Annales-Algériennes Pellissier

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ANNALES

ALGÉRIENNES,
PAR

E. PELLISSIER,
CAPITAINE D’ÉTAT-MAJOR, CHEF DU BUREAU DES ARABES À ALGER
EN 1833 ET 1834

La fondation d’une colonie demande


plus de sagesse que de dépenses.
RAYNAL.

Tome premier.
PARIS,
ANSELIN ET GAULTIER — LAGUIONIE,
LIBRAIRES POUR L’ART MILITAIRE,
Rue Dauphine, n° 36, dans le Passage Dauphine.

ALGER,
CHEZ PHILIPPE, LIBRAIRE.

MARSEILLE,
CHEZ CAMONI, LIBRAIRE.

1836
Livre numérisé en mode texte par :
Alain Spenatto.
1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.

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AVANT-PROPOS.

Lorsque je calculai pour la première fois l’éten-


due de la tâche que je voulais m’imposer par la pu-
blication des Annales Algériennes, il me parut que
les ménagements que semblait exiger de moi une po-
sition de dépendance et d’infériorité, devaient prodi-
gieusement augmenter les difficultés de l’entreprise.
Alors, je fis choix de quelques sujets où le blâme
public s’est attaché, avec le plus de justice, aux actes
de l’administration Algérienne, et je m’efforçai de
les traiter avec le plus de modération possible, sans
cependant dénaturer le caractère des faits. Je laissai
ces compositions de côté pendant quelque temps, et je
les relus ensuite, en m’isolant de ma qualité d’auteur.
Je ne fus point satisfait de l’impression qu’elles pro-
duisirent sur moi. C’était quelque chose de dénué de
vie et de couleur, qui n’était pas, il est vrai, le langage
de la flatterie, mais qui n’était pas non plus celui de
la vérité. Je jetai au feu les pages que j’avais écrites,
IV AVANT-PROPOS

et je recommençai sur nouveaux frais. Cette fois, je


me proposai de ne rien atténuer dans l’appréciation
des faits, mais tout en leur laissant leur crudité pri-
mitive, de disposer ma rédaction de manière à re-
jeter sur les circonstances des fautes que je sentais
bien appartenir aux personnes. Je fis aussi un choix
de sujets qui pouvaient se prêter à la louange, et je
les traitai de façon à rendre celle-ci aussi complète
qu’on pourrait le désirer, espérant détruire par l’élo-
ge les ressentiments excités par le blâme. A l’exa-
men, je ne fus pas plus content de cette manière de
procéder que de l’autre. Elle rendait la narration em-
barrassée et pesante, et surtout elle me parut avoir
peu de dignité. Désespérant alors de concilier mes
intérêts et ceux de la vérité, dans une circonstance
ou rien ne m’obligeait d’écrire, je renonçai pendant
quelque temps à mon projet.
Mais par une organisation que je ne me suis pas
faite, j’éprouve le besoin de publier mes convictions.
Notre présence en Afrique se rattache, d’après mes
idées, à des combinaisons de l’ordre le plus élevé pour
l’avenir des peuples, et la palingénésie sociale. J’y
vois un pas de plus vers cette grande fusion de l’Orient
et de l’Occident que tout annonce, que tout prépare,
et d’où doit jaillir, comme au temps du Christ et de
Mahomet, un nouvel éclat de lumière, et une nouvelle
transformation de la société des hommes. Voyant les
AVANT-PROPOS V

choses de ce point élevé, c’est pour moi un besoin


presque religieux, de m’occuper d’un pays où les
deux plus grandes fractions de la société actuelle,
mises sans cesse en contact, doivent tendre à se rap-
procher ; c’est pour moi un besoin de combattre les
préjugés qui, comme des corps inertes, sont jetés par
l’ignorance entre ces deux puissantes masses ; c’est
pour moi un besoin de dire les fautes qui furent com-
mises, et celles qu’il faut éviter; de montrer à ceux
qui acceptent le gouvernement de l’Afrique la gran-
deur, la sainteté de leur mission, et d’être enfin sans
ménagement pour ceux qui se joueraient des hom-
mes au point de ne voir, dans ces fonctions élevées,
qu’un moyen de satisfaire leurs intérêts privés.
J’ai donc repris la rédaction de mes Annales,
parce que je les crois utiles, renonçant à tout vain
ménagement, à toute puérile précaution oratoire, dé-
cidé, en un mot, à dire la vérité comme je la sens
et la vois, sans m’assigner d’autres bornes que cel-
les qu’imposent à un écrivain qui se respecte, et les
convenances de la langue dans laquelle il écrit, et
les habitudes d’urbanité du peuple à qui il s’adresse.
Ma franchise, résultat non de la malveillance, mais
de la conviction, me sera pardonnée par des hommes
désintéressés dans la question, et, je l’espère aussi,
par quelques-uns de ceux qu’elle pourra blesser un
instant.
VI AVANT-PROPOS

Je dois citer à cette occasion un trait qui honore


le général Munck d’Uzer. Cet officier général avait
écrit un rapport très honorable pour un de ses infé-
rieurs. Quelques personnes qui avaient intérêt à dé-
truire l’effet de ce rapport, prouvèrent au général que
l’officier qu’il jugeait si favorablement, avait criti-
qué avec amertume les actes de son administration,
et qu’il n’avait pas même épargné sa personne. M.
d’Uzer répondit dans ce sens : Ou cet officier a tort,
ou il a raison. S’il a raison, je n’ai autre chose à faire
qu’à profiter de sa critique ; s’il a tort, je ne dois pas
être injuste envers lui, parce qu’il l’a été envers moi.
Cette réponse était d’autant plus généreuse, que le
général d’Uzer aurait eu quelques raisons pour se
contenter de dire comme un autre personnage qui se
trouvait dans le même cas ; que voulez-vous ? il est
possible que nous nous trompions tous les deux.
Au reste, les désagréments personnels que peut
m’attirer mon amour de la vérité ne sont pas d’une
espèce fort alarmante; ils ne peuvent que retarder
mon avancement dans une carrière où je n’aperçois
plus un avenir bien brillant. Un grade de plus ne me
procurerait qu’une très faible et très passagère sa-
tisfaction morale, et je saurai, je l’espère, suppléer,
par la modération de mes désirs, à la faible augmen-
tation de bien-être physique qui en résulterait pour
moi.
AVANT-PROPOS VII

Que cette espèce de déclaration d’indifféren-


ce pour des intérêts que l’on regarde généralement
comme assez majeurs, ne fasse pas croire que mon
intention est de verser le blâme sur tous les actes
de l’administration française à Alger. Ce serait un
odieux système de dénigrement qui est bien loin de
ma pensée. Je dirai le bien comme le mal, et ce ne
sera pas ma faute si la balance penche plus souvent
vers le dernier.
Au reste, les hommes qui ont gouverné Alger
depuis cinq ans, ne sont pas seuls coupables de la
fausse direction donnée jusqu’ici aux affaires de la
Régence. Le gouvernement français, et les particu-
liers venus d’Europe pour exploiter la position, y ont
contribué pour une part assez large.
Le gouvernement français, condamné, comme
tous les gouvernements d’une période de transforma-
tion, à négliger les soins réclamés par les masses, pour
s’occuper exclusivement du maintien de son exis-
tence vis-à-vis les puissances de l’Europe, et contre
les divers partis qui s’agitaient dans l’intérieur, a été
complètement indifférent aux affaires de la Régence
d’Alger. Il en a même été gêné et embarrassé, n’aper-
cevant pas qu’il y avait là pour lui une source de puis-
sance et de crédit, si, d’accord avec le vœu national,
il eût pris vivement à cœur la question d’Afrique.
Dès lors, il n’a pu comprendre l’avenir de ce pays :
VIII AVANT-PROPOS

au lieu de voir dans les Africains un peuple à gou-


verner, il n’y a vu que des ennemis à combattre, des
lâches à corrompre, ou des traîtres à acheter ; et il
n’a même su ni combattre, ni corrompre, ni acheter
à propos. Toujours occupé d’aligner des chiffres, et
de calculer par avoir et devoir ce que lui rapportait
et lui coûtait le pays en francs et centimes, il s’est
demandé chaque année s’il le garderait ou s’il l’éva-
cuerait. Et, par gouvernement, j’entends non seule-
ment les ministres, mais encore les Chambres. Par
suite de cette incertitude, les affaires de la Régence
ont été abandonnées au hasard ou à l’intrigue : on
s’est négligé sur les personnes et sur les choses, et
l’on a péché même dans les plus simples disposi-
tions administratives.
Les particuliers venant d’Europe auraient pu être
de fort bons éléments de colonisation, s’ils avaient
été bien dirigés; mais les voies n’étant préparées à
aucune industrie utile à l’avenir du pays, beaucoup
d’entre eux ont pris des habitudes nuisibles au pro-
grès. Ils ont ensuite, pour la plupart, des préventions
injustes et passionnées contre les naturels. Le système
d’extermination, s’il était possible, trouverait chez
eux d’assez nombreux partisans, et ils excitent trop
souvent l’autorité à des actes de violence. Ils ont por-
té en Afrique des idées trop exclusives sur les droits
de la propriété foncière, qui n’y est pas constituée
AVANT-PROPOS IX

comme en Europe, et leurs prétentions, toujours ap-


puyées par la force, aussitôt qu’ils peuvent en dispo-
ser, ont déjà fait naître sur quelques points de justes
réclamations de la part des tribus voisines.
Puisque je suis décidé à ne passer sous silence
aucune faute de l’administration, on doit bien penser
que je ne dissimulerai pas non plus dans le cours de
cet ouvrage les torts des particuliers; mais je n’en-
treprendrais pas cette pénible tâche, si je ne conser-
vais l’espoir de contribuer à la cessation des abus,
en montrant les inconvénients qui en sont la suite. Je
travaillerai à affaiblir les préventions de race, en pei-
gnant les indigènes tels qu’ils sont, c’est-à-dire com-
me nous, ni tout à fait bons, ni tout à fait mauvais. Je
démontrerai l’injustice de ces sentences prétentieu-
ses adoptées par la paresse de l’esprit pour caracté-
riser toute une race d’hommes, par la désobligeante
combinaison de quelques épithètes injurieuses. Je
ferai voir que si nous pouvons offrir aux Arabes les
connaissances que nous devons à la civilisation, ils
peuvent nous communiquer en échange les passions
fortes et l’énergie qui commencent à nous manquer;
qu’une fusion entre eux et nous n’est pas impossi-
ble ; que nous pouvons y arriver par une concession
réciproque de préjugés, concession dont nous devons
prendre l’initiative, comme étant les plus avancés
en raisonnement. Enfin, j’indiquerai dans le lointain
X AVANT-PROPOS

le point brillant vers lequel doivent tendre tous nos


efforts, ce phare des nouvelles espérances, cette étoile
du nouveau Messie qu’attend le monde, et qui naîtra
du mariage mystique de l’Orient et de l’Occident.
Que les lecteurs positifs qui liront ces lignes
n’aillent pas croire, toutefois, que je vais me perdre
dans des abstractions. Bien que dans ma pensée, les
doctrines qui offrent un aliment à la vertu, un avenir
à l’humanité, et un mobile à la vraie gloire, aient
quelque chose de beaucoup plus positif, de beaucoup
plus réel, que les maigres raisonnements flanqués de
règles de trois et de société, opposés par certaines
gens aux entreprises les plus grandes et les plus gé-
néreuses ; bien que je sois convaincu qu’en définitif,
ce sont ces vigoureuses croyances qui font les affai-
res de ce monde, et non les discours des hommes de
chiffres ; je ne m’en suis pas moins occupé de tous
les intérêts matériels qui entrent comme éléments
dans tous les autres. J’ai traité cette partie avec soin,
et d’une manière aussi complète que possible, soit
par mes souvenirs, soit par les documents authenti-
ques que ma position auprès d’un général en chef me
permettait de demander à tous les chefs de service,
soit enfin par des recherches consciencieuses faites
auprès des colons et des négociants.
Quant aux faits politiques et militaires, il en est
beaucoup où j’ai été acteur, ou pour le moins spectateur.
AVANT-PROPOS XI

Les autres m’ont été si souvent racontés, et par tant de


personnes diverses, que je ne puis guère me tromper
dans la manière dont je les présente. Outre cela, j’ai
lu tous les rapports et la correspondance officielle où
ils sont consignés. Quoique j’aie fait la campagne de
1830, je ne me suis pas reposé, pour l’écrire, sur mes
seuls souvenirs. J’ai eu recours aux tablettes d’une
foule d’officiers qui y ont pris part comme moi. Je
dois beaucoup à celles de M. de Montcarville, alors
chef d’escadron à l’état-major général, et à celles
de M. de Maussion, capitaine, chargé de l’histori-
que de la campagne. Je dois à ce dernier officier la
communication du journal de siège, rédigé avec un
vrai mérite de style et une grande connaissance des
événements, par les officiers du génie. Le Journal
de l’Artillerie m’a aussi été fort utile. J’ai également
consulté l’ouvrage publié par le général Després.
Mes fréquentes communications avec les Ara-
bes, les voyages que j’ai faits chez eux, m’ont mis
en position de parler, avec connaissance de cause,
des événements qui ont eu lieu dans les tribus, et
de présenter de cette manière un tableau complet.
Je me suis mis en rapport pour les affaires de Bône,
d’Oran et de Bougie, avec les personnes qui devai-
ent le mieux les connaître.
J’ai comparé les renseignements obtenus par
cette voie avec les documents officiels, les contrôlant
XII AVANT-PROPOS

les uns par les autres, et faisant la part de l’influence


que la position personnelle pouvait exercer sur l’ap-
préciation des faits. Enfin, je n’ai rien négligé de ce
qui pouvait me conduire à la vérité.
J’ai divisé chaque volume de mon ouvrage en
deux parties. La première est consacrée à la narra-
tion, et aux explications indispensables à l’intelli-
gence, soit des faits, soit des questions politiques,
militaires et administratives qui s’y rattachent. Je
ne donne ces explications que lorsque le récit m’y
conduit. J’en agis de même pour les descriptions de
lieux et de mœurs, voulant éviter par là d’isoler ces
sortes de digressions des sujets qui les rendent né-
cessaires, et qui peuvent en dissimuler la longueur
et en augmenter l’intérêt. J’ai souvent remarqué que
rien n’est plus fatigant que l’obligation de se char-
ger la mémoire, dès le commencement de la lectu-
re d’un ouvrage, d’une foule de détails dont rien ne
démontre encore l’opportunité. C’est une peine que
j’ai voulu éviter au lecteur. Ainsi je me suis borné
dans le premier livre à faire connaître succinctement
l’ensemble de la Régence, et le gouvernement Turc
au moment où la France s’armait contre lui. Je fais
ensuite dans le reste de l’ouvrage, et à mesure que le
sujet m’y amène, la description détaillée de chaque
province, et j’offre au lecteur le tableau de sa situa-
tion politique et sociale.
AVANT-PROPOS XIII

La seconde partie comprend une série de consi-


dérations et de notices qui n’auraient pu entrer dans
la première sans couper tout à fait le fil de la narra-
tion. Je m’y hasarde quelquefois à donner mes pro-
pres théories sur la manière de gouverner l’Afrique.
Cependant cette partie n’est point purement spécula-
tive, car elle contient un grand nombre de documents
positifs sur les hommes, les lieux et les choses.
Une trentaine d’ouvrages ont déjà paru sur Alger,
mais aucun d’eux ne présente un ensemble complet.
Celui que je publie aura du moins ce dernier avan-
tage. Le premier volume comprendra les administra-
tions des généraux Bourmont, Clauzel et Berthezène
; le deuxième, celles des généraux Rovigo, Voirol et
d’Erlon. Le cadre que je me suis tracé, me permettra
de rectifier dans un volume les erreurs involontaires
qui se seraient glissées dans un autre : car si l’ouvra-
ge est goûté du public, une livraison paraîtra chaque
année. Je réclamerai, pour la composition de cette
revue, le concours de tous les hommes éclairés qui
s’intéressent au pays.
XIV AVANT-PROPOS

L’ouvrage a été mis sous presse au commence-


ment de novembre 1835 ; l’expédition de Masca-
ra, n’ayant eu lieu que postérieurement, il ne peut
être question, dans ce volume, que de ce qui se pas-
sait en Afrique avant le retour à Alger du maréchal
Clauzel.
ANNALES ALGÉRIENNES

PREMIÈRE PARTIE.

LIVRE I.
Aperçu géographique, historique et politique sur
la régence d’Alger, — Cause de la guerre de la France
contre Alger. — Blocus. — Préparatifs de l’expédition.
— Départ de l’armée d’expédition.

La partie de la Barbarie connue sous le nom de ré-


gence d’Alger occupe, au nord de l’Afrique, une lon-
gueur de côte d’environ deux cents lieues communes,
depuis Trount à l’ouest, jusqu’auprès de Tabarka à l’est.
La largeur, du nord au midi, en est assez indéterminée ;
les géographes la poussent jusqu’au grand désert, quoi-
que toute cette étendue de pays ne reconnût pas la domi-
nation des Deys d’Alger.
Cette contrée est sillonnée d’occident en orient par
les monts Atlas, composés de plusieurs chaînes parallèles,
séparées par de profondes vallées, et quelquefois réunies
par des chaînons intermédiaires. La plus septentrionale
de ces chaînes, est ce que nous appelons le petit Atlas.
Elle est peu éloignée de la mer, dont elle se rapproche
2 PREMIÈRE PARTIE

même assez sur plusieurs points pour faire disparaître en-


tièrement la zone de plaine, qui partout ailleurs l’en sépa-
re. Au midi des monts Atlas on trouve, avant d’arriver au
désert, une autre zone de plaine beaucoup plus large que la
première, et que nous connaissons en Europe sous le nom
de Belad el Djerid, ou pays des Dattes; en arabe pays des
Palmes. Enfin, les vallées des diverses chaînes de l’Atlas
s’élargissent souvent de manière à former de véritables
plaines, dont quelques-unes sont très considérables.
Pour peu que l’on soit familiarisé avec les observa-
tions géologiques, on conclura facilement de cette courte
description de la charpente du pays Algérien
1° Qu’il doit être arrosé par beaucoup de petits cours
d’eau, mais qu’il n’y a pas de rivière considérable ;
2° Que le sol des vallées et des plaines, encadrées
de montagnes, doit être fertile ; mais que les eaux, par
suite de la direction des crêtes, n’ayant pas toujours un
cours libre vers la mer, doivent former çà et là des lacs et
des marais ;
3° Que les montagnes n’ayant point leurs bases ba-
layées par de forts cours d’eau, doivent conserver leur hu-
mus végétal, et être par conséquent verdoyantes et boisées;
4° Qu’il résulte de la combinaison de la nature ac-
cidentée du pays avec sa latitude moyenne, qui est de
36° N., que la température doit en être variée, mais en
général douce et tempérée, d’où doit résulter une grande
diversité de productions.
Toutes ces conséquences géologiques sont confirmées
par l’observation pratique. Le pays Algérien est en effet
d’une grande fertilité, susceptible d’une grande variété
LIVRE I. 3

de produits, et d’un immense développement agricole : il est


bien arrosé, mais il n’a point de rivière navigable. Cette ab-
sence de moyens de navigation intérieure, sera toujours un
obstacle à ce que le pays jouisse pleinement de tous les avan-
tages dont la nature lui a donné le germe ; il se trouve en cela,
dans la même position à peu près que l’Espagne, à laquelle
il est bien supérieur par la beauté ci la fertilité de son sol.
Si des observations géologiques, nous passons
maintenant à des observations politiques et stratégiques,
l’inspection de cette même charpente nous conduira aux
conséquences suivantes
1° La direction des crêtes étant parallèle à la mer
qui est le point de départ des Français, toutes les chaînes
de l’Atlas sont autant de remparts que ceux-ci seraient
obligés de franchir, et qu’ils ne pourraient tourner, pour
porter leurs armes dans l’intérieur ;
2° L’absence de grandes rivières les prive de bonnes li-
gues d’opération pour une conquête générale et simultanée.
Mais ces obstacles n’en sont que pour la force des
armes, la violence de la conquête : ils peuvent être sur-
montés par la sagesse et la politique. Car on voit tout
d’abord, que si la configuration du pays s’oppose à ce
que nous pénétrions facilement chez les Indigènes, au
lieu d’aller à eux, nous devons les attirer à nous, et en-
suite aller chez eux avec eux et par eux. Voilà où nous
conduit l’appréciation exacte d’un simple fait géologi-
que, abstraction faite du génie des peuples qui habitent
le sol soumis à nos observations.
L’expérience vient encore ici à l’appui des consé-
quences théoriques ; car elle nous démontre, depuis quatre
4 PREMIÈRE PARTIE

quatre ans, que nous ne ferons rien de durable sans la


coopération des Indigènes.
Ces peuples appartiennent à des races diverses d’ori-
gine et de langage. La plus répandue est la race Arabe qui,
dans le 7e siècle de notre ère, fit la conquête de ce beau
pays, sur les faibles empereurs d’Orient. Elle occupe les
plaines, et plus les lieux qu’elle habite sont éloignés de
la mer, plus elle conserve avec pureté son type originel.
Les Arabes que l’on rencontre entre la mer et la premiè-
re chaîne de l’Atlas ont des demeures fixes, ou pour le
moins un territoire déterminé. Ceux des plaines qu’en-
lacent les ramifications de l’Atlas, sont plus enclins à la
vie nomade, qui est l’existence ordinaire des Arabes du
Sahara. Ces derniers, libres, fiers et indépendants, n’ont
jamais courbé la tête sous un joug étranger ; ils ont pu
être les alliés, mais non les sujets des Turcs. Les autres,
au contraire, étaient soumis au gouvernement du Dey
d’Alger, et reconnaissaient l’autorité de Kaïds turcs qui
leur étaient imposés. Mais il ne faut pas croire cepen-
dant que le despotisme oriental pesât sur eux de tout son
poids. Les Turcs avaient de grands ménagements pour
ces peuples. Il est vrai que de temps à autres, lorsque le
gouvernement avait trop à se plaindre d’une tribu, une
expédition de guerre était dirigée contre elle, et que le
châtiment était alors prompt et terrible; mais dans les
rapports ordinaires et journaliers, le joug se faisait peu
sentir. Cependant les peuplades les plus rapprochées des
villes qui étaient naturellement les centres d’action des
Turcs, avaient bien quelques avanies à supporter.
Après lesArabes, viennent les Kbaïles que l’on regarde,
LIVRE I. 5

en général, comme les descendants des anciens Numides.


Pour moi, je ne pense pas qu’on doive leur donner cette seu-
le origine. Je suis disposé à les considérer comme le résidu
et le mélange de toutes les races qui ont successivement ré-
sisté aux invasions Punique, Romaine, Vandale, Grecque et
Arabe. Leur organisation physique se prête à cette supposi-
tion, car ils n’ont pas de type bien déterminé. Les traits ca-
ractéristiques des races du midi s’y trouvent à côté de ceux
des races du nord. Il existe même une tribu Kbaïle qui par
tradition a conservé le souvenir d’une origine européenne.
Le nom de Berbers, que dans plusieurs ouvrages on
donne aux Kbaïles, n’est point connu dans la régence
d’Alger. Il n’est employé que dans la partie de la Barba-
rie qui touche à l’Égypte.
Les Kbaïles habitent les montagnes, où ils jouissent de
la plus grande somme de liberté qu’il soit donné à l’homme
de posséder. Ils sont laborieux et adroits, braves et indomp-
tables, mais point envahissants. Ce que je dis ici des Kbaïles
s’applique plus particulièrement à ceux des montagnes de
Bougie, où les chaînes de l’Atlas, plus rapprochées et plus
épaisses, ont offert un asile plus sûr aux restes des ancien-
nes populations. C’est là qu’ils forment véritablement une
nation que ni les Arabes ni les Turcs n’ont pu entamer.
Ailleurs ils ne présentent que des agglomérations d’indivi-
dus, tantôt soumis tantôt rebelles à la race dominante.
On donne en général la dénomination de Maures
aux habitants des villes. Les Maures ont été les premiers
habitants connus de la partie occidentale de la Barbarie.
Quelques auteurs croient que leur origine, qui se perd du
reste dans la nuit des temps, remonte aux Arabes. On sait
6 PREMIÈRE PARTIE

que dans les siècles les plus reculés, ceux-ci envahirent


l’Égypte, et l’occupèrent en maîtres fort longtemps. Il est
possible que de là, de nombreux émigrants de cette nation
soient venus s’établir dans cette contrée que les Romains
ont appelée Mauritanie. Lorsque les Arabes de la généra-
tion du grand Mohammed vinrent, deux ou trois mille ans
après, conquérir ce même pays, ils s’établirent peu dans
les villes d’où leurs mœurs les éloignaient ; les Maures, au
contraire, s’y concentrèrent, par cela même qu’ils ne devai-
ent pas y trouver les Arabes; et de là, sans doute, l’habitude
de donner le nom de Maures à tous les habitants des villes,
quoiqu’à la longue bien des familles Arabes se soient mê-
lées à eux. Malgré ces fusions partielles, les purs Arabes re-
gardent encore avec dédain les Maures habitants des villes,
et les mettent dans leur estime très peu au-dessus des Juifs.
Ces derniers sont très répandus dans la Régence,
mais dans les villes seulement. Leur existence est là ce
qu’elle est partout.
Les Turcs s’établirent à Alger dans le 16e siècle;
voici à quelle occasion : lorsque le vaste empire des Ca-
lifes commença à se désorganiser, l’Espagne et l’Afri-
que s’en séparèrent successivement. Dans cette dernière
contrée, la domination arabe se fractionnant encore, deux
nouveaux Empires se formèrent l’un à Fez et l’autre en
Égypte, laissant entre eux un vaste espace où surgirent
de petits États indépendants. C’est ainsi que dans un
vieil édifice, une poutre rongée par le temps venant à se
briser, les deux extrémités restent scellées dans le mur,
et le milieu tombe en éclats. Alger forma un de ces pe-
tits États, où il parait que quelques princes sages firent
LIVRE I. 7

fleurir l’industrie et l’agriculture, en ouvrant un asile aux


Musulmans que les conquêtes des Chrétiens chassaient
d’Espagne. Mais après l’entière destruction de la puis-
sance Arabe en Espagne, les Espagnols poursuivirent
jusqu’en Afrique les restes de leurs anciens conquérants.
Ils s’emparèrent d’Oran, de Bougie et d’autres places,
et vinrent s’établir sur un rocher situé en mer en face
d’Alger. L’Émir de cette ville, fatigué de cet importun
voisinage, appela à son secours le fameux renégat Ha-
rouj Barberousse. Mais un allié trop puissant est souvent
pire qu’un ennemi déclaré ; l’Émir mourut empoisonné,
et Barberousse s’empara du pouvoir. Après sa mort, son
frère Khair-Eddin fut nommé Pacha d’Alger par la Porte
Ottomane, et ce pays fit dès lors partie du vaste empire
des Turcs ; mais Khair-Eddin, quoique satrape du Sultan
de Constantinople, fut de fait le fondateur d’un État qui
ne tarda pas à devenir indépendant.
Cet État était une république militaire, dont le chef
était électif, et dont les membres devaient être Turcs. Les
Indigènes étaient sujets ou alliés, selon le plus ou le moins
d’action que les Turcs avaient sur eux ; mais ils ne pou-
vaient exercer aucune fonction politique en dehors de la
race à laquelle ils appartenaient. Les fils de Turcs ou Kou-
rouglis étaient considérés, à cet égard, comme Indigènes,
et ne pouvaient, en conséquence, prétendre à aucun emploi
gouvernemental. La république, qui n’était qu’un corps
de troupe, se perpétuait par le recrutement qui se faisait à
Constantinople, et surtout à Smyrne. Tout individu Turc
transporté de cette manière à Alger devenait membre de
l’État, et pouvait parvenir à la position la plus élevée.
8 PREMIÈRE PARTIE

La milice turque était divisée en compagnies ou


odas commandées par des officiers supérieurs appelés
boulcabachys, ayant sous leurs ordres un certain nom-
bre d’officiers subalternes. Les règles de l’avancement
étaient établies de manière à assurer les droits de l’an-
cienneté, sans nuire à ceux du mérite. Les membres de
la milice recevaient par jour deux livres de pain, et une
modique solde qui variait selon l’ancienneté, mais dont
le maximum ne dépassait pas 30 c. par jour. C’étaient
là de faibles moyens d’existence ; mais comme ils pou-
vaient disposer de leur temps et de leurs actions, lors-
qu’ils n’étaient pas de service, il leur était facile de s’en
créer d’autres en se livrant à divers genres d’industrie.
Les jeunes Turcs étaient casernés et soumis à une disci-
pline très sévère. Ils ne sortaient que le jeudi, sous la sur-
veillance d’un officier; mais après cette espèce de novi-
ciat, rien n’était moins assujettissant que les règlements
de la milice turque. Un membre de cette milice pouvait
vivre tranquillement au sein de sa famille, se livrer au
commerce, ou occuper quelque emploi civil, sans que
les exigences de la discipline s’y opposassent. On ne lui
demandait autre chose que d’être toujours prêt à marcher
lorsqu’il en recevait l’ordre.
L’administration avait beaucoup de condescendan-
ce pour les soldats mariés : on les laissait, autant que
possible, dans les mêmes garnisons, s’ils le désiraient;
et l’on cherchait en tout à améliorer leur position. Beau-
coup de Turcs faisaient des fortunes considérables, soit
dans les emplois publics, soit par leur industrie, soit par
des mariages avec de riches héritières indigènes.
LIVRE I. 9

L’obligation du service cessait à l’âge de cinquante ans.


Les Kourouglis étaient admis dans la milice; mais ils
ne pouvaient parvenir aux grades élevés. Ils furent traités
sur le même pied que les Turcs, jusqu’en 1630. A cette épo-
que une conspiration qu’ils firent pour expulser les Turcs
du pays, et qui fut découverte, les fit exclure eux-mêmes
de tous les emplois de quelque importance. Ils furent dès
lors soumis à une surveillance qui pesait assez durement
sur eux ; cependant quelques Kourouglis sont parvenus,
par exception, aux plus grands emplois. Le Bey actuel de
Constantine, nommé par le dernier Bey, est Kourougli.
Le Dey et les Beys avaient auprès d’eux des soldats
tous Turcs qui formaient leur garde. C’était ce qu’on ap-
pelait les janissaires. Ils jouissaient de plusieurs avanta-
ges et d’une très grande considération.
Les forces militaires du gouvernement Algérien ne
se bornaient pas à la milice turque; il existait dans les
tribus Arabes qui lui étaient soumises un certain nombre
de cavaliers toujours à sa disposition. Il avait aussi établi
sur plusieurs points des espèces de colonies militaires,
composées d’aventuriers de toutes les races, dont il tirait
un bon service. Nous entrerons plus loin dans des détails
assez curieux à ce sujet.
Telle était l’organisation militaire des Turcs. Voici
maintenant leur constitution politique.
La haute direction gouvernementale et le pouvoir
législatif appartenaient à un conseil supérieur ou Divan,
composé de soixante boulcabachys et des grands fonc-
tionnaires. Ce Divan nommait et déposait les Deys. La dé-
position d’un Dey était toujours suivie de sa mise à mort.
10 PREMIÈRE PARTIE

La nomination d’un nouveau Dey était annoncée par une


ambassade à la Porte Ottomane, qui ne manquait jamais
de la confirmer, en envoyant à l’élu du Divan un firman et
un kaftan d’honneur. Dans ces occasions, l’état Algérien
faisait quelques présents au Sultan, qui les rendait ordinai-
rement en armes et en munitions de guerre. Le titre officiel
du Dey était celui de Pacha ; le mot Dey est à peine connu
à Alger : nous en ferons connaître ailleurs l’origine.
Le Dey ou Pacha avait le pouvoir exécutif dans tou-
te sa plénitude ; il l’exerçait au moyen de ses ministres
qui étaient :
Le Khasnadj ou ministre des finances et de l’inté-
rieur;
L’Agha ou ministre de la guerre ;
Le Krodja et kril ou ministre des domaines natio-
naux ;
L’Oukil el hardj ou ministre de la marine et des af-
faires étrangères ;
Le Makatadj ou chef des secrétaires ;
Le Beit el mal ou procureur aux successions ;
Le Cheikh et islam ou Muphty el hanephy, ministre
du culte et de la justice.
Le lecteur comprendra facilement qu’en assimilant
ces fonctionnaires à ceux qui, parmi nous, sont à la tête
des grandes divisions administratives, je n’ai en vue que
de lui donner une idée approximative de leurs attribu-
tions, et non d’en indiquer les limites d’une manière po-
sitive et absolue. Ainsi il ne faudrait pas croire que le
Khasnadj, par exemple, fût exactement ce qu’est chez
nous le ministre des finances ; la comptabilité générale
LIVRE I. 11

de l’État n’était pas entre ses mains : elle appartenait au


Makatadj.
L’administration de la justice criminelle n’apparte-
nait qu’au Dey, qui l’exerçait ou par lui-même ou par ses
ministres ; les peines étaient la mort, la mutilation, les
travaux publics, la bastonnade et l’amende.
La justice civile était administrée dans chaque grand
centre d’administration par deux Cadis, l’un dit El hane-
phy pour les Turcs, et l’autre dit El maleki pour les Indi-
gènes. Les Hanephys et les Malekis forment deux sectes
musulmanes qui diffèrent sur quelques pratiques assez
insignifiantes du culte, et sur quelques points de juris-
prudence. Du reste, elles vivent en bonne intelligence,
et sont loin de s’anathématiser l’une l’autre, comme le
font les catholiques et les protestants. Les Turcs sont de
la secte des hanephys ; les naturels de l’Afrique sont au
contraire malekis ; au-dessus des cadis existaient deux
Muphtys, l’un hanephy et l’autre maleki. Le premier,
qui, comme nous l’avons dit, portait le titre de Cheikh el
islam (chef de l’islamisme), était un fort grand person-
nage ; il recevait les appels des jugements rendus par les
cadis, dans une cour appelée le Midjelès qu’il présidait,
et qui se composait des deux muphtys, et des deux cadis.
Une affaire civile pouvait être portée par les parties, soit
à Tunis, soit à Fez, où se trouvent les plus célèbres légis-
tes de l’Afrique.
Le Beit el mal, ou procureur aux successions, était
chargé de l’ouverture des testaments et de tous les litiges
que pouvaient entraîner l’exécution. Il était le représen-
tant né de tous les héritiers absents. Il devait faire rentrer
12 PREMIÈRE PARTIE

au domaine, après les prélèvements faits pour les pau-


vres et pour quelques autres dépenses spéciales, les suc-
cessions vacantes, et la partie des biens qui revenaient
à l’État dans toutes celles où il n’y avait pas d’héritier
mâle direct, partie qui était quelquefois fort considéra-
ble. Il était aussi chargé de la police des inhumations. Il
avait sous lui un cadi et plusieurs agents.
C’était au moyen de ces divers fonctionnaires que
le Dey dirigeait les rouages de son gouvernement ; mais
comme son action ne pouvait s’étendre directement sur
les points éloignés, il avait établi dans les provinces des
gouverneurs qui, sous le titre de Bey, y exerçaient la sou-
veraineté en son nom. Ces gouverneurs étaient obligés de
venir tous les trois ans à Alger rendre compte de leur admi-
nistration. Les beyliks ou provinces étaient au nombre de
trois, Constantine à l’est, Oran à l’ouest, et Titery au midi.
Nous en parlerons successivement, à mesure que notre
narration nous y conduira. L’arrondissement d’Alger était
directement administré par le Dey et ses ministres.
Tel était le gouvernement turc d’Alger dans sa pu-
reté constitutionnelle ; mais les formes en furent plus
d’une fois altérées par la licence de la milice. L’élection
du Dey, au lieu d’être le résultat paisible d’une délibé-
ration du divan, n’était le plus souvent que le produit
d’une émeute soldatesque. Ce conseil lui-même n’exis-
tait plus que de nom, lorsque nous nous emparâmes d’Al-
ger. Hussein-Pacha, qui ne l’a pas appelé une seule fois
dans toute la durée de son règne, ne lui avait laissé que
des attributions tout à fait insignifiantes, de sorte que les
principes fondamentaux de ce gouvernement étaient en
LIVRE I. 13

pleine dissolution, lorsque la domination turque s’écrou-


la sous les coups des Français.
La facilité avec laquelle elle s’établit dans le nord de
l’Afrique, n’a rien qui doive étonner, si l’on se reporte à
l’époque où elle prit naissance; c’était dans un temps où
les malheurs des Maures d’Espagne avaient porté à son
comble la haine du nom chrétien. Les Turcs se présentè-
rent comme les vengeurs de l’Islamisme, ce qui, joint à
la gloire dont brillait alors l’empire des Osmanlis, dut les
faire accueillir plutôt comme des protecteurs que comme
des maîtres incommodes. Leurs premiers succès contre
les Chrétiens, le système de piraterie qu’ils organisèrent
avec autant d’audace que de bonheur, justifièrent la bonne
opinion que les Indigènes avaient conçue d’eux, et leur
domination s’établit sur la double base de la reconnais-
sance et de l’estime. La dignité de leurs manières, la ré-
gularité de leur conduite, imprimèrent à tous les esprits
un si profond sentiment de leur supériorité, que chacun
les considérait comme nés pour commander. Aussi, avec
sept ou huit mille hommes répandus sur plusieurs points,
contenaient-ils dans le devoir de vastes contrées que nous
aurions peut-être de la peine à parcourir avec un nombre
double de troupes. Lorsque, dans un des livres suivants,
nous étudierons leur politique envers les Arabes, nous
verrons qu’elle était très habile pour le maintien de leur
autorité, mais déplorable pour la prospérité du pays qu’elle
tendait sans cesse à étouffer. Il en sera toujours de même
de celle d’un peuple conquérant qui ne cherchera pas à se
mêler complètement au peuple conquis. Nous avons vu
qu’à Alger, cet esprit d’isolement, qui est dans le caractère
14 PREMIÈRE PARTIE

des Turcs, était poussé si loin, qu’ils regardaient leurs


propres enfants comme étrangers, parce qu’ils naissaient
de mères indigènes. Au reste, ils avaient su ménager à
toutes les ambitions un peu actives un débouché qui, tout
en les éloignant des hautes fonctions politiques, pouvait,
jusqu’à un certain point, les satisfaire, car il était en même
temps le chemin de la fortune; je veux parler de ces bâti-
ments armés en course, qui furent pendant si longtemps
la terreur de la Chrétienté, et au commandement des-
quels chacun pouvait prétendre selon sa valeur, son ha-
bileté, et la confiance qu’il inspirait aux armateurs. La
marine offrait à tous les indigènes, sans exception, des
chances d’avancement que leur refusait la milice. Raïs-
Hamida, qui commandait la flotte algérienne en 1815,
était kbaïle.
Quoique les corsaires Algériens fussent en général
peu scrupuleux, les instructions qu’ils recevaient de leur
gouvernement étaient ordinairement basées sur les prin-
cipes du droit des gens. Ils ne pouvaient capturer léga-
lement que les bâtiments des nations avec lesquelles la
Régence était en guerre. Il est vrai qu’il ne fallait que de
biens faibles prétextes pour que le Dey d’Alger se décla-
rât en état de guerre contre les puissances chrétiennes. Il
est même arrivé plus d’une fois que, sans en chercher, il
commençait les hostilités en avouant qu’il n’avait d’autre
motif d’en agir ainsi que le besoin de faire des prises. C’est
ainsi que la Régence était parvenue à rendre tributaires
plusieurs puissances maritimes, qui, pour se soustraire à
ses déprédations, lui payaient des subsides annuels; ce qui
n’empêchait pas qu’au moindre sujet de mécontentement,
LIVRE I. 15

soit réel, soit imaginaire, la guerre ne leur fut déclarée


par les Algériens. En principe, le Gouvernement d’Al-
ger regardait la guerre avec les Chrétiens comme son
état normal. Il se croyait le droit de les réduire en ser-
vitude partout où il les trouvait, et il fallait, pour qu’il
s’abstînt d’en user, qu’un traité positif lui fît un devoir
de respecter ceux de telle ou telle nation. Ainsi, aussi-
tôt après que l’indépendance des États-Unis d’Amérique
eut été reconnue, les Algériens attaquèrent leur pavillon,
parce qu’aucun traité ne les liait encore à cette nouvelle
puissance. Les Américains, tout froissés de la longue et
sanglante lutte qu’ils venaient de soutenir contre l’An-
gleterre, furent obligés d’acheter la paix à prix d’argent ;
ils s’engagèrent à payer à la Régence un tribut annuel de
24,000 dollars, et ne s’en affranchirent qu’en 1815.
Le principe de la politique algérienne, à l’égard de la
Chrétienté, n’a rien qui doive surprendre. Car, aux yeux
des Musulmans, tous les Chrétiens étaient responsables
de la manière impitoyable dont les Espagnols avaient
traité les Maures d’Espagne. Je ne dis pas que dans ces
derniers temps, le souvenir de ces anciennes injures fût
bien présent à leur mémoire ; mais il est certain qu’il
fut la cause principale de l’état permanent d’hostilité où
les puissances Barbaresques se constituèrent envers la
Chrétienté tout entière. Au reste, nous avons cru pendant
si longtemps avoir le droit de vendre les Nègres, que
nous ne devons pas être surpris que les Turcs et les Mau-
res se soient arrogé celui de vendre les Européens.
Les Deys d’Alger reçurent, plusieurs fois, d’assez vi-
goureuses corrections des grandes puissances. Louis XlV,
16 PREMIÈRE PARTIE

comme tout le monde le sait, fit bombarder trois fois leur


capitale, ce qui, joint à l’influence que nous exercions de-
puis longtemps en Barbarie par nos établissements de La
Calle, nous mit dans une fort bonne position à l’égard de
la régence d’Alger. En 1815, les Américains envoyèrent
contre elle une flotte, qui chemin faisant captura plusieurs
bâtiments algériens, et qui, s’étant présentée devant Alger
dans un moment où rien n’était disposé pour repousser une
attaque, arracha au Dey Omar-Pacha, qui régnait alors,
un traité avantageux. Enfin, en 1816, une flotte anglaise
commandée par lord Exmouth, après un bombardement
de neuf heures, força le même Omar-Pacha à souscrire
à la délivrance de tous les esclaves chrétiens qui étaient
dans ses états, et à renoncer pour l’avenir au droit abusif
de mettre en vente les prisonniers européens. On a dit qu’il
aurait été facile à la France et à l’Angleterre de détruire de
fond en comble la puissance algérienne ; mais qu’elles se
bornèrent, dans les deux circonstances que nous venons
de citer, à assurer la suprématie de leurs pavillons, voulant
d’ailleurs laisser subsister la piraterie algérienne comme
un obstacle à la prospérité commerciale des petits états.
Je ne sais si ce reproche a jamais été fondé ; dans tous les
cas, depuis 1830, la France a cessé de le mériter.
L’Espagne, dont la politique cruelle envers les Mau-
res de l’Andalousie avait été cause en grande partie de
l’établissement de la piraterie Barbaresque, fit aussi des
efforts pour la réprimer ; mais en général ses entreprises
ne furent pas heureuses. Tout le monde connait les dé-
tails de la funeste expédition de Charles-Quint. En 1775,
O’Reilly, irlandais au service de Charles III, se fit battre
LIVRE I. 17

par les Algériens avec une armée de débarquement de


plus de 30,000 hommes. En 1783 et en 1784, quelques
tentatives de bombardement furent dirigées contre Alger;
mais elles furent sans résultat. En 1785, la paix fut réta-
blie, entre les deux puissances, à des conditions qui aug-
mentèrent prodigieusement l’insolence des Algériens.
L’expédition de lord Exmouth, en 1816, rabattit un
peu leur orgueil ; mais, Omar-Pacha, qui était un prince
actif et habile, répara leurs pertes avec tant de rapidité
que, deux ans après, ils purent braver une flotte combi-
née anglaise et française, qui vint les sommer, au nom du
Congrès d’Aix-la-Chapelle, de s’abstenir, à l’avenir, de
toute hostilité contre les états Chrétiens. Cette bravade
n’ayant pas été punie, ils oublièrent bien vite l’humilia-
tion de 1816 ; quelques succès qu’obtinrent leurs navires
dans la guerre de l’insurrection de la Grèce accrurent
encore leur orgueil, qu’ils poussèrent jusqu’à insulter à
deux reprises différentes le pavillon du Grand-Seigneur
leur suzerain. Mais ce fut principalement contre la Fran-
ce qu’ils dirigèrent leurs outrages.
Le traité qui en 1817 nous remit en jouissance de nos
possessions de La Calle et du monopole de la pêche du co-
rail, stipulait une redevance de 60,000 f. ; trois ans après
elle fut arbitrairement portée à 200,000 f., et pour prévenir
la perte totale de nos établissements nous fûmes obligés
d’en passer par ce que voulut le gouvernement d’Alger.
En 1818, un brick français fut pillé par les habitants
de Bône, et nous ne pûmes obtenir aucune espèce de ré-
paration.
En 1823, la maison de l’agent consulaire de France à
18 PREMIÈRE PARTIE

