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Présentation

L’animal a longtemps été considéré comme le parent pauvre de la


pensée occidentale. Défini négativement par opposition à l’homme,
tout juste placé au-dessus du minéral et du végétal dans l’échelle
des êtres, les philosophes ont préféré laisser les bêtes aux mains
des chasseurs et des éleveurs pour ne les étudier bien souvent que
dans un projet de classification ou de mécanisation du vivant. Ce
désintérêt relatif pour des êtres avec lesquels il est bien difficile de
dialoguer s’explique peut-être par leur irréductible étrangeté. De fait,
quoi de commun en apparence entre une termite, une poule, une
baleine et un homme ? L’immense diversité – plus de 8,7 millions
d’espèces animales différentes recensées sur la Terre – a de quoi
désarmer l’effort d’abstraction et de conceptualisation. Pourtant la
génétique nous apprend que l’homme et le cochon partagent 98 %
de gènes communs. N’est-ce pas alors bien davantage la proximité
de l’homme avec l’animal qui est dérangeante ? Freud n’hésitait pas
à dire que les découvertes de Darwin ont infligé une seconde
« blessure narcissique » à l’homme, après celle de la découverte de
l’héliocentrisme. Si le croyant judéo-chrétien s’est pensé comme
façonné à l’image de Dieu, la science l’a obligé depuis deux siècles
à interroger cette conviction métaphysique pour appréhender
autrement son origine en envisageant une parenté avec le singe. De
la zoologie à l’éthologie, de la bête comprise comme simple membre
d’une espèce à « l’animal singulier », c’est toute une science et une
sémantique soucieuse d’accorder une intelligence aux bêtes qui
s’est mise en place et dont le biomimétisme, cette technique inspirée
de vivant, révèle jour après jour tout le potentiel ignoré.
Les conséquences pratiques de ce changement de perspective
sont multiples et se dévoilent à nous avec de plus en plus
d’insistance : personnification morale de l’animal, reconnaissance de
son droit au bien être, succès du végétarisme. Notre rapport aux
bêtes est en pleine mutation et divise les points de vue jusque dans
la sphère politique : pour les partis animalistes, adversaires de
l’élevage industriel et de la zootechnie, l’animal devient une question
prioritaire dans la nécessaire révision de notre façon de vivre. C’est
dire que l’animalité concerne au plus point notre définition de
l’humanité et le rapport que nous entretenons à notre propre histoire,
à nos coutumes comme la tauromachie ou le sacrifice animal et le
totémisme dans les pratiques religieuses.
Q uoi qu’il en soit de notre compréhension de l’animal, sa présence
autour de nous, tantôt jugée nuisible parce qu’elle nous agresse
directement (le scorpion) ou indirectement (le rat qui véhicule la
peste), tantôt vécue comme bénéfique parce qu’elle est utile (le
chien d’aveugle) et esthétique (la couleur du perroquet) nous paraît
indispensable, comme en témoigne l’inquiétude générale que
suscite la réduction croissante de la biodiversité.
Q ue serions-nous sans les animaux ?
Sommaire

Présentation
Cours
I. L’animal dans la pensée grecque : le même et l’autre
A. Des animaux, des hommes et des dieux : Homère
B. Naissance de la zoologie : Aristote et Pline
C. L’homme et l’animal
II. Du scepticisme au rationalisme : l’animal mécanisé
A. Montaigne et l’intelligence des bêtes
B. Descartes et l’animal-machine
C. Malebranche et l’animal humilié
III. Les Lumières : proliférations animales
A. L’étrange origine
B. L’âme des bêtes, encore
C. Diversité et étrangeté des animaux
IV. L’évolutionnisme, des Lumières à Bergson : peut-on faire
l’histoire des animaux ?
A. Anciennes rêveries
B. De l’histoire naturelle au transformisme
C. De l’origine enfin comprise ? La révolution darwinienne et ses critiques
V. Les découvertes de l’éthologie
A. Évolutionnisme et comportement
B. Les théories
C. De l’instinct au « monde animal »
D. Une « culture » animale ?
VI. Le phénomène animal
A. Les questionnements de Husserl
B. Heidegger et l’animal « pauvre en monde »
C. Merleau-Ponty et l’ouverture à l’animalité
VII. Les approches morales de l’animal
A. La valeur pédagogique de l’animal
B. Animal et déontologie
C. Utilitarisme et libération animale
D. Animal et éthique appliquée
VIII. La question j uridique
A. Un droit d’abord hostile
B. Le droit des animaux : un extrémisme ?
C. Le droit animalier : un juste milieu ?
IX . L’animal politisé
A. Le darwinisme social
B. Animal et totalitarisme
C. Extinction et biodiversité
X . L’animal et le sacré
A. Dieux animalisés chez les pharaons
B. Créatures inférieures dans l’Ancien Testament
C. Mystère du sacrifice pour le christianisme
D. Statut de l’animal selon l’hindouisme
X I. Représentations littéraires et artistiques de l’animal : du
bestiaire au « portrait »
A. L’animal, et ses « images »
B. L’animal, « lui-même » ?
Textes commentés
1. Cicéron, De la nature de dieux, II, 48, vers 45 av. J.-C., trad. Ch. Appuhn,
2. Virgile, Géorgiques, IV, v. 149-183, vers 30 av. J.-C., trad. Desportes
modifiée.
3. Plutarque, S’il est loisible de manger chair, e siècle, trad. Amyot
4. Plotin, Ennéades 38 [VI,7], 7, e siècle, trad. M.-N. Bouillet
5. Ibn Tufayl, Le philosophe autodidacte, e siècle, trad. Gauthier
6. François d’Assise, Fioretti, chapitre 16 : « Le sermon aux oiseaux »,
e siècle, trad. Vorreux

7. Dante Alighieri, La Divine Comédie, Enfer, chant I, v. 31-60, vers 1310,


trad. Félicité de Lamennais.
8. Erasme, « Le scarabée à la poursuite de l’aigle », Adages, 1533, trad.
Margolin
9. Locke, Essai sur l’entendement humain, III, 6, 27, 1689, trad.Pierre Coste
10. Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Article Rorarius, 1697
11. Leibniz : La Monadologie, 1714
12. Charles Bonnet, Traité d’Insectologie ou Observations sur les
pucerons, Tome premier, 1745
13. Georges Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe, et
sur les changements qu’elles ont produits dans le règne animal, 1826.
14. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’esthétique, Partie I, chap. 2, 3,
1835 (posth.), trad. Gibelin
15. Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les Contemplations,
1856.
16. Herbert George W ells, L’île du Docteur Moreau, 1896, trad. Davray
17. Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée, 1911
18. Kafka, La métamorphose, 1915, trad. Lortholary
19. Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, IV, Le rêve
et la scène primitive, 1918, notre traduction.
20. Colette, Aventures quotidiennes : bêtes, 1949

Dissertations corrigées
1. Peut-on connaître l’animal ?
2. Regarder les animaux
3. L’homme est-il un animal dénaturé ?
4. La société animale
5. Y a-t-il une beauté animale ?
6. L’animal et Dieu
Glossaire
Bibliographie
Cours
I. L’animal dans la pensée grecque : le même et
l’autre
Considérer l’animal dans une durée aussi longue que celle de la
« pensée grecque » pourrait sembler arbitraire. Mais le découpage
chronologique prend une certaine pertinence, d’une part par rapport
à son bord extrême (le passage au christianisme), d’autre part parce
qu’à travers les siècles et des auteurs si différents, certaines
questions reviennent régulièrement. Il y a bien un « contexte grec »
de la réflexion sur l’animal. Le polythéisme multiplie les figures où se
mêlent dieux, hommes et animaux. Le cosmos est empli de vies.
Dire que l’homme n’est qu’un vivant parmi les autres serait
évidemment faux. Mais on ne peut pas, dans la pensée grecque,
partir d’une définition première de l’homme, donnant un cadre pour
toute une culture, comme la définition biblique : « être à l’image de
Dieu » « être qui est à l’image de Dieu ». Certes, nous verrons aussi
que la Bible est très loin d’avoir un discours univoque sur les
animaux. Mais on ne peut que prendre acte du fait que c’est d’abord
dans la pensée grecque que les Renaissants ou les Modernes
puiseront leur « réhabilitation » de l’animalité. Comme si, malgré les
métaphysiques, ne s’est jamais perdu l’intérêt pour une certaine
diversité de la nature, dont l’homme fait partie comme d’autres êtres,
certains étant du plus haut intérêt. On pourrait objecter qu’il ne
faudrait surtout pas tomber dans une vision nostalgique d’une
pensée grecque unanimement attentive à cette diversité, à la chaîne
qui lie tous les vivants, à l’intelligence animale etc. L’idée d’une
supériorité éminente de l’être humain est bien présente chez Platon,
Aristote ou les stoïciens. On sait comment est-elle définie. Par le
logos le plus souvent. Mais que veut dire ce logos ? La pensée ? La
raison ? Le langage ? La capacité sociale ? Comment Aristote, celui
qui définit l’homme comme « animal politique », peut-il en même
temps s’intéresser aux sociétés animales ? Pas d’angélisme donc :
on voit bien se dessiner, surtout à partir d’Aristote, l’idée d’une
opposition forte entre homme et animal, et c’est aussi en s’appuyant
sur les stoïciens, par exemple, que le christianisme pourra justifier
l’idée d’un écart insurmontable entre les deux.
Mais il est sans doute appauvrissant de ne voir la question
animale dans la pensée grecque qu’à travers le prisme d’une
opposition des « pour » et des « contre » : défenseurs d’une
« raison » ou d’une intelligence animale contre ceux qui la refusent,
au nom d’un comportement qui s’appellera plus tard « instinctif ». Il
faut d’abord insister sur le fait que c’est avec la philosophie grecque
qu’a été construit le premier effort occidental pour fonder une
zoologie. Cette vision scientifique des animaux n’a pas pour
première fonction de le situer par rapport à l’être humain, mais tout
simplement d’en ordonner la connaissance : étudier l’animal, n’est-
ce pas une des plus nobles tâches que peut justement se fixer le
logos ?
Plutôt qu’un strict point de vue chronologique, on examinera d’un
côté la vision poético-mythique de l’animal chez Homère, puis l’effort
de connaissance rationnelle et enfin le débat sur la spécificité de
l’animal par rapport à l’homme.

A. Des animaux, des hommes et des dieux : Homère


1. Le chien est-il moral ?
Pourquoi Homère ? Ce n’est pas son antériorité qui est en jeu,
mais l’importance fondamentale qu’il a eu dans les représentations
grecques du monde. Ce qu’il dit du monde, des hommes, des dieux,
de toutes les créatures, irriguera le monde antique jusqu’à son
terme. Son œuvre peut nous aider à plonger dans une certaine
vision de l’animal.
Avec le plus ancien poète grec (et occidental) on voit bien que
nous sommes dans un monde où les hommes et les animaux
partagent d’abord un trait fondamental : ils sont des brothoi, des
« mortels », opposés aux immortels. Cela ne signifie évidemment
pas indifférenciation : mais la ligne de partage est d’abord celle de la
vie et de la mort, non celle d’un don exceptionnel que les hommes
auraient reçu des dieux. Le monde homérique n’est pas construit sur
une forme de hiérarchie pyramidale stricte Dieu/ homme/ animal.
C’est un cosmos de la diversité. On y trouve toutes sortes de
créatures. Ainsi, même l’opposition fondamentale entre les hommes
et les dieux n’est pas univoque, les êtres divins se diversifiant en
Olympiens et en d’autres êtres immortels, telles les nymphes Circé
et Calypso chez lesquelles Ulysse va séjourner. Certains hommes
(les Phéaciens) sont à la limite du divin par leur noblesse. Et
l’animal ? Dire que ce monde est peuplé d’animaux, ou que les
hommes y vivent en étroite communauté avec les bêtes serait
beaucoup trop vague. Avec ces autres mortels, les hommes
entretiennent des rapports multiples et complexes.
Ainsi, si l’on peut voir dans l’O dyssée une forme de vision morale,
il ne faut pas négliger que l’animal est en grande partie vue depuis la
consommation et le sacrifice. Tous les animaux, autrement dit, ne
sont pas Argos, le chien d’Ulysse. Ce dernier a été changé en vieux
mendiant par Athéna, afin que, méconnaissable, il puisse ourdir sa
vengeance contre les prétendants. Au chant X VII, il arrive à son
palais avec le porcher Eumée, et voici que sur le seuil, « Un chien
affalé là dressa la tête et les oreilles, c’était Argos, le chien d’Ulysse,
qu’il avait nourri sans en pouvoir jouir, étant parti trop tôt pour la
sainte Ilion ». Vingt ans après, le vieux chien gît abandonné sur le
tas de fumier, et reconnaît son maître malgré son apparence : « Or,
sitôt qu’il flaira l’approche de son maître, il agita la queue et replia
ses deux oreilles, mais il ne put s’en approcher ; Ulysse, à cette vue,
se détourna, essuyant une larme… ». Ce chien, dit Eumée à Ulysse,
était un chasseur étonnant, mais son maître est mort. En réalité,
Ulysse est bien là, vivant, et « la mort noire s’était emparée d’Argos
aussitôt qu’il avait revu son maître, après vingt ans » (O dyssée,
chant X VII, v. 290 sq., traduction Philippe Jaccottet). Il faut prendre
garde à ne pas surinterpréter ce passage : on aurait tort d’y voir la
présence incontestable d’une capacité morale des animaux
qu’Aristote, ou Descartes ou encore le « judéo-christianisme » nous
aurait fait perdre (pour citer les trois têtes de turc principales d’une
certaine défense de la cause animale). C’est bien Ulysse, et non
Argos, qui fait preuve d’affect éthique (seuls les hommes pleurent
« vraiment » chez Homère, mais surtout Ulysse est celui qui est
humain parce qu’il choisit de le rester, en refusant de devenir
immortel). Argos fait finalement preuve de qualités que l’on peut
justement qualifier d’« animales » : il fut un grand « pisteur », il a
gardé, malgré son âge, un flair exceptionnel, lui permettant d’aller
au-delà des apparences qui trompent les hommes. Mais il lui
manque, par exemple, la parole qui lui permettrait de désigner
Ulysse aux autres. Enfin, l’animal occupe bien aussi son statut qui
deviendra classique en littérature, d’éléments dans une
comparaison : Argos est comme un double d’Ulysse, ils ont à peu
près le même âge, ils ont été brillants et sont maintenant
abandonnés, méconnus (nous verrons plus précisément dans la
partie sur l’esthétique le statut de l’image homérique). Mais Ulysse,
contrairement à son chien, parviendra à se faire reconnaître par
l’exploit final, et, en massacrant les prétendants, reprendra toute sa
place parmi les hommes, les « mangeurs de pain », Argos étant
destiné à l’oubli, sauvé par le seul poète, presque par hasard….
C’est là finalement la beauté du texte : le poème épique est fait pour
chanter la mémoire des grands hommes, mais sauve aussi celle de
ceux, hommes, femmes, enfants, animaux, monstres divers, qui
auraient disparu à jamais faute d’avoir accompli des exploits. Alors,
certes, Argos ne doute pas d’avoir reconnu Ulysse alors que, par un
contraste frappant, même sa femme Pénélope doutera longtemps.
Mais le chien meurt, et Ulysse reprendra pleinement place parmi les
hommes en retrouvant son palais, son pouvoir, et sa femme avec qui
il partage, à l’ultime vers du poème, « la joie du lit ancien ». Q uelles
que soient les qualités, même admirables, de l’animal, sa proximité
avec les hommes, ses sentiments, il appartient à un autre monde.
C’est par le travail (la domesticité), et surtout le rite religieux que
l’animal est à sa manière intégré au monde humain : comme animal
de sacrifice.
2. Heurs et malheurs du repas
Argos est à part, parce qu’il occupe presque le statut de
personnage, ce qui s’explique par sa fonction dans le récit lui-même
(le jeu de la reconnaissance et de la méconnaissance). Les animaux
homériques relèvent en réalité davantage de deux grandes
modalités : la métaphorisation des passions et actions humaines
(que nous examinerons dans la dernière partie), et l’importance
socioreligieuse du repas. Car ce dernier n’est pas seulement
sacrificiel. Il rythme la sociabilité de ces aristocrates que sont les
héros guerriers. La viande et le vin sont les éléments qui pacifient le
discours. On le voit dans l’Iliade, quand Ulysse, Ajax et Phénix sont
envoyés en ambassade auprès d’Achille pour tenter un
raccommodement avec Agamemnon et le convaincre de retourner
au combat. Achille les reçoit en leur offrant du vin, et tout aussitôt, la
nourriture carnée, préparée non par un humble domestique, mais
par son compagnon Patrocle en personne : « Prestement, il place un
large billot dans la lumière du foyer ; il y pose un dos de brebis, un
autre de chèvre grasse, et l’échine d’un porc bien gavé, débordante
de graisse ». Et c’est à l’hôte lui-même de pratiquer l’acte de
découpe, qui suppose le maniement d’une « arme » : « Automédon
tient la viande ; le divin Achille la coupe ; il la débite en morceaux,
qu’il enfile sur des broches » (Iliade, chant IX , v. 205 sq., traduction
Paul Mazon). Pour que le héros se mue en « cuisinier », il faut
évidemment que l’acte de découpe ait une fonction symbolique qui
outrepasse celle de la simple « politesse ». La viande carnée est un
bien rare et précieux, réservé aux hommes de haut rang ou aux
dieux. Le héros manie les armes, sait tuer et sait présider aux
opérations de préparation, cuisson, découpage de la viande qui
s’apparentent bien sûr à un sacrifice profane. On fait « don » de
l’animal à celui qui le mérite. Cette fonction est si importante que
Platon en fera quelques siècles plus tard l’image de la dialectique, le
dialecticien étant celui qui sait découper l’objet en ses articulations
naturelles comme un bon « écuyer tranchant » (Phèdre, 265 e).
Bien sûr, le partage de l’animal peut se faire aussi avec les dieux.
Mais, au vrai, quel partage ? Ce dernier peut être lié à une fête
religieuse bien définie, comme le sacrifice à Poséidon au début du
chant III de l’O dyssée, quand Télémaque arrive à Pylos chez
Nestor : « Les Pyliens sacrifiaient sur la grève des taureaux noirs au
dieu de sombre chevelure. Il y avait neuf rangs de siège et cinq
cents hommes par rangée, avec neuf taureaux en face d’eux. Ils
mangeaient les abats, brûlaient les cuisseaux pour le dieu ». Il est
important qu’il ne s’agisse pas d’une pure offrande, mais d’un repas
qui scelle une forme de commensalité avec les dieux eux-mêmes.
Mais, là encore, attention à ne pas idéaliser ce qui serait un rapport
de parfaite proximité entre hommes et dieux. Si l’âge d’or est ce
moment où les hommes vivaient en communion avec les dieux, alors
le sacrifice marque une rupture, comme le montre la source majeure
sur l’« invention » grecque du sacrifice carné qu’est le mythe de
Prométhée raconté par Hésiode. Prométhée, le titan fils du titan
Japet, n’est pas que le voleur de feu bien connu, mais aussi celui
qui, par une ruse, a distribué les parts du sacrifice. Tout le paradoxe
étant que cette distribution est plus favorable aux hommes qu’aux
dieux, ce qui explique la colère de Z eus : « Il faut dire qu’au jour où
se réglaient les différends entre dieux et humains à Mécônè, ce jour-
là, donc, après avoir, d’un grand bœuf, fait de bon cœur les parts, il
les disposa devant tous en cherchant à berner l’esprit de Z eus : pour
l’un, la viande et les abats riches de graisse – mais… il les disposa
dans la peau de la bête, enveloppés, cachés dans la panse du
bœuf ; pour les autres, les os blancs du bœuf – mais… (c’est le
savoir-faire rusé) il les disposa de belle façon, enveloppés, cachés
dans la graisse luisante. » (La Théogonie, v. 534-541, traduction
Annie Bonnafé).
Les dieux ont donc l’odeur du sacrifice, mais pas la viande,
consommée par les hommes. Mais, là encore, derrière la tromperie,
il y a surtout l’insistance sur la place fondamentale de l’animal
comme vecteur de lien, et une justification du fait que la viande
revienne à ceux qui peuvent effectivement l’ingérer. Consommer de
la viande rend humain, ce qui peut paraître paradoxal, puisqu’on
pourrait voir plus de brutalité dans le carnivore. D’ailleurs, la
définition la plus courante de l’homme dans l’O dyssée n’est pas le
« mangeur de viande », mais le « sitiophagos », c’est-à-dire le
« mangeur de pain ». Il est intéressant de noter qu’une des
créatures les plus cruelles, qui avoue elle-même dans tout son
orgueil ne pas respecter les lois divines de l’hospitalité (auxquelles
préside Z eus lui-même) est le Cyclope Polyphème, qui ne
consomme ni viande, ni vin, mais le lait de ses brebis… Et c’est ce
même Cyclope, à l’alimentation si « douce », qui n’hésite pas à
dévorer les compagnons d’Ulysse dans son antre. Manger de la
viande, dans le monde homérique, c’est donc bien participer à
l’ordre des êtres pleinement humains, et de ceux qui respectent les
dieux. Contrairement à ce que diront des philosophes plus tard (de
Pythagore à Porphyre en passant par Plutarque), pour Homère il n’y
a une solution de continuité entre la nourriture carnée et la violence
anthropo- ou homophagique.
D’où le fait que, chez Homère, même si on ne peut limiter le repas
à sa fonction religieuse, le crime suprême est de ne pas respecter ce
qui revient à chacun. C’est ce que révèle un des moments clés de
l’O dyssée, le massacre des « bœufs du Soleil », qui vaudra à Ulysse
de perdre ses derniers compagnons. Ulysse les avait pourtant
prévenus : « O amis, nous avons à bord de quoi manger et boire :
abstenons-nous de ces troupeaux, de crainte d’en pâtir ; car vaches
et brebis sont le bien d’un terrible dieu, le Soleil qui remarque tout,
qui entend tout ! ». Mais le vent les contraint à rester dans l’île, les
vivres s’épuisent, et la faute est commise, les vaches tuées et
sacrifiées, et cet acte monstrueux se trahit par des phénomènes
étranges : « Les dieux bientôt leur révélèrent des prodiges : les
dépouilles rampaient, la viande meuglait sur les broches, crue ou
cuite ; on eût dit la voix même des bêtes » (O dyssée, chant X II,
v. 320 sq.). On voit toute la complexité de l’animal homérique :
compagnon, être pré-moral, animal domestique, animal de sacrifice,
voire « sacré »… Bien des figures de la pensée occidentale en
général sont déjà présentes chez cet « éducateur de la Grèce »
comme l’appelle Platon. Mais du mythe à la raison, de l’épos au
logos, on assiste à des infléchissements substantiels liés à la façon
dont le kosmos grec se rationalise. Tout en continuant à saisir
l’animal dans des dynamiques sociales, religieuses ou morales,
l’effort de la philosophie est d’abord celui d’une connaissance dans
un monde ordonné selon de nouveaux cadres.

B. Naissance de la zoologie : Aristote et Pline


On connaît peut-être Aristote d’abord pour sa métaphysique, sa
logique, sa pensée morale et politique où l’homme est défini comme
« être vivant doué de logos » (zoô n logon ékon) et « être vivant fait
pour la cité » (zoô n politikon). Communément, dans ce qu’on peut
appeler l’enseignement « scolaire » (mais qui est lui-même héritier
de la lecture d’Aristote datant du Moyen Âge), on insistera donc sur
ce propre de l’homme (la raison, le langage, la politique). Mais on
peut aussi, dans une perspective différente, prêter attention au fait
que l’ensemble des textes d’Aristote sur les animaux occupe les
deux tiers de ce que nous avons conservé de lui. La zoologie n’est
donc pas une science secondaire. Q u’est-ce que nous apprend cette
entreprise scientifique ? Q ue veut dire, pour la philosophie, faire la
« science des animaux » ? Et peut-on voir cette entreprise de
connaissance autrement que dans le prisme strict de la recherche
d’un propre de l’homme ?
1. Prémisses platoniciennes : l’animal dans la nature
et le « grand animal »
Comme nous l’avons dit, tout est une question d’ordre. Le kosmos
homérique était poético-dynamique, et fondé sur une logique forte
du partage (des « parts » revenant à chacun). La philosophie va
inventer la « nature », qui est un « englobant » pour les penseurs
grecs : il n’existe en effet pas d’instance supérieure à partir de
laquelle se définirait la nature. Le dieu de Platon ou d’Aristote n’est
pas au-delà de la nature, il est ce qu’il y a de plus achevé dans la
nature. S’il existe bien une « transcendance » chez ces deux
penseurs, elle est définie par rapport au monde, c’est-à-dire à
l’univers visible, non à la nature comme totalité. Le kosmos a, dès
Homère aussi, le double sens d’ornement et d’ordre. Mais, selon le
témoignage d’Aétius ( er siècle av. J.-C.) ce n’est qu’avec la
philosophie pythagoricienne, au e siècle, qu’il prendra le sens
d’ordre du monde, de « tout ordonné et harmonieux ». L’animal se
situe au croisement de ces deux natures. D’une part, il occupe une
certaine place dans un ordre : c’est l’aspect hiérarchique. D’autre
part, il fait partie des êtres vivants qui croissent, se déplacent etc. On
est là davantage dans la phusis. Avant de désigner la « nature », ce
terme renvoie à l’idée de « naissance », de « croissance ». De
manière similaire, le latin natura désigne d’abord « l’ensemble des
choses qui ont pris naissance ». La « nature » grecque ou latine ne
signifie donc pas, au moins dans un premier temps, l’objectivité des
choses du monde donné à la connaissance ou à l’usage. La nature
est d’abord vivante, avant d’être un ordre rationnel. Le poids de cette
vision « vitaliste » de la nature est tellement fort dans la pensée
grecque, que le cosmos sera justement pensé comme un « grand
animal », notamment chez Platon.
C’est là un premier sens philosophique de l’animal, le plus
général : l’être doté d’un corps et d’une âme (psuchè), si bien que
tout être vivant, « animal », homme, dieu, monde peuvent être des
« animaux ». Le plus surprenant, sans doute pour nous, est cette
« animalisation » du monde. Le monde est animal, au sens d’animé :
doté d’une âme par le démiurge, il est un vivant parfait « de figure
sphérique se ressemblant à lui-même » (Timée, 33e ss. traduction
Luc Brisson). Son corps n’a pas d’organes des sens, il est « lisse et
uniforme, partout équidistant du centre, un corps complet et parfait
constitué de corps parfaits », et, à vrai dire, ce que décrit Platon
c’est un vivant aux caractéristiques divines : « solitaire, mais capable
en vertu de son excellence de vivre en union avec lui-même, sans
avoir besoin de quoi que ce soit d’autre, se suffisant à lui-même
comme connaissance et comme ami ». Les hommes, donc,
appartiennent à ce monde vivant qu’est le cosmos « psychique »,
c’est-à-dire animé. On voit ici le rôle primordial de l’âme : c’est elle
qui définit le vivant, et donc non pas l’animal en général, mais les
types d’animaux. Or, le terme est éminemment ambigu. D’une part,
parce qu’en français il relève du vocabulaire latin de l’anima, c’est-à-
dire du souffle vital, alors que le zoô n grec renvoie au phénomène
beaucoup plus large du vivant (de zoé, la vie). Et la philosophie
grecque va doter l’animal de la psuchè, terme qui a en grec le même
sens originel de « souffle de vie »… Chez Homère, la psuchè quitte
le corps à la mort, et correspond à l’ombre qui réside aux Enfers.
Platon lui donne un sens rationnel d’âme rationnelle et immortelle,
mais tout en considérant l’existence d’âmes inférieures, le thumos
(passions irascibles) et l’épithumia (désirs inférieurs), que l’on trouve
chez l’homme mais qui sont aussi caractéristiques des espèces
animales. C’est cependant avec Aristote que l’analyse de la psuchè
mènera à une étude rationnelle de l’ensemble de la nature (phusis),
et de la spécificité en son sein de ce que nous appelons les
« animaux ».
2. Faire l’« histoire » des animaux
Au sens le plus large, les animaux font partie des êtres qui
existent « par nature » : « Parmi les étants, certains sont par nature
(phú sei), les autres du fait d’autres causes ; nous dirons que sont
par nature les animaux ainsi que leurs parties, les plantes, les corps
simples comme la terre, le feu, l’air, l’eau – de ces choses, en effet,
et des choses semblables, nous disons qu’elles sont par nature. Or
toutes ces choses se montrent différentes de celles qui ne sont pas
par nature. Chacune de celles-là, en effet, possède en elle-même un
principe de mouvement et de repos, les unes quant au lieu, d’autres
quant à l’augmentation et à la diminution, d’autres quant à
l’altération » (Physique II, 192b 8-16, tr. P. Pellegrin). À l’intérieur de
l’opposition générale du naturel et de l’artificiel, on trouve les êtres
dotés d’une âme : plantes, animaux, hommes. Mais qu’est-ce que
l’âme dans ce contexte naturaliste ? Seul le corps vivant a une forme
qui n’est pas seulement son extension spatiale, mais aussi un
principe d’organisation interne, l’âme étant plus précisément définie
comme l’« entéléchie première d’un corps naturel ayant la vie en
puissance, c’est-à-dire d’un corps organisé » (De anima, II, 1, 412a).
Le terme « entéléchie » correspond à la capacité qu’à l’âme
d’actualiser les potentialités vitales d’un corps donné. Dire que l’âme
est la forme du corps n’a donc de sens que si l’on comprend que
cette forme est ici une puissance d’actualisation : ainsi l’âme des
végétaux est ce qui leur permet de réaliser leurs capacités de
croissance et de nutrition, celle des animaux préside à la locomotion
et à la sensation, l’âme humaine étant le logos. Surtout, dire que les
corps sont animés, de la plante à l’homme, c’est les saisir dans leur
dynamique. L’entéléchie première est la puissance de réalisation,
mais elle est elle-même orientée vers la réalisation effective de
toutes les potentialités du corps vivant, son « entéléchie seconde ».
La vie est mouvement d’actualisation, de réalisation, on pourrait dire
d’accomplissement. L’animal d’Aristote n’est pas une machine, mais
un être en mouvement vers un but : se nourrir, se reproduire etc.
On voit donc que les animaux occupent une place dans une
hiérarchie des corps, puis des corps vivants. Mais pourquoi
s’intéresser à ces êtres là particulièrement ? Dans la hiérarchie
globale de la nature, il existe des êtres bien plus éminents que les
animaux : les astres, dotés d’un corps immortel et d’un mouvement
éternel. Or, non seulement Aristote consacre bien plus de pages aux
animaux qu’au ciel, mais il défend de manière éloquente la valeur de
cette étude. Leur objet est peut-être moins digne que celui des êtres
incorruptibles, « mais les choses périssables, parce que nous avons
sur elles une connaissance meilleure et plus importante, nous
fournissent plus de science » (Parties des animaux, 645a, traduction
Pierre Pellegrin). Mais, objectera-t-on, la vie dans sa diversité offre
des objets bien peu agréables à regarder. L’éthos philosophique,
répond Aristote, consiste justement à dépasser les apparences : « Il
faut éviter le dégoût puéril en considérant les animaux les plus
ignobles. Car dans tous les êtres naturels il y a quelque chose de
merveilleux ». L’élève de Platon ne s’en tient pas à cette défense
générale de l’étude des animaux. Ce qui donne son caractère
philosophique (scientifique dirions-nous aujourd’hui) à cette étude,
c’est la possibilité de connaître l’animal « par ses causes ». Q ue
signifie cette notion de cause appliquée au monde animal ?
Fondamentalement, il existe quatre causes dans la théorie
aristotélicienne de la connaissance : les causes formelle, finale,
matérielle et efficiente. Mais, dans ce texte essentiel qu’est la
première partie des Parties des animaux, il les réduit à la cause
finale-formelle (le « ce en vue de quoi ») et à la nécessité (qui
correspond à la matière par certains aspects, à l’aspect mécanique
de cause efficiente par d’autres). Ce qui définira le point de vue
aristotélicien dans l’histoire des idées occidentales, c’est certes le
primat de la finalité et de la forme, mais sans mépriser les forces
matérielles. Ainsi, dire que la vue est la forme de l’œil, ou son âme,
c’est bien sûr privilégier ce que nous appelons aujourd’hui la fonction
sur l’organe. La matière dont est composé l’œil constitue la base
matérielle sans laquelle il n’accomplirait pas sa fonction, mais c’est
l’âme qui dirige les processus mécaniques de la vision. La nature,
pour Aristote, a bien doté certains êtres de la vue pour qu’ils voient.
Voir est une supériorité sur l’absence de vue, car la sensation,
comme « acte commun du sentant et du senti » est
accomplissement, réalisation d’une potentialité, (et à ce titre,
ajoutons-le, produit toujours un plaisir : il y a une dimension
qualitative de la vie).
C’est la juste évaluation de ces deux principes qui préside à
l’étude des « parties » des animaux dans l’œuvre du même nom, et
dans cette vaste étude qu’est l’Histoire des animaux. Précisons
d’abord le sens que prend le terme « partie » (méros). Pour réduire
l’extrême diversité du monde animal, Aristote va en quelque sorte
découper les corps des animaux en leurs parties principales, et
rechercher des analogies permettant de passer d’un genre à un
autre. Ces parties se divisent elles-mêmes selon leur complexité : au
premier niveau les éléments (terre, eau, air, feu) et leurs qualités
(sec, humide, chaud, froid), puis les composants premiers des corps
vivants (sang, peau etc.) qu’Aristote appelle « homéomères »
(puisqu’ils sont homogènes) et enfin les organes complexes faits de
plusieurs homéomères, comme la main (faite d’os, de chair etc.), et
que l’on appelle donc parties « anoméomères ». Ce qui caractérise
le monde animal, dans sa différence avec les plantes, c’est d’avoir
des parties qui rendent possible au minimum la sensation (tous les
animaux ne possédant pas la locomotion) : « L’organe sensoriel qui
perçoit ces contrariétés, la chair ou son analogue, est le plus
corporel des organes sensoriels » (Ibid., II, 647a).
Faire de la « zoologie » implique donc d’abord l’intelligence des
rôles d’une « partie ». Prenons le poumon. Q uelle est sa finalité ?
Refroidir le corps des animaux sanguin, dont la chaleur est produite
par le cœur : « Il est, en effet, nécessaire que leur chaleur subisse
un refroidissement et les animaux sanguins ont besoin qu’un tel
refroidissement vienne de l’extérieur » (Ibid., III, 668b). Certains
animaux n’ont pas besoin de poumon, car le refroidissement leur est
donné directement de l’air ambiant, comme c’est le cas pour les
insectes. Or, dans le cas des poissons, on rencontre le même besoin
de refroidissement, mais dans un autre milieu, d’où la présence d’un
organe jouant le même rôle que le poumon : « Aucun des poissons
n’a de poumon, mais ils ont à la place des branchies… en effet, ils
se refroidissent dans l’eau, alors que ceux qui respirent le font par
l’air, c’est pourquoi tous les êtres qui respirent ont un poumon »
(Ibid., 669a). Les poissons, contrairement à la baleine, au dauphin et
autres cétacés, ne « respirent » donc pas, mais leurs branchies leur
permettent d’effectuer la même fonction : « Un unique instrument
suffit en effet à une seule chose et un seul mode de refroidissement
suffit en chaque animal. Par conséquent, puisque nous voyons que
la nature ne fait rien d’inutile… si les uns ont des branchies et les
autres des poumons, aucun animal n’a les deux » (De la respiration,
476a, traduction Pierre-Marie Morel).
L’explication finaliste et le principe d’analogie sont les deux modes
de raisonnement qui donnent cohérence à cette première zoologie
« scientifique ». Ils en sont aussi la faiblesse sans doute, puisque
tout repose sur des conceptions qui se présentent comme plus
rigoureuses que celles des devanciers, mais qui nous frappent
aujourd’hui par leur arbitraire (ainsi, pour prendre un exemple parmi
d’autres, le cerveau aussi n’est pour Aristote qu’un organe de
refroidissement, et ne saurait avoir aucun rôle dans la sensation car
il n’est lui-même pas « sensible »…). Et parfois, c’est justement
l’adversaire qui nous paraît avoir vu juste : « L’explication donnée
par Diogène (d’Apollonie) est naïve : il dit que les poissons attirent
dans, l’air, une trop grande quantité d’air, et, dans l’eau, une juste
mesure, et que c’est pour cela qu’ils meurent » (Ibid., 471b). Bien
sûr, ce Diogène ne connaissait pas plus qu’Aristote le véritable
fonctionnement des poumons, mais le créateur de la zoologie est
aussi celui qui a fourni pour des millénaires des explications bien
étranges parfois de la vie des animaux.
3. Pline, un magasin de curiosités ?
C’est bien en tout cas ce souci explicatif qui donne sa dimension
philosophique à ces textes. On le mesure mieux quand on compare
l’œuvre d’Aristote avec une autre vaste description du monde animal
que l’antiquité nous a légué, celle du savant latin Pline l’Ancien, mort
en 79 en voulant observer de trop près l’éruption du Vésuve. Cinq
livres sur les trente-sept que comprennent son Histoire naturelle sont
consacrés aux animalia (y compris l’homme). Le principe de
distinction s’appuie d’une part sur les milieux (animaux terrestres,
marins, oiseaux), d’autre part sur la spécificité d’un « genre » difficile
à classer par ailleurs, les insectes. Avec Pline, nous sommes face
au spectacle de l’admirable diversité de la nature « cette mère divine
de toutes choses » (Livre X X IV,1), mais sans la tentative d’introduire
une logique conceptuelle autre que ce vague stoïcisme. C’est pour
manifester la puissance de la nature que chaque livre commence
par l’animal le plus grand (l’éléphant, la baleine, l’autruche), mais
c’est dans le livre X I que l’on voit encore mieux l’habileté de la
nature, paradoxalement dans sa fabrication de ces animaux petits
par la taille et extraordinairement bien conformés et adaptés que
sont les insectes : « Dans les grands animaux, ou du moins dans les
animaux plus grands, le travail fut facile et la matière obéissante ;
mais dans ces animaux si petits, si voisins du néant, quelle sagesse,
quelle puissance, quelle perfection ineffable ! Où a-t-elle pu mettre
un aussi grand nombre de sens dans le cousin ? et il y a des
animaux encore plus petits ! » (Livre X I, 1, traduction Littré). Entraîné
par son admiration, Pline y critique même son maître Aristote (il
reconnaît en effet souvent sa dette à l’égard du Stagirite), qui, on
s’en souvient, refusait la respiration aux insectes : « Q uoi donc ! la
respiration ne sera pas dévolue aux insectes ; et ces animaux
volent, vivent au milieu de l’élément respirable, ont les instincts de la
nourriture, de la génération, du travail, et même le soin de l’avenir,
jouissent, bien que dépourvus des organes qui sont en quelque
sorte le support des sens, de l’ouïe, de l’odorat, du goût, et ont reçu
en outre de la nature des dons précieux, l’adresse, le courage,
l’habileté ! Ils n’ont pas de sang, je l’avoue, liquide qui ne se trouve
pas même chez tous les animaux terrestres ; mais ils ont quelque
chose d’équivalent » (Ibid., 2).
Les spécialistes discutent pour savoir si Pline a enrichi la
connaissance des animaux. Tout en suivant les pas d’Aristote, il
décrit environ cent cinquante espèces absentes de l’œuvre de son
prédécesseur grec. Comme ce dernier, il voit dans le monde animal
une célébration de la puissance et de la finalité de la nature, mais
avec une « naïveté » qui évoque plutôt le providentialisme stoïcien.
Ce goût descriptif repose en réalité surtout sur des sources
livresques plus ou moins fiables. D’où l’apparition d’êtres étranges à
nos yeux, mais qui ne sont pas du tout présentés comme des
créatures fabuleuses par l’auteur, inaugurant ainsi une tradition dont
le Moyen Âge sera friand : « Il est dans l’île de Scandinavie un
animal qui n’a jamais été vu chez nous, mais dont beaucoup ont
parlé, l’achlis, qui ne diffère pas beaucoup de l’élan, mais qui a les
membres d’une seule pièce ; aussi ne se couche-t-il pas, mais il dort
appuyé contre un arbre, que l’on scie, piège où il se prend ;
autrement sa vitesse extrême le sauverait. Sa lèvre supérieure est
très grande, c’est pour cela qu’en paissant il marche à reculons ; car
s’il allait devant lui, sa lèvre s’enroulerait » (Livre VIII, 16).
Mais cette vision « scientifique » ou « descriptive » se distingue
sans doute plus profondément de ce que nous appelons ainsi
aujourd’hui. Car, à l’arrière fond de tous ces textes, jamais bien loin,
se « cache » la question majeure, celle de la différence
homme/ animal.
C. L’homme et l’animal
Sous le poids des célèbres définitions aristotéliciennes de
l’homme comme animal raisonnable et politique, nous avons
tendance à voir dans la pensée antique une affirmation générale de
la supériorité incontestable de l’homme sur le reste des « animaux
non-humains ». Nous avons vu que l’intérêt pour le monde animal en
lui-même fait tout autant partie de l’approche grecque du savoir. Et,
de toute façon, il est d’abord essentiel de voir qu’il n’y a jamais eu de
point de vue univoque sur cette supériorité de l’homme. En réalité,
un débat n’a cessé de faire rage tout au long de l’antiquité, que l’on
peut résumer d’une formule de Porphyre, auteur du e siècle de
notre ère, qui s’interroge ainsi sur la raison « intérieure »
(endiathétos) des animaux (opposée à la raison s’exprimant par des
sons, prophorikos) : « Elle diffère de la nôtre, suivant Aristote, non
point par sa nature, mais seulement du plus au moins » (Traité de
l’abstinence de la chair des animaux, III, 7, traduction de Burigny). Il
ne s’agit pas de nier la différence, mais est-elle de nature ou de
degré ? Cette question n’a cessé de courir jusqu’à aujourd’hui. C’est
une question ontologique, puisqu’elle relève de l’appréciation de la
place des vivants dans l’ordre des êtres. Mais elle a surtout des
conséquences éthiques fondamentales, puisqu’une des questions
dominantes est celle de savoir si on peut entretenir avec les bêtes
des rapports de « justice ».
1. Q u’est-ce que l’animal « doté de logos » ? Aristote derechef
À vrai dire, on peut être surpris de voir Porphyre se réclamer
d’Aristote, puisque ce dernier a légué à la tradition l’idée que seul
l’homme serait doté de logos. Mais sa position est en réalité plus
subtile, ou plus hésitante si l’on veut, ce qui rend possible de le voir
cité comme autorité pour des thèses opposées… En effet, Aristote
est à certains égards très sensible aux différences de degrés entre
les êtres vivants, au point qu’il estime qu’il y a une progression
continue entre les formes vivantes, et que certains êtres se trouvent
à la limite des ordres. C’est ce que la tradition appellera la scala
naturae, l’échelle de la nature (ou des êtres) : « Pour certains êtres
se trouvant dans la mer on peut se demander s’ils sont animal ou
plante. Car ils sont fixés et, pour beaucoup d’entre eux, ils meurent
si on les détache, par exemple les pinnes vivent fixées et les
couteaux ne peuvent pas vivre quand on les a tirés de leur trou »
(Histoire des animaux, VIII, 1, 588b). Trois « parties » définissent
précisément l’animal dans sa différence avec la plante : celle qui
permet de se nourrir, d’évacuer la nourriture, et le centre de la vie (le
cœur ou l’équivalent). Or, l’homme occupe une place doublement
particulière : il n’a pas de « partie » qui lui soit propre, en revanche la
station debout produit une orientation particulière de ses organes, à
savoir une distribution proportionnée du haut du corps (le « thorax »)
par rapport à la partie inférieure, ce qui fait que, par rapport à
l’homme, comme le dit Aristote dans une curieuse formule, « tous
les autres animaux ont l’aspect de nains » (Partie des animaux, IV,
10, 686b). Même si nous sommes dans une échelle des êtres, c’est-
à-dire une pensée du continu, il y a bien comme un saut entre tous
les animaux et l’être humain (qui est le seul à avoir une âme
immatérielle, l’« intellect agent »). Surtout, cette proportionnalité des
parties du corps est liée à cette caractéristique de la station debout,
qui n’est pas qu’un trait biologique, mais bien « métaphysique »,
comme on le voit clairement même dans les traités sur les animaux :
« Parmi les animaux que nous connaissons, “ le genre humain”
participe du divin, soit seul, soit le plus de tous […] Avant tout, en
effet, seul il a ses parties naturelles disposées selon la nature, c’est-
à-dire que le haut pour lui est dirigé vers le haut de l’univers, car seul
parmi les animaux l’homme a la station droite » (Ibid., II, 10, 656a).
On remarquera qu’Aristote semble penser que d’autres animaux
participeraient un tant soit peu au divin, sans que l’on sache à
quelles espèces il fait allusion. En revanche, la station debout est
inséparablement liée au primat du logos, qui le rend capable de
contemplation. De même, dans un très célèbre passage des Parties
des animaux, Aristote précise que seul l’homme a une main, par le
fait même qu’il se tienne debout, et critique alors ceux qui font une
analyse purement « matérialiste » ou « mécaniste » du rapport entre
la main et l’intelligence. Dans ce passage, on voit bien la finalité
associée à une ontologie anthropocentrée : « Si donc c’est ainsi que
les choses sont au mieux et que la nature réalise le meilleur à partir
de ce qui est possible, ce n’est pas du fait de ses mains que l’être
humain est le plus intelligent, mais du fait qu’il est le plus intelligent
des animaux qu’il a des mains » (Ibid., IV, 10, 687b). On remarquera
qu’Aristote maintient une différence de degré par le comparatif
phronimotatos (« plus intelligent ») : il n’en reste pas moins que
l’homme est absolument le seul à être debout, avoir des mains,
contempler les êtres éternels…
D’un autre côté, il faut donc prendre au sérieux l’idée d’une
« intelligence » animale. Et de nombreux textes viennent l’attester.
Certes, aucun animal n’est capable de faire de la science, de la
philosophie. Mais l’intelligence ne se réduit justement pas au logos,
mais à des capacités dépendant de facultés comme la sensation ou
la mémoire, dont sont dotées de nombreux animaux « qui possèdent
opinion ou intelligence » (De la mémoire, 450a, traduction Pierre-
Marie Morel). Et on n’a finalement pas tort de trouver chez de
nombreux animaux des analogies avec l’homme. Ce n’est pas de
l’anthropocentrisme pour Aristote, mais un effet de la continuité
même de la nature : « Car la sociabilité et la sauvagerie, la douceur
et le caractère difficile, le courage et la lâcheté, les craintes et les
hardiesses, les manifestations de cœur, les fourberies et des
ressemblances “ avec l’être humain” concernant l’intelligence se
rencontrent chez beaucoup d’entre eux, comme les ressemblances
que nous avons notées dans les parties » (Histoire des animaux,
VIII, 1, 588a).
2. Raison et j ustice : stoï cisme et épicurisme
Cette hésitation apparente d’Aristote entre la différence de degré
et de nature sera tranchée beaucoup plus clairement par les écoles
hellénistiques, dans lesquelles on voit bien la solidarité entre la
question des capacités cognitives et de la moralité. Aristote ne nie
pas qu’il existe des animaux sociaux, et même « politiques » telles
les abeilles, mais cela ne le conduit pas à penser que la justice est
une vertu qui peut se partager entre êtres très différents, ou, comme
il le dit plus précisément, qui n’ont rien « en commun », comme avec
un cheval, un bœuf ou un esclave (cf. Éthique à Nicomaque, VIII,
1161b). On peut dire que cette question de la « communauté » va
justement devenir centrale chez les stoïciens : pour eux, il n’y a rien
de commun entre les hommes et les animaux, car il existe
effectivement entre eux une différence capitale, celle de la partie
supérieure de l’âme, l’hégémonikon, ou principe directeur. Cela peut
paraître surprenant, car cette doctrine est un naturalisme intégral qui
voit la nature entièrement parcourue par le feu divin de Z eus. D’autre
part, les stoïciens développent une très originale pensée du vivant,
et particulièrement de l’animalité, centrée autour de la notion
d’okeiosis. Cette dernière peut se traduire par « appropriation », et a
d’abord une valeur polémique contre l’épicurisme, qui voit dans les
animaux des êtres dominés par la recherche du plaisir et la fuite du
déplaisir. Pour les stoïciens, ce qui est premier c’est ce qu’en termes
modernes on appellerait l’instinct de conservation : « L’impulsion
première de l’animal a pour objet de se conserver lui-même, puisque
la nature l’approprie dès le début, comme le soutient Chrysippe en
disant que la première chose appropriée à tout animal, c’est sa
propre constitution et la conscience qu’il en a » (Diogène Laë rce,
Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, VII, 85,
traduction Jacques Brunschwig et Pierre Pellegrin).
Comme tous les animaux, les hommes sont dotés d’impulsion
(hormè) et d’appropriation. Comme tous les animaux, cette
appropriation les lie à leur propre espèce. Mais, justement, chaque
espèce est fondamentalement tournée vers elle-même, ses fins et
ses intérêts, sa survie. L’appropriation varie avec la définition de
chaque animal. Et ce qui définit l’être humain, c’est de participer
directement au logos divin. Ce « principe directeur » de l’âme lui
permet d’agir de façon absolument rationnelle, en dominant ses
passions (en les supprimant, même). Et si les stoïciens ont
développé l’idée du kosmopolitès, du citoyen du monde, c’est parce
que tout homme rationnel est lié à tout autre homme rationnel, par
des liens de justice. On comprend mieux maintenant que ces liens
ne peuvent exister avec ces êtres fondamentalement irrationnels
que sont les animaux. Le stoïcisme est un finalisme intégral, la
nature est providentielle. Mais elle a justement donné aux animaux
exactement ce qui leur est nécessaire, c’est-à-dire ce que nous
appellerions aujourd’hui « instinct », et qui ne nécessite aucune
forme d’« intelligence » : « C’est en même temps que “ l’animal”
s’intéresse à sa conservation, qu’il recherche ce qui est bon pour lui
et qu’il fuit ce qui lui ferait du mal. Les impulsions vers l’utile comme
les répulsions devant son contraire sont naturelles ; tout ce que la
nature a prescrit se fait sans aucune réflexion qui les dicte et sans
délibération » (Sénèque, Lettres à Lucilius, 121, 21, traduction Paul
Veyne). En termes techniques, nous l’avons vu, les animaux ne sont
dotés ni du logos prophorikos ni endiathétos. Entretenir des rapports
de justice avec de telles créatures, aussi merveilleusement adaptées
soient-elles, est tout simplement impossible.
Ce rejet des animaux hors de l’intelligence et de la justice ne
recoupe en rien, on le voit, la différence entre les doctrines
« spiritualistes » et « matérialistes », puisque le stoïcisme est un
matérialisme, et que Épicure refusera clairement la moindre
dimension politique aux animaux, arguant du fait qu’ils ne possèdent
pas le langage. Le raisonnement des épicuriens est le suivant.
Certes, l’âme est matérielle, mais seul l’homme possède la partie la
plus fine de l’âme, qui permet le raisonnement. Dans la perspective
conventionnaliste qui est celle d’Épicure, la justice n’a pas de sens
en soi, mais dépend de contrats, qui supposent par définition de
posséder la capacité de contracter (et donc le langage) : « Pour tous
ceux des animaux qui ne pouvaient pas passer des accords sur le
fait de ne pas causer de tort, mais également de ne pas en subir,
pour ceux-là rien n’était juste ni injuste » (Maximes capitales, X X X II,
traduction Jean-François Balaudé). On pourrait objecter que la fin de
cette maxime précise qu’il n’existe pas d’accord entre tous les
peuples ! Mais s’il n’existe pas de droit international, c’est parce que
les peuples n’y trouvent pas leur intérêt, alors que les animaux sont
incapables par nature de contracter avec les hommes.
3. Réhabiliter l’animal ?
On pourrait aussi considérer que la différence cognitive et la
question morale devraient être soigneusement distinguées. Après
tout, on peut considérer que les animaux n’ont pas le même type de
raisonnements que les hommes, sans les considérer comme des
objets. Mais il faut remarquer que les épicuriens ou les stoïciens ne
disent pas que les animaux peuvent être traités avec cruauté : leur
constat est objectif, il est celui de l’absence de pactes avec des êtres
incapables de contracter. La « défense » de l’animal elle-même peut
se faire dans les deux directions, même si certains arguments ont
tendance à les confondre. Mais là encore, on pourrait dire qu’il est
tentant, s’il l’on dote certains animaux des mêmes capacités
cognitives que les hommes, de les doter des mêmes capacités
morales…
On a vu qu’Aristote se tenait sur une ligne de crête subtile,
maintenant toujours une certaine différence entre l’homme et
l’animal, même quand il les rapproche au plus près. D’autres auteurs
(les sceptiques, Plutarque, Porphyre…) iront fort loin dans l’éloge
des capacités animales. La question qu’il faut se poser alors est la
suivante : au-delà de l’admiration pour telle ou telle de ces
capacités, que recherche le philosophe qui les souligne ? Q ue veut
dire, en d’autres termes, « réhabiliter » l’animal ?
L’intention polémique est souvent un des nerfs de l’argumentation.
Ne s’agit-il pas souvent de rabattre le caquet d’un adversaire, qui, en
donnant trop à l’homme, ne fait finalement preuve que de son propre
orgueil ? Il n’est d’ailleurs pas indifférent de voir que les trois
défenseurs susmentionnés ont un adversaire commun, les stoïciens,
qui auront le douteux privilège d’incarner pour de nombreux siècles
cet orgueil humain (on les retrouve semblablement attaqués par
Montaigne et Pascal, avec des arguments très proches). Mais les
sceptiques poursuivent un but plus global, qui est la critique de tous
les dogmatismes philosophiques. Un des traits du dogmatique (qu’il
soit stoïcien, mais aussi platonicien ou aristotélicien) n’est-il pas sa
confiance excessive dans les pouvoirs de sa raison ? Défaire cette
confiance implique notamment de montrer les faiblesses de
l’homme, et concomitamment les forces de l’animalité… On arguera,
avec raison sans doute, que l’argument n’est pas si convaincant, car
les prouesses animales n’ont peut-être rien à voir avec l’intelligence
propre à l’homme, ou avec son « rapport au monde » comme nous
le montrerons dans la partie sur la phénoménologie.
Il est cependant incontestable que ces exemples ont fait florès
depuis l’antiquité. On est bien dans une logique des exempla : il faut
multiplier les signes de l’intelligence animale. Si l’on suit le texte du
sceptique Sextus Empiricus ( e siècle de notre ère), on voit que l’on
peut classer les arguments selon les types de capacités. Les
animaux sont capables : de raisonnement, de langage, d’action
sensée, de vertu (c’est-à-dire, en somme, de tout ce qui fait le
« propre » de l’homme…). On voit le chien réfléchir avant de
s’engager dans une voie au croisement de trois chemins. Les
animaux produisent des sons, et ce n’est pas parce que nous ne les
comprenons pas que ces sons n’ont pas de sens. Le chien est
capable de cette vertu de justice que même Aristote lui dénie : « La
justice étant le fait de donner à chacun ce qui lui revient, le chien qui
remue la queue et garde ses familiers et ceux qui lui font du bien et
qui éloigne ceux qui ne lui sont pas familiers et ceux qui lui font du
tort ne saurait être étranger à la justice » (Esquisses pyrrhoniennes,
I, 14, 67, traduction Pierre Pellegrin). Il n’est donc pas surprenant de
voir le chien d’Ulysse cité comme exemple incontestable de vertu et
d’intelligence, puisque son comportement prouve notamment qu’il
n’avait « pas perdu son impression cognitive qu’il semblait mieux
posséder que les humains » (Ibid., 68). Finalement, ni le sens, ni la
raison (interne ou exprimée), ni les impressions ne sont inférieurs
chez les animaux.
Mais, encore une fois, la question pour les sceptiques n’est sans
doute pas d’engager un changement radical de rapport de l’homme
aux animaux, mais de se servir de ces créatures dans le cadre d’une
machine de guerre anti-dogmatique. C’est ce qui les distingue de
philosophes comme Plutarque ou Porphyre, qui reprennent souvent
les arguments sceptiques, mais dans une perspective
fondamentalement morale. Le titre même du traité de Porphyre
l’indique bien : le comportement concret que nous avons vis-à-vis
des animaux nous engage moralement, et le signe premier de ce
comportement est l’alimentation et la religion, la viande carnée se
trouvant au cœur du repas commensal et sacrificiel comme nous
l’avons vu chez Homère. Car Porphyre conduit une analyse qui va
bien plus loin qu’une défense de l’ascétisme végétarien issu de la
tradition de Pythagore et d’Empédocle. Certes, ne pas manger de
viande c’est montrer sa capacité à dépasser ses désirs inférieurs (et
à ce titre il ne s’agit pas de prôner un végétarisme universel, comme
c’est le cas aujourd’hui, mais seulement pour les « sages »). En
réalité, notre comportement vis-à-vis des animaux est lui-même le
signe de notre propre valeur morale, comme l’indique pour Porphyre
l’histoire des peuples, qui a commencé par le végétarisme : « Je
crois que tant que les hommes ont respecté l’amitié et ont eu
quelque sentiment pour ce qui avait du rapport avec eux, ils ne
tuaient pas même les animaux parce qu’ils les regardaient comme
étant peu près de même nature qu’eux : mais depuis que la guerre,
les troubles, les combats se sont introduits dans le monde, personne
n’a épargné son semblable » (Traité… , II, 22). Porphyre reprend
donc longuement les arguments sceptiques sur l’intelligence
animale, mais pour sa fin propre, qui est de montrer que nous avons
bien, en tant qu’êtres humains, une communauté (cette koinonia
niée par Aristote) avec les animaux, et surtout avec les animaux
domestiques qui travaillent pour nous. Il y a plus que de l’injustice,
une véritable impiété à les tuer, impiété qui peut conduire l’homme à
rompre les interdits fondamentaux de l’omophagie : « Il n’était donc
pas permis dans l’Antiquité de tuer les animaux qui travaillent pour
nous. On devrait encore s’en abstenir et se persuader qu’il n’est pas
convenable d’en faire usage pour notre nourriture. Nous trouverions
même notre sûreté dans cette abstinence car il n’y a que trop sujet
de craindre que ceux qui mangent des animaux ne se portent à la
fureur de manger leurs semblables. Ceux qui auraient assez de
sentiment pour craindre de manger des animaux, ne seraient point
capables de faire tort aux hommes. Cherchons donc à expier les
fautes que nous avons commises par la nourriture, et ayons devant
les yeux ces vers d’Empédocle : Pourquoi ne suis-je pas mort, avant
que d’avoir approché de mes lèvres une nourriture défendue ? Le
repentir est le remède que nous pouvons opposer à nos fautes.
Sacrifions aux dieux des hosties pures, afin de parvenir à la sainteté
et d’obtenir la protection du ciel » (Ibid. 31).

