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Cjung 130 0063

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LA PEUR D'AIMER.

LE DÉNI DE SOI DANS LES RELATIONS

Jean Knox

Les Cahiers jungiens de psychanalyse | « Cahiers jungiens de psychanalyse »

2009/3 N° 130 | pages 63 à 84


ISSN 0984-8207
DOI 10.3917/cjung.130.0063
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-cahiers-jungiens-de-psychanalyse-2009-3-page-63.htm
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CAHIERS JUNGIENS DE PSYCHANALYSE – 130

La peur d’aimer.
Le déni de soi dans les relations
Jean Knox* - Oxford 1

« Thomas comprit alors que les métaphores sont une chose dangereuse. On ne badine pas
avec les métaphores. L’amour peut naître d’une seule métaphore 2. »

Introduction
Dans la mythologie grecque, la curiosité de Pandore la pousse à ouvrir la
boîte que les dieux lui ont donnée et dans laquelle chacun a déposé quelque
chose de maléfique pour l’humanité. À peine a-t-elle entrouvert la boîte que son
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contenu fatal s’en échappe, mais elle parvient à rabattre le couvercle à temps
pour empêcher l’Espérance de se sauver. Dans notre esprit, ce mythe est surtout
associé à la nature persistante de l’espoir. Il renferme pourtant un autre mes-
sage : c’est par la curiosité de Pandore, par son désir de trouver par elle-même ce
que contient la boîte – au lieu d’obéir aux dieux –, que survient le désastre.
Le danger inhérent à la volonté de devenir un sujet à part entière, d’explo-
rer et de comprendre le monde par soi-même plutôt que d’être soumis à des
parents quasi divins dont les désirs sont des ordres, est un thème récurrent
dans la religion et la mythologie. Quand Ève cueille la pomme de l’Arbre de la
Connaissance, le désir de connaître les choses par elle-même, d’avoir un libre
arbitre, est un péché impardonnable pour lequel le genre humain est banni à
tout jamais du jardin d’Éden. Cette histoire véhicule la terreur ressentie par
l’enfant face à la menace de se voir exclu du paradis de l’amour parental. Pro-
méthée vole le feu aux dieux pour le donner au genre humain, et son auda-
cieuse tentative d’offrir ainsi aux hommes le contrôle sur leur environnement
est brutalement punie par une torture sans fin : jour après jour, ses entrailles
sont dévorées. Cette histoire peut illustrer le vécu de l’enfant en tant qu’objet
passif des sempiternelles – et sadiques – intrusions parentales, qui viennent
saper le noyau de son self.

* J. Knox est psychanalyste, membre de la SAP et de la BAP.


1. Cet article a fait l’objet d’une première publication dans le Journal of Analytical Psychology, vol. 52, no 5,
2007.
2. M. Kundera, L’Insoutenable légèreté de l’être (trad. F. Kérel), Paris, Gallimard, 1984, p. 18.

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Ces récits sont porteurs d’un message selon lequel la lutte visant à devenir
un humain indépendant, notamment à développer un sentiment d’agencement
de soi 3, risque de déclencher des représailles catastrophiques de la part de
parents incapables de se relier à leurs enfants en tant qu’êtres séparés, indépen-
dants et autonomes. Ce sont des parents que leur propre échec face à l’indivi-
duation, ou, selon la théorie de l’attachement, à élaborer un sentiment
d’identité stable, rend dépendants de la réaction des autres – y compris celle de
leur propre enfant – pour maintenir un sentiment d’identité 4. Kohut 5 parle de
lien aux autres en tant que « soi-objets » : « Le contrôle qu’il semble alors pos-
sible d’exercer sur ces objets (perçus comme soi-objets) se rapproche davan-
tage du contrôle qu’un adulte s’attend à exercer sur son propre corps et son
esprit que de celui qu’il se croit capable d’exercer sur les autres. » Kohut pour-
suit en décrivant l’effet produit sur la personne considérée comme un « soi-
objet » : « L’objet d’un pareil “amour” narcissique peut se sentir opprimé et
réduit en esclavage par les exigences du sujet. »

Cela dit, Kohut ne rend pas vraiment compte de toute l’importance que
peut avoir le fait de se trouver « récipiendaire » de pareille projection de « soi-
objet » ni de l’impact grave et préjudiciable sur le développement psychique de
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l’enfant. Dans la relation de « parentalité inversée » qui émerge alors, l’enfant
croit inconsciemment qu’il est de son devoir de contenir les angoisses de ses
parents et de pourvoir à leurs besoins. Ces parents-là perçoivent toute diffé-
rence, toute indépendance comme un rejet. L’enfant apprend qu’il ne doit pas
avoir d’avis propre, que ses pensées, ses besoins, ses émotions et ses désirs
sont si dangereux pour ses parents que son sentiment d’identité naissante doit
être éliminé, et qu’il doit toujours être exactement accordé aux désirs de ses
parents. C’est le processus d’individuation lui-même que ce genre de parents
ressentent comme une menace et qu’ils cherchent à détruire.
Dans cet article, je mettrai l’accent sur le fait que cette exigence vis-à-vis
d’un enfant de rester totalement accordé à ses parents, qu’elle soit consciente
ou inconsciente, inhibe profondément le développement de son indépendance
ainsi que de son agencement personnel. Les parents qui redoutent l’auto-
nomie grandissante de leur enfant attaquent et sapent tout processus de dé-
intégration, car il participe de l’individuation qui fera de l’enfant un adulte
mature, ayant une autonomie et une identité propres. C’est ainsi que la curio-
sité, l’appétit, le désir, l’amour ou la haine de l’enfant sont minés, attaqués ou

3. Jean Knox décrit la self-agency, que nous traduisons par « agencement de soi », comme le développement
des phases décisives dans la constitution et le déploiement du self. Il s’agit d’être et de se sentir sujet et
acteur de soi-même. Nous conserverons ailleurs le terme anglais self, fortement connoté du côté de l’iden-
tité et de la représentation de soi ; ceci, entre autres, afin de le distinguer du soi au sens jungien.
4. P. Fonagy, « Thinking about thinking : Some clinical and theoretical considerations in the treatment of
the borderline patient », International Journal of Psychoanalysis, 1991, 72, 4, 639-656.
5. H. Kohut, Le Soi, Paris, PUF, 1974, p. 34 et 40.

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invalidés, de manière parfois subtile, mais dévastatrice. En fin de compte, l’en-
fant finit par ressentir comme tout aussi dangereux le fait d’aimer que d’être
aimé. Être aimé revient à être un soi-objet pour ses parents, ce qui conduit à la
perte de toute identité séparée. Aimer semble une chose trop dangereuse, car
c’est une revendication perçue comme une menace par des parents dont les
besoins propres doivent toujours avoir la priorité.

Je me concentrerai ici sur les manifestations les plus extrêmes de cette


dynamique relationnelle, mais la chose apparaît d’ordinaire sous des formes
moins dramatiques. J’ai eu l’occasion d’observer dans un supermarché près de
chez moi la scène suivante, entre un père et son enfant. Elle illustre bien notre
propos. L’enfant, une petite fille de 8 ou 9 ans, scanne les articles achetés 6. Le
père, manifestement impatient et irrité, ne lui laisse pas le temps de com-
prendre comment faire. Elle se saisit alors timidement, un à un, des objets
dans le panier, tandis que lui dit d’un ton agacé : « Fais bien attention à ce que
tu fais ! », et il soupire haut et fort tandis qu’elle essaye d’activer le scanner. La
machine fait une mauvaise lecture, et le père s’empresse, triomphant, de dispu-
ter l’enfant en disant : « Tu as vu ce que tu as fait !? », alors que l’erreur, mani-
festement technique, ne lui était nullement imputable. La petite hésite de plus
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en plus au fur et à mesure qu’elle prend les objets et son langage corporel
reflète à quel point elle doute d’elle-même. À chaque fois, elle tâtonne et jette
des regards anxieux à son père. Celui-ci réagit par des remarques du genre :
« Essaye de ne pas te tromper, cette fois ! » et : « Ce que tu peux être lente, on
ne va pas y passer la journée ! » Finalement, exaspéré, il se charge lui-même de
la tâche. Il s’attendait très certainement à ce qu’elle échoue, et j’avais l’impres-
sion qu’il avait besoin de saper les efforts que faisait l’enfant pour explorer le
monde de manière autonome. Pire : il s’agissait peut-être là de détruire sa
confiance en elle et dans son propre jugement.
Je ne dis pas que des manifestations occasionnelles de ce genre d’insensibi-
lité témoignent systématiquement d’une agression envieuse et inconsciente de
l’agencement de soi chez l’enfant. Mais je suis de l’avis d’un certain nombre
d’auteurs qui ont établi que, si un tel schéma se répète régulièrement, c’est là le
signe évident d’une intention destructrice 7. Dans ce genre de situation, l’enfant
en vient à croire qu’il ne mérite d’être aimé qu’à condition d’être parfaitement
accordé à son ou ses parents. Il lui faut faire le sacrifice masochiste de soi pour
protéger son géniteur dont les besoins sont perçus comme primordiaux. L’en-
fant se retrouve alors face à un dilemme impossible : pour mériter d’être aimé
et pour être aimé, il doit cesser d’exister à ses propres yeux et ainsi détruire

6. N.d.T. – Le système des caisses automatiques sans caissière (type Auchan) permet aux clients de scan-
ner eux-mêmes les articles achetés avant de payer par CB.
7. M. Khan, « Le concept de traumatisme cumulatif », Le Soi caché, Paris, Gallimard, 1976 ; A. Miller, Le
Drame de l’enfant doué, Paris, PUF, 1976.

