutionnées par de nouvelles découvertes, tout comme la
philosophie par la Critique de la Raison Pure. Le système
mécanistique de Le Sage peut être considéré comme la fin
d’une époque?. On délaisse alors la construction mathéma-
tique et mécanique des phénomènes de la nature pour
l'étude expérimentale.
Un des physiciens qui eut le plus d'influence sur Schel-
ling est Lichtenberg, dont il vante souvent l'esprit et les
travaux. La thèse de Lichtenberg était que la seule
science admissible comme telle était les mathématiques,
que les infinies nuances des phénomènes physiques em-

1. 8. W., I, 1, 348, note.


2. Physicien genevois mort en 1803. Il est pour Schelling le type du mé-
caniste ;il le connaissait par Jacobi.
SIC TV; 231:
ÉLÉMENTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. 29
pêchent toute réduction à la quantité, et que par consé-
quent il faut se laisser aller, pour les rapprocher les uns
des autres, à la fantaisie de l'intuition;ainsi affirmait-il le
droit d'employer, à propos des forces physiques, un lan-
gage figuré et métaphorique!. D'ailleurs partout l’atten-
tion est attirée sur les variétés qualitatives des forces de la
nature; l’action mécanique n’est plus le type uniforme de
toute action. L'expérience révèle toutes sortes d'effets
irréductibles à des actions mécaniques.
C’est d’abord la révolution chimique ; c’est l’époque des
observations précises sur l’électricité, le magnétisme; on
découvre le galvanisme. Enfin les études physiologiques
sont extrêmement poussées avec Brown et Haller dans un
sens antimécaniste. C’estle moment précis où la Science se
sépare en sciences positives nettement spécialisées, telles
qu'elles devaient plus tard apparaître à Comte. Et c’est
là une première remarque bien importante pour nous,
puisque cette diversité qualitative des modes d’action est
un des fondements mêmes de la Naturphilosophie.
Nous voyons en outre dans la science même une ten-
dance à diriger les recherches expérimentales de façon à
mettre en évidence l’universalité d'action, l’ubiquité de
chacune des forces que l’on a ainsi déterminées. Les belles
recherches sur la combustion dans les phénomènes orga-
niques montrent l'importance du phénomène chimique
dans la vie et aboutissent à la constitution d’une physio-
logie chimique. La découverte du galvanisme fait espérer
d’ailleurs faussement que l’on pourra déterminer d’une
façon précise les fonctions des parties fondamentales de
l’organisme (organes de sensibilité et de mouvement),
de la structure animale. En résumé on affirme non pas
l'unité des forces, mais en quelque sorte leur interpéné-
tration.
La lecture des traités de Schelling fait voir combien il
se tenait au courant de toutes ces recherches nouvelles,
1. Haym, Die romant. Schule, 581-582. — Cf. les expressions de Kant
dans la Théorie du Ciel (ed. Hartenstein, I, p. 329).
24 DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.
LES DÉBUTS

en particulier des recherches sur l'électricité, le magné-


tisme et le galvanisme. D'autre part, c’est un trait géné-
ral de l'esprit scientifique et philosophique de cette
époque de chercher à fonder un système de la nature.
L'histoire de l'esprit scientifique, c’est celle d’un désir de
systématisation suivi d’une réaction et d’un esprit de
défiance contre les systèmes; presque tout le xvirr° siècle
a été, après les grands systèmes cartésiens, dans cet état
d'esprit. Au contraire, les systèmes de l’univers renaissent
à la fin du xvun° siècle : le dernier, qui tombe encore
sous cette influence, est celui de Spencer. L’ « esprit po-
sitif » du xix° siècle a été, de toutes parts, une nouvelle
et terrible réaction, pendant laquelle la Naturphilosophie
de Schelling a été non pas oubliée, mais méprisée et re-
présentée comme une pure construction de fantaisie.
Cette préoccupation se fait sentir en Allemagne par
des œuvres qui ont eu une grande importance dans le
développement de Schelling : les Zdées pour la philoso-
phie de l’histoire de l'humanité de Herder; les Principes
métaphysiques de la science de la nature et la Critique
du Jugement de Kant. L'idée dominante qui se fait jour
à travers l'ouvrage de Herder (1785), comme plus tard à
travers les écrits scientifiques de Gæthe, c'est de réta-
blir dans la nature la continuité brisée par les découvertes
des formes d’êtres spécifiquement divers et irréductibles.
L'expérience bien dirigée (car Herder vise à être un pur
expérimentateur, et il reste entièrement hors de l’in-
fluence de la Critique) conduit à reconnaître que les
formes d’être les plus diverses sont au fond les modifica-
tions d’un seul et même type. Mais continuité ne veut pas
dire unité, et il ne s’agit pas de la réduction des êtres
divers à un type unique : continuité implique des mo-
ments différents et successifs, dans lesquels seulement le
type d’abord obscur apparait avec une clarté de plus en
plus grande. Continuité veut dire mouvement vers une
réalisation toujours plus parfaite de ce qui est l’essence
de la nature.
ÉLÉMENTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. 25

Les Principes métaphysiques de Kant (1786) sont l’ex-


pression au point de vue critique du dynamisme qui
commmençait à remplacer partout le mécanisme. La ma-
tière est pourl'expérience une donnée primitive. Mais il
faut appliquer à cette donnée la méthode d'analyse qui
avait réussi dans la critique de la raison pure. La critique
vise à construire l’objet d'expérience en général; c’est la
même méthode constructive qui doit être appliquée au
problème de la matière. La matière n’existe pour nous
qu'en tant que remplissant l’espace; elle a comme telle
une force d'expansion. Mais si cette force d'expansion
n’est pas limitée, elle remplira l’espace tout entier, et
s’évanouira par conséquent dans le néant de perception;
il fant donc qu'elle soit limitée par une force d’attraction
qui en retienne les parties, et la nature comme objet réel
est construite par la synthèse des deux forces opposées.
La Critique du Jugement enfin affirme l'impossibilité
de l’explication mécanique de la vie; si la finalité n’en
est pas une explication réelle, au moins est-elle une idée
absolument nécessaire pour que nous puissions construire
la notion même d’être vivant..
Un trait est commun à toutes ces philosophies de la
nature, d'inspiration, au reste, si différente : c’est qu’elles
négligent entièrement la recherche des lois, pour la re-
cherche des êtres; elles ne visent pas à rechercher la
condition des phénomènes dans des phénomènes antécé-
dents, mais bien à résoudre analytiquement en leurs élé-
ments, puis à reconstruire par synthèse les êtres donnés.
Le problème de la construction du donné, par le fait
même de la discontinuité qu'avaient créée entre les
êtres les recherches expérimentales précises, était donc
non seulement dans la philosophie critique, mais par-
tout ailleurs le problème fondamental de l’époque.
Il faut enfin ajouter à ces tendances philosophiques la
représentation poétique et enthousiaste, presque mystique
de la nature comme source d’activité inépuisablement
féconde. La littérature scientifique de la fin du xvi° siècle
Y Le, L \ Hi NA :

26 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

en offre maint exemple : « La nature, dit Buffon (que


Schelling cite fréquemment dans ses premiers ouvrages),
est. une puissance vive, immense, qui embrasse tout,
qui anime tout; elle est un ouvrage perpétuellement vi-
vant, un ouvrier sans cesse actif,.… qui, travaillant d’après
soi-même, toujours sur le même fonds, bien loin de
l'épuiser, le rend inépuisable... » Retenons surtout les
derniers mots : la nature est une force inusable; c’est,
sous une forme indistincte, l'énoncé de deux propositions
dont la science moderne a vérifié l’une : « l'énergie se
conserve », mais dont elle nie l’autre : « L'énergie ne se
dégrade pas. » Cette représentation est commune à
presque tous les naturalistes de l’époque.

$ III. — Les Idées pour une philosophie de la nature !.

La philosophie de la nature de Schelling n’est qu’un


de ces systèmes. Schelling veut démontrer que les prin-
cipes de l’idéalisme sont précisément ceux qui peuvent
le mieux rendre compte de tous les faits connus, qu’ils
sont propres à diriger les recherches, et que seuls ils peu-
vent constituer un système cohérent et véritable.
Il n'a pas cependant d'abord l’idée de construire un
système de la nature qui formerait comme la contre-
partie de la théorie de la science. Il veut seulement ici,
après avoir montré (introduction) que le dynamisme
constitue par opposition au mécanisme la véritable phy-
sique du nouvel idéalisme, faire voir les applications uni-
verselles de ce dynamisme dans les faits chimiques et
électriques nouvellement découverts.
Déjà les Principes métaphysiques de Kant avaient mon-

1. Ideen zu einer Philosophie der Natur als Einleitung in das Studium


dieser Wissenschaft, 1797, S. W., 1, 1, 1-343. Chaque chapitre est suivi
d'une importante addition qui date de la seconde édition (1803), et dont nous
ne tenons pas compte ici.
CRITIQUE DU MÉCANISME. 7

tré que l’idéalisme critique ne saurait s’accommoder


d'une physique autre que la physique dynamique.
C'est la même démonstration que Schelling poursuit
dans son introduction, en faisant voir que mécanisme et
dogmatisme sont deux termes qui s'appellent l’un l’autre.
Le mécanisme implique le dogmatisme. Si l’on admet
que les choses sont causes de la représentation, on est
amené à considérer la chose comme existante indépen-
damment de l'esprit et avant lui. De la même façon (et
Vidée vient de l’autonomie de la Raïson pure de Kant),
les mécanistes considèrent la réalité comme une matière
donnée indépendamment de la représentation. Dogma-
tisme implique aussi mécanisme : pour le mécanisme,
toute cause est extérieure, et on peut aller de l'effet à la
cause mais sans sortir de la série causale pour compren-
dre comment elle est posée. De même le dogmatisme
s'appuie, pour aller de la représentation à l'esprit, sur le
principe de causalité; esprit et chose sont pour lui deux
termes d’une même chaine causale.
Au dogmatisme il oppose l’idéalisme fichtéen qui dé-
montre l’absurdité de la chose en soi (qui n’est rien, puis-
qu’on doit la dépouiller de tout ce qui est représentable et
qui doit pourtant agir sur moi) et qui fait planer au-dessus
de la série causale le moi avec l'intuition de lui-même
comme esprit libre et agissant!.
Le mécanisme est combattu par des arguments d’origine
kantienne. Le mécanisme suppose que la matière existe
en soi; mais il ne peut résoudre l’antinomie kantienne
sur la divisibilité. L'affirmation mécaniste de la dualité
de la matière et de la force rend inexplicable l'origine
de la force; car on ne comprend pas comment elle s’est
implantée de l'extérieur et l’on n’admet pas qu’elle
naisse de la matière. L'origine de l’idée de force ne peut
être d’ailleurs dans le sentiment d'effort, comme le pré-
tendent les empiristes; cette origine ne permettrait pas

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28 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. PAS

la généralisation suffisante pour en faire un principe


d'explication de l’univers. Enfin avec cette idée de la
force, il n’y a pas de physique qualitative possible; elle
est impuissante à expliquer la diversité des qualités sen-
sibles (s’il est vrai que leur réduction à des quantités
n’est pas une explication) et les attractions spécifiques
indépendantes de la masse comme les affinités chimi-
ques!.
Mais il n’est pas dans l'esprit intuitif de Schelling de
se contenter d'arguments dialectiques. Il cherche un fait
concret dans lequel puisse se voir à plein jour cette péné-
tration de la matière et de la force, de l'esprit et de son
objet, une sorte de démonstration par le fait du dyna-
misme et de l’idéalisme. Or ce fait lui est donné, pense-
t-il, dans l’organisme. L'organisation montre l’union
indissoluble de la matière et de l'esprit : car dans l’être
vivant les parties sont conditionnées par le tout, le fait
est comme régi par l’esprit; de plus au lieu de la série
causale linéaire indéfinie qu’affirme le mécanisme, nous
avons une sorte de rythme où la chaine causale revient
sur elle-même et se ferme?.
Mais le dynamisme ïidéaliste ne doit pas rester la
doctrine abstraite qui ne rend compte que des condi-
üons générales de la matière; comme Fichte a dépassé
Kant en déduisant non pas seulement la forme mais
le contenu de la représentation, le dynamisme doit
pouvoir construire les propriétés particulières de la
matière.
Ces propriétés nous sont données dans l’expérience;
leur étude expérimentale, à laquelle est consacrée toute
la première partie de l'ouvrage, doit précéder la cons-
truction dynamique.
Certes Schelling prend ici expérience dans un sens
assez particulier, puisque cette partie contient déjà des
théories et des lois; il est en effet beaucoup plus facile
120P-21,sq-
2. Cf. p. 40.
À L'ACTION CHIMIQUE. | 29

de voir ce qu'il en exelut que ce qu’ilymet. L'expérience,


c'est tout ce qui n’est pas la construction idéaliste des
- forces. Elle comprend donc aussi bien que les faits eux-
mêmes, les résultats des inductions et des déductions,
en un mot tout le contenu de la science dite expérimen-
tale. De plus son but est de répondre à une question qui
implique une supposition théorique tirée de l’idéalisme.
La supposition théorique, c’est que la nature contient ou
constitue une force pour ainsi dire inusable qui entretient
dans notre planète le mouvement, la chaleur et la vie;
c'est donc la conviction que la nature contient une réserve
infinie d'activité. D'autre part Schelling a appris de
Fichte que la condition de l’activité était dans un conflit
ou une opposition. Pour que l’activité de la nature puisse
14
être éternelle, il faut que le conflit dure, et, pour cela,
que l'exercice même de cette activité le rétablisse à
chaque instant (comme dans l’idéalisme de Fichte, toute
position d’un objet par le moi lui offre une résistance
qui est le début d’une action nouvelle). Or le problème
posé à l'expérience est celui-ci : Quelle est, dans la réalité,
cette force rajeunissante, et comment se manifeste-t-eile
sur notre planète 1?
Or l'expérience montre que l’action chimique réalise
ces conditions : d’abord elle est universelle. En effet tout
phénomène chimique se ramène au phénomène type de
la combustion ;phénomène dont la condition (la présence
de l'oxygène) est réalisée sur toute la terre qui baigne
dans l'air atmosphérique. On sait que la découverte de
l'oxygène fut une des plus importantes de la chimie
moderne. Par cette théorie on pouvait rattacher à la
combustion le phénomène, très général aussi, de l’oxyda-
tion des métaux. Des phénomènes vitaux étaient aussi
expliqués. D'autre part l’importante découverte de la
décomposition de l'acide carbonique et de l’émanation
d'oxygène par les plantes vertes faisait voir l'étendue

12:74,
\

30 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

du rôle de l’oxygène dans la nature!. Encore Schelling


qui, en bon dynamiste, n’admet pas la discontinuité et
la stabilité qualitatives des éléments chimiques, pense-t-il
qu'on pourrait déceler encore son action sur beaucoup
de points, si l’on connaissait la variété de ses transfor-
mations.
Ajoutez l'idée d’une classification des corps suivant
leur degré d'’affinité avec l'oxygène. Cette affinité est plus
ou moins forte, comme le montre l'expérience de la ré-
duction des métaux. Dès lors on peut concevoir une série
de corps, depuis celui qui n’est pas du tout inflammable
(oxygène ou corps saturé d'oxygène), jusqu’au plus in-
flanmmable.
Cette classification permet suivant Schelling d'opérer la
réduction annoncée de tout phénomène chimique à la
combustion, chaque corps étant par rapport à ceux qui
les suivent dans la série la représentation de l’oxy-
gène.
D’après ces vues l’oxygène est un corps tout à fait
unique, le principe universel qui réveille les énergies
endormies sur la terre, principe par lui-même extra-
terrestre et qui révèle une origine supérieure?.
La combustion est accompagnée de phénomènes lumi-
neux et calorifiques. Ces deux forces sont au fond les
mêmes : dirigez un faisceau lumineux sur un corps noir,
c'est-à-dire sur un corps qui absorbe la lumière, ce corps
s'échauffera et la lumière ne sera pas réfléchie; d’une
façon générale, lorsque la lumière doit traverser un
milieu plus dense, elle disparait en partie pour se trans-
former en chaleur. La chaleur est donc liée au corps; elle
ne se propage que dans la matière ; la lumière n'est
que de la chaleur libérée de cette attache. Leur caractère
commun, c’est l'expansion. La chaleur seliantintimement
« chimiquement » à un corps est le principe de sa flui-
dité. L'expansion est plus où moins retardée et arrêtée
1. Découverte de Ingenhouss en 1779.
DA TERRA
L'ACTION CHIMIQUE. 31

par la matière; elle va de l’infinité (terme idéal où elle


se dissipe entièrement) jusqu'au degré où elle se trans-
forme en chaleur.
On conçoit comment la production de lumière dans
la combustion est liée à l’affinité du corps par l'oxygène :
l'oxygène attiré par le corps, laisse libre le calorique
qui en était le principe; cette chaleur libérée s’étend en
lumière. D'une façon générale la production de la lu-
mière dans l'univers est liée à une décomposition atmos-
phérique de ce genre. Schelling rattache assez habile-
ment ces vues à une hypothèse de Hershell et Kant sur
l’origine de la lumière solaire : c’est dans son passage de
l’état fluide à l’état solide que Le soleil émet de la lumière ;
et il peut se faire que son atmosphère seule soit intéres-
sée à cette production.
On comprend aussi l'échauffement en admettant une
attraction chimique qui doublerait la première, l’attrac-
tion de l'élément du corps pour le calorique.
L'action chimique, qui est une action universelle, est
aussi une action qui reproduit constamment ses propres
conditions. Puisque l’air atmosphérique est le grand prin-
cipe ou medium de l’activité, il faut qu'il conserve sa
permanence, au milieu de tous les changements qu'il
produit. Or cette permanence est un effet de ces change-
ments eux-mêmes. Il y a une espèce d'équilibre entre le
monde animal corrupteur de l’air atmosphérique et le
monde végétal qui lui restitue son oxygène.
L'espèce de réciprocité qu'il y a entre les saisons as-
sure aussi l'équilibre atmosphérique*.
Mais l'existence de l'électricité et du magnétisme n’est-
elle pas une objection contre cette conception? L’élec-
tricité n'est-elle pas en effet irréductible à l’affinité chi-
mique, puisqu'elle comporte deux forces dédoublées et
opposées? Et d’autre part le magnétisme est une force
liée à une matière déterminée, celle de l’aimant; elle
1. P. 85-106.
2. P. 111-118.
ds PAU LES DÉBUTS DE. LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

parait donc déterminée par la matière, ce qui est con-


traire à l'esprit du dynamisme. |
Cette objection l’engage naturellement à diriger ses
recherches d’un côté particulièrement intéressant, la
relation entre les phénomènes d’électrisation par frot-
tement {la seule qu'il connaisse quant à présent) et Les
phénomènes chimiques. Sa conclusion est l'identité fon-
damentale de l'électrisation et de la combustion. Il re-
marque une relation entre le degré d'affinité d’un corps
pour l'oxygène et le signe positif ou négatif de son électri-
cité, telle que si l'on frotte ensemble deux corps, ce
sera régulièrement celui qui a le plus d’affinité qui sera
positivement électrisé !. De 1à à supposer (puisque le frot-
tement n’a lieu que dans l’atmosphère) que l'électricité
positive elle-même n’est qu’un dépôt des parties pondé-
rables de l'oxygène sur le corps qui l’attire, il n'y a pour
lui qu'un pas. L’électricité apparaît donc comme un agent
de décomposition.
Quant au magnétisme, l'intérêt de Schelling est sur-
tout appelé naturellement par deux ordres de questions :
par la production artificielle du magnétisme sans aimant,
et l'existence du magnétisme terrestre qui montrent que
le phénomène est plus universel qu’il ne parait; ensuite par
les ressemblances de l'électricité et du magnétisme (élec-
tro-magnétisme) qui consistent surtout en ce que dans la
production des deux, il y a une action par répartition?.
Ainsi la spéculation chimique forme le centre de ses
préoccupations
% : l’action chimique est transmise de
l'extérieur à la terre par le milieu atmosphérique pour
y devenir le principe même de sa vie. On voit aisément
quel grand rôle joue dans cette partie dite « empirique »,
l’idée directrice de l’organisation, cercle éternel. Le fait

1. Cette électrochimie dépend étroitement des travaux de Ritter sur


l'oxydation des métaux dans le galvanisme.
2. P.122-146; 156-164.
3. Novalis résume ainsi sa théorie : « Schelling est le philosophe de la
chimie moderne, l'absolu oxygéniste » (Schriften, ed. Minor, Jena, 1907; III,
30); cf. p. 75 sur l'extension de la chimie au sie général de la nature.

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< PHYSIQUE SPÉCULATIVE. | HS 33


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ne peut se passer d’interprétations, ni la science d'idées


directrices. Mais ces idées directrices qu'il appelle parfois
lui-même des fictions utiles, sont autre chose que ce qui
constitue l’objet de la physique spéculative, que nous
allons maintenant aborder. La partie théorique du livre
contient : une généralisation du dynamisme, puis un essai
pour rattacher la physique dynamique par-dessus l’idéa-
lisme kantien à l’idéalisme de Fichte.
Il était difficile de prévoir, à l’époque de Schelling,
en quel sens se développerait la chimie. La réaction
chimique peut être considérée soit dans les proportions
quantitatives des corps qui entrent en combinaison, soit
au point vue qualitatif, comme un retour à l'équilibre,
ayant sa condition dans une destruction antérieure de cet
équilibre!, Les merveilleuses analyses quantitatives qui
ont donné l'essor à la chimie moderne ont pendant
longtemps attiré presque exclusivement l'attention : la
chimie était devenue science de la mesure et des pro-
portions.
De nos jours seulement, le développement du rôle de
la notion d’énergie dans la physique a rappelé l’attention
sur les lois qualitatives de la chimie et les questions
d'équilibre. Il n’est pas sans intérêt pour l’histoire de la
science, comme pour celle de la philosophie, d'étudier en
Schelling un lointain précurseur des énergétistes,
Mais pour comprendre ce qu'était cette dynamique
appliquée, il faut revenir sur la dynamique kantienne.
On sait le rôle que la physique newtonienne a eu dans
la fondation de l’idéalisme kantien. C'est à elle que
Kant doit l’idée de loi naturelle; mais elle fut incorporée
à la critique même dans les Principes métaphysiques;
c’est ‘en l’élaborant que Kant trouva une théorie de la
matière qui lui permit d'échapper aux contradictions de
l’antinomie de la raison pure. Le point de vue propre
de Kant est le suivant : pour les successeurs de Newton
1. Cf.p. 257 la définition du phénomène chimique comme retour à l'équi-
libre.
SCHELLING. 3
Pa 7h (ne : Are

2 ÿ $ F Û è ME PA TETAU
34 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.
FT {

l'attraction et la répulsion sont des propriétés inhérentes


à la matière. Seulement puisqu'on peut tout au moins
concevoir par la pensée la matière privée de ces deux
forces, certains physiciens se crurent forcés d'en chercher
l’origine et l’explication physique. Vers l’époque même
de Kant se développèrent les théories physiques de Le
Sage qui expliquaient l'attraction et la répulsion appa-
rentes, par le mécanisme des chocs venant des particules
de l'éther universel dans lequel sont plongés tous les
corps !. Pour mettre fin à des tentatives d'explication de ce
genre, il fallait montrer que bien que l’attribut d’attrac-
tion ne découlât pas analytiquement du concept matière,
pourtant la synthèse qui l’y liait était une synthèse non
pas accidentelle (comme il résulte de l'explication méca-
nique) mais nécessaire. Suivant le procédé critique,
Kant lie cette affirmation à la possibilité de l'expérience.
Toute matière est pour nous le résultat d'une double
force, une force expansive ou répulsive qui tend à la
dissiper à l’infini, une force attractive qui arrête cette
expansion à une limite déterminée. La première force
agit-elle seule? il n’y a plus pour nous de matière, de
grandeur finie; elle se dissipe dans l’espace; la seconde
agit-elle seule? toute matière tend à se réduire à un
point. Les forces sont donc non pas des propriétés de la
matière, mais des éléments constitutifs; c’est par elles
que la matière est construite dans l’intuition?.
Le principe de la physique dynamique est donc que
tout être accessible à la perception est le résultat d’un :
conflit des deux forces accouplées qui se limitent réci-
proquement. De là le caractère abstrait et ésotérique de
la théorie dynamique. La physique mécanique est plus
populaire parce qu’elle part de choses représentables
dans l'intuition sensible, atomes, corpuscules, chocs;
elle est donc aisément accessible aux sens. La physique
dynamique considère ces choses comme des produits: elle
1. Exposition et critique, Ideen, livre II, chap, mx, p. 200-219.
2. Kant, ed. Hartenstein, vol. IV, 387-416.
Nr + N ER 1%

PHYSIQUE SPÉCULATIVE. 39

part donc des conditions de l'intuition sensible, et exige


une espèce d'analyse métaphysique qui résoudra cette
intuition en ses éléments.
En un autre sens pourtant cette théorie est plus concrète,
plus conforme à l'intuition que la théorie mécanique;
la théorie mécanique fait de la plupart des données sen-
sibles une illusion ;notamment elle nie le continu pour le
reconstruire avec des éléments discontinus (par exemple
le continu d’une masse fluide pour le reconstruire avec le
discontinu). Par là elle dépasse l'expérience, puisque le
continu seul est donné, et ses constructions sont arbi-
traires, non susceptibles d’une vérification expérimentale :
Elle nie également la qualité, sans avoir aucun moyen
de la reconstruire!. La dynamique, au contraire, a son
point de départ dans la qualité.
De là encore le caractère qualitatif de la théorie dyna-
mique opposée au mathématisme mécanique : pour un
Kantien, le mathématique a pour condition essentielle la
schématisation dans l’espace; le mouvement phoronomi-
que est donc seul susceptible d’une expression mathéma-
tique : or au point de vue dynamique, l’espace est posté-
rieur aux chocs qui le remplissent ; il est pour ainsi dire
le tracé du conflit des forces; la physique dynamique ne
peut donc être mathématique.
La théorie dynamique est la seule qui s'accorde avec
l’idéalisme kantien; elle permet de résoudre le conflit
des idées transcendentales concernant la divisibilité à
l'infini : car ce conflit suppose toujours la matière comme
existant en soi, et par conséquent les parties données
avant le tout: or d’après la théorie dynamique, la
division ne peut avoir lieu que quand les parties sont une
fois données.
Pourtant selon Schelling la dynamique kantienne est

1. Cf. en particulier p. 207-209 : la physique de Le Sage est « hyperphysi-


que », un « système de pur raisonnement », elle ajoute à l'expérience di-
recte des constructions parfaitement inutiles; l’absolue impénétrabilité de
ses corpuscules est une qualité purement abstraite.
\

36. LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE .LA NATURE.

insuffisante comme et pour les mêmes raisons que son


idéalisme. Kant emploie la méthode analytique et s’arrète
aux concepts de l’entendement, alors qu'il faut remonter
à l’intuition et user d'un procédé synthétique {c’est l’uti-
lisation de la méthode de Fichte dans les principes de la
dynamique). Il emploie la méthode analytique : en effet
c’est par l'analyse de la matière (considérée comme un
corps fini donné dans l'intuition spatiale) qu'il arrive à
en dégager les deux forces constitutives. Il s'arrête aux .
concepts de l’entendement ; en effet la force n’est pas une
donnée de l'intuition; elle est seulement conclue des
effets qu’elle produit.
Il est plus conforme à l’esprit de la dynamique de
construire la matière et de déduire la force.
Le spiritualisme finaliste voit dans les choses comme
les traces ou les signes d’une activité spirituelle. Ceci est
vrai aussi pour l’idéalisme qui admet que les choses ne
sont pas distinctes des constructions représentatives du
moi. Seulement en un sens opposé : le problème pour le
spiritualisme dualiste est d'expliquer l’action positive de
l'esprit dans la matière. Pour l’idéalisme, il est, inverse-
ment, d'expliquer pourquoi il y a autre chose que l’acti-
vité spirituelle, la matérialité. Pour que l’idéalisme soit
vrai, il faut que la matière apparaisse comme un terme
nécessaire dans l’activité spirituelle. Or n'est-elle pas
précisément ce qui n’est pas l'esprit?
Mais on peut parfaitement concevoir que le produit
d’une intuition persiste, après que l’activité intuitive en
a disparu. On peut savoir qu'une proposition est vraie
parce que l’on a eu l'intuition de sa vérité, et sans l’avoir
présentement. La vérité persiste à l’état de notion. Seule-
ment quand elle était intuition, la perception de la vérité
était en rapport direct avec notre activité; maintenant
elle s'impose à nous comme quelque chose d'extérieur.
La solution de Schelling consiste précisément à consi-
1. P. 231-236; en particulier p. 235 : « Le concept de la matière est syn-
thétique : un concept purement logique de la matière est absurde. »
: É l |
- PHYSIQUE SPÉCULATIVE. 37

dérer la matière (dans les forces dont elle est le siège)


comme un produit de l'intuition, dont l’activité intuitive
a disparu!.
En second lieu, Schelling veut généraliser la dyna-
mique. La métaphysique de la nature devait s'arrêter,
suivant Kant, à la diversité qualitative des corps qui n’é-
tait connue que par expérience et qu’il était impossible
par aucun moyen de déduire du rapport quantitatif des
deux forces fondamentales?. Pourtant il n'y a pas autre
chose dans la qualité d’un corps que le rapport graduel,
quantitatif des forces constitutives. À ce point de vue
même le corps matériel n’est pas différent de ce que nous
appelons les forces universelles, comme la chaleur et la
lumière : augmentez la force d'expansion ou l’élasticité
d’un corps matériel, vous obtiendrez d’abord les gaz
jusqu’au gaz le plus élastique, qui est l'oxygène, puis la
chaleur, enfin la lumière dont le degré d'expansion tend
vers l'infini. Les différentes couleurs, avec leur indice de
réfrangibilité, s'expliquent par le degré d’élasticité. Enfin
la nécessité de l'existence dans le monde d’une série con-
tinue de rapports est démontrée par ce que Kant appe-
lait l’axiome de l’intuitionÿ. D'autre part l’affinité chi-
mique n’est rien que le retour à l’équilibre des forces
constitutives après une rupture d'équilibre due à la mise
en présence de deux corps hétérogènes’. Tout cela est
suffisant pour constituer les principes d’une dynamique
indiquant les lois générales du processus chimique. Il ne
s’agit d’ailleurs pas de faire de la chimie une science
a priori, mais de dissocier ce qui en est purement expé-
rimental (par exemple le fait que sur notre terre, l'oxygène
est l'agent le plus actif) de ce qui est a priori.
1. P. 213-223; cf. déjà pour l'origine fichtéenne, vol. I, p. 380 : la matière
est l'esprit considéré dans l'équilibre de ses activités.
2. Kant, Z. c., 358 : Les principes de la chimie sont simplement empiriques
et elle est plutôt un art qu’une science. Elle se distingue comme science de
la nature improprement dite de la science qui repose sur des principes 4
priori.
3. P. 266 sq.
4. P. 258 sq.
38 : LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. ÿ

$ IV. — L’Ame du monde!.

La Weltseele a été écrite pour démontrer que l’unité


des forces naturelles était la meilleure hypothèse pour
expliquer les phénomènes connus par expérience : c'est
le même principe qui agit dans la production des phéno-
mènes inorganiques, chimiques, magnétiques, électri-
ques et des êtres vivants?.
Quel est le sens de cette « unité »? Ce qui doit être
expliqué par elle, c’est avant tout les diversités qualita-
_tives des aspects de l'énergie, magnétisme, électricité,
etc. Si l'énergie fondamentale est unique, comment peut-
elle se briser d’aussi diverses manières? Il ne peut s'agir
de supprimer cette diversité, de la réduire à des qua-
lités subjectives, il faut l'expliquer. Or la réponse à
cette difficulté constitue en somme tout ce que Schelling
appellera la physique spéculative, puisqu'il s’agit de pé-
nétrer la nature des forces qualitativement distinctes pour
y faire voir l’activité d’un principe unique. L'unité du
principe actif n’est donc pas comme notre théorie de la
conservation de l'énergie un point de départ, un postu-
lat, mais un point d’aboutissement de la physique; elle
a pour tâche de réaliser l’idée de la liaison des êtres de
l’univers®.
Dans l’Âme du monde, la démonstration est « expéri-
mentale », non pas que Schelling s’abstienne d'appliquer
les principes d’une dynamique a priori, nous le verrons
dans un instant. Ce qu'il veut dire, c’est qu’il renonce au
mode d'exposition qu'il avait adopté dans le second livre

1. Fon der Weliseele, eine Hypothese der hôheren Physik zur Erklü-
rung des allgemeinen Organismus (1,11, 347-583);l'introduction, p. 359-378,
a été ajoutée en 1806.
2. P. 347; cf. 388 et 464.
3. Dans Ta science actuelle, l'identité est à rechercher et à démontrer; c’est
la variété qui est donnée. D'après Schelling, c'est l'identité qui va de soi,
et la variété qui est à expliquer.
L'UNITÉ DE LA NATURE. 39

des Idées. Il s'agissait dans cet écrit d'établir d’une façon


déductive les lois de la dynamique chimique : Schelling
avait l'intention d'employer le même procédé pour la
dynamique biologique; mais il est arrêté par le peu d’a-
vancement de la physiologie, et il préfère employer une
méthode inductive!.
Lorsqu'il s’agit de Schelling, il est bon de préciser le
sens de ces mots. Or il n'entend pas plus supprimer le
rôle de l'expérience dans les /dées, que l’employer exclu-
sivement dans l’Ame du monde. Celle-ci, dans sa pensée,
doit au contraire aboutir à démontrer, par une induc-
tion complète, l'insuffisance de la physique expérimentale.
Il est incontestable qu'il a le goût des expériences
concrètes, le désir de se tenir au courant des recherches
expérimentales dans les domaines les plus variés. Il faut
retenir ce trait qui distinguera profondément sa philo-
sophie de celle de Hegel. Le goût « de la physique en
grand », de la météorologie est surtout remarquable. Il a
le pressentiment qu’on ne peut réaliser dans le laboratoire
les conditions des phénomènes intéressants pour l’uni-
vers?. Il se plaint souvent lui-même soit de l’absence
d'expériences, soit du manque de précision dans les expé-
riences (on commence à ce moment à saisir, surtout dans
les phénomènes chimiques et électriques, l'influence de
quantités extrêmement petites, et par suite la nécessité
d’une rigueur, inconnue jusqu'à ce jour, dans l’applica-
tion de la méthode des différences). II considère sa phi-
losophie comme capable de poser des questions à l’ex-
périmentateur, donc comme dirigeant les recherches
expérimentalesÿ.
Ce qui a pu faire illusion sur le rôle de l'expérience,
c'est que son opinion a varié plus tard sur ce point;

1. Cf., p. 342, l'annonce de la continuation des Idées pour la physiologie;


et p. 351, note, les raisons pour lesquelles il a abandonné son projet.
2. Cf. en particulier p. 460-476; p. 464. Aucune partie de la science natu-
relle ne montre d’une facon plus frappante que la méléorologie combien peu
nos expériences suffisent à découvrir la marche de la nature en grand.
3. Voyez le supplément, p. 570 sq.
40 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

de plus il ne veut pas d’une collaboration entre la cons-


truction théorique et l'expérience; il veut que leurs tâches
restent complètement distinctes, La physique théorique
est entièrement distincte de la physique expérimentale
dans sa méthode et dans sa marche. Rien de la théorie
scientifique actuelle dans laquelle la théorie n’est en quel-
que façon qu’un épisode dans le processus expérimental.
Remarquons qu’il y a à cette époque entre la théorie et
l'expérience une répulsion réciproque : Schelling prend
la science telle qu’elle est, etne prétend ni la régenter, ni
la suppléer; il superpose à une physique expérimentale
sans théorie, une physique théorique sans expérience.
L'imprégnation de l'expérience par la théorie, comme on
la rencontre dans la méthode. devenue classique d’un
Claude Bernard, nous semble actuellement une marque
essentielle de l'esprit scientifique. Pourtant remarquons
qu’il y a, dans la physique de notre temps, des retours et
même des retours conscients au mode de penser de
Schelling. La distinction de la physique formelle et de la
physique expérimentale à quelque rapport (sauf l'emploi
de l'outil mathématique) avec la distinction de Schelling ;
et surtout c’est la même idée de la nécessité de se passer
de l’expérience dans la physique pure!.
On conçoit donc que la méthode expérimentale, telle
qu’il la conçoit, n'a pas plus pour but de supplanter la
théorie par l’expérience que la physique théorique ne
voulait l'inverse. Elle consiste essentiellement en une es-
pèce d'analyse métaphysique de l'expérience destinée à
retrouver dans le fait expérimental les éléments concep-
tuels dont se sert la physique spéculative. Il ne s’agit pas
de les y découvrir comme on découvrirait dans un fait
d’autres faits plus petits mais homogènes, comme par le
procédé empirique, mais d’une interprétation dont les
principes sont par ailleurs garantis a priorr?.

1. La différence c’est que Schelling pense encore manier des réalités.


2. P. 396 : Les phénomènes ne démontrent nullement la loi de dédouble-
ment de la force qui, elle, est susceptible d’une déduction transcendentale.
L'UNITÉ DE LA NATURE. 41
Dans une première partie il fait voir l'unité des forces
: physiques, lumière, chaleur, électricité, magnétisme, et
dans une seconde l'identité de ces forces avec les forces
organiques.
Ce n’est pas seulement la méthode, c’est la doctrine
qui a changé depuis les « Idées »; deux points nouveaux
la caractérisent : l'application universelle de la loi de
polarité et l'explication par les fluides. Dans les /dées les
forces qui manifestaient une polarité (électricité, magné-
tisme) lui paraïssaient une exception ; et c’est dans l’action
chimique qu’il trouvait le type de l'action naturelle. Mainte-
nant la loi de dédoublement par polarité est devenue la
loi universelle de toutes les forces, et c’est par elle qu'il
explique la diversité des manifestations de la nature.
Aucune force n'est absolument expansive, sans quoi
elle se dissiperait. La lumière, la plus expansive de toutes,
n’est donc qu’une matière très élastique, qui se répand
dans l’espace, mais qui ne s’y dissipe pas parce que la
force expansive y est déjà limitée par une force répulsive.
C’est ce principe positif de la lumière, parfaitement positif
et un, qui est l'âme universelle, la Force unique; mais
en venant en quelque sorte se briser sur des principes
négatifs qui la limitent, et, suivant leur force, la limi-
tent diversement, elle produit toute la variété des phé-
nomènes, comme une vague unique qui, brisée par des
obstacles de forme différente, produit des tourbillons
différents. L'hétérogénéité vient donc de l'opposition,
comme les déterminations dans le moi de Fichte viennent
de l'opposition de l’objet au sujet. Mais, comme toute
force concrète a déjà deux éléments, un élément positif
et un élément négatif, il s'ensuit que, par rapport à une
autre, elle peut être affectée soit d’un signe positif, si
l'élément négatif y est moindre qu’en celle-ci, soit d'un
signe négatif dans le cas contraire!.
La lumière solaire est, par rapport à tous les corps

1. P. 390-397.
42 LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

terrestres, de signe positif. Cette force, dont l’élasticité


est telle qu’elle n’atteint jamais par elle-même son état
d'équilibre, s'efforce de l’atteindre par son affinité pour
le principe négatif de chaque planète qu’elle rencontre.
Ce principe négatif sur la terre est l'oxygène (— 0)
dont le produit d'équilibre avec la lumière (+ 0) forme
l'air vital!. Par suite l’affinité d’un corps pour la lumière
dépendra de sa teneur en oxygène; c'est ainsi que les
corps oxydés sont les plus transparents, que Les couleurs
(qui ne sont que de la lumière ternie, mélangée suivant
des proportions différentes avec l’élément négatif) ont un
indice de réfraction qui marque la répulsion des corps
oxydés pour l'élément négatif (— 0) qu’elles contiennent.
La combustion consiste dans une oxydation quisuppose
à la fois dégagement de chaleur, mise en liberté de
lumière, et naissance d’un état d'équilibre entre l’oxygène
(— 0) et Le corps combustible. Tous ces faits s’expliquent
dès qu’on admet que le corps combustible, non oxydé,
contient un principe qui à de l’affinité pour l’oxygène :
Schelling revient, contre la chimie française, à la notion
du phlogistique; car une affinité ne peut avoir lieu
qu'entre un principe positif et négatif, toute affinité étant
une tendance à rétablir l'équilibre rompu. Ici l'oxygène
est l'élément positif qui s’équilibre avec le phlogistique.
Mais ce nouvel équilibre nécessite la rupture de deux
équilibres antérieurs : l'équilibre de l’oxygène et de la
lumière, ce qui met de la lumière en liberté. L’échauffe-
ment s'explique d’une façon analogue : la chaleur est,
comme la lumière, une matière très élastique où le
principe positif domine. Ce calorique, épaissi et condensé à
divers degrés par l’union avec l’élément négatif, forme la
matière de tous les corps?; mais l'affinité de l'élément
négatif avec l'oxygène a pour effet de libérer ou d’exciter
l'élément positif du corps combustible. Cette chaleur
intérieure repoussera la chaleur extérieure qui est de
1. P. 397.
2. P. 410.
NME INler Ge, PAR

L'UNITÉ DE LA NATURE. 43

même signe qu'elle et c’est en cette répulsion que consiste


l’échauffement du corps. La capacité d’un corps à la
chaleur n’est que le degré jusqu'où le calorique intérieur
peut supporter la pression du calorique extérieur sans
réagir sur lui : à partir de ce point la combustion rétablira
l'équilibre en augmentant, par l’oxydation, là capacité
calorique du corps.
Ce sont les rapports des propriétés électriques du corps
avec leurs propriétés chimiques et caloriques qui per-
mettent de relier l'électricité à la force fondamentale.
Schelling considérant uniquement l'électricité obtenue
par friction remarque, d’après les travaux de Pictet, qu’il
y a une relation générale entre la facilité d’'échauffement
d’un corps par friction, son affinité pour l'oxygène et la
moindre conductibilité électrique. D’après cette relation
la séparation en deux fluides, positif et négatif (+ E et
— E), doit se concevoir à l’image de la combustion qui
est séparation de la lumière (+ 0) et de l’oxygène (— O).
La production des deux fluides électriques serait done
due, comme la combustion, à une dissociation de l’air vital,
produite par les affinités des corps pour l'oxygène ou pour
la lumière. Seulement l’électrisation est comme une com-
bustion incomplète et arrêtée à mi-chemin : ce qui cons-
titue l'électricité positive est en effet un mélange de
l'élément positif ou lumineux (+ 0) et de l'élément né-
gatif, mais où l'élément positif prévaut; ce qu’on appelle
l'électricité négative, c’est le mélange où l’élément né-
gatif prévaut; le rapport des éléments est, dans chacune
des électricités, l'inverse du rapport de l’autre : les deux
électricités sont donc en équilibre l’une par l’autre et
l’une avec l’autre. Cette théorie explique un grand nombre
de faits, notamment toutes les propriétés des corps con-
ducteurs et non conducteurs.
Enfin, sans insister davantage, disons que les relations
découvertes entre le magnétisme d’une part, et d’autre

1. P. 432-442.
[AA LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

part l'électricité (l’électrisation de la tourmaline par un


échauffement non uniforme), le milieu gazeux, la lumière,
la chaleur, l’'amènent à faire rentrer cette force dans
celles qui ont été précédemment découvertes!.
Tous les processus inorganiques s'expliquent donc par
une rupture d'équilibre venant des attractions diverses
‘exercées par le principe positif, unique, transcendant
pour ainsi dire ou supra-terrestre, sur les divers principes
négatifs qui, jusqu'à cet ébranlement, sommeillaient.
C’est donc un dédoublement originaire des principes qui
explique toute activité?.
L'activité organique ne s'explique pas dans le fond
d’une manière différente : vous ne trouvez la cause de la
vie ni dans le corps organisé lui-même; qu'est-ce qui
expliquerait en effet l'instabilité de l’être vivant, et pour-
quoi, comme tous les êtres sujets au processus chimique,
ne reviendrait-il pas rapidement à l'équilibre? D'où
viendrait la répétition rythmique des faits, le caractère
favorable de tous les processus chimiques, cette espèce de
contrainte qui ne choisit que ce qui est utile? La matière
du corps n’explique done rien. Mais attribuer la vie à une
cause uniquement extérieure (le fluide nerveux de Haller),
c'est supposer le corps uniquement passif, ce qui est
absurde. La théorie de l’excitabilité de Brown et de Haller
suppose au contraire une cause agissant de l'extérieur et
des réactions multiples, qui changent avec les conditions
matérielles de l’action. Le système de Schelling est issu
de la doctrine de Brown, avec cette différence cependant
que Brown pensait pouvoir trouver dans le corps lui-même
la cause relativement extérieure de l’excitabilité : mais,
pour Schelling, toutes les matières corporelles sont sans
exception des organes, et c’est à une cause tout à fait
extérieure à l'organisme qu’il faut demander la raison de
leur fonctionnement.
1. P. 477-486.
2. C£. p. 450.
3. P. 495-507.
L'UNITÉ DE LA NATURE. 45
Avant de déterminer cette cause, Schelling peut mon-
trer, après les applications déjà fort importantes de la
chimie à la physiologie, que le circuit vital n’est que
l'emploi des forces déjà étudiées pour maintenir le vivant
dans un état d'équilibre instable : ceci par des sortes de
rythmes compensateurs : ainsi dans la plante, la perte de
l'oxygène par l'effet de la lumière est compensée par
l’action de l'humidité; dans l’animal, le processus d’oxyda-
tion (respiration) est compensé par l'introduction de
matière phlogistique (nutrition); la vie est une combus-
tion continuelle dont les conditions sont sans cesse renou-
velées!. C’est surtout chez Kielmeyer qu’il cite avec grande
admiration? qu'il a trouvé cette espèce de loi d'équilibre
des forces vitales, d’après laquelle tout accroissement
dans une fonction est toujours compensé par diminution
dans une autre fonction; ainsi on pourait définir chaque
être vivant par un rapport entre les fonctions d’irritabilité
et les fonctions de sensibilité, les unes croissant lorsque
les autres décroissent.
Remarquons maintenant la grande différence entre
l’être inorganique et l’être vivant : dans le premier, les
processus dépendent nécessairement de la nature même
des forces constitutives ; chez le second, il semble qu'une
puissance supérieure aux forces joue librement avec elles
et les infléchit de façon à maintenir la vie. Cette puis-
sance universellement répandue, supérieure aux forces
qui sont quelque chose de mort, agit partout où elle
trouve des conditions favorables ; la vie est comme la
réaction de la matière envers cette puissance, réaction
qui se produit seulement dans les points privilégiés où
les conditions voulues sont réalisées*.
Le but est atteint puisque Schelling pense être arrivé

1. P. 507-512.
2. P. 505. Les cours de Kielmeyer professés à Stuttgart avaient paru en
1793 sous le titre : über die Verhäülinisse der organischen Kraft.
3. P. 565-569 : Idées inspirées de la Critique du jugement et de Herder
(Idées, trad. Quinet, 1834, tome I, p. 260-261) sur les pouvoirs organiques
ayant leur origine à l'extérieur et sur le milieu universel.
n ave c elle É re et sesD c’est la tâche
qu'il accomplira devant son auditoire d'Iéna. =
DEUXIÈME PARTIE
SCHELLING A IÉNA

CHAPITRE PREMIER

SCHELLING ET LES ROMANTIQUES.

Dès l'apparition des /deen, en novembre 1797, Schelling


écrit à son père qu'il espère être appelé à [éna avant
Pâques de l’année suivante, comme suppléant de Fichtet.
Iéna était, par excellence, l’université de la philosophie
moderne; à Gôttingen, où une place est vacante, on a
juré haïne, dit-il, à toutes les doctrines nouvelles : le sénat
de Tübingen ne consentira jamais à admettre au sémi-
naire « une tête active »; le catalogue des lecons y est
d’ailleurs « le nec plus ultra de la sottise ? ». Aussi malgré
la lenteur des pourparlers avec Iéna, malgré les multiples
raisons de famille qui l’attiraient à Tübingen et les nom-
breux appuis que son père y trouvait, Schelling ne ma-
nifeste aucun enthousiasme. Dans les derniers jours de
mai 1793, il alla à Iéna soutenir lui-même sa candidature“;
et l'excellente impression qu'il fit sur Gœthe et sur

. Aus Sch. Leb., p. 209.


. Lettre du 31 mars 1798, ibid., p. 518.
. Ibid., p. 223.
ND .
HE
me
© Ibid., p. 227, note.
48 SCHELLING ET LES ROMANTIQUES.

Schiller! eut pour résultat (5 juillet 1798) un décret de


nomination comme professeur extraordinaire à Iéna que
le conseiller intime lui expédia avec une lettre fort élo-
gleuse ?.
Cette nomination eut sur la vie de Schelling une extra-
ordinaire influence, puisqu'elle lui permit de répandre
ses idées, et qu’elle fut l’occasion de ses relations avec le
cercle romantique.
Il faut lire les notes biographiques de Steffens qui ar-
riva à léna peu de temps après Schelling, dont il fut le
disciple fidèle, pour comprendre ce qu'était cette univer-
sité aux yeux de la jeunesse allemande : des philosophes
comme Fichte (qui, d’ailleurs, accusé d’athéisme, dut
abandonner son poste dès l'été de 1799 et n’eut avec
Schelling que de courtes relations personnelles), des physi-
ciens comme Ritter (1776-1810), qui poussa fortloin l’étude
du galvanisme, justifiaient cet enthousiasme. Schelling y
eut bientôt une position morale très brillante : il attirait
à ses cours des jeunes gens d'intelligence et de talent,
particulièrement de jeunes médecins qui avaient achevé
leurs études?. De 1798 à 1803, iltraita dans ses cours de
la philosophie de la nature, de la philosophie transcen-
dentale, et de la philosophie de l’art.
IL y vécut les années les plus fécondes de sa vie,
dans un milieu intellectuel extrêmement favorable, en
touré d’amis et de disciples nombreux et fort enthou-
siastes.
Ce furent d’abord les romantiques : illes rencontra à
Dresde où il fit un séjour de six semaines en allant de
Leipzig à Iéna. C'était l’époque où Frédéric Schlegel,
brouillé avec Schiller, affirmait la vie indépendante de
l’école nouvelle, en fondant un journal, l’Afhenäum. Ces

1. Lettre de Schiller à Gœthe du 10 avril 1798 (Briefwechsel, ed. Spe-


mann, II, 64).
2. Aus Sch. Leb., p. 231.
3. Was ich erlebte, Breslau, 1841, p. 65-166; p.89; sur l'influence de
Schelling, cf. p. 91.
4. K. Fischer, p. 46 sq.
He SAR En DCS Va AE SARL3
>
(2 OT 14
;

LE MILIEU ROMANTIQUE. A9

réunions se renouvelèrent à léna dans l'été de 17991. Il


y rencontrait August Wilhelm Schlegel qui avait déjà
commencé à cette époque sa traduction de Shakespeare, et
les travaux de critique littéraire qui restent son titre de
gloire. Son frère, Frédéric Schlegel, avait débuté par
une histoire de la poésie antique; ce fut, semble-t-il, par
un goût de philologue pour les démocraties antiques qu'il
fut amené vers la philosophie de Fichte dont le radica-
lisme démocratique et révolutionnaire lui plut surtout?.
Il y rencontrait Novalis alors âgé de 27 ans et qui devait
mourir deux ans après ; esprit multiple, infiniment curieux
des choses de la nature, il avait parcouru d'avance la voie
que Schelling devait suivre plus lentement, ayant com-
mencé par les connaissances positives de mathématiques
et de physique, ayant ensuite étudié Spinoza et Fichte,
pour chercher enfin un moyen « d’unir la philosophie et
la religion ». Il lisait, au moment où le connut Schelling,
les néoplatoniciens et les mystiques®. Mais ce qui caracté-
rise le mieux son romantisme, c’est l'effort pour créer une
forme d'art nouvelle où la conception moderne de la
nature se présentait sous la forme d'une mythologie.
Tieck, qui avait alors 26 ans, était, dans ce cercle où on
s'entretenait beaucoup de littérature et d’art, le seul ar-
tiste vraiment fécond, un poète et un romancier de race.
Ces réunions d'Iéna durèrent d’ailleurs fort peu de
temps. A. W. Schlegel quitte léna pour Berlin à la fin de
l’été de 1800; Tieck part à la même époque; dès la fin
de 1799, Novalis rentre dans la maison paternelle à Weïs-
senfels.
Malgré l'intimité intellectuelle entre ces jeunes hommes,

1. Cf. la biographie de Novalis par Tieck (Novalis Schriften, ed. Minor,


1, p. xv) : Dans l'été de 1799, je vis souvent Novalis, lorsque je rendis visite
à mon ami Wilhelm Schlegel à Iéna... Ce furent de beaux jours que nous
vécûmes avec Schlegel, Schelling et quelques autres amis.
2. Haym, Die romantische Schule, Berlin, 1870, p. 143-222,
3. Nov. Schriften, 1, p. xx.
4. Cf. le conte de Klingsohr, ibid., p. 179 sq. et les remarques de Spenlé,
Novalis, p. 218.
SCHELLING. 4
50 __ SCHELLING ET LES ROMANTIQUES.

Schelling fut accueilli diversement. Celui qui l’aima le


plus, Schlegel l’ainé, voulut voir danssa philosophie de
la nature une source d'inspiration nouvelle pour la poésie :
la science a jusqu'ici dépoétisé la nature, écrit Schlegel
à Schleiermacher, mais « le procès de dépoétisation a
dès longtemps assez duré, et il est bien temps que l’air, le
feu, l’eau, la terre soïent à nouveau poétisés! ». Mais
F. Schlegel n’eut jamais pour lui une bien forte sympa-
thie; Haym caractérise à merveille leurs relations en en
faisant des partisans d’une même cause, des « alliés »
plus que des amis?.
Les goûts communs de Novalis et de Schelling, leur
commune tendance à procéder de la science à l’art et à la
religion auraient dû, semble-t-il, les rapprocher. Il n’en
fut rien. Novalis reconnaît sans doute la puissante situa-
tion de Schelling dans le mouvement actuel?. Cependant
il ne s’abstient pas de lui exprimer ouvertement son dé-
plaisir sur ses Idées, et a des remarques assez cruelles à
propos de l’Ame du monde sur «ses idées si vite formées
et démodées # ». Ce qu'il lui reprochait avant tout, c'était,
un peu comme Gæthe, ce qu’il appelait l’étroitesse de ses
vues, c’est-à-dire la réduction à toute force de tous les
phénomènes à un fait considéré comme unique ou fonda-
mental?.
Il faut bien dire que le caractère de Schelling n'a jamais
excité la sympathie universelle. Il y avait en lui une rai-
deur et une lourdeur qui ont été remarquées non seule-
ment par ses ennemis, mais par des indifférents ou des

1. Lettre de juin 1800; cité par K. Fischer, p. 50; cf. Haym, p. 612.
2. Loc. cûl., p. 718.
3. « Baader, Fichte, Schelling, Ritter et Schlegel pourraient être appelés
le directoire philosophique en Allemagne. On peut attendre encore bien des
choses de ce quinquennat. Fichte préside et il est gardien de la constitution. »
Nov. Schriften, ALI, 172.
4. Cité par Spenlé, Novalis, p. 242.
5. Nov. Schr., IE, 29, sur son idée étroite de la nature et de la philoso-
phie; il n’est que chimiste : p. 222, sur son étroitesse de la conception de
la vie qu’il met tout entière dans le phénomène d'irrilabilité, dans le mus-
cle sans se préoccuper des nerfs, des veines, du sang, etc.
CARACTÈRE DE SCHELLING. 51

amis. Telle est la première impression très vive de Caroline


Schegel, lorsqu'elle le rencontra : « Il parle peu, il a un
extérieur énergique, sauvage et noble; il devrait être of-
ficier français ». « Jamais, écrit-elle un peu plus tard, on
n'a vu d'écorce plus rude; il se tient sur la défensive en
ma présence et se défie de l’ironie à la Schlegel. Comme
il manque absolument de gaîté, il ne sait pas prendre les
choses par le bon côté... Dès qu'il quitte le terrain des
conversations banales ou des communications scientifi-
ques, son esprit se raidit, et je n’ai pas encore trouvé le
moyen de le dompter. » On peut en rapprocher ce portrait
de Benjamin Constant (1804) qui est encore moins flatté :
« Enfin, j'ai vu Schelling ;je n’aimais pas ses ouvrages;
mais j'aime encore bien moins sa personne. Jamais un
homme ne m'a fait une impression aussi désagréable.
C’est un petit monsieur, le nez en l’air, l'œil fixe, âpre et
vif, le sourire amer, la voix sèche, parlant peu, écoutant
avec une attention qui ne flatte point et qui a plutôt une
analogie avec la malveillance!. » |
Il est vrai que cette roideur et cette étroitesse ne sont
peut-être chez lui que l’envers de l'esprit systématique.
C'est l'absence de cette qualité que Schelling reproche à
Novalis qui « flaire toute chose, sans rien approfondir ».
Mais ce qui l’écarta surtout, ce fut sa religiosité antinatu-
raliste; contre cette tendance il écrivit une satire en vers :
« la profession de foi de Heinz Widerprost ».
Quelle fut l'influence des romantiques sur Schelling?
Ses relations avec eux commencent entre l'apparition de
l'Esquisse et celle de l’Idéalisme trancendental. Or l’élé-
ment nouveau qu'apporte cette œuvre et qui persiste dans
toutes celles de la période de Iéna, c’est la valeur et la

1. Journal de B. Constant, p. 32. Il est vrai qu'il était fort prévenu


contre la doctrine.
Schelling n'était pas assez poète pour le cénacle. « Je suis fort content,
écrit F. Schlegel à son frère, qu'il incline à la poésie ; c'est certainement
le vrai moyen pour lui d'échapper à la rudesse et de devenir un compagnon
de la hanse. » (Cité par Haym, p.611). Cf. les médiocres tentatives poétiques
de Schelling, I, 1v, 546.
\

(b2 SCHELLING ET LES ROMANTIQUES.

signification qu'elle donne à l’art et au génie poétique,


dans l’histoire de l’univers. Ce ne fut pas seulement le
principe général, ce fut, nous le verrons, toute la critique
d'art des romantiques que Schelling voulut s’assimiler
dans son cours sur la philosophie de l’art qu'il professa
en 1800 et en 1801. Mais de plus cette éducation esthé-
tique tout à fait nouvelle pour Schelling, cette passion
pour Shakespeare, Dante, Cervantès que les romantiques
tentaient alors de faire connaitre par des études et des
traductions, ne furent certainement pas sans réaction sur
sa vision philosophique du monde. Une sorte d’impératif
esthétique lui fait concevoir l’univers comme l’objet
d’une intuition harmonique; l’unité du monde n'est pas
trouvée si l’on n’y voit se refléter sa totalité.
Un point plus délicat est l’influence que put avoir sur
sa vie cette espèce d’esthétisme dénué de moralité. On
connaît le « cynisme » des frères Schlegel, non pas le
cynisme franc et réaliste de notre époque, mais cet effort
pour ne laisser cours qu’aux sentiments « naturels »,
c'est-à-dire supprimer la contrainte morale aux dépens de
l'inspiration, de l’enthousiasme et d’une espèce de religio-
sité assez vague. Or ce dédain des préjugés, cette obéis-
sance aux lois naturelles de la passion se font voir dans
l'aventure du divorce de Caroline Schlegel et de son
mariage avec Schelling.
La célèbre Caroline n’est pas précisément une femme de
lettres; c'est une de ces «muses littéraires » dont le besoin
inné est d'encourager et de réconforter : son caractère
toujours gai, toujours heureux du moment présent,
exerce autour d'elle une action vivifiante!. En 1798, à
35 ans, elle avait de la vie une expérience singulièrement
plus étendue que le jeune Schelling. Fille de l’orienta-
liste Michaëlis, veuve de Bôhmer en 1788, elle était restée
isolée avec sa fille Augusta. En 1790, elle rencontre à
Gôttingen A. W. Schlegel qu'elle devait épouser plus tard2.
1. K. Fischer, p. 78.
2. Ibid, 77-79.
maC6 PT AR) ACER EX ECS A La €

CAROLINE. 53

Mais c'est en 1792, à Mayence, qu’elle exerce pour la


première fois ses fonctions de tutrice morale; elle se trou-
vait chez son amie Thérèse Heyne, la femme de Forster,
chef du parti français à Mayence; lorsque les troupes
françaises entrèrent à Mayence à la tête de Custine, en
octobre 1792, Thérèse abandonna son mari, et Caroline
Bühmer resta près de lui pour « exercer la fonction d’une
garde-malade morale, auprès de cet homme admirable ».
Elle n’avaitjamais « autant admiré, ni aimé, ni estimé per-
sonne ». L’estime et l'admiration devaient pourtant l’em-
porter sur l'amour, puisque, vers la même époque, elle
eût voulu épouser Tatter, le précepteur des princes hano-
vriens, et qu’elle s’éprend d'une belle passion pour un
Français dont Waitz, l'éditeur de ses lettres, a tu discrè-
tement le nom. Pourtant le gouvernement prussien prit
très au sérieux son influence politique, quand Mayence
fut repris, on la mit en prison, et elle ne fut délivrée que
le & juillet 1793.
À ce moment, tout à fait isolée, elle trouve un appui
véritable en A. W. Schlegel, alors précepteur à Amster-
dam; c’est lui qui la conduit à Leipzig et la confie à son
frère Frédéric; il l’épouse à son retour en juillet 1795.
Du côté de Caroline, qui est son aînée de quatre ans, ma-
riage d'estime et de reconnaissance, beaucoup plus que
d'affection. Après la rencontre de 1790, Caroline s'était
beaucoup moquée de lui; après son divorce, elle déclara
qu'elle ne l'avait jamais aimé. En tout cas les mérites du
critique pâlirent singulièrement, lorsque Caroline eut fait
à Dresde, en 1798, la connaissance de Schelling. Ce qui
la frappa tout d'abord, c’est précisément ce qui plaisait
le moins au milieu délicat d'Iéna, dans ce milieu où l’es-
prit critique fut toujours au fond plus apprécié que le
génie créateur : c’est sa robustesse et sa puissance créa-
trice : « un vrai granit », telle est la première impression
qu’elle écrit à son mari; et, plus tard, à Schelling Tui-

1. Ibid., 79-85.
54 SCHELLING ET LES ROMANTIQUES.

ou en le comparantà Fichte, elle dit:«Ila la nid


dans sa clarté la plus pure; mais toi, tu as aussi la cha-
leur, et la lumière peut éclairer, co la chaleur est pro-
ductrice!. » Une grande intimité intellectuelle ne tarda
pas à s'établir entre elle et lui. Au reste l'unité d’inspira-
tion du cénacle romantique n’excluait pas plusles brouilles
que les amitiés personnelles.
Cette intimité, parfaitement libre et connue de Schlegel,
eût duré et eût sans doute été resserrée par le mariage de
Schelling avec la fille de Caroline, Augusta, qui avait
16 ans en 1800; mais elle mourut le 12 juillet 1800 à la
suite d’une maladie rapide. C’est à ce moment que le ton
de Caroline qui vécut loin d'Iéna jusqu’au mois d’avril
1801 se fait plus maternel et affectueux; c’est elle, la mère,
qui console Schelling de la perte de sa fille; elle prend
tous ses intérêts, et se montre plus joyeuse de la réussite
du cours de Schelling sur l’idéalisme transcendental, que
peinée de l'échec de son mari qui professait à Berlin sur le
même sujet. Ainsi l'attrait d’un devoir de consolation à
remplir s’ajoutait à l’admiration qu’elle avait pour Schel-
ling. Les discussions d'intérêt qu’elle eut avec son mari,
firent le reste; après un voyage à Berlin, elle divorçait le
17 mai 1803 et épousait Schelling le 26 juin suivant.
Tous, ils eurent une attitude très romantique. C’est
Caroline qui, dans l'hiver de 1804, prenait soin d’avertir
son mari de l’amitié profonde qui la liait à Schelling.
C’est Schelling qui, perdant les pourparlers du divorce,
avait avec Schlegel une correspondance d’un ton fort
amical où il est aussi question de leurs intérêts littéraires
communs dans une polémique de presse, et où il est fait
allusion à son prochain mariage avec Caroline. Et, quel-
ques années plus tard, c’est sans aucune gêne que le nou-
veau ménage revit Schlegel. Ainsi la passion naturelle
indiqua à chacun sa voie ?.
On a l'habitude de faire débuter une nouvelle période
1. Lettre de janv. 1801, citée par K. Fischer, p. 108.
2, K° préher p. 144- 145.
PÉRIODE D IÉNA. 55

de l’histoire de la doctrine de Schelling à l'apparition en


1801 de la Darstellung meines Systems der Philosophie ;
alors aurait pris fin la « philosophie de la nature » et au-
rait commencé le système de l’identité. La lecture de ses
œuvres n’impose nullement cette division. Sans doute
Schelling a, pour la première fois en 1801, voulu traiter
de la totalité de la philosophie, alors qu’il ne s'était jusque-
là occupé que de ses parties; mais, en fait, il a continué
dans ce traité, comme dans les suivants jusqu’en 1804, à
s’occuper presque exclusivement de philosophie de la
nature. Lui-même a admis que la Darstellung était le
premier exposé scientifique de sa doctrine, mais nulle-
ment une doctrine nouvelle !. D'autre part il est clair que
cette division est d’origine polémique : on s’est emparé
pour caractériser Le système d’une formule qui, dans cette
œuvre, paraissait au premier plan : l'identité absolue ?.
Mais, outre que cette formule figure déjà dans l’/déalisme
transcendental, elle ne suffit pas, surtout dans le sens de
confusion universelle où la prenaient les adversaires, à
caractériser le système.
D’après les influences que nous avons décrites, il parait
plus conforme à la réalité historique de faire un tout
des œuvres d’'Iéna, celles où se manifeste, au premier
plan, le souci de l’art et de la contemplation esthétique
du monde.

1. Il admet lui-même plus tard que c’est en 1801 que la lumière lui est
venue pour la première fois en philosophie.
2. Schelling n'accepte pas cette caractéristique.
CHAPITRE II

LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

Pour la première fois, à Iéna, Schelling expose un sys-


tème de philosophie de la nature.
L'Esquisse marque un profond changement dans l
méthode et dans la doctrine. Dans la méthode : c’est à
partir de ce moment que Schelling isole complètement les
problèmes de philosophie de La nature qui concernent le
réel, des problèmes de la philosophie de l'Esprit ou,
comme il dit, de l’idéalisme transcendental?. Est-ce à
dire que l'esprit idéaliste a abandonné la philosophie de
la nature ? Nullement et même tout au contraire ; en un
sens, elle n’en a jamais été si près. Tant que, sous l’inspi-
ration de Fichte, il considérait la nature comme ensemble
des représentations du moi, ia nature ne pouvait être
un tout par elle-même; elle avait son principe non en
elle-même, mais dans le moi dont elle était un produit.
Or, de plus en plus s'impose à Schelling la vision d’une
nature qui est un univers fermé, un organisme qui ne
trouve qu’en lui-même les sources de vie et de rajeu-
nissement. C'est donc l’activité de la nature et non le

1. Ersier Entwurf eines Systems der Naturphilosophie für Vorlesun-


gen, 1799; S. W., I, mx, p. 1-268. Il faut se rappeler que, pour Schelling,
l'être organisé, synthèse de l'idéal et du réel, système clos, est, par essence,
transparent pour la raison.
2. Sur leurs rapports, cf. p. 268.
+

EFFORTS VERS UN SYSTÈME. 57

moi qui est, pour elle-même, cause de toutes ses déter-


minations!.
Mais cette vue qui doit faire de La philosophie de la
nature un système clos, ne la fait nullement échapper à
l'influence de Fichte. La nature n’est qu'un décalque du
moi de Fichte. Le moi ne peut se poser qu’en s’oppo-
sant un non-moi;de même la nature ne peut se manifester
comme activité infinie que si elle est déterminée, c'est-à-
dire arrêtée dans son expansion infiniment rapide par
une force négative. La limite de l’activité du moi est un
objet; de même la limite de l’activité de la nature est un
produit permanent?.
Mais le transport pur et simple des attributs du moi à
la nature ne va pas sans difficulté. Les procédés de la
Théorie de la science ne valent que pour l'être qui se pose
lui-mème. Elle recherche par l'analyse les conditions qui
rendent possible cette position. Mais la nature est-elle un
être qui se pose lui-même ? Si oui, la méthode de Fichte
lui est sans doute applicable ; maïs on ne voit pas comment
la distinguer du moi; car l'affirmation de soi-même par
soi-même parait être un attribut exclusif du moi. Si elle
est au contraire distincte du moi, comme le veut Schelling,
elle devient une chose, une donnée, et la méthode de cons-
truction ne lui est plus applicable.
Quoi qu’il en soit, ce changement de méthode appelle
un changement de doctrine. Si au fond la nature est
activité, elle ne peut se fixer en aucun produit, elle est
dans un perpétuel devenir. Dans l’Ame du monde, Schel-
ling réalisait les grandes forces de la nature dans des
fluides matériels dont il trouvait le modèle dans la phy-
sique d’alors. Il y renonce à partir de maintenant. La
matière est toute entière résorbée en activité : les forces
ne se réalisent en aucune matière, la matière n’est que
le phénomène de la force.
Cherchons à dégager les lignes principales de cette
tn nt1-122
2. P.113.
58 LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

Esquisse. Schelling détermine d’abord les conditions gé-


nérales de l'activité de la nature; puis il démontre que le
produit primitif de la nature est l’être organisé; enfin
c’est par l'opposition nécessaire de l’être organisé et de
l'être inerte qu'il met en lumière les propriétés de chacun
d’eux.
On sait qu'il y a dans le moi absolu de Fichte un
double mouvement, celui par lequel le non-moi détermine
le moi, c’est-à-dire pose une limite à son activité, et
celui parlequelle moi s’affirmant comme activité absolue
détermine le non-moi. Le premier mouvement déter-
mine les qualités (la qualité n'étant, dans le eriticisme
kantien, rien de positif, mais une simple limite). De la
même facon dans la philosophie de la nature : de l’a-
choppement de la nature contre l’activité qui la limite
nait la qualité; et comme l’activité de la nature est infinie
ces qualités sont infinies : c’est là le premier mouve-
ment : si vous le supposez poussé à son terme, la na-
ture se réduira à une infinité de qualités ou d’actions
originaires, sorte d’atomes dynamiques dont elle pourra
être considérée comme le produit. Mais le mouvement ne
peut être poussé à bout, et, en réalité, la nature n'est
pas plus une somme intinie d’actions que le moi n’est une
somme de sensationsf.
Ce mouvement est en effet contrebalancé par le mou-
vement inverse de la nature qui s'affirme comme acti-
vité une; cette affirmation se traduit par un effort pour
unir les actions qui tendent à se séparer, à substituer à
ces produits multiples un produit commun. Tous les pro-
duits de la nature sont les résultats d’un compromis entre
ces deux tendances fondamentales, et c’est de ce conflit
que dérive toute l’histoire de la nature : la cohésion
est la force correspondante à la première ; la chaleur
en faisant passer les corps à l’état fluide correspond à la

1. L' « atomisme dynamique », p. 20-29; sur la signification de cette


théorie, considérée comme une survivance de la période antérieure, cf.
Metzger, p. 97-98. La théorie est abandonnée, p. 244.
EFFORTS VERS UN SYSTÈME. 59

seconde; maïs il n’y a dans la nature ni cohésion par-


faite, ni fluide parfait, il n’y a qu’une infinité de com-
promis entre ces deux états!.
Le produit primitif est nécessairement un organisme.
Car la nature, étant infinie, doit affirmer son activité jus-
que dans son produit. Or le produit inorganique est inerte;
toute activité y cesse® ; le produit organique est au con-
traire à la fois activité et chose, chose pénétrée d'activité.
Le monde organique est donc le plus primitif, le plus
immédiat. Ce qui sera véritablement à expliquer ce n’est
pas comment l’inorganique exalte ses puissances pour se
tendre jusqu'à l’organique, mais comment l’organique se
fixe et se fige en inorganiqueë.
Le produit organique est caractérisé par deux traits qui,
pris ensemble, doivent marquer cette fusion intime d’ac-
tivité et de fixité. D’une part, ces produits sont en quel-
que sorte immobilisés en espèces fixes; mais dans les
limites de l’espèce, la division en sexes qui se reproduit à
chaque génération fournit des conditions d’une activité
sans fin‘; l'espèce n’est pas un produit fixe, maïs se ré-
fracte en une multiplicité sans fin d'individus.
Mais comment l’activité totale de la nature tient-elle
compte de ce point fixe et isolé5 qu'est l'individu? Com-
ment cette formidable puissance ne l’absorbe-t-elle pas?
C’est parce que l’action même de la nature (comme l’action
du moi chez Fichte) n’a d'existence que par la réaction de
l'organisme individuel qui se maintient. La nature exté-
rieure se donne l'organisme comme point d'application
de son action; elle agit comme un excitant qui éveille
sans cesse l’activité de l'organisme ; cette activité vient
d’une propriété que Schelling pense avoir déduite pour
1. P. 31-35; p. 39.
2. Cf. p. 13, n. 4 : « La productivité originaire de la nature disparaît,
d’après le point de vue habituel dans le produit. Pour nous, c’est le produit
qui doit disparaître pour la productivité. » Cf. p. 33 : « Tout ce qui est
doit être considéré comme devenu. »
Se CID: 47.
4. P. 43-61.
5. P. 69 bas.
<

60 LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.
\

la première fois, l’excitabilité!. Les transformations dans


l'excitabilité marquent les étapes de la vie individuelle,
elle va d’un maximum de réceptivité aux excitations qui
coïncide avec une activité minimum jusqu’à un minimum :
à ce moment l’activité extérieure n’a plus d'objet où
s'exercer, et la mort marque la rentrée du produit dans
le circulus universel?.
Ainsi encore ici la permanence du produit, de la chose
se résout, sous l'influence de la nature universelle, dans
la permanence de l’activité.
Le monde inorganique et le monde organique sont donc
liés nécessairement comme des activités opposées l’une à
l’autre; et par suite l'organisme limite ou détermine le
monde extérieur. Les caractères généraux du monde inor-
ganique peuvent se déduire par une simple opposition à
ceux de l'organisme: le monde inorganique sera une
simple masse, sans forme déterminée, dont les parties
sont seulement juxtaposées. Seulement cette juxtaposition
n’est pas un simple fait; elle ne peut être maintenue
que par une action qui attire les parties l’une vers l’au-
tre ©. Mais d'où vient cette action? Ce ne peut être de l’être
inorganique lui-même qui n'est que juxtaposition sans
force{.Une explication, telle que la gravitation universelle
de Newton pour rendre compte de la juxtaposition de la
matière dans chaque planète, et de celle des planètes
dans le système solaire, est donc tout à fait illusoire ; car
elle donne à la matière une propriété dont elle ne peut
rendre raison®. Il n’y à pas d'attraction universelle, mais
des attractions qualitatives : c’est ce qu'explique la courte
cosmogonie introduite dans le système. Pour la compren-
dre, il faut, croyons-nous, en faire le point de conver-

122-074 84.
2. P. 85-91 : cf. le résumé p. 90, note.
8. P. 94-95.
4. De la même facon le non-moi de Fichte n’a pas en lui-même son
principe; il n'est opposé au moi que dans et par le moi lui-même dont l’ac-
tivité dépasse les deux termes opposés.
5. P. 68-104.