En guise de conclusion, la métempsychose


Ce souci religieux ne doit pas être pris seulement comme le
symptôme des inquiétudes de la fin de l’antiquité et de la religiosité
des milieux néo-platoniciens (Porphyre est le disciple de Plotin, le
fondateur au e siècle de l’école néo-platonicienne). En arrière fond,
on trouve en effet l’idée très ancienne que les espèces ne sont pas
des états absolus de la nature, puisque le corps dissimule le
parcours de l’âme. Cette « métempsychose », ou
« métensomatose » issue des milieux pythagoriciens est reprise
souvent par Platon. Certes, ce dernier considère clairement que seul
l’homme est « divin », c’est-à-dire capable de pensée rationnelle.
Mais quel homme ? C’est là toute la question. Car il n’existe pas
d’homme en soi, mais des types d’hommes variés suivant la
domination de telle ou telle passion. Et une des façons mythiques
d’exprimer ces différences suppose que les âmes quittent le corps
au moment de la mort pour se réincarner en différentes créatures.
Ainsi, toujours chez Platon, du tyran comparé à un loup sanguinaire.
Ou de la critique de la démocratie, qui peut se faire à travers une
image animalière, celle du débordement des animaux domestiques :
« À quel point les animaux domestiqués par l’homme sont ici plus
libres qu’ailleurs est chose qu’on ne saurait croire quand on ne l’a
point vue. En vérité, selon le proverbe, les chiennes y sont bien
telles que leurs maîtresses ; les chevaux et les ânes, accoutumés à
marcher d’une allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu’ils
rencontrent en chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et
il en est ainsi du reste : tout déborde de liberté (République, VIII,
563c, traduction Robert Baccou). Et, comme le dira par exemple
Socrate dans le Phédon, les âmes qui ont vécu en se laissant
séduire par les désirs du corps ont toute chance, entraînée par leur
poids, de retomber ensuite dans des corps plein de lourdeurs, « Et
alors elles sont, comme il est naturel, emprisonnées dans des
natures qui correspondent à la conduite qu’elles ont eue pendant la
vie. […] Par exemple ceux qui se sont abandonnés à la gloutonnerie,
à la violence, à l’ivrognerie sans retenue entrent naturellement dans
des corps d’ânes et de bêtes analogues. Ne le crois-tu pas ? Et ceux
qui ont choisi l’injustice, la tyrannie, la rapine entrent dans des corps
de loups, de faucons, de milans… » (Phédon, 81e).
Cette circulation a valeur morale et religieuse, on le voit. Se
purifier, c’est apprendre dans cette vie à philosopher, à se séparer
de son corps, et, par conséquent, à se réincarner dans l’être le plus
élevé qui soit : non pas le poète ou l’homme politique, comme le
dirait la culture traditionnelle, mais le « philosophe », celui qui a
détruit en lui toute nature « animale ». L’animal, on le voit, n’est pas
seulement situé dans des échelles d’êtres : il peut permettre
d’imager tout ce qui en l’homme dénie son humanité, geste que
nous retrouverons, là encore, au long de l’histoire de la pensée
occidentale sur l’animal. La menace de l’ensauvagement n’est
jamais bien loin.
II. Du scepticisme au rationalisme : l’animal
mécanisé
Le projet humaniste de la Renaissance ne pouvait ignorer la
question de l’animal. En recentrant le savoir sur l’homme, la
tentation de le rapprocher des bêtes et de l’éloigner de son origine
divine ouvrait la voie à un discours sceptique dans lequel Montaigne
excella. Mais les progrès des sciences et l’invention des automates
qui semblait mimer l’animal eurent tôt fait de rabattre les espoirs de
ceux qui voulaient réduire la frontière entre l’homme et l’animal. Le
rationalisme cartésien du e radicalisa la connaissance
zoologique : on finit par croire que l’animal n’était qu’une machine …

A. Montaigne et l’intelligence des bêtes


Si Montaigne (1533-1592) est amené à parler des animaux, c’est
pour deux raisons essentielles. D’abord remettre l’homme à sa
place. Ensuite réévaluer l’animal. Cherchant ce qui caractérise
« l’humaine condition », Montaigne dénonce constamment dans ses
Essais notre manque d’humilité et par-là notre manque de sagesse
car c’est par la vanité de son imagination que l’homme « s’attribue
les conditions divines, qu’il se trie soi-même et sépare de la presse
des autres créatures » (II, 12). C’est pourquoi il convient de
rapprocher l’homme de l’animal : « il y a plus de distance de tel à tel
homme, qu’il n’y a de tel homme à telle bête », écrit-il dans « De
l’inégalité qui est entre nous » (I, 42). Pour le prouver, Montaigne
s’en prend tout particulièrement au langage : ce critère distinctif de
notre humanité pourrait bien n’être qu’un préjugé. Dans la fameuse
« Apologie de Raymond Sebond » (II, 12), le plus long des essais,
celui où Montaigne exprime tout le scepticisme dont il est capable à
l’égard des croyances de ses contemporains, le langage devient
même, paradoxalement, ce qui permet de relier l’homme et la bête.
C’est que le langage verbal n’est pas pour Montaigne
spécifiquement différent du langage par gestes. Le corps dès qu’il se
met à bouger en présence d’autrui est porteur de messages : « Q uoi
des sourcils ? Q uoi des épaules ? Il n’est mouvement qui ne parle ».
Or les animaux aussi par leurs mouvements « discourent et
traitent ». Ainsi des mouches à miel. Et Montaigne de citer Virgile
qui, dans ses Géorgiques, louait l’art de communiquer des abeilles.
N’auraient-elles pas reçu « une parcelle de l’âme divine et des
émanations de l’éther » (IV, 19) ?
Mais il faut aller plus loin : si les animaux communiquent entre
eux, c’est parce qu’ils pensent. Montaigne croit en trouver la preuve
d’abord par la variété de ce que l’animal peut exprimer, tout comme
c’est le cas pour nous : « car qu’est-ce qu’autre chose que parler,
cette faculté que nous leur voyons de se plaindre, de se réjouir, de
s’entr’appeler au secours, se convier à l’amour, comme ils font par
l’usage de leur voix ? ». Il reprend l’exemple des fourmis du stoïcien
Cléanthe (une colonie apporte un cadavre d’insecte à une autre qui
en échange lui offre une larve). Ainsi les animaux communiquent
diversement entre eux. Montaigne se sert aussi d’un argument de
Chrysippe le stoïcien sur le chien : « En certain aboiement du chien,
le cheval connaît qu’il y a de la colère ; de certaine autre sienne voix,
il ne s’effraye point ». Ils font pareils avec nous et nous avec eux :
« En combien de sortes parlons-nous à nos chiens ? et ils nous
répondent ».
Autre preuve de cette capacité à penser : l’éducabilité des bêtes.
L’animal peut comprendre la parole discursive : « Aux spectacles de
Rome, il se voyait ordinairement des éléphants dressés à se
mouvoir et danser au son de la voix ». L’animal mémorise, médite ce
qu’il entend, le restitue à sa manière. Plutarque rapporte qu’une pie,
imitant parfaitement la voix des hommes, devint muette quand elle
entendit des trompettes, non par assourdissement ou mélancolie
mais « par étude profonde et une retraite en soi-même, son esprit
s’exerçant et préparant sa voix à représenter le son de ces
trompettes ». Il y a de l’esprit dans les animaux et peut-être plus à
apprendre d’eux qu’eux de nous. Montaigne n’hésite pas à écrire
que « l’Astrologie, ils l’enseignent à l’homme » quand ils hibernent.
« Q uant à la Géométrie et l’Arithmétique, ils font toujours leur bande
de figure cubique, carrée en tout sens » : le vol des étourneaux ou le
déplacement d’un banc de poisson révélerait un réel savoir
mathématique. Peut-être même les animaux ont-ils de la religion.
Les éléphants qui barrissent le matin, en levant leur trompe « après
plusieurs ablutions et purifications », exprimeraient leur capacité à
prier ! Faut-il prendre au sérieux Montaigne dans cet éloge de la
pensée animale et du langage qui l’exprime ? Certes l’auteur des
Essais pratique volontiers l’ironie et il ne nie pas qu’il y a « des
ordres et des degrés » mais c’est à une « même nature » que nous
appartenons, si bien qu’il serait bon pour rabattre notre orgueil
d’admettre que la faculté de parler est partagée ou du moins que le
langage ne se réduisant pas à la parole est commun aux créatures.
Mais en affirmant cela, Montaigne ne va-t-il pas à l’encontre de la
philosophie et de la religion ?
Son immense culture lui permet d’échapper à cette accusation.
Car si Aristote définit spécifiquement l’homme comme zoon logikon
(animal parlant), le même Aristote avait bien vu que les animaux
aussi ont leur langage et que « le chant divers des perdrix » dépend
de « la situation des lieux », tout comme nos langues dépendent
« de la différence des contrées ». Si nous nous croyons supérieurs
par le langage, c’est parce que nous ne voyons pas, comme l’avait
déjà soutenu Porphyre dans son Traité de l’abstinence, que nous
n’avons pas de langue commune avec les bêtes : « C’est à deviner à
qui la faute de nous entendre point : car nous ne les entendons non
qu’elles nous ». Q uant à la bible, si elle enseigne dans la Genèse
que l’homme, fait à l’image de Dieu, diffère spécifiquement des
animaux, elle nous apprend aussi dans l’Ecclésiaste qu’on ne peut
affirmer avec certitude que les animaux n’ont pas d’âme : « Q ui sait
si le souffle des hommes monte vers le haut et si le souffle des bêtes
descend en bas vers la terre ? ».
Réévaluer l’animal, c’est aussi montrer qu’il est digne
d’attachement, parfois même d’amitié. Montaigne n’hésite pas à
reprendre à Pline le propos d’un ancien Père qui « dit que nous
sommes mieux en la compagnie d’un chien connu qu’en celle d’un
homme duquel le langage nous est inconnu » (I, 9). Certes cet
attendrissement a quelque chose d’infantile. Montaigne le concède
volontiers dans l’essai « De la cruauté » (II, 11) : « cette sympathie
que j’ai avec les bêtes » provient de « ma nature puérile ». Mais il
soupçonne en l’homme « quelqu’instinct à l’inhumanité » qu’il
réprouve. C’est pourquoi la chasse, il la pratique davantage par
coutume que par goût. Sensible à la supplication de l’animal capturé,
il avoue : « Je ne prends bête en vie à qui je ne redonne les
champs ». Il y a chez Montaigne la conviction d’une réciprocité de
cœur entre l’homme et l’animal : « Nous pleurons souvent la perte
des bêtes que nous aimons, aussi font-elles de la nôtre » (II, 12). Il y
aurait donc bien un « cousinage entre nous et les bêtes » qui fait
qu’elles méritent plus de respect qu’on ne leur en donne …

B. Descartes et l’animal-machine
On a souvent fait de Descartes (1596-1650) le dénégateur de
toute intelligence animale. Sa théorie est en réalité très subtile et a
pour projet de mieux comprendre la spécificité de l’homme. C’est en
effet bien plus en humaniste de la Renaissance soucieux
d’anthropologie qu’en zoologue que Descartes s’intéresse à l’animal.
Sa pensée ne propose pas une théorie générale de l’animal mais
aborde des points singuliers qui permettent de mieux comprendre,
par différenciation, ce qui distingue l’homme des autres vivants.
Retenons trois entrées possibles dans son étude de l’animalité : la
machine, « les esprits animaux » et le langage.
Dans l’œuvre de Descartes, le passage le plus célèbre consacré à
l’animal se situe dans la cinquième partie de son Discours de la
méthode (1637) dont le titre est « Ordre des questions de
physique ». La zoologie cartésienne s’insère donc dans une analyse
générale des lois de la nature. Or ces lois obéissent à un modèle,
celui de la machine, le monde lui-même étant pour Descartes une
machine. Pourquoi un tel modèle ? Parce qu’il permet à la fois de
rendre compte des mouvements les plus vastes (celui qu’étudie la
cosmologie sur laquelle Descartes s’est penchée dans son Traité du
Monde) et des mouvements les plus subtils de la Nature : ceux
internes aux vivants. En effet pour comprendre les lois de la biologie,
Descartes procède d’une part par simplification : réduire la diversité
de la matière à l’étendue et, analogiquement, le vivant au
mécanique, c’est s’en tenir à l’évidence. Ainsi, comparer le vivant à
une machine, c’est n’y voir que le certain tout en soulignant les
limites de la connaissances humaines car le corps y est appréhendé
« comme une machine qui, ayant été faite des mains de Dieu, est
incomparablement mieux ordonnée et à en soi des mouvements
plus admirables qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par
l’homme » (Discours de la méthode, Cinquième partie). De l’animal,
on ne pourra dire que ce qui permet de l’intégrer dans le mécanisme
universel de la Nature. C’est aussi, d’autre part, procéder par
modélisation : l’intérêt du modèle mécanique est qu’il étale et rend
visible l’architecture du corps. Mais il ne s’agit que d’un modèle.
Descartes ne dit jamais que l’animal est une machine mais il
demande si en concevant l’animal comme une machine, on accède
plus facilement à une juste description de son fonctionnement. Cette
démarche lui paraît légitime parce que : « il n’y a rien de plus
conforme à la raison que de juger des choses, qui, à cause de leur
petitesse, ne peuvent être aperçues par les sens, à l’exemple et sur
le modèle de ce que nous voyons » (Lettre à Plempius, 3 octobre
1637). Avec la machine, l’intelligible devient lisible. La machine,
modèle explicatif sans portée ontologique, sera donc un médiateur
clair entre l’homme et le monde extérieur, entre l’homme et l’animal,
entre l’homme et son propre corps.
Q u’en est-il maintenant des « esprits animaux » et que désigne
cette expression ? Repartons de la machine. Parce que la machine
suffit à expliquer le mouvement de l’animal, Descartes en déduit
que, contrairement à ce qu’affirme Aristote, l’animal n’a pas besoin
d’une âme pour se mouvoir. La cause première du mouvement n’est
plus l’âme mais la chaleur. La chaleur est une espèce de feu dont
Descartes rappelle qu’il peut se produire sans lumière comme on
l’observe parfois quand le foin s’échauffe après qu’on l’ait enfermé
avant qu’il ne soit sec : « Sachez que la chair du cœur contient dans
ses pores l’un de ses feux sans lumière » (Traité de l’homme). Le
mouvement du cœur serait l’effet de ce feu qui dilate le sang dont
les cavités du cœur sont remplies. Le sang circule sous l’effet de
cette dilatation/ condensation due à la chaleur. Or c’est cette chaleur
qui génère, outre le mouvement du sang, les « esprits animaux » :
« les parties de ce sang les plus agitées et les plus vives, étant
portées au cerveau par les artères qui viennent du cœur […]
composent comme un air ou un vent très subtil qu’on nomme esprits
animaux » (La Description du corps humain). Autrement dit pour
Descartes c’est le sang qui anime. La chaleur et les esprits animaux
expliquent donc tous les mouvements du corps (apparents et
internes) et par conséquent toute l’activité de l’animal. La vie étudiée
par la biologie est un processus purement mécanique, plus
précisément thermomécanique. Dire que tout est mécanique, c’est
par exemple expliquer la digestion non pas par la chimie de la
fermentation mais par l’agitation des particules et par la filtration :
« les viandes se digèrent dans l’estomac de cette machine, par la
force de certaines liqueurs, qui, se glissant entre leurs parties, les
séparent, les agitent et les échauffent » (Traité de l’homme). ; c’est
aussi expliquer la génération par un tourbillon de sang qui s’organise
peu à peu et finit par produire des tissus. Q uant à la nature des
différentes parties du corps, elle s’explique par la vitesse du
mouvement de ses parties internes : « les parties de tous les corps
qui ont vie sont en continuel changement en sorte qu’il n’y a autre
différence entre celles qu’on nomme fluides, comme le sang, les
humeurs, les esprits, et celles qu’on nomme solides, comme les os,
la chair, les nerfs et les peaux sinon que chaque particule de celles-
ci se meut beaucoup plus lentement que celles des autres »
(Description du corps humain). Mais si Descartes mécanise les
différentes parties du corps, il ne spécule pas sur son origine comme
totalité. Autrement dit, il ne nie pas qu’il y ait une finalité dans le
vivant mais il estime que nous ne pouvons pas la connaître car cette
finalité est celle voulue par Celui qui crée le vivant : Dieu. Or nous
n’avons pas accès aux desseins de Dieu. Nous éprouvons donc
cette finalité mais nous ne saurions la concevoir.
Q uoi qu’il en soit, notre ignorance relative à l’égard de l’essence
de l’animal n’empêche pas Descartes de tirer toutes les
conséquences du mécanisme qui les anime, à savoir l’impossibilité
de leur accorder la raison et la liberté dont l’usage du langage serait
la manifestation. Premier philosophe à avoir voulu argumenter
contre la possibilité d’un langage animal, le père du rationalisme
admet certes avec Montaigne que les animaux ont des « finesses »
(Lettre à Morus, 5 février 1649), qu’ils peuvent être éduqués et qu’ils
peuvent même proférer des paroles (parce qu’ils « signifient leurs
impulsions naturelles, telles que la colère, la crainte, la faim ou
autres états semblables, par la voix ou par d’autres mouvements du
corps ») mais il affirme que pour pouvoir faire tout cela, il n’est pas
nécessaire de supposer que les animaux pensent. Car si l’on
observe les choses de près, on verra que ce qu’expriment les
animaux relève toujours des passions et seulement d’elles et que
« le plus grand de tous les préjugés de notre enfance, c’est de croire
que les bêtes pensent ». C’est que le langage est l’expression de la
substance pensante (par laquelle Descartes définit l’âme). Or
l’animal n’est fait que de substance étendue (qui caractérise le
corps). Tout en lui, on l’a vu, peut s’expliquer par des mouvements
mécaniques. Aussi l’absence de langage « ne témoigne pas
seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais
qu’elles n’en ont point du tout » (Discours de la méthode, Cinquième
partie). C’est pourquoi, il ne faut pas se méprendre sur le pouvoir de
communiquer de certains animaux. Dans sa Lettre au marquis de
New castle du 23 novembre 1646, Descartes retourne l’exemple de
la pie proposé par Montaigne en prenant le cas d’une pie à qui « on
apprend à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu’elle la voit arriver ». On
ne saurait douter que « la prolation de cette parole devienne le
mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un
mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours
accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ». Ceci
prouve que la pie ne parle pas : elle réagit mécaniquement à une
situation déterminée, de sorte qu’une fois conditionnée, il serait bien
difficile de faire taire la pie lorsque sa maîtresse se présente à elle.
Aussi, pour Descartes, comme il l’explique encore à la fin de la
cinquième partie du Discours de la méthode : il ne faut pas
confondre « les paroles avec les mouvements naturels, qui
témoignent les passions et peuvent être imités par des machines
aussi bien que par des animaux ; ni penser, comme quelques
anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur
langage ». De ce point de vue, ce qui singularise la parole, c’est
l’impossibilité d’en expliquer les arrangements divers et presque
illimités par la seule existence des organes physiques de la machine
corporelle. Donc il y a des animaux, comme les pies ou les
perroquets qui « peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et
toutefois ne peuvent parler ainsi que nous » et il y a des hommes
qui, privés des organes de la parole comme les muets et les sourds,
néanmoins parlent en inventant « quelques signes, par lesquels ils
se font entendre ». Bref, pour Descartes, « la parole […] ne convient
qu’à l’homme ». Autrement dit, les animaux communiquent mais ne
parlent pas. Ce que Montaigne confondait habilement, Descartes,
conformément à sa méthode, le sépare : la parole et la
communication ne sont pas synonymes. « Q ue les chiens
approuvent de la queue, explique-t-il dans la Lettre à More du 15
avril 1649, ce sont là seulement des mouvements qui accompagnent
les affections, et je pense qu’il faut soigneusement les distinguer du
langage qui seul révèle la pensée latente dans le corps ». Mais il
faut aller plus loin : ce que découvre Descartes dans cette critique
du langage animal, c’est la caractéristique essentielle du langage
humain, à savoir qu’il exprime à la fois notre raison et notre liberté.
Comme le remarque Chomsky dans La linguistique cartésienne
(1968), Descartes est le premier à voir « l’aspect créateur » du
langage, sa capacité à se « dégager de tout stimulus ». Peut-être
même convient-il de saisir la parole davantage comme le signe de
notre liberté que de notre raison car même lorsque l’homme
déraisonne, il garde le privilège refusé aux bêtes d’associer
librement les mots : « C’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a
point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même
les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses
paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre
leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’autre animal, tant
parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le
semblable » (Discours de la méthode, V). Encore faut-il remarquer
que cette spécificité accordée au langage humain sert
avantageusement la conception métaphysique que Descartes se fait
de l’homme car, pour lui, la raison et la liberté n’ont pas une cause
naturelle. La parole serait donc le signe grâce auquel l’homme se
découvre comme une créature à part, ainsi que l’enseigne la
religion.
La théorie dite de « l’animal-machine » sert donc la métaphysique
dualiste de Descartes et illustre sa méthode analytique fondée sur
une séparation stricte de ce qui semble uni. Mais rappelons ici que
Descartes, même s’il disséquait lui-même des bœufs pour mieux
comprendre la mécanique du vivant, n’était pas insensible aux
animaux et à leur vitalité. Comme il l’écrit dans la réponse aux
Sixièmes O bjections : « Je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant
constituer que dans la chaleur du cœur. Je ne leur refuse pas même
le sentiment autant qu’il dépend des organes du cœur ». En outre
Descartes semble avouer indirectement que sa théorie s’est
construite dans le but d’échapper à un certain sentiment de
culpabilité : « Mon opinion n’est pas tant cruelle envers les animaux
qu’indulgente envers les humains […] puisqu’elle les absout du
soupçon de crime lorsqu’ils mangent ou tuent des animaux » (Lettre
à More du 5 février 1649).

C. Malebranche et l’animal humilié


Ce sont donc bien plutôt les disciples de Descartes qui ont fait de
la théorie de « l’animal-machine » un argument pour renforcer au
nom du rationalisme les abus à l’égard des animaux. Parmi les
cartésiens, Nicolas Malebranche (1638-1715), prêtre oratorien, a
joué un rôle décisif dans cette évolution. Son projet est d’utiliser la
zoologie de Descartes pour justifier la théologie augustinienne et
l’exonérer du reproche qu’on lui faisait de soutenir à la fois la bonté
de la Création et la souffrance des animaux.
De fait Augustin justifiait la douleur des animaux par l’ordre
hiérarchique de la nature : ce n’est pas en raison d’un péché originel
(qu’elles n’ont pu commettre puisqu’elles ne sont pas libres) mais
parce qu’elles appartiennent au monde de la corruption, que les
bêtes, créatures inférieures, connaissent légitimement la souffrance.
Mais cette souffrance ne remet pas en cause la bonté de la Création
parce qu’elle n’est que relative et pour ainsi dire apparente.
Cependant comment s’assurer que cette douleur est illusoire ? Très
habilement, Malebranche, se sert du mécanisme cartésien pour
dénier toute réalité à la souffrance animale. Se faisant, il force la
pensée de Descartes qui, rappelons-le, avait refusé la pensée aux
bêtes mais non la sensibilité. Il y a là un passage à limite dans la
mesure où Malebranche assimile ontologiquement l’animal à une
machine et non plus seulement méthodologiquement comme le
faisait Descartes. Ainsi, comme il l’explique dans ses Entretiens sur
la métaphysique, la religion et la mort (1688), si l’on pique un chien à
la patte, ce n’est pas à cause de la douleur qu’il la retire mais
« machinalement », grâce aux ressorts que Dieu a mis en lui pour
assurer sa conservation. Et s’il crie, cela ne prouve pas qu’il souffre
mais seulement « qu’il a des poumons et que l’air en sort avec
violence par le mouvement du diaphragme » ! Malebranche n’hésite
pas alors à affirmer que « dans les animaux, il n’y a ni intelligence, ni
âme comme on l’entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils
crient sans douleur, ils croissent sans le savoir, ils ne désirent rien,
ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien » (De la Recherche de la
Vérité, Livre VI, 2e partie, chapitre 7, 1675). D’où vient alors
l’intelligence qu’ils semblent manifester ? De la Providence, c’est-à-
dire de Dieu lui-même : « Les mouvements des bêtes […] marquent
une intelligence : mais cette intelligence n’est point de la matière :
elle est distinguée des bêtes, comme celle qui arrange les roues
d’une montre, est distinguée de la montre » (id.). Voilà l’erreur de
Montaigne qui s’extasie sur les bêtes au point de donner « jusqu’aux
araignées délibération, pensement et conclusion » (II, 3, 5) au lieu
de voir que providentialisme et mécanisme s’accordent divinement.
Et ceci est aussi vrai du comportement que les bêtes manifestent
entre elles : « les chiens se font mutuellement mille caresses, dès
qu’ils voient qu’on se prépare à la chasse … tout cela n’est que jeu
de machine » (Traité de morale, II, 8, 10, 1684).
Mais Malebranche va plus loin encore : il cherche à rendre compte
de l’origine de la croyance en la sensibilité animale et n’hésite pas à
l’attribuer au délire de l’imagination dont le propre est de toujours
verser dans l’excès. Malebranche fait grand cas de la théorie
cartésienne des esprits animaux pour expliquer cet excès. Leur
passage dans les fibres du cerveau laisse des traces. Ce sont ces
traces ou vestiges qui expliquent le fonctionnement de l’imagination :
plus ces traces sont fortes, plus l’imagination sera forte. Ainsi la
théorie de Montaigne sur l’intelligence des bêtes témoigne surtout de
la vivacité de sa propre imagination. Pire : c’est cette même
imagination qui, à l’extrême, peut faire qu’un homme « se croit
devenir loup toutes les nuits […]. Il sort donc à minuit de sa maison,
il court les rues, il se jette sur quelque enfant s’il en rencontre, il le
mord et le maltraite ; et le peuple stupide et superstitieux, s’imagine
qu’en effet ce fanatique devient loup ; parce que ce malheureux le
croit lui-même » (II, 3, 6). Trop donner aux bêtes, c’est se laisser
dominer par l’imagination et prendre le risque, pour les plus fragiles,
de se croire soi-même transformé en animal. Reste que
Malebranche croyait lui réellement que l’animal n’est qu’une
machine. Pour preuve on raconte qu’après avoir donné un coup de
pied à une chienne, il aurait répondu aux protestations de Fontenelle
qui l’accompagnait : « Eh ! quoi, ne savez-vous pas bien que cela ne
sent point ? ».
III. Les Lumières : proliférations animales
À certains égards, le e siècle semble ne faire qu’hériter des

débats que nous venons de voir, et prolongera ad nauseam la


question du mécanisme et du vitalisme ou de l’âme des bêtes.
À d’autres égards, il poursuit une forme d’élan, celui donné par les
premiers travaux de la fin du e siècle en zoologie et en

« biologie » qui rompent décisivement avec l’héritage antique. Pour


comprendre cela, il faut se débarrasser de la une vision dominante
des Lumières, siècle qui serait tout entier centré sur les débats
politico-religieux. De même que l’on réduit souvent l’aspect
scientifique à la physique newtonienne. C’est méconnaître qu’une
des grandes passions du siècle est justement l’étude du monde
vivant. Le terme « biologie » n’apparaît qu’au tout début du siècle
suivant, mais les études « naturelles », l’« histoire naturelle »
n’intéressent pas que les spécialistes bien connus, tels Buffon :
Rousseau, Condillac, Diderot, Voltaire par exemple, s’intéressent de
près au monde vivant. On pourrait arguer que cette question est
inséparable de la philosophie depuis les Grecs. Mais le siècle des
Lumières a évidemment ses spécificités. Nous évoquions la
poursuite des débats du siècle précédent, et le prolongement des
recherches qui passionnent les philosophes (ainsi des
spermatozoïdes ou ces êtres étonnants que sont les « polypes »).
Q uelle place trouve plus précisément l’animal dans les débats du
temps ? On peut distinguer quelques figures majeures. D’une part, il
ne faut pas voir de rupture entre réflexion sur la vie et
questionnement politique. Car ce dernier prend une forme nettement
anthropologique, et le débat sur l’état de nature relance la question
de la différence homme/ animal. On peut la traiter soit à travers
l’origine elle-même (Rousseau), soit se centrer davantage sur la
question du langage (Condillac), vieux problème repris à nouveau
frais, qui constitue à l’époque un débat à part entière.
Troisièmement, la recherche scientifique prend une tournure
expérimentale décidée, qui conduit à s’interroger sur les limites des
types de vivants, et plus généralement, à la question des diversités
des formes animales dans des perspectives pré-évolutionnistes
(ainsi, par exemple, de Diderot critique de Buffon).

A. L’étrange origine
Les grandes découvertes ont rendu familière l’image de peuples
« sauvages », vivant plus près de la nature. Les mythes anciens
fournissent des modèles de vie naturelle, où l’homme vit en
communion avec les dieux et les animaux. La philosophie grecque
s’est déjà intéressée à la question de l’origine des animaux. Mais il
ne faut justement pas confondre deux « origines » : celle de la
culture « à partir » de l’animalité, et celle des espèces animales en
général (l’homme y compris). Les aspects naturalistes et
anthropologiques peuvent certes se rencontrer (comment les
animaux sont apparus, et comment l’homme est devenu ce qu’il est),
mais il est important de commencer à les distinguer. Le choc
philosophique produit par le Discours sur l’origine et les fondements
de l’inégalité parmi les hommes (1755) fut d’abord celui de l’étrange
représentation de l’état de nature dans la première partie du texte. Il
faut cependant rappeler que, depuis un bon siècle, les esprits se
passionnent pour la question du « sauvage », selon deux grands
axes : l’homo ferus (l’enfant sauvage) et l’homo sylvestris (les
singes, comme les Orangs-outans, dont on se demandait s’ils
n’étaient pas des hommes primitifs). Une des originalités de
Rousseau est de rester très prudent par rapport à ces questions de
fait, et de construire surtout une fiction théorique de l’origine animale
de l’homme.
Certes, sur ce point il n’invente pas tout. Il peut puiser notamment
au seul texte de l’antiquité qui développe longuement une réflexion
des premiers temps de l’histoire humaine, le livre V du De natura
rerum de Lucrèce, le disciple latin d’Épicure. Selon le philosophe
poète, la nature a produit les êtres vivants par étape, d’abord
directement de la terre, puis par engendrements. Lucrèce construit
le contraire du mythe de l’âge d’or : l’évolution de l’espèce humaine
est celle d’un progrès à partir d’un état « primitif » : « Ils ne savaient
encore quel instrument est le feu, ni se servir de la peau des bêtes
sauvages, ni se vêtir de leurs dépouilles. Les bois, les cavernes des
montagnes, les forêts étaient leur demeure ; c’est dans les
broussailles qu’ils cherchaient pour leur corps malpropre un abri
contre le fouet des vents et des pluies. Le bien commun ne pouvait
les préoccuper, ni coutumes ni lois ne réglaient leurs rapports. La
proie offerte par le hasard, chacun s’en emparait ; être fort, vivre à
sa guise et pour soi, c’était la seule science. Et Vénus dans les bois
accouplait les amants. Ce qui donnait la femme à l’homme, c’était
soit un mutuel désir, soit la violence du mâle ou bien sa passion
effrénée, ou encore l’appât d’une récompense, glands, arbouses ou
poires choisies » (De la nature, Livre V, v. 951-963, traduction André
Lefèvre). L’homme paraît bien sauvage, primitif dirait-on, en ces
premiers temps. Mais c’est paradoxalement en cela que se creuse
une différence avec l’animal. Car ce dernier est certes aussi issu
d’une forme de changements : la nature commença par tâtonner, et
créa des monstres. Mais elle arriva enfin aux espèces stables. Or,
seul l’homme est d’emblée un être apte au progrès. C’est parce qu’il
a été primitif qu’il peut devenir autre, l’animal étant tout ce qu’il est
(idée très clairement reprise et développée par Rousseau).
Toute l’originalité de Rousseau est de « croiser » les mythes de
l’âge d’or (Hésiode, Ovide, le paradis terrestre de la Genèse) avec
cette vision d’un caractère primitif apte au progrès. Mais l’homme
« naturel » du Discours n’a rien de commun avec notre définition
commune de l’homme, et même de l’homme « primitif ». Cet homme
rousseauiste de l’origine ressemble plutôt à un « animal ». Comme
chez Lucrèce, il n’a pas de langage, vit seul dans les bois, et connaît
des désirs extrêmement simples : « Ses désirs ne passent pas ses
besoins physiques ; les seuls biens qu’il connaisse dans l’univers,
sont la nourriture, une femelle, et le repos ; les seuls maux qu’il
craigne sont la douleur et la faim… ». Mais, contrairement à Lucrèce
cette fois, cet état n’est pas de dureté, de violence, mais de
tranquillité et de pureté. L’homme était un animal heureux, et, en un
sens, rien d’autre, et aurait pu rester dans cet état fort longtemps. Il
ne s’agit pas de nier certaines spécificités humaines, mais celles-ci
tiennent au simple physique. Prenons la question classique de la
station debout. Les arguments que l’on peut soutenir pour son
caractère naturel à l’espèce ne doivent rien à Aristote et au
caractère divin de l’intelligence humaine, mais à de pures
considérations physiques : « Les principales sont : que la manière
dont la tête de l’homme est attachée à son corps, au lieu de diriger
sa vue horizontalement, comme l’ont tous les autres animaux, et
comme il l’a lui-même en marchant debout, lui eût tenu, marchant à
quatre pieds, les yeux directement fichés vers la terre, situation très
peu favorable à la conservation de l’individu […] ; que s’il eût posé le
pied à plat ainsi que la main, il aurait eu dans la jambe postérieure
une articulation de moins que les autres animaux, savoir celle qui
joint le canon au tibia, et qu’en ne posant que la pointe du pied,
comme il aurait sans doute été contraint de faire, le tarse, sans
parler de la pluralité des os qui le composent, paraît trop gros pour
tenir lieu de canon et ses articulations avec le métatarse et le tibia
trop rapprochées pour donner à la jambe humaine dans cette
situation la même flexibilité qu’ont celles des quadrupède »
(Discours… , note 3).
De même, cet homme primitif ne chassait pas, et c’est sur
l’examen de la conformation même du corps que l’on peut étayer
que la nature humaine n’était pas faite primitivement pour manger de
la chair : « Parmi les quadrupèdes, les deux distinctions les plus
universelles des espèces voraces se tirent, l’une de la figure des
dents, et l’autre de la conformation des intestins. Les animaux qui ne
vivent que de végétaux ont tous les dents plates, comme le cheval,
le bœuf, le mouton, le lièvre, mais les voraces les ont pointues,
comme le chat, le chien, le loup, le renard. […] Il semble donc que
l’homme, ayant les dents et les intestins comme les ont les animaux
frugivores, devrait naturellement être rangé dans cette classe »
(Ibid., note 5).
L’animalité serait donc le propre de l’homme. Mais les
considérations physiques et historiques prennent tout leur sens
quand on se penche sur les dispositions morales de notre animalité
première. Rousseau sait très bien qu’il rejoint une bonté mythique, et
il cite lui-même ces sources : « Dicéarque, dit saint Jérôme, rapporte
dans ses Livres des antiquités grecques que sous le règne de
Saturne, où la terre était encore fertile par elle-même, nul homme ne
mangeait de chair, mais que tous vivaient des fruits et des légumes
qui croissaient naturellement » (Ibid.). Mais ce clin d’œil à la tradition
du végétarisme primitif recouvre une question beaucoup plus
fondamentale, qui est celle des « passions primitives ». Cet homme-
animal éprouve en effet des « sentiments naturels », l’amour de soi
et la pitié. Or, précisément parce qu’ils sont naturels, ils ne sont pas
spécifiques à l’espèce humaine ! L’amour de soi, si l’on en suit la
définition qu’en donne Rousseau, est très proche de l’instinct de
conservation, de la classique oikéosis stoïcienne. On objectera que
la « pitié » est d’une tout autre sorte. Contre une tradition chrétienne
d’une pitié-charité comme vertu proprement humaine, Rousseau fait
fond sur la défense sceptique de l’animalité. Non, la pitié n’est pas le
propre de l’homme, elle est « si naturelle que les bêtes mêmes en
donnent quelquefois des signes sensibles. Sans parler de la
tendresse des mères pour leurs petits, et des périls qu’elles bravent
pour les en garantir, on observe tous les jours la répugnance qu’ont
les chevaux à fouler aux pieds un corps vivant ; un animal ne passe
point sans inquiétude auprès d’un animal mort de son espèce ; il y
en a même qui leur donnent une sorte de sépulture ; et les tristes
mugissements du bétail entrant dans une boucherie annoncent
l’impression qu’il reçoit de l’horrible spectacle qui le frappe ».
(Discours… , première partie).
Rarement, sans doute, un philosophe n’aura « animalisé »
l’homme à ce point. Et pourtant, ce n’est pas pour dénier à l’homme
un « propre », puisqu’il est en effet le seul animal « perfectible »,
c’est-à-dire capable par sa liberté de sortir de la fixité du
comportement instinctif. Soulignons cependant que ce « propre » est
ambigu, puisqu’il conduit l’homme à des progrès qui sont en même
temps des régressions. Et Rousseau décrit longuement ce moment
primitif pour que nous sachions qu’il est encore là en nous, par
exemple sous la forme des sentiments primitifs. S’il ne s’agit pas de
retourner vivre dans les bois, si le retour en arrière n’a aucun sens
pour une espèce qui s’est tellement éloigné de son origine, le rappel
de l’origine a une fonction morale essentielle, qui est de nous
rappeler la présence de ces sentiments naturels par-delà les
déformations de l’amour-propre, qui est la passion sociale par
excellence. On pourrait ajouter, même si Rousseau ne le dit pas, en
repensant aux débats de l’antiquité, que cet amour-propre, qui est
une forme moderne d’orgueil, est aussi ce qui nous empêche de
« voir » notre origine « animale ».

B. L’â me des bêtes, encore


Rousseau s’approche au plus près de l’animal, mais on pourrait
dire que c’est pour mieux comprendre l’homme. S’intéresse-t-il à
l’animalité en elle-même ? Il est frappant que, peut-être par
prudence, il ne prend pas parti dans le débat sur l’âme des bêtes qui
fait rage depuis le siècle précédent, et qui est loin de s’être éteint. Au
milieu du e siècle, on peut distinguer trois positions majeures sur

ce terrain : les disciples de Descartes (devenus plus dogmatiques


que leur maître), les partisans d’un rapprochement radical de
l’homme et de l’animal, dans la tradition sceptique, et une troisième
et nouvelle voie, qui s’efforce de sortir des positions strictement
polémiques, et s’attache à l’observation effective des capacités des
animaux.
Le principal représentant de ce courant est l’abbé de
Condillac (1714-1780), dans son Traité des animaux paru en 1755.
Ce dernier s’inscrit dans la lignée d’un ouvrage moins connu
aujourd’hui, qui eut un grand retentissement lors de sa parution en
1728, L’Essai philosophique sur l’â me des bêtes, de David-Renaud
Boullier (1699-1759). En critiquant les cartésiens, l’auteur paraît se
rapprocher de la défense sceptique des capacités animales. Mais
son propos est en réalité tout autre. Il s’agit de suivre l’expérience, et
de raisonner sur les facultés mentales en suivant l’analyse empirique
des idées inaugurée par Locke dans son Essai sur l’entendement
humain (1689). Les conséquences en sont importantes, car on peut
ainsi se défaire non seulement des animaux-machines mais de la
tradition aristotélicienne, encore vivace, avec sa stricte
hiérarchisation des âmes en végétative, motrice, sensitive, pratique,
intellective… Ainsi, l’aristotélicien ne voit pas que la sensation n’est
pas une faculté « figée », mais qu’elle est le point de départ de
facultés beaucoup plus hautes, comme l’a montré Locke :
« Remarquons en passant, qu’à ne considérer que l’âme humaine
[…], ces diverses facultés nous paraissent tellement enchâssées
l’une dans l’autre, il y a une si étroite dépendance entre ses divers
attributs à nous connus que dans le moins noble qui est la
sensation, tous les autres sont en quelque forte enveloppés. Il
semble que le développement de la sensation les produise tous […].
L’âme commence par sentir, c’est toute son occupation chez les
enfants ; ensuite elle discerne, elle réfléchit, elle raisonne dans les
hommes faits. Donnez aux bêtes une âme sensitive, non seulement
vous ne pouvez vous empêcher de leur donner la pensée et le
sentiment de leur propre être, vous leur donnez aussi la perception,
quoi que confuse, de différents objets ; car toute sensation emporte
avec elle une idée confuse de quelque objet analogue à cette
espèce précise de sensation » (D.-R. Boullier, Essai philosophique
sur l’â me des bêtes, seconde partie, ch. 3).
On est conduit donc à accorder aux bêtes non seulement de
l’intelligence, mais une forme de liberté. Condillac s’inscrira dans
cette argumentation, mais en suivant de manière plus stricte la voie
de l’empirisme lockéen. Et comme Boullier avait comme adversaire
Pierre Bayle, Condillac prendra comme véritable tête de turc Buffon
lui-même, qui, selon lui, est incapable de définir précisément la
différence entre les hommes et les animaux, précisément parce qu’il
est incapable de comprendre la nature de la sensation. Dans le
Traité des animaux, Condillac reproche à Buffon une conception
matérialiste de la sensation, comme le montre le passage suivant
tiré de L’histoire naturelle du grand naturaliste : « si par sentir nous
entendons seulement faire une action de mouvement, à l’occasion
d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante
appelée sensitive est capable de cette espèce de sentiment, comme
les animaux. Si, au contraire, on veut que sentir signifie apercevoir
et comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les
animaux aient cette espèce de sentiment ».
Or, pour Condillac, il est incontestable que les animaux sont
capables de véritables sensations. Est-ce les rapprocher indûment
des hommes ? Non, il ne cessera de s’en défendre (il est d’ailleurs
spiritualiste sur le fond). Mais, pour comprendre la différence, encore
faut-il suivre un raisonnement empiriste, et ne pas se laisser prendre
par les préjugés. Condillac va donc appliquer à l’animal, pour la
première fois sans doute dans l’histoire de la philosophie, un modèle
génétique du progrès des connaissances à partir de sensations
primitives. Le grand intérêt de ce raisonnement est de rompre avec
l’opposition stérile entre ceux qui ne donnent rien aux bêtes (les
cartésiens) et ceux qui leur donnent tout (les sceptiques). Ce qui
manque, selon Condillac, paradoxalement, c’est alors l’examen des
facultés réelles des animaux ! Un des points remarquables de son
analyse porte sur la notion d’instinct, qui explique tout en
n’expliquant rien. On peut noter que cette critique anticipe des
débats qui font rage depuis le e siècle… Plutôt, donc, que de se
contenter de cet argument paresseux, il s’agit de comprendre
comment émergent ces comportements des animaux que nous
appellerions aujourd’hui « adaptés ». Condillac reprend certes des
idées anciennes (le plaisir et la peine comme guides de l’action chez
les épicuriens par exemple), mais les réinscrit dans une théorie de la
construction de l’habitude : « Alors son âme apprend à rapporter à
son corps les impressions qu’elle reçoit. Elle sent en lui ses plaisirs,
ses peines, ses besoins ; et cette manière de sentir suffit pour établir
entre l’un et l’autre le commerce le plus intime. En effet, dès que
l’âme ne se sent que dans son corps, c’est pour lui comme pour elle
qu’elle se fait une habitude de certaines opérations ; et c’est pour
elle comme pour lui que le corps se fait une habitude de certains
mouvements » (Traité des animaux, seconde partie, chapitre 1). Et
ainsi, de proche en proche, d’expériences en expériences,
émergeront ces comportements réglés que nous appelons du nom
simplificateur d’instinct : « Enfin les besoins se renouvellent, et les
opérations se répètent si souvent, qu’il ne reste plus de tâtonnement
dans le corps, ni d’incertitude dans l’âme : les habitudes de se
mouvoir et de juger sont contractées » (Ibid.).
Un des points les plus novateurs de cette pensée est sans doute
de montrer comment l’animal accède peu à peu à une forme de
conscience de soi (« l’âme ne se sent que dans son corps ») qui fait
fi du privilège humain de la conscience de soi des cartésiens. Mais il
ne faut pas s’y tromper. Condillac est sensualiste, mais pas
matérialiste ou sceptique. Pour lui, la différence entre l’homme et
l’animal reste fondamentale, et ce pour deux raisons principales.
D’une part, parce que l’animal est limité à des besoins spécifiques
par son corps et son environnement, besoins qui expliquent la fixité
des espèces, et l’incapacité de développer des nouvelles facultés
(« Mais les bêtes ont infiniment moins d’invention que nous, soit
parce qu’elles sont plus bornées dans leurs besoins, soit parce
qu’elles n’ont pas les mêmes moyens pour multiplier leurs idées et
pour en faire des combinaisons de toute espèce », chapitre 2),
contrairement à l’homme qui ne cesse de sortir de lui-même par
l’imitation de ses semblables (idée d’ailleurs paradoxale, puisqu’on
dit en général que ce sont les animaux qui sont imitateurs). D’autre
part, parce que s’il y a bien une intelligence et un langage animaux,
ils sont limités à l’« action » : l’animal, contrairement à ce que disent
les sceptiques, n’a pas de langage articulé à proprement parler pour
Condillac, ce qui est, là encore, une anticipation frappante de ce que
la linguistique structurale développera au e siècle : « Il n’est pas
étonnant que l’homme, qui est aussi supérieur par l’organisation que
par la nature de l’esprit qui l’anime, ait seul le don de la parole ;
mais, parce que les bêtes n’ont pas cet avantage, faut-il croire que
ce sont des automates, ou des êtres sensibles, privés de toute
espèce d’intelligence ? Non sans doute. Nous devons seulement
conclure que, puisqu’elles n’ont qu’un langage fort imparfait, elles
sont à peu près bornées aux connaissances que chaque individu
peut acquérir par lui-même » (chapitre 4).
On voit toute la subtilité de la position de Condillac. L’empirisme
doit nous conduire à une observation sans préjugés, et il faut
admettre notre incapacité à trancher sur la différence de « nature »
ou de « degrés » entre les animaux et nous. En même temps,
Condillac termine son traité par des chapitres où il montre que seul
l’homme s’élève à la connaissance de Dieu et aux principes de la
moralité : ce n’est certainement pas par prudence, mais pour
affirmer que l’on peut tout en même temps faire des bêtes des êtres
sensibles comme nous, et ne pas les confondre avec nous.

C. Diversité et étrangeté des animaux


Mais on pourrait poser sans doute à Condillac la même question
qu’à Rousseau : s’intéresse-t-il à l’animal, ou à l’homme à travers
son « être animal » ? D’une certaine manière, ces deux auteurs ne
restent-ils pas très « classiques » dans leur considération d’une
liberté comme propriété humaine ? On est donc toujours reconduit à
l’opposition entre l’instinct et la liberté, malgré les dénégations, et
paradoxalement à un stoïcisme que l’on pensait fuir. À ce titre,
Rousseau et Condillac s’opposent nettement au courant
« matérialiste » qui ne se contente pas d’animaliser l’homme « à
l’origine », mais qui ne cesse de défaire les limites homme-animal
dans une réflexion sur le corps et la nature en général.
1. L’homme, cet animal
Une des premières figures de ce matérialisme est Julien Offray de
la Mettrie (1709-1751) dont l’œuvre précède le mouvement des
« Lumières » proprement dites, qui se constitue à partir de la moitié
du siècle, notamment autour du projet encyclopédique. Homme du
premier e siècle, La Mettrie est lui-même médecin. C’est riche de

ses connaissances médicales, c’est-à-dire « physiologiques » (au


sens que prend le terme à l’époque, de « description des
mouvements qui agitent la machine animée » selon Haller) qu’il
rédige notamment un petit ouvrage polémique, dont le titre est déjà
un programme : L’homme-machine (1748). Il s’agit bien sûr de
s’opposer frontalement à la thèse cartésienne de la spécificité de
l’homme, seul doté d’une âme pensante, substance immatérielle.
Tout est matière donc, et la pensée humaine, ce qu’on appelle
l’« âme », l’est tout autant que le reste du corps : « L’homme n’est
qu’un animal, ou un assemblage de ressorts, qui tous se montent les
uns par les autres, sans qu’on puisse dire à quel point du cercle
humain la Nature a commencé. Si ces ressorts diffèrent entre eux,
ce n’est donc que par leur siège et par quelques degrés de force, et
jamais par leur nature : et par conséquent l’âme n’est qu’un principe
de mouvement, ou une partie matérielle sensible du cerveau, qu’on
peut, sans craindre l’erreur, regarder comme un ressort principal de
toute la machine, qui a une influence visible sur tous les autres, et
même paraît avoir été fait le premier ; en sorte que tous les autres
n’en seraient qu’une émanation ».
Ce faisant, La Mettrie s’inscrit paradoxalement dans une grande
fidélité à Descartes, ou en tout cas à une lecture matérialiste de sa
pensée. En effet, si l’on supprime du cartésianisme ce qui peut
sembler le plus discutable (non pas la conscience, mais l’âme
pensante comme substance séparée), il ne reste que la nature faite
de matière et de mouvement. Et l’homme n’a plus alors de raison
d’être totalement autre que les autres machines vivantes. Attention
toutefois : même sur le plan de la pensée du corps, il y a bien un
écart entre ce matérialisme et le mécanisme cartésien. Ne nous
laissons par exemple pas égarer par le terme de « ressort ». Le
principe de la vie n’est par exemple pas dans la chaleur du cœur,
mais dans l’« irritabilité des fibres » : sur le modèle de la contractilité
des muscles, se dégage en effet dans la médecine du e siècle

l’idée qu’une sensibilité profonde du tissu vivant, composé croit-on


de « fibres » extrêmement ténues. Le matérialisme de La Mettrie se
fonde donc sur le principe de l’organisation de la matière en fibres
irritables. Enfin, ce qui l’éloigne encore davantage du mécanisme
classique, il ne cesse d’insister sur la continuité de tous les êtres
naturels. De la plante à l’animal et à l’homme, on observe des
organisations analogues, qui permettent d’« entrevoir l’uniformité de
la nature », et de revenir ainsi, par la voie du matérialisme, à
l’antique scala naturae, profondément renouvelée comme nous
allons le voir.
2. Est-ce un animal ? un végétal ?
Néanmoins, si La Mettrie reste avant tout « médecin », ses
interrogations rejoignent directement celles de naturalistes de
l’époque, qui font des recherches renouvelées sur le monde vivant,
amenant à complexifier cette ancienne vision de l’échelle des êtres.
Déjà, pourtant, Aristote posait la question de l’existence d’êtres
limites entre le végétal et l’animal, mais sur des critères assez
simples de motilité. Le e siècle explore peut-être d’autant plus

passionnément la nature vivante que la nature inerte semble


définitivement expliquée, du moins dans ses lois fondamentales, par
l’œuvre de Newton. Mais la vie recèle des mystères qui ne cessent
d’étonner, et qui contribuent à nourrir les débats sur la finalité ou le
matérialisme pur. On peut prendre l’exemple d’Abraham Tremblay
dont le travail scientifique est tout à fait représentatif de son temps et
de ses débats. Il consacre plusieurs années à l’examen de ces êtres
étranges que sont les « polypes ». Ce qui fascine notamment
Tremblay c’est que les premières observations rendent très difficiles
de définir le caractère animal ou végétal de ces êtres. S’ils
présentent une certaine motilité animale, ils manifestent des
caractéristiques extraordinaires pour des animaux : leur capacité à
se régénérer quelles que soient les « tortures » qu’il leur fait subir :
« Les expériences dont il s’agit surtout ici, et qui ont été les plus
répétées par d’autres, consistent à couper les petits animaux qui en
sont l’objet, transversalement, et suivant leur longueur, en deux ou
en plusieurs parties. Le résultat de ces expériences est, que toutes
les parties de ces animaux, deviennent chacune des animaux
parfaits, au moyen d’une reproduction très sensible de ce qui
manquait pour faire un polype complet » (Abraham Tremblay,
Mémoires pour servir à l’histoire d’un genre de polypes d’eau douce,
à bras en forme de cornes, Leyde, 1744). Il ne se contente pas de
les découper, il procède à une expérience qui consiste à les
retourner comme un gant : ce qui n’empêche pas l’exercice de leurs
fonctions ! Le « polype d’eau douce » fascinera tous les naturalistes
du e siècle, car il montre l’impossibilité de s’en tenir à une vision

trop simple d’une nature constituée par des « règnes » étroitement


délimités. Diderot, surtout, y verra une des preuves de la capacité
créatrice de la nature, qui déborde tout finalisme : la nature est elle-
même une puissance d’expérimentation…
3. Diderot et la nature, l’autre « grand animal »
Diderot s’attaque ainsi directement à la question des limites de
l’animalité. Dans l’article Animal de l’Encyclopédie, il ne cesse de
dénoncer le caractère beaucoup trop général du terme, qui ne fait
que regrouper vaguement des qualités que nous observons chez
différentes espèces. D’autre part, on voit bien à le lire que la
philosophie n’a pas progressé depuis Aristote, qui opposait déjà le
végétal à l’animal par la motilité et la sensibilité, puisque l’on
retrouve le même critère de distinction chez Buffon. N’est-ce pas
justement là que le bât blesse : « Mais est-il bien constant qu’il n’y a
point d’animaux, sans ce que nous appelons le sentiment ; ou plutôt,
si nous en croyons les Cartésiens, y a-t-il d’autres animaux que nous
qui aient du sentiment. Les bêtes, disent-ils, en donnent les signes,
mais l’homme seul a la chose. D’ailleurs, l’homme lui-même ne perd-
t-il pas quelquefois le sentiment, sans cesser de vivre ou d’être un
animal ? Alors le pouls bat, la circulation du sang s’exécute, toutes
les fonctions animales se font ; mais l’homme ne sent ni lui-même, ni
les autres êtres : qu’est-ce alors que l’homme ? Si dans cet état, il
est toujours un animal ; qui nous a dit qu’il n’y en a pas de cette
espèce sur le passage du végétal le plus parfait, à l’animal le plus
stupide ? Q ui nous a dit que ce passage n’était pas rempli d’êtres
plus ou moins léthargiques, plus ou moins profondément assoupis ;
en sorte que la seule différence qu’il y aurait entre cette classe et la
classe des autres animaux, tels que nous, est qu’ils dorment et que
nous veillons ; que nous sommes des animaux qui sentent, et qu’ils
sont des animaux qui ne sentent pas. Q u’est-ce donc que
l’animal ? » (Encyclopédie Diderot-d’Alembert, article « Animal »).
Et Diderot de citer un passage saisissant de Buffon, où l’animalité
est réduite à ses formes les plus simples, et finalement à sa plus
simple expression d’être vivant, la reproduction : « Car il y a, de
l’aveu de tout le monde, des animaux qui paraissent n’avoir aucune
intelligence, aucune volonté, aucun mouvement progressif ; il y en a
qui n’ont ni chair ni sang, et qui ne paraissent être qu’une glaise
congelée. Il y en a qui ne peuvent chercher leur nourriture, et qui ne
la reçoivent que de l’élément qu’ils habitent : enfin il y en a qui n’ont
point de sens, pas même celui du toucher, au moins à un degré qui
nous soit sensible : il y en a qui n’ont point de sexes, d’autres qui les
ont tous deux ; et il ne reste de général à l’animal que ce qui lui est
commun avec le végétal, c’est-à-dire, la faculté de se reproduire ».
On ne peut, en lisant ce texte, que penser à la façon dont la science
moderne a découvert effectivement dans le principe de reproduction
la base du vivant…
Pour Diderot, il faut donc à la fois élargir et « subvertir » l’idée
même de continuité. En débordant Aristote ou Buffon, Diderot
reprend à Maupertuis (1698-1759), l’idée des « molécules ». Ce
terme renvoie à une interprétation matérialiste des monades
leibniziennes. Ces dernières sont des substances immatérielles,
dotées au niveau le plus élémentaire de la nature d’une forme de
pensée « inconsciente » ou « momentanée ». L’idée de molécules
permet également de construire comme seule explication de l’origine
et du fonctionnement des corps organisés l’existence d’une forme de
« pensée » dans les moindres particules matérielles : « …on [peut]
sans danger admettre dans la matière des propriétés d’un autre
ordre que celles qu’on appelle physiques ; … on [peut] lui accorder
quelque degré d’intelligence, de désir, d’aversion, de mémoire »
(Maupertuis, Système de la nature, 1754). Diderot reprend et
développe cette idée dans le Rêve de d’Alembert (1769). Mais,
débordant les limites traditionnelles de la continuité, pour Diderot
même la pierre présente une forme de vie inconsciente (Leibniz
l’avait lui aussi soutenu). Et, en suivant l’image de l’essaim
d’abeilles, Diderot conçoit la nature vivante comme la fusion – le
passage du contigu au continu – de ces molécules sensibles :
« Voulez-vous transformer la grappe d’abeilles en un seul et unique
animal ? Amollissez les pattes par lesquelles elles se tiennent, de
contiguë s qu’elles étaient, rendez-les continues. Entre ce nouvel état
de la grappe et le précédent, il y a certainement une différence
marquée ; et qu’elle peut être cette différence, sinon qu’à présent
c’est un tout, un animal un, et qu’auparavant ce n’était qu’un
assemblage d’animaux ? ». Surtout, Diderot dépasse l’hypothèse de
l’organisation de l’animal vers une conception générale de la nature
qui en fait elle-même un immense animal (« Il n’y a qu’un seul grand
individu, c’est le tout ») en constante transformation. Le principe
même de la vie est la « métamorphose ». Diderot cherche à défaire
tout ce qui pouvait rester de finalisme dans la pensée de Maupertuis
pour concevoir la vie comme le résultat d’expériences permanentes
et absolument contingentes. Finalement, Diderot ne rompt pas
seulement avec l’échelle des êtres traditionnels, mais avec toute
idée de fixisme. Les deux notions, comme on le voit chez Aristote,
étaient en effet tout à fait compatibles. De même qu’on peut, comme
le naturaliste Linné, auteur de la grande classification du vivant des
Lumières, le Systema Naturae, être fixiste et anti-continuiste…
D’une certaine manière, tout est animal, et ce que l’on observe
aujourd’hui n’est que le résultat momentané de l’expérimentation. On
peut parler d’évolutionnisme, si l’on veut : mais avec une dimension
d’imaginaire dont se défera la science évolutionniste à venir.
IV. L’évolutionnisme, des Lumières à Bergson :
peut-on faire l’histoire des animaux ?
Dans notre vision commune de l’histoire des sciences, il y a un
avant et un après Darwin. Selon Freud, il est l’auteur de la deuxième
blessure narcissique de l’humanité après celle de Copernic (le
décentrement de la terre) et avant la sienne propre (le décentrement
du moi) : avec Darwin, l’homme se trouve décentré comme espèce.
Pour faire court : il n’est plus le sommet de la création, il est un
animal issu d’une branche parmi d’autres de l’évolution. Mais, pour
bien comprendre la pensée de Darwin, il faut rappeler qu’il ne s’est
intéressé que tard à la place de l’homme dans l’évolution : c’est bien
la question scientifique de l’évolution des espèces qui est l’objet de
son œuvre, c’est bien l’animal et non l’homme par rapport à l’animal.
D’autre part, Darwin n’invente pas l’idée d’une histoire de la nature,
ni même celle de l’évolution des espèces. C’est bien la question qu’il
faut poser : qu’est-ce qui fait, précisément, l’originalité de son
œuvre, qui l’a mis à part des autres théories évolutionnistes ? En
d’autres termes, pourquoi est-ce bien Darwin, et non Diderot ou
Lamarck, qui est notre contemporain ?
Mais il ne faut pas confondre science et philosophie : or la
question de l’évolution des espèces touche à une problématique
philosophique, qui est celle de la vie elle-même : peut-on être
philosophiquement anti-darwinien ?

A. Anciennes rêveries
Il faut commencer par faire pièce à l’idée que l’évolutionnisme
darwinien serait isolé en son temps. L’idée d’une transformation des
espèces fait partie de la pensée des Lumières (nous l’avons
rapidement évoquée avec Diderot). Le débat entre « fixisme » issu
d’Aristote (renforcé par la Bible) et « transformisme » défendu par
des auteurs bien différents (et pas forcément « matérialistes ») est
fort actif à partir du milieu du siècle. Mais il serait tout aussi faux de
penser que la pensée occidentale ait été univoquement fixiste !
Rappelons d’abord les termes du débat. Depuis le e siècle,

l’œuvre physique d’Aristote s’est imposée comme une doctrine


officielle dans les universités européennes. Or, pour ce philosophe,
un des aspects de l’ordre et de la perfection du monde est son
éternité, à la fois cosmique et vivante : les espèces ont existé telles
que nous les voyons de toute éternité, et subsisteront sous la même
forme pour l’éternité à venir. Cette fixité absolue des espèces
vivantes traduit, sur le plan terrestre, la perfection du mouvement
éternel des astres sur le plan céleste. Et l’on comprend qu’une des
raisons du succès de cette œuvre est sa grande compatibilité avec
le mythe de la création du monde dans la Genèse, les animaux étant
d’emblée créés « selon leurs espèces ». Dans le premier récit de la
création (Genèse I à II, 4a), les espèces aquatiques et célestes sont
créées au cinquième jour, les espèces terrestres au sixième jour,
juste avant l’homme (« Dieu fit les bêtes sauvages selon leur
espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol
selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon », I, 25).
Mais Aristote n’est pas toute la pensée antique, même si le fixisme
se retrouve peu ou prou chez Platon et les stoïciens. Il n’existe pas
d’équivalent d’un texte sacré dans la religion grecque, et les grands
mythes d’origine décrivent la génération des dieux, et non une
« création » au sens biblique. On trouve dans un fragment du
tragédien Euripide un « résumé » d’une vision cosmogonique que
l’on peut rapprocher de celle d’Hésiode, mais aussi peut-être de
philosophes de son temps, comme Anaxagore : « L’histoire n’est pas
de moi, mais vient de ma mère : le ciel et la terre étaient une forme
unique, et quand ils se séparèrent ils firent sortir toutes choses à la
lumière : les arbres, les oiseaux, les animaux portés par la mer, et la
race des mortels » (Euripide, Fragment 4 8 4 ). Plus généralement, la
pensée « scientifique » grecque, à partir du e siècle, soutient
majoritairement la thèse d’une naissance spontanée des êtres
vivants à partir de la terre et de l’eau sous l’action du soleil. On
pense en voir la preuve dans le fait que des animaux apparaissent
« spontanément » de la terre : les vers de terre par exemple. (L’idée
de « génération spontanée » sera fortement critiquée à partir du
e siècle, mais restera dans la science occidentale jusqu’aux

expériences de Pasteur…). Et, quand la terre a été plus « jeune » et


fertile, elle a dû produire des espèces plus grandes. Un disciple
d’Anaxagore, Archélaos de Milet ( e siècle), reflète ce type de
conception, selon ce qu’en dit le doxographe Diogène Laë rce, dans
ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres : « Voici
comment il expliquait le monde : “ L’eau s’évapore sous l’action de la
chaleur ; quand cette vapeur se tasse et s’enflamme, elle crée la
terre ; quand elle se dilue et ruisselle, elle engendre l’air, si bien que
la terre est contenue par l’air, et l’air par les mouvements circulaires
du feu” . Il dit aussi que les êtres vivants naissent de la chaleur de la
terre, laquelle forme un limon semblable à du lait, et qui est comme
une nourriture. Les hommes n’ont pas d’autre origine » (Vies… , II,
4).
Mais l’origine est une chose, la « transformation » en est une
autre… Existe-t-il des théories « évolutionniste » au sens propre
dans l’antiquité ? On ne peut certainement pas parler de sources
scientifiques de l’évolutionnisme moderne, mais plutôt de « visions »
cosmologiques, qui montrent en tout cas que l’idée même d’une
transformation des corps existait, même si elle est restée d’influence
limitée. Ce qui s’oppose au fixisme, dans l’antiquité, c’est non pas
l’évolution, mais les essais de la nature, qui, à force de mélanger les
corps, finit par trouver une stabilisation des espèces. C’est d’abord
chez le « présocratique » Empédocle (il est en réalité seulement
d’une génération avant Socrate) que l’on trouve des indications en
ce sens : « De même qu’Empédocle déclare qu’au commencement
du règne de l’Amitié naquirent au hasard d’abord des parties
d’animaux, des têtes, des mains et des pieds, qui se rassemblèrent
ensuite pour former des bovidés à face d’homme. À rebours des
enfants naissaient avec des têtes à visage de bœufs… Puis, tout ce
qui, par de telles combinaisons, se constitua de manière viable,
donna des animaux qui subsistèrent du fait que chacun de leurs
organes remplissait sa fonction, qu’il y avait des dents pour couper
et broyer la nourriture, un estomac pour digérer et un foie pour
produire le sang » (témoignage de Simplicius, auteur du e siècle de
notre ère, traduit par Jean-Paul Dumont). Cette conception étrange
est une des sources de l’idée lucrétienne (reprise par Diderot) de la
créativité permanente de la nature. Mais avec une différence
notable, c’est que pour Lucrèce par exemple, une fois que la nature
a eu fini de produire ses monstres, les espèces parviennent à une
stabilité dans leur structure atomique qui n’a rien à envier avec la
fixité aristotélicienne. C’est malgré tout le disciple latin d’Épicure qui
va le plus loin dans l’idée d’une transformation permanente de la
nature : « Mais il y a un terme à la fécondité, et la terre cessa
d’enfanter, telle une femme épuisée par l’âge. L’évolution du monde
entier est le fruit du temps, les choses passent nécessairement d’un
état à un autre, aucune ne reste semblable à soi, tout s’en va, tout
change, tout se métamorphose par la volonté de la nature. Telle
existence tombe en poussière ou languit de vieillesse, tandis qu’une
autre croît à sa place, sortie de la fange. C’est donc ainsi que le
monde entier évolue dans le temps et que d’état en état passe la
terre : ce dont elle était capable, elle ne l’est plus, mais elle peut ce
qui lui fut impossible » (De natura rerum, V, v. 824-834).
Mais, justement, on peut dire qu’avec cette vision ancienne, toute
la difficulté est de composer entre la puissance créatrice et les
nécessaires arrêts. Pourquoi, après tout, la nature ne se serait-elle
pas définitivement arrêtée dans ses essais créateurs ? Ce qui
manque, et c’est décisif, c’est une théorie, c’est-à-dire une
conception précise de la transformation.