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tout ce qu’il y a de vivant en lui. Cette lutte permanente contre le processus
d’individuation devient une sorte de torture qu’il s’inflige à lui-même. Par ail-
leurs, le fait de se percevoir comme une personne à part entière, avec une
conscience de soi, et d’être apte à faire ses propres choix, comporte le risque
de violentes représailles. C’est ce que découvre Cordélia lorsqu’elle se hasarde
à ne pas dire exactement ce que son père, le roi Lear, attend d’elle. Une telle
impasse finit par plonger l’enfant dans un état de désespoir. La fermeture
totale du système d’attachement sur lui-même apparaît alors comme le seul
moyen de survie. Aucune relation ne semble jamais assez sûre, car elle risque-
rait de déboucher sur des sentiments d’amour. Voilà qui est à la base de la peur
d’aimer. Aimer, cela veut dire exister, vouloir que l’autre reconnaisse votre
existence indépendante et qu’il y réponde. Mais si ceux que l’on aime crai-
gnent, voire haïssent toute indépendance psychique dont ils n’auraient pas le
contrôle, une terreur de la relation et de l’amour semble être la seule issue, ter-
reur maintenue par des processus de dissociation. Toute libido, toute intensité
émotionnelle est évitée. C’est là une défense contre la relation à un objet
d’amour perçu comme destructeur de son propre processus d’individuation.
Ce genre de réaction n’est pas forcément la conséquence d’un violent trau-
matisme qui viendrait anéantir les capacités de l’esprit humain à intégrer les
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affects. Il s’agit plutôt d’expériences quotidiennes dont le caractère douloureux
est moins évident et dont la nocivité se situe dans le message qu’elles transmet-
tent à l’enfant, à savoir que son aptitude à l’autonomie et à l’agencement de soi
constitue une menace pour ses parents. Ceux-ci, dont la seule relation à autrui
se fait sur le mode du soi-objet, sont incapables de supporter l’idée qu’il faille
reconnaître les besoins émotionnels de leur enfant, pas plus qu’ils ne peuvent
répondre à l’amour de cet enfant d’une manière susceptible de favoriser l’indi-
viduation et l’agencement de soi.
Winnicott a décrit 8 ce type de situation comme une forme d’empiétement
parental qui mène l’enfant à développer un « faux self » afin de protéger le « vrai
self ». Mais le fait d’utiliser le concept de self en tant que structure psychique
pose question. Kohut, Winnicott, Jung et Fordham ont chacun une définition
différente du self, de sorte que l’intégration des différents modèles dudit self
prête à confusion. J’ai évoqué ailleurs 9 la possibilité de surmonter ces incom-
patibilités théoriques en considérant nos modèles de l’esprit en termes de pro-
cessus plutôt que de structures psychiques. En m’efforçant, dans cet article, de
comprendre le matériau clinique, je le décris en tant que processus actif et
continu de l’agencement de soi et de ce qui peut l’inhiber, plutôt que du self en
tant que structure psychique.

8. D. Winnicott, « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self », Processus de maturation chez
l’enfant. Développement affectif et environnement, Paris, Payot, 1970.
9. J. Knox, « Who owns the unconscious ? Or why psychoanalysts need to “own” Jung », Who owns the
Unconscious ?, London, Éd. Casement, Karnac Books, 2007.

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Une autre différence dans la formulation du vrai et du faux self porte sur l’at-
taque interne et active de l’agencement de soi. Il ne s’agit pas d’un faux self qui
protégerait un vrai self de l’empiétement, mais d’un enfant qui – conséquence
directe de l’identification aux figures parentales introjectées – vivrait toute
forme d’agencement de soi comme dangereuse et destructrice. Identifié à l’agen-
cement de soi, le mal est localisé à l’intérieur plutôt qu’à l’extérieur. Ceci est lié à
la propension inconsciente de l’enfant à s’identifier, c’est-à-dire à protéger, à son
propre détriment, celui qui s’occupe de lui. Les besoins du parent ont alors la
priorité sur ceux de l’enfant. Alice Miller, en soulignant les effets dévastateurs
des revendications narcissiques des parents, décrit l’inhibition à exprimer la
haine qui en résulte chez l’enfant. Mais elle ne fait qu’effleurer le fait que l’enfant
perçoit alors son amour comme une exigence intolérable pour ses parents 10.

En termes de théorie de l’attachement, les concepts de « mentalisation », de


« fonction réflexive » et de « soi étranger » offrent un cadre théorique utile si
l’on veut comprendre la base de développement de ce genre d’expérience.
P. Fonagy, G. Gergely, E. Jurist et M. Target ont décrit avec précision l’impor-
tance de l’aptitude parentale à mentaliser et à se relier à eux-mêmes et aux
autres en tant qu’êtres psychologiques et émotionnels, ainsi que le rôle central
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de la fonction réflexive des parents dans la constitution du self de l’enfant.
« D’une manière générale, on peut dire que le self, en tant qu’agent, naît
de la perception qu’a l’enfant de son intentionnalité dans l’esprit de son
parent. Lorsque les soins parentaux sont extrêmement insensibles et ina-
daptés, nous partons du principe que la construction du self se fait de
manière défectueuse. Nous sommes de l’avis de Winnicott (1967) et pen-
sons que l’enfant qui ne se trouve pas lui-même dans l’esprit de sa mère y
trouvera la mère. Mais dans ces cas-là, l’autre intériorisé reste étranger et
n’est pas relié aux structures du self constitutif 11. »
Fonagy et ses coauteurs 12 suggèrent que l’ « absence d’objet réflexif dans le
vécu d’un enfant génère, au sein du self, un vide où la réalité interne reste sans
nom, et parfois redoutée. » Étant donné que la réalité interne inclut le monde
émotionnel et motivationnel de l’enfant dans son entier, il faut que tout cela
soit également éliminé comme étranger et dangereux. C’est-à-dire que l’enfant
échoue, lui aussi, à développer la capacité à mentaliser, à élaborer des rapports
avec son propre esprit et ses propres émotions. Et en ce sens, il écarte avec
succès tout sentiment d’agencement de soi. Le soi, au sens jungien du terme,
ne peut pas être détruit, mais il peut, à titre défensif, être isolé de l’impact de

10. A. Miller, op. cit.


11. P. Fonagy, G. Gergely, E. Jurist, M. Target, Affect Regulation, Mentalization and the Development of the Self,
New York, Other Press, 2002, p. 11.
12. Ibid., p. 419.