Bône fut violée par les autorités algériennes, sous pré-


texte de contrebande ; et quoique le résultat de la visite
eût prouvé la fausseté de l’accusation, le Dey ne donna
aucune satisfaction de cette offense.
Des bâtiments romains, portant pavillon français en
vertu de la protection accordée au Saint-Siège par la France,
furent capturés, et des marchandises françaises furent saisies
à bord de bâtiments espagnols, malgré la teneur des traités
existant avec la Régence, qui établissaient que le pavillon
français couvrait la marchandise, et que la marchandise fran-
çaise était inviolable sous quelque pavillon qu’elle fut.
Enfin, en 1827, une insulte grossière faite à M. De-
val, notre consul à Alger, par le dey Hussein-Pacha, vint
mettre le comble aux outrages que nous avions reçus du
gouvernement Algérien. Voici comment elle fut amenée.
Deux riches négociants juifs d’Alger, les sieurs Bus-
nach et Bacri, avaient fourni à la France, lorsqu’elle était
constituée en république, une quantité considérable de
blé, et devinrent créanciers de l’État pour une assez forte
somme. Les embarras financiers dans lesquels se trouva
longtemps la France, firent ajourner la liquidation de cette
créance. En 1816 seulement, une commission fut nommée
pour cet objet, et la somme due, y compris les intérêts,
fut reconnue s’élever à 14 millions ; mais par suite d’une
transaction qui eut, lieu le 28 octobre 1819, elle fut réduite
à 7 millions, et il fut stipulé que les créanciers que Bacri
pouvait avoir en France seraient appelés à la discuter. En
vertu de cette convention plusieurs paiements furent faits
en France aux créanciers français de Bacri. Mais ce juif en
avait d’autres en Afrique, dont le principal était le gouver-
LIVRE I. 19

nement algérien lui-même, qui lui avait vendu des laines


et autres objets. Le Dey, qui s’était habitué à considérer la
créance de Bacri sur la France comme le meilleur gage de
celle de son gouvernement sur ce négociant, fut contrarié
de voir ce gage diminuer chaque jour par les paiements
opérés au profit des créanciers français. Il crut, ou affecta
de croire, que tous n’avaient pas eu lieu de bonne foi. Cet-
te opinion a été partagée par d’autres personnes en France
comme en Afrique, et de graves soupçons ont pesé à ce su-
jet sur M. Deval. Il est donc possible que les nombreuses
réclamations, que le Dey éleva contre le mode de liquida-
tion de la créance Bacri, ne fussent pas sans fondement.
Comme ce prince voyait que bien des intrigues particuliè-
res étaient mêlées à cette affaire, il crut devoir en écrire di-
rectement au Roi de France, pensant que de cette manière
il pourrait la ramener sur un autre terrain. Sa lettre resta
sans réponse. Sur ces entrefaites le consul de France s’étant
présenté chez lui, selon l’usage, à l’occasion de la fête de
Beiram, le Dey lui demanda quelle était la cause de ce si-
lence. M. Deval répondit par une phrase dont le sens était
que le Roi de France ne pouvait s’abaisser jusqu’à corres-
pondre avec un Dey d’Alger. Il y avait mille manières de
le dire, mais il paraît que M. Deval, soit par ignorance de
la langue, soit par brutalité naturelle, choisit la plus offen-
sante pour le Dey. Ce prince, quoique circonspect et poli,
ne put maîtriser un mouvement de colère, et il frappa M.
Deval d’un chasse-mouches en plumes de paon qu’il avait
à la main. Pour son malheur, il accompagna cette action
de propos injurieux contre le Roi de France, et qui étaient
de nature à ne pouvoir être tolérés, quand même notre
20 PREMIÈRE PARTIE

gouvernement aurait été disposé à passer sous silence


l’insulte faite au consul, en considération de la provoca-
tion déplacée de cet agent.
M. de Villèle était alors à la tête des affaires de notre
pays. Ses ennemis, qui étaient nombreux, lui reprochaient
avec raison une politique corruptrice dans l’intérieur, et
sans dignité au dehors. Il crut voir dans l’outrage que ve-
nait de nous faire le Dey d’Alger, un moyen de déployer
de la fermeté diplomatique sans danger, et de s’attirer
sous ce rapport un peu de considération. En conséquence,
il fit sonner bien haut les torts du Dey d’Alger, et il an-
nonça que le Roi saurait en tirer une éclatante vengean-
ce. Il s’était persuadé qu’il suffirait de quelques menaces
pour intimider Hussein-Pacha. Ses espérances furent dé-
çues; alors, au lieu de se déterminer à frapper fort, il ne
prit qu’une demi-mesure : le blocus du port fut ordonné,
le Dey se moqua du blocus comme il s’était moqué des
menaces. Aussi cette affaire, dont M. deVillèle comptait
profiter pour ramener à lui l’opinion publique, rie servit
qu’à la lui aliéner encore davantage. On crut y voir l’in-
fluence de l’Angleterre, et la haine et le mépris qu’il ins-
pirait s’en accrurent. Il tomba ce ministre justement flétri
; une administration sage, mais trop faible pour les graves
circonstances dans lesquelles se trouvait la France, prit
sa place. Ce nouveau ministère, qui à l’intérieur déplut à
la cour, sans satisfaire pleinement l’opinion publique, se
conduisit dans sa politique extérieure avec peu d’habile-
té. Le blocus d’Alger fut continué, et l’on remit à un autre
temps l’emploi des seuls moyens qui pouvaient amener
la soumission entière des Barbares.
LIVRE I. 21

Il était réservé à l’administration la plus décriée qui


eût encore pesé sur la France, au ministère dont M. de
Polignac était le chef, de prendre un parti décisif dans
cette affaire. Elle n’y fut point conduite par un sentiment
d’honneur national, mais bien par l’espoir de faire ser-
vir ses triomphes en Afrique à l’accomplissement de ses
projets à l’intérieur. Bonaparte avait étouffé, disait-on,
la liberté, sous les lauriers dont il accablait la France; M.
de Polignac crut que Charles était assez fort pour ten-
ter quelque chose de semblable. En conséquence, il fut
décidé dans le conseil qu’une armée serait envoyée en
Afrique, et que M. de Bourmont, qui était alors ministre
de la guerre, en aurait le commandement. Le Dey d’Al-
ger, en faisant tirer sur un bâtiment parlementaire, venait
au reste de rendre tout arrangement impossible.
A peine la résolution prise par le gouvernement fut-
elle connue du public, que les journaux, qui jusqu’alors
s’étaient plaints de la mollesse avec laquelle cette affaire
avait été conduite, commencèrent à déclamer contre l’ex-
pédition qui se préparait. Ils en exagéraient les dangers
à l’envi l’un de l’autre, et en niaient la nécessité. Cette
insigne mauvaise foi fait peu d’honneur aux publicistes
de cette époque.
La saine partie du public vit les choses sous leur vé-
ritable point de vue. Elle ne s’aveugla pas sur les motifs
qui faisaient agir le ministère ; mais comme l’expédition
en elle-même était commandée par l’honneur national,
qu’elle pouvait être utile pour le commerce et glorieuse
pour nos armes, les hommes impartiaux y applaudirent
généralement, tout en se préparant à combattre à outrance
22 PREMIÈRE PARTIE

l’administration qui la dirigeait, si les droits de la France


venaient a être attaqués. Le choix que l’on fit du com-
te de Bourmont pour commander cette expédition était
fâcheux Des souvenirs peu honorables s’attachaient au
nom du général. Néanmoins les vœux de la France en-
tière l’accompagnèrent; car la nation comprit que son
plus puissant intérêt, est que l’étendard de la France dé-
ployé contre l’étranger sorte victorieux de la lutte, quel-
le qu’en soit la couleur, quelle que soit la main qui le
porte.
M. de Bourmont, qui faisait de cette guerre une af-
faire tout à fait personnelle, ne négligea rien pour s’as-
surer du succès. Une commission présidée par le général
Loverdo fut chargée de réunir tous les documents exis-
tants sur Alger. Le commandement du génie et celui de
l’artillerie furent confiés à des hommes habiles. Le pre-
mier échut au général Valazé, dont les talents sont in-
contestables, et dont la brillante valeur est la moindre
qualité; le second fut donné au général Lahitte, officier
du plus haut mérite sous tous les rapports.
Le choix des officiers généraux d’infanterie fut éga-
lement bon en général. Cependant quelques-uns furent
imposés à M. de Bourmont par des intrigues, et des exi-
gences de cour.
L’infanterie se composa de trois divisions, de trois
brigades chacune. Chaque brigade tait composée de deux
régiments, et chaque régiment de deux bataillons.
La première division était commandée par le lieu-
tenant général Berthezène. La première brigade de cette
division, commandée par le maréchal de camp Poret de
LIVRE I. 23

Morvan, était composée du premier régiment de marche


formé des 2e et 4e légers, et du 3e de ligne; la deuxième
brigade, commandée par le maréchal de camp Achard,
était composée du 14e et du 37e de ligne ; la troisième
brigade, composée des 20e et 28e de ligne, était sous les
ordres du maréchal de camp Clouet.
La deuxième division avait pour chef le lieutenant
général Loverdo. La première brigade de cette division,
composée du 6e et du 49e de ligne, était commandée par
le maréchal de camp Denis de Damrémont ; la deuxième
brigade, formée du 15e et du 40e de ligne, était sous les
ordres du maréchal de camp Munck d’Uzer ; la troisième
brigade, formée du 21 et du 29e de ligne, était comman-
dée par le maréchal de camp Colomb d’Arcine.
La troisième division avait à sa tête le duc d’Escars.
La première brigade de cette division, composée du 2e
régiment de marche formé lui -même du 1er et du 9e lé-
ger, et du 35, de ligne, avait pour général le maréchal de
camp Berthier de Sauvigny ; la deuxième brigade était
commandée par le maréchal de camp Hurel, et compo-
sée du 17e et du 30e de ligne; la troisième brigade, com-
posée du 23e et du 24e de ligne, était sous les ordres du
maréchal de camp Montlivault.
Les deux régiments de marche n’avaient chacun
qu’un bataillon de chacun des régiments qui avaient con-
couru à leur formation.
Les bataillons étaient à huit compagnies de 94 hom-
mes, non compris les officiers ; les compagnies d’élite
avaient été portées à 120 hommes ; ainsi, la force de
chaque division était de 10,000 hommes environ.
24 PREMIÈRE PARTIE

Deux escadrons du 17e de chasseurs, et un du 13e


régiment de la même arme, composaient toute la cavale-
rie. Ces trois escadrons réunis sous la dénomination de
Chasseurs d’Afrique, présentaient un effectif de 500 che-
vaux, commandés par le colonel Bontemps du Barry.
Les troupes de l’artillerie se composaient de quatre
batteries montées, dix batteries non montées, une bat-
terie de montagne, une compagnie d’ouvriers, une de
pontonniers, quatre du train des parcs. La force totale de
l’artillerie était de 2,268 hommes (non compris les offi-
ciers), et 1,380 chevaux.
Les troupes du génie consistaient en deux compa-
gnies de mineurs, six de sapeurs, et une demi compagnie
du train, et présentait une force totale de 1,260 hommes
et 118 chevaux.
L’état-major se composait d’un lieutenant général
chef d’état-major général, d’un maréchal de camp sous-
chef d’état-major, de trois colonels chefs des états-ma-
jors divisionnaires, de trente-quatre aides de camp de
tout grade, de vingt-huit officiers employés à l’état-ma-
jor général et aux états-majors divisionnaires, un com-
mandant du quartier général, un vaguemestre général et
trois ingénieurs géographes.
L’état-major de l’artillerie se composait ainsi qu’il
suit : un maréchal de camp commandant l’artillerie, un
colonel chef d’état-major, un directeur du parc, deux
aides de camp, sept chefs de bataillon, six capitaines,
quatorze gardes.
L’état-major du génie comprenait : un maréchal de
camp commandant le génie, un lieutenant-colonel chef
LIVRE I. 25

d’état-major, un chef de bataillon directeur du parc, un


aide de camp, deux chefs de bataillon, quinze capitaines,
trois lieutenants, sept gardes.
Le nombre des combattants s’élevait en tout à 34,184
(officiers compris).
Le personnel non combattant se composait ainsi qu’il
suit : un intendant en chef, dix-huit sous-intendants ou
adjoints ; un payeur général, quatre payeurs particuliers
(un au quartier général et un dans chaque division) ; un
médecin en chef et un médecin principal, un chirurgien
en chef et un chirurgien principal, un pharmacien en chef
et un pharmacien principal, douze médecins de différents
gracies, cent cinquante chirurgiens, quatre-vingt-treize
pharmaciens; en tout deux cent soixante et onze officiers
de santé, non compris ceux des régiments ; quatre-vingt-
trois employés aux vivres et fourrages, vingt-trois aux
hôpitaux, dix-huit au campement ; un commandant des
équipages, deux brigades de mulets de bât de 394 hom-
mes et 636 mulets ; une compagnie du train d’adminis-
tration conduisant 128 caissons à deux roues, forte de
195 hommes et de 315 chevaux ; une autre compagnie
forte de 208 hommes et de 348 chevaux, conduisant 129
canons à quatre roues ; une demi compagnie provisoire
du train d’administration, forte de 28 hommes et de 34
chevaux; un bataillon d’ouvriers d’administration, fort
de 780 hommes; quarante guides et interprètes ; enfin,
un grand-prévôt et 123 gendarmes tant à pied qu’à che-
val, en tout 3,389 individus non combattants.
Le nombre des chevaux et mulets s’élevait à 3,423,
non compris ceux des officiers.
26 PREMIÈRE PARTIE

L’armée traînait à sa suite un immense matériel. Ce-


lui de l’artillerie était composé ainsi qu’il suit :

Pièces de 24 30
Pièces de 16 20
ARTILLERIE de Pièces de 12 12
SIÉGE Mortiers de 10 pouces 8
Obusiers de 8 pouces 12
TOTAL....82 bouches à feu.

Les canons étaient approvisionnés à mille coups, les


mortiers à trois cents, et les obusiers à huit cents.

Pièces de 8 16.
ARTILLERIE de Obusiers de 24 8.
CAMPAGNE Obusiers de montagne 6.
TOTAL...30 bouches à feu.

Les canons et obusiers de campagne étaient appro-


visionnés à cinq cents coups ; les obusiers de montagne
l’étaient à deux cents coups. Quarante-six mulets suffi-
saient pour porter les six pièces de montagne, leurs af-
fûts et leur approvisionnement.
On avait; de plus, cent cinquante fusils de rempart
approvisionnés à trois cents coups, deux mille fusils de
rechange pour l’infanterie, et un grand nombre de fusées
incendiaires. L’approvisionnement en cartouches était
de 5,000,000.
Il y avait en tout 356 voitures d’artillerie, affûts,
caissons, forges, etc., etc.
Le matériel du génie comprenait 6 blockhaus à deux
LIVRE I. 27

étages, 600 lances pour former des chevaux de frise por-


tatifs, 120,000 piquets, 5,000 palissades, plusieurs mil-
liers de fagots pour gabions et saucissons, 306,000 sacs à
terre ; ( tout cela pour les travaux du siège dans un pays
où l’on craignait de manquer de bois), 27,000 outils de
pionniers ; enfin, du fer et de l’acier non travaillés pour
les besoins imprévus : 26 caisson s étaient destinés au
transport des outils et des objets les plus indispensables.
Les approvisionnements en vivres et fourrages
avaient été largement calculés et disposés de manière à
présenter le moins de volume possible, et à pouvoir être
à l’abri de toute détérioration. Le biscuit fut mis dans
des caisses recouvertes d’une forte toile goudronnée ; le
foin fut pressé par des machines destinées à cet usage,
et connues depuis peu en France, quoiqu’elles le soient
depuis long temps en Angleterre.
Des fours en tôle furent mis à la suite de l’armée,
afin de remplacer, le plus tôt possible, le biscuit par le
pain. On embarqua plus de mille boeufs, et du vin en
grande quantité. Enfin, rien ne fut négligé pour assurer
le bien-être du soldat dans un pays que l’on présumait ne
devoir offrir aucune ressource.
A ces préparatifs commandés par la prudence et par
le désir de faire réussir l’entreprise, on en joignit d’autres
ou complètement inutiles, ou d’une utilité très contestable.
Tout faiseur de projets qui se présenta à M. de Bourmont
fut favorablement accueilli, et son plan adopté sans trop
d’examen. C’est ainsi que l’on vit à la suite de l’armée,
l’aéronaute Margat, des sauteurs du gymnase de M. Amo-
rose, et une nuée d’autres personnages embarrassants,
28 PREMIÈRE PARTIE

parmi lesquels on peut compter une foule d’officiers à la


suite du grand quartier général, et un aumônier général.
M. Denniée fut nommé intendant en chef ; et com-
me il est reconnu que le corps ruineux de l’intendance ne
peut rien faire lui-même, on eut un munitionnaire géné-
ral comme en 1823.
Les divers corps qui devaient composer l’armée se réu-
nirent, pendant le mois d’avril, dans les départements de Vau-
cluse, des Bouches-du-Rhône et du Var. La flotte, qui devait
la transporter en Afrique, s’assemblait en même temps dans
les ports de Marseille et de Toulon. M. de Bourmont arriva,
dans cette dernière ville le 27 avril, et y établit son quartier
général ; celui de la division Berthezène s’y trouvait égale-
ment ; le quartier général de la deuxième division fut établi
à Marseille ; et celui de la troisième à Aix. Dans les pre-
miers jours du mois de mai, le Dauphin vint passer en revue,
successivement, les trois divisions de l’armée d’Afrique. Sa
présence ne diminua ni n’augmenta l’ardeur des troupes, qui
du reste étaient portées de la meilleure volonté.
Pendant le temps qui s’écoula depuis la réunion de
l’armée jusqu’à son départ, les troupes furent exercées
aux grandes manœuvres, et surtout à la formation des
carrés. La première division fut exercée, en outre, aux
opérations du débarquement ; des chalands ou bateaux
plats étaient destinés à cet usage ,et devaient être, dans
la traversée, hissés à bord des gros navires. Il y en avait
pour toutes les armes. Ceux qui étaient destinés à l’ar-
tillerie de siège pouvaient porter des pièces démontées.
Les canons étaient placés transversalement sur de gros-
ses poutres fixées dans le sens de la longueur, à un pied
LIVRE I. 29

au-dessus du fond du chaland. Ceux qui étaient destinés


à l’artillerie de campagne pouvaient contenir deux pièces
sur leurs affûts, avec les canonniers nécessaires. Chaque
pièce portait sur trois coulisses, une pour la queue du
flasque, et les deux autres pour les roues. Ces coulis-
ses étaient légèrement inclinées pour atténuer l’effet du
recul ; de cette manière, les pièces pouvaient tirer du
chaland même, et protéger le débarquement des troupes.
Les chalands destinés aux troupes pouvaient contenir
chacun 16 chevaux ou 150 hommes. Les plats-bords de
l’avant et de l’arrière de tous ces bateaux s’abaissaient à
la manière des ponts-levis, soit pour passer d’un bateau
à l’autre, soit pour débarquer.
On fit plusieurs essais de débarquement à Toulon, et
tous eurent les plus heureux résultats. Le 2 mai, quatre
chalands remorqués par des canots se dirigèrent du côté
de la grosse tour, à l’entrée de la rade ; lorsque les ca-
nots manquèrent d’eau, les marins se jetèrent à la mer et
remorquèrent eux-mêmes les chalands jusqu’à ce qu’ils
touchassent. Le premier chaland était chargé de pièces
de siége, le deuxième de deux pièces de campagne et
d’un obusier de montagne, le troisième portait des sa-
peurs armés de ces sortes de lances dont nous avons par-
lé plus haut, le quatrième était chargé de soldats d’infan-
terie. En moins de cinq minutes, depuis le moment où
les chalands eurent touché, l’artillerie de campagne et
l’infanterie furent à terre. En moins d’un quart d’heure,
les pièces de siége furent roulées sur la plage, une es-
pace d’environ cinq cents mètres de pourtour fut entouré
des lances des sapeurs, et l’infanterie placée derrière ce
30 PREMIÈRE PARTIE

retranchement mobile eut commencé son feu.


Ce retranchement consistait en une ligne de fais-
ceaux de trois lances, semblables à ceux que forment
les troupes avec leurs fusils, les trois lances de chaque
faisceau étaient liées par une courroie ; un long câble
passant dans des anneaux unissait tout le système.
A tous ces préparatifs belliqueux que nous venons
de décrire, on crut devoir joindre les secours de la di-
plomatie. Des négociations furent entamées avec Tunis
et avec Maroc. M. de Lesseps, notre consul à Tunis, fut
chargé de sonder les dispositions du Bey de Constantine,
et de lui faire entendre que, loin de soutenir le Dey d’Al-
ger dans sa guerre contre la France, il devait profiter de
la circonstance pour se rendre indépendant.
MM. Girardin et d’Aubignosc, qui avaient déjà rem-
pli des missions au Sénégal et dans le Levant, furent en-
voyés à Tunis vers la fin de mars ; ils en revinrent le 2
mai, et firent connaître que le chef de cette Régence était
dans des dispositions favorables, mais qu’il désirait ne
point choquer les préjugés religieux de ses sujets, en se
déclarant trop ouvertement pour nous. On apprit en même
temps que le Bey de Constantine devait partir pour Alger
le 20 ou le 25 mai. On pensa que si l’on ne pouvait empê-
cher ce voyage, il fallait du moins tâcher de le prévenir,
et cette circonstance fit hâter le départ, quoique tous les
navires de l’expédition ne fussent pas encore réunis. On
en attendait quelques-uns qui devaient venir des ports de
l’Océan. On se décida à partir sans eux, et même à laisser
à Toulon les troupes qu’ils devaient porter ; mais ils arri-
vèrent avant que l’embarquement fût terminé.
LIVRE I. 31

M. Girardin repartit pour Tunis le 11 mai. Il était


porteur d’une lettre qu’il devait faire tenir au Bey de
Constantine, dans le cas ou celui-ci ne serait point en-
core en route pour Alger. Un commis du munitionnaire
général partit avec M. Girardin pour aller faire des achats
de bestiaux à Tabarka.
L’embarquement du matériel s’était opéré dans le
courant du mois d’avril, et dans les premiers jours du
mois de mai. Celui des troupes commença le 11 mai, et
ne fut terminé que le 18, le mauvais temps l’ayant sou-
vent interrompu.
La flotte se composait de 11 vaisseaux, 24 frégates,
14 corvettes, 23 bricks, 9 gabares, 8 bombardes, 4 goélet-
tes, 7 bateaux à vapeur, en tout 100 bâtiments de guerre ;
357 transports nolisés, dont 119 français et 238 étrangers
; une flottille composée de gros bateaux, destinés à ser-
vir d’intermédiaires entre les navires et les chalands au
moment du débarquement ; 12 chalands pour l’artillerie
de siège, 11 pour l’artillerie de campagne, et 30 pour les
troupes. Ces embarcations, qui n’étaient pas de nature à
tenir la mer, furent hissées à bord des gros navires pen-
dant la traversée ; au débarquement elles devaient être
remorquées par les canots. On avait construit, en outre,
plus de 50 radeaux de tonneaux, recouverts de poutres et
de madriers, qui pouvaient se monter et se démonter en
moins de six heures, et porter 70 hommes chacun.
Le vice-amiral Duperré était à la tête de cet arme-
ment, le plus considérable qu’eût fait la France depuis
longues années. Cet officier général jouissait d’une belle
réputation parmi les marins ; les journaux exaltaient son
32 PREMIÈRE PARTIE

mérite aux dépens de celui de M. de Bour-mont, circons-


tance qui ne contribua pas peu, sans doute, à cette froi-
deur qui exista constamment entre les deux généraux.
L’armée navale fut partagée en trois escadres : la
première prit le nom d’escadre de combat, et fut des-
tinée à l’attaque des forts et des batteries, pendant que
la seconde, dite escadre de débarquement, mettrait les
troupes à terre. La troisième fut celle de réserve.
La première escadre portait la seconde division de
l’armée de terre, et 450 artilleurs.
La seconde portait la première division, 300 artil-
leurs et 300 hommes du génie.
La troisième portait six bataillons de la troisième
division, beaucoup de matériel, et une partie du person-
nel de l’artillerie et du génie.
Le convoi était divisé en trois escadrilles ; il portait
le reste des troupes et du matériel, et tous les chevaux.
Après avoir attendu plus de huit jours un vent fa-
vorable, la flotte mit à la voile le 25 mai, et sortit majes-
tueusement de la rade de Toulon. Les collines voisines
étaient couvertes d’une foule de curieux, accourus de
tous les points de la France, pour jouir de ce magnifi-
que spectacle. En voyant cet immense déploiement de
la puissance d’un grand peuple, on se sentait heureux
d’être Français ; mais en reportant les regards sur no-
tre situation intérieure, on ne pouvait se défendre d’un
sentiment de tristesse, bien justifié par les événements
qui se préparaient, et dont il n’était donné à personne de
prévoir exactement l’issue.
LIVRE II.
Incidents de la traversée. — Débarquement à Sidi-
Feruch et combat du 14 juin. — Dispositions défensives
des Turcs. — Bataille de Staoueli. — Combat de Sidi-
Kalef. — Combat de Sidi-Abderrahman-Bou-Nega.
— Investissement d’Alger. — Siège du fort l’Empereur.
— Prise du fort l’Empereur. — Reddition d’Alger.

Lorsque la flotte fut au large, elle se forma en trois


corps, éloignés de quatre milles l’un de l’autre. Celui du
centre se composait, de l’escadre de bataille et de celle de
débarquement, formant chacune une colonne. Le corps
de droite était formé par l’escadre de réserve marchant
sur deux colonnes ; le convoi formait le corps de gau-
che ; il n’était point tout réuni, une partie considérable
ne quitta Toulon que le 26 et le 27.
Le 26, l’armée rencontra une frégate turque reve-
nant d’Alger, escortée par une frégate française du blo-
cus. Elle portait un agent diplomatique d’un rang élevé
que la Porte Ottomane envoyait à Hussein-Pacha, pour
l’engager à faire des soumissions à la France ; les règles
du blocus n’ayant pas permis à cet agent de pénétrer à
Alger, il se rendait en France; il eut une entrevue assez
longue avec nos généraux, et il poursuivit ensuite sa rou-
te sur Toulon.
Le 28,à quatre heures du soir, on aperçut l’île Mi-
norque; dans la nuit, le vent devint très faible, et le len-
demain, on fut, jusqu’au soir, en vue de l’île Majorque et
de la ville de Palma, capitale des îles Baléares.
Le 30, dans la soirée, l’armée n’était plus qu’à 15 lieues
34 PREMIÈRE PARTIE

des côtes de Barbarie; les ordres furent donnés pour le


débarquement, que l’on présumait pouvoir opérer le len-
demain ; mais, dans la nuit, la brise fraîchit assez forte-
ment pour que M. Duperré crût que la prudence lui fai-
sait un devoir de virer de bord, et de se tenir au large.
Le 1er juin, le vent étant très fort et la mer assez
grosse, l’ordre fut donné de mettre le cap sur Palma.
Dans la soirée du même jour, une partie de la flotte alla
mouiller dans la rade de cette ville, les deux premières
escadres continuèrent à tenir la mer, mais toujours en
vue de Palma.
La partie du convoi qui n’avait pris la mer que le 21,
avait été dispersée par un coup de vent : les navires qui la
composaient se rendirent isolément à Palma, et s’y étant
ralliés, ils en sortirent le jour même où l’armée y arriva :
la flottille des bateaux de débarquement que l’on désignait
sous la dénomination vulgaire de bateaux-bœufs, s’était
aussi réunie à Palma et en était sortie pour rejoindre l’ar-
mée ; elle en passa à peu de distance dans la nuit du 31 mai
au 1er juin, mais elle ne l’aperçut pas. Ainsi, tandis que
l’armée se dirigeait sur Palma, la flottille en sortait pour se
porter sur les côtes d’Afrique, trouvant sans doute que le
temps n’était pas assez mauvais pour l’en empêcher ; en
effet le vent n’était point contraire, mais il était assez fort
pour que l’on pût craindre qu’il gênât le débarquement.
La flotte resta mouillée à Palma jusqu’au 10 juin,
les deux premières escadres croisant toujours devant la
rade. Pendant ce temps, les navires du convoi rallièrent
l’armée ; la frégate la Pallas envoyée à la recherche des
bateaux-bœufs, en rencontra la plus grande partie à peu
LIVRE II. 35

de distance de Sidi-Féruch qui avait été désigné com-


me point de débarquement ; plusieurs de ces bateaux
s’étaient même approchés fort près des côtes, ce qui fit
penser que ces parages n’étaient point aussi dangereux
qu’on le croyait généralement parmi nos marins.
La flotte quitta Palma le 10 juin au matin, et se mit
en marche dans le même ordre qu’au départ de Toulon.
Le 12, à quatre heures du matin, elle fut en vue des côtes
d’Afrique ; mais bientôt la force du vent obligea de mettre
le cap au nord. M. Duperré, sur qui pesait une immense
responsabilité, ne voulait rien donner au hasard; le même
vent, qui était favorable pour arriver en vue des côtes, était
dangereux pour le débarquement, pour peu qu’il soufflât
avec violence. On venait d’apprendre que deux bricks du
blocus avaient échoué dans les environs d’Alger, dans là
journée du 4 mai ; les équipages de ces bâtiments avaient
été massacrés en partie par les Arabes ; le reste était dans
les bagnes d’Alger. Ce funeste événement semblait justi-
fier l’hésitation de là marine à aborder franchement les cô-
tes d’Afrique; néanmoins l’armée de terre, fatiguée d’une
longue navigation, l’accusait de lenteur.
Le 12, dans la matinée, le vent s’apaisait par inter-
valles; on mit, à une heure et demie, le cap au sud; à qua-
tre heures, on revint vers le Nord; enfin, à neuf heures du
soir, on mit définitivement le cap sur Alger.
Le 13, on aperçut la terre à quatre heures du matin
; le vent soufflait avec violence, mais on sentait qu’il di-
minuait à mesure qu’on approchait des côtes. Le temps,
du reste, était fort beau : on ne tarda pas à distinguer les
maisons blanches d’Alger, et les collines verdoyantes qui
36 PREMIÈRE PARTIE

entourent cette ville. L’armée semblait vouloir fondre


sur elle comme un oiseau de proie : mais, tournant brus-
quement à droite, elle doubla le cap Caxine, et se dirigea
vers Sidi-Féruch.
Sidi-Féruch est un promontoire situé à cinq lieues à
l’ouest d’Alger, à la pointe duquel se trouvent une petite
tour, une zaouïa ou chapelle, et quelques autres cons-
tructions ; c’est cette petite tour qui fait souvent désigner
ce point sous la dénomination espagnole de Torre-Chi-
ca ; le nom de Sidi-Féruch lui vient d’un marabout qui y
est enterré, et dont la mémoire est en vénération dans le
pays. Tout le monde sait que le mot Sid en arabe équivaut
à notre qualification de seigneur ou sieur ; en y ajoutant
le pronom possessif affixe de la première personne, on a
Sidi, c’est-à-dire monsieur ou monseigneur : Féruch est
le nom propre du marabout. On rencontre dans tout le
nord de l’Afrique un grand nombre de points désignés
par les noms des marabouts qui y sont ensevelis. C’est
ainsi qu’en Europe beaucoup de villages et même de vil-
les portent des noms de saints et de saintes.
Le promontoire de Sidi-Féruch et les sinuosités de la
côte forment, à l’est et à l’ouest, deux rades peu profondes
et abritées. Celle de l’ouest fut choisie pour y effectuer le
débarquement. La plage en est unie et fort propre à une
opération de ce genre. Le pays, jusqu’à deux lieues plus
loin, n’offre que des ondulations de terrain qui méritent à
peine le nom de collines ; il est couvert d’épaisses bruyè-
res, et traversé par quelques cours d’eau dont les bords
sont ombragés par des lentisques et des lauriers roses.
La flotte commença à arriver au mouillage vers le
LIVRE II. 37

milieu de la journée. Avant le départ de Toulon, des ins-


tructions fort détaillées avaient indiqué la place que de-
vait occuper chaque navire, et l’ordre dans lequel le dé-
barquement devait s’opérer. On comptait alors sur une
fort grande résistance de la part de l’ennemi ; mais on ne
voyait sur le rivage que quelques centaines d’Arabes qui
paraissaient observer nos mouvements avec inquiétude.
Une batterie en pierre construite au bord de la mer, à
peu de distance de Torre-Chica, était entièrement désar-
mée. L’existence d’une autre batterie, située un peu plus
loin, et masquée par les broussailles, nous fut signalée
par quatre bombes qu’on nous lança ; un de ces projecti-
les, en éclatant, blessa un matelot à bord du Breslaw. Ce
fut tout le mal que nous fit l’ennemi, dans cette journée
qui tirait vers sa fin, et qui fut consacrée à l’embossage
des navires. Cette opération se fit avec quelque désordre,
les instructions données à Toulon ayant été révoquées ;
sur la droite, les bâtiments de guerre furent masqués par
les transports, et n’auraient pu combattre, s’ils avaient
été appelés à faire usage de leur feu. Heureusement, tout
annonçait que le débarquement, renvoyé au lendemain,
s’effectuerait presque sans obstacle. Il n’y eut de notre
côté, dans cette journée, que quelques coups de canon
tirés par le bateau à vapeur le Nageur.
La nuit se passa fort tranquillement. Le 14, au point
du jour, le débarquement commença par les troupes de la
première division ; l’ennemi, qui s’était retiré à une certai-
ne distance, les laissa arriver à terre sans les inquiéter ; il
s’était posté à une demi-lieue au sud de Torre-Chica, sur le
sommet d’une de ces ondulations dont nous avons parlé.
38 PREMIÈRE PARTIE

Le sol entre ce point et celui du débarquement était très


uni ; on voyait çà et là quelques traces de culture qui dis-
paraissaient à mesure qu’on s’éloignait de Sidi-Féruch.
La première division, aussitôt qu’elle fut à terre,
forma ses colonnes et marcha à l’ennemi ; la première
brigade à droite, la seconde à gauche et ensuite au cen-
tre, lorsque la troisième, qui était débarquée la derniè-
re, fut venue prendre son rang. L’ennemi avait, couvert
sa position par trois batteries, d’où il commença à tirer
dès qu’il vit nos colonnes s’ébranler pour marcher à lui.
Deux bateaux à vapeur, qui s’approchaient des côtes, fi-
rent bientôt taire la batterie de gauche que les Barbares
abandonnèrent un instant ; mais, ces bateaux s’étant re-
tirés, ils y rentrèrent et recommencèrent leur feu. Dans
ce moment, M. de Bourmont s’étant porté en avant pour
diriger le mouvement, manqua être tué : deux boulets
vinrent tomber à ses pieds et le couvrirent de sable.
L’ennemi, voyant que son feu n’arrêtait pas la marche
de nos colonnes, abandonna ses batteries qu’il n’espérait
pas pouvoir défendre contre nos baïonnettes ; il se retira, en
tiraillant à quelque distance de sa première position, que la
première division vint alors occuper ; un ravin peu profond
nous sépara des Barbares qui perdirent toute leur artillerie.
Pendant que la première division se portait en avant,
la seconde opérait son débarquement, et chaque brigade
allait successivement se placer en seconde ligne pour
soutenir la division engagée. Le feu des tirailleurs dura
toute la journée, devant le front de la première division ;
avant la nuit, les troupes de cette division et celles de
la seconde furent, définitivement en position sur deux
LIVRE II. 39

lignes, et établirent leurs bivouacs. Nos ennemis durent


contempler, avec admiration, ces longues lignes sembla-
bles à des murs hérissés de pointes de fer ; de leur côté,
rien de pareil : chacun y paraissait abandonné à son im-
pulsion individuelle. Pendant que tout ceci se passait, la
troisième division débarquait avec la plus grande tran-
quillité, et comme si elle fût arrivée sur une terre amie ;
elle établit ses bivouacs sur le promontoire même, et fut
destinée à construire un camp retranché, dont les travaux
furent commencés sur-le-champ, et continués pendant
huit jours avec une admirable activité. Une coupure bas-
tionnée qui séparait le promontoire du continent, fermait
le camp, dont l’enceinte offrait une vaste place d’armes,
où nos magasins et nos hôpitaux devaient être parfai-
tement à couvert. La première brigade de la troisième
division s’établit en dehors des retranchements que l’on
construisait, et les deux autres restèrent en dedans.
Dès que les troupes furent à terre, on s’occupa du
débarquement du matériel. Chaque soldat avait emporté
avec lui pour cinq jours de vivres; mais ce n’était là que
de faibles ressources, et il fallait se hâter d’en mettre de
plus considérables à la disposition de l’armée, de crainte
que quelque coup de vent n’obligeât subitement la flotte
de prendre le large. Aussi ne perdit-on pas de temps : la
marine déploya, dans cette circonstance, une activité et
un zèle au-dessus de tout éloge; malheureusement, tous
les transports n’étaient point encore arrivés. Ceux qui
portaient l’artillerie de siège se firent longtemps atten-
dre, et nous verrons plus loin que ce retard eut des suites
assez fâcheuses.
40 PREMIÈRE PARTIE

La journée du 14 juin nous coûta peu de monde.