B. De l’histoire naturelle au transformisme


1. Audaces et prudences
La deuxième moitié du e siècle ne se contente pas de

reprendre les rêveries anciennes. Elle réfléchit dans le cadre du


nouvel élan donné aux sciences du vivant. Mais Aristote et la Bible
restent des autorités fondamentales, et difficilement critiquables. Le
grand ouvrage du siècle sur les animaux, l’Histoire naturelle de
Buffon (1707-1788), dont la publication s’étale de 1749 à 1789,
manifeste ainsi une prudence qui rend difficile de savoir ce que son
auteur pensait exactement. Pour que puisse se construire une
théorie de l’évolution, il faut prendre position sur des questions clés.
Parmi celles-ci, celle d’une histoire de la terre elle-même,
suffisamment longue pour rendre crédible la durée nécessaire aux
transformations. On tend à oublier que l’histoire officielle repose
encore au e siècle sur la « chronologie » biblique, à laquelle

croient de grands esprits comme Newton lui-même. La terre aurait


donc été créée environ quatre mille ans avant la naissance du
Christ. La vision dominante du monde animal, juste avant Buffon, est
bien représentée par un ouvrage qui eut un succès retentissant,
Le spectacle de la nature (premier tome en 1732), de l’abbé Pluche,
qui voit dans l’animal avant tout la preuve de la perfection de la
création divine : la durée de la terre est celle de la Bible, les espèces
sont fixes, elles sont parfaitement agencées et en elles-mêmes et
pour l’utilité de l’homme…
Buffon assoira néanmoins de toute son autorité l’idée qu’il est
nécessaire d’étendre la durée de la terre, pour tenir compte de deux
problèmes majeurs. Premièrement, d’un fait incontestable : celui de
« monuments » (c’est-à-dire de traces) laissées par la nature, d’êtres
aujourd’hui disparus (des mollusques fossiles comme les
ammonites, ou des os de mammouths). Les considérations
géologiques conduisent Buffon à imaginer des « époques de la
nature », et à repousser l’âge de la terre bien au-delà de la
chronologie biblique (45 000 ans, mais dans ses manuscrits il va
jusqu’à trois millions d’années…). Deuxièmement, il faut affronter la
question de l’espèce. Buffon a le plus grand mal à construire une
théorie définitive sur la nature même des espèces, mais il admet une
transformation à l’intérieur d’un principe fixiste dominant. Le principe
de modification est donné par la « dégénération », qui permet par
exemple de comprendre le passage des animaux disparus et plus
grands aux animaux « modernes ». En 1766, il va jusqu’à évoquer
« le changement des espèces mêmes, cette dégénération plus
ancienne et de tout temps immémoriale, qui paraît s’être faite dans
chaque famille. […] Toutes les espèces paraissent former des
familles dans lesquelles on remarque ordinairement une souche
principale et commune, de laquelle semblent être sorties des tiges
différentes et d’autant plus nombreuses que les individus dans
chaque espèce sont plus petits et plus féconds ».
Ces atermoiements sont typiques d’une époque où les textes les
plus audacieux sont rarement publiés (cf. Le rêve de d’Alembert de
Diderot). Mais certains traceront la voie à l’hypothèse transformiste
de manière plus décidée. C’est le cas de Maupertuis, chez qui la
question des transformations se combine en quelque sorte à un
autre débat venu de l’antiquité, sur la formation de l’être vivant : le
nouvel être vient-il essentiellement de l’un des deux sexes (et alors
l’autre n’apporte qu’une stimulation ou une nourriture) ou des deux ?
Il est donc logique que Maupertuis, l’un des premiers à formuler
nettement l’idée du transformisme, soit aussi un partisan de la
collaboration des deux sexes dans la conception, à quoi l’a amené
des réflexions sur ce que nous appellerions aujourd’hui l’hérédité.
Ainsi, s’intéressant au phénomène de l’albinisme dans sa
Dissertation physique à l’occasion du nègre blanc (1744), il en déduit
bien l’idée d’une forme de variation des caractères qui pourraient
être sélectionnés : « Ces changements de couleur sont plus
fréquents dans les animaux que dans les hommes. La couleur noire
est aussi inhérente aux corbeaux qu’aux merles qu’elle l’est aux
Nègres : j’ai cependant vu plusieurs fois des merles et des corbeaux
blancs. Et ces variétés formeraient vraisemblablement des espèces,
si on les cultivait ». Maupertuis est conscient du caractère audacieux
de ses idées, qu’il pousse plus loin encore quelques années plus
tard (en 1751) dans un texte publié prudemment en latin et sous le
nom d’emprunt du docteur Baumann, finalement édité en français
sous son nom en 1756, sous le titre de Système de la nature, essai
sur l’organisation des êtres organisés. Il y développe l’idée que la
formation de l’être vivant se fait à partir de molécules capables de
mémoire. Mais il dépasse ensuite la pure « embryologie » pour en
dégager une conclusion très audacieuse sur ce que l’on peut déjà
appeler évolution. En effet, ne peut-on pas concevoir que des
« erreurs », des « monstruosités » puissent se fixer, et que toutes les
espèces soient le produit de petits écarts : « Ne pourrait-on pas
expliquer par-là comment de deux seuls individus la multiplication
des espèces les plus dissemblables aurait pu s’ensuivre ? Elles
n’auraient dû leur première origine qu’à quelques productions
fortuites, dans lesquelles les parties élémentaires n’auraient pas
retenu l’ordre qu’elles tenaient dans les animaux pères et mères :
chaque degré d’erreur aurait fait une nouvelle espèce : et à force
d’écarts répétés serait venue la diversité infinie des animaux que
nous voyons aujourd’hui ; qui s’accroîtra peut-être encore avec le
temps, mais à laquelle peut-être la suite des siècles n’apporte que
des accroissements insensibles » (Système de la nature, X LV).
On a vu dans un autre chapitre que la question de la
transformation des êtres vivants participe tout autant de la science
que d’une forme d’imaginaire philosophique (surtout chez Diderot)
qui se présente comme une machine de guerre contre la théologie
d’une part, la téléologie de l’autre. Mais il serait inexact de penser
que l’on passe des hypothèses hardies des Lumières à la « rigueur »
darwinienne. La première grande philosophie de l’évolution est aussi
une œuvre des Lumières finissantes.
2. Enfin, Lamarck vint…
La vision scolaire de l’évolutionnisme oppose Lamarck à Darwin
de la manière suivante : pour le premier, la girafe a un long cou
parce qu’elle s’est efforcée d’allonger son cou pour atteindre les
feuilles en hauteur, alors que pour Darwin, ce sont des variations qui
ont produit un long cou et rendu la girafe apte à se nourrir de ces
feuilles… Dans ce schéma, la position de Lamarck devient un peu
ridicule : on a l’impression que l’évolution se fait par une sorte
d’effort volontaire des animaux. D’autre part, on croit souvent que
Lamarck serait resté enfermé dans l’erreur capitale de l’hérédité des
caractères acquis, et on ignore souvent que Darwin partage
pleinement cette croyance… L’histoire des idées n’est donc pas
d’une grande générosité envers l’auteur d’un immense ouvrage, la
Philosophie zoologique (1809). Lamarck est né en 1744, et ses
références sont donc celles de la deuxième moitié du e siècle.

On peut dire qu’il couronne les recherches des Lumières, tout en


annonçant la science du dix-neuvième, notamment en créant en
français le terme « biologie » et en lui donnant sa place parmi les
sciences modernes. Sans utiliser jamais ni le terme
« transformisme », ni le terme « évolution », Lamarck construit une
vision des espèces vivantes reposant essentiellement sur l’idée
d’une complexification régulière, obéissant à de pures lois
physiques, à partir de la génération spontanée d’êtres très simples :
« On ne saurait douter que, dans les animaux les plus imparfaits,
tels que les infusoires et les polypes, la vie ne soit dans sa plus
faible énergie ». Puis, avec les radiaires mollasses, les organes de
la digestion se développent, avec les radiaires échinodermes
apparaît le mouvement musculaire, avec les insectes la respiration
aérienne, avec les crustacés la circulation, et de conclure : « Je
pourrais multiplier les exemples qui prouvent que chaque système
d’organisation particulier fut, dans son origine, fort imparfait, peu
énergique, et qu’il reçut ensuite des développements et des
perfectionnements graduels, à mesure que l’organisation plus
composée les rendait nécessaires (Histoire naturelle des animaux
sans vertèbres, I, 203-205). Il met clairement au centre cette idée
d’une longue durée de la nature. Mais il ne l’utilise pas dans le
même sens que ses devanciers des Lumières : pour Lamarck, c’est
cette longue durée qui rend compréhensible la transformation très
graduelle du plus simple au plus complexe. Cela le conduit par
conséquent à réexaminer la notion d’espèce, si discutée avant lui. Il
ne conteste nullement l’idée d’une classification des espèces, bien
au contraire, puisqu’il participe notamment à la construction de
l’ordre des invertébrés. Mais la nouveauté porte sur deux points :
d’une part, les espèces n’existent pas en soi, il existe une graduation
presque indéfinie de nuances, d’autre part il faut voir les différences
sur le plan du temps et non de l’espace (comme le montre bien
André Pichot, dans Histoire de la notion de vie).
Finalement, il faut bien un principe pour comprendre cette
différenciation. C’est le fameux rapport de l’être vivant à son milieu.
Mais comment le comprendre ? Il faut combiner deux principes :
« Je regardai comme certain que le mouvement des fluides dans
l’intérieur des animaux, mouvement qui s’est progressivement
accéléré avec la composition plus grande de l’organisation, et que
l’influence des circonstances nouvelles, à mesure que les animaux
s’y exposèrent en se répandant dans tous les lieux habitables, furent
les deux causes générales qui ont amené les différents animaux à
l’état où nous les voyons actuellement ». Tout est donc lié : la fin de
la stabilité de l’espèce, les causes physiques internes et les causes
externes, celles du milieu : « Q uantité de faits nous apprennent qu’à
mesure que les individus d’une de nos espèces changent de
situation, de climats, de manière d’être ou d’habitude, ils en
reçoivent des influences qui changent peu à peu la consistance et
les proportions de leurs parties, leur forme, leurs facultés, leur
organisation même ; en sorte que tout en eux participe, avec le
temps, aux mutations qu’ils ont éprouvées ».
Ce qui fait de Lamarck un « moderne » par excellence, sont les
deux notions de temporalité et de changement. On le voit
notamment dans sa polémique avec le grand naturaliste et géologue
Cuvier. Ce dernier a défini des âges géologiques anciens (le
jurassique), mais il pense que les changements d’espèces sont dus
à des « catastrophes », Dieu recréant à chaque fois de nouvelles
espèces. Mais ce qui rattache Lamarck au passé, ce n’est pas peut-
être pas ce que l’on pense généralement, c’est-à-dire l’adaptation
par l’habitude et l’hérédité des caractères acquis. C’est plus
profondément le fait qu’il pense en terme d’ordre global du vivant. La
succession des espèces animales du plus simple au plus complexe
suppose un certain ordre, qui est celui du rapport précis entre les
composantes internes (les fluides), externes (la chaleur etc.) et les
besoins. La série recommence sans cesse à partir des animaux les
plus simples qui ne cessent d’apparaître. Ce qui fait de la série des
animaux un ordre successif, dont on peut bien attribuer la
constitution à un « créateur » : « Sa puissance infinie n’a-t-elle pas
pu créer un ordre des choses qui donnât successivement l’existence
à tout ce que nous voyons, comme à tout ce qui existe et que nous
ne connaissons pas » ? C’est sans doute en ce point que réside la
révolution darwinienne : bien qu’elle conserve l’hérédité des
caractères acquis, elle nous plonge en effet dans un monde animal
« sans ordre » autre que le hasard des variations et de l’adaptation.
Ce qui ne va pas sans avoir des conséquences majeures pour la
définition de l’homme lui-même comme animal.

C. De l’origine enfin comprise ? La révolution darw inienne et


ses critiques
1. Des lois très simples…
On peut distinguer deux aspects de l’œuvre de Charles
Darwin (1809-1882) pour ce qui intéresse la question de l’animal.
D’une part l’idée même d’évolution, d’autre part la réflexion sur la
place de l’homme dans l’évolution. Lors de son fameux voyage sur
le Beagle (1831-1836), Darwin accumula des observations qui
allèrent toutes dans le sens des idées évolutionnistes. Mais le nom
de Lamarck était à l’époque un repoussoir, tant il avait fait l’objet de
critiques et de railleries, notamment par Cuvier. Ce dernier n’a
d’ailleurs pas que des objections idéologiques, mais scientifiques :
en effet, en excellent paléontologue, qu’il est, il voit bien la solidarité
des éléments de l’organisme : comment comprendre alors que se
soit développé un organe pour répondre à un besoin ? C’est la
totalité du corps du carnivore qui est adapté à son mode de vie, pas
seulement sa mâchoire par exemple. Les arguments, toujours les
mêmes, mis en avant par Darwin sont déjà « classiques » : fossiles,
variétés séparées par un court espace géographique (les îles
Galá pagos) etc. Ce n’est que pressé par les circonstances qu’il se
décide à publier l’O rigine des espèces en 1859, œuvre dans laquelle
il fait jouer un rôle capital à la notion de sélection : pourquoi ne pas
supposer un mécanisme naturel de sélection, alors que nous
observons sans cesse comment l’homme produit depuis des
millénaires une sélection artificielle ? La clé du problème se trouve
d’une part dans l’idée de variations faites au hasard, d’autre part
dans celle de lutte adaptative, cette dernière idée découlant
directement de sa lecture de Malthus, et du rapport entre la
croissance de la population et la nourriture disponible : « J’étais bien
préparé […] à apprécier la lutte pour l’existence qui se rencontre
partout, et l’idée me frappa que, dans ces circonstances, des
variations favorables tendraient à être préservées, et que d’autres
moins privilégiées, seraient détruites. Le résultat de ceci serait la
formation de nouvelles espèces. J’étais enfin arrivé à formuler une
“ théorie” » (Vie et correspondance).
Cette théorie n’a pas, par rapport à celle de Lamarck, que des
avantages. Comme l’ont remarqué certains historiens de la biologie
(notamment André Pichot), il y a parfois une dimension ad hoc dans
les explications darwiniennes, à savoir que tous les faits doivent
entrer dans la théorie, même s’ils paraissent s’y opposer. Ainsi,
l’exemple des îles Galá pagos nourrit l’argument de l’isolement
géographique, mais Darwin estime que la situation contraire peut
être aussi favorable : « Une grande contrée ouverte offre non
seulement plus de chances pour que des variations avantageuses
fassent leur apparition en raison du grand nombre des individus de
la même espèce qui l’habitent, mais aussi en raison de ce que les
conditions d’existence sont beaucoup plus complexes à cause de la
multiplicité des espèces déjà existantes » (L’O rigine des espèces).
Il faut en outre bien distinguer Darwin lui-même de ce que son
œuvre est devenue, une fois que la génétique s’est emparée d’elle
dans l’entre-deux-guerres : lui-même n’a aucune idée des causes
des variations, et il est encore fidèle à l’idée d’hérédité des
caractères acquis présente chez beaucoup d’auteurs antérieurs.
Deux traits doivent cependant être retenus. Lamarck n’est pas plus
finaliste que Darwin, mais son attachement à l’idée d’ordre, sa
conception d’un progrès constant de l’inférieur vers le supérieur fait
que c’est à l’auteur anglais qu’est attribué la critique la plus radicale
contre toute idée d’un plan de la nature. Il n’existe que des lois très
simples : variation, adaptation, sélection… D’autre part, même si
Darwin n’a publié que tard son ouvrage sur l’homme (The descent of
man, 1871, traduit d’abord par La descendance de l’homme, puis
plus justement par La filiation de l’homme en 1999), celui-ci a
fortement contribué à orienter les débats sur le propre de l’homme
en tant qu’espèce animale, et à inaugurer la réflexion sur le
comportement animal. D’où deux questions : celle de la valeur
théorique de l’antifinalisme darwinien, et celle de la « science du
comportement » animal, ce qu’on appelle aujourd’hui éthologie.
2. Et la vie dans tout ça ?
Darwin n’est pas un penseur de la vie, mais un théoricien de
l’évolution des espèces. Le « darwinisme » est une science récente,
liée à l’intégration de la génétique moderne à l’idée de sélection. Et
le succès de cette science conduit souvent à croire que
l’évolutionnisme est par définition un antifinalisme. Ce qui est
confondre des idées différentes : Aristote était fixiste et finaliste,
mais cela ne veut pas dire qu’il y a une solidarité conceptuelle entre
ces notions. Pour formuler les choses autrement : la vie animale ne
peut-elle réellement s’expliquer que par des mécanismes sélectifs
agissant sur des variations ? Le plus grand effort pour réintroduire
une vision finaliste dans la vie est celle du philosophe Bergson dans
son ouvrage L’évolution créatrice (1907). Ce ne sont pas seulement
telles ou telles faiblesses du raisonnement darwinien qui posent
problème à Bergson, mais surtout l’absence d’une véritable pensée
de la vie comme force agissante. Il ne s’agit surtout pas d’un retour à
un finalisme de type aristotélicien ou créationniste : mais de
concevoir la vie comme un « élan créateur », un courant en lutte
constante avec la matière. Elle n’a pas de « but » autre que sa
propre force créatrice : « Mais, si l’évolution de la vie est autre chose
qu’une série d’adaptations à des circonstances accidentelles, elle
n’est pas davantage la réalisation d’un plan ». Un des points
fondamentaux est celui de la dimension « progressiste » de
l’évolution, à laquelle Lamarck était si attaché, et que Darwin est
bien en peine d’expliquer. Mais l’explication lamarckienne est
mécaniste. Bergson réintroduit incontestablement une dimension
spiritualiste dans le vitalisme. Q uelles implications sur la question de
l’animalité ? Même si Bergson accepte l’idée d’embranchements
multiples, il considère, contre Darwin, que ceux-ci se subordonnent à
des courants majeurs correspondant à la plus ou moindre grande
résistance de la matière à l’élan vital. On peut ainsi distinguer des
« routes principales », correspondant à trois grandes formes de vie,
le végétal (la torpeur), l’animal (l’instinct) et l’homme (l’intelligence).
Au e siècle, on retrouve ainsi une antique distinction, celle des

puissances de l’âme issue directement du néo-platonisme. La


science moderne vient justifier l’idée ancienne de la différence
fondamentale du végétal et de l’animal : « L’animal, ne pouvant fixer
directement le carbone et l’azote qui sont partout présents, est
obligé de chercher, pour s’en nourrir, les végétaux qui ont déjà fixé
ces éléments ou les animaux qui les ont empruntés eux-mêmes au
règne végétal. L’animal est donc nécessairement mobile. Depuis
l’Amibe, qui lance au hasard ses pseudopodes pour saisir les
matières organiques éparses dans une goutte d’eau, jusqu’aux
animaux supérieurs qui possèdent des organes sensoriels pour
reconnaître leur proie, des organes locomoteurs pour aller la saisir,
un système nerveux pour coordonner leurs mouvements à leurs
sensations, la vie animale est caractérisée, dans sa direction
générale, par la mobilité dans l’espace » (L’évolution créatrice) .
Le système nerveux se développe pour faciliter la motilité, mais se
produit alors l’émergence de la sensibilité et même de la
« conscience ». Et dans la mesure où « le rôle de la vie est d’insérer
de l’indétermination dans la matière », on voit qu’avec l’animal un
degré de « liberté » supérieur est atteint. Cela dépend certes des
animaux. Certains (échinodermes et mollusques) sont dans une
torpeur proche du végétal, la grande distinction se faisant avec les
arthropodes et surtout les vertébrés. C’est ainsi qu’on arrive à ce
qu’il faut bien appeler un sommet de l’évolution, même si cette
dernière n’a pas de « plan » : « et de ces routes elles-mêmes une
seule, celle qui monte le long des Vertébrés jusqu’à l’homme, a été
assez large pour laisser passer librement le grand souffle de la vie »
(Ibid.).
Q u’est-ce qui distingue l’homme de cet être instinctif qu’est
l’animal ? Il faut d’abord revenir à la notion même d’instinct, si mal
comprise selon Bergson. Les néo-darwiniens en font le produit de
petits avantages sélectionnés et transmis, les néo-lamarckiens une
sorte d’intelligence dégradée (une action jugée utile et devenue
habitude). Ces deux théories sont incapables, selon Bergson,
d’expliquer l’extraordinaire complexité et perfection de certains
comportements, que l’on ne peut ni découper mécaniquement
(darwiniens), ni attribuer à une forme d’intelligence primitive
(lamarckiens). Il faut supposer au contraire l’unité même de la vie se
distribuant selon son « enfoncement » dans la matière, ce qui
donne, entre les espèces, l’impression d’un même « thème
musical », comme chez des espèces différentes d’hyménoptères, où
« l’instinct est partout complet, mais plus ou moins simplifié, et
surtout simplifié diversement ».
Cette « perfection » de l’instinct est dû au fait qu’il suit le courant
même de la vie. C’est en cela, du reste, que l’on peut dire qu’il y a
une paradoxale supériorité du monde animal. C’est cette perfection
organique qui se perd avec l’intelligence. D’ailleurs, cette faculté, qui
est elle-même un produit de l’évolution, est toujours vue par Bergson
comme liée aux nécessités de l’action : elle découpe le monde en
objets manipulables, ce que l’on peut observer depuis la technique
primitive jusqu’à la science la plus évoluée en passant par le
langage. Mais il faut reconnaître aussi qu’autre chose est gagnée,
cette fameuse indétermination, qui permet de distinguer par exemple
les sociétés humaines et animales : « Nous avons cette impression
quand nous comparons les sociétés d’Abeilles ou de Fourmis, par
exemple, aux sociétés humaines. Les premières sont admirablement
disciplinées et unies, mais figées ; les autres sont ouvertes à tous
les progrès, mais divisées, et en lutte incessante avec elles-mêmes.
L’idéal serait une société toujours en marche et toujours en équilibre,
mais cet idéal n’est peut-être pas réalisable : les deux caractères qui
voudraient se compléter l’un l’autre, qui se complètent même à l’état
embryonnaire, deviennent incompatibles en s’accentuant » (Ibid.).
Le paradoxe bergsonien, est que l’effort suprême de l’esprit
humain ne se limite justement pas à l’intelligence. Il faut selon lui la
dépasser, car en étant orientée vers l’action, elle nous coupe de
l’élan même de la vie. C’est par une autre faculté, qu’il appelle
« intuition », que certains hommes arrivent à reprendre ce courant
de la vie : on voit l’intuition à l’œuvre dans de grandes œuvres d’art,
dans la mystique, dans certaines pensées philosophiques une fois
dégagées de la gangue des concepts « intelligents ». L’humanité est
donc aussi bien une forme d’« enfermement », comme si elle ne
s’accomplissait qu’en rejoignant une forme d’instinctivité.
V. Les découvertes de l’éthologie
Depuis l’antiquité, de nombreux textes manifestent intérêt voire
fascination pour la vie animale, et des comportements qui semblent
plus ou moins étranges. Pline l’Ancien n’est ainsi pas avare de
« descriptions » d’actions remarquables, notamment chez des
animaux supérieurs tels l’éléphant : « Des auteurs rapportent que,
dans les forêts de la Mauritanie, des troupeaux d’éléphants
descendent sur le bord d’un fleuve nommé Amilas, aux rayons de la
nouvelle lune : que là, se purifiant, ils s’aspergent solennellement
avec l’eau ; et qu’après avoir ainsi salué l’astre ils rentrent dans les
bois, portant avec leur trompe les petits fatigués. Ils comprennent
même la religion des autres ; et l’on croit que, près de traverser la
mer, ils ne s’embarquent qu’après que leur cornac leur a promis par
serment le retour » (Histoire naturelle, VIII, 2). On est souvent
renvoyé à deux extrêmes. Chez les animaux inférieurs, à la
perfection de l’« instinct ». Et, chez les animaux supérieurs, à une
vision très souvent teintée d’anthropomorphisme. Ce dernier texte
est caractéristique de ces rapprochements qu’affectionnent les anti-
métaphysiciens.
Mais l’anthropomorphisme gît-il seulement dans ces visions
d’animaux dotés de capacités qu’il faut bien qualifier de culturelles ?
Q ue penser, par exemple, de la façon dont on attribue facilement
aux animaux des « traits de caractère », des passions ? Aristote fait
bien de l’èthos un des principes de classification des animaux (avec
leurs genres de vie, leurs activités et leurs parties) : « Certains sont
doux, placides et sans obstination, par exemple le bœuf, d’autres
sont irascibles, obstinés et inéducables, par exemple le sanglier,
d’autres sont prudents et timides, par exemple le cerf, le lièvre,
d’autres sont vils et traîtres, par exemple les serpents, d’autres sont
nobles, courageux et de bonne race, par exemple le lion, d’autres
racés, sauvages et traîtres, par exemple le loup » (Histoire des
animaux, I, 1). On se croirait dans la fable… Aristote ne fait que
reproduire une forme de préjugé anthropomorphique « naturel »,
mais qui ne peut que faire obstacle à une intelligence du
comportement animal. Il serait cependant injuste de réduire
l’antiquité à un catalogue de merveilles ou à cette vision
passionnelles de l’animal. Chez Aristote, toujours, on trouve des
descriptions plus sobres de comportements : « L’ours est omnivore.
En effet, il mange des fruits, grimpe aux arbres du fait de son agilité
corporelle et mange des légumes, il mange aussi le miel après avoir
brisé les ruches, des crabes, des fourmis et il est carnivore. Du fait
de sa force, en effet, il s’attaque non seulement aux cerfs, mais
même aux sangliers, s’il peut leur tomber dessus par surprise, et aux
taureaux. […] Il peut marcher en station droite sur deux pattes
pendant une courte durée » (Ibid., VIII, 5).
Anthropomorphisme d’un côté, pure description de l’autre : on
comprend qu’une science du comportement, une « psychologie »
animale suppose de rompre avec cet héritage.

A. É volutionnisme et comportement
La théorie de la sélection ne fut pas sans effet sur la réflexion sur
le comportement. Le principe de la sélection apporte certaines
réponses, notamment à travers l’étude de la sélection sexuelle, qui
occupe toute la deuxième partie de la Descendance de l’homme. Ce
qu’on appelle « instinct » est un comportement sélectionné, et
certains de ces comportements n’ont eu d’autres fins que de
conserver ce qui offre un avantage reproductif : « La sélection
sexuelle a dû provoquer le développement de beaucoup d’autres
conformations et de beaucoup d’autres instincts ; nous pourrions
citer, par exemple, les armes offensives et défensives que
possèdent les mâles pour combattre et pour repousser leurs rivaux ;
le courage et l’esprit belliqueux dont ils font preuve ; les ornements
de tous genres qu’ils aiment à étaler ; les organes qui leur
permettent de produire de la musique vocale ou instrumentale et les
glandes qui répandent des odeurs plus ou moins suaves ; en effet,
toutes ces conformations servent seulement, pour la plupart, à attirer
ou à captiver la femelle » (La descendance de l’homme, II, chapitre
VIII, traduction Edmond Barbier).
Le rapport homme/ animal se trouve aussi repensé. Pourtant, on
pourrait objecter que l’idée que l’homme ait des « ancêtres »
animaux est tout aussi présente chez Lamarck. Mais, chez ce
dernier, l’idée de supériorité de l’espèce humaine ne fait pas
problème précisément parce que l’évolution est orientée : elle va du
moins complexe au plus complexe, et l’on peut même dire du plus
dépendant au plus indépendant (plus un organisme est complexe,
plus sa structure intérieure prime sur les effets du monde
environnant). Dans le cas du darwinisme, le problème se pose en
termes de différences, de spécificités, qu’il faut étudier comme telles.
On le voit quand il étudie les émotions, dans L’expression des
émotions chez l’homme et chez les animaux (1872), ouvrage dans
lequel il commence par critiquer ceux qui ne prennent pas en
compte ce qui nous rend proches des singes : « Sir Ch. Bell soutient
que beaucoup de nos muscles de la face sont “ uniquement des
instruments de l’expression” , ou “ sont spécialement disposés pour
cet objet” . Cependant le simple fait que les singes anthropoïdes
possèdent les mêmes muscles faciaux que nous rend cette opinion
très improbable ; car personne, je présume, ne sera disposé à
admettre que les singes ont été pourvus de muscles spéciaux
uniquement pour exécuter leurs hideuses grimaces. » Il y a
incontestablement une origine « animale » à nos émotions, c’est-à-
dire que des mouvements des muscles, qui avaient une fonction
précise (pour la chasse par exemple) ont pris un sens
« psychologique ».
Au rebours, il s’agit d’étudier le comportement de l’animal en lui-
même, selon les principes de l’émotion (principes de l’association
des habitudes utiles, de l’opposition et de l’action directe sur
l’excitation), de montrer que chez l’homme elle réagit aux mêmes
lois, tout en montrant qu’il y a bien une spécificité humaine : « Dès
l’origine aussi, on a dû, sous l’influence d’une grande souffrance,
pousser des cris ou des gémissements, se tordre, et serrer les
dents. Mais les mouvements si expressifs qui accompagnent les cris
et les pleurs n’ont dû se montrer, chez nos ancêtres, qu’au moment
où les organes de la circulation et de la respiration, ainsi que les
muscles péri-oculaires, ont atteint l’état de développement qu’ils ont
actuellement. L’habitude de répandre des larmes paraît avoir été le
résultat d’une action réflexe, due à une contraction spasmodique des
paupières, et peut-être aussi à leur injection par l’afflux sanguin au
moment des cris. Il est donc probable que nos ancêtres ne
commencèrent qu’assez tard à pleurer ; et cette conclusion
s’accorde avec le fait que nos plus proches parents, les singes
anthropomorphes, ne pleurent pas […]. L’expression du chagrin et
de l’inquiétude est donc éminemment humaine » (L’expression des
émotions… chapitre X V).
Ce magnifique texte pose la question du « sens moral », qui, pour
Darwin, est bien ce qui fait de l’homme un animal incontestablement
particulier (cf. notre partie sur l’éthique). Mais, ce que lègue le
darwinisme, c’est on le voit l’idée que les comportements sont
orientés selon une logique sélective. Et l’on est alors en pleine
ambiguïté… Car, à la fin du e siècle, on se rend compte que l’on

raisonne encore dans le cadre le plus ancien, celui du


« mécanisme » et du « vitalisme » appliqué au comportement. Or,
c’est justement à essayer de construire de nouveaux modèles que
va s’attacher l’éthologie moderne.

B. Les théories
La question majeure de l’étude du comportement est de
comprendre le rapport de l’animal à son monde, à son
environnement. Or, la théorie de la sélection ne répond pas
complètement au problème, puisqu’elle se contente d’apporter un
argument particulier à l’origine de certains comportements instinctifs.
Le concept d’instinct reste lui-même un des grands sujets de débat
depuis la fin du e siècle. Il est frappant de voir que, sous des

formes nouvelles, ce sont toujours des termes datant de l’antiquité


qui sont présents : on avait le mécanisme des atomistes contre la
finalité aristotélico-stoïcienne, puis le mécanisme cartésien contre le
finalisme thomiste et le tournant du e et du e siècle opposent de

nouveau ces camps. Mais avec une différence importante, qui est
que cette fois ces théories s’appuient sur des données scientifiques
solides (physiologie, fonctionnement du système nerveux…) et des
observations et des expériences élaborées (par exemple l’étude du
réflexe conditionnel chez Pavlov etc.).
Un passage du grand éthologue Konrad Lorenz à propos des
débats sur la nature de l’instinct montre bien quels « camps » sont
en vigueur : finalisme d’un côté, mécanisme de l’autre se divisant en
« comportementalisme » (le behaviourisme de W atson) et
« réflexologie » (issue des travaux de Pavlov) : « Du point de vue
des vitalistes, l’“ instinct” était un “ facteur directif” fondamentalement
réfractaire à toute explication causale, et, partant, le comportement
conditionné par l’instinct était nécessairement caractérisé par
l’inconstance de forme typique qui caractérise tout comportement
orienté vers une fin […]. Du côté des mécanistes, en revanche,
“ l’école” des behavioristes soutenait qu’il n’existe pas plus de
séquences de mouvements innés et complexes qu’il n’existe
“ d’objectifs” innés, et que la structure finaliste intéressant la
conservation de l’espèce et ce qu’on désigne par comportement
instinctif n’était qu’apparemment innée, qu’elle était en réalité
acquise […] par voie d’essai et d’erreur (W atson). L’école
pavlovienne des réflexologues concédait pour sa part l’existence de
séquences de mouvements innées hautement spécialisées et
relativement longues, mais les interprétait comme des
enchaînements de réflexes inconditionnés » (Konrad Lorenz, Le tout
et la partie dans la société animale et humaine, 1950, traduction C.
et P. Fredet).

C. De l’instinct au « monde animal »


Lorenz va travailler essentiellement sur la question du
comportement dit réflexe pour en montrer la complexité. Ses travaux
(ainsi que ceux de Nikolaas Tinbergen) s’attachent à montrer qu’il
faut distinguer de pures réactions réflexes du comportement dans
son ensemble. Un des exemples les plus célèbres est celui de l’oie
qui ramène les œufs roulant hors du nid (in Taxie et action instinctive
dans le mouvement de roulage de l’œuf chez l’oie grise, 1938). Seul
le mouvement taxique du bec sur l’œuf est purement réflexe (elle est
une réaction à la surface de l’œuf), le mouvement sagittal du cou
relevant du comportement instinctif au sens large, qui se décompose
en composante endogène et exogène, nécessitant dans les deux
cas un certain niveau d’énergie, ce qu’il a appelé la « double
quantification ». Tinbergen développe ces idées dans ses travaux
sur la parade nuptiale de l’épinoche mâle, et montre que le
comportement suppose une organisation hiérarchique, que l’on peut
retrouver dans l’organisation du système nerveux. Un seul arrêt de
la séquence entraîne la fin de l’ensemble du comportement. Tout
débat sur l’instinct repose la question des rapports entre l’inné et
l’acquis, ou entre le génotype et le phénotype. Lorenz estime ainsi
qu’il y a bien une marge pour une mémorisation individuelle, mais
que celle-ci est elle-même conditionnée par ce que le génotype rend
possible (Évolution et modification du comportement, l’inné et
l’acquis, 1965). Finalement, ce sont bien les comportements les
mieux adaptés qui sont retenus par la sélection.
Mais en se focalisant sur la notion d’instinct, sur l’inné et l’acquis,
ne risque-t-on pas de s’éloigner d’une réflexion sur le rapport plus
global de l’animal à son milieu ? Lorenz hérite lui-même d’une
nouvelle façon de poser la question de l’instinct, et plus
généralement du comportement animal, issue notamment des
travaux d’un autre éthologue allemand, Jacob von Uexkü ll (1864-
1944), qui s’est efforcé de sortir l’éthologie de l’ornière de
l’opposition entre pure mécanisme et pure vitalisme. Sa notion clef
est celle, difficile à traduire, d’Umw elt, le « milieu » concret dans
lequel vit l’animal, mais on peut même lui préférer le terme
« monde » utilisé dans la première traduction française de son
ouvrage le plus célèbre, Streifzü ge durch die Umw elten von Tieren
und Menschen (littéralement : Incursions dans le monde des
animaux et des hommes). Le premier traducteur signalait justement
dans sa préface que seul Sartre avait donné avec le terme
« entours » un équivalent du terme allemand, formé sur W elt
(monde) et um (autour de). L’idée fondamentale de l’auteur est de
montrer que les comportements des animaux ne peuvent s’expliquer
par de pures réactions réflexes à des stimuli, mais que l’idée de
« but » est elle-même trop générale. Il faut essayer d’observer, au
contraire, pour chaque animal, la façon dont ses comportements
sont liés à des configurations spéciales en termes de temporalité,
d’espace, de perception etc. Il va ainsi conduire une longue analyse
du comportement apparemment très simple de la tique, qui attend
sur une branche que passe un animal à sang chaud pour se laisser
tomber sur lui, le piquer, absorber le sang, tomber à terre, délivrer
ses œufs et mourir. Or, von Uexkü ll dégage l’idée majeure que les
stimuli ne sont pas du tout de purs déclenchements réflexes, mais
doivent prendre sens dans un « monde » qui est celui de l’animal :
« nous pourrons dire que, dans les trois stimulants que la tique
perçoit comme significatifs de proie, la signification résulte des
connotations d’activité (reliées aux stimulants) “ se laisser tomber” ,
“ explorer” , “ perforer” . Assurément, l’activité sélectrice des récepteurs
[…] joue le rôle principal ; mais seule la connotation d’activité liée
aux stimulants confère à l’action toute sa sûreté » (Jacob von
Uexkü ll, Mondes animaux et mondes humains, traduction Philippe
Muller). Le monde animal, comme le monde humain, a donc une
signification.
La référence à Sartre n’est pas faite par hasard, car, à la même
époque, la philosophie de Heidegger développe l’idée que
l’existence humaine est inséparable de son « monde », dans lequel
elle s’incarne selon diverses modalités (cf. la partie VI). Mais
Heidegger ou Sartre considèrent l’Umw elt comme spécifiquement
humaines. C’est à un autre phénoménologue français, Merleau-
Ponty, que l’on doit l’idée que la notion de comportement rassemble
en réalité jusqu’à un certain point l’homme et l’animal. Il utilise pour
ce faire des données psychologiques issues de la psychologie de la
forme, et des travaux sur le système nerveux menés par Kurt
Goldstein dans son grand livre sur La structure de l’organisme (1934
pour l’édition allemande, traduit en 1952). Le mécanisme pavlovien
découpe l’animal en réflexes, le béhaviourisme exclut tout innéisme,
l’intellectualisme ne voit dans l’animal qu’une intelligence manquée.
L’importance de la psychologie de la forme est de montrer que notre
perception du monde ne se fait pas par additions de parties
discrètes, mais sous la forme de prise en compte de totalités
signifiantes. C’est justement cette idée de totalité que l’on peut
retrouver, montre Merleau-Ponty, dans le comportement animal.
Mais cela suppose de ne pas l’interpréter à des travers les modalités
humaines. C’est aussi par ce que les animaux « ratent » qu’ils nous
disent quelque chose de leur monde, comme ces chimpanzés qui ne
« savent pas » utiliser des branches d’arbres comme bâtons, alors
qu’ils ont pourtant appris à les manier : « C’est l’erreur constante des
psychologies empiristes et intellectualistes de raisonner comme si la
branche d’arbre, en tant que réalité physique, ayant en elle-même
les propriétés de longueur, largeur et rigidité qui la rendront utilisable
comme bâton, la branche d’arbre en tant que stimulus les possédait
aussi, si bien que le champ de l’activité animale n’est pas fait de
connexions physico-géométriques comme notre monde. Ces
relations ne sont pas virtuellement présentes dans les stimuli et ce
n’est pas une simple abstraction qui les fait apparaître dans la
régulation du comportement. Elles supposent une “ structuration”
positive et inédite de la situation » (Maurice Merleau-Ponty,
La structure du comportement, 1942).
Q u’est-ce donc que le « comportement » ? Ce n’est pas
seulement une « réaction ». Ce n’est pas seulement le produit d’un
« apprentissage ». C’est une façon de s’engager dans le monde, et
nous utilisons à dessein un terme « sartrien », qui renvoie
normalement à cet être libre qu’est l’homme, mais parce que l’on voit
bien que pour Merleau-Ponty l’être humain se projette effectivement
dans la nature : « Le comportement se dégage de l’ordre de l’en-soi
et devient la projection hors de l’organisme d’une possibilité qui lui
est intérieure. Le monde, en tant qu’il porte des êtres vivants […] se
creuse à l’endroit où apparaissent des comportements » (Ibid.). Et
de l’animal à l’homme, la question n’est pas celle d’une différence de
degré ou de nature, mais de passage d’un monde à l’autre. Comme
le dit fortement l’auteur, « l’homme n’est pas un animal raisonnable.
L’apparition de la raison et de l’esprit ne laisse pas intacte en lui une
sphère des instincts fermés sur soi ».

D. U ne « culture » animale ?
Merleau-Ponty considère qu’il y a incontestablement un « monde
animal » et un « monde humain ». Parmi les questions qui se posent
de plus en plus sont celles qui visent à contredire, ou en tout à cas à
nuancer fortement l’idée d’un comportement qui serait
fondamentalement instinctif d’un côté, intelligent de l’autre, ou pour
le dire en termes plus classiques, naturel et culturel. Il faut
remarquer d’abord que la question d’une « culture » animale ne se
pose réellement qu’avec des espèces supérieures, les plus
« intelligentes » justement. C’est l’étude des chimpanzés qui conduit
par exemple à s’intéresser à leurs capacités à manipuler des outils,
rompant avec l’idée que l’hominisation passerait essentiellement par
l’accès à la technique : « Dans les années 1960 Jane Goodall est la
première à mettre en évidence que les chimpanzés utilisent des
branchettes cassées de façon à pouvoir « pêcher » aisément dans
leurs nids les termites dont ils sont friands […] Le doute n’est plus
permis : en milieu naturel, les chimpanzés se servent régulièrement
d’outils, fabriqués à partir de matériaux divers et utilisés dans des
tâches variées » (Dominique Lestel, L’animalité) . L’éthologie
moderne a ajouté les capacités de certains animaux à entrer dans
des rapports coopératifs, une réévaluation de la question du
langage, l’« empathie » etc. Le cas du langage est paradigmatique,
tant il est déjà un des grands marqueurs de division depuis
l’antiquité, entre Aristote qui ne prête aux animaux qu’une phonè
(une « voix ») capable d’exprimer les sentiments de plaisir et de
déplaisir (seul l’homme pouvant, par son logos, débattre du juste et
de l’injuste) et ceux qui, des sceptiques à Plutarque, ne cessent de
mettre en avant la réalité d’un langage animal que nous sommes
difficilement capables de comprendre. Or, deux données
considérables sont apparues au e siècle : des études

expérimentales très rigoureuses sur les capacités d’agencement des


signes chez les grands singes d’un côté, le développement d’une
véritable science du langage, sous la forme notamment de la
linguistique structurale et de la grammaire générative. Une des
leçons que l’on peut tirer de décennies de travaux, est que les
animaux sont certes capables de communiquer entre eux, ou de
désigner des « objets », mais pas de traiter de leur rapport au
monde et encore moins de prendre en compte le fait qu’il y a un
monde pour l’autre. Si l’on préfère, il n’existe pas de capacité
réflexive chez l’animal. Ce qu’on peut mettre en rapport avec
l’absence dans les langages animaux d’une syntaxe (une
« grammaire ») et d’une sémantique (une théorie de la signification),
et de l’articulation entre les deux niveaux. Mutatis mutandis, c’est
une limitation de ce genre que l’on retrouve dans l’usage des outils,
qui n’ont pas de rapport « en soi », si bien qu’il n’y a aucune
accumulation de génération en génération de nouvelles
compétences liées à de nouveaux outils. Une des leçons que l’on
peut en tirer, c’est que le langage et la « culture » animale répondent
essentiellement à la satisfaction d’un besoin précis.
Mais, quoiqu’il en soit, la question d’une « psychologie » animale
reste problématique. Car on semble toujours renvoyé aux mêmes
apories. D’un côté, des comportements qui nous « rappellent » les
mêmes chez les hommes, sans que l’on puisse dire qu’il s’agisse
bien de la même fonction. Nous retrouvons encore ici le Darwin de
l’étude des émotions : « Nous pouvons avancer hardiment que le
rire, en tant que signe de plaisir fut connu de nos ancêtres
longtemps avant qu’ils fussent dignes du nom d’hommes ; en effet,
un grand nombre d’espèces de singes font entendre, lorsqu’ils sont
contents, un son saccadé évidemment analogue à notre rire, et
souvent accompagné du claquement de leurs mâchoires ou de leurs
lèvres ; en même temps les coins de leur bouche sont retirés en
arrière et en haut, leurs joues se plissent et leurs yeux brillent. »
Texte remarquable en ce qu’il va directement à l’encontre de l’idée
traditionnelle d’un rire « propre de l’homme », mais qui laisse
pendant le « sens » même de ce « rire » chez l’animal.
De l’autre côté, est-ce que la psychologie n’implique pas une
« conscience », même si l’on admet qu’une grande part des
comportements humains auraient eux-mêmes des motivations
inconscientes ? À moins que, comme Bergson par exemple, on
étende tellement le sens de la « conscience », qu’on peut établir une
continuité qui irait presque du mollusque jusqu’à l’homme.
Finalement, ce que nous appelons « psychologie » chez l’animal
relève soit de l’étude scientifique du comportement, soit peut-être de
toutes les projections induites par notre compagnonnage avec les
bêtes. L’animal s’intègre alors dans notre monde à sa manière, et ce
partage induit que nous l’humanisons peut-être involontairement,
mais pas forcément à son détriment. Nous ne savons pas
exactement ce que Argos a reconnu dans Ulysse, mais ce passage
reste néanmoins un des plus émouvants de l’épopée. Et nous
mesurons bien cette communauté quand nous évoquons des
animaux d’« autres » mondes, comme le fait Thomas Nagel dans un
célèbre article, « Q uel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ?
(1974) », où il évoque la rencontre avec une « forme de vie
essentiellement étrangère », car nous avons bien du mal à nous
mettre à la place de cet être qui se repère dans l’espace grâce à un
sonar, ce qui le conduit à penser qu’il « est certainement possible
pour un être humain de croire qu’il y a des faits pour lesquels les
humains ne possèderont jamais les concepts nécessaires à leur
représentation ou à leur compréhension ». À ce sujet, Dominique
Lestel évoque un propos « très pessimiste ». Mais pourquoi ?
Pourquoi faudrait-il être capable de se mettre à la place de tous les
animaux ? N’est-ce pas une forme subtile d’orgueil dissimulé
derrière l’empathie ? Et n’y a-t-il pas en arrière-fond une autre
illusion, qui serait d’être davantage capable de se mettre à la place
de notre chat ? Pourquoi ne pas accepter que nous vivions
fondamentalement dans des « mondes » différents, bien qu’ils
puissent parfois se croiser ?
VI. Le phénomène animal
La phénoménologie est l’une des écoles les plus importantes de la
philosophie du e siècle. Son projet, très ambitieux, est de refonder
la science elle-même en décrivant avec rigueur la manière dont les
objets apparaissent à la conscience qui les vise. C’est pourquoi, les
phénomènes, définis comme vécus de l’objet et constitués par la
visée intentionnelle du sujet, sont pour elle la manifestation parfaite
de l’essence en quoi la chose même est révélée. Relativement à
l’animal, cette école se heurte à plusieurs difficultés : la conscience
humaine peut-elle « constituer » l’animal et si oui comment ? Le
monde que partagent l’homme et l’animal est-il bien un monde
« commun » ?

A. Les questionnements de Husserl


C’est dans des textes inédits de 1933-1934 (parus en France dans
la revue phénoménologique ALTER) : « Le monde et nous.
Le monde environnant des hommes et des bêtes » et « Le monde
familier et la compréhension des étrangers. La compréhension des
bêtes » que Husserl (1859-1938), le père de la phénoménologie,
s’interroge sur le statut de l’animal. Partant du constat que l’animal
nous précède, que « des bêtes de différentes espèces sont par
avance là dans le monde qui est pour nous », il cherche à montrer
que l’animal a « un style ontologique du monde et de l’expérience du
monde ». Autrement dit : l’animal « constitue » un monde. Aussi
bien, « constituer » un animal pour l’homme, c’est indirectement
(re)constituer son monde. Mais cette transitivité ne va pas de soi car
comment entrer dans l’intentionnalité de l’animal ? Le monde que
l’homme et l’animal partagent est-il bien le même ? « Les bêtes ne
savent-elles rien du monde environnant que nous leur attribuons
dans l’empathie naïve ? ».
Rien de plus difficile pour une philosophie qui part du sujet, ce que
Husserl appelle une « egologie transcendantale », que de penser
l’intentionnalité de l’animal à partir de celle de l’homme. Déjà dans
une conférence faite à Paris en 1929 publiée sous le titre
Méditations cartésiennes, Husserl concédait : « Au point de vue de
la constitution, l’homme représente par rapport à la bête le cas
normal […] les bêtes sont essentiellement constituées comme
« variantes » anormales (ou anomales, sans loi) de mon humanité »
(§ 55). C’est en faisant « varier » l’humanité que l’animal apparaît
comme sujet intentionnel. Méthode privative qui consiste à
retrancher certaines « couches psychiques » (Seelenschichten) pour
atteindre un socle commun entre l’homme et l’animal. Mais alors
celui-ci se trouve associé aux formes inachevées, éloignées ou
corrompues de l’humain adulte : le nourrisson, le primitif, le malade
mental ou le vieillard.
Il y a pour Husserl une gradation de la conscience intentionnelle
qui va de l’animal à l’homme héritier de la conscience européenne
fondée par la philosophie grecque : « De même que l’homme et le
Papou lui-même représentent un nouveau degré dans l’animalité,
précisément celui qui s’oppose à la bête, de même la raison
philosophique représente un nouveau degré dans l’humanité et dans
la raison », écrit-il dans La Crise de la conscience européenne. Nul
racisme ici car Husserl dit bien qu’« il n’y a pas de zoologie des
peuples ». Seulement « à chaque humanité appartient son monde ».
Q u’en est-il alors du monde de l’animal ?
Husserl est bien obligé de reconnaître que les bêtes, comme
nous, appréhendent un monde qui les environne : « leur vie de
conscience comprise de façon purement animale est centrée ». Mais
« nous ne possédons aucun terme approprié » pour désigner leur
rapport au monde. Force est d’admettre que « la bête a son monde
environnant fini, son mode d’horizon mondain en raison de son
genre psychique, à partir de sa façon d’apercevoir, de ses fonctions
constitutives, et sa façon n’est pas la nôtre, notre monde environnant
même considéré très étroitement, n’est pas celui du coléoptère, de
l’abeille, du pigeon, ni non plus celui de l’animal domestique ».
En conférant aux bêtes et à tout vivant une capacité intentionnelle
telle qu’ils peuvent percevoir et constituer un monde, autrement dit
en leur attribuant un pouvoir de transcendantalité, Husserl donne
aux animaux un statut inédit dans l’histoire de la philosophie (que
seul Leibniz avait approché). Toutefois ce pouvoir reste limité :
l’animal ne peut unifier dans le temps son expérience, il ne peut se
projeter dans les générations futures de son espèce, il unifie peu les
choses de sorte que sa « conscience n’atteint pas la connaissance
d’un monde comprenant des choses subsistantes et persistant dans
le temps ». L’intentionnalité des bêtes reste purement pulsionnelle.
On le voit, le problème que Husserl rencontre reste
méthodologique. « Nous trouvons les bêtes dans notre monde grâce
à une empathie qui est une modification assimilatrice de l’empathie
entre les hommes ». Cette méthode, par « interprétation
analogisante » a pour effet de rapprocher l’animal de l’homme. Rien
d’étonnant donc à ce que Husserl puisse écrire : « Mais les animaux
domestiques ? Ne sont-ils pas vraiment analogues aux hommes,
n’ont-ils déjà pas vraiment une personnalité humaine quoique très
inférieure ? ». Mais comment échapper à l’anthropomorphisme dès
lors qu’on part du postulat d’une conscience animale constitutrice ?
Husserl semble s’être confronté à cette objection davantage en
l’interrogeant qu’en y répondant. Pourtant, il faut bien lui reconnaître
un double mérite. D’abord celui d’avoir ouvert par ses recherches la
possibilité de penser une appréhension de l’altérité qui dépasse les
limites de notre propre espèce, une intersubjectivité interspécifique.
Ensuite d’avoir suggéré que notre propre appréhension du monde
doit passer par une meilleure connaissance de ce que l’animal
comprend de son monde à lui : nous avons « la tâche de
comprendre la vie psychique des bêtes, de la conduire à une
expérience de plus en plus complète » car sinon notre
environnement aurait des « indéterminations essentielles » : nous
resterions enfermés dans notre monde ambiant comme n’importe
quel autre animal ce qui signerait l’échec de la raison humaine à
appréhender le monde commun que nous avons en partage avec
l’animal.

B. Heidegger et l’animal « pauvre en monde »


Disciple de Husserl, Heidegger (1889-1976) défend à l’égard de
l’animal une thèse radicalement opposée à celle de son maître
auquel il reproche de céder à l’anthropomorphisme. Dans son cours
des années 1929-1930, publié sous le titre Les concepts
fondamentaux de la métaphysique : monde, finitude, solitude, il
éloigne le plus possible l’homme de l’animal tout en actant sa
présence dans notre monde. Méthodologiquement, il part des
animaux les moins semblables à nous, les moins familiers afin de
couper court à toute empathie analogisante. Ainsi alors que Husserl
affirmait qu’il faut commencer par étudier « des bêtes qui,
analogiquement, sont plus près de nous, les mammifères dont la
corporéité comme chair nous est plus apparentée », Heidegger au
contraire écarte d’emblée les animaux qui « affichent une
correspondance apparemment fidèle à notre comportement » pour
privilégier les animaux dits inférieurs (comme les abeilles et les
mouches) et pour lesquels l’existence d’une vie de conscience paraît
douteuse. Cette méthode permet à Heidegger d’aboutir à la thèse
différenciante et séparatrice selon laquelle « la pierre est sans
monde (w eltlos) », « l’animal est pauvre en monde (w eltarm) »,
« l’homme est configurateur du monde (w eltbildend) » (§ 42).
L’animal se distingue de la pierre en ce que celle-ci est sans rapport
perceptif au monde. Il n’en reste pas moins que la liaison de l’animal
au monde est limitée : « Q uand nous disons que le lézard est
allongé sur la roche, nous devrions raturer le mot « roche » pour
indiquer que ce sur quoi le lézard est allongé lui est certes donné
d’une façon ou d’une autre mais n’est pas reconnu comme roche »
(§ 47), de même que le soleil n’est pas reconnu par le lézard comme
soleil. La pauvreté que l’animal entretient avec le monde relève de la
« privation » (et non de la négation comme c’est le cas pour la
pierre). De quoi est-il privé ? De « l’ouverture » au monde. Celle-ci
lui a été fermé par l’instinct, qui a fait de son monde un milieu.
Proche de von Uexkü ll dont il a lu les travaux, Heidegger lui reprend
l’idée de milieu (Umw elt), mais lui préférera ultérieurement celle
d’environnement (Umgebung) comme monde clos, comme espace
de satisfaction et d’accomplissement. Paradoxalement, cette
privation est donc en un sens aussi pour le vivant non humain
quelque chose de possiblement positif. Heidegger avance même
l’hypothèse que c’est peut-être seulement pour l’homme que le
monde animal apparaît comme enfermé : « la vie est un domaine qui
a une richesse d’ouverture telle que le monde humain ne la connaît
peut-être pas du tout ». Il n’en reste pas moins que l’animal semble
« accaparé » à la fois par son instinct et par son milieu. La pauvreté
de son rapport au monde le contraint à rester dans un état
d’empêchement, d’obnubilation, d’hébétude (Benommenheit).
Heidegger reste donc dans cette étude de l’animal fidèle à ce qu’il
affirmait dès le début de son maître livre : Etre et temps (1927) :
l’animal n’est pas un Dasein, mais un être « simplement vivant » (nur
lebend), il vit mais n’existe pas, car il n’est « rien de plus que vie ».
Dans Concepts fondamentaux de métaphysique, Heidegger prend
l’exemple d’un chien : « il fait partie de la maison » (ce pour quoi il
est appelé animal domestique : Haustier), certes différemment des
meubles ou du toit, mais constater qu’il « est couché sous la table »,
qu’il « monte l’escalier avec nous », n’autorise pas à dire qu’il nous
accompagne réellement. Privé de parole, l’animal est pour
Heidegger aussi privé de regard car « jamais l’animal dans son
prétendu regard ne se porte lui-même à l’émergence en découvrant
en même temps que lui un étant » (Parménides). Il voit, est aux
aguets, fixe et pourtant il ne regarde jamais. Q uant au singe,
Heidegger soutient dans Qu’appelle-t-on penser ? qu’il ne possède
pas de main (mais seulement un organe de préhension) car « seul
un être qui parle peut avoir des mains », en tant que la main offre et
reçoit, communique. Enfin Heidegger ajoute que l’animal périt mais
ne meurt pas. Alors qu’« une pierre ne peut pas être morte parce
qu’elle ne vit pas », on pourrait croire que l’animal « meurt », mais
en réalité il finit seulement de vivre (verenden), sans mourir
(sterben). L’animal appartient à la terre et non pas aux mortels car
pour Heidegger les mortels sont les hommes en tant qu’ils savent
qu’ils meurent et qu’ils déploient leur existence par rapport à ce
savoir.
Bref l’altérité des bêtes est irréductible : « l’animal est séparé par
un abîme de notre essence ek-sistante ». Son étrangeté est même
si absolue, si radicalement incompréhensible, qu’on pourrait le
redéfinir comme celui avec qui tout « être avec » (Mitsein) est
rigoureusement impossible.