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toute expérience via la création de défenses impénétrables. Celles-ci ont été
décrites par Michael Fordham 13 comme des défenses du soi. À mon avis, l’in-
hibition défensive de la fonction réflexive, telle que la décrivent Fonagy et ses
coauteurs, se recoupe sensiblement avec le concept de défense du soi chez
Fordham. Ce que je veux dire par là, c’est que l’objectif inconscient de ce sys-
tème de défense est d’inhiber le processus d’individuation et de séparation,
perçu comme menaçant les figures d’attachement clés du sujet.
Cette dynamique inconsciente sous-tend et alimente une vaste gamme de
manifestations cliniques englobant les troubles du comportement alimentaire,
l’automutilation, les addictions, les perversions sexuelles, les phénomènes psy-
chosomatiques et borderline. Cela peut aller jusqu’à une dissociation complète
de toute forme de relation et de désir, parfois aussi à un besoin dévorant d’être
en fusion totale avec l’autre, d’avaler ou d’être avalé par l’objet d’amour 14.
Les états associés aux troubles graves du comportement alimentaire sem-
blent démontrer très clairement l’importance de la peur d’aimer. Catherine
Crowther a exploré l’anorexie comme l’une des manifestations des états addic-
tifs où l’on observe un besoin immense d’amour et de relation qu’il faut abso-
lument déplacer et gérer sous forme de relation à la nourriture :
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« La personne anorexique, ressentant le besoin comme une tension
insupportable, est incapable de démêler la faim émotionnelle de l’avidité
corporelle. Elle dévie ses dangereux désirs de leur objet humain (presque
toujours la mère) et projette son avidité sur la nourriture. Elle vit dans l’illu-
sion que son vrai moi est avalé et englouti par la nourriture si celle-ci peut
se frayer un chemin vers l’intérieur de son corps. Ce qui émerge dans le
transfert, c’est que tout besoin d’une autre personne est perçu comme une
perte de contrôle et une reddition sans condition à la personne suscep-
tible de remplir ce besoin qui menace presque de la dévorer. En d’autres
termes : c’est la terreur de la dépendance normale15. »
Catherine Crowther conçoit le retrait schizoïde comme une forme de
défense catastrophique en réponse à cette terreur :
« Cette claustrophobie l’incite à se retirer émotionnellement de la rela-
tion, à garder ses distances et à proclamer son autosuffisance – il y a donc
fuite narcissique. Cette fuite devient à son tour un lieu d’abandon et

13. M. Fordham, « Defences of the self », Explorations into the Self, London, The Library of Analytical Psy-
chology, vol. 7, Academic Press, 1985.
14. C. Crowther, « Addictive states of mind ». En attente de publication, 2004 ; J. Knox, « Sex, shame and
the transcendent function : The function of fantasy in self-development », Journal of Analytical Psychology,
2005, 50, 5, p. 617-640 ; E. Seligman, « The half-alive ones », Journal of Analytical Psychology, 1982, 27, 1, p. 1-
20 ; M. Sidoli, « When meaning gets lost in the body : Psychosomatic disturbance as a failure of the transcen-
dent function », Journal of Analytical Psychology, 1993, 38, 2, p. 175 ; M. Wilkinson, « Undoing trauma : Contem-
porary neuroscience. A Jungian clinical Perspective », Journal of Analytical Psychology, 2003, 48, 2, p. 235-254.
15. C. Crowther, op. cit.

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d’isolement, de séparation terrifiante, associée à des affects extrêmement
douloureux, d’où un retour au point de départ, avec des désirs de fusion
bienheureuse et sûre à autrui16. »

Hilde Bruch 17 voit elle aussi cet état dissociatif comme faisant partie inté-
grante de l’anorexie. Elle cite l’une de ses patientes anorexiques : « Je suis com-
plètement isolée, je suis dans un globe de verre. Je vois les gens à travers une
paroi de verre. Leurs voix parviennent jusqu’à moi, j’aimerais tant entrer vrai-
ment en contact avec eux. J’essaie, mais ils ne m’entendent pas. » Ogden sug-
gère que l’enfant intériorise la mort intérieure qu’il perçoit chez la mère ou
dans le couple parental comme étant la sienne propre 18. Dans le même ordre
d’idées, André Green 19 avance que l’enfant vit la dépression maternelle
comme une mort mutuelle.
Tous ces auteurs décrivent une expérience subjective de mort psychique
interne, mais je ne pense pas qu’ils apportent une explication adéquate à la
logique inconsciente qui génère cet état, le fantasme de domination totale par
un « autre » interne – qui entretient le pouvoir destructeur du déni de l’amour
et de la relation. Si les parents ne sont pas aptes à mentaliser, s’ils n’ont pas de
modèle interne d’eux-mêmes et des autres opérant en tant qu’êtres psychologi-
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ques et émotionnels, alors leurs relations reposent sur un plan primitif d’agen-
cement de soi, dans lequel chacun ne se sent vivant qu’à condition d’avoir un
impact comportemental et émotionnel direct sur l’autre. C’est ce que Fonagy
décrit comme un stade précoce du développement de l’agencement de soi, le
self étant à ce stade un agent téléologique et intentionnel antérieur à l’émer-
gence de la mentalisation 20.
Fonagy et ses collègues explorent la dynamique inconsciente qui se met en
place lorsque l’interaction mère/enfant et la fonction réflexive ont été pertur-
bées au cours du développement précoce. Cependant, ils ne décrivent pas ce
type d’agencement de soi du point de vue de l’évolution, en tant que forme pri-
mitive de communication à laquelle on peut recourir lorsque la survie semble
menacée. Terrence Deacon pose qu’ « il ne faudrait pas oublier qu’une fraction
importante du répertoire de communication d’une espèce a pu être mis en
place à des fins de manipulation », de manière à s’assurer que le cri d’alarme
d’un individu crée le même état émotionnel – dans ce cas, l’inquiétude – chez
tous les autres membres présents de la même espèce 21.

16. Ibid.
17. H. Bruch, Les Yeux et le ventre, Paris, Payot & Rivages, 1994.
18. T. H. Ogden, Reverie and Interpretation : Sensing Something Human, London, Karnac Books, 1999, p. 183.
19. A. Green, « La mère morte », Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris, Éd. de Minuit, 1983.
20. P. Fonagy, G. Gergely, op. cit.
21. T. Deacon, The Symbolic Species : The Co-Evolution of Language and the Brain, New York - London,
W. W. Norton & Co., 1997, p. 426.

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En termes d’évolution, le phénomène a une forte valeur de survie dans le
monde animal, en ce sens que le cri d’alarme d’un seul animal du groupe assure
la fuite de tous à l’approche du prédateur. C’est un système sous-cortical qui
fonctionne automatiquement et ne laisse aucune alternative quant au choix de
la réponse. Vu sous cet angle, c’est un système de contrôle, il est coercitif et
déclenche une réponse émotionnelle spécifique chez les autres animaux. C’est
ce que Deacon appelle la communication indexée 22. Il s’agit d’un schéma rela-
tionnel dans lequel la communication n’a qu’une signification possible
– comme le cri d’alarme de l’animal – et sa fonction est de susciter une réponse
comportementale ou émotionnelle spécifique de la part de l’autre personne,
sans lui laisser aucune latitude pour réfléchir à cette réponse ou choisir une
alternative. Voilà pourquoi les métaphores sont si dangereuses, comme le
reconnaissait Milan Kundera dans la citation en exergue à cet article. Elles
reflètent la capacité de fonctionnement symbolique, possible uniquement au
niveau le plus élaboré d’agencement de soi, celui du self autobiographique. À ce
niveau de fonctionnement, il est également possible d’aimer une autre per-
sonne, reconnue comme séparée de soi-même.
Une mère dont l’agencement de soi fonctionne au niveau téléologique
s’appuie sur la communication indexée, quand bien même elle utilise des mots
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qui sont, bien entendu, des symboles. Le fait est que les mots ne signifient pas
ce qu’ils disent parce que les signaux émotionnels inconscients véhiculés par la
mère, par exemple en termes de langage corporel, d’expression faciale ou de
ton de la voix, exercent une pression bien spécifique sur l’enfant, quel que soit
le message verbal conscient. L’enfant se sent contraint, manipulé et constam-
ment soumis à une intrusion. Ce genre d’interventionnisme parental peut
saper, voire annihiler, le sentiment d’auto-agencement de l’enfant et de sa
valeur en tant que personne indépendante, allant jusqu’au rejet et à l’humilia-
tion. Cela contribue à la « destruction de l’esprit personnel 23 » qu’a si bien
décrite Donald Kalsched, mais aussi des théoriciens de l’attachement comme
Hopper 24. Dans le présent article, je voudrais explorer plus avant les diverses
formes que peut revêtir ce traumatisme relationnel, ainsi que la nature des
réactions de défense qu’il suscite. Mais je commencerai par proposer des illus-
trations cliniques de ce type d’expériences. Je m’attacherai dans un premier
temps aux rêves d’un ancien patient, avant d’apporter quelques informations
générales qui nous aideront à comprendre comment il en est arrivé là.

22. Ibid., p. 235.


23. D. Kalsched, The Inner World of Trauma : Archetypal Defenses of the Personal Spirit, London-New York,
Routledge, 1996, p. 3 ; Donald Kalsched y décrit le personal spirit comme étant « l’essence mystérieuse qui
anime la personnalité ».
24. E. Hopper, « Encapsulation as a defence against the fear of annihilation », International Journal of Psy-
choanalysis, 1991, 72, 4, p. 607-624.