+A

EFFORTS VERS UN SYSTÈME. 61

gence de trois séries d'images : d’abord une image con-


crète ;la genèse du monde est comparable à une explosion;
chaque planète est détachée par une espèce d’explosion
du centre autour duquel elle gravite avec les autres; ce
centre est ce que l’on appelle son soleil; de plus une
image empruntée à la physique dynamique : comme dans
le magnétisme, une activité unique donne naissance à
deux forces qui s’opposent, se limitent et se maintiennent
réciproquement grâce à leur origine commune; enfin
une image d'ordre logique : la genèse du monde est com-
parable à l'analyse continue d’une synthèse primitive en
facteurs opposés.
Ainsi l'attraction des parties les unes pour les autres
dans une planète (pesanteur) est due à leur opposition
réciproque dans une communauté d'origine. Il ne faut
pas expliquer les attractions qualitatives telles que lat-
traction chimique ou la polarité magnétique par l’attrac-
tion universelle, mais tout au contraire la prétendue attrac-
tion universelle est un cas particulier de l'attraction
qualitative, le cas le premier et le plus simple, celui
qui aboutit à une juxtaposition permanente. Mais cette
juxtaposition est elle-même au fond de même ordre que
celle des termes opposés dans la logique, et c’est pour-
quoi elle apparait pleinement imtelligible !.
Cette position des termes opposés explique tous les
phénomènes dynamiques. D'abord le phénomène chimi-
que : dans la pesanteur les facteurs opposés tendent à
se pénétrer, mais celte tendance s'arrête à la juxtaposi-
tion. Mais l’activité absolue qui les a posés doit s’affir-
mer comme telle en les déterminant l’un par l’autre, en
créant un produit commun : c’est là le phénomène chi-
mique dont, comme on sait, le type est la combustion,
qui a comme condition l'opposition d’une matière privi-
légiée, l'oxygène, à toutes les matières terrestres et une
activité centrale dont le phénomène est la lumière ?. A
1. P. 104-128.
2. P. 129-136.
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LD! Fr 3 À

62 LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.
EN

l'inverse du chimisme, l'électricité est précisément l’affir-


mation de ce dualisme, condition nécessaire de l'acti-
vité 1,
La nature manifeste donc en résumé son activité abso-
lue dans le produit organique, et, pour que l’organisme
soit actif, elle oppose au monde organique un monde
inorganique. Mais celui-ci n’est lui-même actif que grâce
aux oppositions qui sont établies en lui par une activité
supérieure. Û
Comme l’activité inorganique n’est entretenue que par
une série d’oppositions qui donnent lieu à tous les faits
dynamiques, l’activité organique n’est possible également
que par des oppositions. Il s'agira, après les avoir dé-
_duites, de montrer qu’elles ont même nature et même
source que celles du monde inorganique. On les déduit
comme les déterminations du moi par le non-moi dans la
théorie de Fichte.
L'action de l’inorganique sur l'organisme (excitabilité)
suppose une dualité dans l’organisme; car l'organisme
doit être d’abord affecté passivement et par là il est pur
objet; mais il doit réagir et par là il est sujet. L'objet c’est
ce qui pâtit et transmet l’action; le sujet ce qui réagit.
Mais comment le sujet agira-t-il? Car toute action suppose
une opposition, et le sujet n’est pas opposé au monde
extérieur, puisqu'il en est indépendant. C’est donc une
activité supérieure qui oppose l'organisme sujet à l'or-
ganisme objet ?.
Mais d’autre part l'organisme sujet ne peut répondre à
l'objet par une action que s’il se pose comme affecté par
lui : 11 y a donc dans le sujet organique deux régions;
celle du sujet indépendant et celle où le sujet limite son
activité par sa passivité; c’est celle de la sensibilité. Ce
n'est que dans la mesure où cette opposition persiste
qu'il y a une activité subjective ?.
1. P. 187-142.
2. P. 144-154.
3. P. 154-161.
EFFORTS VERS UN SYSTÈME. 63

Mais une opposition ne peut se maintenir que par une


activité supérieure qui en contient les facteurs ;par elle-
même, elle tend à l'équilibre: l’activité subjective tend
donc à se perdre dans l’objet; la sensation s’efface peu à
peu pour aboutir à un mouvement extérieur. L'irritabilité
ou capacité de contraction des muscles est le résultat de
cet effacement, Le retour d'un état plus hétérogène à un
était plus homogène !.
Sensibilité et irritabilité sont comme les deux pôles de
la vie. Les autres activités, la force régénératrice de l’or-
ganisme, la tendance à la reproduction, l'instinct et en
particulier l'instinct constructeur sont considérés comme
des formes de l’irritabilité; l’activité, au lieu de se dé-
penser en un mouvement, aboutit, dans tous ces cas, à un
produit permanent. Dans cette opposition fondamentale,
on reconnaîtra, sous un langage emprunté à Fichte, la
loi de Kielmeyer sur le balancement des fonctions or-
ganiques *?.
Il y a un parallélisme entre la série des actions inor-
ganiques et celles des activités organiques : la série :
force organisatrice (Bildungstrieb), irritabilité, sensibilité
correspond à la série : phénomène chimique, électricité et
magnétisme. L’assimilation dans l'organisme est en
effet un phénomène chimique; l'irritabilité à comme
l'électricité sa condition dans une opposition et un retour
à l'équilibre; enfin la cause de la sensibilité est, comme
celle du magnétisme, productrice d’une dualité dans un
état primitivement homogène *,
Ce parallélisme prouve que c'est une force unique qui
agit dans les deux mondes. Le but du présent traité est
atteint, puisqu'il était de démontrer que toutes ces ac-

1. P.161 sq. Les rapports qu'il admet entre le galvanisme et l'irritabilité


(160-171) dépendent des expériences de Ritter qui voit dans le galvanisme
l'indice révélateur de toute activité organique et considère chaque partie du
corps comme un système de chaînes innombrables et infiniment pelites
(1797-1798). Spenlé, Novalis, p. 201-206.
2. P. 172-194.
3.. P. 207-220.
D SO NME a PO ST NE DOMEN BERRET PET eSRNRC NEO
7

OX LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

tions dérivent d’une opposition fondamentale qui se di-


versifie à l'infini, d’une évolution, c’est-à-dire d’un pas-
sage de l’homogène à l’hétérogène !.
Ce traité est certainement un des plus mal composés,
des plus obscurs de Schelling ?. 11 annonce à plusieurs
reprises un plan et une méthode. Le procédé serait l’in-
verse de celui de la théorie de la Science ; la nature est
considérée dans toute sa multiplicité et son hétérogé-
néité, et il s’agit par analyse de retrouver dans cette
activité multiple les résultats d’une même opposition fon-
damentale. On pouvait concevoir la méthode inverse qui
consiste, comme celle de Fichte, à partir de l’opposition
du sujet et de l’objet, ou comme dit Schelling, de la pro-
ductivité et du produit pour construire toutes les détermi-
nations de la nature : c’est en effet le développement que
Schelling a exécuté en quelques pages dans l’Introduction
à l’'Esquisse parue après l'ouvrage *.
Mais l’Introduction contient en outre déjà une idée
fondamentale nouvelle qui fut développée l’année sui-
vante dans l’opuscule intitulé : Déduction universelle #.
C’est elle qui dégage définitivement l’objet de la philo-
sophie de lanature de celui de l’idéalisme transcendental.
En eflet, après l'Esquisse une question restait obscure :
l'Esquisse déduisait bien la série des forces qui agissent
dans la matière, mais elle ne construit pas la matière
elle-même. En remontant jusqu'aux /dées on trouvait
bien une construction de la matière, inspirée d'une in-
terprétation fichtéenne de la dynamique de Kant; mais
cette interprétation n’était plus acceptable au point de vue
actuel, puisqu'elle détruisait le caractère absolu de la
120P.2258;
2. Of. p. 93; il n’est pas fait pour le grand public; c’est un guide pour les
auditeurs.
3. Sur cette opposition, cf. Finleitung zu dem Entwurf eines Systems
der Naturphilosophie oder über den Begriff der spekulativen Physik-
und die innere Organisation eines Systems dieser Wissenschaft, 1799,
I, ut, p. 270-326; cf. p. 297.
4. Allgemeïine Deduktion des dynamischen Processes oder der Kale-
gorien der Physik, 1800, I, 1v, p. 3-78.
Vo a Do de D EU e
‘ l ï i
LA DYNAMIQUE. 65

nature en déduisant la matière d’une activité du moi,


c'est-à-dire d’une activité étrangère à la nature !.
Quelle pouvait être maintenant la relation entre la
matière ou la masse et les forces universelles, magné-
tisme, électricité, chimisme? Les considérer comme en-
trant du dehors dans la masse eût été revenir, par delà
la dynamique kantienne, jusqu’à ce que Schelling con-
sidère comme la grande erreur de Newton. Il continue
au contraire à s'inspirer de l’idée que le produit matériel
dérive d’un équilibre de forces opposées.
Seulement son but est maintenant de montrer que les
forces en question sont précisément Les forces constitutives
de la matière. — Mais, dira-t-on, n’éprouve-t-on pas par
expérience que ces forces impliquent, comme point d’ap-
plication, une matière déjà constituée? — C'est que ces
forces, telles que nous en avons l’expérience, ne sont pas
les forces primitives de la nature, mais seulement leurs
images sensibles; elles reproduisent, dans le produit
matériel?, les actions créatrices de ce produit même; mais
il faut les penser d’abord sans ce substrat ;« quiconque
ne peut penser d'activité ni d'opposition sans substrat, ne
peut philosopher; car toute philosophie va d’abord à la
déduction d’un substrat 3 ».
En somme toute l’entreprise consiste à faire ce qu’il
avait annoncé, mais ce qu’il n’avait pu exécuter dans
les Idées, à rattacher les forces qualitativement différen-
tes à l'opposition kantienne des deux forces attractive
et répulsive, en y ajoutant seulement l'idée tirée de la
Théorie de la science que toute opposition suppose une
activité absolue qui force les opposés à s’équilibrer dans
un produit commun #. S'il en est ainsi, il n’est pas vrai
de dire avec Kant que les deux forces opposées donnent

1. Cf. Entw., p. 99, n. 1 : cette déduction se retrouve dans l’Idéal. trans-


cend., p. 440.
2SPELAI
: Eïnleilung,p. 41, n. 1.
. Sur l'insuffisance de la dynamique kantienne, Allg. Dedukt., p. 25-29.
SCHELLING. 9
66 LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

immédiatement naissance à une masse qui remplit l’es-


pace; elle ne se construit que grâce à des forces syn-
thétiques qui limitent les deux opposés l’un par l’autre.
Ces forces synthétiques sont le magnétisme, l'électricité
et le chimisme.
D'abord le magnétisme : si vous supposez la force
expansive agissant à partir d’un point dans toutes les di-
rections, vous devez supposer que, de toutes les direc-
tions, donc d’un point quelconque de l’espace que vous
joignez par une droite avec le point d’origine, la force
répulsive réagit de l’extérieur contre ce point. Si vous
considérez la droite en question, vous trouverez qu'au
point d’origine la force expansive ou positive est à son
maximum; donc elle décroit graduellement, à partir de ce
point, sous l'influence de la force répulsive, nous arri-
vons à un point d'indifférence où les deux forces se font
équilibre; au delà, la force expansive diminuant, la force
répulsive croît toujours. Or la ligne ainsi décrite a tous
les caractères d’un aimant, et La force qui retient unis les
deux pôles n’est autre que le magnétisme. Le magnétisme
construit donc dans la nature la longueur ou première
dimension de la matière!. (Recherches de Brugmann et
Coulomb sur l’action en longueur du magnétisme?).
Seulement les deux forces primitives ne peuvent pas
se retenir l’une l’autre à l'infini ; il y aura de chaque côté
du point d’indifférence, deux points de la ligne où la
force synthétique (magnétisme) cessera d’agir; or dans
cette ligne, c’est seulement sous l’action de la force ma-
gnétique que chacune des deux forces était déterminée à
agir dans une direction unique; sitôt libérées de cette
action, chacune d’elles se met à agir dans toutes les di-
rections : mais faisant rayonner en quelque sorte leurs
lignes d’action, de façon à ce qu'elles fassent avec la
direction primitive tous les angles possibles, elles en-
gendreront la surface.
1-#P207-12.
DEA EE A
EP
: LA DYNAMIQUE . ; 67

La synthèse de deux forces opposées, respectivement


isolées sur deux surfaces au lieu d’être unies sur une
ligne unique, constitue ce que l’on appelle l'électricité.
(Recherches de Coulomb sur l'extension superficielle de
l'électricité ‘).
Dans le magnétisme, l’union des deux forces opposées
donnait un produit nul. Dans l'électricité ces deux forces
s’isolent à nouveau. IL reste (ce qui est nécessaire si les
opposés doivent être unis, ce qui est la loi fondamentale)
qu'elles s'unissent, mais en restant séparées dans leur
union. Ceci est logiquement possible si vous imaginez
qu’en chaque point l'effet de la force répulsive est non pas
anéanti comme dans le point d’indifférence de l’aimant,
mais seulement limité par l'effet d’une force attractive
agissant à distance : par là la force répulsive est limitée
dans son expansion, c'est-à-dire qu’elle remplit une por-
tion d’espace; on obtient ainsi le continu de points ma-
tériels, la matière impénétrable en chacun de ces points.
Seulement on demandera comment la force attractive
peut être en quelque sorte maintenue à la distance vou-
lue, dans la proportion voulue pour ne jamais anéantir
entièrement son opposé, comment peut être maintenu
le dédoublement qui est la condition de la force qui
unit.
La solution, c'est que la persistance du dédoublement
qui est la condition du produit est entièrement solidaire
de l'influence de tous les autres produits, et que l’on ne
peut imaginer la formation d’un produit unique, mais
seulement une totalité de produits. Si vous imaginez
en effet la quantité de force répulsive restant la même,
le degré du plein variera suivant la quantité de force
attractive qui est pour ainsi dire affectée à la limiter.
Il s’agit en somme d’expliquer et d'interpréter par les
données de la dynamique le rapport autrefois constaté
par Newton entre l'existence des masses impénétrables

1. P, 37 bas.
68 | LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

et l'attraction mutuelle proportionnelle à ces masses. Le


procédé de Schelling consiste à renverser la formule de
_ Newton en disant : elles ne s’attirent pas parce qu’elles
sont des masses; mais elles sont des masses parce qu’el-
les s’attirent ! : la quantité de force attractive qu'utilise
la force synthétique ou constructive pour un produit
donné vient toujours de l'influence extérieure d’un autre
produit déjà constitué; la'terre par exemple se constitue
dans la sphère d'attraction du soleil. Mais il en est de
même pour chaque produit; le soleil n’a pu se constituer
que dans la sphère d'attraction d’un autre centre.
Les produits sont donc solidaires les uns les autres, et
se maintiennent les uns les autres dans l’existence.
Ce n’est pas, bien entendu, la force attractive du soleil
qui crée la masse terrestre ; la force attractive est simple;
la masse est créée au contraire par une force composée,
synthétique, la pesanteur, qui recueille en quelque sorte
au passage la force attractive pour l’unir à la force ré-
pulsive.
Telle est la construction dynamique de la matière : « la
matière à pour la vraie physique aussi peu de réalité en
soi que pour la philosophie : elle est seulement le sym-
bole sensible de deux forces : elle n’est même que le
moyen d’un rapport déterminé de ces forces ».
Quel est maintenant le rapport précis des forces pri-
mitives, ainsi généralisées en « catégories de la physi-
que », avec les forces de même nom que nous voyons
agir dans la réalité? Ici intervient une idée qui jouera un
grand rôle, celle de puissance ;pourquoi le procès dyna-
mique qui à abouti au produit ne cesse-t-il pas? C’est
que les produits des forces primitives ont entre eux des
relations tout à fait analogues à celles de leurs facteurs;
puisque chaque corps à des propriétés spécifiques diffé-
rentes, les produits peuvent s'opposer tout autant que
leurs facteurs, et cette opposition appelle l’action des

1. P. 32.
LA DYNAMIQUE. 69

mêmes forces synthétiques que nous avons vu construire


la matière. C'est la nature agissant à la seconde puis-
sance, c’est-à-dire opérant sur les produits comme elle
opérait sur les facteurs. En particulier au troisième mo-
ment du processus dynamique, à la pesanteur, correspond,
à la seconde puissance, la réaction chimique qui consiste
à construire un produit commun non plus avec deux
facteurs, mais avec deux produits opposés !.
Enfin Schelling pense résoudre une question qui, jus-
qu'ici, lui avait paru insoluble, celle de la construction
des qualités, les qualités n'étant dans la matière que le
résultat de l’action des forces primitives ; la cohésion, cou-
leurs et autres qualités sensibles, les états solide et fluide
dépendent respectivement du magnétisme, de l'électricité
et de la force chimique ?.
Ainsi la philosophie de la nature s’affirme de plus en
plus indépendante; cette direction atteint son sommet
dans cette construction de la matière et de ses qualités.
Ce qui frappa en effet particulièrement les contempo-
rains, et ce qu'ils admirèrent le plus, ce fut l’unité de
cette philosophie de la nature. La question qui préoccupe
l'historien, les rapports de cette philosophie naturelle
avec la philosophie générale, disparaissait, pour les ad-
mirateurs de Schelling, devant le caractère intrinsèque-
ment complet de sa doctrine de la nature. « Pour la
première fois, l’ensemble de la physique y fut considéré
d’un seul regard, et surtout cette science y fut délivrée
de cette erreur héréditaire : l'organisme ne se laisse ni
dominer ni expliquer par les lois propres immanentes
de la théorie de la nature 5. » Et le sentiment général
était celui qu’exprimait poétiquement Platen s'adressant
à Schelling :
Wenn wir zerstückelt nur die Welt empfangen,
Siehst du sie ganz, wie von der Berge Spitzte;

1. P. 40-50.
2 Pr 01.
3: Jugement anonyme, Aus Sch. Leb., I, 156.
“a par ces flatteries St que par Done bien
1 distinote et isolée de celle de Fichte qu’eut sa os

: 1. « Le monde que nous percevions par fragments, tu le vis tout entier


comme du spramol d ‘une montagne ; ce qui pour nous Fe grâce à

:
CHAPITRE II

L'IDÉALISME TRANSCENDENTAL !.

IL est important de connaitre d’une façon précise l’im-


portance qu'ont pu avoir sur le développement ultérieur
de Schelling, ses réflexions sur cette philosophie de l’es-
prit, cette histoire de la conscience qu’il appelle l’idéa-
lisme transcendental.
Cet ouvrage n’est nullement nouveau par sa méthode;
il ne fait, en considérant toutes les parties de la philoso-
phie dans leur continuité comme une histoire de la cons-
cience, que continuer les recherches de la Théorie de la
Science?. Il n’est pas non plus exigé par la philosophie
de la nature qui trouve en elle-même tous ses principes
d'explications et n’a pas besoin de complément.
Il est vrai que, sur le premier point, Schelling est assez
près de considérer la Théorie de la Science comme une
manière de logique générale indiquant la méthode com-
mune aux deux branches de la philosophie; et l’on a vu
comment la philosophie de la nature montrait par le fait
que la méthode constructrice pouvait se concevoir indépen-
damment du développement du moi. Dès lors l’Idéalisme
transcendental différerait de la Théorie de la Science, en
ce qu'il est l’Idéalisme exposé non dans ses principes,
mais dans toutes ses applications possibles.
1. System des transcendentalen Idealismus, avril 1800, I, u1, 329-634.
2 UP 931
3. P,. 377-378.
4. P. 330.
rio L'IDÉALISME TRANSCENDENTAL.

Sur le second point, si les besoins spéculatifs de l'homme


sont entièrement satisfaits par la philosophie de la nature,
il n’en est pas de même de ses besoins pratiques; il lui
faut une philosophie de la conscience et de l’action, et
Schelling, encore à cette époque dans la tradition kan-
tienne, croit à l'indépendance du problème pratique rela-
tivement au problème théorique.
Ce serait donc, à l’en croire, le besoïn d’éprouver l’idéa-
lisme dans ses applications, puis la nécessité de traiter la
philosophie dans toute son ampleur qui l'aurait amené à
ce problème.
Mais, malgré les affirmations répétées de loyalisme
envers Fichte, ce qu’il y a de plus intéressant dans ce
traité ce sont les points par où il s’en écarte. Ces points
ne concernent pas la méthode ni la marche générale de la
pensée : et Schelling parait d'accord avec Fichte pour
faire de la philosophie la réflexion du moi dans l’intui-
tion intellectuelle. Toutes les démarches du moi (dont
la philosophie transcendentale est l’histoire et la repro-
duction consciente) dérivent de la tendance du moi à
l'intuition complète de lui-même, à la conscience de
soi. Or, d’une part, une intuition n’est possible que par
l'opposition du sujet et de l’objet; donc si le moi veut
avoir une intuition, il doit se limiter lui-même; d’autre
part, le moi cherche à avoir l'intuition de lui-même comme
sujet. Ce sont là deux activités incompatibles : une activité
centrifuge, réelle, objective, celle qui pose des objets, et
une activité centripète, idéale et subjective. C’est la syn-
thèse de ces deux activités, leur limitation l’une par l’autre
qui est le fondement de la conscience et de toutes ses
déterminations?.
Aussi il est inutile de décrire dans le détail comment
le moi, qui se perd d’abord entièrement dans l’activité
productrice des objets #, se retrouve comme intelligence
1. P. 350.
2. Sur cette synthèse, p. 383-394; surtout résumé de la p. 394.
3. P. 399-450.
*% 7 he À ï
PLEA Ne PEN d re Poe "re,

L'HISTOIRE DE LA CONSCIENCE. 73

en opposant en lui à l’activité réelle et inconsciente l’acti-


vité purement idéale de la réflexion !.
Mais la grande différence porte sur l’esprit même et la
direction de la pensée. La Théorie de la Science se ter-
mine par la philosophie pratique, et l’Idéalisme transcen-
dental par une philosophie de l’art. C’est que, d'abord,
la philosophie pratique n'a pas le même sens chez les
deux philosophes ; elle est avant tout, dans Schelling, une
philosophie de l’histoire? : l’action est pour Schelling
moins la détermination de l’objet par le sujet que la
détermination du sujet par lui-même; dans la philoso-
phie théorique, le moi prend conscience de lui-même en
tant qu’activité objective; dans la philosophie pratique,
il prend conscience de lui-même en tant qu’activité idéale
et libre. Dans la première, cette conscience se réfracte
dans l’ensemble des produits qui forment le monde exté-
rieur et les conditions intelligibles de ce monde; dans
la seconde, elle n’apparaît aussi que dans la série des ac-
tions de l’humanité qui forment l’histoire.
Mais, s’ilen est ainsi, l’action ne résout pas du tout,
pas même par un progrès à l'infini, le conflit qu'il y a
entre l’activité réelle et l’activité idéale : tout s’y passe,
en quelque sorte, dans l'idéal. La cause de cette diver-
gence est fort profonde; Fichte entre, pour ainsi dire, en
sympathie avec l’action réelle, avec l'effort moral qui im-
plique une victoire sur une résistance extérieure. Schel-
1. P. 454-456. Il ya pourtant, suivantla remarque pénétrante de Hartmann,
Schelling, p. 102, une grave différence avec Fichte; chez Fichte, c’est
l'activité infinie qui est subjective et l'activité limitante qui est objective;
chez Schelling, c’est l'inverse; l'activité limitante assimilée à l’intuition est
subjective ; et l’activité infinie, objective, est une réalité en un tout autre
sens qu’au sens idéal que lui dounait Fichte. Cf. en effet, Aus Schell. Leb.,
I, p. 170 : La vraie formule n’est pas Ich bin, mais Ich ist, la conscience hu-
maine est non le point de départ, mais le stade dernier de développement.
Braun (p. 118 citant Idéal. transc., p. 595) montre bien l'importance du
moi inconscient.
2. Cf. surtout p. 589. Ces deux termes opposés, c’est la théorie et l'his-
toire : p. 590 : « L'histoire est à la philosophie pratique ce que la nature est
à la philosophie théorique », c'est-à-dire deux réalités totales exprimant
chacune à leur façon l’activité infinie du moi.
3. Le Selbstbestimmen, p. 532.
74 | L'IDÉALISME TRANSCENDENTAL. ;

ling, le spéculatif, considère l’action comme un spec-


tacle : ce qu'il en tire, ce ne sont pas ses résultats réels ou
objectifs, les modifications permanentes et durables qu’elle
peut produire dans le monde extérieur (d’ailleurs ce
monde extérieur est, pour ainsi dire, définitivement clos
par la philosophie de la nature), c’est l'augmentation de
connaissance de soi-même qu'elle peut donner au moi;
or le moi connaît et déroule dans l’histoire toutes ses
capacités idéales!. De là les oscillations de ses vues sur la
liberté?; il la cherche en vain parce que son attitude
reste seulement spéculative. Est-elle l’action venant de
l'individu comme tel? Mais l'individu est nécessairement
solidaire des autres et sa liberté est limitée et déterminée
par celle des autres. N’est-elle, au contraire, qu’un attribut
de l'intuition de la conscience par elle-même?Elle est alors
identique avec la nécessité puisque le développement de
cette intuition se fait suivant une nécessité interne. Vou-
drait-on en faire le libre arbitre (Willkür), le choix entre
les deux opposés, la loi morale et la tendance naturelle? Il
y a là quelque chose de purement illusoire ; en effet, on saït
que le but de l’histoire, donc le résultat des actions humai-
nes, doit être réalisé nécessairement, comme une condi-
tion de la production de la conscience de soi; l'arbitraire
de la volonté, même s’il existe, ne joue donc pas de rôle.
Dès maintenant se dégage fort bien un trait important de
la philosophie iniellectuelle et morale de Schelling; il ne
croit pas à l'efficacité pratique de l'idéal; pas plus qu'il
n’admet le mécanisme dans la nature, il ne croit à une
sorte de communication directe entre l'idéal et le réel, et
à une transformation progressive du réel?.
Dans la philosophie pratique l’activité idéale reste en
elle-même irrémédiablement opposée à l’activité réelle.

1. P. 597 : « ce qu’il y a d'objectif dans l’histoire, c’est une intuition.


intuition de toute l'espèce »; p. 599 : « L'unité de l'objectif pour toutes les
intelligences s'explique par une prédétermination de l’histoire toute entière
pour l'intuition par une synthèse absolue. »
2. Cf. Braun, Schellings geistige Wandlungen, Leipzig, 1907, p. 18 sq.
3. P. 592-3 sur l'insuffisance de l'effort moral individuel.
L'ŒUVRE D'ART ET LE GÉNIE. 75
Elle ne peut donc se concevoir elle-même que par abs-
traction, par opposition ou réflexion. L'agent moral
reste isolé dans une nature étrangère à lui'. Le philoso-
phe sait, lui, que l’activité qui produitla représentation de
la nature et l’activité morale sont identiques ;mais il doit
chercher, c’est là son problème, à quelles conditions le-
moi ainsi démembré prendra conscience de sa propre
identité. Il ne s’agit pas cependant d’une conscience im-
médiate et directe de cette activité absolue et identique,
qui est en elle-même, à cause de sa simplicité (la cons-
cience impliquant toujours une opposition), l'éternel in-
conscient, caché par l’éclat même de sa lumière? : la
condition de la conscience de cette unité est seulement
que ces deux activités, séparées dans la nature et dans
l’histoire, se combinent dans un produit commun. A la
réflexion qui les a isolées doit succéder l'intuition qui les
unit, elle les unit, disons-nous, parce que dans la contem-
plation intuitive le sujet se perd dans l’objet, et l’objet
n’est posé que par cet acte même de contemplation.
Or cette harmonie du sujet et de l'objet doit apparaître
autant dans l’objet, dans la nature, que dans le sujet,
dans la conscience. Dans l’objet, elle apparaît sous la
forme d’un produit organique, et dans la conscience sous
forme d'œuvre d'art.
Le produit organique est l’union parfaite de la liberté
et de la nécessité, non pas comme on pourrait le croire
une exception au mécanisme par une finalité intelligente
qui s’y serait introduite de l'extérieur, non plus un simple
produit mécanique, mais une pénétration réciproque de
mécanisme et de finalité®.
La nature présente donc dans l'organisme tous les
caractères de l'intelligence; réciproquement l'intelligence

1. Aussi est-il arrivé pour expliquer l'accord à admettre une harmonie


préalable : cf. p. 601 sur le concept de la religion et de la providence;
p. 615.
2. P. 600.
3. P. 607-611.
76 L "IDÉALISME TRANSCENDENTAL.

présente dans l’œuvre d’art tous les caractères de É na-


ture. L'œuvre d’art est produite à la fois consciemment et
inconsciemment. Elle est d'abord consciente; le moi est
conscient de l'acte par lequel il la produit, mais elle
s'achève dans un produit inconscient. Mais comment sujet
et objet peuvent-ils s'unir pour le moi? Ou bien il y a
conscience de cette identité, mais la conscience suppose
la séparation en sujet et objet; ou bien il n’y à pas de
telle séparation, il y a identité; mais alors il n’y en a
plus conscience. Dans les deux cas le problème n’est pas
résolu.
L'œuvre d’art résout ce problème ; les forces libres et
spirituelles qui produisent la moralité y collaborent avec
les forces naturelles et inconscientes; l’activité de l'artiste,
sa conception de l’œuvre sont d’abord pleinement cons-
cientes; mais cette conception ne se traduit pas en œuvre
d'art jusqu’à ce que l'artiste sente, dans une espèce de
poussée intérieure, des forces inconscientes, imperson-
nelles, venues il ne sait d’où, qui sont pour lui une fata-
lité ou un don gracieux, s'unir à ses forces conscientes et
s'achever comme d’elles-mêmes dans l'œuvre d’art. C’est
le sentiment pénible d’une contradiction entre notre être
conscient isolé de la nature et les forces naturelles qui
nous sont étrangères, c’est ce sentiment qui produit la
tendance à l’art; Le moi veut produire comme la nature et
pourtant rester le moi. L'œuvre d’art qui concilie les deux
forces en montre l'identité et donne par suite un senti-
ment de bonheur parfait, desatisfaction entière qui arrête
le désir de toute autre production. Le génie, à la différence
du talent, consiste dans cette parfaite union des forces
conscientes et inconscientes?.
On voit assez que cette conclusion est fondée surtout
1. P. 613-614.
2. P. 616-619; p. 624. D'après K. Hoffmann, p. 31, Schelling ne fait que
développer une théorie de la génialité, latente chez Kant. Pour celui-ci déjà
« Schône Kunst ist Kunst des Genies ». Le génie est le médiateur nécessaire
qui transfère chez le spectateur l’état d'âme esthétique qui chez lui est na-
turel.
LR

L'ŒUVRE D'ART ET LE GÉNIE. m7

sur la psychologie romantique du génie : il faut la dis-


tinguer avec soin d’une autre psychologie de l’art où l'in-
conscient joue également un rôle mais qui n’est pas le
même !. Déjà Schiller reprochait à Schelling de n’avoir
pas été fidèle à l'expérience en déclarant que la produc-
tion artistique commençait par l’activité consciente pour
finir par l’inconsciente?. La psychologie contemporaine
donne pleinement raison à Schiller; c’est dans ses ori-
gines, beaucoup plus que dans son achèvement, que l’art
est inconscient. L'activité esthétique vient de l’inconscient
pour affleurer à la conscience.
Cette remarque nous sert à la fois à préciser la doctrine
et à montrer son écart décisif par rapport à Fichte.
L’idéalisme transcendental a le résultat inverse de celui de
la Théorie de la Science : celui de désubjectiver le moi;
il en fait un pur sujet de contemplation sans désir, sans
tendances, sans retour sur lui-même. D'ailleurs ce qui au
début de l'ouvrage s'appelait moi ne s'appelle plus à la
fin qu'identité absolue’. Tout ce qui fait que le moi s’af-
firme s'oppose à la nature, l'effort moral par exemple, est
sans doute une limite, mais est aussi le point de départ
d'un progrès; or Schelling le considère uniquement
à titre de limite. Cette limite ne peut être dépassée
que par une direction tout opposée du moi, la direction
suivant laquelle il se donne à la nature et à l'objet, et s’y
perd comme elle se perd en lui. Par conséquent l’art ne
sera nullement considéré comme une victoire de la cons-
cience, une exaltation des forces spirituelles sur les forces
naturelles, mais au contraire comme un retour à la nature,
un retour à l'harmonie universelle dont l’action morale
avait un moment forcé le moi à sortiri.
1. Nous songeons surtout à la psychologie expérimentale de l'Imagination
créatrice, chez Ribot.
2. Lettre à Gwæthe.
2. P. 600. Sur cette oscillation dans la conception du moi, le moi trans-
cendental et le moi ontologique, cf. Metzger, p. 103-105.
4. Braun voit avec raison dans l'intuition esthétique des choses, le tout or-
ganique, le monde achevé comme une œuvre d'art, le caractère prépondérant
de cette phase du système.
78 L'IDÉALISME TRANSCENDENTAL. ;

Plus tard'!, Schelling venant à juger la place de l’Idéa-


lisme transcendental dans l’ensemble de sa doctrine, le
considérera comme la première œuvre où il se soit placé
au point de vue historique, où il a fait vraiment une his-
toire de la conscience. Fichte a posé le non-moi comme
condition du moi; mais finalement il ne l’a pas expliqué,
et il en est resté au dualisme; la représentation reste im-
posée au moi; et Fichte ne sait fournir des objets du
monde extérieur d’autres explications que des explications
finalistes. Schelling pense, au contraire, que le non-moti
avec toutes ses formes s’explique comme des conséquences
du processus du moi quise pose lui-même, par conséquent
d’un processus pleinement indépendant et inconditionnel.
Et c’est en effet cette idée de l’Absolu supérieur à toute
opposition, inconditionné, qu'il va développer dans sa
nouvelle exposition de la philosophie.

1. Dans un manuscrit de l’époque d’Erlangen cité Aus Schellings Leb., I,


160-164, et S. W., I, x, 91, note.
COR EN Det ET EE TMUE ONMR RS CU Mer DU PA
ve, mr For
44 # RUES

CHAPITRE IV

LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

Selon Fichte, tout savoir est lié à l’acte de position du


moi, et ne fait que développer Les conditions de cet acte.
En admettant dans son nouveau système de la nature un
savoir indépendant de cette position, Schelling dépassait
les limites de l’idéalisme critique. Ce fut à cette époque
qu’il arriva à l’idée claire d’un savoir absolu, vraiment
inconditionné, indépendant même de la subjectivité du
moi; ce savoir est la Raison! dont la théorie est le fon-
dement de sa nouvelle Exposition de la philosophie.
Mais la genèse de cette conception se rattache de près
aux discussions publiques ou privées qu'il eut, à cette
époque, avec Eschenmayer et Fichte.

$ I. — Schelling et Fichte : la correspondance ?,

On était en droit, pour contester la séparation de la


philosophie de la nature et de l’idéalisme, de dire à Schel-
ling : votre « naturalisme » est une dépendance de l’idéa-
lisme de Fichte. Ou bien vous faites de la nature un être
en soi, absolument opposé à l'esprit; ou bien vous en

1. I, 1V, p. 114.
2. Fichte's und Schelling'sphilosophischer Briefwechsel (l'éditeur aver-
tit, p. 1v, qu'il a expurgé les lettres en raccourcissant ce qui avait trait aux
relations personnelles).
pl Re ; ?

80 £ LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ..

faites, comme l’idéalisme de Fichte, un produit du moi


dans son effort pour atteindre la conscience de lui-même.
Vous repoussez le premier terme de l’alternative; il vous
faut accepter le second.
— Nullement, répond Schelling; car ce serait admettre
que la nature est simplement objet ou produit pour le
moi, qu’elle est un dehors sans dedans, un produit sans
force productrice. Or le produit n’est jamais qu’un
équilibre entre deux actions productrices ; la nature est
donc activité; elle est sujet, ou plutôt elle estsujet-objet*.
— Mais n'est-ce pas là, répond-on, le point de vue
transcendental lui-même? Le sujet que vous réintégrez
dans la nature, n'est-ce pas le moi, ou plutôt l’activité
idéale du moi, de telle sorte que la nature est bien au
point de rencontre, au point de conflit de l’activité idéale
et réelle?
— Il faut, pour parler ainsi, ignorer tout de l’idéa-
lisme transcendental : le sujet-objet n’est pas le moi. Son
résultat a été de montrer que toute l’activité résultant
du conflit du sujet et de l’objet (intuition intellectuelle)
est inconsciente. Ia conscience ne naît que du moment où
à cette activité intuitive s'oppose une activité purement
idéale, où le moi ne s’épuise plus à déterminer l’objet,
mais se détermine lui-même. Le sujet-objet ne peut pas,
ne doit pas s'appeler le moi. Il est la nature elle-même.
— Cependant ce conflit entre le sujet et l’objet d’où
résulte la nature n’a-t-il pas lieu dans le moi, et pour le
moi ?
— Assurément, mais le fait de devenir conscient,
d'exister pour le moi (ce qui constitue la philosophie
elle-même) est un caractère accidentel du conflit lui-
même.

1. Article Ueber den wahren Begriff der Naturphilosophie und die rich-
tige Art ihre Probleme aufzulüsen, 1801, qui est une réponse aux objec-
tions d'Eschenmayer ; I, 1v, 81-103.
2, P. 86-87.
3. P. 86-88.
DISCUSSIONS AVEC FICHTE. 81

— Mais alors vous refusez d'admettre non plus seule-


ment l’idéalisme transcendental, mais la Théorie de la
Science, dont un principe essentiel est que l’on ne doit
postuler que le moi et que ce qui est pour le moi : vous
êtes dogmatique.
— Nullement, je ne fais pas de postulat différent en
nature de celui de la Théorie de la science : je postule
moins qu’elle : si dans l'intuition intellectuelle du moi
d'où elle part, je fais abstraction de l’activité idéale et
subjective, abstraction légitime, je fais alors sortir le
sujet-objet de la synthèse où il était emprisonné et je
l’obtiens comme nature.
— Nature! mais c’est le moi lui-même.
— Nous verrons bien! résolvez le conflit posé par les
termes; le résultat vous montrera qu'il s’agit bien de la
nature.
—- Mais comment rattachez-vous le moi conscient à la
nature?
— Par la théorie des puissances. La puissance, c'est la
combinaison du sujet-objet avec l’activité idéale : c’est La
réintroduction de cet élément.
Le reproche de Fichte sur l’indépendance de la philo-
sophie de la nature est analogue à celui d'Eschenmayer :
Selon vous, dit-il, la nature emploie, dans ses construc-
tions, les mêmes procédés dialectiques d'opposition et
de synthèse que, d’après la Théorie de la Science, le moi
utilise dans ses constructions : maintenant j’affirme que
ces constructions ne peuvent avoir de signification que
si elles existent dans le moi et pour le moi; en réalisant,
sous le nom de nature, une fraction du moi, celle qui
construit le monde objectif, vous avez transformé le moi
en chose en soi, alors qu’il ne doit être que pour soi;
vous avez pratiqué une scission déplorable entre le moi
et la nature qui doit, à moins de retourner au dogma-
tisme, n’exister que dans son rapport au moi, comme cons-

1. P. 87-88.
SCHELLING. ‘ 6
82 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.
truction du moi. L'opposition du moi et de la naturese
ramène à l'opposition de deux activités : J’activité réelle
et l’activité idéalef.
= — C’est à la solution de cette objection que répond la
philosophie de l'identité.
Le criticisme montre que toute connaissance implique
une détermination de l’objet par le sujet; l’idéalisme de
Fichte va plus loin en admettant à la base du savoir
l’axiome que le moi est absolument identique au moi.
_ On sait comment cet axiome, qui n’est autre chose que
le savoir inconditionné ou la connaissance absolue, sert,
chez Fichte, à résoudre toutes les oppositions qui se pré-
sentent entre le sujet et l’objet, quitte à en laisser renaître
indéfiniment de nouvelles. Mais à la limite le moi sera
identique à la totalité. — Or Schelling pense avoirle droit
de prendre l’axiome idéaliste en lui-même, indépendam-
ment des problèmes qu’il peut avoir à résoudre dans le
sujet fini; l'identité du sujet avec lui-même est antérieure
au moi fini, et on peut faire abstraction de ce moi qui la
réfléchit toujours imparfaitement pour en avoir une in-
tuition directe.
De cette façon, et c’est le but principal de Schelling,
on n’a pas à sacrifier la philosophie de la nature à l’idéa-
lisme; car la nature est, comme le moi et au même
titre que le moi, une réflexion dans le réel de l'identité
absolue. On comprendra aussi comment la nature n’est
pas plus purement objet que le moi n’est purement sujet.
Dans les deux, dans la nature et dans le moi, c’est en
effet le savoir absolu, l'identité indivisée qui est présente,
et, dans l'absolu ces deux identités présentes dans la na-
ture et dans le moi n’en font qu’une?. Nous verrons com-
ment la discussion continuera après l'apparition de la
Darstellung.

1. Briefwechsel, p. 54 (15 novembre 1800).


2. 1, 1v, 108-109.
QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ ? ee

$ II. — La Raison et l’Identité.

Quoiqu'il en dise au début de la Darstellung de 1801,


et malgré les témoignages extraits de ses œuvres anté-
rieures, et en particulier de son Idéalisme transcendental
qu’il donne en d’autres écrits, Schelling ne paraît pas
avoireu, avant la Darstellung, une notion bien nette d’un
point de vue qui dépasserait en les unissant le moi et la
nature.
Cette nouvelle philosophie aurait été la base commune
de la philosophie de la nature et de la philosophie trans-
cendentale. L'exposition montrera qu'elle vient bien
plutôt de l’effort pour répondre à l’objection de dualisme.
Ce point de vue n'est pas tout à fait facile à saisir : la
faute en est d’abord à la manière même de Schelling.
Son tempérament intellectuel, si répandu de son temps,
mais nulle part plus accusé que chez lui, le porte à
éprouver la valeur de son idée fondamentale en cher-
chant à bâtir sur elle tout le système de la nature et
de l'intelligence, plus qu’à la définir en elle-même: la
bonté de la définition, dit-on, se reconnaîtra à l’œuvre;
on ne peut d’un mot définir un nouveau point de vue.
Une exposition n’est pas possible si elle n’est intégrale.
Ce « tout est dans tout » appliqué à l’exposition phi-
losophique est désavantageuse pour l’auteur et pour
- le lecteur. En fait ni dans cette Exposition ni dans
le Bruno et les Fernere Darstellungen qui l'ont suivie,
Schelling n’a jamais pu parvenir à l'exposition complète
qu’il avait en vue; et le « System » de 180% qui lui servit
pour ses leçons de Würzbourg n’est pas un écrit d’un
seul jet mais une compilation. En revanche, les objec-
tions de Fichte le forcent à revenir en détail dans le
Bruno, les Fernere Darstellungen, et quelques articles pos-
térieurs sur les préliminaires et la méthode du système,
L'identité peut être principe de science dans le sens sui-
84 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

vant : lorsque, par une série de calculs, je réduis une


relation représentant un phénomène donné à une autre
relation, je puis considérer le premier phénomène comme
réduit au second : il peut y avoir alors un phénomène
primordial, comme le mouvement d’après le système
mécaniste, auquel tous les autres se réduisent. On voit
dans les phénomènes les plus divers le produit d’une
combinaison du même avec le même. C’est en somme un
postulat de ce genre qui est à la base de toute science
mathématique de la nature, depuis la physique de
Descartes!.
Il est évident qu'entre le phénomène perçu et le même
phénomène conçu, il y a une grosse différence d'aspect :
le phénomène perçu est qualitativement différent des
autres; il a sa nuance distinctive et irréductible : le
phénomène conçu ne diffère des autres que par des
rapports.
Où est maintenant la réalité? Dans la conception, ou
dans la perception? Si elle est dans la première, les
nuances de la perception ne sont plus que des apparences,
des « idées confuses », et la réalité est intelligible en son
fond. Si elle est dans la perception avec ses nuances in-
finies, la conception n’est plus qu’une construction de
l'esprit, et la satisfaction qu’elle donne à l’entendement
est, pour ainsi dire, en proportion de son désaccord avec
le réel. |
Le jugement sur ce qui est la réalité dépend du
tempérament individuel; l’artiste est celui pour qui le
réel est l'impression originale et irréductible. Il en est
autrement lorsque nous connaissons non pour contem-
pler la réalité mais pour en user. Impressionnisme ou
rationalisme, telles sont les deux voies ouvertes. Mais
l'affirmation rationaliste d’une réduction possible des
phénomènes aux concepts ne suffit pas; elle pose dans
chaque cas particulier un nouveau problème à résoudre.
1. Cf. l'exposition de ce point de vue dans la science moderne ; Meyerson,
Identité et Réalité, Paris, 1908. É
QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ? 85

Il est à peu près inévitable que l'effort pour les résoudre


soit parfois infructueux; le perçu ne s'adapte plus au
conçu : le rationaliste est donc dualiste, et admet dans
le perçu un fond impénétrable à l'entendement.
A l’époque de Schelling, la défiance des procédés de
l’entendement, le désir de la perception directe et comme
de la saveur du réel sont des traits extrêmement gé-
néraux. On ne se contente plus du dualisme kantien qui
avait montré qu’un concept ne pouvait à lui seul dé-
terminer l’objet, s’il ne s’adjoignait une intuition, tout à
fait inintelligible ; on s’en prend au concept lui-même,
et on affirme que l’objet qu'il détermine n’est en aucun
cas la réalité même. C’est le moment où la physique,
avec les phénomènes électriques, et surtout la chimie
débordent complètement tout essai d'explication méca-
niste; l’érudition, de son côté, commence à avoir le sens
des époques historiques. Enfin l’art est conçu comme
l’activité originale par excellence.
Ce goût de la nuance pouvait se développer en une
espèce de dilettantisme, avide d’impressions nouvelles
mais disséminées.
La vision propre de Schelling n’est pas plus cet im-
pressionnisme esthétique qu'il n’est le rationalisme abs-
trait!.
Au fond lorsque l’on oppose l'unité du concept à la
dissémination infinie des impressions, on oppose deux
abstractions. En effet l'isolement des impressions les unes
‘par rapport aux autres, l'acte de les placer dans ces ca-
ses isolées que sont les idées générales est toujours, n'y
en eüt-il qu’une par case, une fonction de l’entende-
ment.
Reste, en dehors de l'impression qui est partielle, et du
concept qui est abstrait, une complaisance en chacune
des impressions qui fait qu’elles apparaissent comme
autant de touts complets par eux-mêmes, autant d’univers.
1. Contre le pur impressionnisme dans la connaissance de l’Absolu, cf.
Fern. Darst., p. 357, n. 2.
PA RENE AN Bal
Ex e * f K

36 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.
Chaque objet est un fragment, selon l'impression critiquée
et morcelée par l’entendement. Chaque objet est un monde
qui se suffit à lui-même selon la raison. Chaque objet, en
tant que fragment, doit être mis à sa place dans la to-
talité peut-être à jamais inachevée que s'efforce d'ébau-
cher l’entendement!. Un ordre est une pure invention,
un pur artifice; le réel est, pour l’entendement, un chaos;
la fragmentation de ce chaos est la faute ou l'erreur
première, de sorte que le problème que se pose ensuite
l’entendement est un faux problème?.
La faculté qui ne connaît que des totalités, qui saisit
le caractère artificiel et toujours inachevé des synthèses
de l’entendement, Schelling l’appelle la Raïison?. On voit
que la connaissance dite rationnelle, cette connaissance
à la fois réelle comme l'intuition et pleine comme le con-
cept, trouverait le plus aisément son type dans l’orga-
nisme ou dans l’œuvre d’art : l’on voit aussi quelles ra-
cines a cette conception nouvelle de la Raïson dans le
milieu romantique où vivait Schelling.
Mais une telle conception risquait de n’aboutirà rien
moins qu’au rationalisme; car elle suppose que chaque
acte de connaitre a sa valeur absolue comme chaque
œuvre d'art : il y aurait entre ces actes des différences
qualitatives irréductibles ou du moins, si le principe
même de la connaissance rationnelle, le postulat d’une
totalité indivisée, n’admet pas d’oppositions tranchées,
ce ne serait que par une transformation réelle, que les
intuitions pourraient, sans préjudice de leur originalité,
se transformer les unes dans les autres.
L’affirmation de cette raison intuitive, qui procède par
totalités, ramenaïit donc tout droit à l’impressionnisme
esthétique, s’il n’entrait dans la Raison un nouvel ingré-
1. J,1v, 133, 2 41 : « Chaque être individuel est relativement à lui-même
une totalité. »
2. P. 130, 2 34 : « L'identité absolue est essentiellement la même dans
toutes les parties de l'univers. »
.3. P. 115 : « La connaissance rationnelle consiste à supprimer toute fos-
tériorité et loute extériorité, toute distinction temporelle. »
DR L'un ETETTe

‘ ) < FA
_ QU'EST-CE QUE L’IDENTITÉ? 87

dient dont nous n'avons pas encore parlé, le postulat de


l’unité du savoir.
Il y a donc, dans la Raison, deux principes distincts :
et toute la philosophie de l'identité s'explique par l’ef-
fort pour les réduire en un seul. Le premier c’est celui
de l’unité absolue du savoir! ; le second c’est celui que la
vraie connaissance qui atteint l'être, c’est la connaissance
qui procède par totalité.
Le principe de l’unité absolue du savoir, c’est, au fond,
le principe cartésien, celui qui s'exprime clairement dans
toute science mathématique de la nature : avec des ins-
truments mathématiques appropriés, tous les phénomè-
nes peuvent être considérés comme les divers aspects
d’une formule unique?.
Le second principe qui, dans la pensée de Schelling,
doit être identifié avec le premier, c’est qu’il n’y a savoir
que là où il y a vision directe d’une totalité fermée, d’un
univers.
Mais n’y a-t-il pas entre ces deux exigences une con-
tradiction? Car lorsque vous saisissez l’ensemble des cho-
ses dans leur identité, dans leur formule fondamentale
(les lois du mouvement par exemple), vous ne les y tenez
en quelque sorte qu’en puissance, vous ne les y voyez
pas: et lorsque vous voulez les contempler véritable-
ment, c’est leur unité qui échappe et elles se dissocient
en fragments que vous ne pouvez connaître que l’un
après l’autre.
Comment une identitéfindifférenciée peut-elle renfer-
mer en elle la riche variété de l’univers? N’aboutissons-
nous pas nécessairement à l’un éléatique qui se contente
de supprimer la variété‘?
1. La connaissance de l'identité, loi de la raison, est la « seule connais-
sance inconditionnée » (p. 117, Z 7), et la philosophie n’admet d'autre con-
naissance que la connaissance absolue.
2. P. 119, 2 12 : « Tout ce qui est, est l’absolue identité. »
3. Et c'est cet Aussereinander, ce Nacheinander qui doivent étre exclus
du savoir.
4. Cf. Fern. Darst., I, 345, n.: L’absolu qui reste à la pure connaissance
ou bien n'atteint pas le réel, ou bien ne l’atteint que par synthèse.
{ L

88 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

Il n'ya qu'un seul univers aussi bien pour l'intuition


que pour la pensée, tel est, interprété en un langage un
peu libre, le principe du nouveau système!.
Il n’y a qu'un seul univers pour la pensée : c’est bien
ce qu'avait prétendu la science mathématique de la na-
ture, à la recherche d’une loi universelle des êtres. Mais,
dans cette science, on ne découvre pas cette formule par
une intuition immédiate, mais par de longues et pa-
tientes méthodes réductrices. Schelling, en formulant
cette loi comme l’identité absolue du sujet et de l’objet
connue immédiatement par la Raison, aurait-il voulu
seulement indiquer dans la Raison un plus sûr et plus
court moyen de nous amener à la loi universelle? C’est
en effet le plus grand reproche que l’on a fait à sa phi-
losophie et contre lequel il se défend formellement?. Mais
il veut bien autre chose; il veut que l'univers soit un
non seulement dans son essence dans l'idéal, dans la pen-
sée intime qui le gouverne, mais soit un aussi dans sa
forme, dans son épanouissement.
Dès lors son identité absolue n’est nullement compara-
ble à une formule telle que celle de la loï cartésienne de
la conservation du mouvement : une Loi pareille est posée :
l'esprit qui la pose (que ce soit Dieu qui l’imprime à la
matière, ou le savant qui la découvre) est entièrement
distinct de la loi elle-même.
Cette loi est donc le résultat d’une activité qu’elle sup-
pose avant elle. Or déjà pour la philosophie critique, une
loi est par essence une activité de l’entendement : une
loi se pose doncelle-même. C’est dans cette voie que
Schelling va aux extrêmes : si, dans cet acte, qui n’est

1. P. 129, 3 32 : « L'identité absolue (l’unique formule) n’est pas la cause


‘de l'univers, mais l'univers lui-même »; p. 125, 2 26 : « L'identité absolue
est absolue totalité »; cf. p. 394-395; p. 447 : « L'univers est dans l'identité
absolue non comme un chaos désordonné et informe, mais dans une ab-
solue beauté. »
2. P. 114. Il pense que les physiciens empiriques mettront sa doctrine au
même niveau que leurs théories, qu'ils « prendront les constructions de la
philosophie de la nature comme des explications probables, et chercheront
à les vérifier par des expériences ».
QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ? 89
qu’elle-même, la loi pose autre chose que son acte même,
nous retombons dans la loi objective, dont la matière si-
non la forme échappe à cet acte!. Reste donc que la loi
primitive soit simple position de soi-même, identité de
l’objet (matière) et du sujet. Il est évident que la Raison
n’est pas seulement ici un moyen de découverte; la loi
d'identité n’est que l'expression même de la Raison?. Elle
ne pose pas une espèce particulière d’être’, mais veut
identifier être et connaître, objet et sujet, idéal et réel#,
non pas qu’elle soit une synthèse de termes opposés (non
plus que l’intuition n’est une fusion) ;en effet, il faudrait
que ces termes préexistassent à la synthèse; mais il n’y a
pas d’être; car tout être est affirmation de soi-même, donc
il est connaître et idéal ; il n’y a pas de connaître, car tout
connaître s'affirme et se pose, donc est un être®. Il n’y a,
au début, que la pure identité des deux.
L'objet, l'univers épanoui, la forme est donc identique
au sujet, à l’essencef. La philosophie n’est que la conti-
nuelle et progressive affirmation de cette loi dans tous
les domaines de l’être. — Mais que fait-elle des infinies
nuances qualitatives qui distinguent les êtres? ne perd-
elle pas la forme pour l’essence? — L’objection aforte-
ment préoccupé Schelling; son rationalisme ne veut être
1. P. 117,2 4, Zusatz 1 : Le contenu d’une pareille loi échappe àla raison.
2. P. 116-117, 2 4 et 6.
3. P. 116, 2 4 : für alles Sein.
4. Le langage de Schelling, les mots par lesquels il désigne les deux
termes opposés dont son absolu est l'identité ont beaucoup varié de la Dar-
stellung aux Fernere Darslellungen ; ces variations correspondent à des
aspects quelque peu différents de la pensée; mais leur unilé s'explique par
l'interprétation kantienne du jugement : le sujet et le prédicat y sont en
effet opposés comme le sujet et l’objet (Darst., p. 123), le concept et l'intui-
tion (Bruno, p. 242), l'idéal et le réel, l'infini (le concept s'appliquant à une infi-
nité de cas) et le fini (intuition limitée), le connaître et l'être. La loi d'identité
consiste à nier la réalité de toutes ces oppositions contenues dans la philo-
sophie critique (p. 123, 2 22, Zusatz). Les variations ultérieures (dans la
philosophie de l'art et le système de Würzburg, ce qui s'appelait objet dans
l'exposition s'appelle maintenant sujet) sont dues à des modifications plus
profondes de la doctrine.
5. P. 134, note 1 à la fin.
6. L’essence c’est l'identité même; la forme c’est la connaissance de l’iden-
tité; mais cette connaissance qui est position de l'identité est inséparable
de l'identité elle-même (p. 122-123).
90 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

ni dualiste, ni moniste au sens des Éléates; l’acosmisme


n’est pas le fait d’un romantique et d’un artiste. Mais il
n’en est pas moins obligé, pour ne pas sacrifier le ra-
tionalisme, d’affirmer le caractère illusoire des variétés
qualitatives et des diversités phénoménales, impossibles à
loger dans son identité absolue, et, tout comme un car-
tésien, mais en un autre sens, de n’admettre entre les
êtres que des différences quantitatives qui n’affectent pas
leur essence .
Les belles théories biologiques de Herder et de Gæthe,
l’idée de l'unité du type organique, et celle de la méta-
morphose sont parmi celles qui ont eu la plus grande
influence sur Schelling. Or considérez l’espèce de liaison
que ces théories affirment entre des êtres d’une même
série, par exemple entre les organes de la fleur; ce n'est
_pas la présence d’un élément identique qui les rattache;
car on ne peut l’extraire matériellement dans chaque
organe de la fleur; ni même la comparaison qui crée les
concepts ne saurait l’v trouver dès l’abord ; car, dans ce
cas, les caractères des êtres à comparer se présentent
simultanément, et aucun n’a de privilège sur l’autre; or
le caractère typique, qu'il s’agit de retrouver, peut avoir,
dans tel ou tel exemplaire, subi des métamorphoses assez
profondes pour échapper entièrement si l’on n’est guidé .
par une idée préconçue. Supposez maintenant le carac-
tère typique dégagé ; on ne pourra pas davantage, par la
pure déduction analytique, reconstruire la variété des
êtres où il s’incarne. C’est donc par une espèce de tact
et, si l'on veut, d'intuition qu'on le découvrira. Il ne
s’agit d’ailleurs pas de l’isoler de la série; sa notion n'est
complète que par celle des modifications qu'il subit à
travers la série tout entière.
Dans la métamorphose une chose évolue et se trans-
forme sans perdre son identité ?. Un savant de l’entou-

1. P. 123, 2 23; 195, 2 26.


2. « La nature sait produire les formes les plus différentes, en modifiant
un seul et même organe » (Gæœthe, La Mélamorphose des plantes, 1790, 8 2).
Fe nf GE STAR (LES INFLUENCES. Se WE

rage de Schelling, Steffens, s'efforce d'appliquer cette


idée de métamorphose aux Fac chimiques; Schelling,
qui reproduit en partie ses travaux, est visiblement in-
fluencé par eux !.
L’idée de métamorphose prend parfois une forme plus
précise et quasi mathématique. On remarque, en effet,
que les divers exemplaires d’un même type gravitent en
quelque facon autour de ce type, suivant une loi telle
que si un caractère donné augmente, l’autre diminue
dans une proportion équivalente, le type normal étant
représenté par une phase d'équilibre ?.
Même d’autres physiciens spéculatifs comme Baader
pensent avoir trouvé dans les combinaisons géométri-
ques, des symboles représentatifs de la façon dont un
ètre peut se combiner avec lui-même. A la juxtaposition
purement mécanique, correspondant à l’addition, il faut
ajouter d’autres symbolesÿ.
Générale est donc la croyance que la science exige
une espèce de divination intuitive d’une identité cachée
à la perception ordinaire ou à l’entendement discursif :
et c’est dans l’entourage de Schelling qu’elle est la plus
répandue.
Lorsque Schelling veut concilier ce procédé avec l'unité
du savoir, il doit chercher à retrouver en tous les êtres
des formes de l'identité absolue.
Le problème de Schelling n’est autre qu’une forme
nouvelle, accommodée à la pensée intuitive, du problème
de l'isolement de l'essence et de l’accident, et l’élimina-
tion de l’accidentel.
11 s’agit de démontrer, ou plutôt de saisir intuitivement
que l'essence est l'identité absolue. Et il se sert de deux
principes : les déterminations quantitatives d’un être (sa
1. P. 169 sq. ; cf. Zusülze aux Idées, I, 1, 275, Sur la progression arithmé-
tique des alcalis.
2. Loi de Kielmeyer, cf. ci-dessus, p. 63.
3. Sämmitliche Werke, vol. XV; Lettre à Jacobi, 8 février 1798. Le sym-
bole dont il use est celui qu emploie Schelling, p.182. Influence de Baader :
Supplément aux Idées, 1, 11, 241.
92 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

répétition, l’accroissement ou la diminution, la multi-


plication par lui-même, etc.) n’affectent pas l’essence de
l'être, puisque cette essence consiste dans la qualité!. Ce
principe dérive visiblement, chez Schelling, de la philo-
sophie de la nature : la barre magnétique est magné-
tique à l'infini; c’est-à-dire que si vous la coupez par
parties, si petites qu’elles soient, chaque partie présen-
tera, comme l’ensemble, deux pôles opposés et un point
d’indifférence. Le plus et le moins ne font rien à la
qualité. De plus, et c’est le deuxième principe, et le
plus important, les apparentes différences de qualité se
réduisent à des différences quantitatives. Le résultat est
que l'essence ne peut consister que dans l’universelle
identité.
Insistons un peu sur ce deuxième principe, celui qui
est, en effet, la nouveauté essentielle au système, et qui,
dans la pensée de Fichte, en faisait un nouveau spi-
nozisme?. C’en est la partie la plus importante, à quoi
se rattache tout le reste, la plus délicate, celle quia donné
lieu au plus de malentendus.
D'abord tout être particulier, comme tel, se définit par
un excès.
Cette notion paraîtavoir une origine biologique : étant
donné le type d’une espèce définie par un certain nom-
bre de caractères et une proportion déterminée de ces
caractères, l’individualité se définit par un certain écart
de ce type. L'ensemble des individus vient d’une série
‘d’oscillations qui tantôt restent en decà, tantôt vont au
delà du type fixe. On voit la différence de cette théorie
avec celle d’une philosophie de purs concepts : dans
celle-ci l'individu se définit par des caractères additionnés
et indéterminés qui s'ajoutent au type spécifique: dans
le premier cas le type spécifique peut être défini à volonté

1. L'Identité est désignée sous le nom d’ « indifférence quantitative


»,
p. tab 8 29; p. 128, ? 31; cf p. 130, 2 34 sur son indivisibilité et son
ubi-
quité.
2. Lettre du 15 octobre 1801, p. 108.
LE SYSTÈME, 93

soit comme le modèle des individus soit comme la somme


algébrique des excès en sens divers!.
Mais, d’après le système de l'identité, un être ne peut
être posé que parce qu'il s'affirme comme tel; l’affirma-
tion de soi-même inséparable de l'être posé? constitue
l'essence de tout être. Cette affirmation identique se re-
trouve en chaque être. Jusqu'ici l’individualité paraît être
comprise au sens de la philosophie des concepts : individu
égale affirmation de soi-même (type commun), plus des
caractères additionnés de chaque être. De fait, c’est cette
interprétation purement conceptuelle qui paraît avoir été
la raison d'un grave malentendu sur la pensée de Schel-
ling, que l’on voit poindre dès son époque. Le fini ou
l'individuel s’ajoute à l'infini, s’y annexe en quelque
sorte, et exige que l'infini sorte en quelque façon de lui-
même pour le produire (Heraustreten)?. Schelling a tou-
jours vivement protesté contre cette conséquence, et
nettement affirmé qu'il a voulu non pas déduire l'être
fini, mais montrer qu'il n’est rien si on ne l’égale à
l'infinii.
La pensée doit donc être différente : et, en effet, sa véri-
table doctrine est que dans l’identité du sujet et de l’objet
qui, en tout cas, constitue l'être, l’individualité consiste
toujours soit dans l'excès de la subjectivité ou de l’uni-
versalité, soitdans l’excès de l’objectivité. Tout être parti-
culier est, si l’on veut, une intuition de soi-même” :
mais ce qui est dominant dans cette intuition, ce peut
être soit l’acte même de contemplation, qui imprègne en
quelque sorte l'être de sa subjectivité, soit l’objectivité

1. Cf. p. 195, note 5 (surtout fin), l'explication que donne Schelling de la


différence quantitative.
2. Les termes « affirmation » et « affirmé », suggérés par la doctrine spi-
noziste, remplacent habituellement dans la philosophie de l’art et les lecons
de Würzbourg les termes sujet et objet.
3. Hartmann (Schelling, p. 38-39) pense que l'identité, comme telle,
doit étre improductrice, puisqu'elle n'admet pas de différenciation.
4. P. 133, £ 40, et Bruno, p. 242-243.
5. P. 131, 2 37; 134.
94 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ. AV

dans laquelle vient se perdre le sujet comme ravi et


emporté dans l’objet!.
Nous voulons d’abord, pour la clarté, décrire ces excès
(ou différences quantitatives) comme un phénomène psy-
chologique. Dans la Raison, qui correspond à l'identité
absolue, sujet et objet s’interpénètrent complètement, le
_ sujet ne retourne pas sur lui-même pour s’affirmer indé-
pendant, pas plus qu’il ne se perd dans l'objet. Mais,
autour de ce point central, il y a, de part et d’autre, le
cas de l’action où le sujet s'oppose à l’objet : c’est l'excès
de subjectivité, et le cas de la contemplation, sorte d'in-
tuition solidifiée en être, où le sujet se perd dans l’objet;
c’est l'excès d’objectivité.
Pourtant, cetie description psychologique est insuffi-
sante : car (c’est le paradoxe de Schelling) la Raison nous
place aussi bien en dehors de l'esprit qu’en dehors de la
nature. Il faut donc s’efforcer de se représenter les actes
que nous venons de décrire en eux-mêmes et privés du
soutien du moi (comme certains psychologues de notre
temps veulent qu'on se représente des phénomènes psy-
chologiques même complexes, privés de la conscience de
soi-même)?. Encore reste-t-il une équivoque; si nous
poussions l'effort jusqu’au bout, de façon à apercevoir
ces actes intuitifs dans leur réalité après en avoir nié la
spiritualité, nous n’arriverions qu’à nous représenter la
nature au lieu de l'esprit. Il faut rester au centre, il ne
faut pas plus réaliser l'intuition que la spiritualiser.
Cest par rapport à cette Raison absolue, type universel,
pure identité, qu’il faut comprendre les oscillations où la
subjectivité ou l’objectivité sont en excès.
Il y à une vue si vraiment géniale (bien qu’obscurcie
par l'horreur de Schelling pour l’analyse psychologique :
et peut-être aussi la psychologie de son temps lui four-
nissait-elle trop peu de moyens d'exprimer sa pensée) qu'il

1. En termes techniques « l'identité absolue est dans l'être individuel


sous la même forme sous laquelle elle est dans le tout » (p. 132, 2 39).
2. L'abstraction décrite p. 114.
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vaut la peine d’insister : c’est celle-ci que sujet et objet


ne sont pas des réalités qui s’opposent de sorte que l'une EE
représente le moi, l’autre la nature : ce ne sont que des ct
concepts limites. À partir du point où sujet et objet coïn- Res
cident, on peut concevoir que, d’un côté, la subjectivité
augmente et arrive à un point limite où elle est pure
spiritualité « dedans sans dehors », tandis que, de l’autre,
l’objectivité croît jusqu’à être un « dehors sans dedans »;
il y a comme une oscillation d’un épanouissement complet
de l’être jusqu'à sa concentration en soi-même.
Le résultat le plus immédiat de la nouvelle théorie
est de trouver un langage nouveau pour exprimer les
faits de la nature et de l'esprit. Ce n’est ni le langage vul-
gaire qui isole les êtres, ni le langage mathématique
qui reste superficiel, mais le langage de la Raison qui
exprime, par une direction vers le subjectif ou l’objec-
tif, la diversité tout entière des êtres.
Ce langage, qui doit montrer l’universelle correspon- FES
dance de tous les êtres, est bien la partie la plus rebu- Le
tante de la philosophie de Schelling. Son emploi doit être
accompagné, comme le dit Schelling, d’un constant effort |
d'intuition : le lecteur y est sans cesse exposé à deux n.
sortes d'erreurs : il s’'âgit, avec des formules où n’entrent
que les deux termes de l'intuition, objet et sujet, avec
tous leurs rapports, d'exprimer toute la variété des êtres;
or, si je veux rattacher la formule à un objet de la per-
ception vulgaire qui doit me fournir son sens concret, Je ne
risque de donner à la formule une signification pure-
ment symbolique ou métaphorique : si je veux en rester
à la formule, prise en elle-même, je risque de rester à Dee
une représentation tout à fait abstraite et stérile de la réa-
lité. Or, c’est une traduction immédiate de la réalité que di
veut donner Schelling.
Parlons d’abord des cadres de ce langage. Ils sont
créés par la notion de puissance, et par la distinction |
faite entre l'indifférence, notion synthétique et dérivée,
et l'identité, notion primitive. |
96 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

D'abord les puissances : À partir de l'identité absolue,


il y a, on le sait, deux directions, l’une vers l'objet, où
croit progressivement l'objectivité : c’est la nature ; l’autre
direction est vers Le sujet, et désigne l'esprit. Mais ceci ne
suffit pas : une simple proportion entre la subjectivité et
l’objectivité ne définit pas être naturel et spirituel. Pour
bien saisir la pensée de Schelling, usons de l’image sui-
vante : soit une lame flexible solidement attachée par le
bas à un point fixe : sa position d'équilibre représente l'i-
dentité absolue ; en appuyant sur le bout libre, écartons-la
d’un écart donné desa position d'équilibre ; aussitôt lächée,
elle revient d’abord vers la position d'équilibre, puis la
dépasse d’un écart qui serait égal et de sens contraire au
premier, si elle était parfaitement élastique. Un écart est
compensé par l’autre et la somme algébrique des oscilla-
tions redonne la position d'équilibre. Ainsi l'esprit du
philosophe, dès qu'il a quitté l'identité absolue, ne peut
que rebondir sans cesse du sujet à l’objet, pour retrouver
l'identité toutau moins dans l’ensemble. Considérons main-
tenant une des positions de la lame entre la position d’é-
quilibre et son plus grand écart : supposons-la (par im-
possible) fixe et en équilibre : par rapport à ce point de
départ et la lame y étant supposée en équilibre, de nou-
velles oscillations sont possibles. Cette position peut être
prise ainsi comme une identité, mais cette fois non plus
absolue, mais relative ou idéale. On peut encore, dans
les positions successives que prend la lame, choisir un
nouveau point de départ fictif et supposer qu’elle oscille
encore de part et d’autre, et ainsi de suite à l'infini, Au-
trement dit, si l’on prend un être défini par un excès d’ob-
jectivité et de subjectivité, on peut le considérer non plus
en tant qu'il contient cet excès, mais en tant qu'il est
identique à lui-même, et définir, par rapport à cet être,
l'esprit par exemple qui contient du subjectif en excès,
mais qui est en lui-même une identité !, des excès d’objec-

1. « L'identité absolue n’est que sous la forme de toutes les puissances. » -


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Ju: LA CONSTRUCTION DU SYSTÈME. 97


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tivité (comme la contemplation) ou desubjectivité (comme
l’action) dont la totalité ou somme algébrique leur est
égale!. Quant à la totalité ou somme algébrique de toutes
lesoscillationssans exception, aussi bien des primitives que
des secondaires et des tertiaires, elle est visiblement égale
à l'identité absolue. L'identité contient donc la totalité \

des êtres. Les puissances ne sont rien que les divers écarts
des êtres par rapport à l'identité absolue?, par consé-
quent les termes dont l'ensemble égale cette identités.
Venons maintenant à la distinction entre l'indifférence
et l'identité. Abstraitement, on peut considérer l'identité
soit comme le type par rapport auquel on définit les
écarts, soit comme la totalité ou somme algébrique de
ces écarts : dans le premier cas, elle est primitive, simple
et irréductible ; dans le second cas, elle apparaît comme
le produit d’une synthèse. En réalité, la première notion
est antérieure à la seconde :en soi l'identité n’est pas un
produit ;quelle raison y aurait-il, autrement, pour que
la somme algébrique des écarts soit nulle? C’est préci-
sément parce que l'identité est d’abord posée que tout
écart dans un sens doit être compensé par un écart égal
dans l’autre. L'identité est donc la loi dont la synthèse
ou l'indifférence des opposés est l'application.
Tels sont les cadres de ce langage. Nous pouvons avoir
maintenant une idée de la « méthode de construction »
que Schelling se vante d’avoir transportée le premier, in-
tégralement, des mathématiques dans la philosophie.
On sait ce qu’est chez Kant la construction. Un concept
ne peut être « exposé » que dans une intuition ;sans in-

1. P. 331, ? 42 : cette totalité est alors « relative », relative au point de


départ considéré pour un moment comme fixe.
2, P. 134, note 1.
3. P. 135, 2 43.
4. L'opposition dans les termes n'existe pas encore dans l'Exposition
qui emploie l’un pour l’autre indifférence et identité ;mais elle existe dans
la pensée : p. 134, note 1 fin. Cf p. 378: le point de vue de la composition
est inférieur.
5. Ueber die Construction in der Philosophie, 1801, compte rendu d’un
volume de Hôyer (1, v, 125-151).
SCHELLING. 7
98 | | LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

tuition pour l’exposer, le concept reste tout à fait vide :


Kant est le premier qui « ait conçu la construction d’une
façon aussi profonde et vraiment philosophique ». La cons-
truction est, en somme, comme une vision du concept.
Seulement, pour lui, la construction n’est pas possible
en philosophie ; il n’y a aucune adéquation possible entre
les concepts métaphysiques d'une part (totalité des choses,
causalité libre, etc.) et la vision empirique des choses.
Mais si, d’après l'affirmation rationaliste, l’intelligible
est adéquat à l’être, si, d’autre part, la raison n’est pas
une identité vide, mais une totalité pleine !, construire
équivaudra à épuiser tous les possibles, de façon que la
totalité soit accomplie. « Le principe de la construction,
c’est que la nature a horreur du vide. Où il y a une place
vide dans l'univers, la nature la remplit ?. »

$ III. — Spinozisme et platonisme. Rupture avec Fichte,.