C. Merleau-Ponty et l’ouverture à l’animalité


Phénoménologue de la perception, penseur anti-cartésien,
Merleau-Ponty (1908-1961) est de tous les philosophes attachés à la
méthode phénoménologique celui qui approfondit le plus l’hypothèse
husserlienne d’un monde commun entre l’homme et l’animal. Dans
ses Causeries (1948), après avoir rappelé que depuis Descartes
nous n’appréhendons le monde que par le biais du regard d’« un
homme accompli, voué à être « maître et possesseur de la
nature » », Merleau-Ponty se félicite que la pensée moderne
(l’éthologie en particulier) permette de ne plus concevoir le monde
comme seulement « prédestiné aux entreprises de notre
connaissance et de notre action ». Désormais en effet, il convient de
reconnaître que « certains de ces fragments de matière que nous
appelons des vivants se mettent à dessiner dans leur entourage et
par leurs gestes ou leur comportement une vue des choses qui est
la leur et qui nous apparaîtra si seulement nous nous prêtons au
spectacle de l’animalité, nous coexistons avec l’animalité au lieu de
lui refuser témérairement toute espèce d’intériorité ». Contre
Heidegger, il convient de dire que l’animal ne fait pas que vivre : il
existe. Et pour savoir comment il existe, il ne s’agit plus, comme le
préconisait Husserl, de faire seulement « varier » notre humanité
mais de s’en tenir à une rigoureuse empathie en partant du monde
commun que nous tissons avec l’animal : « toute zoologie suppose
de notre part une Einfü hlung méthodique du comportement animal,
avec participation de l’animal à notre vie perceptive et participation
de notre vie perceptive à l’animalité ».
Le projet de Merleau-Ponty est, on le voit, particulièrement
ambitieux : il cherche à penser l’animal à partir d’une vision pré-
rationnelle du monde. Il s’agit de remonter à un âge de communion
avec l’animalité en se rappelant que « la vie animale joue un rôle
immense dans les rêveries des primitifs comme dans celles de notre
vie cachée. Freud a montré que la mythologie animale des primitifs
est recréée dans chaque jeune enfant à chaque génération ». Mais
cette attitude n’en est pas moins savante. S’appuyant notamment
sur les travaux d’Adolf Portmann, professeur de zoologie à Bâle,
auteur de La Forme animale (1961), livre dans lequel était démontré
que les taches, marbrures, zébrures du pelage des mammifères ou
la variété des plumages des oiseaux ne sont pas purement
ornementales mais riches de sens, Merleau-Ponty veut montrer que
la vie n’est pas une lutte contre la mort mais une « puissance
d’inventer du visible ». Dans La Nature (titre donné aux cours
dispensés par Merleau-Ponty au Collège de France en 1957 et
1958), il affirme que « ce que montre l’animal, ce n’est pas une
utilité, c’est plutôt quelque chose qui correspond à notre vie
onirique » : une manière de voir plutôt que de faire. Mais aussi une
manière d’être vu, de manifester un style. Les animaux d’une même
espèce se perçoivent en effet mutuellement, fonctionnent bien
souvent par mimétisme : « il y a un rapport spéculaire entre les
animaux, chacun est le miroir de l’autre […] ce qui existe, ce ne sont
pas des animaux séparés, c’est une inter-animalité ». Leur monde
est donc bien spécifique au sens strict et c’est pourquoi il convient
de donner « une valeur ontologique à la notion d’espèce » :
« L’espèce, c’est ce que l’animal a à être, non pas au sens de
puissance d’être, mais au sens d’une pente sur laquelle tous les
animaux de la même espèce sont placés ». La mécanique de
l’instinct ne se comprend d’ailleurs que sur fond de cette relation
spécifique au milieu de vie de l’animal : l’instinct est « à la fois une
inertie et une conduite hallucinatoire, onirique, capable de faire un
monde et de s’accrocher à n’importe quel objet du monde ».
Cependant « ces objets ne sont pas choisis par la Nature : il y a une
marge à l’intérieur de laquelle le choix de l’objet est libre ». Au sein
d’une espèce, certains animaux peuvent ainsi adopter des
comportements singuliers comme ce choucas observé par Lorenz
qui préférait la compagnie d’un corbeau à celle de ses congénères.
Mais cette déviance tend à se fixer : « L’oie qui a appris à suivre un
homme suivra tous les hommes ».
L’animal est donc capable de comportement culturel, ou du moins
de manifester l’existence d’une pré-culture, comme l’avait vu von
Uexkü ll et comme le rediront Lorenz (en étudiant le narcissisme
animal) et Portmann (en se penchant sur l’esthétique animale). Ce
constat le rapproche un peu plus du monde de l’homme. Mais doit-
on en déduire que l’étude de l’animalité vise ici à abolir la distance
entre l’homme et l’animal ? Sans doute pas car Merleau-Ponty
affirme que « L’homme ne peut jamais être un animal », phrase que
l’on retrouve dans La Structure du comportement et dans le cours du
Collège de France de 1960 consacré au « corps humain ». Ce qu’il a
voulu montrer, c’est bien plutôt que la Nature peut contenir la
simultanéité des ouvertures des vivants, que les espèces ne doivent
pas être « superposées » mais pensées « latéralement », sans que
cela n’efface leurs différences. C’est dans l’interconnexion de leur
monde spécifique que l’homme et l’animal, par un « regard
étranger » (Le visible et l’invisible) qui leur permet de se voir du
dehors, peuvent se reconnaître dans leur singularité.
VII. Les approches morales de l’animal
Observant que certains vivants non-humains manifestent des
attitudes empathiques, l’éthologie a mené des recherches sur la
possibilité de l’existence d’un sens moral chez les animaux. Mais
l’expérimentation est ici délicate. Par exemple, les travaux entrepris
en 1962 par le psychiatre américain J.H. Masserman et ses
collègues pour prouver le comportement altruiste des macaques
sont pour le moins problématiques : il montrait que ceux-ci
préféraient être affamés que d’obtenir de la nourriture en infligeant
indirectement des décharges électriques à leurs congénères. On
abordera donc ici la question éthique en privilégiant la morale non
pas des animaux, sujette à caution, mais pour les animaux.
Comment les morales classiques et contemporaines acceptent ou
refusent d’intégrer l’animal à la communauté morale des hommes ?
Peut-on considérer l’animal comme une personne morale sans le
dénaturer ou sans nous déshumaniser ?

A. La valeur pédagogique de l’animal


1. La Fontaine, moraliste animalier
Nul plus que La Fontaine (1621-1695) n’a utilisé le monde animal
pour dénoncer les vices de ses contemporains et leur enseigner la
vertu. Il y a bien des raisons à cela et d’abord conjoncturelles : Son
père, maître des Eaux et Forêts et capitaine des chasses du duché
de Château-Thierry, l’éleva à la campagne, lieu propice à
l’observation des animaux. Monté à Paris, La Fontaine, reconnu
pour son talent littéraire, dédie son premier recueil de fables (paru
en 1668) au Dauphin, le frère ainé de Louis X IV, qui n’a alors que
7 ans. Le projet a une dimension pédagogique comme en témoigne
un passage de la fable X V intitulée « Le lion et le chasseur » : « Ces
fables ne sont pas ce qu’elles semblent être. Le plus simple Animal
nous y tient lieu de Maître. Une morale nue apporte de l’ennui ; le
conte fait passer le précepte avec lui. En ces sortes de Feintes, il
faut instruire et plaire ». Il s’agit d’apprendre en s’amusant. Dans la
première préface du recueil, La Fontaine précise le lien qui permet
de justifier un enseignement moral par analogie : « Les propriétés
des animaux et leurs divers caractères y sont exprimés ; par
conséquent les nôtres aussi, puisque nous sommes l’abrégé de ce
qu’il y a de bon et de mauvais dans les créatures irraisonnables ».
La seconde préface le dit plus directement : « Je me sers d’animaux
pour instruire les hommes ». C’est que l’animal a l’avantage de
figurer un vice ou une vertu : la cigale est paresseuse, la fourmi
travailleuse. Mettre en scène le monde animalier permet de décliner
les valeurs morales en les confrontant. Le procédé n’est certes pas
nouveau et La Fontaine ne cache pas sa dette à l’égard d’Ésope, de
Babrius et de Phèdre, mais la sagesse qu’il dispense est
renouvelée, adaptée à son temps. Anthropomorphiser l’animal à
l’époque où les cartésiens en font une simple chose mécanique
revient à prendre partie contre la théorie de l’animal-machine. Or
c’est bien la conception que s’en fait La Fontaine comme le prouve
la fable « Les deux rats, le renard et l’œuf » où il confie :
« J’attribuerais à l’animal / Non point une raison selon notre manière,
/ Mais beaucoup plus aussi qu’un aveugle ressort ». Ami de
Gassendi, philosophe épicurien, La Fontaine accorde un esprit à
l’animal. Plus loin dans la même fable, il ajoute : « Je rendrais mon
ouvrage / Capable de sentir, juger, rien davantage ». Pour que la
morale (et la religion) soit sauve, il faut que l’animal soit plus qu’une
chose mais il faut aussi qu’il soit moins qu’un homme : « À l’égard de
nous autres hommes, / Je ferais notre lot infiniment plus fort ».
L’animal n’est jamais pour La Fontaine en lui-même un être moral.
C’est ce qu’illustre la fable « Le Scorpion et la Grenouille » : Un
scorpion demande à une grenouille de l’aider à traverser une rivière
en le prenant sur son dos. D’abord effrayée par son aiguillon
venimeux, la grenouille accepte, puisque la piquer serait aussi fatal
pour son hôte : tous deux se noieraient. Mais lors de la traversée, le
scorpion ne peut s’empêcher de tuer le naïf batracien. Et
La Fontaine de conclure : « Chacun de nous, ici, ne fait qu’exécuter /
Ce pourquoi il est fait, qu’il soit bon ou méchant / Rien ne pourra
changer la nature des gens. En pensant le contraire tu pourrais te
tromper ». Ainsi chez les bêtes toujours l’instinct l’emporte. Et ce qui
est vrai du monde animal est encore plus vérifiable lorsque celui-ci
côtoie le monde des hommes. Dans la fable « L’ours et l’amateur de
jardin », un homme prend en amitié un ours, l’apprivoise et le fait
vivre chez lui mais un beau jour, l’ours, voulant débarrasser son
maître devenu âgé d’une mouche posée sur son nez lors de sa
sieste, prend un pavé, l’écrase sur sa tête et le tue. Leçon de la
fable : « Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami / Mieux vaudrait
un sage ennemi ». Pour La Fontaine, la morale ne vaut qu’entre les
hommes.
2. Nietzsche, un bestiaire antimoraliste ?
Si l’animal peut servir à enseigner la morale, il peut aussi être
instrumentalisé contre elle. Dans l’œuvre de Nietzsche (1844-1900),
les animaux (plus d’une centaine) sont ainsi mis au service d’une
philosophie anti-moraliste. Les bêtes métaphorisées servent à la fois
à annoncer un monde nouveau et à dénoncer la décadence de
l’Occident. C’est que la morale est pour Nietzsche un accident de
l’histoire : voulue par le judéo-christianisme et la philosophie
socratique, elle peut et doit être dépassée.
Rien d’étonnant donc à ce que dans Ainsi parlait Zarathoustra
(1885), Nietzsche retourne le bestiaire chrétien contre lui-même.
Retenons ici quatre animaux : le serpent, l’aigle, l’âne et la vache. Le
serpent rusé (qui a corrompu les premiers hommes et qui symbolise
l’éternel retour parce qu’il vit enroulé sur lui-même) et l’aigle (qui ne
peut manquer de dévorer l’agneau et qui n’a pas de scrupule à se
jeter sur les plus faibles après les avoir longtemps observés, pour
dénoncer leur passivité) sont les acolytes du prophète Z arathoustra,
annonciateur de l’avènement du surhomme. L’âne, sur le dos duquel
Jésus entre à Jérusalem et que l’on retrouve dans la crèche, est
présenté dans le chapitre « la fête de l’âne » – fête qui parodie
l’adoration de Jésus – comme un animal sensuel, figure de
Dionysos, mais aussi comme un animal obstiné qui « très loin peut
porter sa charge » : le fardeau des valeurs chrétiennes. Un statut
particulier doit être donné à la vache (autre compagnon de la crèche
dans sa version mâle : le bœuf). Dans le chapitre « Le mendiant
volontaire », Z arathoustra interrompt une conversation où le
mendiant, pastiche de François d’Assise, s’entretient avec les
vaches non pour leur prêcher la bonne parole mais pour apprendre
d’elle l’art de ruminer, c’est-à-dire de faire constamment retour sur
soi, de méditer longuement dans un présent quasi-immobile. La
vache connaît le bonheur parce qu’elle est amnésique, comme
l’avaient déjà établi les Considérations intempestives (1874) :
À l’homme qui lui demande d’où provient son bonheur, « la bête
voulut répondre et dire : « cela vient de ce que j’oublie chaque fois
ce que j’ai l’intention de répondre. Et tandis qu’elle préparait cette
réponse, elle l’avait déjà oubliée ». Le rejet de tout mémorial sert
l’avènement d’un homme neuf, l’homme du grand midi qui ne traîne
derrière lui aucune ombre, aucun scrupule moral.
Q uant à l’origine philosophique de la morale, elle mérite bien
d’être dénoncée par l’animalisation de son initiateur : Socrate,
homme laid et colérique, qui se comparait lui-même à un taon ou à
un poisson torpille et dont il est dit, dans Le crépuscule des idoles,
qu’il n’a pas été condamné au suicide par les Grecs mais que c’est
lui qui « força Athènes à la ciguë ». Socrate est en effet aux yeux de
Nietzche l’inventeur d’un poison : la « moraline ». Or ce poison est
un venin par lequel les philosophes se sont contaminés de
génération en génération jusqu’à Kant, lui-même piqué « par
Rousseau, cette tarentule morale ». L’araignée incarne le
ressentiment, l’esprit de vengeance des faibles contre les forts
(« vous les prêcheurs d’égalité ! Vous m’êtes des tarentules, et de
secrets vindicatifs ! », s’exclame Z arathoustra) : elle attrape sa proie
dans sa toile (le système de la morale) avant de la dévorer.
Toutefois, le rapport de Nietzsche à l’animal est plus nuancé qu’il n’y
paraît car, sous l’influence de Schopenhauer, il lui arrive d’éprouver
de la compassion pour les bêtes. Celles-ci ne sont-elles pas la
première victime de la férocité des hommes, laquelle est la condition
de la morale ? Comme il l’explique en effet dans La généalogie de la
morale, il faut marquer « au fer rouge » l’homme à qui on veut
donner une mémoire pour qu’il puisse tenir ses promesses.
Moraliser, c’est dresser. Mais le dressage mène à l’annihilation des
forces vitales de l’individu. Déjà dans le Crépuscule des idoles,
Nietzsche écrivait : « Dire que dresser un animal, c’est le « rendre
meilleur », voilà qui sonne à nos oreilles comme une dérision » car,
en voulant dresser la bête brute, « on fait d’elle, par l’effet déprimant
de la peur, par la douleur, par les blessures et par la faim, une bête
maladive ». Transposée à l’homme, cette remarque suggère
qu’enseigner la morale, c’est faire subir à l’homme ce qu’il fait subir
à l’animal : c’est l’affaiblir.
Ainsi la cruauté apparaît comme la condition, cachée parce que
contradictoire, de l’apprentissage de la vertu. Aussi bien la morale
est-elle fondée sur un mensonge : « Cette Circé de l’humanité, la
morale, a radicalement et fondamentalement falsifié toute la
psychologie – elle l’a infectée de morale », lit-on dans Ecce homo. La
convocation de la figure de Circé, la magicienne qui transforme les
compagnons d’Ulysse en cochons, dit combien la morale est pour
Nietzsche un rabaissement, à la fois une animalisation mais aussi
une dénaturation de l’animal, comme si l’homme reproduisait sur lui-
même la douleur qu’il inflige aux bêtes.

B. Animal et déontologie
1. Kant, une morale réservée à l’homme
D’un point de vue déontologique, peut-on imaginer que l’homme
ait vis-à-vis des animaux des devoirs inconditionnels ? Kant (1724-
1804), représentant type d’une morale fondée sur les devoirs, ne le
croit pas. Dès ses Leç ons d’éthique (cours prononcés de 1775 à
1780), il affirme que « les animaux n’ont pas conscience d’eux-
mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d’une fin.
Cette fin est l’homme. Aussi n’a-t-il aucun devoir immédiat envers
eux ». En un sens, bien qu’attaché à fonder la morale sur la seule
raison, Kant ne se départit guère de l’enseignement religieux des
Ecritures : Dans ses Conjectures sur le commencement de l’histoire
humaine (1786), cherchant à rationaliser la Genèse, il soutient que
l’homme prit progressivement « conscience d’un privilège qu’il avait
en raison de sa nature, sur tous les animaux qu’il ne considéra plus
désormais comme ses compagnons dans la création mais comme
des moyens et des instruments dont sa volonté peut disposer en vue
d’atteindre les fins qu’il se propose ». Pour que l’animal puisse être
l’objet de devoirs inconditionnels, il faudrait qu’il soit une fin pour lui-
même, c’est-à-dire qu’il acquiert le statut de personne. Or, selon
Kant, seul l’homme possède ce statut. C’est pourquoi, dans Les
fondements de la métaphysique des mœurs, la troisième et dernière
formulation de l’impératif catégorique, par quoi la conscience morale
du sujet se manifeste à elle-même, ne peut concerner que
l’humanité et non l’animalité : « Agis de telle sorte que tu traites
l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne
d’autrui toujours comme une fin et jamais comme moyen ».
Cependant Kant apporte deux nuances à cet anthropocentrisme qui
exclut l’animal de la sphère de la moralité.
D’une part, tout en affirmant que « l’homme n’a de devoirs
qu’envers l’homme ( envers soi-même ou envers un autre) » (§ 16,
Doctrine de la vertu, 1797), il concède que l’homme a aussi un
devoir indirect vis-à-vis de l’animal mais il insiste sur le fait qu’il ne
doit pas « confondre son devoir en considération ( in Ansehung von)
d’autres êtres avec un devoir envers( an sich) ces êtres » (idem).
L’argument avancé est que certaines pratiques à l’égard des
animaux peuvent nuire à la moralité que les hommes se doivent vis-
à-vis d’eux-mêmes et entre eux : « un traitement violent et en même
temps cruel des animaux est […] intimement opposé au devoir de
l’homme envers lui-même, parce qu’ainsi la sympathie à l’égard de
leurs souffrances se trouve émoussée en l’homme et que cela
affaiblit et peu à peu anéantit une disposition naturelle très profitable
à la moralité dans la relation entre les hommes » (§ 17). Torturer un
animal, c’est nuire au devoir que l’homme se doit à lui-même. Le
respect moral des bêtes a une valeur propédeutique pour l’éthique
déontologique qui reste par ailleurs anthropocentrée.
D’autre part, le dernier Kant, celui de la Critique de la faculté de
juger, modifie l’idée de finalité sur laquelle reposait jusque-là tout
l’argumentaire moral à l’encontre des animaux. Le finalisme observé
dans la nature relève en effet d’un jugement « réfléchissant » et
« subjectif » et non pas « déterminant » et « objectif ». Ceci implique
qu’on ne peut savoir « si les herbes existent pour le bœuf ou le
mouton, et si ce dernier et les autres choses naturelles existent pour
les hommes » (§ 67). Sans jamais donner explicitement à l’animal
une quelconque autonomie, sans jamais adhérer au mot de Goethe
qui voulait que « chaque animal est une fin en soi », Kant semble
ainsi avoir émis l’hypothèse que l’attitude humaine qui consiste à
instrumentaliser les animaux, sans scrupule moral, repose
davantage sur la croyance qu’ils sont destinés à notre usage que sur
la certitude qu’ils vivent réellement pour nous.
2. Schopenhauer et la « zoopathie »
Fondé exclusivement sur la raison dont l’animal est dépourvu, le
déontologisme de Kant limite la morale à la seule humanité et ne fait
donc que transposer dans la philosophie le discours religieux hostile
aux animaux. Or c’est précisément cela que lui reproche
Schopenhauer (1788-1860) qui estime que l’impératif catégorique,
par son intransigeance, est « aussi massif que les tables de pierre
de la loi de Moïse » (De la quadruple racine du principe de raison
suffisante, 1813) : « Kant est tombé dans cette faute […], celle de la
morale chrétienne qui n’a nul égard pour les bêtes » (Le Fondement
de la morale, 1841). Au nom de quoi cependant pourrait-on élargir la
sphère des devoirs humains jusqu’à y intégrer des obligations
inconditionnelles à l’égard des animaux ? La réponse de
Schopenhauer ne peut se comprendre qu’à partir de sa
métaphysique, son pessimisme ontologique et son inspiration
bouddhiste.
Pour Schopenhauer, comme il l’explique dans Le Monde comme
Volonté et comme Représentation (1819), la Nature est purement
phénoménale et animée par un principe aveugle : le Vouloir-Vivre.
L’individu n’est donc qu’une illusion et ce qui l’anime insignifiant.
Cette conviction a une double conséquence sur l’animal. D’une part,
il n’est pas ontologiquement différent de nous : « dans l’homme et la
bête c’est le principal, l’essentiel qui est identique » (Le Fondement
de la morale). D’autre part la différence gnoséologique qui nous
sépare des animaux (Schopenhauer ne nie pas que les bêtes sont
dépourvues de raison) n’est pas un motif suffisant pour les exclure
de la moralité, bien au contraire : ignorants de l’absurdité du monde
dans lequel ils vivent et qu’ils perpétuent en se reproduisant et en se
dévorant pour vivre, il en va du devoir de l’homme d’éprouver pour
eux la plus grande compassion : l’animal souffre parce qu’il ne peut
échapper au cycle infini et sans raison de la vie et de la mort :
« l’obligation pour chacun d’être tour à tour chasseur et gibier,
tumulte, privation, misère et angoisse, cris et hurlements […] tout
cela continuera ainsi, in secula seculorum » (Suppléments X X VIII-
Caractère du Vouloir-Vivre). Il s’agit là d’un devoir dans la mesure où
l’homme est le seul être à pouvoir abolir en lui le Vouloir-Vivre par le
renoncement à la perpétuation, à pouvoir s’affranchir de la
souffrance attachée à l’individualité. Schopenhauer étend la morale
à tout ce qui vit parce que l’idée de personne sur laquelle Kant fait
reposer son déontologisme peut et doit être redéfinie : « Notre vrai
moi ne réside pas dans notre seule personne ; dans le phénomène
que nous sommes, mais bien dans tout ce qui vit » (Le Monde
comme Volonté et comme Représentation, § 66). C’est par ce qu’on
pourrait nommer une « zoopathie », qui n’est qu’une figure de la
compassion universelle, que l’homme sage « ne torturera jamais un
animal ». Pourtant Schopenhauer, dans la note qui suit cette
dernière affirmation, ne va pas jusqu’à interdire au nom de sa
morale, tout usage des animaux, ni même à recommander
l’interdiction de la nourriture carnée : « la souffrance que l’animal
endure en mourant ou en travaillant n’est jamais aussi grande que le
serait celle de l’homme à être privé de la chair ou du travail des
animaux. Par suite, l’homme peut pousser l’affirmation de son
existence jusqu’à nier celle de la bête, et la Volonté de vivre souffre
moins, en somme, par là, que dans le cas contraire » (§ 66, note 1).
La douleur d’existence, si elle est universelle, est graduellement
différente entre les êtres si bien que l’homme qui la connaît mieux se
trouve autorisé à instrumentaliser les animaux pour la subir moins.
Et l’on voit ainsi que ce n’est pas tout à fait sans restriction que
Schopenhauer étend le principe moral de compassion à tous les
êtres vivants.

C. U tilitarisme et libération animale


1. Bentham, un précurseur
L’idée que notre conduite morale à l’égard des animaux doit partir
de la souffrance qu’ils peuvent éprouver a été particulièrement
développée par la pensée utilitariste. Celle-ci ne se fonde pas sur
une métaphysique des devoirs mais sur les conséquences de nos
choix. Pour un utilitariste en effet une action est moralement bonne
si ses conséquences apportent un surplus de plaisir ou de bonheur
aux personnes concernées ; inversement, elle est mauvaise si elle
entraîne de la peine ou de la douleur. Or puisque les animaux
souffrent, il est légitime de les intégrer dans nos considérations
morales. Ainsi pour Bentham (1748-1832), fondateur de l’utilitarisme,
la réflexion éthique est légitimée à remettre en cause la frontière qui
sépare l’homme de l’animal. Comme il l’écrit dans son Introduction
aux principes de morale et de législation (1781) : « Et quel autre
critère devrait marquer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de
raisonner, ou peut-être celle de discourir ? Mais un cheval ou un
chien adultes sont des animaux incomparablement plus rationnels,
et aussi plus causants, qu’un enfant d’un jour, ou d’une semaine, ou
même d’un mois. Mais s’ils ne l’étaient pas, qu’est-ce que cela
changerait ? La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ? ni :
Peuvent-ils parler ? mais : Peuvent-ils souffrir ? » (chapitre 17, note
b).
À ce principe qui oblige à tenir compte de la souffrance animale
dans le calcul des effets de notre action s’ajoute un argument
conjoncturel : le Code Noir, ordonnance sur le traitement des
esclaves dans les colonies, promulgué par Louis X IV en 1685, que
les philosophes des Lumières critiquaient avec véhémence ce qui
avait conduit les révolutionnaires à abolir l’esclavage, suggère à
Bentham un raisonnement analogique favorable aux animaux :
« Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale
acquerra ces droits qui n’auraient jamais pu être refusés à ses
membres autrement que par la main de la tyrannie. Les Français ont
déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison
pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un
bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes,
la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des
raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à
ce même sort » (idem).
On remarquera enfin que soucieux de cohérence, Bentham
aborde aussi de manière positive la sensibilité animale : s’ils peuvent
souffrir, ils peuvent également éprouver du plaisir : « Q uels sont les
autres agents qui, tout en étant sous l’influence de la direction
humaine, sont susceptibles de bonheur ? Ils sont de deux sortes :
1. Les autres êtres humains que l’on appelle des personnes, 2. Les
autres animaux qui, parce que leurs intérêts ont été négligés par
l’insensibilité des anciens juristes, sont dégradés au rang de
choses ». La philosophie utilitariste découvre ici un autre enjeu d’une
morale favorable aux animaux : promouvoir leur bien-être.
2. Singer et la morale antispeciste
L’un des défenseurs les plus cohérents de l’intégration des
animaux dans la communauté morale est certainement le philosophe
utilitariste australien Peter Singer (né en 1946), auteur de
La libération animale (1975), chantre de l’antispécisme et du
végétarisme.
L’antispécisme repose sur l’idée que l’espèce à laquelle appartient
un animal n’est pas un critère pertinent pour décider de la manière
dont on doit le traiter et de la considération morale qu’on doit lui
accorder. D’un point de vue éthique, ce qui compte pour un être,
c’est ce qu’il éprouve et non sa classe d’appartenance. Le
fondement de l’antispécisme repose donc sur l’extension du refus de
toute discrimination ontologique : « Je soutiens qu’il ne peut y avoir
aucune raison – hormis le désir égoïste de préserver les privilèges
du groupe exploiteur – de refuser d’étendre le principe fondamental
d’égalité de considération des intérêts aux membres des autres
espèces ». Cet argument inscrit bel et bien Singer dans l’héritage de
Bentham : le titre même de son livre reprend d’ailleurs l’argument
analogique de l’abolition de l’esclavage auquel il associe, dans le
contexte des années 1970, celui de l’analogie avec la décolonisation
et avec la libération des femmes : « l’élément fondamental – la prise
en compte des intérêts de l’être, quels que puissent être ces intérêts
– doit, suivant le principe d’égalité, être étendu à tous les êtres, noirs
ou blancs, masculins ou féminins, humains ou non ». Il s’agit de
dénoncer selon un même principe : le racisme, le sexisme et le
spécisme. Mais l’utilitarisme des préférences (ou des intérêts), que
Singer hérite de son maître, le philosophe Richard Hare, et qu’il
applique à l’animal (car tout être a « au minimum un intérêt à ne pas
souffrir ») n’est pas qu’un outil théorique. Il doit avoir une incidence
pratique sur nos conduites, en particulier le végétarisme.
En effet si l’animal souffre, il est inconséquent de le tuer pour le
manger parce qu’il n’y a pas de méthode totalement indolore pour le
conduire à la mort et surtout parce que le tuer implique de déroger
au principe de la considération des intérêts, son intérêt étant de
vivre. Or constate Singer, « parmi ceux qui acceptèrent l’erreur
fondamentale selon laquelle nous devons tuer pour vivre, on trouve
encore Arthur Schopenhauer […]. Même Bentham, qui formula si
nettement la nécessité d’étendre les droits aux non-humains, flancha
sur ce point ». Pourquoi ? Parce que « nos habitudes alimentaires
nous sont chères et nous n’en changeons pas facilement. Nous
avons un intérêt puissant à nous convaincre nous-mêmes de ce que
notre préoccupation pour les autres animaux n’exige pas que nous
cessions de les manger. Q uiconque est accoutumé à manger un
certain animal ne peut être complètement objectif quand il juge si les
conditions dans lesquelles cet animal est élevé le font souffrir ».
Autrement dit : « les attitudes morales du passé sont trop
profondément ancrées dans notre pensée et dans nos pratiques
pour se laisser renverser par un simple changement dans la
connaissance que nous avons de nous-mêmes et des autres
animaux ». On observe en effet que dès qu’il y a conflit d’intérêts
entre l’homme et l’animal, l’homme abandonne bien vite ses
spéculations théoriques, même les plus bienveillantes, au détriment
de l’animal. Si tel n’était pas le cas, « le conflit entre une vie de
souffrance pour un animal non humain et la préférence
gastronomique d’un être humain » tournerait en faveur de l’animal.
Q uelle sera alors la bonne méthode pour servir une morale
favorable aux animaux ? Informer, alerter, répond Singer.
Comment ? En multipliant les exemples, photos à l’appui, de la
souffrance des bêtes. Singer donne ainsi à voir dans La libération
animale les mutilations, l’enfermement, la détresse physique et
psychologique extrême, subis par les animaux de laboratoire ou de
ferme. Il montre que la misère animale est la situation générale et
non le résultat d’actes de cruauté exceptionnels ou de
l’incompétence particulière de tel ou tel opérateur. Notre société est
organisée de telle sorte qu’elle impose le pire aux animaux tout en le
masquant : « Nous achetons nos viandes et volailles emballées bien
proprement sous plastique. Elles saignent à peine. Rien n’incite à
faire le rapprochement entre ces articles emballés et un animal
vivant qui respire, marche, souffre ». Singer promeut une morale
appliquée qui passe de l’information à la prescription : « Le
végétarisme est une forme de boycott ». C’est une manière indirecte
de favoriser la libération animale car « tant que nous ne boycottons
pas la viande, ainsi que tous les autres produits de l’élevage
industriel, chacun de nous, individuellement, contribue à la
perpétuation, à la prospérité et à la croissance de l’élevage industriel
et de toutes les autres pratiques cruelles qui sont utilisées pour
élever les animaux pour la nourriture ».Voulant agir sur les
mentalités, Singer multiplie les prises de position susceptibles de
servir une prise de conscience collective sur la maltraitance subie
par les animaux en dénonçant les pratiques spécistes. De fait, la
sensibilisation à la détresse animale obtient des résultats
indéniables. Prenons l’exemple du « Test de Draiz » décrit et
dénoncé par Singer dans L’égalité animale expliquée aux humain-es
(1985) ; ce test est communément utilisé par les fabricants de
cosmétiques : « Vous prenez six lapins albinos ; vous saisissez
chacun d’eux fermement d’une main, et de l’autre, vous tirez sur la
paupière inférieure d’un oeil de façon à l’écarter du globe oculaire et
à former ainsi entre les deux une sorte de cuvette. Dans cette
cuvette, vous placez avec une pipette quelques gouttes de n’importe
quelle substance à tester. Enfin, vous tenez les deux paupières
fermées pendant une seconde et vous relâchez. Vous revenez le
lendemain pour noter si les paupières sont tuméfiées, si l’iris est
enflammé, si la cornée est ulcérée et si le lapin est devenu aveugle
de cet œil ». Or ce test a été aujourd’hui abandonné sous la
pression des mouvements antispécistes. Du point de vue de la
morale utilitariste, il est en effet indéfendable car il ne sert que des
intérêts esthétiques et lucratifs qui, dans un calcul utilitariste, ne
peuvent prévaloir sur les intérêts vitaux de l’animal. La morale
antispéciste se veut ainsi militante et programmatique car pour
Singer « la lutte pour l’extension de la sphère de préoccupation
morale aux animaux non humains » ne fait que commencer.

D. Animal et éthique appliquée


1. L’éthique animale du care
Parmi les nouvelles éthiques, celle dite du « care » (du soin),
initiée par la pensée féministe des années soixante-dix met l’accent
sur l’empathie, la sensibilité à la vulnérabilité et la sollicitude pour
autrui comme fondements de la morale. Rien d’étonnant donc à ce
que l’éthique du care se soit soucié de l’animal, compte tenu de la
souffrance qu’il est toujours susceptible de subir. Parmi les
représentants de ce courant éthique, le philosophe américain Brian
Luke, dans « Justice, Sollicitude et libération animale » (article paru
en 1996 dans l’ouvrage collectif Beyond Animal Rights) observe que
le rapport empathique que l’homme éprouve à l’égard de l’animal est
spontané : « Le fait de voir ou d’entendre comment on abuse des
animaux suscite une réaction immédiate de rejet et, fondés sur cette
réaction, un jugement moral et une décision d’agir ». Ce serait donc
naturellement que l’homme se soucie des animaux. Pour étayer sa
thèse Brian Luke avance trois arguments. D’abord l’intégration des
animaux domestiques dans le cercle familial serait une preuve du
lien naturel que les hommes entretiennent avec les animaux. En
outre la zoothérapie prouve que l’animal peut servir à soigner
l’homme en détresse. L’empathie serait réciproque et pour cette
raison curative. Enfin certains mouvements collectifs spontanés
comme le sauvetage des baleines montrent que les groupes
humains peuvent éprouver un très vif sentiment de sollicitude à
l’égard d’un animal individualisé qui acquiert par là le statut d’une
personne. L’éthique animale du care prétend ainsi rappeler que la
désaffection pour le monde animal est une déviance culturelle car
« la disposition à se soucier des animaux n’est pas la lubie d’un petit
nombre, sur laquelle on ne saurait compter, mais, plutôt, l’état
normal des humains en général ». Il faut donc dénoncer les
institutions qui nous désensibilisent et cherchent à détruire en nous
le rapport « naturel, normal et sain » que nous entretenons avec
l’animal.
2. Dagognet et le clonage comme problème bioéthique
Mangé, maltraité, l’animal subit aussi une autre forme de
discrimination par laquelle l’homme exerce sa toute puissance sur
lui : il est modifié, dénaturé non par domestication mais par mutation
artificielle, cible d’une zootechnie toujours plus performante. En quoi
cela peut-il paraître moralement scandaleux ? Retenons ici le cas du
clonage. On peut s’appuyer sur les travaux de François Dagognet
(1924-2015), et en particulier sur le chapitre consacré à la bioéthique
dans Le vivant (1988), pour dégager des principes moraux simples à
l’encontre du clonage. « Il importe, rappelle Dagognet, de distinguer
deux moments : celui de la reproduction et celui du fonctionnement
(la production). Dans le métabolisme, l’organisme assure, en effet,
stabilité et identité mais dans la procréation, il s’emploie à
recombiner les caractères ancestraux, afin d’atteindre à un chiffre
inconnu ». Le clonage confond donc deux logiques : « il vise encore
la maintenance, dans le moment où il faut se rénover par le
brassage patrimonial, ce qui conduit à l’appauvrissement du vivant
enfermé dans la seule répétition ». L’animal cloné est mis ainsi au
service d’une mécompréhension de la vie, transformé en cobaye
d’un rêve qui rapproche l’homme de Méphistophélès. Il devient, bien
malgré, lui l’instrument du « narcissisme d’un sujet qui se réitère et
se perpétue sans limites ». Respecter l’animal, c’est aussi s’interdire
de le soustraire à la dynamique différenciante du vivant.
VIII. La question j uridique
La sensibilité morale au sort des animaux ne pouvait pas laisser le
droit indifférent. La mutation très récente du droit à leur égard est
d’ailleurs l’un des signes les plus explicites de la prise de conscience
de l’injustice qu’ils subissent encore aujourd’hui. Mais octroyer des
droits aux animaux ne va pas de soi. Cela passe par une définition
juridique de ce qu’ils sont. Or cette définition leur a longtemps été
préjudiciable. Alors que la tradition philosophique a eu tendance à
définir l’animal, négativement, en lui ôtant les prétendues
caractéristiques exclusives de l’homme, le droit de son côté a voulu
d’abord voir en lui un bien de propriété, le Code civil conférant à
l’homme un droit presque absolu de vie et de mort sur tous les
animaux. Mais de même que les nouvelles philosophies morales ont
permis une approche plus empathique de l’animal, de même le droit,
par l’article 515-14 du Code civil pose désormais (depuis 2015) que
« les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité » bien que,
« sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis
au régime des biens ». Souffrance reconnue mais domination
légitimée donnent aujourd’hui à l’animal un statut juridique bancal.
Comment penser cette ambivalence ? Q uels droits donner aux
animaux et aux hommes vis-à-vis d’eux ?

A. U n droit d’abord hostile


C’est sans doute sous l’influence des croyances religieuses que
l’animal a d’abord été l’objet d’un double statut juridique peu
enviable : celui d’être sacrifiable ou justiciable pour les délits, crimes
ou dommages qu’il peut commettre à l’encontre des hommes ou de
leurs biens. Laissons l’étude du sacrifice à l’approche religieuse de
l’animal et attardons nous sur le paradoxe qui veut que la bête soit à
la fois considérée comme une simple chose et puisse être poursuivie
en justice. Car de fait, au Moyen Âge les procès d’animaux étaient
fréquents : le premier recensé en France date de 1226 où à
Fontenay-aux-Roses on condamna un porc à être brûlé vif pour
avoir dévoré un enfant. Parfois pourtant, comme le remarque Luc
Ferry dans Le nouvel ordre écologique, le juge épiscopal rendait un
arrêt favorable aux animaux. Ainsi, en Suisse au e siècle, des

larves destructrices des cultures furent-elles jugées innocentes et


transférées en forêt parce qu’elles avaient « droit de vivre ». Mais la
plupart du temps, les procès d’animaux leur étaient fatals, la peine la
moins sévère étant sans doute pour eux l’excommunication, peine
prononcée par exemple à Marseille contre des dauphins accusés
d’encombrer le port ! Pourquoi de tels procès ? Par tradition d’abord.
Les juges se référaient en effet à un passage de l’Ancien Testament
qui stipule que « Si un bœuf encorne un homme ou une femme et
cause sa mort, le bœuf sera lapidé et l’on n’en mangera pas la
viande » (Exode 21, 28). Mais aussi par principe : on soumettait à
l’action de la justice tous les faits condamnables de quelque être
qu’ils fussent émanés, et donc même des animaux.
La disparition progressive de ces procès avec la chute de l’Ancien
Régime laissa place à une autre vision juridique de l’animal mais qui
lui demeurait relativement hostile, particulièrement en France où le
rationalisme cartésien avait accrédité la chosification de l’animal. De
fait, la première édition du Code civil, influencée par le droit romain,
a été promue en 1804, époque où la France était un pays largement
agricole et où les bêtes étaient considérées comme des ressources
appartenant aux éleveurs. Rien d’étonnant donc à ce que le Code
Napoléon range les animaux dans la catégorie des « biens
meubles » ( article 5 2 8 ) , au même titre que les tables ou les chaises,
pouvant devenir des « biens immeubles par destination » (comme
les ruches à miel, les pigeons des colombiers ou toutes les bêtes
attachées au fonds parce qu’utiles à la culture). C’est dire que
l’animal a avant tout été considéré comme objet de propriété. Le
seul progrès notable est alors que la responsabilité des délits,
crimes et dommages incombe au propriétaire : « Le propriétaire d’un
animal ou celui qui s’en sert, pendant qu’il est à son usage, est
responsable du dommage que l’animal a causé, soit que l’animal fût
sous sa garde, soit qu’il fût égaré ou échappé » (article 1385). Mais
on notera que, jusqu’à une date récente, le propriétaire peut
maltraiter l’animal du moment qu’il ne le fait pas publiquement.
L’hostilité du droit à l’égard de l’animal a donc une double origine,
judéo-chrétienne et romaine (en tant que celle-ci inspire le Code
Napoléon). Elle assume son héritage comme on le voit dans
certaines pratiques. Par exemple la corrida ou les combats
d’animaux. Ces pratiques sont considérées comme licites dans la
mesure où elles se rattachent à une « tradition locale
ininterrompue » (article 521-1 du Code pénal). L’animal se trouve ici
victime du droit coutumier qui est considéré comme une source
légitime du droit (l’usage devient coutume lorsqu’il est perçu par
ceux qui s’en réclament comme obligatoire ; et il acquiert cette
qualité par la répétition).
Serait-il alors nécessaire de rompre avec le passé pour faire
justice à l’animal ?

B. Le droit des animaux : un extrémisme ?


Pour échapper à l’hétéronomie, il est tentant d’adopter sur l’animal
une position d’inspiration kantienne (mais non réservée à l’homme)
pour lui octroyer des droits inconditionnels. C’est là l’option choisie
par le philosophe américain Tom Regan (1938-2017) qui, dans son
œuvre majeure : Les droits des animaux (1983), qui sert aujourd’hui
de référence à un grand nombre de juristes, fonde sa philosophie du
droit des animaux sur une distinction conceptuelle subtile entre
« valeur inhérente » et « valeur intrinsèque ». La valeur intrinsèque
est liée aux expériences des individus. C’est elle que privilégient les
utilitaristes comme Singer pour justifier la libération animale. Mais
pour Tom Regan, cette valeur est insuffisante pour fonder le droit
des animaux, parce qu’elle s’accommode d’un calcul sur la douleur
et ne s’y oppose pas de manière absolue. Le droit des animaux doit
donc reposer sur la « valeur inhérente ». Celle-ci permet de définir
les individus comme « sujet-de-vie » et leur confère à ce titre une
valeur absolue quelle que soit leur expérience. Appliquée à l’animal,
cela implique que ses droits ne dépendent pas de sa souffrance ou
de son bien-être mais du simple fait qu’il possède la vie. Mais être
en vie ne suffit pas pour avoir une valeur inhérente (sinon il n’y aurait
pas de distinction entre l’animal et le végétal). Aussi Regan apporte-
t-il une distinction supplémentaire pour éviter toute confusion, celle
entre « agents moraux » et « patients moraux ». Les patients
moraux ne peuvent pas violer des droits. C’est pourquoi lorsque les
animaux commettent des dommages (par exemple quand un loup
mange un agneau ou quand un sanglier ravage des cultures), ils ne
sont pas justiciables parce qu’ils « ne possèdent pas les pré-requis
qui leur permettraient de contrôler leurs propres comportements
d’une manière qui les rendrait moralement responsables de ce qu’ils
sont ». Bien que Regan se défende de cautionner une théorie
paternaliste des droits des animaux, il est clair que sa philosophie
rapproche ici le statut de l’animal du statut du jeune enfant. Tous
deux sont des patients moraux qui doivent être traités moralement
sans qu’on puisse exiger qu’eux-mêmes traitent moralement autrui.
Le droit des animaux est de ce point de vue asymétrique puisque
l’animal n’étant pas un agent moral n’a pas de devoirs vis-à-vis de
l’homme alors que l’homme adulte en a vis-à-vis de lui. Adoptant
une position radicale, Regan déduit des principes de sa philosophie
– et ce en toute cohérence – que les animaux ont un « droit moral
fondamental à un traitement respectueux », qu’ils ne doivent jamais
être traités comme des moyens, des « ressources », et donc que
tout dommage qui leur est infligé est « mauvais » (w rong). Le droit
des animaux implique donc à ses yeux la nécessaire abolition de
toutes les formes d’exploitation animale, qu’il s’agisse de l’élevage
(même « humanisé » – ce qu’on appelle parfois « la viande
heureuse »), de la chasse, de la recherche en laboratoire, des zoos,
des cirques et de tout spectacle animalier. Mais n’y a-t-il pas là une
position extrême ? Peut-on réclamer sans discernement un
végétarisme universel, la prohibition de la chasse des prédateurs
dangereux pour l’homme, l’arrêt de toute expérimentation sur
l’animal dans la recherche de nouvelles thérapies ou encore, par
exemple, l’interdiction des spectacles équestres (comme celui du
Cadre noir de Saumur, inscrit en 2011 par l’UNESCO au patrimoine
culturel immatériel de l’humanité) ? Peut-on donner aux animaux des
droits quasiment équivalents à ceux des droits de l’homme, Regan
n’hésitant pas à affirmer que « les droits des animaux sont une
partie du mouvement des droits de l’homme » ? La conscience ici
hésite …

C. Le droit animalier : un j uste milieu ?


Le droit animalier se distingue du droit des animaux sur deux
points : il se présente moins comme une philosophie que comme un
fait juridique (ce qui fait qu’il s’appuie davantage sur la jurisprudence
et la positivité du droit que sur des principes moraux) ; il ne s’attache
pas seulement au droit des animaux mais aussi au droit contre les
animaux, dans la mesure où ces derniers peuvent nuire à l’homme.
Il offre ainsi une vision plus complète des rapports licites entre
l’homme et l’animal. Mais cette vision reste encore à écrire puisqu’il
n’existe pas à ce jour de Code du droit animalier mais seulement
des articles concernant l’animal dans le Code pénal, dans le Code
civil, dans le Code rural et de la pêche maritime, et enfin dans le
Code de l’environnement.
Sur quoi fonder le droit animalier dès lors qu’on ne s’appuie pas
sur des arguments déontologiques comme le fait Tom Regan pour le
faire ? C’est peut-être Rousseau (1712-1778) qui est ici le plus
éclairant. Contre les jusnaturalistes qui fondent le droit naturel sur la
raison que seul l’homme possède et qui donc pensent, comme
Pufendorf, que « la loi naturelle ne nous ordonne pas de vivre en
société et en amitié avec les bêtes » (Le Droit de la nature et des
gens, 1706), l’auteur du Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les
hommes (1755) repère une continuité entre le droit naturel raisonné
et le droit naturel primitif qui resitue l’homme parmi les animaux.
Lecteur attentif du droit romain, Rousseau s’appuie sur la pensée de
Ulpien (l’un des plus importants jurisconsultes de la fin du er siècle),
pour soutenir l’idée que le droit naturel est celui qu’a enseigné la
Nature à tous les animaux et pas seulement à l’homme. Il y aurait
donc dès l’origine des rapports de droit entre les êtres vivants
sensibles. Mais comment faire de l’animal un sujet de droit conscient
de lui-même et capable de revendiquer ce qui lui revient ? Le
législateur a prévu cette objection en estimant que le fait de ne
pouvoir exprimer ses droits faute de parole et de raison pouvait être
pallier par l’intervention d’un tiers, en l’occurrence : les associations
protectrices des animaux. Depuis février 1994 et l’ajout au code de
procédure pénale de l’article 2-13, ces associations peuvent
d’ailleurs se porter partie civile contre les auteurs de sévices graves
et de cruauté envers les animaux ou d’atteinte à leur vie. Le droit
français entérine ici une dynamique initiée par les Anglais qui furent
les premiers – par réaction des empiristes (Locke en particulier)
contre le cartésianisme – à légiférer pour eux (En 1822 le Martin’s
Act condamne à l’amende voire à deux mois de prison ceux qui
maltraitent le bétail) et à fonder une société protectrice des animaux
en 1824 : la Society for the Prevention of Cruelty to Animals.
Mais le souci du bien-être de l’animal ne saurait prévaloir en toute
circonstance. Car il est évident que l’animal, même domestiqué,
n’est pas toujours fiable. Dans la mesure où il est doté d’une vie
psychique lui permettant de se sentir menacé et de se défendre
avec la dernière énergie, il peut être considéré le cas échéant
comme une « chose » dangereuse. Et ceci est d’autant plus vrai
pour les animaux non « appropriés ». Le droit ne peut ainsi occulter
que les protozoaires peuvent être source de maladie, que le
pullulement des animaux sauvages, comme les sangliers ou les
cerfs, peut ravager les cultures, etc. Le droit animalier reconnaît
ainsi la nécessité d’euthanasier les animaux individuellement
dangereux, d’abattre les animaux malades ou soupçonnés de l’être,
de détruire les animaux nuisibles. Mais le droit animalier tend aussi à
nuancer ses décisions et à tenir compte de l’avis des sociétés
protectrices des animaux. D’où d’ailleurs des débats vifs par
exemple sur la réintroduction de l’ours ou du loup dans des zones
dévolues depuis longtemps au pâturage du bétail. Le droit positif
distingue donc deux types de protection : absolue et relative. La
protection absolue concerne essentiellement les animaux
domestiques et pénalise toute cruauté à leur égard (y compris
psychologique, comme l’abandon). La protection relative prend acte
que l’homme a besoin de se nourrir, de se soigner, de se distraire et
qu’il y a donc conflit d’intérêt pour satisfaire ces différents besoins
avec le droit reconnu à l’animal de ne pas souffrir. Le droit animalier
se donne alors pour tâche de réduire le conflit. Dans le cas de
l’abattage, la loi européenne stipule que l’étourdissement de l’animal
avant sa mise à mort est obligatoire ; dans celui de l’expérimentation
animale, la loi ne l’autorise que si elle est nécessaire sans autre
méthode expérimentale permettant un même niveau d’information ;
dans celui enfin de la chasse, la loi encadre strictement sa pratique
dans l’espace (zones circonscrites) et dans le temps (période
limitée) et tend, par des projets successifs, à bannir les pratiques
jugées archaïques (comme la chasse à courre, à cor et à cri). On le
voit, le droit est aujourd’hui orienté par une prise de conscience
accrue du respect des animaux.
Mais le droit des animaux comme le droit animalier rénové ne
sont-il pas trop « zoocentrés » ? On peut répondre à cette objection
que reconnaître des droits aux bêtes contribue à consolider les
droits humains. « Le fait qu’on se soucie des animaux aujourd’hui
est un signe que l’humanité progresse », affirme le neuropsychiatre
Boris Cyrulnik. Mais on peut aussi estimer, avec le philosophe Jean
François Braunstein, spécialiste d’épistémologie et auteur de
La philosophie devenue folle » (2018) que cette extension va trop
loin et qu’un droit « animalitaire » analogue au droit humanitaire
n’est pas défendable. Appliquer aux animaux le régime octroyé aux
communautés d’immigrants humains, au nom de la « citoyenneté
multiculturelle », comme le souhaitent les professeurs universitaires
canadiens Kymlicka et Donaldson, auteurs de Zoopolis, une théorie
politique des droits des animaux (2016), ou bien accorder aux
animaux sauvages, une « souveraineté » à la manière des nations
souveraines qui s’organisent elles-mêmes, risque de générer des
confusions plus qu’embarrassantes entre le domaine du droit et du
politique.
IX . L’animal politisé
À première vue, l’animal semble exclu de la communauté
politique. Aristote estime en effet que le logos dont les animaux sont
dépourvus est la condition de la citoyenneté : l’homme est un zoon
politikon parce qu’il est d’abord un zoon logikon. La politique passe
par le langage. Mais il soutient aussi que « l’homme est un animal
politique à un plus haut degré que les abeilles et tous les animaux
qui vivent réunis » (Politiques, I, 2), suggérant par là que tous les
animaux ne sont pas apolitiques par nature. Il précise même que
« sont politiques, ceux qui agissent tous en vue d’une œuvre une et
commune, ce que ne font pas tous les animaux grégaires. Tels sont
l’homme, l’abeille, la guêpe, la fourmi, la grue. Et parmi eux, les uns
ont des chefs, les autres n’ont pas de chefs, ainsi la grue et le genre
des abeilles ont un chef, mais les fourmis et une myriade d’autres
n’en ont pas » (Histoire des animaux, I, 20). Il y a là une ambiguïté
qui invite à poser deux questions : le monde des animaux peut-il
inspirer la politique humaine ? Soit que nous imitions certaines de
leurs pratiques soit qu’au contraire nous cherchions à nous en
différencier ? La moralisation de notre rapport aux animaux et
l’extension juridique de leurs droits peut-elle aller jusqu’à générer
une politique animaliste légitime ?

A. Le darw inisme social


1. De Spencer à Spengler
Le darwinisme social peut être brièvement défini comme une
forme de méritocratie biologique. S’inspirant des travaux de Darwin
sur l’évolution du monde animal, cette doctrine, dont le représentant
le plus célèbre dans sa version originelle fut sans doute le
sociologue Herbert Spencer (1820-1903) affirme que la compétition,
la lutte pour la vie, affectent à l’intérieur de l’espèce humaine les
différents groupes sociaux qui la composent (familiaux, ethniques,
étatiques) de telle sorte que des hiérarchies se créent. Celles-ci sont
le résultat d’une sélection sociale (Spencer invente l’expression :
« sélection des plus aptes ») qui permet aux meilleurs de l’emporter.
Or, pour Spencer, tous les groupes sociaux étant en compétition les
uns avec les autres, tout ce qui peut affaiblir un groupe social
bénéficie à ses concurrents. En conséquence, une protection
artificielle des faibles serait un handicap pour le groupe social auquel
ils appartiennent, dans la mesure où cette protection a pour effet
d’alourdir le fonctionnement du groupe et, donc, de le mettre en
position d’infériorité face aux groupes sociaux rivaux. Toutefois, pour
Spencer, cette application des découvertes de Darwin aux groupes
humains avait surtout pour but de justifier la non-intervention de
l’État dans le domaine économique et social, comme il l’explique
dans Le Droit d’ignorer l’État (1850), titre éloquent. Mais le
darwinisme social trouvera d’autres adeptes, qui, achevant de
détourner la pensée de Darwin et même celle de Spencer, s’en
serviront pour justifier, dans le contexte de la colonisation, une
politique raciste et belliciste. Voyons par deux exemples précis
comment la mésinterprétation de l’évolutionnisme darwinien peut
faire de l’animal l’instrument d’un argumentaire discriminatoire.
Premier exemple : celui de la théorie du « criminel né » inventée
par le juriste italien Cesare Lombroso (1835-1909). Selon cette
théorie, il faut distinguer les « criminels occasionnels » qu’on peut
éduquer et donc réinsérer dans la société et les « criminels nés »
dont la propension à la violence reste incorrigible. Ceux-là doivent
être emprisonnés préventivement. Pour justifier sa thèse, Lombroso
explique dans L’homme criminel (1876) que les criminels nés sont,
parmi nous, des régressions de l’évolution. Chez eux les germes du
passé qui sommeillent dans notre hérédité reviennent à la vie : « le
criminel est un sauvage apparu, par atavisme, dans la société
moderne » Or il est possible d’identifier ces criminels en comparant
leur anatomie à celle des animaux : des traits simiesques
(prognathisme, oreilles en forme d’anse, cerveau plus petit, front
bas, silhouette voûtée, bras longs, pied ayant conservé la faculté
préhensile), parfois un visage dissymétrique (évoquant certains
poissons plats qui ont les yeux du même côté), une insensibilité à la
douleur (d’où leur goût du tatouage), un langage souvent argotique
(« ils parlent en sauvage »), une tendance fréquente à l’épilepsie,
tout concourt selon Lombroso à corroborer l’idée que le criminel né
se signale par son apparence bestiale. Postulant que l’animal est
naturellement violent (et même que l’insecte qui dévore une plante
« commet l’équivalent d’un crime »), Lombroso estime que le
criminel né, précisément parce qu’il reste attaché au stade animal de
notre évolution, ne peut pas ne pas tomber dans la violence. D’où, à
ses yeux sa nécessaire incarcération ou sa déportation dans la
colonie que possédait alors l’Italie en Afrique : l’Erythrée. Les idées
de Lombroso s’exportèrent. Elles eurent une influence considérable
sur le système pénal américain au début du e siècle. Avant d’être
abandonnées, elles favorisèrent paradoxalement une politique
éducative progressiste à l’égard des criminels sociaux, jugés
récupérables, contrairement aux criminels-nés dont l’irréductible
animalité nécessitait de lourdes peines.
Deuxième exemple : celui de l’évolution des civilisations. Dans
L’homme et la technique (1931), le civilisationiste allemand Oswald
Spengler (1880-1936), rendu célèbre par la parution au lendemain
de la première guerre mondiale du best-seller Le déclin de
l’O ccident, affine son analyse du sort de la civilisation occidentale
dans une perspective plus globale qui croise à la fois
l’évolutionnisme darwinien et le nietzschéisme. La lutte y est décrite
comme une « » et la vie comme « volonté de
puissance ». Aussi la classification des êtres vivants doit-elle retenir
comme critère celui de la seule puissance. Spengler distingue alors
hiérarchiquement les herbivores et les carnivores : « ’
». Pour les carnivores, le monde est un champ de bataille
car tout prédateur « est l’ennemi de tous ». Dans cette hiérarchie,
l’homme occupe la place dominante grâce à la technique. Mais à la
différence des autres animaux, « l’homme est devenu le créateur de
sa tactique vitale ». Or « ce qui fait sa grandeur, fera aussi sa
perte », prophétise Spengler. Car « la lutte contre la Nature » est
sans espoir. C’est qu’avec la technique se sont développés le
langage, l’action collective et l’art de commander : « les
caractéristiques du libre animal de proie se transmettent, en leurs
traits dominants, de l’individu au peuple organisé ». Avec l’État et la
Civilisation, l’homme se croit invincible. Il ne voit pas que plus il
passe de l’individualité organique au groupe organisé, plus il prépare
« la revanche patiente et profonde de la Nature » avec laquelle il a
cru pouvoir rivaliser : « l’animal de proie qui fit des autres ses
animaux domestiques afin de les exploiter, est devenu son propre
captif ». Dans un esprit très nietzschéen, Spengler annonce la
« dissolution de la culture machiniste » et la revanche des
« faibles ». Non pas celle des animaux contre les hommes mais
celle des hommes esclavagisés et donc animalisés dans les
colonies qui ont désormais accès à la technique. « Pour les « gens
de couleur », la technique n’est rien de plus qu’une arme dans leur
lutte contre la civilisation Faustienne ». Spengler, dont la thèse
n’échappe pas à un certain racisme, estime donc que la lutte pour la
survie est indépassable, y compris à l’échelle des civilisations.
Même politisé, l’homme ne saurait échapper aux lois du monde
animal.
2. De Darw in à Kropotkine
Voyant l’usage qu’on fait de sa théorie, Darwin s’oppose
finalement avec vigueur à l’application « brutale » de la sélection
naturelle au sein des sociétés humaines. Son argumentation est très
habile : Il soutient tout d’abord qu’il y a, quand on aborde l’espèce
humaine, une rupture dans le processus de lutte pour la survie,
fondée sur l’élimination des faibles : « Nous autres hommes civilisés,
au contraire, faisons tout notre possible pour mettre un frein au
processus de l’élimination ; nous construisons des asiles pour les
idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois sur les
pauvres ; et nos médecins déploient toute leur habileté pour
conserver la vie de chacun jusqu’au dernier moment. Il y a tout lieu
de croire que la vaccination a préservé des milliers d’individus qui, à
cause d’une faible constitution, auraient autrefois succombé à la
variole. Ainsi, les membres faibles des sociétés civilisées propagent
leur nature. ». Mais Darwin a conscience que cette rupture pourrait
remettre en cause la loi de la sélection naturelle à laquelle il tient. Il
lui faut donc forger l’hypothèse que la sociabilité et l’empathie sont
des qualités qui ont été elles-mêmes sélectionnées au cours de
l’évolution humaine. : « Si importante qu’ait été, et soit encore, la
lutte pour l’existence, cependant, en ce qui concerne la partie la plus
élevée de la nature de l’homme, il y a d’autres facteurs plus
importants. Car les qualités morales progressent, directement ou
indirectement, beaucoup plus grâce aux effets de l’habitude, aux
capacités de raisonnement, à l’instruction, à la religion, etc., que
grâce à la Sélection Naturelle ; et ce bien que l’on puisse attribuer en
toute assurance, à ce dernier facteur les instincts sociaux, qui ont
fourni la base du développement du sens moral. » La loi de la
sélection naturelle est donc bien conservée mais sa violence est
retournée en compassion au fur et à mesure que les sociétés
humaines se perpétuent.
Une autre manière de critiquer le darwinisme social a consisté à
remettre en cause la théorie de la lutte pour la survie comme moteur
de l’évolution, y compris dans le monde animal. C’est ce que fit
l’anarchiste russe Kropotkine (1842-1921). D’abord militaire, il
demanda son affectation dans une unité de Cosaques en Sibérie
dans le but d’y trouver un vaste champ d’études scientifiques, à la
fois anthropologique et zoologique. Ses observations sont décrites
dans L’Entraide (1902), livre engagé qui valorise les « coopérations
spontanées » (les artels) pratiquées depuis des siècles par les
paysans russes et qui tente de montrer que l’instinct de l’entraide,
observé dans toutes les sociétés humaines et à toutes les époques,
existe « jusque dans les plus bas échelons du monde animal ».
Kropotkine n’hésite pas alors dans la conclusion du livre à renverser
la théorie de Darwin : « Les espèces animales dans lesquelles la
lutte individuelle a été réduite à ses plus étroites limites, et où
l’habitude de l’entraide a atteint le plus grand développement, sont
invariablement les plus nombreuses, les plus prospères et les plus
ouvertes au progrès […]. Les espèces non sociables au contraire
sont condamnées à dépérir ». Mais ce constat sert un enjeu
politique : il s’agit pour Kropotkine de démontrer à partir de
l’éthologie et de l’anthropologie que l’État ne peut pas empêcher
cette tendance naturelle à l’entraide en imposant par intérêt des
privilèges à une partie de la population au détriment d’une autre.
Certes l’État n’a cessé de chercher à casser depuis le Moyen Âge
les systèmes de solidarité mais la tendance à l’entraide est un
atavisme si ancré en l’homme qu’elle ressurgit sans cesse : « Après
une longue lutte qui dura plus de cent ans le droit de s’associer fut
conquis » en Angleterre en 1875, ailleurs l’entraide accusée de
conspiration dut se cacher et se muer en société secrète. Mais
aujourd’hui, estime Kropotkine, « la conscience d’une solidarité
internationale se développe parmi les meilleurs esprits du monde ».
Ainsi à chaque fois qu’on cherche à briser l’entraide, elle resurgit et
s’élargit à une échelle supérieure : « Du clan, l’entraide s’étendit aux
tribus, à la fédération de tribus, à la nation, et enfin à l’humanité
entière ». Or cette impulsion part bien de l’interaction observable
entre les animaux. Le monde animal, qui ignore le politique, n’est
donc pas une jungle et c’est pourquoi l’anarchisme trouve en lui une
possible justification car s’il est vrai que les êtres vivants tendent
naturellement à s’entraider plutôt qu’à s’entretuer, nul besoin d’État
et d’appareils répressifs.
B. Animal et totalitarisme
Si le monde animal a pu inspirer une thèse anarchiste, on le
retrouve davantage utilisé aujourd’hui dans une double réflexion sur
le totalitarisme. D’une part on s’est interrogé sur la place que
l’animal prenait dans le nazisme et son idéologie centrée sur la
nature et sur la prétendue pureté raciale ; d’autre part on veut savoir
s’il est pertinent pour la cause animale de comparer aux pratiques
totalitaires l’élevage industriel et l’abattage de milliards d’animaux
chaque année dans le monde.
Le premier point s’appuie sur des faits historiques : les nazis
disent aimer les animaux. Hitler, qui lisait Schopenhauer pendant la
première guerre mondiale, prétendait être végétarien ; Goebbels
interdisait le gavage des oies ; Himmler affirma dans le discours de
Posen de 1943 alors que la « solution finale » était effective : « Nous
autres Allemands sommes les seuls à être corrects avec les
animaux ». Par-delà ces prises de position individuelles, Luc Ferry
rappelle dans Le nouvel ordre écologique que les lois nazies du
24 novembre 1933 sur la protection des animaux (Tierschutzgesetz),
celle du 3 juillet 1934 sur la limitation de la chasse et celle du
1er juillet 1935 sur la protection de la nature, furent « les premières
au monde à concilier un projet écologique d’envergure avec le souci
d’une intervention politique réelle ». Certes la nature dont il est ici
question est la nature sauvage, la campagne originaire
(Urlandschaft) et non la nature humanisée. Mais en la définissant
comme un « bien culturel » qu’il faut protéger à tout prix, ne s’est-on
pas donné un argument de choix pour séparer l’humanité en peuples
naturels, originels et en groupes dégénérés ? Bien sûr, Ferry
n’accuse pas les partisans des droits des animaux d’être des
antihumanistes mais il leur reproche de ne pas voir que donner des
droits à la nature (et donc aux animaux) « implique le rejet d’un
certain type de démocratie ». Pour lui, parce que le politique est
davantage fondé sur l’historicité que sur la naturalité, « l’idée qu’on
pourrait « ajouter » un « contrat naturel » à la Déclaration des droits
de l’homme est philosophiquement peu rigoureuse ». Sans doute
convient-il de rappeler avec Tom Regan qu’« être « pour les
animaux » n’est pas « être contre l’humanité » » (Les Droits des
animaux), mais on ne peut manquer de s’interroger sur la cohérence
(ou non) d’un discours politique qui se veut favorable aux animaux et
défavorable à une partie de l’humanité honteusement jugée
dégénérée.
Le second point propose un raisonnement analogique volontiers
provocant entre ce que l’élevage industriel et la recherche
scientifique font subir aux animaux aujourd’hui et les camps de
concentration des régimes totalitaires d’hier. Pour les partisans de ce
rapprochement, il s’agit de sensibiliser le public à l’horreur vécue par
les animaux destinés à être consommés ou à subir des mutilations
pour des besoins heuristiques. C’est par exemple la position de
l’historien et essayiste américain Charles Patterson (né en 1935),
spécialiste de la Shoa et des droits des animaux, qui, dans Eternal
Treblinka : O ur Treatment of the Animals and the Holocaust (2002),
montre que les méthodes de travail à la chaîne pratiquées avant
guerre dans les abattoirs de Chicago et inspirées par celles
qu’Henry Ford (antisémite notoire, apprécié d’Hitler) imposait dans
ses usines automobiles, auraient été appliquées de manière
similaire dans les camps d’extermination nazis. Contestable d’un
point de vue historique, cette thèse a été néanmoins reprise en
partie par certains philosophes. Ainsi Jacques Derrida (1930-2004),
dans L’animal que donc je suis (2006), à partir d’une critique de la
philosophie de l’animal chez Heidegger, pousse le plus loin possible
le parallélisme. Il estime que « de la figure du génocide il ne faudrait
ni abuser ni s’acquitter trop vite » car d’une certaine manière
l’abattage des bêtes utilise des moyens plus cruels encore – si cela
est possible – que celui des hommes. Ce que nous faisons subir aux
animaux, c’est un peu « comme si, par exemple, au lieu de jeter un
peuple dans des fours crématoires et dans des chambres à gaz, des
médecins ou des généticiens (par exemple, nazis) avaient décidé
d’organiser par insémination artificielle la surproduction et la
surgénération de Juifs, de Tziganes et d’homosexuels qui, toujours
plus nombreux et plus nourris, auraient été destinés, en un nombre
toujours croissant, au même enfer, celui de l’expérimentation
génétique imposée, de l’extermination par le gaz ou par le feu ». Ce
qui est pire ici, c’est que l’animal accède à l’être pour être détruit. Ce
constat est partagé par Corinne Pelluchon (née en 1967), auteur
d’un Manifeste animaliste (2017) qui ne souligne la différence entre
camps de la mort et abattoirs que pour nous horrifier davantage :
« On tue en masse des êtres humains pour affirmer qu’ils ne sont
rien. Dans les abattoirs, on tue en masse les vaches, les cochons,
les lapins, les poules comme s’ils n’étaient rien et parce qu’aux yeux
des hommes ils ne sont déjà rien. Avant toute haine, les animaux
d’élevages sont considérés comme de simples marchandises dont
on peut faire ce qu’on veut. Ils ne comptent pas. Par ailleurs, on ne
souhaite pas les faire disparaître de la surface du globe, mais les
produire en grand nombre et le plus vite possible pour qu’on puisse
consommer indéfiniment leur chair. Dans le cas des génocides,
l’autre, qui est à exterminer jusqu’au dernier, compte trop. C’est
pourquoi il doit être anéanti et que sa mémoire et sa culture doivent
être effacées ».
On comprend alors que l’animal puisse, en conséquence de ce
type d’analyse, devenir une cause politique. Pour les plus
convaincus, cette cause relève de la résistance. D’où des
commandos de libération animale, comme ceux menés par l’ALF
(Animal Liberation Front) ou par l’association L214. D’où aussi, de
manière moins violente, la naissance dans les démocraties
modernes de « partis animalistes ». Le premier en France apparaît
officiellement en 2016 et revendique des sièges à l’Assemblée
nationale pour défendre la cause des animaux. Aux Pays bas, où il
existe depuis 2006, le « Partij voor de Dieren » compte déjà trois
élus …
C. Extinction et biodiversité
La dimension politique de la question animale tient enfin au fait
que les pratiques industrielles dont les bêtes sont victimes ont des
conséquences plus globales sur la planète. L’élevage intensif
engendre toujours plus de déforestation (75 % des terres agricoles
de la planète sont aujourd’hui destinées au bétail), de consommation
d’eau (700 litres pour un kilo de viande), de pollution de l’air (14 %
des émissions des gaz à effet de serre) et des sols. Ces effets nocifs
affectent évidemment l’homme mais aussi les animaux eux-mêmes.
Si l’on met de côté, -pour reprendre les distinctions proposées par
Dominique Lestel dans Nous sommes les autres animaux (2019) –
l’animal-peluche (comme le chien de compagnie), l’animal-cobaye
(comme la souris de laboratoire) et l’animal-voyou (comme les rats
qui prolifèrent dans les villes), on pourrait dire que le monde des
êtres animés non-humains, est très largement représenté
aujourd’hui par les animaux d’élevage et par les animaux sauvages.
Or l’économie capitaliste, en donnant toujours plus de place aux
premiers sur les seconds par souci de productivité et de rendement,
a entraîné une destruction massive de la biodiversité. D’un côté
donc l’extermination volontaire reconduite quotidiennement dans les
abattoirs ; de l’autre l’extinction involontaire des espèces,
involontaire certes mais pourtant bien causée par l’homme et non
plus par des pluies de météorites ou des ères glaciaires. Au nouvel
âge géologique dit de l’anthropocène, l’animal serait ainsi en passe
de subir sa sixième extinction. Les chiffres sont accablants : selon
son rapport de 2019 l’Ipbes – l’organisme de l’ONU surnommé le
« Giec de la biodiversité » – constate qu’« un million d’espèces
végétales et animales sont aujourd’hui menacées d’extinction.
Depuis 1900, l’abondance moyenne des espèces locales, dans la
plupart des grands habitats terrestres, a diminué d’au moins 20 % en
moyenne. Plus de 40 % des espèces d’amphibiens, prés de 33 %
des récifs coralliens et plus d’un tiers de tous les mammifères marins
sont menacés. La situation est moins claire pour les espèces
d’insectes mais les données disponibles conduisent à une estimation
provisoire de 10 % d’espèces menacées. Au moins 680 espèces de
vertébrés ont disparu depuis le e siècle et plus de 9 % de toutes