L’ardeur que nos jeunes soldats y déployèrent fut une
garantie de ce qu’ils sauraient faire dans des combats
plus meurtriers ; et, dès cet instant, le succès de l’entre-
prise parut assuré.
Dans la nuit du 14 au 15, il y eut quelques fausses
alertes dans les deux premières divisions. Nos soldats
tirèrent les uns sur les autres, et l’on eut quelques acci-
dents fâcheux à déplorer. Ces sortes de méprises se re-
nouvelèrent plusieurs fois dans le cours de la campagne,
et ne doivent point étonner de la part de jeunes soldats
qui se trouvaient, pour la première fois, en présence de
l’ennemi.
Mais il est temps de dire quels étaient les moyens de
défense qu’avait réunis le Dey contre une attaque qui me-
naçait son existence politique. Il avait alors pour Agha, son
gendre Ibrahim(1), homme tout-à-fait incapable. Depuis
deux mois il pouvait être instruit, par les journaux qui ar-
rivaient jusqu’à lui, que Sidi-Féruch avait été choisi, pour
point de débarquement; mais, ne comprenant pas bien que
le droit de tout dire pût aller en France jusqu’à découvrir
aux ennemis les projets du Gouvernement, il était peut-
être moins inquiet, pour ce point, que pour tout autre : il ne
voyait qu’une ruse de guerre dans cette publicité. Aussi ce
fut à l’est d’Alger, à Bourdj-el-Aratch (la Maison-Carrée),
que l’Agha établit son quartier général ; aucune disposi-
tion ne fut prise pour la défense de Sidi-Féruch. Il paraît,
____________________
(1) Ibrahim était d’une beauté et surtout d’une vigueur remarqua-
bles. Cette dernière qualité le fit choisir pour gendre par Hussein-Pacha,
par condescendance pour les exigences de sa fille.
LIVRE II. 41

au reste, que le projet du Dey était, en quelque endroit


que dût s’opérer le débarquement, de ne pas s’y opposer.
Il pensait qu’il aurait meilleur marché de l’armée fran-
çaise dans l’intérieur des terres que sous le feu de notre
marine.
Le 13 juin, l’Agha n’avait encore réuni que peu de
monde; le contingent de la province de Constantine, que
nous croyions devoir être très considérable, n’était que
de 500 cavaliers et de 400 fantassins. Le Bey de Titery,
guerrier intrépide, mais chef sans habileté, ne conduisit
que 1,000 cavaliers, au lieu de 20,000 qu’il avait pro-
mis. Celui d’Oran n’envoya aussi que fort peu de mon-
de, sous la conduite de son lieutenant ; le gros de l’ar-
mée de l’Agha ne fut donc formé que des Arabes de la
Métidja, et de quelques hordes de Kbaïles de la province
d’Alger. Ibrahim n’ayant préparé ni vivres ni fourrages
pour ses troupes, les tribus se voyaient dans la nécessité
de retourner chez elles lorsqu’elles avaient consommé
les leurs. Lorsque les uns arrivaient, les autres partaient,
de sorte que cette cohue se renouvelait sans cesse, sans
devenir plus nombreuse.
L’espoir de faire du butin, et la crainte qu’inspiraient
les Turcs, firent seuls prendre les armes aux Arabes; car du
reste ils s’embarrassaient fort peu de l’issue de la lutte à
laquelle ils étaient appelés à prendre part. Ils étaient armés
d’un long fusil sans baïonnette et d’un yatagan ou coutelas
; ils étaient presque tous à cheval ; mais on ne peut dire ce-
pendant qu’ils formassent un véritable corps de cavalerie,
car ils n’ont jamais tenté une charge, et ils ne se servaient
de l’arme blanche, que pour égorger les prisonniers qui
42 PREMIÈRE PARTIE

tombaient entre leurs mains. C’étaient des tirailleurs fai-


sant, à cheval, la guerre que notre infanterie légère fait à
pied. Il paraît que M. de Bourmont n’avait que de bien
faux renseignements sur la manière de combattre de ces
peuples ; car il s’attendait à avoir sur les bras une cavale-
rie semblable à celle des Mameluks. Il en prévint l’armée
par un ordre du jour, en quittant la rade de Palma ; il lui
annonça aussi, que l’ennemi, comptant nous intimider par
l’aspect d’un grand nombre de dromadaires, couvrirait son
front par des milliers de ces animaux. Je ne sais qui avait
pu faire connaître à M. de Bourmont ces prétendus prépa-
ratifs d’Hussein-Pacha ; mais le fait est, que nous ne vîmes
d’autres dromadaires que ceux qui servaient à porter les
bagages, et que la cavalerie arabe ne nous approcha jamais
à plus de cinquante pas. Chaque cavalier s’avançait au ga-
lop devant les tirailleurs qui couvraient nos lignes, lâchait
son coup de fusil, faisait un demi-tour, et rejoignait pré-
cipitamment les siens ; aussitôt que nous nous ébranlions
pour nous porter en avant, tout disparaissait.
Les deux premières divisions conservèrent jusqu’au
19, les positions qu’elles avaient prises le 14. La première
était en avant ayant la brigade de gauche formée en carré.
La seconde division avait ses deux premières brigades à
droite, et un peu en arrière de la première division, bordant
un ruisseau qui se jette dans la mer à une demi-lieue de
Sidi-Féruch ; la troisième brigade était en seconde ligne
derrière la gauche de la division Berthezène. Un bataillon
du 29e de ligne était sur la plage à l’extrême gauche. Pen-
dant les quatre jours que les deux premières divisions oc-
cupèrent ces positions, elles eurent à soutenir des combats
LIVRE II. 43

continuels de tirailleurs. Les ennemis, dont les armes


avaient plus de portée que les nôtres, avaient par cela
même de l’avantage sur nous dans ce genre de combat,
mais ils craignaient beaucoup le feu de notre artillerie,
nos obus surtout ; on se servit aussi, avec succès, des fu-
sils de rempart, qui, dans des mains exercées, leur firent
beaucoup de mal. Les fusées à la Congrève ne produisi-
rent aucun effet.
Les combats de tirailleurs avaient principalement lieu
sur les bords des ruisseaux, dont les deux partis avaient
un égal intérêt à rester maîtres. De notre côté, tout hom-
me qui allait isolément à l’eau, trouvait une mort certaine
: entouré d’une foule d’Arabes, il avait la tête tranchée
avant qu’on eût le temps de venir à son secours. Le Dey
d’Alger avait établi, dans le faubourg Bab-Azoun, un bu-
reau où les têtes des Français étaient payées comptant.
Cependant le débarquement du matériel se continuait
avec activité; il fut interrompu, le 16, par un orage qui,
pendant quelques instants, inspira les plus vives craintes
; la mer était affreuse, plusieurs navires furent en danger
d’être jetés à la côte, quelques embarcations périrent. Si
le mauvais temps eût continué, le succès de l’expédition
pouvait être gravement compromis ; heureusement qu’il
ne fut point de longue durée : au bout de quelques heures,
le ciel reprit sa sérénité, et les inquiétudes s’évanouirent.
Le camp de Sidi-Féruch prenait l’aspect d’une vil-
le. Chaque corps, chaque service administratif avait son
quartier distinct. Des tentes et des cabanes de feuillages
étaient les édifices de cette cité improvisée, coupée en tous
sens par de larges rues, où l’on voyait circuler l’artillerie
44 PREMIÈRE PARTIE

et les nombreuses voitures de l’administration. Des maga-


sins immenses s’élevaient de tous côtés pour les besoins
de l’armée; et les marchands qui l’avaient suivie lui of-
fraient même le superflu. Des fours furent promptement
établis ; l’armée commença à recevoir du pain frais, trois
jours après le débarquement. On avait craint de manquer
d’eau, mais on fut bientôt rassuré à cet égard. Outre la
ressource des ruisseaux et des puits qui étaient en assez
grand nombre, il suffisait, presque partout, de s’enfoncer
de quelques pieds, pour trouver une eau abondante et sa-
lubre. L’état sanitaire de l’armée était satisfaisant, et la
chaleur supportable. Les nuits étaient même trop froides
: on y éprouvait le besoin de se chauffer. Le bois ne man-
quait pas pour les feux de bivouac ; la terre jusqu’à plu-
sieurs lieues de Sidi-Féruch est couverte de broussailles et
de taillis.
L’intention du général en chef était de ne se porter en
avant, que lorsque le camp retranché et le débarquement
du matériel seraient terminés. Il fallait aussi construire
une route : elle avait déjà été poussée jusqu’à la position
occupée par les généraux Berthezène, et Loverdo, et l’on
devait la continuer à mesure que l’armée s’avancerait
vers Alger.
L’ennemi ne pouvant s’expliquer les motifs de no-
tre inaction apparente, l’attribua à la crainte qu’il croyait
nous inspirer. Il avait reçu quelques renforts, surtout en
infanterie, et l’on s’aperçut qu’il construisait des batte-
ries au centre de sa position ; une partie de la milice tur-
que était arrivée d’Alger conduite par l’Agha, généralis-
sime de l’armée musulmane, dont il était assez difficile
LIVRE II. 45

d’évaluer la force, même approximativement, à cause du


désordre qui régnait dans cette masse. Cependant s’il
fallait absolument fixer un chiffre, je n’élèverais pas
à plus de 20,000 hommes, le nombre des ennemis que
nous eûmes à combattre dans la bataille que je vais dé-
crire.
L’agha était d’une ignorance si puérile, qu’après
avoir fait distribuer des cartouches à chaque soldat, il dit
à quelqu’un qui lui faisait observer que c’était bien peu,
qu’il y en avait assez pour anéantir l’armée française, en
comptant un homme tué ou, blessé par coup de fusil.
Le 18, dans la soirée, quelques Arabes se rendirent
secrètement auprès du général Berthezène, et l’avertirent
qu’il serait attaqué le lendemain, l’un deux était Ahmed
ben Chanaan, de la tribu des Beni Djéad. Il dit que sa
tribu était fort bien disposée pour les Français ; il ajouta
qu’il allait aviser au moyen de mettre ses femmes et ses
enfants en sûreté, et qu’il passerait ensuite de notre côté
avec tout son monde. Cette promesse fut sans effet, mais
l’avis de l’attaque fut justifié par l’événement.
Le 19, au point du jour, toute notre ligne fut attaquée.
Les efforts de l’ennemi se dirigèrent principalement sur
la gauche, au point occupé par le 37e de ligne. Ce fut là
que combattirent les Turcs ; s’avançant avec audace et
impétuosité, ils pénétrèrent jusque dans les petits retran-
chements que les troupes avaient élevés, à la hâte, pour se
mettre un peu à l’abri du feu de l’ennemi ; mais ils en furent
chassés presque aussitôt, et ils perdirent beaucoup de mon-
de. Un d’eux, que son intrépidité avait fait remarquer de
nos soldats, se trouvant blessé et hors d’état de suivre ses
46 PREMIÈRE PARTIE

compagnons dans leur mouvement rétrograde, se poi-


gnarda pour ne pas tomber vivant entre nos mains.
Le combat fut également très vif à la position que dé-
fendait la brigade Clouet. Le 28e de ligne fut un instant com-
promis ; le colonel Mounier qui le commandait fut blessé.
La brigade Colomb d’Arcine vint au secours de la brigade
Clouet, et les deux brigades réunies repoussèrent les Afri-
cains un peu au-delà de leurs anciennes positions qu’elles
occupèrent; deux bricks qui vinrent s’embosser à peu de
distance de la côte firent beaucoup de mal à l’ennemi.
Au centre, l’attaque fut moins impétueuse, il en fut
de même à l’aile droite ; la brigade Munck d’Uzer et la
brigade Damrémont repoussèrent facilement l’ennemi
dans le ruisseau qui coulait devant leur front, et qu’il
avait franchi, pour venir à elles. Cette dernière s’établit
même sur la rive gauche du ruisseau.
L’ennemi, repoussé sur tous les points, se porta un
peu en arrière de sa première position, et un feu de ti-
railleurs, soutenu par celui de quelques pièces de campa-
gne, commença sur toute la ligne, et dura sans interrup-
tion pendant plusieurs heures. Nos généraux n’avaient
point d’ordre pour se porter en avant; M. de Bourmont,
ainsi que nous l’avons dit, aurait désiré ne point faire de
mouvement avant d’être en mesure de se présenter à Al-
ger avec tout son matériel de siège, qui n’était point en-
tièrement débarqué ; les chevaux du train n’étaient même
point encore arrivés. Le convoi qui les portait n’avait dû
quitter Palma qu’après l’armée, et on n’en avait point en-
core de nouvelles ; il était donc inutile de faire en avant
une pointe qui ne devait avoir d’autre résultat que de nous
LIVRE II. 47

éloigner de nos magasins, l’investissement de la place ne


pouvant être tenté dans les circonstances où nous nous
trouvions. Mais tous ces calculs de la prudence durent cé-
der à un besoin plus pressant. Le feu de l’ennemi était bien
dirigé, et il incommodait beaucoup nos troupes. Les Afri-
cains, voyant qu’après avoir repoussé leur attaque, nous
étions rentrés dans notre inertie apparente, avaient repris
courage, et ne cessaient de nous harceler, en faisant rele-
ver par des troupes fraîches celles qui étaient fatigués du
combat. Nos soldats commençaient à murmurer de l’inac-
tion à laquelle on condamnait leur valeur, et comme les
positions sur lesquelles on les tenait enchaînés devenaient
à chaque instant plus meurtrières, il était à craindre que
le découragement ne vînt enfin succéder à ce sentiment
d’indignation du courage retenu parla discipline. C’est ce
que comprirent nos généraux, et ils envoyèrent prier le
général en chef de se rendre sur le champ de bataille, afin
de juger par lui-même du véritable état des choses.
M. de Bourmont était à Torre-Chica où il avait établi
son quartier général, et d’où il pouvait suivre des yeux
tous les mouvements de l’armée. Le feu qu’il entendait
depuis le matin, quoique beaucoup plus nourri qu’à l’or-
dinaire, ne l’étonna point, et il l’attribua à ces combats
de tirailleurs que l’on livrait journellement aux avant-
postes. Dès qu’il eut reçu l’avis que lui faisaient passer
les généraux des deux premières divisions, il monta à
cheval et se rendit auprès d’eux ; il vit alors que la chose
était bien plus sérieuse qu’il ne l’avait supposé, et après
un moment d’hésitation, il donna l’ordre de marcher à
l’ennemi, en échelons formés chacun d’un régiment en
48 PREMIÈRE PARTIE

colonne serrée. Le mouvement devait commencer par la


droite ; mais M. de Loverdo ayant mis du retard dans
l’exécution des ordres qui lui furent donnés, ce fut la bri-
gade Poret de Morvan qui s’ébranla la première : elle oc-
cupait la droite de la première division. Ainsi les brigades
Damrémont et Munck d’Uzer de la division Loverdo, qui
comme nous l’avons dit, étaient à sa droite, restèrent un
peu en arrière du rang qu’elles auraient dû occuper dans
ce mouvement offensif ; il en résulta que les échelons, au
lieu d’être formés par la droite, le furent par le centre.
L’ennemi ne soutint pas un instant notre attaque, et
fut enfoncé dans un clin d’œil. Il abandonna ses batteries
comme dans la journée du 14, et nous y entrâmes sans
éprouver de résistance : comme on avait attaqué par le cen-
tre, contrairement aux intentions de M. de Bourmont, les
Africains se dispersèrent dans tous les sens. Si M. de Lo-
verdo eût exécuté avec plus de promptitude le mouvement
qui lui avait été ordonné, la gauche de l’ennemi aurait été
refoulée sur le centre, qui, attaqué lui-même par les éche-
lons suivants, aurait été rejeté sur la droite ; cette manœu-
vre aurait pu acculer l’armée musulmane à la mer ; et, dans
cette position, nous en aurions fait un très grand carnage.
Nous poursuivîmes les fuyards jusqu’à Staoueli où
ils avaient établi leur camp que nous trouvâmes aban-
donné. Les tentes des chefs étaient d’une magnificence
remarquable, surtout celle de l’Agha : elle avait plus de
soixante pieds de long, et elle était divisée en plusieurs
appartements dont l’intérieur était orné de belles tentu-
res et de superbes tapis. L’ennemi n’avait eu le temps
de rien enlever ; on trouva même une somme d’argent
LIVRE II. 49

assez considérable dans la tente de l’officier chargé de


payer la solde à la milice turque.
Les résultats de la bataille de Staoueli furent : trois à
quatre mille Africains tués ou blessés, cinq pièces de canon
et quatre mortiers enlevés, plus beaucoup de bétail et soixan-
te-dix ou quatre-vingts dromadaires qui furent partagés aux
régiments pour porter les bagages. On fit très peu de prison-
niers, presque tous blessés. De notre côté, on n’eut que six
cents hommes mis hors de combat tant tués que blessés.
Les ennemis mettaient un grand soin à enlever leurs
blessés, et même leurs morts : ils attachaient ceux-ci par
les pieds; et les traînaient ensuite de toute la vitesse de
leurs chevaux loin du champ de bataille; l’armée vit plu-
sieurs cadavres que l’on avait ainsi traînés. L’épiderme
noir et brûlé des Arabes, enlevé par longues lanières en-
core pendantes, laissait voir en-dessous une seconde peau
blanche et sanguinolente, à laquelle la première semblait
ne servir que de vêtement.
Les deux divisions victorieuses s’établirent à Staoue-
li, dans le camp même d’où elles venaient de chasser
l’ennemi, à une lieue de leur ancienne position ; les dé-
bris de l’armée de l’Agha rentrèrent dans Alger qu’ils
remplirent de consternation. Des transfuges qui nous ar-
rivèrent le lendemain, nous assurèrent que si nous nous
étions mis aux trousses des fuyards, l’effroi était tel que
nous serions entrés dans la ville sans éprouver de résis-
tance : il est possible que les choses se fussent passées
ainsi, mais dans le doute, il était plus raisonnable de ne
point s’écarter de la marche que l’on avait adoptée dans
le principe, et de ne pas livrer aux chances d’un heureux
50 PREMIÈRE PARTIE

hasard un succès qui paraissait assuré.


Ibrahim-Agha, après la défaite de son armée, per-
dit entièrement la tête, et ne fit rien pour lutter contre la
mauvaise fortune. N’osant pas se présenter devant son
beau-père, il courut se cacher dans une de ses maisons
de campagne, comme un enfant timide qui craint une
réprimande méritée, et pendant plusieurs jours, on ne sut
pas ce qu’il était devenu. Le Dey, que personne n’osait
instruire de l’état des choses, fit appeler Hamdan-ben-
Othman-Khodja en qui il avait toute confiance. Celui-ci
lui fit connaître la vérité, et ne lui dissimula pas la con-
duite honteuse de son gendre. Hussein, qui dans son in-
térieur était doux et bienveillant, ne voulut pas accabler
ce malheureux. Il chargea Hamdan d’aller l’encourager
à reprendre le commandement de l’armée ; mais ce fut
avec beaucoup de peine que ce maure parvint à l’arra-
cher à l’état de stupeur dans lequel il était plongé, et à lui
faire réunir quelques soldats aussi démoralisés que lui.
Le premier soin de M. de Bourmont, après la victoi-
re de Staoueli, fut de faire continuer jusqu’au nouveau
camp la route déjà commencée. Ce travail fut promp-
tement terminé. Les retranchements du grand camp de
Sidi-Féruch le furent le 24 juin. Nous avons dit qu’ils
consistaient en une ligne bastionnée qui allait d’une rade
à l’autre, et qui séparait le promontoire du continent.
Vingt-quatre pièces de canon montées sur des affûts ma-
rins, composèrent l’armement de cette place d’armes,
assez formidable pour braver au besoin toutes les for-
ces de la Régence. Des redoutes armées avec les pièces
enlevées à l’ennemi, furent construites sur la route, de
LIVRE II. 51

distance à distance, pour assurer les communications.


La troisième division ne prit aucune part à l’affaire
de Staoueli, seulement la première brigade de cette divi-
sion, qui campait en dehors des retranchements, se porta
en réserve derrière les ailes des divisions engagées, le 2e
régiment de marche à droite, et le 35e de ligne à gauche.
Ces deux régiments occupèrent, après le combat, les po-
sitions que nos troupes venaient d’abandonner, par suite
de leur mouvement offensif. Le 2e régiment de marche
fut principalement chargé, d’observer le débouché de la
vallée du Mazafran ; on craignait de voir arriver par là
des troupes que l’on supposait être envoyées par le bey
d’Oran, et que les vigies de la marine croyaient avoir
aperçues au loin.
Les deux premières divisions restèrent à Staoueli
jusqu’au 24 juin. Ce point n’est ni une ville ni un village
: c’est seulement un emplacement qui sert de campement
aux Arabes. Il y a de l’ombrage et quelques fontaines qui
donnent une eau assez médiocre ; le terrain dans les en-
virons est uni et cultivé.
Nos troupes furent peu inquiétées pendant leur sé-
jour à Staoueli. Quoique ce lieu soit loin d’être un Ca-
poue, la faiblesse de nos généraux ne tarda pas à y lais-
ser naître l’indiscipline. La route de Sidi-Féruch était
journellement couverte de soldats qui se rendaient iso-
lément dans ce camp retranché, appelé par eux la ville(1),
et qui en revenaient le plus souvent dans un état complet
____________________
(1) Quelques officiers d’état-major avaient voulu appeler ce camp
Bourmonville ; mais l’armée ne confirma pas ce titre décerné par flatte-
rie.
52 PREMIÈRE PARTIE

d’ivresse. Ces désordres, que le grand-prévôt aurait dû


réprimer, puisque les chefs de troupes ne savaient pas
les prévenir, pouvaient avoir de fâcheuses suites ; mais
l’armée se trouva bientôt dans une position où le soldat
apprit à ses dépens à ne plus errer sur les derrières.
Les Arabes, étourdis des événements de la journée
du 19, semblèrent pendant quelques jours avoir aban-
donné la partie. Le sieur Ayas, un de nos interprètes, par-
vint même à entrer en pourparler avec eux. Il se rendit
dans un de leurs douars, et en revint, non seulement sans
avoir reçu de mal, mais encore avec des promesses de
soumission qui furent loin, il est vrai, de se réaliser. Un
commis du munitionnaire général accompagna le sieur
Ayas dans ce voyage qui n’était point sans danger. Ces
deux agents achetèrent quelques bœufs aux Arabes, à
qui ils s’adressèrent, et il fut convenu qu’on prendrait
des mesures pour des fournitures plus considérables. Les
Arabes assuraient qu’ils étaient las de la guerre et très dis-
posés à venir approvisionner nos marchés, pourvu qu’on
leur promît justice et protection. On doit bien penser que
le sieur Ayas et son compagnon ne négligèrent rien pour
leur faire comprendre qu’ils trouveraient l’une et l’autre
chez les Français.
M. de Bourmont, satisfait de la tournure qu’avait
prise cette petite négociation, se hâta d’annoncer à l’ar-
mée, par la voie de l’ordre du jour, que nous n’avions
plus, sur le sol de la Régence, d’autres ennemis que les
Turcs. Il prescrivit aux soldats d’user des plus grands
égards, et surtout de la plus scrupuleuse probité, dans
leurs relations avec les Indigènes qui allaient accourir
LIVRE II. 53

auprès de nous, comme auprès de leurs libérateurs. Une


attaque générale vint donner, le 24 au matin, un démenti
formel à l’ordre du jour de M. de Bourmont.
Nos deux premières divisions étaient, comme nous
l’avons dit, campées à Staoueli. Quelques troupes furent
échelonnées sur la route nouvellement construite, entre
ce point et notre première position occupée par une bri-
gade de la troisième division. Les deux autres brigades
de la division d’Escars étaient restées à Sidi-Féruch.
L’agha Ibrahim, après avoir repris le commande-
ment de l’armée musulmane, était parvenu, plus par ses
alentours que par lui-même, à réunir encore quelques
Arabes, et, le 24 au matin, il attaqua nos lignes. Le gé-
néral en chef de l’armée française, qui avait toujours
son quartier général à Sidi-Féruch, se rendit de bon-
ne heure à Staoueli, et fit aussitôt prendre l’offensive.
La première division, et la brigade Damrémont de la
deuxième s’ébranlèrent, ainsi que deux escadrons des
Chasseurs d’Afrique ; l’ennemi ne tint pas un instant,
il traversa en fuyant la partie de la plaine qui se trouve
en avant de Staoueli, et ne s’arrêta que sur des hauteurs
qui s’élèvent à une lieue de là, et qui se lient au mont
Bouzaréa et aux collines d’Alger. Il fut encore débusqué
de cette position que couronne un assez vaste plateau,
et alla s’établir sur les pentes du Bouzaréa, à une lieue
d’Alger. On cessa alors de le poursuivre. Nos troupes
victorieuses s’arrêtèrent à l’extrémité du plateau ; un
vallon peu large, au fond duquel coulait un faible ruis-
seau, séparait cette position de celle de l’ennemi qui la
dominait entièrement.
54 PREMIÈRE PARTIE

Au moment où nos troupes se portèrent en avant,


un gros d’Arabes qui était posté au loin, sur quelques
mamelons, à l’extrême gauche de la ligne ennemie, des-
cendit dans la plaine, et se dirigea sur notre camp qu’il
croyait abandonné. Il s’arrêta à la vue des brigades de la
deuxième division qui y étaient restées ; et, rebroussant
chemin, il se jeta sur les derrières de la première divi-
sion, où il massacra quelques hommes isolés.
Le combat du 24 prit le nom de Sidi-Kalef, qui est ce-
lui d’un hameau situé sur le plateau dont nous venons de
parler. Nous y perdîmes peu de monde ; l’ennemi n’avait
point d’artillerie, et nous n’eûmes nous-mêmes que quatre
pièces en ligne ; un des fils de M. de Bourmont fut blessé
dans cette affaire. Ce jeune homme se faisait remarquer
par sa valeur et par ses excellentes qualités. Toute l’ar-
mée applaudit à la manière noble et touchante dont M.
de Bourmont, dans le rapport officiel, rendit compte de
cet événement et de la mort de son fils, qui succomba aux
suites de sa blessure quelques jours après.
La position dans laquelle s’arrêtèrent les troupes, qui
avaient combattu à Sidi-Kalef, était fort désavantageuse.
Elle était dominée par celle qu’avait prise l’ennemi. Les mê-
mes raisons qui nous avaient arrêtés après nos succès du 19,
existant toujours, il fallut cependant se résoudre à l’occuper
encore quelques jours, car, en nous avançant plus loin, nous
nous serions trouvés sans grosse artillerie sous le canon
d’Alger, ou du moins sous celui des ouvrages que les Turcs
pouvaient avoir élevés en avant de cette ville. Heureusement
que le jour même du combat de Sidi-Kalef, on aperçut de
Sidi-Féruch le convoi que l’on attendait depuis longtemps.
LIVRE II. 55

Le lendemain 25, il mouilla dans la rade, et le débarque-


ment commença sur-le-champ.
La route que construisait le génie fut prolongée de
Staoueli à la nouvelle position que nous appelâmes Fon-
taine-Chapelle, à cause de la fontaine et du marabout de
Sidi-Abderrhaman-Bou-Néga; la troisième division qui
n’avait point encore combattu, reçut ordre de se porter en
première ligne. Il était juste de donner au duc d’Escars
qui la commandait, et qui n’avait jamais fait la guerre(1),
l’occasion de gagner ses éperons: le 25, avant le jour,
la brigade Berthier de Sauvigny se mit en mouvement,
et se trouva en position sur les huit heures du matin ; la
brigade Hurel n’y arriva qu’à onze heures du soir ; la bri-
gade Montlivault s’échelonna sur la route entre Staoueli
et la nouvelle position : elle fut remplacée à Sidi-Féruch
par la brigade Munck-d’Uzer de la deuxième division.
La brigade Damrémont retourna à Staoueli ; elle fut atta-
quée, dans ce mouvement, par un parti de cavalerie arabe
qu’elle repoussa facilement. On construisit de nouvelles
redoutes sur notre ligne de communication ; il yen eut
huit, en tout, depuis Sidi-Féruch jusqu’à Alger. Un bloc-
khaus fut établi entre la première et la seconde, un peu
trop éloignées l’une de l’autre. Celle que l’on construisit
à Staoueli se liait à un camp retranché auquel elle servait
de citadelle.
Les mouvements que nous venons de mentionner
se firent avec quelque désordre. Deux régiments qui se
____________________
(1) C’était, du reste, un homme honorable, studieux et éclairé, qui
cherchait à justifier, par des qualités personnelles ce que la naissance et
la faveur avaient fait pour lui.
56 PREMIÈRE PARTIE

rencontrèrent dans l’obscurité, tirèrent l’un sur l’autre,


et se tuèrent du monde.
Par suite de tous ces mouvements, la troisième divi-
sion se trouva à la gauche de la première , au sommet de
la berge droite du vallon de Sidi-Abderrahman-Bou-Néga.
Les dispositions que l’on prit pour conserver cette position
jusqu’à l’arrivée du matériel de siège, furent très vicieu-
ses, surtout à gauche. Pour tenir les Barbares à distance, on
envoya des tirailleurs qui traversèrent le vallon, et s’éta-
blirent sur le versant opposé, et par conséquent au-dessous
d’eux. Il aurait été plus convenable d’établir ces tirailleurs
sur le sommet du versant que nous occupions, et de placer
le gros des troupes vers le milieu du plateau, hors de portée
du canon de l’ennemi : de cette manière, celui-ci aurait été
obligé de découvrir ses tirailleurs, et les nôtres se seraient
trouvés dans une position plus convenable.
Après le mauvais succès du combat de Sidi-Kalef, le
Dey, convaincu enfin de la nullité de son gendre, le desti-
tua, et mit à sa place Mustapha-Bou-Mezrag, Bey de Tite-
ry. Ce nouveau général était plus résolu qu’Ibrahim-Agha,
mais il n’était guère plus habile ; le Dey chercha aussi à
réveiller le fanatisme de son peuple. Il fit venir le Cheikh-
el-Islam, lui remit un sabre, et le chargea d’appeler tous
les Croyants à la défense de la religion ; mais ce vénérable
Muphty, très embarrassé de l’arme qu’on lui avait mise
entre les mains, se contenta, pour la forme, d’inviter quel-
ques notables à se rendre chez lui pour aviser aux moyens
de défense, et presque personne ne répondit à sa voix.
La première et la troisième divisions restèrent dans
la position de Sidi-Abderrahman-Bou-Néga, les 25, 26,
LIVRE II. 57

27 et 28 juin. Ces quatre journées ne furent qu’un combat


continuel de tirailleurs, qui commençait au lever du so-
leil, et qui ne finissait qu’à son coucher ; les compagnies
que l’on dispersait en tirailleurs, étaient relevées toutes
les trois ou quatre heures. Comme elles appartenaient
aux divers régiments de la division, et dans le même ré-
giment à divers bataillons, il n’y eut point toujours dans
leurs mouvements l’unité d’action convenable, les of-
ficiers supérieurs se reposant trop les uns sur les autres
d’un soin qui n’appartenait à aucun d’eux en particulier.
Ce ne fut que le dernier jour, que l’on mit un peu d’ordre
dans le service de ces officiers.
Le bivouac de la brigade Berthier de Sauvigny était
labouré par les boulets ennemis. Les Africains s’étant
embusqués dans le petit bois de Sidi-Abderrahman Bou-
Néga, situé devant son front, commençaient même à
l’inquiéter par le feu de la mousqueterie, lorsque le lieu-
tenant colonel Baraguay d’Hilliers du 2e de marche, les
chassa de ce poste, et fit couvrir le bois par un redan que
nos troupes occupèrent.
Les Africains, dans tous les combats de tirailleurs,
étaient favorisés par une position dominante, et par un ter-
rain bien fourré; cependant on leur tua beaucoup de mon-
de. Les Turcs avaient pour coutume de planter un drapeau
devant le front de la ligne que leurs tirailleurs devaient oc-
cuper. Ce drapeau fut la cause de la mort de plusieurs bra-
ves qui tentèrent de l’enlever ; de celle entre autres d’un
jeune officier du 9e léger, nommé Léonide de Morogues,
qui s’était déjà fait remarquer par son intrépidité.
Le 27, M. Borne, chef de bataillon, aide de camp du
58 PREMIÈRE PARTIE

duc d’Escars, eut l’épaule emportée par un boulet, et


mourut peu d’heures après. Le 28, deux compagnies
d’élite du 35e de ligne, emportées par leur ardeur, gra-
virent, presque jusqu’au sommet, des hauteurs occupées
par l’ennemi, en tuant ou en dispersant tout ce qui se
présentait devant elles ; mais elles perdirent beaucoup
de monde en revenant, et ne purent enlever leurs blessés,
qui furent aussitôt décollés par les Africains. Le même
jour, une colonne ennemie tomba à l’improviste sur le
bataillon du 4e léger, faisant partie du 1er de marche, et
lui sabra 150 hommes. Ce bataillon, par la coupable im-
prudence de son chef, était occupé en entier à nettoyer
ses armes, de sorte qu’ayant tous ses fusils démontés, il
ne put opposer aucune résistance ; les troupes qui étaient
dans le voisinage vinrent à son secours, et repoussèrent
facilement l’ennemi.
M. de Bourmont établit, le 24 juin, son quartier gé-
néral à Staoueli. Le 25, il alla visiter la première ligne,
et rencontra, chemin faisant, plusieurs cadavres sans tête
qui attestaient et l’imprudence de nos soldats et la féro-
cité de leurs ennemis. M. de Bourmont donna des ordres
pour hâter la construction des redoutes, et régla le service
des compagnies qui devaient en former la garnison, de
manière à ce qu’elles fussent relevées tous les six jours. Il
prit aussi des mesures pour assurer l’arrivage des convois
de vivres et de munitions qui, chaque jour, devaient partir
de Sidi-Féruch pour Staoueli, et, de ce dernier point, pour
la position que défendaient la première et la troisième
divisions. Il écrivit, le 26, au général commandant la 8e
division militaire à Marseille, de faire embarquer le plus
LIVRE II. 59

tôt possible 950 hommes appartenant aux divers régi-


ments de l’armée d’Afrique, et qui se trouvaient réunis
au dépôt général à Toulon. Il fut aussi question de faire
embarquer la première brigade de la division de réserve
qui s’était réunie dans le Midi, sous les ordres du général
Latour-Foissac ; mais cette disposition n’eut pas de sui-
te. Le général en chef se concerta avec l’amiral Duperré
pour le débarquement de 1,400 marins qui, conjointe-
ment avec un bataillon du 48e de ligne, étaient destinés à
occuper Sidi-Féruch, dont le commandement fut confié
à M. le colonel Léridan. Cette mesure rendit disponi-
bles trois bataillons de la brigade Munck d’Uzer. En-
fin, le débarquement du matériel étant terminé, et rien ne
s’opposant plus à l’investissement de la place, dont nous
n’étions plus qu’à cinq quarts de lieue, l’attaque des po-
sitions ennemies fut fixée, le 28 juin, au lendemain 29.
Ces positions se rattachaient au mont Bouzaréa, situé
au sud-ouest d’Alger, et dont l’élévation, au-dessus de la
mer, est de 400 mètres. Les pentes du Bouzaréa sont raides,
surtout au nord; des ravins très profonds et très escarpés le
séparent de la ville ; à l’origine de ces ravins, il se lie aux
collines d’Alger qui s’étendent à l’est jusqu’à l’Aratch,
petite rivière qui se jette dans la mer, à deux lieues d’Al-
ger. Ces collines sont séparées de la mer par une plaine
de 600 mètres de largeur moyenne : elles sont coupées
par de grands ravins. Sur le plateau qui les couronne et
au partage des eaux, serpente une ancienne voie romaine
très praticable dans les environs d’Alger, et qui se perd
dans la plaine de Staoueli. Ce chemin passait auprès du
fort de l’Empereur, bâti au sud-est de la ville sur les crêtes
60 PREMIÈRE PARTIE

des hauteurs ; ce fort domine Alger, et a vue sur toute la


baie ; mais il est lui-même dominé par le prolongement
des pentes du mont Bouzaréa.
Tout le terrain que nous venons de décrire est cou-
vert de jardins, de vergers et d’une prodigieuse quantité
de maisons de campagne, dont quelques-unes sont de
forts beaux édifices ; il est coupé par des haies épais-
ses, ce qui, joint aux difficultés naturelles du sol, en rend
l’accès très difficile : il est, du reste, d’une admirable
beauté, et d’une fertilité remarquable.
Le 28 au soir, toute l’armée française fut réunie à la
position de Sidi-Abderrahman-Bou-Néga, à l’exception
des brigades Montlivault et Munck d’Uzer chargées de
la garde des camps et de celle des postes intermédiaires ;
on laissa aussi à Sidi-Ferruch et à Staoueli trois compa-
gnies du génie : on avait transporté dans ce dernier camp
une partie des parcs d’artillerie et de celui du génie.
Le 29, à la pointe du jour, l’armée s’ébranla en co-
lonnes serrées. Chaque colonne était formée d’un régi-
ment ; les divisions étaient à leur rang de bataille, c’est-
à-dire la 2e au centre, la 1re à droite, et la 3e à gauche ;
l’artillerie marchait dans les intervalles ; une compagnie
du génie fut attachée à chaque division, pour ouvrir le
chemin là où il serait nécessaire.
L’armée traversa en silence le vallon qui nous séparait de
l’ennemi, gravit les hauteurs opposées et tomba sur les Barbares
qui, surpris par cette brusque attaque, n’eurent pas le temps de
se reconnaître, et lâchèrent pied tout aussitôt. Cependant, reve-
nus de leur terreur, ils s’arrêtèrent un peu plus loin, et commen-
cèrent sur les masses de la 3e division, une fusillade assez vive,
LIVRE II. 61

que cependant le feu de notre artillerie fit bientôt taire: les


Turcs perdirent la leur, selon l’usage, et se retirèrent sous
le canon de la place. La 3e division occupa alors les pentes
du mont Bouzaréa qui font face à la ville, et traversa plu-
sieurs ravins que les plus mauvaises troupes européennes
auraient défendus avec avantage contre les meilleures. A
droite, la division Berthezène n’eut à lutter que contre les
difficultés naturelles du sol : mais elles furent telles, que
cette division appuyant toujours à gauche, passa par der-
rière la 2e, et arriva sur les pentes de Bouzaréa, à la suite
de la 3e. M. de Bourmont s’était transporté de sa personne
sur le sommet de cette montagne, au poste de la Vigie : il
fit occuper ce point par le 14e de ligne de la division Ber-
thezène, qui se trouva, par suite du mouvement qu’elle
venait de faire, derrière la division d’Escars.
La division Loverdo avait à parcourir le terrain le plus
facile. Elle suivait la voie romaine qui se trouve, comme nous
l’avons dit, au partage des eaux de cette multitude de ravins
dans lesquels les autres divisions étaient engagées. Cepen-
dant elle avança lentement : les Turcs qu’elle avait en face
débordèrent, par suite de cette lenteur, l’aile droite de la 3e
division qui était à la gauche de la 2me. M. d’Escars fut obligé
d’envoyer contre eux des tirailleurs de sa propre division, et
de couvrir ainsi celle de son collègue. Peu de temps après,
ces tirailleurs furent rappelés, parce que la brigade Berthier,
à laquelle ils appartenaient, fit un mouvement sur la gauche
pour se rapprocher de la brigade Hurel dont les accidents
de terrain l’avaient séparée. Le général Loverdo fit alors un
mouvement de retraite, que personne ne put s’expliquer dans
le moment, mais que l’on a dit depuis avoir été le résultat
62 PREMIÈRE PARTIE

d’une méprise qui lui fit croire qu’il n’était pas dans la


bonne direction. Le général en chef, ne concevant rien à
ce mouvement rétrograde, envoya à M. de Loverdo l’ordre
de reprendre l’offensive ; mais on eut beaucoup de peine à
la retrouver dans les ravins où il avait enseveli en quelque
sorte sa division, après avoir quitté la voie romaine.
Cependant, le général en chef, jugeant qu’il était
inutile d’avoir deux divisions sur le même point, ordon-
na à la 1re de rester sur les pentes du Bouzaréa, et à la
3e d’aller s’établir à la droite de la voie romaine. La 3e
division reprit donc le chemin que venait de suivre la
brigade Berthier, et même, pour couper court, elle s’en-
fonça dans les ravins les plus profonds et les plus inextri-
cables, et parvint, après de grandes fatigues, à la position
qui lui avait été assignée ; elle s’établit aux consulats de
Hollande et d’Espagne. Cette brigade fut complètement
désorganisée pendant quelques instants ; les compagnies,
les bataillons, les régiments, étaient confondus, et il fal-
lut plusieurs heures pour débrouiller ce chaos.
La 2e division, dans laquelle le désordre avait aussi
pénétré, avait enfin été retrouvée ; elle vint s’établir à gau-
che de la voie romaine, entre la première et la troisième.
Les Turcs, après avoir tiraillé une partie de la jour-
née, rentrèrent dans la place ou sous son canon ; les
Arabes descendirent dans la plaine du bord de la mer.
L’investissement d’Alger était loin d’être complet : nous
occupions les hauteurs ; mais les bords de la mer res-
taient libres, et les Turcs communiquaient facilement
avec la plaine de Métidja.
Le désordre et la confusion qui régnèrent dans tous
LIVRE II. 63

les mouvements de l’armée Française dans la journée du


29, font peu d’honneur à celui qui fut chargé d’en régler
les détails, c’est-à-dire au général chef d’état-major: ils
auraient eu, sans aucun doute, des suites funestes, si nous
avions eu affaire à un homme plus habile que Mustapha-
Bou-Mezrag. M. de Bourmont a bien aussi quelques re-
proches à se faire ; car enfin c’était à lui à donner l’im-
pulsion à son chef d’état-major(1) : on dit qu’il montra
beaucoup de faiblesse envers un de ses lieutenants géné-
raux qui poussa l’oubli de ses devoirs jusqu’à se rendre
coupable de désobéissance formelle aux ordres qui lui
furent donnés. Savoir se faire obéir est la première qua-
lité d’un général ; avec elle on peut tirer parti des instru-
ments les plus imparfaits. L’empereur Napoléon l’a bien
prouvé, en faisant souvent de grandes choses avec des
hommes dont la nullité est vraiment effrayante.
La brigade Poret de Morvan, était restée à l’ancien-
ne position, pour garder le parc et l’ambulance ; elle fut
attaquée par les Arabes, mais sans succès de leur part,
Dans cet engagement, un soldat du 3e de ligne nommé
Sovadot arracha aux Arabes, après des prodiges de va-
leur, son capitaine M. Gallois grièvement blessé. Je n’ai
pu savoir si ce brave avait obtenu la récompense de sa
noble conduite. De toutes les actions de guerre, celle qui
a pour résultat de sauver un des siens, est certainement
la plus méritoire, et c’est à juste titre que les Romains
____________________
(1) Le général Desprez était un homme profondément instruit
dans plusieurs branches des sciences exactes et naturelles ; il avait aussi
un certain talent d’écrivain, mais c’était un très médiocre chef d’état-
major.
64 PREMIÈRE PARTIE

mettaient la couronne civique au-dessus de toutes les


autres.
Nous ne perdîmes que fort peu de monde dans la
journée du 29. Cinq pièces de canon tombèrent en no-
tre pouvoir, ainsi que quelques prisonniers. Les maisons
de campagne que nous trouvâmes abandonnées, furent en
général pillées et dévastées ; celles de quelques consuls
européens, dont les soldats ne connurent pas les pavillons,
souffrirent comme les autres. Quelques habitants trouvés
cachés dans les maisons et dans les haies, furent massa-
crés; deux ou trois femmes furent même tuées par acci-
dent, d’autres furent violées ; mais ce sont là les tristes ac-
compagnements de toute guerre, même de la plus juste.
Le jour même de notre arrivée devant Alger, le général
en chef et le général Valazé reconnurent les approches du
château de l’Empereur, qu’il fallait enlever avant de son-
ger à attaquer le corps de la place. Ce château, dont nous
avons fait connaître la position, doit son nom à l’empereur
Charles-Quint, qui, lors de son expédition contre Alger,
avait établi son quartier général sur le lieu où il a été bâti.
Ce fut même le choix que fit Charles-Quint de cette posi-
tion, qui fit ouvrir les, yeux aux Turcs sur son importance.
Ce point était alors connu sous le nom de Sidi-Yacoub :
les Turcs l’appellent maintenant Sultan-Calassi.
Le fort de l’Empereur ou Sultan-Calassi est à 800
mètres de la ville : c’est un carré un peu allongé du sud
au nord, il est en maçonnerie ainsi que toutes les forti-
fications d’Alger. Les murs en sont flanqués de petites
saillies en forme de bastion. La face du côté du Sud a
une double enceinte ; du reste, point de dehors : dans
LIVRE II. 65

l’intérieur une grosse tour ronde servant de réduit ; voilà


quel était le fort de l’Empereur.
Alger, bâti en amphithéâtre sur le penchant d’une
colline assez élancée, forme un triangle dont un des côtés
est appuyé à la mer. La ville est entourée d’un mur à l’an-
tique, avec tours et créneaux, d’une construction assez
irrégulière, haut de 25 pieds, terme moyen, et large de 7 à
8 ; ce mur est précédé d’un fossé : au sommet du triangle
est la citadelle ou Casbah, qui forme aussi un triangle dont
deux côtés sont les prolongements du mur d’enceinte; le
troisième sépare la Casbah de la ville. Alger a trois portes
qui conduisent dans la campagne : au sud, la porte Neuve
dans le haut de la ville, et la porte Bab-Azoun dans le bas
; au nord la porte Bal-El-Oued, également dans le bas ;
de la porte Neuve à la porte Bab-Azoun, le rempart est
précédé d’un petit mur ou fausse braie ; il en est de même
aux environs de la porte Bal-El-Oued.
Au bord de la mer, à 900 mètres de la porte Bab-
Azoun, s’élève le fort du même nom. Le fort Neuf cou-
vre la porte Bab-El-Oued. A deux à trois cents mètres
de celui-ci est le fort des Vingt-Quatre-Heures, et à
1500 mètres plus loin, le fort des Anglais. Tous ces forts
étaient hérissés de canon : les Barbares croient une posi-
tion inexpugnable, lorsqu’ils y ont entassé des bouches
à feu sans choix et sans discernement.
Le côté le plus fort d’Alger est celui de la mer. Les prin-
cipaux ouvrages qui défendent l’entrée et les approches du
port, sont construits sur ce rocher, dont nous avons parlé dans
le livre premier, et que Khair-Eddin réunit au continent par
une jetée qui est un fort bel ouvrage. Les fortifications de la
66 PREMIÈRE PARTIE

marine se sont toujours perfectionnées depuis cette épo-


que ; elles sont en pierre, d’une très grande solidité, et as-
sez compliquées dans leurs détails ; en certains endroits,
il y a jusqu’à quatre rangs de batterie les uns au-dessus
des autres. Mais reprenons le fil de notre narration.
Une batterie de siége de six canons de 16, avait suivi
l’armée dans son attaque du 29, pour combattre les bat-
teries de position que l’ennemi pouvait avoir construites
sur les bords des ravins ; mais nous avons vu que sa pré-
voyance ne s’était pas étendue jusque là. Le reste de notre
artillerie de siége arriva successivement; l’emplacement
du parc fut désigné en arrière du consulat de Hollande.
Le résultat de la reconnaissance faite, dès le 29, par le
général Valazé, fut que l’on pouvait commencer immédia-
tement les travaux de tranchée devant le fort de l’Empereur,
ce qui eut lieu le lendemain 30, à trois heures du matin. Le
feu très vif de la place et l’extrême fatigue des troupes obli-
gèrent bientôt de les interrompre ; on ne put les reprendre
que la nuit suivante. M. Chambaut, chef de bataillon du
génie, fut blessé à mort dans ces premières opérations.
Il avait été décidé qu’on ne construirait qu’une seu-
le parallèle pour lier les batteries dont le général Lahitte
avait déterminé l’emplacement, de telle sorte qu’elles
fussent, en même temps batteries d’enfilade et batteries
de brèche ; le fort de l’Empereur ne méritait pas une at-
taque plus savante, et nous le dominions de tous côtés.
On résolut d’attaquer à la fois la face du sud et celle
de l’ouest, et surtout cette dernière qui paraissait d’un
abord plus facile ; en conséquence, une seule batterie fut
établie contre la face du sud; elle était de six canons, et
LIVRE II. 67

fut construite sur le prolongement de la face ouest. Celle-


ci fut battue par deux batteries de canons, et une d’obu-
siers ; la première, de quatre pièces de 24, fut établie à
gauche de la voie romaine ; la seconde, de six pièces de
même calibre, à droite. La batterie d’obusiers, contenant
deux pièces, fut construite entre cette dernière et la voie
romaine. Une batterie de quatre mortiers de 10 pouces
fut construite sur la capitale de l’angle sud-ouest du fort,
entre les deux premières batteries dont nous venons de
parler. Toutes ces batteries eurent les noms suivants : la
1re fut appelée batterie de St.-Louis ; la 2e, batterie du
Dauphin ; la 3e, du Roi ; la 4e, du Duc de Bordeaux ; la
5e, enfin, batterie Duquesne. Elles étaient masquées par
des haies qui en cachaient la construction à l’ennemi.
Le 1er juillet dans la journée, les Turcs tentèrent une
sortie, et furent repoussés avec perte. Ils s’embusquèrent
alors dans les jardins et dans les haies, en avant de nos
ouvrages, et se mirent à tirailler avec quelque avantage.
Nous leur opposâmes les meilleurs tireurs de tous les régi-
ments, que l’on arma avec des fusils de rempart. Le travail
de la tranchée fut réglé de manière à être relevé le soir à six
heures, et le matin à quatre heures et demie. Le nombre des
travailleurs fut fixé à 1600 ; mais il y eut beaucoup de dé-
sordre dans leur répartition, et quelquefois dans l’heure de
leur arrivée, ce qui fit souvent perdre un temps précieux.
On a de la peine à comprendre comment on peut pécher
dans des détails aussi simples et d’une exécution aussi fa-
cile ; c’est cependant ce qui n’est pas rare à la guerre.
Le général Lahitte fit commencer, le 1er juillet, la
construction d’une nouvelle batterie de quatre obusiers,
68 PREMIÈRE PARTIE

dans le jardin du consulat de Suède, à droite de la tran-


chée. Le même jour la brigade Montlivault, qui était res-
tée en arrière, entra en ligne, ainsi que trois bataillons de
la brigade Munck d’Uzer ; la brigade Poret de Morvan
se porta sur les communications de Sidi-Féruch à Alger.
Le 2 juillet, les travaux furent poussés avec activité,
mais l’ouvrage n’avançait pas également partout, le sol
n’était pas sur tous les points également facile à remuer.
Les tirailleurs soutinrent un feu très vif, ce jour-là et le
suivant, sur toute la ligne. La batterie Saint-Louis fut at-
taquée par les Turcs, qui s’avancèrent jusque sur l’épau-
lement ; il y eut un moment d’hésitation de la part de nos
soldats ; mais, entraînés bientôt par l’exemple du capi-
taine d’artillerie Mocquart, ils fondirent sur l’ennemi et
le repoussèrent.
Sur la droite, quelques Arabes de l’extérieur vinrent
nous inquiéter. Ils furent repoussés au loin par une com-
pagnie du 9e léger ; il se passa là une action qui mérite
d’être rapportée : un Arabe est blessé d’un coup de feu au
moment où les Français s’ébranlaient pour se porter en
avant ; un de ses camarades vient à son secours, et se dis-
pose à l’emporter ; mais, au même instant, ce dernier est
aussi blessé et tombe avec son fardeau. Il se relève bientôt
; mais au lieu de profiter du peu de force qui lui reste pour
se sauver seul, il s’obstine généreusement à ne point aban-
donner son compagnon plus blessé que lui. Cependant les
Français ne sont plus qu’à deux pas, n’importe, il mourra
avec son ami ; un officier qui arriva près d’eux, presque
en même temps que les premiers tirailleurs, aurait voulu
les sauver l’un et l’autre, mais il éleva la voix trop tard.
LIVRE II. 69