Quelle fut, sur cette conception, l’influence du spino-


zisme et du platonisme?
À une première lecture, elle paraît fort grande : lui-

1. I, 1v, 364. Distinction de la simple identité logique, inféconde, avec l'i-


dentité de la pensée et de l'être, principe de l'évidence.
2. Philos. der Kunst, 1, v, 419; la meilleure exposition de détail de la mé-
thode est dans Fernere Darstell., p. 417 sq. Elle consiste à décomposer
l'affirmation de l'identité : la forme est égale à l'essence, dans les trois pro-
positions qu'elle contient : l'essence se pose dans la forme (nature); la forme
se pose dans l’essence (Dieu); monde idéal ou l’une et l’autre se pénètrent
(totalité synthétique). Puis dans chacune des trois unités, dans la forme
pénétrée d’essence qui est le monde fini, dans l’essence penétrée de forme
qui est le monde idéal et dans leur produit commun, on distingue à nou-
veau les trois unités : la nature par exemple a un aspect où l’essence vient
se perdre dans la forme (matière), un autre aspect où la forme retourne à
l'essence (lumière), un troisième oùtoutes deux se pénètrent. Hartmann, Schel-
ling, p. 34-42, lui objecte les contradictions de cette théorie : si l'intuition
productrice, la Raison, est inconsciente, on ne peut la rendre consciente ;
l'intuition de l’absolue identité ne comporte d’ailleurs pas la différence, qui
est la condition de la conscience. L'identité absolue ne pourrait donc étre,
au meilleur cas, qu’une hypothèse à fonder sur l'induction expérimentale.
— Il ne faut pas oublier cependant l’élément très positif et conscient au-
quel répond chez le philosophe cette intuition; c'est l'effort d’abstraction
par lequel il se rend compte que la condilion imposée au savoir d'étre
savoir conscient est tout à fait superficielle. é
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SCHELLING ET SPINOZA. 99

même désigne Spinoza comme son véritable maitre; il


s’essaye, dans la première Darstellung et le System de
Würzburg, à imiter la forme géométrique de l’éthique. De
plus, ce qui est mieux, au début de la Darstellung presque
toute la première partie de l’Éthique, dans le System des É
fragments entiers des autres parties, avec des propositions
formulées de la même façon, sont aisément reconnaissa-
bles. Enfin, de la première Darstellung au System, les
emprunts à la langue spinoziste vont croissant. Cette in-
fluence est cependant plus superficielle qu’il ne paraît.
Quel est le Spinoza que connaît Schelling? Nous ne
voulons pas refaire ici une étude déjà excellemment
faite ! sur le « Spinoza romantique ». Spinoza, à cette
époque, est connu seulement comme métaphysicien;
Schelling ne parait avoir lu ou du moins n'utilise que |
les premières parties de l'Éthique et quelques lettres sur
l’Infini et sur la diversité des attributs et des modes.
Cette métaphysique reçoit des interprétations di-
vergentes. Fichte voit en lui un réaliste et un dogmati-
que puisqu'il pose d’abord une chose en soi, un Dieu,
indépendamment des conditions de la connaissance; RU
Jacobi, dont l'opinion est partagée par Herder ?, y
trouve le plus parfait idéalisme. Schelling l'interprète
comme Jacobi?, reproche à Fichte de l'avoir méconnu #, et
présente son propre système comme une continuation du
spinozisme . Enfin, dans la période de maturité complète,
il revient à interpréter le système comme un réalisme,
seulement un réalisme où l'être posé est celui de l'idéal, .
où l'idéal est bien posé, mais seulement comme être (en .
termes d’intuition : où l’acte de connaître se perd entiè- .
rement dans son objet) 6.

1. Delbos, Le problème moral dans la philosophie de Spinoza, Paris,


1893, p. 317 sq.
2. Einige Gespräche über Spinozismus, 1787.
SA UIV- 377.
4. P. 110 en haut.
bp. .PU372;
6. Propédeutique de 1806, I, vr, 94-102.
100 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

Toute l'interprétation de Schelling repose sur une


erreur centrale : c’est d’avoir fait de la distinction entre les
deux attributs étendue et pensée une opposition, puis
d’avoir assimilé cette opposition à la grande opposition,
sujet-objet, idéal-réel, universel-particulier, connaïtre-
être, issue de la philosophie critique et que le but de
Schelling était précisément de faire disparaitre !. Comme
le Dieu de Spinoza est l’unité d’où dérivent ces attributs,
Schelling est amené à le confondre avec sa propre iden-
tité absolue. Aussi ne peut-il prendre au sérieux l’affir-
mation catégorique de Spinoza que Dieu a une infinité
d’attributs ?.
Selon Schelling, la différence la plus importante entre
Spinoza et lui serait que Spinoza ne peut arriver à cons-
truire les modes et les attributs de la substance éternelle ;
c’est l'expérience seule qui peut le fixer sur leur exis-
tence et leur nature. C’est parce que, pense Schelling,
ces modes et ces attributs ne peuvent être produits que
par l'épanouissement ou l’objectivation de l’Idéal, mais
que l'Idéal de Spinoza est immédiatement objectivé;
l'intervalle où se construisait la multiplicité des êtres
est donc supprimé.
C'est bien là, en effet, qu'est La principale différence;
mais Schelling en a mal compris la portée. Spinoza n’a
nullement sacrifié la réalité du fini, du multiple, de l’indi-
viduel; il n’aurait sans doute pas souscrit à l'affirmation
de Schelling que la science a à faire disparaître le mul-
tiple, qu’il ne s’agit pas de le déduire, mais de le sup-
primer *. Et c’est, en effet, le problème du salut de l’in-
dividu dont il a tenté la solution. Le Spinoza mystique
est individualiste. C’est plutôt le Spinoza mathématicien
et mécaniste qui paraît faire sombrer l'existence des êtres
finis dans l'unité de la substance; mais, sous ce rapport,
il reste tout à fait étranger à Schelling.
1. I, 1v, 372-373.
2. D'après Jacobi, p. 377.
3. P. 393-396.
SCHELLING ET PLATON. 101

Dans l'Exposition, la réalité idéale de l'univers a com-


plètement évincé la réalité empirique; le système des
formes fixes et immuables a définitivement remplacé l’ac-
tivité mobile, sans cesse en devenir, de la philosophie de
l'Esquisse. Maïs il s'agit, pour Schelling, de rendre la
vision même de l'Univers adéquate à ces nouvelles exi-
gences : or la forme abstraite de l'Exposition s'y prêtait
fort peu !; sans doute, il démontre que la philosophie n’a
pas à expliquer le phénomène, parce que le phénomène
n’est rien pour la raison ?; mais il ne suggère nullement
la vision positive, intuitive qui doit se substituer à la
fausse connaissance phénoménale. Et, d’autre part, cette
vision doit être décrite, si l’on ne veut pas borner l'Uni-
vers à un simple système de concepts.
De plus, cet univers est tout aussi bien celui de l’art
et de la religion que celui de la science: dans sa tota-
lité il est beauté ? et bonté, non moins qu’il n’est vérité;
il doit satisfaire toutes les aspirations de l’homme, non
pas comme un idéal à réaliser mais comme une harmonie
toute voisine.
C'est dans le Bruno que s’équilibrent le plus parfaite-
ment ces tendances à faire de l'Univers à la fois une tota-
lité systématique pénétrable à la Raison, une œuvre d’art
parfaitement harmonieuse, et enfin une œuvre parfaite-
ment bonne et divine. C’est l’ouvrage le plus roman-
tique de Schelling, celui où la religiosité esthétique
atteint son plus haut degré : c'est Platon, le Platon reli-
gieux et artiste de Schleiermacher # et de Schlegel qui
est ici son inspirateur.
Mais c’est aussi le Platon naturaliste Fe philosophes
de la Renaissance. L’idéalisme de ceux-ci consiste dans
un dynamisme qui relie l’Idée au fait par le concept de

1. Il y a plus d'images motrices que visuelles ; cf. la répétition continuelle


du mot sireben, par exemple p. 181.
2. P. 396.
3. Bruno, I, 1v, 226.
4. Cf. Dilthey, Leben Schleiermachers, Berlin, 1870, I, p. 327.
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102 ©. LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ. à


force et de développement. De plus, il estliétrès étroitement
à l'affirmation de l'organisme universel !. On compren-
drait difficilement, sans cet intermédiaire, comment
Schelling a pu lier si facilement la théorie des idées ‘à
sa philosophie de la nature.
Le concept est extérieur au fait, l'infini au fini, le
possible à l'existant, l'idéal au réel; et le savoir, exté-
rieur aux uns comme aux autres de ces termes, consis-
terait à ordonner le fait d’après le concept : tel est l’es-
sentiel de la conception critique ?. Or, depuis longtemps,
Schelling avait vu dans l'organisme et dans l’œuvre d'art
un point de confluence où le concept devient identique à
l'être et l’être au concept . Remarquez qu’il n’y a pas là
une fusion synthétique d’un concept et d’un être préexis-
tants; c'estau contraire une unité supérieure qui n’est pas
plus de la penséeconceptuelle que de l'être. Non seulement
donc il n’y a pas synthèse, mais au contraire concept
et être dérivent d’une abstraction, d’une décomposition
illégitime de cette unité.
C’est cette notion de l'identité du concept et de l’être
que Schelling généralise dans la formule plus intuitive
de l’Idée. L'Idée n’est ni infinie comme le concept, ni finie
comme la chose; il y a en elle adéquation parfait
e, défi-
nitive, immuable de la réalité et du concept. L’Idée est
par
suite un univers au même sens que l'organisme ou
l’œu-
vre d’art; mais tandis que ceux-ci sont des produits,
elle
n'a aucun rapport au temps #, elle est éternelle. Et
cette éternité ne se conçoit même pas par opposition
au
temps, puisque ce temps dérive d’une abstraction
de
l'Idée, de la séparation du possible et du réel, pour
tout
dire, du caractère incomplet et abstrait de l'être
qui
n'est que réel.
On voit assez qu'il n’y a rien de nouveau dans
ce dia-
1. Cassirer, Das Erkenntnissproblem, I, p. 189.
2. Fernere Darst.,I, IV, 392 sq.
3. Supra, p. 28.
4. Bruno, p. 142.
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RUPTURE AVEC FICHTE. | 103 .


logue que le souci de l’art et de l'intuition. Schelling n’a
Jamais utilisé l’Idée dans une construction philosophique
et scientifique; son platonisme est resté purement litté-
raire; c’est un platonisme contemplatif et mystique, non
un platonisme scientifique.

Schelling ne dut pas garder longtemps l'illusion d’une


entente avec Fichte. Dans sa lettre du 7 août 1801, Fichte,
qui a reçu la Darstellung, insiste plus que jamais sur les
différences qui le séparent de Schelling?.
Il se plaint toujours des déplorables conséquences :
la nature isolée de l'intelligence; la nature et l’intelli-
gence, deux termes complémentaires et d’égale dignité.
Quant à son propre subjectivisme, Fichte n’en convient
pas, parce que la distinction d’objectif et de subjectif n’a
de sens que dans le moi.
Dans la pensée de Fichte, le moi absolu n'est pas un
savoir en lui-même; il ne commence à jouer de rôle
dans le savoir humain que lorsqu'il s'attache à résoudre
les oppositions entre le moi relatif (conscience déter-
minable ou pure)et le non-moi (conscience déterminée,
activité réelle du moi) qui sont posés en lui, et qui
ne pourraient subsister sans mettre en péril son identité
absolue. Il intervient donc plutôt comme principe
moteur que comme contenu du savoir, il n'intervient
que dans son rapport à la conscience donnée, empiri-
que. C’est par le retour progressif, indéfini de cette
conscience empirique à la conscience absolue que naît le
monde de l'esprit. Dira-t-on maintenant que l'opposition
à résoudre a, en elle-même, sa source dans le moi absolu?
Certes, pour connaître cette source, il faudrait mettre le
point de départ du savoir dans le moi absolu indépendant
de toute opposition : seulement ce serait dépasser la

1. Hartmann, Schelling, p. 140, p. 154, voit au contraire dans le monde


des Idées un troisième sens du mot nature.
2. Briefwechsel, p. 80 sq.
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104 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.


conscience, etrevenir au dogmatisme. Le principe suprême
reste, en soi, incompréhensible.
Pour Schelling!, il ne croit plus maintenant à l’accord;
mais il pense encore que le désaccord vient non pas du
fond de la pensée, mais d’une contradiction interne du
système. Il prétend, en effet, établir dans le Bruno que le
Ich absolu de Fichte (le Lucien du dialogue reproduit
successivement toutes les objections de Fichte) n’est pas
différent de sa propre identité absolue*.
Ou bien le moi absolu pris en soi, ce moi qui se pose
seulement comme identique à lui-même, n’est en rien
différent de l'identité absolue. C’est ce qui résulte de la
théorie de l'intuition intellectuelle, commune à Schelling
et à Fichte, mais qui n’était pas comprise par Fichte en
un sens assez plein ÿ.
Ou bien Fichte veut retenir le moi absolu seulement
sous la forme où il se présente dans la conscience finie et
donnée (et, en effet, pour des raisons qui tiennent à tout
l’équilibre de son système, Fichte veut que le moi absolu
et identique soit à la limite du progrès infini non comme
un abîme où se perde la qualité du moi fini, mais comme
un idéal qui l’exalte à l'infini) ; mais le moi absolu ne peut
continuer à s'appeler un moi que si la synthèse du sujetet
de l’objet, l'intuition intellectuelle, qui, en elle-même, est
indépendante de l'aspect subjectif qu’elle peut avoir en
tant que moi, est prise exclusivement sous son aspect sub-
jectif, comme constitutive du moi. D'abord Fichte limite
par là l'intuition philosophique; il la considère abstraite-
ment. 11 faut ainsi qu’il reconnaisse qu'il ne peut échapper

1. Cf.1° Darstellung, p. 109-111; 2° Bruno, p. 301; 3° Zusülze in Ideen,


p. 68 et 72; 4° Ferner. Darstellungen, p. 353-360; 5° Briefwechsel, p. 93 sq.
2. Bruno, 1802, I, 1v, p. 301.
3. On sait que Kant (Kritik der Urtheilskraft, ? 76, Anmerkung, cité
dans la lettre du 3 octobre 1801), dans un passage souvent cité par Schel-
ling, avait défini un mode de connaissance inaccessible à la raison humaine,
où possible et réel, conception pensée et,intuition étaient impossibles à dis-
tinguer. Cette intuition intellectuelle est à la base du fichtéisme, puisqu'il n’y
a pas, dans l'acte du moi qui se pose, passage médiat, mais au contraire in-
distinction du possible et du réel.
RUPTURE AVEC FICHTE. 105

à la subjectivité, ou du moins qu’il est obligé de reculer à


l'infini le savoir. Encore en a-t-il le droit, à condition qu'il
reconnaisse que son point de vue est limité. Mais, d’un
autre côté, cette reconnaissance réintègre tout le système
de Schelling; car vous n'avez aucun droit de poser le
sujet-objet de l'identité absolue sous sa forme subjective,
si cette position n’est pas compensée ou équilibrée par
celle de la mème identité sous sa forme objective, c’est-
à-dire sous la forme de la nature. — Ainsi votre phi-
losophie se réduit à celle de l'identité absolue: votre
moi absolu n’a plus du moi que le nom. Ou bien il
s'agit véritablement du moi, et alors vous devez recon-
naître que vous en restez à la préface de la philosophie,
et vous devez accepter (ce qui, encore une fois, est le
point important pour Schelling) la Naturphilosophie.
— À vrai dire, c’est bien aussi la Naturphilosophie que
Fichte redoutait surtout; mais il y a, sur ce point,
entre eux, un étrange malentendu qui devait aboutir à
une séparation complète. La grande crainte de Fichte,
c’est que Schelling « désubjective » la nature, et lui enlève
ainsi son rapport à l’activité morale de l’homme ; et la
grande critique de Schelling, c’est que Fichte « objective »
entièrement la nature, en . un objet sans sujet, un
dehors sans dedans. Si l’on prend ses formules à la lettre,
Fichte emploie contre Schelling des expressions qui parais-
sent tirées de Schelling lui-même : votre nature, lui dit-il
(27 décembre 1800), n’est admissible que si vous ne la
réduisez pas à un phénomène, si vous y laissez un intelli-
gible. La nature, lui objecte-t-il (7 août 1801), est bien un
phénomène, mais c’est « le phénomène d’une lumière
immanente ». Et Schelling de remarquer en note, puis
de lui répondre que c'est « précisément son idée ». C’est
qu’en effet chez tous deux la nature est en quelque façon
soutenue par le sujet, mais non dans le même sens; ce sujet
c’est chez Fichte le moi qui organise la nature en vue de
l’activité morale. Pour Schelling ce n’est plus un moi, ni
une intelligence, ni une activité, fût-elle inconsciente, de
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106 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

ce moi; Schelling a distingué l’idée du sujet de l’idée du


moi ;la première est plus générale ou compréhensive que
la seconde.
Cette distinction est due au caractère foncièrement
spéculatif de l'esprit de Schelling, et les résistances qu'il
trouve chez Fichte sont celles du tempérament précisé-
ment opposé. L'action implique des résistances à l’acti-
vité du moi, et, par conséquent, comme un retour du moi
sur lui-même qui s’affirme contre l’objet et en face de lui
c’est dans cette indépendance qu'il goûte les peines et
les joies de l’effort moral ; c’est elle qu'il ne faut à aucun
prix sacrifier. La contemplation a lieu précisément dans
la direction opposée : elle nécessite une fusion in-
time du sujet et de l’objet; à la limite toute trace de
différence disparaît. Le sujet non différencié de l’objet
n’est pas plus, par lui-même, le moi que la nature. On
voit dès lors le sens de la différence, inacceptable pour
Fichte, que Schelling fait entre le sujet et le moi : le sujet
n’est pas, comme chez Fichte, un acte, mais une contem-
_ plation identique avec son objet!; le moi sera l'acte, logi-
quement postérieur à l’état indifférencié, dans lequel le
moi s'affirme pour lui-même, indépendant de la pure con-
templation.
A vrai dire, l'opposition n'est pas aussi nette, et
c’est pourquoi Fichte n'a jamais pu dans la suite ni s’ac-
corder avec Schelling, ni se séparer de lui?. Fichte
n’est pas encore un Stirner; peut-être, pourrait-on dire,
n'est-il pas aussi logique que celui-ci. S'il veut l’indé-
pendance du moi, ce n’est pas pour elle-même, c’est pour
atteindre l'idéal moral. Or, l'idéal, devenant réel, im-
plique un total sacrifice de l'individu. La pensée de
Fichte doit osciller entre un individualisme égoïste à la

1. Lettre du 3 octobre 1801, p. 93 : on ne peut attribuer à l'identité abso-


lue aucun acte, non plus qu'à l’espace; elle est être, absolu repos; et Mé-
thode des Et. acad., I, v, 218, contre l’ « action comme principe ».
2. Cf. l'influence de Schelling sur la production ultérieure de Fichte,
excellemment mise en lumière par X. Léon, Fichte contre Schelling, 2° Con-
grès international de Philosophie, Genève, 1905, p. 294-322.
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SOHBLLING, |
FICHTE ET HEGEL. - 107
Sie et l'absorption de l’individualité en une synthèse
supérieure. C’est pourquoi il crut pendant quelque temps
(lettre de 1800) trouver un terrain d'accord entre lui et
Schelling dans sa philosophie finale, cette « synthèse du
monde spirituel » qu’il n’a pas encore élaborée.
À partir de 1804, Schelling ne tiendra plus aucun
compte de ce point de contact possible. Fichte sera pour
lui un subjectiviste décidé, incapable de s'élever au
point de vue de la pure spéculation, un de ces « morali-
sants » qu'il condamnait si fort déjà au début de sa car-
rière. Tout effort de Fichte dans un sens opposé lui pa-
raît comme un simple placage de ses propres idées sur
un système avec lequel elles ne sauraient s’accorder.

*
* *

La polémique entre Fichte et Schelling était suivie avec


un vif intérèt par Hegel qui prélude à ses travaux origi-
naux par une « Differenz der fichteschen und schel-
lingschen Systeme der Philosophie », parue en 1801 !, et
écrite entièrement sous l'influence de la première Dar-
stellung. Schelling se déclare complètement étranger à
cette publication?; et on le croit sans peine lorsque l’on
constate à quel point sa critique diffère de celle de Schel-
ling.
Selon Hegel, Fichte, comme tout philosophe, a cherché
un moyen de faire évanouir les oppositions, fini infini,
idéal réel, moi et non-moi; et il a cru en effet les voir
disparaître dans son point de départ, l'intuition du moi
identique, et dans son point d'arrivée, la synthèse finale
de la liberté; mais Hegel voit tout de suite l’impossibilité,
pour Fichte, de concevoir cette intuition autrement que
comme une activité du moi empirique; quant à la liberté,
elle ne peut être conçue que d’une façon négative, comme
une opposition à l’opposition du moi et du non-moi. Le
1. Werke, I, 159-296.
2. Briefwechsel, lettre du 3 oct. 1801, p. 104.
108 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

fichtéisme est donc nécessairement entaché de subjecti-


visme !.
fl se donna aussi pour mission de défendre Schelling
contre une interprétation lourdement erronée de Rheïn-
hold? : Rheinhold ne voyait dans l’opposition des deux
philosophes qu’une tentative, chez Fichte, d'expliquer
l’objet par le sujet, et, chez Schelling, le sujet par l’ob-
jet. C'était méconnaitre singulièrement à quel point l’un
et l’autre restaient attachés au grand axiome criticiste:
pas de sujet sans objet, pas d'objet sans sujet. En réalité
le moi de Fichte, comme la nature de Schelling, étaient
des sujets-objets, tous deux images du sujet-objet ab-
solu.
C'était dans l’expression utilisée par Schelling dans la
préface à la Darstellung : Alles — Ich, interpréter le sym-
bole de l'identité en un sens purement formel, comme
une réduction analytique. Or, dans la réelle identité, la
réduction n’a pas lieu plutôt du côté du sujet que du pré-
dicat; c’est donc l'unité des deux qui est posée d’abord 3.
Au reste, dès cet écrit, si Hegel défend ardemment
Schelling, ce qu'il veut voir chez lui c’est moins une garan-
tie d'existence pour la Naturphilosophie qu'une méthode
nouvelle, celle qui repose véritablement sur l’intuition,
celle qui surmonte les oppositions, comme celle du sujet
et de l’objet, non plus en les limitant les unes par les au-
tres et en les totalisant, mais en les unissant dans un
principe supérieur.

$ IV. — La philosophie de la nature.

La philosophie de la nature reste dominante pendant

11220293
2. P. 273. Pour la polémique avec Reinhold, article de Schelling über
das absolute Identitätssystem und sein Verhäliniss zu der neuesten
(Rheinholdischen) Vernunft,1, v, 18.
8. Cf. l’exposition très claire de la pensée de Schelling, P. 250-256; 256-
267.
4. P. 172-178.
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. 109
cette période. Nous en avons indiqué les cadres. Les di-
verses expositions sont d'accord dans les lignes générales;
il y a cependant un assez grand nombre d'incertitudes de
détail, même sur des questions importantes.
D'abord on peut distinguer assez aisément deux pro-
blèmes : une espèce de cosmogonie, la construction du
corps céleste (Weltkürper), des lois qui président à ses
mouvements (les lois de Kepler) et de la série des corps
qui viennent de lui. Puis la construction des forces univer-
selles, la pesanteur, la lumière, l'organisme et toutes
celles qui en sont dérivées.
Quel est le rapport qu'il y a entre la cosmogonie, et la
physique proprement dite? Rien n’est moins net.
Dans la première Darstellung, \a cosmogonie ne joue
qu’un faible rôle. Elle intervient dans le courant de
l'exposition! comme une application à un cas particulier
de la loi générale d’individuation : L'univers, comme
toute unité corporelle, affirme son individualité par la
cohésion, et la connaissance des lois de La cohésion per-
met de trouver ses lois.
Dans le Bruno, sous l'influence du platonisme, la ques-
tion devient celle de l’incarnation de l’Idée, de l’imitation
de l’Idée dans l'être; il s’agit de ranger ces imitations
par ordre de ressemblance. Le plus semblable c'est le
Weltkôrper, qui, comme l’Idée, se suffit à lui-même, est
doué d’une durée qui lui est propre, et contient les
germes et les raisons de tout le développement chimique
et biologique de ses parties*. Dans les Fernere Darstel-
lungen et les Zusätze, la théorie de la structure du monde
est le couronnement de la première partie de la physique,
celle qui traite de la matière et de la pesanteur. Pourquoi
la matière se construit-elle en univers? La raison en est
dans la loi d'identité (dont la formule subjective est que
l'intuition doit être satisfaite). La matière est une unité
synthétique de termes opposés : cette totalité n’a pas de
1. I, 1v, p. 167-169.
2. I, 1v, 260; 266-279.
110 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

raison, si elle n’est composée en un système qui fait son


unité; le système du monde est donc l'identité absolue
transparaissant dans la matière!. Enfin dans le système
de Würzburg, cette théorie est le couronnement de la
physique toute entière ?.
Il y a entre la cosmogonie et la physique une dualité
frappante. Comment l’interpréter? I1 nous semble qu'il y
a là non pas deux parties complémentaires, mais bien
plutôt deux directions opposées dans la philosophie de La
nature.
La première, négligée dans l'Exposition, prend au con-
traire la première place dans le Bruno avec la théorie
des Idées; elle doit être considérée comme une survi-
vance de l’ancien système de l'Esquisse, dont l’in-
tuition fondamentale est la vision de l'univers comme
organisme. Elle va du tout aux parties, et du modèle à
son imitation la plus parfaite, ici de l’Idée, pleine et
complète en elle-même, au monde des astres qui dans la
nature sont des êtres indépendants ayant en eux-mêmes
le principe de leurs mouvements. Nous appelons cette
direction la direction intuitive parce qu’elle satisfait
avant tout au besoin de la vision totale et simultanée de
l'univers.
La seconde direction devient dominante à partir de 1800
dans la Déduction Universelle; elle conduit la pensée
du simple au complexe, des forces élémentaires de la
cohésion aux forces compliquées de l’organisme. Puisque
le système n’est complet, dans ce cas, que par l’épuise-
ment de la série des formes, qu’il n’est donc pas sus-
ceptible d’une intuition simultanée, nous appellerons
cette direction, la direction rationnelles.
Le système de l'identité devait être un équilibre entre
HAL iv 431; TL 11 174-177.
Del, iVI, 471.
3! Nous croyons cette opposition plus juste historiquement que celle que
Hartmann établit entre la nature-représentation au sens idéaliste qui est
la no et la nature au sens réaliste qui est la seconde (Schelling,
p. 140 sq.).
0 2 AUS
ND iobn AC: 4 5

LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. 111

le rationalisme abstrait et l'intuition; mais nous avons


déjà vu que le Bruno venait du besoin de l'intuition
concrète ; et la philosophie de la nature nous montre
ici l'impossibilité d’une fusion. L'univers de la cosmo-
gonie contient à l’état chaotique toutes les forces et tous
les êtres qui s'y développeront plus tard!. La physique
aurait pu consister et aurait été complète, si elle avait
consisté dans le débrouillement progressif de ce chaos?.
En réalité Schelling n’a pas suivi cette voie, et ce n’est
pas par différenciation ou division, c’est par composition
qu’il a préféré déterminer les formes de l’Identité absolue.
La cosmogonie n’est donc guère allée au delà de la dé-
duction des lois de Képler qu'il considère comme reflétant,
dans la nature, « le type complet de la Raïson et de la
vie des Idées° ».
C’est sans tenir compte de cette cosmogonie que nous
exposerons le système de la physique de l’Identité.
Le seul moyen de donner une consistance à cette expo-
sition est d’y faire bien voir que toute la pensée est
menée par les exigences de l’intuition, ce qui est souvent
quelque peu masqué par l’abstraction des termes, et la
forme artificiellement démonstrative dont use l’auteur.
La nature exprime la tendance de l'intuition fonda-
mentale à se perdre dans l’objet. Elle est idéale non
moins que réelle, mais l'idéal lui-même s’y fixe en objet.
Infléchissons l’intuition dans cette direction. Puis oublions
pour un moment l'identité absolue. Alors nous verrons,
dans cette intuition identique où subjectivité et objectivité
coïncident toujours, mais où toutes deux affectent la
forme de l’objet, l’objectivité tendre à s'épanouir à l’infini
dans l’espace; elle ne laisse pour ainsi dire aucun germe
1. Fern.Darst., I, 1V, 433.
2. P. 450.
3. P. 431-432; Schelling considère Newtonn on comme le continuateur de
Kepler, mais comme son adversaire; c’est l'empirisme anglais opposé au na-
turalisme intuitif allemand. Même idée dans l'ouvrage contemporain de
Hegel, De orbitis planetarum. Cf. sur cette question ©. Closs, Kepler und
Newton und das Problem der Gravitation in der kantischen, schelling-
schen und hegelschen Naturphilosophie, Heïidelberz, 1909.
1

112 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

non développé. Mais nous recevons comme un rappel à


l'ordre de l'intuition qui ne peut conserver son identité
qu’en rebondissant pour ainsi dire vers le point opposé,
en contractant en un point, dans la subjectivité et l'idéal,
ce qui s'était épanoui. Mais ce rebondissement, s’il va à
l'extrême de la contraction, n’est pas moins contraire à
l'identité: celle-ci ne se retrouve que dans le produit
identique de la contraction et de l'expansion, dans la
matière. La matière préexiste donc logiquement à l’ex-
pansion et à l'attraction, qui ne sont réelles qu’en elle, et
elle est ainsi la première totalité relative (ou somme
algébrique) des deux écarts de part et d’autre de l’in-
tuition!.
Cette courte théorie de la matière se complique beau-
coup jusqu'au Système. D'abord les représentations kan-
tiennes de forces attractive et répulsive sont abandonnées.
En outre Schelling y fait entrer la construction des
dimensions de l’espace, et toute La théorie de la cohésion
(qui, dans la Darstellung, dépend encore de celle du
processus dynamique et de la théorie de la lumière).
Voyons, aussi brièvement que possible ces explications :
L'intuition en tant que subjectivité idéale se perdrait
complètement dans l'être tout épanoui de l’espace, si
elle ne s’affirmait en tirant une ligne (première dimen-
sion) qui est sa seule façon d'affirmer son identité dans la
différence, l’extériorité infinie qu'est l'espace, de la
même façon que le géomètre détermine des contours
dans l’espace. C’est de la même façon que le temps fait
sortir les choses individuelles de leur néant. Le temps
qui est unilinéaire corréspond donc à la première di-
mension. Mais la ligne contient un excès de subjectivité
qui est nié dans la surface où l’indépendance de la ligne
vient se perdre. À son tour l'identité n'est sauvegardée
que dans le produit commun de la première dimension
et de la deuxième qui est la profondeur, non plus la pro-

1. I, 1v, 142-145; vi, 225.


<

LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. 113

fondeur purement passive de l’espace, mais une profon-


deur où sidentifient l’affirmé et l’affirmant : c’est la
matière impénétrable. (11 est probable que cette seconde
preuve, bien moins nette que la première, est introduite
pour trouver dans la construction de la matière le cor-
respondant de la construction de la cohésion et du
processus dynamique.)
Arrêtez ici le mouvement constructeur de l'intuition :
vous aurez alors la physique de la masse, la physique
mécaniste dont toutes les lois fondamentales (la loi de
l’inertie, et son complément que la seule cause du mou-
vement est le choc) sont aisément déduites analytique-
ment du concept de masse!.
Mais la poussée de l'intuition, qui ne permet pas d’arrêt,
est la meilleure ou la seule réfutation du mécanisme.
La matière comme masse est un corps sans âme; pour
préciser elle est totalité relative, somme algébrique,
indifférence : maïs on sait que le produit a son fondement
dans l'identité absolue (c’est-à-dire que l'équilibre entre
sujet et objet vient de ce que l'intuition fondamentale
doit être satisfaite). L'identité absolue doit donc s’exprimer
dans la masse matérielle, et elle s’exprime par la gravi-
tation universelle; celle-ci est la réintégration de toutes
les différences dans l'unité totale ?.
La pesanteur est l’âme de la matière ; les mouvements
qu'elle imprime à la masse ne viennent pas d’un choc,
mais de l’affinité de la masse pour la substance absolue.
L'identité absolue se présente maintenant sous forme
de la pesanteur. Les oscillations de l’intuition de part
et d'autre permettent de construire la totalité des corps.
Si j'infléchis l'intuition dans le sens de l’objectivité (qui
est aussi la pluralité et le multiple), la masse totale se
résoudra en corps particuliers dont le principe est la
cohésion ou solidité; de la même façon tout à l'heure,
l'intuition pour s’arracher à l'identité vide de l’espace y
1. I, vI, 242-249.
2. I, wi, 222-241.
SCHELLING. 8
118. QE a LA PHILOSOPHIE DeL'DENTITÉ.

traçait une lgne. Mais l’état code estur none Svrithsse As


et totalité :un point (sujet) s’est opposé un autre point
(objet), et ces deux opposés au lieu de fusionner (ce qui
dissoudrait la cohésion) forment les limites d’une droite
(cohésion linéaire) où dans une direction le sujet tend à
se perdre vers l’objet, tandis que dans l’autre, l’objet tend
à s'évanouir dans le sujet : entre les deux est un point
d’indifférence où le sujet est égal à l’objet.
L’intuition s’infléchit depuis l'identité de la pesanteur
universelle où tout est confondu jusqu’à l’état de cohésion
où l'individualité du corps est la plus entière. Entre les
deux l'identité absolue (pesanteur) se lie à tous les états
possibles de cohésion, qui s'expriment par la pesanteur
spécifique. Nous tenons ici un premier principe pour
classer les corps.
L'intuition, infléchie jusqu'à l’extrème individualité,
est forcée de rebondir à l'extrême opposé : on voit les in-
dividualités s’effacer en gravitant les unes vers les au-
tres;la cohésion relative (tendance à la cohésion entre
des corps distincts) qui unit les corps remplace la cohé-
sion absolue.
Mais l'intuition ne se repose que dans la totalité ou
somme algébrique de ces deux mouvements; elle voit
la cohésion absolue et la cohésion relative se dissou-
dre dans l’état fluide où aucun point n’est lié à un
autre !.
Après ces oscillations qui laissent comme trace le
monde des corps, revenons à la matière et à la pesan-
teur.
Dans le monde de l’objectivité qui est celui de la nature,
elles résultaient elles-mêmes d’une pesée de l'intuition
dans le sens de l’objectivité croissante. Mais l'intuition
risquerait de se fixer complètement dans son objet, donc
de perdre l'identité, si elle ne rejaillissait du côté subjec-
tif ou idéal. Il s’agit bien entendu, puisque nous som-

1. I, vr, 286-292,
Le 20 A) NT
LANES 2e Sa PLANS à SAT Out, Mu
TE RP | FE Jar
Feu
(

D
, + LA PHILOSObuIE DE LA NATURE. 1145

| mes toujours ha coté de la nature, d’un idéal affecté du


signe de la réalité, et toujours lié à l’espace. Mais l’intui-
tion qui s'était matérialisée dans la masse dégage son
identité.
Pour préciser la pensée de Schelling, expliquons ce
mouvement par un phénomène psychologique. L'objet
est une masse qui remplit une portion déterminée d’es-
pace; la perception visuelle décrit les contours de l’ob-
jet, et superpose en quelque sorte son propre dessin à
celui qui était réalisé par la masse, mais sans remplir
aucunement l’espace. Ce dessin reste idéal; il est dans
l'idéal ce que le plein de l’espace (Raumerfüllung) est
dans le réel.
Maintenant faisons de cette perception non pas nr.
chose de purement spirituel, mais quelque chose de réel,
sans qu’elle cesse, bien entendu, pour cela d’être idéale :
c'est-à-dire considérons en soi ce mouvement qui décrit.
De plus supposons qu’il recouvre non un objet unique,
mais la masse toute entière dans toutes ses dimensions.
C'est vers ce dessin idéal et total des choses que l’intui-
tion doit s'élever pour échapper au poids de la matéria-
lité. Or cette intuition qui dessine l’espace sans le remplir,
c’est la lumière qui, dans la nature, s'oppose à la gravi-
tation.
La pesanteur épaissit l’intuition en masse, la lumière
l'idéalise en actes immatériels, en mouvements sans
sujet matériel, mouvements dont elle est le principe.
Pour l’ensemble de la nature la lumière est l’âme dont la
la gravitation est le corps {.
La lumière, ce côté idéal ou seconde puissance dans la
construction de la nature, doit maintenant être prise,
d’une façon provisoire, comme identité absolue. En os-
cillant autour de ce point, l'intuition laissera comme
trace de son passage tous les phénomènes dynamiques
de la nature (magnétisme, électricité, phénomènes ch1-

1. I, 1v, p. 150-151; vi, 261-265.


RSR LAPS STARS NES
Ÿ : RES PA ARE. : +
7 ; a RE

116 à LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

miques) de même que dans ses oscillations autour de


la pesanteur elle avait construit tout le système du
corps.
Dans ce tracé idéal et comme simultané des choses
qu’est la lumière, l'intuition s’affirme d’abord objective.
Mais elle ne peut s’isoler, se particulariser, qu'en oppo-
sant, par son activité idéale, et en maintenant extérieures
et cependant unies l’une à l’autre la subjectivité et l’ob-
jectivité. Le produit de cette activité est la ligne ma-
gnétique, et cette activité elle-même qui épanouit en
quelque sorte en deux pôles extérieurs l’un à l’autre les
deux termes sujet et objet qui se confondaient. L’iden-
tité ne s’y affirme plus que dans cette opposition. Les
pôles n’ont pas égale valeur : l’un qui représente la sub-
jectivité est pour ainsi dire Le centre d’où jaillit la ligne
magnétique pour parvenir, par une expansion croissante,
jusqu’au pôle opposé, à partir duquel le mouvement est
ramené à son point de départ. Sur le trajet du mouve-
ment il y a un point unique où la contraction est en
équilibre avec l'expansion, c’est le point d’indifférence.
Le magnétisme dessine donc les formes (la forme étant
le résultat non d’un tracé continu analogue à celui du
géomètre, mais d’une sorte de détension et de décontrac-
tion d’un point où tout était violemment comprimé).
Donc, par le magnétisme, tous les points de l’espace sont
rejetés dynamiquement l’un en dehors de l’autre.
Mais il est bien entendu que, dans la ligne magnéti-
que, les deux pôles et le point d’indifférence n'ont de
sens que relativement : la ligne magnétique est indéfini-
ment divisible; ce qui veut dire que si on en prend une
portion quelconque, une extrémité de cette portion sera
pôle positif et l’autre pôle négatif. Ainsi seulement sera
possible l’universelle expansion ou extériorisation des
points les uns en dehors des autres !.
Mais l'intuition ne retrouve son compte que si cette

1. I, 1v, 152-154.
LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE. : 4117

différence est niée. L'unité (ou identité du magnétisme)


n'a lieu qu'entre des corps homogènes. (Chaque portion
de la ligne magnétique est homogène au tout). L’hété-
rogénéité des corps n’est donc pas niée, mais affirmée
dans le magnétisme.
Infléchissons l'intuition en sens inverse; au lieu d’avoir
le mouvement qui lie l’homogène à l’homogène, en le
distinguant de l’hétérogène, nous aurons celui qui trans-
forme l’hétérogène en homogène. Cette activité est l’é-
lectricité.
On sait que l’hétérogénéité des corps dépend de leur
degré de cohésion. La propriété fondamentale de l’élec-
tricité est d'établir entre Les corps de qualité (ou cohésion)
différente un équilibre tel qu'après le processus la co-
hésion des deux corps soit égale : dans le plus cohé-
rent (ou le plus contracté) il y a une diminution de co-
hésion équivalente à la diminution d’expansion; il semble
que la contraction et l’expansion passent réciproquement
de l’un à l’autre; au lieu de s'opposer, comme dans le
magnétisme, elles se nient réciproquement. Dans le con-
. tact subit, les différences de cohésion disparaissent, et les
deux corps n’en forment plus qu’un seul; mais si vous
les séparez, leur différence de cohésion est à nouveau
posée, et par suite se produit l’activité électrique qui
rétablit l'identité; l'intuition de l'identité s'affirme exté-
rieurement par la lumière (étincelle électrique) {.
Le magnétisme et l'électricité sont deux écarts opposés
l'un à l’autre de l'identité absolue; l’un fait épanouir
l'être en termes opposés; l’autre réduit les oppositions.
L'identité absolue contraint l’intuition à faire la somme
algébrique ou totalité de ces deux écarts : c’est ce qui a
lieu par le processus chimique ?.
Le processus dynamique tendait vers l’identité absolue;
les deux pôles de l’aimant cherchaient à se rejoindre”;

1. I, 1v, 157-161.
2% P182°
3.1P. 181.
i

118 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

mais la solidité empêchait les deux pôles de s'unir; les


corps électrisés changeaient mutuellement leurs degrés de
cohésion, mais ils restaient extérieurs l’un à l’autre.
Le processus chimique entre deux corps d'électricité
contraire a pour résultat essentiel de faire cesser la dif-
férence sur laquelle repose l'électricité. Son mécanisme
consiste essentiellement à faire cesser les différences de
cohésion par l'intermédiaire d’un troisième corps indif-
férent aux deux premiers. Le schème du processus chi-
mique est la pile de Volta où deux corps solides en con-
tact avec l’eau reprennent leur équilibre en s’oxydant ou
en se désoxydant!.
Revenons maintenant à l'opposition primitive d’où dé-
rive, dans la nature, le jeu de toutes les autres opposi-
tions, celle de la pesanteur et de la lumière. Car tout
processus naturel n’est que la lutte de la lumière contre
la pesanteur, lutte qui se termine par le processus chi-
mique « dévorateur » de la combustion.
L'intuition qui à oscillé de l’ètre de la pesanteur
jusqu’à l’activité de la lumière n’est possible qu'à condi-
tion de se reposer dans la somme algébrique ou totalité,
dans cette région de la nature où être et activité se pé-
nétreront. Dans cette intuition plus compréhensive, les
deux termes opposés n’ont plus qu’une existence idéale;
leur réalité n’est plus que celle d’attributs de l'identité
absolue?. Cette région est celle de l’organisme qui
exprime ainsi à son plus haut degré l’identité du réel et
de l’idéal?.

$ V. — Philosophie de l'Esprit.

L'intuition s’est écartée de l’identité dans le sens de


l’objectivité pour construire la nature. Cette inflexion doit
être compensée par une autre, égale et de sens contraire
1. P. 183; 338.
2. P. 208.
3. P. 204-216.
PHILOSOPHIE DE L'ESPRIT. 119

vers la subjectivité. Mais l'intuition, saturée de subjecti-


vité, reproduira, dans l'idéal, toutes les déterminations :
objectives.
La forme du système eût exigé qu'il fût complété ou
équilibré par une philosophie de l'esprit qui contient les
théories de la Morale, de l’Art et de la Religion!. Cette
philosophie n’est pas traitée dans la première Darstellung?;
quelques points en sont abordés dans le Bruno (291-305);
son plan est brièvement indiqué avec celui de la philo-
sophie de la nature dans les Fernere Darstellungen; en
revanche de longues séries de leçons sont consacrées à la
philosophie de l’Art. Si, d'autre part, la philosophie de
l'esprit est longuement traitée dans les leçons de Würz-
burg, c’est à la suite et sous l’inspiration de l’article Phi-
losophie und Religion, qui indique une direction toute
nouvelle. Schelling n’a-t-il pas eu le temps d'écrire cette
philosophie, ou son système de l'identité ne la comportait-
il véritablement pas?
En prenant le monde idéal comme un point d’équi-
libre stable, l'intuition sans sortir de ses limites s’inflé-
chira d’abord dans le sens de l’objectivité. Elle s’épa-
nouira en donnant à l’idéalité une forme. Cette idéalité
objective est le savoir.
Mais cette impulsion vers l'objectif et le fini, cet épa-
nouissement sont immédiatement contrebalancés par une
contraction, un excès de subjectivité, d’idéalité. L’intuition
devient alors le côté subjectif par excellence du monde
de l'esprit, l’action.
Cette opposition se détruit dans la totalité ou syn-
thèse qui les contient. Cette activité où l’idéalité de l’ac-
tion se combine avec l’objectivité du savoir, c’est l’art.
Telles sont les trois « puissances » du monde idéal,
correspondant respectivement à la pesanteur, à la lumière
et à l'organisme”.

1. Darst., I, 1v, 212, n. 1.


2. Note de la fin.
3. Fern. Darst., I, 1v, 418-423.
120 LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

En chacune de ces puissances prise comme point de


départ se reproduisent à nouveau les mouvements d'écart
de l'intuition. Par rapport au savoir, un surcroît d'objec-
tivité construit l'intuition en un sens restreint, l'intuition,
comme connaissance immédiate du fini, mais elle est re-
jetée dans la subjectivité par la pensée, tandis que dans
la raison se construit l'identité des deux. À nouveau,
le Bruno indique, mais d’une façon singulièrement équi-
voque et insuffisante, comment l'intuition penche d’un
côté vers la sensation proprement dite, et de l’autre vers
l’unité de la conscience, en trouvant enfin son repos et
son identité dans la transparence et l’évidence ;— com-
ment la pensée prend dans le concept un aspect fini,
objectif et limité, se trouve rejeté à l'infini dans le juge-
ment, et retrouve son identité dans le raisonnement —
(la division du premier moment, le concept, contient une
ébauche d’une déduction des catégories); — comment enfin
la raison s’épanouit dans l’espace, se contracte dans le
temps, et arrive à l'équilibre dans l’éternel!.
Quant à la seconde puissance, celle de l’action, nulle part
jusqu’en 1806, dans les lecons de Würzhburg, Schelling
n’en a tenté de construction?.
Au contraire, comme nous allons le voir, il s'occupe
dans le détail de l’art.
Il semble donc que l'intuition perdue dans l’objectivité
de la nature n’a plus l'énergie de revenir sur elle-même,
de se saturer de spiritualité.
Or cette absence d’une philosophie des puissances
idéales est un fait extrêmement important. En effet le sys-
tème de l'identité privé de ce complément est nécessai-
rement destiné à la faillite. Si immobile que paraisse être
l'intuition de l'identité absolue, il y a en elle du début à
la fin du système comme un passage de l’abstrait au

1. Bruno, 291-301; cf. Philos. d. Kunst, v, p. 380-383.


2. Le principe exprimé dans la Methode des Études académiques que
la philosophie de l’action se construit comme celle de la nature, est resté
sans application,
"= a AE PETERe xra) "x

MÉTHODE DES ÉTUDES ACADÉMIQUES. 124

concret : posée abstraitement au début, elle se retrouve


finalement comme identité de la nature et de l'Esprit. Si
on en reste à la philosophie de la nature, on sera porté à
accentuer le caractère impersonnel, objectif de l'intuition;
le côté idéal et personnel, au lieu d’être l'équilibre à la
nature, désignera par excellence ce qui s’écarte de l’iden-
tité absolue qui, elle, sera confondue avec la nature. Par
là commencera un nouveau développement de la pensée
de Schelling.
D'autre part l'absence de cet élément a sa-raison dans
le fond même de la pensée de Schelling. Toute philosophie
concernant les activités humaines repose en effet sur une
hiérarchie de valeurs, qui donne à chacune une place Fee
lativementà l’ensemble, ou relativement à une fin jugé
supérieure. Soistion à une fin, relativisme ds
moyens, tel est le principe. Or toute la philosophie de
Schelling prend pour tâche de montrer que la relation est
chose accidentelle, que chaque activité, comme le savoir,
l’action pratique, l’art, est en soi l’absolu lui-même, et
trouve en elle-même sa loi; bien que sous une forme
particulière, l'absolu y est présent indivisé. Il n’y a dans
la vie idéale aucune activité subordonnée. On en voit
aisément les conséquences pratiques! : s'agit-il par
exemple de la question qui lui tenait particulièrement à
cœur, l’organisation de l’université allemande : cette
question nous paraît dépendre des rapports de la science
avec les autres activités, en premier lieu avec l’action
pratique, rapports qui doivent lui assigner sa place; en
second lieu de la place de l’université dans l’État. Or
faites-vous d’abord de la science un moyen pour l’action,
l’action « qui estle mot du jour, le mot du fichtéisme »,
vous rabaissez à la fois le savoir et l’action; la science
n’est légitimée que par sa fin pratique; la valeur de la
géométrie par exemple n’est pas dans sa pure évidence,

1. Schelling, à cette époque, a traité les questions pratiques dans : Vor-


lesungen über die Methode des akademischen Sludiums, 1803, I, v, 207-
352.
RUE
? 0 +
ve

1225244 =! LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ. | ï

mais dans ses applications à l’arpentage ou à l’architec-


ture. Inversement vous enlevez à l’action son autonomie;
elle doit se guider non par ses lois propres, mais par
des concepts empruntés d’ailleurs. La seconde question
est celle du rapport des universités à l'État:l’Université,
pense-t-on habituellement, est une institution d’ État, qui
doit la subordonner à ses fins et exiger d’elle qu’elle
lui forme de bons serviteurs. Or ce rapport fausse entiè-
rement son rôle; c’est l’Université qui doit exiger de
l'État le droit d’être ce qu’elle doit, c’est-à-dire un ins-
titut purement scientifique qui donne une forme réelle à
l’organisation idéale des sciences",
D'une façon générale, le point de vue spéculatif doit
supprimer toutes les oppositions, parce qu’une opposition
suppose un rapport entre des termes extérieurs l’un à
l’autre, et qu'il ne peut y avoir réellement de pareils
rapports?.
Par exemple il n'ya pas d'opposition entre la philoso-
phie pratique et la philosophie théorique : cesont eneffet
les Idées spéculatives qui peuvent donner à l’action une
valeur morale, et la construction de la théorie morale est
aussi indépendante et complète que celle de la philosophie
de la nature*.
Une des plus grosses questions pratiques était celle du
rapport de la philosophie aux sciences positives; et il ne
s’agit pas seulement de leurs relations internes, mais de
l’organisation extérieure des facultés. Quel rapport entre
la philosophie d’une part, la théologie, le droit, la méde-
cine de l’autre? Mais d’abord la philosophie n’entrera ex-
térieurement en conflit avec aucune des sciences posi-
tives, si elleest seulement l’esprit qui les anime etles unit,
s’il n’y a donc pas de faculté de philosophie“. Ces sciences
dans leur ensemble ne font que réaliser à des points de

1. P. 223-239.
2. Cf. p. 276-277 : « aüsseren Gegensatz ».
3. P.276-277.
4. P. 284.
PO TA

_ MÉTHODES DES ÉTUDES ACADÉMIQUES. 123


vue qui se complètent l’esprit philosophique, en lui-même
purement idéal. Quant à l'opposition interne, elle n’existe
qu’autant que vousrefusez de voir le mème absolu indivisé,
présent dans toutes Les sciences : la philosophie ne s’op-
pose à l’histoire qu’autant que « l’histoire estconçuecomme
une série d'événements accidentels ou comme une néces-
sité seulement empirique! ». L'histoire s’oppose à la phy-
sique comme la liberté à la nécessité empirique ?.
La jurisprudence n’est pas philosophique pour vouloir se àTON
RM
25
rapporter seulement à l'usage. Dans la physique aussi
l'empirisme prenant l'être tout à fait indépendamment de
sa signification idéale, dans sa fixité, est en opposition
avec la philosophie. Tous ces conflits viennent de ce que
l’on prend pour réels des caractères tout à fait apparents.
Le fond de l’histoire c’est « l’ordre éternel » des choses, la
providence; la physique fait voir dans la réalité ce même
ordre dont l’histoire saisit le côté idéal : comme la phy-
sique et l’histoire, c’est dans l’absolu que la jurispru-
dence construit l’idée de l’État. Toutes ces sciences ont le
même droit à être, et gardent une vie indépendante, dès
que nous les considérons dans ce qui les unit, l'identité
absolue, dont elles épuisent progressivement tous les as-
pects.
Cette espèce de libéralisme ou pacifisme spéculatif”,
fondé sur la prétention de chaque activité à représenter
également l'absolu, aboutit à traiter chacune d'elles
comme si elle était tout à fait isolée des autres, à n’y voir
qu’un développement immanent, en un mot à la consi-
dérer comme une parfaite œuvre d'art se suffisant à,
elle-même.

. P. 291-292.
. P. 306.
P. 315.
NE 919:
mm
ND
Lo
OR.1D:270.
CHAPITRE V

LA PHILOSOPHIE DE L'ART !.

Le point de vue de la Philosophie de l’art est quelque chose


de tout nouveau. L’essence d’un être ne peut se com-
prendre que par la totalité de ses formes; appliquez ce
principe à l’art : n'est-ce pas là le début d’une esthéti-
que concrète et tout à fait moderne? L'art n’est en lui-
même qu'une abstraction vide; on ne peut le définir in-
dépendamment de sa matière, de ses aspects, de la
connaissance de ses diverses espèces. L’art n’est pas un
élément abstrait subsistant, identique à lui-même, à tra-
vers les formes accidentelles qu’il revêt dans la musique
ou dans la poésie : c’est un principe vivant qui se trans-
forme ou plutôt se métamorphose, et ce n’est que dans
ces métamorphoses successives qu’il est permis de l’étu-
dier. — Maïs, dira-t-on, la tâche est infinie, le total n’est
jamais donné; la totalité ne devient pas une unité, à cause
de la prodigieuse fécondité de l'invention artistique dont
vous ne pouvez ni saisir, dans leur ensemble, les mé-
tamorphoses passées, ni prévoir les destinées futures :
pour vouloir atteindre l’art dans sa totalité, vous perdez
de vue son unité et la philosophie de l’art devient critique
d'art. — On sait combien cette espèce d’atomisme est in-
supportable à Schelling : il vient ici de ce qu'on partage
en quelque sorte l’activité artistique; or cette activité ne

1. Philosophie der Kunst, I, v, p. 357-736, manuscrit ayant servi aux


cours d’Iéna (1802-1803) et de Würzburg (1804-1805). |
EX LES INFLUENCES. L EPA à
dissémine pas; elle se rencontre tout entière, indivisée
dans chaque forme particulière que prend l’œuvre d'art;
la totalité n'est pas la somme des œuvres d'art; elle est
tout entière en chaque œuvre; et chaque espèce d'art est
le reflet de l’art tout entier. — Mais n’en revenons-nous
pas ainsi à définir l’art par son essence et indépendam-
ment de ses formes? — Nullement, car si vous considérez
les formes de l’art indépendamment de l'essence qu’elles
contiennent, elles se manifestent elles-mêmes comme in-
complètes et elles rejettent l'esprit vers d’autres formes
quidoivent les compléter jusqu’à l’unité totale; de même
que dans la peinture le dessin doït se compléter par
le clair-obscur et le coloris, de même l'épopée antique
exige, pour l’achèvement de l’art, une épopée moderne
encore à venir!.

$ 1. — Les Influences.

La philosophie de l'Art, pas plus que celle de la nature,


n’a la prétention d’être indépendante de toute expé-
rience; il s’agit de construire l’art tel qu'il est donné à
l'intuition : le donné et le concept doivent coïncider sans
que, pour autant, le donné soit éliminé?.
Il est donc indispensable de chercher dans quelles con-
ditions s’est formé le goût de Schelling, et il nous avertit
lui-même des études préliminaires qu’il a été amené à
faire soit pour compléter son expérience par la visite des
musées (particulièrement la galerie de Dresde) ou les en-
quêtes auprès des artistes, soit pour augmenter ses connals-
sances historiques$. Du reste, il pense peu de bien de l’art
de son temps, art d’épigones où limitation réfléchie se
1. Comme le montre Hoffmann (38-42) contre K. Fischer, ce point de vue
n'est plus le même que celui de l'Idéalisme. L'art n'est plus un moment, le
dernier de l'histoire du moi; il est une expression directe de l’Absolu, et
il est lui-même un univers.
2. P. 358.
3. P. 363; p. 539.
296 NE SA LA PHILOSOPHIE DE L'ART. | à.

substitue à l'intuition spontanée! ;et il n’a vu en effet dans


cet art que le côté le plus banal, limitation de l’art antique.
Pour d’autres motifs, parce que ses théories l’amènent,
nous le verrons, à croire que l’évolution de l’art moderne
ne s’achèvera pas avant longtemps, c’est surtout les
œuvres d'art du passé qu'il prend pour types achevés.
Son éducation artistique limitée de ce côté ne s'étend
pas davantage à toutes les espèces d’art. Il les groupe en
trois espèces : la musique, les arts plastiques, la poésie.
Or sa culture musicale est nulle ou à peu près : il ne pa-
raît, non plus qu'aucun écrivain de son cercle?, connaître
Bach ni Mozart, ni pressentir de loin le rôle prodigieux
qu'a eu la musique dans la notion de l’art moderne;
il ne connaît la musique qu’à travers ses historiens et
théoriciens, et encore cite-t-il comme l’œuvre la plus
actuelle en cette matière le Dictionnaire de Musique de J.-J.
Rousseau dont 1l adopte les vues sur la musique ancienne à.
Dans les arts plastiques, toutes ses théories sont domi-
nées par l'admiration enthousiaste, exclusive de la pein-
ture italienne de la Renaissance : il admire en Michel-
Ange le dessinateur, dans le Titien le coloriste, dans le
« divin » Corrège l'artiste du clair-obscur (Léonard de
Vinci n’est que son précurseur), enfin, en Raphaël, celui
qui a réuni tous les autres ; il connaît la peinture hollan-
daise, mais il en méprise fort La platitude d'inspiration (il
ignore Rembrandt, et Rubens ne l’a intéressé que comme
peintre allégorique) # ; toute l’excuse de la peinture
d’Holbeiïn est qu’elle aurait pu, si les circonstances eussent
été favorables, se développer dans le sens de la peinture
italienne. Pour l'architecture, il n'ignore pas l’architec-
ture gothique; mais il lui a une origine allemande,
et son goût le porte à une admiration presque exclusive

1. P. 360-361.
2. Sauf peut-être Novalis.
SE. 497.
4. Contre leur technique, p. 526-527, et leur inspiration, p. 542-543.
5. P. 548.
6. Il la définit d'après la cathédrale de Strasbourg, p. 583 sq.
NE)
RS UT Des mluences. NA 107
u temple grec à colonne et à fronton, et le seul théori-
cien qu’il aime à citer est Vitruve. Pour la sculpture, il
ne veut connaître que la sculpture grecque.
En matière littéraire, ses préférences, qui ne sont que le
reflet de celles de son entourage, vont aux œuvres d’un
caractère épique (ou auxquelles il prête ndûment ce carac- ni À

tère), des œuvres où se résument tout l'esprit, toute la civi-


lisation d’un temps. Au fond, toutes ses vues sont dominées
par le culte d'Homère, le poète synthétique par excellence
où se réfléchit, sous forme mythologique, toute la pensée
d’une époque; et l’histoire de la poésie s’écoule entre
l’'Homère du passé d’où s’est en quelque sorte détachée et
épanouie toute la poésie antique et l’'Homère du futur où
viendra, à une époque éloignée, se reconcentrer l’art mo-
derne, et dont les œuvres modernes actuelles ne sont que
des ébauches!. Malgré les théories que nous verrons plus
loin, c’est à la mesure de l’épopée homérique qu'il juge
tous les autres genres littéraires; à cause d'elle, il criti-
que Virgile et ses deux successeurs modernes, Milton et
Klopstock. Le roman de Cervantès ou de Gæthe lui paraît
plus près d'Homère; et le drame moderne qu'il apprécie,
c'est le drame en quelque façon épique, de Calderon
et de Shakespeare. — Mais l’œuvre d’art moderne par
excellence, celle où s’ébauche l'Homère futur, c'est la
Divine Comédie du Dante?.
Telles sont les extraordinaires lacunes de cette culture
esthétique, et l’étroïtesse de ce goût. Il y a plus : toutes
les œuvres artistiques et littéraires qu'il a estimées sont
des œuvres surchargées de commentaires et d’interpré-
tations. Il faut, pour les sentir dans leur fraîcheur pre-
mière, à la fois une philologie historique, et une sensibi-
lité exercée en quelque sorte à l'inédit et à l'originalité.
Cette seconde condition n’est possible qu'à une époque
où l’artest chose vivante (que de merveilles les impression-

1. Cf. p. 417-442. Ë ;
9. Il lit Dante avec Caroline, et en essaye une traduction. Haym, Die
rom. Sch. (p. 535).
128 LA PHILOSOPHIE DE L'ART. 5
nistes nous ont fait découvrir chez Rubens, par exemple);
or, sauf l’art musical qu’il ne connaît pas, et la poésie, on
peut dire qu’à l’époque de Schelling l’art n'était que
passé mort ou espoir d’avenir!. C’est ce qu'il ne faut pas
oublier, lorsqu'on ramène tout le système de Schelling à
cette époque à une contemplation esthétique du monde,
et encore moins lorsque l’on parle en particulier de sa
philosophie de l’art.
Car, entre Schelling et ces œuvres d’art, s’interposent
des théories philologiques et esthétiques qu’il amalgame
avec ses propres idées. Schelling reconnait qu'avant sa
propre philosophie de l’art, il y a eu quelques bonnes
tentatives en ce sens, mais isoléeset sans lien?. Ses
leçons renferment souvent des citations presque tex-
tuelles; mais l’édition qu’en donnent les œuvres com-
plètes, où les renvois sont si rares, ne facilite pas la
tâche à qui veut retrouver tous ceux dont il s’est servi :
c’est pourtant ce qu’il faut faire si l’on veut apprécier
ce qu'il y a d’original dans sa pensée.
On peut dire que c’est aux romantiques, aux frères
Schlegel en particulier, qu’il a emprunté toute la partie
historique et philologique, et aussi bien des vues d’en-
semble sur la nature et l’évolution de l’art. De là toutes
les incertitudes de cette philosophie : ceux-ci avaient
déjà la prétention d'unir à la philosophie la critique
littéraire ;ils restent cependant avant tout des critiques,
et les théories qu'ils construisent à propos de groupes
de faits particuliers, qu’ils étudient en historiens, par
exemple à propos de la poésie grecque, sont faites pour
cadrer avec ces données. Par exemple, l'existence d’une
mythologie comme condition essentielle de l’art, n’a
rien de choquant, si on l’applique seulement comme
le font les frères Schlegel à la poésieet aux arts plastiques.
Or, Schelling veut étendre ce principe et l’applique à

1. Les peintres allemands subissent l'influence du critique d'art Winckel-


mann; le plus célèbre d’entre eux est Mengs, un imitateur du Corrège.
D'4P 1362.
PCNS ME

WINCKELMANN. 129

tous Les arts; la mythologie est la condition essentielle de


_ tout art. Il est pourtant évident qu'appliqué à la musique
ou à la peinture comme telle, ou à la poésie lyrique, le
principe n'a plus aucun sens; et, en fait, de ce principe
prétendu universel, l’auteur ne montre l’application que
dans des cas très particuliers.
Qu’a-t-il emprunté à chacun? À Winckelmann d’abord,
« le père de toute science de l’art dont les vues sont
maintenantencore, et resteront toujours les plus élevées! »?
Cet historien de l’art antique, mort. en 1768, est traité
par les romantiques comme un précurseur de génie, un
solitaire avant-coureur? dont ils aiment à opposer l’in-
tuition vivante à la sécheresse de Lessing. Le mouvement
issu de Winckelmann est, en quelque façon, une seconde
Renaissance de l'antiquité ;pour la seconde fois, après
la période incertaine du xvnr siècle et du xvin° siècle fran-
chementmodernisant, on retourne aux modèles antiques.
Mais cette renaissance, très savante et très réfléchie, est
fondée sur un effort d'interprétation historique de l’an-
tiquité. Winckelmann avait lui-même conscience d’être
un chef d'école, et croyait déjà, en bon romantique et
tout comme Schelling le croit encore, que la critique
d'art pouvait créer ou du moins inspirer les artistes :
« Tâchons, dit-il, de discuter ces objets intéressants de
manière qu'ils ne servent pas seulement de nourriture
au savoir, mais aussi de maxime à la pratique. L’examen
de l’art chez les Grecs doit nous servir de règles pour
juger et pour opérer. » Quelque médiocre qu'ait été
l’art pseudo-grec éclos de pareilles théories, lui-même
eut, de l’art grec, une vision entièrement personnelle et
précise, une aussi, qui eut une considérable influence
sur toute la critique romantique et sur Schelling en par-
ticulier.

AP 2507.
2. Comp. le discours über das Verhültniss der bildenden Künste zu der
Natur, I, vit, p. 295. r .
3. Histoire de l’Art chez les Anciens, Liv. IV, ch. 11,2 20.
SCHELLING. 9
UE PNR CAO 1
ALU DER Er MELAn A LT AU

130 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

Il voit surtout, dans l’art grec, ‘je sculpture ! etFans la


sculpture, le sujet mythologique; l'artiste grec ne repré-
sente ni des scènes historiques, ni des scènes de genre,
mais seulement le peuple des dieux et des héros. Ainsi
il rattachaït toute la plastique grecque à l’épopée homé-
rique, qui est, selon lui, source exclusive d’inspiration
des sculpteurs. L'œuvre d'art a deux éléments, la beauté
et l'expression ; la beauté, c’est surtout l’extrême simpli-
cité d'exécution; c’est aussi l’indétermination ou l’im-
personnalité, l'absence de tout caractère particulier ; un
mouvement de l’âme, une passion, exprimée, détruirait
la beauté ; elle doit être, d’après un passage cité par Schel-
ling, comme « l’eau la plus limpide puisée à une source
pure, laquelle est d'autant plus salubre qu'elle a moins
de goût ? ». L'expression de la passion, le jeu de la phy-
sionomie s'ajoutent donc à la beauté; mais chez les ar-
tistes grecs, la beauté est le principal objet, auquel se
subordonne l'expression. Le Laocoon en est l’exemple si-
gnificatif.
Par ces opinions (qui peut-être sont aujourd’hui de-
venues des préjugés encore à déraciner), Winckelmann
crée l’opposition, dont vivra le romantisme, entre le pa-
ganisme et le christianisme. Lui-même avait l’ « âme
païenne », en ce sens un peu convenu, et il avait une in-
différence religieuse, dont Gœæthe se plaisait à voir le signe
jusque dans sa conversion au catholicisme. C’est à ce
« païen » que les « chrétiens » romantiques à la facon
de Schelling ont emprunté pour une bonne part l’oppo-
siion de l'antiquité et des temps modernes; les temps
modernes c’est l'antiquité sens dessus dessous, la croix
symbole de divinité, toutes les vertus féminines, l’amour,
l'humilité aubeliiuses aux vertus masculines de Hope
et de la bravoure #.
1. Aussi pense-t-il que le principal objet de l’art c’est l'homme; ibid., I,

51 Ibid., 1v, 2, 20.


3. Œuvres de Gæthe, ed. Meyer, vol. 27.
4. Cf. Phil. d. Kunst, p. 4245.
OR STE2e en EE ST QU NONEee US on SE ETEE
AS ROLL PR er 7 tent DE
sv ve

va LES SCHLEGEL. 131

Mais ce qui rapprochait surtout Schelling de lui, c’est


le sens qu’il avait de l’organique en art; non seulement
il concevait l’art grec, dans l’ensemble de son histoire,
comme un organisme vivant, mais surtout il cherchait à
faire voir cette unité dans chaque œuvre d'art; dans
une œuvre, chaque partie exprime le tout, et un érudit
expérimenté peut deviner, d’après un fragment, ce qu'é-
tait une statue, ou retrouver par exemple dans un torse
d’'Hercule l'expression de toutes les vertus du héros !.
Enfin, et c’est encore là du romantisme, l’œuvre d’art
est significative d’une idée; elle est une allégorie, ou un
système d’allégories ; on verra comment Schelling a ap-
profondi cette idée; s’il en reconnait l’origine chez
Winckelmann ?, son principal reproche est qu'il n’a pas
montré suffisamment le lien substantiel entre l’idée et
sa matière.
Il y a un monde, un univers de l’art, et toute la phi-
losophie de l’art consiste à construire cet univers, comme
la philosophie de la nature construit la nature. Ce
monde est aussi indépendant de la personnalité du moi
que la nature.
L’ « univers poétique » est la métaphore courante des
romantiques, et sans doute le postulat de leur critique
qui consiste à découvrir dans les œuvres d’art le déve-
loppement de cet organisme unique. « Chacun a sa
poésie, dit F. Schlegel, mais elle ne peut être que limi-
tée : aussi l’homme sort de lui-même, pour se retrouver
toujours à nouveau, pour chercher et trouver le com-
plément de son être le plus intime dans la profondeur
d’un être étranger? ». Homère est le chaos, le fluide, « le
germe, à partir duquel s’organisa le monde de la poésie
antique # ». « Tous les jeux sacrés de l’art ne sont que
des imitations lointaines du jeu infini du monde, de

1. P. 607. |
2. Cf.l'Essai sur l’Allégorie. 4 }
3. Gespräch über Poësie, Athenäum, 1800, edit. Minor, p. 339, 34.
4. P. 343,41.
: 2 OT AE + ‘ ù À ce à
i > : “it a
RC (PE

132 © LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

l’œuvre d’art qui se crée éternellement !. » Les œuvres


d'art ne s'ajoutent pas les unes aux autres, mais s’im-
pliquent ou se complètent les unes les autres.
Ce principe organique devait permettre de réaliser le
rêve le plus cher de la critique romantique, la « cons-
truction historique ? » de l’art.
Cependant, il fallait bien reconnaître que l’on ne trou-
vait pas dans l’art moderne, tel qu’il se présente en fait,
cette belle unité d'inspiration : il ne pouvait non plus être
question d'adopter les vues exclusives de Winckelmann et
de revenir purement et simplement à l’art païen. C’est donc
pour sauver leur théorie de l’univers artistique qui leur
tenait tant à cœur que les romantiques ont recours aux trois
principes suivants, qui dominent la Philosophie de l'Art :
1° l’histoire de l’art, suivant la conception de Winckelmann,
nous montre cette unité parfaitement réalisée dans l’art
antique : la mythologie, avec Homère qui en est l’inven-
teur, est (ainsi que le démontre Schlegel pour la poésie)
l'unique inspiratrice de cet art; 2° l’art moderne tend
vers la création d’une mythologie qui doit lui donner son
unité; 3° l’art moderne complète nécessairement l’art
antique ÿ.
C’est surtout la deuxième idée que développe F. Schle-
gel dans la Rede über die Mythologie #. « Mythologie et
Poésie sont une seule et même chose; tout l’essentiel
par où la poésie moderne le cède à l’antique se résume
en ce mot : nous n'avons pas de mythologie. » Mais
peut-on créer une mythologie artificiellement? n'est-ce
pas un produit libre et spontané de l'imagination?
L'ancienne mythologie venait d’une imagination juvé-
nile; la nouvelle doit sortir « de la plus profonde pro-
fondeur de l'esprit ». Or ceci est possible grâce à la con-
templation poétique de la nature qu’a introduite la phi-

1. P. 364, 32.
2. P. 344.
3. P. 391-451.
4. De 1800
; ed. Minor, II, 357.
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LES SCHLEGEL. 133

losophie de la nature de Schelling ; la nature est devenue


à nouveau poétique, et Les forces qui l’animent vivantes
et divines. Schelling n’a fait que reprendre en les précisant
les idées de ce discours dans ses lecons sur la matière
de l’art.
Autre problème pour les partisans de l « univers artis-
tique »; cet univers est indépendant du moi, et il est indé-
pendant de la nature. Sur le premier point, les critiques
que Schelling avait adressées à la théorie fichtéenne de la
nature se retrouvent entières; l’art est bien une manifes-
tation idéale de l’absolu; mais de moins en moins l’idéa-
lité se confond avec la simple subjectivité : c’est la phi-
losophie de l’art qui prépare, sur ce point, le revirement
complet de Philosophie und Religion. L’art antique est
impersonnel (Winckelmann) ; Homère, le conteur épi-
que, reste impassible au milieu du flot des événements
qu'il raconte; et Gœthe contemple le monde à la façon
d’un dieu olympien. Suivant A. W. Schlegel, le mélange
de nos habitudes, de nos qualités ou défauts personnels,
donne à l’œuvre d’art cet aspect particulier qu’on nomme
la manière. La « vertu artistique » consiste à savoir se
dépouiller de son individualité. Mais il faut bien l’enten-
dre; l’œuvre d’art sans individualité n’est pas moins
mais plus que l’œuvre maniérée. Le dépouillement de
l’individualité n’est pas la perte d’une qualité positive;
Selle ne se produit en effet que par une sorte de dilata-
tion de personnalité ;la personne elle-même devient un
contenant, ou plutôt un reflet de l’universel, sous un
point de vue spécial. Le romantisme, fidèle aux sugges-
tions de Spinoza, ne veut nier la valeur de l’individualité
en un sens que parce qu'il affirme en un autre sa valeur
infinie : elle n’est frappée de stérilité que si elle s’isole
et veut s'affirmer indépendante; elle retrouve sa fécondité
et son indépendance si elle se rattache à son principe
éternel. L'expression de cette exaltation de la personne,
qui est l'originalité véritable, est le style. C'est cette op-
position du style et de la manière que Schelling a pris
134 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

chez A. W. Schlegel, en la débarrassant seulement des


quelques éléments fichtéens qu’elle contenait. Chez
Schlegel en effet la transformation de la manière en
style se fait par « une transformation de l’inévitable
limitation individuelle en limitation librement acceptée
d'après un principe d'art ». Chez Schelling, elle n’est
plus du tout une limitation, mais devient l’expression
de l’absolue identité entre l'individu et l’universel !.
Également complexe est le rapport de l’univers artisti-
que avec la nature. Cet univers en est sans doute indépen-
dant, en ce qu’il a d’absolu; il est nouveau, original; le
peintre n’a pas fait œuvre d’artiste parce qu’il est arrivé
à produire l'illusion, et pas davantage parce qu'il s’est
essayé à reproduire, sans en excepter un, tous les détails
des objets?. Le principe d'imitation, en ce sens, ne peut
d’ailleurs s'appliquer qu’à un petit nombre d'arts; la
musique par exemple ne saurait être un art d’imitation?.
L'erreur vient de ce que l’on conçoit ici la nature comme
un amas de faits; or celle-ci a des lois, elle est unité et
totalité, et c’est cette totalité, comme l’avait dit déjà Moritz,
qui doit être exprimée en petit dans l’œuvre d’art; « le
degré de génialité vient de la clarté, de la plénitude, de
la totalité avec laquelle se reflète l’univers dans l'esprit
humain». Winckelmann considérait déjàl’art greccomme
révélateur du parfait équilibre des forces naturelles dans
le climat grec.
Mais si l’art est expression de la nature, celle-ci devient
un modèle, et l’univers artistique lui est subordonné :
or le monde de la nature et celui de l’art sont égaux en
réalité ; il faut s’habituerà l'idée qu'il y a des réalités
d'espèce différente; les créations mythologiques ne sont

1. Phil. der Kunst, p.363, sur le génie, individu universel; sur lestyle etla
manière, comparer A. W. Schlegel, über das Verhältniss der schônen
Kunst zur Natur,etc. (leçons de 1802 à Berlin; Kritische Schriften, Berlin,
Reimer, 1828, t. ID), P. 326-333, à Schelling, loc. Cil., 474-477.
2 Schlegel, loc. cil., 320.
3. Ibid., 313-316.
4. Ibid., 324.
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LA MYTHOLOGIE. 135.
|
pas moins réelles que les choses sensibles bien qu'elles
n’aient aucune réalité sensible. L'idéal n’est pas un dé-
calque du réel; lui aussi est une réalité. Il ne peut donc
y avoir rapport de modèle à imitation; l’unité entre les
deux est plus profonde. Novalis, avant Schelling, a re-
connu entre l’art et la nature une espèce de correspon-
dance harmonique de façon que le rythme de la création
artistique reproduit à sa manière, mais d’une façon tout
à fait indépendante et absolue, le rythme de la création
actuelle : l’idée, qui chez Novalis s’essaye et revient sous
plusieurs formes différentes, est saisie par Schelling dans
toute sa généralité! ; c’est le mème univers quis’expose sous
une forme dans la nature, et sous une autre dans l’art.
Telles sont les suggestions que Schelling trouvait dans
son milieu; ces théories, on le verra, sont, à l'égard de
sa philosophie de l’art, plus que « quelques tentatives
isolées, mais sans lien ». Une théorie ne peut se prouver
dans sa formule abstraite et sans doute tous admettent
que c’est en devenant principe de construction que la
théorie acquiert une valeur; mais il faut laisser la théo-
rie, là où elle vous abandonne; or ce fut toujoursle mé-
rite comme le grand écueil de Schelling de s’efforcer de
réaliser les théories au sens où on réalise un capital, de
chercher non une vision plus ou moins incomplète des
choses, mais une organisation totale du réel. C’est ainsi
qu'il s’efforça, avec quel succès, on le verra, de réaliser
la théorie romantique de l'univers esthétique.