les races domestiques de mammifères utilisées pour l’alimentation et


l’agriculture avaient disparu en 2016 et 1 000 autres races sont
menacées ». Etant communément accordé que l’accélération d’une
telle réduction du nombre d’espèces et de leur population risquerait
bien d’être fatale pour l’homme, comment sauver la biodiversité ?
C’est là tout le problème d’une politique écologique qui, de la
suppression de certains insecticides et pesticides à la lutte contre le
trafic des animaux en passant par la réintroduction d’espèces dans
des biotopes où elles ont disparu, doit agir sur tous les fronts et à
toutes les échelles. L’un des premiers à avoir démontré la nécessité
d’une approche holiste du problème concernant la préservation des
espèces animales est peut-être Aldo Leopold (1887-1948), forestier,
diplômé de Yale, référence incontournable de l’écologie américaine.
Dans un des chapitres de son Almanach d’un comté des sables
publié après sa mort en 1949, il développe l’exemple désormais
célèbre du loup qu’il regrette d’avoir tué : le loup a sa place dans une
communauté biotique qui vit de la montagne, laquelle « sait » que,
sans les loups, les cervidés prolifèrent, abîment les arbres, nuisent à
la régénération des forêts et donc favorisent l’érosion qui à terme
détruit la montagne. Or le chasseur, lui aussi, d’une certaine façon,
vit de la montagne : en tant que prédateur, il est « compagnon du
loup ». Mais, précisément pour cette raison, il peut et doit « penser
comme une montagne » et se concevoir lui-même comme « un
compagnon-voyageur des autres créatures dans l’odyssée de
l’évolution ». Elargir la notion de « communauté biotique » pour y
intégrer l’humain, tel serait le changement de mentalité le plus
propice pour servir l’action politique en faveur de la biodiversité, tissu
vivant planétaire qui requiert aujourd’hui de nous une intense
solidarité écologique.
X . L’animal et le sacré
Penser le rapport à l’animal sous l’angle de la religion, c’est
d’abord constater sa prévalence sur l’homme. Dans les religions
primitives et ce jusqu’à l’apparition du judaïsme, l’animal est presque
toujours divinisé de même que les dieux sont d’abord animalisés.
Mais cette valorisation est ambiguë car les bêtes sont aussi les
victimes par excellence des sacrifices, du moins jusqu’à l’avènement
du christianisme. Objet d’un rapport très codifié, parfois interdit de
consommation, l’animal est pour l’homme religieux tout à la fois une
preuve de la bonté de Dieu et le faire-valoir de sa puissance.

A. Dieux animalisés chez les pharaons


La sacralisation de l’animal est un fait anthropologique universel et
originel. L’étude des fresques de Lascaux (-18000 ans) ou celle de
Chauvet (-32 000 ans) laisse penser, parmi plusieurs hypothèses
possibles, que la représentation de l’animal obéissait à un rite
chamanique. Dans ces figurations stylisées, la quasi absence de
l’homme et de tout paysage témoigne peut-être d’une peur à l’égard
de ces prédateurs que l’homme non-sédentarisé ne parvient pas
encore à dominer. Sacraliser l’animal, c’est alors espérer échapper à
une mort cruelle : celle du chasseur chassé. Cette crainte archaïque
explique sans doute pourquoi même lorsqu’il s’est sédentarisé et
urbanisé, l’homme a longtemps continué à honorer les animaux ou
du moins à leur laisser une place dans ses panthéons. Attardons-
nous ici sur le polythéisme égyptien où l’on trouve tout à la fois des
dieux anthropomorphes (comme Nout, déesse du ciel arcboutée au-
dessus de la terre), zoomorphes (comme le taureau Apis, symbole
de fertilité et de puissance sexuelle), ou hybrides (comme le sphinx).
S’il n’y a pas encore de hiérarchisation claire qui placera l’homme
au-dessus de l’animal, celui-ci n’a plus de valeur matricielle comme
dans les mythes mésopotamiens. Tous les êtres procèdent d’une
même substance créée par Râ, le dieu solaire. Mieux : l’animal
devient seulement ce dans quoi s’inscrit la divinité. L’espèce à
laquelle il appartient n’est jamais sacralisée pour elle-même. Tout au
plus tire-t-on de certaines caractéristiques animales de quoi
singulariser les dieux : Horus, le dieu-faucon, protège le pharaon
parce qu’il vole haut dans le ciel et voit arriver les ennemis du roi ;
Thot, dieu de la connaissance et de l’écriture (Platon le rappellera
dans le Phèdre) a une tête de babouin parce que les Égyptiens
avaient repéré l’intelligence de cet animal. Comment expliquer alors
l’omniprésence de l’animalité dans cette civilisation, omniprésence
dont témoigne l’écriture hiéroglyphique (laquelle contient 180
hiéroglyphes animaux sur 800 signes classiques) ? Les
égyptologues avancent deux raisons majeures : la dangerosité des
prédateurs de la Vallée du Nil (des crocodiles aux scorpions) qui
invitent à les amadouer en les honorant et la croyance en la
transmigration des âmes (le pharaon migre dans le corps d’Horus
avant de devenir Osiris).

B. Créatures inférieures dans l’Ancien Testament


C’est avec le judaïsme que l’animalisation du divin disparaît. Le
double récit de la Création dans la Bible est à cet égard très
éloquent. Le plus ancien (Genèse 2), celui écrit avant la destruction
du Temple de Jérusalem en – 587, place l’homme dans le jardin
d’Eden mais souligne son sentiment de solitude malgré la création
des animaux. L’homme a beau recevoir de Yahvé le pouvoir de
nommer toutes les bêtes, il ne s’en satisfait pas. Le monde animal
n’est plus hostile mais insignifiant. Il faudra que Yahvé tire Eve de la
côte d’Adam, « son vis-à-vis », pour lui redonner la joie de vivre. Le
second récit (Genèse 1), écrit après l’exil et marqué par la volonté
des rabbins de rejeter les croyances babyloniennes qui sacralisent
l’animal, sépare radicalement la création des animaux de celle de
l’homme, seule créature faite « à l’image de Dieu » (Gn 1, 27).
Désormais l’homme est pensé comme hiérarchiquement supérieur
aux animaux parce qu’ontologiquement différent. L’espèce humaine,
distinguée de toutes les autres qui ont été créées ensemble le
cinquième jour, est présentée comme le sommet de l’œuvre de
Dieu : apparue le dernier jour, elle est amenée à régner « sur les
poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui
rampent sur la terre » (Gn 1, 28). Cette domination est toutefois
relative car jusqu’à l’épisode de Noé, l’homme n’a pas le droit de
manger les animaux. Le déluge, voulu par Dieu à cause de
l’accouplement des « filles des hommes » avec des créatures
surnaturelles, les Nephilims (ou géants) (Gn 6), sera la cause
indirecte de l’autorisation donnée à l’homme de consommer de la
viande (mais pas du sang qui est le véhicule de l’âme). En effet,
après que Noé ait construit l’arche et sauvé la descendance animale
en préservant un couple de chaque espèce, il offre un sacrifice à
Yahvé, qui, charmé par le fumet des viandes consumées, le bénit lui
et ses fils et leur dit : « Tout ce qui se meut et possède la vie vous
servira de nourriture » (Gn 9, 3). Ce passage achève de séparer
l’homme et l’animal et pérennise la désacralisation de ce dernier.
Mais c’est sans doute l’épisode du veau d’or qui illustre le mieux
cette destitution de l’animal dans l’ordre du religieux : lassé
d’attendre Moïse monté au Sinaï, les Hébreux murmurent contre leur
libérateur et finissent par se détourner de Yahvé pour demander à
Aaron d’ériger, avec l’or volé aux Égyptiens, une « statue de veau »
(Exode 32, 4) et de lui rendre un culte. Moïse prévenu par Yahvé
descend alors du Sinaï, déchaîne sa colère, brise les tables de la
Loi : « Il prit le veau qu’ils avaient fabriqué, le brûla au feu, le moulut
en poudre fine, et en saupoudra la surface de l’eau qu’il fit boire aux
Israélites » (Ex 32, 20). Q uant à Yahvé, « il frappa le peuple parce
qu’ils avaient fabriqué le veau » (Ex 32, 35). Le message est clair :
adorer un animal, c’est se faire idolâtre. Attitude régressive qui
éloigne de Dieu et dont témoigne encore le Livre des rois lorsqu’on y
lit que Jéroboam, élevé au trône par les tribus du Nord, institua un
culte spécial pour que le peuple n’aille pas à Jérusalem aux fêtes
annuelles : par calcul politique, il érigea aux lieux consacrés de
Béthel et de Dan « deux veaux d’or » (1R 12, 28) au risque que le
peuple confonde Yahvé et Baal. Ce qu’on appellera « le péché de
Jéroboam » est une nouvelle mise en garde contre toute tentation de
faire d’un animal une figure possible du divin ou capable de relier
l’homme à Dieu.

C. Mystère du sacrifice pour le christianisme


Toutefois la position du judaïsme à l’égard des sacrifices est plus
ambiguë . Si l’interdit des sacrifices humains est clairement établi par
l’épisode de la ligature d’Isaac, Abraham remplaçant son fils par un
bélier après que l’ange de Yahvé ait retenu son bras criminel, le
même Abraham fait volontiers des holocaustes (terme qui signifie le
fait de brûler des morceaux d’animal pour que leur fumet « monte
vers le haut » (olah)) comme l’avait fait Noé, le premier à avoir
pratiqué un tel rite. Les sacrifices des animaux ne cesseront qu’avec
la deuxième destruction du Temple par Titus en 70. L’offrande des
premiers-nés sont une redevance versée à Dieu en tant qu’il est le
propriétaire de la terre. Q uant aux holocaustes, ce sont des rites de
communion et d’alliance (Abraham le pratique pour valider la
circoncision d’Isaac), rites théophaniques par excellence. Pourtant,
les prophètes ne manquèrent pas de rappeler que les sacrifices
animaux n’avaient pas de valeur en soi et que seule compte la Loi.
Ainsi Osée, l’un des plus anciens prophètes, déclare-t-il : « Car je
veux la piété et non le sacrifice, la connaissance de Dieu plutôt que
des holocaustes » (O sée VI, 6).
C’est donc bien plutôt dans le Nouveau Testament qu’on trouvera
un dépassement de la notion de sacrifice animal. Encore faut-il
préciser que ce dépassement est préparé par le prophète Isaïe et
ses quatre poèmes sur « le serviteur souffrant » traité « comme un
agneau qui est traîné à l’abattage, comme une brebis muette devant
ceux qui la tondent » (Isaïe 43, 6-9). Cet agneau sacrifié, c’est
évidemment le Christ qui se laisse crucifier pour mener sa mission
jusqu’à son terme : enseigner aux hommes l’amour qu’ils se doivent
mutuellement. Le christianisme opère ainsi un double déplacement
par rapport à la tradition juive : le sacrifice animal devient
métaphorique et unique car sa répétition effective n’a plus lieu d’être
(sauf à manger chaque année le gigot pascal ! ) comme cela est dit
de manière explicite dans l’Epître aux hébreux : « Les autres grands-
prêtres sont obligés d’offrir chaque jour des sacrifices, d’abord pour
leurs propres péchés, ensuite pour ceux du peuple. Lui n’en a pas
besoin, car il a tout accompli une fois pour toutes, en s’offrant lui-
même » (7, 27). Si répétition il y a, ce sera celle du souvenir du
sacrifice de Jésus lors d’un repas dont la base matérielle est
végétale. En effet le mémorial de l’hostie suppose pour qu’il y ait
transsubstantiation lors de la célébration eucharistique que le sang
provienne du vin et que le corps provienne du pain sans levain, sans
quoi les célébrants verseraient dans l’anthropophagie.
Mais si le christianisme met fin aux sacrifices animaux, y compris
dans le monde païen, l’animal ne s’en trouve pas pour autant
revalorisé. En effet, perdant tout lien avec Dieu, n’étant plus l’objet
de rituels scrupuleusement respectés par les sacrificateurs
professionnels, l’animal n’est plus qu’un aliment comme un autre
pour les hommes. Aussi bien Paul peut-il demander avec dédain
dans la Première épître aux Corinthiens : « Dieu s’inquiète-t-il des
bœufs ? » (IX , 9). Etrange destin que celui de l’animal dans le
christianisme tantôt survalorisé métaphoriquement comme emblème
du Saint-Esprit (la colombe) des évangélistes (le lion de Marc, le
taureau de Luc, l’aigle de Jean) ou des saints (le chien de Saint
Roch), tantôt réduit téléologiquement à n’exister que pour les
hommes. C’est ainsi du moins que Thomas d’Aquin réinterprète le
finalisme d’Aristote pour justifier le fait d’esclavagiser et de tuer les
animaux : « Les choses comme les plantes qui ont simplement la
vie, sont toutes pareillement pour les animaux, et tous les animaux
sont pour l’homme ». Et comme cet usage est surtout nutritif, « il
découle qu’il est licite d’enlever la vie aux plantes pour l’usage des
animaux, comme des animaux pour l’usage des hommes » (Somme
théologique II, 2, Q uestion 64, art.1). Argument supplémentaire : la
finalité propre aux animaux serait réduite à la seule reproduction de
l’espèce et non à l’équivalent d’une quête de salut : « Chez les
bêtes, il n’existe aucun appétit d’être perpétuel, sinon le désir de la
permanence de l’espèce, désir qui se manifeste par l’instinct
génésique, grâce auquel l’espèce se perpétue » (Somme contre les
gentils, II, 82, 3). L’animal, s’il n’est plus sacrifié, n’en est pas pour
autant davantage respecté. En cela, le christianisme reste fidèle à
l’enseignement judaïque qui veut que l’homme domine toutes les
autres créatures.

D. Statut de l’animal selon l’hindouisme


Pour la plupart des religions, le rapport aux animaux est très
codifié et pas seulement pour les sacrifices. Dans le judaïsme, il est
demandé, par exemple, de ne pas atteler le bœuf à l’âne pour ne
pas fatiguer la bête la plus faible (Deutéronome 22, 10). De même, il
est dit : « Si tu vois l’âne de ton frère ou son bœuf tomber sur le
chemin, tu ne t’esquiveras pas loin d’eux ; tu ne manqueras pas de
les relever avec lui » (id. 22, 4). Dans l’Islam, un hadith du prophète
recommande de bien traiter les dromadaires et de ne boire leur sang
qu’en cas de nécessité absolue. Mais c’est surtout dans les
prescriptions alimentaires que le rapport à l’animal singularise les
religions. Alors que le christianisme n’interdit aucune consommation
de nourriture animale car, comme le dit Matthieu : « Ce n’est pas ce
qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort
de sa bouche, voilà ce qui rend l’homme impur » (Evangile selon
Saint Matthieu, 15, 10), alors que le judaïsme et l’Islam interdisent la
consommation du porc (animal impur) et conditionnent l’abattage à
des règles strictes (kashrout – convenable – dans le judaïsme ;
hallal – licite – dans l’Islam), c’est particulièrement dans l’hindouisme
que l’interdit de la nutrition carnée est la plus thématisée. La raison
en est double : elle est due à la croyance en la transmigration des
âmes et au rejet de l’impur.
Dans un chapitre de Homo hierarchicus consacré à l’histoire du
végétarisme, Louis Dumont (1911-1998) observe que « le
végétarisme s’est imposé à la population hindoue tout entière
comme forme supérieure de l’alimentation », car « manger de la
viande, pour l’Hindou végétarien, c’est manger du cadavre ». Certes
à l’origine, dans la tradition védique, la fameuse vache sacrée (Gao
Mata, « la Vache mère »), symbole cosmique, nourricière universelle
(parce qu’elle donne son lait à tous et pas seulement au veau),
modèle de douceur, source des « cinq produits bénéfiques et
purificateurs » (le lait, le beurre, le lait caillé, l’urine et la bouse)
pouvait être sacrifiée et mangée car « tuer dans le sacrifice n’est pas
tuer » (Lois de Manu, le premier homme dont le père est Brahma).
Mais cette pratique est devenue « odieuse au peuple » sous
l’influence du bouddhisme et du jaïnisme (religion apparue au
e siècle avant notre ère). Car s’impose alors la doctrine de l’ahimsa

(mot forgé à partir du a privatif et de hims dérivé de han : frapper,


tuer), c’est-à-dire de la non-violence dont le principe est que « toutes
les vies sont interdépendantes et se doivent un mutuel respect »
(devise du jaïnisme). Le végétarisme s’est donc « imposé à la
société hindoue à partir des sectes des renonçants » qui le
pratiquent parce qu’ils veulent observer « toutes les conduites
d’abstention possibles pour obtenir le détachement total nécessaire
à la délivrance », à la cessation des réincarnations. Cependant,
selon Dumont, c’est par rivalité que les Brahmanes auraient adopté
le végétarisme « pour ne pas être surclassés par le renonçant en
tant que chef spirituel ». Mais le végétarisme a été d’autant mieux
accepté dans l’hindouisme qu’il s’intègre à une autre exigence,
étrangère à la thématique de la transmigration des âmes, celle de la
pureté. « Chez les Brahmanes, le mangeur doit être pur » (il s’est
baigné et mange le buste nu). Pour cela, il faut notamment qu’il évite
tout contact avec ce qui rendrait la nourriture inconsommable. La
présence d’un intrus d’une caste inférieure ou même d’un animal
domestique dans le « carré » pur (caukà) où il mange seul (ou avec
d’autres Brahmanes) peut rendre le repas impur. Dans l’hindouisme,
le végétarisme participe donc de la hiérarchie des castes : pratiqué
de manière très codifiée, il est un critère de distinction à l’égard des
Kshatriyas, caste des guerriers, inférieure aux Brahmanes, qui
autorise l’alimentation carnée. A fortiori des Dalits (Intouchables) qui,
paradoxalement, peuvent manger n’importe quelle viande du fait de
leur impureté puisqu’ils sont chargés de s’occuper du bétail mort : ce
sont eux que l’on retrouve dans des métiers « polluants » comme les
travailleurs du cuir ou les bouchers. Le végétarisme strict pratiqué
par les Brahmanes a pour corrélat une valorisation extrême de la
vache sacrée, même si celle-ci n’est pas un objet de culte. La tuer,
c’est commettre un meurtre quasiment analogue au fait de tuer un
Brahmane. Dans l’État du Gujarat la peine encourue pour un tel
crime est la prison à perpétuité.
X I. Représentations littéraires et artistiques
de l’animal : du bestiaire au « portrait »
Devant l’immensité des représentations de l’animal dans l’art, la
littérature, le cinéma etc., il nous a paru pertinent de procéder en
regroupant quelques procédés significatifs, qui donnent une idée du
« sens » de l’animal, ce sujet immensément malléable : il offre en
effet à la fois un riche répertoire visuel par sa diversité, son
étrangeté etc., mais aussi bien sûr une grande ressource de
symboles. Notre question sera la suivante : peut-on justement
envisager de s’intéresser à l’animal « pour lui-même », au-delà de
cette symbolisation proliférante ?

A. L’animal, et ses « images »


1. Aux origines, la comparaison homérique, du lion au poulpe
Nous avons vu dans la première partie que le monde homérique
est avant tout défini par sa structure par le respect de la place de
chacun dans l’ordre du monde, dans ce kosmos homérique qui n’est
pas rationnel (qui n’est pas fondé sur le calcul mathématique des
mouvements des astres) mais pourtant très strictement construit.
Homère ne s’intéresse pas à l’animal en soi, mais aux animaux en
fonction de leur place dans une organisation où les créatures sont
multiples et jouent des rôles précis. Le statut le plus haut est
certainement celui de l’animal du repas sacrificiel, à condition que
les rites soient respectés, et que la part de chacun lui revienne, les
bœufs du Soleil, comme nous l’avons vu, étant précisément mis à
part comme « non » sacrifiables.
Mais l’animal est source multiple d’images. La comparaison
homérique y puise ses plus nombreuses figures. C’est même une
des inventions proprement homériques : le développement
complexe d’une comparaison d’une fonction humaine avec celle d’un
animal. On pense souvent au lion, animal « féroce » et donc se
prêtant facilement à l’usage guerrier. Ainsi d’Hector : « Mais Hector
va, comme un lion féroce, qui s’attaque à des vaches paissant en
foule l’herbe humide dans un vaste marécage ; avec elles est un
berger qui ne sait pas exactement comment lutter contre le fauve
pour qu’il ne tue pas une de ses vaches aux cornes recourbées ; il
marche toujours en tête ou en queue du troupeau, et c’est au beau
milieu que la bête bondit et lui dévore une vache, cependant que les
autres épouvantées, s’enfuient » (Iliade, chant X V, v. 630 sq.) On
remarquera que l’intérêt de la comparaison est justement de ne pas
se limiter à un trait métaphorique (« Hector, ce lion »), qui
assimilerait l’homme à une qualité dominante de l’animal : courage,
férocité, force etc. C’est une scène entière qui vit sous nos yeux. Et
l’animal n’est justement pas réduit à une « qualité » : c’est au
contraire un jeu de forces qui fait la valeur de l’image, qui est
proprement dynamique. Et c’est justement parce que les animaux
sont montrés dans leur mouvement, qu’on peut tout aussi bien
comparer les guerriers à des animaux pacifiques : « On dirait deux
bœufs à la robe couleur de vin, qui, dans la jachère, tirent d’un
même cœur la charrue en bois d’assemblage. À la racine de leurs
cornes perle une sueur abondante. Sauf le joug poli, rien ne les
sépare, quand ils foncent sur la ligne du sillon et qu’ainsi la charrue
atteint le bout du champ. Les Ajax sont là, de même, rangés
strictement de front » (Ib., chant X III, v. 703 sq.). Ce n’est pas que la
force physique qui est en jeu, mais là encore une forme dynamique
globale, l’ordonnancement des animaux de labour, leur unité, leur
constance dans l’effort etc. L’animal ne vaut pas comme affect, mais
comme système, comme façon de s’inscrire dans l’espace, d’agir, de
« vivre » son environnement, ce qui permet de rencontrer des
animaux moins « classiques » que le lion, le chien ou l’aigle. D’un
bout à l’autre de la culture occidentale, on semble plus près ici d’une
vision phénoménologique que du symbolisme parfois bien grossier
des bestaires. Et des images inattendues surgissent, ainsi, Ulysse
naufragé s’agrippant aux rochers : « Comme quand le poulpe qu’on
arrache à sa retraite emporte des cailloux accrochés à ses
tentacules, Ulysse avait laissé attachés au rocher des lambeaux de
ses mains hardies… » (O dyssée, chant V, v. 432 sq.). Ce n’est pas
un don d’observation particulier de l’écrivain qu’il faut saluer : mais
bien une façon d’embrasser dans son monde toute la dynamique
des êtres vivants.
2. L’animal satirique
La comparaison homérique restera longtemps caractéristique du
« grand style ». Même si on en a l’image d’un procédé rhétorique un
peu figé, on s’aperçoit que chez son créateur elle est utilisée avec
grande liberté, et de façon surprenante. Dans tous les cas,
l’animalité est au service d’une meilleure saisie d’une action ou
d’une passion humaine. Une des caractéristiques de la littérature
populaire est au contraire l’usage direct du monde animal pour
exprimer la société humaine. Le genre de la fable date de l’antiquité,
mais on peut voir dans le Roman de Renart un renouvellement
ingénieux du genre. C’est d’autant plus frappant que le Moyen Âge a
surtout repris sous des formes multiples le symbolisme biblique des
bestiaires. Ce roman n’est pas une œuvre d’un seul tenant, puisque
ses différents épisodes ont été écrits aux e et e siècle par

plusieurs auteurs. Si les sources sont à la fois savantes et


populaires, antiques et médiévales, ce qui ressort de plus net, à
travers la multiplicité des épisodes, c’est la capacité satirique que
rend possible l’animalisation de la société. Les problèmes sont
évidemment contemporains (croisades, luttes pour le pouvoir,
problème de la justice etc.). Mais ce monde animal n’est pas séparé
des hommes, et le texte, peut-être écrit par des clercs, est souvent
d’une grande dureté à l’égard des paysans (les « vilains »). Les
ruses de Renart contre ses « amis » les loups (ici Primaut) se
doublent du mépris à l’égard de la paysannerie : « La femme se
décide à ouvrir la porte du courtil, dans l’espoir d’obtenir secours du
dehors. Le loup profite de l’occasion, serre les dents, emporte un
morceau du gras de la cuisse du vilain et gagne les champs à toutes
jambes ; car le danger lui avait rendu ses forces et son agilité. Il
retrouve dans le bois Renart, qui, réellement chagrin de le voir,
semble l’être des épreuves que son compain vient de subir. “ Allons,”
dit Primaut, “ le mal n’est pas aussi grand qu’il pouvait être : je m’en
suis tiré ; et si tu veux manger à ton tour, je t’apporte de la chair de
vilain : il n’est rien de tel ; quant à moi, je la préfère à celle du porc” .
“ – Je pense autrement” que vous, répond Renart ; “ par l’amour que
je porte à mon fils Malebranche, la chair de vilain, qu’elle soit
blanche ou noire, sera toujours de vilain : je n’y voudrais toucher
pour rien au monde, je me croirais à jamais souillé” . »
3. La circulation des â mes et des corps
Cette opposition entre la grande figure homérique et l’usage
satirique renvoie finalement toujours à l’idée du point de passage
entre les mondes. Mais les deux univers restent en quelque sorte
« intacts » : hommes et animaux ne se « mélangent » pas, même si
l’on peut voir ce qui les rapproche. Dans le monde chrétien, de toute
façon, l’animal ne peut être vu qu’à travers un prisme fortement
allégorisé. Le monde antique, lui, rend possible des jeux de
circulation qui tiennent à sa conception même du monde. Platon, on
l’a vu, moralise l’ancienne conception philosophique de la
transmigration des âmes. Mais la littérature va créer un de ses
chefs-d’œuvre en exploitant « à l’infini » les passages d’une âme
d’un corps dans l’autre. C’est tout l’objet des Métamorphoses
d’Ovide, qui usent de la souplesse de la langue poétique pour saisir
les instants frémissants de transformation de l’homme en d’autres
êtres, végétaux (telle Daphné fuyant Apollon) ou animaux. Un des
aspects le plus souvent noté est la façon dont Ovide insiste sur la
perte, dans l’animalité, de la parole humaine. Un des passages les
plus curieux est celui de la transformation des filles de Mynias en
chauves-souris, punies pour ne pas reconnaître la divinité de
Bacchus : « Tandis que, saisies de terreur, les Minéides, fuyant la
lumière et les flammes, se sauvent en divers lieux, dans l’ombre et la
fumée, une membrane déliée s’étend sur leurs corps rétrécis ; des
ailes légères enveloppent leurs bras. L’obscurité ne leur permet pas
de voir comment elles ont subi ce changement. Sans le secours
d’aucun plumage, elles s’élèvent dans l’air ; elles sont soutenues par
des ailes d’un tissu transparent. Elles veulent se plaindre, et leur
voix n’est plus qu’un cri faible qui part d’un faible corps, un murmure
aigu, seul langage permis à leurs regrets » (Métamorphoses,
Livre IV, v. 405-413). Il y a une dimension de terreur dans cette perte
de soi, qui n’est que très rarement récupérée (Io, par exemple, qui
retrouve sa forme humaine). Ce beau passage montre que les
Métamorphoses ne sont pas qu’une poésie du merveilleux animal,
mais aussi de la disparition de l’humanité dans l’animalité, jusqu’à la
mort, quand Actéon, transformé en cerf par Diane qu’il a surprise,
est dévoré par ses propres chiens. La déshumanisation est
l’occasion pour le poète de dévoiler ses talents pour saisir l’animal
dans ses modalités corporelles. C’est sans doute cela qui est le plus
troublant : mesurer que ce qui nous sépare de l’animal, ce n’est pas
que le langage, c’est un « être-incarné ».
4. U n léger trouble dans l’animalité : les dessins de Le Brun
Une façon de comprendre l’originalité de ce point de vue est de
l’opposer à ce que l’on pourrait appeler la figure classique et
rationnelle de la représentation de l’animalité. Aujourd’hui, le peintre
Charles Le Brun (1619-1690) est perçu essentiellement comme
l’artiste officiel de la cour, et celui qui a dirigé les grands
programmes officiels de Louis X IV, comme la Galerie d’Apollon du
Louvre et la Grande Galerie de Versailles. Mais il est aussi un des
représentants de l’étude des passions humaines. Or, depuis
l’antiquité, un des modes de saisi du rapport de l’âme et du corps se
fait justement par le biais de la figure animale. Cette modalité de
comparaison entre l’homme et l’animal entre dans le cadre de ce
discours (ce n’est pas à proprement parler une science) sur les
caractères et les passions qu’est la physiognomonie, dont le traité
conservé le plus ancien a été attribué longtemps à Aristote. L’idée
est d’essayer de déterminer de façon aussi précise que possible les
manifestations de l’âme à travers le corps, dans le cadre d’une
pensée aristotélicienne selon laquelle l’âme « informe » le corps. Or,
la zoologie va fournir une des grandes branches de cette étude,
dans la mesure où, par analogie, on peut passer de la physionomie
animale à celle de l’homme. Cela suppose un élargissement de la
conception de la figure, puisque, d’un strict point de vue naturaliste,
Aristote refuse à l’animal le terme de « visage » : « La partie de la
tête placée au-dessous du crâne s’appelle le visage, expression qui
s’applique à l’homme seul parmi tous les animaux, puisqu’on ne dit
pas le visage d’un poisson, ni d’un bœuf » (Histoire des animaux, I,
VIII). L’auteur du traité sur la physiognomonie transgresse en
quelque sorte cet interdit : « ceux qui ont un visage bien en chair
sont paresseux ; cela renvoie aux bœufs […] ; ceux qui ont un
visage petit ont l’esprit mesquin : cela renvoie au chat et au singe
[…] ; dans chaque espèce animale la femelle a le visage plus étroit
que le mâle » (Pseudo-Aristote, Physiognomonie, 809b 4, traduction
Arnaud Z ucker, in « La physiognomonie antique et le langage animal
du corps »).
Sur cette base, qui sera largement traduite et commentée à partir
de la Renaissance, se constitue toute une conception de
l’expression des passions, de la représentation des caractères, dont
Le Brun reprend les attendus dans des conférences faites à
l’Académie royale de peinture et de sculpture. Sa Conférence sur
l’expression générale et particulière de 1668, reprenant des idées
surtout cartésiennes, s’applique à l’homme, mais nous avons aussi
un résumé de sa conférence sur la physionomie et des dessins,
repris sous forme de gravures, illustrant de manière systématique
telle expression du visage humain avec son correspondant animal.
Le Brun s’adresse aux peintres, pour lesquels ce qui importe est la
tête, qui est le « raccourci de tout son corps ». L’exemple ici
développé montre bien l’usage que l’on peut faire de l’animal dans la
représentation de l’homme : « Il faut donc premièrement observer
les inclinations que chaque animal a dans sa propre espèce, ensuite
chercher dans leur Physionomie les parties qui marquent
singulièrement certaines affections dominantes, par exemple les
pourceaux sont sales, lubriques, gourmands et paresseux ». Bien
sûr, il existe aussi des passions positives, comme l’audace ou la
force, mais le tout est de bien saisir ce qui peut passer d’un ordre à
l’autre, d’un corps à l’autre : « Il faut savoir premièrement quelles
parties sont affectées à certaines inclinations. En second lieu la
ressemblance et le rapport des parties de la face humaine avec celle
des animaux, et enfin reconnaître le signe qui change tous les
autres, et augmente ou diminue leur force et leur vertu, ce qui ne
peut se faire entendre que par démonstration de figure » (« Abrégé
d’une conférence de Monsieur Le Brun sur la physionomie »).
Cette saisie du « signe » dominant, Le Brun va le mettre en œuvre
dans ses dessins, qui sont en réalité assez troublants, car s’y mêle
un souci géométrique constant, et une dimension que l’on pourrait
qualifier de fantastique, à l’insu sans doute de son auteur. Ces têtes
d’homme ressemblant au loup, au bœuf, au chameau, au hibou, au
chat etc. inversent en quelque sorte le rapport habituel. Car l’animal
est dessiné sobrement, alors que l’homme est tellement rapproché
de son pendant animal qu’il en devient presque monstrueux. On est
plus proche de la caricature ou de la tératologie physique que d’une
étude scientifique des passions : aucun portrait classique ne pourrait
se calquer littéralement sur de tels modèles. D’une certaine manière,
derrière leur classicisme, les dessins de Le Brun confinent au thème
ovidien de la métamorphose : on a l’impression que l’homme est
littéralement en train de se transformer en bête…
Une grande partie de l’art occidental est ainsi marquée par l’idée
des « caractères ». L’homme, en tant qu’il est un être « naturel »,
c’est-à-dire doté d’une âme sensible, motrice, « animale », se
rapproche de l’animal précisément par ce qu’il a de moins humain :
son âme rationnelle, ou son « esprit ». On voit néanmoins avec Le
Brun comment la vision de l’artiste transcende ce discours
aristotélicien. Et la théorie cartésienne mécaniste des passions ne
change ici rien au fond, mais est mobilisée essentiellement pour la
construction du dessin (par exemple l’angle formé par les axes des
yeux et des sourcils est capital, compte tenu du rôle donné par
Descartes à une glande située au centre du cerveau dans la
communication entre le corps et l’âme). Ce qui nous trouble,
aujourd’hui en tout cas c’est cette fragilité de la différence
homme/ animal, mais nous sommes rassurés en sachant que notre
humanité ne se réduit pas à ces traits. Et l’on voudrait demander : et
l’animal « lui-même » ? Peut-on le représenter ?

B. L’animal, « lui-même » ?
1. Art et science : au plus près de la nature ?
L’animal dans l’art a généralement une fonction allégorique ou
comparative. Il permet de sonder les limites de l’humanité. Mais la
représentation peut aussi avoir pour fonction de « donner à voir ».
C’est tout l’enjeu de la connaissance, et à ce titre il y a un plaisir de
la visibilité du monde animal, même sous ses formes
« monstrueuses », qui a été repéré par Aristote. Celui-ci, on s’en
souvient, définit le naturaliste comme celui qui aura du plaisir même
à connaître les formes les plus dégoûtantes de la nature. On
retrouve le même enjeu au niveau de la représentation du monde
vivant : « La preuve en est dans ce qui arrive à propos des œuvres
artistiques ; car les mêmes choses que nous voyons avec peine,
nous nous plaisons à en contempler l’exacte représentation, telles,
par exemple, que les formes des bêtes les plus viles et celles des
cadavres. Cela tient à ce que le fait d’apprendre est tout ce qu’il y a
de plus agréable non seulement pour les philosophes, mais encore
tout autant pour les autres hommes ; seulement ceux-ci ne prennent
qu’une faible part à cette jouissance » (Rhétorique, 1448b9-15,
traduction Charles Émile Ruelle). Cette correspondance entre l’étude
et la représentation n’explique pas seulement le plaisir que nous
pouvons avoir à la représentation d’animaux « monstrueux » dans
des peintures de scènes mythologiques, mais aussi le prix que l’on
peut accorder à la représentation fidèle du monde vivant.
Mais on peut distinguer une approche « réaliste » faite par un
artiste pour s’approcher de l’animal en dehors de représentations
préconçues (issues de textes, ou de l’imaginaire) de dessins ou
peintures faits dans un but explicitement scientifique. Ainsi, certaines
œuvres de la Renaissance peuvent nous frapper aujourd’hui par leur
grande précision, ou par le caractère exotique de l’animal
représenté. Q uand Pisanello (1395-1455), par exemple, nous livre
d’admirables dessins de singes, de chevaux, d’oiseaux, s’agit-il de
feuilles volantes qui sont au service d’un travail préparatoire pour
des œuvres savantes, ou d’œuvres valant pour elles-mêmes, qui
conduisent certains interprètes à évoquer un travail « scientifique » ?
Or, avant les grands programmes d’histoire naturelle des Lumières,
nous sommes souvent confrontés au statut indécis de la
représentation animale. L’exemple du Rhinocéros de Dü rer (1471-
1528) est célèbre. Le peintre et graveur allemand est l’auteur
d’aquarelles ou dessins d’animaux parmi les plus somptueux et les
plus « réalistes » de la Renaissance. Ainsi du lièvre, mais peut-être
se rapprochant plus d’une représentation anatomique, l’aquarelle de
l’aile d’un rollier bleu, qui pourrait aisément entrer comme planche
dans un ouvrage d’histoire naturelle sur les oiseaux. Or, la gravure
du rhinocéros, de 1515, n’a pas été faite de visu, mais d’après le
dessin d’un autre artiste qui a vu l’animal à Lisbonne, cadeau du
sultan du Gujarat au gouverneur de l’Inde portugaise. Dü rer
interprète en réalité l’animal, en s’appuyant sur le dessin, mais aussi
sur les descriptions antiques de cet animal longtemps considéré
comme fabuleux. Sa gravure, inexacte anatomiquement, eut
pourtant plus de succès que ses œuvres plus précises, sans doute
parce qu’elle est porteuse d’une puissance imaginaire qui séduisit
jusqu’à Salvador Dalí …
2. La « vérité » des planches
Cette dimension imaginaire devrait disparaître avec les planches
accompagnant les œuvres scientifiques. Une des raisons du succès
de l’Histoire naturelle de Buffon est précisément la qualité des
peintures illustrant les descriptions. Il est du reste intéressant de
mesurer ce qui du texte est aujourd’hui dépassé, comparé aux
illustrations qui gardent une fraîcheur intacte, comme on le voit avec
l’exemple des toucans, au Tome premier de l’Histoire naturelle des
oiseaux : « Et de même que la nature a doué le plus grand nombre
des êtres de tous les attributs qui doivent concourir à la beauté et à
la perfection de la forme, elle n’a guère manqué de réunir plus d’une
disproportion dans ses productions moins soignées : le bec excessif,
inutile du toucan, renferme une langue encore plus inutile, et dont la
structure est très-extraordinaire ; ce n’est point un organe charnu ou
cartilagineux comme la langue de tous les animaux ou des autres
oiseaux, c’est une véritable plume bien mal placée, comme l’on voit,
et renfermée dans le bec comme dans un étui », Buffon s’appuyant
notamment sur le sens du mot toucan en brésilien ! Les peintures
elles-mêmes ont un aspect presque naïf, et finalement moins
finement détaillée que les dessins d’un Pisanello ou les aquarelles
d’un Dü rer, mais qui permet justement de ne pas leur donner une
puissance expressive qui dépasserait le texte. Elles sont
« illustrations ».
Paradoxalement, c’est dans les planches d’œuvres bien plus
récentes que la dimension esthétique ressurgit pleinement. Ainsi du
chef-d’œuvre du grand évolutionniste allemand Ernst Haeckel (1834-
1919). Il a justement voulu faire ressortir la beauté de la vie
naturelle, non sous les formes « classiques » des mammifères ou
des oiseaux, mais des formes primitives dans son K unstformen der
Natur (« Formes artistiques de la nature », 1899-1904). Des
méduses, des mollusques, des coraux etc. prolifèrent dans cet
ouvrage qui fut d’ailleurs critiqué pour sa trop grande esthétisation
de la nature, mais qui influença d’authentiques artistes, comme ceux
de l’art nouveau, eux-mêmes grands amateurs de circonvolutions et
d’usage de formes naturelles dans les arts décoratifs (même s’il
s’agissait plutôt de formes végétales).
Q ue cherchons-nous finalement dans la représentation esthétique
ou scientifique de l’animal ? Est-ce vraiment l’animal « lui-même »,
ou sa forme rendue merveilleuse ? C’est pourquoi, en guise de
conclusion, on choisira une œuvre qui représente une rupture
discrète et profonde à la fois avec cette zoomorphie, cet allégorisme
ou cette esthétisation du vivant. Le peintre romantique Théodore
Géricault (1791-1824), célèbre pour son Radeau de la Méduse, s’est
passionné toute sa courte vie pour les chevaux, sujet fort classique
certes de l’art occidental, mais dont il a livré quelques « têtes »
étonnantes, car traités comme des portraits (notamment la Tête de
cheval blanc, 1815). Il ne s’agit plus d’animaliser l’homme, mais pas
non plus au sens strict d’humaniser l’animal. Certes, il est peint « à
la manière » de l’homme, puisque le corps n’est plus peint en entier,
ou la tête en action, mais de face, selon l’art traditionnel. Mais ces
œuvres en sont d’autant plus troublantes, que le respect du
« genre » du portrait crée une distorsion. Le cheval, si ancien
compagnon de l’homme, qui a partagé sa vie pendant des
millénaires, apparaît là dans une singularité qui nous éloigne de lui
plus qu’elle nous en rapproche. Il est, justement, comme enfermé en
lui-même, puisqu’il ne s’agit plus de jouer au jeu des ressemblances
physiognomoniques. Il est « tel qu’en lui-même », saisi par le regard
humain, mais qui avoue en même temps son impuissance à le
comprendre.
Textes commentés
Texte 1
Cicéron, De la nature de dieux, II, 48, vers 45 av. J.-C., trad. Ch. Appuhn,
Aux animaux qui se nourrissent d’animaux d’une autre espèce la nature a donné la force
ou la promptitude des mouvements. Q uelques-uns sont doués d’habileté manœuvrière,
telles les araignées : les unes tendent une sorte de filet et se saisissent de ce qui s’y
laisse prendre, les autres sont aux aguets pour surprendre la proie, se précipitent au bon
moment et l’avalent. La pinne (c’est ainsi qu’on l’appelle en grec) qui possède deux
grandes coquilles pouvant s’ouvrir largement, s’associe avec un petit animal appelé
pinotère pour se nourrir ; quand de petits poissons pénètrent en nageant dans la coquille
béante, avertie par le pinotère la pinne se referme. Ainsi des animaux très différents
cherchent en commun leur nourriture. On se demande avec étonnement si c’est l’effet
d’une rencontre ou si les deux bêtes sont associées de naissance. Étonnants aussi, on
peut le dire, sont certains animaux aquatiques dont la naissance a lieu en terrain sec :
c’est ainsi que les crocodiles, les tortues de rivière et certains serpents viennent au
monde hors de l’eau, mais sitôt qu’ils peuvent se tenir, ils vont la chercher. Bien mieux
nous faisons souvent couver les œufs de cane par des poules ; quand les canetons sont
éclos, ils se laissent d’abord nourrir par elles comme si elles étaient leurs mères et les
avaient engendrés, mais plus tard, quand ils voient l’eau qui est leur domicile naturel, ils
s’échappent pour s’y rendre tant est forte la fidélité à l’espèce mise dans les animaux par
la nature.

Commentaire

Marcus Tullius Cicéron (106-43 av. J.-C.) est un orateur et


philosophe latin dont l’œuvre consiste en grande partie en une
adaptation latine des philosophies hellénistiques. Sa pensée
personnelle en fait un disciple du scepticisme de la Nouvelle
Académie, mais dans différents textes on voit qu’il présente avec
sympathie les thèses stoïciennes sur la morale ou la nature. C’est
notamment le cas dans le dialogue De la nature des dieux, dans
lequel les trois grandes positions de l’époque hellénistique
(épicurisme, stoïcisme, scepticisme) sont présentées tour à tour. Le
personnage de Cotta, qui défend la position néo-académicienne, est
sans doute le porte-parole de Cicéron, mais la procédure du
dialogue permet au lecteur de construire son propre point de vue.
Or, dans la deuxième partie, la position stoïcienne est présentée
avec une telle éloquence, que ces textes font partie des meilleures
présentations en latin du finalisme stoïcien (avec les textes de
Sénèque, qui lui est un sectateur avoué de l’école du Portique).
Q uintus Lucilius Balbus va développer longuement le principe
stoïcien de la nature artiste et divine. Dieu est présent au sein même
de la nature, il y est immanent. Ce n’est pas un esprit immatériel,
c’est un « corps », un feu artiste et séminal qui donne de l’ordre et
de la vie aux corps « inertes ». Au rebours total des épicuriens, les
stoïciens considèrent l’univers comme un tout organique, vivant
(« Le monde est un vivant raisonnable, doué d’une âme et
intelligent »). Dieu agit dans la matière, l’organise et lui donne son
unité profonde, que les Grecs appellent « conspiration » (sumpnoia).
C’est pour cette raison que les stoïciens conçoivent une nature
finalisée : elle n’est pas livrée au hasard, mais organisée de
l’intérieur. Cela se perçoit dans la perfection et la beauté du ciel.
Chez les êtres vivants, cela se traduit par l’organisation interne du
corps, mais aussi par la merveilleuse finalité « externe » que l’on
peut apercevoir entre les espèces qui dépendent les unes des
autres. Tout va dans le sens non seulement d’un ordre, mais d’un
ordre orienté vers le bien, c’est-à-dire au sens propre d’une
providence. Aristote avait bien sûr défendu une conception finalisée
de la nature, mais essentiellement à partir d’une considération des
différentes « causes » agissantes. Et le Dieu d’Aristote n’a pas de
contact avec le monde, il jouit de sa perfection propre. Avec le
stoïcisme, la finalité se radicalise, puisqu’elle est l’action directe de
Dieu dans la nature. On voit bien dans ce texte que l’argument de la
finalité externe paraît encore plus décisif que celui de l’harmonie
interne de l’organisme. Car il suppose un lien entre tous les êtres
vivants, qui se manifeste de manière éclatante dans les relations
privilégiées entre certaines espèces. Dans les critiques modernes
contre la finalité, notamment chez les cartésiens, derrière
l’adversaire officiel qu’est « la philosophie de l’École » (c’est-à-dire
Aristote relu par Thomas d’Aquin), on trouve surtout un refus de
cette vision d’une nature providentialiste, dans laquelle toutes les
relations entre espèces servent de « preuves » de la perfection du
créateur. Le danger étant notamment que l’on peut aussi bien
accumuler des exemples du contraire, c’est-à-dire de jeu du pur
hasard…

Texte 2
Virgile, Géorgiques, IV, v. 149-183, vers 30 av. J.-C., trad. Desportes
modifiée.
Je ferai connaître les inclinations que Jupiter lui-même a données aux abeilles, pour
récompense, attirées par les sons résonnants et les airains bruyants des Curètes,
d’avoir nourri le roi du ciel sous l’antre de Dicté.
Seules elles ont une progéniture en-commun, les demeures communes d’une cité, et
elles passent la vie sous de puissantes lois. Seules elles connaissent et une patrie et
des foyers constants ; et prévoyantes de l’hiver qui doit venir, elles se livrent au travail
l’été, et mettent en commun les vivres cherchés. Car les unes, par une convention
arrêtée entre elles, veillent à la nourriture, et s’exercent dans les champs ; une partie
pose dans l’intérieur de leur demeure, pour premiers fondements aux rayons, une larme
de Narcisse et la gomme visqueuse qui coule de l’écorce. Ensuite elles suspendent les
cires tenaces. Les autres élèvent les rejetons adultes, espoir de la nation. Les autres
épaississent les miels très-purs, et tapissent les cellules avec ce nectar liquide. Il en est
auxquelles incombe la garde aux portes ; et elles observent tour à tour les eaux et les
nuages du ciel ; ou elles reçoivent les fardeaux de celles qui arrivent ; ou, la troupe étant
formée en bataille elles éloignent des ruches les frelons, troupe paresseuse. On travaille
avec ardeur, et le miel odoriférant exhale une odeur de thym.
Et comme lorsque les Cyclopes se hâtent de forger les foudres avec des masses de fer
amollies, les uns reçoivent l’air dans des soufflets de peaux de taureaux, et le renvoient ;
les autres trempent dans l’eau l’airain sifflant. L’Etna gémit sous les enclumes posées
sur lui. Eux lèvent entre eux les bras en cadence avec une grande force, et ils tournent
et retournent le fer avec une pince tenace. De même s’il est permis de comparer les
petites choses avec les grandes, l’amour inné de posséder presse les abeilles
cécropiennes, chacune selon son emploi. Les ruches, et la charge de fabriquer
solidement les rayons, et de construire les maisons faites avec art, sont au soin des plus
âgées. Mais les plus jeunes, fatiguées, se retirent à la nuit avancée, pleines de thym aux
jambes ; elles butinent çà et là et les arbousiers et les saules verdâtres, et la lavande et
le safran rougissant, et le tilleul gras, et les jacinthes couleur de fer. Toutes se reposent
de leurs travaux en même temps, toutes reprennent leur travail en même temps.

Commentaire

Publius Virgilius Maro (70 av. J.-C.-19 ap. J.-C.) a été longtemps
considéré comme le plus grand poète de la latinité : il était déjà
« classique » dans l’enseignement sous l’empire romain. Ses deux
œuvres les plus connues sont le recueil de Bucoliques inspiré par la
poésie pastorale hellénistique, et bien sûr l’Énéide, le grand poème
épique dans lequel il veut, en rivalisant avec Homère, célébrer les
origines de Rome. Entre ces deux œuvres se situent les
Géorgiques, que l’on peut faire entrer dans le genre de la poésie
didactique, puisque ses quatre parties sont entièrement consacrées
aux travaux des champs (georgos signifiant laboureur en grec) : le
labourage, les arbres et la vigne, les troupeaux et les abeilles. On
peut voir dans ces poèmes une célébration de la vie rustique
contrastant avec les luttes de pouvoir qui ravagèrent la république
pendant son dernier siècle. Mais, à la différence des Bucoliques, qui
se situent plutôt dans l’univers idéal des bergers arcadiens, les
Géorgiques n’hésitent pas à entrer dans les détails techniques des
travaux des champs. Une de ses sources anciennes est Les travaux
et les jours du poète grec Hésiode ( e siècle), dont le centre est
constitué par des conseils à son frère Persès sur le travail des
champs, saison par saison. Ainsi, l’automne : « Achète deux bœufs
de neuf ans ; à cet âge leur vigueur est infatigable ; parvenus au
terme de la jeunesse, ils sont encore propres aux travaux : tu ne
craindras point qu’en se disputant ils ne brisent la charrue au milieu
d’un sillon et ne laissent l’ouvrage imparfait ». On pense d’ailleurs
qu’à l’époque de Virgile d’autres parties du poème hésiodique
étaient connues. Dans les poèmes homériques eux-mêmes sont
décrits des travaux des champs, et Ulysse séjourne chez le porcher
Eumée en arrivant à Ithaque. La poésie didactique a d’autre part pris
ses lettres de noblesse à Rome avec le De natura rerum de Lucrèce.
Mais le texte de Virgile est profondément original. Comme on le voit
dans cet extrait, plus qu’une vague célébration de la perfection de la
nature, on assiste à une description très minutieuse des mœurs des
abeilles. Celles-ci sont présentées comme les animaux travailleurs
par excellence. L’organisation des « sociétés » d’abeilles a fasciné
depuis longtemps, et Aristote les mentionne bien comme des
animaux sociaux voire politiques. Mais ici on s’intéresse surtout au
fait que la coopération sociale est entièrement au service du
« travail ». Cette dernière dimension est poussée dans une direction
nettement anthropomorphique, puisque la comparaison avec l’antre
des Cyclopes apporte une dimension « technique » qui peut paraître
surprenante. Mais il s’agit bien d’un poème, attaché à rappeler
souvent les aspects divins de la nature, ce que nous appellerions sa
« mythologie », et qui fait toute la différence avec Lucrèce. On
retrouvera cette caractéristique « ouvrière » des abeilles des siècles
plus tard dans un texte qui connaîtra une immense fortune, La Fable
des abeilles de Bernard Mandeville (1714), qui défend l’idée que la
prospérité économique ne dépend pas de la vertu des individus,
mais de leurs désirs de gain.

Texte 3
Plutarque, S’il est loisible de manger chair, e siècle, trad. Amyot
« […] Et puis, vous appelez bêtes sauvages les lions et les léopards pendant que vous
répandez le sang, et ne leur cédez en rien en cruauté : car si les autres animaux
meurtrissent, c’est pour la nécessité de leur pâture, mais vous, c’est par délice que vous
le faites, parce que nous ne mangeons pas les lions ni les loups après les avoir tués en
nous défendant contre eux, mais les laissons là : mais les bêtes qui sont innocentes,
douces et familières, qui n’ont ni dents pour mordre, ni aiguillon, sont celles que nous
prenons et tuons, alors qu’il semble que la nature les ait créées seulement pour la
beauté et le plaisir.
Ni plus ni moins que si quelqu’un, voyant le Nil débordé, emplissant tout le pays à
l’environ d’une eau courante, féconde et génératrice, ne louait avec admiration la
propriété de cette rivière qui fait naître et croître tant de beaux et bons fruits, si
nécessaires à la vie de l’homme, pour n’y voir qu’un crocodile nageant ou un aspic
rampant ou des mouches malignes, bêtes malfaisantes et mauvaises, et le blâmait pour
ce fait ».