Nos soldats n’accordaient plus de quartier à un ennemi


qui leur avait donné l’exemple de ne point en faire.
Le 3, l’amiral Duperré parut devant Alger avec une
partie de ses forces, et pendant plusieurs heures canonna
la ville et les forts, mais à une telle distance, qu’à peine
quelques boulets arrivèrent à terre ; la même chose avait
eu lieu le 1er. L’état de la mer fut sans doute ce qui em-
pêcha M. Duperré de raser de plus près les fortifications
qu’il paraissait vouloir combattre, et le força de tenir
notre brave marine fort éloignée de la position qu’avait
prise lord Exmouth, en 1816. Cette démonstration eut
cependant pour résultat de partager un peu l’attention de
l’ennemi, et d’encourager nos soldats, qui durent croire
que ce grand bruit était suivi de quelque effet.
Dans la soirée, les batteries du Roi et du Dauphin furent
armées. Les autres l’avaient été dès le matin ; les ouvrages
étaient partout en bon état et bien défilés ; on avait établi
de fortes traverses là où elles étaient nécessaires ; les ma-
gasins à poudre étaient construits et approvisionnés, enfin
tout était prêt pour l’attaque, qui fut fixée au lendemain.
Dans la nuit, les Turcs de la garnison du fort où le
Dey avait envoyé son Khaznadj, ne se doutant pas de la
terrible canonnade qu’ils allaient essuyer dans quelques
heures, et satisfaits de nous avoir tué quelques hommes
dans la journée, se livrèrent aux transports d’une joie ab-
surde et bruyante. Ils nous crièrent que puisque nous ne
tirions pas, c’était que nous n’avions pas de canon, et que
si nous en voulions, ils étaient prêts à nous en envoyer,
accompagnant cette ironie de beaucoup d’injures con-
tre les Chrétiens, selon l’usage. De notre côté, personne
70 PREMIÈRE PARTIE

ne criait, mais chacun prenait son poste. On attachait à cha-


que batterie une compagnie d’infanterie pour la soutenir ;
on établissait, à la queue de la tranchée, deux compagnies
d’artillerie en réserve, pour le remplacement des canon-
niers tués ou blessés. Le maître artificier s’assurait du char-
gement des bombes et des obus ; enfin on ne négligeait
rien de ce qui pouvait assurer un succès prompt et décisif.
Le 4, à quatre heures moins un quart du matin, tou-
tes nos batteries commencèrent leur feu à la fois. L’armée
qui attendait ce moment avec impatience, fut aussitôt sur
pied, pleine d’espérance et de joie, et avide de suivre les
progrès de l’attaque ; nos boulets, dès les premières sal-
ves, portèrent en plein dans les embrasures du fort, et
dans les merlons intermédiaires, qui commencèrent bien-
tôt à se dégrader. Le tir des bombes et des obus ne fut pas
d’abord aussi juste, mais après quelques tâtonnements, il
se rectifia et aucun projectile ne manqua plus le but ; les
Turcs ripostèrent avec vigueur, non seulement du fort de
l’Empereur, mais encore du fort Bab-Azoun et de la Cas-
bah. Pendant quatre heures, la défense fut aussi vive que
l’attaque ; mais à huit heures, elle commença à se ralentir.
Une batterie de quatre bouches à feu de campagne, placée
sur un mamelon en arrière de la batterie Saint-Louis, fit
beaucoup de mal à l’ennemi ; elle portait dans l’intérieur
du fort, et sur les communications avec la Casbah.
A dix heures, le feu du château était éteint, les mer-
lons, entièrement détruits, n’offraient plus aucun abri
aux canonniers turcs ; les pièces étaient presque tou-
tes démontées et l’intérieur du fort était bouleversé par
nos bombes et par nos obus ; le général Lahitte venait
LIVRE II. 71

d’ordonner de battre en brèche, et de nombreux ébou-


lements annonçaient déjà que la place serait bientôt
ouverte, lorsqu’une épouvantable explosion, accompa-
gnée d’un épais nuage de fumée et de poussière, et suivie
d’une horrible pluie de cendres, de pierres, de débris de
membres humains, nous annonça qu’elle n’existait plus.
Les Turcs, désespérant de la défendre plus longtemps,
l’avaient abandonnée, s’étaient retirés dans la Casbah et
avaient mis le feu aux poudres. La tour intérieure fut
entièrement renversée, ainsi que la presque totalité de la
face ouest ; le reste, plus ou moins endommagé, n’offrait
plus qu’un amas de ruines. Des pièces de canon, d’un
fort calibre, avaient été projetées au loin. L’air fut obs-
curci, pendant longtemps, par des flocons de laine, pro-
venant de la dispersion des ballots dont les Turcs avaient
couvert le sol de leur batterie et les voûtes de leurs ma-
gasins.
Pendant l’obscurité produite par la poussière et par la
fumée, nos batteries continuèrent à tirer; mais lorsqu’elle
fut dissipée et que l’on s’aperçut que le fort ne pouvait
plus contenir un seul être vivant, le feu cessa ; quelques
compagnies escaladèrent les ruines et en prirent posses-
sion. Le général Lahitte s’y rendit aussi de sa personne,
et fit placer sur les débris deux pièces de campagne qui
tirèrent aussitôt sur le fort Bab-Azoun. Il fit aussi diriger
sur le même point, le feu de trois pièces turques, que
l’explosion avait épargnées. Ces cinq bouches à feu suf-
firent pour faire taire le fort Bab-Azoun, dans l’intérieur
duquel elles plongeaient entièrement. Le général Lahitte
choisit, à gauche de la voie romaine, un emplacement
72 PREMIÈRE PARTIE

pour y construire deux batteries, une de canons et l’autre


de mortiers, destinées l’une et l’autre à l’attaque de la
Casbah. Elles devaient être placées sur une crête qui do-
mine la ville et qui n’en est éloignée que de 150 mè-
tres. C’était là qu’était autrefois le fort de l’Étoile ou des
Tagarins, auquel un esclave mit le feu par haine contre
son maître qui en était gouverneur. Le génie se mit aus-
sitôt à l’ouvrage, pour établir et abriter les communica-
tions entre ce point et le fort de l’Empereur ; pendant ce
temps-là, les Arabes de l’intérieur, sans s’embarrasser de
ce qui se passait au siège, voulurent attaquer nos lignes
et se présentèrent devant le camp de la brigade Berthier.
Quelques compagnies de voltigeurs :et deux pièces de
canon suffirent pour les balayer.
Cependant la ville étant pleine de trouble et de con-
fusion, le peuple, craignant une prise d’assaut, demandait
à grands cris une capitulation. Hussein-Pacha, croyant
sortir, par une humiliation passagère, de la fâcheuse posi-
tion où l’avaient mis son ignorance et son orgueil, envoya
Mustapha, son Makatadj, vers M. de Bourmont, pour lui
offrir le remboursement des frais de la guerre et des ex-
cuses qui n’étaient plus admissibles. Le général en chef
répondit à l’envoyé du Dey, que la base de toute négocia-
tion devait être l’occupation immédiate de la ville par les
Français, et qu’ainsi il ne pouvait accéder aux proposi-
tions de son maître. Le Makatadj partit avec cette réponse,
qui annonçait à Hussein-Pacha que son règne était fini. Il
était alors onze heures et demie. A une heure, arrivèrent
deux Maures, les sieurs Ahmed-Bouderbah et Hassan-
ben-Othman-Khodja, qui demandèrent à parler au général
LIVRE II. 73

en chef. Tous deux s’exprimaient très bien en français. Ils


furent bientôt suivis du Makatadj, qui revint accompagné
du consul d’Angleterre. Mustapha qui voulait élever au trô-
ne le Khaznadj, dont il était la créature, offrit à M. de Bour-
mont de faire périr le Dey Hussein, disant qu’on pourrait
ensuite traiter avec le nouveau Dey, à des conditions très
avantageuses ; mais le général français, qui avait mission
de détruire la domination turque à Alger, repoussa des of-
fres que d’ailleurs l’honneur ne permettait pas d’accepter.
Après deux heures de discussion, une capitulation
fut rédigée et portée au Dey, par un de nos interprètes.
Une suspension d’armes fut accordée jusqu’au lende-
main sept heures, pour attendre la réponse de ce prince,
qui ne tarda pas à être connue. Il consentit en tout : voici
cette capitulation.

Convention entre le général en chef de l’armée Fran-


çaise et S.-A. le Dey d’Alger.

« 1° Le fort de la Casbah, tous les autres forts qui


dépendent d’Alger, et les portes de la ville, seront remis
aux troupes Françaises, ce matin à dix heures.
« 2° Le général de l’armée Française s’engage, en-
vers S. A. le Dey d’Alger, à lui laisser la libre possession
de toutes ses richesses personnelles.
« 3° Le Dey sera libre de se retirer, avec sa famille
et ses richesses, dans le lieu qu’il fixera, et tant qu’il res-
tera à Alger, il sera, lui et toute sa famille, sous la protec-
tion du général en chef de l’armée Française ; une garde
garantira la sûreté de sa personne et celle de sa famille.
74 PREMIÈRE PARTIE, LIVRE II.

« 4° Le général en chef assure à tous les membres de


la milice les mêmes avantages et la même protection.
« 5° L’exercice de la religion mahométane restera
libre ; la liberté de toutes les classes d’habitants, leur re-
ligion, leurs propriétés, leur commerce et leur industrie,
ne recevront aucune atteinte ; leurs femmes seront res-
pectées ; le général en chef en prend l’engagement sur
l’honneur.
« 6° L’échange de cette convention sera fait avant
dix heures du matin, et les troupes Françaises entreront
aussitôt après dans la Casbah, et s’établiront dans les
forts de la ville et de la marine. »
On a souvent répété que le général en chef de l’ar-
mée Française aurait et à n’accorder aucune espèce de
capitulation à un ennemi qui était à notre merci, et qu’il
fallait seulement lui garantir la vie sauve. Je pense, pour
mon compte, qu’avec cette seule condition, les portes
de la ville nous auraient été également ouvertes, et que
nous nous serions évité bien des embarras. Car, dans ce
cas, les Maures nous auraient su gré de tout le mal que
nous ne leur aurions pas fait, au lieu de discuter avec
nous, comme ils le font encore, sur les termes d’une
capitulation qui, il faut bien le dire, n’a pas toujours été
respectée.
LIVRE III.
Entrée des Français à Alger. — Confiance de la po-
pulation, malgré quelques désordres partiels. — Trésor de
la Casbah. — Désarmement des Indigènes. — Digression
sur le gouvernement intérieur d’Alger sous la domination
des Turcs. — Désordre administratif après l’occupation.
— Commission centrale du gouvernement, présidée par
M. Denniée. — Conseil municipal. — Police française.
— Corporation juive. — Octroi. Douanes, etc., etc.

Alger, lorsque les Français y entrèrent le 5 juillet


1830, ne présentait pas l’aspect triste et désolé d’une ville
où la victoire vient d’introduire l’ennemi. Les boutiques
étaient fermées, mais les marchands, assis tranquillement
devant leurs portes, semblaient attendre le moment de les
ouvrir. On rencontrait çà et là quelques groupes de Turcs
et de Maures dont les regards distraits annonçaient plus
d’indifférence que de crainte. Quelques Musulmanes voi-
lées se laissaient entrevoir à travers les étroites lucarnes
de leurs habitations. Les Juives, plus hardies, garnissaient
les terrasses de leurs demeures, sans paraître surprises du
spectacle nouveau qui s’offrait à leurs yeux. Nos soldats,
moins impassibles, jetaient partout des regards avides et
curieux, et tout faisait naître leur étonnement, dans une
ville où leur présence semblait n’étonner personne.
La résignation aux décrets de la Providence, si pro-
fondément gravée dans l’esprit des Musulmans, le senti-
ment de la puissance de la France, qui devait faire croire
en sa générosité, étaient autant de causes qui appelaient la
confiance ; aussi ne tarda-t-elle pas à s’établir ; si depuis
76 PREMIÈRE PARTIE

elle s’est affaiblie, la faute n’en est qu’à ceux qui ont si
étrangement gouverné une population si facile à l’être.
Le peu de relations individuelles qui s’établirent
d’abord entre les vainqueurs et les vaincus, si toutefois
on peut donner ce nom aux Maures qui avaient à peine
soutenu de leurs vœux le gouvernement turc, furent en
général favorables à la domination française. Sans haine
et sans préventions contre les habitants de la Régence,
nos soldats y déployaient une aménité et une bienveillan-
ce qui sympathisaient avec le’ caractère doux et socia-
ble des Algériens. Les impressions qui en résultèrent ne
purent être entièrement effacées par quelques désordres
partiels, ni par les fautes de l’administration, causes pre-
mières de ces désordres ; et aujourd’hui encore, après
une suite d’actes peu faits pour honorer notre gouverne-
ment aux yeux des Indigènes, le nom de Français n’ex-
cite pas, chez eux, plus de sentiments de répulsion que
celui de tout autre peuple chrétien.
Les premiers jours de la conquête furent signalés par
le respect le plus absolu des conventions. Les personnes,
les propriétés privées, les mosquées, furent religieuse-
ment respectées ; une seule maison fut abandonnée au
pillage, et, il faut bien, le dire, ce fut celle qu’occupait
le général en chef, la fameuse Casbah. Mais hâtons-nous
d’ajouter que ce pillage, qui du reste a été beaucoup exa-
géré, fut plutôt l’effet de la négligence qu’un calcul de la
cupidité. Par l’imprévoyance du commandant du quar-
tier général, chacun put entrer dans la Casbah, et en em-
porter ce que bon lui semblait. Beaucoup se contentaient
du moindre chiffon, comme objet de curiosité ; d’autres
LIVRE III. 77

furent moins réservés ; et parmi eux on doit compter plu-


sieurs personnes de la suite de M. de Bourmont, et même
des généraux. Tout cela est fort répréhensible sans doute;
mais tous ceux qui ont jeté la pierre à l’armée d’Afrique
avaient-ils donc les mains si pures ?
Une affaire bien autrement importante que le vol
de quelques bijoux à la Casbah, serait la dilapidation du
trésor de la Régence, si elle avait eu lieu. Je ne crois pas
que les soupçons qui ont pesé sur quelques personnes à
cet égard fussent fondés ; dans mon opinion, ce trésor
est venu grossir en entier celui de la France, quoique
les usages de tous les peuples en accordassent une par-
tie à l’armée qui l’avait conquis. Il était placé dans des
caves, dont l’entrée, exposée aux regards du public, fut
mise sous la garde de douze gendarmes qui étaient rele-
vés à court intervalle, et il n’en sortait rien que pour être
transporté sur-le-champ à bord des bâtiments de l’État,
sous la conduite d’officiers pris au tour de service et sans
choix. J’ai moi-même fait transporter un million de cette
manière, et je ne savait pas en allant à la Casbah à quel
genre de service j’étais appelé. Ce trésor fut inventorié
par une commission de trois membres, qui étaient le gé-
néral Tholozé, M. Denniée et le payeur général, M. Fi-
rino ; on y trouva 48,700,000 francs.
La ville d’Alger n’ayant que peu de casernes, on
n’y établit que quelques bataillons ; et le reste de l’armée
bivouaqua au dehors, ou fut logé dans les nombreuses
maisons de campagne des environs. Le général Tholozé,
sous-chef d’état-major, fut nommé commandant de la
place.
78 PREMIÈRE PARTIE

Dans l’ignorance où était le général en chef des in-


tentions du gouvernement au sujet d’Alger, il se tint prêt
pour tout événement. Ainsi, d’un côté, il se fit présenter
un travail sur les moyens de détruire les fortifications de
la marine, et de combler le port, et, de l’autre, il se livra
à quelques actes administratifs qui, s’ils n’annonçaient
pas une grande prévoyance, du moins semblaient indi-
quer le désir de conserver le pays.
Le premier de ces actes fut la création d’une com-
mission centrale du gouvernement, chargée de proposer
les modifications administratives que les circonstances
rendaient nécessaires ; la présidence en fut dévolue à M.
Denniée, intendant en chef de l’armée. Ce personnage,
s’étant trouvé ainsi en quelque sorte le chef civil de la
Régence, sous l’administration de M. de Bourmont, doit
supporter la responsabilité morale de tout ce qui fut fait,
ou plutôt de tout ce qui ne fut pas fait à cette époque ; car
c’est par l’incurie, plus encore que par de fausses mesures,
que nous avons commencé cette longue série de fautes qui
rendent l’histoire administrative de notre conquête si dé-
plorable, que pour savoir ce qu’on aurait dû faire, il faut
prendre presque toujours le contraire de ce qu’on a fait.
S’il est un principe dicté par la raison et reconnu par le
plus vulgaire bon sens, c’est celui qui veut que lorsqu’on est
appelé à administrer un pays conquis, on respecte d’abord
l’organisation administrative existante, afin d’éviter le dé-
sordre, et de conserver la tradition et la suite des affaires. On
peut, plus tard, introduire avec réserve et ménagement les
changements reconnus utiles ; mais dans les premiers ins-
tants de la conquête, un vainqueur sage et avisé n’a qu’à se
LIVRE III. 79

mettre aux lieu et place du vaincu. C’est ainsi qu’on se


réserve des ressources, et qu’on prévient tous ces froisse-
ments qui sont bien plus sensibles au peuple conquis que
l’humiliation passagère de la défaite. Quelque peu con-
testable que soit ce principe, il fut méconnu par l’autorité
française. Je ne sais si elle s’imagina que la population
algérienne ne formait qu’une agglomération d’individus
sans lien commun et sans organisation sociale ; mais elle
agit exactement comme si elle en avait la conviction.
Aucune disposition ne fut prise pour régler la nature des
relations des diverses branches du service public avec le
nouveau pouvoir. Aucun ordre ne fut donné aux fonction-
naires indigènes : on ne leur annonça ni leur conserva-
tion, ni leur destitution. On agit comme s’ils n’existaient
pas: aussi, ne sachant à qui s’adresser, ils abandonnèrent
le service sans en faire la remise, et en emportant, ou en
faisant disparaître presque tous les registres et les docu-
ments les plus précieux. Dans la Casbah même, sous les
yeux de M. Denniée, j’ai vu des soldats allumer leurs
pipes avec les papiers du Gouvernement dispersés çà et
là sur le sol.
Jamais, peut-être, une occupation ne s’est faite avec
autant de désordre administratif que celle d’Alger, même
dans les siècles les plus barbares. Les hordes du Nord, qui
s’arrachèrent les débris de l’empire romain, se conduisi-
rent avec plus de sagesse et de raison que nous n’avons
fait en Afrique. Les Francs dans les Gaules, les Goths en
Espagne et en Italie ; eurent le bon esprit de conserver ce
qui existait, tant dans leur intérêt que dans celui des nations
soumises. Lorsque les Arabes remplacèrent ces derniers
80 PREMIÈRE PARTIE

en Espagne, ils ne se hâtèrent pas non plus de tout dé-


truire ; il nous était réservé de donner l’exemple d’une
telle extravagance.
Nous avons fait connaître, dans le premier livre de
cet ouvrage, les principaux ressorts du gouvernement
turc de la Régence : avant d’entrer dans les détails des
actes administratifs de l’autorité française, nous allons
expliquer, en peu de mots, quel était le gouvernement
intérieur d’Alger.
Ce gouvernement qui, sous bien des rapports, mérite
le nom de municipal, était basé sur les droits et les devoirs
qu’une communauté, plus ou moins intime d’intérêts, éta-
blit entre les diverses catégories de citoyens. C’est à ce
principe que durent le jour les Communes du moyen âge,
et les grandes Assemblées représentatives des nations de
l’Europe. Plus tard la révolution française a prouvé que
chez un peuple avancé, ses intérêts devaient être encore
plus généralisés ; mais, chez les nations qui ne sont enco-
re qu’au second degré de la civilisation, et qui se trouvent
en face d’un pouvoir violent et brutal, comme l’était celui
du Dey à Alger, et celui des seigneurs dans l’Europe au
moyen âge, le système des catégories d’intérêts est celui
qui offre le plus de garanties aux libertés individuelles.
C’est ce système qui s’introduisit à Alger sous la domi-
nation des Arabes, et que les Turcs y respectèrent.
Chaque métier formait une corporation qui avait à
sa tête un syndic, appelé Amin, chargé de sa police et
de ses affaires ; tous les Amins étaient placés sous les
ordres d’un magistrat appelé Cheik-el-Belad (chef de la
ville).
LIVRE III. 81

La surveillance des marchés était confiée à un ma-


gistrat appelé Moktab, qui avait le droit de taxer les den-
rées.
Deux magistrats étaient chargés de la police généra-
le; le premier, appelé Kaïa (lieutenant), exerçait pendant
le jour; il était chef de la milice urbaine et pouvait être
pris parmi les Kourouglis ; le second, qui ne pouvait être
choisi que parmi les Turcs, exerçait pendant la nuit : on
le nommait Agha-el-Koul. Un fonctionnaire particulier,
nommé Mezouar, avait la police des maisons de bains
et des lieux de prostitution ; il était, en outre, chargé de
faire exécuter les jugements criminels.
Un employé supérieur, appelé Amin-el-Aïoun,
veillait à l’entretien des fontaines, au moyen des reve-
nus affectés à ces sortes d’établissements de première
nécessité.
Tous ces magistrats étaient sous les ordres immé-
diats du Khaznadj qui, ainsi que nous l’avons dit plus
haut, était le ministre des finances et de l’intérieur.
Tel était le gouvernement de la ville d’Alger, que
nous nous hâtâmes de détruire, ou plutôt de laisser pé-
rir.
On créa, pour le remplacer, un conseil municipal,
composé de Maures et de Juifs. On y vit figurer tous les
Indigènes qui s’étaient les premiers jetés à notre tête,
c’est-à-dire les intrigants et quelques notabilités maures,
dont on faisait grand cas alors, mais dont le temps nous
a démontré l’insignifiance : Ahmed-Bouderbah en eut la
présidence. C’est un homme d’esprit, fin et rusé, mais
sans le moindre principe de moralité, et plus tracassier
82 PREMIÈRE PARTIE

qu’habile ; il avait longtemps habité Marseille, d’où une


banqueroute frauduleuse le força de s’éloigner. Nous en
parlerons plus d’une fois dans la suite de cet ouvrage.
Le service de la police fut confié à M. d’Aubignosc,
dont il a déjà été question ; il, reçut le titre de lieute-
nant-général de police, et un traitement annuel de 18,000
francs, y compris les frais de bureaux. Son action dut
s’étendre sur la ville et sur le territoire d’Alger. On plaça
sous ses ordres : un inspecteur, deux commissaires de po-
lice, et une brigade de sûreté maure, composée de vingt
agents et commandée par le Mezouar, qui conserva en
même temps l’emploi de surveillant des filles publiques.
Malgré tous ces moyens, et le concours de l’autorité mi-
litaire, la police française a presque toujours été au-des-
sous de sa mission, ce qui est d’autant plus choquant
que, sous le gouvernement Turc, la ville d’Alger était
peut-être le point du globe où la police était le mieux
faite. Les vols, naguère presque inconnus, se multipliè-
rent dans des proportions effrayantes, et les Indigènes en
furent encore, plus souvent les victimes que les auteurs.
Un désarmement général de tous les habitants d’Al-
ger fut ordonné. Les Algériens, qui s’y attendaient, s’y
soumirent sans murmure ; mais cette mesure fournit une
pâture à la cupidité de quelques personnes. Des armes
précieuses, enlevées à leurs propriétaires, au lieu d’être
déposées dans les magasins de l’État, devinrent la proie
de tous ceux qui furent à portée de s’en emparer tant on
mit peu d’ordre dans cette opération qui en demandait
beaucoup.
De tout temps, les Juifs d’Alger avaient formé une
LIVRE III. 83

vaste corporation, ayant à sa tête un chef à qui, par dérision,


on donnait souvent le nom de roi des Juifs. Cette organisa-
tion fut conservée, grâce à l’influence du fameux Bacri.
Sous la domination des Turcs, les Juifs, même les
plus riches, étaient traités de la manière la plus ignomi-
nieuse, et souvent la plus cruelle. En 1806, le Dey Mus-
tapha-Pacha ne trouva d’autre moyen d’apaiser une ré-
volte de la milice, que de lui livrer à discrétion les biens
et les personnes de ces malheureux. En peu d’heures,
trois cents d’entre eux furent massacrés, et on leur en-
leva des valeurs immenses, que quelques personnes por-
tent à trente millions de francs ; mais patients comme
la fourmi, et comme elle économes, ils eurent bientôt
relevé l’édifice de leur fortune.
M. de Bourmont eut le tort, que la plupart de ses
successeurs ont partagé, de se livrer trop à cette classe
d’hommes : les Juifs, déjà portés à l’insolence, par le seul
fait de la chute de leurs anciens tyrans, ne tardèrent pas
à affecter des airs de supériorité, à l’égard des Musul-
mans qui en éprouvèrent une vive indignation. De tous
les revers de fortune, ce fut pour eux le plus sensible, et
celui qu’ils nous pardonnèrent le moins. La population
Israélite doit être traitée comme les autres, avec justice
et douceur, mais il ne faut en tenir aucun compte dans les
calculs de notre politique envers les Indigènes. Elle nous
est acquise, et ne pourrait, dans aucun cas, nous faire ni
bien ni mal. Sans racine dans le pays, sans puissance
d’action, elle doit être pour nous comme si elle n’exis-
tait pas ; il fallait donc bien nous garder de nous aliéner,
pour elle, les populations musulmanes, qui ont une bien
84 PREMIÈRE PARTIE

autre valeur intrinsèque. C’est ce que tout le inonde n’a


pas compris ; et la faute que nous avons commise pour les
Juifs à l’égard des Musulmans en général, nous l’avons
commise pour les Maures à l’égard des Arabes ; comme
nous le verrons dans le livre suivant.
Une décision du 14 juillet conserva aussi la corpo-
ration des Biskeris, et celle des Mozabites. Les Biskeris
sont des habitants de Biskara, qui viennent à Alger pour y
exercer la profession de portefaix et de commissionnaire,
comme le font les Savoyards pour la France et l’Italie. Les
Mozabites, ou plutôt les Beni-Mezab, appartiennent à une
tribu du désert, à qui le monopole des bains et des moulins
d’Alger fut concédé dans le XVIe siècle, en récompense
des services qu’elle rendit à l’époque de l’expédition de
Charles-Quint. Ces deux corporations ont leurs syndics
nommés par l’autorité française ; il en est de même pour
les nègres libres, dont le syndic a le titre de Kaïd.
La capitulation ne disait en aucune manière, que la
population d’Alger serait affranchie des anciens impôts,
et certainement, il n’entrait pas dans la pensée de ses nou-
veaux dominateurs, de l’exempter de toutes les charges
publiques. Néanmoins les perceptions s’arrêtèrent par
suite de la désorganisation de tous les services. Il faut en
excepter celle des droits d’entrée aux portes de la ville, ce
que nous appelons chez nous l’octroi. Un arrêté du 9 août
en affecta les produits aux dépenses urbaines, et la ges-
tion au conseil municipal ; mais on oublia bientôt l’exis-
tence de cette branche de revenu, et les membres maures
de la municipalité, auprès de laquelle il y avait cependant
un Français pour commissaire du roi, se la partagèrent
LIVRE III. 85

tranquillement, et n’en rendirent jamais de compte : ce


fait peut paraître incroyable, il est cependant de la plus
complète vérité. Ce ne fut que plusieurs mois après, sous
l’administration du général Clauzel, que le hasard fit dé-
couvrir qu’il existait un octroi. On le réduisit alors aux
provenances de mer, et on le retira à la municipalité, ainsi
que le débit du sel qui lui avait été aussi affecté.
L’histoire de la douane française à Alger, offre quel-
que chose d’aussi bizarre que celle de l’octroi. La doua-
ne turque s’étant dispersée, fut remplacée par quelques
individus qui avaient suivi l’armée, je ne sais à quel titre,
et qui perçurent, sans tarif et sans reddition de comptes,
pendant quinze jours. On trouva dans les magasins de
la douane, une grande quantité de blé, le directeur de
la nouvelle administration le prit à compte pour 4,000
sâas (mesure d’Alger de 54 litres). On en vendit pendant
deux mois, et sous le général Clauzel, on trouva qu’il
en restait encore 6,000 sâas. Je laisse au lecteur le soin
d’expliquer ce prodige.
Il ne fut fait aucune remise des biens domaniaux, tant
meubles qu’immeubles ; aussi, est-ce de cette époque,
que date l’horrible chaos, qui existe dans cette branche
de l’administration, laquelle a été longtemps sans titres et
sans registres. Les objets existant dans l’arsenal de la ma-
rine et dans le port, furent abandonnés pendant plusieurs
jours à qui voulut s’en emparer ; les bâtiments de com-
merce qui avaient été nolisés pour l’expédition, vinrent
s’y pourvoir de chaînes, de câbles, d’ancres et d’agrès
de toute espèce. Les portes de l’hôtel des monnaies,
qu’on ne songea à occuper qu’au bout de deux ou trois
86 PREMIÈRE PARTIE, LIVRE III.

jours, se trouvèrent enfoncées, et toutes les valeurs


avaient été enlevées. Enfin, on fut loin de prendre toutes
les mesures convenables pour assurer au nouveau pou-
voir l’héritage intact du pouvoir déchu. M. de Bourmont
peut, jusqu’à un certain point, trouver son excuse dans
la douleur dont la mort de son fils avait pénétré son âme
; mais M. Desprez, son chef d’état-major, mais M. Den-
niée, son intendant en chef, avaient-ils aussi perdu un
fils ?
LIVRE IV.
Marche sur le Cap Matifou. — Évacuation de Sidi-
Féruch et des redoutes. — Concentration de l’armée
autour d’Alger. — Dévastations qui en sont la suite. —
Départ d’Hussein-Pacha. — M. de Bourmont est nommé
maréchal de France. — Relations avec les Arabes. — Di-
gression sur la province d’Alger et sur les fonctions vie
l’Agha. — Hamdan-ben-Amin-Él-Secca est nommé Agha
des Arabes. — Ben-Zamoun. — Éxpédition de Belidd.
— Expédition de Bône. — Expédition d’Oran. — Mas-
sacre de Mourad à Bougie. — Révolte du Bey de Titery.
— Révolution de 1830. — Départ de M. de Bourmont.

Nous avons vu, dans le livre précédent, qu’à l’ex-


ception de quelques bataillons logés dans la ville, les
troupes qui avaient pris part au siège, s’établirent à l’ex-
térieur de la place. Elles occupèrent tout le terrain qui
s’étend depuis le Bouzaréa jusqu’à la plaine de Musta-
pha-Pacha, en avant du fort Bab-Azoun.
Le lendemain de la prise d’Alger, la brigade Mont-
livault reçut ordre de se porter sur le Haouch-Cantara
(la maison carrée) et sur la Rassauta, autre ferme bien
connue à l’est d’Alger, pour s’emparer des haras et des
troupeaux du gouvernement qui s’y trouvaient. Mais le
Bey de Constantine, qui avait repris, avec son contingent,
la route de sa province, avait tout enlevé. Cette brigade
poussa jusqu’au cap Matifou, qui ferme à l’est la rade
d’Alger. Elle reconnut sur la côte plusieurs batteries ar-
mées de 120 pièces de canon, qu’elle n’avait ni les moyens
ni la mission d’enlever. Quelque temps après, des canots
88 PREMIÈRE PARTIE

furent envoyés pour désarmer les batteries du cap Ma-


tifou ; mais la vue de quelques Arabes armés les empê-
cha de le faire. Les batteries situées depuis le fort Bab-
Azoun jusqu’à l’Aratch, ne furent désarmées que le 22
août. Celles qui sont situées au-delà, jusqu’au cap Ma-
tifou, et le fort Matifou lui-même, restèrent armés, et le
sont encore au moment où j’écris, quoique les troupes
françaises ne les occupent pas.
Dès le 7 juillet, des ordres furent donnés pour le
désarmement et l’abandon de Sidi-Féruch, dont l’occu-
pation ne parut plus nécessaire. Le 2e bataillon du 48e
de ligne fut envoyé à ce camp pour s’y réunir au ter ba-
taillon du même régiment, et y rester jusqu’à ce que la
marine eût enlevé tout le matériel. Le 10, la garnison des
redoutes construites sur la route de Sidi-Féruch, fut ré-
duite à une compagnie par redoute. Le 23, la brigade Po-
ret de Morvan abandonna Staoueli, et vint s’établir dans
les environs d’Alger. Elle laissa cependant une compa-
gnie dans la redoute qui servait de réduit à ce camp. Le
29, Sidi-Féruch étant désarmé, le 48e rentra à Alger, et
toutes les redoutes furent abandonnées.
Par suite de ce mouvement, toute l’armée se trouva
réunie autour d’Alger. La coupable négligence des chefs
de corps laissa dévaster les belles et fraîches maisons de
campagne qui entourent cette ville. Au lieu d’employer des
moyens réguliers pour avoir du bois, on coupait les haies
et les arbres fruitiers, on brûlait les portes, les fenêtres, et
même les poutres des maisons : le soldat détruisait aussi
pour le plaisir de détruire. Les marbres, les bassins, les or-
nements de sculpture, tout était brisé, sans but et sans profit
LIVRE IV. 89

pour qui que ce fût. Les aqueducs ayant été rompus en


plusieurs endroits, presque toutes les fontaines tarirent, et
l’armée fut sur le point de manquer d’eau. Dès le mois
d’août, les environs d’Alger offrirent l’aspect de la plus
complète désolation. Cependant, un ordre du jour, anté-
rieur au débarquement, avait prescrit aux chefs de corps de
se mettre en garde contre ces désordres. Les recommanda-
tions furent plusieurs fois renouvelées, mais ces officiers
n’en tinrent aucun compte, et le général en chef, qui ne
sortait pas de son palais, ne sut pas se faire obéir. C’était
un triste spectacle de voir ainsi le peuple le plus civilisé de
la terre donner aux Algériens l’exemple du vandalisme.
Hussein-Pacha, quelques jours après la prise d’Al-
ger, alla faire une visite à M. de Bourmont, et en fut reçu
avec de grands honneurs. Je tiens, d’une personne qui
était en position d’être bien informée, que le Dey remit
au général en chef une somme considérable en inscrip-
tions de rente sur l’Angleterre, en disant qu’elle ne lui
appartenait pas en propre, qu’elle faisait partie du trésor
de l’État, et qu’ainsi, il ne pouvait pas la garder aux ter-
mes de la capitulation. Cette délicatesse étonna de la part
d’Hussein, mais elle est dans le caractère turc. Ce prince,
ayant choisi Naples pour retraite, partit, le 10 juillet, pour
cette ville, avec une suite nombreuse. Il envoya un mou-
choir rempli de sequins à l’officier qui avait été chargé
de présider à son embarquement, et parut surpris du re-
fus que fit celui-ci de le recevoir.
Les membres non mariés de la milice turque furent
embarqués en même temps pour l’Asie mineure. En quit-
tant une ville qui était devenue leur patrie, ils ne firent
90 PREMIÈRE PARTIE

firent pas entendre une seule plainte. On leur donna à


chacun un secours de deux mois de solde ; ils le reçurent
comme un bienfait auquel ils croyaient n’avoir aucun
droit. Cette froide résignation aux arrêts de la fortune a
quelque chose de noble et de touchant.
On s’est repenti plus d’une fois, depuis 1830, d’avoir
expulsé tous les Turcs, et l’on a reconnu, mais trop tard,
que ces hommes auraient pu nous rendre de très grands
services. Ils désiraient presque tous se mettre à notre sol-
de. Je tiens de plusieurs Indigènes, qu’après l’explosion
du château de l’Empereur, ils disaient publiquement que
sans doute le Roi de France avait un trésorier, comme le
Dey d’Alger, et que son argent en valait bien un autre.
La nouvelle de la prise d’Alger fut accueillie avec
transport de l’Europe entière. En France, quelques hom-
mes, égarés par l’esprit de parti ou épouvantés de l’auda-
ce que ce triomphe allait donner à la faction Polignac, en
parurent désagréablement affectés ; mais, même parmi les
libéraux, ceux qui désiraient, plus qu’ils ne craignaient,
une lutte avec le gouvernement de la Restauration, ne
considérèrent que la gloire de nos armes. Charles X éle-
va M. de Bourmont à la dignité de Maréchal de France.
Cette distinction lui était due je ne le considère ici que
comme général en chef de l’armée d’Afrique. Quelques
fautes lui ont été reprochées, mais en masse ses opéra-
tions furent bien conçues, et, ce qui est tout à la guerre,
le succès les couronna. Après la victoire, il se hâta de de-
mander au gouvernement les récompenses que l’armée
avaient si bien méritées ; il demanda aussi qu’une partie
du trésor, algérien lui fût partagée ; mais, chose étrange
LIVRE IV. 91

de la part d’un gouvernement qui voulait appuyer sur la


force des armes des projets insensés et coupables, ses
propositions furent repoussées. Avec moins de circons-
pection, ou pour mieux dire, de timidité, M. de Bour-
mont aurait fait lui-même pour l’armée ce dont elle lui
paraissait digne.
Le commandant de l’armée navale, M. Duperré, l’ut
nommé pair de France. Cet officier général qui, comme
nous l’avons dit, jouissait d’une assez belle réputation
chez les marins, croyait, ou voulait faire croire, qu’il
avait fait beaucoup de mal aux fortifications algérien-
nes, et contribué puissamment à la reddition de la ville,
de sorte qu’il ne se regarda pas comme suffisamment
récompensé. On sait aujourd’hui que le dégât causé aux
fortifications d’Alger par la marine a été évalué à 7 fr. 50
c. Les prétentions de M. Duperré n’étaient donc qu’une
faiblesse affligeante dans un aussi éminent personnage.
Maître d’Alger, le maréchal de Bourmont se trouva
subitement remplacer le Dey aux yeux des tribus arabes.
Ce qu’il allait faire dans cette nouvelle position devait
avoir du retentissement dans l’avenir, car il était appelé
à régler nos premiers rapports avec ces populations in-
telligentes, qui ne laissent échapper aucune conséquence
d’une fausse démarche ; mais avant de parler de sa con-
duite envers les Arabes, je dois faire connaître la pro-
vince d’Alger ; la digression, quoique longue, est indis-
pensable pour l’intelligence des faits qui doivent suivre.
La province, ou arrondissement d’Alger, est la par-
tie de la Régence que le Dey administrait directement, et
pour laquelle il ne nommait pas de Bey. Elle s’étend, de
92 PREMIÈRE PARTIE

l’est à l’ouest, depuis les frontières des Kbaïles indépen-


dants, jusqu’au territoire de la petite ville de Tenez. Al-
ger occupe à peu près le milieu de son littoral. Au midi,
elle est bornée par la crête du petit Atlas; elle a même
quelques districts au-delà.
Cette étendue de terrain est occupée en grande partie
par la plaine de la Métidja, qui a vingt lieues de longueur
sur une largeur moyenne de quatre à cinq ; cette plaine
s’appuie, au nord aux collines d’Alger et à la mer ; au midi,
elle s’étend jusqu’au pied du petit Atlas ; au-delà des mon-
tagnes, vers l’est, est la plaine de Hamza, qui dépend de la
province d’Alger ; tout le reste de la province est plus ou
moins montueux. Le petit Atlas suit en général une direc-
tion parallèle à la mer; mais, aux deux extrémités de la Mé-
tidja, il pousse des ramifications vers le nord, comme s’il
était jaloux d’embrasser cette belle plaine de toutes parts.
La Métidja présente une pente assez sensible du midi
au nord; de sorte que les eaux qui descendent des monta-
gnes, trouvant dans les collines du massif d’Alger, un obs-
tacle à leur écoulement naturel, forment des marais dans
cette direction. Mais, comme elle est traversée par plu-
sieurs cours d’eau dont les lits sont bien dessinés, il serait
facile d’en opérer le dessèchement par quelques travaux
habilement dirigés. Déjà des essais de cette nature ont eu
lieu, et ont parfaitement réussi ; ils ont prouvé que non
seulement l’opération était possible, mais encore qu’elle
ne serait pas aussi coûteuse qu’on le croyait. On trouve,
en parcourant la plaine, des traces irrécusables d’anciens
travaux de dessèchement exécutés, soit sous la domina-
tion romaine, soit à une époque plus rapprochée, mais qui
LIVRE IV. 93

certainement était celle d’une sage administration aussi la


tradition du pays conserve-t-elle les souvenirs d’un temps
heureux où la Métidja était riche et peuplée. Cette prospé-
rité a disparu depuis longtemps sous l’administration im-
prévoyante des Turcs, qui ont été pour cette belle partie de
l’Afrique, ce que furent les Chrétiens pour l’Andalousie.
On sait que sous la domination des Maures, la plaine con-
nue sous le nom de Marismas de Séville, était parvenue
au plus haut degré de prospérité: on comptait alors, de Sé-
ville à San-Lucas, 114 villages. Mais, les Chrétiens ayant
négligé les travaux de dessèchement qui avaient fait, des
Marismas, un délicieux jardin, les eaux du Guadalquivir
les envahirent peu à peu, et aujourd’hui l’œil du voyageur
n’y aperçoit qu’une nature morte et fangeuse.
La Métidja est loin d’être aussi déchue que les Maris-
mas de Séville, et pourrait revenir avec plus de promptitude
à son ancien état de prospérité. Les marais n’en occupent
que la moindre partie ; tout le reste est d’une admirable fer-
tilité ; les principales rivières qui l’arrosent sont, de l’est à
l’ouest, l’Isser, le Korso, le Hamise, l’Aratch, et le Mazafran
formé par la réunion de la Chiffa et de l’Oued-Jer ; aucune
d’elles n’est navigable, et toutes courent du sud au nord.
La plaine de la Métidja est peu saine dans sa partie
septentrionale. Cela tient aux marais dont nous venons de
parler. On croit généralement que les brouillards qui la cou-
vrent régulièrement tous les matins, et qui ne se dissipent
que lorsque le soleil s’est élevé de quelques degrés sur l’ho-
rizon, contribuent à cette insalubrité; mais c’est une erreur,
puisque ces brouillards s’étendent sur toute la plaine, et qu’il
n’y a que les voisinages des marais qui soient malsains.
94 PREMIÈRE PARTIE