70
Étude de cas
I. RÊVES
1 / Le patient est dans un bateau avec quelques collègues. Ils vont leur chemin
sans but apparent et il ne se sent pas vraiment impliqué. Les autres sem-
blent l’ignorer. Le paysage est agréable, mais il ne sait pas très bien ce qu’il
fait là ni où ils vont.
2 / Il se trouve dans un grand immeuble rempli de nazis. C’est effrayant et
dangereux. Il doit descendre par un escalier roulant, mais il ne le veut pas,
car celui-ci débouche sur une obscurité dense où il ne peut ni voir ni
s’orienter.
3 / Il est dans un grand manoir anglais et regarde autour de lui. Il arrive à un
étroit couloir que quelque chose obstrue en partie. Il craint d’être trop gros
pour passer, mais finit par s’apercevoir qu’il le peut. Il rencontre le proprié-
taire des lieux, qui lui fait penser au directeur d’un établissement scolaire
local qu’il a récemment vu jouer dans un spectacle de mime. Il dit à ce pro-
priétaire qu’il est difficile de s’orienter et qu’il serait bon d’installer des pan-
neaux indicateurs.
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À mon avis, ces trois rêves illustrent bien la confusion qui est la sienne en
matière de relations ; il redoute l’intimité, perçue comme persécutrice. Il a l’im-
pression qu’on lui impose de s’adapter à un ensemble d’attentes très contrai-
gnantes, sans que quiconque lui fournisse d’indications quant à ce que l’on
attend exactement de lui. Tel est le monde interne kafkaïen qu’il amène en thé-
rapie. Son histoire personnelle va nous aider à comprendre comment les rela-
tions d’amour ont fini par lui sembler si dangereuses.

II. HISTOIRE PERSONNELLE


Cet homme – que nous appellerons Alan – vient me voir car il a depuis
longtemps des fantasmes de type sadique liés à l’idée de torturer et d’humilier
sexuellement des femmes. Cela tourne autour du fait de leur mordre les seins
et de les pénétrer avec des objets coupants. Mon patient a honte de ces fantas-
mes et, durant notre premier entretien, il souligne bien qu’il n’est pas « un
mauvais homme ». Il est très soucieux de m’assurer qu’il ne s’agit pour lui en
aucun cas de vouloir réaliser ces fantasmes ni de blesser ou de nuire à qui-
conque. Ces fantasmes sont déclenchés uniquement dans un contexte d’excita-
tion sexuelle ou de masturbation.
Son enfance a été dominée par une mère qui semble être devenue un nazi
intérieur. Extrêmement anxieuse et envahissante, elle était incapable de laisser
Alan être autre que la personne dont elle avait besoin. Durant son analyse, il fera
cette réflexion : « Je ne voulais pas du tout être le genre de personne que j’étais
supposé être », et : « Ma mère avait besoin que je sois là pour la combler. »
71
Absolument incapable de comprendre le point de vue des autres, elle était
décontenancée et blessée par la moindre critique. Bien des gens s’éloignèrent
d’elle du fait de son attitude inconsciente de supériorité à leur égard, de même
que face à toute défaillance ou maladie. Devenue âgée, elle entra en maison de
retraite et prit l’habitude de présenter les pensionnaires à son fils avec des phra-
ses comme : « Voici Mme Untel, elle a un cancer. » Comme si cela pouvait la
conforter dans l’idée qu’elle était plus forte et moins diminuée qu’eux. Elle avait
besoin de croire que les autres étaient moins bien lotis qu’elle. Dans le même
temps, elle menait une vie ennuyeuse, accomplissant des tâches administratives
monotones qu’elle détestait, en faisant bien savoir à ses enfants qu’elle n’y
consentait qu’afin de gagner de l’argent pour eux, le salaire de leur père étant
insuffisant. Alan se souvenait de voyages en voiture avec elle où il se sentait pri-
sonnier, littéralement empoisonné par la fumée des cigarettes de sa mère ou par
ses critiques acerbes à l’égard d’autres membres de la famille.
Enfant, Alan s’était senti étroitement lié à elle, mais il se rappela que, dès
son plus jeune âge, il l’avait trouvée physiquement repoussante. Quand elle le
prenait dans ses bras, cela lui évoquait le contact d’un serpent. D’autres fois, sa
présence lui avait donné l’impression de se couper avec des tessons de verre. Il
ne pouvait pas la regarder droit dans les yeux, car son visage lui faisait peur. Il
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avait appris très tôt que la contredire ou la défier était pour elle quelque chose
d’effrayant et de douloureux – ce qui lui donnait l’impression d’être vraiment
méchant. Il dit qu’elle envahissait son esprit parce qu’elle contrôlait et planifiait
toute sa vie. Il avait appris à lui cacher ses sentiments et, finalement, à se les
cacher à lui-même. Il devait avoir 6 ou 7 ans lorsque, une nuit qu’il s’était
réveillé et était allé se chercher un verre d’eau, il avait eu envie de la réveiller en
lui jetant cette eau au visage. Il avait résisté à cette pulsion. En choisissant de
ne pas lancer ce verre d’eau à la tête de sa mère, il apprenait déjà à se déconnec-
ter des relations d’amour, tirant satisfaction du fait de maîtriser son intense
désir d’avoir un impact sur elle. S’il lui avait jeté cette eau au visage, il aurait
montré combien il était en colère et, par conséquent, qu’elle comptait pour lui.
L’autre aspect du tableau était sa peur d’être abandonné. Dans son rêve le plus
lointain, on le laissait au bord de la route, ses parents s’éloignant dans une voi-
ture bleue.
Son père était quelqu’un de pratiquement invisible. À part son travail, rien
ne l’intéressait. Il mangeait tout ce que lui servait sa femme et semblait n’avoir
ni préférences ni opinions propres. Le couple ne se disputait jamais. Alan dit
notamment que son père avait payé la sécurité dont il avait joui dans son
mariage du prix de la castration. Le passé du père d’Alan demeurait un mys-
tère. Il ne parlait jamais de son enfance ni de sa famille, et il avait rompu toute
relation avec celle-ci. Au cours de l’analyse, Alan contacta un cousin perdu de
vue depuis longtemps et l’interrogea sur l’histoire de sa famille paternelle. Il
découvrit que le père de son père, par ailleurs un tyran sadique, avait coutume
de resquiller jusqu’aux limites de la légalité. Le père d’Alan avait quitté la mai-
72
son à l’âge de 18 ans et, d’après ce que savait Alan, il n’avait revu son père
qu’une fois depuis. Alan était marié, mais n’avait eu de relations sexuelles avec
sa femme que durant une brève période précédant leur mariage. Les relations
sexuelles avaient ensuite cessé et ils avaient adopté des enfants.
Les fantasmes sadiques traduisaient de façon frappante son vécu de l’inti-
mité comme quelque chose de douloureux et de pervers, tant pour lui-même
que pour les autres. Il s’identifiait clairement aux femmes torturées et s’intéres-
sait de près aux suffragettes. En ce sens, ses fantasmes reflétaient la mère per-
sécutrice qui avait besoin de le contrôler entièrement et le pénétrait de son
anxiété et de ses exigences de conformité totale à ses points de vue. Le
deuxième rêve, avec l’immeuble rempli de nazis, représentait ses relations à ses
objets persécuteurs internes et l’annihilation de son propre sentiment d’iden-
tité (descendre l’escalier roulant vers l’obscurité) que sa mère exigeait incons-
ciemment de lui. Les fantasmes sadiques représentaient également sa propre
conviction que le fait d’être une personne séparée, dotée de besoins et de
désirs propres, serait profondément douloureux pour sa mère. Cela reviendrait
à la torturer avec des objets coupants. Il craignait inconsciemment que son
désir et sa sexualité puissent s’imposer à sa femme de façon douloureuse et
sadique, un point de vue qu’elle semblait partager inconsciemment, puisque
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l’absence de relations sexuelles n’avait jamais vraiment posé de problème au
couple.
Le premier analyste d’Alan (lors d’une brève tentative d’analyse remontant
à ses 20 ans environ) avait proposé une interprétation qui avait fait grande
impression sur mon patient lorsque celui-ci lui avait demandé un jour s’il avait
des enfants. L’analyste avait répondu : « Vous voulez dire si j’ai des petits escla-
ves ? » Cette réflexion rendait parfaitement compte de l’enfance d’Alan, qu’il
avait vécue comme s’il n’existait que pour répondre aux besoins et aux attentes
de sa mère. Ce premier analyste lui avait également fait savoir qu’à son sens,
Alan avait dû ressentir un triomphe œdipien par rapport à son père – puisque
c’était lui le partenaire intime de sa mère. La fureur accompagnant cette forme
supplémentaire d’esclavage avait très bien pu prendre la forme d’agressions
sadiques sur les femmes suscitant son désir sexuel, inconsciemment inces-
tueux. Rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pu avoir de relations sexuelles avec sa
femme. Face à tant d’angoisse et de haine intériorisées, l’intimité amoureuse
est impossible.