$ II. — Le système.

Substituer partout à la réflexion l'intuition, à la clas-


sification statique le mouvement dynamique qui s’ef-
force toujours vers l’équilibre, voilà les conditions de la
construction de l’art. L'art lui-même n’est pas une espèce

1. Nov. Schriften, ed. Minor,


II, 208 (2 118); 211 (2 140); 304 ( 403).
136 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

d'activité humaine, correspondant à des facultés déter-


minées ; il est une des formes de l'intuition totale ou de
l'identité absolue!. On sait comment l'intuition perdue
dans la réalité de la nature doit, pour se retrouver tout
entière, se concentrer en quelque sorte et s’idéaliser.
Mais, sous cette forme idéale, elle reste une totalité indi-
visée; aussi doit-elle manifester toutes ses puissances,
d’abord en s'épanouissant sous la forme du savoir; car le
domaine du savoir (ou de la conscience qui lui est iden-
tique) est, dans l'idéal, le domaine du limité et du fini;
puis l'esprit se concentre et retrouve son infinité dans
l’action morale; l’art est enfin l'équilibre ou le point d’in-
différence du savoir et de l’action?.
L'art est, dans le monde idéal, l'expression entière et
complète de l'infini dans le fini; tandis que la science et
l’action en restent toujours à une opposition, la première
cherchant à épuiser l'infini dans la suite des formes
limitées de la conscience, l’autre s’efforçant au contraire
de résorber le fini dans l'infini, dans l’œuvre d'art
apparait l'équilibre des deux. Il n’y à ni plus ni moins
d'idéalité que de réalité dans l’art.
L'art n’a donc pas pour objet ou matière l'éternel sans
forme, tel qu’il est dans l’Idée. Il faut que l’Idée devienne
vivante dans l'imagination, s’informe ou s’incarne sous
une forme finie. Or ces Idées imaginées pour ainsi dire ne
sont que les dieux de la mythologie. Le monde mytho-
logique est, dans le domaine de l’art, le correspondant
nécessaire du monde des Idées dans le domaine de la
philosophie.
La théorie de Schelling sur la mythologie fortement in-
fluencée par Moritz #, dont les idées sont fort en faveur dans
le cercle romantique, évite deux écueils : d'abord consi-
dérer la mythologie comme une création purement arbi-

(PAK. p. 363.
2. P. 380-381.
3. P. 391-395.
4. Cf, p. 390; 412.
}

= LA MYTHOLOGIE: 137

traire de l'imagination, à la façonde l’animisme des sau-


vages !: en second lieu éviter la faute de Winckelmann qui
faisait de la mythologie un simple système d’allégories.
La première thèse est tout à fait inadmissible : car d’a-
bord chaque dieu a un caractère absolument déterminé
qui l’isole complètement des autres et en fait un absolu à
sa manière ; Les laideurs mêmes d’un Vuleain s'expliquent
par une espèce d'équilibre qui fait que l'imagination ra-
chète l'excès de force par l’absence d’adresse. De plus
les dieux s’impliquent l’un l’autre. L'intuition produc-
trice de l'imagination suit la loi de toute intuition;
son identité absolue, c’est la nuit ou le Fatum; mais
elle doit, pour se produire tout entière, s’infléchir vers
la lumière et la sagesse (Minerve) ou au contraire se con-
centrer dans la puissance (Junon); et elle doit revenir à
un point d'équilibre où force et puissance se balancent.
L'imagination réalise ses formes dans les dieux de la pe-
santeur, et les rappelle à l’idéalité dans les dieux de la
lumière. Elle se meut sans fin, fait entrer dans ce mouve-
ment le monde réel tout entier, le feu souterrain, Les
animaux, les objets, les formes monstrueuses, les événe-
ments humains. Ce monde est donc nécessaire et inépui-
sable; on ne peut en faire une création arbitraire d’un
individu bien doué; son créateur, c’est l'individu géné-
rique, l'Homère qui dessine les formes mythologiques par
une poussée instinctive qui correspond, dans l'idéal, à
celle de l'abeille qui bâtit géométriquement sa cellule :
ainsi se trouve profondément vraie l'hypothèse de Wolf
sur la multiplicité des auteurs des poèmes d'Homère?.
Pourtant cette nécessité n’est pas, comme on pourrait
le croire, une subordination des images à un système de
concepts; l’image n’est pas destinée à représenter ou à
signifier autre chose qu’elle-même. L’intuition imagina-
trice est créatrice directement, naïvement en quelque
sorte : le poème homérique n'est pas, comme l'ont cru
1. C (pas
9. P. 396-405; p. 414-417.
138 : LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

beaucoup d’anciens, et, à leur suite, le philologue Heyne


(1729-1812), une exposition par images d’un savoir pré-
existant. — Mais alors l’image est sans signification pour
la pensée? — Nullement; l’image mythologique n’est
pas moins, mais plus qu’allégorique; elle est symbolique.
Dans l’allégorie comme aussi dans le schème l’image
reste extérieure au concept; elle reste une simple voie ou
. passage, la voie par laquelle on remonte du particulier à
l’universel, ou celle par laquelle (suivant la définition
kantienne du schème) on détermine pour un concept
son objet; mais dans l’image symbolique, l’image même
est universelle et l’universel est image; Minerve ne si-
gnifie pas la sagesse; elle est la sagesse. L'image symbo-
lique correspond à l’état d'équilibre stable de l’imagina-
tion et de la pensée. L’intuition mythologique, comme
toute autre intuition, nous place au-dessus de l'opposition
du particulier et de l’universel!.
La mythologie est nécessaire?; l’art moderne n’a pas
de mythologie, et le christianisme (ce trait sépare les
romantiques de Winckelmann et même de Gœthe) défend
un retour pur et simple à la mythologie païenne. L'ima-
gination antique exprime l'éternel sous des formes finies
et achevées, ce qu’elles sont, ellesle sont immuablement
et par nature; Thémis même n’a pas à vouloir ni à con-
quérir sa justice; elle est la justice même. Sans doute
ce caractère achevé et cet aspect amoral ne vont pas
sans écart; Les Schlegel ont montré l’existence d’une poésie
mystique qui est, dans le paganisme, un germe de chris-
tianisme ; d'autre part la mythologie orientale a des formes
monstrueuses. Il n’en est pas moins vrai que le christia-
nisme à une direction opposée, l’être fini ne trouve plus
en lui-même son infinité, ses raisons de s'affirmer: il ne

1. P. 406-411.
2. Tout ce qui suit est fortement inspiré du Discours sur la Mythologie
(1800) de F. Schlegel;cf. ed. Minor, IL, p. 357 : « Il manque à notre poésie un
point central comme était la mythologie pour les anciens; … la mythologie
antique venait d'une imagination jeune ;la moderne doit venir de la der-
nière profondeur de l'esprit. »
MYTHOLOGIE ET CHRISTIANISME. 139
veut plusse poser pour lui-même, mais signifier l’infini:
le fini c'est la croix du Christ qui est en elle-même
infamante, et, par ce qu’elle signifie, glorieuse. Le fini
(Christ) n’est que le messager de l'infini (Esprit). Dans le
paganisme, le fini s’affirmait par l’héroiïsme et la bra-
voure ; dans le christianisme (et c’est là tout le principe
de la morale de Schopenhauer), il met sa valeur propre
et s’humilie dans les vertus féminines de douceur et
d'amour!.
Le fini devient révélation de l'esprit, de l'infini. Mais
(et Schelling intègre en somme ici toute la doctrine
fichtéenne) on sait que c’est par l’action et par une
espèce de déroulement dans le temps que s'opère, en
quelque sorte, la réduction du fini. L'important, dans
le christianisme, c’est l’action, ce sont les individualités,
c'est l’histoire ?.
Le contenu de la religion chrétienne, c’est non plus des
images, mais des actes symboliques, comme le baptême
et les sacrements. Sa forme historique est celle d’une
église universelle, « catholique » qui absorbe les usages
religieux des anciens peuples. La cosmogonie des an-
ciennes mythologies y est remplacée par une histoire
universelle dont font partie les événements de la création
et de l’incarnation. Le polythéisme, avec ses formes fixes,
est détruit : la théologie chrétienne n’a, malgré les ap-
parences, rien'd’une mythologie ; la doctrine de la trinité
a un caractère purement philosophique; le Christ n’est
pas un personnage mythologique; il annonce plutôt la
fin de la mythologie. Les anges ne sont pas davantage,
sauf exception, des personnages poétiques; ils sont sans
réalité corporelle, et considérés seulement comme pro-
ductions divines.
Enfin l'univers mythologique était indépendant de
l'individu, parce qu’il se fait d'un coup; le christianisme

1. P. 420; 427 sq.; 431.


2. P. 433.
140 _ : LA PHILOSOPHIE DE L'ART.
se réalise au contraire par à coup, sous l’action person-
nelle des prophètes et des voyants f.
Le principe idéal qui agit dans le christianisme c’est
la liberté, destruction des formes, qui consume les êtres
finis, le principe du temps qui est la perpétuelle destruc-
tion du fini. Ce principe destructeur se manifeste à
l’extrème dans deux directions toutes deux contraires à
l'équilibre catholique : d’abord le mysticisme qui nie
le fondement historique du christianisme en le réduisant
à un principe purement idéal; contre lui, et dès ses
débuts, le christianisme historique a toujours protesté
(hérésies gnostiques). Puis le protestantisme ; son résultat
est l'Aufklärung qui nie toutes les formes particulières
des religions, et par conséquent toute religion. Vaine
tentative que d'essayer, comme les théologiens protes-
tants, de la réconcilier avec la religion.
Le mysticisme et les « lumières » sont autant l’un que
les autres contraires à la formation d’une mythologie
parce qu’ils sont des principes purement idéalistes. Mil-
ton et Klopstock sont allés contre l’esprit du christianisme
en transformant le Christ et les anges en personnages
mythologiques?.
Le principe individualiste y est également contraire,
ou tout au moins il la limite : il ne peuty avoir que des
mythologies. Chaque poète se crée un cycle particulier.
D'autre part, comme historique et révélé, le christia-
nisme à en lui une matière mythologique qui échappait
à l'antiquité : c’est le merveilleux, le miracle, notion
impossible lorsque, comme dans le paganisme, il y a
fusion parfaite entre fini et infini. L'infini qui force en
quelque sorte l'entrée du monde sensible dans les lé-
gendes des saints devient, sous cette forme particulière,
objet de mythes ?.

1. P. 432-438.
2. P. 440 sq.
2. P.438; surla mythologie chrétienne comp. Novalis, ed. Minor, III, 29
(2 123); 43 (2 211).
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LES GENRES ARTISTIQUES. 141

Mais la mythologie moderne doit venir selon Schelling


d’une forte réaction de l'imagination qui doit équilibrer,
par son sens du réel et du fini, l’idéalisme intempérant
du christianisme. C’est un mouvement tout à fait corres-
pondant, au fond, à celui de la Naturphilosophie contre
Fichte; en philosophie, aussi, Schelling pense être arrivé
au réel en limitant l’idéalisme. C’est ici que trouvent
place toutes les espérances que les amis de Schelling fon-
daient sur sa philosophie de la nature. Cette nouvelle phy-
sique avait introduit la poésie et la vie dans la nature.Sur
ce point cependant Schelling est, à certains égards, plus
prudent que F. Schlegel. Où Schlegel veut voir un em-
prunt direct, Schelling ne trouve qu’une correspondance.
Schelling ne fait aucune allusion au conte de Novalis
qui prend précisément pour matière d’un mythe toute la
philosophie de la nature; mais peut-être est-ce à cet
étrange KXlingsohr qu’il pense, lorsqu'il dit que les con-
cepts de la physique peuvent être matière de création
mythologique, ou fournir des symboles aux êtres my-
thologiques. Si le principe du mythe chrétien est le mi-
racle, rien de plus opposé au mythe que la nature
cartésienne ou newtonienne ; le mythe doit alors se déve-
lopper par lui seul, dans une sèche idéalité; il n’a pas de
forme. Il en est tout autrement dans la philosophie de la
nature : si le miracle ou la magie n’expriment au fond
que la puissance du concept et de l'idéal sur le réel, la
nature des nouveaux philosophes n'est-elle pas pleine de
correspondances mystérieuses? La puissance de la lumière
n'est-elle pas la puissance de l'idéal? On voit apparaitre
ici un nouveau trait de la doctrine, l’occultisme; il faut
remarquer qu’il s’introduit à propos de philosophie de
l'art 1.
Une des plus redoutables questions qui se posent à l’es-
théticien, c’est la question du rapport de l’art et de la
matière. L'artiste vit et sympathise avec la matière de

1. P. 447-449,
DNA ES MON QUE M FeTE OT NPI (ELA TA QUE PAT RU ST 6) dir
F4
2

149 | LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

son œuvre; le sculpteur trouve dansle bois et le marbre,


le poète dans le verbe, tantôt un ennemi sournois et dé-
cevant qu'il faut assujettir à l’idée, tantôt un soutien
inattendu qui donne à leur œuvre poids et gravité. En
tout cas, dans le combat comme dans la paix, la matière
n’est pas un simple réceptacle de l’Idée, ni même, ce
qu’elle apparaît au profane, une condition restrictive dans
l'expression de l’idéal;elle est une condition très positive.
L'art ne s'impose pas de l'extérieur à la matière, il n’y
est pas introduit; il en naît pour ainsi dire avec néces-
sité, et l’artiste ne fait que dégager l’âme mystérieuse qui
y était contenue.
Cette vérité, le critique d’art en a un sens bien plus
net que l’esthéticien philosophe; il est plus près du
métier. Aussi bien est-ce des historiens comme Winckel-
mann et de critiques comme Schlegel que Schelling l’a
reçue dans sa philosophie. Pourtant sa propre doctrine
s’accordait admirablement avec ce principe, puisque la
matière est chez lui identique à la forme. Il y a donc
ici deux vérités ;une vérité philosophique, l’absolue iden-
tité, et une vérité esthétique, l’indissoluble union de la
matière de la forme qui viennent se croiser; et de leur
union est sortie la doctrine de formes de l’activité ar-
tistique ?.
L’Idée ne s’ajoute pas comme un élément extérieur à
une matière déjà présente, c’est soit la matière, soit le
procédé technique d’élaboration qui sont en eux-mêmes
les symboles des idées; c’est le son, le rythme, la modu-
lation, le dessin, la couleur qui, intrinsèquement, sont les
symboles de l'infini. De là dérivent le caractère quasi
technique de cette philosophie, et sa prétention de donner
à l’art non seulement des jugements critiques, mais des
directions pratiques.
L'unité de l’art n’est pas celle d’un concept inspirateur

1. P. 633-634.
2. Nous savons par une lettre de Schiller à Gœthe (10 mars 1801) que dès
cette époque, Schelling avait déjà accompli la déduction des se
d'art.
LES GENRES ARTISTIQUES. AUS
qui se reproduirait, identique à lui-même, dans toutes les
formes et toutes les matières : il n’y aurait alors qu’un
seul art. Il ne s'ensuit pas cependant que l’art perde son
unité et se dissocie dans la multiplicité sans lien des arts
divers.
Ce qui est d’abord frappant, c’est l'abolition de la dis-
tinction en arts d'imitation et en arts non imitatifs. Schel-
ling s'accorde avec Schlegel pour penser qu’au sens vul-
gaire du terme, il n’y a aucun art d'imitation, s’il est
vrai que l'illusion n’est pas le but de l’art!. C'est que,
pour Schelling, la matière où s’objective la pensée artis-
tique n’est jamais la représentation d’une chose existante,
mais uniquement le symbole d’une idée. Mais c’est aussi
pourquoi, en un sens plus profond, tous les arts sont
également des arts d'imitation; car l’art exprime idéale-
ment ce que la nature exprime réellement; aussi y a-t-il
des correspondances entre les catégories de l’art et celles
de la nature.
L'unité de l’art est celle d’une intuition, de l’intuition
géniale qui, cherchant à manifester son identité dans
l’être fini et phénoménal, tantôt se fixe et s’immobilise
en quelque façon dans le marbre d’une statue ou d’un
temple, tantôt se reprend et s’intériorise dans le mouve-
ment continu d’une épopée ou d’un drame. Les arts plas-
tiques sont donc la trace d’un effort de l'intuition pour
s’objectiver, les arts de la poésie sont dus au mouvement
inverse par lequel l'intuition est forcée de revenir en elle
pour obéir à la loi de son identité.
Matière et langage ne sont que les symboles opposés
de l’idée. Mais si la doctrine est compréhensible quand il
s’agit de la matière, dont toute la philosophie de la nature
a montré la valeur symbolique, elle l’est beaucoup moins
si l’on considère le langage, ainsi qu’on fait habituelle-
ment, comme une invention humaine. Mais le langage
n’est pas une invention arbitraire, et l’on perd son temps

1. P. 521; cf. p. 501-502.


Ÿ

144 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

à vouloir en chercher une origine psychologique ou his-


torique. Il est le complément nécessaire, indispensable de
la raison, sa manifestation!.
Au fond ce ne peut être que par leur matière et leurs
techniques que les arts se distinguent les uns des autres;
c’est en effet la même intuition esthétique qui en passant
par toutes les formes possibles engendrent tous les arts
possibles.
Considérons-la donc d’abord figée en quelque sorte dans
les formes arrêtées des arts plastiques.
Dans ce domaine, elle parcourt encore toutes les
formes ou puissances possibles, qui sont marquées par la
musique, la peinture et la plastique.
La musique est l’art de la première dimension ou du
temps; comme le magnétisme dans la nature, elle est Le
premier moment dans l'univers des formes plastiques.
Dans la mesure où la ligne est le premier composant abs-
trait de la forme, la musique est un art plastique. Mais
si ce caractère d'art de la succession et en quelque sorte
linéaire est indéniable, cette définition néglige, semble-
t-il, la matière même de la musique, le son. Ce n’est là
qu’une apparence : il y a en réalité liaison intime entre le
son et la ligne physique et solide du magnétisme. Le son
n’est rien, en lui-même, que le retour de la dispersion à
une cohésion plus grande; il est donc comme l’âme de
la cohésion et de la solidité. Mais la musique contient
bien entendu en elle toute l'intuition esthétique, grosse
de tout son développement. Elle se disperse pour se con-
centrer ensuite, et arriver finalement à l'équilibre; elle
se disperse et se divise dans le rythme; dans le rythme,
c’est l’'homogène qui se divise et s'oppose à lui-même; le
rythme est ce qu’il y à dans la musique d’essentiellement
musical. Puis elle se concentre dans la modulation, qui
est en quelque sorte la couleur sonore. La modulation
et le rythme s'unissent enfin dans la mélodie qui est

1. P. 484-488.
LES GENRES ARTISTIQUES. 145

proprement le obté plastique de la musique. Partant


d'une hypothèse de Rousseau qui voit dans le choral re-
ligieux à une voix le reste de la musique antique,
Schelling oppose la mélodie rythmée des anciens à
l'harmonie des modernes, comme l'esprit antique au
moderne. La mélodie rythmée exprime la civilisation réa-
liste, celle qui s’épand en formes arrêtées et solides ; elle est
vigoureuse et satisfaite d’elle-même. L’harmonie des mo-
dernes fait effort pour dépasser la dimension linéaire à
laquelle est assujettie la musique ; on sent en elle le désir,
la tendance vers l'infini. C’est au xu° siècle que Le chant
à plusieurs voix a commencé, et c’est ainsi que s'oppose
le rythme de Sophocle au « contrepoint dramatique »
de Shakespeare.
La musique a donc une signification dans l’histoire de
la culture; mais elle a encore un sens universel; elle est
mobilité pure sans mobile ; et c’est la même intuition iden-
tique qui se manifeste dans les lois du mouvement des
astres, et dans celles de l'harmonie musicale. Donc ces
dernières doivent et peuvent être fondées, comme l’art
tout entier, sur la philosophie de la nature. L’harmonie
musicale est, dans l’art, le correspondant de l’harmonie
des mouvements dans la nature. L'art n’est pas une
simple technique humaine : il a une signification dans
l'univers, ou plutôt son univers reproduit, à sa façon,
l'univers naturel.
Les principes de la peinture sont fondés sur la (bo
de la lumière et des couleurs de Gœthe, et sur la con-
ception de la lumière dans la philosophie de la nature.
La lumière c’est, on le sait, l'intuition qui tout en restant
fixée dans le fini, devient idéale, de réelle qu’elle était
dans le son. La couleur n’est que la « lumière ternie »;
c’est le résultat du conflit de la lumière avec la matière.
La peinture contient, indivisée, l’intuition esthétique
toute entière. Suivant sa loi cette intuition se fixe d’abord

1. P. 495-5072.
SCHELLING. 10
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DOME CHOMPEATENS : A LE UT RUE

146 LA PHILOSOPHIE DE. L'ART.


et se limite sous la forme du dessin. Le dessin est _ Fe
comme le rythme de la peinture, et, seul, fait de la pein-
ture un art; le coloris sans le dessin ne serait qu agréa-
ble. Le romantique n’est nullement impressionniste en
matière de peinture; son univers a une structure bien
arrêtée et fort solide; à la forme arrêtée et bien décrite
viennent s'ajouter, sans la détruire, les propriétés idéales.
Ainsi c’est la forme qui doit d'abord passer dans la pein-
ture; elle en est comme le centre de gravité!.
Mais de quelle façon? À ce proposse pose la question du
réalisme, du symbolisme des formes et de la composition.
L'art de la forme est à la fois symbolique et vrai. Sym-
bolique : c’est dire d'abord que la complète exactitude,
qui veut, comme « la peinture pour insectes » des
Hollandais, donner l'illusion de la réalité, est une grave
faute de goût. Chaque figure, chaque ligne a, en elle-
même, sa signification qu'il faut comprendre. La pers-
pective, idée fort ingénieuse, n’a d'autre but que de va-
rier les formes, et elle permet d'éviter celles qui sont
trop régulières, de remplacer le cercle par l’ellipse : par
elle on peut obtenir l'équilibre entre le concave qui
signifie la pesanteur, et le convexe qui désigne la légè-
reté; ses raccourcis expriment la vigueur. Autrement dit
la ligne n'est pas un simple tracé géométrique; elle ex-
prime un conflit de forces. Symbolique, la forme est aussi
vraie, mais d’une vérité qui dépasse la vérité momen-
tanée du peintre hollandais : son principe essentiel, c’est
que l'être représenté est un tout, dont chaque partie doit
symboliser l’ensemble, et dont l'aspect choisi doit tota-
liser en un moment sa vie toute entière. Principe assez
dangereux en somme : Schelling ne paraît pas se douter
de tout ce que comporte de minuties « à La hollandaise »
le dessin large qu'il recommande; et l'on peut crain-
dre que, par excès de prévention contre le réalisme, il
n'arrive plutôt au dessin lâche.

NP 520.
LES GENRES ARTISTIQUES. 4147

La composition a également une valeur symbolique


la symétrie, comme le groupement, reproduisent la symé-
trie et le groupement de la nature. La symétrie est l’équi-
libre dans l'opposition, le centre de symétrie naturel ne
coïncidant pas tout à fait avec le centre géométrique. Le
groupement des personnages doit se faire suivant la loi
de la triade.
C'est l’art de Michel-Ange qui a mis au jour toutes ces
qualités du dessin!.
Le clair-obscur est le côté idéal de la peinture; il
reproduit idéalement sur la toile la corporéité et l’é-
paisseur des objets. C’est à la peinture nobie et gra-
cieuse du Corrège, dont il voyait de beaux exemples à la
galerie de Dresde, qu'il en emprunte le type (Léonard de
Vinci est considéré comme un précurseur, et Rembrandt
n’est même pas cité) : et en effet Les traits suivants défi-
nissent assez bien la manière du Corrège : le clair-obscur
est à la fois fusion et séparation des choses; il symbolise à
la fois leur individualité et leur solidarité. Leur indivi-
dualité puisqu'il permet de montrer le relief des corps, et,
au moyen de la perspective aérienne ou perspective des
corps, de saisir directement la place qu'ils occupent dans
la troisième dimension ; leur solidarité : il supprime les an-
gles, c’est-à-dire les brusques changements de direction;
il baigne les objets dans leur milieu en colorant leurs
contours de teintes moyennes; il fond l'être corporel avec
la lumière idéale grâce à une infinité d’intermédiaires ?.
Le clair-obscur exprime la résistance du corps à la
lumière ;la couleur est au contraire, d’après la doctrine
de Gœthe, la fusion complète de l'obscurité avec la
clarté, où l'intuition retrouve son identité. Le corps qui,
par le dessin, a affirmé son existence, qui, par les teintes
du celair-obscur, s’est opposé à la clarté idéale, retrouve
dans la couleur son identité avec la clartéÿ.

1. P. 522-530.
2. P. 531-539.
3. P. 540-541.
148 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

Dans la question du choix des sujets, qu’il traite en-


suite, Schelling a fait le plus grand effort pour maintenir
la suprématie du point de vue technique; si sa doctrine,
que le plus haut degré de la peinture est la représenta-
tion de l’homme, s'accorde avec les théories idéalistes de
Winckelmann, les raisons qu’il donne en sa faveur sont
tirées de la technique même de cet art. Développant une
vue de Diderot, qu’il a sans doute connue par Gæthe,
il nous montre la couleur inerte dans la nature morte,
organique mais immobile dans le végétal, organique et
mobile dans l’animal, mobile et vivante mais inorgani-
que dans le paysage, enfin à la fois intérieure et orga-
nique, vivante et mobile chez l’homme : le coloris d’un
visage humain exprime la vie, la passion et la pensée, et
en tire en quelque façon son origine!.
Nous reconnaissons ici une heureuse application de la
doctrine, si remarquable au point de vue esthétique, de
l'identité de la matière ct de la forme. L’on ne peut en
dire autant de ce qui suit : la très funeste conception litté-
raire de la peinture, où l’Idée à exprimer apparait comme
franchement extérieure à sa matière, devient dominante :
la nature morte n’est acceptée que comme symbole de
l'esprit qui a arrangé les objets; les basses-cours des
Hollandais sont « tolérées », parce qu’elles signifient la
richesse du fermier. Pour la peinture humaine, l’allé-
gorie et le symbole, qui jusqu'ici étaient incorporés
dans la matière même de l’art, se trouvent rejetés dans
la donnée littéraire du sujet. La peinture doit incarner
l’universel dans le particulier; un de ses premiers
moyens, c'est l’allégorie à la Rubens; le second, c’est
la peinture symbolique, c’est l’idée se réalisant dans le
fini, par exemple l’idée de la philosophie dans l’école
d'Athènes de Raphaël, le repentir devenant vivant dans
l'image de la Madeleine. La peinture symbolique atteint
son achèvement dans la peinture historique, mais à con-

1. P. 542-545.
LES GENRES ARTISTIQUES. 149

dition de bien l'entendre. D'abord, suivant l'appréciation


de Winckelmann, l’art ne comporte rien que « simpli-
cité noble, grandeur tranquille », et repos majestueux,
et ainsi l’histoire doit être subordonnée à la beauté. De
plus l’histoire n’est pas tout le passé, mais le passé de
l'humanité comme telle, ce qui exclut tous les sujets qui
n'ont pas un intérêt humain.
Comme on peut l’attendre, le peintre génial qui réunit
et équilibre en lui toutes les qualités est Raphaël, après
lequel il n’y eut que décadence. Et ainsi, toute cette
esthétique de la peinture se trouve fondée sur une très
courte période de l’histoire de la peinture italienne de
la Renaissance.
Certes beaucoup de circonstances historiques, en par-
ticulier le goût de son époque, expliquent cet exclusi-
visme; mais par-dessus tout, il est inhérent à la pensée
philosophique de Schelling : pourquoi, dans la passion
grondante du Jugement dernier, remarque-t-il seulement
la justesse du dessin? Pourquoi a-t-il une prédilection
pour la fadeur du Corrège et les plus calmes tableaux
de Raphaël? Pour la même raison : Schelling ne peut
goûter que l’art achevé, où les maitres sont en pleine et
définitive possession de leur technique, où le dévelop-
pement dans une direction déterminée est sur le point
de se clore. Il n’a pas plus le sens de l’art qui se fait,
qui s’ébauche, qui cherche, qu'il n’a, en physique, celui
de l'expérience progressive. Au fond, malgré l'apparence
historique de quelques parties de ces recherches, l’œu-
vre d’art existe pour lui éternellement comme la nature:
elle n’a aucun lien avec des phénomènes contingents et
passagers, comme le milieu national.
Représentons-nous le balancement qui a porté l'intui-
tion esthétique, de la musique qui exprime la pure mo-
bilité, le devenir accidentel des choses, à la peinture qui
en fixe les formes dans l'idéal. L’intuition, parce qu'elle

1. P. 548 sq.
150 | | LA PHILOSOPHIE DE L'ART.
est identité absolue, ne peut rester dans cet état d’oppo-
sition avec elle-même; la synthèse a lieu dans l’art plas-
tique.
La plastique, dans l’art, correspond, dans la nature,
à la réalité la plus concrète et la plus vivante, à l’orga-
nisme, où l'idéal est entièrement pénétré de réel. L’œu-
vre plastique, un temple par exemple, comme l'être or-
ganique, est un être matériel, complet, se suffisant à
lui-même, renfermant en lui son propre espace; c'est en
ce sens qu’elle est synthèse de la musique où l'unité de
l'Idée s’éparpille dansla multiplicité des sons successifs et
de la peinture où la réalité des choses est en quelque sorte
idéalement dessinée. Dans la plastique, il y a un équilibre
entre la force expansive, le devenir indéfini qui disperse
l'être, et l’ « idéal » qui l’absorbe en lui et n’en conserve
que l’apparence; le résultat de cet équilibre est la forme
à trois, dimensions ou l’œuvre plastique. Des deux côtés,
et en sens inverse, l'être s'échappe; il s’écoule dans le
devenir, ou il se perd dans l'idéal. La plastique fixe le
devenir et réalise l'idéal!
Mais la plastique, art de la matière, contient l’art total
et indivisé qui développe en elle toutes ses puissances;
c’est d’abord l’art correspondant dans la plastique à ce
qu'est la musique dans l’ensemble des arts plastiques,
l’architecture, puis celui qui correspond à la peinture,
le bas-relief, enfin la sculpture proprement dite.
L'architecture est, dans la pierre, l’image de la musique,
on y retrouve sous forme de rapports géométriques le
rythme et l'harmonie musicale?. Le développement porte
avant tout sur ces deux points : 1° L'architecture répon-
dant à un besoin, peut-elle être rangée parmi les beaux-
arts? 2° Quelle est la signification des rapports numéri-
ques qui constituent les règles de l'architecture?
Sur le premier point, qui est un point de détail mal
intégré à l’ensemble de la doctrine, et que Schelling ne
1. P. 569-571.
2. P. 576.
LES GENRES ARTISTIQUES. 151

parait avoir traité que pour être complet, il donne une


solution qui est en somme d'inspiration kantienne. Con-
sidérez la fin utilitaire ou subjective dans l'architecture;
elle est alors un art mécanique. Et, suivant l’explication
que Winckelmann avait donnée de son origine, c’est bien
là ce qu'a d’abord été l’art grec; la première colonne fut
un tronc d'arbre, et les premiers triglyphes des traverses
en bois. Mais supposez que l'architecte imite intention-
nellement le tronc d'arbre par une colonne de marbre,
la traverse par un triglyphe, vous aurez un art véritable,
puisque la considération utilitaire et subjective y fait
place à une imitation objective !.
Pour la signification des règles géométriques, Schelling
prend la plupart de ses matériaux dans Vitruve qu’il
paraît connaître surtout par Winckelmann.
L’essence de l'architecture consiste en l’ordre des par-
ties : le problème est d’en trouver l’image et les corres-
pondances dans la nature ou dans les autres espèces
d'art. D'abord la nature organique qui, en son fond, cor-
respond aux arts plastiques, présente parfois des produits
réguliers, dérivant de l'instinct animal (Kunsttrieb),
comme le nid des oiseaux ou la cellule des abeïlles. Ces
produits qui sont de nature inorganique, mais où se
reflète l’activité organique, sont dans la nature la pre-
mière image de l’architecture. Dans ce cas, le produit
inorganique est comme une image allégorique de lPor-
ganisme*.
Mais il y a plus : toutes les proportions ou symétries
architecturales ont leur modèle ou plus exactement leur
correspondant dans Les formes organiques. La philosophie
de la nature a démontré que l’inorganique n’était tel que
superficiellement, et qu’en son fond il était organisme.
C'est cette vérité que symbolisent tous les arts plastiques
en donnant la vie à la matière brute. L'architecture, en
particulier, fait de l’inorganique une allégorie de l'or-
1. P. 575; 577-579.
2. P. 580 sq.
152 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

ganique, et pour cette raison be ses modèles dans le


monde des plantesf.
Malgré les tendances générales de Schelling, sa théorie
de l'architecture est une de celles où le faux idéalisme
qu’il combat a gardé le plus d'influence : il néglige en
effet presque entièrement la matière de l’art, pour n’en-
visager que les dispositions géométriques.
Cette idée l'a conduit tout droit à sa théorie si com-
plètement fausse de l’art gothique. Cet art qu’il connait
surtout par la cathédrale de Strasbourg, et qu’il consi-
dère comme d’origine allemande, est, selon lui, une
imitation directe du règne végétal. L'église gothique est
à la lettre une végétation de pierres qui a remplacé la
forêt dont, suivant Tacite, les anciens Germains faisaient
leurs temples. L'art hindou, qui est de même nature que
le gothique, pousse d’ailleurs jusqu’à la minutie cette
représentation du végétal, puisque c’est au feuillage qu’il
emprunte tous ses ornements ?.
A cet art « naturaliste et rude », Schelling oppose,
comme on pouvait s'y attendre, l'architecture grecque.
Plus libre, elle ne reproduit pas directement la nature
végétale; elle est, peut-on dire, une charpente en pierre,
puisqu'elle ne fait qu'imiter avec la pierre les colonnes
de bois et les traverses qu'avait assemblées le charpen-
tier.
Le temple grec, soit dans ses parties essentielles, comme
la colonne, soit dans son ensemble, représente l’orga-
nisme tout entier. Tout organisme végétal ou animal est
remarquable d’abord par sa symétrie, puis par son extré-
mité (le cerveau dans l'animal, la fleur dans le végétal)
où se concentre (songez ici à la théorie de la fleur de
Gœthe) tout ce qui est dispersé dans le reste : voyez
aussi la colonne qui se termine par le chapiteau, et le
temple par le fronton *.

1. P. 583.
2. P.584 sq.
3. P. 587 sq.
Mir Dogs Oh mr DOUMVESeSES ER eee dE

\ JS e LES GENRES ARTISTIQUES. | 153


Pour les ordres grecs, Schelling renvoie à Vitruve qui
y retrouvait en effet certaines proportions du corps hu-
main. Et 1l reprend à propos de cette question les images
et correspondances tirées de la musique : le rythme
avec son caractère réaliste et de stricte nécessité se fait
sentir dans l’ordre le plus sévère, le plus près de l’art
mécanique, l’ordre dorique. L’harmonie se fait sentir dans
les proportions de l’ordre ionique, plus belles, dans la
très légère courbe convexe qui limite la colonne et qui
se substitue à La forme angulense du dorique. L'ordre
corinthien, enfin, avec son exubérance, sa grâce et sa
noblesse, correspond à la mélodie musicale !.
Tandis que l'architecture est de la musique pétrifiée,
la musique de la plastique, le bas-relief en est la pein-
ture. Il est, par excellence, l’art idéal, et idéal signifie ici
l'art du jeu, l’art de la convention qui, plus qu’un autre,
suppose une entente entre l'artiste et le spectateur?.
La sculpture est l’art synthétique, la synthèse entre
l'architecture (l’œuvre sculptée se détermine à elle-
même son propre espace) et le bas-relief. La représen-
tation de la forme humaine (Schelling choisit naturelle-
ment la sculpture grecque, où on ne sculpte pas de
choses, et où les animaux ne deviennent sujets que par
leur rapport à l'humanité ou comme attributs) n’est pas
pour le sculpteur un accident mais une nécessité. L'art
plastique correspond en effet à l'organisme, et son plus
haut degré dans la sculpture à l'organisme le plus élevé,
à l'organisme humain.
Dans cet art, les correspondances se pressent en foule;
l’homme est le microcosme dont l'organisme résume la
nature toute entière ; sa position droite, sa structure symé-
trique, la subordination des fonctions de nutrition aux
fonctions de relation, le parfait équilibre et le rythme de
ses mouvements sont autant d'images de l’ordre universelë.

1. P. 594-596.
2. P. 599-602.
3. P. 602-609.
154 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.
A l’évolution de la sculpture grecque, Schelling appli-
que le schème que nous avons déjà rencontré plusieurs
fois. L'art procède d’une période primitive où les règles
sont tout à fait strictes, à la période du grand style ou de
la beauté, pour s'achever par une période d’exubérance,
où les règles sont dépassées et où la grâce domine. On voit
sans peine ces périodes dans la sculpture comme dans
l'architecture grecque.
Ainsi s'achève l’univers plastique; et, dans le dévelop-
pement de ses formes, nous voyons l’idée prendre, de plus
en plus profondément, possession de la matière. L'idée
d’abord, dans la musique, erre comme une ligne qui la
traverse sans la pénétrer; puis elle dessine idéalement
des formes; enfin elle donne véritablement la vie à la
matière morte.
Comme l'intuition, après s'être perdue dans la nature
réelle, retrouve son idéalité dans le monde idéal; ainsi le
génie, après s'être fixé et comme figé et être sorti de lui-
même dans les produits des arts plastiques, retrouve dans
le langage poétique un moyen de se réaliser, tout en gar-
dant son idéalité. Nous commençons l'examen de ce côté
idéal de l’art.
Sauf la peinture italienne de la Renaissance, c’est, dans
les arts plastiques, l’art antique que Schelling juge seul
digne de son étude. Il n’en va pas de même de la poésie :
quelques chefs-d'œuvre des littératures étrangères (la lit-
térature classique française exceptée) et de la littérature
allemande contemporaine viennent, suivant le goût de
ses amis romantiques etson propre goût (notamment pour
le Dante), s'ajouter au fond antique.
Dans le domaine de la critique littéraire, le principe
d'identité absolue prend un sens nouveau. Les formes ou
puissances de l'identité absolue qui se produisent, par
une espèce d'écart vers la subjectivité ou vers l’objectivité,
ne sont rien que les divers genres littéraires. Il y a une

1. P. 610.
A DR D ts AR PE D NN Cie PORT DIR AR MI

LES GENRES ARTISTIQUES, 155

poésie à direction plus subjective, plus personnelle: c’est


la poésie lyrique; une autre à direction plus objective,
plus impersonnelle, où l’auteur semble être avant tout
contemplateur des événements qu'il raconte : c’est la
poésie épique. L’effort de Schelling est de ramener à ces
caractères fondamentaux tous les autres traits et, en
particulier, toute la technique de chacun des genres et
les sujets qui leur sont propres. Le genre n’est donc pas
défini immédiatement par son objet ou sa technique,
mais plutôt par la contenance et l'allure différentes que
prend en chaque cas le génie peau en face de ses
objets.
Il est superflu de dire à quel point cette définition du
genre par l'attitude mentale qu’il comporte correspond
à l'esprit général de l’époque. Ce qui nous intéresse
davantage, c’est que cette conception renverse définitive-
ment la signification des termes objectif et subjectif : le
subjectif est identifié non plus à l'idéal, mais au person-
nel; et c’estdire qu'il est essentiellement ce quise détache
de l’ensemble pour affirmer à part son indépendance:
qu'il est donc le principe du particulier, de la dispersion
à l'infini, autrement dit qu'il est ce que Schelling appe-
lait naguère l'objectif. En revanche, l’objectif redevient
la totalité indivise, l’universel, bref tout ce qui était l’idéal
ou le subjectif de la première Exposition. On voit quel
rôle avant la philosophie morale la philosophie de l’art a
joué dans cette inversion de sens!.
Un second point important c’est que le genre est
défini non pas d’une façon abstraite, mais tout comme la
catégorie physique, par des types concrets, des réalités
existantes. Le genre ne représente pas un problème à réa-
liser, un cadre à remplir, mais soit un problème déjà
résolu, soit, puisque l'univers artistique a aussi un aspect
historique, un résultat futur d’une évolution dont la loi
est absolument déterminée par les conditions de l’identité

1. Cf. en particulier p. 640.


156 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

et de l'équilibre. L'art n'existe que tout achevé, dans


l’œuvre faite ;les prétendues règles ne s'imposent pas de
l'extérieur et ne sont pas antérieures à l'œuvre; elles en
sont tirées et n’en sont que l’expression abstraite. Le réel
a bien nettement ici le caractère d’une norme.
Enfin l’ordre philosophique des genres n’est pas leur
ordre historique. L'ordre historique va de l'épopée à la
poésie lyrique ; philosophiquement la poésie lyrique est
le premier genre, le moins universel, et le plus sub-
jectif!. Cette question du rapport du développement logi-
que des puissances avec leur développement historique a
une importance considérable dans l’évolution de la pensée
de Schelling. La philosophie de la nature n’en imposait
nullement la solution : la nature n’a pas d'histoire; elle
est comme une totalité simultanée qui s’étale tout entière
en surface. Le génie humain, au contraire, développe
successivement ses puissances , et l'esprit de Schelling est
beaucoup trop imprégné de la critique des frères Schle-
gel, et d'autre part de l'opposition de l’esprit moderne à
l'esprit antique, pour nier purement et simplement la
valeur de l’histoire.
Pourtant il n’en est pas encore à voir entre la dialec-
tique et l’histoire une opposition : d’abord le problème
de la détermination des genres n’est pas du tout histori-
que, mais purement logique: tous les genres littéraires
sont aussi nécessairement et éternellement déterminés
que les catégories physiques ;leur apparition à un moment
donné du temps est donc chose accidentelle dont Schel-
ling ne tente pas l'explication philosophique. Il n’en est
pas de même des caractères particuliers que prend chaque
genre littéraire à l'époque antique et à l’époque moderne :
ici des différences essentielles (différence dans le degré
de subjectivité et d'objectivité de l'intuition littéraire)
ont pour condition la durée : il ne s'agit pas notamment
de construire a priori ni par imitation le genre qui man-

1°"P: 1639:
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LES GENRES ARTISTIQUES. 157

que à la poésie moderne, l'épopée. Celle-ci ne peut venir


qu’à son heure !.
Donc les problèmes historique et dialectique sont non
pas opposés, mais séparés. Il y a plus : le premier est,
au fond, résolu par la même méthode de construction que
le second. L'esprit antique et moderne ne sont pas carac-
térisés autrement que par un écart vers le fini et l’objec-
tivité, ou vers l'infini et l’idéalité. Cette opposition est par
elle-même une opposition éternelle, une affirmation si-
multanée de toutes Les puissances de l’absolu. Le caractère
historique de cette opposition tend à séparer par la durée
les deux termes opposés au lieu de les faire comme jaillir
d’un acte simultané. Mais précisément cette séparation
par de la durée apparait comme ajoutée artificiellement
à l'opposition elle-même : en droit l'opposition ancien-
moderne est aussi peu soumise à la durée que l’opposition
épique-lyrique, à laquelle on a enlevé tout caractère
historique. Donc Schelling, bien que déjà inquiet de
l'opposition du dialectique et de l’historique, n'en a pas
encore pénétré le sens profond.
Pour le détail de cette critique littéraire, Schelling
a tout emprunté aux frères Schlegel, dont il traduit
les formules dans son système de l'identité. Lyrisme,
épopée et drame, tels sont les trois genres fondamen-
taux.
Le lyrisme c’est le côté musical et subjectif de la poé-
sie : chaque poème est caractérisé par l'unité de ton et
la variété des rythmes. C’est la plus libre, la moins régu-
lière des poésies; elle n’a son unité que dans l’état
d'âme du poète, et, comme dans la musique, tout y est
sans objet. Mais il y a un lyrisme antique et un lyrisme
moderne; le premier est un lyrisme objectif qui ne fait
appel qu’à des sentiments en rapport avec la vie natio-
nale et publique; c’est le lyrisme grec qui, suivant
F. Schlegel, est une poésie républicaine et civique, la

1. P. 669.
158 LA PHILOSOPHIE
DE L'ART.
poésiede Pindare ou de Solon. Les modernes ont un
lyrisme subjectif (Dante, Pétrarque) qui naît au temps des
troubles civils, et qui trouve son inspiration dans les
sentiments les plus personnels, particulièrement dans
l’amour!.
Le recueillement du fini dans l'infini, l’assujettissement
du fait à la loi, c'est essentiellement l’action. C’est l’action
ou l’histoire qui est l’objet de l'épopée. Mais encore faut-il
préciser : dans l’action et l’histoire, le fait et La loi, la
liberté et la nécessité apparaissent dissociés; la loi, exté-
rieure à l’acte, prend alors la forme du Destin. Ce n’est
là qu'une apparence : liberté et nécessité sont, en leur
fond, identiques. Or c'est à ce moment d’indivision, avant
leur opposition, que les prend le poète épique : le Destin
homérique est intégré à la vie humaine; il ne provoque
aucun sentiment de révolte. C’est cette action « en soi »,
qui est l’objet de l'épopée; et l'épopée elle-même est ur
miroir intemporel sans trouble où vient se refléter la
succession qui n'existe que dans les objets : elle ne se
modèle pas sur les objets, comme la poésie descriptive,
où l’objet est chose fixe autour de laquelle tourne la poé-
sie; c’est ici le poète qui reste impassible dans l’écoule-
ment des événements. Au reste, comme le fait remarquer
A. W. Schlegel, s'inspirant des idées de Wolf sur la plu-
ralité des auteurs de l'épopée homérique, l'épopée a pour
objet moins l’action elle-même, liée à l'unité du héros,
que l’événement accidentel. L'épopée ignore complète-
ment l'unité d'action, elle n’a à proprement parler ni
commencement ni fin, c’est-à-dire qu'il est indifférent
que le récit commence ici ou là. Il n’y a non plus aucune
subordination hiérarchique des événements : tous ont un
droit égal à être exposés : c'est comme une image de
l'identité absolue où tout est égal à tout. Le poète laisse
aux événements leur mouvement sans l’augmenter ni le
ralentir. De là la technique particulière de l'épopée, le

1. P. 639-645.
, 1,00 +)" LES GENRES ARTISTIQUES. , 159

| rythme égal et lent de l’hexamètre, les longs discours,


les comparaisons, les épisodes1.
. Ce qui vient d’être construit, c’est l'épopée homérique ;
on voit combien peu répondent à cette construction l’épo-
pée virgilienne avec son manque de sérénité, ses inten-
tions nationales et religieuses sous-jacentes, aussi bien
que celle de Milton, et celle de Klopstock, le « poète de
l’entendement ».
C’est ailleurs qu’il faut se tourner pour voir non pas ce
qu'est (car elle n'existe pas encore), mais ce que sera
l'épopée moderne. Chez Arioste s’introduit la subjectivité
moderne. Si le sujet reste épique, la forme ne l’est plus.
Les réflexions intercalées, l’ordre arbitrairement choisi des
événements n’appartiennent pas au genre : mais c’est
surtout l'introduction du merveilleux qui y est con-
traire. Il y a du merveilleux chez Homère, mais dont
le poète n’est pas conscient comme tel; le monde divin
y apparait comme un monde naturel. Au contraire
Arioste manifeste la conscience qu'il a de leur opposi-
tion.
On rencontre les caractères inverses dans le roman,
qui est une forme moderne de l'épopée, et dont le type
est choisi dans le Don Quichotte de Cervantès et surtout
dans le Wiihelm Meister de Gœthe, dont l'influence litté-
raire fut alors très grande. Subjectif et fort limité par son
sujet, il garde l’universalité et l’objectivité du récit
épique. De là toute la technique du roman : l'observation
d’un certain rythme même dans la prose (que l’on sent
bien chez Cervantès); l'ironie qui indique que l’auteur est
détaché de son sujet (à cecise rattachent l’imperfection des
héros du roman et la peinture de la réalité commune,
prétexte à l'ironie); la forme narrative du roman (il eri-
tique la forme épistolaire) ; enfin le roman décrit des senti-
ments et des événements, choses relativement passagères,

1. P. 645-654. Comparer l’article de Schlegel über die homerische Poësie


(1796), ed. Minor, surtout p. 222.
160 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

plutôt que des caractères et des actions, choses relative-


ment permanentes.
Le roman et le poème de évdne ne sont que
des réalisations imparfaites, et l’âge moderne en est en-
core à attendre son épopée, l'épopée chrétienne qui doit
clôturer la période romantique de l’art, comme l'épopée
d'Homère a ouvert la période antique. Cette question a
une importance particulière : en effet, bien que l’épopée
ne soit ici qu’une des trois formes de la poésie, on peut
se demander si, dans ses considérations historiques sur
l’ensemble de l’évolution artistique, Schelling n’en fait
pas le tout ou du moins le centre des arts et l’inspirateur
de tous les autres. Ce trait est excellent pour montrer en-
core une fois l'indépendance relative qu'ont chez lui le
problème de la déduction des genres littéraires et celui
de l’histoire de l’art.
La solution la plus approchée du problème de l'épopée
moderne est la Divine Comédie du Dante, sur qui Schel-
ling publia un article spécial extrait de son cours?. C’est
bien une solution, puisque son poème est par excellence un
poème universel, où sont unis, sous forme poétique, tous
les éléments de la culture de son temps; à cet égard, c’est
une première tentative de la façon dont le poète doit uti-
liser la philosophie moderne. Mais cette solutionestim par-
faite à cause de tous les caractères de l'esprit moderne
qu'elle reflète; c’est un poème à la fois individualiste et
sans mythologie; il est l’expression rare, ne ressemblant à
nulle autre chose, d'un génie individuel, non d’un esprit
collectif; et c’est pour cette raison même qu’il ne contient
pas cette expression plastique de la conscience d’un
peuple, qu'on appelle la mythologie.
En somme l’œuvre d'art est collective, et l'esprit mo-
derne infiniment libre et dispersé. Il y a là une opposition
dont la future épopée doit marquer la solution: ceci dé-
pend de la: gréation d’une mythologie. Or le roman est
. P. 669-676.
: S. W.,L v, 152-163.
LES GENRES ARTISTIQUES. 161

Fe créateur de mythes; don Quichotte et Sancho Pança


sont des personnages mythiques et symboliques plus que
réels; mais ce sont des mythes partiels.
Le drame! est une synthèse du lyrisme, qui traite
seulement d'états subjectifs, et de l'épopée qui se borne
aux événements objectifs. Dans le drame, la personne
est représentée existante et objective, et l'événement
devient l’action qui n’est rien que l'événement lié à la ZA

personne*. À vrai dire, Schelling tirerait peu de cette


définition (seulement les caractères formels de l’action
dramatique), s'il ne la rattachait, d’une façon assez
artificielle, aux conceptions que Schiller a tirées de la
tragédie antique, interprétée à l’aide de la philosophie
de Fichte. Le tragique est pour lui, on le sait, le
conflit de la nécessité et de la liberté, qui finit par la
victoire de la liberté. L'action humaine consistant essen-
tiellement à recueillir le fini dans l'infini, à identifier fina-
lement le fait avec la nécessité, ce conflit est bien en effet
le propre objet de la tragédie. Le Destin, nécessité exté-
rieure à la conduite humaine, en est le motif essentiel,
mais c’est certainement Schiller qu'il vise, et, par delà
Schiller, Fichte, en disant que ce conflit ne se termine
pas par la victoire de la liberté, mais par une complète
égalité ouidentité des deux : la personne humaine, vaincue
par la nécessité, peut s’élever au-dessus d'elle par la
conscience (Gesinnung).
Ainsi la fatalité tragique ne consiste pas dans un mal-
heur extérieur et physique quelconque, comme l’a voulu
Aristote, ce critique « d’entendement », qui n’est pas allé
jusqu’à l'intuition de l'identité fondamentale. Le malheur
tragique, c’est le crime accompli nécessairement, le
crime d’OEdipe et de Phèdre. C’est une nécessité qui, au
point de vue empirique de l’entendement, est incom-
préhensible, et qui passera pour l’effet du hasard. Et l'issue

1. P. 687-718.
2. Cf. sur l'opposition Begebenheit, Handlung, Schlegel, loc. cit., p. 222,
Je17.
SCHELLING, 11
TE NT Ur
162 LA PHILOSOPHIE DE L'ART.

tragique, où la liberté s'égalise à la nécessité, c'est non


pas nécessairement le dénouement malheureux (voyez
les Euménides), c’est la soumission volontaire à la puni-
tion pour une faute involontaire.
Par là s'expliquent divers caractères de la technique
dramatique : d’abord le rôle du merveilleux; il est grand
dans la tragédie qui reposesur le conflit de deux mondes,
* le divin et l'humain. Le Dieu ne doit pas apparaitre avec
sa toute-puissance pour sauver l’homme; car l’homme
ne doit son salut qu’à lui-même; le deus ex machina est
la ruine de la tragédie. Ou bien le Dieu secourt l’homme;
et il faudra qu'il y soit l’égal de l’homme; ou bien il lui
est hostile, et il représente alors la force inflexible du
destin. En second lieu des trois unités, la seule essentielle
est, par opposition à l'épopée, l’unité d’action qui dégage
et met en valeur Le rythme de l’action, en éliminant l’acci-
dentel. En troisième lieu, le chœur antique représente
la réflexion du spectateur; il rend moins douloureux pour
le spectateur la contemplation du tragique, en la faisant
passer, en quelque sorte, par La réflexion.
Il est incontestable que tout ce développement repose
en grande partie sur la Poétique d’Aristote, dont on sait
l’admiration pour Sophocle : ce sont les mêmes questions
qui se posent, et c’est bien dans le drame de Sophocle
qu’on en trouve les solutions typiques. On conçoit aussi à
quel point le drame d’Euripide, ce drame où la réflexion
critique domine l’action, où la fatalité tragique a presque
disparu, en un mot ce drame de l’Au/klärung hellénique
devait être antipathique à Schelling!.
Sa conception de la comédie est également tirée de la
comédie grecque qui venait de faire l’objet d’un écrit
des frères Schlegel, C’est sous cette influence qu’il n’ac-
cepte la comédie que comme satire de la vie publique,
incompatible par conséquent avec le despotisme, et qu'il
rejette la comédie de mœurs. Le comique peut d’ail-

P. 709-711.
LES GENRES ARTISTIQUES. 163

leurs être construit comme l'inverse du tragique : le


destin n’est redoutable que s’il est nécessité objective
dans les choses; mettez au contraire la nécessité dans le
sujet; faites du caractère individuel, de l’avarice par
exemple, une sorte de fatalité qui s'affirme aussi absolue
que le destin. Vous avez alors un destin qui s’anéantit
comme tel; car il repose sur l'absurde prétention du
particulier à être l’absolu; cette absurdité donne lieu au
plaisir du comique; et ce plaisir s’exprime par le rire,
sorte de détente succédant à la tension produite par
l'aspect de la fatalité.
Comme d'habitude, Schelling définit de préférence le
genre d’après des modèles antiques, et ce n’est qu'après
qu'il indique la direction que lui à fait prendre la pensée
moderne. C'est d’ailleurs dans le rapport au drame
antique que toutes les questions sont posées. C’est d’abord
le rapport du tragique au comique, puis celle de lamytho-
logie, enfin celle de la fatalité. Sur le premier point,
Schelling fait remarquer que, dans le drame moderne
dont il prend le type dans Shakespeare (seulun fragment
de Faust était alors connu), le comique s'ajoute au tra-
gique, mais sans se mélanger avec lui. Pour les mythes,
Shakespeare en trouve l'équivalent dans l’histoire, et
Calderon dans les vies des Saints. La fatalité enfin est une
idée foncièrement hostile à la pensée chrétienne; la
force hostile à la volonté est une force infernale; et le
péché ne paraît être admis que pour prouver la grâce.
Aussi, suivant la direction générale de l’esprit moderne,
faut-il chercher au fatum antique un équivalent sub-
jectif; c’est cet équivalent que Shakespeare trouva dans
le caractère.

A
:Se
La
ENS
TROISIÈME PARTIE
LES PROBLÈMES RELIGIEUX

CHAPITRE PREMIER
PHILOSOPHIE ET RELIGION.

$ I. — Schelling à Würzburg.

Le grand succès de la philosophie de la nature dans le


public et chez les médecins, les espoirs que fondaient sur
lui le groupe romantique avaient rendu l’amour-propre de
Schelling extrêmement irritable. C’est son extrême orgueil
littéraire qui le forca à quitter Iéna. La Litteraturzer-
tung était l'organe conservateur d’Iéna; elle prétendait
garder l’orthodoxie kantienne; d’abord ouverte à Fichte
et aux Schlegel, elle leur avait laissé si peu de liberté
qu’ils s’en étaient séparés pour fonder, l’un, le Philo-
sophische Journal, les autres, l’Afhenäum. Les griefs de
Schelling peuvent paraître minces : il jugeait que le
compte rendu que la L. Z. avait consacré à ses /deen
n'était qu'une analyse insignifiante et qui n’en faisait pas
ressortir la nouveauté. Et le rédacteur Schütz se montrait
d'abord assez conciliant lorsque, tout en refusant à
Schelling la permission de faire lui-même le compte
rendu de son œuvre, il lui demanda de désigner quelqu'un
pour cette tâche. Même le refus de Schütz d'accepter

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166 | PHILOSOPHIE ET RELIGION.

Steffens ne justifie guère les attaques violentes de Schel-


ling contre « l'esprit rétrograde du journal, sa prétendue
impartialité, etsa partialité pour la philosophie kantienne
comprise à la lettre », toutes choses qui auraient dû
amener le mépris plus que l’insulte. « Il est malheureu-
sement à prévoir, écrit Schiller à Gœthe à propos de la
réplique de Schütz, que Schelling n'aura pas la majorité
de son côté. » De fait cette polémique, à laquelle pous-
sait Schlegel, amena un double procès en diffamation où
les deux parties adverses furent chacune condamnées à
une amende (avril et mai 1800).
Deux ans après (avril 1802), au moment où la philo-
sophie de la nature, dans toute sa gloire, était devenue la
source d'inspirations de nombreuses thèses de la faculté
de Bamberg, les attaques recommencèrent dans Le journal :
il ne s'agissait plus maintenant de théorie, mais des
funestes conséquences pratiques que pouvait avoir la
nouvelle philosophie. La réponse de Schelling fut un
débordement d’injures et de grossièretés. La polémique
prit un tour tout à fait personnel; on alla jusqu'à accuser
Schelling d’avoir été, par ses ordonnances, la cause de la
mort d’Augusta Bühmer, et ce fut A. W. Schlegel, encore
mari de Caroline, qui se vit chargé de répondre.
À ce moment avait lieu sous le gouvernement de Max
Joseph et de Montgelas, son premier ministre, une réor-
ganisation intellectuelle et morale de la Bavière. Les
tendances libérales se manifestent par la fin de l’influence
des jésuites, l’essai pour créer une école non confession-
nelle, l’admission des protestants aux fonctions publi-
ques. C’est dans cette Bavière catholique et libérale que
Schelling devait passer la plus grande partie de sa vie
(1803-1841). Avec d’autres professeurs d’Iéna, il fut ap-
pelé à la nouvelle université de Würzburg (30 avril
1803); il avait alors assez de réputation pour mettre le
gouvernement bavaroïis en demeure de choisir entre lui
et son ennemi Schütz dont il avait été également ques-
tion. C’est de cette époque de Würzburg que datent
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SCHELLING A WURZBOURG. 3 167

l'article Philosophie et Religion, qui marquait une nou-


velle direction de la pensée de Schelling.

$ II. — Philosophie et Religion !.

En 1804, il arriva à la philosophie de Schelling ce qui


arrive presque nécessairement à toute philosophie spé-
culative, qui considère non seulement que son objet lui
est donné par le savoir et pour le savoir, mais qu'il est
intégralement pénétré par lui, qu'il est au fond le sa-
voir même réalisé. Dans ces conditions la philosophie
obtient (en droit, car en fait l’image est subordonnée à
bien des conditions subjectives que Schelling ne songe
pas à nier) une image complète de l'univers; au terme
(idéal) de l'intuition qui l’a produite et que reproduit
le philosophe, elle est établie ne varietur comme un mo-
dèle éternel devant l’esprit.
Et alors, devant cette sorte d'œuvre d’art, une série de
questions ne peut manquer de se poser : comment accor-
dez-vous avec cette image l'existence des êtres finis, la
liberté et l'efficacité de l’action humaine, le devenir
de l’histoire, les relations proprement religieuses de
Dieu avec l’homme, c’est-à-dire celles qui ne consistent
pas dans la relation d’une raison universelle à un objet
contemplé, mais dans des rapports personnels tels que
ceux de la révélation, de la grâce et du salut?
Ce fut un ami de Schelling, C. A. Eschenmayer, qui se
chargea de poser ces questions dans son traité? : Dre
Philosophie in thren Uebergang zur Nichtphilosophie.

1. Philosophie und Religion, I, vr, p. 11-70.


2. Eschenmayer était un médecin würtemburgeois, dont Schelling avait
depuis longtemps apprécié les mérites en philosophie de la nature; dès 1798,
il publia un essai de déduction des lois des phénomènes magnéliques d'après
les principes de la métaphysique de la nature, par conséquent a priori.
Il partait de la métaphysique de Kant, de la construction de la matière avec
les deux forces d'attraction et de répulsion, mais voulait, par cette méthode,
déduire non seulement la quantité, mais les qualités de la matière; c'est
dire qu’il se place sur le même terrain que Schelling,
r

SAN E VE 168 es | | PHILOSOPHIE ET RELIGION.