La chaîne du petit Atlas est composée de monta-


gnes d’une médiocre élévation, et boisée presque partout
jusqu’au sommet ; le mont Jurjura, qui s’en détache vers
le midi, atteint seul à une élévation un peu considéra-
ble ; au-delà de cette chaîne, vers, l’est, est la plaine de
Hamza, moins étendue, et bien moins fertile que la Méti-
dja : elle est arrosée par l’Adous qui se jette dans la mer
à l’est de Bougie, et par quelques cours d’eau dont la
réunion forme l’Isser. La plaine de Hamza est eu général
sablonneuse et pierreuse, mais elle a de nombreux Oasis
très propres à la culture des céréales.
La province d’Alger compte cinq villes et douze
districts ou Outhans.
Les villes sont : Alger, Belida, Dellys, Coléah, Cher-
chel.
Les Outhans sont : Beni-Khalil, Beni-Mouça, Kha-
chna, Isser, Sebaou, Beni-Djéad, Beni-Khalifa, Hamza, El-
Sebt, Arib, Beni-Menasser, El-Fhas (ou banlieue d’Alger.)
L’Outhan de Beni-Khalil s’étend de l’est à l’ouest,
depuis l’Aratch jusqu’à la Chiffa, et du nord au sud, de-
puis la banlieue d’Alger jusqu’aux crêtes du petit Atlas
au-dessus de Bélida.
Celui de Beni-Mouca s’étend sur la rive droite de
l’Aratch à l’est de l’Outhan de Beni-Khalil. Il occupe
une partie de la plaine dans cette direction, et le versant
septentrional de l’Atlas.
A l’est de cet Outhan est celui de Khachna qui est
très vaste: il est borné au nord par la mer, et au sud par
les crêtes de l’Atlas qui sont très élevées dans cette di-
rection. La rivière de Korso le sépare de celui d’Isser. Ce
LIVRE IV. 95

dernier s’étend également, du nord au sud, depuis la mer


jusqu’aux crêtes de l’Atlas.
A l’est de l’Outhan d’Isser, est celui de Sébaou, le
plus étendu et le plus important de la province d’Alger.
Il en est aussi le plus oriental, et confine au pays des
Kbaïles indépendants. Au sud d’Isser et de Khachna, est
l’Outhan de Beni-Djéad, sur les plateaux de l’Atlas ; ce-
lui de Hamza est au sud de Beni-Djéad, et dans la plaine
dont nous avons parlé ci-dessus.
Al’ouest de Beni-Djéad et de Hamza, de l’autre côté de
l’Atlas relativement à Alger, est l’Outhan de Beni-Khalifa.
L’Outhan d’El-Sebt s’étend à l’ouest de la Chiffa,
jusqu’à celui de Cherchel, limite de la province d’Alger,
dans cette direction.
Pour ne point trop couper le fil de la narration, nous
avons renvoyé dans les notes, la description particulière
des villes et des Outhans.
Sous la domination des Turcs, l’Agha avait l’autorité
supérieure sur les Outhans, excepté sur ceux d’Isser et de
Beni-Menasser ; Isser, quoique enclavé dans la province
d’Alger, relevait, par une singulière anomalie, du Bey de
Titery qui en nommait le Kaïd. Beni-Menasser obéissait
au Kaïd de Cherchel, qui était indépendant de l’Agha.
Les villes de Bélida et de Coléah avaient des Hakems
ou gouverneurs Turcs nommés par le Dey, et placés sous les
ordres de l’Agha. Celle de Cherchel avait un Kaïd comme
nous venons de le voir. Dellys obéissait au Kaïd de Sébaou
qui y avait un Oukil ou procureur. Il y avait aussi dans cette
ville, comme dans celle de Cherchel, un commandant du
port nommé par le ministre de la marine.
96 PREMIÈRE PARTIE

L’Agha, un des principaux personnages de la Ré-


gence, commandait, en campagne, la milice turque, que
le Khaznadj administrait à l’intérieur ; mais son pouvoir
se faisait principalement sentir aux Arabes, sur lesquels
il exerçait une juridiction prévôtale prompte et terrible.
Les Turcs avaient su, pour soutenir son autorité au
dehors, lui créer une force qui ne leur coûtait presque
rien, et qui était prise dans le sein du peuple conquis.
Tout Arabe qui se sentait propre au métier de la guerre,
et qui avait les moyens de s’acheter des armes et un
cheval, pouvait s’exempter de toutes contributions, en
se faisant inscrire au nombre des cavaliers de l’Agha. Il
est vrai que cette inscription ne dépendait pas tout à fait
de la volonté du postulant, et que l’Agha n’admettait
dans ses cavaliers, ou Spahis, que des hommes dont les
qualités militaires étaient bien reconnues; il exigeait en
outre un présent qui s’élevait ordinairement à 40 sulta-
nis (200 fr.).
Un très petit nombre de ces cavaliers, cinquante
environ, étaient au service permanent. On les appelait
Mekaliâ (fusiliers) ; ils étaient casernés à Alger, et ac-
compagnaient l’Agha dans toutes ses sorties. Les autres
restaient dans leurs foyers, et ne prenaient les armes que
lorsqu’ils en recevaient l’ordre pour aller châtier quel-
que tribu rebelle. Le butin qu’ils rapportaient presque
toujours de ces sortes d’expéditions était un appât qui les
empêchait de manquer au rendez-vous. Les fonctions de
Spahis étaient héréditaires, et constituaient une espèce
de noblesse d’épée, dont les Arabes sont très fiers.
Il existait encore parmi les Arabes une classe d’hom-
LIVRE IV. 97

mes qui était exempte d’impôts, c’étaient les Serradja


(écuyers), et les Azara (palefreniers) ; ils étaient chargés,
sous les ordres de Khodja-el-Khil, du soin des troupeaux,
des haras et des bêtes de somme du gouvernement ;
quand l’armée se mettait en mouvement, c’étaient eux
qui réunissaient les moyens de transports, et qui condui-
saient les bagages.
Outre les Spahis, l’Agha avait sous ses ordres une
espèce de milice que l’on appelait Zémouls. Les Zémouls
étaient, dans l’origine, des aventuriers à qui le gouver-
nement avait cédé des terres à la charge du service mi-
litaire : on leur donnait, par an, un habillement complet
et quelques boudjous. Il y avait de ces Zémouls dans les
Outhans d’El-Sebt et de Sébaou ; ils formaient, comme
on le voit, de véritables colonies militaires.
Les Kaïds étaient nommés par le Dey, sur la présen-
tation de l’Agha. Il y en avait de, deux sortes : les Kaïds-
El-Outhan, et les Kaïds-El-Achour. Les premiers, qui
étaient les chefs civils et militaires des Outhans, devaient
être Turcs. Les seconds, ordinairement Arabes, étaient
spécialement chargés de faire payer la dîme que l’on pré-
levait sur les récoltes. Souvent, il y avait plusieurs Kaïds-
El-Achour dans un Outhan, mais il n’y avait jamais qu’un
Kaïd-El-Outhan. C’étaient les Kaïds-El-Achour qui réu-
nissaient les cavaliers de l’Agha lorsqu’on les convo-
quait. Le Kaïd-El-Outhan avait ses cavaliers particuliers
qui jouissaient des mêmes avantages que ceux de l’Agha.
On les appelait Mrazny, et on les employait à faire rentrer
les contributions autres que la dîme.
Il y avait encore des Kaïds pour certains Arabes qui
98 PREMIÈRE PARTIE

se trouvaient dans une position exceptionnelle, et eu de-


hors des Outhans qu’ils habitaient. Tels étaient le Kaïd
des Arabes de Sahara pour ceux de cette contrée qui, à
diverses époques, étaient venus s’établir dans la province
d’Alger ; le Kaïd-El-Gharb ou de l’ouest pour les Maro-
quins qui se trouvaient dans le même cas, et le Kaïd-El-
Aribs pour les Aribs établis à Hamza.
Chaque Outhan était divisé en tribus ou Archs, ayant
à leur tête un Cheikh-El-Mecheikh, ou grand Cheikh.
Chaque Douar ou village avait de plus son Cheikh parti-
culier. La division par Outhan n’était point basée sur celle
des races d’hommes qui habitent la province d’Alger. Il
semble que les Turcs aient pris à tâche de réunir au con-
traire des Kbaïles et des Arabes dans le même Outhan,
conduits peut-être à cela par la même pensée politique
qui a présidé à la division de la France en départements.
Il y avait dans chaque Outhan un Cadi, pour la justice
civile. La justice criminelle était administrée par l’Agha
et par les Kaïds. L’Agha seul avait le droit d’infliger la
peine de mort; cependant, le Kaïd-d’El-Sebt et celui de
Sébaou l’ont eu et exercé plusieurs fois.
L’autorité du Dey n’était point contestée dans la
province d’Alger, où tout lui était soumis, Arabes et
Kbaïles. Il n’en est pas de même de la nôtre qui, faible
et incertaine, ne s’étend guère que sur le Fhas et sur les
parties des Outhans de Beni-Mouca, de Kchachna et de
Beni-Khalil qui en sont le plus près.
M. de Bourmont, peu de jours après la prise d’Al-
ger, partant du principe peu contestable, qu’il faut se
servir des Indigènes pour avoir action sur les Indigènes,
LIVRE IV. 99

crut faire merveille en choisissant un Maure pour Agha


des Arabes, et ne considéra pas que ces mêmes Arabes
professent le plus grand mépris pour les individus de
la race Maure. A cette première faute, il ajouta celle de
prendre cet Agha dans la classe des négociants, que les
Arabes dédaignent au-dessus de toute expression ; car
il n’y a pas de peuple chez qui les antipathies aristocra-
tiques soient mieux prononcées. Le général en chef se
laissa conduire, dans cette circonstance, par les conseils
d’Ahmed-Bouderbah. Une de nos erreurs a toujours été
de croire que nous pouvions tirer parti des Maures, pour
étendre notre influence dans un pays où ils n’ont eux-
mêmes ni influence ni considération. Un Arabe se sou-
mettra à un Français, parce qu’il reconnaîtra au moins en
lui le droit du plus fort; mais vouloir qu’il obéisse à un
citadin, à un marchand, c’est lui imposer une humilia-
tion qu’il repoussera de toute la force de son âme.
Le nouvel Agha, Hanidan-Ben-Amin-El-Secca,
n’avait rien qui pût faire oublier aux Arabes la double
tache de son origine et de sa profession. Il était d’une
avidité révoltante, d’une bravoure plus que suspecte, et
d’une improbité non équivoque. Ensuite, il ne connais-
sait pas le pays: car les Maures d’Alger sortent rarement
de la banlieue de cette ville.
Le lendemain de la prise d’Alger, le Bey de Titery en-
voya son fils à M. de Bourmont, pour faire sa soumission
et demander un sauf-conduit afin de pouvoir se rendre lui-
même à Alger. Ce sauf-conduit ayant été accordé avec em-
pressement, le Bey se présenta en personne. Il prêta serment
de fidélité à la France et fut maintenu dans son gouvernement.
100 PREMIÈRE PARTIE

La cérémonie dans laquelle on le reconnut pour Bey de


Titery, eut lieu le 15 juillet. Il est d’usage, dans ces cir-
constances, que le récipiendaire reçoive, pour marque de
sa dignité, un sabre d’honneur. Celui que l’on destinait à
Mustapha, fut volé dans la Casbah même, peu de temps
avant la cérémonie, et on ne trouva pas à le remplacer,
quoique les nouveaux hôtes de ce palais se fussent empa-
rés de plusieurs armes précieuses. Mustapha ne reçut donc
point de sabre, et en conserva un profond ressentiment.
Cependant il partit pour Médéah, capitale de la province
de Titery, en protestant de son dévoueraient à la France.
Peu de jours après l’élévation d’Hamdan à la charge
d’Agha, Ben-Zamoun, homme habile et influent de la
tribu de Flissa, Outhan de Sébaou, se mit en relation avec
le général en chef. Sa correspondance prouve qu’il avait
formé le projet, assez largement conçu, de se créer une
position politique élevée, en se constituant intermédiaire
entre nous et ses compatriotes. Les offres qu’il nous fit,
étaient de nature à être mieux accueillies qu’elles ne le
furent. Il venait de convoquer une grande assemblée, où
il devait proposer aux Arabes de reconnaître l’autorité,
de la France, moyennant certaines conditions, qui devai-
ent assurer leur bien-être et leur liberté. Lorsqu’il apprit
que le maréchal de Bourmont se préparait à marcher sur
Bélida, il lui écrivit sur-le-champ pour l’en dissuader, et
l’engager à s’abstenir de s’avancer dans le pays, jusqu’à
ce qu’un traité en bonne forme eût réglé la nature de nos
relations avec les Arabes.
M. de Bourmont ne se rendit pas à ses remontrances,
et, il partit pour Bélida, le 23 juillet, avec 1,000 à 1,200
LIVRE IV. 101

hommes d’infanterie, une centaine de chevaux et 2


pièces de canon. Cette excursion n’avait d’autre motif
qu’un sentiment de curiosité ; car aucune pensée politi-
que ne s’y rattachait. La petite colonne passa par le pont
d’Oued-el-Kerma, fit une longue halte à Bouffarick, ce
lieu si connu maintenant, et situé au centre de l’Outhan
de Beni-Khalil, et arriva sur le soir à Bélida, où elle fut
très bien reçue par les habitants. Le lendemain on ne tar-
da pas à s’apercevoir que les Arabes et les Kbaïles se
préparaient à nous combattre. Dans la matinée, quelques
coups de fusils furent tirés sur une reconnaissance qui
avait été envoyée sur la route de Médeah. Si l’ennemi
avait mieux caché ses desseins, il aurait pu égorger toute
la colonne, car c’était à peine si elle se gardait. Campés
aux portes d’une ville qui devait exciter leur curiosité,
les officiers et les soldats avaient, presque tous, aban-
donné leurs postes, pour aller la visiter, tant la confiance
était grande. Mais, avertis par des démonstrations hos-
tiles partielles, ils coururent à leurs faisceaux. Vers le
milieu du jour, un chef d’escadron d’état-major fut tué,
d’un coup de feu, derrière une haie, où un besoin naturel
l’avait conduit. A une heure, l’ordre du départ fut donné.
A peine la colonne fut-elle en marche, qu’elle fut as-
saillie par une nuée d’Arabes et de Kbaïles, dont le feu
bien nourri nous mit beaucoup de monde hors de combat.
Heureusement, le général Hurel, qui la dirigeait, se rap-
pela que le chemin, suivi la veille, était creux et encaissé
dans une assez grande distance : il en prit un autre qui
nous jeta, sur-le-champ, dans la plaine. Sans cette heu-
reuse inspiration, nous aurions été compromis. En plaine,
102 PREMIÈRE PARTIE

les Kbaïles, n’étant couverts par rien, n’osèrent pas trop


s’aventurer. Cependant nous fûmes poursuivis jusqu’à
Sidi-Haïd, à une lieue en deçà de Bouffarick. Notre cava-
lerie fournit quelques charges heureuses, l’ordre le plus
parfait ne cessa d’exister dans la colonne. Néanmoins,
comme on ne fit pas une seule halte depuis Bélida jus-
qu’à Sidi-Haïd, la rapidité de notre marche donna, à no-
tre retraite, l’apparence d’une fuite.
La colonne coucha à Bir-Touta, ce fut là que M.
de Bourmont reçut son bâton et son brevet de maréchal
de France, qu’un officier d’état-major lui apporta, et qui
étaient arrivés à Alger pendant son absence. Sa nomina-
tion était connue depuis plusieurs jours. La joie du triom-
phe, après la prise d’Alger, avait été empoisonnée pour
lui par la mort d’un de ses fils. Ici, la mort de M. de Tré-
lan, ce chef d’escadron dont nous avons parlé plus haut,
et qu’il aimait à l’égal d’un fils, vint couvrir de deuil les
insignes de sa dignité ; ainsi ce malheureux général n’a
pu éprouver un seul instant de satisfaction pure dans tout
le cours d’une campagne si glorieuse pour lui.
M. de Bourmont dut, en outre, être assez péniblement
affecté du désagrément qu’il avait éprouvé à Bélida. Son
amour-propre blessé lui en fit naturellement chercher les
causes ailleurs que dans son imprudence. Les Maures de
la municipalité d’Alger, lui firent entendre que les Turcs
qui étaient restés dans cette ville pouvaient bien y avoir
contribué par leurs intrigues. Il paraît même que, pour le
tromper plus facilement, on mit sous ses yeux des lettres
supposées, par lesquelles les Turcs auraient engagé lesAra-
bes à prendre les armes. Le général en chef, à qui il fallait
LIVRE IV. 103

des coupables, prit ceux qu’on lui offrait, et il pronon-


ça l’expulsion de tous les Turcs, avec une brutalité qui
n’était pas dans son caractère : il ne fit d’exception qu’en
faveur des vieillards et des aveugles. Il voulut d’abord
frapper les proscrits d’une contribution de 2,000,000 de
francs ; mais il y renonça bientôt, craignant d’être obligé,
pour la faire rentrer, d’employer des moyens qui lui ré-
pugnaient. Les Turcs, malgré ce retour à la modération,
n’en furent pas moins pressurés par des hommes avides
qui exploitèrent leurs malheurs. Plusieurs Maures de la
municipalité Algérienne leur arrachèrent des sommes
considérables pour prix de services qu’ils ne leur avaient
pas rendus, et comme rançon d’une existence qui n’était
pas menacée. Le nom du général en chef fut plus d’une
fois compromis dans ces sortes de négociations, par des
hommes sans pudeur, qu’il avait eu le tort d’appeler aux
affaires, mais dont il était bien loin de connaître, et en-
core moisis de sanctionner les actes.
Les Turcs exilés furent encore soumis à des extor-
sions d’une autre nature. Le peu de temps qu’on leur lais-
sait pour mettre ordre à leurs affaires, leur rendait exces-
sivement précieuse l’acquisition de lettres de change sur
le Levant ou sur l’Italie. Ils ne purent en obtenir qu’à des
taux exorbitants. Quelques agents consulaires étrangers
souillèrent leur caractère dans ces marchés usuraires.
Avant l’expédition de Bélida, M. de Bourmont s’était
occupé d’étendre nos relations, jusqu’aux provinces de
Constantine et d’Oran. Il avait reçu une communication
du gouvernement, qui lui faisait connaître que le projet
de céder à la Porte Ottomane Alger et l’intérieur de la
104 PREMIÈRE PARTIE

Régence, et de garder seulement le littoral depuis l’Aratch


jusqu’à Tabarka, était celui auquel le cabinet paraissait
devoir s’arrêter. Comme l’occupation de Bône entrait
dans l’exécution de ce projet, elle fut résolue. D’un autre
côté, le Bey d’Oran ayant fait des offres de soumission,
qui ne pouvaient être repoussées, quelles que fussent les
vues ultérieures du gouvernement sur cette province, on
résolut de lui envoyer un capitaine d’état-major pour re-
cevoir son serment. Cette mission fut confiée au capi-
taine de Bourmont, fils du maréchal.
Le corps d’expédition de Bône, composé de la 1re
brigade de la 2e division, d’une batterie de campagne et
d’une compagnie de sapeurs, s’embarqua, le 25 juillet,
sur une escadre formée d’un vaisseau, de deux frégates
et d’un brick; ces b agents, après avoir déposé les trou-
pes à Bône, devaient rendre à Tripoli pour exiger du Bey
de cette régence, la réparation d’une insulte faite au pa-
villon français. Ce corps était commandé par le général
Damrémont, qui dans le cours de la campagne avait donné
des preuves de talent et de bravoure. L’escadre était sous
les ordres du contre-amiral Rosamel. Contrariée par le
temps, elle n’arriva que le 2 août devant le port de Bône
; elle avait été devancée par un bâtiment qui portait M.
de Rimbert, ancien agent des concessions françaises en
Afrique. Celui-ci avait conservé des intelligences dans la
ville, et persuada, sans beaucoup de peine, aux habitants,
d’y recevoir les Français. Le débarquement s’opéra donc
sans obstacle.
Ce serait peut-être ici le lieu de faire connaître avec
quelques détails, la province de Constantine, comme nous
LIVRE IV. 105

l’avons fait, pour celle d’Alger ; mais comme cette pre-


mière occupation de Bône ne fut que de courte durée,
et que nous restâmes ensuite pendant un an sans rela-
tions avec cette partie de la régence, nous renverrons à
un autre livre la description que nous devons en donner;
nous en agirons de même pour la province d’Oran.
Le général Damrémont, aussitôt après son débar-
quement, s’occupa de se mettre en défense contre les
Arabes dont les dispositions étaient loin d’être aussi pa-
cifiques que celles des habitants de la ville. Les négocia-
tions qu’il voulut entamer avec les tribus voisines furent
sans résultat, soit que ces tribus craignissent, en traitant
avec les Français, de s’attirer le ressentiment du Bey
de Constantine, soit que leur haine contre les Chrétiens
l’emportât sur toute autre considération.
A 400 mètres de l’enceinte de Bône, s’élève une ci-
tadelle qui, comme à Alger, est appelée Casbah. Un ba-
taillon y fut établi, le reste des troupes occupa la ville, et
deux redoutes qui furent construites à droite et à gauche
de la route de Constantine. L’ennemi ne tarda pas à venir
harceler nos avant-postes, par un feu de tirailleurs impor-
tun. Le 6 août, M. Damrémont, voulant lui apprendre à
qui il avait affaire, ordonna un mouvement offensif ; les
Arabes ne soutinrent pas notre choc, et se dispersèrent. Le
lendemain, le Cheikh de la Calle leur ayant amené du ren-
fort, ils reprirent courage, et dans la nuit du 7 au 8 août, les
lignes françaises furent attaquées. Les Arabes s’avancè-
rent jus qu’au bord des fossés des redoutes, qu’un feu bien
nourri les empêcha de franchir. Le 10, dans la matinée,
une nouvelle attaque eut lieu, mais elle fut languissante.
106 PREMIÈRE PARTIE

Le 11, le général Damrémont s’aperçut, au grand


mouvement qui régnait parmi les Arabes, dont le nom-
bre était beaucoup plus considérable qu’à l’ordinaire,
qu’une attaque sérieuse se préparait. Il se porta de sa
personne dans la redoute qui, par sa position paraissait
la plus menacée, et se disposa à une vigoureuse défense.
L’attaque prévue eut lieu à onze heures du soir. Les Ara-
bes se précipitèrent sur nos ouvrages avec une admira-
ble intrépidité : nos soldats étaient tous joyeux d’avoir
rencontré des ennemis dignes de leur valeur. Repoussés,
non sans peine, ils revinrent à la charge à une heure du
matin. Plusieurs d’entre eux franchirent les fossés, esca-
ladèrent les parapets, et combattirent à l’arme blanche
dans l’intérieur des redoutes, ou ils périrent glorieuse-
ment. Après un combat acharné, le courage aidé de la
discipline, triompha du courage seul. Les Arabes furent
encore repoussés 85 cadavres, qu’ils laissèrent dans les
fossés et sur les parapets des redoutes, dénotent avec
quelle fureur ils combattirent. J’ai entendu dire à bien
des officiers que, sans aucun doute, nos succès eussent
été beaucoup moins prompts dans les plaines de Staoue-
li, et surtout beaucoup plus meurtriers, si nous y avions
trouvé des ennemis aussi redoutables qu’à Bône.
Cette chaude attaque fut la dernière que tentèrent
les Arabes : convaincus de l’inutilité de leurs efforts, ils
retournèrent pour la plupart dans leurs tribus. Quelques
rares tirailleurs continuèrent cependant à se présenter de-
vant nos postes. La brigade Damrémont était sur le point
de jouir paisiblement de sa conquête, lorsqu’elle reçut
subitement l’ordre de retourner à Alger. Nous verrons
LIVRE IV. 107

bientôt quelle fut la cause de ce rappel précipité.


Pendant que ces braves troupes combattaient à
Bône, le contre-amiral Rosamel obtenait, à Tripoli, la
satisfaction qu’il était allé demander. A son retour il prit
la brigade Damrémont, qui rentra à Alger le 25 août,
après une absence d’un mois. Cette courte expédition fit
le plus grand honneur au général Damrémont; ses dis-
positions militaires répondirent à la bonne opinion qu’il
avait déjà donnée de lui, et sa conduite envers les ha-
bitants de Bône le fit connaître sous d’autres rapports
non moins avantageux. Son premier soin fut de confir-
mer dans leurs fonctions le Kaïd et le Cadi ; il constitua
ensuite un conseil de notables pour servir d’intermédiai-
re entre les Indigènes et l’autorité française. Lorsqu’il
avait à prendre quelque mesure qui pouvait contrarier
les habitudes de la population, il faisait d’abord enten-
dre raison aux notables ; ceux-ci expliquaient ensuite
aux habitants les intentions du général. Il traita de cette
manière du loyer des maisons nécessaires au caserne-
ment, et dans peu de jours sa troupe se trouva passable-
ment logée. Son exactitude à remplir ses promesses, ses
manières douces et bienveillantes, ne tardèrent pas à lui
acquérir l’estime d’une population reconnaissante qui,
jusqu’au dernier moment, lui prodigua les preuves les
moins équivoques d’affection. Sa réputation de justice et
de modération allait se répandre au dehors, et lui attirer
la soumission des tribus qui connaissaient déjà sa valeur,
lorsque l’ordre d’évacuer Bône fit avorter une entre-
prise si heureusement commencée. En partant, il laissa
des munitions aux habitants de Bône, que leur conduite
108 PREMIÈRE PARTIE

loyale envers nous exposait à la vengeance du Bey de


Constantine ; il leur fit espérer qu’ils ne seraient pas tou-
jours privés de l’appui de la France.
Nous avons vu, plus haut, que le capitaine de Bour-
mont avait été envoyé à Oran pour recevoir la soumission
du Bey. Ce fonctionnaire, nommé Hassan, était un hom-
me fort âgé et dégoûté du pouvoir ; il ne cherchait plus
qu’à vivre paisiblement au sein des richesses qu’il avait
acquises. Les Arabes de la province, voulant profiter de
la chute du gouvernement algérien pour reconquérir leur
indépendance, le bloquaient dans sa capitale, lorsque le
capitaine de Bourmont y arriva. Quoique ses Turcs lui
fussent restés fidèles, il manifesta de vives craintes sur
sa position, et demanda avec instance qu’on envoyât des
troupes françaises à Oran, promettant de leur livrer la
ville et les forts. Pour ce qui le concernait personnelle-
ment, il exprima le désir de se démettre de ses fonctions,
et d’aller finir ses jours en Asie.
Pendant qu’il était en pourparler avec le capitaine de
Bourmont, le capitaine Le Blanc qui commandait le brick
le Dragon, et accidentellement deux autres bâtiments sta-
tionnés en rade d’Oran, prit sur lui de mettre à terre une
centaine de marins ; ceux-ci s’emparèrent du fort de Mers-
el-Kbir, sans que les Turcs, qui en formaient la garnison,
leur opposassent la moindre résistance. Cette manière un
peu brusque de procéder ne changea rien aux dispositions
du Bey. Le capitaine de Bourmont retourna à Alger sur le
brick le Dragon, pour les faire connaître à son père, et les
marins restèrent dans le fort de Mers-el-Kbir soutenus par
la présence en rade des deux autres bâtiments.
LIVRE IV. 109

Le maréchal de Bourmont, sur le rapport de son fils,


fit partir pour Oran le 21e de ligne, commandé par le
colonel Goutfrey, à qui on donna 50 sapeurs du génie,
et 2 obusiers de montagne. L’expédition mit à la voile le
6 août ; mais à peine était-elle mouillée en rade d’Oran
qu’elle fut rappelée comme celle de Bône. Quelques
compagnies étaient déjà à terre ; on les rembarqua sur-
le-champ, et l’on abandonna le fort de Mers-el-Kbir en
faisant sauter le front du côté de la mer ; on offrit au Bey
de le conduire en Asie, ainsi qu’il en avait manifesté le
désir ; mais il répondit qu’il espérait pouvoir s’arranger
avec les Arabes et se maintenir à Oran, que du reste, il se
regardait toujours comme vassal du roi de France.
Pendant que ces événements se passaient, une ten-
tative avait eu lieu pour faire reconnaître la domination
française à Bougie. Le 3 août, un individu de cette ville
se présenta à M. de Bourmont. Il se nommait Mourad,
et dit être envoyé par ses compatriotes qui désiraient se
soumettre à la France. Il demandait pour lui-même l’em-
ploi de Kaïd, et assurait qu’il suffirait de la présence d’un
bâtiment de guerre pour que l’on reconnût son autorité à
Bougie, et pour qu’on y arborât le pavillon français. Le
maréchal lui accorda, sans trop d’examen, ce qu’il de-
mandait. Il fut donc nommé Kaïd, et reçut un diplôme, des
présents et un cachet ; un brick de l’État reçut ordre de le
conduire à Bougie ; on fit partir avec lui un officier d’état-
major pour reconnaître le pays, et un agent civil pour y
nouer, s’il était possible, des relations commerciales. En
arrivant en rade de Bougie, Mourad et un autre Maure
qui devait être capitaine du port, se dirigèrent à terre sur
110 PREMIÈRE PARTIE

une embarcation qui leur appartenait, et qui avait suivi le


brick ; mais à peine furent-ils débarqués qu’on leur cou-
pa la tête. Le brick, sur lequel quelques coups de canon
furent tirés, rentra à Alger, après cette sanglante scène.
Il paraît que ce malheureux Mourad, qui était jeune
et présomptueux, avait cependant un parti dans la ville
; mais que, pendant sa courte absence, la chance avait
tourné contre lui. Quoi qu’il en soit, ce massacre, sous
nos yeux, d’un homme que nous avions revêtu, un peu
légèrement il est vrai, de fonctions éminentes, et l’éva-
cuation de Bône et d’Oran, dont les Arabes ne pouvaient
se rendre compte, portèrent un coup funeste à notre con-
sidération déjà affaiblie par la retraite de Bélida. Tout
l’effet moral de la prise d’Alger fut perdu, et nous pas-
sâmes, dans tout le pays, pour un peuple sans volonté et
sans persévérance, contre lequel on pouvait tout se per-
mettre. L’insolence des Arabes fut surtout augmentée par
l’inaction à laquelle se réduisit M. de Bourmont à Alger
même, lorsqu’il eut connu les événements de juillet.
Ce fut le 11 août; qu’un bâtiment marchand, venu
de Marseille, apporta à Alger la nouvelle de la chute de
Charles X. Tant que l’on put conserver quelque doute,
M. de Bourmont parut accessible à des projets plus ou
moins extravagants, qui avaient pour but de conserver
l’armée d’Afrique à la légitimité ; mais lorsque des com-
munications officielles eurent donné aux événements
dont la France avait été le théâtre le caractère d’un fait
accompli, il se résigna à suivre la fortune, et, après
quelques jours d’une hésitation bien concevable dans
sa position, il fit arborer le pavillon aux trois couleurs.
LIVRE IV. 111

La manière dont la révolution de juillet fut appréciée par


l’armée d’Afrique, n’entrant que très indirectement dans
mon sujet, j’ai cru devoir renvoyer dans les notes ce que
j’avais à dire à cet égard(1).
M. de Bourmont ne pouvait et ne devait communi-
quer à ses troupes que les avis officiels qu’il recevait du
gouvernement. Celui-ci, ayant jugé à propos de rédui-
re la révolution de juillet aux dimensions assez étroites
d’une abdication de roi, le maréchal mit à l’ordre cette
abdication, et l’élévation de M. le duc d’Orléans à la
lieutenance-générale du royaume. Les communications
du gouvernement s’étant arrêtées là, M. de Bourmont ne
put pas faire connaître à l’armée que ce prince avait été
appelé au trône. Elle n’en fut instruite que par les jour-
naux et par la proclamation d’arrivée du général Clausel,
successeur de M. de Bourmont, qui lui apprit de plus,
que le nouveau roi avait eu pour lui la légitimité du droit,
celle du choix, et celle enfin de la nécessité. L’armée,
convaincue alors qu’on avait tout fait pour le mieux en
France, ne s’occupa plus de cette affaire.
Aussitôt que M. de Bourmont eut appris les évé-
nements de juillet, il sentit la nécessité de réunir toutes
ses forces pour être prêt à tout au besoin. Il se hâta donc
de rappeler à Alger, la brigade Damrémont et le régi-
ment du colonel Gaudfrey, ce qui amena l’évacuation de
Bône, et l’abandon d’Oran que nous avons déjà racon-
tés. Cette mesure, justifiée par l’imminence d’une guerre
européenne, avait peut être encore un autre motif, mais il
est inutile de le rechercher.
____________________
(1) Voir dans la 2e partie la note 6.
112 PREMIÈRE PARTIE

M. de Bourmont, qui, selon toute apparence, es-


pérait que le service qu’il venait de rendre à toute la
Chrétienté, lui vaudrait au moins la conservation de sa
position, dut être vivement affecté, quand il vit que le
nouveau gouvernement rompait toute communication
politique avec lui : il tomba dans un découragement
dont les affaires se ressentirent. Le Bey de Titery, pre-
nant pour prétexte l’expulsion des Turcs, lui déclara la
guerre, et fit plusieurs bravades qu’aucun effet ne suivit ;
mais l’armée tout entière, resserrée autour d’Alger, était
bloquée dans ses lignes par les Arabes de la Métidja :
tout ce qui s’aventurait au-delà était égorgé. Le colonel
du 1er régiment de marche, et un de ses officiers furent
massacrés en avant de la plaine de Mustapha-Pacha, à
moins d’une demi-lieue du fort Bab-Azoun. Ainsi, les
vainqueurs d’Alger, ayant à peine de la place pour se
mouvoir, étaient assiégés par quelques pâtres mal armés,
tandis que leur général, rongé d’inquiétudes, attendait
que le gouvernement eût prononcé sur son sort.
Enfin, le 1er septembre, le vaisseau qui portait le gé-
néral Clausel, successeur de M. de Bourmont, parut en
rade d’Alger. Le même jour, le général fit son entrée dans
la capitale de la Régence. M. de Bourmont, qui, jusque-là,
avait manifesté l’intention de se rendre en France, changea
brusquement de résolution, sans qu’on eût bien pu con-
naître à quelle nature d’influence il céda. Il se détermina,
après quelques tergiversations, à se retirer provisoirement
à Mahon, et il demanda qu’un bâtiment de l’État l’y con-
duisit, mais il fut durement refusé ; il se rendit alors, sur le
port, avec quelques personnes de sa suite, et là, il chercha
LIVRE IV. 113

longtemps un navire marchand qui voulût le recevoir. Il


ne put trouver qu’un petit brick autrichien, sur lequel il
s’embarqua le lendemain avec deux de ses fils. L’aîné
était allé porter en France les drapeaux pris sur l’ennemi,
le quatrième avait péri dans la campagne.
Ainsi, ce fut en proscrit que M. de Bourmont quitta
Alger. Cependant, au moment de son départ, les batteries
de la marine lui jetèrent, comme une aumône, un salut
de vingt-et-un coups de canon
114 PREMIÈRE PARTIE
LIVRE V.
Arrivée du général Clauzel. — Commission d’en-
quête. — Nouvelle organisation de l’armée. — Formation
des Zouaves. — Comité du gouvernement. — Organisa-
tion des divers services publics. — Justice. — Domaine.
— Douane. — Mesures spoliatrices à l’égard des Turcs
et des Corporations. — Ferme-Modèle. — Analyse de
divers actes administratifs.

M. le général Clauzel, que le nouveau gouverne-


ment venait de mettre à la tête de l’armée d’Afrique,
occupait un rang distingué dans les fastes de la gloire
française; on l’attendait avec impatience, et l’on était
disposé à le recevoir avec transport. Mais nous sommes
forcés de dire que ses premiers rapports avec l’armée
furent de nature à refroidir un peu cet enthousiasme.
Il fit d’abord paraître une proclamation où il se bornait
à annoncer aux troupes l’avènement du roi Louis-Phi-
lippe, et la mission dont il était lui-même chargé, sans
qu’un seul mot indiquât que la patrie fût contente de son
armée d’Afrique, ni qu’elle adoptât la gloire dont elle
venait de se couvrir.
Le lendemain parut un ordre du jour où une courte
phrase laudative servait d’introduction à l’annonce de
la formation d’une commission d’enquête chargée de
constater la vérité au sujet des soustractions coupables
que la rumeur publique reprochait à l’armée d’Afrique.
Cet ordre du jour, dont la rédaction était plus hostile que
bienveillante, produisit en général une impression péni-
ble pénible. Certes, les bruits fâcheux répandus par les
116 PREMIÈRE PARTIE

journaux au sujet des dilapidations commises à Alger,


avaient pris assez de consistance pour qu’il fût du devoir
du général Clauzel d’examiner s’ils étaient fondés mais
il aurait été à désirer qu’il ménageât, un peu plus qu’il
ne le fit, l’armée qu’il venait commander, et qu’il ne mît
pas, en quelque sorte, 36,000 hommes en état de suspi-
cion pour des délits de nature à n’avoir pu être commis
que par un petit nombre d’entre eux.
Le choix des membres de la commission d’enquête
ne pouvait adoucir ce que la mesure avait d’humiliant : on
y voyait figurer peu de ces hommes que l’on aime à pren-
dre pour juges dans des causes où l’honneur est intéressé.
Ces messieurs commencèrent leur tâche avec une aigreur
qui aurait pu faire croire qu’ils étaient plus jaloux des spo-
liateurs, qu’indignés des vols ; mais ils se radoucirent peu
à peu, et enfin, le 21 octobre, l’armée fut instruite officiel-
lement qu’elle n’avait rien perdu dans l’estime de MM.
Delort, Fougeroux, Cadet-de-Vaux, Pilaud-de-Bit et Flan-
din; que quelques désordres particuliers avaient eu lieu,
mais que les auteurs en étaient abandonnés aux remords
qui les poursuivent, et les poursuivront sans cesse.
Pendant que ceci se passait à Alger, les officiers
de l’armée d’Afrique qui rentraient en France, étaient
soumis à Marseille et à Toulon, aux recherches les plus
désobligeantes. Un misérable employé de la douane eut
même l’infamie de fouiller le cadavre du brave Amédée
de Bourmont que l’on transportait dans la sépulture de
ses pères.
Par un retour assez ordinaire des choses d’ici-bas,
M. le général Clauzel a essuyé à son tour les attaques de
LIVRE IV. 117

la malveillance. On lui a reproché avec amertume quel-


ques acquisitions d’immeubles faites par lui pendant son
commandement. On est même allé plus loin ; ce qui a
dû lui prouver que dans ce siècle on ne ménage person-
ne, pas même ceux qui jouissent de la réputation la plus
brillante et la mieux méritée. Au reste, quand bien même
le général Clauzel aurait cherché à améliorer sa fortune
en Afrique, il aurait toujours la ressource de dire, comme
le maréchal de Villars, que s’il a fait ses affaires, il n’a
pas du moins négligé celles de la France. Il joint à des
vues larges un esprit vigoureux, et possède surtout une
qualité bien, précieuse, celle de savoir beaucoup prendre
sur soi. Il est à présumer, et nous aimons à croire, que
si on l’eut laissé faire, il serait parvenu à tirer parti du
pays qu’il administra trop peu de temps. Mais il aurait
dû, pour cela, l’étudier avec plus de soin qu’il ne l’a fait,
et surtout éloigner de sa personne quelques hommes peu
dignes de sa confiance, et qui ne pouvaient que donner
une fausse direction aux affaires.
Retirés de l’armée depuis quinze ans, M. le général
Clauzel et son chef d’état-major, M. le général Delort, ne
pouvaient être parfaitement au courant de l’état de la légis-
lation militaire, qui est malheureusement si variable. Quel-
ques affaires s’en ressentirent dans le commencement de
leur administration ; mais bientôt ces sortes de détails furent
confiés au capitaine d’état-major Chapelié. Cet officier, très
capable et bon travailleur, parvint à imprimer à cette partie
du service une marche à peu près régulière ; mais il ne put
empêcher qu’on ne formât quatre divisions des trois qui
jusque-là avaient composé l’armée d’Afrique. Cette mesure
118 PREMIÈRE PARTIE

n’avait d’autre but que de donner de l’emploi au général


Cassan, vieux compagnon d’armes de M. Clauzel, exhumé
par la révolution de juillet, quoique moralement et physi-
quement incapable de rendre aucune espèce de service.
Il était, d’autant moins raisonnable d’augmenter le
nombre des divisions, que plusieurs régiments avaient
reçu l’ordre de rentrer en France : ces régiments étaient
les deux de marche et le 3e de ligne. Pour remplir le
vide que leur départ allait laisser dans l’armée, un ar-
rêté du 1er octobre ordonna la formation de bataillons
d’Indigènes, sous le nom de bataillons de Zouaves. M.
de Bourmont avait conçu le projet de cette organisation,
mais il n’avait pas cru devoir le mettre en exécution dans
la position précaire où il se trouvait. Les Zouaves, ou
plutôt les Zouaouas, sont des Kbaïles indépendants de
la province de Constantine, qui vendent leurs services
aux puissances barbaresques, comme le font les Suisses
en Europe. On forma d’abord un de ces bataillons, dont
on donna le commandement à M. Maumet, capitaine
d’état-major, d’un mérite incontestable ; on essaya en-
suite d’en former un second, qui resta toujours beaucoup
au-dessous du complet; le commandement en fut donné
à M. Duvivier, capitaine du génie, officier d’un mérite
supérieur, qui s’est acquis une réputation brillante dans
l’armée. De belles promesses avaient attiré un grand
nombre d’Indigènes dans les rangs du premier, mais leur
non-exécution en fit déserter plusieurs ; ces bataillons
ne durent même la conservation de leur existence qu’à
la prodigieuse activité de leurs chefs, qui eurent à lut-
ter contre des difficultés de toute nature, dont la plupart
LIVRE IV. 119

leur étaient suscitées par les envieux qu’ils avaient auprès


du général en chef.
Plusieurs généraux et officiers supérieurs avaient quitté
leur poste par suite de la révolution de juillet. M. d’Escars
était parti un des premiers : il fut remplacé dans le com-
mandement de la 3e division par le général Boyer, qui avait
servi pendant quelque temps le réformateur de l’Égypte.
Le général Clauzel, ayant ainsi réglé les affaires in-
térieures de l’armée, et pourvu aux emplois vacants, son-
gea à étendre un peu le rayon de l’occupation. Il n’exis-
tait alors que deux routes praticables à une armée pour
se rendre d’Alger à la Métidja ; l’une par le bord de la
mer, l’autre à travers les collines du massif d’Alger. Des
postes furent établis sur ces routes, et le plus fort occupa
Haouch-Hassan-Pacha, qui reçut depuis le nom de Fer-
me-Modèle ; cette ferme, dont les bâtiments présentent
une enceinte d’une défense facile, est située à trois lieues
d’Alger, au pied des collines et à l’entrée de la Métidja.
Cependant le général en chef ne perdait pas de vue
qu’il devait être à la fois guerrier et administrateur. Nous
avons vu que, par l’incurie de M. de Bourmont, tous les
services publics avaient été désorganisés ; il devenait
d’autant plus urgent de rétablir l’ordre, que la population
civile européenne s’accroissait chaque jour.
Le 8 septembre, l’administration des Douanes et
celle des Domaines furent constituées Cette dernière fut
chargée, non seulement de la gestion des biens doma-
niaux, mais encore de la perception de tous les droits
autres que ceux de la douane ; la direction en fut confiée
à M. Girardin. M. Descalonne fut mis à la tête du service
120 PREMIÈRE PARTIE

service des Douanes, qu’il dirigea en homme éclairé ;


car, sous son administration, les frais de perception qui
sont dans ce moment de 18 %, n’étaient que de 7,5 %.
Le 16 octobre, le comité du gouvernement fut créé
pour donner l’impulsion administrative, et décider les
questions contentieuses : il se composa de l’Intendant
de l’armée d’occupation et de la Régence, qui en eut la
présidence, et de trois autres membres, le premier pour
la Justice, le second pour l’Intérieur, et le troisième pour
les Finances. Les membres de cette commission furent
: M. Volland, Intendant en chef, qui avait remplacé M.
Denniée ; M. Deval, Consul de France, chargé de, la
Justice ; M. Cadet de Vaux, de l’Intérieur ; M. Fouge-
roux, des Finances ; M. Caze fut nommé secrétaire de
ce comité.
La municipalité, instituée par M. de Bourmont, fut
conservée. Elle eut pour commissaire du Roi, M. Cadet
de Vaux, en remplacement de M. Bruguière ; on lui don-
na pour adjoint, quelque temps après, M. Germon, qui
mit dans cette partie du service un ordre que M. Cadet de
Vaux était incapable d’y établir lui-même.
M. d’Aubignosc fut remplacé dans ses fonctions de
lieutenant-général de police, par M. Roland de Bussy.
Celui-ci n’eut que le titre de commissaire-général; il fut
nommé par le Ministre de l’Intérieur, qui lui prescrivit
de correspondre directement avec son Ministère, bien
qu’Alger ne fût pas dans ses attributions. Je ne sais jus-
qu’à quel point M. Roland de Bussy s’est conformé à
cette disposition qui, certainement, ne devait pas plaire à
M. le général Clauzel.
LIVRE IV. 121

