2018-04-11 Intervent SG Les Pre-Requis Du Tribunal Numerique

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« LES PRE-REQUIS DU TRIBUNAL NUMERIQUE »

Stéphane Verclytte, Secrétaire général du ministère de la Justice français


Conférence internationale sur la Justice de Marrakech, 3 avril 2018

Mesdames et Messieurs les hautes autorités, chers collègues, permettez-moi


d’abord de remercier chaleureusement nos hôtes marocains de nous donner
l’occasion d’échanger, dans le cadre de cette conférence internationale d’une
remarquable ambition, sur l’un des aspects majeurs de l’évolution de la Justice.

La transformation numérique est en effet au cœur de cette évolution. Elle


est donc assez naturellement aussi au cœur de la réforme de la Justice engagée
en France par le Président de la République et le gouvernement. Notre ambition
– et elle est, je crois, largement partagée dans les pays rassemblés dans cette
salle – est de bâtir un véritable « service public numérique de la Justice », sur
la base d’une plateforme permettant :
‐ pour les justiciables, de saisir la Justice en ligne et de gérer en ligne les
échanges avec la juridiction ;
‐ pour les acteurs du système judiciaire, de travailler sur la base de dossiers
nativement numériques, avec des applications communicantes.

Cette démarche de transformation numérique repose sur 3 piliers :


‐ doter les juridictions d’outils performants : réseaux, équipements
individuels…
‐ renouveler entièrement les applications mises en œuvre par les
juridictions, en matière civile, pénale, d’aide juridictionnelle, d’aide aux
victimes…
‐ développer le soutien et l’accompagnement du changement nécessaires à
la mise en œuvre réussie de ces nouveaux outils et nouvelles pratiques.

Cette démarche s’appuie sur un effort sans précédent en France, dans le cadre de
la loi de programmation pour la Justice, qui sera débattue au printemps, et qui
consolidera les moyens de la Justice pour les 5 années à venir (2018-2022).

 
J’insisterai aujourd’hui sur les pré-requis de la Justice numérique, que
j’entendrai au sens des conditions de sa légitimité et de sa réussite, sous deux
angles :
‐ celui de la conduite du changement, associant étroitement toutes les
parties prenantes, car le développement d’une Justice numérique signifie,
au-delà de l’évolution des outils, une mutation profonde des métiers ;
‐ celui de l’impact du numérique sur la relation entre Justice et
justiciable et l’essence du travail juridictionnel, et aux moyens de
s’assurer qu’il reste au service d’une Justice irréductiblement humaine.

1. La numérisation des procédures : au-delà des outils, une


transformation des métiers et un enjeu de conduite du changement

1.1. La digitalisation exige de repenser les pratiques « métier »


 La numérisation des procédures ne doit pas décalquer les procédures papier ;
elle repose sur une logique de plateforme, permettant à chacun d’alimenter
et d’accéder, selon ses droits dans la procédure, à un « dossier
numérique partagé », profitant des possibilités offertes par les échanges
inter-applicatifs, facilitant la portabilité de l’information dans le respect des
droits de chacun.
 Nous concevons donc ensemble, dans le cadre de la loi de programmation
pour la Justice et de son articulation avec les projets Portalis ou Procédure
pénale numérique, la simplification des procédures, civiles ou pénales, et
les outils qui permettront de la rendre « nativement numérique », que ce
soit avec les professions du droit, ou avec d’autres acteurs de la procédure
(ex : police, gendarmerie et douanes pour la procédure pénale).
 A terme, nous en reparlerons, ces pratiques devront intégrer des outils
d’intelligence artificielle pour aider les justiciables ou le travail
juridictionnel.

1.2. La digitalisation implique donc une démarche de conduite du


changement complexe associant l’ensemble des parties prenantes

 
 Au stade de la conception / développement des applications, elle exige :
‐ un travail partenarial étroit entre administration, juridictions, et
professionnels du droit ; nous remodelons en ce moment dans cet esprit la
gouvernance de nos systèmes d’information.
‐ des capacités de développement agile, associant étroitement les
utilisateurs, pour concevoir et adapter en permanence les outils offerts.
‐ une exigence de sécurité, pour protéger la confidentialité des procédures, et
garantir l’authenticité et la notification sécurisée des décisions de Justice.