Votre absolu purement rationnel, disait-il, n’est pas le


: Dieu de la religion!. Par cette identité absolue, vous ne
| pouvez expliquer ni la conscience que Dieu à de lui-
Ki même, puisqu'elle implique une distinction en sujet et
F objet, ni l’origine d'êtres finis différenciés et distincts les
| uns des autres, puisque l'identité ne contient aucun
principe de distinction ou cesse alors d’être l'identité.
Dans votre absolu, tout est sur le même plan, et on ne
peut donc s'expliquer d'où vient la volonté qui fait ir-
ruption dans cette nécessité rationnelle?. En excluant la
# société des êtres raisonnables, vous excluez la vertu.
ER Ces objections ne signifient pas cependant, pour Es-
ANA chenmayer, la condamnation pure et simple du sys-
EVER tème ; il reste, pour sa part, un philosophe de la nature,
US à condition que le système n’excède pas certaines limi-
$ _ tes : conformément à la direction d'esprit qui se fait
nl sentir chez Kant et chez Jacobi, il admet à côté de la
| raison une autre source de connaissance, la croyance, qui
nous renseigne sur l’au-delà de l’absolu rationnel, sur le
Les Dieu personnel source de liberté et de salut“. Aïnsi reli-
: gion et philosophie peuvent vivre côte à côte, et la
TE croyance pénètre en profondeur sous la surface étalée
par l'intuition rationnelle.
Il est bon de remarquer que, dès ce moment, toutes
ces réalités sous-jacentes qu’elle atteint sont des réalités
NS religieuses, que tous les philosophes allemands de cette
époque, aussi bien Eschenmayer et Jacobi que Hegel et
Poe Schelling, ne séparent pas ce sentiment de la réalité de
Da l'être pour soi du sentiment religieux, que la liberté
humaine par exemple ou l’existence de l’histoire n’offrent

1. 1b., 2 40.
2. Ib., ? 51-54.
3. Ib., 2 86.
4. IL diffère cependant de Kant, en ce qu’il considère la croyance non
comme une conviction subjective, mais comme une sorte de réalité absolue.
La croyance est « das Hôchste, nicht ein Kantisches bloss subjectiv zurei-
chendes und reflectirtes Fürwahrhalten » (Lettre à Schelling du 30 mars
1804; Aus Sch. Leben, p. 13).
Rss en RL

OBJECTIONS D'ESCHENMAYER. 169


3 5 ñ

. : k | . (
tout leur sens qu’à l’occasion du problème du mal ou
de celui de la rédemption. Cette idée, universellement
partagée, donne son aspect particulier au problème uni-
versel qui s'impose à toute philosophie spéculative : le
rapport du réel et du rationnel.
Il va sans dire qu’un dualisme comme celui d’Eschen-
mayer (et nous le verrons de Jacobi) répugnait à l'esprit
de Schelling. Au reste, cette opposition de la philosophie
et do la religion lui apparaît comme un phénomène his-
torique tout à fait accidentel, dérivé du caractère exoté-
rique qu'a pris la religion chrétienne, et contraire aux
plus vieilles traditions antiques".
Mais d’autre part, puisqu'il ne peut être question de
supprimer de pareïls problèmes, on est bien contraint
de l’accepter si la philosophie ne peut en donner de
solution. Il est vrai que Schelling s'était contenté dans
le Darstellung de supprimer le problème de l’origine
des êtres finis, comme mal posé. Maïs il a vu par la
suite la solidarité de ce problème avec une foule d’au-
tres, celui de la liberté, de l'origine du mal, etc., que l’on
ne peut aussi facilement supprimer. L'article « Philoso-
phie et Religion » est donc destiné à chercher cette so-
lution, en se plaçant sur le terrain du Bruno et de la
Première Exposition*.
Comprenons bien, pour éviter tout malentendu sur les
évolutions de la pensée de Schelling, la méthode qu'il
veut appliquer. Il ne s’agit ni de réfuter Eschenmayer,
ni de déduire mécaniquement du système de l'identité
la solution du problème religieux, comme des corollaires
d’un principe, mais en suivant ab ovo le déroulement
spontané du principe suprême de voir comment le point
de vue d’Eschenmayer se retrouve comme un point de

1. Ph. und Rel., p. 16; cf. l'appendice sur les mystères, p. 65 sq.
2. Lettre d'avril 1804 à Eschenmayer (Aus Sch. Leb.,p. 14). L'écrit d'Es-
chenmayer lui à fait voir qu’il fallait aller un peu plus loin : seulement
« il croit trouver cette sphère nouvelle encore dans la spéculation, et y
voir bien plus clair par cet organe (la spéculation) que par la croyance ».
Lo La PA
L PEINE RME dE

\,

470 | PHILOSOPHIE ET RELIGION.

vue subordonné, et comment ces problèmes se posent et


. se résolvent pour ainsi dire à leur place marquée.
Aussi la question des modifications de la pensée de
Schelling consiste à chercher non pas directement com-
ment les principes se sont modifiés, mais plutôt comment
les questions à résoudre ont réagi sur des principes qui
n'étaient pas faits primitivement pour les résoudre. Jus-
qu’à quel point même elles sont conscientes, est un pro-
blème fort délicat mais qui ne vient qu’ensuite.
La nouveauté essentielle de ce traité est une explica-
tion de la nature et de l’histoire fondée sur une inter-
prétation philosophique des idées religieuses de chute et
de rédemption; ces faits eux-mêmes ne sont possibles
que par la liberté qui est aussi, non pas expliquée, mais
posée comme un terme nécessaire dans l’ensemble de
l'univers moral.
Mais ces faits ne sont-ils pas par nature irrationnels?
Il faut se rappeler que les limites de la religion ration-
nelle sont en Allemagne singulièrement plus étendues
que celles du culte de la Raison, que Kant dans sa « Reli-
gion dans Les limites de la simple raison »,ouvrage admiré
de Schelling, a fait de ces idées l’objet de recherches phi-
losophiques, et qu’enfin Schelling subit l'influence de
l'esprit de son temps : or, c’est l’époque des religions
philosophiques non plus à la mode française où la réa-
lité religieuse devient exsangue, mais à la mode alle-
mande où la religion toute entière, avec sa spiritualité
et ses croyances révélées, doit être non pas limitée, mais
accrue et assimilée par la raison.
Il nous faut donc chercher comment l’idée de chute
pouvait être interprétée dans le système de l’identité pour
fournir l'explication qu’on lui demandait,
Dans son ensemble le traité repose sur une démons-
iration par l’absurde : 4° Il n’y a aucune liaison continue,
aucune transition possible entre l’absolu et les êtres
finis; 2° on ne trouve donc dans l’Absolu aucun moyen
d'expliquer l’existence des êtres finis (avec toutes leurs
È LA RELIGION RATIONNELLE. 171
conséquences : la nature et l’histoire);il faut donc avoir
recours à une spontanéité propre de ces êtres.
Sur le premier point aucune idée très neuve, mais
quelques indications intéressantes. D'abord, il écarte les
solutions d'Eschenmayer (le Dieu de la croyance supérieur
à l’Absolu de la raison) par l’argument au fond spinoziste
que ce Dieu devrait être absolu, et qu’il devrait y avoir
deux absolus, ce qui est impossible. Reste donc l’Absolu,
qui est bien, en un sens, l’objet d’une croyance, mais
d’une façon tout à fait accidentelle : en effet, la connais-
sance de l’absolu a des conditions subjectives nombreuses;
si universelle qu'elle soit en droit, elle est, en fait, res-
treinte au très petit nombre d'individus capables de s’af-
franchir de la connaissance morcelée du fini : en ce sens
elle est une croyance. De plus ces conditions peuvent être
réalisées d’une façon si précaire et si momentanée que, au
milieu de la connaissance finie, l’Absolu disparaîtra aussi
brusquement qu’il est apparu; en ce sens encore, il est
plutôt objet de croyance.
Mais, en lui-même, il est objet d’une intuition intellec-
tuelle, dont Schelling affirme plusieurs fois la disconti-
nuité avec la connaissance finie : la connaissance de l’être
fini y mène si peu que l’on ne peut donner une idée (né-
gative) de l’Absolu qu’en disant qu’il n’est pas l'être fini :
c'est seulement parce que l’âme est essentiellement con-
naissance intuition intellectuelle qu’elle peut l'attein-
dre.
Ainsi sont coupés tous les liens avec la connaissance
finie. Mais l’Absolu a une vie intime dont les moments peu-
vent être décrits et séparés tout au moins idéalement; ne
peut-on pas arriver à saisir dans cette vie l’origine de
l’être fini? Le moteur de cette vie est la passion de la
connaissance : l’Absolu veut exister pour lui-même, se
connaître. Or, toujours fidèle à ses origines fichtéennes,
Schelling admet que la connaissance est essentiellement

1. P. 21-27.
l

472 / PHILOSOPHIE ET RELIGION.

la position d’un objet par et pour le sujet : donc l'Absolu,


d’abord purement idéal, sujet renfermé en lui-même, doit,
pour se connaître, se poser comme objet. — Mais n’y a-t-il
pas justement dans cette position toutes les conditions de
la production des êtres finis;l'absolu, pour se connaïtre,
s'extériorise et se divise? — Nullement; il n’y a pas de
succession véritable en ces moments; l'acte de se con-
naître est éternel; l’absolu ne se divise pas parte en
sujet, partie en objet comme le moi de Fichte; il est tout
entier, indivisible, dans le sujet comme dans l'objet. —
Mais il suit également de là que l’objet n’est pas pure
a
ment objet, pur spectacle (Angeschautes) ;il a aussi son
en soi, son sujet; et ainsi dans l’objet doit se renou-
veler la vie même de l'absolu, et le processus de con-
naissance de soi-même qui en est la loi. Ce processus
donne naissance aux Idées qui ne sont que des répé-
titions à l'infini de l'acte de connaissance de soi-même
qui est la forme de l’Absolu. Mais l’idée n’a sa réalité
que dans cet acte même, et elle ne nous fait nullement
sortir de l’absoluf.
Ainsi l'absolu est achevé, fermé en soi, sans fissure
pour y introduire l’être fini. Dira-t-on, avec la théorie
de l’émanation, que les productions de l'absolu perdent
quelque chose de leur force à mesure qu’elles s’éloignent
davantage de leur centre, et que, par une gradation
infinie, elles tendent à la multiplicité et à la matière??
Ce serait méconnaître que toute production de l’Absolu
est nécessairement absolue comme lui. Voudra-t-on
admettre, avec le Timée (que Schelling considère comme
faussement attribué à Platon, parce que contraire à l’es-
prit du platonisme), un dualisme initial entre une ma-
tière indéterminée et l’Absolu, et voir l’origine de l'être
fini dans la détermination progressive de cette matière
par l'absolu? Théorie grossièrement réaliste, équivalente,

1. P. 29-36.
2. P. 38.
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LA RELIGION RATIONNELLE.
L

173
au fond, au dualisme des Perses qui admettent la dualité
de deux principes!.
Il ya donc discontinuité entre l’Absolu et le monde
des choses finies : c’est pourquoi l'on ne peut attribuer
l'origine de ces choses qu’à un acte spontané, inexpli-
cable par lui-même, par conséquent libre, qui les pose
en dehors de l'absolu. Le sujet de cet acte, ce sont les
Idées. Ces Idées peuvent, en effet, ètre envisagées sous un
double rapport : d’abord dans leur rapport à l’absolu,
où elles ont leur être et leur substance, puis en elles-
mêmes, puisqu'elles ne sont pas des images muettes ins-
crites sur un tableau, et que l’Absolu leur à communiqué
sa subjectivité. De là, pour les Idées, comme l'avait déjà
fait remarquer le Bruno?, une double possibilité, celle OS
de vivre en elles-mêmes et de vivre dans l’absolu. Ce re À
choix est la matière de l’acte libre qui donnera naissance
au monde sensible. Veulent-elles, en effet, vivreen elles-
mêmes, elles n’ont plus le soutien de l’absolu; c’est-à- ta
dire que leur réalité cesse d’être déterminée par leur
simple concept ou idéalité, ce qui est la définition même
de l'être fini et phénoménal, soumis à la loi de causa- GE
lité qui énonce que tout être a son fondement hors de ILES
lui-même *. |
La liberté devient donc pièce essentielle du système :
il faut remarquer cependant que la pensée de Schelling, |
encore trop imprégnée de spinozisme, n’est pas fixe sur. :
les conditions de cet acte. D'une part la liberté par la-
quelle l’Idée se dégrade en être fini lui apparait comme
une fausse liberté au prix de la véritable liberté, iden-
tique avec la nécessité, par laquelle l’Idée se fixe dans
l’Absolu : il y a là une oscillation de pensée assez génante
et la liberté au premier sens devient, contrairement aux
intentions de l’auteur, une privation plus qu'un acte
positif. D'autre part cet acte lui-même est-il vraiment
174 PHILOSOPHIE ET RELIGION.

libre? L'idée directrice de Schelling avait été jusqu'alors


que la science arrive à la réalité totale en épuisant le
champ du possible; c'est l’idée spinoziste que dans
l'absolu tout possible est réel. Or il y a pour l’Idée deux -
directions possibles, la direction vers elle-même ou vers
l'absolu; pour que sa liberté soit réelle, il faut qu’elle
choisisse l'une aux dépens de l’autre; mais telle n’est
pas la pensée de Schelling; il admet que l’acte qui pose
le monde fini est aussi éternel, soustrait à la durée que
l'acte par lequel les Idées sont dans l’Absolu, ce qui, au
fond, force l’Idée à épuiser le champ des possibilités et
lui enlève toute activité véritable.
Très obscur sur les conditions de l’acte, il trouve dans
le système de Fichte une image qui doit en préciser la
nature. On sait que pour Fichte, le moi n’est rien que
l'acte par lequel il se pose et exclut de lui le non-moi.
C'est cétégoïsme ou plutôt cette égoïté (Ichheït, Selbstheït)
qui, généralisée, étendue à la nature par l'interprétation
que l’on sait des forces de magnétisme et de cohésion,
explique le caractère fini, morcelé, limité des êtres du
monde phénoménal".
Avant de décrire brièvement les conséquences de cet
acte fondamental, dans la nature et dans l’histoire, une
remarque est nécessaire : La philosophie de la nature que
nous rencontrons ici est-elle la même que celle de la
Darstellung? Oui et non; oui, si nous en considérons les
matériaux ; ici comme là nous voyons l’idéalité se perdre
dans la nature,se morceler dans l’espace ; ici comme là la
succession des formes naturelles s'explique non pas par
l’action continue, directe et incessante de l’unique prin-
cipe de l'Égoité; car l’Idée reste éternellement en elle-
même; la nature est plutôt l’histoire d’une série de vic-
toires et de défaites de chacun des deux principes, le
principe qui affirme la particularité de chaque être, et
celui qui la nie, jusqu’à l'équilibre définitif que ces deux

1. P. 42-43.
4 > ‘ | : (
: LA RELIGION RATIONNELLE. 175

principes obtiennent enfin chez l'homme; c’est toujours


l’oscillation et la compensation que nous avons décri-
tes. Non, cependant, si l’on en considère la signification
dans l’ensemble : car la nature de Philosophie et Rel-
gton, c’est le processus par lequel l’Idée s'éloigne réel-
lement de son centre et déchoit de l'Absolu; ce que
l'on veut nous décrire c’est le monde fini et réel. Et,
sans doute, dans la Darstellung, la nature vient aussi
d’un écart par rapport à l’Identité absolue, mais d’un
écart purement idéal. Ce qui était là-bas un tableau total
de toutes les possibilités rationnelles devient ici une série
d'actes de l’Idée s’enfonçant en son égoïté, puis en reve-
nant par des mouvements alternatifs. À la simultanéité
des formes contemplées d'une vue totale se substitue la
série successive des actes en lesquels se résout l'acte
fondamental de la liberté.
Il y à ici plus qu'une opposition de points de vue : si
la nature dépend de l'acte d’égoïté, elle ne peut plus
être à aucun degré dans l’Absolu, ni être définie un des
côtés de l’Absolu; elle est le début de l’évolution quira-
mènera l’Idée à l’Absolu, début où l’Idée se donne une
matière et un corps !.
Aussi bien l'attention de Schelling se concentre-t-elle sur
l'Histoire qui commence avec l'apparition de l'homme.
La notion, pour ainsi dire purement physique, de l’écart
de l’Idée par rapport à l’Absolu se transforme en la no-
tion morale de chute.
Pour l’homme se reproduit, à un étage supérieur, dans
le monde spirituel, l'alternative qui se posaità l'Idée. Res-
tera-t-il ce qu'il est en soi, la conciliation de l'idéal et du
réel? Au contraire, ce qui est la seconde possibilité, dé-
choira-t-il de l'absolu?
Toute la vie morale de l’homme gravite autour de cette
notion : ceci se comprend aisément ; il n’y a de morale
que là où il y a action : or l’action (ceci contre Fichte,

1. P. 44-50.


NT
CO
176 | PHILOSOPHIE ET RELIGION. ;

contre Schleiermacher,est le point de vue essentiellement |


spéculatif) ne peut se trouver dans le principe lui-même;
l’Absolu est, il n’agit pas. L'action ne se trouvera donc
que hors du principe ; c’est dire qu’elle sera nécessaire
ment une déchéance du principe. Si Schelling ne le dit
pas, on peut voir facilement que toute action est dé-
chéance et par conséquent mal.
Dès lors toute moralité sera non pas un acte positif
d’obéissance à une loi extérieure ou intérieure, mais con-
sistera, si l'on nous permet l'expression, à rattraper les
conséquences de l'acte primitif, à retourner en Dieu ou
dans l’Absolu !.
Cette déchéance suivie de ce salut, c’est l’Histoire même
de l’'Humanité, la double épopée, l’Iliade où elle s’éloi-
gne du centre, l’Odysée où elle y rentre*.
Mais, dira-t-on, si la liberté est réelle, comment l’His-
toire peut-elle être considérée comme un processus né-
cessaire? Ne peut-elle pas s'arrêter? Ne peut-elle pas
même ne pas commencer? L'homme est, en soi, au
terme de la nature conciliation, équilibre de l’Idéal et
du Réel; s’il a la possibilité de déchoir, il a aussi celle
de rester dans cet équilibre, et alors il n’y a plus d’'His-
toire. Mais supposons-le déchu, — d’où vient la nécessité
de la rédemption? Stirner ne propose-t-il pas précisé-
ment d'arrêter l’Histoire à ce règne de l’égoïté?
Aussi bien pour la liberté humaine que pour la liberté
en général, Schelling, fidèle à la spéculation, paraît en-
core moins vouloir une contingence réelle qu'un épui-
sement de toutes les possibilités ;l'Histoire est une de ces
possibilités qui doit se réaliser. Mais il y à une autre
raison plus spéciale : c’est l’idée chrétienne que l’homme
racheté de la déchéance est bien supérieur à l’homme
primitif; ce qui était en celui-ci savoir inconscient, bonté
involontaire, devient chez celui-là savoir conscient et mé-
\ ritoire. De plus, une fois le branle donné à l’histoire
1. P. 55-56.
DSP. 57:
POLÉMIQUE AVEC FICHTE. | 177
EN

par Ja chute, la rédemption est une nécessité : Schelling


ne se figure pas le progrès comme résultant d’un passage
spontané du mal au bien. Le bien doit exister essen-
tellement, tandis que le mal est accidentel; Le progrès
consiste dans la manifestation graduelle de ce caractère
accidentel. Au fond même, le mal est déjà vaincu et sur-
monté chez des esprits plus divins, protecteurs des hom-
mes; il est actuellement vaincu chez le rédempteur, et
le bien est plutôt une révélation de la vérité qu’un objet
de notre effort !,
On voit les graves changements que le problème reli-
gieux introduit dans la pensée de Schelling; comme
on l’a dit excellemment, « son sentiment de la vie devient
autre ? ». La joie esthétique qu'il goûtait à contempler
l’harmonieuse totalité des êtres à fait place à la cons-
cience de la lacune qui existe entre cette vie dans l’Ab-
solu et notre vie finie. L’Absolu est devenu « le paradis
perdu à regagner ». À partir de 1806 surtout, la préoc-
cupation religieuse va devenir exclusive *.

$ III. — Polémique avec Fichte.

De l’article Philosophie et Religion, jusqu'aux Re-


cherches philosophiques sur lEssence de la liberté hu-
maine, Schelling ne publie aucun exposé d'ensemble.
Pourtant une lecture attentive de ses comptes rendus et
articles donne de précieuses indications sur l’état de sa
pensée de 1804 à 1809.
Il faut en excepter pourtant de purs écrits de propa-
gande comme les articles des Annales de la médecine

1. P. 60 sq.
2. Braun, p. 128.
3. Lettre à Windischmann de 1806 : « Depuis Iéna, j'ai vu que la religion,
la croyance publique, la vie dans l'État sont le point autour duquel se
meut et où doit être fixé le levier qui doit ébranler cette masse hunraine
inerte. »
SCHELLING. 12
178 _ POLÉMIQUE AVEC FICHTE.

comme science !. Ces articles ne sont, au dire del’auteur,


qu'une exposition historique des principes de système,
sans valeur démonstrative?. Ils sont destinés à réagir
contre l'abus que les médecins avaient fait de la Philoso-
phie de la nature. Cet abus consistait à prendre, dans
leur abstraction, les concepts de la nature, et à essayer,
_ par des combinaisons purement analytiques, d’en tirer
des applications ?. D'où l’exposé très vivant et concret
que tente ici Schelling : la philosophie n’a pas affaire à
des concepts abstraits, mais à des réalités individuelles;
elle ne proclame nullement le néant des choses particu-
lières individuelles, mais au contraire exalte, en faisant
voir en chacun la présence de la réalité infinie“. Elle sait
le prix de l’originalité5. Elle ne se refuse nullement l’ex-
périence; elle l’étend et l’interprète d’une façon nou-
velle 6.
En un mot, c’est peut-être dans ce traité qu’il pousse
au point le plus extrême la réhabilitation de la connais-
sance immédiate, où le sujet et l’objet se perdent l’un
dans l’autre. Il attaque également les deux tendances
opposées et qui partent au fond du même principe, celle
qui, sous le nom de désir, de sentiment ou de croyance,
introduit la subjectivité dans la connaissance de l’absolu,
et celle qui fait de l’absolu un objet ou une chose.
Au fond (et ce n’est pas là une idée nouvelle, mais
elle n’a jamais été exprimée plus fortement qu'ici), il
veut avant tout garantir son système des dangers qui me-
nacent toute philosophie qui veut être à la fois intuitive
et universelle. L’intuition, par là même qu’elle est immé-
diate, semble condamnée à être limitée et particulière ; et

1. Jahrbucher der Medicin als Wissenschaft. Journal fondé avec Mar-


cus, le 5 juillet 1805, en vue des applications médicales de la poses
de la nature (I, vi, p. 131-288).
. P. 146, ÿ 30.
P. 136-137.
P. 133; p. 199, 2 8.
Cf p. 145, 2 28, sur la facon dont il comprend une école.
àes
œ . P. 136; p. 146, 2 32 sq.
LES ANNALESDE MÉDECINE. 179
un système qui veut être universel doit déborder l'intui-
tion et ne peut le faire que grâce à la pensée concep-
tuelle et discursive. Or c’est l’universalité du système qui
séduisit certains disciples de Schelling : il était temps,
pour parer à ce danger qui risquait de réduire la philo-
sophie de la nature à une pure scolastique verbale, de
donner un vigoureux coup de barre du côté de l'intuition.
Peut-être, même à son point de vue, dépasse-t-il ici les
bornes; il est obligé d’avouer que la science, toute fécon-
dée qu'elle soit par l'intuition, renferme un mouvement
par lequel la pensée va d’un concept à l’autre : or l’in-
tuition en elle-même est éternelle, elle exclut tout mou-
vement et toute succession; contrairement à une célèbre
philosophie contemporaine de l’intuition, le mouvement
et la succession sont considérés uniquement sous leur as-
pect dialectique et conceptuel, comme des résultats.
Obligé de choisir entre les nécessités de la science, et ce
qu’il croit être les exigences de l'intuition, Schelling en
arrive à considérer le progrès dans la science comme un
caractère accidentel et provisoire qui doit disparaître
dans la simultanéité de l'intuition.
Mais le Schelling des Annales aussi bien que celui des
lecons de Würzburg est seulement un Schelling professeur
et propagandiste, engagé d'honneur, pour ainsi dire, à
diriger le mouvement qu’il a suscité. C'est ailleurs qu’il
faut chercher les traces du développement personnel de
sa pensée.
Ce qui s'impose pour le moment à Schelling, ce sont
deux questions pour ainsi dire préliminaires que, dans
son ardeur à construire le système, il n'avait pas suffi-
samment résolues :
1° Comment se justifie la connaissance de l'absolu?
2° Quel rapport y a-t-il entre son naturalisme, et les
besoins moraux et religieux de la civilisation où il vit?
On ne justifie pas une intuition : on la possède ou on
ne la possède pas. Schelling était souvent revenu sur cette
pensée à propos de la connaissance de l’absolu, montrant
180 POLÉMIQUE AVEC FICHTE.

surabondamment que les formules qu’on peut en don-


ner sont des formules purement négatives, ou que la pré-
paration à cette intuition consiste plus à supprimer les
obstacles qui s’y opposent qu'à en déterminer les con-
ditions positives.
Mais la prétendue universalité de droit est-elle possible
sans l’universalité de fait? Et lorsque Fichte lui oppose
« qu’il considère comme une absurdité une vie qui serait
à la fois divine et réelle ? », qu'il voit, lui, le monde sé-
paré, divisé, morcelé en objets distincts, ceci ne ramène-
t-il pas la question entre lui et Schelling à une opposi-
tion entre deux visions du monde, également taxées de
+ subjectivité?
Peut-on justifier l’une des deux en montrant qu'elle
est plus féconde que l’autre? C’est bien, en effet, une des
idées favorites de Schelling que l’on ne peut juger la
connaissance de l’absolu que dans son développement
total et systématique, que ce jugement est une question
finale et non préliminaire. Mais encore n'est-ce pas la
systématisation possible qui est en question, maïs la con-
formité de ce système à la réalité. Schelling dira-t-il que
cette conformité ne peut être rien d'extérieur, que la
vérité en est immanente, étant assurée justement par la
réalité de son principe? Nous voilà au rouet; car c’est
cette réalité qui est en question. (En ce sens, Schelling
a raison de répondre à Fichte * que la méthode des
physiciens qui vont des phénomènes à la loi, et de la loi
aux phénomènes, ne peut être pour lui qu’un cercle
vicieux, cause de ces absurdes théories mécaniques dont
les principes sont en eux-mêmes arbitraires et justifiés
seulement par leurs conséquences).

1. Particulièrement Philosophie und Relig., p. 25-26.


2. Cité par Schelling dans Darlegung des wahren Verhältnisses der
Naturphilosophie zu der verbesserten Fichteschen Lehre (1806, I, vu,
p. 130), p. 96. Ce sont des réponses aux critiques de Fichte dans ses deux
ouvrages Ueber das Wesen des Gelehrten (1806) et Anweisung zum seligen
Leben (1806).
3. Ibid., p. 102-103.
LA CONNAISSANCE DE L'ABSOLU. 181

Schelling songe d’ailleurs si peu à s'appuyer sur la


réussite, quil fait un constant grief à Fichte de n'avoir
édifié son système que pour les avantages pratiques qu’il
y trouvait !.
En revanche, ce qui ne peut être justification peut de-
venir matière d’une grave objection que Fichte ne man-
que pas de lui faire. Si l'intuition a une valeur réelle, la
philosophie de la nature d’une part doit être d’accord
avec l'expérience, d'autre part peut être mise en de-
meure d'indiquer, dans une région encore inexplorée de
l'expérience, une expérimentation avec ses résultats. Or
le premier point est en principe impossible, parce que
la connaissance a priori ne peut atteindre que les caté-
gories issues de la réflexion constitutive du monde sen-
sible ?; donc les courtes et séduisantes démonstrations
a priori par lesquelles Schelling remplace l’expérimenta-
tion ne sont valables qu’en apparence * et ses prétendues
explications ne sont que des allégories poétiques #. Aussi
était-il sûr d'avance qu'il ne pourrait répondre à la mise
en demeure.
On voit comment déjà se pressent les éternelles objec-
tions contre toute philosophie de la nature. L'objet de
notre prétendue intuition et l’objet d'expérience sont
deux. — Nullement, répond Schelling ; il y a plutôt deux
expériences; ou plutôt il y a une expérience qui est la
vôtre, dans laquelle les objets sont désubjectivés,
séparés du tout5. « Je vois, dites-vous, la matière
comme une multiplicité étendue dans l’espace, divisible
et limitée. — L'erreur fondamentale, voilà ma réponse,
est que tu penses la voir, tu peux aussi bien m'assurer
que tu vois les taches du soleil, faisant ainsi une vision
de ton incapacité de voir. Tu contemples, sans Le savoir

. Surtout p. 79-80.
. Ibid., p. 98.
. P. 103-104.
. P. 105-106.
en
a
CN
À . P. 60.
Î
fs { À

182 POLÉMIQUE AVEC FICHTE.


ni le vouloir, l'unité de ce qui est lié avec le lien, c'est-à-
dire le lien lui-même; tout le reste, tu peux le penser
ou l’imaginer, non le voir en vérité. » Il faut revenir
pour le comprendre à l'impression immédiate, à la « sim-
plicité originaire de l'acte de voir et de sentir ». Cet
appel d’une expérience fausse à une expérience élargie
rend d’ailleurs également illusoire toute distinction entre
vérités a posteriori et vérités a priori : toute vérité (Schel-
ling l’avait déjà ditavec moins de force) est originaire-
ment vérité d'expérience, et devient a priori par son
entrée dans le système!; Dieu est une vérité expéri-
mentale. L'erreur, dira-t-il plus tard, est d’avoir identifié
le monde sensible et le monde de l'expérience, alors
que l’idéal est dans le réel objet d’expérience. Aussi
doit-on croire à un accord final et complet entre la science
expérimentale et la philosophie nouvelle.
Pour le second point, l'exigence de Fichte, prise à la
rigueur, n’a pas de sens, puisqu'elle suppose des sphères
isolées dans la nature, où toutes les forces sont partout
présentes; cependant Schelling se vante ici comme bien
souvent d’avoir prédit des découvertes, ici les expériences
de Coulomb sur la polarité du zinc et de l’argent, comme
beaucoup plus tard les expériences de Faraday sur l’élec-
tro-magnétisme ?.
Ces réponses ne justifient naturellement pas l'intuition ;
du moins elles montrent qu’elle n’est pas impossible.
Elles ne prouvent finalement l'intuition que par l’expé-
rience qu'il en à, c’est-à-dire le sentiment contraignant
_de sa réalité présente sur un tempérament intellectuel,
tel que celui de Schelling; c’est au fond le sentiment

1. Einleitung zu dem Entwurf (1799), [, ur, 278; cf. Darleg., p. 99 sq.


2. P. 107-110. La réplique est-elle valable ? Il y a une distance infinie
entre l'affirmation générale d’un rapport entre le magnétisme et l’électricité
(c'est la philosophie de la nature) et la recherche de la loi précise à laquelle
il est soumis (c’est la science). Supprimez de la science toute considération
sur la quantité, considérations tout à fait accidentelles à un point de vue
non pratique et purement spéculatif, il restera les affirmations de la philo-
sophie de la nature.
4

LA VISION PERSONNELLE DU MONDE. 183

puissant de la réalité absolue, primitive de l'idéal et du


spirituel. Fichte, cependant, n’est pas moins spiritua-
liste; mais il y a une différence. Si l'esprit est es-
sentiellement ce qui établit la liaison entre des termes
discontinus, ce qui absorbe les êtres séparés, ce qui
supprime l’impénétrable, il y a, pourrait-on dire, deux
esprits : l'esprit conquérant, dominateur, pour qui il y a,
primitivement, une réalité discontinue qu'il faut vaincre et
absorber; c’est l'idéal tel que l’entendait Fichte; et l’es-
prit amour, où toutes choses viennent se fondre, à qui
la discontinuité n'apparaît nullement comme un fait
primitif, mais comme une déchéance et une faute con-
tre l’amour; le sentiment fondamental de Schelling,
c'est l'émotion du continu. « Qui pourrait, sans une
profonde émotion, contempler dans la totalité du monde
ce courant éternellement actif et fécondant qui déborde
sur ses rives, brise ce qui momentanément le contient,
mais pour s’introduire ailleurs, sans jamais y séjourner
ni être assujetti!. » Pour Fichte, la continuité est en quel-
que sorte une limite vers laquelle tend la réalité, la vie
réelle et sérieuse amène à tenir compte du monde mor-
celé et discontinu, de ce lieu où rien n’est éternel; rien
de tragique ni de douloureux dans cette vision, comme
le lui reproche Schelling?. Là où Schelling doit voir,
dans le refus à s’'épancher, un désir de haine et de con-
tradictionÿ, Fichte n’aperçoit que la volonté de dominer,
l'occasion de bravoure et d’héroïsme. Au contraire,
ce monde de la réflexion, où les choses s’isolent hos-
tilement, ne peut être pour Schelling qu’une sorte de
cauchemar affreux, heureusement sans réalité véri-
tables.
C'était l'époque où Fichte tentait de couronner son

1. Jarhbüch. der Medicin, 1, vu, p. 198, 8 2.


DAPA9b:
3. P. 114 bas.
4. L'existence du continu dans le monde, c'est toute la sécurité compa-
tible avec la diversité d’aspect et le changement continuel des choses,
Ana
1

184 POLÉMIQUE AVEC FICHTE.

‘système par une philosophie religieuse superposée à la


philosophie morale.
Or, comme à beaucoup d’autres, le naturalisme de
Schelling, son dogme de la divinité de la nature lui pa-
raissaient, au point de vue moral, un scandale. Il y
voyait ce qu’il y avait dans le naturalisme de la Renais-
sance, la justification de toutes les passions naturelles,
de tous les désirs, et en même temps une sorte de mys-
ticisme panthéiste où sombraient, dans l'enthousiasme et
le ravissement de se sentir uni au grand tout, la dignité
personnelle et l’effort moral. L'existence crépusculaire,
équivalente au non-être qu’il accorde dans son article
Philosophie et Religion au monde des êtres finis, et sur
laquelle même il paraît encore revenir dans sa polémi-
que et dans ses articles des Annales de Médecine, ne
serait pas suffisante pour répondre à l’objection en of-
frant un champ sérieux à l’activité morale.
Pour saisir dans toute sa portée l'argumentation de
Fichte, il faut savoir qu'elle vient se rejoindre à une
polémique avec les catholiques libéraux de Würzburg
et de Münich. A l’époque de l’entreprise de Schelling,
l'expression même de philosophie de la nature ne si-
gnifiait rien moins qu'une œuvre scientifique; un pré-
jugé fort répandu et historiquement très fondé liait
étroitement toute tentative de ce genre avec une espèce
de mysticisme illuminé, contraire au véritable esprit
scientifique et incapable de fonder la morale?. Lisez par
exemple les écrits que F. K. von Baader avait, dès avant
Schelling, consacrés à la philosophie de la nature,

1. Cf. p. 174, 2 161; p. 190 sq. : L'existence de l’être fini consiste uni-
quement dans les relations qu'il y a entre les idées éternelles; faire du fini
un être existant, c'est réaliser une relation.
2. Sur ce qu’ily a de proprement allemand dans ce mysticisme, cf. Kæber :
La mère nature éternelle, toute-puissante et tout aimante, est proprement
la seule divinité du peuple allemand, et c’est parler du fond du cœur alle-
mand de nommer avec Heine panthéisme la religion cachée d'Allemagne.
3. Vom Varmestof 1786; f,
Ideen über Festigkeit und Flüssigkeit, 1792;
Ueber das pythagoreische Quadrat, écrit après la lecture des Zdeéen de
Schelling. Plus près de Schelling et contre lui s'était fondé à Iéna, sous l’in-
NATURALISME ET RELIGION. 185

vous y voyez avant tout une interprétation mystique des


phénomènes physiques, la chaleur, âme de la terre:
l'amour, lien universel des êtres!. L’ambition propre de
Schelling avait été de pénétrer de l'esprit philosophique
issu du kantisme ces vieilles rêveries mystiques; comme
le dit un de ses admirateurs, Schelling voulut « le pre-
mier arracher la croyance à l'unité du système de la
nature aux rêves des mystiques, et poser d’une façon ré-
fléchie le principe que le monde, sous les lois naturel-
les, est un tout organique? ». Or, à Würzburg moins
qu’à léna, on pouvait comprendre cette synthèse. La
philosophie critique n’y avait eu que fort peu d'in-
fluence; Schelling remarque dès le début la difficulté
qu’il avait pour amener ses étudiants au point où ils étaient
à léna*; il fut obligé de leur faire sous le nom de « Pro-
pédeutique de la philosophie » un cours d'histoire des
systèmesi. On comprend donc que, ignorant l’élément
philosophique des œuvres de Schelling, les libéraux ba-
varois ne voulurent y voir qu’un pur mysticisme qui ar-
rêtait le développement du rationalisme, et mirent dans
leurs attaques Schelling, le « sophiste, le grand prêtre de
la raison, le continuatcur des Rose Croix », sur le même
pied que l’ « obscurantisme » des Jésuites. Salat, profes-
seur du lycée de Münich, Weiller, directeur du lycée,
Berg, professeur d'histoire ecclésiastique à Würz-
burg, un singulier type d’arriviste qui met en pratique
la maxime de « se conduire suivant tous les préjugés et
d’en rire en secret », écrivent contre lui des pamphlets,
et les amis de Weiller arrivent à exclure des programmes
de l’enseignement officiel la philosophie de Schelling”®.

fluence du profond physicien Ritter, un groupe de naturalistes qui voulaient


transposer les activités de la nature dans l’ordre spirituel et moral et fonder
la morale sur la physique. (Spenlé, Novalis, p. 203.)
1. Sämmtliche Werke, tome III, préf., p. 1v.
2. Aus Schelling's Leben, I, 153.
3. Lettre à Hegel.
4. I, vi,p. 71-130.
5. K. Fischer, p. 150-160.
186 SCHELLING À MUNICH.
L’attitude de Schelling trahit l'embarras autant dans sa
conduite que dans ses écrits. Contre l’exclusion de sa phi-
losophie, il commença par opposer fièrement ses propres
droits à ceux du gouvernement (lettre au curatorium de
l’université); mais, après un blâme sévère du prince, 1l
revient à résipiscence, et s’il continue à parler, à propos
de ses adversaires, de capucinades et de persécution des
jésuites, il fait le plus grand éloge du gouvernement
bavaroïs. Le même désarroi se montre dans ses réponses
à Fichte. L’entassement des arguments ad hominem, le
mépris qu'il affecte pour ces sortes d’objections, comme
l'importance qu’il y attachera plus tard, nous persuadent
qu’il n’est pas alors en état d'y répondre.
Pour le moment, il se contente d'indiquer l'insuffisance
spéculative de la morale vulgaire, de la morale de Fichte
fondée sur le sentiment du péché et la notion de mérite.
Cette morale part, en effet, de l'existence d’un mauvaisprin-
cipe, d’un diable opposé au principe divin, alors que l'élé-
ment non divin n’a aucune existence dans l’univers. Ce
spéculatif à outrance veut voir les origines de cette mo-
rale non dans un sentiment, mais dans une vision déformée
du monde, où tous les êtres sont représentés déchus de
leur véritable existence dans l’absolu!. Quant aux ob-
jections, il les accepte d’un cœur léger, et particulière-
ment celle de mysticisme (Schwärmerei) ; à cette époque,
ilcommence à lire avec passion l'œuvre de Jacob Bæœhme et
des autres mystiques, de cette lignée de penseurs, dont il
reproche ici à la philosophie officielle d’avoir depuis plu-
sieurs siècles étouffé Les productions ?,

SIV. — Schelling à Münich.

Dans la position mitoyenne que la philosophie de la


nature avait entre la science et l’illuminisme mystique,

1. Darlegung, p. 113-119.
2. Darleg., 119-122.
BAADER. 187

Schelling avait jusqu'ici développé surtout le côté scien-


tifique. Ce ne fut pas seulement la polémique, ce furent
aussi les nouvelles conditions dans lesquelles il vécut à
Münich qui firent pencher la balance du côté du mysti-
cisme!.
En 1806, Würzburg fut détaché de la Bavière et donné
à un prince autrichien ; immédiatement éclata une réac-
tion cléricale qui rendit impossible le séjour de l’univer-
sité aux professeurs protestants. Schelling vint à Münich,
capitale du nouveau royaume institué sous le protectorat
de Napoléon. Il est fort peu occupé par sa situation de
secrétaire général de l’Académie des Beaux-Arts (1807),
puis de secrétaire de la classe philosophique de l’Acadé-
mie des sciences; il reste sans chaire pour exposer sa
doctrine; aucune polémique ne vient interrompre sa
tranquillité de fonctionnaire notable et très loyaliste. Il
échappa même, semble-t-il, par cette attitude réservée à
l'hostilité des Münichois contre les savants étran-
gers et protestants. En somme, malgré les visites de
M”° de Staël, d'A. W. Schlegel sur lesquelles la corres-
pondance de Caroline nous renseigne, il vit dans l'isolement
et presque dans l’obscurité. C’est à ce moment qu’il se lie
intimement avec Baader, le philosophe de Ia nature, dis-
ciple de J. Bæœhme et de Saint-Martin. Baader suivait dès
le début les œuvres de Schelling'; il le considère d’abord
comme un élève de Fichte, dont il réprouve la philosophie
égoiïste?. Un peu plus tard, à l'annonce des Jdeen, il se
déclare « peu satisfait de lui. Quand on est arrivé à recon-
naître la dualité interne, les deux forces ou natures en
conflit, il est vraiment impardonnable de méconnaïtre la
troisième, celle en quiet pour qui seule les deux autres
peuvent être efficaces et qui en les séparant et en les dis-
sociant, les tient cependant réuniesÿ ». Schelling devait
satisfaire à ces critiques; car on croirait lire ici l’essentiel

4. Sur ce qui suit, cf. K. Fischer, 170-198.


9. Lettre à Jacobi du 3 janv. 1798 (Sämmtl. Werke, vol. XV, p. 178).
3. Lettre à Jacobi du 8 fév. 1798, ibid.
188. SCHELLING A MUNICH.

des reproches adressés par lui à la dynamique kantienne.


A Münich, Baader attira l'attention de Schelling sur le
grand mystique Jacob Bæhme dont la caractéristique est,
comme on le sait, sans s’attarder à l'expérience mys-
tique immédiate, d'y avoir cherché les linéaments d’une
sorte d'histoire métaphysique de Dieu et de l’homme.
De plus Baader semble lui avoir inspiré le goût des phé-
nomènes où paraissent se montrer des « forces incon-
nues » dont l’action dépasserait le mécanisme ordinaire
et qui donnerait comme une vérification expérimentale
à la philosophie de la nature. À partir de ce moment
Schelling parle sans cesse d’ « expérience » ; la magie,
l’alchimie, les faits de somnambulisme apparaissent dans
ses œuvres avec une signification universelle. Il con-
sacre une longue note à Campetti, le sujet déjà étudié
par Ritter et que Baader lui fit connaître ; Campetti em-
ployait le bâton magique pour découvrir sous la terre les
sources et les métaux!. Schelling voyait dans cette inter-
action immédiate de l’âme humaine et des corps terrestres
une preuve de leur parenté originaire. Ce n'est pas que
Schelling soit devenu théosophe. Lorsqu'il se sépara de
Baader en 1819, ils virent bien l’un et l’autre la différence
qui les divisait. La théosophie n’est pas dans l’objet mais
dans la méthode par laquelle on l’atteint : méthode d'’in-
tuition directe, d'expérience devant laquelle, surtout à
partir de cette époque, Schelling fait toute réserve 2.
Le triste événement de la mort de Caroline, survenue
après une très courte maladie, le 7 septembre 1809, ne
contribua sans doute pas peu à confirmer ces tendances
mystiques. C’est à partir de ce moment que hante son
imagination, sous une forme singulièrement concrète, la
question de l’immortalité de l'âme; son spiritualisme de-
vient spiritisme; le monde des forces spirituelles se trans-

1. Article intitulé Notiz von den neuen Versuchen über die Eigen-
schaften der Erz und Wasserfühler und die damit zusammenhängenden
Erscheinungen (I, vi, 487-497).
2. Pour la caractéristique propre de la théosophie, cf. I, x, p. 165.
N = $ ei È © » j É à | 7

JUGEMENT SUR L'IDÉALISME. 189

forme en un monde d’esprits personnels, habitant une


région séparée de l'univers!. L'amitié de Pauline Gotter,
fille d’une amie de Caroline qui habitait alors près d’Iéna,
lui fut en cette circonstance d’un grand secours ; Schelling
sentait, comme autrefois après la mort d’Auguste Bühmer,
le besoin d'un appui moral; il le trouva en Pauline; une
correspondance s’établit entre eux; trois ans après, en
juillet 1812, il l’'épousait.
Il résulte de la polémique avec Fichte? qu’il se présen-
tait, dans l'esprit de Schelling, une opposition formelle
entre une morale fondée sur l’idée du progrès, d’un idéal à
réaliser, et une morale religieuse fondée sur l’union pri-
mitive et essentielle de l’homme avec Dieu, union qui
existe et continue toujours à exister en elle-même, mais
qui, obscurcie par la vie sensible, est à découvrir par une
intuition spéculative. Schelling, en prenant parti pour la
seconde, rencontre deux questions à résoudre, étroitement
liées d’ailleurs, celle de l’idéalisme et celle de l’interpréta-
tion du christianisme.
Celle de l’idéalisme. L'idéal est-il, en tant qu'idéal, une
action, une puissance, ce qui est le principe même de
Fichte? À ce moment la question ne se pose que d’une
facon occasionnelle, à propos de l’art et de l'éducation.
Dans le Discours sur les arts plastiques, il combat, en art,
le faux idéalisme, celui qui fait précéder la production de
l'œuvre d'art d'un modèle transcendant dont elle serait
la reproduction. Appelé à collaborer à l'institution d’une
académie des Beaux-Arts, à Munich, il ne montre pas
moins son sens des réalités; dans cette académie qui de-
vait être surtout une école, il fait une place extrêmement

1. Cf. surtout le dialogue inédit intitulé Clara, über den Zusammen-


hang der Natur mit der Geistwelt, I, 1x, p. 3 sq., dont l'héroïne a de
multiples ressemblances avec Caroline. .
2. Elle n’a paru que pendant son séjour à Münich; mais toutes les cir-
constances la rattachent à l'époque de Wäürzbureg.
3. Ueber das Verhältniss der bildenden Künste zu der Natur, discours
pour le jour de fête du roi, prononcé le 12 octobre 1807 à l'Académie des
sciences de Münich (I, vu, p. 291-329); cf. surtout 301-305.
190 fe 10) SCHELLING A MUNICH.

petite à l’enseignement théorique ; il considère l’enseigne-


ment de l’art par l'État comme un pis aller destiné à sup-
pléer pour un temps à un enseignement spontané analogue
à celui de la Renaissance. S'il a d’ailleurs confiance dans
l'instruction pour fournir les éléments sans lesquels le
plus beau génie ne saurait arriver à son mode d’expres-
sion, il ne prétend nullement en faire une source d’ins-
piration!.
L'idée est sans force, impuissante par elle-même à créer
le réel; même inspiration dans les approbations qu'il
donne au livre de F.J. Niethammer? sur le « Conflit du
philanthropisme et de l’humanisme dans les théories pé-
dagogiques de notre époque? ». Le philanthropisme, c’est
la réaction du réalisme, des intérêts pratiques contre
l’abus de l'idéalisme en éducation. Or ce que Schelling,
d'accord avec l’auteur, trouve faux, ce n’est pas un des
deux systèmes, mais bien l'opposition établie entre les
deux. En effet, il a souvent exprimé son horreur pour
la civilisation utilitaire, à laquelle aboutit finalement le
fichtéisme, celle qui trouve l'invention de la machine à
tisser supérieure à la législation d’un Solon. Cependant
l’intérêt général véritable coïncide entièrement avec
/! l'idéal. « L'État qui donne à la culture une direction
exclusive vers le gagne-pain, perd tôt ou tard sa place
dans le rang des nations cultivées®. »
A son combat contre l’idéalisme, se lient ses idées sur le
christianisme. Schelling n'accepte pas l'interprétation
vulgaire du christianisme. Il se posait alors sur ce point
deux questions : Le christianisme est-il œuvre de spécula-
tion pure, ou guide moral? La vie chrétienne est-elle un
idéal inaccessible, ou le fond universel de la vie quoti-

1. Ucber die Verfassung der neuen kôniglichen Akademie der bilden-


den Künste im München, 1808 (I, vi, p. 553).
2. Appelé de Bamberg à Münich en 1808 pour la réforme de l'instruction
publique.
3. 1, vi, 511 sq.
40P.1519.
5. P. 533.
‘ JUGEMENT SUR LE CHRISTIANISME. 191

dienne? Surla première question, Schelling voyait le


christianisme à travers saint Paul et en faisait, avec presque
tous ses contemporains, une œuvre spéculative !. Mais sur
la seconde question, encore aujourd’hui si brûlante,
Schelling est d’un avis diamétralement opposé à celui de
ses plus notables contemporains, à celui d’un Schleier-
macher par exemple?. Dans la Werhnachtsfeier, le chris-
tianisme apparaissait comme un idéal à restaurer, ré-
servé d’abord à quelques personnes cultivées, les plus
capables de méditations personnelles : cet idéal est le salut,
la réconciliation de l’homme avec Dieu, qui ne peut avoir
lieu que par l’Église, expression future de l'unité du
genre humain. Le christianisme renferme donc à la fois
un idéal et un programme d'action. C’est là, pour Schel-
ling, un tissu d'erreurs? : le christianisme n’est pas un
idéal mort à restaurer, mais une réalité historique bien
vivante, dont il faut partir; et ce n’est pas un fait excep-
tionnel, particulier à quelques caractères délicats, mais
un fait universel et humain. Aussi la vie chrétienne ne
consiste pas dans la méditation pure, mais dans l’action
par où se réalise l'union avec Dieu : le salut n’est pas un
problème à résoudre, mais un problème résolu par la
mort du Christ, un fait passé.
L'Église n’est pas davantage l'idéal définitif où doit se
consommer le christianisme, mais le point de départ d’un
développement ultérieur. \
On le voit, Schelling parle en réaliste et presque en
historien ; le dégoût d’un idéal fait des réminiscences du
passé, autant que le sentiment pour ainsi dire expérimen-
tal de la lacune impossible à combler qu’il y aurait entre
le réel et l'idéal, le fini et l'infini, s'ils étaient séparés,

1. Cf. l'exception d'Eschenmayer.


2. Schleiermacher est le théologien du romantisme; mais il ne faisait
pas partie du cercle d'Iéna. De très bonne heure Schelling, sans l’attaquer
violemment, fut hostile à ses tendances idéalistes. Plusieurs passages de
Philos. und Religion paraissent viser l'auteur des Discours sur la Reli-
gion et des Monologues.
3. Recension de Die Weihnachtsfeier, I, var, 498.
_chesD mes sur l'essence de la iberté Rio +
et les sujets a en dépendent » (1809). pe
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CHAPITRE II

LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ : TRADITIONALISME


ET NATIONALISME.

$ I. — Les Recherches philosophiques !.

L'article sur l’Essence de la Liberté humaine n’est,


dans la pensée de Schelling, que le premier d'une série
sur la « partie idéale » de la philosophie, c’est-à-dire sur
les doctrines de la connaissance et de la liberté?. Dans au-
cune de ses publications précédentes (sauf l’article Philo-
sophie et Religion, resté, dit-il, obscur à cause de l’imper-
fection de la forme), il n'avait rempli les cadres donnés
dans la première Exposition du système; il avait traité
copieusement de la nature, jamais du monde idéal. Le
traité actuel se donne pour l'achèvement ou la première
partie de l'achèvement du système”.
Il en est, en réalité, tout autrement : c’est un système
complet qui est exposé ou ébauché; les nouvelles médi-
tations sur les problèmes spirituels réagissent sur la con-
ception de la nature et celle de l'absolu. Le centre des
préoccupations a changé, et en même temps la perspec-

1. Philosophische Untersuchungen über das Wesen der menschlichen


Freiheit und die damit zsusammenhängende Gegenstände, 1809, I, vu,
331-416.
2. P. 416; p. 432.
3. Cf. lettre à Windischmann du 9 mai 1809. Ce volume « appartient au
plus important de ce que j'ai écrit depuis longtemps ».
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LE. PROBLÈME DE LA LIBERTÉ. Met
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‘tive sous ‘aquelle apparaissent les concepts fondamentaux


de la philosophie de l'identité.
A l’occasion de la critique des idées de Fichte, Schelling
avait fait savoir qu'il prendrait comme objet de ses ré-
flexions les philosophes mystiques sur qui Les philosophes
officiels s'entendent presque unanimement pour faire le
silence. Les références du présent traité, la croyance de
plus en plus ferme à l'existence d’intuitions mystiques
passagères, mais souvent renouvelées, extérieures à la
continuité de la tradition philosophique proprement dite,
montrent déjà la familiarité de Schelling avec les produc-
tions mystiques !.
L'influence paraît encore plus sûrement dans la forme
de l’exposition dont Schelling fait lui-même remarquer
la nouveauté, et qui devient, en fait, dès ce moment
définitive. Maintenant plus d’essai de constructions à la
Spinoza : la forme narrative à partout remplacé la forme
démonstrative?. La construction, convenable à une philo-
sophie statique où la totalité des choses est, comme dans
une œuvre d'art, toute développée en surface, où rien
d’indéterminé ne reste, est au contraire impropre à évo-
quer le drame cosmique, aux catastrophes inattendues,
dont le mystique éprouve la divine nécessité. Aussi bien,
l'univers de Schelling est maintenant plus dramatique
qu’épique et met en scène des personnages plus qu’il ne
raconte d'événements.
C’est qu’en effet cette manière nouvelle provient d’une
modification profonde de la pensée. Les mystiques se
considèrent comme en relation non avec des forces im-
personnelles, mais avec des personnes toutes-puissantes.
Le monde doit donc être pour eux non un tissu de faits
résultant du croisement de lois abstraites dont chacune
exprime la nature d’une force, mais comme le résultat
libre d’actions personnelles; non seulement l’histoire,
faite d'actions personnelles, ne se réduit pas à la nature,
1. P. 414.
2. Du moins après l'introduction à partir de p. 357.
pa (RATIONALISME ET LIBERTÉ. 195

mais c'est la nature qui se réduit à l’histoire, ou qui du


moins s'explique par elle; en elle, la vraie philosophie
doit retrouver les activités idéales qui se manifestent dans
l’histoire, le cœur, l’esprit et la volonté!, ou du moins
comme la préfiguration prophétique de ces activités.
L'affirmation de la liberté humaine, principe du mal et
du bien, de toute la vie morale et religieuse, est-elle con-
ciliable avec la philosophie de l'identité?
En généralisant la question, on peut se demander
si et comment un système rationnel de l’univers peut se
concilier avec l'existence de la liberté. Le système qui
est, de nature, un et nécessaire, n’exclut-il pas la li-
berté? Mais alors il n’a plus d'intérêt humain. Faudra-t-il
rompre cette unité au profit de la liberté? L’on aboutit
alors à une espèce de pluralisme analogue à celui de
Fichte, où il y a autant de principes que de moi humains :
il est sans valeur spéculative*.
On reconnait ici la grande alternative qui, depuis Kant,
domine la philosophie: rationalisme (c’est-à-dire croyance
que l'univers est un système pénétrable à la raison) et
nécessitarisme sont solidaires ; la liberté est un facteur
irrationnel qui vient troubler l’enchaînement nécessaire.
Doit-on résoudre ce conflit en choisissant l’un ou l’autre,
par exemple, suivant une tendance si répandue de nos
jours, qui était déjà dans le Kantisme et se retrouve chez
Schopenhauer, en affirmant, par une sorte d'intuition
immédiate et vivante, la réalité profonde et essentielle de
la liberté, tandis que la nécessité n’est qu’une façon de
voir les choses, l'aspect qui convient à l'entendement hu-
main, et que la matière à laquelle elle s'applique n’est
qu'une espèce de résidu laissé par lui dans les choses?
Il ne peut être question d'un pareil choix pour l’absor-
bante philosophie postkantienne. Peut-on le résoudre en-
core, comme le fit autrefois Schelling, à la façon spino-
ziste, qui identifie la liberté avec la nécessité du principe
1. Cf. p. 366.
2. P. 336 sq.
196 LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ.

divin qui évolue à travers les choses? Mais la liberté dont


il s’agit ici n’est pas la véritable liberté humaine, qui est
puissance de choix entre le bien et le mali.
Ne rien sacrifier, ni l'intérêt humain, ni l'intérêt spé-
culatif, tel est le mot d'ordre ; donc montrer que le fait
de la liberté entre comme élément intégrant dans le sys-
tème rationnel de l'univers, tel est le problème. Seule-
ment, disons-le dès maintenant, car c’est ce qui marque
une nouvelle étape dans la pensée de Schelling, il est
sans doute impossible de faire à la liberté sa part. Si
la liberté entre dans un système, elle ne peut y entrer
que comme principe ou comme absolu. Schelling voit
dès maintenant la signification universelle de la liberté,
lorsqu'il indique que la notion que l’on a d'elle n’est
pas antérieure à l’idéalisme?, c’est-à-dire au système
qui ne peut affirmer la liberté qu’en faisant d'elle le
pivot de l'univers. Nous allons essayer de montrer com-
ment Schelling, qui avait vainement essayé d'intégrer
la liberté humaine à son système de l'identité, est amené
à transformer son absolu lui-même en liberté. Il est seu-
lement naturel, et ce sera là le second résultat de notre
exposé, que, dans ces conditions, la notion même de sys-
tème se transforme et s’élargisse : dès le début, c’est à
l’étroitesse de la notion de système dérivé du rationalisme
mécaniste français du xvin* siècle qu'il attribue l’oppo-
sition devenue habituelle entre les exigences de La raison
et celles du cœur : si la liberté n’est pas seulement une
idée nécessaire, il faut qu’elle soit un fait qui surgisse
d’un fond inexprimable : à la série nécessaire des Idées
se substitue la série historique des actes.
Revenons maintenant au conflit primitif entre la notion
de système et celle de liberté. Jacobi avait essayé de
démontrer que tout système rationnel (dont le type
parfait est le spinozisme) est un panthéisme, et que tout

1. Cf. p. 382 sq. sur la vraie notion de liberté.


2. P. 345.
3. P. 347.
N PAT SEL AR ENT TA SE PEL .” 12: 4;
NET Pari 1e ; CARTE =

RATIONALISME ET LIBERTÉ. 197

panthéisme est fatalisme. C’est sous cette forme que


Schelling prend le conflit et qu'il essaye, dans une intro-
duction tout à fait distincte de l'exposé au point de vue
du style et de la méthode, d’en diminuer, autant qu'il
peut, l’acuité !. Sur le premier point il remarque que
c'est le théisme traditionnel qui en posant une puissance
infinie en face de l’être fini contredit manifestement la
liberté, que c’est même le goût passionné de la liberté qui
a conduit tant de mystiques au panthéisme?. Au sur-
plus, et Schelling entre dès maintenant dans le vif du
sujet, puisqu'il va être question de l'interprétation même
de ses propres principes, le panthéisme n’absorbe nul-
lement l'individu en Dieu. Il montre qu’en effet, chez
Spinoza, il y a opposition entre la substance infinie et
le mode fini, et que l'être fini ou affection, c’est-à-dire
la substance modifiée d’une certaine façon, est aussi dif-
férente de la substance prise absolument que la monade
de Leibniz l’est de Dieu.
Reste sa propre formule : l'identité du fini et de l’in-
fini. On sait comment, dans la période précédente, son
souci principal était de montrer la fécondité de cette
formule ; il distinguait pour cela un sens analytique, où
le prédicat ne fait que répéter le sujet, et un sens syn-
thétique, où le prédicat et le sujet se pénètrent et se défi-
nissent l’un l’autre ; l'identité signifie alors cette Loi
qui en effet est le moteur de toute la philosophie de
la nature, d’après laquelle on retrouve toujours l'infini
dans le fini, et le fini dans l'infini. En langage kan-
tien, la question était celle du rapport du concept et de
l’intuition#; le concept est-il enfermé nécessairement dans
son idéalité sans pouvoir se manifester? L'intuition est-
elle de son côté privée de tout sens intellectuel? L'iden-
tité absolue affirme au fond, en ce sens, qu'il n'y a au-

1. P. 336-357.
2. PB: 1340;
3. P. 343-345.
4. Of. Idéalisme transcendental, p. 507-508.
198 LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ.

eune intuition qui ne soit déterminée par un concept,


aucun reste ou excès en quelque sorte. Ici Schelling ne
rejette pas moins l'interprétation analytique (d’après
laquelle sujet et prédicat sont une seule et même chose);
mais la copule logique prend un autre sens; elle signifie
que l'être qui est désigné par le sujet de la proposition
est le même que celui qui est désigné par le prédicat;
seulement il est dans le sujet à l’état enveloppé, dans le
prédicat à l'état développé ou explicite; la proposition
est donc l'énoncé du développement, dans une sorte de
fond identique et indéterminé, du producteur ou du Grund
au produit. Un organisme quise développe, une pensée
dont les idées d’abord confuses se précisent, voilà les
images du rapport qui unit le sujet au prédicat. On
voit que ce rapport, s’il implique une dépendance quant
à la génération, suppose une indépendance quant à
létrel.
Tant que l’on fait de l’ordre intelligible et transparent
à la raison le caractère foncier de l'existence, il est im-
possible d'arriver à la véritable liberté. Sans doute,
comme l’a montré l'idéalisme, l’ordre intelligible et
rationnel dans les choses est bien et ne peut être que
le fait de l'esprit; en ce sens l'esprit s’y meut par ses
propres lois; il y est par conséquent indépendant et
libre. Mais cette liberté spirituelle est une notion pure-
ment formelle; la véritable liberté est non seulement
pouvoir de l’ordre et du bien, mais pouvoir du désordre
et du mal. La volonté du mal, idée chère au luthéra-
nisme, est en effet quelque chose d’aussi indépendant et
positif que celle du bien; elle n’est pas réductible,
comme le voulait Leibniz, à la simple imperfection mé-
taphysique inhérente aux créatures. Si donc il est positif,
et si le seul caractère de l'existence c’est l’ordre, d’où
pourrait-il venir?? Est-ce d’une espèce de dégradation
naturelle et spontanée de l’ordre? Mais elle n’a aucune
1. Cf. p. 342 et la note contre Reinhold.
2. P, 349-352.
LE PROBLÈME DU MAL. 199

origine assignable, pas plus que n’en aurait une faute


volontaire, si l’être est identique à l'ordre. Donc l'idéa-
lisme qui détruit la nature, qui nie tout autre chose que
l'ordre spirituel parfait, ne peut nullement expliquer la
réalité du mal!.
Le problème est donc celui de l'existence positive
du mal, non pas occasionnel, dérivé, apparent, résul-
tant d'un désordre purement subjectif qui vient de ce
que l’on ne voit pas l’ensemble des choses, mais le
mal inhérent, consubstantiel à la volonté humaine.
IL faut bien remarquer que l'attitude de Schelling
reste spéculative : ce n’est pas un sentiment d'horreur,
ni un désir religieux de libération qui l'animent, mais la
volonté de mettre son système en harmonie avec le fait
de la liberté.
L'idée maîtresse et nouvelle de cette philosophie, c’est
de considérer toute existence comme le résultat ou le
sommet d’un devenir qui va d'un Grund, fond d’exis-
tence encore indéterminé, par une série de séparations,
jusqu’à l'existence intégrale, explicite et ordonnée?. Mais
il faut entendre ici devenir en son sens propre. Nos ha-
bitudes mécanistes nous amènent en effet à résoudre le
devenir en une série successive de faits, dont le coeff-
cient d’existence, pour ainsi dire, est identique ; il n’y a
pas là véritablement passage de ce qui n’est pas à cee
qui est, mais passage d’un être à un autre être. Or, s'il
est vrai que l'observation extérieure ne nous donne que
des existences, il est douteux que le devenir véritable
puisse être saisi en dehors du devenir psychologique;
là seulement on voit la pensée obscure devenir claire},
ou la passion, aux germes presque invisibles, s’expliciter
peu à peu. Mais c’est la conscience mystique qui saisit
avec le plus de délicatesse les jaillissements de l’incons-

1. P. 356-357.
2. Le passage de la philosophie de l'identité à ce nouveau système est
préparé par l'importante note logique analysée plus haut.
3. Cf. p. 361.
200 LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ. à fl
f

cient, qui constituent la vie consciente; pour elle, tout est


révélation et manifestation, dans l'inconscient se prépa-
rent, s’accomplissent déjà la chute vers le mal comme
l’action divine de la grâce qui s’épandront dans l’acti-
vité consciente.
C’est donc en termes psychologiques, que s'exprime
cette théorie; et c’est dans la conscience mystique, telle
que l’a dépeinte en particulier J. Boehme, qu’il trouve
le modèle du développement cosmique tout entier.
Mais une remarque est nécessaire : le devenir n’est pas
pris comme un absolu. Bien plus, dans l'absolu il n’y a
pas de devenir. En Dieu, il y a pour aïnsi dire contact im-
médiat du Grund à l’Existenz, non pas passage graduel
et sériaire. Le devenir est au contraire analysé, puis posé
comme une synthèse. Isolez les deux éléments qui se
compénètrent en Dieu, supposez le Grund obscur entiè-
rement privé de la lumière de l’existence, vous pourrez
alors considérer le devenir comme la ligne qui les joint.
En Dieu, c’est l'éclairage total et subit de la masse du
Grund; dans le devenir c’est l'éclairage progressif. Mais
de ces deux éléments l’un indique le point de départ du
devenir, l’autre non pas le point d'arrivée (qui est le
Grund entièrement pénétré de lumière), mais le point
idéal où tend le devenir.
+ Le premier de ces éléments, le Grund, est privation
d'ordre et de lumière, privation de conscience; mais
comme, d’après l’analyse ci-dessus, il doit évoluer, il est
aussi comme le pressentiment de l'unité qui ordonne et
de l’ordre de l’entendement. Le Grund naturellement
n'est pas perceptible dans les choses; pour l'atteindre,
remontez de l’existence visible au germe de plus en plus
enveloppé, et privez par la pensée l'être de son ordre
intelligible; le résidu, c’est le Grund, l’arrière-fond de
l'existence.
Schelling déclare hardiment que ce Grund n’est pas une

1. P. 359-360.
QE “Re i n : à SMTEUTS mr

JACOB BOEHME. 201

idée nouvelle dans sa philosophie; c’est, dit-il, ce qu’ilap-


pelait jusqu’iei la nature, c’est-à-dire d’une façon générale
le terme réel qui soutient et donne l'existence au terme
idéal, la pesanteur par rapport à la lumière, la nature par
rapport à l’esprit!. En réalité, l'expression vient de
J. Boehme et aussi l'identification de ce Grund avec la
nature?. Schelling avait jusqu'ici peu fait attention
au rapport de la nature à l'esprit; il avait surtout voulu
démontrer qu’elle était un absolu, un sujet-objet; mais
l'écart vers la subjectivité qui la compensait en donnant
naissance à l'esprit, ne faisait nullement de la nature le
fondement de l'esprit.
A vrai dire, c'est tout le naturalisme de Schelling qui
est modifié; désormais il considérera la nature non plus
comme être absolu, mais comme soutien ou support de
l'esprit.
Continuant l'analyse du devenir, il en montre le terme
idéal dans l’image que Dieu a de lui-même, c’est-à-dire
dans l’image de l'être totalement développé. Cette image,
c’est le verbe, le « mot de l'énigme » du Désir?.
L'Esprit, mû par l'Amour, lie le Désir vide et pauvre
à l’entendement : le Désir, gros de toutes les formes de
l’existence, devient volonté créatrice. Alors commence
le devenir de la nature qui va de la matière jusqu’à
l’homme. La matière primitive est un chaos, un Grund
d'existence, où se compénètrent toutes les forces, comme
des pensées dans un sentiment confus. La série d'actes
par laquelle l’entendement, agissant de l’extérieur, les en
tire peu à peu, est comparable en tout point à la façon

1. P. 358.
2. Boutroux, Études d'histoire de la philosophie, p. 246 sq. Hartmann,
Schelling, p. 139, admet qu’il n’y a aucun passage entre les deux sens.
Nous n'irons pas si loin; malgré la prévalence donnée jusqu’en 1804 à la
philosophie de la nature, il est certain que la philosophie de la nature est
antérieure à la philosophie'de l'esprit, et que la nature avec son point cul-
minant, l'organisme humain, est le fondement sur lequel s'édifie l'esprit;
pour les points de contact ultérieurs, cf. les Ages du monde où il déduit
sa philosophie de la nature (ancienne manière) de sa conception nouvelle.
3. P. 360.
i (£1 ‘ } 1À

PAL RATES LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ.

dont une pensée se dégage et s’ordonne. Chaque être est


défini par le rapport qu'il y a en lui entre ce qui est déjà
développé et intelligible, et ce qui reste enveloppé : dans
ce qu'il a d’enveloppé, la volonté propre reste enfermée et
isolée en elle-même; dans ce qu'il a de développé, elle
s’unit, par son affinité naturelle, à la volonté universelle.
Le terme du développement de la nature est l’être où
cette vision est parfaite, l'être indépendant en son fond,
qui comprend cependant toute lumière, l'esprit média-
teur qui relie la nature et l’entendement, l'Esprit, en
un mot l'homme. ;
Arrivé à ce point, l’on peut expliquer l’origine du mal.
Mais le devenir, ici, est achevé. Le mal n'a pas son ori-
gine dans la nature, mais seulement dans l’homme. Le
mal est avant tout une maladie ou une dissolution de la
personnalité. La personne c’est la synthèse de l’obscurité
et de la lumière, de la volonté propre et de la volonté
universelle. Deux cas peuvent se produire : la volonté
particulière est éclairée par l’entendement sur sa nature
véritable qui est de servir de support à la volonté
universelle; elle peut donc par l'amour sacrifier son
existence propre indépendante à l'existence universelle ;
c'est là un acte qui dépasse, parce qu'il est libre, l’évo-
lution naturelle, Maïs elle peut aussi, comme un disciple
révolté, profiter de l’enseignement qu'elle a reçu pour
vouloir exister pour soi et comme devenir à elle-même son
univers. Ainsi est dissoute l'unité entre la volonté propre
et la volonté universelle. On attribue souvent le mal au
soulèvement des passions : le contraire serait plus vrai;
c'est parce que l’unité de la personnalité est rompue que
les désirs font irruption®. Le mal n'implique donc, comme
le pensait Leibniz, aucune imperfection véritable; il est
aussi effort vers l'unité, mais effort gauche et vain : il n’est
pas non plus, comme le voulait Platon, une simple défi-

1. P. 361-363.
2 P:186L.
3. P. 365-367; il s'appuie ici sur Baader.
LE RÔLE DE LA PERSONNE HUMAINE. 203

cience de la raison; c’est la personne, qui est atteinte, et


la raison est un être universel et passif!.
Il peut paraître assez étrange de donner à ces deux
manifestations de l'activité psychologique, l’égoisme et
l'amour, un sens métaphysique si profond que, nous allons
le voir dans un instant, la décision humaine supporte en
quelque sorte. le poids total des destinées cosmiques. La
nouveauté du système, c’est bien en effet la place qu’il
donne dans l'univers à la personne vivante, morale et
active. Dans le langage particulier du système, ceci se mar-
que par le renversement de valeurs entre la raison et l’en-
tendement?. Jusqu'ici la raison universelle identique à
l’Absolu était considérée comme l'intuition créatrice et
féconde, dont l’entendement avec ses concepts ne fait que
morceler et dégrader la force; non seulement Schelling
méprisait les philosophes d’entendement qui nesaventpen-
ser qu'avec des abstractions; mais il considérait l’enten-
dement comme ce qu’ilya de moins important en l’homme.
Mais les mystiques lui ont enseigné la valeur morale de la
personnalité ;la personnalité, la volonté fondamentale qui
constitue l’âme humaine est l'agent efficace, l'amour
comme la haine, et la raison, cette faculté impersonnelle,
commune à tous, bons et méchants, est en même temps
indifférente à tout?.
Un système qui donne la plus grande place à la per-
sonne humaine {non pas comme l’idéalisme à ce qu'il y a
d’universel dans l’homme, à la raison, à la conscience
absolue) pourrait s'appeler du nom d’un système actuelle-
ment bien connu : l’humanisme. Toutes les directions de
l'univers et jusqu'à sa substance reposent sur l’activité
humaine condensée et toutes ses chances d'avenir sont
comme une mise sur la volonté humaine.
Seulement dans l'humanisme de Schelling, tous ces
grands peut-être concernant l'avenir de l'univers, ne sont

1. P. 367-373.
SAP: 372.
3. Cf. p. 415.
204 LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ.

indéterminés qu’en apparence. Il y a ici une ambiguïté


sur laquelle il faut insister. D'une part le choix entre la
haine et l'amour est libre; la volonté humaine n'est pas
déterminée, mais seulement sollicitée vers le mal!. Le mal
n’est pas issu de la nature; le fond (Grund) de l'existence
n’est pas mauvais en soi. C’est seulement lorsque les forces
obscures et chaotiques se sont dissociées, unifiées, et péné-
trées de lumière que, transformées en volonté humaine,
en volonté propre, elles peuvent vouloir chercher leur
unité en elles-mêmes, et créer comme des sphères ferméesà
l'amour universel. Encore faut-il prendre soin d’écarter
entièrement de cette décision humaine tout soupçon qu’elle
pourrait appartenir au devenir. L'idéalisme de Kant et
de Fichte lui en fournissait un moyen; si cette décision
a lieu dans la durée par un passage de la puissance à
l’acte (comme le devenir de la nature), d'une puissance
indéterminée du bien et du mal, vous n’avez le choix
qu'entre le déterminisme (loi nécessaire du devenir,
puisque la puissance est déjà une espèce de désir fatal et
aveugle de l’acte déterminé) et la liberté d’indifférence,
qui est la pire des absurdités. Mais il faut se rappeler,
avec Fichte, que la personne n’est pas une chose morte
qui est donnée à l’homme de l'extérieur, mais qu'elle est
au contraire identique à l’acte même par lequel elle se
pose; or cet acte est bien déterminé; le bien ou le mal
lui sont donc dès l’abord inhérents; cet acte intelligible,
vu de l'extérieur, est, pour l’activité humaine qui le déroule
dans la durée, comme une nécessité fatale, bien qu’en
lui-même et vu de l’intérieur, il soit liberté?.
Mais comme les forces qui agissent en l’homme ne sont
autres que celles qui agissent dans la nature, comme
d’autre part le mal est le bouleversement de ces forces,
tandis que le bien en est l’ordre et l'harmonie, il s’en-
suit que, par cet acte, l'homme est le maître de la nature,

(ONE 973.
2. P. 382-389.
LE RÔLE DE LA PERSONNE HUMAINE. _ 205

qui se plie d’elle-mème à sa volonté mauvaise ou bonne.


Voilà donc bien un authentique humanisme, un hu-
manisme mystique, pourrait-on dire, puisqu'il ne s’agit
pas d’une volonté agissant de l'extérieur pour produire
l'harmonie ou le désordre en un être indépendant de lui,
mais d’une décision intérieure qui, par une sorte de sym-
pathie magique, doit changer le sort de l’univers. Est-ce
cependant une vue si étrange? Si l’univers ne consiste,
comme le pensait le dynamiste Schelling, que dans des
conflits et des équilibres de force, n'est-il pas certain
que le changement de valeur des forces constitutives de
la personne doit changer l’aspect de l’univers, aspect qui,
pour un dynamiste, est sa réalité même? Et, s’il ne faut
pas nous faire dire que le mysticisme de Schelling est le
développement de son dynamisme, n’y a-t-il pas du moins
entre eux un accord profond?
En tout cas, Schelling est un humaniste avant le mot.
Mais voicile revers de la médaille : si l'homme est entière-
ment libre, pourquoi ce pessimisme foncier, d’après
lequel en fait l’homme, capable de bien, inclinera tou-
jours vers le mal ?? Se contentera-t-on, comme plusieurs,
de constater empiriquement le fait, en le déclarant inex-
plicable? La vérité est ailleurs, dans une explication du
mal qui fait de son humanisme une doctrine tout à fait
illusoire. Ce pessimisme, et en cela il est absolument
distinct de celui de Schopenhauer, n’est pas né d’un con-
tact direct avec la réalité (n'est-il pas pour cela quelque
chose de trop nouveau, qui ne vient pas du caractère?),
mais d’un besoin spéculatif. Le mal est nécessaire comme
premier terme d'un devenir, le devenir historique, qui
aboutira à la manifestation du bien, et à la révélation de
Dieu. Le bien ne consiste pas en effet en un état d’inno-
cence, dans l’ordre primitif et naturel; il consiste dans
la victoire progressive de cet ordre sur ledésordre ;le mal

1. P. 339-394. \
2, P. 399-400.
206 LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ.

n'existe que pour être surmonté, la haine que pour donner


matière à l'amour, l'humanité méchante que pour que
Dieu devienne en elle et par elle une personnalité réelle.
— Mais, s’objecte Schelling, Dieu aurait pu ne pas se
manifester; et il croit y répondre suffisamment par ces
mots : « pour que le mal n'existe pas, Dieu devrait ne
pas être! ».
Comment ne pas voir la contradiction entre ces deux
affirmations : le mal est posé par la volonté humaine, et :
le mal est la première étape d’une théogonie?
Encore pourrait-on dire, pour atténuer la contradic-
tion, que ce devenir théogonique est quelque chose d’hu-
main, une victoire de l’homme sur sa nature primitive
qui éveille un Dieu sommeillant et impersonnel. Mais
Schelling ne peut concevoir un devenir en lui-même,
dont les deux bouts ne soient pas déterminés d'avance.
Rappelons-nous en effet le tableau total du devenir; le
devenir n’est que l'allongement ou l’étirement d’une
distance, qui en Dieu est infiniment petite, la distance
entre le fond de l'existence, qui est désir aveugle de
l'ordre, et l'existence quiest ordre. Ce devenir doit aboutir
. à la disparition progressive de l’écart, c’est-à-dire à Dieu;
il se compose de deux parties : le devenir cosmogonique
qui aboutit à l’homme où la lumière de l’esprit a pénétré
le fond de l'existence; le devenir historique ou théogo-
nique qui aboutit à Dieu, où cette union provisoire et
bientôt délaissée est devenue définitive. Or, pour qu’un
pareil devenir soit possible, il faut qu’il soit comme con-
centré en Dieu qui a franchi d’un bond et franchit éter-
nellement cette distance.
Donc, pas de devenir immanent à l'être : dans le monde
c'était par le « regard » que l’entendement jetait sur la
matière que les forces sortaient du chaos pour s’harmo-
niser;, comment l’homme déchu serait-il capable par
lui-même de sortir du péché qui est non pas une action

1. P. 401-403.
nr © ï

LE RÔLE DE LA PERSONNE HUMAINE. 207

transitive, mais une action qui est son être même?