L’acte le plus important de l’administration du gé-


néral Clauzel, fut l’organisation des tribunaux. Le 9 sep-
tembre un tribunal mixte, composé d’Européens et d’In-
digènes, fut constitué ; mais il n’exista que peu de temps,
et un arrêté du 22 octobre organisa l’administration de la
justice sur les bases suivantes.
Une Cour de justice, composée de trois membres,
dut connaître de toutes les causes civiles ou commercia-
les dans lesquelles un Français était intéressé, ainsi que
des causes de même nature entre étrangers de diverses
nations, et de celles de ces derniers avec les Indigènes.
Elle fut autorisée à appliquer les lois françaises ou celles
de la Régence d’Alger, selon le cas. Elle devait juger en
dernier ressort jusqu’à la somme de 12,000 fr., indépen-
damment de tous dommages et intérêts.
Les affaires criminelles entre Français devaient être
instruites à Alger par la Cour de justice, et renvoyées en
France pour le jugement. Les affaires criminelles, entre
Français et étrangers étaient instruites de la même ma-
nière, et il en était rendu compte au général en chef pour
qu’il statuât ce qu’il appartiendrait.
Un tribunal de police correctionnelle fut créé : il
réunissait à ses attributions celles des justices de paix, et
jugeait comme les tribunaux de simple police.
Les Indigènes conservèrent leurs juges et leurs lois.
Toutes les causes entre Musulmans durent être portées
devant le Cadi Maure, jugeant sans appel, tant au civil
qu’au criminel. Toutes les causes entre Israélites, tant
au civil qu’au criminel, furent dévolues à un tribunal de
trois Rabbins, jugeant également saris appel. Enfin, le
122 PREMIÈRE PARTIE

Cadi Maure devait prononcer dans toutes les causes en-


tre Musulmans et Israélites, sauf appel à la Cour de jus-
tice.
Un arrêté du 15 octobre mettait sous la juridiction
des conseils de guerre, les Indigènes accusés de crimes
ou de délits commis contre les personnes ou les proprié-
tés des Européens. Il ne fut rien changé à cette disposi-
tion.
L’arrêté du 22 octobre, ne toucha point aux justices
consulaires. Les agents des diverses puissances conti-
nuèrent à connaître des causes entre gens de leur nation.
Le général en chef, en donnant au Cadi et aux Rabbins
une juridiction sans appel, se réserva le droit de statuer
sur les plaintes en prévarication ou en déni de justice qui
pourraient être portées contre eux.
L’acte législatif que nous venons d’analyser, a mé-
rité les éloges de M. Pichon lui-même, ce critique sé-
vère de tout ce qui, à Alger, n’a pas été fait par lui. Il sut
pourvoir au besoin du moment sans rien préjuger pour
l’avenir, et en tournant les difficultés avec habileté(1).
De quelque côté qu’on le considère, il y a peu de
chose à dire contre l’arrêté du 22 octobre ; mais il n’en
____________________
(1) Le maure Hamdan-ben-Othman-Khodja, dans l’ouvrage qu’il
a publié sur Alger, reproche à l’arrêté du 22 octobre, d’avoir aboli la ju-
ridiction du Cadi Hanephy. Il prétend que cette mesure est une entrave
aux donations pieuses, en ce que la législation des Hanephys les admet-
tant, même lorsqu’elles sont conditionnelles, offrait à cet égard bien
plus de facilité que celle des Malekis, qui ne les admet que lorsqu’elles
sont immédiates et absolues. M. Hamdan se plaint à tort dans cette cir-
constance. Les fonctions du Cadi Hanephy ne sont point abolies, car
cette magistrature existe toujours à Alger ; seulement elle n’existe guère
LIVRE IV. 123

est pas de même des nominations de juge, qui présen-


tèrent plusieurs irrégularités. D’abord M. Deval, qui, à
cette époque, remplissait encore les fonctions de consul,
en ce qui est relatif aux actes de l’état civil et au notariat,
n’aurait pas dû, par cela même, y figurer, puisqu’il pou-
vait être appelé à juger la validité d’actes émanés de lui ;
ensuite, M. Roland de Bussy n’aurait dû être juge qu’en
cessant d’être commissaire de police; nous l’avons ce-
pendant vu, pendant plusieurs mois, exercer ces fonc-
tions doubles et incompatibles.
M. le général Clauzel, après avoir organisé les gran-
des branches de l’administration, créa quelques emplois
subalternes d’une utilité plus ou moins contestable. C’est
ainsi qu’il forma une commission de voirie, laquelle de-
vait prendre nécessairement une partie des fonctions na-
turelles de la municipalité ; car il n’y avait certainement
pas lieu d’établir à Alger, à cette époque surtout, une dis-
tinction quelconque entre la grande et la petite voirie.
Le secrétaire de cette commission reçut pour mission de
changer les noms de toutes les rues, ce dont il s’acquitta si
bien que les habitants d’Alger ne se reconnaissaient plus
dans leur propre ville. M. Clauzel aurait désiré placer
avantageusement tous ceux qui l’approchaient. Cet exem-
ple de bienveillance pour ses créatures fut suivi par son
____________________
que de nom, puisquel’éloignement des Turcs, qui étaient les seuls Ha-
nephys de la Régence, l’a laissée à peu près sans justiciables. Du reste,
le Cadi Hanephy, s’il a cessé d’être juge, est toujours notaire musul-
man ; et, si M. Hamdan veut faire devant lui, à quelque établissement
pieux, la donation de ses biens, elle sera reçue avec autant de légalité
que d’empressement.
124 PREMIÈRE PARTIE

chef d’état-major, qui fit porter ses domestiques gascons


sur le tableau des interprètes arabes.
Les rouages administratifs, constitués comme nous
venons de le dire, commencèrent à fonctionner ayant
pour force motrice, tantôt les arrêtés du général en chef,
tantôt la législation de la métropole. Je vais faire connaî-
tre les plus importants de ces arrêtés, en commençant par
ceux qui sont relatifs à l’administration des Domaines.
Le 8 septembre, le général Clauzel, au mépris de la
capitulation, signa un arrêté qui réunit au Domaine les
propriétés du Dey, des Beys et des Turcs déportés, ainsi
que celles de la Mecque et de Médine. Cette violation
de la foi jurée était fort condamnable. Elle passa, cepen-
dant, presque inaperçue à Paris ; mais à Alger, elle excita
de vives et justes réclamations, non de la part des Turcs,
trop abattus pour oser même élever la voix, mais de la
part des familles Indigènes, qui s’étaient alliées à eux.
Ceux qui conseillèrent cette mesure au général Clauzel,
en connaissaient si bien eux-mêmes l’illégalité, qu’elle
ne fut pas rendue publique par la voie des affiches, seul
moyen de publication qui existât alors à Alger : on ne la
connut que par les applications qui en furent successi-
vement faites, selon les circonstances, et peut-être aussi
selon les convenances des personnes chargées de l’exé-
cution. Nous verrons plus loin que, sous l’administra-
tion du général Berthezène, l’on convertit en séquestre
d’une durée indéterminée, la confiscation prononcée si
légèrement contre les malheureux Turcs par M. le gé-
néral Clauzel. Ce séquestre existe encore au moment où
j’écris.
LIVRE IV. 125

Le 7 décembre, parut un arrêté qui donna à l’admi-


nistration des domaines la gestion des biens de la Mec-
que et Médine, de ceux des mosquées, et généralement
de tous ceux dont les revenus ont une destination spéciale
se rapportant à des communautés. Il y a deux remarques
importantes à faire sur cet arrêté. La première, c’est qu’il
parle des biens de la Mecque et Médine comme apparte-
nant encore à cet établissement, quoique celui du 8 sep-
tembre les eût réunis au domaine, ce qui semble indiquer
que le législateur, qui est ici le général Clauzel, regar-
dait le premier arrêté comme nul, ou qu’il en avait oublié
l’existence. La seconde remarque est que l’esprit qui dic-
ta l’arrêté du 7 décembre a quelque chose de moins fiscal
que celui qui présida à la rédaction de l’arrêté du 8 sep-
tembre. C’est tout simplement l’expression d’une mono-
manie administrative qui voulait détruire dans la Régen-
ce les affectations spéciales, parce que les règles de notre
législation financière ne les admettait plus en France; car,
il était bien entendu que le trésor devait pourvoir aux dé-
penses que ces affectations étaient destinées à couvrir.
L’arrêté du 7 décembre fut appliqué sans difficulté
aux biens des fontaines ; tout le monde sait que l’érection
des fontaines est, chez les Musulmans, un acte de charité
publique très fréquent de la part des personnes riches, qui
affectent à leur entretien des immeubles ou des rentes. Il
existait à Alger plusieurs établissements de ce genre que
l’arrêté du 7 décembre dépouilla. Le soin de la conserva-
tion des fontaines passa de l’Amin-el-Aïoun, qui ne fut plus
qu’un employé subalterne, à de savants ingénieurs fran-
çais ; et depuis ce changement, la ville d’Alger est chaque
126 PREMIÈRE PARTIE

année menacée de manquer d’eau. Le génie civil ne de-


manda pas moins de 600,000 francs pour assurer le service.
Cette avance représente une dépense annuelle de 30,000
francs qui devait être ajoutée aux frais d’entretien des fon-
taines, lesquels se sont élevés en 1834 à 24,000 francs. Les
revenus que le domaine retire des biens des fontaines ne
sont que de 17,763 fr. 23 cent. Ainsi, nous serons obligés
de dépenser pour cet objet 36,236 francs 78 cent., que nous
aurions pu économiser en laissant subsister l’administra-
tion de l’Amin des fontaines, qui assurait le service à bien
meilleur compte que nos ingénieurs. Je sais fort bien que
l’on peut répondre à cela, que les soldats ayant dégradé ou
détruit tous les aqueducs, et que la surcharge imposée aux
conduits d’eau par nos lourdes voitures, les ayant souvent
écrasés, il n’est pas étonnant que les frais se soient accrus.
Mais si les soldats ont détruit les aqueducs, à qui la faute
en doit-elle être imputée ? quant à la surcharge imposée
aux conduits, chacun sait qu’il n’existe à Alger que trois
rues où les voitures peuvent circuler, et qu’au dehors le gé-
nie était assez maître de son terrain pour ne pas faire passer
les routes qu’il a construites précisément au-dessus de ces
mêmes conduits, s’il s’était donné la peine d’en étudier la
direction. Je citerai pour exemple la route de Birmadreis,
où ce n’est qu’après avoir terminé les travaux de terras-
sement, que le génie s’est aperçu qu’il était au-dessus de
l’aqueduc de ce nom. Certes je ne suis pas un admirateur
du gouvernement Turc, mais il est bien déplorable de voir
que nous faisons plus mal, et à plus de frais que lui.
La gestion par l’administration des domaines des
biens des établissements religieux et charitables, ouvrit
LIVRE IV. 127

vrit la porte à de nombreuses plaintes : le gouvernement


en fut étourdi ; mais, selon son habitude de ne jamais
résoudre entièrement aucune question, il n’abrogea pas
les arrêtés des 8 septembre et 7 décembre, et se contenta
d’en mitiger l’application. Il fut convenu que les biens
de ces établissements continueraient d’être régis par des
Oukils ou procureurs musulmans, mais que l’excédant
des revenus sur les affectations serait versé au trésor.
La marche qui fut suivie dans cette affaire a été tel-
le, que les intérêts du trésor et ceux des établissements
religieux et charitables, ont été sacrifiés à des intérêts
privés, c’est-à-dire à ceux des Oukils. En effet, si l’arrêté
du 7 décembre eût été appliqué complètement, le domai-
ne, après s’être acquitté des charges des établissements,
aurait profité du surplus ; si, au contraire, cet arrêté eut
été complètement abrogé, les revenus auraient suivi sans
obstacle leur ancienne destination ; Mais, le gouverne-
ment ayant reculé devant l’application pleine et entière
d’un arrêté qu’il laissait cependant subsister, il en est ré-
sulté une espèce de chaos qui, d’un côté, a exempté de
tout contrôle les Oukils des établissements religieux, et
qui, de l’autre, a permis à ces mêmes Oukils d’opposer
les termes d’un acte législatif encore existant, aux de-
mandes de ceux qui avaient des droits sur les revenus
de ces établissements. « Nous n’avons rien à vous don-
ner, pouvaient-ils leur dire, puisque les Français se sont
emparés de nos revenus. » Cette réponse était d’autant
plus admissible, qu’il y a eu, en effet, des versements
faits au domaine : d’abord, dans les premiers jours de la
conquête on enleva tout ce que les Oukils avaient laissé
128 PREMIÈRE PARTIE

dans les caisses ; ensuite des sommes plus ou moins con-


sidérables ont été versées à diverses époques. Mustapha-
Bouderbah, Oukil de la Mecque et Médine, a versé de-
puis quatre ans 34,531 fr. au trésor, il a dû distribuer dans
le même laps de temps environ 50,000 fr. aux pauvres, à
qui il ne donne guère plus de 250 fr. par semaine ; or, les
revenus qu’il a gérés étant, de l’aveu de tout le monde,
et du sien propre, de 80,000 fr. par an au moins, il a dû
percevoir dans ces quatre ans 360,000 fr., dont 275,469
sont nécessairement restés entre ses mains.
Parmi ces établissements religieux, celui de la Mec-
que et Médine est le plus riche de tous; viennent ensuite
celui de la grande mosquée, ceux des autres mosquées,
celui des Andalous ou descendants des Maures d’Es-
pagne, celui des descendants de Mahomed, ceux des
Zaouïas ou chapelles et quelques autres ; tous ont pour
origine des donations et legs pieux, et tous doivent pour-
voir, soit aux dépenses du culte, soit aux besoins des pau-
vres, ou d’une certaine classe de pauvres, selon le but de
l’institution. Celui de la Mecque et Médine doit, de plus,
défrayer les pauvres pèlerins qui partent d’Alger pour
les lieux saints, et envoyer de certaines sommes aux pau-
vres de ces deux villes. L’interruption des secours accor-
dés aux pèlerins est très condamnable et très impolitique
; car on a pu remarquer que tous les Musulmans qui ont
fait le voyage de la Mecque depuis ces quinze dernières
années, et qui par conséquent ont vu l’Égypte sous Me-
hemed-Ali, comprennent fort bien que les Chrétiens et
les Musulmans peuvent vivre sous les mêmes lois.
Au reste, toutes les irrégularités que présente, dans
LIVRE IV. 129

ce moment, l’administration des établissements religieux


et charitables n’ont point, comme on l’a dit, un grand re-
tentissement chez les Arabes. Ceux-ci s’en occupent fort
peu : nous pouvons donner à l’excédant des revenus de ces
établissements la destination qui nous conviendra, sans
avoir autre chose à craindre que les criailleries des per-
sonnes intéressées au maintien des abus existants ; mais
la justice et la politique nous font un devoir d’employer
ces revenus au bien-être de la population musulmane.
Depuis la prise d’Alger, la partie de cette popula-
tion qui habite la ville est dans un état de souffrance dif-
ficile à décrire. D’un côté, ses ressources ont diminué,
et de l’autre, les prix des denrées ont augmenté dans des
proportions effrayantes. Beaucoup d’immeubles ont été
occupés militairement, et quantité de maisons ont été dé-
molies pour l’élargissement des rues et la construction
des places. Cette fureur de démolition commença sous M.
de Bourmont ; sous M. Clauzel un arrêté du 26 octobre,
promit des indemnités aux propriétaires ainsi dépossé-
dés, et y affecta les immeubles du domaine. Cette mesure
juste et humaine n’a pas été mise à exécution : un odieux
esprit de fiscalité à prévalu sur les règles de la justice et
de l’honneur. La capitulation a été foulée aux pieds. Une
nation dont les revenus s’élèvent à 1,200 millions, a fait
banqueroute à de pauvres familles qu’elle a dépouillées
contre toutes les lois divines et humaines. Je dis banque-
route, car, qu’est-ce que des promesses dont l’exécution
est sans cesse ajournée ? rien de plus facile cependant
que d’affecter à l’acquittement de cette dette sacrée les
immeubles du domaine, dont les revenus seront toujours
130 PREMIÈRE PARTIE

honteux pour le trésor, tant que les victimes de notre admi-


nistration ne seront pas indemnisées ; quoi ! la famille que
vous avez dépouillée est sans asile, et, dans la rue même
dont le pavé lui sert de lit, vous osez spéculer sur une mai-
son au lieu de la lui donner ! Nous reviendrons plus tard
sur ce triste sujet ; mais nous avertissons le lecteur, dès à
présent, que les démolitions qui ont fait d’Alger un vaste
amas de ruines, n’ont eu, très souvent, d’autre cause que
les idées routinières de quelques ingénieurs systématiques,
qui ont mis cette malheureuse ville sur le lit de Procuste,
taillant et coupant sans être arrêtés par aucune considéra-
tion. C’est ainsi que des bazars utiles au commerce, des
manufactures, des établissements publics ont été impi-
toyablement sacrifiés. Sur différents points, des démoli-
tions ont été commencées subitement par caprice, et puis
abandonnées, reprises, et abandonnées de nouveau. Des
constructions commencées sur ces démolitions ont du être
abattues pour être refaites d’après de nouveaux plans de
l’autorité, qui sont loin encore de paraître définitifs. Mais
reprenons la suite de nos analyses administratives.
Le 8 novembre, un arrêté interdit l’aliénation des
biens du domaine, et n’en permit la location que pour
trois ans. L’administration ne connaissait pas très bien,
à cette époque, ce qu’elle possédait, et ce n’est, qu’avec
beaucoup de peine, qu’elle est parvenue à être un peu
plus instruite aujourd’hui.
Le7décembre,unarrêtésoumitàlapatentelesprofessions
industrielles, divisées en quatre classes, et en une catégorie
exceptionnelle composée de banquiers. Le 31 du même mois,
les débitants de boissons furent assujettis au droit de vente.
LIVRE IV. 131

Le 17 septembre, parut un arrêté sur les douanes, qui,


modifié par un autre arrêté du 17 octobre, établit le sys-
tème sur les bases suivantes.
Le droit d’importation fut fixé à 4 % pour les mar-
chandises françaises, et à 8 % pour les marchandises
étrangères, sans distinction de pavillon. Les objets de
petite consommation furent, en outre, assujettis à un pré-
tendu droit d’octroi, qui n’est en réalité qu’un supplé-
ment du droit de douane fixé à un dixième en sus.
Le droit d’exportation fut fixé à 1 % pour les na-
vires français et algériens , et à 1,5 % pour les navires
étrangers.
Les lingots, l’or et l’argent monnayés, excepté les
monnaies de France, furent assujettis à un droit d’expor-
tation de 3 francs par lingot pour l’or, et de 20 francs pour
l’argent, mais seulement pour les quantités excédant 5
kilogrammes pour l’or, et 25 kilogrammes pour l’argent.
La valeur des marchandises d’après laquelle les
droits seraient liquidés, dut être réglée chaque mois par
une mercuriale arrêtée par la chambre de commerce.
Mais cette mercuriale devant nécessairement présenter
des lacunes, les marchands sont souvent obligés d’esti-
mer eux-mêmes la valeur des marchandises qu’ils intro-
duisent, et si cette estimation ne convient pas aux em-
ployés de la douane, le droit de préemption est exercé
dans toute sa rigueur.
Les droits de navigation furent réduits à un droit
d’ancrage réglé ainsi qu’il suit, sans distinction de pa-
villon : 50 fr. pour tous les navires de 5 à 50 tonneaux ;
75 fr. pour ceux de 50 à 100 tonneaux ; 100 fr. pour les
132 PREMIÈRE PARTIE

navires de plus de 100 tonneaux. Les navires de moins


de 5 tonneaux, et les corailleurs étrangers ne paient point
de droit d’ancrage.
Un arrêté du 7 décembre, voulant favoriser l’intro-
duction des vins français, porta à 15 % le droit d’entrée
sur les vins étrangers. Cette surtaxe fut appliquée aux
liqueurs et aux eaux-de-vie étrangères par celui du 28 du
même mois.
Par un arrêté du 17 septembre, autre que celui dont
nous venons de parler, les droits d’octroi perçus, soit en
nature sur les denrées et les productions du pays, furent
abolis, excepté pour les blés et les cuirs. Le droit d’oc-
troi sur les marchandises importées par mer, fut le seul
qui continua à exister jusqu’à l’administration du géné-
ral Berthezène ; mais le produit en fut versé au trésor, et
non à la caisse municipale, ainsi que l’avait réglé M. de
Bourmont.
Un arrêté du 9 janvier 1831, établit que le conseil mu-
nicipal composé de sept Maures et de deux Israélites serait
renouvelé tous les ans. La présidence en fut dévolue au
commissaire du roi près la municipalité. L’emploi de con-
sul de France ayant été enfin supprimé dans une ville qui,
étant devenue française, n’en avait évidemment plus be-
soin, les actes de l’état civil furent mis, par arrêté du 7 dé-
cembre, dans les attributions de ce même fonctionnaire.
Le 16 novembre, un arrêté nomma Jacob Bacri chef
de la nation juive ; il fut statué, par le même arrêté, que
les plaintes contre le chef de la nation juive pour prévari-
cation ou abus d’autorité, seraient portées au général en
chef qui statuerait suivant la gravité du cas.
LIVRE IV. 133

M. le général Clauzel, après avoir organisé les ser-


vices, et fixé les bases des divers branches de l’adminis-
tration, régla le mode de comptabilité. Il fut établi, par
arrêté du 14 décembre, que chaque mois une répartition
de fonds serait faite par l’intendant entre les trois dépar-
tements de la Justice, de l’Intérieur et des Finances. Les
membres du comité du gouvernement chargés de ces dé-
partements, purent ordonnancer les mandats de moins de
500 fr., sans régularisation à la fin du mois, par un man-
dat unique de l’intendant ; les mandats au-dessus de 500
fr. durent être ordonnancés directement par l’intendant.
Tel est l’ensemble des dispositions domaniales, fis-
cales et municipales, prises par M. le général Clauzel.
Il nous reste à parler des arrêtés relatifs au commerce, à
l’agriculture et à la police.
Le 4 novembre, l’exportation des grains et des farines
pour toute autre destination que la France fut interdite.
Le 7 décembre, un arrêté institua à Alger une cham-
bre de commerce composée de cinq Français, d’un Mau-
re et d’un Israélite. Les membres en furent nommés pour
six mois par l’autorité, et il fut statué qu’après ce laps de
temps, le commerce les élirait librement.
Un arrêté du 31 décembre accorda à la place d’Al-
ger un entrepôt réel, en mettant en vigueur les principales
dispositions de la loi du 17 mai 1826 sur cette matière.
Mais le manque de magasin a empêché jusqu’ici de met-
tre cet arrêté à exécution, l’entrepôt fictif n’est accordé
que pour certaines marchandises ; les sels et les produits
manufacturés n’y ont aucun droit.
Le 30 octobre, parut un arrêté remarquable, en ce
134 PREMIÈRE PARTIE

qu’il fut le premier pas vers la colonisation. Plusieurs per-


sonnes, plus aventureuses qu’habiles, avaient suivi M. le
général Clauzel en Afrique. Elles conçurent l’idée d’établir
une ferme expérimentale pour servir de régulateur à tous
les établissements agricoles qui viendraient se former. Une
société anonyme s’organisa à cet effet, et l’arrêté dont il est
ici question en approuva les statuts, et lui loua la ferme dite
Haouth-Hussan-Pacha, qui, depuis ce moment, a été con-
nue du public Européen sous le nom de Ferme-Modèle. La
location comprit les bâtiments, et 1000 hectares de terrain.
Elle fut faite au prix annuel d’un franc par hectare, et pour
9, 18 ou 27 ans, avec faculté de résiliation, mais en faveur
des preneurs seulement. Les actions de la Ferme-Modèle,
qui, comme on l’a dit plaisamment, n’est pas le modèle
des fermes, furent d’abord de 500 fr., mais elles n’ont fait
que baisser depuis. Plusieurs causes ont contribué à arrêter
le développement de l’établissement, et la plus agissante
est l’insalubrité de la position.
L’inauguration de la Ferme-Modèle se fit avec un
certain éclat. On y établit un poste pour protéger les tra-
vailleurs. Quel qu’ait été le peu de succès de cette entre-
prise, le général Clauzel n’en fut pas moins très louable
d’avoir favorisé, autant qu’il dépendait de lui, un établis-
sement dont le but était aussi évidemment utile.
La police attira aussi l’attention du général Clauzel
le grand nombre d’étrangers qui affluaient à Alger de tou-
tes parts rendait une surveillance active bien nécessaire ;
d’un autre côté, les soins de la police générale et politi-
que exigeaient des dispositions spéciales sur le droit de
port d’armes, et sur la vente des armes et de la poudre.
LIVRE IV. 135

Nous avons vu qu’aussitôt après la conquête, la


population d’Alger avait été désarmée sans difficulté ;
mais il ne pouvait en être de même des Arabes des cam-
pagnes. Ensuite, quand même leur désarmement eût été
possible, comment exiger qu’ils voyageassent sans ar-
mes lorsque, pour venir à nos marchés, ils étaient obli-
gés de suivre des routes que l’anarchie avait peuplées
de brigands. Cependant la prudence semblait demander
qu’on ne les laissât pas pénétrer armés dans nos lignes.
En conséquence, il leur fut désigné des postes où ils
devaient déposer leurs armes en arrivant sur le territoire
occupé par l’armée Française, et où ils les reprenaient
en partant. Le général Clauzel, ne trouvant pas cette
précaution suffisante, y ajouta, le 22 octobre, la peine de
mort contre tout Arabe qui pénétrerait armé en dedans
de la ligne de nos postes. Le même arrêté interdit, sous
la même peine, le transport de la poudre et du plomb,
au-delà des limites des camps. Toutes ces mesures fu-
rent prises à la suite d’un assassinat commis sur un offi-
cier du 35e régiment de ligne.
Un second arrêté, du 22 octobre, ordonna l’établisse-
ment à Alger de bureaux de débit de poudre et de plomb.
Les munitions ne devaient être délivrées aux acheteurs
que sur un permis du commandant de la place. Une com-
mission de trois membres fut instituée pour surveiller
ces bureaux, qui, du reste, n’existèrent que sur le papier,
ainsi que l’entrepôt, dont l’établissement fut ordonné par
un arrêté du 14 décembre Ce même arrêté prononçait des
peines sévères contre les débitants clandestins ; mais com-
me, pendant quatre ans, il n’a existé aucun débit légal et
136 PREMIÈRE PARTIE, LIVRE V.

constitué par l’autorité, malgré l’arrêté du 22 octobre,


et une foule d’autres, rendus depuis sur cette matière, et
qu’il est cependant évident que la population ne peut se
passer de poudre, le commerce interlope s’en est fait au
vu et au su de l’autorité, qui n’avait ni le pouvoir ni la
volonté de s’y opposer.
Le 14 novembre, un arrêté prescrivit des disposi-
tions tendant à restreindre le commerce des métaux pro-
pres à la confection des armes, mais elles furent abolies
par un arrêté du 28 décembre. Le 14 du même mois,
l’introduction des armes de guerre, soit étrangères, soit
françaises, fut interdite ; il fut réglé que celle des armes
de chasse et de luxe n’aurait lieu que sur un permis du
commandant de la place d’Alger.
Je me suis peut-être arrêté trop longtemps sur des
détails qui tous n’auront pas été d’un intérêt égal pour
le lecteur; mais je devais lui faire connaître l’ensemble
de l’administration civile de M. le général Clauzel, qui
mérite d’être étudiée.
LIVRE VI.
Relations avec les Arabes. — Expédition de Mé-
déah. — Digression sur la province de Titery. — Prise de
Belida. — Combat de Ténia. — Occupation de Médéah.
— Ben Omar est nommé Bey de Titery. — Combat et
sac de Bélida. — Réduction de l’armée. — Garde natio-
nale Algérienne. — Chasseurs Algériens. — Destitution
d’Hamdan. — Le colonel Mendiri, Aga. — Traités avec
Tunis au sujet de la province de Constantine et de celle
d’Oran. — Évacuation de Médéah. — Départ du géné-
ral Clauzel. — État de la colonie au départ du général
Clauzel.

Le général Clauzel, en même temps qu’il pourvoyait


aux besoins de l’administration civile, songeait à étendre
son autorité au dehors. De fortes reconnaissances, pous-
sées dans tous les sens, apprirent aux Arabes que nous
allions sortir de notre engourdissement ; aussi, ne tardè-
rent-ils pas à revenir à quelques sentiments de soumis-
sion. Quelques rapports de commandement, d’un côté,
et d’obéissance, de l’autre, s’établirent entre notre Agha
et les Kaïds. Mais Hamdan ne sut pas en profiter. La re-
traite de Bélida, où il s’était trouvé, lui avait inspiré une
si grande terreur des Arabes, qu’il n’osait point paraî-
tre dans la plaine sans être soutenu par nos troupes. Les
Kaïds des Outhans qui nous avoisinent étaient alors : à
Beni-Khalil, Mohammed-ben-Cherguy ; à Beni-Mouça,
Hamed-ben-Ouchefoun ; à Khachna, Mohammed-ben-
Amery ; au Sebt, Meçaoud-ben-Abdeloued.
138 PREMIÈRE PARTIE

La ville de Cherchel avait reconnu pour chef Mo-


hammed-ben-Aïssa-El-Barkani, Cheik de Beni-Mena-
cer, personnage appartenant à une noble et puissante fa-
mille, dans laquelle l’autorité de Cheik est héréditaire.
Tout le reste de la province était dans l’anarchie, à l’ex-
ception de la ville de Coléah, où les célèbres Marabouts de
la famille Moubareck avaient conservé une espèce d’ordre.
A l’ouest, Ben-Zamoun devenait chaque jour plus puissant.
Si le général Clauzel avait mieux connu le pays et
sa véritable situation, il aurait pu parvenir à des résultats
plus positifs que ceux qu’il obtint ; mais il n’avait que
des renseignements faux ou imparfaits ; ni lui, ni person-
ne ne songea à attacher à la cause française, les anciens
cavaliers de l’Agha et les zémouls, dont l’existence était
alors ignorée de tous ceux qui étaient à la tête des affai-
res, et peut-être de l’Agha Hamdan lui-même.
Cependant, Mustapha-Bou-Mezrag, Bey de Titery,
croyant qu’on ne pourrait jamais l’atteindre, bravait la
puissance française derrière ses montagnes. Le général en
chef résolut d’en finir avec cet homme, qui était un centre
de ralliement pour tous les mécontents. Un arrêté du 15
novembre prononça sa destitution, et, sur la proposition
du conseil municipal d’Alger, nomma à sa place Mus-
tapha-Ben-El-Hadji-Omar, parent d’Hamdan, et comme
lui Maure et négociant. Mais cette mesure avait besoin
d’être soutenue par les armes. En conséquence, un corps
d’armée, conduit par le général en chef en personne, se
dirigea le 17 novembre sur la province de Titery.
Cette province, située entre celle de Constantine et
celle d’Oran, et bornée, au nord, par celle d’Alger, s’étend
LIVRE VI. 139

au midi jusqu’au désert. La partie septentrionale, qui est


très montagneuse, n’a rien qui rappelle l’Afrique ; le froid
y est aussi vif que dans le midi de la France. C’est là qu’est
située Médéah, capitale de la province, petite ville de qua-
tre à cinq mille habitants. Les Indigènes assurent que la par-
tie méridionale est d’une beauté remarquable ; mais nous
ne la connaissons que par ouï-dire. La province de Titery
était divisée en 21 Outhans, dont sept entourent Médéah en
se déployant en éventail, du, centre à la circonférence ; les
autres s’étendent dans différentes directions, en s’appuyant
sur les premiers. Le plus puissant est celui de Diza, qui tou-
che à la province de Constantine : il a 24 cantons, et avait
ordinairement pour Kaïd un des fils du Bey de Titery.
Le gouvernement du Bey de Titery était un reflet
de celui de Dey, et ses moyens d’action sur les Arabes
étaient les mêmes. Il avait à sa disposition deux colonies
militaires qui présentaient un effectif de 1,200 cavaliers.
C’étaient les Habides et les Douers, qui avaient la même
origine et la même organisation que les Zémouls de la
province d’Alger. Ils habitaient, et habitent encore, les
environs de Bourakiah, espèce de fort ou de maison car-
rée située à une journée de marche au sud de Médéah.
On a beaucoup exagéré la pauvreté de la province
de Titery. Shaler lui-même, dans son estimable ouvra-
ge sur Alger, ne porte qu’à 4,000 dollars (20,640 fr.) les
revenus de cette contrée. Un état qui a été trouvé dans
les papiers du Bey, élève cependant à 45,891 boudjous
(85,357 fr. 26 c.) les contributions de Titery. Les tribus
du désert payent en outre au Bey près de 100,000 fr. pour
avoir le droit de commerce avec Médéah.
140 PREMIÈRE PARTIE

Le corps d’armée destiné à marcher sur cette provin-


ce était composé de trois brigades, commandées par les
maréchaux-de-camp Achard, Munck d’Uzer et Hurel. Ces
3 brigades étaient formées chacune de quatre bataillons
tirés de divers régiments : Ceux de la 1re brigade, avaient
été fournis par les 14e, 37e, 20e et 28e de ligne; ceux de la
2e, par les 6e, 23e, 15e et 29e de ligne ; ceux de la 3e, par
les 17e, 30e, 34e et 35e de ligne. Ces 3 brigades formèrent
une division sous le commandement du lieutenant-géné-
ral Boyer. Il y avait, de plus, une réserve composée d’un
bataillon du 21e de ligne, du bataillon de Zouaves et des
chasseurs d’Afrique, une batterie de campagne, une batte-
rie de montagne, et une compagnie du génie.
Cette petite armée, présentant un effectif de 7,000
combattants, bivouaqua à Bouffarick le 17 novembre.
Une pluie continuelle ayant empêché de faire la soupe
depuis le moment de l’arrivée jusqu’au matin, on ne re-
partit de ce point que vers le milieu de la journée du 18,
et l’on se dirigea sur Bélida. A une lieue en avant de cette
ville, l’armée rencontra une assez forte troupe de cava-
liers arabes dont les intentions paraissaient hostiles. Le
général en chef envoya vers eux un jeune renégat Italien,
nommé Joseph, appelé à jouer plus tard un rôle remarqua-
ble, et fit arrêter la colonne. Ce jeune homme revint bien-
tôt avec celui qui paraissait le chef de la troupe; c’était un
Arabe de bonne mine, au regard assuré, au maintien fier
et imposant. Le général en chef lui ayant fait connaître
son intention d’aller coucher ce jour-là même à Belida, il
lui répondit avec beaucoup de hauteur de n’en rien faire,
parce qu’il avait, lui, celle de s’y opposer. A cette réponse,
LIVRE VI. 141

le général ordonna au parlementaire de se retirer, et mit


sur-le-champ la colonne en marche.
Les Arabes commencèrent aussitôt un feu assez nourri
; la brigade Achard, qui était en tête, les poussa facilement
devant elle, et quelques obus eurent bientôt mis le désordre
dans leurs rangs. Vers la chute du jour, le général Achard
se présenta devant Bélida, dont les portes étaient fermées
; il se préparait à les abattre à coup de canon, lorsqu’elles
furent ouvertes par un officier et quelques voltigeurs qui
escaladèrent les murs. La ville était déserte, le plus grand
nombre des habitants ayant fui dans les montagnes.
Pendant que la brigade Achard marchait sur Bélida par
la route, la brigade Munck d’Uzer se jetait à droite pour y arri-
ver à travers champs, mais tout était fini lorsqu’elle y parvint.
Quelques Kbaïles continuèrent cependant à tirailler, des hau-
teurs où ils s’étaient réfugiés ; on envoya contre eux quelques
compagnies qui les en débusquèrent, et qui s’y établirent.
La brigade Achard forma son bivouac en avant de
Bélida, où l’on ne laissa que des postes; la 2e et la 3e
brigade bivouaquèrent en arrière, mais à peu de distan-
ce des portes. La brigade Hurel n’arriva que fort tard à
sa position, ainsi que les bagages et le bataillon du 21e
de ligne qui marchait à la queue pour les couvrir. Deux
marchands de la suite de l’armée, étant restés un peu en
arrière, eurent la tête tranchée par les Arabes.
Nous n’eûmes, dans la journée du 18, que 30 hom-
mes mis hors de combat.
L’armée s’arrêta à Bélida toute la journée du 19.
L’intention du général en chef étant d’y laisser une gar-
nison, pendant qu’il se porterait en avant, cette journée
142 PREMIÈRE PARTIE

fût employée aux préparatifs nécessaires à son établisse-


ment ; on répara aussi, à la hâte, les conduits d’eau que
l’ennemi avait brisés en plusieurs endroits. Le même
jour, les Arabes se présentèrent dans la plaine, devant le
front de la brigade Achard ; les Kbaïles vinrent tirailler
sur son flanc gauche, en restant sur les pentes du petit
Atlas, dont le pied touche la ville. Une charge de cava-
lerie dispersa les premiers sans qu’on pût en atteindre
un seul. Les seconds furent chassés dans la montagne,
par les bataillons du 20e et du 37e de ligne. L’ordre fut
donné de tout détruire, et de tout incendier dans cette
direction, où se trouvent les plus beaux jardins du pays.
En ville on fusillait, presque sous les yeux du général en
chef, tout ce qui était pris les armes à la main. Cette bou-
cherie, présidée par le grand prévôt, dura si longtemps ,
qu’à la fin, les soldats ne s’y prêtaient plus qu’avec une
répugnance visible. Le général Clauzel crut, sans doute,
intimider les Arabes par ces actes de rigueur qui n’étaient
cependant pas dans ses habitudes ; mais il se préparait de
sanglantes représailles.
Plusieurs habitants de Bélida, hommes, femmes et
enfants, s’étaient retirés dans une des premières gorges
de l’Atlas. On leur envoya un parlementaire pour leur
dire de regagner leurs demeures, et qu’on n’en voulait
qu’aux hommes mariés. La plupart se rendirent, pour
leur malheur, à cette invitation.
Le 21 l’armée se remit en marche, en longeant le
pied de l’Atlas. On laissa à Bélida le bataillon du 34e,
celui du 35e et 2 pièces de canon, sous le commandement
du colonel Rullière, officier très ferme et très capable.
LIVRE VI. 143

Vers le milieu de la journée, l’armée parvint à


l’entrée de la gorge, où le chemin de Médéah coupe la
montagne. Il y a à cet endroit une belle ferme appelée
Haouch-Chaouch-El-Mouzaïa. Un Marabout de Mou-
zaïa, nommé Sidi-Mohammed-Ben-Fekir, vint s’y pré-
senter au général en chef, avec cinq Cheiks des tribus
voisines, qui font partie de l’Outhan El-Sebt. Il déclara
que son intention était de vivre en bonne intelligence
avec les Français, et que les gens de Mouzaïa ne son-
geaient nullement à inquiéter notre marche ; il demanda,
en conséquence, que leurs personnes et leurs propriétés
fussent épargnées, ce qui fut accordé, comme on le pen-
se bien. Cependant quelques personnes trouvèrent que
le général en chef ne reçut pas cet homme d’une maniè-
re convenable en général, nous sommes trop disposés
à ne voir que de misérables sauvages dans ces Arabes,
qui tiennent entre leurs mains l’avenir du pays, et sans
le concours desquels nous ne pourrons jamais rien faire
en Afrique.
L’armée bivouaqua auprès de Haouch-Mouzaïa : la
brigade Achard alla s’établir à trois quarts de lieue en
avant, sur la route de Médéah. D’après les renseigne-
ments fournis par le Marabout, sur la difficulté des che-
mins(1), on se détermina à laisser à la ferme, sous la garde
du bataillon du 21e de ligne, les pièces de campagne et
toutes les voitures. L’artillerie de montagnes et les mulets
____________________
(1) Le général en chef avait auprès de lui un autre Marabout de
Miliana, nommé Hamed-Asguiguy-ben-Hamed-ben-Yousouf, qui de-
puis quelque temps s’était attaché à notre cause, et qui nous donna d’as-
sez bons renseignements sur le pays.
144 PREMIÈRE PARTIE

de bât durent suivre l’armée.