Le déni de soi dans les relations – aspects cliniques


et développementaux
Pour Fairbairn, l’angoisse fondamentale qui sous-tend le retrait schizoïde
vient du désespoir que génère le sentiment de ne pas être digne d’amour, de ne
pas avoir de valeur ou de représenter un danger pour ceux que l’on aime le
plus.
73
« La grande tragédie de l’individu schizoïde, c’est que son amour lui
semble destructeur. Et c’est parce que son amour semble si dévastateur
qu’il éprouve de telles difficultés à diriger sa libido vers des objets de la réa-
lité extérieure. Il se met à avoir peur d’aimer. Voilà pourquoi il élève des
barrières entre ses objets et lui-même25. »

Quand il parle d’ériger des barrières entre l’objet et le self, Fairbairn décrit
un état de dissociation défensive, et ces barrières existent entre le self et ses
objets, qu’ils soient internes ou externes. Mollon 26 définit la dissociation
comme un état « impliquant un degré de détachement d’une partie de l’esprit
par rapport à ce que vit une autre partie ». Ce qui a, selon moi, des consé-
quences de taille, car pour ce faire, les défenses dissociatives dépouillent évé-
nements et expériences de leur sens ; en effet, le sens dépend des processus
intégratifs de la fonction transcendante, laquelle compare et oppose les expé-
riences conscientes et inconscientes, ce qui permet de créer de nouveaux sym-
boles 27. J’ai exploré ailleurs de quelle façon les neurosciences contemporaines
et la théorie de l’attachement nous aident à étendre l’usage que Jung faisait de
ce terme à l’origine. Nous pouvons ainsi l’identifier comme étant le processus
essentiel par lequel l’esprit humain traite l’information à partir d’un ensemble
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de sources internes et externes, analysant similarités et différences, et intégrant
le résultat à de nouvelles formes de compréhension 28. Les théoriciens de l’atta-
chement nomment ce processus évaluation, et la recherche donne à penser qu’il
se fonde sur l’intégration des savoirs explicite et implicite 29.
La dissociation frappe au cœur de ce processus fondamental, à travers
lequel se développent un sens et un symbolisme nouveaux. Cela empêche
d’identifier similarité et différence entre un nouvel événement et une expé-
rience ancienne, entre savoir explicite conscient et savoir implicite inconscient,
entre connaissance et émotion, ou, ce qui est primordial pour le sujet qui nous
occupe, entre le self et l’objet. S’élabore alors un système de défense rigide qui
vide toute expérience du sentiment de soi. Des théoriciens de l’attachement
comme Peter Fonagy ont décrit ce déni de sa propre subjectivité ou de celle des
autres comme une inhibition défensive de la fonction réflexive, de la perception
inconsciente de soi ou des autres comme des êtres mentaux et émotionnels 30.

25. W. Fairbairn, « A revised psychopathology of the psychoses and psychoneuroses » (1941), Psychoanaly-
tic Studies of the Personality, London, Tavistock Publications, 1952, 72, 4, p. 639-656.
26. Ph. Mollon, Multiple Selves, Multiple Voices : Working with Trauma, Violation and Dissociation, Chichester,
John Wiley & Sons, 2001, p. 4.
27. C. G. Jung, Types psychologiques, Genève, Georg, 1986, p. 468-476.
28. J. Knox, Archetype, Attachment, Analysis : Jungian Psychology and the Emergent Mind, London, Brunner-
Routledge, 2003.
29. J. Fosshage, « The explicit and implicit dance in psychoanalytic change », Journal of Analytical Psychology,
2004, 49, 1, p. 49-66 ; D. J. Siegel, « An interpersonal neurobiology of psychotherapy », Healing Trauma : Attach-
ment, Mind, Body, and Brain, Eds M. Solomon, D. Siegel, New York - London, W. W. Norton & Co., 2003.
30. P. Fonagy, « Thinking about thinking : Some clinical and theoretical considerations in the treatment of
the borderline patient », op. cit.

74
C’est là un processus qui repose sur une grave atteinte de la fonction transcen-
dante. Pour utiliser les termes de Bion, c’est le lien qui est attaqué 31. Fonction
transcendante et mise en lien décrivent l’une et l’autre la capacité de l’esprit à
établir des connexions entre les contenus mentaux, et c’est ce processus faiseur
de sens fondamental qui est inhibé par la dissociation.
À mon avis, si, dans son fantasme dominant et fondamental, un individu
n’a pas le droit d’exister en tant que personne indépendante aux yeux de
l’autre, alors, la compensation que fournit l’inconscient sous forme de rêves et
d’autres images ne suffit pas en elle-même à surmonter le déni défensif de soi,
contrairement à ce que propose la théorie jungienne classique. Rêves, fantas-
mes ou mises en actes inconscientes ne sont perçus comme chargés de sens
qu’en tant qu’ils sont investis de désir et de passion, d’implication émotion-
nelle du self par rapport à l’autre. Sinon, les images symboliques de l’incons-
cient se mettent à perdre leurs qualités vivifiantes et elles sont vécues comme
dangereuses et/ou dépourvues de sens. C’est donc la créativité même de l’in-
conscient qui doit être attaquée et le processus d’individuation détruit de façon
répétitive et triomphante. Je pense que c’est là la base de « l’addiction à frôler la
mort » dont parle Betty Joseph 32, encore que je propose un angle étiologique
différent en suggérant que la destruction du sens de sa propre identité auto-
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nome et de son propre désir est un sacrifice nécessaire si l’on veut pouvoir être
aimé de l’autre.
C’est le roman de Joanne Greenberg, I Never Promised you a Rose Garden 33,
qui rend le mieux compte de ce phénomène en littérature. Sous forme de fic-
tion, elle y expose sa thérapie avec Frieda Fromm-Reichmann, et cet ouvrage
– encore qu’un peu sentimental çà et là – restitue avec éloquence la terreur
qu’elle éprouvait à l’idée d’exister vraiment, d’être une personne dotée d’une
identité indépendante propre. La patiente, Déborah (diagnostiquée schizo-
phrène, encore que l’on parlerait aujourd’hui plutôt de grave trouble de la per-
sonnalité de type borderline), s’est construit un monde imaginaire, Yr, superbe
mais terrifiant, peuplé de dieux, alors qu’elle ne peut voir le monde réel que
dans une platitude monochrome où elle n’existe pas en tant qu’elle-même,
mais uniquement sous forme de poupée-robot. Toute tentative de s’impliquer
dans ce monde, d’aimer, de prendre plaisir à quoi ou à qui que ce soit, entraîne-
rait une terrible punition des dieux et de leur agent le Censeur. En effet, non
seulement le monde réel risquerait de la détruire, mais elle-même risquerait – à
la moindre tentative de proximité ou d’intimité – de détruire les personnes
existantes. Elle dit à son analyste qu’elle a détruit sa sœur, puis elle ajoute : « Je
ne l’ai pas fait exprès, elle a été exposée à mon essence. Celle-ci porte un nom,
Yr, c’est mon moi-même, et c’est empoisonné... c’est quelque chose qui m’est

31. W. R. Bion, Transformations : Passage de l’apprentissage à la croissance, Paris, PUF, 1982.


32. B. Joseph, « Addiction to near-death », International Journal of Psychoanalysis, 1982, 63, p. 449-456.
33. J. Greenberg, I Never Promised you a Rose Garden, Topeka, Tandem Library, 1964.