Le Dieu qui règle le devenir est donc un Dieu personnel
et libre qui est antérieur au devenir, bien qu'il ne se
manifeste qu’en lui. Il est personnel parce qu’il est non
seulement lumière et entendement, mais fond de l’exis-
tence; il est libre parce qu'il fait prévaloir l'amour et
l’ordre sur le désordre !. Cette liberté n’est pas celle du
Dieu de Leibniz; la contingence du devenir ne vient pas
d'un choix entre les possibles; il n’y a pas plus d’indéter-
mination dans la liberté divine que dans l’humaine; c’est,
pourrait-on dire, l’acte même qui est libre, la position,
non la matière de l'acte ?.
Mais, doit-on encore demander, pourquoi ce devenir?
Pourquoi ce ralentissement infini du bond divin? « Pour-
quoi le parfait n'est-il pas dès le début? » Il n’y à à
ceci qu'une réponse : « Dieu est une vie, et pas seulement
un être. Mais toute vie a une destinée; elle est soumise à
la souffrance et au devenir. » C’est d’ailleurs la raison
profonde de l’incarnation du Dieu en l’homme.
On le voit, le devenir existe finalement pour que le
monde ait un aspect tragique. La tragédie mystique, avec
ses souffrances, ses résignations, ses espoirs déçus, mais
finalement sa confiance dans une justice immanente, a
remplacé l’épopée calme et tranquille de la philosophie
de la nature : il n’y a dans le monde que des luttes avec
des victoires et des défaites. Mais on pourrait peut-être dire
qu'il nous faut d’autres tragédies : celle de Schelling offre
trop de sécurité dans son dénouement; son caractère
heureux n'est pas une fois en question, et notre eïfort
personnel n’y fait rien de plus que notre lâcheté; quoi
que nous fassions, notre émotion devant la vie n'est ni
plus ni moins réelle, et nous sommes au fond aussi
tranquilles que dans une loge de théâtre.
Ainsi s'achève le système rationnel où se fondent la

1. P. 394-397.
2. P. 397-598.
3. P. 403.
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208 POLÉMIQUE AVEC JACOBI.


liberté de l’homme et la personnalité divine. Il échappe
à tous les reproches que Jacobi fait à un système ra-
tionnel!. Est-il monisme? Oui en un sens; car le Grund
et l'existence sont, comme le sujet et le prédicat d'une
proposition, tous deux attributs d’un même principe,
l’Urgrund ou plutôt l'Ungrund; mais contrairement au
monisme la séparation de ces deux principes rend possible
le passage de l’implicite à l’explicite, la vie et l'amour,
qui n’est rien que l’Ungrund qui les pénètre. Le mo-
nisme primitif devient donc, par sa persistance dans le
dualisme, victoire sur le dualisme. Ce dualisme est donc
non pas le dualisme absolu qui rend nécessaires toutes
les cruautés, mais un dualisme libéral qui escompte rai-
sonnablement l'unité finale. Est-il immanentisme? Oui,
quand il s’agit de l’homme divin, sauveur attendu, où le
Grund est pénétré par la lumière; non, lorsqu'il s’agit
des autres créatures où les deux éléments sont dissociés.
Nie-t-il la personnalité? Nullement; il est même le seul
qui l'explique et la déduise.

$ II. — Les polémiques avec Jacobi et Eschenmayer.

On à vu toutes les précautions que Schelling mettait à


défendre son système contre les attaques possibles de
Jacobi. Ces attaques, en effet, ne tardèrent pas à se pro-
duire : Dans son écrit von den güttlichen Dingen und
threr Offenbarung, Jacobi, sans d’ailleurs tenir compte du
nouvel article de Schelling, reproduisit avec vivacité son
affirmation qu'il faut opter entre une philosophie démons-
trative mais panthéiste et athée, et la croyance en un
Dieu personnel, le théisme ; la philosophie de Schelling
qui est démonstrative ne peut être qu’athée.
Les dissentiments personnels qui séparaient alors les
deux hommes et les coteries de salon sont pour beaucoup

1. P. 406 sq.
LE THÉISME. 209

dans la forme très âpre de la discussion qui va jusqu'à


l'injure (faussaire, calomniateur, sycophante, etc.).
Jacobi avait à Münich une haute situation sociale et
mondaine qui n’était pas sans exciter quelque peu la ja-
lousie de Schelling!. Malgré un accueil amical, la mésen-
tente se produisit dès le début. Le 16 juin 1806, Baader
écrivait en effet à Jacobi : « Un long entretien spirituel
avec Schelling me donne espoir que je pourrai encore
servir de trait d’unionentre lui et votre Altesse?. » Et, dès
1807, Jacobi annonce à Fries l'écrit polémique qui ne pa-
raîtra qu’en 1811. C’est sans doute cette circonstance qui
fait qu'il n’a tenu aucun compte, dans l'exposition de la
pensée de Schelling, de l’article de 1809 sur la Liberté.
On concoit la joie de Schelling devant l'injustice évidente
d’une attaque aussi mal menée.
Si sa réponse # renferme peu d'idées nouvelles sur la
doctrine même, il nous ouvre des horizons sur le côté
pratique de la question qu'il agitait. Les trois articles
fondamentaux du théisme en effet : l'existence d’un
Dieu créateur, d'un homme libre, et d’une union finale
de l’esprit avec Dieu (telle est la manière dont Schelling
l’expose; on voit combien il est différent de la religion
de la raison), ne sont pas seulement des vérités spécula-
tives. Le théisme « répandu sur toute La partie cultivée
de la terre, consolidé par des institutions divines, par
les usages, les mœurs et les lois, est le système de l’hu-
manité, la croyance officielle de toutes les constitutions
où résident la justice et l’ordref ». Le serment et bien
d’autres obligations sociales reposent sur la croyance à
des êtres invisibles”. Sil’athéisme ne peut être persécuté,

1. Cf. Lévy-Bruhl, La philosophie de Jacobi, Paris, 1894, p. 228.


2. Baader, Sämmil. W., vol. XV, p. 195.
3. K. Fischer, p. 213 sq.
4. Denkmal der Schriftvon den gôttlichen Dingen des Herrn Jacobiund
der ihm in derselben gemachten Beschuldigung eines absichtlich tüu-
schenden, Lüge redenden Atheismus, I, VII, p. 19-158.
52-92-95:
6. P. 83.
TP: 188:
SCHELLING. 14
210 POLÉMIQUE AVEC JACOBI,

du moins devra-t-on faire du théisme une obligation pour


les fonctionnaires publics.
Dans cette espèce de nécessité sociale du théisme, rap-
_ prochée de l’absolue liberté de penser que Schelling re-
vendique toujours pour la pensée philosophique, il y
avait un germe fort dangereux de fanatisme; et c'est en
effet la grosse objection que Schelling fait à Jacobi : si la
philosophie est nécessairement athée, vous arriverez à
persécuter, au nom de la société, tous les penseurs libres!.
Sans doute ne faut-il rien exagérer sur les excès d’une
persécution religieuse dans l'Allemagne de 1812; si l’on
songe cependant à tous les dangers qui menaçaient la si-
tuation sinon la vie des professeurs allemands dans un
pays catholique?, à tous les ennuis que Schelling avait
eu à subir à Würzburg, et enfin à sa conviction très
ferme que la religion est comme l'unique levier de la vie
sociale, on ne peut s'étonner du caractère fort sérieux
de ce reproche.
Y a-t-il donc contradiction entre la liberté illimitée de
penser et une doctrine traditionnelle comme le théisme?
L'esprit francais, clair et franc, résout vite la question : il
considère comme incompatibles le rationalisme et le tra-
ditionalisme : J. de Maistre s'oppose à Voltaire. Mais
l'esprit allemand a plus d’un tour; le théisme, dit Schel-
ling, est incompatible avec la libre philosophie, s’il veut
s'imposer à elle de l'extérieur, comme une doctrine toute
faite; au contraire, s’il est un produit du développement
même de la pensée philosophique, il est non seulement
conciliable mais indissolublement lié avec elle.
Tel est le point de vue d’où Schelling tente ici sa dé-
monstration ? contre Jacobi.
1. P. 85-80.
2. 11 faut se rappeler l'hostilité de la population münichoise contre les
savants étrangers et protestants : le 15 avril 1810, on envahit la maison de
Jacobi lui-même ; le 28 février 1811, un attentat est commis contre la vie
de Thiersch, et Feuerbach peut écrire : « On connaît l'assassin, mais on ne
le poursuivra pas : j'ai toujours sur ma table mes deux pistolets » (K. Fi-
scher, p. 190).
3. P. 23-39.
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LE THÉISME. D ENR 211

L’ « explication préliminaire » montre avec évidence


l'insuffisance des attaques de Jacobi qui s'est appuyé sur
la prétendue identité que Schelling établit entre la nature
et Dieu; il est certain que, si vers 1801 Schelling avait
été assez près de cette doctrine, il s’en était constamment
écarté depuis, jusqu’à faire de la nature seulement le
fond de l'être, ou l'être enveloppé. Dans une première
partie, il expose comment est née la doctrine de Jacobi,
celle des Lettres sur Spinosa, quiidentifie toute philosophie
démonstrative avec le fatalisme. Puis, dans une seconde
partie?, il examine successivement les arguments de cette
thèse qui, on le sait, repose avant tout sur la nature de la
démonstration*. D'une facon générale, ce que l’on peut
tirer du principe d'un raisonnement est inférieur ou tout
au plus égal au contenu de ce principe : il est donc im-
possible de démontrer l'existence de Dieu; car il faut
poser le parfait avant l’imparfait, Dieu avant la nature, la
cause des choses avant leur matière (Grund). Schelling
lui oppose son principe général : tout être développé n'est
que le résultat final dont le point de départ est l'être enve-
loppé ou implicite : cet être enveloppé est la nature ou
le fond de l'existence. Le raisonnement est lui-même un
passage de l'implicite à l’explicite, nullement du même
au même, ni du tout à la partie. C’est par ce principe
qu'il prétend concilier le naturalisme et le théisme, Les
deux systèmes que Jacobi voit irréductiblement opposés.
Enfin, dans une troisième partie“ qui veut être gaie, il fait
voir tous ses auditeurs l’abandonnant successivement,
d’abord les théistes mécontents de ne lui voir admettre ni
la création, ni la véritable liberté, ni le monde des
esprits’; puis les rationalistes auxquels vainement, par
une contradiction avec son système primitif, il a essayé

1. Das Geschichtliche, p. 39-53.


2. Das Wissenschaflliche, p. 54-82.
3. Cf. l'excellente exposition de Lévy-Bruhl, Philosophie de Jacobi, sur-
tout p. 139; p. 144; p. 151.
4. Das Allgemeine, Eine allegorische Vision, p. 83-136.
5. P. 92-94. Il s'appuie ici sur F. Schlegel.
D LAS POLÉMIQUE AVEC ESCHENMAYER.
de donner des gages en attribuant seulement à la raison
ce qu’il donnait autrefois au sentiment; mais les rationa-
listes sont mécontents du rôle inférieur qu'il laisse à
l’entendement, le principe véritablement actif et per-
sonnel. IL montre comment, par effroi du naturalisme, on
remplace le vrai christianisme qui à quelque chose de
physique et de sensible, de réel et massif, par un spiri-
tualisme vide et sans consistance.
La position d'Eschenmayer? n’est pas sans analogie avec
celle de Jacobi. Lui aussi attaque la connaissance spécu-
lative, en tant qu’elle veut s’appliquer aux choses mo-
rales et religieuses. Mais sa pensée, peut-être moins claire,
est plus vigoureuse et profonde que celle de Jacobi. On
pourrait d’abord croire avoir affaire à un pur Kantien : son
premier reproche est que les concepts de l’entendement
humain, ceux de raison (Grund), d’être, de devenir, sont
inapplicables à Dieu. Mais l’argument est développé par
une espèce de pragmatisme qui nous rejette loin du Kan-
tisme : les raisons qu’il donne nesont pas en effet tirées de
la nature de la connaissance, mais bien de la place de
l’homme dans l'univers. Il indique cette espèce de scep-
ticisme issu du développement des sciences astronomi-
ques et biologiques, d’après lequel d’une part nos con-
cepts ont un caractère terrestre, sont accommodés au
lieu où nous vivons; et d’autre part, l’homme occupe
une place infime dans la nature, la terre étant dans l’es-
pace un point dont la disparition serait indifférente à
l’universi. Comment dans ces conditions comprendre
Dieu universel? en le particularisant, en en faisant une
personnalité analogue à l’homme, c’est-à-dire en en faus-
1. Schelling n'était pas le seul à être peu satisfait de la maigreur du Dieu
jacobiste. Gœthe donne au fond raison à Schelling, lorsque, après la polé-
mique, il écrit à son ami Jacobi (mai 1812) : « Comme poète et artiste, je
suis polythéiste; comme naturaliste, je suis panthéiste, et l’un aussi décidé-
ment que l’autre. »
2. Cf. la lettre d'Eschenmayer que Schelling publia avec sa réponse dans
le nouveau « Journal universel » (I, vin, p. 145-189).
3. P. 168.
4. P. 155, ? 45.
AGNOSTICISME. 213
Ve }

sant complètement l’idée, Eschenmayer admet dans les


êtres raisonnables une série graduée dont l’homme oc-
cupe la place infime tandis que d’autres, sur des planètes
plus favorisées, augmentent peu à peu leurs facultés de
compréhension !.
D'une façon générale, on ne peut réduire en concepts
que ce qui est de la nature de la pensée conceptuelle, ce
qui, intrinsèquement, est savoir. Et c'était bien la croyance
commune de l’idéalisme allemand que l'être est d’abord
savoir, savoir non développé et inconscient dans la nature,
savoir conscient chez l'homme. Or essayez de penser
conceptuellement les sentiments moraux les plus essen-
tiels, l'amour, la liberté, l'amitié; vous aurez toujours
un reste irréductible, un irrationnel, l'essentiel du sen-
timent, mais qui n'existe que dans le sentiment indé-
pendant de la réflexion.
Et cette espèce d’aperception, indépendante de la
réflexion, à un nom, c’est la croyance (Glauben) qui nous
permet de sortir des négations sceptiques. La croyance
n’est pas, comme le pensait Schelling, un simple acte
de foi, ajouté à un savoir préexistant; elle est d’un
autre ordre. Ainsi les croyances chrétiennes ne sont pas
des théories sur les choses divines, mais une foi par elle-
même agissante et pratique. Cet agnosticisme, de nature
religieuse, repose donc sur deux affirmations : d’abord
l'irréductibilité de la vie du sentiment, ensuite le pro-
fond abime entre l'impuissance humaine et le Dieu
universel.
Tel est le point de départ de la lettre qu'Eschenmayer
écrivit à Schelling, sur son traité ; il y répondit par une
lettre fort amicale. Mais ses propres préoccupations
l'empêchaient de comprendre la profondeur de cette
pensée.
Certes, Eschenmayer avait commis d’évidentes mé-
prises qu'il était facile de lui reprocher; il avait mal

1. P. 148, 2 15 à 18.
214 Diu POLÉNIQUE AVEC SCHENMAYER.

saisi ce que Schelling entend par le Grund, sur el il


commet plusieurs erreurs !. Mais Schelling, à son tour,
par une tactique presque inconsciente, réduit les doctrines
de son correspondant au criticisme et à l’idéalisme sub-
jectif? ; illui attribue sans raison suffisante la plate vision
idéaliste qui fait du monde ure estampe sans couleurs.
A vrai dire, il oppose seulement sa doctrine à la sienne.
Mais cette opposition précise quelques points. D'abord,
elle fait voir combien Schelling est maintenant loin du
criticisme: en premier lieu, la connaissance n’est plus à
aucun degré ce qu’elle était dans le criticisme: l’assujet-
tissement de l'intuition à un concept : elle est pénétra-
tion immédiate de l'esprit par l'esprit: or les sentiments
comme l’amour, la liberté, l'amitié étant les plus spiri-
tuels (lisez précisément les plus libres des liens du con-
cept), sont par excellence objets de connaissance .
La question critique ne doit pas précéder la question
de l'être; c’est en se plaçant dans l’être même, « en sui-
vant les voies de Dieu » et non les nôtres, celles de notre
intelligence, que nous saurons ce qu’il est. Dieu, comme
le Protée antique, dirons-nous, peut être ce qu’il veut;
il ne s’agit pas de l’assujettir à nos concepts, pas plus
que de lui en imposer les négations; ce n’est pas en
arrêtant Protée à une de ses formes qu’on le saïsira, mais
en suivant par sympathie son devenir’. Mais il y fautun
sens « historique » que l’on ne trouve pas dans les con-
cepts fixes de l’idéalisme, ni en général dans la raison
impersonnelle et froide6. Schelling est à la recherche
d’une formule qui exprime le caractère immédiat et
1. P. 168.
2. P. 168-169.
3. Passage fortintéressant sur l'importance de la vision du monde : « Il
y a des hommes à qui le monde, faute de sensibilité pour les couleurs, ap-
paraît comme une estampe. À des hommes pour qui la nature serait réel-
lement ce qu’elle est dans votre pensée, un reflet total de l’idée de vérité,
elle aurait sûrement l'aspect d’un livre plein de figures géométriques »
(p: 178).
4. P. 162-168.
5. P. 166-168.
6. Sur le faux idéalisme, p. 178-179.
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_ LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 215.

_ pourtant intellectuel de cette connaissance ; c'est l’en-


tendement vivant, par opposition à l’entendement qui
tue 1. — Mais de quelque façon que vous pensiez Dieu,
c'est d’une pensée humaine; c’est de l’anthropomor-
phisme. — Cette conséquence doit être acceptée; il n’y
a pas de milieu entre l’agnosticisme intégral, celui
d’Eschenmayer, et l’anthropomorphisme également inté-
gral. L'homme n’est pas placé si bas dans la série des
êtres que l’entendement, produit divin, ne puisse arriver
à saisir son créateur. Et Dieu n’est pas l’être universel,
la trinité d’abstractions, vérité, bonté, beauté que l’on
s’imagine ; il est le sujet personnel de ces abstractions,
l’être vrai, bon et beau, et, comme tel, il peut être saisi
par l'esprit ?. |
Le Glauben d’Eschenmayer est-il foncièrement distinct
de « l’entendement vivant » de Schelling? Tous deux :
s’opposent ensemble à la connaissance kantienne jugée
insuffisante, la détermination par des concepts fixes. Seu-
lement, pour Eschenmayer, il ne reste en dehors d'elle
qu'une espèce de perception sans concepts; pour Schel-
ling, on peut, par l'esprit, par un effort tout personnel de
l'esprit, restituer la vie à ces concepts morts, ne plus les
appliquer du dehors à une réalité préexistante, mais les
voir jaillissant du développement immédiatement senti,
du devenir, du passage à l’être de la réalité.

$ III. — Schelling et l'Allemagne.

La tendance traditionaliste est à peu près simultanée,


dans la pensée de Schelling, avec une recrudescence d’es-
prit nationaliste. Il se manifeste au plus haut point par
la fondation, au début de 1813, de l’A//gemeine Zeit-
schrift von Deutschen für Deutsche et par un fragment

1 V182:
2. P. 169 sq.
LAS AT LENS AA ANS

216 SCHELLING ET L'ALLEMAGNE.

manuscrit d'article de 1812 ou 1813 sur l’Essence de la


science allemande!.
Le nationalisme purement spéculatif de Schelling
forme un contraste singulier avec le patriotisme pratique
qui, presque dans le même temps, poussait Fichte à
adresser son célèbre discours à la nation allemande.
Sans doute le fond du caractère de Schelling y est pour
beaucoup, mais les conditions particulières où se trouvait
la Bavière contribuent à cette espèce de désintéressement.
Ce pays, promu royaume par Napoléon, reste son allié
jusqu'en 1813 : le parti catholique comme le parti libé-
ral, si acharnés ennemis qu'ils fussent entre eux, s’accor-
dent pour s'appuyer sur la France; certains catholiques
comptent même sur Napoléon pour supprimer le protes-
tantisme. L'influence française survit même à la chute de
Napoléon et persiste jusqu’en 1817 ?.
Schelling n’approuve d’ailleurs jamais l’idée d’une unité
politique de l'Allemagne ou du moins celle de l’unité de
la constitution; son profond traditionalisme l’amène
plutôt à croire que chaque pays a une sorte de droit his-
torique à l'existence, et doit se créer à lui-même sa
constitution.
Ce n’est donc pas la question de l'indépendance poli-
tique de l’Allemagne qui se pose, mais celle de l'indé-
pendance de la pensée allemande.
L’isolement où se trouvait alors l'Allemagne, l’exis-
tence indéniable d’une philosophie purement nationale
étaient choses frappantes et nouvelles : qu’on se rappelle
combien la philosophie française du xvin* siècle était
d'exportation facile et courante. (Ce n’est que plus tard,
avec Cousin et Coleridge, qu’il aperçoit le rayonnement
de la philosophie allemande). Cette empreinte nationale
n'est-elle pas pour la pensée libre et philosophique une
limitation ? On peut dire qu'ici se pose, une des premières

1. Article manuscrit inachevé Ueber das Wesen deutscher Wissenchaft


(I, vin, 1-18) : pourla date, cf. ibid., D25:
2. K. Fischer, p. 188.
LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. 217
fois, la question qui sera, dans toute l’Europe, l’objet
des préoccupations des générations suivantes : Quelle doit
être, dans le monde, la place de la culture allemande,
cette culture, nationale par essence, et universelle par
destination? Combien était-elle, elle-même, étrange cette
civilisation, où, à bien l’analyser, il n’est aucun élément
qui ne semble venir de l’action du dehors, et dont l’en-
semble était pourtant à ce moment si fermé au reste des
peuples 1?
Schelling ne songe pas à nier cette extrême réceptivité
de l'esprit allemand. La thèse historique de son article,
c'est que le développement actuel de la science alle-
mande est justement dû à une puissante réaction contre
les philosophies anglaise et française. Il fallait que l’Alle-
magne subît ces influences pour en sortir victorieuse et
achever la philosophie moderne®?.
Cesinfluences sont caractérisées de la façon suivante : le
dualisme cartésien, en isolant profondémentla matière de
l'esprit, enlève à la nature toute divinité, toute âme, toute
vie. Le mécanisme est la conséquence nécessaire du dua-
lisme. Mais le dualisme fait perdre en même temps le
sens de la réalité du divin ; l'esprit du mécanisme s'étend
aux choses morales : il considère les sociétés et les états
non pas comme destouts, mais comme des conglomérats
d'individus, isolés par nature, qui ne se réunissent que
dans leur propre intérêt pour sauvegarder les droits in-
hérents à chacun.
Le mécanisme c'est donc ce qui sépare, ce qui isole, ce
qui tue l'individu en le dissolvant dans les lois générales
de la nature. La philosophie moderne consiste à vaincre
ce mécanisme par le sentiment d’un lien interne des

1. Les Allemands de la génération antérieure, Herder, Lessing, Gœthe


même prétendent à une pensée universelle, libre de toute attache nationale.
On sait,en effet, que le réveil du nationalisme est lié de près au mouvement
romantique (Haym, Die rom. Sch.,p. 806-808).
PACE DAN LS
3. Sur le dualisme cartésien erreur fondamentale de la philosophie mo-
derne cf. encore I, x, p. 439.
OR F5 Ge f \ 1 \
DES En SCHÉLUING ET L'ALLEMAGNE.
choses, d’un lien spirituel. Or le peuple allemand a tou-
jours reconnu comme d'instinct avec ses Képler, ses
Leibniz, ses J. Bæhme, ses Hamann, la spiritualité de
la nature. Schelling considère la religiosité comme la
marque distinctive de son peuple. Qu'est-ce bien que
cette religiosité? Elle n’a rien d’une institution hu-
maine ou divine coexistant à d’autres institutions, rien de
fixe ou d’arrêté à quoi la pensée ou l’actoin puissent se
prendre. Qu'on nous passe l'expression, elle est l’âme
(Gemüth) faisant tache d'huile, se répandant sourdement,
sournoisement, mais victorieusement dans la science, dans
l’art, dans la politique. Ces âmes communes, ces « tota-
lités organiques » : l’État, l'Art, la Science!, ce sont Les
grandes découvertes qu’annonce Schelling. Ces touts ne
proviennent pas de la composition des parties, mais plu-
tôt d’une unité qui s’épand. La « religiosité » n’est done
pas l'affirmation de l'existence d’un principe fixe, mais
plutôt une méthode de penser et sentir. C'est la croyance
à la force pénétrante et victorieuse du spirituel, non pas
imposé de l'extérieur, mais issu de la nature des choses
par une génération spontanée?.
On sait combien, dès cette époque, était générale en
France la réaction contre l’esprit mécaniste et rationaliste
du siècle précédent; qu’il suffise de citer J. de Maistre et
Saint-Simon. Ce mouvement antinationaliste et religieux
est général en Europe, et Schelling, sans doute encore
peu au courant des choses françaises, a tort d’en faire hon-
neur uniquement à l'Allemagne.
Son langage a d’ailleurs changé (qu'on nous per-
mette ici cette anticipation pour en finir sur le germanisme
de Schelling) et son ardeur antinationaliste a tiédi dans
un cours manuscrit de 1827 « Zur Geschichte der neueren
Philosophie ». Il donne beaucoup plus à l’empirisme fran-
çais. Il avait, entre temps, connu Victor Cousin et il était
d'autre part assez au courant des progrès scientifiques des
1HP: 9.
DPI 7
Ab AT 4 LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. GE A TS fo
physiciens anglais et français pour savoir que ni la philo-
sophie françaisene se réduit à l idéologie, ni la physique à
un empirisme aveugle etsans théorie. Ilrend plusieurs fois
hommage à l'esprit scientifique des Français. Ils’est aperçu
que ce qu'il prenait pour la négation de toute philosophie
chez les autres peuples n’est que le rejet de la méthode
philosophique allemande. L’espritallemand n’est plus l’es-
prit philosophique par excellence dont le langage même
renferme une métaphysique latente : il en est un des &

côtés. La philosophie allemande veut être purement ra-


tionnelle, et les autres philosophies purement expérimen-
tales. Or une philosophie purement rationnelle ne peut
poser que des êtres eux-mêmes rationnels (comme le Dieu
de Kant, qui, objet d’une idée de la raison, n’est que l’être
total); un être concret et personnel ne peut être donné
que dans l’expérience. L’empirisme français a seulement
le tort derétrécirl’expérience ; il n'y admet rien en dehors
de l’objet sensible, ou de l’idée qui la copie. Mais Le supra-
sensible n’est pas au-dessus de l'expérience.
Malgré sa conviction de la valeur mondiale de la phi-
losophie allemande, ilne semble pas que Schelling ait cru
qu’elle pourrait être chez elle en d’autres pays: la corres-
pondance avec Cousin est, à ce point de vue, fort instruc-
tive. Il juge d’abord les conditions politiques de la France
trop différentes de celles de l’Allemagne : la liberté scien-
tifique n’existe pas en France. « Chez nous, écrit-il, aucun
professeur donnant un cours de droit politique n'aurait
à craindre l'autorité à moins qu'il ne se départit de la
ligne droite de la science. En forme de doctrine, tout est
accueilli chez nous. » Au reste, il ne lui conseille pas d’en-
seigner sa philosophie; il lui conseille même tout le.
contraire; l’esprit français n’est pas capable de la rece-

1. Zur Gesch. d. n. Philos., I, x, p. 193 sq. Aussi bien la tâche des Alle-
mands, écrit-il à Victor Cousin, le 16 avril 1826 (Aus Sch. Leb., IT, 18), n’est
pas de faire revenir de l’empirisme, mais de pousser le système universel
jusqu’au point où il doit se confondre avec cet empirisme reconnu à si
juste titre.
CS ES

220 ! SCHELLING ET L'ALLEMAGNE.

voir, et si Cousin prétendait dépasser l'empirisme, il


ne pourrait donner aux Français que des idées éparses de
la vraie philosophie et par conséquent fausses!.
La Préface à un écrit philosophique de Cousin? lui
donna l’occasion de signaler les particularités des phi-
losophes allemands, qui « depuis si longtemps n'ont
philosophé qu'entre eux et de plus en plus se sont éloi-
gnés, dans la pensée et dans les mots, de ce qui est uni-
versellement compréhensible ? ». Or, ce qu'il reproche
le plus au métaphysicien français, ce n’est pas son empi-
risme, que non seulement il excuse par les conditions où
s'est développée la philosophie de Cousin, mais qu’il
considère comme un truisme sans importance“; mais
c'est d’abord son psychologisme, la psychologie étant tout
au plus une propédeutique*, et c’est surtout son incapa-
cité de comprendre l’idée essentiellement allemande du
procès ou devenir progressifé. Cousin en posant une vé-
rité rationnelle comme un fait immédiat et isolé change
cette vérité en quelque chose d’accidentel, de simplement
empirique, de mystérieux ?. Le propre de l'esprit allemand
serait au contraire de saisir les vérités dans leur genèse.
Ainsi s'affirme pour Schelling, après cette expérience, l’i-
solement de la pensée allemande.
Si profondes que soient pour lui les différences entrela
France et l'Allemagne, il ne se place que trop au point de
vue allemand pour juger la politique française; à propos
des lois scolaires du gouvernement de Juillet, il félicite
Cousin « d’avoir sauvé, contre l’obstination de quelques
têtes bornées et aveuglées, l’article donnant au clergé sa
part à l'éducation du peuple » $, confondant ainsi d’une
façon évidente la religiosité allemande, principe diffus
. Lettre à Cousin du 27 novembre 1828 (Aus Schell. Leb., III, p. 42).
. 1834, I, x, 201-224.
. Préface, p. 204.
2210.
- P. 214-215.
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D ! P. 212-221.
p.220:
. Lettre du 13 juillet 1833, p. 70.
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LA PHILOSOPHIE ALLEMANDE. DAT

dans la mentalité de tous, et la religion catholique, pou-


voir social bien défini.
Schelling n’a nile goût ni la volonté de la propagande
directe. Il nesaurait admettre aucune politique active et
révolutionnaire ; il est, « par principe, fort peu commu-
nicatif » !. L'action directe est inefficace : ilne veutque l’ac-
tion lente mais infaillible de la science : ce n’est pas par
un placage d'institutions, mais par un changement foncier
de l'esprit que l’on peut agir. De plus, l'unité de pensée
qu’il rêve n’est pas, comme celle d’un réformateur français,
une identité doctrinale de tous les esprits; c’est une unité
harmonique et hiérarchique, où chaque nation doit rester
fidèle à son esprit particulier ; la philosophie totale n’est
en aucune d'elles en particulier, maïs dans l’ensemble.
Sur le premier point, il a vu juste : c’est bien, en effet,
par l'intermédiaire de la haute culture, et c’est par une
transformation lente de l’esprit, surtout dans le domaine
des sciences philosophiques, historiques et sociales, que
l'esprit allemand a agi sur nous. Jamais une métaphy-
sique allemande n’a pu être transplantée en France; mais
l'esprit de ces métaphysiques a eu et aura encoreses heures
de triomphe.
Rationaliste et mystique, libre penseur et traditio-
naliste, naturaliste et théiste, universaliste et nationaliste,
tel apparaît Schelling dans les années 1810 à 1815; non
pas un éclectique cherchant à faire la part à chacune de
ces oppositions, à distinguer des sphères où l’une ou l’autre
sont vraies, mais se donnant tout entier à chacun des
deux partis qu’il considère comme indissolublement unis.
Alliances monstrueuses, dira-t-on.
I] faut remarquer, cependant, que le point de départ ne
consiste pas en des oppositions directementposées, maisen
une espèce d'état d’indifférence où ces oppositions n’exis-
tent pas encore. La synthèse alors n'est pas pour ainsi
dire une nouvelle opposition à ces oppositions, donc un

1. 23 janv. 1829.
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222 . SCHELLING
ET L'ALLEMAGNE.

nouvel élément de trouble et de contradiction, mais un


retour à l’état primitif d'indifférence. Sans doute quelque
chose a changé; ce retour n’est pas un piétinement sur
place; il marque un progrès; mais ce progrès n’est rendu
possible que par l’unité primitive.
Il est certain que, sur un point du moins, il y a là une
idée profondément vraie. La nature et la société nous
montrent les opposés sortant d’un germe où ils ne peu-
vent être encore reconnus, où ils n’ont aucun sens. Mais
que dire de ce retour conscient et voulu à l'unité primitive?
D'une façon bien évidente les opposés ne peuvent rester,
en cette union, ce qu'ils étaient, séparés l’un de l’autre.
Le mysticisme de Schelling n’a presque rien de commun
avec celui de sainte Thérèse, ni son traditionalisme avec
celui de Joseph de Maistre : de ces opposés, en effet, il
recueille l'essence, l'essence, c’est-à-dire la pensée fon-
damentale, les affirmations spéculatives renfermées en
chacun d'eux, c’est-à-dire encore tout ce qu'il en reste,
dès que vous les isolez de leur développement pratique
et « phénoménal ». Le traditionalisme renferme des
vérités; mais ce qui rend ces vérités traditionnelles, ce
n’est pas leur caractère intrinsèque, c’est La façon dont
elles sont nées et se sont implantées, et le traditionaliste
est celui pour qui ce mode de naissance est une justifica-
tion. C’est précisément ce côté des choses qui n’est pas
apparu à Schelling; et, si vous le supprimez, on com-
prend au moins la possibilité de la synthèse. Pour qui
s'attache uniquement aux idées et aux vérités, cette
abstraction est naturelle. Comme bien des Allemands de
son époque, Schelling a la synthèse facile, parce qu’il n’a
pas été jusqu’au bout des oppositions; il ne les voit que
dans la pensée, non dans la vie, et leur côté véritablement
irréductible ne lui apparaît que confusément dans un
brouillard.
M na à
DCE
Dit

CHAPITRE II

LES AGES DU MONDE.

Depuis 1810, Schelling n’a publié que quelques rares


écrits surtout occasionnels; c’est surtout dans ses cours
de Münich, d’Erlangen et de Berlin, dont son fils a fait
imprimer de larges extraits, qu’il convient de chercher sa
pensée.
Mais nous devons nous arrêter d'abord sur un long
fragment manuscrit d'un ouvrage inachevé : Les Ages du
Monde, dont la rédaction remonte vers 1815!. Cette œuvre,
d’après le plan et les intentions de l'auteur, n’est com-
parable, dans les temps modernes, qu’à la Philosophie
synthétique d’'H. Spencer : c’est une histoire complète de
l’évolution des êtres depuis leurs germes primitifs jus-
qu’au développement complet de l'esprit. Malheureuse-
ment, Schelling, peu confiant en lui-même?, n’a donné
que le premier moment de cette histoire, la création des
mondes planétaires; exposition insuffisante d’après les
notes marginales mêmes. Et jamais il n’est revenu à une
conception aussi vaste.
Cette œuvre marque l’époque du plus grand effort de
Schelling pour s’arracher à une philosophie de concepts
et substituer à la méthode logique qui ne lie entre elles

1. Die Weltalter, I, var, 195-344. L'ouvrage avait été annoncé comme


devant paraître en 1815; mais Schelling retira chez l'imprimeur Cotta
quinze feuilles déjà imprimées (K. Fischer, 232).
2. Cf. p. 295 : « Si nous réussissons à mener cette histoire jusqu’à l’épo-
que de l'apparition de l'homme.
224 LES AGES DU MONDE.

que des pensées, la méthode historique, celle qui suit,


dans son mouvement interne, le développement même des
êtres!. C’est l'époque de l'extrême opposition à l’idéa-
lisme : l'être n’est pas purement et simplement pensé et
comme tel simultané; il se produit une suite d’évé- :
nements dont chacun prend pour ainsi dire son temps,
et dans la suite desquels il faut faire entrer la pensée :
aucune vue simultanée, aucun concept qui rassemble ne
peut remplacer cette pensée progressive et en mouve-
ment qui n'accepte aucun principe absolu, mais donne à
chacun la place convenable?. Mais toute histoire véri-
table, tout développement réel suppose dans le fond des
choses contingence, continuité, liberté : car si vous
supposez chaque forme d’être nécessairement déterminée
par la précédente, vous remplacez le développement his-
torique par un pseudo-développement logique, qui n’a
lieu que dans votre pensée, non dans les choses. Méthode
historique; liberté foncière dans le développement de
l'être; réalité supralogique, tels sont les trois termes
intimement liés ensemble.
C’est aussi l'opposition extrême au criticisme : car c’est
la nature de l’être qui commande et détermine la pensée.
Schelling est à la recherche d’un mode de connaître
adéquat à sa conception du devenir. Cette connaissance
doit elle-même se modeler sur le devenir, être en un
mouvement continuel.
Seulement, il ne faut pas exagérer, par les rapproche-
ments qui se présentent presque forcément avec les doc-
trines contingentistes contemporaines, ce que cette facon
de penser parait d'abord avoir d’actuel. Sur la question
critique, Schelling ne commet pas, comme on le croirait
d’abord, la glorieuse imprudence de demander à la con-
naissance humaine de sortir d’elle-mème, de sortir de

1. P. 203-207 montre le passage de la dialectique à l’histoire.


2. P. 208 : « Quiconque veut la connaissance de la réalité historique doit la
suivre par le grand chemin, s’altarder à chaque moment, se donner à la
continuité du développement. »
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LA MÉTHODE HISTORIQUE. 225

sa nature proprement humaine pour s’abandonner libre-


ment au fleuve du devenir. Il y a, dans sa doctrine,
un postulat qui est, au fond, l'équivalent du postulat
critique : c’est que l’homme est un microcosme, que non
seulement les éléments qui entrent dans la nature hu-
maine sont les mêmes que ceux qui entrent dans le monde,
_ mais que le devenir ou la construction de l'humanité se font
dans un ordre et suivant une loi rigoureusement identique
à ceux de tous les processus cosmiques!. Chaque devenir
a, pris en lui-même, des inflexions en sens divers; et ces
inflexions sont contingentes et irréductibles à l’unité d’une
loi; mais les mêmes sinuosités se reproduisent en chacun
d'eux. Dire, avec Kant, que notre connaissance est essen-
tiellement humaine, ou avec Schelling, que l’être humain
est un univers en raccourci, revient pratiquement aumême.
L’anthropomorphisme, que Schelling paraissait d’abord
quelque peu craindre, devient un principe complètement
solide et stable. Toutes les forces sont de nature psycholo-
gique, des volontés et des sentiments: comme l’homme,
l'univers tend au bonheur, en passant d’abord par une
période de douleur et d'angoisse, c’est dans un phéno-
mène humain, celui du sommeil magnétique, qu'il va
chercher le modèle de la façon dont les forces naturelles
se libèrent de la nécessité qui leur est d’abord inhérente?.
Sa doctrine est, à ce moment, une espèce de psychologie
cosmique dont le langage et les expériences sont em-
pruntés spécialement aux mystiques.
Sur la seconde question, malgré la ressemblance cu-
rieuse de quelques formulesÿ, on ne peut rapprocher
sans réserve l'esprit historique de Schelling de l'intui-
tion de la durée pure de Bergson. Celle-ci provient d’un
sentiment direct et immédiat du devenir; celle-là nous

156:207;
2. P.295.
3, « Le philosophe a besoin d’être garanti par le sentiment de la réalité
indescriptible des représentations plus élevées contre les concepts forcés
d’une dialectique vide. »
SCHELLING 15
RESFa 2e NUE

226. ! LES AGES DU MONDE. ;

paraît plutôt provenir des impossibilité auxquelles a| été


acculé peu à peu l’idéalisme.
Le perpétuel oui de l'idéalisme, son acceptation indif-
férente de toutes les formes de l’être, son incurable op-
timisme, sont inadmissibles. Le droit primitif et égal de
toutes les formes d’être à l'existence supprime nécessaire-
ment toute existence; car si c’est un jeu pour la pensée
que de poser simultanément des termes contradictoires,
l’un ne peut être qu’en chassant l’autre de l'existence.
L'existence réelle est donc liée à une décision, à un choix
progressif qui sépare ce qui à droit à l'existence de ce
We
qui n’y a pas droit. Le oui n’est pas inconditionnel et
absolu; il se fonde sur un non préalable qui rejette dans
un éternel passé les formes obscures et chaotiques qui
prétendaient à l'être !.
Mais cette hiérarchie de droits et de valeurs n’est pas
quelque chose de primitif et de donné; c’est le résultat
d’une victoire, d’un assujétissement de l'être qui s'établit
peu à peu par la violence. L’être n’est pas d’abord amour ;
sans quoi il se répandrait et se dissiperait dans un éter-
nel présent ?. Tout véritable devenir surmonte son propre
passé; le passé n’est pas seulement du temps écoulé;
s’il n’était que cela, il n’y aurait pas véritablement de
passé, mais un continuel présent ?. La victoire finale est
donc la marque du droit à être.
Par là ressort ce qu’on pourrait appeler le schème du
devenir chez Schelling ; le premier terme c’est la néga-
tion de l'être (das Seyende); le second terme c’est l’af-
firmation qui fait rentrer la négation dans le non-être ; le
troisième terme c'est celui qui établit une hiérarchie en-
tre cette négation et cette affirmation, faisant de la pre-
mière le fondement de la seconde.
On trouvera sans doute dans cette théorie un mélange
assez équivoque d'une vision réelle du devenir, et d’une

1. Cf. p. 216-217.
2. P. 210.
3. P. 262.
de au ane RES ca ’

An b

LA NOTION DU DEVENIR. 5997

construction dialectique de ce mème devenir. Il n’est pas


impossible de disculper Schelling ; il a vu, au contraire,
qu’il y avait là deux choses : 1° une pure contemplation
(Schauen) du devenir; 2° une espèce de démembrement
qui en fixe les étapes !. Mais, dans la pure contemplation,
le sujet est perdu dans l’objet, et elle n’est pas plus instruc-
tive pour ainsi dire que le sujet lui-même ?. De plus, il
trouve que cette contemplation, isolée, n’est pas sans un
certain danger si on ne la complète par une expression
communicable 5. Ce qui peut nous tromper, c’est que son
but n’est nullement de nous suggérer cette contempla-
tion, de transcender le concept par l'intuition, mais
tout au contraire de revenir de l'intuition continue aux
concepts discrets : Schelling se montre toujours l’homme
qui réalise
Il est maintenant facile de comprendre et de suivre,
jusqu'où il en a poussé l’histoire, le devenir de l’uni-
vers.
Le devenir ne débute pas par une décision subite de
créer le monde en un Dieu, auparavant immobile et sans
devenir : onsait combien cette hypothèse laisse d’absur-
dités et de questions irrésolues : comment ce monde qui
est, à côté de Dieu, un néant, ne serait-il pas absorbé
dans l’être divin? Le devenir est au cœur de l'être, et,
s’il est vrai que le monde provient d’un libre vouloir
créateur, il y a auparavant un devenir précosmique où
nous voyons en quelque sorte naître Dieu 5.
Dieu, être nécessaire, est, dit-on, Amour ;mais il ne peut
être seulement amour, sans quoi son être se dissiperait;
il doit donc aussi être un moi fermé aux autres êtres, il y

1. P. 203 sq. MES


2. P. 203 bas : «Dansla contemplation en et pour soi, il n’y a aucun
sens. »
3. Cf. sur ce point le Dialogue sur le monde des esprits, T, 1x, p. 40:
« Il est bien pour l’âme de pouvoir regarder comme dans un miroir ce
qu’elle a senti intérieurement par une manière d'intuition divine. »
4. P. 285, il se plaint du manque de concepts intermédiaires en philo-
sophie.
5. P. 254-255.
228 LES AGES DU MONDE.

a en lui une force égoïste qui fonde sa personnalité. Mais


est-il égoisme ou amour? se donne-t-il ou se refuse-
t-il?
Nécessairement l'un et l’autre, c’est-à-dire qu'il est
égoïsme, qu'il est amour, et qu’il est à La fois égoiïsme
et amour!. Au point de vue que nous avons appelé idéa-
liste, nulle contradiction : mais Dieu existe, et dans
l'existence du moins, ces principes sont exclusifs l’un de
l’autre. D'autre part ils sont également originaires, et ont
par conséquent un égal droit à l’existence. IL y a là une
contradiction manifeste qui est nécessairement l’origine
d’un premier mouvement ou devenir, le devenir qui pose
alternativement chacun d’eux. L’affleurement simultané à
l'existence est remplacé par un ordre de succession ?.
Mais quel ordre? On sait que l’Étre manifesté et déve-
loppé, suivant un principe dont l’origine est certainement
en Fichte, n’est posé que parce qu’ilse pose et se veut
lui-même. Tout vouloir a quelque chose de magique, de
créateur; mais cette volonté implique que l’être mani-
festé n'existe pas encore; ce qui est donc primitif, c’est
le non-être, non au sens de néant, mais au sens aristoté-
licien de privation; c’est le germe où est recueillie, en-
veloppée toute la force divine. L’Étre (das Seyende) ne
saurait d’ailleurs être primitivement; pour être en soi,
pour être plus qu’un tableau à plat, il doit s'opposer à
sa propre négation. Le deuxième terme est l'être lui-
même, le terme affirmatif. Le troisième est l’unité des
deux premiers ?.
Mais la prétention à l'existence de chacun de ces ter-
mes est égale, aucun n’a de raison de céder à l’autre. Le
premier doit donc renaitre après le troisième, et le pro-
cès recommence à l'infini. Le devenir se recourbe donc
en un cercle, où il n'y a ni hiérarchie ni commencement
ni fin : cette roue du devenir a son image dans la nature

1. P. 209-217.
2. P. 217-220.
3. P. 220-229.
LE CERCLE DU DEVENIR. 229

végétale qui va de la graine à la plante pour revenir à la


graine !.
Or ce n’est pas là ce que voulaient ces puissances :
en effet, elles voulaient, elles veulent toujours être; mais
elles ne sont que pour être supprimées : s’il n'y a d'être
que définitif, elles ne sont pas ; elles se consument dans
un désir à jamais insatisfait?.
Ce qui fait leur malheur, c’est leur égale et aveugle
prétention à l'être. Il ne peut finir que par une renoncia-
tion, mais par une renonciation commune et totale (car
il n’y a pas de raison de favoriser l’une plus que l’autre) à
cette prétention.
Le renoncement ne peut être amené par un pur et
simple désir de non-être, mais seulement (et ceci est
conforme à la mystique chrétienne) par le désir de
l'existence d’un être supérieur. Se renoncer, c’est devenir
l'organe d'une volonté supérieure, l’être (Sein) où elle
qui est (das Seyende) se manifeste et se réalise.
Mais ce terme supérieur ne se trouve pas dans la na-
ture; pour échapper au cercle du devenir, il faut donc
renoncer à soi au profit de l’être « sans nature », c’est-à-
dire l'être libre de tout désir, de toute nécessité, par là
même de toute réalité. — Mais cet être est le néant? —
Qui, mais comme la volonté qui ne veut rien, et qui est
bien en effet le but où tendent tout mouvement naturel et
tout désir : la fin du désir c’est de ne plus désirer, c’est
la simplicité absolue et sans différence : c’est là le pur
esprit, la divinité, la surdivinité (Uebergottheit) à laquelle
aucun prédicat ne convient, ni la bonté, ni la conscience
ni l'être, parce qu’elle est essentiellement tous ces prédi-
cats?.
Il s’agit, pour Schelling, de montrer comment, par
l'effet de leur libération, les éléments du devenir devien-
nent les germes des futures créations, cette matière éter-

1. P. 229-232
LED RLERE
3. P. 233-239
230% mr | LES AGES DU MONDE.

nelle dont on ne peut se passer sans aboutir à l'équivoque


théorie de la création ex nthilo, et qui paraît, dans les
doctrines platoniciennes, indépendante de Dieu.
La libération de la vie naturelle n’est pas, pour un mys-
tique, l’anéantissement ni la fusion en Dieu : les forces
naturelles subsistent après cette libération; les éléments
de son être sont les mêmes; mais tandis que, aupara-
vant, ils se choquaient et s'empêchaient les uns les autres,
ils sont maintenant en un ordre hiérarchique qui donne à
chacun la place qui lui convient. Le salut ne s'opère d’une
facon directe que pour les plus hautes puissances; c’est
par l'intermédiaire des plus hautes, des plus voisines
de l'esprit pur que les plus basses sont sauvées. Il n’en
est pas moins vrai qu'il n’y a pas, dans ce salut, anéan-
tissement des plus basses au profit des plus hautes. Tout
au contraire : comme la liberté absolue est l’Étre (das
Seyende) dont le sujet est la nature, la puissance supérieuré
a nécessairement son siège (Bestand) dans l’inférieure.
De la même façon! la roue du devenir se rectifie en une
droite dont la partie supérieure est occupée par la puis-
sance la plus haute A3, sujet immédiat de la divinité,
tandis que A? est le sujet de A°, et A Le sujet de A2.
Mais, en chacune de ces puissances, ainsi hiérarchisées,
se reproduit le processus du devenir et celui du salut. La
plus basse est la nature, matière du monde sensible, où
tous les êtres sont d’abord enveloppés. La nature com-
prime en quelque sorte, tue les êtres qui se développent ;
et ainsi il y a fatalement en elle un mouvement rotatoire
qui va de l’enveloppement au développement pour revenir
à l'état d’involution, le devenir de la graine à la plante et
de la plante à la graine. Mais il y a aussi en elle un progrès
hiérarchique des formes inférieures à des formes supé-
rieures ;et les forces aveugles ne suffiraient pas à l’expli-
quer, si elle ne subissait, de l'extérieur, le pouvoir ma-
gique de la puissance supérieure.

1, P. 239-243,
LA NATURE, L'ESPRIT ET L’AME. 2 AS
Ainsi à la perpétuelle alternative de l’enveloppement et
du développement, s'ajoute la ligne hiérarchique stable
de l'être le plus enveloppé au plus developpé !.
De la même facon la puissance A2, la matière du monde
des esprits, la puissance expansive où tout se développé
ets’étale, est soumise à un mouvement de rotation où la
force d’égoïté s'oppose alternativement à la force expan-
sive. Par l'attraction de la puissance A5, la rotation fait
place à une hiérarchie, où le sujet jusqu'ici continuelle-
ment nié et posé, est posé d’une façon fixe ?.
Enfin la puissance A°, matière de l’âme universelle, qui
a son substrat dans la nature et l'esprit, dont elle est le
lien, ne peut être libérée par aucune puissance naturelle,
mais seulement par le pouvoir magique de la liberté 3.
Ainsi nait Dieu, l'être (das Seyende) qui a pour subs-
trat (Sein) la nature. Comment expliquer autrement
son existence? Si Dieu est essentiellement, il n’est plus
celui qui peut être et ne pas être, qui est au-dessus de
l'existence; il n’est plus liberté absolue. Cette liberté ne
saurait descendre à l’être, se figer en être pour ainsi dire
en restant liberté; il faut donc qu’elle emprunte son
être à un terme autre qu’elle“.
La théorie de Schelling implique une analyse du de-
venir réel, en deux éléments. Il y a Le devenir tourbillon-
naire pour ainsi dire, celui qui piétine sur place, celui
qui ramène la planète à la place qu'elle occupait d’a-
bord, qui fait de l’être le début d’un être semblable à
lui, dans un retour sans fin, c’est le retour éternel qui
est plutôt la mort de l'être que la vie. Puis ily a le de-
venir qui est progrès, progrès d’une forme inférieure à
une forme supérieure, le devenir qui mène la série or-
ganique de l’animal inférieur jusqu’à l'homme.
Entre ces deux espèces de devenir, aucune continuité;

. P. 243-248.
. P. 248-252.
. P. 252-253.
bai P. 254-255.
ND
©
232 LES AGES DU MONDE.

dans le premier, le devenir naturel, aucun germe du


second. Entre le premier et le second, aucune concilia-
tion possible : ce n’est qu’en rompant le charme magi-
que du retour éternel que l'être peut se surmonter lui-
même. Mais il ne le peut par lui-même, par sa nature; il
le peut seulement par une espèce d’attraction, de sollici-
tation d’un être supérieur à lui. Il peut alors renoncer à
cette vaine affirmation de soi-même, pour se soulever jus-
qu’à cet être, et substituer aux formes évanouissantes du
premier devenir les formes stables du second.
C'est maintenant le détail de ces formes dont il faut
chercher l'origine. Comment les trois puissances de la
nature, le monde visible, le monde des esprits et l'âme
universelle, deviennent-elles grosses des formes qui, dans
la création, jailliront à la lumière? Schelling ne fait ici,
nous semble-t-il, que pousser plus loin l’analyse con-
ceptuelle du devenir. Nous avons obtenu une hiérarchie
de termes fixes, sorte de tableau, de cadre sans réalité et
sans les forces qui font un devenir vivant. Mais le terme
inférieur n’est pas accroché au terme supérieur comme
une matière inerte, il y a entre eux des liens plus inti-
mes, plus que des liens de contiguïté, une sorte de trans-
fusion. Comme l'esprit inférieur, résonnant sympathi-
quement à l’âme supérieure, la prend pour modèle, ne
peut être que son image, tend, autant qu'il est possible,
à l’attirer en elle, ainsi la nature, orientée vers l'esprit,
cherche à l’attirer vers elle et en reflète les formes. Mais
cette espèce d’incantation magique ne se produit pas
d’un coup. La nature visiblese complait à produire toutes
les images possibles depuis la plus incomplète, la plus
partielle jusqu’à la plus complète qui est l’homme !.
Ainsi s'établit non plus seulement une opposition, non
plus seulement un contact, mais une continuité entre la
nature matérielle et le monde des esprits. Plus de ces
oppositions brutales entre matière et esprit; la matière

1. P. 275-281.
\

LA NATURE, L'ESPRIT ET L'AME. 233


est, en un sens, déjà spirituelle; elle a son expression,
sa grâce, sa beauté qui sont choses d'ordre spirituel; la
présence de formes pures et belles a une action immé-
diate. Comment, d’ailleurs, résoudre autrement la ques-
tion toujours controversée des rapports du corps et de
l’âme”? Sans doute son attribut d’impénétrabilité est une
objection; mais est-il sûr que cet attribut lui soit primitif
et essentiel? Des phénomènes comme ceux de l’assimila-
tion organique ne témoignent-ils pas d’une alchimie,
d’une compénétration des qualités1?
De la mème façon, le monde des esprits prend pour
modèle l’âme universelle qui est au-dessus d’elle, et pro-
duit, comme une série de visions, toute la hiérarchie des
Idées?.
Ainsis’achève Le devenir progressif (tout idéal d’ailleurs,
et qui n’est rien que le plan de la création). Dans la pre-
mière espèce de devenir, la puissance reste en soi; il n’y
a de devenir véritable et libérateur que si elle sort de
soi, mais sortir de soi, laisser se relâcher la puissance
qui relie les forces de l’être en soi, et devenir miroir ou
image d’un être supérieur, c’est tout un. Le phénomène
humain du sommeil magnétique nous fait comprendre
ce qui se passe. Dans le sommeil magnétique comme
dans le sommeil ordinaire s’abolit pour quelque temps
l'unité de la personne; mais de même que le sommeil
ordinaire est occupé d’une façon constante par des songes
dontquelques-uns sont divinatoires, l'esprit, dans l’état ma-
gnétique (telle était, à cette époque la croyance de beau-
coup de cercles même cultivés), a des pouvoirs guérisseurs
et divinatoires; il devient visionnaire. Le sommeil, la
crise de la personnalité, a pour effet de rétablir la com-
munication, dissoute à l’état de veille, entre l’homme
et le monde des esprits, et l’esprit humain en est devenu
le miroir, C’est par des communications semblables, su-

1. P. 281-286.
2. P. 288-298.
234 LES AGES DU MONDE.

périeures à la personnalité, que devient producteur le


génie artistique f. ie
Le devenir est donc le produit d’une sorte de pénétra-
tion réciproque des puissances, d'une « théurgie? » où
la plus haute s'incline vers l’inférieure. Mais Schelling,
même encore ici prisonnier des cadres de la pensée de
Fichte, ne veut voir au fond autre chose dans cette péné-
tration qu'une pénétration du sujet et de l’objet, une
sorte de polarisation magnétique qui fait de la puissance
inférieure l’objet de la supérieure, son côté réel, celui
_où le possible qui est en elle devient réel. Aussi le résul-
tat de tout le processus est-ilune vision, vision momen-
tanée, mais toujours renouvelée ; toute action ou toute
force, dirons-nous, est remplacée par une vision; la na-
ture est visionnaire, c’est-à-dire qu’elle puise et voit
d'avance dans son commerce avec l'esprit, toutes les
formes où elle se réalisera; l’acte de la nature et toute es-
pèce de mouvement ne sauraient mieux être comparés
qu’à l'acte d’un somnambule, à l’automatique réalisa-
tion d’une idée fixe ?.
Entre le monde de formes et de visions dont l’histoire
est maintenant achevée, et le monde réel dans l’histoire
duquel nous entrons maintenant, quel est le rapport? A
vrai dire, aucun rapportintime ou intrinsèque; la discon-
tinuité est absolue; Le monde des formes n’est pas le germe
d’où sortira, par un développement naturel, le monde
réel. L'idéal est, par lui-même, impuissant : le réel est
quelque chose de plus etd’irréductible. Bien plus, il ne fau-
drait pas le croire manifestation et position de l'idéal, de
sorte que le monde réel ne fût que la répétition du monde
idéal, affecté d’un coefficient réel; au cas où le monde se
réalise, il ne sera pas nécessairement conforme au plan
idéal. La puissance du réel comme tel se fait justement
voir en ce qu'il accepte librement ou au contraire rejette
1202 -29291-294.
D1P.297.
3. 12.292.
Î
AA

L'HISTOIRE DU MONDE. 237

commence!. L'expérience nous fait donc voir que tout ètre


est la victoire d’une volonté d'existence sur une volonté
d'anéantissement; celle-ci est un commencement qui est
rejeté dans le passé. Les puissances formidablement des-
tructrices d’où émergea le monde des astres se sont gra-
duellement adoucies pour la création organique?.
On dira que ces puissances du début sont aveugles, et
on demandera comment elles peuvent être en même
temps divines? Schelling répond qu'il y a dans toute décision
absolument libre qui commence une série d'événements,
quelque chose de totalement inexplicable, d’obscur à la
volonté elle-mème qui en est l’auteur; telle cette décision
primitive absolument spontanée et libre qui constitue le
fond du caractère moral de chaque homme, et qui lui est
à [ui-même complètement impénétrable. De même Dieu
dans sa première manifestation, redescend dans l’obscu-
rité *. La contingence, dirons-nous dans une formule
qui n’est pas de Schelling, estirrationnelle parce qu’elle
suppose la discontinuité.
Ainsi la puissance primitive, celle du passé, est la vo-
lonté d’anéantissement; celle du présent est la volonté
d'existence qui repousse la première dans le passé ; etcelle
de l'avenir est l’affirmation qui repose sur la négation.
Les conclusions tirées de la nature de Dieu coïncident
avec l'expérience, car en admettant que Dieu semble se
manifester comme liberté absolue, ilne le pourra que
dans l'être développé et visible. Mais admettre comme
primitive l'existence de l'être, revient au fond à ne pas le
considérer comme réel, mais comme idéal : il n’a de réalité
que s’il est le résultat d’un développement, et par suite
la négation de l'être est l'acte primitif *.
D’après ce qui précède il est facile de reconstituer le
plan qu’aurait eu cette histoire universelle : il aurait traité

. P. 319-320.
. P. 312-313.
. P. 551.
ND . Cf. 302-309.
C
238 . | (LES AGES DU MONDE.

d’abord de la puissance négative, la nature, celle où


rien n’est que germe et enveloppement; puis la puissance
affirmative créatrice du monde des esprits; enfin la syn-
thèse des deux, créatrice de la sagesse ou de l’âme univer-
selle. Les subdivisions, conformément à l'esprit de Schel-
ling, auraient reproduit dans chacunedes puissances toutes
les autres, dans la nature par exemple, la domination de
la puissance négative, correspondant à la création des
mondes, celle de la puissance positive correspondant au
procès dynamique, la synthèse des deux se manifestant
dans l’organisme.
De ce plan, Schelling n’a exécuté ici et fort rapidement
que le début de la première partie, l’origine des mondes
planétaires. Sur ce qu’aurait pu être la section sur le
monde des esprits, des manuscrits d’une époque voisine
autorisent à le pressentir très incomplètement; sur le
reste, il serait vain de hasarder une supposition quel-
conque, puisque rien ne prouve que Schelling y ait
sérieusement pensé.
Mais d’abord une remarque est nécessaire sur la signi-
fication générale de cette méthode : Schelling, en cela
tout à fait opposé à son disciple anglais Spencer!, va
contre une des tendances que l’on prête le plus habituel-
lement à la science moderne, celle de l’absolue unité, et
en quelque façon de l'éternité des forces et des lois.
b
TE Les devenirs, les événements naturels sont en quelque
ET, sorte concentrés dans la formule statique d’une loi, par
exemple la cosmogonie de Kant dans la loi newtonienne
d'attraction. Mais on doit se demander si cette affirma-
1e
Road
tion sur les lois est compatible avec l’existence d’un de-
venir véritable, c’est-à-dire d’un devenir producteur.
Pour arriver à combiner les deux idées, les Positivistes,
les Condorcet, les Comte, à l’époque même de Schelling
ont inventé l’idée de progrès, c’est-à-dire d’un devenir li-
néaire, sans courbure ni retour, d’une seule direction, et

1. Cf. Korwan.
HISTOIRE DU MONDE. ; 239

qu'il est aisé de reconstituer, étant donné un point et la


direction. Mais ce concept bâtard, né pour le besoin de la
cause, n’est pas du tout conforme au devenir réel, celui
où il y a des conflits et des équilibres, des victoires etdes
défaites : le devenir réel fait apparaître de l’irréductible,
de l’imprévu. D'autre part, l'affirmation de ce devenir
n'est plus compatible avec l’affirmation absolue de l’unité
des forces et des lois;le vrai devenir n’est pas superficiel;
il envahit tout l'être, et par conséquent des formes vé-
ritablement nouvelles succèdent à des formes anciennes
pour les dominer. On voit combien est moderne cette idée
de devenirs successifs, et, comme on dirait aujourd’hui,
qualitativement irréductibles.
Schelling décrit donc le premier âge, celui de la for-
mation des étoiles. La volonté négative de Dieu n’est pas
pure négation de l'être sans résistance; elle est plutôt
une compression qui veut empêcher l'être de s’extériori-
ser, les forces de se développer. Il y a alors dans l'être un
frémissement, un orgasme de toutes les forces comprimées;
la contraction est suivie d’une expansion; mais cette ex-
pansion qui dissipe l’Être, produit en lui une angoisse de
se perdre lui-même, et ilse contracte à nouveau. De là un
état contradictoire, un cercle. Les forces comprimées en
un point, dans le centre universel, se gonflent en quelque
sorte, pour s'éloigner de ce centre et être à elles-mêmes
leur propre centre; c’est ce gonflement qui produit l’espace,
l'espace qui n’est nullement un milieu indifférent, mais
dont les diverses régions sont hiérarchisées. Mais dans la
mesure où elles échappent au centre, leur vie propre
diminue, et elles retournent à nouveau vers lui, suivant
une attraction. C'est dans cet état de déséquilibre constant
que restent les comètes, toujours attirées vers le soleil, le
centre commun où elles viennent se concentrer pour se
dissiper à nouveau dans les espaces interplanétaires. Le
cours circulaire des planètes autour de leur axe est au
contraire une solution moyenne du problème, où la force
qui écarte etindividualise est contrainte de s’unir à la
240 LES AGES DU MONDE.

force qui attire et réunit. Ici, comme partout, le mouve-


ment de rotation manifeste l’état de contrainte qui est au
début de toute existence.
A l’époque de la philosophie de l'identité, encore en
180% et dans les leçons de Würzburg, le monde spirituel
était, pour Schelling, purement et simplement le monde
des forces spirituelles qui agissent dans l’histoire de l’hu-
manité, la science, l’art, la religion, la liberté. Jamais,
on le voit, il n’a réalisé en détail son projet primitif de
décrire ce côté idéal des choses, le monde de l’esprit, qui
devait être la contre-partie du monde de la nature. Il
eut bien l'illusion, dans ses écrits de 1804 et de 1809,
qu'il ne faisait rien que reprendre ce côté jusqu'ici négligé
de sa philosophie. Mais il est clair que c’est la préoccupa-
tion de l’Absolu qui joue le principal rôle. Lorsque, dans
les lecons de Stuttgart?, il en revint à s’occuper de la
contre-partie idéale de la nature, ce ne fut plus un monde
d’universaux spirituels, science, art ou religion, qu’il op-
posa à la nature, mais bien un monde des esprits, d'êtres
spirituels, substantiels, personnels. Certes les occasions
extérieures nemanquèrent pas pour lui suggérer la rénova-
tion scientifique du spiritisme ; mais il faut remarquer
combien cette suggestion s’accordait avec la marche gé-
nérale de la pensée de Schelling, toujours plus porté à
abandonner les principes universels pour lesactes des êtres
personnels, à changer les forces en actes. C'était une entre-
prise des plus risquées d'introduire dans la métaphysique
une science des esprits, qui n'existait depuis longtemps
que sous forme de superstition populaire, de croyances
fondées sur de prétendues expériences directes. Entreprise
si risquée que Schelling ne la poussa jamais à bout. Il ne
l’aborda jamais qu’avecgrande réserve. Dans leslecons de
Stuttgart, il s'excuse d’en avoir peut-être trop dit; dans
1. P. 319-334. Sur la difficulté de peindre exactement ce premier âge,
p. 334.
2. Slutlgarter Privatvorlesungen, 1810, 1, vi, 417-486, série de leçons
où il expose systématiquement le contenu de son traité sur la liberté.
3. P. 478-484.
LE MONDE DES ESPRITS. à 241

les Ages du monde, il s’abstient de parler du degré le


plus profond du sommeil magnétique!, et il se refuse à
donner plus qu’une description fort sommaire de ce
monde, parce qu'il vaut mieux reconnaître Les limites des
forces humaines?. Et la forme exotérique qu’il a donnée à
cette recherche dans le dialogue inachevé Clara montre à
quel point le sujet lui paraissait redoutable.
Il ne s’agissait en effet de rien moins que de donner
une tenue scientifique à des récits plus ou moins con-
trouvés de visions fantastiques; on sait cependant, de-
puis Schelling jusqu'à William James, combien d’esprits
très profondément philosophiques ont été tentés par ces
questions. Seul, comme dit Schelling‘, un idéalisme abs-
trait peut se contenter des preuves dialectiques de la
survivance de l'âme; mais l’homme a besoin de connaître
non seulement cette survivance, mais sa manière d’être,
les détails qui lui en permettent une représentation, et
la philosophie traditionnelle ne lui donne rien de pareil.
L’idéalisme est encore ici le grand coupable ; il a fait
fausse route en cherchant à spiritualiser la nature entière,
et, après que, par ses procédés, la nature s’est vue ré-
duite à une agglomération d'idées abstraites, l’esprit se
condamne à y êtrechez luiet il ne reste rien pour le monde
des esprits. Contre toute apparence, c’est le naturalisme
qui, en approfondissant la nature, peut, par contre-partie,
nous amener à savoir ce qu'est réellement le monde
des esprits. Aussi bien ne s'agit-il pas d’une connaissance
directe de ce monde (et c’est en quoi la superstition
populaire est évitée), mais d’une construction tout à fait
analogue, bien qu’inverse de la construction de la na-
ture.

PAP ot,
2. P. 334.
3. La notion d'esprit qu'il reprend ici est exactement celle que Kant avait
critiquée dans ses « songes d'un visionnaire ». Cf. Dreyer, Kantstudien,

Pos une introduction (1, 1x, 3-10) pour un exposé scientifique de la


question; l'exposé ne fut jamais écrit.
SCHELLING. 16
242 LES AGES DU MONDE.

C'est celle dont Schelling a esquissé le début dans les


Ages du monde, mais d’une façon bien abstraite.
Le développement extrême de l’être est pour Schel-
ling, non pas l'être qui se ramasse et s'isole pour do-
miner, mais celui qui, victorieux de sa propre violence,
se donne et s’épand, en un mot l'être spirituel. Cette
expansion, ce développement égal et simultané de toutes
les puissances, c’est ce que la nature a atteint en l’homme.
Mais l’hommen'’est nullement la fin et le but du devenir;
chez l’homme en effet, tous les éléments de l'être, le corps,
l'esprit et l’âme qui les unit, sont en quelque sorte affec-
tés d’un coefficient corporel.
C’est donc par une libération complète du germe spi-
rituel enfermé en l’homme que commence le monde des
esprits. ILne faut pas se figurer l’esprit comme une espèce
d’ « abstrait » de l’homme. L'esprit contient tout ce que
contient l’homme : un corps, une âme, et un esprit.
La corporéité, la puissance négative, se trouve en effet,
vaincue et dominée, réduite à l’état de germe dans l'esprit;
mais comme tout le devenir dans le monde des corps
s’expliquait par une spiritualisation progressive (dont
tant de phénomènes connus et tant de phénomènes obs-
curs donnent une preuve), le devenir du monde des es-
prits s'explique par une espèce de dégagement et de dé-
veloppement de la corporéité. Ainsi l'esprit est, comme
l’homme, un être total, corps, âme et esprit, mais tout
cela sous l'aspect spirituel 2.
Mais il ne faut pas se figurer ce devenir comme une
série de formes statiques, mais bien comme un passage
réel d’une forme dans l’autre, de l’humanité à la spiri-
tualité. Aïnsi se résout le problème de la mort. La mort
ne marque pas la fin du moi humain mais le moment
où il s'engage dans une autre espèce de devenir. Insis-
tons bien : une autre espèce ;Schelling qui avait autre-
fois consenti à la croyance d'Eschenmayer d'une série
1. P. 334-335,
2. Dialogue sur le monde des Esprüts, 1, 1x, p. 46-55.
endante de formes organiques, de leiète, en planète, Fra
nou l'homme passe successivement!,est revenu de cette …
idée d’un développement linéaire: ce nouveau devenir
est donc pour nous tout à fait M istéricus bien qu’il ne. |
soit pas plus incompréhensible que les deux vies, impé-. Me
nétrables l’une à l’autre, que nous vivons alternativement,
celle de la veille et celle du sommeil?.
Schelling n’exclut pas cependant, dès la vie corpo= à
relle, un commerce entre les hommes et les esprits.
L'homme est l'intermédiaire entre la nature et le monde
des esprits. Mais le rapport immédiat a été détruit par
la chute de l’homme ; reste une relation fondée sur le
parallélisme nécessaire de l'idéal et du réel. Ce quiem-
pèche la vue immédiate du monde des esprits, c’est que
J’'homme est un mélange de bien et de mal; celui qui
_serait purement bon ou purement mauvais serait dans un
rapport intime l’un avec les bons esprits, l’autre avec
les mauvais. Ë

1. Philos. und Relig.


© 2. P. 55 sq. La théorie du monde des esprits est ainsi une excellenteil-
lustration de l’idée de devenir à inflexions inattendues. ja
3. Leçons de Stuttgart, p. 481-482, sur la magie noire. |
Ta
!

7
x

CHAPITRE IV

LA NOTION DU DEVENIR.

$ I. — Schelling à Münich et à Berlin.