Commentaire

Plutarque (v. 40-v. 120), le célèbre auteur des Vies parallèles, est
considéré comme l’un des tout premiers penseurs du végétarisme
en Occident. Dans S’il est loisible de manger de la chair, l’un des
trois traités qu’il consacre aux animaux, il ne se contente plus de
reprendre les arguments orphiques et pythagoriciens fondés sur la
transmigration des âmes, arguments qui font de l’alimentation
carnée une forme possible et honteuse d’anthropophagie. Sa
démonstration développe essentiellement trois idées : les fruits de la
terre suffisent à nous nourrir de sorte qu’on peut vivre très
agréablement sans « se souiller les mains » du sang des bêtes. En
outre, l’homme n’a pas les attributs naturels des prédateurs comme
les griffes ou les crocs. La nature n’a pas voulu faire de lui un animal
de proie. Enfin chaque animal, parce qu’il est sensible, poursuit une
forme de bien-être et fuit la souffrance. Aussi, l’infliger sans
nécessité en mangeant les « membres d’animaux qui peu
auparavant, bêlaient, mugissaient, marchaient et voyaient », c’est
s’aveugler par insensibilité. Dans le texte proposé ici, c’est à cette
dernière idée que Plutarque veut apporter un argument majeur : les
bêtes que nous mangeons ne sont pas celles que nous tuons par
obligation. Abattre des prédateurs qui tuent pour se nourrir comme le
font le lion ou le loup, relève de la légitime défense. On ne peut
contester le droit de les chasser pour se protéger. Mais, observe
Plutarque, une fois tués, nous ne les mangeons pas. En revanche, le
bétail qui n’a aucun moyen de se défendre, nous le massacrons
pour satisfaire nos désirs gastronomiques. Jugée gratuite, la
violence que l’homme fait subir à l’animal innocent mérite donc bien
davantage le nom de cruauté que celle dont il accuse les animaux
prédateurs. Ainsi l’homme carnivore raisonne-t-il bien mal. Il se
comporte comme celui qui, au lieu de se féliciter que les crues du Nil
permettent l’agriculture et offrent donc leur nourriture aux Égyptiens,
reprocherait à la Nature le débordement du fleuve parce qu’il
charrierait avec lui, ici où là, quelques animaux dangereux.
Plutarque invite ses contemporains à louer la terre (en honorant
Cérès, déesse des récoltes, et Bacchus, dieu du vin) au lieu de
l’outrager par des pratiques contre-naturelles. Le végétarisme, pour
qui médite sur la place que la Nature assigne à l’homme, est le choix
du sage.

Texte 4
Plotin, Ennéades 38 [VI,7], 7, e siècle, trad. M.-N. Bouillet
Mais, dira-t-on, si l’âme ne produit la nature d’une brute que lorsqu’elle est dépravée et
dégradée, elle n’était pas dès l’origine destinée à produire un bœuf ou un cheval ; alors
la raison séminale du cheval aussi bien que le cheval même seront contraires à la nature
[de l’âme]. – Non : ils sont inférieurs à sa nature, mais ils ne lui sont pas contraires. Dès
l’origine, l’âme était [en puissance] la raison séminale d’un cheval ou d’un chien. Q uand
cela lui est permis, l’âme qui doit engendrer un animal produit ce qui est meilleur ; sinon,
elle produit ce qu’elle est capable d’engendrer ; elle ressemble aux artistes qui, sachant
produire plusieurs figures, exécutent soit celle qu’ils ont reçu l’ordre d’exécuter, soit celle
que la matière a le plus d’aptitude à recevoir. Q ui empêche que la Puissance [naturelle
et génératrice] de l’Âme universelle, en sa qualité de Raison [séminale] universelle,
n’ébauche les contours du corps, avant que les puissances animiques [les âmes
individuelles] descendent d’elle dans la matière ? Q ui empêche que cette ébauche ne
soit une espèce d’illumination préalable de la matière ? Q ui empêche que l’âme
individuelle n’achève [de façonner le corps ébauché par l’Âme universelle] en suivant les
lignes déjà tracées, n’organise les membres dessinés par elles, et ne devienne ce dont
elle s’est approchée en se donnant à elle-même telle ou telle figure, comme dans un
chœur le danseur se conforme au rôle qui lui a été assigné ?

Commentaire
Au sens large, on peut relier ce texte à la problématique antique
de la métempsychose (ou métensomatose), mais Plotin ne se situe
pas ici sur le plan du mythe. C’est bien d’ailleurs un des aspects
majeurs de sa philosophie : réinterpréter toute l’œuvre de Platon, en
dépassant toutes les strates mythiques et allégoriques dans un
système unifié de la « procession », c’est-à-dire de la « descente »
des différents niveaux de réalité à partir du premier niveau : l’Un-
Bien. On voit ici l’influence d’un passage du sixième livre de la
République sur l’idée du Bien « au-delà de l’essence ». La
puissance de l’Un « produit » l’Intelligible, qui correspond en quelque
sorte aux Idées platoniciennes (c’est d’ailleurs Plotin qui utilisera
l’expression « monde des idées » absente chez Platon). Puis, de
l’Intelligible, sort l’Âme, dont la partie supérieure reste tournée vers
le haut, mais dont la partie inférieure est fascinée par son reflet saisi
dans la « matière », et c’est ainsi, par la descente ultime de l’Âme
dans la matière que va naître le monde sensible. Une des questions
platoniciennes classiques que retrouve Plotin consiste à savoir s’il y
a des Idées de toutes les réalités, même les plus basses. Ici, le sujet
porte précisément sur la question des animaux, c’est-à-dire d’êtres
qui n’ont pas une âme aussi élevée que l’homme (ils n’ont pas de
logos). Chez Platon, l’animal sert souvent de réceptacle à des âmes
humaines qui, à cause de leur vie immorale, se réincarnent dans des
êtres inférieurs. Il s’agit d’un jeu allégorique, et non d’une croyance
effective de Platon au mécanisme de la « réincarnation » des âmes,
d’ailleurs il présente toujours cette idée dans des « mythes »
(muthoi), c’est-à-dire des discours qui n’ont pas de valeur
argumentative rationnelle (logoi). On voit au début de l’extrait Plotin
reprendre précisément l’idée d’une punition des âmes. Mais, pour
lui, la question est beaucoup plus générale : elle concerne la
production des êtres vivants à partir des idées. Deux notions
ressortent de ce texte : celle de puissance créatrice, et celle de
raison séminale. La puissance émanée de l’Intelligible est celle de
l’Âme, qui transmet en quelque sorte les idées dans le sensible. Ce
qui va apparaître de plus en plus nettement, c’est que la question
strictement morale et mythique de la métempsychose est remplacée
par l’idée d’un ordre général du monde composé de toutes les
créatures possibles, même les plus basses. L’Âme contient toutes
les raisons séminales (les logoi) qui sont en quelque sorte des
formes issues des Idées, et susceptibles de rentrer en contact avec
la matière. Tous les animaux sont en puissance dans l’Âme, et elle
va les réaliser en fonction du degré de sa descente dans la matière :
l’homme étant supérieur aux animaux supérieurs, eux-mêmes
supérieurs aux animaux inférieurs etc. Tout est dans l’ordre, car tout
provient bien de « là-bas ».

Texte 5
Ibn Tufayl, Le philosophe autodidacte, e siècle, trad. Gauthier
« L’enfant ne cessa ainsi de vivre avec les gazelles, reproduisant leurs cris avec sa voix
à s’y méprendre. Il reproduisait de même, avec une grande exactitude, tous les chants
d’oiseaux ou les cris d’autres animaux qu’il entendait. Mais il reproduisait surtout les cris
des gazelles qui demandent du secours ou qui veulent se rapprocher l’une de l’autre, ou
qui désirent quelque chose, ou qui cherchent à éviter un danger : car les animaux, pour
ces occasions différentes, ont des cris différents. Les animaux et lui se connaissaient et
ne se traitaient pas en étrangers. Lorsque les représentations des choses dont il cessait
d’avoir une perception actuelle s’étaient fixées dans son esprit, les unes lui inspiraient du
désir, les autres de l’aversion. Entre-temps il observait tous les animaux, qu’il voyait
couverts de poils laineux ou soyeux, ou de plumes. Il remarquait leur rapidité à la
course, leur force, les armes dont ils étaient munis pour lutter contre l’adversaire, telles
les cornes, les crocs, les sabots, les ergots, les serres. Faisant retour sur lui-même, il se
voyait nu et sans arme, lent à la course, faible contre les animaux qui lui disputaient les
fruits, se les appropriaient à son détriment et les lui enlevaient sans qu’il pût les
repousser ou échapper à aucun d’entre-eux. À ses compagnons, les petits des gazelles,
il voyait pousser des cornes qu’ils n’avaient point auparavant ; il les voyait devenir agiles,
après avoir été lents à la course. Chez lui-même, il ne constatait rien de tout cela, et il
avait beau y réfléchir, il ne pouvait en découvrir la cause. Considérant les animaux
difformes ou infirmes, il n’en trouvait aucun qui lui ressemblât »

Commentaire
Le philosophe musulman arabo-andalou Ibn Tufayl (1100 -1181),
maître et protecteur d’Averroès, rédige, avec L’éveillé ou le
philosophe autodidacte, l’un des tout premiers romans
philosophiques. Il y imagine la vie d’un individu isolé, nommé Hayy
(« le veilleur ») ben Yaqzân, qui serait né par génération spontanée
dans une île de l’océan indien ou bien – autre hypothèse – qui,
abandonné dans un coffre, aurait échoué sur la plage. Une gazelle,
ayant entendu des pleurs, aurait réussi à ouvrir le coffre avec ses
sabots. Et comme elle venait de perdre son faon, elle aurait allaité
l’enfant pour le sauver. Ibn Tufayl invente ici une fiction qui fait de
son héros un enfant sauvage. Le but de l’ouvrage est de montrer
que par ses propres forces, l’homme, même coupé de ses
semblables, peut développer toute son intelligence et redécouvrir
par lui-même les vérités enseignées par le Coran. L’extrait retenu ici
décrit les premières années de Hayy. Ibn Tufayl, influencé par la
lecture d’Avicenne, qui avait longuement commenté Aristote, suit
une démarche inductive. Il montre comment en trois étapes, Hayy
découvre sa différence spécifique. Elevé par un animal, son héros
s’éveille d’abord en imitant le comportement des gazelles, espèce à
laquelle il pense appartenir. Développant sa faculté de comparer, il
s’aperçoit que les gazelles possèdent une âme désirante et qu’elles
manifestent par des cris différents leurs peurs et leurs envies. Mais
Hayy ne se contente pas d’observer ce qu’il croit être ses
congénères. Parce que, comme l’enseigne Aristote au début de la
Métaphysique : « l’homme a naturellement la passion de
connaître », il tourne sa curiosité vers les autres espèces et opère
de lui-même des regroupements, des classifications en se fiant
d’abord aux apparences, comme le pelage ou le plumage, puis en
étudiant le comportement des animaux habitants sur l’île, comme la
vélocité de leur déplacement. Bien qu’Ibn Tufayl ait pris soin de dire
au début du livre que l’île n’abrite pas de bêtes dangereuses pour
l’homme, son héros s’aperçoit que certains attributs comme les
crocs, les griffes ou les serres divisent le monde animal en
carnivores et en herbivores. Cette deuxième étape l’invite à faire
retour sur lui-même. S’apercevant qu’il n’a pas de cormes, Hayy
découvre qu’il ne peut pas appartenir à la classe des gazelles.
Mieux : dépourvu de tous les attributs qu’il observe chez les
animaux, il prend conscience de sa singularité et déplore sa nudité
qu’il cherchera à cacher avec des feuilles d’arbre, puis plus tard en
se confectionnant un vêtement avec des plumes d’aigle. Avant
même de développer son sens métaphysique lorsqu’il s’interrogera
sur la cause de la mort de la gazelle qui l’a élevé, Hayy acquiert
donc la technique, connaît la pudeur… Pour Ibn Tufayl, si l’homme
naît parmi les animaux, son destin est de s’élever infiniment au-
dessus d’eux, comme l’enseignent la philosophie et la religion.

Texte 6
François d’Assise, Fioretti, chapitre 16 : « Le sermon aux oiseaux »,
e siècle, trad. Vorreux

La substance du sermon de Saint François fut celle-ci : « Mes frères les oiseaux, vous
êtes très redevables à Dieu votre Créateur, et toujours et en tous lieux vous devez Le
louer parce qu’Il vous a donné la liberté de voler partout, et qu’Il vous a donné aussi un
double et triple vêtement ; ensuite parce qu’Il a conservé votre semence dans l’Arche de
Noé, pour que votre espèce de vînt pas à disparaître du monde ; et encore vous Lui êtes
redevables pour l’élément de l’air qu’Il vous a destiné. Outre cela, vous ne semez ni ne
moissonnez, et Dieu vous nourrit, et Il vous donne les fleuves et les fontaines pour y
boire, Il vous donne les montagnes et les vallées pour vous y réfugier, et les grands
arbres pour y faire vos nids. Et parce que vous ne savez ni filer ni coudre, Dieu vous
fournit le vêtement à vous et à vos petits. Il vous aime donc beaucoup, votre Créateur,
puisqu’Il vous accorde tant de bienfaits. Aussi, gardez-vous, mes frères, du péché
d’ingratitude, mais appliquez-vous toujours à louer Dieu ».

Commentaire

Les Fioretti (« petites fleurs »), rédigés anonymement au


e siècle, sont le titre donné par les disciples de Saint François

d’Assise (1182-1226) aux « miracles et exemples de dévotion » qui


jalonnent la vie de celui que l’Eglise catholique considère aujourd’hui
comme le Saint Patron des animaux. Canonisé dès 1228, François,
fondateur de l’ordre des frères mineurs, à qui l’on doit la présence du
bœuf et de l’âne dans la crèche de Noë l, entretient en effet avec les
animaux un rapport original qui tranche avec la tradition qui l’a
précédé. Loin d’en faire des créatures inférieures, il veut voir dans
les bêtes des « frères » et des « sœurs » puisqu’ils ont pour origine
le même Créateur que l’homme. Manifestation de la beauté de la
Nature, les animaux méritent donc toute notre amitié. Du lièvre de
Greccio au loup de Gubbio, la vie de François est ainsi remplie
d’anecdotes le montrant plein d’affections pour les bêtes, y compris
les plus insignifiantes en apparence comme les vers ou les fourmis.
L’originalité du très célèbre « sermon aux oiseaux » vient de ce que
François non seulement s’adresse directement aux volatiles mais
leur fait un véritable prêche comme s’ils avaient eux aussi des
devoirs vis-à-vis de leur Créateur. Après avoir fait taire les
hirondelles et créé les conditions d’une écoute attentive, de sorte
que « ceux qui étaient sur les arbres vinrent auprès de lui, et tous
ensemble restèrent immobiles », François décline les privilèges que
Dieu a accordés aux oiseaux : libres, ils ne manquent de rien.
Vêtement et nourriture leur sont gracieusement offerts.
Contrairement aux hommes, héritiers du péché d’Adam, ils n’ont pas
besoin de travailler pour vivre. Ils peuvent gîter où bon leur semble.
Aussi, doivent-ils se garder du « péché d’ingratitude » et louanger
Dieu de tant de bienfaits. On notera combien ce texte délicieux, fait
de douceur plus que de remontrance, joue de la morale pour la
subordonner à l’esthétique de la gloire de Dieu. La suite du texte dit
d’ailleurs qu’après avoir tracé sur les oiseaux le signe de la croix,
François les envoya en mission pour chanter aux quatre coins de la
terre la beauté de la Création : « alors tous ces oiseaux s’élevèrent
en bande dans l’air avec des chants merveilleux, puis ils se
divisèrent en quatre groupes, suivant la croix que Saint François
avait tracée sur eux ; un groupe s’envola vers l’Orient, un autre vers
l’Occident, le troisième vers le Midi et le quatrième vers l’Aquilon, et
chaque bande s’en allait en chantant merveilleusement ». Selon la
pensée écologique chrétienne, ce prêche est une référence majeure
pour réinterpréter la Genèse dans un sens favorable aux animaux.

Texte 7
Dante Alighieri, La Divine Comédie, Enfer, chant I, v. 31-60, vers 1310, trad.
Félicité de Lamennais.
Et voici qu’apparut, presque au pied du mont, une panthère agile et légère couverte d’un
poil tacheté. Elle ne s’écartait pas de devant moi, et me coupait tellement le chemin que
plusieurs fois je fus près de retourner. C’était le temps où le matin commence, et le soleil
montait avec ces étoiles qui l’entouraient, quand le divin Amour mut primitivement ces
beaux astres ; de sorte qu’à bien espérer me conviaient le gai pelage de cette bête
fauve, l’heure du jour et la douce saison : non toutefois que ne m’effrayât la vue d’un lion
qui m’apparut. : il paraissait venir contre moi, la tête haute, avec une telle rage de faim
que l’air même semblait en effroi. Et une louve qui, dans sa maigreur, semblait porter en
soi toutes les avidités, et qui bien des gens a déjà fait vivre misérables. Elle me jeta en
tant d’abattement, par la frayeur qu’inspirait sa vue, que je perdis l’espérance d’atteindre
le sommet. Tel que celui qui désire gagner, lorsque le temps amène sa perte, pleure et
s’attriste en tous ses pensers ; tel me fit la bête sans paix, qui, peu à peu s’approchant
de moi, me repoussait là où le soleil se tait.

Commentaire

La Divine Comédie est cet immense poème en trois parties dans


lequel Dante décrit son voyage à travers les trois lieux chrétiens de
l’outre-monde (l’Enfer, le Purgatoire et le Paradis), guidé par le poète
latin Virgile jusqu’au terme du Purgatoire, puis, dans le Paradis, par
Béatrice, la femme aimée de Dante, qui représente dans le poème la
théologie révélée. Cette dimension allégorique est importante dans
l’œuvre, puisque le poème dans son entier est une image de la
traversée de l’âme du poète à travers des lieux spirituels, conduisant
à sa purification. Il s’agit donc d’un parcours moral, illustré par le
cheminement physique à travers les lieux d’outre-tombe. On attribue
souvent au Moyen Âge un goût particulier pour l’allégorisme, du fait
des théories d’interprétation de la Bible selon différents sens : littéral,
allégorique, moral, « anagogique » (ce que l’on doit viser du point de
vue des fins dernières). Mais c’est oublier que l’« allégorisme » est
une pratique d’interprétation qui a été aussi beaucoup développée
dans l’antiquité, notamment appliquée aux œuvres d’Homère (Platon
lui-même s’en moque dans le Phèdre). Au sens courant, cela revient
à faire des personnages ou évènements d’un texte des symboles.
Mais autant ce procédé peut paraître forcé quand on en fait un
usage mécanique, autant le texte de Dante est constamment et
consciemment fondé sur l’idée de symbole. Ces derniers jouent un
rôle particulièrement important au tout début du texte. Dante dit être
perdu dans une « forêt obscure », image évidente de l’errance
morale, et avoir repris espoir en voyant une colline éclairée par le
soleil levant (image du bien). C’est ici qu’interviennent les trois bêtes
qui vont faire obstacle à sa marche vers cette colline, et le conduire
à passer par cette voie détournée que sont les lieux d’outre-tombe.
Là encore, on peut souligner que l’animal se prête souvent à des
lectures allégoriques, que nombreux étaient les textes recueillant les
symbolismes animaux (les Bestiaires). Pour prendre un exemple
classique, si certains compagnons d’Ulysse sont transformés en
pourceaux par Circé, c’est à cause de la bassesse de l’animal, qui
représente les passions inférieures. Mais dans le texte de Dante, il
s’agit d’un réseau de symboles systématiquement construits. Nous
avons trois bêtes féroces (fiera) : la lonza (lynx, léopard ou
panthère), le lion et la louve. Dès le e siècle s’est imposée l’idée

que ces trois bêtes sont les symboles de trois grands péchés
capitaux : luxure, orgueil et avarice. Mais, ce qui est sans doute le
plus remarquable, est le caractère extrêmement vivant de la
description elle-même. Le danger du texte allégorique est en effet
son caractère abstrait, ou son aspect « catalogue ». C’est tout le
contraire que nous avons ici, où les trois bêtes, surtout la louve, sont
rencontrées dans une scène dynamique qui leur donne une grande
« visibilité ». Si bien que l’époque romantique et moderne lit Dante
d’abord pour cette présence, plus que pour le sens symbolique.
Texte 8
Erasme, « Le scarabée à la poursuite de l’aigle », Adages, 1533, trad.
Margolin
« Kantharos aeton maietai, c’est-à-dire « Le scarabée à la poursuite de l’aigle ».
Proverbe utilisé quand un être plus faible et plus démuni machine quelque mauvais coup
et trame des embûches contre un ennemi beaucoup plus puissant. […] L’apologue nous
apprend à ne pas sous-estimer un ennemi, quel qu’il soit, même si son statut est des
plus modestes. Car il existe de petits hommes, de très basse condition, mais d’une
infinie méchanceté, qui ne sont pas moins ténébreux que les scarabées ni moins fétides
ou abjects, mais qui pourtant sont capables, par quelque perversité tenace de l’esprit, de
faire du tort à n’importe quelle créature humaine, mais aussi, très souvent, de perturber
des hommes hautement respectables. Leur noirceur les terrorise, leurs cris les
paralysent, leur odeur fétide les indispose ; ils tournent autour d’eux, s’accrochent à leur
personne, leur tendent des pièges, au point qu’il est souvent préférable d’entrer en
conflit avec des hommes puissants que d’irriter ces scarabées dont il n’est pas même
possible de triompher sans être déshonorés, que l’on ne peut écarter de soi pas plus
qu’on ne saurait se mesurer avec eux sans sortir du combat passablement souillé ».

Commentaire

Erasme (1469-1536), l’un des hommes les plus érudits de la


Renaissance, publia 4151 adages entre 1500 et 1533. Il s’agit de
proverbes et de lieux communs, pour la plupart tirés de l’Antiquité
que, celui qu’on surnomma « Le Prince des humanistes »,
commente et assaisonne de remarques piquantes sur les pratiques
humaines. Le Scarabeus aquilam quaerit (Adage 2601), l’un des
plus longs et des plus célèbres adages, est en grande partie inspiré
de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien et des Moralia de Plutarque.
Composé de trois parties, il décrit les mœurs de l’aigle, image des
puissants, puis ceux du scarabée, métaphore des prétendus faibles,
pour résumer l’histoire imaginaire de leur querelle qui tourne à
l’avantage du scarabée. Celui-ci, afin de venger un lapin injustement
chassé par l’aigle, croit obtenir justice en parvenant jusqu’au nid de
cet oiseau royal pour détruire ses œufs et le priver de sa
descendance. L’intérêt de la fable réside dans sa préparation.
Erasme utilise tout ce qui s’est dit des deux animaux aussi bien en
zoologie que, de manière symbolique, en politique ou en morale
pour mettre en scène leur querelle. L’aigle permet ainsi de dépeindre
le style de vie des rois : animal impossible à apprivoiser, son bec
acéré, « ossifrague » (briseur d’os), en fait un prédateur terrifiant qui
ne boit que du sang, et dont le cri strident épouvante ses futures
victimes. Capable de s’attaquer jusqu’aux cerfs et aux serpents,
c’est une créature en guerre avec toutes les autres. C’est pourquoi
« le sénat et le peuple ont décrété qu’on lui donnerait le titre de roi
universel, et qu’il serait même déifié », comme c’est le cas en
Egypte. Q uant au scarabée, « il n’est rien d’autre qu’une carapace »
qui naît et vit dans les excréments qu’il passe son temps à
transformer en boules nauséabondes et à pousser devant lui. Mais il
est lui aussi redoutable quand il attaque au point que, selon Pline,
« certains scarabées ont reçu le nom de taureau ». Leur
bourdonnement agace, leur petitesse fait d’eux des ennemis
invisibles. Nombreux sont les proverbes qui l’ont ennobli. Dans
l’Antiquité le scarabée participe aux mystères des prêtres.
Paradoxalement, la morale qui conclut l’adage, mise ici en extrait,
n’en constitue pas la pointe. Tout l’intérêt du texte est d’entremêler
l’éthologie et l’éthique, la zoologie et la politique afin de montrer,
après mille détours, que ce vieux proverbe a traversé les siècles
pour rappeler aux hommes qu’aucun « grand » n’est à l’abri des
« petits ».

Texte 9
Locke, Essai sur l’entendement humain, III, 6, 27, 1689, trad.Pierre Coste
« On ne peut s’empêcher de voir que l’essence réelle de telle ou telle sorte de substance
nous est inconnue ; et de là vient que nous sommes si indéterminés à l’égard des
essences nominales que nous formons nous-mêmes […]. Q ui voudrait par exemple
entreprendre de déterminer de quelle espèce était ce monstre dont parle Licetus (De
monstris I, 3) qui avait la tête d’un homme et le corps d’un pourceau ; ou ces autres qui
sur des corps d’hommes avaient des têtes de chiens, de chevaux, etc. ? Si quelqu’une
de ces créatures eût été conservée en vie et eût pu parler, la difficulté aurait été encore
plus grande. Si le haut du corps jusqu’au milieu eût été de figure humaine, et que tout le
reste eût représenté un pourceau, aurait-ce été un meurtre de s’en défaire ? Ou bien
aurait-il fallu consulter l’évêque, pour savoir si un tel être est assez homme pour devoir
être présenté sur les fonts, ou non, comme j’ai ouï dire que cela est arrivé en France, il y
a quelques années dans un cas à peu près semblable ? Tant les bornes des espèces
sont incertaines par rapport à nous, qui n’en pouvons juger par les idées complexes que
nous rassemblons nous-mêmes ; et tant nous sommes éloignés de connaître
certainement ce que c’est qu’un homme. Ce qui n’empêchera pas qu’on ne regarde
comme une grande ignorance d’avoir aucun doute là-dessus […] je crois qu’aucune
définition qu’on ait donnée jusqu’ici du mot homme, ni aucune description qu’on ait faite
de cette espèce d’animal, ne sont assez parfaites ni assez exactes pour contenter une
personne de bon sens qui approfondirait un peu les choses […] ».

Commentaire

L’essai sur l’entendement humain de John Locke (1632-1704) est


l’œuvre de référence pour la pensée empiriste anglaise. Opposé à
l’innéisme du rationalisme cartésien, le livre aborde à plusieurs
reprises la question de l’animal pour chercher à déterminer ce qui
permet à l’homme de s’en différencier. Du point de vue de la
connaissance, Locke admet que l’animal ne peut établir des
relations entre les idées générales (II, 11, 6). Mais n’est-ce pas aussi
le cas des imbéciles ou de ces « vieillards décrépis » qui ont oublié
tout ce qu’ils ont su, ce qui les rapproche des « animaux du dernier
ordre », comme les huîtres (II, 9, 14) ? Et l’argument avancé par
Descartes selon lequel le langage ne convient qu’à l’homme n’est-il
pas démenti par Maurice de Nassau, gouverneur du Brésil, qui
conversait avec un perroquet capable de « faire des questions et
des réponses » (II, 17, 8) ? Force est de constater que nous n’avons
pas accès à une connaissance claire de ce qu’est l’animal. Son
essence réelle nous échappant, c’est donc par décision que nous lui
donnons une essence nominale. Et cela entraîne bien des embarras
non seulement pour la connaissance mais aussi, et
conséquemment, pour le droit et la religion. Car lorsque naît un être
difforme qui semble un mélange d’homme et d’animal, peut-on
décider de le faire mourir sans se faire criminel ? Peut-on lui
supposer une âme sans vouloir le baptiser ? Certes Locke ne s’en
tiendra pas au scepticisme d’un Montaigne car les essences
nominales, bien que conventionnelles, ne sont pas pour lui formées
de manière totalement arbitraires : « Personne n’allie le bêlement
d’une brebis à une figure de cheval » (III, 6, 28). Mais il faut bien
reconnaître que le critère de ce qui fait notre humanité nous
échappe. Il suffit pour s’en convaincre de faire varier par imagination
la figure d’un imbécile, d’allonger ses oreilles, d’aplatir son nez. Rien
ne le distingue plus alors d’une bête brute. Pour Locke, penseur
protestant, si l’homme est bien créé à l’image de Dieu, la
connaissance qu’il a de son identité ne lui permet pas de se
distinguer clairement et distinctement de l’animal. Les définitions
philosophiques de l’homme comme « animal rationnel » ou « animal
parlant » ne conviennent plus.

Texte 10
Pierre Bayle, Dictionnaire historique et critique, Article Rorarius, 1697
Cela ne demande point de preuve à l’égard des cartésiens : il n’y a personne qui ne
connaisse qu’il est difficile d’expliquer comment de pures machines peuvent faire ce que
font les animaux. Prouvons donc seulement que le péripatétisme se trouve dans un
embarras extrême, quand il faut donner raison de leur conduite. Tout péripatéticien qui
entend dire que les bêtes ne sont pas des automates, objecte d’abord qu’un chien, battu
pour s’être jeté sur un plat de viande, n’y touche plus quand il voit son maître le
menaçant d’un bâton. Mais pour faire voir que ce phénomène ne saurait être expliqué
par celui qui le propose, il suffit de dire que si l’action de ce chien est accompagnée de
connaissance, il faut nécessairement que le chien raisonne : il faut qu’il compare le
présent avec le passé et qu’il en tire une conclusion ; il faut qu’il se souvienne et des
coups qu’on lui a donnés, et pourquoi il les a reçus ; il faut qu’il connaisse que s’il se
ruait sur le plat de viande qui frappe ses sens, il ferait la même action pour laquelle on l’a
battu ; et qu’il conclue que pour éviter de nouveaux coups de bâton, il doit s’abstenir de
cette viande. N’est-ce pas un véritable raisonnement ? Pouvez-vous expliquer ce fait par
la simple supposition d’une âme qui sent, mais sans réfléchir sur ses actes, mais sans
réminiscence, mais sans comparer deux idées, mais sans tirer nulle conclusion ?
Examinez-bien les exemples que l’on compile, et que l’on objecte aux cartésiens, vous
trouverez qu’ils prouvent trop ; car ils prouvent que les bêtes comparent la fin avec les
moyens, et qu’elles préfèrent en quelques rencontres l’honnête à l’utile ; en un mot,
qu’elles se conduisent par les règles de l’équité et de la reconnaissance.

Commentaire

Pierre Bayle (1647-1706), calviniste français exilé aux Provinces-


Unies à partir de 1681, est connu pour sa revue, les Nouvelles de la
république des lettres, et surtout pour son monumental Dictionnaire,
qui fut une des sources de la pensée des Lumières. Il y raisonne
librement sur toutes sortes de matière, mais ce sont les articles sur
la religion et la politique qui furent évidemment les plus discutés.
L’œuvre est aussi connue pour son procédé littéraire, qui consiste à
rejeter les aspects les plus subversifs de la discussion dans les
notes ou les commentaires des articles proprement dits. L’article
Rorarius, sous son nom énigmatique, sera l’un des plus discutés au
e siècle (et déjà par Leibniz). Car Bayle prend prétexte d’un

ouvrage obscur du e siècle ( Quod animalia bruta ratione utantur

melius homine, « Q ue les animaux utilisent leur raison mieux que


l’homme ») écrit par un personnage qui ne l’était pas moins, un
certain Girolamo Rorario (1485-1556), pour rédiger un très long
article sur la question de l’âme des bêtes, qui fut éminemment
controversée et débattue au e siècle. C’est bien sûr la théorie

cartésienne des animaux-machines qui introduisit un élément


nouveau dans cette vieille querelle, qui restera active au e siècle,

et qui disparut en quelque sorte avec la biologie et l’évolutionnisme


du e siècle (aujourd’hui, ce n’est pas au nom de leur âme que

certains philosophes défendent le droit des animaux…). L’extrait,


bien que court, qui se trouve dans les premières pages de l’article,
en résume assez bien la teneur. Bayle, qui n’a pas de sympathie
pour les cartésiens, s’ingénie assez finement à montrer que les
aristotéliciens devraient prendre conscience des conséquences de
leur défense d’une âme « motrice et sensitive ». Car le problème est
bien celui de l’unité de l’âme : une fois reconnu aux animaux des
capacités de mémorisation etc., qu’est-ce qui autorise de mettre une
limite en un point où commencerait l’âme « humaine », c’est-à-dire
une âme pratique et cognitive selon le vocabulaire d’Aristote ? C’est
une critique, d’allure sceptique, qui sera souvent reprise au
e siècle, et qui conduira certains, comme Condillac, à mieux

préciser les caractéristiques de l’intelligence animale.

Texte 11
Leibniz : La Monadologie, 1714
67 – Chaque portion de la matière peut être conçue comme un jardin plein de plantes, et
comme un étang plein de poissons. Mais chaque rameau de la plante, chaque membre
de l’animal, chaque goutte de ses humeurs et encore un tel jardin, ou un tel étang.
68 – Et quoique la terre et l’air interceptés entre les plantes du jardin, ou l’eau
interceptée entre les poissons de l’étang, ne soit point plante, ni poisson ; ils en
contiennent pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous imperceptible.
69 – Ainsi il n’y a rien d’inculte, de stérile, de mort dans l’univers, point de chaos, point
de confusion qu’en apparence ; à peu près comme il en paraîtrait dans un étang à une
distance dans laquelle on verrait un mouvement confus et grouillement, pour ainsi dire,
de poissons de l’étang, sans discerner les poissons mêmes.
70 – On voit par là, que chaque corps vivant a une entéléchie dominante qui est l’âme
dans l’animal ; mais les membres de ce corps vivant sont pleins d’autres vivants,
plantes, animaux, dont chacun a encore son entéléchie, ou son âme dominante.

Commentaire

La distinction entre l’animé et l’inanimé semble aller de soi. Mais


n’est-elle pas une illusion liée à la médiocrité de nos sens ? De fait,
l’invention du microscope attribuée au savant hollandais Antoni van
Leeuwenhoek et la découverte qu’il fit en 1674 des protozoaires et
des spermatozoïdes devaient fortement influencer Leibniz (1641
-1713) au point de l’inciter à remettre en cause la discontinuité du
vivant et de l’inerte. Passionné de géologie, collectionneur de
fossiles qu’il ramassait en Allemagne et en Italie, convaincu que
« toute la nature est pleine de vie », comme il l’écrit dans ses
Principes de la nature et de la grâ ce (1714), il en vient à intégrer les
nouvelles théories biologiques dans son système métaphysique
qu’on pourrait qualifier alors de « panvitaliste » ou, parce que tout
est animé, de « panpsychisme ». Si la vie est partout, c’est parce
que pour Leibniz tous les individus (qu’il appelle « monades »)
expriment la perfection de l’organisation de l’univers qui est un tout
lui-même animé, une harmonie préétablie par un Dieu calculateur et
parfaitement bienveillant. C’est pourquoi la vie est continue aussi
bien dans le temps que dans l’espace. La génération apparente
n’est qu’un développement et la mort n’est qu’un endormissement
car « l’animal ayant toujours été vivant et organisé, il le demeure
aussi toujours ». Dans ses Réflexions sur les â mes des bêtes,
Leibniz accrédite la thèse de la préformation (aujourd’hui
abandonnée au profit de la théorie de l’épigenèse) qui implique que
« les animaux soient cachés dans les semences avant la conception
sous l’aspect d’animalcules insensibles ». Les animaux sont ainsi
comme emboîtés dans les générations qui précèdent leur apparition.
Q uant à ce qui sépare les vivants dans l’espace, il y a là aussi
continuité et harmonie. C’est ce que montre l’exemple de l’étang
plein de poissons proposé dans l’extrait. Bien que l’eau qui sépare
les poissons ne soit pas elle-même poisson, elle en contient
« pourtant encore, mais le plus souvent d’une subtilité à nous
imperceptible ». La confusion entre les règnes de l’inerte et de
l’animé, entre le mort et le vivant, le désordre de ce qui compose
l’univers, tout cela n’est qu’apparence. Et si nous en doutons, c’est
parce que nous sommes dans une situation analogue à celle d’un
homme qui, en raison de la distance, ne pourrait voir qu’un
« mouvement confus », « un grouillement de poissons de l’étang,
sans discerner les poissons eux-mêmes ».
Texte 12
Charles Bonnet, Traité d’Insectologie ou Observations sur les pucerons,
Tome premier, 1745
Ce n’est que depuis le renouvellement de la philosophie qu’on a commencé d’observer
les insectes avec attention et par principes. Avant cette heureuse époque l’étude de la
nature n’était proprement que celle des opinions de quelques philosophes. C’était moins
par l’expérience qu’on cherchait à s’assurer des faits, que par le témoignage des
anciens.
Cependant […] la manière dont s’opère chez eux la fécondation, est ce qu’ils offrent de
plus intéressant. Nous avons vu que dans la même famille de ces insectes il y en a
d’ailés et de non-ailés : selon l’analogie ordinaire, les premiers devraient tous être des
mâles, et les seconds des femelles. C’est ainsi que parmi les papillons il y a plusieurs
espèces dont les femelles sont privées d’ailes, tandis que les mâles en sont pourvus : et
pour employer un exemple plus connu, on sait que le ver luisant est une femelle qui a
pour mâle un scarabé. Mais ce qui doit paraître une grande singularité dans nos
pucerons, c’est que les ailés comme les non-ailés sont femelles. On n’a pu jusqu’ici
découvrir la manière dont les uns et les autres sont fécondés. […] N’y a-t-il donc point
d’accouplement parmi les pucerons ? Ce serait là une étrange exception à la règle.
Depuis l’autruche jusqu’à la plus petite mouche qu’on ait observée, nous savons que la
multiplication se fait constamment par le concours des deux sexes » […]
Je réitérai donc l’année suivante, conformément à ces principes, l’expérience du
puceron du fusain mis à la naissance dans la solitude, et élevé jusqu’à la maturité. […]
Dans cette vue j’élevai en solitude deux pucerons de la même espèce que le premier qui
avait si bien répondu à mes souhaits. L’un de ces pucerons naquit le 20 mai à 10 heures
du matin ; et l’autre le même jour sur les 5 heures du soir. Le premier commença à
accoucher le 30 du même mois à neuf heures et demie du soir […].

Commentaire

En matière de sciences du vivant, le e siècle n’est pas

seulement celui des vastes synthèses (Systema naturae de Linné,


Histoire naturelle de Buffon…), c’est aussi une période riche en
expérimentations et découvertes. Mais l’élan avait été donné par les
grandes observations de la fin du siècle précédent, la plus célèbre
étant celle permise par le microscope : le hollandais Antoni von
Leeuwenhoek décrit des protozoaires (1676) et des
spermatozoïdes (1677). Tout métaphysicien qu’il soit, Leibniz
reconnaît l’importance de ces travaux pour la connaissance de la
nature, contre le dogmatisme des strictes mécanistes : « J’aime
mieux un Leeuwenhoek qui me dit ce qu’il voit qu’un cartésien qui
me dit ce qu’il pense »… Cette phrase résume bien ce qui deviendra
l’esprit général des Lumières. Le naturaliste genevois Charles
Bonnet (1720-1793) inscrit ses travaux sur les insectes dans la
lignée de deux prédécesseurs du e siècle, l’italien Francesco

Redi et le hollandais Jan Swammerdam, dont les travaux s’opposent


notamment à la théorie de la génération spontanée et qui décrivent
de manière de plus en plus précise la structure interne de certains
insectes. Mais le grand entomologiste contemporain est alors
Réaumur, dont les Mémoires pour servir à l’histoire des insectes
(1734-1742) sont à la base des recherches de Bonnet. Le Neuvième
mémoire de Réaumur est ainsi consacré à la description minutieuse
des pucerons. Il observe que la femelle, ayant commencé
d’accoucher, ne s’interrompt pas, et qu’elle ne pond pas : le puceron
est un animal vivipare. Mais c’est finalement son admirateur Charles
Bonnet, qui n’a alors que 25 ans, qui réussit à produire les
observations nécessaires pour prouver l’existence d’une
reproduction asexuée, qui n’avait été jusque-là que soupçonnée.
Cette recherche s’inscrit dans le mouvement d’idée qui contribuera à
bouleverser la vision très linéaire du vivant. De plus en plus
apparaissent des êtres qui n’entrent pas dans les schémas antiques,
et des exceptions aux règles qui semblaient éternelles de la nature,
comme celle de la reproduction sexuée. Il paraissait notamment
difficile aux philosophes mécanistes de pouvoir rendre compte par
leurs principes « simples » de cette extraordinaire diversité du
vivant. Comme Bonnet le dit dans sa préface, « les plans particuliers
que la nature a suivis dans son ouvrage nous sont presque
entièrement inconnus ».
Texte 13
Georges Cuvier, Discours sur les révolutions de la surface du globe, et
sur les changements qu’elles ont produits dans le règne animal, 1826.
C’est encore par les fossiles, toute légère qu’est restée leur connaissance, que nous
avons reconnu le peu que nous savons sur la nature des révolutions du globe. Ils nous
ont appris que les couches qui les recèlent ont été déposées paisiblement dans un
liquide ; que leurs variations ont correspondu à celles du liquide ; que leur mise à nu a
été occasionnée par le transport de ce liquide ; que cette mise à nu a eu lieu plus d’une
fois : rien de tout cela ne serait certain sans les fossiles. […]
Ainsi l’on peut bien croire que si, comme nous le dirons tout à l’heure, aucune des
grandes espèces de quadrupèdes aujourd’hui enfouies dans les couches pierreuses
régulières, ne s’est trouvée semblable aux espèces vivantes que l’on connaît, ce n’est
pas l’effet d’un simple hasard, ni parce que précisément ces espèces, dont on n’a que
les os fossiles, sont cachées dans les déserts, et ont échappé jusqu’ici à tous les
voyageurs : l’on doit au contraire regarder ce phénomène comme tenant à des causes
générales, et son étude comme l’une des plus propres à nous faire remonter à la nature
de ces causes.
Mais si cette étude est plus satisfaisante par ses résultats que celle des autres restes
d’animaux fossiles, elle est aussi hérissée de difficultés beaucoup plus nombreuses. Les
coquilles fossiles se présentent pour l’ordinaire dans leur entier, et avec tous les
caractères qui peuvent les faire rapprocher de leurs analogues dans les collections ou
dans les ouvrages des naturalistes ; les poissons même offrent leur squelette plus ou
moins entier ; on y distingue presque toujours la forme générale de leur corps, et le plus
souvent leurs caractères génériques et spécifiques qui se tirent de leurs parties solides.
Dans les quadrupèdes au contraire, quand on rencontrerait le squelette entier, on aurait
de la peine à y appliquer des caractères tirés, pour la plupart, des poils, des couleurs, et
d’autres marques qui s’évanouissent avant l’incrustation ; et même il est infiniment rare
de trouver un squelette fossile un peu complet ; des os isolés, et jetés pêle-mêle,
presque toujours brisés et réduits à des fragments, voilà tout ce que nos couches nous
fournissent dans cette classe, et la seule ressource du naturaliste. Aussi peut-on dire
que la plupart des observateurs, effrayés de ces difficultés, ont passé légèrement sur les
os fossiles de quadrupèdes ; les ont classés d’une manière vague, d’après des
ressemblances superficielles, ou n’ont pas même hasardé de leur donner un nom, en
sorte que cette partie de l’histoire des fossiles, la plus importante et la plus instructive de
toutes, est aussi de toutes la moins cultivée.
Commentaire

On a peut-être peine aujourd’hui à mesurer l’importance qu’a joué


la géologie dans les révolutions scientifiques du e siècle. Ce

siècle reprend et systématise l’idée d’origine, qui a déjà joué un rôle


majeur au siècle des Lumières. Mais l’origine, au e siècle, a un

sens théorique et abstrait, joue un rôle de fiction utile (on le voit


surtout dans le cas de Rousseau et de Condillac). Il s’agit
maintenant de s’approcher de l’origine « effective », c’est-à-dire d’un
discours rationnel et expérimental à la fois, dont l’œuvre de Darwin
constitue l’exemple le plus célèbre. À l’arrière-fond, nous l’oublions
aujourd’hui, se trouve soit le discours religieux sur l’origine (la
Genèse), soit l’idée d’une absence radicale d’origine (l’éternité du
monde d’Aristote). En raisonnant sur les couches géologiques, on
procède scientifiquement à une investigation de l’histoire de la terre.
Buffon avait déjà engagé cette recherche, mais elle devient
beaucoup plus précise avec les travaux menés à la fin du
e siècle, notamment par l’Écossais James Hutton. Georges

Cuvier (1767-1832) dressa avec Alexandre Brongniart une carte


géologique très précise du Bassin Parisien, selon le principe de la
superposition des couches (stratigraphie). Mais, pour Cuvier, comme
plus tard pour Darwin, la géologie sert surtout d’argument pour ses
recherches en biologie. Il découvre notamment des fossiles de
mammifères disparus dans le sous-sol parisien.
Il combine alors deux approches. D’une part la réflexion historique
sur les rapports entre les mammifères et les âges de la terre, d’autre
part l’anatomie comparée. En effet, dans bien des cas, le sous-sol
ne livre que des fragments. Le génie de Cuvier se manifeste dans sa
capacité à reconstituer l’anatomie générale de l’animal à partir de
son grand principe, « celui de la corrélation des formes dans les
êtres organisés, au moyen duquel chaque sorte d’être pourrait, à la
rigueur, être reconnue par chaque fragment de chacune de ses
parties. Tout être organisé forme un ensemble, un système unique et
clos, dont les parties se correspondent mutuellement, et concourent
à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de
ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi ; et
par conséquent chacune d’elles, prise séparément, indique et donne
toutes les autres ». C’est armé de cette idée que Cuvier combat
paradoxalement les évolutionnistes. En effet, ce courant est alors
représenté en France par Lamarck, et Cuvier montre que sa
conception de la transformation sous la pression du besoin ne tient
aucun compte du grand principe de corrélation. Enfin, pour maintenir
son fixisme, Cuvier défend une conception « catastrophiste » de la
géologie (ce sont des catastrophes qui détruisent les espèces), alors
que triomphera après lui le continuisme géologique de Charles Lyell,
qui est à la base des travaux de Darwin. On sait, aujourd’hui, que
des destructions massives d’espèces ne sont pas contradictoires
avec le principe de sélection.

Texte 14
Hegel, Leçons sur la philosophie de l’esthétique, Partie I, chap. 2, 3, 1835
(posth.), trad. Gibelin
« Ce que nous voyons cependant de l’organisme animal dans l’exercice de sa vitalité, ce
n’est pas ce point de concentration où s’effectue son unité, mais seulement la variété
des organes ; la créature vivante n’est pas encore assez libre pour pouvoir s’affirmer
comme sujet individuel punctiforme, malgré l’expansion de ses membres dans le monde
extérieur. Le véritable siège des activités de la vie organique nous reste caché, nous ne
voyons que les contours extérieurs de la forme qui est, à son tour, couverte de plumes,
d’écailles, de poils, de fourrures, de piquants, etc. Ces revêtements constituent des
attributs animaux, mais ce sont des productions animales d’un caractère végétal. C’est
ce qui constitue la principale cause d’infériorité de l’animal au point de vue de la beauté.
Ce que nous voyons de l’organisme, ce n’est pas l’âme ; ce qui est orienté vers le
dehors et se manifeste à chaque instant, ce n’est pas la vie intérieure, mas ce sont des
formations occupant un degré inférieur à celui de la vie proprement dite. L’animal ne
réalisant pas son en-soi sous la forme de l’intériorité, celle-ci ne s’offre pas partout et
toujours à notre observation. Comme l’intérieur reste seulement l’intérieur, l’extérieur
apparaît également comme étant seulement l’extérieur, c’est-à-dire sans aucun rapport
ni lien avec le dedans, sans être pénétré d’âme dans toutes ses parties. »

Commentaire

Les cours sur la philosophie de l’Esthétique on été dispensés par


Hegel (1770-1831) à Heidelberg puis à l’Université de Berlin par trois
fois entre 1818 et 1829. La première partie du cours, d’où est extrait
le texte, pose les bases d’un système qui tend à organiser les
périodes et les genres artistiques rationnellement. L’art est pour
Hegel ce par quoi le vrai se manifeste momentanément dans le
sensible avant de trouver dans le concept son lieu propre. La
philosophie a pour tâche de décrire ce processus de
« spiritualisation ». On comprend donc que pour Hegel, la beauté de
la Nature soit inférieure à celle des œuvres humaines parce que
dans l’artifice l’Esprit se manifeste davantage. À l’intérieur même de
la Nature, le progrès de l’Esprit est observable : il assigne à l’animal
une beauté hiérarchiquement supérieure à celle du végétal mais
inférieure à celle de l’homme. En effet ce qui manque à la plante par
rapport à l’animal, c’est la possession d’un principe d’animation qui
lui permettrait de s’affranchir de son attachement au sol. De ce point
de vue l’animal, par sa mobilité, est le sommet de la beauté naturelle
mais il déçoit notre idéal de beauté parce qu’il ne parvient pas à
manifester son intériorité. Caché sous son pelage, son plumage ou
ses écailles, son âme reste inaccessible au regard : l’animal ne vit
qu’en lui-même, enfermé dans son intériorité. Sa singularité est
« immédiatement naturelle ». En revanche, le corps de l’homme, lui,
par sa nudité, s’expose et « permet de constater à chaque instant
que l’homme est un être doué d’une âme ». Sa peau, si difficile à
peindre, révèle par les nuances de son teint sa riche sensibilité
intérieure. Mais le corps humain, lié par le besoin aux fonctions
animales, ne saurait faire que l’âme s’y manifeste dans « toute sa
réalité ». On le voit, pour Hegel, la fascination esthétique que peut
provoquer l’animal relève d’une certaine forme d’inculture artistique.
Car « c’est à partir du moment où le spirituel prend conscience de
lui-même que disparaît le respect devant l’obscure et obtuse
intériorité de la vie animale ». Dans son Histoire de l’art, Hegel
repère cette prise de conscience notamment dans le passage de
l’art égyptien dominé par des représentations zoomorphes à l’art
grec beaucoup plus anthropocentré. La réponse d’Œ dipe à l’énigme
du Sphinx n’est-elle pas le signe le plus manifeste de ce
dépassement de la beauté animale par celle, infiniment plus riche,
de l’homme ?

Texte 15
Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les Contemplations, 1856.
Pleurez sur les laideurs et les ignominies,Pleurez sur l’araignée immonde, sur le ver,Sur
la limace au dos mouillé comme l’hiver,Sur le vil puceron qu’on voit aux feuilles
pendre,Sur le crabe hideux, sur l’affreux scolopendre,Sur l’effrayant crapaud, pauvre
monstre aux doux yeux,Q ui regarde toujours le ciel mystérieux ! Plaignez l’oiseau de
crime et la bête de proie.Ce que Domitien, césar, fit avec joie,Tigre, il le continue avec
horreur. Verrès,Q ui fut loup sous la pourpre, est loup dans les forêts ;Il descend, réveillé,
l’autre côté du rêve ;Son rire, au fond des bois, en hurlement s’achève ;Pleurez sur ce
qui hurle et pleurez sur Verrès.Sur ces tombeaux vivants, masqués d’obscurs
arrêts,Penchez-vous attendri ! versez votre prière ! La pitié fait sortir des rayons de la
pierre.Plaignez le louveteau, plaignez le lionceau.La matière, affreux bloc, n’est que le
lourd monceau Des effets monstrueux, sortis des sombres causes.Ayez pitié. Voyez des
âmes dans les choses.

Commentaire

Le romantisme est un vaste courant, et il y a peu à voir entre la


conception de la nature d’un Musset, d’un Lamartine ou d’un Hugo.
Et la conception de ce dernier a fortement évolué entre les œuvres
de jeunesse et de la maturité. Ce texte forme une conclusion aux
Contemplations, recueil qui reprend lui-même des textes écrits
depuis 1831 jusqu’à 1855. Le premier Hugo est élégiaque, la nature
y nourrit le sentiment amoureux, la nostalgie… L’oiseau, par son
chant, est la voix de ce premier romantisme, qui n’est pas propre à
Hugo : « Oiseaux, je vous entends, je vous connais. Sachez que je
ne suis pas dupe, ô doux ténors cachés, de votre mélodie et de
votre langage. Celle que j’aime est loin et pense à moi ; je gage, Ô
rossignol dont l’hymne, exquis et gracieux donne un frémissement à
l’astre dans les cieux, que ce que tu dis là, c’est le chant de son
âme » (En écoutant les oiseaux, 183…). Le Hugo des années
cinquante n’est pas seulement celui du combat politique contre le
second empire. Il a mûri une vision de la nature, marquée par des
réminiscences de doctrines antiques (la métempsychose), mais
aussi par le grand mouvement de pensée venu d’Allemagne, la
Naturphilosophie, qui fait de la nature une expression de l’esprit.
Cependant, comme cet extrait l’atteste, c’est moins l’aspect
proprement métaphysique du romantisme allemand que l’on
retrouve chez lui, que l’affrontement de l’esprit et de la matière. Plus
que le pythagorisme, on peut trouver ici des traces d’influence néo-
platonicienne, voire peut-être un certain manichéisme, qui éloigne
Hugo de son catholicisme de jeunesse. Il faut toujours éviter,
cependant, de réduire un poète à ses sources philosophiques,
même si elles sont patentes ici. La force de la poésie hugolienne
vient de son pouvoir de « vision ». Le passage de l’être moral à la
bête se fait avec la rapidité de la métaphore animée. On est loin de
l’allégorisme médiéval ou classique. Cependant, on retrouverait
aussi chez le Hugo de Guernesey des thèmes déjà présents à ses
débuts : Notre-Dame de Paris nous invitait à prendre en pitié
Q uasimodo, un monstre dans lequel était enfermé l’esprit. Cette
monstruosité est maintenant élevée au niveau de l’animalité, et
finalement du cosmos tout entier.

Texte 16
Herbert George Wells, L’île du Docteur Moreau, 1896, trad. Davray
« – Des monstres confectionnés ! Alors, vous voulez dire que…
– Oui. Ces créatures, que vous avez vues, sont des animaux taillés et façonnés en de
nouvelles formes. À cela – à l’étude de la plasticité des formes vivantes – ma vie a été
consacrée. J’ai étudié pendant des années, acquérant à mesure de nouvelles
connaissances. Je vois que vous avez l’air horrifié, et cependant je ne vous dis rien de
nouveau. Tout cela se trouve depuis fort longtemps à la surface de l’anatomie pratique,
mais personne n’a eu la témérité d’y toucher. Ce n’est pas seulement la forme extérieure
d’un animal que je puis changer. La physiologie, le rythme chimique de la créature,
peuvent aussi subir une modification durable dont la vaccination et autres méthodes
d’inoculation de matières vivantes ou mortes sont des exemples qui vous sont, à coup
sûr, familiers. Une opération similaire est la transfusion du sang, et c’est avec cela, à vrai
dire, que j’ai commencé. Ce sont là des cas fréquents. Moins ordinaires, mais
probablement beaucoup plus hardies, étaient les opérations de ces praticiens du Moyen
Âge qui fabriquaient des nains, des culs-de-jatte, des estropiés et des monstres de
foire ; des vestiges de cet art se retrouvent encore dans les manipulations préliminaires
que subissent les saltimbanques et les acrobates. Victor Hugo en parle longuement
dans L’Homme qui rit… Mais vous comprenez peut-être mieux ce que je veux dire. Vous
commencez à voir que c’est une chose possible de transplanter le tissu d’une partie d’un
animal à une autre, ou d’un animal à un autre animal, de modifier ses réactions
chimiques et ses méthodes de croissance, de retoucher les articulations de ses
membres, et en somme de le changer dans sa structure la plus intime. « Cependant,
cette extraordinaire branche de la connaissance n’avait jamais été cultivée comme une
fin et systématiquement par les investigateurs modernes, jusqu’à ce que je la prenne en
main. Diverses choses de ce genre ont été indiquées par quelques tentatives
chirurgicales ; la plupart des exemples analogues qui vous reviendront à l’esprit ont été
démontrés, pour ainsi dire, par accident – par des tyrans, des criminels, par les éleveurs
de chevaux et de chiens, par toute sorte d’ignorants et de maladroits travaillant pour des
résultats égoïstes et immédiats. Je fus le premier qui soulevai cette question, armé de la
chirurgie antiseptique et possédant une connaissance réellement scientifique des lois
naturelles ».

Commentaire

Avec L’île du Docteur Moreau, W ells – le Jules Verne anglais –


écrit l’un des romans d’anticipations les plus visionnaires sur la
dangerosité des prétentions humaines à vouloir transformer le
monde animal. L’histoire est racontée par Edward Prendick, unique
rescapé d’un navire ayant coulé lors de la traversée qui le menait
vers une île tropicale avec une cargaison d’animaux. Sauvé par
Montgomery, l’assistant du Docteur Moreau, le naufragé s’aperçoit
bien vite que l’île où il a été accueilli est peuplée par d’étranges
créatures qui ressemblent à des hommes mais conservent des traits
propres aux animaux. Ces êtres hybrides sont en réalité le produit
des travaux du Docteur Moreau, savant féru de vivisection et de
transfusion sanguine. Comme il l’explique dans le passage ici
retenu, son projet est exactement inverse de celui des charlatans qui
fabriquent des monstres de foire en animalisant certains hommes
vulnérables. Lui, au contraire, veut accélérer l’évolution en
humanisant les animaux ou en les « croisant » entre eux. Ainsi
trouve-t-on sur l’île, par exemple, l’Hyène-Porc ou l’Homme-Léopard.
De fait, Montgomery est bien obligé de le constater : « Les créatures
que j’avais vues n’étaient pas des hommes, n’avaient jamais été des
hommes. C’étaient des animaux – animaux humanisés – triomphe de
la vivisection. ». Mais la chirurgie ne peut pas tout. Aussi Moreau a-t-
il institué des lois pour obliger ses créatures à s’affranchir de leur
bestialité : « Ne pas marcher à quatre pattes » ; « Ne pas griffer
l’écorce des arbres » ; « Ne pas laper pour boire » ; « Ne pas
manger de chair ni de poisson » ; … Soumis non seulement à la
torture lors de leur transformation, mais aussi à la tyrannie de leur
« créateur », les hommes-bêtes guidés par l’Homme-Léopard,
décident finalement de se révolter contre leur Maître. Vengeance de
l’animal dénaturé : le Docteur Moreau est retrouvé mort, déchiqueté
par les dents de « l’Homme-Puma ». À travers cette fiction, W ells
entendait dénoncer la politique coloniale victorienne, le positivisme
triomphant de la fin du e siècle et l’évolutionnisme darwinien. Bon

connaisseur des sciences comme en témoigne l’article « Limits of


Individual Plasticity » qu’il avait publié dans une revue scientifique en
1895, W ells était convaincu que la frontière entre l’homme et l’animal
est infranchissable. Il nous enseigne ici qu’une technologie devenue
folle ne peut qu’engendrer un monde dominé par la violence. Vouloir
humaniser les animaux reviendrait fatalement à bestialiser les
hommes.
Texte 17
Guillaume Apollinaire, Le Bestiaire, ou Cortège d’Orphée, 1911
Orphée.
ADMIREZ le pouvoir insigne Et la noblesse de la ligne :Elle est la voix que la lumière fit
entendre Et dont parle Hermès Trismégiste en son Pimandre.
La Tortue.
Du Thrace magique, ô délire ! Mes doigts sûrs font sonner la lyre.Les animaux passent
aux sons De ma tortue, de mes chansons.
[…]
Orphée.
REGARDEZ cette troupe infecte Aux mille pattes, aux cent yeux :Rotifères, cirons,
insectes Et microbes plus merveilleux Q ue les sept merveilles du monde Et le palais de
Rosemonde !
La Chenille.
Le travail mène à la richesse,Pauvres poètes, travaillons ! La chenille en peinant sans
cesse Devient le riche papillon.
Orphée.
Q UE ton cœur soit l’appât et le ciel, la piscine ! Car, pécheur, quel poisson d’eau douce
ou bien marine Égale-t-il, et par la forme et la saveur,Ce beau poisson divin qu’est
JÉSUS, Mon Sauveur ?
Le Dauphin.
Dauphins, vous jouez dans la mer,Mais le flot est toujours amer.Parfois, ma joie éclate-t-
elle ?La vie est encore cruelle. […]
Orphée.
LA femelle de l’alcyon,L’Amour, les volantes Sirènes,Savent de mortelles chansons
Dangereuses et inhumaines.N’oyez pas ces oiseaux maudits,Mais les Anges du paradis.
Les Sirènes.
Sachè-je d’où provient, Sirènes, votre ennui Q uand vous vous lamentez, au large, dans
la nuit ?Mer, je suis comme toi, plein de voix machinées Et mes vaisseaux chantants se
nomment les années.
[…]
Le Bœuf.
Ce chérubin dit la louange Du paradis, où, près des anges,Nous revivrons, mes chers
amis Q uand le bon Dieu l’aura permis.
Commentaire

Le terme « bestiaire » est issu du Moyen Âge. Les animaux ont


nourri des textes à fonction moralisante, dans lesquels ils jouent par
exemple le rôle de symbole des vertus et des vices, mais reflètent
aussi la richesse de la création et l’utilité que les espèces
domestiques représentent pour le travail humain. À partir d’une
source du e siècle, le Physiologus, puis de la redécouverte du
corpus aristotélicien au e siècle, les derniers siècles du

Moyen Âge seront riches en textes et en iconographies de toutes


sortes, le phénomène étant amplifié par le développement de l’art de
cour (le goût pour la chasse notamment). Apollinaire joue clairement
avec cette tradition, comme on le voit dans la dernière strophe, qui
reprend de manière comique le vieux débat sur la résurrection des
animaux (en principe, la théologie refuse aux animaux une âme
immortelle…). Mais il la mêle à l’inspiration antique, puisque le
« meneur » du bestiaire est Orphée, le poète légendaire dont la lyre
charmait les bêtes sauvages. Apollinaire sait bien sûr que la
représentation d’Orphée charmant les animaux a été une des
premières allégories du Christ dans l’art paléochrétien : les animaux
sont des symboles des peuples appelés par la nouvelle religion…
Cette représentation est par exemple bien antérieure à celle du
Christ en croix, comme on le voit dans l’art des catacombes. Les
chercheurs ont montré que le poète avait fait un véritable travail
d’érudition, notamment sur les sources antiques et médiévales, et
qu’il s’agit d’un jeu littéraire d’apparence populaire sur une forme
savante. Cette dimension iconique est d’autant plus importante, que
ce premier recueil du poète a été conçu pour être illustré. Picasso
s’étant récusé, c’est finalement Raoul Dufy qui illustra les poèmes.
On pourra remarquer qu’Apollinaire, dans chaque animal, fait
entendre la voix du poète. Ils ne sont plus des symboles, mais des
vecteurs de l’expression de ses désirs, de ses souffrances, même si
l’humour n’est jamais loin.