 Au stade du déploiement, la digitalisation implique, dans les juridictions,


une démarche de conduite du changement et d’appui aux utilisateurs :
‐ La numérisation est une nouvelle manière de travailler, à la
fois individuellement (car elle implique d’apprendre à travailler sur dossier
et documentation numériques, outils puissants mais nouveaux) et
collectivement (il convient d’organiser, structurer et encadrer les échanges
qu’elle facilite).
‐ Son succès suppose donc un investissement majeur :
o en matière de formation, initiale et continue, pour permettre aux
magistrats et aux agents de s’approprier les outils nouveaux ;
o en matière de conduite du changement, pour favoriser l’harmonisation
des pratiques professionnelles que requiert le déploiement
d’applications nationales communes à l’ensemble des juridictions.
 Au regard d’une pratique professionnelle très variée, la
transformation numérique appellera donc une discipline collective
et une mobilisation de tous les échelons.
‐ Son succès exige aussi la mise en place d’une chaîne du soutien capable
d’apporter une assistance continue et efficace, y compris en urgence.

1.3. Le processus de digitalisation doit favoriser l’accès à la Justice, en


veillant tout particulièrement aux publics éloignés du numérique

 
 Nous travaillons à un service public numérique de la Justice nativement
“accueillant” (« user friendly by design »), qui doit comprendre :
‐ une assistance en ligne, répondant aux exigences de l’usager numérique
‐ des outils de saisine « intelligents » voire interactifs (chatbots, assistance par
intelligence artificielle…) : nous travaillons à des applications qui guident le
justiciable, lui épargnent les questions de compétence, et facilitent la
constitution de dossiers complets et structurés et donc, in fine, le travail des
greffiers et magistrats) ;
‐ une attention aux justiciables les plus fragiles (ex : dématérialisation de la
gestion des demandes d’aide juridictionnelle, système d’information pour les
victimes d’attentats ou de catastrophes…) ;
‐ une capacité de dialogue entre applications différentes, au sein de la sphère
publique, mais aussi le cas échéant avec des services offerts en dehors de la
sphère publique, s’ils offrent les garanties nécessaires.
Le numérique doit aussi permettre de mieux cerner besoins et attentes des
justiciables, en facilitant leur expression, en analysant leurs démarches.

 Nous garantirons l’accès à la Justice des publics éloignés du


numérique :
‐ en mobilisant les acteurs de l’accès au droit (greffes ; points d’accès au
droit ; associations…), pour qui l’accès numérique sera un atout ;
‐ en modulant le caractère obligatoire de la procédure numérique en fonction
des capacités numériques de chacun, en distinguant les professionnels
(administrations, entreprises, professions du droit…) et les particuliers.

2. Pour réussir, la Justice numérique doit rester humaine avant tout

La perspective d’une « Justice numérique » suscite des craintes : crainte que les
échanges électroniques se substituent aux échanges en face à face (la Justice
sans audiences), ou crainte que les outils d’intelligence artificielle se substituent
au travail des juges (la Justice prédictive…), par exemple. Il faut répondre à ces
inquiétudes, sans se priver d’outils intéressants, mais en réaffirmant des

 
exigences fondamentales, que ce soit en matière d’échanges entre acteurs du
procès, de travail juridictionnel, ou d’open data et d’intelligence artificielle.

2.1. Entre acteurs du procès, la numérisation est un outil de facilitation,


à condition de préserver des garanties essentielles

 Facilitant les échanges et l’accès à l’information, le numérique favorise le


développement des modes alternatifs de règlement des litiges (médiation,
conciliation, arbitrage) ; mais pour asseoir la confiance légitime, la
fourniture de ces services doit être assortie de garanties d’impartialité et de
qualité, tel que le dispositif de certification volontaire prévu dans le projet de
loi de programmation pour la Justice.

 Devant les juridictions, le numérique facilitera la saisine et la mise en état


des dossiers, permettant aux acteurs de concentrer le débat sur l’essentiel :
‐ modalités de saisine facilitées (procédure simplifiée, outils
interactifs) ;
‐ mise en état numérique ; la facilitation de l’accès au dossier pourrait
poser la question des droits différenciés entre les justiciables et leurs
représentants, compte tenu du principe de confidentialité des échanges
entre ces derniers.

 Le numérique pourrait offrir de nouvelles modalités d’échanges à


l’audience, mais ne conduira pas à la disparition de celle-ci :
‐ Le numérique affectera d’abord ce qui relève de la procédure écrite,
mais aura aussi à terme un impact sur ce qui relève de l’oral (procès-
verbal d’audition, enregistrement des audiences…) ; il faudra prendre
garde aux risques du « verbatim » sur la dialectique des échanges.
‐ La visio-conférence permet de limiter les déplacements et donc les
contraintes imposées aux justiciables, mais il faudra veiller à la qualité
des échanges et aux droits de la défense. La question de la localisation
physique de l’avocat, à l’audience ou auprès de son client, peut
notamment être posée.