A partir de cette époque, après une longue période de


silence, recommence pour Schelling l’activité profession-
nelle. Il semble que la pensée de Schelling n’ait jamais
pu se développer qu'à cette condition : sauf rares excep-
tions, il a besoin d’un public tout voisin de lui; il est
avant tout professeur et journaliste; dans sa longue pé-
riode de tranquillité de Münich, jamais il n’a pu faire
œuvre de longue haleine : il lui faut, devant lui, quel-
qu’un à combattre ou à persuader : il est moins satisfait
de ses propres pensées que de l'influence qu’elles exer-
cent. C’est d’ailleurs un causeur autant qu’un orateur
merveilleusement suggestif : « Quand il entrait dans un
cercle social conforme à sa situation, il apportait, sans le
chercher, le bonheur et la gaîté, et il éveillait, s’il s’en
trouvait, les germes de vie noble, »
C'était, d'après Rosenkranz qui l’entendit en 1836, un
orateur véritable. « Debout, dans une attitude énergique,
il tirait de sa poche un petit cahier, et se mettait à lire,
mais de façon qu’on sentait en lui la plus complète liberté
d'exposition, il s’arrêtait de temps en temps et donnait
desexplications danslesquelles apparaïssaient les effusions

1. Témoignage de Schubert pendant le séjour de Schelling 8 à Erlrlangen,


K. Fischer, p. 243.
is A cree QE 1e
ie AR ve ie : RS

ñ |“# Le : 1 / À ; \ :

SCHELLING PROFESSEUR. 245

poétiques qu'il sait joindre, d’une façon attachante, avec


les tournures abstraites. »
Ces qualités lui donnaient sur les étudiants une in-
fluence morale fort grande ; c’est lui qui, à Münich, à
la suite d’un désordre d'étudiants dans la nuit de Noël
1830, réussit, par un discours à la fois énergique et bien-
veillant, à obtenir le calme!. Aussi est-ce aux fonctions
de professeur qui lui furent confiées, d’abord à Erlan-
gen (1820-1827), puis à Münich (1827-1841), enfia à Berlin
(1841), que nous devons le développement dernier de
sa philosophie. Dès 1811, il voulait retrouver une chaire ;
mais on lui proposa l’université de Tübingen, et il avait
gardé, pour l’accepter, un trop mauvais souvenir de l’é-
troitesse d’esprit des théologiens. C’est à Erlangen où il
résida de 1820 à 1827 qu'il recommenca à faire des cours;
ils portèrent pendant les trois années 1821, 1822 et 1823
sur la nature de la philosophie comme science, sur la
mythologie antique, et sur l’histoire de la philosophie
moderne.
En 18927, il est rappelé à Münich par le roi Louis, qui,
monté sur le trône en 1825, veut organiser une univer-
sité dans sa capitale; il appelle également Baader, puis
des amis ou disciples de Schelling, Oken, le naturaliste,
Schubert, le mystique, Pachta, le juriste qui, à la fois
sous l'inspiration de Savigny et de Schelling, opposait le
droit historique au droit naturel. Comblé d’honneurs et
d'emplois, conservateur général des collections scienti-
fiques de l'État, président de l’Académie, membre de
la commission de réforme scolaire, professeur à l’Uni-
versité, il vit jusque vers 1834, fort tranquille et fort
occupé par ses multiples fonctions, par ses cours et par
les discours qu'il avait à prononcer deux fois par an dans
les séances publiques de l’Académie. Dans les vingt et un
discours publiés dans ses œuvres complètes ?, il s'attache,

1. Cf. ce discours, [, 1x, 365-378.


2. I, 1x, 379-507; x, 295-300.
PE aAN CIRE

SCHELLING A MUNICH ET À BERLIN. |ai Ü

malgré les flatteries adressées au gouvernement, à mon-


trer dans l’Académie une institution privée, indépendante
de l'État, conforme pour cette raison à la liberté qu'exige
la science!. Il en profite également pour exposer en pu-
blic l’histoire des découvertes expérimentales de Faraday
en électro-magnétisme ?, qui viennent confirmer ses pre-
mières spéculations .de philosophie de la nature. Sa posi-
tion est encore consolidée en 1835; à ce moment, on lui
confie l'éducation du prince royal. À vrai dire, il avait
alors besoin de la haute protection du roi pour ne pas
ètre inquiété; en effet, dès 1833 avait commencé une
réaction cléricale devenue particulièrement violente avec
le ministère Abel en 1837; plusieurs professeurs protes-
tants voient leurs cours interdits. Aussi Schelling, mal à
l'aise dans cette Bavière ultramontaine où le niveau de
l’enseignement baïssait, et malgré toutes les dettes de
reconnaissance qu'il avait envers la famille royale,
cherche à quitter le pays ?.
Schelling se donnait et était considéré à ce moment
comme un réformateur religieux. Sa doctrine qui, nous
Je verrons, se comprend admirablement dès qu’on lui en-
lève son revêtement religieux, n’était que très mal connue
par les notes de ses cours; son caractère, essentiellement
philosophique, ne pouvait prévaloir contre les grosses
déclarations sur la vérité de la religion chrétienne, sur la
possibilité de la démontrer par une méthode nouvelle#.
C’est du moins en qualité de réformateur que, après la mort
de Hegel (1831), il trouva à Berlin un partisan très puis-

1. En particulier p. 430-431.
2. 28 mars 1832, p. 439 sq.
3. Cf. Aus Sch. Leb., III, 118.
4. Cf. la conversation de Schellinz avec Lamennais en 1832, rapportée
par Rio : « Schelling rêve à cette date la science se substituant à la foi. et
ayant pour base d’une part les faits primitifs, de l’autre une méthode
encore inconnue au monde au moyen de laquelle on déduirait des faits
primitifs le christianisme tout entier. » Lorsque Schelling énonça publique- ,
ment qu'il élait convaincu de la vérité de la religion chrétienne, le bruit
courut qu'il s'était fait catholique (cf. Goyau, l'Allemagne religieuse,
Paris, 1905, vol. IL, p. 77-78)
AS
PAYER de, re : tee ‘ ec 3 ;
- SCHELLING PROFESSEUR. 247

sant chez le prince royal Frédéric-Guillaume. On y désirait


Schelling pour faire contrepoids aux tendances antireli-
gieuses de l’extrême gauche hégélienne, des Strauss, des
Feuerbach!, des B. Bauer?. Cette gauche démontrait par
le fait qu’il fallait quelque chose de plus que le hégélia-
nisme pour maintenir la paix entre la science et la reli-
gion, et ce quelque chose, on pensait que Schelling pou-
vait l’apporter. Pourtant les hégéliens arrêtèrent sa
nomination jusqu’à l'avènement de Frédéric-Guillaume IV
(1840). C’est alors que Bunsen, qui l’avait entendu à Mü-
nich en 1838, l'appelle au nom du roi pour qu’il empêche
de pousser « la semence empoisonnée du panthéisme
hégélien, de la plate omniscience et de la destruction de
la discipline domestique. Cette position lui a été choisie
par Dieu, non par lui-même, et lui a été donnée dans l’in-
térêt de sa patrie ». C’est la nécessité de cette mission pro-
videntielle dont Schelling tire argument auprès du prince
son élève et de ses amis qui essayaient de le retenir.
Arrivé à Berlin en automne 1841, il ne passa d’ailleurs
définitivement au service de la Prusse que le 11 novembre
1842. IL fut alors nommé conseiller secret avec la liberté
de consacrer son temps à des leçons ou à des travaux
écrits. C’est en 1846, après un procès contre ses adver-
saires qui avaient publié, d’après des notes, quelques-unes
de ses leçons, que Schelling renonça définitivement à la
parole publique.

1. Attaques directes de Feuerbach contre la philosophie de Schelling,


Essence du Christianisme , préface : «J'ai frappé la philosophie spéculative
à l'endroit le plus sensible, pour ainsi dire dans son point d'honneur, en
montrant que, pour mettre la religion d'accord avec ses idées, elle l'avait
dépouillée de tout son contenu véritable. » Il appelle Schelling un nouveau
Cagiiostro..
2. Attaqué par B. Bauer dans l’opuscule : Schelling der Philosoph in
Christo, 1842.
3. K. Fischer, p. 242-272; 321-365.
271

248 LA NOTION DU DEVENIR. Le A

$ II. — La notion
du devenir.

À être imprimés, les cours d’un professeur tel que


Schelling perdent sans doute beaucoup de leur caractère
et de leur saveur : mais ce n’est pas la principale raison
qui en rend très malaisée, disons même impossible,
une étude vraiment historique qui suivrait pas à pas sa
pensée. En effet, sauf l'exception des cours d’Erlangen,
la date des manuscrits des cours ne correspond pas à
celle où ils ont été conçus; par exemple, depuis 1823 à
Erlangen jusqu’en 1845, Schelling a répété bien des fois
ses leçons sur la mythologie; mais nous ne possédons que
ses cahiers de 1845!; or, il est impossible de distinguer
autrement que par des inductions probables, le fond
plus ancien des additions. Comme il est naturel à son âge,
ce n’est plus, comme dans sa jeunesse, par transformations,
c’est par additions ou soustractions qu’il procède. Il nous
faut donc dire en peu de mots comment nous essayerons
de tirer parti du matériel manuscrit réuni par son fils?.
Les cours de Berlin sur la mythologie ont été par
exemple conçus dans l’ordre suivant : 1815, Introduction
à la philosophie de la mythologie, lecons I à X, en même
temps que l’écrit publié sur les divinités de Samothrace :
1827, toutes Les leçons dela Philosophie de la Mythologie ;
enfin, de 1847 à 1852, les leçons XI à XXIV de l'Introduc-
tion à la philosophie de la mythologie.
Toutefois, les deux premiers groupes des lecons de Berlin
ne peuvent nous donner une exacte idée des travaux de
1815 à 1827. En effet, l'exposition de la mythologie y est
liée à une théorie des puissances divines, suffisamment
distincte de celle des Ages du monde; or, cette théorie

ANS UN. IL 1, D. 1.
2. Dans la deuxième section des œuvres complètes.
3. Introduction à la Philosophie de la Mythologie (leçons I à X), et
Philosophie de la Mythologie en entier.
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aepe DAne NA PORTE
ri REC res :vw: PRE DE Ag RS pi kida M NET PSE ST aie reAN The ‘he!
NOTES

DUALISME ET PANTHÉISME. 249

apparaît pour la première fois dans des leçons de Münich


professées d’abord en 1827 et finalement en 1836 !, tandis
que les lecons d’Erlangen (1821-1829) sont encore pleines
de la théorie des Ages du monde.
En ne consistent ces différences? La plus nes
c'est qu’à partir de 1827, il n’est plus du tout question du
devenir antérieur au monde, de cette histoire mystique
dont le résultat est la vision des formes que Dieu réalisera
s’il le veut.
Certes dès les Ages du monde, Schelling est en posses-
sion d’une image ou plutôt d’une expression dialectique
du devenir qu’il n’abandonnera plus; tout devenir est
une victoire et consiste à surmonter le passé. Dès lors, le
devenir se compose de trois moments : d’abord l’existence
de ce qui ne doit pas être, de ce qui par nature est le
non-être; puis la lutte du facteur positif contre Le négatif;
enfin le résultat final qui établit l’assujétissement du fac-
teur négatif.
Mais à partir de ce moment se pose à lui une question
qui était restée irrésolue dans les Ages du monde, c'est :
quel est le sujet de ce devenir, l’être qui devient??
Le motif le plus apparent de cette question est tout
extérieur : il s’agit en effet de répondre aux reproches de
panthéisme d’une part, et de dualisme d'autre part; de
montrer que sa doctrine restaure sur des bases nouvelles
le monothéisme véritable, le monothéisme chrétien qui
n’avait jamais été bien compris.
Panthéisme et dualisme, disons-nous; car ou bien le
sujet du devenir est Dieu lui-même, ou bien il est distinct,
essentiellement, de Dieu. Or le système des Ages du monde
penchaït invinciblement du côté du dualisme : qu’est
exactement, au fond, cette nature qui tend à s'affirmer,
et qui librement renonce à son être pour se faire le sujet
des manifestations de la liberté? Il faut dire qu’elle est
autre chose que Dieu, et la faible tentative qu’il fait de la
1. Darstellung des philosophischen Empirismus, I, x, 225.
2. I, x, 215-216.
ONU RO ONE
LA NOTION Dü DEVENIR.
poser logiquement comme une nécessaire contre-partie
du Dieu liberté absolue, n’explique aucunement sa dépen-
dance de Dieu. Aussi se décide-t-il, plus tard, à l’affir-
mation tout au moins provisoire et en principe du pan-
théisme. Le sujet du devenir c’est Dieu, la liberté pure;
les puissances du devenir ne sont rien que des actes de
Dieu, des actes personnels. Mais ce panthéisme de prin-
cipe (nous verrons dans un instant comment Schelling
pensait le surmonter) fait évanouir du même coup le de-
venir précosmique que Schelling avait considéré comme
le fondement de l'existence. Désormais, notamment, les
formes concrètes, les choses, apparaissent comme la ré-
sultante immédiate de l’action concomitante des trois
puissances, mélangées à doses diverses, et non plus comme
les imitations d’un monde idéal. Plus de trace, pour la
même raison, de cette tragique roue du devenir dont la
nature ne se sauvait qu’en renonçant à l’existence; dé-
sormais il n’y a plus de devenir que le devenir hiérar-
chique des trois puissances.
Le système de Schelling perd, d’ailleurs, à cette époque,
en grande partie son caractère mystique; son amitié
pour Baader diminue; son langage technique se fait plus
abstrait, moins psychologique; c’est plutôt maintenant
chez les philosophes officiels, chez Aristote et chez Kant,
qu'il cherche les analogues de ses propres idées. Du même
coup disparaît l’image mystique fondamentale de ce re-
noncement volontaire à une vaine existence qui crée dans
l'être l'ordre et la paix.
Ce nouveau monothéisme est-il dû seulement aux at-
taques extérieures, ou encore au désir d'accorder son
système à la religion d'État? Pour nous, il nous paraît ma-
nifester une évolution intime dans la pensée de Schel-

Le Wellalter, I, vit, p. 156-157 : D'où vient l’autre (l'autre que Dieu)?


D'où vient cel autre énigmatique? Dieu en est cause non par une action
, OU un mouvement extérieurs, mais sans mouvement par sa simple volonté,
par son essence; il ne peut pas plus être sans cet autre qu’un terme op-
posé sans son corrélatif.
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eat

DUALISME ET PANTIÉISME. 251 Ér

ling; jusqu'ici le devenir apparaissait comme un résultat,


comme le résultat d’une attraction : l'être, inerte par
lui-même, ne pouvait bondir au-dessus de lui qu’attiré
‘par un être supérieur; le devenir n’était fait que pour
combler des vides. Maintenant, lié essentiellement à la
pure liberté, il apparait comme l’acte de cette liberté, il
est cette liberté se faisant, se produisant d’elle-même. Le
« sujet » du devenir n'est plus du tout la base fixe des
scolastiques; il ne peut être défini, circonscrit, il échappe
sans cesse parce qu'il est liberté.
L'espèce de langage pieux, habituel à l’époque, mas-
que la profonde nouveauté de ces idées : ces formules:
le monde est le résultat d’un « procès théogonique »,
ou d’une révélation progressive de Dieu, rabaisserait
facilement la doctrine de Schelling à des doctrines assez
plates, fort répandues en Allemagne, qui s’efforçaient de
synthétiser les dogmes religieux traditionnels avec l’idée
moderne de progrès. Avec sa puissance spéculalive,
Schelling s’empare de cette idée pour la transformer en
celle d’un devenir concret et actif tendant à travers les
luttes vers la libération, dont l'unité n’est ni en son
principe, nien son terme, mais dans le mouvement même
du sujet.
Voici trois formes où se précise cette idée à divers
points de vue : les Leçons d’Erlangen cherchent à montrer
ce devenir dans le mouvement de la pensée philosophi-
que; la Darstellung des Empirismus tente une analyse du
devenir; les six premières lecons de la Philosophie de la
mythologie fondent le monothéisme sur cette analyse du
devenir.
I. Les lecons d’Erlangen! devaient être, ainsi que plu-
sieurs autres de Schelling, une sorte de propédeutique : TE
SE
T

c’est une espèce d'histoire systématique de la philoso-


LP

phie, où chaque système est représenté comme naissant


nécessairement du conflit avec un autre, chaque mo-

1. 1821-1825; [, 1x, 209-246.


252 LA NOTION DU DEVENIR.

ment du conflit marquant un progrès, mais sans qu'au-


eun d'eux puisse jamais vaincre. Mais de ces vues assez
banales, Schelling s'élève à l’idée générale de ce qu'est
le mouvement de la pensée en philosophie !.
Schelling n'avait cessé de croire que la pensée philo-
sophique est la pensée absolument libre : il précise ici :
libre de tout être, de toute connaissance déterminée, de
tout principe spécifique : toute position d’un être, Fichte
l’avait dit dès longtemps, équivaut ou plutôt est identi-
que à la suppression de la liberté. En philosophie, poser
un être, c’est définir systématiquement l'être universel
par un prédicat déterminé À, ou B, ou C. Or il faut aban-
donner tout espoir de déterminer ainsi le sujet universel.
La philosophie commence par un acte libre de renon-
cement; on renonce à connaitre l'être comme ceci ou
cela; il faut le prendre comme la liberté absolue qui peut
devenir telle ou telle forme, mais qui en sort constam-
ment, parce qu'il est liberté infinie?.
La pensée philosophique ne peut, ne doit se fixer en
aucune formule; tout arrêt est pour elle la mort.
Mais comment connaître non seulement les formules
extérieures, mais le libre devenir intérieur qui se con-
crète momentanément en elles? Non pas par une con-
naissance historique, purement extérieure (Schelling a
souvent marqué l'insuffisance des méthodes philologi-
ques dans l’histoire et la philosophie)#; mais par une
conscience immédiate de cette activité. Seulement il y a
ici trois difficultés, inhérentes à tout système du deve-
nir. — Si le devenir est pure activité, je conçois à la ri-
gueur comment je puis me laisser emporter par cette
activité, comme la molécule inorganique est emportée
dans le tourbillon organique, ou comme un nageur
est porté par une vague; mais le fait que je suis engagé
dans le devenir n’est nullement une conscience de
1. P. 209-214.
2. P. 219-220.
9. P.1221. À
LA SCIENCE PHILOSOPHIQUE. | 253

ce devenir. — Oui, répondra Schelling, si vous con-


sidérez cette activité comme un objet; mais l’activité
libre n’est pas une chose; tout devenir véritable est
essentiellement savoir; car le devenir aurait-il un sens
s’il n'était pouvoir de poser ses propres moments, de
s’objectiver? Cette position se fait par une sorte de
magie, de vouloir instantanément suivi de sa réalisa-
tion. Or ce vouloir magique intérieur a son objet distinct
du vouloir purement extérieur que nous connaissons, est
parce qu'intime un savoir. Et si la liberté est savoir, on
ne peut s'engager dans son devenir que par un pro-
cessus de la conscience !.
Mais cette liberté ou bien reste sujet, ce qu’elle est essen-
tiellement, et alors elle est science, mais non pas science
d’elle-mème; ou bien elle devient objet, se développe
en objet, et alors elle peut être connue, mais elle n’est
plus elle-même, puisqu'elle est dès lors fixée et limitée.
Alors, la science de la liberté comme telle n’est pas
possible; comme liberté, elle n’est pas sue, et si elle
est sue, elle n’est plus liberté. — Mais la liberté ne peut
se transformer totalement et définitivement en objet,
comme d’un cube de cire on peut faire une sphère;
l’objet ne peut être après tout que la position à un mo-
ment de son devenir; après quoi continuera ce devenir
intérieur à lui-même. Seulement ce devenir intérieur à
lui-même est maintenant posé par opposition à l’objet,
il se connaît donc comme tel; ce retour sur soi-même
donne donc cette connaissance de la liberté par elle-
même quine pouvait être posée directement?.
Si la conscience humaine n'est pas différente de ce
retour sur soi, de cet acte de sujectivation (et la cons-
cience humaine sauvée de la nécessité de l’objet, est la
mise au jour définitive du fond subjectif des objets), on
comprend qu’elle puisse être savoir de la liberté. Maïs le
savoir ici décrit est un savoir essentiel, non un savoir
1. P. 222-225,
2. P. 225-227.
254 LA NOTION pu. DEVENIR.

réel. La conscience est elle-même ce savoir, cette liberté,


ce devenir; mais ce devenir n’est pas pour elle un
objet.
Dira-t-on que la science doit l’y amener? Seulement
de deux choses l’une : ou bien la science se rapporte à des
objets finis et limités, et on aura beau les combiner
comme on voudra, on ne pourra jamais en faire sortir
de la liberté; ou bien la science arrive à la liberté, et
alors elle doit en partir; mais c’est précisément ce point
de départ qui reste inexplicable, puisque la connaissance
de la liberté ne peut être immédiate. Dira-t-on que sans
la connaître, on peut la pressentir (ahnden), en faire un
objet de foi, ou la poser comme hypothèse à vérifier?
Ce ne sont pas là des solutions : et si l’on considérait
l'existence de la liberté comme un principe objectif où
devrait se suspendre la démonstration philosophique, il
n'y aurait pas de solution possible. Le principe de la
philosophie est un acte, un acte libre qui consiste à
s'affranchir de cette science d'objets ou de formules qui
ne peut être Le véritable savoir; il consiste en cette libre
décision que le savoir est avant tout sujet, et qu'il dis-
paraîtra si l’on veut en faire un objet. Mais pour cela,
il faut renoncer à se poser comme le sujet par rapport
à qui il n’y a qu'objet. Il y a là un phénomène ana-
logue à l’étonnement qui décentre pour ainsi dire le
sujet?.
Telle est la conception nouvelle de la science en tant
, que science du devenir et de la liberté. La science était
la part de l’objet, l’action morale celle du sujet, voilà
ce que Schelling avait longtemps cru avec Fichte. Mais il
voit l’objet de la science se transformer lui-même en une
activité libre, un devenir; c’est par un changement de di-
rection dans la connaissance que le fait essentiel peut être
découvert.
Il. L'expérience même doit établir l'existence de ce fait
1. P. 227-229.
2. P. 230-236.
à, LA LIBERTÉ. or | 955

profond et ultime qu’est le devenir de l’absolue liberté.


L'histoire des systèmes peut être considérée comme une
série d’expérimentations qui tâtonnent à la recherche de
ce fait!.
Seulement, ces tentatives ne s'ajoutent pas les unes
aux autres, puisqu'elles ont lieu au contraire dans des
directions opposées; c'est plutôt par élimination que se
détermine le fait.
De ces directions, il faut d’abord soigneusement ex-
clure la direction cartésienne et criticiste qui aboutit à
l’idéalisme de Fichte. Entre la conscience et l'être s’inter-
posent, dit-on, les conditions de la connaissance, et c’est la
nature de cette connaissance qu'il faut avant tout déter-
miner. Mais, doit-on objecter, si l’acte de connaitre est
pris comme objet de connaissance, il n’est plus dès lors
une connaissance mais un être; et il est naturel, comme
Descartes, que l’on considère comme la seule donnée
immédiate l'être de la connaissance, l'être du cogito,
tandis que les autres êtres n’ont plus qu’une certitude
médiate. Kant a dû aussi rejeter, en dehors de la con-
naissance, comme chose en soi, tout être qui ne portait
pas les traces de l’entendement humain. Fichte en reje-
tant cette chose en soi est arrivé à un idéalisme rigou-
reux, mais impossible et contre nature, puisque la con-
naissance y perd toute base solide ?.
Il s’agit en somme de libérer l’Étre de toutes ses con-
ditions restrictives pour montrer sa coïncidence avec l’ab-
solue liberté.
La première démarche est celle de la philosophie de
la nature; les conditions de la connaissance ne restrei-
gnent l’être que si on l’oppose au savoir. Si, au contraire,
on considère que l'être et la pensée ne sont que des
concepts limites, que l’évolution de la nature s'explique
par une victoire progressive de la subjectivité qui passe

1. Darstellung des philosophischen Empirismus, aus der Einleitung in


die Philosophie (lecons de 1836), p. 227-229.
2. P. 232-235 ; 235-242.
256 LA NOTION DU DEVENIR.

d'un minimum:à un maximum, tandis que l’objectivité


passe d’un maximum à un minimum, l'Étre se trouve
libéré des conditions de la connaissance. L'objet et le
sujet ne sont plus que des aspects de son devemir!.
Mais ce devenir de la nature n’est pas un libre devenir;
il exige des conditions extérieures à lui. Car si l'expérience
montre que l’objet est seulement la substance, ce qui
n’est qu'’accidentellement et ce qui ne doit pas être, elle
montre aussi que par sa nature la subjectivité expulse la
substance de l’Étre; il faut donc un troisième terme « ce
qui doit être »; c’est l'Esprit, à la fois cause et substance,
le résultat et la raison du devenir?.
Mais ce devenir est incompréhensible, non en ce sens
qu'il ne cadre pas avec nos concepts, mais parce qu'il ne
peut avoir en lui-même son principe. Car, enfin, quels
sont les droits à être du dernier terme? ceux du premier
ne lui sont-ils pas équivalents? Dira-t-on que le devenir
se dirige nécessairement vers ce qui est plus rationnel?
Mais pourquoi le rationnel vaudrait-il plus que l’irra-
tionnel ?
Reste à considérer ce devenir comme un simple fait
extérieur à toute nécessité rationnelle. Ce qui inégalise,
ce qui crée un inférieur et un supérieur, ne peut venir
de la raison, faculté égalitaire et impersonnelle. D'autre
part, l'expérience nous montre seulement les termes du
devenir, non le devenir lui-même ; ils sont seulement des
résultats. Mais à quoi attribuer
ces résultats, sinon au
devenir, cette fois tout à fait contingent, d’un être per-
sonnel puisqu'il pose des différences de valeur, volon-
taire et intelligent, puisqu'il les choisit3?
Cette cause suprème, c’est Dieu; dans ce devenir aucune
nécessité : c’est librement que Dieu assujétit l'objectif au
subjectif: ce n’est pas par leur nature, par des raisons
tirées de principes rationnels que l'objectif s'oppose au

1. P. 242-246.
2. P. 246-249.
3. P. 249-254.
LA LIBERTÉ. 257

subjectif, ni qu'il y a ensuite unité entre eux; car ou


bien cette unité est une unité profonde et substantielle,
et le passage à l'opposition est inexplicable; ou bien c’est
l’opposition qui est fondamentale, et alors on ne s’ex-
plique ni l’unité qui fait que les opposés s'appellent l’un
l'autre, ni la mesure supérieure qui règle l’opposition.
Un être, dirons-nous, ne peut être rationnellement que
ce qu'il est; la raison ne donne que des principes iner-
tes; le mouvement ne peut se poser que dès l’abord et
immédiatement !.
Pourtant cette liberté divine n’est pas encore incondi-
tionnée ; nous la voyons disposer en maitresse absolue les
pièces de l’échiquier; mais ces pièces existent aupara-
vant. Le libre devenir ne consisterait-il qu’à déterminer
la suite des étapes (préexistantes) par où l’on doit passer,
à organiser, non à créer ??
La liberté ne sera complète que si le contenu de ces
trois principes impersonnels sont non seulement les
jalons de la route de Dieu, mais le résultat d'actes
divins. Or, les prédicats de l’être, l’illimitation primitive,
la limite qui détermine, et la synthèse des deux, ne sont
nullement des prédicats nécessaires de l’être, mais sont
posés en lui par Dieu. Le devenir n'est pas seulement
libre, il est libération; et il n’est tel que si l’être, d’in-
conscient qu'il était, arrive, par la voie tragique, pleine
de conflits douloureux du devenir, à la joie, cette fois
consciente, du retour en Dieu. Or, la libération ne peut
venir d’une simple organisation de termes préexistants;
il faut que ces termes soient engendrés dans le deve-
pir ?.
Mais ce n’est pas encore l’absolue liberté du devenir
qui ne repose que sur lui-mème. Dieu donne à l'être
des prédicats. L’être en est donc substantiellement in-
dépendant? N'y aurait-il alors devemir et liberté que

1. P. 254-259.
2. P. 259-268.
3. P. 268-273.
SCHELLING. 17
258 _ LA NOTION DU DEVENIR.

dans les formes de l'être? Ce dernier résidu de scolasti-


que est repoussé par l'affirmation que c'est Dieu Jui-
même la liberté absolue qui devient chacun de ces ter-
mes: le devenir n’est véritablement libre et immanent
que s’il affecte le fond de l’êtrel.
Ce n'est pas tout encore : la logique habituelle nous
force à considérer la trinité d’actes divins comme des pos-
sibilités ou des puissances préexistant en Dieu. Si le de-
venir est la réalisation des possibles, il n’est pas absolue
liberté. Il n’y aura donc de devenir absolument libre
qu'un devenir créateur, créateur des puissances comme
des réalités?.
HI. A la fin de l'Exposition de l’Empirisme, Schelling
s’objecte à lui-même qu’il répugne à l'idée de Dieu que
Dieu devienne l’être aveugle, la substance cosmique dont
l’assujétissement progressif forme l’histoire du monde. Il
songeait à la difficulté d'accorder sa doctrine du devenir
divin avec le monothéisme ordinaire. Les six premières
leçons de la Philosophie de la Mythologie veulent mon-
trer non seulement l'accord du vrai monothéisme avec
la doctrine du devenir, mais encore que les deux s’im-
pliquent l’un l’autre.
L'unité appartient-elle à Dieu nécessairement et en
vertu de son essence? Est-elle au contraire, comme l’u-
nité d’une monarchie, un fait qui s’est produit par l’as-
sujétissement des souverainetés antérieures ? Est-ce une
nécessité métaphysique, ou une manière de fait histo-
rique ?
Cette alternative suppose deux façons de penser très
distinctes : d’une part, le déisme rationaliste, issu de
la scolastique et des philosophies du xvn° siècle, qui s'est
habitué à définir Dieu comme une essence géométrique
et à en déduire les attributs, et le Dieu religieux, celui
qui s’est laissé vaincre par les faux Dieux du paganisme

1. P. 273-277.
2. P. 277-286.
3. Philosophie der Mythologie, 11, nr, 1-131.
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LE MONOTHÉISME. : 259

pour se révéler comme Dieu unique et victorieux dans


le christianisme!
Or, la supposition d’un être stable, identique à lui-
même, qui, dans son immobilité, contient et fixe l'être
total, est de plus en plus antipathique à l'esprit de Schel-
ling, à son idée du libre devenir; c’est à son esprit spé-
culatif, non pas à de pieuses raisons, qu'il faut attribuer
son attachement au Dieu de la religion. Mais ici, d’une
façon sans doute moins profonde et plus exotérique, il ne
consent à poser le libre devenir que comme condition
du monothéisme.
Dans ce qui précède nous avons vu Schelling procéder
du devenir le plus superficiel donné dans l'expérience,
au devenir le plus profond. Ici, il procède d’un concept
statique, fixe, celui du déisme, à la réalité profonde.
Dieu est l’être universel (das Seyende, esse universale) :
or l'être universel contient dans son extension tous les
êtres possibles, c'est lui qui nous permet de penser à un
être quelconque : Dieu est donc infiniment riche en pos-
sibilités; mais si cet être n’a d’autre existence (Sein) que
celle du possible, s’il n’a pas cette existence qui s'ajoute
au possible pour l’actualiser, il est infiniment pauvre en
actualité. Or, le passage de l’être possible à l’être actuel
ne peut être le fait du concept; il y faut un devenir qui
dépasse la pauvreté de l'être conceptuel ?.
Ii faut donc, pour cette actualisation, comme un gage
du devenir futur; mais si Dieu était purement et simple-
ment identique à l’Étre universel, il n’y à plus de de-
venir possible ; en réalité, Dieu est plutôt le sujet de cet
être ;ilest non pas le possible, mais ce qui est le possible,
c'est-à-dire ce qui est encore libre de toute fixité, ce qui
peut s'exprimer ou non, pure liberté, et pur esprit®.
Doctrine panthéiste, dira-t-on, puisque l'être réel n'est
que le déroulement des puissances divines. Pas précisé-

1. P, 26-29.
2, P. 29-32. -
3. Selon Schelling, lahveh — je serai.
260. LA NOTION DU DEVENIR.

ment; c’est plutôt ici le principe du panthéisme qui est


affirmé que la doctrine même. Le panthéisme en dériverait
de la facon suivante : Dieu qui est le pouvoir d’actualiser
l'être, ne l’actualise que par son vouloir : seulement, si
vous posez en lui un tel vouloir, il n’y à aucune raison
pour ne pas l’étendre à tout l’être : le vouloir est uni-
forme et égal à l'égard de tout l'être, tant qu'il n’est pas
limité par un vouloir opposé; de là, dans le panthéisme,
cet étalement, aveuglément égalitaire, de toute la subs-
tance en une infinité de modes!.
Mais ne s’ensuit-il pas que Dieu qui est pur esprit se
perd lui-même en se réalisant? Autant de ma volonté
s'exécute, autant de mon pouvoir se perd, etsi je la suppose
entièrement exécutée, mon pouvoir, c’est-à-dire ce qu'il y
a de spirituel en moi, a entièrement disparu. Dieu, d’es-
prit, est devenu non-esprit (Ungeist). Dieu, pour rester
esprit, devra ressembler à ces rêveurs qui n’agissent pas,
par crainte de rendre désormais inutile le bonheur intime
et la richesse du rêve. — Dans l’idéalisme de Fichte, l'être
est en effet une borne à l'esprit; et il faut, pour dépasser
cette borne, pour retrouver l'esprit, quitter la spéculation
pour l’action. — Mais l’action ne spiritualise le réel que
superficiellement. Schelling, il est vrai, est d'accord avec
lui pour concevoir la vraie et définitive spiritualité non
pas comme une vague aspiration qui tient du rêve, mais
comme une victoire sur l'être. Seulement l'être n’est
pas, chez lui, simple matière et point d'application de
l'esprit, il en est la nature, le fond, le soutien. A côté des
esprits que l'exécution vide en quelque sorte, comme se
vide un vase, il y en a d’autres que l’exécution enrichit et
raffermit, chez qui toute extériorisation de la volonté n’est
qu'un tremplin pour un bond qui les mènera plus haut;
il y en a qui savent faire de ce qu'ils ont fait non pas un
éternel présent en quoi ilsse satisfont, mais un passé qu'ils
surmonteront. C’est chez ceux-là, chez qui le mouvement

1. P. 32-39.
LE MONOTHÉISME. 261

du devenir ne s'arrête pas, qu'est le Geist véritable, non


seulement l'Esprit, mais l'Esprit qui ne s'épuise pas tout
entier dans les résultats de son activité, qui reste esprit,
pouvoir d’un devenir nouveau, au sein de cette activité
même.
Aïnsi se fonde le monothéisme. Dieu n’est ni l'Esprit pur,
la source d'activité qui engendre tout (suivant la termi-
nologie des théologiens, le Père) et qui chez les panthéistes
se perd dans la totale réalisation de ces puissances, ni
l'être pur tout entier actuel et étalé et qui, dans cet acte
parfait, a perdu toute force de devenir nouveau (le Fils
des théologiens); mais il n’est pas même l'esprit concret,
celui qui, dans l'acte même, garde une puissance de deve-
nir (l'Esprit); ces trois personnes sont plutôt la matière
de la seule et unique divinité, celle dont la volonté s'exé-
cute à travers ses trois personnes, termes du devenir
divin. Dans la multiplicité successive des puissances divi-
nes, le Dieu unique émerge donc comme victorieux et
maitre de toutes ces puissances?.
Remarquez cependant que le devenir ainsi défini n'existe
que dans notre pensée, non dans la réalité; je conçois un
être en puissance; puis je le conçois en acte; dans mon
concept, l'être reste absolument le même; Kant avait dit
que le thaler réel n’est pas, conceptuellement, différent
du thaler possible ; la puissance n’est pas dans le concept
ditférente de l’acte, ni de l'Esprit, combinaison de la
puissance et de l'acte. L'existence réelle demande d’autres
conditions; elle n’a lieu que si les pouvoirs de Dieu ne
sont pas des termes inertes, mais deviennent ce qu'ils
doivent être. Mais, et telle est l'expression dialectique du
devenir, ceci suppose que ces pouvoirs ne sont pas d’abord
ce qu’ils doivent être, que le premier, la puissance qui
doit devenir telle, est d’abord en acte, tandis que l’acte

1. P.40-45. C’est le même besoin d'une activité infinie sans cesse cap:-
ble de se rajeunir qui était au fond de la philosophie de la nature.
2. P. 67-76; cf. 76 l'interprétation du dogme de la Trinilé.
3. P. 80-84.
262 LA NOTION DU DEVENIR.

est d’abord en puissance. Le devenir au sein d’un être


vient toujours de ce que cet être n’est pas à sa véritable
place, et qu'il doit la regagner (non qu'il faille donner
un sens intellectualiste à ce mot véritable, par une
interprétation qui rappellerait la théorie aristotélicienne
des lieux naturels des éléments; car cette place lui est
finalement assignée par le rôle qu’elle a dans le de-
venir total, le devenir du Dieu unique). Le procès réel
par quoi Dieu se réalise, le procès théogonique suppose
donc une sorte de primitif mouvement de bascule où ce
qui doit être en puissance émerge à l'existence, tandis
que l'acte futur reste tout d’abord concentré en soi. Ce
mouvement de bascule, cette universio, est le principe de
cette vaste restitution de l’équilibre dont le devenir est ce
que nous appelons l'univers. On sait, en effet, sans insister
sur cette nouvelle forme donnée à la pensée, que l’histoire
de l'univers consiste dans une victoire progressive de la
subjectivité qui, d'abord en puissance et repoussée par
l’objet, se manifeste comme acte pur, tandis que la pri-
mitive existence du début, la matière, devient peu à peu
pure puissance !.
L'universio est au fond l'expression dernière de la
liberté dans le devenir; c’est en effet Dieu lui-même
posant, avec l'univers, les conditions de son propre deve-
nir; tout être statique se trouve emporté et détruit dans la
mobilité universelle.

1. P. 84-197.
CHAPITRE V

MYTHOLOGIE, RÉVÉLATION ET PHILOSOPHIE POSITIVE.

$ I. — Le Devenir de la conscience ; la mythologie.

Le procès de l’univers ou de la nature aboutit à la for-


mation de l’humanité consciente et libre. Quelles sont les
‘lois du devenir ou du développement de la conscience
humaine ? La conscience est essentiellement savoir, savoir
de l'absolu; il n’y a d’autre conscience que la connais-
sance de l’être et de l'être divin. C’est dire que l’évolution
religieuse coïncide entièrement avec celle de la cons-
cience : c’est donc dans une histoire systématique des
religions mythologiques et de la religion révélée qu'il
faudra chercher les monuments de ce devenir.
Schelling revient avec passion, à partir de 1815!, aux
études mythologiques; il se met au courant de la nou-
velle théorie historique de Creuzer; celle-ci était fondée,
on le sait, sur les premiers essais de mythologie com-
parée ; la connaissance plus précise de la littérature des
Védas permettait de ne pas se limiter à la Grèce; 1l est
vrai que c'était le seul élément nouveau, puisque les
autres mythologies orientales ne sont guère connues en-
core que par la littérature grecque.
On saità quel point les remarquables travaux de Creuzer
ont aujourd’hui vieilli; mais c’est pour cette raison qu’il
faut insister sur deux erreurs historiques qui ont permis
1. Discours über die Gotiheilen von Samothralke, 1815, I, vu, 347-42.
{ ; | Sr ‘
264 LA MYTHOLOGIE.

à £chelling de bâtir son système (bien qu’il n’en soit pas


totalement dépendant, et que par certains côtés il soit
beaucoup plus moderne).
La première concerne les rapports de la mythologie
avec la religion proprement dite. Cette question, toujours
à l'étude, est loin d’avoir encore reçu une solution satis-
faisante. Celle de Schelling, si erronée qu’elle soit, dépasse
de beaucoup les théories superficielles qu’il expose et
combat au début de ses lecons sur l’Introduction à une
philosophie de la mythologie!. La question d’ailleurs se
pose de la façon suivante : il s’agit de savoir, historique-
ment,ce que les hommes pensaient de la vérité de la
mythologie, s'ils la considéraient comme des fables inven-
tées par les poètes, ou comme l'expression de la réalité.
Serait-ce une invention poétique, un jeu pur et simple?
À tout le moins faudrait-il admettre, puisque la poésie a
elle-même un fond de vérité, que l’homme y eût recueilli,
mais d'une façon chaotique et sans système, ses pre-
mières expériences?. Mais encore faut-il préciser quelle
Ÿ À
réalité entre ainsi dans la mythologie : c’est ce que
firent, mais assez malheureusement les évhéméristes épi-
curiens dont l'opinion est représentée dans les temps
modernes par Clericus et Mosheim, c’est ce que firent les
allégoristes stoïciens, auxquels Schelling rattache les
études de Heyne et La nouvelle étude de Hermann (1817)
sur la théogonie d’'Hésiode qui voyait dans ce poème une
philosophie naturaliste et antithéiste®.
Dans tous les cas, la mythologie, qu’elle existe comme
un conte, ou comme le revêtement de théories philosophi-
ques, n’aurait aucune signification religieuse. — Mais com-
ment expliquer alors le caractère religieux qu’elle pos-
sède certainement et que ni la poésie ni la philosophie
n'ont pu lui donner? Ce caractère lui vient-il par le proces-

1. Hislorisch-hritische Einleitung in die Philosophie der Mythologie,


II, 1, p. 1-252.
2. P. 1-12.
3. P. 26-34.
LES IDÉES DE CREUZER. 265

sus psychologique que décrivent Hume et Voss? L'homme.


primitif voit naturellement, derrière les phénomènes qu'il
craint, une volonté puissante, mais analogue à la sienne et
qu'il finit par identifier avec celle des hommes puissants
qu’il connaît. Mais de ce processus où Dieu n’est pas au
début, Dieu ne peut sortir. IL faut par conséquent
admettre, dès Le début, une représentation quelconque de
Dieu, une espèce de théisme!. Done, et c’est là la pre-
mière erreur de Schelling, la mythologie est considérée
comme l'expression immédiate de la conscience religieuse
d’un peuple. Ce ne sont nullement les actes du culte qui
sont primitifs : ces actes supposent une représentation
mythologique préexistante, et ils peuvent tout au plus,
comme les sentiments religieux, servir à prouver l’exis-
tence et la force de cette représentation, dont ils sont pu-
rement et simplement les produits?.
La seconde erreur, inévitable en un temps où la mytho-
logie grecque, celle des poètes et des philosophes, servait
de modèle, est d’avoir considéré l’ensemble de la mytho-
logie comme un tout organique, dont les éléments s’im-
pliquent?, et d’avoir cru, sur la foi de comparaisons
encore bien insuffisantes, qu'il y avait une mythologie
commune à l'humanité. Aussi était-il amené à rejeter
en dehors de cette sphère toutes les religions sauvages
fétichistes.
Dans la théorie même, il convient de faire des distinc-
tions. Au milieu de toutes les fantaisies historiques sur
lesquelles il ne vaut guère la peine d’insister, il est bon
de faire ressortir l'esprit qui anime l'œuvre. L'affirmation
que la conscience religieuse à pour expression immédiate
la mythologie, voilà ce qui en fait la faiblesse, mais il
ne faut pas oublier ce qui en fait l'intérêt philosophique,

1. P. 69-75.
2. L'acte du culle ne sert qu'à faire voir la force des représentations reli-
gieuses; mais la représentation est non seulement primitive, mais indé-
pendanie.
3. P./6-7.
4. Exposition systématique, If, 1, 135 sq.
266 LA MYTHOLOGIE.

à savoir l’équivalence qu’il s’efforce d'établir entre l’é-


volution de la conscience en général, de la conscience
sociale de l’homme et celle de la conscience religieuse.
Il faut encore répéter que Schelling est avant tout un
spéculatif, et qu'il ne faut pas tenir un compte exagéré
du langage religieux de sa doctrine.
Car le problème dont il s’agit ici concerne encore la
notion du devenir, et l’origine de la conscience humaine
dans ses rapports avec cette notion. Il s’agit de savoir si
le devenir étant posé comme existant en soi, la conscience
qui s’y ajoute est un élément sans importance, ou un
complément nécessaire.
Remarquez d’abord que la conscience est un élément
intrinsèque du procès. On sait que le terme du procès de
la nature, c’est un retour à l'équilibre qui fait revenir
la matière de l'acte où elle s’étale à la puissance où elle
se concentre et devient, d’hostile qu’elle était à l'Esprit,
le fondement de la divinité. Mais cette sorte de rentrée
_en soi-même qui s’annonçait déjà dans l'organisme, n’est
autre chose que la conscience humaine, dans son état
primitif.
Voilà comment l’homme est en lui-même « l'être qui
pose Dieu » ; mais il l’est comme des pierres sont fonda-
tion d’un édifice, sans le savoir. Ce moment de la cons-
cience, si on ne le dépassait, assimilerait le devenir à
une série de chainons accrochés, au lieu qu'il est réci-
proque pénétration de ses moments.
Le fait d’être le support de la liberté absolue échappe
à la conscience humaine ; ce n’est que par un devenir
nouveau qu'elle se pénétrera pour ainsi dire elle-même,
qu’elle sera pour soi ce qu’elle est en soï, que son mono-
théisme naturel deviendra monothéisme libre et réfléchi.
Le devenir est tout à fait analogue au devenir de l’u-
nivers; là aussi, il s'établit progressivement sur les rui-
nes du polythéisme. Seulement ce processus, s’il est,

1-P.:93-110.
DÉVELOPPEMENT DE LA CONSCIENCE. 267

dans sa loi, le même que le procès universel, en est


différent dans sa forme. D'abord il est absolument libre
et spontané à son origine : l’homme restera-t-il l’incons-
cient support de la divinité, ou s’en écartera-t-il pour
retrouver, cette fois consciemment, sa place?1]1 peut, s’il
le veut, remettre en action cette force brutale qui doit
céder la place à l'esprit; seulement, cet écart une fois
posé la restitution de l'équilibre se fait suivant une loi né-
cessaire. De plus ce procès, libre à son origine, reste un
procès purement spirituel, un devenir de représenta-
tions!.
L'analyse historique doit montrer à son tour qu'il n’est
autre chose que le devenir mythologique, suivant le
rythme duquel les formes divines se succèdent d’une
façon nécessaire dans la conscience humaine. Ce procès
religieux est d’ailleurs fondamental dans l’histoire de
l'humanité. L'humanité, dans tous ses bouleversements,
est-elle menée, comme on le croit souvent, par des forces
aveugles, la race, la distribution des climats, etc.? Schel-
hng prétend au contraire que tous les bouleversements
humains ne sont que les aspects extérieurs des crises de
la conscience humaine, de la conscience religieuse. C'est
le fait religieux qui domine tous les autres faits sociaux.
On sait d’ailleurs qu'il ne faut pas tracer une ligne de
démarcation trop nette entre le physique et le spirituel;
beaucoup de grands phénomènes historiques, comme les
émigrations, la disparition des races inférieures devant
lesraces civilisées par une sorte d’incompatibilité, ont lieu
avec la violence de phénomènes physiques.
Schelling n’applique d’ailleurs sa théorie qu'à un fait
unique, la division de l'humanité en peuples. A la
suite de l'enthousiasme qu’excitaient les recherches de
linguistique et de mythologie comparées, la vieille hy-
pothèse prétendue biblique de l'unité primitive de l’hu-
manité était devenue une sorte de dogme historique. 11

1. Il, n, p. 266-267.
268 LA MYTHOLOGIE.

s’accordait parfaitement avec l'hypothèse de Creuzer d'un


monothéisme originaire, qui, après la dispersion, serait
devenu polythéisme. Mais, en général, on attribue cette.
dispersion à des causes étrangères aux phénomènes reli-
gieux. On l’attribue à des causes purement extérieures, à
la division naturelle en familles, à des émigrations, à des
guerres. On l’attribue encore, un peu plus profondément,
à l’incompatibilité physique des races. Schelling n’a pas
de peine à montrer que tous ces faits ou bien sont insuffi-
sants, ou bien sont des effets de la dispersion, et non des
causes. Il y faut une cause spirituelle : serait-ce les diffé-
rencesde langage? Mais ces différences sont le signe plus
que la cause des divergences spirituelles. Nous tiendrons
cette cause si nous songeons que le principe assez fort pour
retenir l'humanité ne pouvait être qu’un Dieu « qui rem-
plissait tout entier la conscience, commun à l'humanité
tout entière, un Dieu qui l’attirait dans sa propre unité,
qui lui interdisait tout mouvement, tout écart ». Le po-
lythéisme est donc non l'effet, maisla cause de la disper-
sion avec toutes ses conséquences, notamment la diversité
des langues (qui a une origine religieuse) et les migra-
tions. Spéculativement parlant, l’état primitif de l’huma-
nité est un état fixe sans devenir, par conséquent sans
véritable durée et sans histoire; c'est la division des
peuples .qui commence l’histoire!.
On voit ce qu'est devenue l’hypothèse entre les mains
de Schelling ; à la vieille hypothèse que le polythéisme
n’était qu'un monothéisme dégénéré, fait de confus sou-
venirs, il a substitué celle-ci que les autres formations de
la conscience religieuse impliquaient avant elle un état
amorphe, indifférencié, correspondant à une conscience
religieuse fixe et monotone : ce ne pouvait être que par
une impulsion spontanée et libre que la conscience a pu
s’arracher à cet état pour se livrer au devenir?.
C'est ce devenir mythologique dont Schelling prétend
1. P. 93-110,
2. Cf. p. 126, 132, 136 sur le monothéisme primilif.
| DÉVELOPPEMENT DE LA CONSCIENCE. 269 (ss

pouvoir saisir la continuité à travers tous les mythes


élaborés par l'humanité. Mais y a-t-il là un véritable
devenir ? Les mythologies ne sont-elles pas des mondes
séparés, dans chacun desquels toutes les formes divines |
apparaissent simultanément ? Schelling a fort bien vu à
que la mythologie devait être considérée moins comme «1
un tableau simultané que comme une succession de nt
formes, que le culte de chaque Dieu avait une origine
historique, puis atteignait son maximum, après quoi il |
dominait et devenait, bien que toujours conservé dans ÿ
la mythologie, un culte du passé : ainsi s'expliquent les
générations des Dieux dont chacun reçoit nécessairement
un culte : la Théogonie considère avec raison le règne ,
d’Ouranos comme un fait historique. De plus chaque
peuple a pour mission d’incarner dans sa mythologie un É
moment de ce devenir; si bien que les mythes d’un
peuple (ceux du Cronos des Phéniciens par exemple) sont : UN
le fondement ou, si l’on veut, le passé de la mythologie PA
d’un autre peuple‘. RE
Quelle que soit la faiblesse des hypothèses accessoires, RAS.
c'était, il nous semble, une idée féconde et neuve de con- nées
sidérer la mythologie dans sa production et son devenir ;
plutôt que dans son achèvement ?. de
Dans l'exécution de détail, l’idée fondamentale de l’u- .
nité des lois du devenir permet à Schelling d'arriver à
une hypothèse qui, suivant l’esprit général de sa phi- 4
losophie, est une assez heureuse conciliation entre l’o- 1
rigine naturaliste et l’origine psychologique des mythes. ‘1
Le procès de la conscience qui engendre les mythes re- | %
produit dans l'esprit le procès de la nature. Comme les
astres sont dans la nature la première production, la re-
ligion astrale est première dans la mythologie ; et elle à
vient non pas de ce que l’on divinise les astres, mais du di
procès purement spirituel. La matière rentrée en _elle-
1. P. 120-123. ‘ 5 \
2. Opposer à cette mythologie la mythologie-tableau de la Philosophie
de l'Art.
270 | LA MYTHOLOGIE. «

même et réduite à l'unité dans la conscience est de nou-


veau libérée de son assujétissement, mais, cette fois, d’une
façon toute spirituelle, et comme dans la création pre-
mière et pour les mêmes raisons, elle se dissipe en
une foule de centres indépendants que forment autant
de divinités astrales!. Toute l’histoire de la mythologie,
dont nous ne pouvons poursuivre le détail, est faite
comme celle de la nature du conflit entre ces forces pri-
mitives, et les forces plus spirituelles qui d’abord en
puissance s'efforcent d’assujétir les premières.
Dans le premier moment? (religion des Phénicienset des
Cananéens) la spiritualité est presque entièrement exclue;
la conscience angoissée entre le pressentiment futur et la
crainte d'abandonner le dieu présent manifeste son doute
par la production de ces êtres semi-divins, ces héros fon-
dateurs de sociétés qui, plusspirituels que la divinité ado-
rée, ne sont pas encore néanmoins des Dieux. Dans un se-
cond moment la matière est contrainte d'admettre en elle
comme des éclairs de l'esprit (religion hindoue, égyp-
tienne). Enfin la mythologie grecque, avec ses dieux spi-
rituels et humains, montre la conscience dans son entier
retour à l'esprit après assujétissement des obscures puis-
sances primitives.

$ II. — Le Devenir de la conscience; la Révélation


et la Religion philosophique.

Plusieurs intérêts ont guidé Schelling dans ses études


sur le christianisme ou la religion révélée. D'abord, un
intérêt de méthode; la méthode scientifique qu'il a dé-
couverte ne peut montrer toute sa réalité que dans les
applications concrètes, et montre particulièrement sa fé-
condité dans l’histoire des religions. Ensuite, un intérêt
spéculatif : la connaissance de la loi de développement

1. II, 11, p. 170 sq.


2. Cf. le résumé p. 271-272.
LA RÉVÉLATION. 271

de la conscience humaine dont le second cycle commence


avec les nouveaux rapports que la religion révélée lui
donne avec Dieu. Enfin, un intérêt pratique : celui de
préciser la situation de la philosophie à l'égard de la re-
ligion positive, non seulement dans la conscience hu-
maine, mais dans l’État.
L'intérêt spéculatif nous a paru primordial, et nous
pouvions négliger le côté pratique de la question, tant
qu'il s'agissait de la mythologie : mais ses vues histori-
ques sur le Christianisme sont d’un réformateur autant
que d’un philosophe.
Il consacre presque tout entière à la question religieuse
la préface aux œuvres posthumes de Steffens!. La solution
en est, dans sa pensée, l'établissement progressif d’une
espèce de rationalisme religieux. « Jamais on n'’obtien-
dra, pense-t-il, une exposition satisfaisante du christia-
nisme avant que la raison ne comprenne la possibilité des
rapports sur lesquels reposent les principales théories
chrétiennes ?. » Quelle estla position de ce rationalisme à
l'égard des faits et des théories de son époque?
En premier lieu, ce qui fut fort important pour sa si-
tuation personnelle, sa doctrine implique et renferme
une apologie du protestantisme allemand tel qu'il existe
de fait, divisé en églises d'État; car d’abord son rationa-
lisme est l'aboutissement de la Réforme : contre l’Église
réelle qui s’imposait par la contrainte, le protestantisme
veut réaliser une église idéale, libre, véritablement une
et universelles. I ne l’a pas fait, il est vrai; mais il en est
la condition; la rupture de l’unité de l’Église, l'impréci-
sion de la forme extérieure des églises allemandes protes-
tantes, l'absence d’une centralisation hiérarchique favo-
risent la liberté dans laquellese fera l'Église spirituelle#.
L'état actuel des églises, liées et subordonnées aux États,

1. 1845, I, x, p. 391-409, sq.


2. P. 404.
3. P.408.9.
4. P.414.
272 LA MYTHOLOG
EE 0 à 40 MR LM NON

est sans doute tout provisoire, et l'indépendance


par
rapport à l’État marque le stade final : mais ce provi-
soire se justifie pleinement parce qu il répond aux be-
soins du moment. Comme les Églises ont eu, au début de
leur existence, besoin du soutien de l'État, l’État, pense
Schelling, trouve aujourd’hui dans les églises le seul
garant de la moralité publique.
Il s’agit, on le voit, d’une révolution purement spécu-
lative dont la liaison avec un conservatisme assez étroit,
dans la pratique, peut paraître assez choquante. Servi-
lité envers l'opinion ou dédain transcendant? Plutôt le
second : la pratique religieuse et la théorie philosophi-
que ne sont pas sur le même plan. Quand il s’agit, en
effet, des théories religieuses, Schelling combat pour le
rationalisme tel qu’il l'entend. Contre la pure orthodoxie,
il défend les droits de la philosophie à s'occuper des ques-
tions religieuses; la vérité révélée, pas plus qu'aucune
autre, ne limite la recherche philosophique!. Pour les ra-
tionalistes ordinaires, ses vieux ennemis, ceux qui cher-
ie chent à interpréter les dogmes comme des vérités de la
raison, il les compare assez plaisamment au roi du Don
Quichotte qui échangea son royaume contre un trou-
peau d’oies; car il a la prétention non pas d'interpréter
les dogmes, mais de les prendre tels qu’ils sont histori-
quement?. Contre ceux qui prétendent que la vérité du
christianisme ne peut s'établir que par l’expérience im-
médiate et l'inspiration de l’esprit, il fait voir que cette
expérience, cette croyance laisse entièrement en dehors
d'elle un problème dont la solution est nécessaire pour
la compléter, la recherche des principes de la possibilité
de cette expérience; c’est là l’œuvre propre de la raison,
et il n'y a donc nulle opposition mais une union profonde
entre la « théologie du cœur » d’un DH et la théo-
logie rationnelleÿ,

1. P. 398.
2. P. 400-402.
3. P. 405-407.
is D ver
Ben SN Re URRECUTeH
Ji:

|
PHILOSOPHIE DE LA RÉVÉLATION. 273

On sait enfin que commencçaient alors en Allemagne les


applications de la méthode philologique à la critique de
la Révélation : Schelling n’admet pas la valeur de ces
méthodes : elles peuvent résoudre soit la question de la
concordance de la religion actuellement enseignée avec
l'Écriture sainte, soit celle de l’origine divine de ces
livres; mais ces questions n’ont aucun rapport avec la
seule qui nous intéresse, celle de la vérité du contenu
de ces livres.
Définissons de plus près ce rationalisme, cette interpré-
tation historique qui doit fixer la place du christianisme
dans l’évolution de la conscience. L'analyse historique,
suivant Schelling, amène par elle-même et indépen-
damment de toute opinion préconçue à cette conclusion
que les trois religions, la mythologie, la révélation et
la religion philosophique se succèdent nécessairement
comme les trois puissances qui constituent tout devenir,
celle du début, la nature, celle du milieu qui doit
surmonter la première, pour que la troisième, la puissance
finale, puisse apparaitre à son tour. La religion révélée,
par sa victoire sur le paganisme mythologique, est la
médiatrice de la religion philosophique. Le Christ est la
« voie » qui conduit à l’adoration du père « en esprit et
en vérité ».
La religion mythologique est une religion naturelle non
pas en ce sens superficiel qu’elle divinise les forces de la
nature, mais en ce sens qu’elle est le procès absolument
nécessaire par lequel la connaissance de Dieu qui formait
d’abord l'essence ou la nature de la conscience humaine
devient une connaissance consciente. Mais dans tout ce
processus, l'homme ne connait pas encore le vrai Dieu;
il prend pour Dieu les puissances divines dans leur
extériorité réciproque, tandis qu’elles ne sont Dieu que
dans l’unité qui les relie : s’il a, à ce moment, un rapport
réel avec le vrai Dieu, ce rapport lui est inconnu; il n’est

1. P. 409.
SCHELLING. 18
l

274 | LA MYTHOLOGIE.

pas encore idéal, spirituel et libre : or le monothéisme


ne consiste pas dans l’existence du Dieu unique, mais dans
la science que l’on a de lui.
Toute la mission du christianisme consiste à vaincre
cette mythologie; elle est religion surnaturelle. Elle en
est la suite, mais aussi l'opposé. La révélation ne peut
donc être primitive : il n’y a de révélation que là où il
y a obscurcissement. Partout, pour Schelling, l’incons-
cient est le terme présupposé par la conscience; dans la
religion révélée, il y a un plan, une intention consciente,
TS
une volonté; elle ne peut donc avoir que la deuxième
place. Je ne puis connaître la vérité que comme une
erreur supprimée.
A l’époque où la mythologie est la religion universelle,
la religion révélée apparaîtra donc timidement, incom-
plètement, elle est réservée à une seule race; le Dieu
qu’elle adore, le Jahveh est plutôt un Dieu futur qu'un
Dieu présent; il est si peu conforme à la nature qu’il doit
sans cesse rappeler son peuple à l’obéissance. Le chris-
tianisme est pressenti par les philosophes grecs et dans
les mystères. Mais la révélation n’est accomplie que par
le Christ qui en est la fin.
Au reste, le contenu de la révélation n’est pas diffé-
rent de celui de la mythologie ni de celui de la religion
future. Les Dieux naturels ne sont pas faits d’une autre
substance que le Dieu surnaturel; c’est seulement son
aspect, sa manière d’être par rapport à nous qui change;
les mêmes principes apparaissent dans la mythologie sous
la forme de forces naturelles, et dans le christianisme
sous la forme de personnes surnaturelles ; le Christ exis-
tait déjà avant la révélation, mais il était « dans le
monde », force cosmique. Ainsi l'opposition n’est pas un
hiatus; ceux qui pensent que beaucoup de la mytholo-
gie antique est passé dans le christianisme ont raison;
et ce qui est nouveau, ce n’est pas la matière, mais
l'esprit.
Mais pourquoi le christianisme ne serait-il pas défini-
PHILOSOPHIE DE LA RÉVÉLATION. 275
x

tif? Seule une puissance réelle peut lutter contre une


puissance réelle ;l'idéal est par lui-même sans force. Le
christianisme pour lutter contre le paganisme ne peut
done rester pure théorie, pure spéculation libre. Sa
destinée nécessaire est de déchoir en une puissance réelle,
où se fixe et se limite la liberté de la pensée, dans l'É-
glise catholique, puissance aussi aveugle que le paga-
nisme même. Mais l'efficacité même de cette puissance en
détermine aussi les bornes; lorsqu'elle eut vaincu le
paganisme, extirpé ce qu'il y avait en lui de dangereux,
elle devint inutile. C’est l’époque de la Renaissance où
le paganisme, qui a perdu tous ses dangers, se réintro-
duit dans la civilisation ; de la Réforme, où la révélation
apparaît non plus comme un fait continuellement présent
dans l’Église, mais comme un fait définitivement passé,
consigné dans l’Écriture sainte.
La révélation appelle donc à sa suite une religion phi-
losophique purement idéale où les principes, d’abord
naturels, puis surnaturels, deviendront des principes spi-
rituels entièrement conçus et pénétrés par l'Esprit.
Tel est, dépouillé de ses fantaisies exégétiques, le ré-
sumé de la Philosophie der Offenbarung. Le grand in-
térêt philosophique en reste qu’elle est une histoire de la
conscience, une application de la loi générale du devenir
_à son évolution. La fin de cette évolution, c’est l’adéqua-
tion totale entre le devenir réel et le devenir de la
conscience. La conscience qui en était d’abord une image
imparfaite, en devient une image parfaite, et c'est en
somme l’interpénétration de ses moments les uns dans
les autres qui en constitue la perfection. Il y a là,
comme on voit, une recherche spéculative qu’a trop sou-
vent masquée la religiosité de l’auteur.

1. Einleitung in Philos. der Myth., p. 249.

|
f
276 LE DEVENIR. | |

$ III. — La critique de Hegel!.

On sait les destinées brillantes de la philosophie de


Hegel, depuis qu'il s'était ouvertement déclaré contre
Schelling dans la préface à la Phénoménologie. L'étude
de la critique du hégélianisme dont les premières traces
se trouvent seulement dans les cours d’Erlangen, et qui
ne fut connue du grand public que par quelques pages
des remarques sur une préface de Cousin, nous permet-
tront de préciser son point de vue et d'expliquer le
passage au développement final de sa philosophie.
Dans la perspective éloignée d’où on les juge en géné-
ral, les traits communs apparaissent si nombreux qu'ils
nous dissimulent des divergences profondes. Mais il faut
bien remarquer que le caractère génétique de leur mé-
thode philosophique, la construction des concepts tou-
jours plus concrets par un retour de l'être sur lui-même
succédant à une sorte de dispersion (thèse, antithèse,
et synthèse), sont comme les formules courantes de l’épo-
que, et, comme l’aspect allemand, l’aspect idéaliste de
la notion si répandue de progrès. La divergence ne
commence véritablement que si l’on demande d’abord
quelle est la matière ou le principe, et ensuite quel est
le moteur de ce processus.
Sur la première question, deux voies sont ouvertes : ou
bien le devenir se fait par un enrichissement progressif,
par une espèce d’épigénèse métaphysique; il a donc
son point de départ dans ce qu’il y a de plus abstrait.
Ou bien le devenir est comparable aux oscillations de
la corde bandée d’un arc qui revient peu à peu à sa po-

1. Sur ce point cf. l'excellent opuscule de Delbos, De posteriore Schel-


lingii philosophia quatenus hegelianae doctrinae adversatur, Paris, Al-
can, 1902. Les premières attaques contre Hegel se trouvent dans un manus-
crit de l'époque d'Erlangen, I, x, 161, puis dans la première lecon de Munich
(1, 1x, p. 357-366). Pour les détails historiques cf. Delbos, p. 31-37.
1+4
jt LA CRITIQUE DE HEGEL. ARABE

sition d'équilibre primitive. Remarquons que, dans cé


second cas, l'équilibre n’ajoute rien à l'être primitif,
rien si ce n’est l'existence : car si, en soi, idéalement, la
position primitive et la position finale ne sont pas dilfé-
rentes, la position finale est, dans la réalité concrète,
une espèce de victoire sur les positions intermédiaires
qui sont devenues en quelque sorte ses conditions ou son
fondement. Ils ne sont les mêmes que dans la pensée :
dans la réalité, l’un est un être immobile et conceptuel,
l’autre est pleinement engagé dans le devenir. Un idéal
réalisé n’est pas du tout la même chose que l’idéal pur
et simple.
De ces deux voies, Hegel a suivila première, Schelling
la seconde. La philosophie a pour objet selon lui de pas-
ser de l’Étre universel (das Seyende, le sujet universel
pris en extension, contenant tous les prédicats possibles)
à l'Être qui est ou existe. Par là s’explique toute une sé-
rie de différences et toute une série d’objections.
Le point de départ de Hegel est l'être (das Sein),
mais l'être pris en compréhension, c’est-à-dire tout ce
qu’il y à de plus pauvre, le simple prédicat de l'être. Su-
jet d’objection pour Schelling. D'abord des objections in-
térieures au système : Hegel se vante de ne rien pré-
supposer; mais pourtant il emploie dès le début de son
système les formes logiques communes, la copule, le
concept; il énonce un certain nombre de concepts sans
avoir déduit la catégorie de quantité : c'est dire qu’il a
tenté une chose impossible!. D'autre part, quel est cet
être, est-il le sujet ou l’objet? car s’il n’est ni l’un ni
l’autre, il estun pur universel scolastique, et Hegel rentre
ainsi dans la lignée des ontologistes wolfiens ?. IL isole
le concept, ce qui est un droit, mais ce quin’est possible
que lorsque l’on a déjà atteint les choses dont le con-

1. Zur Geschichte der neueren Philosophie, I, x, p. 144. ;


2. P. 132 et p. 139. On reconnaît ici le point de vue propre de Schelling,
qui ne veut procéder que sur les êtres concrets, ou comme disait Leibniz,
des notions complètes; comp. Philos. der Offenbarung, 1, nm, 60.
; te A LA
à À

UE NOT RRIDEVENIRS \ 7 ? Us

cept est un abstrait, donc quand on a passé par la phi-


losophie de la nature et que l’on considère l'abstrait
comme le résultat d’un acte d’abstraction; et ceci suppose
la philosophie de l'esprit; mais de plus il considère le
concept isolé comme existant en soi, ce qui est, en tout
cas, illégitime f.
Cette étrange erreur viendrait, d’après Schelling, de ce
que, fidèle à la dialectique transcendentale de Kant, il
ne saurait admettre d’autres êtres non sensibles que l'être
d'un concept. IL n'a pas lesens des êtres non sensibles et
pourtant concrets?. C’est même de là que viendraient les
critiques qu'il a faites à la théorie des puissances divines, et
surtout à l'expression puissance. Il n’a pas vu que ces
puissances étaient des êtres concrets, des actes, des vo-
lontés, non des éléments abstraits. C’est qu’en effet la
philosophie de Hegel va du plus abstrait au plus concret;
Schelling procède au contraire du concret au concret,
seulement du plus enveloppé au plus développé.
Mais le conflit porte surtout sur le moteur du devenir :
c’est là la partie vraiment forte de la critique de Schelling.
Remarquons, pour bien la comprendre, que la pensée de
Schelling va de plus en plus à considérer les éléments du
devenir non pas à l’image de pierres avec lesquelles on
construit une maison, mais comme des sortes de points
critiques que l’on peut isoler par abstraction sur une
courbe. Le devenir, la liberté absolue sont antérieurs à
tous ces moments. C’est en partant du devenir concret de
la nature, il va même jusqu’à dire de l’expérience de ce
devenir, qu’il en détermine les moments isolés. IL a
expliqué avec une netteté qui ne peut être surpassée que
chacun de ces moments, considéré en soi, était complè-
tement inerte, que leur place dans le devenir ne venait
pas d'eux-mêmes, mais de leur rapport au devenir total.
Il s’ensuivait aussi que la seule manière de les connaître
1. P. 140.
2. P. 141-142.
3. Phil. d. Myth., II, n, p. 60, n. 1; p. 114.
7

L'INTUITION. 2270:

était une sorte de connaissance aussi mobile que son ob-


jet même, une intuition intellectuelle !.
La question du moteur du devenir est donc au fond
résolue chez Schelling, par le fait lui-même; sa construc-
tion du devenir n’est nullement la construction de l’in-
tuition en elle-même, ce qui n'aurait pas de sens, mais
l'expression conceptuelle de cette intuition, sa séparation
en moments.
Sur ce point, Hegel pense bien différemment ; on sait
les réserves qu'il fait à la méthode intuitive de Schelling
dès 1807 dans la préface de la Phénoménologie de V'Es-
prit ?; elles furent l'occasion du premier refroidissement
entre les deux amis. Il ne peut y avoir de science, pense
Hegel, que si le vrai est saisi comme concept (Begriff),
mais non pas comme intuition ou savoir immédiat.
C’est précisément l’objection que les intuitionnistes font
à cette méthode, à savoir le caractère fini et limité du
concept qui en fait la valeur; car, à cause de cette limi-
tation, le concept appelle un complément, et c’est la dé-
couverte successive de ces compléments qui constitue le
procès scientifique* : l'intuition, en voulant tout de suite
trouver l'infini, brouille les concepts. Sa véritable pensée
est que l'intuition est à la fin de la science et non pas au
début; sans doute une réaction de la méthode intuition-
niste a été utile contre le morcellement de la science dans
les recherches de détaii; mais cette intuition immédiate
est comme l'éclair qui montre la direction nouvelle de
la science 3; on a l'illusion qu’elle contient, dans sa pléni- 4

tude, la science tout entière, dont il suffit de l’extraire;


illusion pure; elle est unité vide, et c’est ailleurs
dans l'expérience vulgaire que l’on est forcé de cher-
cher les matériaux propres à la remplir; l'intuition ne

1. I, x, 149-150; p. 137: Le procès, chez Hegel, est sans moteur parce


qu'il ne vient pas d’une dissonance; cf, lettre à Cousin, Aus Sch. Leb., IT,
39-42.
2. Werke, vol. II, p. 7-8.
sP.u11-12:
280 . LE DEVENIR. - VAS

détermine rien et ne se détermine pas elle-même!.


Sans doute l'importance nouvelle que l’entendement
(Verstand) avait prise dans la philosophie de Schelling
est, en une certaine mesure, une satisfaction donnée à
Hegel; mais cependant il reste une différence considé-
rable. Pour Schelling, la dissociation en concepts suit
l'intuition; elle est seulement le moyen de l'expression
scientifique des intuitions; elle est faite aussi pour ré-
sister à la plénitude troublante des.intuitions : la science
est une intuition qui se démembre en concepts. Pour He-
gel, la science va au contraire du concept à l'intuition :
elle est une intuition qui se fait. De là dérive une autre
opposition que l’on considère? peut-être à tort comme
fondamentale : la dialectique de Hegel implique la con-
tradiction, tandis que celle de Schelling l’exclut. En effet,
deux concepts opposés s’excluent et aussi s'appellent;
mais dans l'analyse d’une intuition totale (ce qui est le
procédé de Schelling), l'exclusion est surtout mise en
lumière : dans la synthèse ou composition, qui est la
méthode de Hegel, l’appel réciproque des concepts est
le moteur du procès.
On comprend toutes les objections que devait faire
Schelling. Si le terme du devenir est inerte, le devenir
doit venir en lui de quelque chose qui le dépasse, qui y
est extérieur, et puisqu'il s’agit d’un concept, il ne peut
venir que de la pensée du philosophe que la pauvreté de
ce concept ne satisfait pas; cherchant ce que contient
l'Étre (das Sein) et n’y trouvant rien, ayant d'autre part
l’idée d'un monde riche en déterminations, il enrichit

1. P. 13-14. La philosophie intuitive est ein einfärbiger Formalismus.


Il est vrai qu'à l'apparition de cette préface, Hegel se défendit d'avoir
songé à Schelling lui-même. Mais celui-ci ne s'illusionne guère lorsqu'il
lui répond : « La polémique peut se rapporter au mauvais usage de ma
méthode, bien que, dans l’écrit même, la différence ne soit pas faite...
Je déclare jusqu'à maintenant ne pas comprendre le sens dans lequel tu
ie le concept à l'intuition » (Lettre de 1807, Aus Sch. Leb., Il,
124).
2. Hartmann, Schelling, p. 26.
D LE = L'INTUITION. 281

progressivement cet être abstrait!. Donc aucun mouve-


ment immanent ni nécessaire.
Considérez de plus à quelle condition la première anti-
thèse : das Sein ist das Nichts, peut être féconde ; ou bien
elle est une tautologie, et alors il n’y a pas moyen de
passer au devenir; ou bien l’être est le sujet du néant; il
est alors quelque chose de concret, l’Être en puissance,
das Seyende, et on retrouve la doctrine de Schelling ?.
IL est donc impossible de trouver dans le concept la
source de son propre mouvement. Il l’est aussi de montrer
ce procès passant du concept à la nature : on peut aller
du réel au logique, du positif au rationnel; mais ce n’est
que par une hypothèse gratuite, celle de l’extériorisation
des moments logiques, que l'on peut déduire le réel
du rationnel; il y a là dans le système une évidente
brisure. La raison de ce mouvement, c’est le besoin du
philosophe d'expliquer la nature et l'esprit #.
_ Hegel a « mis la philosophie la tête en bas». Il a
-nerché à appliquer à de purs concepts la méthode de la
philosophie de l'identité, faite pour la nature*; il a fait
de l'Esprit la fin du procès, la cause finale, le transfor-
mant ainsi en une Idée sans réalité, alors qu'il est le
principe du début. Il a cru à la possibilité de faire du
Geist une cause véritable, par une espèce de renverse-
ment du procès universel (le procès réel étant l'inverse
du procès philosophique); mais il n’a abouti qu'à l’absur-
dité de faire de chaque cause finale une cause produc-
tricef. Hegel ayant commencé sa philosophie par le
concept, non par la nature, n’a jamais pu, sans inconsé-
quence, sortir de la pure logique’. Toute la critique de

1.1, x, p. 131; cf. p. 133-134 : c'est moi qui cherche quelque chose dans
l'être et qui n’y trouve rien.
2. P. 133-134.
3. P. 151 sq.; cf. Il, mr, 88; 121.
4. Ph. d. Mythol., I, n, p. 34.
5. P. 137-138 ; cf. Aus Schell. Leb., NI, p. 165-166.
6. Préface à Cousin, I, x, p. 212; lui reproche son antinaturalisme dans
un manuscrit de l’époque d’Erlangen, 1, x, 161.
7. I, x, 146; II, m1, 92-93. - .
282 TR | PHILOSOPHIE POSITIVE. TR EC

Schelling pourrait se résumer d’un mot : Hegel a eu l’il-


lusion de construire une philosophie positive alors qu'il
n’a jamais possédé qu’une philosophie purement ration- \

nelle.