75
propre, une sécrétion, comme la transpiration. C’est l’expression de ma “Débo-
rahité”, et c’est toxique. » Non pas que Déborah soit particulièrement égoïste et
destructrice, c’est plutôt que son existence même est un poison pour ceux
qu’elle aime. Ce sentiment qu’elle a d’elle-même comme étant dévastatrice la
conduit à nier la réalité de sa propre existence et débouche sur un clivage de
toute son inventivité, de toute sa créativité comme étant séparées d’elle, un
monde qu’elle perçoit comme distinct, autre, et non pas comme une construc-
tion issue de son imagination. Posséder ce monde reviendrait à reconnaître ce
symbolisme inconscient et cet imaginaire comme faisant partie d’elle-même.
Ses tentatives de plus en plus désespérées pour les nier en tant qu’expressions
de son moi font que le royaume d’Yr devient pour elle un état de plus en plus
sombre, dangereux et persécuteur.

Warren Colman a exploré la nature du vrai symbolisme en tant que


« capacité à reconnaître l’absence de ce qu’on imagine du monde de la réalité
matérielle », de sorte qu’un symbole « indique ce qu’il représente sans être ce
qu’il représente » 34. Je dirais que, si l’on considère l’indépendance du symbole
par rapport à l’objet, un vrai symbole transporte également plus de sens que
l’objet spécifique auquel il semble se référer. Deacon aborde les différences
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entre la communication symbolique et les autres modes de communication,
en rapport avec le développement du langage. Mais il étend la comparaison à
la communication émotionnelle, ce qui n’est pas sans implications pour la
théorie et la pratique analytiques. Le point essentiel que souligne Deacon,
c’est qu’en termes de communication indexée, une communication est un
signe qui non seulement se réfère directement à un objet spécifique, mais qui
réussit à contraindre l’autre à accomplir une action donnée. Du point de vue
du destinataire, elle ne véhicule qu’une seule signification, à savoir la nature
de la réponse exigée.
Par opposition, dans toute communication, la dimension symbolique sup-
pose des significations multiples. Un niveau totalement symbolique de fonc-
tionnement mental est celui d’un riche réseau de pensées, d’aspirations, de
croyances et de peurs que l’on peut explorer, et auxquelles on peut se relier
pour elles-mêmes, et non pas pour déclencher chez l’autre une action ou une
réponse émotionnelle. C’est un état d’esprit authentiquement symbolique en
ce sens qu’en fin de compte, aucune coercition ni manipulation ne s’exerce sur
l’autre qui, en l’absence d’injonction émotionnelle à fournir une réponse
donnée, se sent libre de réagir de manière symbolique à cette communication.
On ne se situe pas dans le registre de la « fusion pensée-action 35 » .

34. W. Colman, « Imagination and the imaginary », Journal of Analytical Psychology, 2006, 51, 1, p. 21-42.
35. S. Rachman, R. Shafran, « Cognitive distortions : Thought-action fusion », Clinical Psychology & Psycho-
therapy, 1999, 6, p. 80-85.

76
Deacon a élaboré un schéma qui illustre bien ces deux sortes de com-
munication :
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En guise d’introduction à son article Reverie and Interpretation, Ogden 36 pro-
pose une citation de Henry James qui renvoie à la même réalité que le schéma
de Deacon, de manière cependant plus poétique :
« L’expérience n’est jamais limitée, et elle n’est jamais complète. C’est
une immense sensibilité, comme une gigantesque toile d’araignée, faite de fils
de la soie la plus fine, flottant au creux de la conscience, et qui capte dans ses
fibres les moindres particules en suspension. C’est l’atmosphère même de
l’esprit, et quand l’esprit est imaginatif, il s’imprègne du souffle de vie le plus
ténu37. »
Le modèle indexé de relations est manifestement d’une importance
capitale pour la survie de l’enfant. Ses cris de détresse déclenchent une
réponse viscérale chez le parent qui se précipite pour le protéger. J’ai déve-

36. T. H. Ogden, op. cit.


37. H. James, « The art of fiction », Henry James : Literary Criticism, New York, Library of America, 1884,
p. 44-65.

77
loppé ailleurs 38 l’idée que les archétypes ne sont pas déterminés génétique-
ment, mais que ce sont des acquisitions remontant à un stade précoce du déve-
loppement. Le niveau indexé de communication peut être vu comme un pattern
archétypique, une expérience personnalisée d’agencement de soi dans les rela-
tions, qui se met en place dès les premiers jours de la vie de l’enfant. L’impact
puissant, et même coercitif, qu’a la communication de l’enfant sur le parent est
primordial pour la survie du nouveau-né sans défense.
Cela dit, chez les sujets adultes, la persistance de ce schéma de relation
pose un problème de taille, car il relève d’une perception de l’agencement de
soi dans laquelle un individu ne se sent exister qu’à condition d’exercer une
manipulation ou une coercition directe sur l’autre. Je pense que c’est ce qu’il y
a derrière l’identification projective et l’expérience de contre-transfert où l’ana-
lyste devient l’objet de coercition ou de manipulation. Expérience qui relève de
l’agencement de soi du patient agissant au niveau téléologique (ou indexé, pour
reprendre le terme de Deacon). Dans cet état d’esprit, les pensées et les inten-
tions sont inséparables de l’action qu’ils requièrent ou des états émotionnels
qu’ils savent si bien susciter chez l’autre. Chez la mère d’Alan, le langage cor-
porel, le ton de la voix, les expressions du visage, tout cela constituait des
signaux de contrôle transmettant à Alan un unique message : la survie de sa
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mère dépendait du fait d’être constamment en état d’harmonie et d’identité
avec lui, ce par quoi il la validait dans son rôle de mère. La moindre critique, le
plus infime rejet de sa part l’auraient détruite.
Dans ce contexte, les fantasmes d’Alan véhiculent une perception des rela-
tions comme étant persécutrices et sadiques, ainsi que le montre le deuxième
rêve. Ceci provient d’une intense anxiété intrusive provenant de sa mère – une
mère qui vit la relation dans la fusion et de ce fait est totalement incapable de
permettre à son mari ou à ses enfants d’être des individus à part entière, dotés
d’un esprit et de désirs propres. Une telle mère est impuissante à se faire le
miroir des émotions de son bébé, une aptitude dont Sue Gerhardt 39 a su
décrire l’importance de manière si frappante dans son livre Why Love Matters.
Pour quelqu’un dont la croyance ou le fantasme inconscient est qu’être soi-
même constitue un crime, faire des choix signifie avoir un avis à soi, ce qui
entraîne une punition de la part du puissant « autre » qui ne conçoit la relation
qu’en termes de soi-objet, par le biais de la coercition ou de la manipulation.
Le premier et le troisième rêve véhiculent son retrait dans la non-relation ;
dans le premier, il est « en mer », ne sachant pas pourquoi il est là ni ce qu’il y
fait. Un tel comportement prend très probablement sa source dans son identi-
fication au détachement défensif de son père. À mon avis, le troisième rêve est
plus directement lié à l’analyse, à son sentiment de devoir correspondre à mes
attentes (le couloir étroit) et à son désir anxieux que je lui indique la direction à

38. J. Knox, Archetypes, Attachment, Analysis : JungianPsychology and the Emergent Mind, op. cit.
39. S. Gerhardt, Why Love Matters : How Affection Shapes a Baby’s Brain, London, Brunner-Routledge, 2005.