Une proclamation annonça aux troupes que, le len-
demain, elles franchiraient la première chaîne de l’At-
las. Les soldats se mirent aussitôt à discourir, autour
des feux de bivouac, sur l’entreprise dans laquelle ils
se trouvaient engagés. Les plus instruits, faisant un ap-
pel à leurs souvenirs classiques, racontaient les guer-
res des Romains, et faisaient connaître à leurs cama-
rades qu’aucune armée européenne n’avait paru dans
ces contrées depuis ce peuple, auquel on aime tant à se
comparer, parce qu’aucune nation n’a pu l’égaler dans
les entreprises qui demandent de la persévérance et de
la suite. Ces conversations de bivouac sont, en général,
très remarquables dans les armées françaises. C’est là
que se formulent en expressions vives et pittoresques
des pensées justes et profondes, qui ensuite ont cours
dans les rangs, et donnent au soldat de notre nation le
sentiment et l’intelligence des opérations auxquelles
on l’emploie. Une seule chose embarrassait un peu les
commentateurs de la proclamation du général Clauzel
: il y était question, comme dans celle du vainqueur
des Pyramides, d’un certain nombre de siècles qui con-
templait l’armée Française ; le chiffre variant selon les
copies, les uns l’appliquaient à l’Atlas lui-même, qui
certainement porte sur ses cimes bien des siècles écou-
lés ; d’autres pensaient qu’il s’agissait d’un antique
Tumulus, connu dans le pays sous le nom de Kouber-
El-Roumin (Tombeau de la Chrétienne), que l’on aper-
çoit de Mouzaïa, sur une colline au nord du pays des
Hadjoutes; enfin, quelques plaisants prétendierent que
LIVRE VI. 145

les siècles qui nous contemplaient n’étaient autres que


certains généraux que nous avait envoyés la Jeune-Fran-
ce de Juillet, et qui, arrivés au terme d’une carrière fort
honorable, sans doute, semblaient se survivre à eux-mê-
mes. Tout cela est peu important ; cette plaisanterie fait
penser que l’armée commençait à connaître et à juger
les hommes de l’Empire, quoiqu’à cette époque, ils fus-
sent encore entourés d’un certain prestige, que beaucoup
d’entre eux ont le malheur de faire disparaître chaque
fois qu’ils sont mis en évidence.
L’armée partit de Mouzaïa le 21 au point du jour.
L’Agha Hamdan, qui l’avait suivie jusque là, fut laissé
dans cette Ferme, pour observer les mouvements des
Arabes dans la plaine de Métidja ; mais, au lieu de faire
quelques courses dans les environs, afin de découvrir
leurs projets, il s’y tint prudemment enfermé, à l’abri de
tout danger. Je pense que c’est du séjour de cet Agha,
dans ce Haouch, que nous avons pris l’habitude de le dé-
signer sous le nom de Ferme de l’Agha, qui n’est point
celui qu’on lui donne dans le pays.
Ainsi que nous l’avait annoncé le Marabout, que le
général Clauzel garda près de lui, les gens de Mouzaïa
ne cherchèrent point à s’opposer à notre marche, ou du
moins, ceux d’entre eux qui voulaient guerroyer étaient
allés se joindre aux troupes du Bey de Titery, qui nous
attendait au col de Ténia. Nous gravîmes, sans beaucoup
de peine, les premières pentes de l’Atlas, et nous parvîn-
mes sur un plateau élevé, d’où les regards plongeaient
sur toute la plaine de la Métidja. La mer se laissait entre-
voir dans le lointain, et l’on découvrait, à l’ouest, le lac
146 PREMIÈRE PARTIE

Aoula à l’extrémité du territoire des Hadjoutes. L’armée


fit halte en cet endroit, et l’artillerie de montagne salua
le vénérable Atlas de 25 coups de canon.
La colonne s’étant remise en mouvement, marcha
encore quelque temps sans rencontrer l’ennemi ; mais,
à une heure, il se présenta devant la brigade Achard, qui
formait tête de colonne, et commença le feu. Quelques
compagnies du 14e et du 37e furent lancées en tirailleurs,
et l’eurent bientôt débusqué d’une position qu’il occu-
pait à gauche de la route. Il se retira, par les crêtes, sur
les hauteurs du col de Ténia.
L’armée continua à avancer, et se trouva bientôt en
face de ce col, qui est un passage étroit, ou plutôt une
coupure de quelques pieds dominée à droite et à gauche
par des mamelons coniques et élevés. On n’y parvient
que par un sentier raide et difficile, bordé, à droite, par
un profond précipice, et à gauche, par des hauteurs es-
carpées. En approchant du col, le chemin devient encore
plus dangereux ; il est taillé dans un sol schisteux et glis-
sant, et court en zigzag, à branches rapprochées, sur un
plan très incliné. Le Bey de Titery avait mis deux mau-
vaises pièces de canon en batterie à droite et à gauche
de la coupure, et ses troupes, dont il est assez difficile
d’évaluer le nombre, garnissaient toutes les hauteurs.
Cette formidable position ne pouvait être attaquée que
de front et par la gauche, le ravin de droite étant des plus diffi-
ciles. En conséquence, le général en chef ordonna au général
Achard de faire gravir à sa brigade les hauteurs de gauche,
pour gagner le col par les crêtes ; la brigade Munck d’Uzer,
qui marchait après elle, devait continuer à suivre la route.
LIVRE VI. 147

Le général Achard, pour exécuter à la lettre le mouvement,


aurait été obligé de laisser la route dégarnie, jusqu’au mo-
ment de l’arrivée, sur ce point, de la brigade Munck d’Uzer
; pour éviter cet inconvénient, il n’envoya que trois ba-
taillons sur la gauche, sous les ordres du colonel Marion,
et resta sur la route avec un bataillon du 37e.
Le colonel Marion, rencontra un terrain fortement
accidenté, qui lui fut disputé par les Kbaïles, de sorte
qu’il ne marcha que lentement. Le général d’Uzer, qui
serrait sur le bataillon du 37e, crut même devoir envoyer
le bataillon du 6e pour l’appuyer. Dans ce moment, les
tambours des bataillons de gauche ayant battu la charge
pour animer les soldats, qui avaient de la peine à gravir
les pentes escarpées qui s’offraient sans cesse à eux, le
général Achard crut qu’ils étaient arrivés sur les crêtes,
et qu’ils chargeaient l’ennemi à la baïonnette ; il se lança
alors en avant, avec le seul bataillon du 37e, dont une
compagnie, envoyée en tirailleurs au-delà du ravin de
droite, avait déjà beaucoup souffert ; elle était comman-
dée par le capitaine de la Fare, qui fut tué en combattant
vaillamment. Le bataillon du 37e, ayant à sa tête le général
Achard et le commandant Ducros, attaqua donc la posi-
tion de front, et le fit avec la plus grande vigueur; on peut
dire, qu’il se précipita tête baissée au-devant de la mort
; car, selon toutes les prévisions, la moitié de cette brave
troupe devait périr avant d’atteindre le but ; elle perdit,
en effet, beaucoup de monde, mais moins cependant que
l’on ne devait le croire. Quelques officiers s’étaient jetés
en avant pour indiquer la route. M. de Macmahon, aide-
de-camp du général Achard, arriva le premier au Col.
148 PREMIÈRE PARTIE

L’ennemi, épouvanté de la vigueur de cette attaque,


abandonna la position sans essayer d’une lutte corps à
corps. Les bataillons du colonel Marion arrivèrent dans
ce moment au Col, et saluèrent de leurs acclamations le
brave 37e de ligne.
Toute l’armée bivouaqua sur les hauteurs enlevées à
l’ennemi ; la brigade Achard se porta cependant un peu
plus loin, ainsi que la cavalerie. La brigade Hurel et les
bagages arrivèrent fort tard à la position ; ils avaient été
attaqués par quelques tirailleurs. Pendant que la brigade
Achard était aux prises avec les défenseurs du Col de Té-
nia. La cavalerie fournit une charge assez insignifiante sur
un terrain désavantageux. Notre petite armée eut, dans cet-
te journée glorieuse, 220 hommes mis hors de combat. Le
général Achard, en eut l’honneur parmi les officiers-géné-
raux, le brave Ducros, parmi les officiers supérieurs, et le
jeune Macmahon parmi les officiers subalternes. C’est du
Col de Ténia que le général Clauzel lança cette fameuse
proclamation dont le style, un peu océanique, a paru depuis
ridicule à bien des gens ; mais elle parut alors fort convena-
ble à des hommes que de grandes choses disposaient aux
grandes idées, ou, si l’on veut, aux grandes expressions.
Le 22 novembre, dans la matinée, quelques compa-
gnies allèrent incendier les habitations des gens de Sou-
mata qui avaient pris les armes contre nous ; le général
en chef décida que la brigade Munck d’Uzer resterait à
Ténia pour garder le passage, et le reste de l’armée prit
à onze heures la route de Médéah. Ténia est le point cul-
minant de l’Atlas dans cette direction ; de sorte qu’après
l’avoir franchi, il ne reste plus qu’à descendre. La route,
LIVRE VI. 149

en général, plus large que sur le versant septentrional, est


pavée en plusieurs endroits ; le pays, à droite et à gauche,
est couvert et très boisé. Arrivée au pied de la montagne,
la brigade Achard, chassa devant elle une troupe d’Ara-
bes avec qui elle échangea quelques coups de fusil. Le ba-
taillon du 20e de ligne se porta à gauche de la route, pour
repousser d’autres Arabes qui paraissaient vouloir faire
une attaque de flanc ; il y eut là un engagement assez vif,
dans lequel nous perdîmes quelques hommes. Cinq bles-
sés tombèrent entre les mains des ennemis, qui, en fuyant
sur les rochers, nous présentèrent leurs têtes sanglantes.
La brigade Achard, combattit jusqu’au-delà d’un
bois d’oliviers, après lequel le terrain est plus découvert.
Le général en chef ordonna à la cavalerie de charger : en
arrivant sur ce point, nos escadrons s’ébranlèrent ; mais
ils rencontrèrent bientôt un ravin qui les arrêta tout court
: les Arabes n’en continuèrent pas moins leur retraite, car
ils savaient, par expérience, que notre infanterie passe
partout.
Depuis le bois d’oliviers jusqu’à Médéah, le terrain
n’offre plus que quelques ondulations ; il est un peu in-
cliné sur la droite, et se rattache, dans cette direction, au
bassin de Chélif. De temps à autres, quelques cavaliers
Arabes s’arrêtaient pour lâcher leurs coups de fusils ;
mais le gros de leur troupe fuyait vers Médéah ; nous
vîmes plusieurs fois le marabout Ben-Felkir courir au-
devant d’eux, pour les engager à cesser le combat.
A une lieue du bois d’oliviers, un Arabe à pied, très
pauvrement vêtu, sortit subitement d’un pli de terrain où
il était caché, et se présenta à nous, en nous montrant
150 PREMIÈRE PARTIE

une lettre adressée au général en chef ; elle était des auto-


rités de Médéah, et contenait la soumission de la ville ;
elle avait été écrite la veille au soir, c’est-à-dire, aussitôt
que l’on avait eu à Médéah la nouvelle de la défaite du
Bey.
En approchant de cette ville, l’armée entendit avec
surprise une forte fusillade, accompagnée de quelques
coups de canon ; c’étaient les gens de Médéah qui, pour
nous donner une preuve de la sincérité de leur soumis-
sion, tiraient sur les troupes du Bey de Titery celui-ci
s’enfuyait, avec son monde, par la route de Bourakiah.
Médéah s’élève sur un plateau incliné du nord-est au sud-
ouest. Elle est entourée d’un mauvais mur qui, du reste,
est une défense suffisante contre des Arabes; auprès des
deux entrées principales, sont deux petits châteaux ar-
més de quelques pièces de canon de fabrique espagnole,
la ville est plus régulièrement bâtie qu’Alger, et les rues
en sont en général plus larges et moins tortueuses, Les
maisons ont des toitures en tuiles comme celle du midi
da la France. Le général en chef au-devant duquel les
autorités de Médéah s’étaient rendues, fit son entrée dans
cette ville à la chute du jour, un bataillon y fut établi. La
brigade Achard se porta en avant dans les environs de la
maison de campagne du Bey, et la brigade Hurel resta à
un quart de lieue en arrière. Cette brigade, eut le lende-
main 23, quelques coups de fusils à échanger contre un
gros d’Arabes qui cherchaient à se jeter sur ses commu-
nications avec la ville.
Le même jour Mustapha-Bou-Mezrag, ne sachant
plus où donner de la tête, et craignant de tomber entre les
LIVRE VI. 151

mains des Arabes du Sahara, aima mieux se remettre en-


tre les nôtres. Il se rendit prisonnier au général Clauzel,
qui le fit garder à vue, mais qui le traita néanmoins avec
assez de douceur ; tous les Turcs de sa suite, et ceux
que l’on trouva dans Médéah, furent traités de même. La
reddition de Mustapha-Bou-Mezrag parut avoir mis fin
aux hostilités. Ben-Omar nommé, ainsi que nous l’avons
dit, pour le remplacer, fut installé, et le général passa en
revue, à cette occasion, les habitants armés de Médéah
qui formaient une espèce de garde nationale. Il fut décidé
qu’on laisserait les Zouaves et deux bataillons français
à Médéah, dont le colonel Marion fut nommé comman-
dant. Le général Clauzel avait aussi formé le projet d’en-
voyer le général Munck d’Uzer à Miliana, et d’établir
le général Boyer et sa division à Bélida. Mais ce plan,
conçu dans la joie de la victoire, fut bientôt abandonné.
Il paraît qu’en partant d’Alger, on n’avait point pen-
sé aux frais que devaient entraîner l’établissement d’un
Bey et d’une garnison à Médéah, ou qu’on espérait y
trouver un trésor, car on s’était mis en route presque sans
argent. On fut obligé de puiser dans la bourse des offi-
ciers, et même d’emprunter une somme de 8 à 10,000 fr.
à Mustapha-Bou-Mezrag, qui n’en avait pas davantage.
Le 26, dans la matinée, le général en chef quitta Mé-
déah, pour retourner à Alger, avec les brigades Achard et
Hurel ; il ne s’arrêta que quelques heures à Ténia, et l’ar-
mée alla coucher à Mouzaïa. Nous ne trouvâmes sur tou-
te la route, que des démonstrations pacifiques de la part
des Kbaïles et des Arabes ; mais, dans ce moment même,
la ville de Bélida était le théâtre de sanglants événe-
152 PREMIÈRE PARTIE

ments. Lorsque l’armée en approcha, le 27, elle eut à


disperser quelques troupes ennemies qui paraissaient
vouloir s’y introduire, et renouveler un combat qui avait
eu lieu la veille.
Le 26 Ben-Zamoun, à la tête d’une nuée de Kbaïles,
était venu attaquer le colonel Rullière dans Bélida. Il y
pénétra par plusieurs points, et l’on se battit longtemps
de rue en rue. Il paraît même que la garnison, acculée
peu à peu sous les voûtes de la porte d’Alger, ne présen-
tait plus qu’une masse informe et découragée, lorsque
ce colonel fit sortir par cette porte, dont il était heureuse-
ment maître, deux compagnies d’élite qui tournèrent la
ville et y rentrèrent par celle de Médéah. Ces compagnies
tombant à l’improviste sur les derrières des assaillants,
ceux-ci crurent qu’ils avaient affaire au corps d’armée
de Médéah ; ils furent confirmés dans cette erreur, par le
Mezzuin de la Mosquée principale, qui leur cria du haut
d’un minaret, que c’était en effet le général en chef qui
arrivait. Aussitôt ils se dispersèrent et disparurent. Voilà
l’ensemble de la chose, mais les détails sont encore cou-
verts d’un nuage obscur et sanglant. Bélida, lorsque le gé-
néral en chef la traversa le 27 novembre, était encombrée
de cadavres, dont plusieurs étaient ceux de vieillards, de
femmes, d’enfants et de Juifs, gens tout à fait inoffen-
sifs. Très peu paraissaient avoir appartenu à des gens qui
eussent eu la volonté ou le pouvoir de se défendre. Après
un si grand carnage, on ne trouva point, ou presque point
d’armes sur les vaincus. Cette dernière circonstance fit
naître d’étranges soupçons dans l’âme du général Clauzel,
qui, dans son indignation, flétrit, le chef de la garnison,
LIVRE VI. 153

d’une épithète fâcheuse. L’horreur qu’il éprouva à la vue


des traces sanglantes du sac et du massacre de cette ville,
fut partagée par toute la partie de l’armée qui n’avait pas
pris part à ce déplorable événement ; mais la pitié pour
les vaincus fit bientôt place à un sentiment contraire,
lorsque l’on apprit le massacre de 50 canonniers, dirigés
imprudemment de la Ferme Mouzaïa sur Alger, pour al-
ler y chercher des munitions, d’après un ordre du général
en chef, venu de Médéah. Ces malheureux avaient tous
péri. On a su depuis qu’ils avaient été attaqués par les ca-
valiers du Merdjia et de l’Hamaïd, cantons de l’Outhan
de Beni-Khalil.
Ces preuves réciproques d’une fureur aveugle
remplirent de tristesse ceux qui croyaient à la possibi-
lité d’une fusion entre les deux peuples. Un spectacle
touchant vint un peu les consoler. Le général Clauzel,
qui avait abandonné le projet d’occuper Bélida, quitta
cette ville le 28 avec tout le corps d’armée. Les débris
de la population, craignant de tomber entre les mains
des Kbaïles, suivirent nos colonnes ; des vieillards, des
femmes, des enfants, haletants et souvent pieds nus, se
traînaient péniblement derrière nos bataillons : c’était un
spectacle déchirant. Nos soldats, touchés de compassion,
se mirent à leur prodiguer les soins les plus empressés ;
les officiers mettaient pied à terre pour donner leurs che-
vaux à ces malheureux, écrasés de fatigue. Le soir on bi-
vouaqua à Sidi-Haïd, qui est un lieu aride, et nos soldats
donnèrent le peu d’eau qui était dans leurs bidons à ces
mêmes enfants que peut-être leurs baïonnettes avaient
rendus orphelins.
154 PREMIÈRE PARTIE

Le 29 novembre l’armée rentra dans ses cantonne-


ments. Le général en chef, profondément affecté du mas-
sacre des canonniers, renonça, comme nous l’avons dit,
à occuper Bélida, qu’il regarda, sans doute, comme un
point entouré dune population trop hostile, pour qu’on
pût y aventurer une garnison. Celle de Médéah avait été
laissée presque sans vivres et sans munitions : comme
on comptait peu sur les ressources du pays, il fallut son-
ger à lui en envoyer ; en conséquence, le général Boyer
repartit d’Alger le 7 décembre avec 2 brigades et un fort
convoi ; il traversa l’Atlas et arriva à Médéah sans avoir
tiré un coup de fusil. Ce pendant si les Kbaïles avaient
voulu, ils auraient pu nous faire beaucoup de mal : car
dans la dernière journée de marche, le plus grand désor-
dre se mit dans une de nos brigades, qui erra à l’aven-
ture, pendant toute une nuit, entre l’Atlas et Médéah, par
un temps affreux.
La garnison de cette ville apprit avec une joie extrême
l’arrivée des secours que le général Boyer lui amenait. Ce-
pendant, elle avait déjà reçu quelques ballots de cartouches
qu’on lui avait fait parvenir par des Arabes. Elle avait eu,
pendant trois jours, des attaques assez vives à repousser ;
ce fut le 27 qu’elles commencèrent. L’ennemi se porta en
force à la ferme du Bey, où se trouvaient le bataillon du 28e
de ligne et les Zouaves, et commença le combat avec assez
de résolution. Il voulut aussi couper les communications
avec la ville, mais les habitants et le 20e de ligne firent une
sortie qui le chassa ces positions qu’il avait prises dans
cette direction. Ce mouvement fut appuyé par une sortie
faite par les troupes qui occupaient la ferme.
LIVRE VI. 155

Le lendemain 28, les Arabes recommencèrent la


même manœuvre ; elle ne leur réussit pas mieux que la
première fois ; le combat fut beaucoup plus acharné que
la veille autour de la ferme ; les Zouaves se conduisirent
vaillamment ; un de leurs capitaines fut tué. Les habi-
tants de Médéah se battirent, comme le jour précédent,
malgré les efforts de l’ennemi pour les attirer à lui.
Le 29, les attaques, toujours conduites de la même
manière, furent beaucoup moins vives. Le nombre des
assaillants avait beaucoup diminué. Le 30 au soir, l’en-
nemi avait entièrement disparu. Il laissa 500 morts sur
le champ de bataille. Les Arabes et les Kbaïles qui pri-
rent part à ces trois combats appartenaient aux Outhans
de Rhiga, Hassam, Ben-Alep, Beni-Hossan, Ouzara et
Aouara. Il y avait aussi des Habides, des Douers, des
Aribs, et des Beni-Soliman.
Telles furent les attaques contre Médéah pendant
notre occupation. Elles furent facilement repoussées,
et cependant on les cite souvent comme une preuve du
danger qu’il y a à envoyer des garnisons dans l’intérieur.
Après ces divers combats il restait si peu de munitions
de guerre au colonel Marion, qu’il se vit obligé d’en re-
fuser aux habitants qui avaient épuisé les leurs.
Cet officier supérieur dut céder le commandement
de Médéah au général Danlion, qui était venu avec le
général Boyer pour le remplacer. La garnison en fut aug-
mentée de deux bataillons, et le général Boyer, après être
resté trois jours à Médéah, reprit, avec ce qui lui restait
de troupes, la route d’Alger où il arriva sans accident
d’aucune espèce.
156 PREMIÈRE PARTIE

Cependant, d’après les ordres du gouvernement,


l’armée d’Afrique devait être réduite à 4 régiments. Il
était fortement question, à cette époque, d’une guerre
européenne, et chacun désirait quitter l’Afrique pour
aller s’exercer sur un plus brillant théâtre. Le général
Clauzel, qui, comme nous l’avons dit, avait déjà orga-
nisé les Zouaves pour obvier autant qu’il était en lui à
la première diminution de l’armée, ordonna cette fois la
création d’une garde nationale composée d’Européens
et d’indigènes ; mais cette mesure reçut à peine un com-
mencement d’exécution. Ce ne fut que sous le duc de
Rovigo que fut organisée la garde nationale algérienne,
réduite à des dimensions beaucoup plus étroites que cel-
les qu’avait conçues le général Clauzel. L’idée de faire
concourir les indigènes à la défense commune était heu-
reuse, et n’aurait pas dû être abandonnée.
Le général Clauzel avait aussi ordonné, la forma-
tion d’un corps de Zouaves à cheval ou de Spahis, dont
le commandement fut confié à M. Marey, capitaine d’ar-
tillerie, qu’un goût très prononcé pour le costume et pour
les mœurs de l’Orient semblait appeler à cet emploi ;
mais cette troupe n’avait encore, à cette époque, qu’une
existence purement nominale. La formation d’un autre
corps de cavalerie indigène, sous la dénomination de Ma-
melucks, fut résolue. Le jeune Joseph, dont nous avons
déjà parlé, fut chargé de l’organiser; il parvint à y attirer
beaucoup de jeunes Algériens appartenant à des familles
honorables ; mais les promesses qu’on leur fit n’ayant pas
toujours été remplies, ce corps n’eut guère plus de con-
sistance que celui de M. Marey. En général, M. Clauzel
LIVRE VI. 157

concevait très bien les choses ; il ne péchait que dans les


moyens d’exécution, dont il ne s’occupait pas assez.
Le général en chef ayant renoncé à l’occupation de
Bélida, voulut cependant que cette ville eût un gouver-
neur nommé par l’autorité française. Il éleva à ce poste
le marabout Ben-Yousouf, de Méliana; et lui donna, avec
le titre de Calife, non seulement le gouvernement de la
ville, mais encore celui des tribus des environs. Comme
ces tribus n’étaient pas désignées nominativement, et
que d’ailleurs, d’après les habitudes administratives du
pays, les habitants des campagnes sont peu disposés à
reconnaître l’autorité des gouverneurs des villes, il dut
en résulter, et il en résulta en effet des conflits assez fré-
quents entre le nouveau Calife et les Cheiks des tribus.
Les fugitifs de Bélida, voyant qu’une espèce d’autori-
té y était rétablie, avaient peu à peu regagné leurs demeures
; et dès le mois de janvier, cette ville se trouva à peu près
repeuplée : mais au mois de février, les habitants s’aperçu-
rent que leur Calife, qui se conduisait assez mal avec eux,
les compromettait, en outre, avec les tribus voisines, par
ses prétentions de commandement ; ils le chassèrent, et
écrivirent au général en chef pour en demander un autre.
M. Clausel, qui, dans ce moment, n’était pas en position
de rien entreprendre, ferma les yeux sur ce que la conduite
des gens de Bélida avait d’irrégulier, et il leur donna un
autre gouverneur qui fut Mohammed-ben-Cherguy.
La charge d’Agha avait été supprimée dans les pre-
miers jours de janvier. Après l’expédition de Médéah,
Hamdan, voulant faire cesser les sarcasmes que lui at-
tiraient de nombreuses preuves de faiblesse qu’il avait
158 PREMIÈRE PARTIE

données dans la campagne, demanda et obtint la per-


mission d’aller courir le pays avec ses cavaliers. Dans
cette excursion, il échangea, à ce qu’il assure, quelques
coups de fusil avec les bandes d’insurgés qui se mon-
traient dans la plaine, et il envoya de Bélida, au général
en chef, une tête, qu’il dit être celle d’un Arabe qui avait
pris une part active au massacre des 50 canonniers ; mais
je puis assurer que c’était celle du Mezzuin de Bélida qui
avait contribué, ainsi que nous l’avons vu plus haut, à la
défaite des Kbaïles, dans l’attaque de Ben-Zamoun. Cet
homme, en donnant le faux avis qui sauva peut-être la
garnison française, n’avait, sans doute, d’autre but que
d’éloigner de ses foyers le théâtre de la guerre ; mais,
cette action dut le signaler à l’opinion publique comme
ami des Français. Ce fut pour établir soi autorité aux dé-
pens de la nôtre qu’Hamdan le sacrifia. Il le fit avec tant
d’habileté que les Français crurent avoir la tête d’un de
leurs ennemis les plus acharnés. Ce ne fut point cet acte
de perfidie, longtemps ignoré, qui perdit l’Agha ; on lui
reprocha quelques concussions commises dans le cours
de son voyage, et qui, pour la plupart, se bornaient à des
réquisitions de vivres autorisées par l’usage ; mais com-
me le général en chef en était las, il saisit cette occasion
de s’en débarrasser. La place d’Agha fut supprimée le 7
janvier. Le général en chef, craignant qu’Hamdan ne se li-
vrât, après sa disgrâce, à quelques intrigues dangereuses,
le força de s’éloigner d’Alger, et de se rendre en France,
où il a passé, quelques années et où il s’est marié.
Le général Clauzel exila aussi Mohammed-Ben-Ana-
bi, Muphty Hanephy d’Alger, qui lui était signalé comme
LIVRE VI. 159

un homme à craindre, et qui s’était imprudemment vanté


d’exercer sur les Arabes une influence qu’il était peut-
être bien loin d’avoir. Il conçut aussi le projet d’envoyer
en France les fils des meilleurs familles maures, dans le
double but de leur procurer une éducation européenne, et
d’avoir des otages ; mais ayant rencontré une répugnan-
ce très marquée de la part des habitants, il y renonça. Les
membres de la municipalité maure, mirent encore cette
circonstance à profit pour extorquer de l’argent à plu-
sieurs familles, qu’ils promirent d’exempter d’une me-
sure qui ne reçut pas même un commencement d’exécu-
tion. Hamdan-ben-Otman-Khodja, qui a publié contre le
général Clauzel un libelle diffamatoire, est accusé, par la
rumeur publique, d’avoir arraché, de cette manière, une
somme considérable à la veuve du célèbre Yahia-Agha.
Cependant, le général Clauzel roulait depuis longtemps
dans sa tête un projet dont l’exécution devait nous permet-
tre de concentrer tous nos efforts et tous nos sacrifices sur
la province d’Alger, tout en établissant notre suzeraineté
sur les autres parties de la Régence. Il consistait à céder
à des princes de la famille régnante de Tunis, les deux
Beyliks de Constantine et d’Oran, moyennant une recon-
naissance de vasselage, et un tribut annuel garanti par le
Bey de Tunis. Des ambassadeurs de ce prince étaient à
Alger depuis quelque temps pour traiter cette affaire. Le
15 décembre, Hadj-Ahmed, Bey de Constantine, fut offi-
ciellement destitué de ses fonctions, et le lendemain, pa-
rut un arrêté qui nommait à sa place Sidi-Mustapha, frère
du Bey de Tunis. D’après une convention passée le 18 du
même mois, le nouveau Bey s’engagea, sous la caution
160 PREMIÈRE PARTIE

de son frère, à payer à la France un million de francs par an,


comme contribution de sa province, mais il n’était par dit
par quels moyens il se mettrait en possession de son gou-
vernement. Il paraît que ce devait être par ses seules forces,
car le général Clauzel envoya seulement à Tunis quelques
officiers français pour organiser à peu près à l’européenne
les troupes qui devaient marcher sur Constantine.
Une convention semblable fut passée dans les pre-
miers jours de février pour le Beylik d’Oran, qui fut
cédé à Sidi-Ahmed, autre prince de la maison de Tu-
nis, également pour une somme annuelle d’un million de
francs. Ce dernier pouvait au moins entrer sur-le-champ
en jouissance de sa capitale, car la ville d’Oran était en
notre pouvoir.
L’empereur de Maroc, Abderromann, ayant cher-
ché à s’emparer de Trémecen, le général en chef, dans la
crainte que toute la province ne tombât entre les mains
de ce voisin puissant, avait résolu d’y envoyer quelques
troupes à l’époque de la campagne de Médéah. Le géné-
ral Damrémont fut chargé de cette expédition. Il partit
d’Alger avec le 20e de ligne, le 11 décembre, et arriva
le 13 du même mois en rade d’Oran. Il fit occuper le 14,
le fort de Mers-el-Kbir, et quelques jours après, le fort
Saint-Grégoire. Il resta ensuite pendant un mois dans la
plus complète inaction. On lui avait envoyé d’Alger, un
bataillon du 17e de ligne ; mais, ne pensant pas que ce
renfort fut nécessaire, il le renvoya en France.
Quelques officiers ont eu de la peine à s’expliquer
pourquoi le général Damrémont ne fit pas occuper Oran
aussitôt après son arrivée ; ils n’ont pas réfléchi, sans doute,
LIVRE VI. 161

que rien n’était encore décidé à cette époque sur le sort de


cette ville; que le nouveau Bey n’était pas encore nom-
mé, et que probablement les instructions données par le
général en chef, prescrivaient d’agir avec prudence et
circonspection, afin de ne pas être forcé de préluder par
des actes de rigueur à l’installation du nouveau gouver-
nement qu’on destinait à la province. Ensuite, on n’avait
d’autre but, en paraissant dans ces parages avant que les
négociations avec Tunis fussent arrivées à leur terme,
que d’appuyer par la présence de nos troupes les somma-
tions faites à l’empereur de Maroc pour l’évacuation de
la province d’Oran. Voilà sans doute pourquoi le général
Damrémont n’occupa que le 4 janvier la ville d’Oran ;
il prit toutes les mesures propres à empêcher l’effusion
du sang ; cependant, entre le fort de Saint-Grégoire et
la ville, il rencontra quelques Arabes avec qui il eut un
engagement de peu d’importance.
Le vieux Bey d’Oran, débarrassé enfin d’une posi-
tion qui lui pesait depuis longtemps, s’embarqua, peu de
jours après l’occupation de la ville par les Français, sur
un navire qui le conduisit à Alger. Il y resta jusqu’au dé-
part du général Clauzel, après quoi il se retira à Alexan-
drie, et de là à la Mecque, où il est mort.
Peu de jours après l’arrivée d’Hassan-Bey à Alger,
on vit débarquer dans cette ville environ deux cents Tuni-
siens destinés à former la garde du nouveau Bey d’Oran,
qui ne fut officiellement nommé que le 4 février ; ils
étaient commandés par le Kalifa ou lieutenant de ce prin-
ce. Cet officier, après avoir terminé à Alger, les affaires
de son maître, se rembarqua avec sa petite troupe, et alla
162 PREMIÈRE PARTIE

prendre possession d’Oran. Le général Damrémont,


après avoir procédé à son installation, lui laissa le 21e de
ligne, commandé par le colonel Lefol, et quitta la pro-
vince où sa mission était terminée.
Pendant que ce général était à Oran, le colonel
d’état-major Auvray fut envoyé vers l’Empereur de Ma-
roc, pour sommer ce prince de respecter le territoire al-
gérien comme étant une dépendance de la France. M.
Auvray ne dépassa pas Tanger, où il fut retenu par le
gouverneur de la province; cependant la Cour de Maroc
promit d’évacuer la province d’Oran, et de ne plus se
mêler des affaires de la Régence, mais nous verrons plus
tard que cet engagement ne fut pas respecté.
Le lieutenant du nouveau Bey d’Oran ne trouva pas
cette ville dans un état aussi satisfaisant qu’il l’avait es-
péré. La plupart des habitants l’avaient abandonnée, et
les Arabes de la province étaient loin d’être soumis. Il
paraît que le général Clauzel avait dissimulé au Tuni-
sien le véritable état des choses, car celui-ci se plaignit
d’avoir été trompé. Il avait surtout compté sur des ma-
gasins bien pourvus, tandis que ceux qui lui furent livrés
étaient vides. Les rapports qu’il envoya à Tunis n’étaient
pas de nature à rendre le prince Ahmed très désireux de
faire connaissance avec sa province : aussi n’y parut-
il jamais. Cependant un peu de calme s’y rétablit peu
à peu. Quelques habitants d’Oran rentrèrent en ville, et
quelques tribus arabes firent leur soumission. Il est à pré-
sumer que si l’on avait pris les mesures convenables, on
serait parvenu à faire reconnaître partout l’autorité du nou-
veau Bey ; mais le gouvernement français ne paraissant
LIVRE VI. 163

pas disposé à ratifier les traités de M. Clauzel avec Tu-


nis, ce général ne s’occupa plus de cette affaire, qu’il
désespérait de pouvoir mener à bien. Cependant ces
traités forment la partie la moins attaquable de l’ad-
ministration du général Clauzel. Ils étaient même si
avantageux sous le rapport financier, qu’il était dou-
teux que les clauses pussent en être exactement ob-
servées dans les premières années ; mais quand même
la France aurait été obligée de faire des remises à ses
deux Beys, dans les premiers temps de leur administra-
tion, elle aurait encore gagné au marché tout ce qu’elle
a perdu pour ses établissements de Bône, d’Oran, de
Bougie, d’Arzew et de Mostaganem. Sous le rapport
politique, les arrangements pris par le général Clauzel
n’étaient pas moins sages. Ils nous permettaient d’opé-
rer directement sur le centre de la Régence avec tous
nos moyens d’action, d’y établir un foyer de puissance
et de civilisation, qui devait nécessairement réagir sur
les extrémités, qu’un état de vasselage allait disposer à
celui de sujétion, ou si l’on veut de fusion avec la race
conquérante.
La vanité blessée de M. Sébastiani fut la seule cause
de la non-ratification des traités. Il était alors Ministre des
affaires étrangères, et il trouva très mauvais que celle-ci
eut été conclue sans sa participation. Il ne le cacha pas au
général Clauzel, qui répondit avec raison qu’il ne s’agissait
dans tout cela que de deux nominations de Bey dans des
provinces acquises en droit à la France, ce qui n’était pas
du tout du ressort du Ministre des affaires étrangères, qu’il
avait accepté pour l’exécution des clauses financières la
164 PREMIÈRE PARTIE

caution du Bey de Tunis, mais qu’en cela encore il n’était


pas sorti de son rôle de général en chef de l’armée d’Afri-
que. Malgré l’évidence de ce raisonnement, le gouver-
nement n’en persista pas moins à regarder comme non-
avenus les traités Clauzel. Cependant comme ils étaient
d’une utilité palpable, il fut question pendant quelque
temps de les reprendre en sous-œuvre, mais on finit par
les abandonner tout à fait. C’est ainsi que la mesquine
vanité d’un vieillard susceptible, rompit un plan habi-
lement conçu, et qui eût produit d’heureux résultats s’il
eût été bien exécuté.
Pendant que les évènements dont nous venons de
rendre compte, se succédaient à Oran, le général Clauzel
se voyait forcé d’abandonner Médéah, par suite de la ré-
duction de l’armée d’Afrique. La garnison de cette ville
n’avait pu ou n’avait su s’y créer aucune ressource, et
il devenait impossible de la ravitailler. Ben-Omar était
un homme peu capable, et surtout peu entreprenant,
qui ne sut rien organiser. Le général Clauzel lui avait
prescrit de ne rien changer à l’administration existante,
et d’agir dans les premiers moments comme un vérita-
ble Bey turc ; mais il laissa tout dépérir, il ne songea
pas même à rallier à lui les Habides et les Douers, qui
auraient pu lui être d’un si grand secours, et que leur
habitude de soutenir le pouvoir devait rendre accessi-
bles à ses offres. Toute sa sollicitude administrative se
réduisait à exercer dans l’intérieur de la ville quelques
actes de basse juridiction, et à percevoir des amen-
des. Le général Danlion était hors d’état de le guider;
c’était un homme très capable de maintenir la discipline
LIVRE VI. 165

parmi ses troupes, et de prendre quelques vulgaires me-


sures de conservation, mais il ne fallait rien lui deman-
der de plus. Il est véritablement bien pénible d’avoir
presque toujours à blâmer; mais comment justifier un
homme qui n’a pas même su établir un moulin dont il
avait besoin, et qui se vit obligé de diminuer la ration de
ses soldats, dans une province riche en céréales, et dans
une ville dont les habitants étaient aussi bien disposés
pour notre cause que l’étaient à cette époque les gens de
Médéah(1) ?
Comme le général Danlion n’était pas sûr de pou-
voir traverser l’Atlas avec sa brigade, le général Clauzel
envoya au-devant de lui, jusqu’au col de Ténia, la briga-
de Achard, qui le ramena à Alger, où il rentra le 4 janvier.
Ben-Omar, qui sentait son impuissance, avait d’abord
voulu quitter Médéah avec lui ; mais les habitants de
cette ville, craignant de tomber dans l’anarchie, firent
tant par leurs instances qu’ils le retinrent parmi eux. Un
homme plus habile que Ben-Omar aurait su mettre à
profit des dispositions aussi favorables, pour asseoir son
autorité sur des bases solides ; loin de là, nous le verrons
bientôt obligé de renoncer au poste élevé qui lui avait été
donné par le général Clauzel, et où il avait de si belles
____________________
(1) Le fait suivant donnera une idée assez exacte du général Dan-
lion. Une tribu arabe, après avoir reçu un Cheik de la main de Ben-Omar,
le chassa ignominieusement et se mit en état de rébellion contre le Bey.
Le général Danlion partit de Médéah avec une partie de son monde pour
aller châtier cette tribu ; mais s’étant aperçu qu’elle demeurait un peu
loin, et qu’il serait fatigant d’aller jusqu’à elle, il se mit à brûler les ca-
banes et à enlever les troupeaux d’une tribu voisine, pensant que l’effet
serait le même.
166 PREMIÈRE PARTIE

chances de réussite.
Par suite de l’évacuation de Médéah, les affaires de
la province d’Alger se trouvèrent ramenées à peu près
au même point où le général Clauzel les avait prises;
nous avions des postes avancés à la Ferme-Modèle et à
la Maison-Carrée, au lieu d’être resserrés entre la Vigie
et Mustapha-Pacha. Mais c’était toute l’amélioration ob-
tenue ; au-delà de ces avant-postes, notre autorité était
tout aussi méconnue que dans le temps de M. de Bour-
mont. Quelques hommes d’ordre et de paix se ralliaient
seuls à nos Kaïds, par ces habitudes de soumission au
pouvoir si naturelles aux gens paisibles ; mais comme
ces mêmes hommes ne sont malheureusement pas les
plus énergiques, l’autorité n’avait en eux qu’un bien fai-
ble appui. Les masses se livraient avec délice à la joie in-
sensée d’être délivrées de tout frein, même de celui des
lois conservatrices de toute société ; mais bientôt leurs
propres excès retombèrent sur elles-mêmes, et par une
juste et rationnelle réaction, elles éprouvèrent à leur tour
le besoin d’être gouvernées. Peu de personnes ont voulu
observer cette marche des idées parmi les Arabes: elle
devait cependant rendre bien plus facile la tâche de ceux
qui ont exercé le pouvoir à Alger.
Au moment où M. le général Clauzel avait le moins
d’action sur les Arabes, il fit paraître un arrêté qui sup-
primait tous les droits que les Beys et les Kaïds avaient
coutume de percevoir pour leur compte dans certaines
circonstances, et qui leur allouait en échange un traite-
ment annuel. Cet arrêté, qui est du 18 février, conservait
cependant ceux de ces droits qui, par
LIVRE VI. 167

leur périodicité pouvaient être considérés comme des im-


pôts, mais il réglait qu’ils seraient perçus pour le compte du
gouvernement. Il fut pris aussi quelques mesures, par l’ins-
pecteur des finances pour la perception des contributions ;
on décida qu’elle aurait lieu par douzième et par mois ; il
est inutile de dire que toutes ces dispositions n’ont jamais
existé que sur le papier, où elles figuraient comme témoi-
gnages trompeurs d’une autorité que nous n’avions pas.
Ce fut à peu près à la même époque que le général
Clauzel rétablit la charge d’Agha dans la personne de M.
Mendiri, chef d’escadron de gendarmerie et grand pré-
vôt de l’armée. On attacha à son service douze cavaliers
indigènes, sous le nom de guides. Le grand prévôt Men-
diri était un personnage tout à fait insignifiant, qui ne fut
jamais Agha que de nom.
Pendant que tout ceci se passait à Alger, le gouverne-
ment de France s’occupait de trouver un successeur à M.
Clauzel, à qui il reprochait des manières d’agir trop in-
dépendantes, c’est-à-dire, trop de dispositions à secouer
le joug humiliant des bureaux. On fit choix du général
Berthezène, qui avait commandé une division pendant la
campagne. Ce nouveau général ne devait avoir que le ti-
tre modeste de commandant de la division d’occupation
d’Afrique. Il arriva à Alger le 20 février, et le général
Clauzel en partit le lendemain, après avoir annoncé par
la voie de l’ordre du jour, que l’armée d’Afrique cessait
d’exister sous cette dénomination, et qu’elle devait pren-
dre celle de division d’occupation.
M. le général Clauzel, quels que soient les torts
qu’on lui ait reprochés, laissa beaucoup de regrets en
168 PREMIÈRE PARTIE

Afrique. Il désirait le bien du pays et croyait en son ave-


nir. L’armée, qu’il commença par calomnier, mais à qui
il rendit justice ensuite, trouva en lui un zélé défenseur.
Il prit l’initiative des récompenses qu’elle avait méritées,
et lorsque le ministre de la guerre voulut attaquer la vali-
dité de ses nominations, il soutint avec une noble ferme-
té les droits acquis par un des plus beaux faits d’armes
de l’époque. La population européenne qui commençait
à s’agglomérer à Alger, eut en M. Clausel un homme
qui comprit en grande partie ses besoins, et qui évita de
l’humilier en pure perte, comme on l’a fait trop souvent
depuis.
Cette population s’élevait, au moment du départ du
général Clauzel, à 3,000 individus de tout sexe et de tou-
tes nations, qui, poussés par le besoin d’augmenter leur
bien-être, ou d’échapper à de fâcheux souvenirs, s’étaient
rués sur l’Afrique. Mais est-ce avec des hommes à po-
sition toute faite que l’on peut espérer de peupler une
colonie ? Parmi ces individus, beaucoup se livraient au
commerce, très peu à l’agriculture ; la Ferme-Modèle
et deux ou trois cultures particulières étaient alors à peu
près le seul établissement agricole français. En revanche,
il s’élevait de toutes parts des maisons de commerce et
des magasins ; on trouvait à Alger, dès le mois de janvier
1831, à satisfaire à peu près tous les besoins de la vie
européenne. Mais il n’y avait pas encore de création, car
commercer n’est pas produire.
LIVRE VII.
Arrivée du général Berthezène. — Marche générale
de son administration. — M. Bondurand intendant en
chef du corps d’occupation et de la Régence. — Aperçu
des actes de l’administration militaire. — Établissement
du droit d’enregistrement. — Acquisitions des Euro-
péens à Alger. — Essais de culture. — Analyse de divers
actes administratifs.