 
‐ La meilleure qualité des échanges peut faciliter le constat qu’une
audience n’est pas nécessaire ; mais ce constat, sous la responsabilité
du juge, n’est pas la conséquence du numérique : c’est, au regard de la
teneur du dossier et de l’utilité réelle d’une audience pour éclairer le
juge, le choix par ce dernier d’un calibrage des moyens proportionné
aux exigences d’une bonne Justice.

2.2. Le numérique doit rester un simple appui au travail juridictionnel :

 On mesure aisément l’appui que peut fournir le numérique :


‐ pour construire les décisions (modèles, intégration automatique de
données structurées…) ;
‐ pour nourrir la réflexion (bases de données, outils d’exploitation…) ;
‐ pour enrichir le débat collégial (partage d’analyses et de
documentation) ;
… mais il est plus difficile d’imaginer un « délibéré électronique ».

 Ces outils, en effet, doivent demeurer des appuis, sans jamais se substituer
à la prééminence et à l’indépendance de l’intervention du juge lui-
même :
‐ ils fournissent des canevas, des référentiels, mais ne sauraient
remplacer l’application souveraine, par le juge, de la règle de droit aux
circonstances de fait dont il est saisi ;
‐ a fortiori, quelle que soit la puissance d’un algorithme, il est hors de
question, à nos yeux, qu’il se substitue au(x) juge(s).
Le juge sera cependant nécessairement confronté à l’usage de l’open data et des
algorithmes par d’autres acteurs du procès, et doit donc s’y préparer.

2.3. Les enjeux de l’open data et de l’intelligence artificielle (IA)

 La loi sur la République numérique de décembre 2016 nous engage


résolument sur la voie de l’open data : pour des données administratives et

 
statistiques qui concerneront aussi l’activité du ministère de la Justice et des
juridictions, mais aussi pour les décisions de Justice elles-mêmes.
 Cela représente d’une part un défi technique :
‐ il va falloir mettre à disposition, très probablement sous le contrôle des
cours suprêmes, un volume de décisions sans précédent, selon des
standards ouverts
‐ il faudra s’assurer du respect de la vie privée et prévenir les risques de
ré-identification des acteurs et des parties
‐ cela peut avoir un effet sur la construction même des décisions
(intégration de métadonnées…) et sur la conception des sites publics
(référencement, classement ou hiérarchisation des décisions mises en
ligne…)
 D’autre part, et peut-être surtout, l’open data, favorisant une meilleure
diffusion et analyse des décisions, accroît l’exigence d’harmonisation de la
jurisprudence et du droit. Le débat sur la « discipline
jurisprudentielle » est certes épineux, mais n’est-il pas normal, si l’on se
place du point de vue du justiciable et de l’Etat de droit, que la règle de droit
soit partout interprétée de la même manière ?
 L’intelligence artificielle est porteuse de potentialités considérables :
‐ saisine en langage « ordinaire » accessible aux non spécialistes ;
‐ aide à la structuration du dossier, identification des points de
divergence, enrichissement d’éléments de référence pertinents ;
‐ aide à la réflexion juridique plus globalement ;
‐ aide à l’évaluation des besoins et de l’efficacité des politiques
publiques dans le champ juridique et juridictionnel.
La puissance publique doit donc se doter des outils qui permettront aux juges et
à l’administration de la Justice de mettre à profit ces potentialités (capacités
propres, articulation avec les legal tech) ; ici aussi, l’ampleur du défi impose une
approche partenariale impliquant l’ensemble des acteurs concernés (ministère,
autorité judiciaire…)

 Mais l’intelligence artificielle doit rester un outil d’aide à l’accès à la Justice


et à la décision ; il en découle, que ce soit dans le cadre de modes alternatifs

 
de règlement des différends ou dans le cadre du travail juridictionnel, une
exigence : le recours aux algorithmes doit être transparent et non exclusif :
‐ transparent : le recours à un algorithme doit être connu des acteurs de
la procédure, et la qualité de cet algorithme doit être vérifiable ;
‐ non exclusif : il faut exclure tout automatisme intégral dans le
traitement d’un dossier, et écarter la perspective d’une « Justice
prédictive ».

La pratique juridictionnelle est encore loin, aujourd’hui, de recourir aux


algorithmes. Mais nous y serons confrontés, et nous devons donc y réfléchir dès
à présent.

J’espère que les éléments qui précèdent nous aideront à en débattre.

Je vous remercie.

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