78
prendre, que je lui dise ce que je voudrais qu’il fasse. Il peut aussi rendre
compte de son secret mépris pour moi en tant que personne impliquée dans
un simulacre élaboré de relation à laquelle il refuse de prendre part.
Les distorsions du comportement que manifeste cet état de détachement
défensif proviennent d’une inhibition de la fonction transcendante et du pro-
cessus d’individuation. Elles empêchent le glissement de la communication
indexée vers la communication symbolique. À l’origine, le sentiment du self en
développement chez l’enfant – son mode de survie, en fait – provient de la
possibilité de provoquer un impact physique et comportemental direct sur
celui qui prend soin de lui. C’est dire si une réponse parfaitement accordée est
cruciale au cours des premiers mois de la vie. C’est ce qui permet au sentiment
téléologique de soi de se développer, car l’enfant fait l’expérience de l’agence-
ment en créant de manière répétitive des situations où la réponse de celui qui
s’occupe de lui est prévisible. On peut dire avec Deacon que cela repose sur la
communication indexée, où les signaux émis par l’un garantissent une réponse
prévisible de la part de l’autre. À ce stade, comme l’a souligné Winnicott, ce
serait une catastrophe si l’enfant devait perdre ses illusions quant à son rôle
dans la création de la réponse maternelle 40.
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Démarcation et individuation croissantes requièrent de la part de celui qui
dispense les soins une réponse émotionnelle proche de celle de l’enfant, sans
toutefois lui être identique. Elle permet à l’enfant de prendre conscience du fait
que ses désirs ont été communiqués à la personne destinataire qui les a compris,
les a traités et y a répondu de manière à refléter aussi bien l’intentionnalité de
l’enfant que la sienne propre. À ce stade, un accord parfait ne permettrait pas
que se développe le sens d’un self intentionnel et réflexif, car il y manquerait l’ex-
périence du dialogue avec un esprit autre et différent. Gergely et Watson 41 utili-
sent le terme de « marquage » pour décrire la mère qui délibérément exagère la
réponse à son bébé. Selon eux, cela permet au bébé d’identifier la réaction de sa
mère comme une réponse à son comportement (il se retrouve lui-même en
l’autre). Cette forme de réponse en miroir est contingente et imparfaite en ce
sens qu’elle véhicule l’état d’esprit de la mère autant que celui de l’enfant.
Il est donc prévisible que des problèmes se poseront à des moments clés
du développement de l’enfant si la fonction réflexive fait défaut à sa mère,
notamment la conscience d’elle-même et de son bébé en tant qu’êtres humains
autonomes sur le plan mental et émotionnel. Elle n’établit de relation qu’au
niveau téléologique/indexé, s’efforçant de maintenir un assujettissement par-
fait et une identité totale avec son enfant, longtemps après que le stade a été
atteint où le bébé a besoin d’amorcer les processus de séparation et d’indivi-
40. D. W. Winnicott, « Objets transitionnels et phénomènes transitionnels. Une étude de la première pos-
session non-moi » (1951), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969.
41. G. Gergely, J. Watson, « The social biofeedback model of parental affective mirroring », International
Journal of Psychoanalysis, 1996, 77, p. 1181-1212.

79
duation. Elle ne se sent bonne et valorisée qu’à condition d’être en harmonie
totale avec son bébé, et elle l’utilise comme substitut du parent réflexif inté-
rieur qui lui manque à elle. Sa communication avec l’enfant en reste au niveau
indexé, ce qui fait que ce dernier y voit des tentatives intrusives et coercitives
pour obtenir de sa part des réponses comportementales et émotionnelles don-
nées sans rapport avec son état d’esprit à lui. Dans la psyché de l’enfant se met
en place une identité perçue comme étrangère, comme un self étranger 42.
Si la mère réagit par le rejet à chaque fois que son enfant amorce une sépa-
ration, elle lui semblera s’opposer à toute forme de développement chez lui, et
ils ne seront plus en communion. L’autonomie et l’individuation adoptent de
ce fait une connotation négative qui prend une valeur absolue : il n’y a plus de
notion de « comme si ». L’enfant en vient à croire qu’il a pour tâche de faire
plaisir à son parent, car il n’y a qu’un avis, celui du parent, dont les besoins et
les désirs sont toujours primordiaux. Chez Alan, la peur d’aimer et d’être aimé
était générée par le fait que sa mère attendait de lui une réponse parfaitement
en harmonie avec ses propres désirs. Il ne pouvait donc pas avoir de pensées,
de désirs, de besoins, d’émotions ni d’identité sexuelle propre.
J’émets l’hypothèse que c’est l’expérience inconsciente du self en tant
qu’objet qui détermine et maintient ce genre d’état, à titre de défense contre la
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croyance inconsciente que le sentiment d’existence des parents dépend de la
soumission totale de l’enfant. Mais pourquoi un enfant participerait-il à l’obli-
tération de son propre agencement de soi ? Peut-être pour éviter de subir le
sort de Prométhée, avec des parents qui, tels des parasites, se nourriraient de sa
substance vitale. Des parents qui, incapables de puiser en eux-mêmes leur vita-
lité, absorberaient celle de leur enfant. Tout signe d’identité propre chez l’en-
fant – que ce soit sous forme de besoin affectif ou d’autonomie croissante –
sera en butte à une crise de jalousie du type de celle du supermarché, décrite
précédemment.

La tâche analytique
Le patient adulte apporte son vécu d’enfance qui se verra inversé au cours
du processus analytique. Il ne s’agit plus pour lui d’arriver à comprendre, mais
bien d’être compris par l’analyste, puis de se conformer à cette compréhension.
Les informations que fournit l’analyste ne sont pas vécues comme s’adressant à
un esprit indépendant, susceptible d’en faire usage pour ses propres besoins,
mais comme des instructions afin que lui, le patient, accède aux besoins de l’a-
nalyste. Le patient croit que l’analyste agit comme son parent, par la coercition
ou la manipulation, et qu’il fonctionne au niveau indexé. Ce qui débouche sur le
type d’inertie dont j’ai fait l’expérience avec Alan. Il ne s’autorisait tout simple-

42. P. Fonagy et al., op. cit. ; M. Rotmann, « The alienness of the unconscious : On Laplanche’s theory of
seduction », Journal of Analytical Psychology, 2002, 47, 2, p. 265-278.