Texte 18
Kafka, La métamorphose, 1915, trad. Lortholary
« En se réveillant un matin après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son
lit, métamorphosé en un monstrueux insecte. Il était sur le dos, un dos aussi dur qu’une
carapace, et, en relevant un peu la tête, il vit, bombé, brun, cloisonné par des arceaux
plus rigides, son abdomen sur le haut duquel la couverture, prête à glisser tout à fait, ne
tenait plus qu’à peine. Ses nombreuses pattes, lamentablement grêles par comparaison
avec la corpulence qu’il avait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux.
« Q u’est-ce qui m’est arrivé ? » pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve. Sa chambre, une vraie
chambre humaine, juste un peu trop petite, était là tranquille entre les quatre murs qu’il
connaissait bien. […]. Le regard de Gregor se tourna ensuite vers la fenêtre, et le temps
maussade – on entendait les gouttes de pluie frapper le rebord en zinc – le rendit tout
mélancolique. « Et si je redormais un peu et oubliais toutes ces sottises ? » se dit-il ;
mais c’était absolument irréalisable, car il avait l’habitude de dormir sur le côté droit et,
dans l’état où il était à présent, il était incapable de se mettre dans cette position.
Q uelque énergie qu’il mît à se jeter sur le côté droit, il tanguait et retombait à chaque fois
sur le dos. Il dut bien essayer cent fois, fermant les yeux pour ne pas s’imposer le
spectacle de ses pattes en train de gigoter, et il ne renonça que lorsqu’il commença à
sentir sur le flanc une petite douleur sourde qu’il n’avait jamais éprouvée. »

Commentaire

La Métamorphose est la nouvelle la plus connue de Kafka (1883


-1924). Elle raconte l’histoire d’un jeune voyageur de commerce,
Gregor Samsa, qui un beau matin se réveille transformé en cafard.
Refusant de se montrer à sa famille, il s’isole dans sa chambre, mais
finit par être trahi « par sa voix de bête ». Sa famille, se sentant
honteuse, le séquestre. Mais, blessé par son père après avoir tenté
de s’échapper, le pauvre Gregor, privé de soins, finit par mourir,
« crevé comme un rat ». Si le thème central du récit est celui de
l’abjection, de la dégradation qui conduit à être rejeté par tous,
l’histoire aborde de manière très originale la question de l’animal. En
effet, à mesure que se développe le destin du protagoniste, le
lecteur pénètre avec lui dans la condition animale, découvre un
corps malhabile, aux appétits imprévisibles, puis se conforme peu à
peu au désir de ce corps, se moule sur ses caprices et ses
exigences. La première page de la nouvelle, présentée ici, rend
compte de cette étrange mutation. L’étrangeté vient de ce que
Gregor se réveille dans un corps appartenant à une autre espèce
sans vraiment se révolter. Il se regarde et s’attriste de son sort tout
en l’acceptant. La suite du récit ne fera qu’accentuer cette
impression première : Bien qu’entrant toujours plus avant dans sa
condition animale, Gregor garde le caractère passif d’un homme
écrasé par l’absurdité de son travail et la haine de son père.
Paradoxalement, sa psychologie paraît peu affectée par la
transformation cauchemardesque de sa morphologie. Désormais
prisonnière de l’animalité, son âme ne fait que subir à un autre degré
le rejet vécu durant sa vie d’homme. Son animalisation n’aura fait
que révéler son destin de solitude. Dans K afka. Pour une littérature
mineure (1975), Deleuze analyse le « devenir-animal » chez Kafka,
thème qui devient récurrent dans la suite de son œuvre. Il observe
que chez lui, les animaux « ne renvoient jamais à une mythologie, ni
à des archétypes, mais correspondent seulement à des gradients
franchis » où la voix humaine finit par changer de nature. C’est
pourquoi on peut dire que « la métamorphose est le contraire de la
métaphore ». L’animal n’y parle pas à la manière d’un homme mais
extrait du langage des hommes des signes qui transforment la
parole humaine en bourdonnement désagréable. Inaudible, Gregor
meurt seul et incompris.

Texte 19
Sigmund Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile, IV, Le rêve et
la scène primitive, 1918, notre traduction.
Du fait de son contenu riche en matériau issu de contes, j’ai déjà publié ce rêve à un
autre endroit. J’en répète ici le contenu : « J’ai rêvé qu’il fait nuit et que je suis au lit (les
pieds du lit étaient contre la fenêtre, et devant cette fenêtre on pouvait voir une allée de
vieux noyers. Je sais que le rêve eut lieu en hiver et durant la nuit). Soudain, la fenêtre
s’ouvre toute seule, et je vois avec effroi des loups assis sur le grand noyer. Il y en avait
six ou sept. Les loups étaient tout blancs et ressemblaient plutôt à des renards ou à des
chiens de berger, car ils avaient de grosses queues comme des renards et leurs oreilles
étaient dressées comme celles des chiens quand ils sont à l’aguet. Pris de terreur,
sûrement d’être dévoré par les loups, je me mis à hurler et je me réveillai. Ma bonne se
précipita vers mon lit pour voir ce qui m’était arrivé. Je restai longtemps persuadé que ce
n’était pas un rêve, car l’image de la fenêtre qui s’ouvrait et des loups assis sur l’arbre
avait été tellement naturelle et vivante Finalement je réussis à me calmer, et je me
rendormis, comme délivré d’un danger […] ».
Le patient a toujours relié ce rêve au souvenir de l’effroi procuré à cette époque de son
enfance par l’image d’un loup montré dans un livre de contes. […] Dans cette image, le
loup se tenait debout, un pied en avant, les pattes tendues devant lui et les oreilles
dressées. Il pense que cette image devait appartenir à une illustration du Petit Chaperon
rouge.

Commentaire

Le symbolisme animal n’occupe pas une place centrale dans


l’interprétation freudienne des rêves. En revanche trois de ses cinq
plus grands cas mettent fortement en scène l’animal dans des rêves,
des fantasmes, des angoisses. « L’homme aux rats » est hanté par
un récit de supplice chinois utilisant des rats, « le petit Hans » a une
phobie des chevaux, et « l’homme aux loups » est resté célèbre
notamment pour ce rêve, qui a suscité de nombreux commentaires
après celui de Freud. Le patient, de son vrai nom Sergueï Pankejeff,
Russe d’Odessa, profondément dépressif, commença une cure avec
Freud en 1910, qui dura jusqu’en 1914. L’analyse de Freud consiste
à remonter à la « névrose infantile », dont il voit la source dans ce
rêve des loups, fait par le patient à l’âge de quatre ans (et dont le
patient fit lui-même un dessin, reproduit dans le texte de Freud lui-
même). Le loup joue le rôle de ce que Freud nomme « animal
d’angoisse » : l’animal sur lequel va se fixer une angoisse issue
d’une source pulsionnelle profonde. En réalité, ce sont deux autres
contes mettant en scène des loups qui vont jouer un rôle
prédominant : le loup et les chevreaux, et un conte russe d’un
paysan arrachant la queue d’un loup, et retrouvant ensuite ce loup
dans la forêt.
Freud va s’appuyer sur ces différentes figures et d’autres
éléments pour faire du rêve une réminiscence déformée de la
« scène primitive », c’est-à-dire de la vision par l’enfant vers un an et
demi du coït de ses parents. Les processus de l’inconscient sont mis
en œuvre : la fenêtre s’ouvrant brusquement correspond à l’éveil de
l’enfant, le regard attentif des loups à sa propre fascination, leur
immobilité inverse le mouvement du coït etc. D’autre part, le rêve est
le déclencheur d’une période d’angoisse, car le loup est le symbole
du père castrateur. Le loup transfère aussi son angoisse à d’autres
animaux : papillons, coléoptères, chenilles. Dans un autre rêve, le
patient « se voit à cheval poursuivi par une énorme chenille »…
Cette dernière, comme l’escargot d’un troisième rêve, est considérée
par Freud comme symbole du sexe féminin. Le monde animal est
particulièrement présent dans cette analyse, car la source des
contes se double de la réalité de la vie campagnarde. Depuis que
l’identité du patient a été connue (en 1973), on sait aussi que son
père était un grand chasseur de loups… Pour Freud, l’animal doit
être traité comme une représentation comme une autre, soumise à
tous les jeux du travail de l’inconscient. Il n’existe pas de
symbolisme général dans la psychanalyse freudienne, contrairement
à celle de Jung, et il faut donc suivre la façon dont tel animal va
jouer un rôle précis dans les souvenirs, fantasmes, phobies etc. d’un
patient. Mais l’inconscient prend son miel partout : les contes
populaires sont une source d’autant plus riches, qu’eux-mêmes sont
construits à partir de problématiques pulsionnelles générales
(castration, fantasmes infantiles sur la procréation, différence des
sexes etc.). Ce cas de Freud est celui qui a produit le plus de
reprises, réinterprétations. Pour Freud, l’enjeu majeur n’était pas la
question du symbolisme, mais celui de la réalité ou non de la scène
primitive, c’est-à-dire de la valeur à attribuer aux souvenirs des
patients : la polémique est avec Jung et Adler. Et les psychanalystes
ou anti psychanalystes ont discuté de la valeur des interprétations
de Freud sur la pathologie de son patient (était-il réellement un
névrosé obsessionnel ? Ou un psychotique ? etc.) Peu se sont
intéressés à l’animal lui-même. Il faut accorder une place à part au
philosophe français Gilles Deleuze, qui, dans l’Anti-Œdipe et Mille
Plateaux, écrits avec le psychiatre Félix Guattari, ne cesse de mettre
en cause la réduction de la multiplicité des loups du rêve au seul
« père ». À vrai dire, Freud analyse soigneusement les chiffres (6 ou
7 : conte des chevreaux ; 5 loups dessinés : la scène primitive aurait
eu lieu à cinq heures…), mais Deleuze estime que Freud refuse
profondément de prendre en compte le fait que la multiplicité a une
valeur en tant que telle, parce que l’inconscient serait du côté de la
« foule », de la « meute », et non de l’Un.

Texte 20
Colette, Aventures quotidiennes : bêtes, 1949
Confiance des bêtes, foi imméritée, quand te détourneras-tu enfin de nous ? […]
Notre manière d’exploiter l’animal domestique révolte le bon sens. Il n’y a pas de pardon,
dit la sagesse paysanne, pour le propriétaire qui saccage son propre bien. Pourtant, on
n’ose pas dire le nombre de ruraux qui, lorsque leur vache peine pour mettre bas […]
prennent une trique, ferment les portes de l’étable et frappent la vache, si sauvagement
et si fort, qu’elle trouve la force de se lever, d’essayer de fuir, et que son sursaut
désespéré la délivre brusquement de son fruit, souvent en la blessant à mort. Il y aura
toujours des chevreaux qui gagneront le marché, pendus par leurs tendres pieds liés, la
tête en bas, aveuglés d’apoplexie ; des chevaux qui, condamnés à mourir, atteindront le
lieu de la délivrance […] sur trois pieds […]. Notre délicatesse de touristes civilisés
s’indigne, en Afrique, de voir que le bâton affûté de l’ânier fouille la plaie vive,
soigneusement entretenue, du bourricot ; mais lisez donc ce mois-ci, dans une revue
illustrée, la manière de capturer, de cloîtrer, de nourrir, puis d’étouffer, les ortolans ! […]
Une photographie nous montre un bon tueur d’ortolans, ouvrier modèle, qui écrase le
bec à deux oiseaux à la fois. […] celui-ci sourit d’un bon sourire de brave homme.
Commentaire

Les Aventures quotidiennes sont un recueil de vingt-deux articles


que l’écrivaine Colette (1873-1954) donna au journal Le Figaro, à
raison d’un par semaine entre le 29 avril et le 5 octobre 1924, sous
la rubrique : « L’Opinion d’une femme ». Deux d’entre eux
(« Mésange » et « Eté) sont consacrés à l’un des thèmes centraux
de son œuvre : l’animal. Dès 1905, dans Dialogues de bêtes, où elle
faisait dialoguer un chien (Toby-chien) et une chatte (Kiki-la-douce),
Colette manifestait son goût pour les bêtes, hérité de son enfance en
Bourgogne où sa mère accueillait les animaux errants. Adulte, elle
ne cessera d’ailleurs d’adopter chiens et chats. Dans l’extrait choisi,
Colette dénonce avec vigueur les pratiques violentes des paysans :
qu’il s’agisse d’aider une vache à mettre bas à coups de trique, de
conduire les chevreaux au marché en les attachant par les pattes,
les chevaux à l’abattoir en les épuisant ou encore d’attraper et de
gaver les ortolans avant de leur écraser le bec, tout témoigne de
l’insensibilité des hommes à l’égard des animaux d’élevage. L’animal
est trop confiant. C’est là le signe de sa bonne nature. Elle doit
inspirer la nôtre. Visionnaire, Colette voit que l’animal a des droits,
qu’il devrait générer en nous une éthique de la sollicitude et qu’il
mérite d’être aimé non comme simple membre d’une espèce mais
dans sa singularité. L’écriture peut y aider parce qu’elle donne une
voix particulière aux animaux, un point de vue qui oblige le lecteur à
se décentrer de lui-même et à ressentir ce qu’ils éprouvent dans leur
quotidien, le regard qu’ils portent sur nous. Toby-chien et Kiky-la-
douce estiment ainsi que « leur maîtresse est une dame qui ne ferait
de mal ni à un morceau de sucre ni à une souris ». Colette rêve
d’une communauté heureuse avec les bêtes. Cet amour des
animaux était-il excessif ? Dans l’un de ses romans les plus
célèbres : La chatte (1933), Alain, jeune marié, préfère son animal,
un magnifique chartreux, à sa femme qui en devient cruellement
jalouse ; dans L’Etoile vesper, sorte de journal romancé, Colette
avoue : « On n’aime pas à la fois les bêtes et les hommes. Je
deviens de jour en jour suspecte à mes semblables ». Pourtant cette
lucidité ne faisait pas d’elle une misanthrope. Élue à l’unanimité à
l’Académie Goncourt qu’elle présida jusqu’à sa mort, ses amitiés, de
Ravel avec laquelle elle travailla jusqu’à la reine Elisabeth de
Belgique qui lui rendait visite dans sa villa de province, étaient
innombrables. À sa mort, elle fut la seconde femme en France à
recevoir des funérailles nationales. On pourrait alors se risquer à
dire que l’amour immense qu’elle éprouvait pour les animaux
alimentait et renforçait sa philanthropie.
Dissertations corrigées
1. Peut-on connaître l’animal ?
Pourquoi la connaissance de l’animal poserait-elle un problème
particulier ? Après tout, c’est un être naturel parmi bien d’autres, ou
du moins un être vivant au sein de la vaste nature. Mais, justement,
en tant qu’être vivant, il nous confronte aux difficultés qui sont celles
de toute approche rationnelle de la « vie » : peut-on la connaître de
manière aussi précise et rigoureuse que les objets répondant aux
seules lois physiques ? D’autre part, le terme « animal » renvoie
toujours à la place de l’homme dans la nature : cherche-t-on à
connaître l’animal, ou bien plutôt nous-mêmes sous prétexte de
l’animalité ? Enfin, le terme même d’animal, dans sa généralité,
masque la diversité même du « monde animal » : la vraie leçon ne
serait-elle pas que l’animal n’existe pas ? Est-on alors voué à un pur
scepticisme, au renoncement à toute connaissance, ou ne faudrait-il
pas trouver les concepts qui permettraient d’unifier cette diversité ?

I. La réduction nécessaire : l’animal comme exemple du vivant


a. La connaissance de l’animal repose sur l’objectivation du
monde.
Pour connaître l’animal, il faut avant tout opérer un mouvement qui
le donne au sujet connaissant comme partie naturelle semblable à
toute autre. En mettant au centre du corps un principe d’organisation
obscur, l’« âme », Aristote n’a-t-il pas rendu impossible cette
réduction ? Il faut pour cela en quelque sorte oser refuser ce qui fait
la spécificité mystérieuse de la vie : c’est le mouvement cartésien de
réduction de tout corps vivant à une machine. En réalité, Descartes
ne fait pas de l’animal une machine en tant que telle, mais il opère
une assimilation du corps vivant à tout autre corps, c’est-à-dire
considère que toute partie de la nature n’est que « matière et
mouvement », rien d’absolument spécifique ne distinguant le corps
vivant du corps inerte, ou le corps vivant de la machine, sinon des
degrés de complexité : « ceux qui, sachant combien de divers
automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut
faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la
grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des
veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de
chaque animal, considéreront ce corps comme une machine qui,
ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux
ordonnée et a en soi des mouvements plus admirables qu’aucune
de celles qui peuvent être inventées par les hommes » (Discours de
la méthode). Ainsi, le corps appartient de plein pied au monde de la
raison.
Mais n’est-ce pas là à la fois connaître l’animal dans ses
opérations et le manquer dans sa spécificité biologique ?
b. Les limites du mécanisme.
Pour connaître l’animal faut-il nécessairement le « désanimer » ?
La connaissance n’a-t-elle comme figure que la réduction à la
quantité ou à ce qui se rapporte à la quantité ? Du point de vue
historique, le geste cartésien, par son caractère radical, a fait oublier
qu’il n’a pas permis de gagner effectivement en connaissance
anatomique ou physiologique. Aristote avait posé des bases
d’études des animaux par son principe de l’analogie des fonctions.
Plus tard, Claude Galien, pour surmonter l’interdit de la dissection
des cadavres humains, accumula de très nombreuses
connaissances sur les animaux comme des singes, oiseaux, porcs…
Il décrit par exemple précisément l’écoulement de l’urine depuis le
rein jusqu’à la vessie. Dans bien des cas, Descartes ne fera lui-
même que reprendre les principes de Galien, en les réinterprétant
dans le cadre du mécanisme. Plus même : le raisonnement
mécaniste est-il gage de connaissance, ou paradoxalement de
méconnaissance ? Descartes, au nom même du mécanisme,
s’oppose ainsi à la découverte de la circulation sanguine par W illiam
Harvey (Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in
animalibus, 1628), car il considère que le médecin anglais a été
incapable d’expliquer la cause mécanique du mouvement du cœur !
Alors qu’Harvey a travaillé notamment sur de nombreuses
vivisections animales. Plus profondément, le mécanisme s’oppose à
toute téléologie, qui est au cœur de la biologie aristotélicienne :
l’âme, pour Aristote, est principe d’organisation et de vie du corps,
l’oriente vers ses fonctions essentielles. Connaître l’animal en
conservant un principe immatériel, ce n’est pas sombrer dans le
« spiritualisme », c’est finalement ne pas confondre le corps vivant
avec un cadavre ! En effet, peut-on prétendre accéder à une
quelconque connaissance des phénomènes de la vie si on ne prend
pas en compte leurs spécificités par rapport aux corps inertes ? Or,
même si la biologie moderne refuse l’idée d’une « bonne nature », il
est incontestable que le « programme génétique » n’est pas un texte
aveugle, et que l’adaptation ne peut être résolue par le recours à des
processus mécaniques. La vie manifeste incontestablement une
tendance, et connaître le corps animal ne peut se résumer à
décomposer ses fonctions.
c. Mais peut-on l’éviter ?
Les arguments contre le mécanisme sont donc nombreux. Ils
tendent tous à montrer que ce modèle est trop simple. Mais, si l’on
observe le mouvement des sciences, on s’aperçoit que la
pénétration dans les rouages les plus intimes de l’organisme ne fait
que confirmer l’intuition cartésienne : qu’au moins du point de vue
méthodologique, il est nécessaire de considérer le corps comme un
lieu d’opérations mesurables. C’est donc bien en renonçant à définir
la vie que la science biologique peut paradoxalement se constituer.
Le darwinisme n’est pas une métaphysique de la vie, mais une
théorie des transformations des êtres vivants, reposant sur des
mécanismes calculables, même s’il s’agit davantage d’un point de
vue statistique. Le caractère dominant de l’objectivation du corps
dans la culture occidentale est incontestable. On peut dire que le
principe de la recherche des mécanismes est devenu la base de la
médecine moderne, telle que Claude Bernard la théorisera
notamment : « Dans aucune science expérimentale on ne connaît
autre chose que les conditions physico-chimiques des phénomènes ;
on ne travaille à autre chose qu’à déterminer ces conditions. Nulle
part on n’atteint les causes premières ; les forces physiques sont
tout aussi obscures que la force vitale et tout aussi en dehors de la
prise directe de l’expérience. On n’agit point sur ces entités, mais
seulement sur les conditions physiques ou chimiques qui entraînent
les phénomènes. Le but de toute science de la nature, en un mot,
est de fixer le déterminisme des phénomènes » (Leç ons sur les
phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux).
Cette déclaration de principes s’applique aussi bien à la génétique
moderne : on analyse par exemple les mécanismes biochimiques de
transcription de l’ADN par l’ARNm, puis de traduction de l’ARNm en
protéines au sein du ribosome : mais la biologie moderne rejette la
recherche de causes premières.
Finalement, ne confond-t-on pas alors connaissance de l’animal
avec connaissance de l’être vivant en général ?

II. Dépasser les préj ugés


a. Les deux obstacles
Ce n’est donc pas étonnant que l’on retrouve les obstacles
traditionnels de la philosophie du vivant. Il semble qu’il y ait deux
difficultés symétriques qui créent des formes d’obstacles à notre
connaissance de l’animal : le préjugé finaliste et le préjugé
mécaniste. Le premier explique l’animal par une vision globale de la
nature régie par l’harmonie : tout organe s’explique alors par une
fonction, et les comportements des animaux sont expliqués par la
providence globale de la nature, comme dans le cas du stoïcisme.
Mais le mécanisme représente peut-être un obstacle tout aussi
redoutable : il faut nécessairement que tout dans le corps animal
puisse s’expliquer comme de simples rouages, et la seule réponse
que l’on peut donner au caractère adapté des comportements
animaux est par la bonne fabrication de la machine : ce qui consiste
à reconduire subrepticement un principe téléologique dans le
fonctionnement de l’animal, comme le philosophe français Georges
Canguilhem l’avait montré au sujet du mécanisme cartésien : toute
machine suppose un ouvrier, et tout ouvrier veut la meilleure
machine…
Et au fond de ces deux obstacles, n’est-ce pas toujours le même
préjugé anthropomorphiste qui préside à la (mé)connaissance de
l’animal ?
b. Le préjugé anthropomorphiste
En effet, même dans le mouvement de connaissance rationnelle,
la dimension anthropomorphique est prédominante. Ainsi, nous
avons cité Galien : mais ce dernier cherche-t-il à connaître l’animal,
ou à construire des modèles anatomiques généraux capables de
s’appliquer à l’homme, et à étayer dans chaque observation le
principe aristotélicien selon lequel « la nature ne fait rien en vain » ?
Dans le domaine de la connaissance de la nature, existe-t-il des
observations à l’état pur ? L’exemple de Galien montre au contraire
que l’on voit souvent ce que l’on s’attend à voir.
Pourtant, Aristote ne s’était pas contenté de principes généraux,
mais avait déjà mis au premier plan de la recherche l’idée d’une
diversité du monde animal. Connaître l’animal, c’est comprendre
l’ordre naturel qui préside à cette diversité des animaux : d’une part
l’analogie des fonctions, d’autre part la domination de la cause finale
sur la cause mécanique, enfin l’idée d’une échelle des êtres qui
permet de classer les animaux. La recherche va porter notamment
sur des correspondances, par exemple entre les liquides principaux
(sang, etc.). Mais, comme on le voit bien dans le texte suivant des
Parties des animaux, le principe de connaissance proprement dit est
souvent débordé par la vision d’une hiérarchie des espèces : « Dans
l’ensemble des animaux, les uns ont du sang ; les autres ont, à la
place du sang, une sorte de liquide qui y ressemble. Un sang plus
épais et plus chaud donne plus de vigueur ; un sang plus léger et
plus froid donne à la fois plus de sensibilité et d’intelligence. On peut
observer les mêmes différences dans les liquides qui correspondent
au sang. C’est ainsi que les abeilles et les animaux de cette espèce
sont de nature beaucoup plus intelligente que bien des animaux qui
ont du sang ; et parmi les animaux qui ont du sang, ceux dont le
sang est froid et léger sont plus intelligents que ceux dont le sang
est tout le contraire. Les plus distingués de tous sont ceux dont le
sang est chaud, léger et pur ; car les natures de ce genre sont les
mieux douées en fait de courage et de pensée ».
Connaître l’animal, n’est-ce pas d’abord se défaire de ces
préjugés ?
c. Voir pour comprendre
D’où l’importance fondamentale de l’idée d’observation et
d’expérimentation telle qu’elle est passée des sciences de l’inerte
aux sciences du vivant. Il ne suffit pas d’affirmer que les animaux
sont des machines, il faut étudier réellement leur anatomie, en
s’intéressant notamment à ce qui est le plus éloigné de nous.
Connaître l’animal, c’est peut-être d’abord cesser de ne s’intéresser
qu’à ceux qui nous ressemblent, ou projeter notre réalité sur ceux
qui sont profondément différents (l’abeille). De grands progrès ont
été faits à partir du e siècle quand l’idée ne fut plus de raconter

des histoires générales des animaux, mais de faire l’histoire d’un


animal, aussi étrange soit-il. Les travaux sur les insectes,
notamment, conduiront à l’idée que la chaîne des espèces est un
schéma trop simple pour embrasser la complexité de la vie. On peut
être frappé d’ailleurs des moqueries portant sur les insectologues
(Réaumur, Bonnet…), selon le mot de Buffon : « aux petits esprits,
les petits objets », alors que c’est justement cette recherche du
« petit » qui fit éclater un certain nombre de certitudes, comme celle
de la reproduction sexuée, ou de la différence absolue entre l’animal
et le végétal. Connaître l’animal, c’est justement accepter de se
confronter à nos incertitudes, aux limites de la nature, et donc à
l’impossibilité d’attribuer une place certaine à l’homme dans un ordre
non plus linéaire mais éclaté.
On pourrait cependant objecter qu’il est nécessaire de trouver un
terme commun, si on ne veut pas que la connaissance de l’animal
se disperse dans autant d’objets qu’il y a d’animaux. Q u’est-ce qui
organiserait cette connaissance ?

III. De l’extérieur vers l’intérieur ?


a. La question du comportement
Même les animaux les plus « simples », les plus étranges,
paraissent bien avoir un comportement orienté. C’est sûrement la
raison du succès du finalisme pendant des siècles : il suffit
d’observer les phénomènes de la reproduction, de la prédation, de la
défense du territoire, pour qu’il paraisse évident que la nature, en
effet, ne fait rien « en vain ». Face à cela, la thèse du pur « hasard »
paraît difficile à soutenir. La faiblesse de l’idée de finalité classique,
c’est qu’elle repose sur un « ordre de la nature » impossible à
démontrer. Connaître l’animal, ne serait-ce pas finalement donner du
sens à son adaptation en se débarrassant du « préjugé » finaliste ?
b. L’idée d’évolution
C’est bien ce que semble promettre la notion d’évolution.
Connaître l’animal, c’est le resituer dans le temps, le situer par
rapport à tous les autres animaux, et ne plus faire usage d’une vision
métaphysique de la nature. Mais l’idée d’évolution est-elle-même
très ambigü e. Car sur quelle base sera-t-elle construite ? Q u’est-ce
qui a fait, finalement, le succès d’un de ses modèles, celui de
Darwin, alors que ce dernier n’avait pas beaucoup plus d’arguments
que ses adversaires ? Le fait que, bien qu’incapable d’expliquer les
variations aléatoires, il ait formulé un concept qui sera ensuite
confirmé par la génétique moderne. En combinant les variations et
l’adaptation nécessaire au milieu, on obtient un principe, celui de
sélection, qui permet d’expliquer a posteriori que telle espèce l’ait
emporté sur telle autre. Cela laisse évidemment des questions
majeures en suspens, et surtout la question de la complexification
du vivant. Mais cela permet en tout cas de donner des animaux un
tableau qui ne repose plus sur un ordre a priori de la nature, mais
sur un principe dynamique de transformation.
c. La connaissance « intérieure » ?
Reste que le principe de sélection laisse aussi pendante la
question fondamentale de l’« instinct ». Nous avons l’impression de
savoir ce qu’est l’animal par le fait que ses comportements seraient
préorientés, et nous avons de fait des possibilités de comprendre
maintenant par la génétique l’idée du déroulement d’un programme.
Mais est-ce cela « connaître l’animal » ? Expliquer le déroulement
d’un programme ? Est-ce que nous n’avons pas substitué une
ancienne mythologie, celle de la « finalité de la nature », à une
nouvelle, celle du « programme » ? La question qui reste posée est
celle d’une connaissance « de l’intérieur ». Pouvons-nous avoir
l’idée de ce qu’est « être un animal » ? Ne serait-ce pas cela, le
« connaître », comme nous connaissons les autres êtres
conscients ? Or, nous rencontrons de nouveau le problème déjà
rencontré. Nous sommes soit tentés par un anthropomorphisme qui
nous donne l’impression de « comprendre » l’animal, notamment par
ses « sentiments ». Et, par « défense » peut-être contre cette
identification contestable, nous utilisons le terme « instinct » comme
les cartésiens parlaient de comportements mécaniques, dénués de
sens. Finalement, est-ce que connaître l’animal a pour but de le
« comprendre », ou de comprendre ce que nous sommes par
rapport à lui ? Ou, tout simplement, pour revenir à Aristote, prendre
plaisir à étudier toutes les êtres vivants, même les plus éloignés de
nous ?
2. Regarder les animaux
Les fresques des grottes de Lascaux, découvertes en Dordogne
en 1940 mais vieilles de plus de 18 000 ans, nous montrent des
animaux stylisés d’une grande variété : chevaux, bisons, aurochs…
et même une licorne. Ces représentations restent difficiles à
interpréter : désir de chasse, rite chamanique, carte des
constellations ? La chapelle Sixtine de l’art pariétal témoigne de la
vision complexe que l’homme aurignacien se faisait des bêtes
sauvages qu’il côtoyait. Elle invite plus généralement à interroger le
regard que l’on porte sur les animaux.
Regarder, ce n’est pas seulement voir. C’est ajouter une
intentionnalité au sens de la vue, sens le plus utilisé par l’homme
pour percevoir le monde extérieur. Or parmi les objets visibles, les
animaux – êtres mobiles, désirants et sensibles – semblent se
démarquer : fuyants ou agressifs quand ils sont sauvages, placides
quand ils sont domestiqués, ils suscitent en nous différents regards.
En quoi ces regards différent-ils de ceux que nous portons sur les
choses inanimées ou sur nos congénères ? Observer les animaux,
est-ce seulement satisfaire notre curiosité ou bien déjà manifester à
leur égard un désir de domination ? Le regard de l’homme sur
l’animal peut-il ne pas être capturant et « chosifiant » ? Mais ce
serait oublier que la plupart des animaux possèdent eux aussi le
sens de la vue. Q ue dit leur regard sur nous ? Regarder les
animaux, n’est-ce pas aussi se savoir vu par eux ? Se pourrait-il
alors que ce regard en retour nous affecte et modifie notre rapport à
nous-mêmes et au monde ? Le chasseur ne renonce-t-il pas
quelquefois à tuer le cerf dès lors qu’il croise son regard ? On le
comprend maintenant, regarder les animaux ne va pas de soi : est-
ce le monde animal ou bien plutôt lui-même que l’homme regarde
lorsqu’il se fait tour à tour naturaliste ou chasseur, spectateur de
parades d’éléphants ou dresseur d’ours ?
Nous chercherons à savoir comment nous pouvons voir le monde
animal (I), pourquoi celui-ci attire notre regard (II) et quelle juste
vision il réclame de nous (III) ?

I. Comment regarder les animaux ?


Regarder les animaux, c’est d’abord pouvoir le faire. Or les
obstacles sont ici nombreux. Outre que l’animal aime à se cacher,
notre œil ne lui est pas toujours adapté. Trop petit, trop éloigné,
parfois nocturne, l’animal n’est-il pas bien souvent inaccessible au
regard ? Fontenelle, dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes,
semble synthétiser toutes ces difficultés lorsque constatant qu’on a
découvert « jusque dans des pierres très dures de petits vers sans
nombre », il suggère que la lune qui à notre œil ne semble qu’un
amas rocheux est en réalité « rongée par ses habitants ». L’œil
appelle le secours de l’imagination car « nous voyons depuis
l’éléphant jusqu’au ciron, là finit notre vue ». Mais l’artifice ne peut-il
pallier cette faiblesse de la vision naturelle ?
Puisque certains animaux sont invisibles à notre échelle, pour les
observer, ne suffit-il pas de les faire grandir ? Mais le grossissement
risque de donner de l’animal une vue déformée. Descartes croit
pouvoir lever cette objection en proposant de raisonner par
analogie : en comparant l’animal à une machine, il rend visible et
lisible ce qui échappe à nos sens. « Il n’y a rien de plus conforme à
la raison que de juger des choses, qui, à cause de leur petitesse, ne
peuvent être aperçues par les sens, à l’exemple et sur le modèle de
ce que nous voyons », écrit-il dans la Lettre à Plempius du 3 octobre
1637. Regarder, ce n’est donc pas seulement percevoir mais aussi
conceptualiser l’animal en saisissant le mécanisme qui l’anime. La
découverte du microscope rendra plus tangible encore cette
capacité du regard humain à rendre visible les animaux les plus
petits par l’artifice. Mais qu’implique sur le regard cette accessibilité
nouvelle à l’univers du vivant ?
Si le monde animal est bien plus vaste que nous ne le
soupçonnions « à première vue », le regard que nous portons sur lui
ne risque-t-il pas de céder à la tentation panvitaliste ? De fait,
comme l’explique Bachelard dans La formation de l’esprit
scientifique, « la valorisation du microscope […] entraîne des
passages à la limite. L’hypothèse de Buffon sur les molécules de vie
était presque fatale ». Regarder les animaux, c’est finir par vouloir en
voir partout, y compris dans la matière inerte. La séparation des
règnes, la systématique des classements aristotéliciens cède à
l’émerveillement d’une faune inépuisable en nombre et en variété,
révélée par les nouveaux instruments d’observation et par le retour
de voyage des premiers naturalistes. Pourtant, la curiosité du regard
semble pouvoir résister à ce vertige. Il lui suffit de retrouver derrière
la diversité des individus, les traits caractéristiques qui permettent de
séparer les espèces. L’Histoire naturelle de Buffon, avec ses
44 volumes et ses 2000 planches, dont le succès fut plus grand que
celui de l’Encyclopédie, témoigne de cette discipline du regard
soucieuse de hiérarchie et de classement.
Mais le projet d’offrir un regard panoramique et quasi exhaustif sur
le règne animal se révèle finalement impossible. Car si de Pline à
Linné, la recension ne cesse de s’affiner, elle devient impossible en
droit dès lors que l’emporte la théorie de l’évolution et de la mutation
des espèces. Il ne s’agit plus alors de demander si les animaux sont
tous observables mais pourquoi ils attirent notre regard ?

II. Pourquoi les regarder ?


Ce n’est pas seulement le règne animal qui évolue. Ce sont aussi
les motivations du regard que nous portons sur lui. Car tant que
l’homme de la préhistoire ne sait pas les apprivoiser, les bêtes,
toutes sauvages, sont pour lui un danger. Son premier regard sur
l’animal est donc motivé par la vigilance. Mais celle-ci devient vite
réciproque : de chassé, l’homme devient chasseur. Prédateur
redoutable, il épie alors les animaux pour les tuer, les capturer ou les
faire fuir. Comme le remarque Edgard Morin dans Le paradigme
perdu : la nature humaine, la chasse contre les grands carnassiers
« stimule les aptitudes stratégiques : l’attention, la ténacité […],
l’affût ». Dans cette lutte qui oppose « ce qu’il y a de plus rusé et de
plus habile dans la nature : l’animal proie et l’animal prédateur »,
l’œil devient intelligent. L’hominisation procède donc du
renforcement de l’acuité du regard. Mais qu’advient-il de celui-ci
lorsque l’homme ne se sent plus menacé par les prédateurs ?
On pourrait soutenir que son regard se divise alors avec celui du
statut des animaux (sauvage ou domestique) : d’un côté, il se fait
dominateur, voire sadique. L’homme désormais sûr de sa
suprématie se délecte de sa puissance en créant des ménageries,
des zoos, en faisant parader sous son fouet les bêtes les plus
féroces. Sénèque raconte dans De la colère, avoir vu le spectacle
d’un ours et d’un taureau enchaînés ensemble. « Ainsi fait l’homme :
chacun harcèle son compagnon de chaîne », avant que les deux
bêtes épuisées ne soient achevées par leur gardien. Mais d’un autre
côté, devenu éleveur, l’homme ne voit plus l’animal que pour le
manger ou pour le seconder dans son travail. Ce qu’il observe alors,
c’est son engraissement ou la reproduction de sa force pour tirer la
charrue ou tourner la meule. Tout se passe donc comme si l’homme
ne voyait plus dans les animaux qu’un instrument pour satisfaire ses
besoins et ses désirs. Cependant un regard désintéressé mais non
pas indifférent sur l’animal n’est-il pas envisageable ?
La zoologie scientifique, telle qu’elle se manifeste dans les
gravures représentant des animaux typiques de leur espèce,
suggère une autre manière de regarder les animaux. Par-delà leur
étrangeté, certains d’entre eux exercent une véritable fascination sur
l’homme. Le regard porté sur les bêtes devient alors esthétique. Q ui
ne s’émerveille des couleurs du paon faisant la roue ou de l’agilité
de la panthère ? Hegel, dans ses Leç ons sur la philosophie de
l’esthétique, estime pourtant que si les animaux sont le « sommet de
la beauté naturelle », cette beauté reste inférieure aux productions
artistiques de l’homme. Car l’animal a beau avoir une âme, il la
cache à jamais sous son pelage ou sa carapace : « l’obscure et
obtuse intériorité de la vie animale » demeure invisible aux yeux de
l’artiste comme du naturaliste.
Regarder les animaux obéit ainsi à différents motifs qui ont pour
points communs de les mettre dans un rapport dissymétrique avec
l’homme. C’est toujours « d’en haut » que nous regardons les bêtes.
Même Gao Mata, la vache sacrée vénérée dans l’hindouisme, est
vue aussi comme celle qui offre aux hommes les « cinq produits
bénéfiques et purificateurs » (le lait, le beurre, le lait caillé, l’urine et
la bouse) ce qui autorise à la traire. Mais ce regard porté sur les
animaux est-il bien juste ? N’est-il pas oublieux du regard en retour
que la plupart des animaux peuvent porter sur nous ?

III. Y a-t-il un regard idéal sur l’animal ?


Pour un scientifique, regarder les animaux ne consiste pas
seulement à chercher à les distinguer pour les classer, à expliquer le
mécanisme de leur mouvement ou celui de leur reproduction, ou
bien encore à étudier la réaction de leur corps lorsqu’il est soumis à
des stimuli chimique ou électrique. C’est aussi vouloir comprendre
ce qui motive leur comportement dans leur habitat naturel en
s’affranchissant d’un point de vue anthropocentré. L’éthologie
apporte ainsi un autre regard sur l’animal, moins intrusif ou
manipulateur. Jane Goodal met par exemple en évidence suite à de
nombreuses et patientes observations lors de son séjour en Afrique
que les chimpanzés sont omnivores, capable d’utiliser des outils
pour attraper des termites. Elle montre, dans The Chimpanzees of
Gombe : Patterns of Behavior, qu’ils peuvent se faire la guerre entre
eux. Mais comment s’assurer que ce regard neuf sur l’animal n’est
pas déformant ?
Toute la difficulté ici est de parvenir à faire communiquer le monde
d’une espèce animale avec le nôtre sans céder aux préjugés et aux
projections anthropomorphiques. L’homme doit donc s’affranchir
d’une forme de rationalité au profit d’une certaine empathie à l’égard
de ce qu’il étudie. Comme le dit Merleau-Ponty dans son cours
intitulé La Nature enseigné au Collège de France : « toute zoologie
suppose de notre part une Einfü hlung méthodique du comportement
animal, avec participation de l’animal à notre vie perceptive et
participation de notre vie perceptive à l’animalité ». On pourrait se
risquer à dire que c’est dans l’échange des regards entre l’homme et
l’animal – échange au double sens de croisement et de substitution –
que la possibilité d’un juste regard sur l’animal pourrait s’ébaucher.
Car ce regard révèle que les animaux se regardent entre eux,
s’imitent pour créer un monde spécifique mais aussi qu’ils peuvent
se singulariser en contractant des habitudes « culturelles » au sein
de leur espèce. Mais n’est-ce pas trop donner à l’animal que de
vouloir ainsi lui accorder un comportement culturel ?
Assurément un regard empathique fait de l’animal, jusque-là
compris comme simple membre d’une espèce, un « animal
singulier ». C’est ce qu’expérimente celui qui adopte et chérit un
animal de compagnie ne serait-ce qu’en lui donnant un nom propre.
Mais alors le regard quotidien qu’un tel animal porte sur l’homme
l’interroge en retour sur son identité. C’est du moins ce que suggère
Derrida dans L’animal que donc je suis. Surpris nu par les yeux de
son chat, il ne peut s’empêcher d’éprouver un sentiment de gène :
« C’est comme si j’avais honte, alors, nu devant le chat, mais aussi
honte d’avoir honte ». S’agit-il d’une expérience cruciale où deux
êtres appartenant à deux espèces radicalement étrangères
s’exposent l’une à l’autre ? « Devant le chat qui me regarde nu,
aurais-je honte comme une bête qui n’a plus le sens de sa nudité ?
Ou au contraire honte comme un homme qui garde le sens de la
nudité ? Q ui suis-je alors ? », demande Derrida. Regarder les
animaux, n’est-ce pas finalement apprendre à se regarder soi-même
comme un être vulnérable, c’est-à-dire au fond comme un animal ?
Il y a bien des manières de regarder les animaux. Mais ce regard
n’est jamais neutre. Son histoire est celle d’une lutte dont l’homme a
longtemps cru qu’il était le triomphateur. Pour que l’animal ne soit
plus vu comme simple membre d’une espèce mais comme être
vivant singulier désirant et sentant, il aura fallu bien des évolutions.
Cette mutation du regard est-elle acquise ou encore à enseigner ?
Parmi d’autres, une fiction nous met en garde contre le retour
toujours possible d’un regard dominateur sur ce que nous
définissons comme des animaux : Dans People Are Alike All O ver,
25e épisode de la série américaine « The Twilight Z one », épisode
réalisé en 1960 par Mitchell Leisen, deux astronautes, Marcusson et
Conrad, débarquent sur Mars. D’abord bien accueillis par les
habitants de la planète rouge, ils sont installés dans un confortable
appartement. Mais ils découvrent peu après qu’ils sont enfermés là
définitivement. Q uand le volet roulant de la baie vitrée de leur salon
se lève, une foule de martiens les regardent avec curiosité. Un
panneau indique : « Humains dans leur habitat naturel »…
3. L’homme est-il un animal dénaturé ?
La formulation renvoie à une question classique, celle de la
« sortie » de la nature par l’homme. Mais elle est volontairement
oxymorique : comment un animal pourrait ne pas être « ce qu’il
est », c’est-à-dire un être vivant « naturellement » ? Par ailleurs, elle
s’oppose à la définition aristotélicienne de l’homme, dans laquelle
l’animalité est « tirée par le haut », puisqu’on ajoute au mot zoô n
(être vivant) des qualificatifs qui désignent la supériorité humaine :
par la raison, la capacité à vivre en cité etc. Ici, on produit l’effet
inverse : l’homme est bien un animal, mais affligé d’une négation.
Tout repose alors sur le sens que l’on donne à la « nature ». La
« dénaturation » est un éloignement, une perversion, mais peut-être
est-ce justement la condition pour devenir homme. La perte se
renverse dans ce cas en gain. Le sujet n’impliquerait-il pas
cependant quelque chose de plus trouble ? Car derrière une
perspective « humaniste » d’un éloignement bénéfique de l’animal-
homme à l’égard de ses congénères animaux, se pose la question
de la spécificité du « mal » : la dénaturation n’est-elle pas
paradoxalement d’abord la « déshumanisation » ? Un homme peut
devenir « inhumain », alors qu’un animal ne peut pas sortir de son
ordre.

I. Sortir de la nature
Nous sommes convaincus depuis les travaux des évolutionnistes
que l’homme n’est pas un être à part dans l’évolution des espèces. Il
a cependant des caractéristiques « objectives » qui lui donnent une
place particulière : taille du cerveau, station debout, pouce
opposable, développement de la technique, du langage, de ce qu’on
appelle « civilisation » etc. Mais on ne voit pas pourquoi il faudrait
pour cela parler d’une dénaturation : c’est seulement une évolution
naturelle produite par ses capacités.
L’homme appartient donc pleinement à la « nature ». Le fixisme
grec rejoint de ce point de vue le darwinisme, même s’il n’attribue
pas les spécificités de l’homme à une histoire, mais, tout simplement
à son état, à sa place dans l’ordre des choses. Détenir un « logos »,
ce n’est donc pas du tout être dénaturé, c’est au contraire accomplir
sa nature d’animal. La supériorité incontestable de l’être humain,
pour Aristote, se voit dans sa structure corporelle (la station debout,
la main), et tout ce que l’on peut dire c’est que certains hommes sont
moins « hommes » que d’autres, c’est-à-dire accomplissent moins
leurs facultés « logiques » : cela n’en fait cependant pas des êtres
« dénaturés ».
Cette vision peut cependant paraître simpliste, car elle néglige le
fait qu’il y a une forme d’arrachement de l’homme à la nature.
L’animal est pleinement dans son milieu, suit des instincts en grande
partie préfixés. Il est indéniable que l’homme est un animal, mais il
est tout aussi incontestable qu’il n’a pas le même rapport
d’immédiateté avec la nature. D’ailleurs, la formulation du sujet peut
paraître douteuse, car elle part d’un point fixe, qui serait une
« nature animale » de l’homme, pour montrer dans un deuxième
temps comment elle pourrait se « pervertir ». Mais, comme le montre
Sartre, l’homme est justement cet être qui n’a pas de « nature » : sa
liberté fait qu’il s’arrache sans cesse à un état fixe. L’homme n’est
pas un animal dénaturé parce qu’il n’est pas un animal du tout…

II. Les voies de la « renaturation » ?


C’est à son tour cette vision qui peut paraître édulcorer le
problème. Ne se débarrasse-t-on pas alors à peu de frais du
processus même d’arrachement de l’homme ? Ce dernier ne part
pas de « rien », mais bien d’une base que l’on peut appeler son être-
animal, quand bien même sa liberté le modifierait. Il peut paraître
facile en effet de dire qu’il n’y a pas de dénaturation, puisque c’est
justement le propre de l’homme de s’éloigner de la nature… Il
faudrait en outre distinguer deux formes de dénaturation. D’une part,
fondamentalement, l’homme est le seul animal qui ne reste pas
enfermé dans les strictes limites de la nature « instinct », et qui est
donc par définition dénaturé. Mais en plus de cette dénaturation
« fondamentale », il y a une dénaturation contingente, seconde en
quelque sorte : celle qui éloigne l’homme de « sa » nature, c’est-à-
dire non pas de son « animalité » mais justement de son
« humanité » véritable.
Ainsi, Rousseau a montré dans des pages célèbres qu’en
supposant l’homme aussi animal que possible à son origine, il a vite
manifesté une capacité à progresser que l’on ne trouve chez aucune
autre espèce, capacité que Rousseau appelle « perfectibilité ». Or,
cette sortie se fait pour le meilleur et pour le pire. Il y a bien une
forme de dénaturation de l’homme, quand la vie sociale conditionne
le développement des passions négatives.
Mais, cette idée que c’est la société qui dénature l’animal humain
peut être poussée jusqu’à une forme d’immoralisme radical, si on
considère l’animalité de l’homme comme ses instincts les plus
égoïstes (pour en faire l’apologie). Ainsi, pour Calliclès, dans le
Gorgias de Platon, la démocratie est une dénaturation, puisqu’elle
est un pouvoir antinaturel des faibles sur les forts, qui va jusqu’à
anesthésier la force. On retrouve ce type de thèses chez Sade : en
reprenant le discours des Lumières, mais en le retournant, il
considère la société comme une source de préjugés antinaturels :
religion, humanisme, pitié, utilitarisme etc. L’homme, en se
« renaturant », doit satisfaire tous ses instincts, jusqu’aux plus
violents. La pensée de Sade vise à montrer les faiblesses du
moralisme de son temps, notamment de l’idée que l’homme serait
« naturellement » bon… L’animal humain ne vise peut-être que son
pur intérêt.
L’homme est un animal qu’il faudrait « renaturaliser », en nous
débarrassant des préjugés. Et pour cela il faut se débarrasser de la
vision simpliste de la nature issue des Grecs ou des Modernes.
C’est cette thèse que développera constamment Nietzsche, par
exemple dans l’aphorisme 109 du Gai Savoir : « Q uand aurons-nous
totalement dédivinisé la nature ? Q uand nous sera-t-il permis de
nous naturaliser, nous autres hommes, avec la nature pure,
nouvellement découverte, nouvellement libérée ? »

III. L’homme, cet inhumain


Mais cela signifie-t-il retrouver notre « animalité » ? La question
est certainement plus complexe. Nietzsche, par exemple, pense
aussi que l’homme s’est définitivement éloigné de l’animalité
première. Il ne prône pas un « retour » en arrière, pas plus que
Rousseau d’ailleurs. La « bête brute » que nous avons été a dû être
domestiquée, et ce processus était nécessaire. Il n’y a pas, chez
Nietzsche, d’éloge des bas instincts, la volonté de puissance
supérieure étant au contraire une domination sur ses instincts. Et
l’homme est défini comme un pont entre l’animal et le surhomme…
Ce qu’indique la question de l’animalité de l’homme, n’est-ce pas
cette possibilité qui nous est propre d’être le seul « animal » à
pouvoir tomber en deçà du niveau de son espèce ? Les animaux ne
se dénaturent pas, parce qu’ils restent toujours « à leur niveau ».
Alors que l’homme est cet « animal » capable d’être ange ou bête.
C’est d’ailleurs ainsi qu’il faut entendre l’homo homini lupus : seul
l’homme peut se comporter envers sa propre espèce comme une
« autre » espèce.
Pour le dire autrement : le loup n’est pas un loup pour le loup, ou il
est toujours un « simple » loup : c’est-à-dire que les loups ne se font
pas la guerre entre eux. On touche donc à la question du mal.
L’homme est bien un animal dénaturé selon deux grandes voies :
celle « positive » de la liberté, celle « négative », qui le fait
« tomber » dans la monstruosité morale. D’ailleurs, contrairement à
ce qui a été dit plus haut, les auteurs grecs aussi vont tenir compte
de cette dimension : Aristote appelle « bestialité » une forme de
passion excessive, littéralement monstrueuse.
Mais ne devrait-on pas plutôt dire alors que le « mal » est un
retour à l’animal, aux bas instincts ? Ce serait sans doute trop simple
justement. Ainsi, il est inexact de dire que les pulsions d’agressivité
pour Freud sont une part « animale » de l’homme qui serait refoulée
par la société, la loi, le surmoi etc. Ces pulsions sont justement
proprement humaines : seul l’homme éprouve un désir « sadique »
de faire souffrir son semblable, de « l’exploiter sexuellement ». René
Girard estime aussi que le désir humain est essentiellement fondé
sur le rapport à l’autre : je désire d’abord ce que désire l’autre. Pour
dire les choses plus simplement : l’animal a de simples instincts,
fixés par la sélection naturelle, alors que l’être humain a des
« désirs », des « pulsions », qui sont inséparables du rapport à
l’autre et à soi tel qu’il se construit dès les premiers moments de la
vie humaine. L’être humain est en effet le seul qui peut jouir de la
destruction des membres de sa propre espèce, voire même aller
jusqu’à se faire un devoir d’exterminer une partie de sa propre
espèce.
De ce point de vue, la « dénaturation » profonde de l’homme, loin
d’être une « animalisation » au sens d’une retombée dans l’instinct,
est une volonté perverse qui conduit à voir dans l’autre homme autre
chose qu’un homme. C’est ce que n’ont cessé de montrer les grands
écrivains de l’univers concentrationnaire : Primo Levi, Robert
Antelme, Varlam Chalamov, ou, dans un autre contexte, Curzio
Malaparte.
4. La société animale
Dans la fable : La Génisse, la Chèvre, et la Brebis, en société
avec le Lion, La Fontaine raconte comment ces quatre animaux se
partagent un cerf qu’ils ont capturé. Mais, arguant de son nom de
Lion, du droit du plus fort, de sa vaillance et menaçant celui qui
oserait le contredire, le roi des animaux garde tout pour lui. Cette
fable intrigue : pourquoi les trois herbivores voudraient-ils une part
du cerf ? Pourquoi le lion se donne-t-il la peine de le partager en
quatre et surtout pourquoi ne mange-t-il pas ses convives qui sont
sans défense ? Cette société en est-elle bien une ? Plus
généralement interrogeons-nous sur ce que peut être une société
animale.
La société désigne un regroupement d’individus qui forment plus
ou moins volontairement une unité. L’animal, quant à lui, peut être
défini comme un membre d’une espèce qui agit la plupart du temps
par instinct. Parler de « société animale » semble une expression
plus ou moins adéquate pour décrire, entre autres figures, une
meute de loups, un troupeau de vaches, un banc de poisson ou une
fourmilière. Mais l’article défini « la » invite à dépasser la notion
d’espèce particulière pour dégager, s’ils existent, les traits communs
des sociétés animales afin de les confronter à d’autres sociétés
comme celle, fictive, des dieux ou celle, bien réelle, des hommes. Il
s’agit alors de savoir si l’expression est légitime : le simple
regroupement des animaux suffit-il à en faire une société ? Et si oui,
en quoi celle-ci se différencie-t-elle de la société des hommes ? Plus
fondamentalement, il s’agit de savoir si les animaux peuvent faire
société ou si c’est seulement par projection que nous voyons dans
leur mode de vie une forme d’organisation sociale. Animalité et
socialité sont-elles bien compatibles ?
On cherchera à lever les objections qui discréditent l’idée de
société animale (I), avant de décrire ses caractéristiques (II) pour
évaluer sa possible compatibilité avec la société humaine (III)

I. L’animal, vivant socialisé ?


Parler de société animale, c’est aborder l’animal sous un certain
angle : infra-spécifique et supra-individuel. C’est retenir l’idée que les
animaux vivent en communauté. Mais est-ce toujours le cas ?
Assurément pas car nombreux sont les animaux solitaires.
L’ornithorynque, par exemple, passe la quasi totalité de sa vie tout
seul, sauf quand il part à la recherche d’une partenaire afin de
s’accoupler. Pourtant comme le remarque Dagognet dans Le vivant,
tout être animé ne « se développe lui-même qu’à l’intérieur d’une
colonie ». Il est toujours entouré de deux cercles : celui de ses
semblables et celui de ses voisins. Ainsi il ne peut y avoir d’animaux
absolument solitaires sans quoi l’espèce à laquelle il appartient
disparaîtrait. Mais cela suffit-il à parler de société animale ?
À l’objection de la solitude succède celle de l’apparence. Car tout
regroupement animal ne fait pas société : les massifs de coraux, les
mollusques accrochés à un rocher, les papillons autour d’une lampe
ne constituent qu’une biocénose faite d’animaux libres. Pour parler
de société, il faut faire intervenir une volonté de se regrouper, voire
une conscience du tout. Or comme le remarque Rousseau dans le
Contrat social, là où il y a « attroupement forcé », il est abusif de
parler de société parce que celle-ci est générée par une
« association » et non pas par une simple « agrégation » (mot issu
du latin grex qui désigne le troupeau). Pourtant il semble bien que
certains animaux œuvrent ensemble pour produire, par exemple,
leur habitat. C’est le cas des termites ou des castors. Est-ce à dire
qu’une forme de conscience du tout est présente chez certains
animaux ?
Nouvelle objection possible, celle du rapport au monde. Une
société se signale en effet par la conscience qu’elle a de se
différencier de ce qui l’entoure. Mais est-ce le cas des prétendues
sociétés animales ? Heidegger suggère que non lorsque, dans
Concepts fondamentaux de la métaphysique, il définit l’animal
comme « pauvre en monde » parce qu’il demeure en situation
d’hébétude (Benommenheit) à l’égard de ce qu’il perçoit. L’animal
est « privé d’ouverture au monde ». Aussi bien est-il abusif de
considérer qu’il puisse faire société par différenciation avec ce qui
n’est pas elle. Heidegger admet pourtant que l’animal n’est pas le
végétal qui lui est « sans monde ». On peut alors imaginer que la
pauvreté n’est pas nécessairement synonyme d’asocialité.
Le Coran affirme au verset 38 de la sourate VI : « Nulle bête
marchant sur terre, nul oiseau volant de ses ailes, qui ne soit comme
vous en communautés ». Ainsi pour l’Islam l’ordre harmonieux du
monde se divise en sociétés analogues. Mais qu’est-ce qui distingue
alors la société animale des autres sociétés ?

II. Originalité de la société animale ?


Pour définir la société animale dans sa spécificité, peut-être
convient-il de revenir aux classements proposés par Aristote dans
ses différents travaux biologiques. Attaché à définir une échelle des
êtres, le Stagirite ne manque pas d’observer aussi de nombreuses
analogies entre les espèces et des transitions équivoques entre
certaines d’entre elles. Ainsi « la sociabilité et la sauvagerie […], les
fourberies et des ressemblances “ avec l’être humain” concernant
l’intelligence se rencontrent chez beaucoup d’animaux » (Histoire
des animaux, VIII, 1, 588a). Mais lorsqu’il s’agit de préciser la nature
de cette sociabilité, il concède que les distinctions sont parfois
délicates. Car la sociabilité politique n’est pas propre à l’homme :
« sont politiques, ceux qui agissent tous en vue d’une œuvre une et
commune, ce que ne font pas tous les animaux grégaires. Tels sont
l’homme, l’abeille, la guêpe, la fourmi, la grue » (Histoire des
animaux I, 20). Il y a donc une légitimité à parler de société animale
et à la définir par un certain degré de « politisation ». Comment la
définir davantage ?
Pour affiner la définition de la société animale, il est habile de
procéder négativement. C’est en un sens ce que fait l’éthologue Karl
Lorentz dans L’agression. Il y distingue trois formes de société
animale : « la bande anonyme » (comme le banc de poissons), « la
société sans amour » (indifférente comme celle des cigognes ou
cruelle comme celle des rats) et la « société avec amour » (comme
celle des oies, marquée par une grande fidélité au partenaire). Or ce
sont ces dernières sociétés qui manifestent le plus de violence intra-
spécifique aussi bien pour la sexualité que pour le territoire. Tel
serait le paradoxe de toute société animale : « ce qui sert l’espèce,
c’est l’exclusion du congénère, non la socialisation ». Mais n’est-ce
pas le cas aussi des sociétés humaines ?
Les sociétés animales « politisées » doivent donc être
différenciées des sociétés humaines par un autre critère que celui de
la violence. Retenons avec le zoologue Etienne Rabaud, auteur en
1929 du livre : Phénomène social et société animale, celui de
« l’interattraction » : ce critère est à ses yeux le plus universel de la
vie sociale chez les animaux. L’instinct social s’expliquerait par un
stimulus tantôt chimique comme chez les blattes, tantôt visuel,
comme chez les criquets ou les abeilles (dont la danse a été étudiée
par Von Frisch), ou encore vibratoire comme pour les bancs de
poissons. Il y aurait ainsi chez l’animal « une appétition sociale »,
sorte de pulsion qui le pousse à rechercher son semblable. Mais l’on
comprend alors que d’origine purement instinctive, la socialisation
animale ne peut générer qu’une société fermée, anhistorique.
Cependant toute société animale est-elle bien close sur elle-
même ? La présence de l’homme à proximité des sociétés naturelles
n’est-elle pas un facteur majeur de leur possible transformation ?
Sans aller jusqu’à la fiction de Pierre Boulle : La Planète des singes
qui renverse le rapport de domination entre l’homme et l’animal,
peut-on imaginer une société à la fois hybride et harmonieuse qui
redéfinirait ce type de communauté ?