$ IV. — La philosophie négative et la philosophie positive.

« La prévalence accordée (dans la philosophie du


temps présent) à la pensée sur l'être, à l'essence (Was)
sur le fait (Dass), me paraît un mal universellement
répandu dans la nation allemande (heureusement armée
par Dieu d’une inébranlable satisfaction d’elle-même);
cette nation qui se montre en état de s'occuper si long-
temps de l’essence de la constitution, sans s'inquiéter du
fait!. »
Cette phrase, prononcée le 17 janvier 1850, où Schel-
ling condamne définitivement ce mal national qu'est
l’idéalisme, indique très exactement le ton général de ses
derniers travaux?, la croyance de plus en pius ferme au
caractère incomplet de toute philosophie simplement
rationnelle.
Est-ce là une affirmation d’empiriste, un renoncement
à toute construction rationnelle? Nous serions loin de
compte en le croyant?. Schelling ne se donne pas ainsi,
ne croit pas qu’on puisse se donner directement au fait :
le soi-disant empirisme n’est, à ce point de vue, qu'illu-
sion ; le fait que nous observons n’est pas seulement une
existence, il est quelque chose qui a un contenu concep-
tuel, peut être décrit, défini. Or ce que la représentation
retient de l'expérience, est précisément non pas l’exis-

1. Abhandlung über die Quelle der ewigen Wahrheilen (mémoire lu à


l’Académie de Berlin), IL, 1x, p. 589.
2. Philosophische Einleitung in die Philosophie der Mythologie oder
Darstellung der reinrationalen Philosophie, Il, 1, 253-572; sur la date,
préface de l’éditeur, p. v.
3. [, x, 214 (préface à Cousin de 1834) : La cause positive des choses ne
peut être atleinte ni par l'empirisme qui n’atteint pas l'être universel, ni
par le rationalisme qui n’atteint que des possibles.
TS ON ie CU LEeP. CENE Le ne e NA ASE
BA Em NN RE ES RO TARN A TAU 9) fs Hatent

z: 7e “IS ti He À
LA PHILOSOPHIE RATIONNELLE. 283

tence mais son contenu. Il est d’ailleurs dans l'esprit de


Schelling de ne hasarder une affirmation que si toutes les
possibilités contraires ont été épuisées, ce n’est donc
qu'après l’aboutissement des tentatives pour construire
une philosophie rationnelle que l’on pourra connaitre
s’il faut admettre un résidu, une différence rationnelle-
ment inexplicable !. (Ceci est au fond le procédé de Fichte
dans sa philosophie théorique.)
Il y a une raison plus profonde qui va donner la clef
de toute l’entreprise de Schelling. Kant avait montré que (|
l'existence est un prédicat totalement différent des autres;
le jugement d'existence est toujours synthétique ; l’exis-
tence d’un être ne peut jamais être déduite de sa notion. (
Il s'ensuit que par rapport à la notion, l'existence doit
apparaître comme radicale contingence ou absolue
liberté. La raison se tend vainement vers l’existence; il
y à un hiatus qui ne peut être comblé que par un acte
supérieur à la raison et à l'être. (à
Cependant cette affirmation de l'existence est, dans
la connaissance ordinaire, mélangée à l'affirmation du
contenu; le sujet de l'être (das was das Seyende ist),
qui est absolue liberté, est engagée indissolublement
dans l'Étre (das Seyende). Comment dégager ce sujet:
qui est contingence absolue de ces prédicats dont l’en- |
semble forme l'Étre universel qui, en soi, n'a aucune
existence mais est comme la notion commune de tous les
possibles??
La question serait tout à fait insoluble si Schelling
ne postulait que tout possible est d’une nécessité ration-
nelle et a sa place dans un système pénétrable à la +4
raison. S'il en est ainsi, la liberté absolue, principe de
l'existence, ne peut apparaître que par une sorte de libé-
ration de ce système rationnel, de victoire sur la raison.
Mais cette libération ne peut être posée du premier ,
coup. Le fixe, le rationnel, le nécessaire enveloppent (is
1. Cf. p. 269.
DNP662.
284 ie PHILOSOPHIE POSITIVE. L

d'abord de toute part ma pensée; je ne puis les dépasser


qu'après avoir parcouru la chaîne des moments dont
l'orientation est précisément déterminée par cette ten-
dance à la libération!.
C'est à cette tâche que répond la philosophie pure-
ment rationnelle ou négative, la philosophie première
d’Aristote, première non pas en dignité mais en rang*.
Qu'est-ce done que le pur rationnel? Faut-il y voir
ces notions communes jamais déduites, ces lambeaux
d'expériences avec lesquels de prétendus rationalistes
ont construit la religion naturelle? Mais, dans un système
rationnel, tout doit être déduit; il y faut la raison sans
hypothèses que Platon met au sommet des facultés de
connaitre ?. Faut-il, avec Descartes, chercher notre point
de départ dans l'être de la pensée? Mais tout contact
immédiat nous est interdit avec l'être universel. Male-
branche, en définissant Dieu l'être sans restrictions, a eu
le mérite de ne supposer aucun principe déterminé ; mais,
en faisant de cet être la substance immobile, Spinoza a
rendu impossible en lui tout progrès interne #.
Mais il fallait d’abord que la philosophie fût libérée de
la contrainte des notions communes; ce fut l’œuvre de
Kant qui sut voir les limites de l'application de ces no-
tions. Mais de plus Kant définit d’une façon générale l’objet
de la philosophie rationnelle, en considérant Dieu, l’Idéal
de la Raison pure, comme l’ensemble de tous Les possibles.
Son tort est seulement de n'avoir pas vu que ces possi-
bles forment un système que l’on peut construire, que de
plus ces possibles sont sans aucun rapport primitif au
monde réelÿ.
Le système rationnel que Schelling a en vue, nous le
connaissons déjà; il n’est pas autre chose, sauf les mo-

HP664
2,365.
. P. 261; 263; 266-267.
. P. 269-276.
+. Levrai sens du crilicisme, p. 287-295, p. 368.
OT
LD
9
THÉORIE DES PUISSANCES. 285

difications qu'y a apportées le temps, que cette espèce


de physique des formes et des catégories, cette philoso-
phie de l'identité qu'il prit longtemps pour la philoso-
phie complète, tant qu'il crut à l'identité du rationnel
et du réel. Il pense toujours que tout possible concret
renferme nécessairement ces trois principes : le sujet qui
est aussile pouvoir sans l’acte (— A), l'objet ou l'acte
sans le pouvoir (+ A), enfin le sujet-objet, l'acte qui reste
maître de lui (+ A). Tous les possibles seront déduits, si
l’on se représente le passage à l'acte de ces puissances
et la victoire progressive du principe subjectif.
Seulement Schelling prend ici grand soin d’insister
sur la méthode employée; toute la preuve n’est ensomme
fondée que sur l’impuissance de tous les possibles de
passer d'eux-mêmes à l’acte. Si vous supposez un pos-
sible en acte, cette supposition impliquera toujours l’ac-
tualisation d’un autre possible, et de supposition en
supposition, vous serez amené à poser un possible der-
nier auquel il est essentiel d'être en acte, l'acte pur
d’Aristote dont l'essence est d'être réel?.
Mais les possibles ne sont-ils pas essentiellement des
abstraits? La critique kantienne ne les a-t-elle pas réduits
à être des formes de la réalité, qui ne déterminent en
rien le fond de l’Étre. Ou bien si nous voulons arriver au
possible concret, tel que l'entend Leibniz, nous devrons
faire intervenir, dans la construction de leur concept, un
principe de contingence qui nous fait sortir du pur
rationnel.
Schelling ne veut admettre ni le possible abstrait de
Kant qui laisse l’Étre (das Seyende) hors de lui, ni le
possible concret de Leïbniz dont la construction dépas-
serait les ressources de la pensée.
Sa solution, bien qu’il ne l'indique pas, est une espèce
de synthèse entre les deux doctrines : le possible, tel qu’il
est déterminé par la pure pensée, n'est pas, comme le
1. P. 288-203.
2, P. 313-316.
2867 1à PHILOSOPHIE POSITIVE.
pensait Kant, une simple forme de l'être : les principes
logiques d'identité, de contradiction et du tiers exclu
ont une signification métaphysique, et les possibles cor-
respondants aux principes ne sont pas des genres uni-
versels, mais des ètres déterminés. Sans doute, il faut
bien, puisque ce sont des êtres déterminés (bien que non
actuels), que nous y soyons amenés par l'expérience.
Mais l'expérience n’est pas, de toute nécessité, une con-
naissance qui dépasse le possible et la pensée ; en un sens
large, c’est par expérience que l’on saisit dans la pensée
pure ce qui est possible et impossible !.
Le premier terme de la science rationnelle est donc ce
que l’on éprouve ne pouvoir pas ne pas penser, c'est-à-
dire le sujet de toutes les déterminations possibles, mais
le sujet pur sans différences (— A) dont la nature est
exprimée par le principe d'identité. Mais le principe de
contradiction me force à poser en dehors de ce terme
son contraire l'objet pur (+ A), que je ne puis penser
en même temps que lui. Enfin, le principe du tiers exclu
me force à nier un troisième terme et à définir l’Étre
autrement que par une somme des deux premiers, par
le sujet-objet, + A?.
Il me reste à éprouver, toujours par la pensée, ce qui
se passe si au lieu de penser ces possibles uniquement
comme possibles, je les pense existant en actes : je verrai
bien ainsi si j'arrive à un possible capable de supporter
sa propre existence. — Mais, dira-t-on, sont-ils de nature
non pas à passer à l'acte, mais même seulement à être
pensés en acte? Ne sont-ils pas des notions incomplètes ?
Il faut ici s'entendre : — À par exemple n’est pas du tout

1. P. 301-302, 304, sur l'expérience et l'induction; p. 305 sq., 317 sq., sur
la valeur métaphysique des principes logiques; Hartmann, Schelling, p. 31
sq., lui reproche, puisqu'il refuse d’en faire de simples catégories formelles,
de ne pas leur donner un sens véritablement réel, puisqu'il refuse aussi de
les vivifier par les concepts psychologiques et physiques de volonté et de re-
présentation; mais remarquons qu’un moment du devenir isolé des autres,
n'est ni un concept abstrait, ni une réalité concrète; or c’est là ce que sont
les puissances.
2. P. 302, 304-305 sq.
/ THÉORIE DES PUISSANCES. 287
la notion abstraite du sujet, la subjectivité pure; il est
le sujet qui sera la matière de toutes les déterminations
futures ; + À et + A ne sont pas des notions abstraites,
mais des individus !. — Mais l'individu n'est-il pas défini
suivant l’ancienne logique par l’infinité des prédicats,
etn'y a-t-il pas contradiction à affirmer qu’un être aussi
pauvre (ne disons plus aussi abstrait) que — A puisse être
en même temps un être actuel? — Très pauvre, répli-
quera-t-on, si on l'interprète en compréhension, très
riche si on pense à son extension.
Seulement, dans ce dernier cas, le possible qui peut
être actualisé n’est plus le concept lui-même, mais les
termes qui rentrent dans son extension ; le concept n’en
est que le titre commun. La difficulté revient. Comment
puis-je faire la supposition qu’une telle abstraction est
en acte?
Il faut, pour comprendre Schelling, abandonner ce
concept de logique formelle. La question est une question
de devenir; ce n’est pas celle de savoir quelle est la
nature du lien qui unit les déterminations au sujet indé-
terminé, une fois que ces déterminations ent été posées,
mais bien celle de comprendre comment un sujet d’abord
indéterminé peut recevoir des déterminations : c’est
moins une question logique qu’une question physique.
Dès lors, rien ne m'interdit de poser en acte par la pensée
un sujet indéterminé qui sort de sa nature de sujet
(££loraxu) pour remplir toute la sphère de l’exis-
tence ?. Et alors commence de lui-même, dans la pensée,
un devenir qu’il suffit de suivre par l'intuition pour voir
naître toute l’extension du sujet, c'est-à-dire toutes les
formes possibles de l’être. Car si le sujet indéterminé,
infini, illimité, occupe toute la sphère de l'existence, il
en exclut par là même l'être pur (+ A), celui qui, sans
moi intérieur pour ainsi dire, contient, tout étalées,
les déterminations de l’être. Cet être, comme violemment
1. Of. surtout p. 388 où ils apparaissent comme des volontés.
2. P. 388. Ce sujet est l'être indifférencié, et non la catégorie de l'être.
298 _ PHILOSOPHIE POSITIVE.
repoussé en lui-même, est forcé par sa nature (puisqu'il
est l'être tout développé) dese détendre comme un ressort
pour regagner ses droits perdus, chasser l’illimité de
l’existence en le circonscrivant et le limitant. Le résultat
final de cette détente est l’être composé + A dans lequel
— À est revenu à sa nature propre de puissance, assujétie
aux limitations de + A. Mais ce mouvement de détente
est progressif; la détermination gagne peu à peu dans
le champ de l'existence, et c’est dans ces effets gradués
et successifs que se produisent toutes les formes qualita-
tives des corps!.
Mais ilfaut remarquer que chaque position idéale d’un
terme existant suppose le terme supérieur; — A n'existe
que pour être vaincu par + A; c'est la cause matérielle
d’Aristote, l'illimité du Phrèbe de Platon, tandis que
+ A est la cause efficiente et la limite ; + A ne surmonte
— À que pour donner naissance à + A, la matière assu-
jétie par la limite qui est ainsi la cause finale et le com-
posé du Philèbe, qui règle souverainement l’action des
deux premiers principes?.
Ces trois principes ne peuvent agir que combinés
ensemble pour produire l'être concret; il suppose donc un
quatrième principe (l'essence d’Aristote, l'âme) qui main-
tient leur union. On conçoit sa nécessité; tant que les
termes + A, — À et + À restaient dans le possible, ils
ne s’excluaient nullement; maintenant qu'ils s’excluent,
ils ne peuvent être rattachés que par un termesupérieur :
l'Idée. L’Idée qui était autrefois l'architecte faisant le
plan d’une maison, devient comme l'architecte qui dirige
les ouvriers qui la bâtissent ?.
On le voit donc {et que l'on nous pardonne, pour cette
conséquence nouvelle, l'exposition d'une doctrine déjà
connue), tant que l’on pose le devenir dans la pure raison,

1. Ce sont les possibles « concrets » par opposition aux possibles « purs »,


p. 389-408.
2. P. 393-394; 397.
3. P. 402-403; p. 410-411,
CS

L LA NATURE. 1 289

on ne trouve aucun être qui ait en quelque sorte le droit


de devenir pour lui-même et par lui-même.
— Mais, dira-t-on, l’âme, au moins, est à cet égard
dans un cas singulier ; dirigeant le devenir, n’en est-elle
pas libérée? N’est-elle pas la supposition dernière? N’arri-
vons-nous pas avec elle à la notion de l'être, pour qui
tout le devenir n’est qu'un jeu qu’elle produit librement à
son usage? — Nullement, l’âme n'existe elle-même qu’en
vue du devenir; s’il y a un terme indépendant (et il faut
bien qu’il y en ait un), il est donc encore plus élevé que
l’âme, et l’âme n’est qu'un moyen d’en approcher!.
-— La position de l’âme, pourtant, reste ambiguë, jus-
tement parce qu'elle est intermédiaire. Elle peut bien se
tourner en quelque sorte vers le terme absolument indé-
pendant, la liberté absolue, pour s’y unir ;mais elle peut
aussi se tourner vers elle-même, s'affirmer source libre
et originale du devenir ?.
Examinons donc cette seconde possibilité; nous y
verrons en effet la source d’un nouveau devenir mais d’un
devenir auquel l’âme est assujétie, et dont elle ne peut se
libérer que par un long procès. Ce procès est celui de la
nature réelle, corporelle et de l’histoire. L'erreur de l’âme
vient d’une volonté instantanée ; le procès en question n’est
nullement l’histoire de cette erreur, mais tout au con-
traire celle des procédésqu’emploie l’âme pour se relever
de sa chute. C’est donc, dirons-nous, l’inverse exact du
pessimisme de Schopenhauer ;chez celui-ci le monde est
l’histoire de la volonté égoïste et qui s'enfonce dans le
mal: c’est la volonté de relèvement, qui est instantanée,
qui ne court pas à travers le monde, mais se ramasse
dans la spontanéité de l'être moral. Sans doute, dans Les
complications du système de Schelling, il y a quelques
ressemblances indéniables; à la fin du procès universel,
il y a dans l’idée de la grâce qui achève et dépasse la
moralité quelque chose d’analogue à la spontanéité
1. P. 415.
2. P. 419-493.
SCHELLING. 19
290 | PHILOSOPHIE POSITIVE. Te QE M

morale de Schopenhauer"; il n’en est pas moins vrai que,


pour Schelling, le procès cosmique vient indirectement
de la faute et directement du relèvement.
Nous ne nous étendrons pas sur la description de ce
procès, dont aucun moment ne se suffit à lui-même. Toute
la création est suspendue à l'apparition de l’homme en
qui seulement pourra se réaliser la fin du procès. L'histoire
pré-humaine est celle de la nature où l'âme se crée un
corps et construit en même temps les trois dimensions de
l'espace?. De plus, par l'effet de la chute, l’âme universelle
se transforme en un esprit; l'Esprit est en son fond la vo-
lonté qui se veut elle-même; il est personnel. Cet esprit
personnel se réfracte en une multitude d’autres esprits
personnels, de volontés fondamentales, à chacune des-
quelles correspond un aspect du mondeë.
Les phases successives par où passe la libération de l’hu-
manité sont : la connaissance naturelle qui la libère du
monde extérieur, l’État qui fait de lui une personne, la
vie personnelle sous toutes ses formes qui la libère de la
contrainte sociale.
La connaissance naturelle est libération; 1l y a, en effet,
dans l’âme même, donc dans l’animal, un savoir ; les actes
des animaux supposent concept, jugement et raisonne-
ment. Mais l'esprit humain, par sa seule présence, élèveà
l’acte ces jugements qui n’existaient qu'en puissance dans
l'âme. Mais cette connaissance est naturellement tournée
vers le devenir dont elle est issue; Kant a montré d’une
facon définitive qu'elle ne saurait servir à le dépasser.
La connaissance libère l’homme en ce qu’elle lui per-
met d’approprier (idéalement) des moyens à sa fin. Mais
veut-il transporter ses plans dans la réalité, il trouve des

1. P. 569.
2. 19° lecon.
3. 20° leçon; p. 457-489. Cette théorie de l'esprit (cf. aussi Philos. der
Offenbarung, IL, 116-129) est bien, comme l'ont vu Drews (die deutsche Î

Spekulation) et H. Dreyer (Kantstudien, 1908, 69-72), un emprunt fait à


Fa sans continuité avec la théorie antérieure du monde des esprits.
+ P. 520-526.
A ee CU ne,
RON Real

FE, et

TA L'HUMANITÉ. | 291
limites dans des volontés étrangères. Cette limite ne vient
pas de compétitions matérielles, de guerres, mais a sa ra-
cine intelligible dans l’unité de l'Humanité dont chaque
individu n’est qu’un aspect. Il y a entre ces aspects un
w

ordre tel qu’à chaque homme sont assignés, par la nature,


sa place et son droit. Le droit est donc naturel, fondé sur
un rapport intelligible. Mais il faut, dansla réalité, un pou-
voir qui maintienne cet ordre par la contrainte : ce pou-
voir est l'État : ainsi l'humanité est une limite pour le
moi; l’autonomie de la loi morale est une illusion de
Kant; la loi est extérieure à la volonté, et il doit vouloir
s’en libérer. Nous trouvons ici, dans les questions prati-
ques, cet esprit individualiste, assez commun chez les
grands spéculatifs!.
Mais c’est un individualisme canalisé de telle sorte qu’il
devient bien inoffensif. Il ne s’agit pas de supprimer vio-
lemment, mais d’englober. L’individualisme révolution-
naire d’où sont issus le contrat social, l’égalitarisme, le
principe de majorité, n'aboutissent qu’au despotisme de
la foule : l’État est essentiellement et instinctivement
monarchique. Donc pas d’attentat contre l’État?.
Il faut plutôt faire de l'État un moyen de libération; or
ceci est possible parce que l’État seul donne un sens à la
responsabilité qui est, en effet, d’origine toute juridique;
l'individu, dans l'État, peut devenir personne.
Mais il faut se garder de lui demander plus qu’il ne
peut donner; inutile d'essayer de le transformer en un
royaume dela raison, où il n’y aurait plus place pour l’in-
dividu de génie, le grand homme. Inutile aussi d’essayer
de transformer tous les rapports humains en rapports
politiques ;à côté de l'État vit la société fondée sur les
rapports personnels de ses membres, sur des vertus pure-
ment personnelles qui ne peuvent être exigées par l'État,
la bravoure ou la charité: et toute l’histoire de l’État ne
consiste que dans ses conflits et son accord final avec la
1. P. 527-533.
2, P. 534-538 ; 541.
292 sb PHILOSOPHIE POSITIVE.

Société. Les gouvernants sont donc sages de laisser dans


l'État des centres autonomes.
L'État n'en est pas moins oppresseur ; comme Sürner,
Schelling considère la loi comme une puissance extérieure
rationnelle, donc impersonnelle et dure, négligeant la
personne, donc empêchant le moi de jouir de lui-même.
Schelling combat Kant par des réminiscences de Luther
et de saint Paul, identifiant dans une synthèse un peu
confuse la loi morale, la loi politique, et la loi divine de
l'Ancien Testament?.
Le moi découragé et sentant son propre néant ne peut
se libérer qu’en renonçant à l’activité extérieure, par la
vie contemplative. Le moi se fait passif, s’anéantit lui-
même ; c’est l’abnégation des mystiques. C’est ensuite l’art
ou l’homme devient comme le véhicule d’une activité
impersonnelle; c’est enfin la science contemplative où
l’âme a compris qu'elle n'était pas l'existence finale qui
se soutient elle-même, a rejeté hors d’elle-même l'Étre
pour soi, et le contemple comme un objet qui est, par
nature, la supposition qui ne suppose rien.
Ainsi s'achève la philosophie rationnelle ou négative;
aucune raison ne rend compte de l'existence du fait (das
Dass); aucun être n’est assez fort pour se produire de lui-
même, être à lui-même sa source d'activité. Le Fait pri-
mitif de l’existence, Dieu, est isolé (idéalement) de tout
être déterminé.
Mais, jusqu'ici, ce Fait est encore dans la raison ; il est
seulement pensée ; il est nécessaire que nous pensions
que toujours c’est en dehors de lui que l'être a son prin-
cipe d’existence; il est nécessaire que le Fait soit concu
en dehors de la raison, maïs nullement nécessaire qu'il
existe en dehors d’elle. Seulement, s’il n'existe pas, le
monde n’est que dans ma pensée; je puis contempler, non
agir. Mais autre chose est la pensée de la libération, autre

1. P. 541-545; 548.
2. P. 566 sq.
3. P. 556-560.
[

L'HUMANITÉ. 293

chose la libération véritable; ce que je veux ce n’est pas


la pensée du bonheur, c’est le bonheur réel. Cette volonté
ne vient nullement de la raison, mais d’un sentiment in-
dividuel par essence qui est le sentiment religieux!. Il
donne naissance à la seconde philosophie, la philosophie
positive, pour qui Dieu n’est plus la cause finale, mais le
Fait existant qui est le principe d’existence de tous les
autres. On voit facilement quelles sont les tâches qui s’im-
poseront ici. Comme nous passions tout à l'heure de l’idée
au fait, nous devrons expliquer maintenant comment la
pure et libre existence se revêt en quelque sorte du con-
cret qui en fait une existence complètement déterminée,
nous devrons passer d’un devenir qui échappe entière-
ment au concept au devenir concret réalisé dans la nature
et l’humanité?.
En somme, le résultat dernier de la pensée de Schelling
est celui-ci: on ne déduit pas l’existence. Dira-t-on que la
portée de ce contingentisme radical est bien affaiblie, si
l’on peut, en effet, déduire toutes les formes de l’existence?
car, comparez le monde construit et le monde réel, s’il
n’en diffère que par le coup de baguette magique qui
l’a posé, cela est, somme toute, de peu d'intérêt. Or Schel-
ling admet-il d’autres processus réels que des processus
construits ou que l’on peut construire? Sans doute, nous
l'avons dit, l'existence suppose un conflit et une victoire;
mais ce conflit et cette victoire entrent eux-mêmes dans
la construction du monde possible. La contingence ne
pénètre donc pas dans le détail du réel. Schelling a plu-
tôt spéculé sur elle qu’il ne l’a montrée à l'œuvre.

Suivant la remarque de K. Fischer, l’année même où


Schelling cessa ses leçons (1847) est celle « où le mouve-
ment national allemand commence à devenir sérieusement
1. P. 568-569.
2. P. 570-579.
emporains
| pour faste allemande telle que la nee .
HePrusse; il eût plutôt désiré une fédération de la Prusse, |
eue l'Autriche et de la Bavière. I mourut le 20 août 1854
CONCLUSION

Essayons, avant de marquer la place historique de


la doctrine de Scheiling, de saisir en raccourci l’ensem-
ble de sa pensée. Une circonstance rend cette tentative
difficile : la métaphysique de Schelling est une de ces
métaphysiques progressives comme celles de Platon ou
de Leibniz, où, à l'inverse des métaphysiques comme
celles de Hegel ou de Schopenhauer, des doctrines res-
tent toujours en formation, sans jamais recevoir leurs
formules définitives.
Mais quelle est la loi de ce progrès? Loi immanente à
la pensée du philosophe, ou changements d’orientation
dus à la pression des circonstances extérieures? Il n’est
pas douteux que ses transformations spirituelles sont
scandées par Les événements extérieurs de sa vie. Leipzig,
ce sont les relations avec les physiciens, les mathémati-
ciens; et la philosophie de la nature où l'expérience
tient une large place. Iéna, c’est le cercle romantique,
la vision d’une nature qui doit être une et pleine comme
une véritable œuvre d'art, et sa pensée aboutit à la phi-
losophie de l'identité. Puis, c'est la controverse avec
Eschenmayer, les relations münichoises avec Baader, les
cruels chagrins domestiques; la philosophie devient
mystique et religieuse. Enfin, vient la situation officielle
à Münich et à Berlin; et sa doctrine devient une réforme
sociale et religieuse.
Et que l’on ne dise pas, pour défendre la continuité
296 CONCLUSION.

du développement, qu'il n'y a dans toutes ces transfor-


mations que l'application d’un principe unique à des
objets différents. Car, malgré les affirmations de Schel-
ling, tout change à fond, les problèmes comme les solu-
tions. Jamais, avant 1804, les problèmes religieux de la
liberté et de l’individualité n'avaient préoccupé le phi-
losophe; et c’est si peu de sa doctrine antérieure qu'il
tirait le moyen de les résoudre que cette doctrine, celle
de l'identité absolue, excluait même jusqu’à leur posi-
tion. Mais il en fut de même des problèmes physiques
dont la solution lui fit abandonner le principe de sa pre-
mière philosophie, le Moi.
Cette discontinuité n’est-elle qu'apparente? C’est l’opi-
nion de plusieurs historiens, celle de Kuno Fischer qui
voit dans le passage « de la connaissance de soi-même
à la connaissance du monde et de Dieu, de la théorie
de la science à la philosophie de la nature et à la cos-
mologie, de là à la théosophie », une « marche, néces-
saire en elle-même, des problèmes! ». C’est l'opinion de
Hartmann qui ramène à l’unité tous les problèmes posés
par Schelling en les considérant comme dépendants d’une
opposition fondamentale, qu’il fit de constants efforts
pour surmonter, entre l'empirique et le rationnel, le
réalisme et l’idéalisme. Enfin, un travail récent, très pré-
cis et très recommandable, de Metzger trouve dans la
formule synthétique : « De l’un (le moi abstrait de 1795)
au tout (l’univers fermé d’Iéna) par le multiple (la diver-
sité de l'expérience dans la philosophie de la nature) »,
un résumé des progrès de la pensée de Schelling jus-
qu’en 1802.
Notons d’abord, entre tous les stades de la doctrine,
un trait d'union, une inspiration commune qui, à notre
avis, ont été jusqu'ici trop peu remarqués : tous les pro-
blèmes, quels qu'ils soient, prennent, à travers l'esprit
de Schelling, une tournure exclusivement spéculative,
et dans leur donnée et dans leur solution. Nulle part
(et c’est peut-être ce qui l’éloigne le plus de nous)
NE, 4, %°. J ra Ty DCE N LC |Vi PE “3 4 Jim [2 PPe*T.

SPÉCULATION ET ACTION. 297

Schelling n’aboutit à des maximes d'action; sa pensée


s'arrête ou mieux se complaît en une vision spéculative
qui lui parait être le but dernier. Il n’y aboutit pas en
physique ; sa théorie ne peut être considérée comme une
solution provisoire qui guide l’expérimentateur. Il n’y:
aboutit pas en morale ! : la liberté, la chute de l’homme,
le développement de la conscience sont des phases d’un
devenir où ne s'insère aucune maxime d'action.
Schelling a-t-il donc simplement négligé cette question?
Nullement : on pense, en général, que l'infécondité pro-
verbiale de la Naturphilosophie vient de ce qu’elle se
borne sciemment et volontairement à la pure spécula-
tion. Mais cette opinion préjuge la solution de la ques-
tion des rapports de la spéculation à la pratique dans
un sens qui n'est pas celui de Schelling ;comment pour-
rait-il autrement ne pas cesser d'affirmer sa vie durant
que la philosophie contient la solution de toutes les
questions pratiques, que sa physique s’accorde finalement
avec l'expérience en lui servant de guide, que sa philo-
sophie de la religion aboutit à une réforme morale et re-
ligieuse? C’est qu’en effet l'action est le plus souvent
considérée comme s’ajoutant à la spéculation ; la spécu-
lation en est une condition nécessaire et non suffisante;
elle attend son achèvement du dehors. Or, selon Schel-
ling, qui retrouve ici l'opinion de Plotin, l’action est moins
que la spéculation; elle est, par elle-même, partielle,
inachevée, et ne prend de sens que dans l’ensemble.
L'action est donc englobée dans la spéculation. C’est cette
spéculation au sens plein, cette « intuition » qu'il faut
avoir en vue pour juger Schelling. Cette intuition n’est
nullement une idée du tout; jamais philosophe ne fut
plus persuadé qu’une idée n’est pas une force, et pour-
tant plus convaincu que la vision est créatrice.
Le fait, particulièrement bien mis en évidence par
Braun, que son intuition du monde devient à partir de
1802 « plus vivante et plus éthique », qu’il retourne à la
personnalité parce que seule une personne peut agir sur
CAEN En 2 LPO"
es
PA

298 CONCLUSION.

des personnes n’est pas une objection. Car Schelling affirme


énergiquement qu’il n’admettra la personne et la liberté
que si elles se manifestent comme un élément nécessaire
de la vision totale et de l’univers, donc non pas comme un
but à obtenir, uue source d'actions, mais comme une
satisfaction pour la raison spéculative.
Cette conception des rapports de l'intuition à l’action,
qu'il a eue de si bonne heure (Vom Ich, 1795, 1, p. 157-159);
est corrélative de sa conception de l'être. Pour qui
veut donner son sens plein à l’action, il faut une réalité
modifiable qui se fasse par additions successives comme
une maison se construit. Là où l’action n’ajoute rien à
l’objet, il faut que le réel soit fixé dans l’objet contem-
plé, ne soit que cette contemplation qui se perd elle-
même dans l’objet. Le réel n’est que du savoir à l’état
solidifié : le savoir, en effet, est indépendant de la cons-
cience, cette forme peut s’y surajouter, mais précisément
elle ne peut s'ajouter qu'à un réel qui est déjà du sa-
voir. Le « sujet-objet » sous forme de nature dans la
période d'Iéna, le « savoir qui s’ignore » de la période
finale sont Les formules où Schelling a cherché à fixer
cette pensée.
— Mais, dira-t-on, que devient l'irrationalisme de
Schelling, cet élément de sa dernière doctrine auquel
Hartmann attache une telle importance, cette partie ca-
pitale qui le distingue de Hegel, et en fait un précur-
seur de Schopenhauer? Cet irrationalisme se présente
sous trois formes que nous pouvons isoler pour la clarté.
Il est volontarisme, il est contingentisme, et il est histo-
risme.
Le volontarisme, c’est l'affirmation, que l’on trouve dès
1809, que l'être originaire est essentiellement volonté:
depuis, Schelling n’a jamais cessé de penser que les prin-
cipes qui agissaient dans le devenir n'étaient ni des no-
tions abstraites, ni des principes formels, mais des vo-
lontés. De plus, il désigne l'être suprême comme absolue
liberté, qui ne reçoit aucune sorte de détermination. Cela
RE UTS : L'IRRATIONALISME. 299
_ suffit-ilà
en faire un précurseurde Schopenhauer ? Histori-
quement, la question estobscure; lesnotes deSchopenhauer
cependant nous font voir clairement qu’en 1812 ou 1813,
il n'avait nullement remarqué les passages volontaristes
du traité sur la Liberté. D'autre part, les leçons orales où
Schelling a développé la théorie sont postérieuresà l’ap-_
parition du Monde comme voionté. Mais ii y a pius, ie mot
ne recouvre nullement le même concept. Sans doute la
volonté de Schelling est comme celle de Schopenhauer
un vouloir magique et évocateur du réel. Mais chez le
pessimiste, elle est essentiellement volonté de vivre ou
bien volonté d’anéantissement ; elle n’est volonté desavoir,
de conscience que tout à fait indirectement, pour autant
que le savoir est au service de la vie. Et c’est là le véri-
table volontarisme; mais, dans Schelling, cette volonté
est le vouloir de la conscience; loin d’être irrationnel,
elle est l’entendement lui-même. La volonté désigne donc
seulement le pouvoir que l’entendement, le savoir a de
_se poser comme réalité, et il n’est pas autre chose qu’une
affirmation renouvelée du principe que la réalité est, au
fond, savoir.
Que dire du contingentisme, de la dissociation en phi-
losophie purement rationnelle ou négative et en philo-
sophie positive? Suivant lui, la philosophie positive a
son principe dans les intérêts pratiques de l’homme;
le pur spéculatif se contenterait de l'essence de l’uni-
vers. Remarquons d’abord qu’il y a deux sortes de
contingentisme, l’un portant sur l'essence, l’autre sur
l'existence. Le premier, qui affirme l'impossibilité de dé-
duire rationnellement ou de réduire à l’unité la richesse
des formes du réel, est celui de nos jours; ce n’est pas
l’existence de fait mais le contenu des lois de la nature
qu'Émile Boutroux déclare contingent. Telle n’est pas du
tout la doctrine de Schelling; les formes de l’être y sont
déterminées d’une facon absolument nécessaire par cette
sorte de volonté de conscience, de vouloir être pour
soi qui est le moteur du devenir : la contingence ne
NN RDA CARE ÉHEx RP Re ES NC ON TE M TE ET LeAE,
RD ed À CAEN sc

300 \ CONCLUSION.

porte pas sur le point de savoir ce que sera cette réalité,


mais seulement si cette réalité déterminée ne varietur
existera ou non. Par conséquent et d’abord toutes les
formes de l'être sont spéculativement déterminées. Il
y a plus : l'acte même par lequel l’absolue liberté réa-
lisera ces formes est au fond commandé par cette espèce
de poussée de l'être vers la conscience toujours plus
grande, plus épanouie. C’est donc au fond la même aspi-
ration vers le maximum de conscience qui commande le
procès de la philosophie négative et celui de la philoso-
phie positive.
Reste enfin l’historisme. L'intuition exige un univers un
et simultané; or, la réalité présente un vrai devenir, une
suite d'événements ou d’actions qui prennent chacun leur
temps, et même des sortes de points critiques, comme le
début de l'humanité, ou encore l’acte créateur du tout,
où l’on ne peut prédire comment s’embranchera l'histoire.
Or, la vue historique des choses ne comporte-t-elle pas
nécessairement une certaine dose d’irrationalisme? L’his-
toire a pour objet l'être qui se fait; la spéculation ne peut
serapporter à l'être tout fait. — Mais tout le danger, tout le
risque tragique, si l’on veut, que présente une vue sérieu-
sement et profondément historique de l’univers sont tout
à fait mis de côté par l'assurance non seulement du dé-
nouement, mais de tous les degrés qui y conduisent.
Tout reste parfaitement rationnel dans cette histoire.
Schelling en est donc resté à cette idée que le fond de
l'être, la nature, est savoir, spéculation tout autant que
la pensée du philosophe. Il est trop facile, comme Drews,
de voir une série de contradictions entre les affirmations
irrationalistes et les théories rationalistes de Schelling;
il suffit, semble-t-il, de bien interpréter ces dernières
pour les ramener sinon aux premières, du moins à l’af-
firmation dans le réel de ce que les autres affirment dans
l’idéal.
Non pas cependant qu’il soit idéaliste. Il ne l’est pas
dans le fond de son tempérament intellectuel : il ne
L'INTUITION. 301

_ croit nullement à l'efficacité de l’idée comme telle, d’une


espèce de force spirituelle, détachée de la nature et de
T'univers. Il ne l’est pas dans sa méthode : l’idéalisme
allemand procède par une synthèse d’oppositions dont il
accuse d’abord le conflit; Schelling nie l’existence du
conflit lui-même : dès ses débuts, il déclarait la nature
« synthèse absolue » antérieure à toutes les oppositions;
bientôt après il évite même soigneusement l'emploi du
motsynthèse pour caractériser l’Absolu où toutes Les oppo-
sitions s’éteignent. Et plus tard c’est à la liberté absolue
qu’il accorde la réalité, non aux puissances qui manifes-
tent son devenir. Sa méthode est la séparation du tout en
ses moments, et nullement la reconstitution ou la cons-
truction de l’ensemble. Enfin, malgré les déclarations de
ses premiers travaux, puis de son Jdéalisme transcen-
dental, puis du Bruno qui appelle le système idéalisme
absolu, on peut dire qu’au fond il n’a jamais été idéaliste
dans sa doctrine : car toujours il a considéré la conscience,
l’être spirituel comme tel non pas comme une valeur
primitive, mais comme un être dérivé.
Comment concilier, dira-t-on, la thèse que tout être
est ou bien savoir ou bien volonté de savoir avec la né-
gation de l’idéalisme? — L'idéalisme suppose la supré-
matie finale de l'esprit, par conséquent une lutte et une
victoire ; mais lutte implique la résistance, etla résistance,
à son tour, implique la thèse qui est précisément le con-
trepied de celle de Schelling, que tout n'est pas immé-
diatement de la nature du savoir. A vrai dire le grand
intérêt de Schelling, la valeur fondamentale de son sys-
tème, n’est pas de faire prédominer dans la réalité les
forces spirituelles, mais de faire pénétrer partout dans
la nature et dans l’histoire une intuition qui loin de res-
ter étrangère aux choses, comme un spectateur l’est à
un objet contemplé, suit au contraire le rythme intérieur
de leur vie, se meut avec elles, les pénètre à fond; dans
la philosophie de la nature, par exemple, l'esprit doit,
pour ainsi dire, se concentrer avec la pesanteur et s'é-
302 … CONCLUSION. AN

panouir à l'infini avec la lumière. Les choses sont telles


que le rythme de leur devenir (apparent ou réel) peut se
retrouver dans le rythme de notre intuition. di
De ce point de vue fondamental s’expliquent les varia-
tions de Schelling. C’est une emprise toujours plus pro-
fonde, plus pénétrante des choses par l’intuition. IL sa-
_crifie d’abord la réalité du produit matériel à la réalité
des forces dont il est aisé de fixer les tendances centripète
ou centrifuge en termes d’intuition. Puis la philosophie
de l'identité montre d’une façon générale toutes les forces
naturelles s’expliquant par une réalisation de l’intuition.
L'identité n’est que la loi que s'impose l'intuition de se
_ retrouver partout égale à elle-même. Même ce que l’on a
appelé, à tort selon nous, la théosophie de Schelling, est
une confirmation de notre thèse. Quelle est donc, en effet,
la loi universelle du devenir, de celui de la nature, de
celui de la conscience et de celui de Dieu? C'est la Loi
même par laquelle notre intuition se produit et se fait.
Mais d’où vient le passage de l'intuition du simultané à
celle du devenir, de l'identité intemporelle à l’histoire
qui s’écoule dans la durée? À vrai dire, il y a déjà avant
la philosophie de l'identité, une notion nette (presque
héraclitéenne, a dit Metzger) du devenir, et l’Idéalisme
transcendental est véritablement une histoire de la cons-
cience. À cet égard, il est exact de dire que l’évolution
de Schelling n’est pas linéaire mais circulaire. Mais il faut
aller plus loin; le principe d'identité n’est pas du toutun
_ principe d’immobilité; il n’exprime donc pas que l’intui-
ton ne devient pas, mais seulement que, sous tous ses
avatars, elle reste la même; c’est la même intuition qui
oscille de la nature à l'esprit; encore est-il qu’elle oscille.
Par conséquent, la méthode qui consiste à suivre l’intui-
tion dans son devenir et son progrès persiste à travers
toute la philosophie de Schelling. Seulement à l’époque
de la philosophie de l'identité, ce progrès est consi-
déré comme purement idéal; ce n’est pas une succession
réelle, mais une séquence logique. A partir de 1804 et
(3 SNS) Len
ra 0 4

AA L'INTUITION. 5 #0 V0

_ surtout de 1809, le devenir est une véritable succes-


sion, qui, pour ainsi dire, prend son temps. Ce qui carac-
térise cette seconde période, ce serait donc un sentiment
_ plus profond de la durée ayant évidemment son origine
dans une étude plus profonde de la conscience humaine,
plus propice que l’immobile nature à donner l'intuition
de la durée. Seulement, cette intuition de la durée, au
lieu de la laisser indivisée, Schelling la fragmente pour
en faire un système accessible à l’entendement. C’est par
cette fragmentation que nous expliquons et la théorie des
puissances et la distinction des deux philosophies négative
et positive. D'abord, la théorie des puissances : les puis-
sances ne sont en effet que les moments du devenir,
lorsque au lieu de Le prendre dans sa totalité indivise, on
veut le saisir comme une synthèse. Mais alors, il est bien
évident que l’on ne découvrira, ni dans aucune des puis-
sances, ni dans leur ensemble, un pouvoir suffisant pour
faire passer le devenir à l'acte; autant vaudrait dire que
des points isolés peuvent faire une ligne. Il faut donc
saisir en dehors des puissances le fait fondamental de
l'existence, la liberté absolue qui fait passer ce devenir à
l'acte; et c’est là l’objet propre de la philosophie positive.
Ces considérations vont nous aider à déterminer la si-
gnification historique du système de Schelling. Ce sys-
tème marque (et en ceci nous sommes d'accord avec la
critique de Hartmann et de ses disciples) une véritable
crise de l’idéalisme.
Mais d’après Hartmann (suivi par K. Fischer, p. 831;
par Korwan, p. 156; par Drews, p. 355), il y aurait eu
dans le système de Schelling deux éléments contradic-
toires : un élément idéaliste qui aurait été le point de
départ de Hegel, et un élément volontariste qui aurait
donné naissance au système de Schopenhauer. Son absolu
est à la fois une chose aveugle (II, 1, 192), une vo-
lonté et une raison intelligible. C’est cette synthèse en-
core confuse qui se serait dissociée dans les deux sys-
tèmes qui ont suivi.
1
dt} LES

304 CONCLUSION.

Il n’y a, nous semble-t-il, dans cette thèse qu'une part


de vérité. Sans doute Hegel présente lui-même son sys-
tème comme destiné non pas à nier le principe de li-
dentité absolue de l’être et de la pensée, mais au con-
traire à l’affirmer et à le démontrer en éclairant cette
« nuit où tous les chats sont gris » (Encyclopädie, VI,
pp. 85-125) et en remplissant ce vide de toute la richesse
des déterminations concrètes. Sans doute, Schopenhauer
cherche à l'inverse la réalité suprème dans un principe
impénétrable à l’entendement et entièrement aveugle.
Bien que, dans le premier cas, l'influence historique
soit indéniable, il s'agirait de savoir si le système de
Schelling comporte non pas seulement une réunion
de deux principes qu’il n’a pas su distinguer mais une
unité.
Or, c’est une unité primitive et indissoluble qui est,
pour nous, la caractéristique du système de Schelling; à
cet égard, le système de Hegel nous parait être un mo-
bile sans moteur; car où le concept trouve-t-il La force
de s'identifier avec son contraire, s’il ne lui est d’abord
identique? Et le système deSchopenhauer nous parait être
un moteur sans mobile; car où la volonté trouve-t-elle
la matière de son épanouissement en représentations? Le
système de Schelling nous présente au contraire une in-
tuition où le moteur et le mobile s’interpénètrent. Sans
doute, Korwan (p. 153) fait remarquer que Schelling a
abandonné « l'intuition intellectuelle »; mais c'est l’intui-
tion au sens technique indiquée par Fichte de connais-
sance immédiate du moi par lui-même. Au contraire,
la Raison du système de 1802 n’en reste pas moins au
fond une intuition, et il a, toute sa vie, reconnu que
l'intuition qui se modèle sur la réalité est l’âme de la
philosophie.
Il y a là une doctrine de tendance entièrement diffé-
rente de l’idéalisme hégélien comme du volontarisme, et
que Schelling doit être pleinement justifié d'avoir appelée
philosophie positive et empirisme. Tout l’idéalisme alle-
UE rt a PT TA GS Es tu SE AO TR MR E EN
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à L'INTUITION. lt V7305
mand était fondé sur l’analyse métaphysique kantienne
des données de l'expérience. La tâche que s’imposèrent
Fichte et Hegel fut de rejoindre les membres dis-
Joints de cette analyse, le sujet et l’objet :à ce titre, l’i-
dentité du sujet et de l’objet était non pas l'objet d’une
vision immédiate, mais le principe régulateur de leur
recherche. L'idéalisme consiste à concilier des oppositions,
c’est-à-dire à les nier non pas immédiatement mais mé-
diatement après les avoir posées. Or, c’est la légitimité
même de cette analyse métaphysique, la position, dès
l’abord, des termes opposés qui fut de très bonne heure
mise en question par Schelling. Lorsqu'il critique, dans
les Idées, la dynamique kantienne, en montrant que les
deux forces attractive et répulsive sont non pas des cons-
tituantes de la matière, mais des résidus d’une analyse
faite après coup, c’est qu’il cherche déjà son principe
dans l’unité indivisible d’un fait.
La réalité ne se construit pas; vous la perdez en iso-
lant ses prétendus éléments ; vous pouvez seulement la.
décrire, c’est-à-dire séparer ses moments, mais à condi-
tion que vous ne perdiez pas la vue d’ensemble, seule
féconde, tel est l’enseignement positif de Schelling.
Mais ces noms, positivisme et empirisme, ne s’éloi-
gnent-ils pas ici du sens qu'on leur donne ordinaire-
ment? — Sans doute; c’est que Schelling n’est pas moins
hostile à l'analyse du donné telle que la pratiquent les
empiristes qu’à l'analyse métaphysique de Kant. Il refuse
tout autant de poser comme une donnée primitive ces
fragments de réalité d’où partent les empiristes que les
résidus de l'analyse d'où part l’idéaliste. Pour lui, le
donné, c’est le donné de l'intuition, c'est-à-dire une réa-
lité pleine, un univers qu’on ne saurait morceler sans le
détruire. De là, le caractère de sa philosophie de la na-
ture qui n’est ni un système @ priori, ni un empirisme
au sens propre, mais qui est un effort constant pour
faire sentir la continuité, l’interpénétration de toutes les
formes de l'être; elle est non pas le déroulement des
SCHELLING. 20
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conséquences d’un principe, mais l'effort constant de


l'intuition. |
La doctrine de Schellis est donc un positivisme intast
tionniste, comme un effort pour réaliser ce rêve magique
de la réalité dont parlait Novalis; et l’on saisit comment
la vision religieuse et artistique des choses pouvait coïn-
cider avec la vision scientifique.
Seulement, ce positivisme est incomplet, et, en une
certaine mesure, infécond : incomplet, parce qu’il y man-
que une critique formelle et précise de la donnée immé-
diate; infécond, parce que Schelling, malgré sa philoso-
phie dernière, sa philosophie historique, a trop souvent
rétréci la continuité du devenir dans l'identité de ses
moments. Il manqua à Schelling, pour remplir ces tâches,
le goût et le sens de la psychologie qui caractérisent en
France le fondateur d’un positivisme des données immé-
diates de la conscience, M. Bergson.
Schelling est donc peut-être, plus qu’on ne le croit en
général, un isolé dans l’histoire de la philosophie alle-
mande. Il est remarquable qu’il n’a pas fait véritable-
ment école. Des physiciens et des naturalistes d’abord,
puis des esthéticiens, des juristes et des théologiens
s'inspirèrent sans doute de son esprit; ces influences
n’intéressent pas directement l’histoire de la philosophie.
D'ailleurs, après les succès éclatants d’Iéna, Schelling, qui
se livre fort peu, est aussi de moins en moins suivi. La
philosophie de la nature devait avoir son épanouisse-
ment dernier dans la philosophie d’Herbert Spencer!.
Enfin, sa doctrine dernière, la doctrine historique, eut
une influence indéniable sur la philosophie de la Liberté
de Secrétan, dont le nom est si intimement lié aux doc-
trines contingentistes de notre époque.

1. La filiation historique par l'intermédiaire de Coleridge et de de Baer


est certaine; cf. Rôth, p. 7-8.
TABLE DES MATIÈRES

DUO DRASS nee tree ne een do aout as 0eue oo et v

PREMIERE PARTIE

LES PREMIERS TRAVAUX

CHAPITRE PREMIER

PHILOSOPHIE ET CRITIQUE.

La famille de Schelling; son éducation; ses travaux scolaires. — Hül-


derlin et Hegel. — Le traité Du moi et ses rapports avec Fichte : ce
qu'est la philosophie. — L'unité du savoir : idéalisme et ontologisme.
— Spinoza et Kant. — Polémique contre les Kantiens. — La con-
science. — L’intuition. — L’autonomie du savoir. — La révolution
idéaliste. — Polémique contre Rheinhold et contre les théologiens. —
Le TONNERRE SCORE TRE RL ARC PI RER PT PRE LE CRETE 1-19

CHAPITRE II

LES DÉBUTS DE LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

$ L — $Schelling à Leipzig : Schelling précepteur. — Son éducation


scientifique à l’université de Leipzig. — Voyages à Berlin et à Iéna. —
HSE MS CHIIeR EN Eainee cenbieriesie
es eine chielne ele ae 20-21
S I. — Caractéristiques de la philosophie de la nature. — Abandon du
mécanisme. — Le Sage. — Lichtenberg. — Les découvertes : Chimie,
magnétisme, galvanisme. — Herder. — Kant.— Caractères de leur phy-
sique. — Le sentiment de la nature...................,...... 22-26
I. — Les /dées pour une philosophie de la nature. — Idéalisme et
dynamisme chez Kant. — Dogmatisme et mécanisme. — Critique du
# 308 | TABLE DES MATIÈRES.

mécanisme. — L'organisme. — L'expérience : le sens qu’elle à dans


Schelling. — L'action chimique comme action universelle : l'oxygène
et la combustion : la lumière, la chaleur; l’électricité, le magnétisme.
— La Physique théorique; la construction kantienne de la matière;
caractère intuitif et qualitatif de la physique dynamique; l’antinomie
sur la composition de la matière; critique de la dynamique de Kant ;
généralisation de la dynamique..." "PRE 26-37
$ 1V. — L'âme du monde. — L'unité de l'énergie : différence de point
de vue avec la science. — La méthode expérimentale : physique théo-
rique et physique expérimentale : elles s'opposent mais ne s’excluent
pas; la théorie chez Claude Bernard et dans Schelling. — L'unité des
k forces physiques : la loi de polarité, source de l’hétérogénéité; la
PER lumière, la combustion. — Théorie des fluides. — L’électricité. — Le
magnétisme. — L'activité organique : rapports et différences de la
théorie de Schelling avec celle de Brown et de Haller. — Le végétal
av et l'animal. — La loi de Kielmeyer. — Être inorganique et être vi-
Fe VAN ne ee Poeee ame ON ae CE SR ME RE DO 38-46

DEUXIÈME PARTIE
SCHELLING A IÉNA

CHAPITRE PREMIER

SCHELLING ET LES ROMANTIQUES.

Visite à Gœthe et à Schiller à Iéna. — Nomination à l’université


d’Iéna. — Le milieu d’Iéna. — Le cercle romantique d’Iéna : les frères
Schlegel, Novalis, Tieck. — Ce que les romantiques attendent de Schel-
ling. — Le caractère de Schelling dépeint par Caroline et Benjamin Cons-
tant : la raideur et l’étroitesse. — Influence du romantisme à la vision
esthétique du monde. —Le cynisme romantique. — Caroline : sa vie à
Mayence et à Iéna; mort de sa fille Augusta; divorce avec Schlegel;
mariage avec Schelling. — L'unité de la période d’Iéna....... 46-5ù

CHAPITRE II

LA PHILOSOPHIE DE LA NATURE.

Esquisse du système. — La nouvelle conception de la nature : la nature


etle moi. — Abandon de la théorie des fluides. — L'activité infinie de
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TABLE DES MATIÈRES. 309


la nature et les êtres finis : l’atomisme dynamique.— L'organisme pre-
mier produit de la nature : la sexualité et la spécificité ; l’excitabilité.
— L’être inorganique : critique du système de l'attraction universelle ;
cosmogonie. — Les faits dynamiques : pesanteur, magnétisme, chi-
misme, électricité. — L'activité organique ; la sensibilité et l’'irritabilité.
— Rapports des actions inorganiques et des activités organiques; l’u-
nité de leur principe. — L’Introduction à VEsquisse. — La Déduction
universelle. — Matière et forces. — Les trois forces, magnétique,
électrique et chimique, constitutives de la matière. — La construction
de la qualité. — Jugements contemporains sur le système...... 56-70

CHAPITRE III

L'IDÉALISME TRANSCENDENTAL.

Son rapport avec la théorie de la science et avec la philosophie de la


nature. — Divergence avec Fichte; la conclusion de Schelling est non.
pas une philosophie de l’action, mais une philosophie de l’art. — Si-
gnification de l’action chez Fichte et Schelling ; l’histoire. — L’harmo-
nie du sujet et de l'objet Lo dans la nature : organisme; 2° dans l’es-
prit : Vart; la psychologie romantique du génie; la place de l’incon-
Sel CTINIQUE Der SCMINIErAe ee dar e sonate con eeesen ces + 70-78

CHAPITRE IV /

LA PHILOSOPHIE DE L'IDENTITÉ.

$ I. — Schelling et Fichte : la correspondance. — Les objections d’Es-


chenmayer; la nature et le moi; le reproche de réalisme; la nature
chose en soi. La philosophie de l’identité, effort pour concilier le
MAMAN AVEC LIdEANSME ME 0. rene cn dremeees 79-82
$ II.— La Raison et l’Identité. — La nouveauté du système. — Les diffi-
cultés d'exposition. — La notion d'identité dans la science moderne. —
Impressionnisme et rationalisme : leur conciliation dansle système. —
La raison, vision de l’universel; l’identité de l’essence et de la forme,
du sujet et de l’objet. — L’acosmisme.— Les influences : Herder et l’u-
nité du type organique; Gœthe, Steffens, Baader; l’idée de métamor-
phose. L'essence et l'accident. — Les différences des êtres ramenées à
des différences quantitatives de subjectivité ou d’objectivité. — Le
sujet et l’objet sont des concepts limites. — Le langage de Schelling. —
La théorie des puissances; la nature et l’esprit résultent d’une oscilla-
tion autour de l’Identité absolue. — L’indifférence distinguée de l’iden-
tité. — La méthode de construction. ........................... 83-9
$ II.— Spinozisme et platonisme.— Rupture avec Fichte. — L’influenc
de Spinoza. — Le Spinoza romantique. — Herder et Jacobi. — L’erreu

Le
EU 940
OA DAT PO PRG ME ATOME NE VE NE TE
02 eV TABLE DES :MATIERES: 7 (0
LR Pre è ax

de Schelling dans l'interprétation du spinozisme; ce qu’il en ignore 4


— Le Platonisme : le Bruno; le Platon de la Renaissance; significa-
tion et portée de la théorie des idées. — Rupture avec Fichte : lobjec-
tion de Fichte contre l’absolu : ce que Fichte redoute surtout, c’est
une philosophie dela nature indépendante du moi. —Le malentendu
entre Fichte et Schelling. — Caractère foncièrement spéculatif du
système de Schelling; pour lui, Fichte est un idéaliste subjectif. —
Appréciation de Hegel sur leur différend. — Rheinhold....... 98-108
$ IV. — La philosophie de la nature. — La cosmogonie (déduction des
lois de Képler) et la physique : l'ambiguïté de leur rapport. Construc-
tion des forces naturelles. — L'espace. — Expansion et attraction. —
Diverses théories sur la matière : cohésion ; pesanteur; états de la ma-
tière. — La lumière; magnétisme, électricité, chimisme. — Identité de
la lumière et de la pesanteur; organisme....,....... Dhdeee 108-118
$ V. — Philosophie de l'esprit. — La science, la morale, Part. — Sensa-
tion, conscience et évidence. — Concept, jugement, raisonnement. — Es-
pace, temps, éternité. — L'absence d’un système développé de l’esprit ;
sa raison dans le point de vue spéculatif de l’auteur. — La méthode
des études académiques ; le libéralisme de Schelling dans les questions
DTAPIQUOS Rae lee Neue re AM en OMC EUR RENNES Rens 118-123

CHAPITRE V

LA PHILOSOPHIE DE L'ART. — L'ART COMME TOTALITÉ INDIVISÉE.

$ I. — Les influences. — L’expérience artistique de Schelling; son étroi-


tesse et ses lacunes. — L'influence de la critique des Schlegel. —
Winckelmann et l’art grec; sa conception de la beauté ; opposition du
paganisme et du christianisme; l’allégorie. — L'idée de l’univers poé-
tique chez les Schlegel; le rôle et la portée de la mythologie. — L’art
et la personnalité; la manière et le style, — L'art et la nature : leur
indépendance et leur correspondance. ...... RE
ON Mono 125-135
$ II. — Le système. — Place de l’art dans l'esprit. — Le monde mytho-
logique correspondant au monde des Idées; influence de Moritz; le
Système mythologique chez Homère. — Image et concept. — Mytho-
logie et christianisme; caractères du christianisme; l’individualisme.
— Mythologie et philosophie de la nature. — L'art et sa matière : leur
identité. — L'unité de l’art : le génie. — Les arts plastiques : la musi-
que; la peinture :dessin, clair-obseur, coloris; le symbolisme;le choix ;
des sujets; étroitesse du goût de Schelling. — La plastique : architec-
ture : le temple grec et l’église gothique ; le bas-relief ; la sculpture. —
La poésie; la définition du genre littéraire ; le problème historique
de
la succession des genres ;l'antiquité et l’époque moderne. — La poésie
lyrique. — L’épopée; le destin chez Homère;le roman chez Cervantès.
et Gœthe. — La Divine Comédie. — Le drame; influence de Schiller;
la comédie; Calderon et Shakespeare... RAP DUS Do'aRE ds
a tie 135-163
TABLE DES MATIÈRES. 311

TROISIÈME PARTIE

LES PROBLÈMES RELIGIEUX

CHAPITRE PREMIER

PHILOSOPHIE ET RELIGION.

S IL — Schelling à Würzburg. — Les polémiques d’'Iéna. — État de


la Bavière. — Schelling appelé à la nouvelle université de Würz-
DURE RE tac donnee a nn ee Li ie tte 165-167
S IL — Phuosophie et religion. — Difficultés concernant l'existence des
êtres finis et de la liberté dans un système tel que celui de Schelling.
— Critiques d'Eschenmayer du point de vue religieux. — Réponse de
Schelling. — Comment évolue sa philosophie. — Interprétation des
idées de chute et de rédemption. — La connaissance de l’Absolu; in-
tuition intellectuelle et croyance. — Discontinuité entre l’'Absolu et
les êtres finis; impossibilité de la création et de l’émanation. — La
liberté origine des êtres finis; ambiguïté de cette notion. — Les con-
séquences de la liberté. — Nouvelle notion de la nature. — L'Histoire;
la chute et la rédemption. — Il n’y a, dans le procès universel, aucune
SORCIER BARRE RO OT Se 167-177
$ III. — Polémique avec Fichte., — Les Annales de médecine; mise en
valeur de l’intuition et de l'expérience. — L’intuition de l’absolu; cri-
tique de Fichte sur le manque d’universalité et l’infécondité de cette
intuition. — Les réponses de Schelling. — Comparaison de leur vision
des choses. — Critiques du naturalisme; naturalisme et mysticisme;
Baader; l'opposition des libéraux bavarois; débuts de l'influence de
RE D ee ne ee a 0 M te dde ue des drerssia eg 177-186
$ IV. — Schelling à Münich. — Ses fonctions officielles. — Il mène une
vie très retirée. — Relations avec Baader. — La mort de Caroline. —
Mariage avec Pauline Gotter. — La critique de l’idéalisme en matière
d'art et d'éducation. — La conception du christianisme; critique de
Schleiermacher. — Tendances historiques et réalistes...... .. 186-192

CHAPITRE II

LE PROBLÈME DE LA LIBERTÉ ; TRADITIONALISME ET NATIONALISMES

S I. — Les Recherches philosophiques. — Elles ne sont pas la coutinua-


tion du système précédent. — La nouveauté de la forme : forme nar-
TABLE DES MATIÈRES.
rative. — Essai de conciliation du rationalisme et de la liberté. — La
liberté devient principe suprême. — Critique de Jacobi; rationalisme ie
et panthéisme. — Définition de la liberté.+— Religion et spéculation.
— L'idée de devenir et de développement; l'influence de Jacob Bæœhme.
— La matière, la nature et l’homme. — L'origine du mal. — Le mal
et la passion. — L’égoïsme et l'amour. — L’humanisme de Schelling.
— Les résultats de la chute. — Pessimisme; Schelling et Schopen-
hauer. — Le mal et la théogonie. — La raison du devenir : son aspect
tragique. — Monisme et immanentisme.................... 193-208
$ II. — Les polémiques avec Jacobi et Eschenmayer. — Relations per-
sonnelles avec Jacobi. — Nécessité sociale du théisme; sa conciliation
avec la liberté de pensée; justification de la tradition. — La notion du
devenir concilie rationalisme et théisme. — Le point de vue d’Eschen-
mayer; agnosticisme, fidéisme. — Réponse de Schelling : la connais-
sance immédiate du devenir divin et les affirmations anthropomor-
phiques ..... A Rete Eee CE
AE De 208-215
$ II. — Schelling et l’Allemagne. — Le nationalisme de Schelling; dif-
férence avec Fichte; il est contraire à l’unité politique. — Le Journal
des Allemands pour les Allemands. — L’Essence de la science alle-
mande; l'opposition du naturalisme au dualisme et au mécanisme. —
Pour l’histoire de la philosophie moderne; jugement favorable sur
l’empirisme français et anglais. — La méconnaissance de l’esprit fran-
çais. — Contradictions dans la pensée de Schelling; leur explica-
DOME SPAS den eetales taqeis 2 ee St ISO te et Le PNR 215-222

CHAPITRE III

LES AGES DU MONDE.

Le plan de Schelling et le système de Spencer. — Opposition à l’idéa-


lisme et au criticisme. — L’anthropomorphisme, équivalent du ceriti-
cisme. — Le devenir de Schelling et la durée pure de M. Bergson: in-
tuition vivante et construction dialectique. — Critique de la création.
— L'histoire est une théogonie. — La roue du devenir, et la hiérar-
chie des puissances. — La nature et Dieu. — Les germes de la nature,
de l'esprit et de l’âme du monde. — La pénétration des puissances di-
vines. — Le problème de l’existence; l’ordre de l’existence; caractères
qualitativement différents du passé, du présent et de l'avenir. — La
méthode : le devenir comparé à l’idée de progrès. — Le passé, for-
mation du monde des étoiles. — Le monde des esprits; caractère in-
complet, fragmentaire et exotérique de cette partie du système. —
La préface du dialogue sur le monde des esprits et les leçons de
Mintisart De, MURS tent CNE NS TE EE 222-243
“CHAPITRE IV
LA NOTION DU DEVENIR.

# 1 TE
ES I. — Schelling à Münich et à Berlin. — Schelling professeur et orateur.
| — La nécessité du cours pour le développement de sa pensée. — Son
_ influence morale et sa situation sociale à Münich. — Les discours so-
x lennels à l’Académie, — Il est nommé précepteur du prince royal. —
_ Schelling réformateur religieux. — Il est appelé à Berlin pour rétablir
Le ia Pot entre la religion et la philosophie. — L’extrême
‘ PAMONCAEOPOMONILO SEA sie nee eur eee do 48 crcliA I 244-247
24 S$ II. — La notion du devenir. — Impossibilité de suivre l’histoire des
:Ê idées de Schelling. — Comment utiliser ses cours? — Simplification du
ÿ
k système; diminution des influences mystiques; influence nouvelle des
Ÿ philosophes classiques. — Portée du langage religieux de Scheiling. —
Les leçons d’Erlangen; la philosophie orientée vers la connaissance du
libre devenir. — L’Exposition de l'Empirisme; le fait ultime est l’ab-
solue liberté; on l’atteint en surmontant le dualisme cartésien, ie mo-
nisme idéaliste de Fichte, et la philosophie de la nature. — Le devenir
créateur. — La Philosophie de la mythologie (leçons I à VD) : concilia-
à tion du monothéisme avec la doctrine du devenir; critique des con-
4 _ ceptions courantes; le panthéisme; interprétation du dogme de la
Trinité. — Le passage de Dieu à l’existence; sa condition est la réali-
Ù DOMAINE IVERS ee eee ele ec aianreisutd ee dm eos 247-262

L: CHAPITRE V
MYTHOLOGIE, RÉVÉLATION ET PHILOSOPHIE POSITIVE.

.SI.— Le Devenir de la conscience; la mythologie. — Études mytholo-


giques de Schelling. — Les idées de Creuzer. — Les deux erreurs de
_ Schelling sur les rapports de la mythologie et de la religion et sur |
_ l'unité de la mythologie. — Conscience sociale et conscience reli-
_ gieuse. — La mythologie, première phase de la conscience du retour
vers Dieu. — Explication religieuse de la division de l'humanité en
_ peuples. — Parallélisme du procès mythologique et du procès de la
TPM PE PAS PE Er 263-270
. G II. — Le Devenir de la conscience; la révélation et la religion philoso-
. phique. — Les divers intérêts de Schelling dans les problèmes reli-
, gieux. — La préface aux œuvres posthumes de Steffens : apologie du
protestantisme allemand. —Attaques contre les théologiens rationalistes
— La théologie du cœur. — Critique des méthodes philologiques. —
HA Le rapport entre mythologie, révélation et philosophie. — La révéla-
À 4 tion, victoire sur la mythologie : ses premières traces. — Nature et.
_ surnature. — Renaissance et réforme. — Avenir de lareligion. 270-276
SCHELLING. 21
314 TABLE DES MATIÈRES.
Ressemblance et diver-
6 III. — La critique de Hegel. —/ Les sources. —
ns de Schel-
gence. — Opposition de leur notion du devenir. Objectio
moteur du devenir. — La préface de la
ling contre la logique. — Le
de Schelling.
Phénoménologie de l'Esprit, critique de l'intuitionnisme
purement lo-
_ Intuition et concept. — L’entendement. — Caractère
gique de la philosophie hégélienne..................- DATE 276-282
— Condam-
$ IV. — La philosophie négative et la philosophie positive.
Nécessité
nation définitive de l’idéalisme. — Contre l'empirisme. —
notions
d'une philosophie rationnelle préalable. — L'existence. — Les
des notions commune s. — Ses principe s. —
rationnelles. — Critique
Théorie des puissances. — La nature. —
Théorie des possibles. —
.
Schelling et Schopenhauer. — L'histoire. — La connaissance naturelle
__ Le Droit. — L'Etat et ses limites. — Mysticisme, art et science
contemplative. — Le fait primitif de lexistence. — La fin de Schel-
A en OH RECOMRENRASE TELALE eee S SPAS 282-294

CONCLUSION.

Le progrès dans la philosophie de Schelling. — Les influences exté-


rieures. — Caractère exclusivement spéculatif de sa pensée, — L'action
serve. — L'irrationalisme de Schelling. — Le volontarisme : Schelling
et Schopenhauer. — Le contingentisme. — L’historisme. — Combien
Virrationalisme est peu profond. — Pourquoi il n’est pas idéaliste. —
L’intuitionnisme, point de vue persistant. — Signification historique
du système : il n’a pu donner naissance à l’idéalisme hégélien ni au
volontarisme pessimiste. — Rapport à l’'empirisme. — Le système est
un positivisme intuitionniste................................... 299
LES GRANDS PHILOSOPHES
Collection dirigée par CLODIUS PIAT.
Publiée à la Librairie Félix Alcan |
Volumes in-8° de 300 à 400 pages environ, chaque vol. 5 fr. à 7fr.

Ont paru :
SOCRATE, par Clodius Piat, Agrégé de Philosophie, Docteur ès
Lettres, Professeur à l’Institut catholique de Paris. (Traduit en
allemand.) 1 vol. in-8°, 9 fr.
PLATON, par le même. (Couronné par l’Académie française, Prix
Bordin.) 1 vol. in-8°, 7 fr. 50.
ARISTOTE, par le même. (7raduil en allemand et en ilalien.) 1 vol.
in-8°, o fr.
ÉPICURE, par E. Joyau, Professeur de Philosophie à l'Université de .
. Clermont. 1 vol. in-8°, 5 fr.
CHRYSIPPE, par Émile Bréhier, Professeur de Philosophie à l’Uni-
versité de Bordeaux. (Couronné par l’Académie des sciences morales
el politiques.) 1 vol. in-8°, 9 fr.
PHILON, par l'abbé J. Martin. 1 vol. in-8, 5 fr.
SAINT AUGUSTIN, par le même. L vol. in-8, 7 fr. 50. Deuxième
édilion.
SAINT ANSELME, par le comte Domet de Vorges. l vol. in-8°, 5fr.
AVICENNE, par le baron Carra de Vaux, Membre du Conseil de
la Société Asiatique. 1 vol. in-8°, 5 fr.
GAZALI, par le même. (Couronné par l’Instilut.) L vol. in-8, 5 fr:
MAÏMONIDE, par Louis-Germain Lévy, Docteur ès Lettres, Rab-
bin de l’Union libérale israélite. L vol. in-8, 5 fr.
SAINT THOMAS D'AQUIN, par A.-D. Sertillanges, Professeur
à l’Institut catholique de Paris. (Couronné par l'Académie des
sciences morales el poliliques, Prix Le Dissez.) ? vol. in-8&, 12 fr.
Deuxième édition.
MONTAIGNE, par F.Strowski, Professeur à l’Université de Paris.
1 vol. in-80, 6 fr.
PASCAL, par Ad. Hatzfeld. 1 vol. in-8°, 5 fr.
Rs de 0 par Henri Joly, Membre de l'Institut. 1 vol.
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SPINOZA, par Paul-Louis Couchoud, Agrégé de Philosophie, ancien
Re pe normale supérieure. (Couronné par l'Inslibut.) 1 vol.
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KANT, par Th. Ruyssen, Professeur à l’Université de Bordeaux.
Deuxième édition. (Couronné par l'Institut.) 1 vol. in-8, 7 fr. 50.
SCHOPENHAUER, par le même. 1 vol. in-8, 7 fr. 50.
MAINE DE BIRAN, par Marius Couailhac, Docteur ès Lettres.
(Couronné par l'Institut.) 1 vol. in-8&, 7 fr. 50.
ROSMINI, par Fr. Palhoriès, Docteur ès Lettres. 1 vol. in-80, 7 fr.50.
SCHELLING, par Émile Bréhier, Professeur de Philosophie à
l'Université de Bordeaux. 1 vol. in-&, 6 fr.
Va paraître :
DESCARTES, par Albert Léon, Professeur au Lycée de ae.

Typographie Firmin-Didot et Cie. — Mesnil (Eure).


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THEOLOGY LIBRARY
SCHOOL OF THEOLOGY AT CLAREMONT
CLAREMONT, CALIFORNIA

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