80
ment pas à me demander quoi que ce soit ni à avoir besoin de moi en aucune
façon. Je lui ai souvent expliqué que pour lui, cela aurait entraîné le risque de
s’exposer à nouveau au pouvoir d’une mère dominante, ayant besoin de le con-
trôler, et qui l’humilierait s’il faisait montre de besoin, de désir ou d’amour.
Au cours de son analyse avec moi, il adoptera une neutralité terne, se rete-
nant de toute manifestation affective. Aucune intensité émotionnelle, si ce n’est
lors de brefs éclats de colère narcissique lorsqu’il se sent humilié par les autres
ou par les défaillances de son propre corps. Dans de telles situations, il se sent
remué, mais aussi en pleine confusion, comme si son esprit était embrumé, ce
que je comprends comme une forme de dissociation, un évitement défensif de
la portée émotionnelle de son expérience. Toute cette émotion reste secrète, de
même qu’elle l’était avec sa mère. Je pense qu’in petto, il devait triompher en
voyant combien peu de ce que je disais n’arrivait à percer son barrage émotion-
nel. La plupart du temps, il parvenait à me cacher tant son amour que sa haine.
Petit à petit, j’ai fini par comprendre que, dans l’analyse, une bonne partie de
son investissement émotionnel consistait à tenter d’empêcher – souvent avec
succès – tout impact émotionnel sur moi. Éveiller mon intérêt à son égard eût
été risquer que je ne devienne la mère dominante et intrusive, rongeant perpé-
tuellement l’intérieur de son esprit, ainsi que le faisait l’aigle avec Prométhée.
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Alan avait appris très tôt à éviter de donner à sa mère interne « nazie », quoi
que ce soit de lui dont elle puisse se nourrir. Dans l’analyse, il avait recréé cette
situation avec moi et il m’arrivait de ne plus savoir quelle attitude adopter vis-à-
vis de lui. Je me suis maintes fois retrouvée sans pensée ni sentiment propre à
son endroit, comme si j’étais devenue aussi neutre et indifférente que lui. Au fur
et à mesure que j’en devenais consciente, j’ai commencé à pointer les différentes
manières dont il semblait détourner mon attention de son monde intérieur.
Ainsi des nombreuses occasions où il semblait m’inviter à me joindre à ses criti-
ques d’autres personnes, un schéma qui reproduisait sa complicité avec les cri-
tiques acerbes de sa mère, afin de détourner de lui la négativité de cette dernière.
Résultat : il avait commencé à reconnaître sa terreur de se découvrir vulnérable.
Par exemple, il arrivait presque toujours dix minutes environ avant la séance et
restait assis dans sa voiture en bas de chez moi, à réfléchir à ce qu’il allait pou-
voir me raconter. Il disait avoir besoin de ne m’apporter que du matériel pré-
paré à l’avance, pour me le présenter de manière à en garder le contrôle. Lors-
qu’il apportait des rêves en séance, il les racontait et puis en donnait aussitôt sa
propre interprétation, devançant une quelconque intervention de ma part,
comme s’il avait peur que je devienne une mère nazie, pénétrante et intrusive,
m’appropriant et contrôlant sa production symbolique. Aussi aucun processus
symbolique ne pouvait-il prendre naissance entre nous. Il ne devait y avoir ni
relation ni conjunctio, afin qu’aucune expérience vivante ne survienne entre nous.
Sa crainte était que toute émotion ou pensée spontanée le mette à la merci
du sens que je pourrais en extraire. Pour quiconque croit inconsciemment que
81
l’analyste/parent ne peut tolérer aucune preuve de l’existence psychique indé-
pendante de l’autre, il y a un vrai risque que les interprétations de l’analyste
soient perçues comme de la coercition ou de la manipulation. Plus l’analyste
essaie de lui présenter des observations factuelles et objectives, plus le patient
se sentira annihilé par ce qu’il perçoit comme une injonction à devenir l’objet
que l’analyste semble décrire plutôt que le sujet que le patient a si désespéré-
ment besoin de faire exister.
Dans la théorie jungienne, c’est en activant l’ombre que l’on peut sortir de
cette impasse. Mais Alan avait appris très tôt à réprimer toute expression de
cette ombre. Le fait qu’il ait résisté à la pulsion de jeter un verre d’eau à sa mère
en est un exemple précoce. Au cours de l’analyse, son attitude consistait à évi-
ter tout conflit avec moi en niant mes interprétations par le biais de réactions
diverses, comme l’étonnement, l’incompréhension ou une sorte de tolérance
amusée face à ces drôles de choses que les analystes disent parfois. Au début,
sa tactique d’évitement de la séparation arrivait à me réduire à une posture de
silence analytique masochiste, en ce que je ne trouvais pas moyen de parler du
vide et de l’absence de la relation analytique. Mes tentatives d’offrir des inter-
prétations susceptibles de pénétrer son inertie étaient perçues comme coerci-
tives, comme si je l’obligeais à y répondre et à accepter qu’elles le changent.
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Il semblait impossible d’établir un dialogue dans lequel patient et analyste
auraient été des entités séparées, chacun ayant des opinions à lui, avec des
mots proposant des communications ouvertes que l’analyste présenterait pour
que l’esprit du patient en use à sa guise. Nous restions coincés à un niveau rela-
tionnel indexé dans lequel les communications d’Alan, tout comme les mien-
nes, étaient des actions de contrôle et de manipulation.
Pour sortir de cette situation, je devais comprendre à quel point je m’étais
identifiée à la projection de la mère nazie, projection qui faisait que toute tenta-
tive de pénétrer son système de défense fonctionnait comme une agression
sadique pouvant mettre à nu sa faiblesse et l’humilier, tout comme sa mère le
faisait avec des remarques du genre « Voici Mme Untel. Elle a un cancer ».
Quand j’ai véritablement pris conscience du réel pouvoir inhérent à cette pro-
jection, quand j’ai saisi à quel point je m’étais parfois sentie méprisante à
l’égard d’Alan, j’ai pu enfin parler de son expérience humiliante sans passage à
l’acte sadique.
Pour que l’analyse progresse, il fallait que l’expérience répétée d’une com-
munication symbolique en vienne à remplacer la communication indexée. Et
pour commencer, je devais accomplir ce travail au niveau de mon contre-
transfert, de mon identification inconsciente à la communication maternelle,
coercitive et indexée. Il fallait que je me sente libre de parler à partir de mon
propre self, sans avoir le sentiment de le torturer ou de l’envahir avec mes mots.
C’est à cette seule condition que nous pouvions envisager d’aborder sa peur
que, tel un parasite, je me nourrisse de sa propre substance vitale, dans un pro-
cessus où je le dévorerais à mes propres fins et le détruirais.
82
Conclusion
J’ai exploré dans cet article ce qui se passe lorsque le développement d’un
sentiment d’agencement de soi pleinement mature et réflexif se trouve inhibé,
et comment cela fait naître la peur de l’amour et des relations. J’ai indiqué que
l’on se trouvait confronté à ce type de problèmes quand les parents, craignant
le processus de séparation et d’individuation de leur enfant, ont besoin que ce
dernier reste leur propre miroir psychique. À mesure que l’enfant grandit, il en
vient à envisager toutes les relations comme potentiellement destructrices de
sa subjectivité, de même qu’il craint que son propre processus d’individuation
ne menace ses objets d’amour.
La peur latente de s’autoriser à exister en tant que sujet plutôt qu’en tant
qu’objet peut générer, en termes de schémas d’attachement, toute la gamme
des réactions liées à l’insécurité : l’évitement, l’ambivalence ou la désorganisa-
tion, ainsi qu’un grand nombre de problèmes cliniques. Un système inextri-
cable de défenses du self peut s’exprimer par une absence atone de relations, ou
encore par des cycles de tentatives effrénées de fusion avec l’analyste, aussitôt
suivis de violents essais de séparation, souvent alimentés par des épisodes
autodestructeurs sous forme d’abus d’alcool, de drogue ou d’automutilation. À
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travers cet exemple clinique particulier, j’ai essayé de montrer l’inhibition du
développement de l’agencement de soi sous-jacente à la peur de l’amour. Le
phénomène est ancré dans l’expérience du patient qu’une relation est toujours
coercitive, qu’une personne est toujours en train d’en contrôler et d’en domi-
ner directement une autre. Cette expérience a été maintenue par la prédomi-
nance d’une forme indexée de communication, dans laquelle les mots, contrô-
lant les actions, ne relèvent pas de la communication vraiment symbolique.
C’est pourquoi il est capital qu’en matière de travail analytique, l’analyste
exprime son ouverture à l’émergence de significations alternatives dans tout
échange entre lui et son patient, plutôt que d’essayer d’imposer sa vision des
intentions inconscientes de ce dernier. Sans quoi, l’impasse analytique est iné-
vitable. Le travail analytique dégénère alors en une bataille au cours de laquelle
chacun lutte pour sa survie, l’analyste pour la survie de sa fonction analytique,
et le patient pour son existence psychique même. De fait, chez l’analyste, le
sentiment contre-transférentiel que sa propre survie en tant qu’analyste est en
jeu doit l’alerter quant au fait que, pour le patient, l’analyste représente une
figure parentale exigeant un assujettissement total à ses propres besoins, de
même que l’annihilation de son agencement de soi.
La mise en acte d’une telle impasse peut sembler inévitable, du moins jus-
qu’à un certain point. Cependant, un analyste ouvert à l’exploration de signi-
fications symboliques multiples et prêt à appréhender le matériau du point
de vue du patient – plutôt que du sien propre –, est à même de permettre à celui-
ci de vivre une expérience nouvelle, susceptible de l’amener à renoncer peu à
peu à sa propre inertie défensive. La projection du parent dominant, dévorant,
83
peut alors s’estomper progressivement, à mesure que l’analyste manifeste
encore et encore sa propre fonction réflexive – la conscience de son patient
comme un être humain séparé, doté d’émotions et d’une psychologie propres.
L’expérience est peu à peu intériorisée, activant le processus « comparer et
opposer » de la fonction transcendante, qui permet au patient de commencer à
se référer à son propre esprit en tant qu’espace psychique symbolique séparé,
susceptible d’intégrer l’expérience consciente, le symbolisme inconscient et le
sentiment de son self.
Traduit de l’anglais par Isabelle El Guedj

BIBLIOGRAPHIE

C. G. Jung, « La fonction transcendante » (1916), L’Âme et le soi. Renaissance et


individuation, Paris, Albin Michel, 1990.
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R. Ledermann, « Regression and stagnation », Journal of Analytical Psychology,
1991, 36, 4, p. 483-504.
A. Schore, Affect Regulation and Disorders of the Self, New York - London,
W. W. Norton & Co., 2003.
J. Steiner, Psychic Retreats : Pathological Organization in Psychotic, Neurotic and Bor-
derline Patients, London, Routledge, 1993.

RÉSUMÉ : Cet article analyse la peur de l’amour et des relations développée par un enfant que ses
parents, incapables de supporter la séparation émotionnelle, tentent de maintenir dans un état d’assujet-
tissement total, alors même qu’il devrait depuis longtemps avoir entamé les processus de séparation et
d’individuation. L’enfant est alors un « soi-objet » pour ses parents qui dépendent, s’ils veulent mainte-
nir leur propre sentiment d’identité, des réactions de leur entourage, y compris de celles de leur enfant. À
travers le travail clinique avec un patient adulte dont l’histoire reflète pareil processus, c’est l’impact de
cette sollicitation de « parentalité inversée » sur le développement de l’enfant qui est exploré ici.

ABSTRACT : This paper explores the fear of love and relationship which develops when a child has
experienced parents who cannot tolerate emotional separation and so attempt to retain perfect contin-
gency whith their infant, long after the infant needs to begin to separate and individuate. The child is a
« self-object » for the parents, who depend on the responses of others, including their own child, to
maintain a sense of their own identity. The impact of this demand for « reverse parenting » on the
child’s development is explored and clinical work with an adult patient whose history reflects this pro-
cess is described.

Mots-clés : Agencement de soi – Communication indexée – Défenses – Dissociation – Fonction


réflexive – Individuation – Symbolisme – Soi.

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