III. L’hybridation avec l’homme : une utopie ?


Les sociétés animales peuvent-elles muter comme invite à le
penser le darwinisme ? Le roman d’anticipation de H. G. W ells, L’île
du Docteur Moreau, tente par la fiction de nous mettre en garde
contre la croyance que les bêtes pourraient finir par vivre dans des
communautés analogues aux nôtres. L’intrigue montre en effet que
les transformations plastiques pratiquées par Moreau sur des
animaux sauvages pour les « humaniser » et les faire vivre sous un
code de loi « désanimalisant » ne font que renforcer leur férocité.
Aujourd’hui la zoologie a démontré que chez les vertébrés, le fait
social vient interférer avec des faits antisociaux. Paradoxalement,
c’est seulement chez les insectes que le social l’emporte : l’abeille
ne vit que pour la ruche. Pour les animaux supérieurs, l’évolution
tend à individualiser les membres du groupe comme on le voit chez
le gorille. Mais faut-il en déduire que la société animale ne peut être
intégrée dans une société plus vaste sans se dissoudre ?
Si l’animal en se complexifiant tend à se désolidariser au sein de
sa propre espèce de sorte qu’une société animale « ouverte » est
difficile à concevoir, peut-être convient-il de penser l’élargissement
de ce type de société à partir d’une remise en cause de la place que
l’homme y occupe. Contre le mélange forcé qui à force de
domestication dénature l’animal, la pensée écologique prescrit de
s’intégrer dans les communautés biotiques en les affectant le moins
possible. Dans son Éthique de la terre, Baird Callicott demande ainsi
« de prendre de grandes précautions en introduisant des espèces
exotiques et domestiques dans des écosystèmes locaux » et de
« faire preuve d’une particulière sollicitude envers les oiseaux
prédateurs et les mammifères ». La préservation de la biodiversité
passe ainsi par une transformation radicale de l’attitude des sociétés
humaines dominantes à l’égard des animaux. Mais un tel projet
n’est-il pas utopique ?
La création de réserves pour protéger les bêtes sauvages ou
l’octroi de droits contre la maltraitance des animaux d’élevage ou
domestiques, témoignent assurément d’une volonté de symbiose
pour rendre compatible la coexistence des sociétés animale et
humaine. Mais jusqu’à quel point peut-on élargir la socialité du
vivant ? Dans une de ses visions, le prophète Isaïe annonce que « le
loup habitera avec l’agneau, Et la panthère se couchera avec le
chevreau ; Le veau, le lionceau, et le bétail qu’on engraisse, seront
ensemble, Et un petit enfant les conduira » (11, 6). Cette prédiction
d’un état paradisiaque où toutes les créatures vivront en paix est-elle
zoologiquement envisageable ? Lorsque le même Isaïe affirme bien
plus loin que « le lion, comme le bœuf, mangera de la paille »
(65, 25), ne concède-t-il pas implicitement qu’une société regroupant
tous les animaux passe nécessairement par leur dénaturation ? La
socialisation de l’animal, si elle se veut respectueuse de sa nature,
ne semble pas pouvoir s’universaliser.
La société animale désigne donc plusieurs phénomènes qui vont
du mode de vie de certaines espèces à la considération de
l’ensemble des communautés biotiques. Il s’est avéré que le degré
de socialisation des animaux n’est pas nécessairement corrélé à leur
intelligence. C’est par illusion que la ruche donne l’impression d’une
société politique aboutie. La société humaine ne peut donc trouver
en elle un modèle. N’est-ce pas d’ailleurs ce que Mandeville nous
enseigne ironiquement dans sa Fable des abeilles lorsqu’il nous dit
que c’est l’intérêt privé qui assure la prospérité des nations ?
Concluons donc que la société animale, aussi organisée soit-elle,
diffère radicalement de la société humaine. Comme le disait
Rabaud : il ne faut pas « calquer les sociétés humaines sur les
sociétés animales ».
5. Y a-t-il une beauté animale ?
La question est d’emblée ambigü e. Car qu’entend-t-on par-là ?
Q ue des animaux puissent être beaux, ou que l’animal puisse être
l’objet d’une belle représentation ? Le second point ne fait pas
problème, d’autant plus que l’animal est l’objet le plus ancien de la
représentation artistique (l’art pariétal). À quoi on pourrait objecter
que l’on ne sait pas si l’intention de cette représentation était
« esthétique » ou « magique ». Mais cela fait-il une réelle différence
pour nous aujourd’hui ? Le critère n’est-il pas de toute façon
l’appréciation esthétique ? Mais on peut déjà s’interroger sur ce qui
définirait une spécificité de la « belle » représentation de l’animal.
Est-ce un objet « comme un autre » ? Certaines espèces sont-elles
privilégiées ? Q ue recherche l’artiste dans ce modèle ? Il y a, dans le
terme de beauté, une dimension d’ordre, d’harmonie, de grâce etc.
qui peut paraître très éloignée de certaines espèces, qui seraient
considérées par définition comme « laides ». Mais, à ce titre, est-ce
que ce n’est justement pas à l’art de dégager une beauté de ce qui
n’en a peut-être pas au premier regard ?
On peut légitimement se demander si la question de la beauté
animale relève uniquement de l’art. En tant qu’il « imite la nature »,
on peut bien croire qu’il trouve dans les animaux eux-mêmes des
traits qui intéressent le regard humain. Q u’est-ce qui nous fait, en
dehors de la représentation, admirer l’animal ? Est-ce ce que nous
retrouvons de caractéristiques humaines (force, souplesse…), ou au
contraire une « autre » beauté, que l’on pourrait qualifier de
« sauvage », qui met peut-être en question l’idée même que nous
nous faisons du beau et de son opposition avec le « laid » ?

I. Q u’est-ce qui est beau ?


a. Le relatif
Il faut commencer par interroger l’idée même de beauté. Car celle-
ci relève-t-elle d’une définition fixe que l’on pourrait appliquer ensuite
à l’animal ? On pourrait tout aussi bien objecter : cela dépend de ce
qu’on appelle beauté… Il n’est du coup pas étonnant de voir
justement surgir l’exemple de l’animal dans un texte qui est consacré
à la recherche de la définition « absolue » de la beauté, et qui
échoue à la trouver, à savoir l’Hippias majeur de Platon. Socrate y
interroge le sophiste du même nom, et Hippias est tout fier d’avoir
répondu rapidement et de façon convaincante à cette question que
Socrate juge difficile : « En fait, s’il faut parler franc, une belle vierge,
sache-le bien, Socrate, voilà qui est beau ! ». La réponse relève à la
fois du registre érotique (la beauté du corps féminin) et religieux
(Artémis, et surtout Athéna, sont des déesses vierges, et c’est à
cette dernière que le Parthénon doit son nom, qui signifie justement
le temple « dédié à la vierge »). Socrate aura beau jeu de montrer
qu’Hippias ne fait que donner des exemples de choses belles, et non
de définir la beauté en elle-même. La preuve, on peut donner toutes
sortes d’autres exemples. Pourquoi pas une jument : « Mais est-ce
qu’une belle jument n’est pas une belle chose, louée dans un oracle
par le Dieu lui-même ? Pourrons-nous faire autrement que de dire
d’une jument, au moins quand elle est belle, que c’est une belle
chose » ? Apollon aurait dit en effet, que « ce qu’il y a de meilleur
sur la terre tout entière, avec le pays d’Argos, ce sont les chevaux
de Thrace et les femmes de Lacédémone ».
b. La culture
En ce cas, la « beauté » d’une espèce animale n’a d’autre fonction
que de montrer le caractère éminemment « relatif » de toute beauté :
c’est même à des fins de dérision que l’on prend cet exemple, qui
montre que l’animal n’est en tant que tel ni plus ni moins beau que
tout autre « chose », puisqu’à ce compte, dit Socrate, même une
« marmite » peut être dite belle… N’aurions-nous pas des critères
qui pourraient fonder la beauté ? Pourquoi, finalement, ne pas
retourner la critique de Socrate, et prendre l’oracle d’Apollon au
sérieux ? Q u’est-ce qui nous ferait considérer comme belles ces
« cavales » ? On pourrait dire qu’il s’agit d’un simple jugement
« culturel », qui nous fait apprécier les animaux qui partagent notre
vie, surtout quand ils ont des qualités de rapidité, force etc. Mais la
réponse platonicienne est justement toute différente. Elle consiste à
dire que la véritable beauté est celle des « idées » : peut-on dans ce
cas affirmer que tel cheval correspond à l’idée parfaite du cheval ?
Contre cette abstraction métaphysique assez difficile à saisir, on
pourrait objecter qu’il n’y a en revanche pas de raison que les
animaux soient exempts de l’idée de perfection que nous appliquons
aux corps en général.
c. La norme
C’est ce que Kant, dans la Critique de la faculté de juger, appelle
l’« Idée-norme esthétique ». Il ne s’agit pas d’une idée rationnelle,
mais de la façon dont l’imagination rassemble les traits d’une
espèce : « L’Idée-norme doit dégager de l’expérience les éléments
propres à la forme d’un animal d’une espèce particulière ». Il est très
intéressant que Kant ne se limite pas aux types humains, puisque
cette norme est applicable à toute espèce : « Pour toute l’espèce,
c’est l’image qui flotte entre les intuitions particulières et si diverses
des individus, image que la nature a placée comme prototype de ses
productions visant une même espèce mais qu’elle ne semble avoir
parachevée dans aucun individu » (Kant, Critique de la faculté de
juger, § X VII). On voit qu’il est très attentif à ne pas « retomber »
dans l’idéal platonicien, mais aussi à montrer que la façon dont nous
construisons nos représentations « normales » s’applique aux
grandes représentations humaines (le Doryphore de Polyclète) tout
aussi bien qu’animales : « ce à quoi pouvait tout aussi bien servir,
dans son espèce, la Vache de Myron ».
On serait tenté de dire que, justement, le problème de la
représentation c’est qu’elle peut s’appliquer à n’importe quel objet. Il
suffit de construire cette « norme ». Mais on se rendrait aussi vite
compte que tout animal n’est pas traité par l’art classique… Sans
doute justement, parce que nous ne nous formons pas de normes
de perfection de la puce, du phacochère ou du lamantin comme
d’animaux considérés comme classiquement aptes à la
représentation : cheval, bovidé, certains oiseaux etc. On retrouve
donc malgré tout ce que Socrate voulait éviter : un relativisme
« culturel ». Et plus profondément même : une forme de sélection,
donnée par la culture, de ce que nous considérons comme pouvant
être « beau » chez l’animal.

II. Le dépassement de la représentation


a. Tout est représentable ?
Pourtant, est-ce que le propre de la représentation ne serait pas
de s’émanciper de toutes limites de l’objet pour ne valoir que « par
elle-même » ? Kant ne se contente pas de formuler ce concept de la
beauté-normale : il défend fortement l’idée que l’art n’a pas pour
fonction d’être la représentation d’une belle chose, mais la « belle
représentation d’une chose », quelle qu’elle soit. Ceci aurait-il des
conséquences intéressantes sur l’animal ? On peut penser que Kant
renvoie ici à une très ancienne idée, celle d’Aristote, qui considère
que l’art, en tant qu’il est une « imitation » du réel, peut nous faire
éprouver du plaisir à voir imiter des objets que nous trouverions laids
naturellement : « La preuve en est dans ce qui arrive à propos des
œuvres artistiques ; car les mêmes choses que nous voyons avec
peine, nous nous plaisons à en contempler l’exacte représentation,
telles, par exemple, que les formes des bêtes les plus viles… ». Il
serait évidemment intéressant de savoir ce qu’Aristote, lui-même
grand naturaliste, entend par ces « bêtes les plus viles ». Mais il
s’agit en tout cas de ce que nous recherchions : ces animaux qui
n’entrent pas dans le champ d’une valorisation culturelle
« immédiate », pour les raisons dues au rôle que jouent ces animaux
dans la vie humaine, ou pour des qualités de forces, rapidités,
grâces etc. qui les font juger « belles » : cheval, félins etc. Reste que
nous aimerions savoir ce que cela peut vouloir dire plus
précisément, et s’il n’y a aucune limite à la représentation de
l’animal. Kant, pour y revenir, considérait par exemple qu’il existait
bien une limite : « une seule forme de laideur ne peut être
représentée de manière naturelle sans anéantir toute satisfaction
esthétique, et par conséquent toute beauté artistique, c’est celle que
suscite le dégoût ».
b. Le vil et le dégoû tant ?
On pourrait dire : recherchons… Mais sans perdre de vue notre
problème : nous acceptons en quelque sorte d’abandonner l’idée
d’une « beauté » animale en faveur d’un autre critère, celui de la
« belle représentation ». Prenons un exemple que l’on peut
considérer comme vil voire dégoûtant, celui de l’araignée. Cela fait
partie du travail stylistique des Métamorphoses du poète latin Ovide
que de montrer des transformations d’êtres humains en animaux de
toutes sortes. La légende d’Arachné raconte que cette jeune fille de
Lydie voulut rivaliser avec Athéna dans le travail du tissage.
Contrairement à d’autres luttes entre dieu et mortel, Arachné est
punie pour sa supériorité. De dépit, Athéna déchire le chef-d’œuvre
de la mortelle, qui représentait il est vrai les amours coupables des
dieux. Arachné se pend, et prise de pitié, la déesse change sa
forme : « En s’éloignant, elle répand sur elle les sucs d’une herbe
choisie par Hécate ; aussitôt, touchés par ce poison funeste, ses
cheveux tombent, et avec eux son nez et ses oreilles ; sa tête se
rapetisse ; tout son corps se réduit ; de maigres doigts, qui lui
tiennent lieu de jambes, s’attachent à ses flancs ; tout le reste n’est
plus qu’un ventre ; mais elle en tire encore du fil ; devenue araignée,
elle s’applique, comme autrefois, à ses tissus ».
Le texte ne provoque évidemment aucun « dégoût », c’est au
contraire la grâce qui domine la description (on admirera notamment
le toto quoque corpore parva est). On pourrait dire que le texte
exemplifie l’idée aristotélicienne et kantienne d’une « belle
représentation », même du vil.
L’art occidental n’hésitera ainsi nullement à représenter des
classes d’animaux « inférieurs », ne serait-ce que parce qu’ils
dégagent une forme de perfection plastique (des crustacés) ou
l’habileté extraordinaire du peintre : les nature-mortes sont pleines
d’insectes, de crustacés, d’huîtres, non seulement parce qu’ils sont
consommés, mais parce que leur configuration permet des jeux de
lumière et de forme des plus intéressantes. La beauté animale
s’intègre alors pleinement dans la beauté de la nature dans son
ensemble, dans laquelle rien n’est sans valeur. Q u’aurait pensé
Kant, par exemple, d’une petite sculpture de Jean-Joseph Carriès,
représentant un crapaud (1892) ?
En revenant à Ovide, on peut dire, aussi, que, par la dimension
narrative du poème, on dépasse le caractère de pur « normalité »,
pour toucher à une forme d’individualité, à l’encontre de cette
« correction » à quoi se limite la beauté normale selon Kant : « C’est
précisément pour cette raison que l’Idée-norme ne peut rien contenir
de spécifique ou de caractéristique, faute de quoi elle ne
constituerait pas l’Idée-norme de l’espèce. Aussi n’est-ce point par
sa beauté que sa présentation plaît, mais simplement parce qu’elle
ne contredit aucune des conditions d’après lesquelles seules un être
de cette espèce peut être beau. La présentation n’est que
correcte ».
On aurait donc soit la beauté « correcte », soit la « belle
représentation »…
c. La finalité
En fin de compte, n’y a-t-il pas une façon d’admirer la beauté de
l’animal qui permette de dépasser l’opposition de la nature et de la
représentation, de la norme et de l’art ? Repensons à la critique de
Socrate et à l’évocation de l’oracle du Dieu. Il ne faut peut-être pas y
voir seulement le procédé ironique qui consiste à renvoyer tout
exemple de beauté au relativisme. Mais aussi, très positivement,
l’idée que nous pouvons trouver tout « beau » : vierge, jument,
marmite etc. à une condition majeure, qui est la « fonction ». Mais,
répondra-t-on, l’animal n’est pas forcément « utile ». Bien sûr. Et ce
que nous appelons « beauté », chez l’animal n’est-ce pas finalement
sa « finalité » ? Et cette dernière est autre chose que la « beauté
normale » de Kant, qui relève justement d’une appréciation culturelle
du regard. L’intérêt de la finalité, c’est qu’elle permet une
appréciation qui transcende toute préférence culturelle et
anthropomorphique. Car la cavale n’est pas seulement finale, ou
« normée », elle est « utile ». Mais qu’elle est l’utilité pour l’homme
du poux ? Or, un animal nuisible, repoussant etc. ne peut-il pas
devenir admirable par le regard que l’on porte à sa structure interne
et à ses capacités adaptatives ? Il n’est pas étonnant que ce soit un
grand théoricien de la finalité, Aristote, qui défende l’universalité de
la recherche du naturaliste : « Il faut éviter le dégoût puéril en
considérant les animaux les plus ignobles. Car dans tous les êtres
naturels il y a quelque chose de merveilleux ». Mais, à l’inverse, la
doctrine darwinienne, la moins finaliste a priori, ne peut-elle pas
conduire à trouver de la beauté dans la façon dont tel animal s’est
adapté à son environnement, beauté qui peut rejaillir sur la façon
dont nous percevons l’individu lui-même ? Toute la deuxième partie
de la Descendance de l’homme de Darwin est consacrée à l’étude
du rôle de la sélection sexuelle. Les « ornements » de certains
oiseaux mâles nous les fait trouver « beaux » : « À peine est-il
besoin de parler de la couleur, car chacun sait combien les nuances
des oiseaux sont belles et harmonieusement combinées. Les
couleurs sont souvent métalliques et irisées. Des taches circulaires
sont quelquefois entourées d’une ou plusieurs zones (de nuances et
de tons différents ; l’ombre qui en résulte les convertit ainsi en
ocelles ». On comprend d’ailleurs l’intérêt des artistes pour la
représentation des couleurs des oiseaux, mais il ne s’agit pas d’un
goût libre de la nature pour la beauté : ces « ornements » ont des
fonctions très précises dans la lutte pour la conquête des femelles,
et donc pour « l’avantage reproductif »…
Et pourtant, l’exemple ne peut-il être utilisé a contrario ?
Finalement, ce n’est que pour le naturaliste que même les êtres vils
et dégoûtants de la nature peuvent paraître « beaux », car
« adaptés » : les plumes des oiseaux renvoyant au contraire à une
beauté qui nous est familière. Et le savant se gardera même sans
doute du terme de « beauté », par ce qu’il contient de trop subjectif.
En réalité, n’est-ce pas en dépassant le rationalisme de la norme, de
la « belle représentation », et de la finalité que l’on rencontrerait la
spécificité d’une beauté « animale » ?

III. L’animal n’« est » pas beau


a. Le sublime
L’exemple de l’araignée est ici intéressant à poursuivre, car on le
retrouve au cœur d’une des œuvres les plus fortes de l’art moderne,
la « Maman » de Louise Bourgeois, sculpture représentant une
araignée géante : 10 mètres de diamètre et de hauteur, 26 œufs de
marbre dans son abdomen… L’œuvre est troublante. Elle renverse
le « dégoût » ou la « terreur » produite habituellement par la
petitesse même des insectes. Paradoxalement, tout en devenant
monstrueuse, l’araignée a aussi un sens réconfortant : elle est
l’image de la mère de l’artiste, la mère qui travaillait réellement à
tisser. La force de l’œuvre est sans doute la façon dont elle joue
avec la dimension « symbolique » de l’animal. Les animaux,
indépendamment de toute « beauté », ont pu être représentés pour
leur valeur de symboles des vertus et des vices, notamment au
Moyen Âge dans la tradition des bestiaires. L’araignée, comme
fileuse, peut être vue comme un symbole du travail, de la patience.
Le titre premier de l’œuvre se réfère d’ailleurs à cet aspect : « I do, I
undo, I redo ». Mais, bien sûr, l’artiste joue aussi avec la
déformation : le passage du petit à l’immense, le caractère
extrêmement ambigu de l’image maternelle ainsi construite
(travailleuse, procréatrice, mais aussi destructrice, dévoratrice : qui
sont les mouches ?).
À ce titre, on peut même se demander si on pourrait parler encore
d’une « belle représentation » ? Le terme de « beauté » est-il encore
pertinent ici ? Ne voudrait-on pas le remplacer par « force »,
« puissance », « trouble » ? Et, curieusement, on retrouverait alors
une autre catégorie, celle du « sublime ». N’est-ce pas finalement
parce que c’est ce que l’animal nous conduit à rencontrer : ce
trouble dans la beauté ?
b. L’angoisse
La catégorie du sublime est peut-être elle-même trop limitée, car
elle renvoie à la grandeur, au terrible, à la nuit… Bref, à ce qui nous
impressionne, nous dépasse ou nous fait peur dans l’animalité. Est-
ce que la question esthétique ne renvoie pas alors au
psychologique ? En dehors de toute problématique
représentationnelle, on pourrait penser que l’animal ne peut pas être
« beau », parce qu’il est le support de peurs primitives. C’est par
exemple la fonction de l’« animal d’angoisse » chez Freud : le cheval
du « Petit Hans », les loups, lions, papillons, chenilles etc. de
« l’homme aux loups », ou les rats de l’« homme aux rats », sont des
supports de peurs archaïques, primitives. C’est justement parce qu’il
n’y a pas de « beauté » animale que l’animal est susceptible d’être
utilisé par l’inconscient pour symboliser la castration. Mais on
pourrait renverser l’argument : c’est justement à cause d’une
certaine forme de beauté que l’animal peut être angoissant. Ainsi, la
beauté des félins est l’expression d’une forme de certitude de leur
propre force meurtrière. En quelque sorte, la beauté de l’animal est
ici la beauté du diable. On en a une magnifique illustration dans le
film de Jacques Tourneur, La féline (1942), où le personnage féminin
se transforme en panthère tueuse quand elle se sent menacée par
les hommes. La beauté de l’animal meurtrier renvoie à la beauté
vénéneuse de l’héroïne d’origine slave. Le film utilise le motif d’une
légende d’un « peuple de félin » pour exprimer l’angoisse sexuelle
de la jeune femme. Cette beauté-sublime ne montre-t-elle pas
encore une fois à quel point l’animal n’est perceptible
esthétiquement que quand il est repris dans une norme théorique ou
symbolique ?
c. L’impossible beauté
Il paraît difficile, finalement, de cerner ce qui formerait une beauté
« spécifiquement » animale. Il est après tout normal de projeter dans
l’animal nos attentes, nos cadres culturels, nos normes esthétiques.
On pourrait même se demander si, à chaque fois que l’on parle de
« beauté », de « laideur » ou de « sublime » animal, nous ne
contribuons pas à cette grande manœuvre de l’esprit qui consiste à
ne pas « voir » l’animal. Comme Diderot demandait, à propos de
l’être humain, « est-il bon ? est-il méchant », peut-être faudrait-il
cesser de se demander face aux animaux : « sont-ils beaux ? sont-
ils laids » ? On pourrait aussi faire l’hypothèse que le jugement
esthétique sur les animaux est une façon de contourner le trouble
que nous procure l’idée que nous avons été « comme eux » un jour,
mais un jour qui nous échappe à tout jamais comme nous échappe
les premiers mois de notre vie. La beauté « évidente » du grand
fauve nous rassure parce qu’elle exprime des qualités qui nous sont
familières (élégance, force etc.), et la beauté des insectes parce
qu’elle confirme que la nature « ne fait rien en vain », même si nous
ne croyons plus littéralement à cet adage. On pourrait aussi dire qu’il
n’y a aucune valeur éthique en tant que telle associée à cette idée
d’une beauté animale. Le fait de valoriser la splendeur des taureaux
dans la poésie grecque n’empêche nullement de les sacrifier aux
dieux, bien au contraire…
6. L’animal et Dieu
Au livre II des Métamorphoses, Ovide raconte que pour séduire
Europe et échapper à la vigilance de Minerve, Jupiter n’hésita pas à
se transformer en un « taureau éclatant ». Attirée par la beauté de
l’animal, la fille du roi Agénor, monta sur le bovidé et fut ainsi
enlevée jusqu’en Crète. Reprenant apparence humaine, Jupiter
s’unit à la captive qui lui donnera trois enfants dont le futur roi Minos.
Cet épisode célèbre de la mythologie antique révèle de manière
originale une certaine connivence entre l’animalité et la divinité. Mais
qu’en est-il exactement ?
Mettre en relation l’animal – être vivant plus complexe que le
végétal mais moins que l’humain – et Dieu – être transcendant et
parfait -, c’est vouloir penser ce qui rapproche ou éloigne deux
figures majeures de l’altérité pour l’homme. Spontanément ce lien
nous apparaît d’abord comme hiérarchique : pour la plupart des
religions, les bêtes sont des créatures inférieures séparées de Dieu
par l’homme. Mais les progrès de la science et en particulier ceux de
la biologie évolutionniste ont remis en cause cette « échelle des
êtres », en revalorisant l’animal dont l’intelligence et la sensibilité ne
lassent pas d’étonner les éthologues. La réalité indubitable du
monde animal, l’extrême diversité des espèces, leur prolifération, ne
font-elles pas concurrence à la puissance de Dieu, dont par ailleurs
l’existence ne peut être prouvée ? Comment donc faire dialoguer le
zoologue et le théologien dont l’objet d’étude est radicalement
différent, sinon, opposé, mais qui ont en partage une même
humanité ?
Nous chercherons à comprendre comment l’animalité et la divinité
peuvent être dépendantes l’une de l’autre (I), ce qu’implique leur
autonomisation (II) et pourquoi l’homme joue un rôle décisif dans
leur mise en relation (III)
I. U ne relation d’interdépendance ?
Dans le langage courant, il est encore fréquent de désigner
l’animal sous le nom de « créature ». Ce choix sémantique témoigne
d’un héritage culturel issu du judaïsme qui donne à Dieu une
antécédence et une prévalence absolue à l’égard des bêtes. De fait,
selon le premier chapitre de la Genèse, les animaux occupent une
place précise dans l’ordre de la Création (les poissons et les oiseaux
sont créés le 5e jour, les animaux terrestres le 6e), place inférieure à
celle de l’homme qui reçoit tout pouvoir de domination sur eux. Mais
qu’apportent les animaux à Dieu, en quoi leur existence pourrait
revêtir un caractère nécessaire ?
On pourrait ici avancer un argument esthétique (l’animal embellit
la Création) ou juridique (le sacrifice animal – l’holocauste – permet
de sceller l’alliance avec Yahvé) mais retenons plutôt une raison
politique. Agamben, dans L’ouvert ( de l’homme à l’animal) , rappelle
que dans la tradition rabbinique il était fréquent de représenter les
Justes, aux temps messianiques, mangeant lors d’un ultime festin
« le bœuf Béhémoth et le grand poisson Léviathan », les figures les
plus puissantes du monde animal. Dieu créerait donc l’animal pour
triompher de lui, le diable étant presque toujours animalisé ? Mais
Agamben remarque dans une miniature du e siècle que les Justes

sont représentés avec un visage théromorphe. Est-ce à dire que


l’animal n’est pas si impuissant devant Dieu ?
De fait, si l’on remonte le temps jusqu’aux civilisations les plus
anciennes, on observe que le rapport du divin à l’animalité n’est pas
tant causal que fusionnel. Historiquement la divinisation de l’animal
précède même l’animalisation apparente des dieux ou leur
hybridation mi-zoomorphe, mi-anthropomorphe (comme en Egypte
par exemple). Hume rappelle ainsi dans son Histoire naturelle de la
religion, que « les brahmanes affirment que le monde est né d’une
araignée infinie qui tissa tout à partir de ses entrailles ». Dans
certaines religions primitives, c’est ainsi l’animal qui est éternel et
créateur. Par exemple, chez les aborigènes d’Australie, le « Serpent
Arc-en-ciel » (ou W agyl), vénéré depuis plus de 10 000 ans, fait
advenir le monde par ses mouvements incessants.
Cependant le fait que l’animal puisse être divinisé et le divin
animalisé n’est-il pas révélateur d’une approche trop réductrice du
lien entre l’animal et Dieu ? En effet, comme en témoigne l’épisode
du Veau d’or dans L’Exode, c’est toujours sous le rapport de la lutte
que les religions les plus anciennes pensent la relation animal/ Dieu.
Q u’advient-il de cette relation, si on s’affranchit de toute
« theozoomachie » ?

II. L’un sans l’autre


Dès lors que Dieu se dépouille de sa puissance, comme dans le
christianisme, le rapport à l’animalité change. Certes Dieu reste le
Créateur de toute chose mais en demandant d’abandonner les
sacrifices animaux (parce que Jésus s’est lui-même livré à la mort
comme un agneau consentant) et en levant les interdits alimentaires
(parce que seule une mauvaise parole peut souiller l’homme), le
christianisme confère à l’animal une valeur essentiellement
métaphorique. En témoigne son usage moralisateur dans les
bestiaires du Moyen Âge auquel le Physiologos, composé au
e siècle, sert de modèle, et dans lequel le Christ est représenté en

Pélican parce qu’on croyait alors que cet oiseau donnait sa propre
chair à ses enfants. Mais si comme le dit Paul dans la Première
épître aux Corinthiens : Dieu « ne se soucie pas des bœufs » ne
peut-on imaginer que, réciproquement, l’animal puisse se passer du
divin ?
Q ue l’animal ne soit pas une créature dont l’essence aurait été
« fixée » par une parole divine mais le produit d’une « évolution »
complexe de la matière est une hypothèse aujourd’hui largement
partagée par les zoologues depuis la parution de L’origine des
espèces de Darwin. Si celui-ci n’était pas athée et ne spéculait pas
sur l’origine de la matière elle-même, sa pensée contribua
indéniablement à séparer l’animal de Dieu notamment parce qu’elle
s’opposait au finalisme de la Philosophie zoologique de Lamarck.
L’animal évolue par adaptation à un milieu qui se transforme au gré
du hasard. Mais cela revient-il à soutenir que l’animal se crée lui-
même comme le ferait le monde dans lequel il vit ?
À l’extrême, rendre l’animal et Dieu totalement indépendants l’un
de l’autre, n’est-ce pas au fond les dissoudre dans une vision
moniste de la Nature ? Car en s’affranchissant de l’idée de création,
il devient tout aussi loisible de dire avec Spinoza dans l’avant propos
du livre IV de l’Éthique : « Deus sive natura » (ce qui mène au
panthéisme) que de croire comme le veut « l’hypothèse Gaïa » de
James Lovelock, que l’ensemble des êtres vivants font de la Terre
un « super-organisme » qui respire et s’autorégule (ce qui relève du
panvitalisme). Le monde serait alors un « grand animal » mais sans
origine métaphysique.
On voit donc que la séparation de Dieu et de l’animal finit par
reproduire une forme de fusion des deux termes par identification à
un troisième : la Nature. Pour maintenir leur différence afin de mieux
penser leur relation, ne convient-il pas alors de faire intervenir un
autre terme : l’homme ? Car n’est-ce pas lui au fond qui manifeste
un désir de soumission à Dieu et de domination des animaux ?

III. L’homme médiateur ou destructeur de la relation


animal/ Dieu
Une manière originale de relier l’animal à Dieu est de voir en lui un
signe de l’harmonie du monde. Pour atteindre la sagesse, l’homme
aurait pour tâche de saisir cette présence du Logos qui fait participer
l’animal à la Providence. Ainsi dans son De la nature des dieux,
Cicéron s’émerveille-t-il de « l’intelligence des animaux » et des
« mesures de la nature pour la conservation des espèces » : « Pour
faire durer sans borne la beauté du monde, la providence divine a
pris grand soin qu’existassent toujours les espèces animales ». Mais
les bêtes n’ont pas la conscience du Tout. C’est à l’homme que cette
conscience revient. C’est donc par lui que l’existence des animaux
acquiert sens et nécessité. Mais n’y a-t-il pas là une projection
abusive ?
Si l’homme peut servir de médiateur entre les bêtes et Dieu (à
l’instar de François d’Assise demandant aux oiseaux de chanter
pour leur Créateur), il est aussi celui qui peut se croire à l’origine de
cette double altérité. Feuerbach montre ainsi dans L’essence du
Christianisme que c’est l’homme qui est le créateur de Dieu et non
l’inverse et qu’il peut désormais s’en passer. Q uant aux animaux,
s’ils précèdent l’avènement de l’espèce humaine, ils deviennent
aujourd’hui, par sélection et mutation génétique, en quelque sorte
leur production. L’homme peut même s’imaginer vivre sans eux en
les remplaçant par des « machines » comme l’anticipe Philippe K.
Dick dans Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, titre
éloquent ! Mais peut-on dire que le destin de l’homme est de
s’affranchir et de Dieu et des animaux ?
Si tel était le cas, alors cela signifierait que l’homme n’est pas,
contrairement à ce que soutient Schopenhauer dans Sur la religion,
un « animal religieux ». Mais le croire n’est-ce pas nier notre
« besoin métaphysique » ainsi que l’empathie naturelle qui nous lie
aux animaux au point que Schopenhauer n’hésite pas à écrire que
« l’animal est essentiellement la même chose que l’homme » ? Car
si en Occident cette compassion a été entravée par les pratiques
traditionnelles, issues de la religion judéo-chrétienne qui nous
commande de dominer les bêtes au lieu de partager la souffrance de
leur condition, les religions asiatiques ont davantage vu dans
l’animal un mystère à respecter comme en témoignent les pratiquent
des Brahmanes qui honorent Gao Mata, la Vache sacrée, et
pratiquent le végétarisme. L’animalité et la divinité seraient ainsi
deux dimensions irréductibles de notre rapport au monde.
Il s’agissait de penser ensemble l’animal et Dieu. Il nous est
apparu que le lien qui les unit est complexe, souvent conflictuel.
Paradoxalement le tournant évolutionniste du e siècle,
contemporain de la montée de l’athéisme, semble avoir donné à
l’animal un statut qui le sort de sa traditionnelle infériorité. Mais qui
décide de ce statut, sinon l’homme lui-même ? C’est donc bien de sa
personne que dépend l’avenir de cette double altérité que
représentent pour lui l’animal et Dieu. Saura-t-il la respecter ? Pascal
en son temps s’inquiétait dans ses Pensées de ce que « L’homme
n’est ni ange, ni bête et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait
la bête ».
Glossaire
Animalité
On peut se demander légitimement si ce terme a un sens… Il
reviendrait à définir une sorte d’essence animale, bien difficile à
cerner. Q ue serait cet « animal en soi » ? Ou alors, on arrive
nécessairement à ce qu’il y a de plus général, et donc de plus
pauvre dans la définition. À ce titre, on pourrait retenir trois des
grandes visions de l’animalité pour leurs valeurs historiques. Celle
d’Aristote : être vivant doté d’une âme motrice et sensitive. Celle de
Descartes : corps vivant dont tous les fonctionnements peuvent
s’expliquer comme s’ils étaient les rouages d’une machine. Celle de
Darwin : être vivant issu d’une branche de l’évolution, et qui se
caractérise à la fois morphologiquement et phylogénétiquement.
Mais, justement, on cernerait ainsi plutôt l’« animal », le trait
commun « naturel » entre tous les animaux, que l’« animalité », qui
serait plutôt une sorte de caractéristique intrinsèque qui
correspondrait à ce que nous appelons, pour l’homme, son
« humanité ».
C’est sans doute là que les difficultés surgissent. Car on s’aperçoit
qu’il n’y a pas d’équivalent pour les autres ordres de la nature. On
n’écrit pas d’ouvrages sur la « végétalité » ou la « minéralité », mais
sur les végétaux et les minéraux. Il existe donc bien, qu’on le veuille
ou non, un besoin de cerner par des traits fondamentaux ces êtres
qui sont si proches et lointains à la fois. Auteur d’un ouvrage portant
ce titre, Dominique Lestel commence justement par refuser une
définition qui en engloberait toutes les caractéristiques. On retiendra
d’une autre philosophe, Florence Burgat, que le terme d’animalité
cherche à faire entrer l’animal dans la réflexion philosophique, en
l’émancipant en quelque sorte des discours strictement scientifiques
(zoologiques, et même éthologiques). Est-ce que cela revient à se
demander s’il y a bien une « philosophie de l’animal » ? Mais, là
encore, la question rebondit, car de quoi parlent les philosophes
quand ils traitent des animaux ? N’est-ce pas toujours de l’homme
« à travers » l’animal ? Est-ce que l’animalité n’est pas toujours
convoquée pour cerner les limites de l’humanité ? Il n’est pas du tout
sûr que la question soit totalement déplacée par les enjeux éthiques
modernes sur la souffrance animale, car comment penser la
souffrance sans analogie ? Au fond, le point le plus intéressant,
n’est-il pas qu’alors qu’on peut facilement définir un propre de
l’homme, quitte à en critiquer les définitions, il semble bien ardu de
définir ce qui serait le « propre de l’animal ». En cela, l’idée
continuiste n’était peut-être pas si inopérante, qui stipulait qu’on ne
peut rien dire de général sur l’animal, car il n’y a qu’une multiplicité
de formes, l’homme en étant une parmi d’autres.

Bestiaire
La représentation des animaux est vieille comme l’art des grottes
pariétales. Et toute civilisation produisant des œuvres d’art donne
une place à l’art « animalier ». Mais le terme de bestiaire peut se
restreindre à la représentation antique et médiévale reposant sur un
principe strictement symbolique. L’art religieux nous a rendu
familières certaines de ces images (par exemple le pélican
symbolisant le Christ), mais la source principale de l’iconographie
animale chrétienne est un texte dont la renommée n’a pas franchi le
monde des spécialistes. Ce « Physiologos », œuvre grecque datée
du e au e siècle, d’auteur inconnu, et largement diffusée et
traduite (en latin bien sûr, mais aussi en syriaque, arménien, arabe,
etc.) est pourtant la matrice de siècles de figuration. Sa version
illustrée la plus ancienne date du e siècle (Physiologos de Berne) .
Et il connaîtra aussi de nombreuses adaptations au Moyen Âge, par
exemple sous des formes versifiées ou plus ou moins transformées.
Le terme « bestiaire » en ancien français (la plus ancienne version
française du Physiologos date de la première moitié du e siècle),
dérive directement des traductions latines qui adoptent des titres tels
De bestiis et aliis rebus (Des bêtes et autres choses). Le principe de
l’ouvrage est simple mais efficace, inspirée sans doute des fables :
pour chaque animal, une partie est consacrée à l’aspect « naturel »,
et une seconde à l’aspect symbolique, dans une perspective
strictement chrétienne. Des animaux symbolisent le Christ (le
Pélican, l’Aigle…), l’homme ou le diable. L’interprétation peut puiser
directement aux Écritures. Ainsi, la notice sur la perdrix s’appuie sur
un verset du prophète Jérémie : « Une perdrix couve ce qu’elle n’a
pas pondu. Ainsi celui qui se fait des richesses injustes : au milieu
de ses jours elles l’abandonnent et en fin de compte il n’est qu’un
insensé » (Jérémie, X VII, 11 dans la traduction de la Bible de
Jérusalem, le texte du Physiologos étant légèrement différent).
Les animaux proviennent essentiellement des textes bibliques, et
c’est ainsi que, par des erreurs de traduction, se sont popularisés
des êtres « fantastiques » comme la licorne, considérés comme bien
plus réels que la girafe en Europe jusqu’à la Renaissance… Il faut
noter que le Moyen Âge ne suivra pas aveuglément les analyses de
cette source, qui fige les significations. Des auteurs montrent par
exemple que tel ou tel animal est susceptible d’une multiplicité de
lectures, l’aigle ayant pu être par exemple considéré à la fois comme
aérien, « divin », et comme rapace, avide. Bien sûr, d’autres sources
nourriront la représentation des animaux dans le Moyen Âge latin.
Ainsi, l’art roman s’inspirera de l’iconographie orientale, notamment
dans ses décors de chapiteaux historiés. Mais qui dit « bestiaire » dit
essentiellement allégorisme, et si la littérature ou l’art se libérera
progressivement de ces contraintes, c’est aussi pour jouer souvent
avec elles. La place du taureau chez Picasso s’explique tout autant
par la tauromachie ou le symbolisme sexuel, que par l’idée de faire
porter à un animal des valeurs que la représentation humaine ne
figurerait que maladroitement. Pour échapper au bestiaire, il faut
s’efforcer de traiter l’animal comme pur objet plastique. Il s’agit peut-
être alors d’un autre bestiaire, celui des animaux familiers, ou des
planches anatomiques, ou de la splendeur visuelle (comme chez
Delacroix).
Bestialité
Le terme ne désigne pas tant un état de l’animal que de l’humain
« animalisé ». Mais avec une connotation fortement morale, qui le
différencie des états « ambigus » de la sauvagerie. Le terme bestia,
en latin classique, n’a pas d’abord un sens péjoratif, mais le prend
dans certaines expressions, comme c’est aussi le cas avec le terme
proche bellua. C’est d’ailleurs ce dernier terme qui donne les sens
de « bêtise » au sens où nous l’entendons. Mais la « bestialité »
n’est justement pas la bêtise. Elle désigne moins une déficience de
l’intelligence que du comportement, et l’un de ses sens précis est le
commerce sexuel avec les animaux. Sans aller jusque-là, la
bestialité désigne une limite inférieure. Il n’est pas étonnant de la
trouver dans un célèbre passage d’Aristote sur l’essence politique de
l’homme, qui considère que l’homme incapable de vivre en société
ne peut qu’être inférieur ou supérieur à l’humanité : « C’est une bête
(thèrion, c’est-à-dire un animal sauvage) ou un dieu ». Mais, qu’est-
ce qu’une « bête » pour Aristote précisément ? La « bestialité »
(thèriotès) n’est pas la férocité guerrière. C’est la dégradation
extrême, un comportement qu’on ne trouve guère que chez les
barbares ou chez des individus atteints de démence, ou d’autres
maladies. D’où l’aspect monstrueux des exemples donnés par
Aristote : « comme on le dit de cette femme qui ouvre le ventre des
femmes enceintes, et dévore les petits enfants avant qu’ils soient
nés ; ou de ces peuples voisins du Pont-Euxin, devenus tout-à-fait
sauvages, dont les uns se plaisent à manger de la viande crue, les
autres de la chair humaine, et d’autres ont coutume de se donner
réciproquement leurs enfants pour en faire des festins… ».
On est en deçà même de l’opposition du vice et de la vertu. On
voit que, paradoxalement, le bestial n’a guère à voir avec l’animal…
Et ce même dans les exemples les plus célèbres, telle la formule de
Plaute reprise par Hobbes : homo homini lupus. Contrairement à
Aristote, c’est un état naturel de l’homme qui est visé. Mais cet état
de nature, tout en obéissant à des lois tout à fait nécessaires, produit
une vie « invivable ». L’homme se déshumanise paradoxalement
dans la nature. Le point commun est que cette bestialité n’est pas de
l’ordre du bien et du mal, mais de l’inframoral, la morale supposant
la vie en société. Et, pas plus que chez Aristote, on a là le moindre
jugement quant au comportement même des bêtes en question, le
loup n’étant pas un prédateur de sa propre espèce. Finalement,
autant on pense parfois (chez Nietzsche par exemple) qu’il serait
bon que l’homme s’animalisât davantage, retrouve des « instincts »
perdus, autant la « bestialité » semble renvoyer à un état que même
les animaux n’ont pas en partage.

Biomimétisme
Discipline qui étudie le vivant pour l’imiter de manière artificielle, le
biomimétisme repose sur trois grands principes : le premier consiste
à reconnaître que la nature peut être un modèle dont l’observation
doit nous inspirer des solutions durables pour améliorer nos
capacités techniques ; le second est de chercher à évaluer, par
comparaison avec la structure et la dynamique des systèmes
vivants, la pertinence de nos actions et de nos innovations et le
troisième est que la nature n’est pas seulement un réservoir dans
lequel nous puisons nos ressources, mais qu’elle est aussi un
système dont nous pouvons apprendre. La démarche biomimétique
est par nature interdisciplinaire. Le point de départ est donné par la
recherche fondamentale qui observe, analyse et modélise le vivant.
Les modèles biologiques les plus intéressants sont ensuite saisis par
les sciences de l’ingénieur qui les traduisent en concepts
techniques. Les entrepreneurs enfin, s’en emparent et passent au
développement industriel. On peut à titre d’exemple mentionner la
soie d’araignée dont les propriétés mécaniques ont inspiré
l’invention du Kevlar. Le biomimétisme intéresse tout
particulièrement la philosophie de l’animal parce qu’il montre que le
progrès humain peut difficilement s’affranchir de son existence. La
vélocité du guépard, l’hydrodynamisme du dauphin atteignent des
degrés d’efficacité tels qu’il est tentant de chercher à les reproduire
par l’artifice. Le biomimetisme révèle ainsi que de tous les animaux,
l’homme est celui qui est le plus apte à observer les autres espèces
pour retenir d’elles ce qu’elles offrent de meilleur à son propre
développement. « L’homme est un animal imitateur », disait
Nietzsche. Mais si l’animal peut inspirer bien des innovations, il ne
pré-oriente pas leur usage : de l’observation du vol des insectes,
l’homme a tiré le drone (qui signifie « bourdon » en anglais) avec
lequel l’agriculteur peut optimiser l’arrosage de ses champs et le
militaire tuer son semblable.

Classification
Dans l’ensemble du vivant, les espèces animales représentent
environ les deux-tiers des espèces inventoriées. Et malgré la
disparition accélérée de certaines espèces liée à la destruction de
leur environnement, de nombreuses sont encore inconnues.
« Classer » les animaux, c’est tenter de mettre de l’ordre dans
l’immensité de la diversité des animaux. Il faut pour cela définir un
principe. Distinguer entre minéraux, végétaux et animaux est
évidemment un peu grossier… Aristote esquisse la première
classification, qui repose avant tout sur la distinction entre animaux
sanguins et non sanguins. Dans les premiers, outre l’homme et les
quadrupèdes, il place les oiseaux, les poissons et les cétacés. Le
reste est composé des animaux non sanguins : « Un autre genre est
celui des testacés, qu’on appelle huîtres ou coquillages. Puis, le
genre des animaux à coquilles molles (crustacés), pour lesquels il
n’y a pas de nom unique qui les comprenne tous, tels que les
langoustes, les cancres et les écrevisses ; puis le genre des
mollusques, comme la seiche, le grand et le petit calmar. Un autre
genre est celui des insectes » (Histoire des animaux, I, 6). Même si
ces distinctions seraient très insuffisantes aujourd’hui, on peut y lire
déjà la différence entre les vertébrés et les invertébrés. Et elles se
dégagent malgré tout d’une façon populaire de différencier les
animaux qui repose sur leur simple apparence.
Mais Aristote n’inaugure pas seulement l’idée de trouver des
principes fondamentaux de distinction, il construit aussi la première
« échelle des êtres », qui sera vouée à un grand destin, notamment
parce que l’homme y apparaît au sommet des animaux (les
mollusques étant les derniers). Jusqu’à Linné, au e siècle, aucun

principe de classification universel ne s’impose, et certains animaux


imaginaires sont encore considérés comme réels à la
Renaissance… Le Systema Naturae de Carl von Linné, dont la
parution s’étage de 1735 à 1770, entièrement construit sur l’idée de
la fixité des espèces, systématise leur présentation par ce qu’on
appelle aujourd’hui la « nomenclature binomiale » : le premier mot
est celui du genre, le second celui de l’espèce. Pour Linné, par
exemple, le lion est « panthera leo », la panthère est « panthera
pardus » etc. et les animaux sont classés en six grands groupes
(quadrupèdes, oiseaux, amphibiens, poissons, insectes et vers)
définis selon des caractères anatomiques et morphologiques.
Classer les animaux, c’est prétendre qu’ils ont une place définie
dans la nature, ce qui heurtera la plupart des philosophes des
Lumières (Buffon, Maupertuis, Diderot…) convaincus du principe
des gradations insensibles. Mais on peut aussi remarquer que deux
idées nouvelles, opposées à Linné (la définition de l’espèce par
l’interfécondité, et l’évolutionnisme) n’ont pas remis en question la
classification binomiale, bien au contraire : elle s’est intégrée aux
développements nouveaux sur l’évolution, la place de l’espèce dans
la classification pouvant se lire aussi du point de vue de sa
généalogie, principe qui doit primer pour Darwin : « Le système
naturel de classification […] doit suivre autant que possible un
arrangement généalogique, c’est-à-dire que les codescendants du
même type doivent être réunis dans un groupe séparé des
codescendants de tout autre type ». Elle n’a cessé d’être précisée et
enrichie, et s’éloigne souvent des termes « vulgaires ». Ainsi, tous
les oiseaux que nous appelons « hirondelle » n’entrent pas dans le
genre « hirundo » : l’« hirundo rustica » est bien l’« hirondelle
rustique », mais l’hirondelle de rivage est « riparia riparia », genre
qui comprend 5 autres espèces…

Continuisme
La notion n’est pas claire d’emblée. Mais elle renvoie pourtant à
un des plus grands débats de l’histoire de la science naturelle, débat
qui n’est d’ailleurs pas terminé, et que l’on peut résumer ainsi : les
animaux occupent-ils une place fixe dans l’ordre de la nature, ou
bien y a-t-il des continuités « infimes » qui rendent impossible de
tracer des limites absolues ? Cette question n’a en réalité pris un
tour scientifique qu’avec les premières définitions rigoureuses de la
notion d’espèces au e siècle. Les camps sont alors bien fixés :

du côté des discontinuistes, on trouve Linné et ses disciples, de


l’autre tous ceux qui refusent la nomenclature linnéenne, ou plutôt
son esprit, c’est-à-dire le fait qu’on puisse faire entrer le vivant dans
des dénominations qui leur donnent une place « absolue ». Nous
avons du mal aujourd’hui à mesurer l’intensité de cette polémique,
car la théorie synthétique de l’évolution (le néo-darwinisme qui s’est
imposé depuis les années d’entre-deux guerres) a rendu familière
l’idée que les espèces se modifient peu à peu suite à des variations
génétiques (même si ces variations peuvent être brusques).
Mais la conceptualisation du continuisme est bien antérieure aux
Lumières, puisqu’elle s’appuie sur l’idée de « chaîne des êtres », ou
d’« échelle de la nature » qui est clairement exprimée chez Aristote,
et qui sera constamment reprise jusqu’à l’âge moderne, par exemple
chez Leibniz : « Dieu a tout constitué dans sa très grande sagesse,
de sorte que les êtres naissent les uns des autres comme les
anneaux d’une grande chaîne d’or ». Dans cette perspective, une
des idées fortes est celle du passage progressif entre les ordres de
la nature, certains êtres étant à la limite entre le végétal et l’animal.
Le plus curieux, sans doute, est que cet argument métaphysique sur
l’ordre du monde ait pu être repris par des anti-métaphysiciens et
anti-finalistes radicaux comme Diderot, pour qui la continuité de la
nature n’implique pas d’ordre régulier, mais le fait que le principe de
vie est « un » et se diversifie à l’infini, sans ordre préconçu.
L’argument sert alors le transformisme contre le fixisme de Linné. On
peut donc défendre le continuisme indépendamment de l’idée d’une
« échelle de la nature », comme on le voit aussi chez Bergson, pour
qui le mouvement de la nature est certes une création continue,
mais sans visée providentialiste.

Habitat
Ce terme, issu de la botanique, désigne le territoire propre à la
reproduction d’une espèce, à son éventuelle acclimatation et à son
développement. L’habitat varie selon le genre de vie de l’espèce qui
l’occupe. Ainsi du nid au terrier, des massifs coralliens aux hautes
montagnes, les habitats des animaux semblent diviser l’espace en
une multitude de lieux d’appropriation. Mais les délimitations restent
floues en particulier pour les espèces migratrices. Où arrêter par
exemple l’habitat de la baleine grise ? Tout habitat n’implique pas la
notion de frontière. En outre l’éthologie, notamment avec les travaux
de Uexkü ll sur l’« Umwelt » de la tique, montre que l’habitat ne doit
pas être confondu avec le « monde propre » d’une espèce parce
que deux espèces peuvent partager un même environnement tout
en ayant un Umwelt distinct (c’est par exemple le cas de l’abeille et
de la chauve-souris dont la sensorialité est radicalement différente).
L’un des enjeux de la notion d’habitat est celui de l’influence
anthropique sur son évolution. Depuis 40 000 ans, l’homme ne
cesse de remodeler les paysages naturels au gré de ses besoins ou
de ses désirs. Il est pour cette raison le plus grand perturbateur de
l’habitat des animaux (notamment par la pollution sonore ou
lumineuse). Créer des réserves où l’homme ne pénètre pas,
préserver l’habitat des espèces menacées ou réintroduire certains
animaux dans leur habitat originel (comme par exemple l’ours dans
les Pyrénées) est une des manières de lutter contre la régression de
la biodiversité. On remarquera toutefois que l’habitation prend un
sens particulier pour l’homme. Dans une conférence de 1951,
intitulée : « bâtir, habiter, penser », Heidegger explique que l’homme
n’a pas à occuper son habitat comme le font les animaux : il doit
« ménager » des espaces en les habitant, un peu comme on ouvre
une clairière. Dans la nouvelle angoissante intitulée : « le terrier »,
Kafka qui affectionne la thématique du « devenir animal », montre
comment l’enfermement sous-terrain par crainte des autres est une
attitude déshumanisante. Etendre son habitat en l’ouvrant aux autres
serait ainsi une caractéristique propre à l’espèce humaine.

« Homo ferus et sylvestris »


Il y a plusieurs façons de situer l’homme par rapport à l’animal, la
plus « classique » s’opérant par les caractéristiques dites
supérieures de l’homme : raison, vie politique etc. Q ue l’homme soit
un animal « doté de logos » n’a jamais fait obstacle au mouvement
contraire, qui consiste à se demander si certains hommes ne sont
pas à la limite de l’animalité, et, inversement, si des animaux ne sont
pas en réalité plus ou moins « humains ». Les historiens situent
cependant, du milieu du dix-septième au milieu du dix-neuvième, un
débat plus circonscrit autour de deux figures. L’« homo ferus » est
littéralement l’homme « sauvage », ou plutôt « ensauvagé » comme
le dit Élisabeth de Fontenay, c’est-à-dire ces enfants ou adolescents
retrouvés dans la nature, et qui semblent avoir été élevés par des
animaux. Le premier cas célèbre fut décrit par le médecin hollandais
Nicolaas Tulp (1593-1674) qui lui donna le nom de juvenis balans
(jeune homme bêlant) : « Il était âgé de seize ans ; et avait été pris
dans les fondrières plantées de ronces où il s’était précipité pour
éviter les chasseurs qui le poursuivaient. Sa voix n’avait rien
d’humain, et son cri imitait le bêlement des moutons » (Corneille de
Pauw, Recherches philosophiques sur les Américains, 1774).
Le e siècle se passionnera pour les « enfants sauvages »,

dont le plus célèbre fut Victor de l’Aveyron, élevé par le docteur


Itard. Une des questions posées est évidemment celle de la capacité
de l’être humain à « revenir » à l’état animal. Ê tre élevé par des
bêtes, est-ce le signe qu’il s’agit bien de notre nature première, et le
fait que ces enfants soient inéducables ne prouve-t-il pas que
l’arrachement à l’animalité est justement une conquête définitive ?
Cependant, dès le e siècle, certains auteurs se demandent si en

réalité il ne s’agissait pas d’enfants affligés de déficiences


congénitales, qui auraient conduit leurs parents à les abandonner.
L’« homo sylvestris » pose un problème tout aussi troublant, mais
cette-fois à partir de la rencontre dans les Amériques ou dans les
Indes d’animaux anthropomorphes, dont le célèbre Orang-Outang,
dont le mot vient du malais « homme de la forêt ». Il s’agit bien de
singes, mais certaines espèces sont alors mal connues, et les
observations insuffisantes. Certains comportements observés
semblent « humains ». Comment les classer ? Le naturaliste Linné
en fera bien des espèces d’hommes inférieurs, distincts de l’homo
sapiens : Homo nocturnus, sylvestris, O rang-O utang… On
s’interroge donc : s’il ne s’agit pas d’animaux au sens strict, a-t-on là
une forme primitive de l’être humain ? Mais, paradoxalement, cela
n’implique pas qu’on admette l’idée d’évolution au sens où nous
l’entendons depuis Darwin. Kant se demandait par exemple « si,
après une seconde époque, à la suite de grandes révolutions de la
nature, il ne devait pas y en avoir une troisième où l’orang-outang ou
le chimpanzé aurait usé des organes qui servent à la marche, à la
perception des objets et à la parole, de manière à se faire un corps
humain, dont l’intérieur renfermait un organe à l’usage de
l’entendement, qui se développe insensiblement par la culture
sociale ? » (Anthropologie d’un point de vue pragmatique). Ces
questions nous paraissent anciennes : c’est oublier qu’elles ont
aussi nourri une vision raciste (le nègre serait-il une espèce « entre
le singe et l’homme » ?) qui a au contraire fait florès, même si elle
était loin d’être partagée par tous les auteurs du e ou e siècle.

Virus
Le virus interroge l’animalité en ce que précisément il n’est pas
vraiment un animal. Caractérisés par leur petitesse et constitués
d’un seul acide nucléique, les virus se situent à la limite de la
matière inerte et de la matière vivante. Dépourvus de métabolisme
et différents en cela des autres agents infectieux comme les
bactéries, les champignons microscopiques ou les parasites, ils sont
incapables de produire de l’énergie pour synthétiser leurs
macromolécules, et ne peuvent se reproduire. Il leur faut, pour cela,
utiliser le métabolisme des cellules vivantes qu’ils infectent. C’est ce
détournement à leur profit des fonctions des cellules qui peut
provoquer une maladie dans l’organisme infecté. Cette ruse permet
au virus d’attaquer tous les organismes, animaux ou végétaux,
chaque espèce virale étant parfaitement adaptée à son hôte. Le
virus est ainsi le grand ennemi du monde animal et humain. Il est à
l’origine des épizooties (comme la maladie de la vache folle ou la
grippe aviaire) qui déciment les élevages et surtout, via l’animal
infecté (rat, chauve-souris, gorille, pangolin …) des épidémies les
plus dévastatrices (comme la variole qui bien qu’éradiquée en 1977
a fait plus de morts que toutes les guerres réunies). Mais,
paradoxalement, les virus sont aussi un facteur explicatif de
l’évolution parce qu’ils sont les vecteurs du transfert de certains
gènes. Tout animal est donc « apparenté » d’une certaine façon à un
virus.

Z oothérapie
Comme son nom l’indique, la zoothérapie est une méthode qui
consiste à soigner l’homme par les animaux. Il ne faut pas confondre
cet usage de l’animal avec celui des prélèvements biologiques
(comme pour les greffes à partir par exemple du corail ou du
cochon), des tests de produits chimiques (comme avec les cobayes)
ou bien encore des croyances chamaniques (avec les sacrifices
animaux). Dans la zoothérapie, l’animal n’est ni un médicament, ni
un thérapeute mais un médiateur. La particularité de cette méthode
est de s’appuyer sur un phénomène naturel qui est le lien entre
l’humain et l’animal. Boris Levinson est considéré comme le père
fondateur de cette méthode thérapeutique. Professeur en psychiatrie
et psychologue pour enfant, il utilise chiens et chats dès la fin des
années 50 pour soigner différentes formes d’autisme. Il est le
premier à décrire l’effet catalyseur des animaux sur les patients :
l’interaction émotionnelle avec l’animal (lapin, chat, chien, poney ou
même dauphin) naît de l’amour inconditionnel qu’il semble apporter
au malade ; corrélativement, les soins dispensés en retour à l’animal
donnent au patient le sentiment de son utilité. Pour ses partisans, la
zoothérapie procure un sentiment de sécurité, favorise le jeu, le rire
et donne une constance à la vie. Mais les fondements théoriques de
cette discipline restent cependant mal connus : est-ce la résurgence
d’un lien ancestral de l’humain avec l’animal qui explique son effet
bénéfique ? Est-ce l’animalité cachée de l’homme qui se trouve ici
comme réinvestie positivement ?
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Luis Sepulveda, Le vieux qui lisait des romans d’amour, Points Poche, 1995
Art Spiegelman, Maus, Flammarion, 1998
José Saramago, Le voyage de l’éléphant, Grands romans Points, 2010
Patrick Chamoiseau, Les neuf consciences du Malfini, Folio Gallimard, 2010
Éric Chevillard, Sans l’orang-outan, Les Éditions de Minuit, 2012
Jean-Christophe Ruffin, Le collier rouge, Gallimard, 2014
Joy Sorman, La peau de l’ours, Folio Gallimard, 2016
Sylvie Germain, A la table des hommes, Le Livre de Poche, 2017
John Maxwell Coetzee, L’abattoir de verre, Éditions du Seuil, 2018

Œ uvres cinématographiques
Jacques Tourneur, La féline, 1942
Jean Cocteau, La Belle et la Bête, 1946
Halas et Batchelor, La ferme des animaux, 1954
Alfred Hitchcock, Les oiseaux, 1962
Robert Bresson, Au hasard Balthazar, 1966
Franklin Schaffner, La planète des singes, 1968
Pier Paolo Pasolini, Porcherie, 1969
François Truffaut, L’enfant sauvage, 1969
Christian de Challonge, L’alliance, 1971
Valerian Borowczyk, La bête, 1975
Steven Spielberg, Les dents de la mer, 1975
Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, 1980
Frank Marshall, Arachnophobie, 1990
Kevin Costner, Danse avec les loups, 1990
Akira Kurosawa, Madadayo, 1993
Lasse Alströ m, Hatchi, 2010
Sylvain Estibal, Le cochon de Gaza, 2011
Jean-Jacques Annaud, Le dernier loup, 2015
Hubert Charuel, Petit paysan, 2017

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