Le général Berthezène, que le ministère donnait


pour successeur au général Clauzel, avait, comme nous
l’avons vu, commandé une division dans l’armée d’Afri-
que pendant la campagne de 1830. Du reste, rien ne le
recommandait au choix du gouvernement, si ce n’est la
conviction de trouver en lui plus de soumission que dans
le vainqueur de l’Atlas.
Le corps d’occupation dont le général venait pren-
dre le commandement, était formé du reste de l’armée
d’Afrique, dont plusieurs régiments avaient successive-
ment été renvoyés en France, et des corps de nouvelle
création. Il comprenait le 15e, 20e, 21e, 28e et 30e de
ligne, les Zouaves, les chasseurs algériens et 2 escadrons
du 12e de chasseurs, plus un certain nombre de batteries
d’artillerie et de compagnies du génie. Il y avait en outre
une masse assez informe de volontaires parisiens qui
s’accroissait chaque jour. Elle se composait d’hommes
dont plusieurs avaient pris une part active à la révolution
de juillet, et dont le nouveau gouvernement s’était hâté
170 PREMIÈRE PARTIE

hâté de se débarrasser en les envoyant en Afrique, aussitôt


qu’il n’en avait plus eu besoin. On travaillait alors à les
organiser plus régulièrement, et ils formèrent plus tard le
67e de ligne. La plupart n’étaient liés au service par aucun
engagement légal, et s’étaient laissé conduire à Alger,
trompés par les promesses de ceux qui avaient intérêt à les
éloigner de Paris. On s’est plu à dire beaucoup de mal de
ces hommes, qui cependant, dans toute circonstance, se
sont conduits avec bravoure, et dont plusieurs ont rendu
de vrais services au pays comme ouvriers d’art. En géné-
ral les officiers étaient ce qu’il y avait de pire dans cette
foule. Presque tous avaient usurpé ce titre, ou du moins
pris des grades plus élevés que ceux qu’ils avaient réelle-
ment ; mais on fit bientôt les épurations convenables.
Toutes ces troupes étaient divisées en 3 brigades
commandées par les maréchaux de camp Buchet, Feu-
chère et Brossard. Le général Danlion commandait la
place d’Alger. Le général Berthezène avait pour chef
d’état-major le colonel Leroy-Duverger. M. Bondurand
avait été nommé intendant du corps d’occupation et de
la Régence en remplacement de M. Vollant, qui était ren-
tré en France.
Dès son début à Alger, le général Berthezène se
montra homme d’intérieur et de calculs personnels. Il
parut ne voir dans cette haute position qu’une occasion
de faire des économies sur son traitement fort considé-
rable; il était du reste incapable de l’augmenter par de
coupables moyens. Cette étroitesse de pensée et de sen-
timents, très commune chez nos hommes de pouvoir,
est ce qui les déconsidère le plus aux yeux de la nation.
LIVRE VII. 171

Elle pardonnerait plutôt l’improbité unie à un peu de


grandeur qu’une honnête petitesse.
M. Bondurand, le nouvel intendant, et, par son im-
portance administrative, le second fonctionnaire du corps
d’occupation et de la Régence, était un personnage re-
commandable à bien des égards, puisque, peu fortuné,
dans une position à avoir besoin de faire des économies,
il vivait cependant d’une manière convenable ; mais ce
n’était pas un homme d’une haute capacité. L’adminis-
tration militaire, qu’il a longtemps dirigée avec un cer-
tain ordre matériel, n’a jamais donné en Afrique que de
tristes preuves de son impuissance. En revanche, elle
présente un personnel très nombreux. Cinq sous-inten-
dants ou adjoints à Alger seulement, ont constamment
été sous les ordres de M. Bondurand, et parmi eux se
sont trouvés des hommes d’un vrai mérite de spécialité.
Cependant elle n’a presque rien su créer dans le pays, et
n’y a vécu qu’au jour le jour, preuve évidente d’une ab-
sence totale d’impulsion de la part de son chef.
L’armée a toujours reçu, et reçoit encore, les vivres
de campagne, c’est-à-dire le pain, la viande, les légumes,
le sel et le vin. C’est en France que se passent les mar-
chés pour toutes ces denrées, excepté pour la viande, et
quelquefois pour les grains. L’administration de l’armée
d’Afrique n’y est donc pour rien. Elle reçoit seulement les
envois et en constate la quantité. Mais l’armée à souvent
eu à se plaindre de la facilité de ces réceptions ; des den-
rées évidemment avariées et quelquefois malsaines, ont
été mises en distributions sans qu’il y eût urgence, c’est-à-
dire impossibilité de faire autrement. La correspondance
172 PREMIÈRE PARTIE

de l’état-major constate qu’à diverses époques, surtout


à celles du renouvellement des généraux, des réclama-
tions, je pourrai même dire des reproches très graves,
ont été adressés à l’intendance à cet égard. Les soldats,
accoutumés à juger trop légèrement peut-être ceux qui
sont chargés de les nourrir, ont pu d’après cela accuser
certains membres de l’administration d’une complaisan-
ce intéressée envers les fournisseurs.
Les marchés pour la viande se passent sur les lieux.
Le mode de cette fourniture a souvent varié. Tantôt elle
s’est faite par entreprise, et tantôt par régie. Depuis long-
temps ce sont les comptables eux-mêmes qui fournissent,
moyennant un abonnement réglé sur les mercuriales, et
dont toutes les clauses sont à leur avantage : c’est ici que
se décèle toute l’incurie de l’intendance ; ayant à pourvoir
aux besoins d’une consommation considérable et fixe, elle
devrait avoir un troupeau calculé sur ces besoins, troupeau
qui ne coûterait rien à nourrir, car le domaine possède de
vastes pâturages à peu de distance d’Alger, sur les bords
de l’Arcath et du Hamise ; on aurait pu même trouver des
terrains vagues à très peu de frais, beaucoup plus près en-
core de la ville. Ce troupeau, bien conduit, se multiplierait
de lui-même, et fournirait à l’armée de la bonne viande,
moins coûteuse que la mauvaise qu’on lui distribue depuis
quatre ans. Au lieu de cela, chaque comptable a auprès de
lui quelques bêtes étiques qu’il ne nourrit pas, et qu’il
fait abattre quelques heures avant le moment où elles de-
vraient mourir d’inanition. L’œil est attristé à la vue de ces
squelettes ambulants qui se traînent autour des demeu-
res de nos comptables, et que l’on destine à la nourriture
LIVRE VII. 173

de nos soldats. Un général a avoué en les voyant que


l’existence de ces ombres de troupeaux administratifs
suffirait, en bonne règle, pour motiver la destitution d’un
intendant. Mais ce n’est encore rien : nos boucheries mi-
litaires sont si mal approvisionnées, même de mauvaise
viande, par les moyens employés par l’administration,
qu’à la moindre baisse dans les arrivages des Arabes, on
est obligé de diminuer la ration, et qu’il est même arrivé
quelquefois que la viande à complètement manqué.
Les comptables, qui ont un intérêt personnel à ache-
ter bon marché, ne se pourvoient que de mauvaises bê-
tes quelquefois malades, ou de bêtes volées, qu’ils ont
par cela même à bon compte ; de sorte que notre ad-
ministration militaire, non contente de mal nourrir nos
soldats, donne des primes d’encouragement pour le vol
aux Arabes eux-mêmes. Le chef du bureau arabe, pour
avoir soutenu avec chaleur les droits de propriétaires
indigènes et européens, qui avaient reconnu du bétail à
eux appartenant dans le troupeau d’un comptable, s’est
vu accusé l’été dernier par l’administration de nuire à
l’approvisionnement de l’armée, parce qu’il voulait que
ce bétail fût rendu. Voilà donc une administration qui
avoue que le recèlement est mis par elle au nombre des
moyens employés pour nourrir l’armée dans un pays où
nous avons en prétention d’introduire la civilisation, et
de faire cesser le brigandage.
Dans tout cela, l’administration militaire n’est pas
seule coupable. Les généraux en chef auraient dû sans
doute s’occuper eux-mêmes des besoins de l’armée et
des moyens de les satisfaire ; il est même évident que,
174 PREMIÈRE PARTIE

sans leur participation, l’établissement d’un troupeau gé-


néral, d’un véritable troupeau avec croît et produit, comme
en avait le gouvernement du Dey, était impossible ; mais
enfin il était du devoir de l’intendant en chef de prendre
l’initiative de la proposition, et je répugne à croire que les
secours militaires eussent manqué à un établissement uti-
le. Mais loin de là, l’administration paraît ne s’être jamais
donné la peine d’étudier les ressources du pays, et même
elle n’a pas su tirer parti de celles que l’autorité militaire
lui a mises entre les mains; j’en citerai par exemple les
foins fauchés sous le général Voirol, dans les vastes prai-
ries du Hamise. Nous verrons dans le volume suivant que
cette opération ne fut pas aussi avantageuse qu’elle aurait
dû l’être, et cela par la faute de l’administration militaire.
En somme, cette administration, dont le chef a été pendant
quelque temps à la tête de l’administration civile, n’a su ni
produire une botte de foin, ni faire naître un veau. Ajoutez
à cela qu’elle a toujours été embarrassée pour les moyens
de transport dans tous les mouvements de troupe ; qu’elle
n’a jamais su organiser les moindres convois auxiliaires
dans un pays où la plus pauvre famille a une mule ou un
chameau, et qu’enfin elle est une des principales causes
de cet état de pétrification qui cloue l’armée sur le massif
d’Alger depuis cinq ans.
Parmi les actes de M. Bondurand, il en est un qui
mérite-les plus grands éloges, c’est l’établissement d’un
hôpital d’instruction à Alger. Les cours en sont faits
par des officiers de santé de l’armée, parmi lesquels se
trouvent des hommes d’un profond savoir. Je citerai,
entre autres, le savant opérateur Baudeus, qui, quoique
LIVRE VII. 175

fort jeune, s’est déjà acquis une réputation européenne. Ce


célèbre chirurgien, passionné pour les entreprises utiles,
comme tous les hommes dont le mérite sort des bornes
communes, a puissamment contribué à l’établissement
de l’hôpital d’instruction. M. Bondurand, qui en faisait
le plus grand cas, entra parfaitement, dans ses vues, et
aplanit toutes les difficultés avec une hauteur de vue et
une persévérance que l’on aurait aimé à lui voir déployer
dans toutes les autres branches de l’administration ; car,
je le répète, M. Bondurand était un de ces hommes que
l’on désirerait pouvoir louer en tout.
M. le général Berthezène était hors d’état de donner
à l’administration militaire l’impulsion qu’elle ne pouvait
recevoir de son chef direct. Il en fut de même de l’état ci-
vil, et ici la mollesse du général en chef, résultat naturel
de son indifférence pour tout ce qui ne se rapportait pas
exclusivement à lui, était augmentée de ce qu’une ex-
trême méfiance de lui-même avait mis dans son âme de
circonspection et d’incertitude. Quoique l’ouvrage qu’il
a publié récemment, sans avoir rien de bien remarquable,
ait néanmoins fait découvrir en lui plus de connaissances
qu’on ne lui en supposait, il était peu en état de traiter
des questions administratives d’un ordre élevé. Il devait
donc être facilement réduit au silence par ceux que leur
position avait familiarisés avec la phraséologie adminis-
trative, et prendre enfin l’habitude de leur céder sans dis-
cussion, mais non sans rancune ; car l’homme élevé en
dignité pardonne difficilement à ceux qui le mettent trop
souvent dans la dure nécessité de s’avouer son impuissan-
ce intellectuelle. Je touche ici une matière délicate dans
176 PREMIÈRE PARTIE

ma position ; mais enfin je me suis consacré à la vérité.


Il est deux écueils auxquels nos généraux échappe-
ront difficilement. Quels que soient l’éclat de leurs vies
passées et le mérite de leurs services, bien peu d’entre
eux ont la généralité de connaissances, et l’amour du tra-
vail nécessaires pour donner à la machine administrative
une impulsion ferme et en même temps régulière. Ou
ils ne tiendront aucun compte des observations ni des
avis de leurs chefs de service, et alors ils agiront avec
ignorance et brutalité ; ou ils les laisseront opérer sans
contrôle, chacun dans la sphère de sa spécialité, et alors
il y aura défaut d’ensemble, et tiraillement dans les ac-
tes administratifs. Chaque chef de service ne voit et ne
doit voir que sa spécialité. Les considérations prises en
dehors du cercle dans lequel il se meut, n’en sont pas
pour lui ; de sorte que s’il n’existe pas au sommet de
la hiérarchie administrative un homme capable de tenir
dans ses mains tous les fils sans les confondre, il n’y a
ni direction, ni but commun. L’administration des finan-
ces ne prend à tâche que d’augmenter les recettes, sans
considérer si des mesures trop fiscales ne nuisent pas à
la prospérité du pays. Celle des travaux publics ne voit
que les constructions qui peuvent flatter l’amour-propre
de ses membres sous le rapport de l’art, et ne s’enquiert
pas si des constructions moins coûteuses et plus faciles
ne conviendraient pas mieux à l’actualité ; et ainsi du
reste.
Ce que nous venons de dire de nos généraux peut
s’appliquer, par analogie, à beaucoup d’hommes politi-
ques de l’ordre civil, car nous n’avons guère en France
LIVRE VII. 177

France que des spécialités. Les hommes à connaissances


générales sont extrêmement rares. Cependant il est évi-
dent qu’on aurait plus de chances de trouver dans la classe
civile un bon gouverneur d’Alger que chez les militaires,
puisque ici le choix ne peut porter que sur les quatre-
vingts individualités de maréchaux et de lieutenants-gé-
néraux, dont les uns sont usés par l’âge, et dont les autres
appartiennent à une génération à laquelle les bienfaits de
la haute instruction ont complètement manqué.
Je prie le lecteur d’être persuadé que je ne cherche
aucune allusion offensante pour qui que ce soit. J’avoue-
rai même volontiers qu’il existe quelques exceptions à
la règle générale, mais avouons aussi que dans un siècle
de crises comme le nôtre, où chaque période de quinze
ans amène des idées et des besoins nouveaux, les hom-
mes d’une époque devraient disparaître avec elle, et ne
pas attendre que le public leur apprenne d’une manière
désobligeante qu’ils sont restés trop longtemps sur le
théâtre. La patrie, reconnaissante pour quelques anciens
services, les inscrirait sans trop d’examen sur les fastes
de sa gloire, tandis qu’en s’obstinant à rester en scène,
ils s’exposent à ce qu’après avoir reconnu ce qu’ils sont
dans le moment, on ne vienne à examiner avec trop de
curiosité ce qu’ils ont été autrefois.
M. Berthezène était arrivé avec des préventions plus
ou moins fondées contre la plupart des fonctionnaires
qu’avait employés son prédécesseur. C’est ce que nous
avons vu en Afrique à chaque changement de général en
chef. Le dernier venu s’est toujours imaginé que les fautes
qui lui avaient été signalées, ou qu’il avait découvertes
178 PREMIÈRE PARTIE

couvertes lui-même, tenaient exclusivement au person-


nel administratif, et qu’en changeant quelques employés,
tout serait dit. Cependant, si un fonctionnaire s’égare,
il vaut mieux le remettre dans la, bonne voie, que de
le remplacer par un homme nouveau, qui, dans un pays
d’étude et d’essai comme celui-ci, aura son éducation de
localité à faire ; ce qui n’est pas peu de chose; il est vrai
que pour mettre un homme sur la voie, il faudrait savoir
soi-même où l’on veut aller.
Parmi ceux à qui le général Berthezène en voulait le
plus, était M. Fougeroux, inspecteur des finances, avec
lequel il eut d’assez vives altercations. Ce fonctionnaire
était un personnage trop pénétré de son importance, et
qui mit plusieurs fois à l’épreuve la patience du général
en chef. Celui-ci obtint son rappel. M. Williaume le rem-
plaça comme inspecteur des, finances et comme membre
du comité du gouvernement, qui prit le 1er juin la qua-
lification de commission administrative; M. le sous-in-
tendant militaire de Guirroie en était le secrétaire depuis
quelques mois. Il avait remplacé M. Caze.
M. Girardin, directeur du domaine, étant rentré en
France par congé, M. le contrôleur Bernadot prit le ser-
vice par intérim.
M. Rolland de Bussy quitta les fonctions de com-
missaire général de police. Elles furent données au
grand prévôt Mandiri, déjà Agha des Arabes, et dont les
débiles épaules se trouvèrent ainsi chargées d’un triple
fardeau.
Tous ces arrangements terminés, chaque chef de ser-
vice se mit à faire de l’administration pour son compte,
LIVRE VII. 179

sans trop s’embarrasser de l’ensemble. Les projets d’ar-


rêtés étaient soumis pour la forme au général en chef, et
la machine allait comme elle pouvait.
Cependant comme il faut bien avoir au moins une
idée à soi quand on est censé gouverneur, ne serait-ce
que pour l’acquit de sa conscience, M. le général Ber-
thezène avait celle de se rendre agréable aux Indigènes
; projet très louable, sans doute, mais qui ne fut pas tou-
jours appliqué avec beaucoup de discernement. Les ef-
fets de sa bienveillance pour la population musulmane,
se concentrèrent sur quelques Maures intrigants tels que
Bouderbah et sa coterie. Cet homme adroit et insinuant
se fit adjuger, à lui ou aux siens, la ferme du marché au
blé (la Racheba), celle de presque tous les autres mar-
chés où se perçoivent des droits, et tous les Fonduks
(Caravansérails). Il commença alors à jouer un rôle im-
portant parmi les Musulmans, qui jusqu’alors l’avaient
méprisé, comme un homme sans moralité, dont le nom
avait plus d’une fois retenti devant les tribunaux. Il
paraîtrait que ce fut à cette époque que les notabilités
maures d’Alger se mirent à rêver une restauration mu-
sulmane faite à leur profit. Il y a même lieu de croire
que des communications semi-officielles, venues de
très haut, leur firent penser que la chose était possible,
et que la France elle-même, fatiguée de sa conquête, y
donnerait les mains.
Le 24 mai, M. le général Berthezène décréta qu’une
première indemnité équivalente à 6 mois de loyer, serait
payée aux propriétaires dépossédés pour cause d’utilité
publique. C’est tout ce qu’ont reçu jusqu’ici les malheu-
180 PREMIÈRE PARTIE

reux Indigènes dépouillés par l’administration françai-


se. Depuis cette époque, la masse de ces infortunés s’est
prodigieusement accrue, et les indemnités qui leur sont
dues s’élèvent au moins dans ce moment à 120,000 fr. de
rente. On conçoit tout ce qu’une pareille somme enlevée
annuellement à quelques centaines de familles, peu aisées
pour la plupart, a dû y laisser en échange de misère et de
désespoir. Cependant personne n’a voulu pénétrer dans
le secret de tant de douleurs. De pauvres enfants tendent
la main , au coin des rues, aux humiliants secours de
l’aumône ; de malheureuses filles, destinées naguère à
la chasteté d’un nœud conjugal, sont livrées par la faim
à la prostitution, et personne ne s’enquiert de la cause
de ces misères. Point de larmes pour le malheur obscur
qui n’a pas de quoi payer des articles de journal, et qui
ne peut venir dans un salon faire entendre ses plaintes
entre une contredanse, et un écarté. Les commissaires
que le gouvernement nous envoya en 1833, pour exa-
miner la situation du pays, se sont aperçus cependant
qu’il y avait des injustices à réparer. L’un d’eux a nom-
mé à la tribune nationale une victime de notre adminis-
tration ; mais quelle était cette victime ? Un Européen
qui, après avoir acheté pour 800 fr. de rente une vaste
ferme dans les environs d’Alger, s’est vu dépouiller de
ses bâtiments que l’on fut forcé de lui prendre pour lo-
ger une partie de notre cavalerie, mais dont on lui paye
2,000 fr. de loyer. Voilà l’horrible infortune qui émut la
philanthropie de l’orateur dont nous venons de parler.
Cependant, en allant dans les bals et dans les soirées, où
il puisait ses observations, cet orateur pouvait voir à la
LIVRE VII. 181

porte des hôtels où il entrait des douzaines d’enfants à


qui notre civilisation n’a encore donné , en échange de
la boutique ou de l’atelier de leurs pères, que la sellette
du décrotteur.
C’est au gouvernement lui-même, à la France, re-
présentée par ses Chambres, que doit s’adresser le re-
proche de dureté et de mauvaise foi envers les indigènes
dépossédés. Nous avons vu que le général Clauzel avait
décrété que les immeubles du domaine serviraient de
gage à leurs créances ; mais quelques commis du Minis-
tre de la guerre, qui avaient étudié l’art de gouverner Al-
ger dans les Institutes administratives de M. de Gérente
et dans le Bulletin des lois, trouvèrent que cette manière
de procéder sortait des règles communes, ce qui était
vrai, et qu’il n’y avait aucun rapport entre les propriétés
du domaine et les créances sur l’État , ce qui, dans l’es-
pèce, était faux. Car voici la question réduite à sa plus
simple expression : le gouvernement français s’impatro-
nise à Alger, mais il ne connaît encore que vaguement
ce qui lui appartient comme propriétaire ; or, dans cet
état de choses, des motifs plus ou moins fondés d’utilité
publique exigent la démolition d’une maison : cette mai-
son se trouve appartenir au domaine; c’est bien, voilà
une maison de moins pour le domaine, et il n’en n’est
plus question. Un peu plus loin existe une seconde mai-
son dont la démolition est également rendue nécessaire,
mais celle-ci appartient à un particulier qui réclame, et
vous dit : Peu loin de ma maison, dans telle rue, le Beylik
en possède une de même valeur que la mienne, donnez-
là moi, et je vous tiens quitte.M. Clauzel prévint cette
182 PREMIÈRE PARTIE

demande, et y répondit d’avance par l’arrêté du 26 oc-


tobre, dont le ministre de la guerre a arrêté l’exécution.
Si c’eût été pour arriver au paiement de l’indemnité, par
des moyens qui sortissent moins des habitudes adminis-
tratives, rien de mieux ; mais comme cette mesure n’a
eu d’autre résultat que la ruine des propriétaires dépos-
sédés, il est évident, pour tout homme qui a médité autre
chose que les Institutes administratives, que les commis
du ministre de la guerre auraient dû, dans une question
exceptionnelle et toute nouvelle quant aux détails, faire
fléchir les règles matérielles de l’administration devant
les lois immuables de la justice et de l’honneur; et si je
ne parle ici que des commis, qu’on ne se méprenne pas
sur mes intentions, ce n’est pas que je craigne d’arriver
jusqu’au ministre, mais c’est que je suis en effet con-
vaincu que la question d’Alger leur est abandonnée. Il
est possible que celui qui, parmi ces messieurs, est plus
particulièrement chargé de nos affaires, soit un homme
supérieur, ce dont j’ai cependant eu, dans ma position,
quelques raisons de douter ; mais s’il en est ainsi, qu’on
nous l’envoie pour gouverneur, et peut-être, en voyant
les choses de plus près, parviendra-t-il à ne laisser aucun
doute sur la rectitude de son jugement, même dans l’es-
prit de ceux qui par devoir ont été obligés de lire ses élu-
cubrations hebdomadaires sur Alger.
Le ministre de la guerre a donc, par l’organe de ses
employés, assumé sur sa tête la responsabilité des in-
justices commises envers les propriétaires dépossédés.
Si on eût laissé agir les généraux en chef, les indemni-
tés auraient été payées. Jusqu’à l’arrivé de M. Pichon,
LIVRE VII. 183

le budget des dépenses civiles fut réglé par eux sur les re-
cettes locales, et il est indubitable que l’indemnité aurait
continué à y figurer. Lorsque le ministre voulut faire ren-
trer Alger dans le droit commun financier, il aurait dû ne
pas avoir deux poids et deux mesures, et ne pas laisser
les indigènes dans l’exception, lorsqu’elle leur était dé-
savantageuse, en même temps qu’il les en faisait sortir en
ce qu’elle avait de profitable pour eux. C’est cependant
ce qui a eu lieu ; car, si, d’un côté, la législation financière
ne permettait pas, en s’appliquant à la rigueur, de laisser
subsister les dispositions de l’arrêté du 26 octobre 1830,
de l’autre, notre loi fondamentale défend de dépouiller un
propriétaire sans une juste et préalable indemnité. Mal-
gré cette violation des lois de l’équité et de la logique, il
ne faut pas croire que l’on soit dans les bureaux ennemi
systématique des Maures. Bien au contraire, par une inex-
plicable contradiction, les mêmes hommes qui ont causé
la ruine de tant de familles musulmanes, accueillent avec
empressement tous les intrigants qui leur arrivent d’Al-
ger. Ils les comblent de faveurs, de décorations et de pen-
sions ; heureux quand ils ne s’en servent pas pour créer
des embarras à l’administration locale !
La question de l’indemnité touche de près à celle
du séquestre, nous avons dit que M. le général Clauzel
avait ordonné la réunion au domaine de tous les biens
des Turcs déportés. Cette confiscation fut convertie en
séquestre par un arrêté du 10 juin 1831, rendu d’après
une décision ministérielle du 27 mai. Ce séquestre pèse
encore sur les biens des Turcs, et l’on ne voit pas trop
quel en sera le terme. Je ne sais si le gouvernement attend
184 PREMIÈRE PARTIE

que la propriété de tous ces biens ait passé entre les mains
des Européens, ou s’il est embarrassé de les rendre, parce
que lui-même en occupe plusieurs qui sont nécessaires à
divers services publics.
Les dispositions de l’arrêté du 10 juin ayant été
souvent appliquées, soit par erreur, soit par une fausse
interprétation, à des Turcs non déportés, il y a eu quel-
ques levées de séquestre partielles. Elles étaient d’abord
prononcées par la commission administrative ; mais le
ministre se les est ensuite réservées. Ainsi, des Turcs de
la garnison de Mostaganem qui étaient à notre service,
n’ont pu rentrer dans leurs biens qu’en vertu d’une dé-
cision ministérielle, quoique le séquestre qui les avait
atteints, fut évidemment le résultat d’une erreur non sus-
ceptible de supporter la discussion. Cette obligation de
recourir à Paris pour des choses aussi simples, diminue
aux yeux des indigènes l’importance de celui qui com-
mande à Alger, ce qui est un très grand mal; le pouvoir a
besoin d’y être fort, et d’y jouir d’une indépendance au
moins apparente(1).
Cependant les Européens que l’espérance avait con-
duits en Afrique y faisaient chaque jour des acquisitions.
Le 21 juin, un arrêté soumit à l’obligation de l’enregis-
trement tous les actes translatifs de propriété et de jouis-
sance. Le 21 juillet suivant, le droit d’enregistrement
fut fixé à 2 % pour les actes d’aliénationt définitive ou
____________________
(1) J’ai réuni une collection de faits qui pourraient faire connaî-
tre pourquoi on veut que ce soit à Paris que se règlent les questions de
séquestre et d’indemnité ; mais il n’entre pas dans mes convenances
personnelles de les publier en ce moment.
LIVRE VII. 185

de cession de jouissance pour cinquante ans et au-des-


sus. Il fut réduit d’un centième par chaque année pour
les cessions de jouissance de moins de cinquante ans.
Il y a des choses fort curieuses à dire sur les acqui-
sitions des Européens en Afrique, et cette matière mérite
que nous nous y arrêtions quelques instants.
Plusieurs familles musulmanes chez lesquelles les
préjugés religieux étaient fortement enracinés, ne vou-
lant pas vivre sous la domination chrétienne, prirent le
parti, dans les premiers mois qui suivirent la conquête,
de s’éloigner d’Alger, et d’aller s’établir, soit dans le le-
vant, soit dans les villes de l’intérieur de la Régence. El-
les cherchèrent, avant de partir, à réaliser leurs fortunes ;
mais les Musulmans qui restaient à Alger n’étaient pas
dans des circonstances à faire des achats d’immeubles,
et les Européens qui étaient venus s’y établir avaient
plus de désirs que de moyens de devenir propriétaires.
La plupart ne pouvaient disposer que de faibles capitaux
; et ensuite, quand même ils en auraient eu de plus con-
sidérables, l’avenir du pays n’était pas assez assuré pour
que des acquisitions pussent se faire par les moyens or-
dinaires, c’est-à-dire par l’échange d’un immeuble con-
tre une somme quelconque d’écus ; car nous pouvions,
d’un moment à l’autre, évacuer Alger, et les nouveaux
acquéreurs se seraient vus forcés d’abandonner leurs im-
meubles, sans la moindre lueur d’espérance de rentrer
dans leurs capitaux. Cependant, comme, d’un côté, il y
a désir d’acheter, et de l’autre, besoin de vendre, on finit
par s’entendre; les aliénations furent faites au moyen de
rentes perpétuelles. Ce mode de transaction garantissait
186 PREMIÈRE PARTIE

à l’acheteur, qu’en cas d’évacuation il ne perdrait jamais


que quelques annuités, et laissait entrevoir au vendeur la
possibilité de rentrer dans sa propriété.
Les rentes furent en général calculées au plus bas,
relativement à la valeur que nous sommes habitués à
donner aux propriétés foncières, de sorte que les Euro-
péens furent éblouis de la facilité avec laquelle on pou-
vait devenir propriétaire à Alger.
Une fois que cette manière assez commode d’acqué-
rir fut établie, ce fut à qui deviendrait propriétaire. On
avait commencé par acheter aux émigrants, mais bientôt
on acheta de toutes mains. L’occupation militaire s’éten-
dait sur un grand nombre de maisons dans l’intérieur de
la ville et à l’extérieur. Les dévastations et les maraudes
de nos soldats, tristes fruits d’une discipline extrêmement
relâchée, rendaient presque impossible l’exploitation
des propriétés rurales de la banlieue d’Alger. Les Indi-
gènes, voyant donc qu’ils ne pouvaient tirer aucun profit
de leurs propriétés ; soit rurales, soit urbaines, se mirent
à les vendre aux Européens à des conditions qui se res-
sentaient du discrédit dans lequel elles étaient tombées ;
les Européens les achetèrent, parce qu’elles étaient à vil
prix, et qu’ils espéraient qu’une fois dans leurs mains ils
parviendraient à les faire respecter. Mais il en fut pres-
que toujours autrement : à l’exception de quelques som-
mités coloniales qui obtinrent des indemnités pour le
mal qu’on leur avait fait, et des garanties pour l’avenir,
précisément parce qu’elles étaient plus en position que
d’autres de supporter des pertes, à l’exception, dis-je,
de ces sommités, les propriétaires européens ne furent
LIVRE VII. 187

pas mieux traités que les Indigènes. On peut même dire


que la dévastation et la maraude s’attachèrent plus par-
ticulièrement à leurs possessions ; car, comme il était de
notoriété qu’ils avaient fait valoir ces éventualités de per-
tes, pour acheter à bon compte et profiter des malheurs
des Indigènes, les soldats semblaient prendre à tâche
de tourner la chance contre eux. Les chefs eux-mêmes
mirent plus de négligence à faire respecter la propriété,
lorsqu’ils surent que les pertes ne devaient plus tomber
que sur des hommes qui les avaient fait rentrer en ligne
de compte dans leurs transactions avec les naturels. Les
militaires disaient ouvertement qu’ils ne prétendaient
pas avoir conquis le pays pour enrichir des spéculateurs.
Ceux-ci, tout fiers de leur nouvelle qualité de proprié-
taires, poussaient souvent leurs prétentions jusqu’à l’in-
justice, et auraient voulu chasser l’armée de toutes les
maisons qu’elle occupait. De là, des récriminations pas-
sionnées de part et d’autres, et les épithètes injurieuses
de banqueroutiers et de Vandales qu’échangeaient deux
classes d’hommes destinés à concourir au même but.
Mais tout ce qu’il y a de particulier dans tout cela,
c’est que plus d’un militaire se mit dans la catégorie de
ce qu’on appelait les banqueroutiers, et plus d’un spécu-
lateur dans celle de Vandales. Plusieurs officiers achetè-
rent des maisons et des terres, et ne déployèrent pas dans
leurs transactions plus de scrupules que les spéculateurs
de profession, et un grand nombre de ceux-ci se mirent à
dévaster leurs propres possessions, coupant les arbres, en-
levant les boiseries, les marbres et les ferrements des mai-
sons, enfin tout ce qui était enlevable ; après avoir réalisé
188 PREMIÈRE PARTIE

de cette manière quelques milliers de francs, ils se lais-


saient exproprier par leurs vendeurs maures pour faute
de paiement de la rente qu’ils avaient consentie.
A ces moyens peu délicats d’acquérir de l’argent
et des immeubles, quelques Européens en ajoutèrent
d’autres tout à fait criminels. Des manœuvres frauduleu-
ses eurent lieu, pour faire croire à des propriétaires indi-
gènes qu’ils allaient être expropriés par l’administration,
et qu’ils n’avaient d’autres moyens de ne pas tout perdre
que de se hâter de vendre à quelque prix que ce fût.
Les Indigènes, à qui nous donnions l’exemple de la
déloyauté dans les transactions, ne tardèrent pas à nous
imiter; lorsque toutes les propriétés du Fhos eurent été à
peu près vendues, les achats firent irruption dans la plaine.
On commença d’abord par traiter avec des Maures, pro-
priétaires de fermes dans la Métidja, puis les Arabes se
mirent aussi à vendre leurs terres, trouvant qu’il était très
avantageux de se faire payer une rente d’un immeuble
dont rien n’empêchait l’ancien propriétaire de continuer
à jouir paisiblement ; car toutes ces acquisitions étaient
bien au-delà de nos lignes, et les Européens ne pouvaient
pour le moment songer à en prendre possession; mais
on travaillait pour l’avenir, et dans l’espérance de voir
arriver le jour où l’on cesserait de n’être propriétaire que
de nom. Une fois parvenu sur ce terrain, les ventes ne
furent souvent plus que des fictions où la cupide crédu-
lité de l’acheteur était la dupe de la friponnerie du ven-
deur. Les Européens étaient tellement possédés du désir
d’acquérir une parcelle du sol africain qu’ils achetaient
tout ce qu’on venait leur offrir, non seulement sans voir
LIVRE VII. 189

l’immeuble, ce qui, du reste, était presque toujours im-


possible, mais en outre sur des titres faux ou altérés, et
souvent sur un simple certificat de notoriété établi d’après
la déclaration de sept témoins inconnus eux-mêmes.
C’est de cette manière que les mêmes propriétés ont
été vendues en même temps à diverses personnes, que
les Européens ont tellement été trompés sur les conte-
nances, que si celles portées dans leurs contrats de vente
étaient exactes, ils se trouveraient avoir déjà acheté dix
fois la superficie de la Métidja, et qu’enfin on a même
acheté des terrains qui n’ont jamais existé. Les Arabes se
sont fait un jeu de tromper la cupidité des Européens, et
il faut avouer que ceux-ci s’y sont prêtés avec une si stu-
pide crédulité, qu’on est tenté de pardonner aux premiers
une conduite qui ressemble autant à la mystification qu’à
la friponnerie. Car enfin on voit à Alger des hommes qui
s’imaginent avoir acheté pour deux ou trois cents francs
de rente, deux ou trois mille arpents d’excellente terre
bien complantée et bien arrosée, voir même des villa-
ges entiers peuplés de plusieurs centaines d’habitants.
Je fus un jour presque alarmé pour la santé morale d’un
colon avec lequel je suis lié depuis longtemps, et qui
vint me dire qu’il avait acheté dans la matinée le vil-
lage de G*** qui est le plus beau, le plus riche et le plus
peuplé de la plaine. Quelques jours après, mon service
m’ayant conduit dans ce village, je demandai si en ef-
fet le territoire de G*** n’avait qu’un seul maître dont
les habitants étaient les fermiers ou locataires ; mais je
trouvai que chacun était bien convaincu d’être proprié-
taire incommutable de sa maison, de son jardin et de son
190 PREMIÈRE PARTIE

champ, et que personne ne se doutait qu’un Européen


l’eût acheté comme un serf de Moscovie.
Un autre colon assurait, ou plutôt était persuadé,
avoir acheté un terrain de 150 zouandja (la zouandja vaut
25 arpents), en devenant propriétaire de la 10e partie de
la ferme de Haouch-Toute ; mais un calcul de deux mi-
nutes lui prouva qu’à son compte, cette ferme, qui est
perdue dans l’immensité de la Métidja, devait en occu-
per à elle seule la 10e partie.
Au reste, malgré de nombreuses déceptions, il est
incontestable que beaucoup d’Européens possèdent vé-
ritablement dans la Métidja de belles et immenses terres,
achetées de bonne foi et vendues de même. Ces acquisi-
tions, fictives ou réelles, ont même dépassé la plaine, et
se sont étendues jusqu’au delà des montagnes. Quelles
sont les conséquences de cet accaparement de la pro-
priété foncière ? c’est ce que nous allons examiner.
La plupart de ceux qui achètent n’ont ni les moyens
ni la volonté d’exploiter. Ils espèrent toujours qu’une
nombreuse population européenne se formera en Afri-
que, et qu’alors ils réaliseront de gros bénéfices, en re-
vendant leurs propriétés. Mais ils sont eux-mêmes un
obstacle à l’accomplissement de ce rêve de leur ambi-
tion; car comme ce sont les travailleurs, c’est-à-dire les
véritables éléments coloniaux qui devraient leur payer ce
tribut, c’est sur ces derniers que serait pris le bénéfice, ce
qui doit nécessairement les éloigner. En effet, un grand
nombre de propriétés ont déjà été revendues plusieurs
fois, et à chaque revente le prix de la cession a augmen-
té, parce qu’on s’est toujours cru de plus en plus près de
LIVRE VII. 191

l’époque où l’exploitation européenne sera possible, de


sorte que maintenant la production se trouvera grevée de
tous les bénéfices successifs de la spéculation mercan-
tile, ce qui évidemment doit la rendre plus difficile, en la
rendant plus onéreuse à ceux qui s’y livreront. Cette ten-
dance à faire payer par le travail une prime à l’oisiveté,
a quelque chose qui blesse profondément mes croyances
politiques et religieuses, cependant je n’en fais pas un
reproche aux particuliers, car elle est le résultat de notre
organisation sociale.
Quelques spéculateurs plus éclairés que les autres, et
qui voient que des prétentions trop élevées éloigneraient
les travailleurs, ont le projet, lorsque ceux-ci se présen-
teront, de les établir sur leurs terres moyennant certaines
redevances annuelles. Certainement c’est le moins qu’ils
puissent exiger ; et cependant, qu’on y réfléchisse bien, si
ce système prévaut, voilà la féodalité établie en Afrique.
C’est une chose digne de remarque, que de voir ainsi la
vieille société européenne tendre à se constituer à Alger
sur des bases qu’elle paraissait avoir brisées elle-même.
On peut donc presque dire, d’après ce que nous ve-
nons de voir, que le plus grand obstacle à la colonisation
se trouve dans les colons eux-mêmes, qui ont acheté pour
spéculer et non pour produire. Mais il est juste d’ajouter
que si, dans le principe, le gouvernement leur eût accor-
dé une protection plus efficace, ils auraient demandé à la
production des bénéfices qu’ils furent réduits à chercher
dans le brocantage. Je ne vois de remède possible aux con-
séquences funestes, pour l’avenir de la colonie, de l’ac-
caparement de la propriété, qu’une mesure législative qui
192 PREMIÈRE PARTIE

oblige les grands propriétaires de céder au prix de la


première vente aux familles laborieuses qui voudraient
s’établir dans le pays, les terres dont elles auraient be-
soin, et qui fixe en même temps le maximum de ce que
chacun pourra posséder. Il est évident que ce n’est qu’en
offrant ces avantages et ces garanties aux producteurs
qu’on les attirera à Alger; car ils n’y viendront certaine-
ment pas pour être les vassaux des accapareurs de terre.
Ceux-ci pourront bien attirer quelques familles de cul-
tivateurs équivoques, qui prendront la charrue comme
un pis aller; mais pour de véritables agriculteurs, hom-
mes d’ordre, de travail et de persévérance, on ne les aura
qu’en les rendant propriétaires.
Ces observations ne doivent blesser personne. En y
réfléchissant bien, les acquéreurs de terre en reconnaî-
tront eux-mêmes la justesse. La plupart appartiennent par
leur modeste origine à des familles qui n’ont dû qu’à la
révolution de 89 leur complète émancipation, et ils com-
prendront combien serait ridicule chez eux la prétention
de devenir seigneurs terriers, exploitants de prolétaires,
prétention déjà si odieuse par elle-même. Au reste, leur
propre intérêt le veut ainsi, car en agissant autrement, ils
détermineraient leur ruine, en même temps que celle de
la colonie(1).
Il est d’autant plus à espérer que les accapareurs de
____________________
(1) Plusieurs Européens d’Alger comprennent très bien la ques-
tion ; j’en connais même un qui, quoique propriétaire de plusieurs fer-
mes, voudrait que le gouvernement mît le séquestre sur toutes les pro-
priétés européennes de la plaine, et les distribuât ensuite par lots à ceux
qui se présenteraient avec les moyens et la volonté de les cultiver.
LIVRE VII. 193

terre sentiront les inconvénients de leur système, que ce


n’est que forcément, ainsi que nous l’avons laissé en-
trevoir plus haut, qu’ils ont donné dans le principe cette
funeste direction à leurs entreprises. Dans l’origine on
acheta pour exploiter, et dès le printemps de 1831 quel-
ques fermes furent mises en valeur. Le docteur Chevrau,
excellent homme, dont la perte encore récente à laissé de
vifs regrets à Alger, MM. Faugeroux frères, MM. Roche
et Colombon, se livraient à des essais de culture, que le
succès paraissait devoir couronner. Ces derniers avaient
même établi des travailleurs européens dans une ferme
acquise par eux à Beni-Mouça, à une lieue et demie de
la Ferme-Modèle. Ces exemples étaient imités dans les
environs d’Alger ; mais lorsque l’on vit qu’en dehors
de nos lignes, la guerre, sans cesse excitée par la fausse
politique de nos gouvernants, venait détruire ce que le
travail tendait à créer ; et qu’à l’intérieur, les produits
agricoles étaient souvent la proie de ceux qui devaient
les défendre, les exploitations languirent, et on se livra,
en attendant des temps meilleurs, au brocantage des ter-
res, exemple fatal, bientôt suivi par une foule de gens
qui en firent un métier, sans avoir jamais eu la moindre
velléité de culture.
Le gouvernement, cause première de cette déviation
de l’activité coloniale, ne fit rien pour en arrêter les con-
séquences. Il établit un droit d’enregistrement, et s’ap-
plaudit sans doute d’avoir ainsi augmenté ses recettes
de quelques milliers de francs. Cependant les achats des
Européens avaient, et ont encore, pour notre politique, des
inconvénients pour le moins aussi graves que ceux que
194 PREMIÈRE PARTIE

je viens de signaler pour la colonisation. Les Arabes qui


nous vendent des propriétés éloignées(1) le font presque
toujours avec l’espérance, assez ouvertement avouée,
que nous ne viendrons jamais les occuper, et qu’ils con-
tinueront à en jouir. De sorte que chaque achat d’im-
meubles fait par les Européens, sur les points où nous
n’avons point encore d’établissement, crée à l’occupa-
tion future une famille d’ennemis de plus. En outre, une
foule d’immeubles ont été achetés à Bélida, et l’adminis-
tration doit s’attendre que si nous occupons jamais cette
ville, elle viendra se heurter à chaque pas contre les pré-
tentions des Européens, bien autrement exagérées que
celles des Indigènes. Cependant l’occupation de Bélida
est indispensable, si nous voulons faire quelque chose
du pays ; et voilà que ce sont des Européens qui ren-
dent l’établissement plus difficile qu’il ne le serait sans
eux ; car il est de notoriété que beaucoup n’ont acheté
qu’avec l’arrière-pensée de rançonner l’administration
si elle venait à avoir besoin de leurs immeubles pour les
services publics. Le gouvernement n’a pas voulu le voir,
quoique le fait lui ait été signalé. Il aurait été à désirer
que tout achat d’immeubles eût été interdit aux Euro-
péens au-delà delà des points occupés par nos lignes ;
mais le gouvernement, par son imprévoyance, s’est tou-
jours plu à accroître ses propres embarras. Les fautes
de l’administration et celles des particuliers, réagissant
ainsi les unes sur les autres, nous ont mis dans une po-
____________________
(1) On a acheté à Béni-Djead, à Béni-Khalissa, à Béni-Ménad,
même à Béni-Menasser qui est à 25 lieues d’Alger
LIVRE VII. 195

sition où tout progrès sera impossible si on n’y met or-


dre.
Si l’administration du général Berthezène fut peu
éclairée, en revanche elle fut très écrivassière ; 115 ar-
rêtés furent signés par M. Berthezène, dont 45 formant
législation ; 50 sur des objets transitoires, et 20 portant
nomination à des emplois.
Dans ce nombre les dispositions fiscales jouent un
très grand rôle. Le 20 mars un droit d’octroi, pour les ob-
jets de consommation apportés de l’intérieur, fut établi :
le tarif réglé à cette époque fut modifié par arrêté du 30
juillet.
Le 21 mars un droit de 80 boudjous par mois (148
fr. 80 cent.) fut mis sur la boucherie juive, pour tenir lieu
du droit de patente.
Le 11 juillet, ainsi que nous l’avons vu plus haut,
les actes translatifs de propriété ou de jouissance, furent
assujettis à un droit d’enregistrement. Le même jour le
commerce du sel fut déclaré libre ; mais les introductions,
par terre et par mer, furent frappées d’un droit de 3 fr. par
quintal métrique, pour les sels français, et de 4 fr. pour les
sels étrangers. Les sels ne furent point admis à l’entrepôt
accordé pour d’autres marchandises par l’arrêté du 31 dé-
cembre 1830; mais le receveur des douanes fut autorisé à
recevoir en paiement, sous sa responsabilité personnelle
et moyennant caution, des traites à 3 mois de date, pour
une moitié, et à 6 mois pour l’autre moitié des droits ac-
quis au trésor. Le droit ne peut être restitué quelle que soit
la destination ultérieure des sels qui l’ont supporté.
Le 28 juillet, un arrêté modifia quelques dispositions
196 PREMIÈRE PARTIE

du tarif des douanes. Il fixa à 10 fr. par tête le droit d’ex-


portation des bœufs et vaches ; à 12 fr. par quintal métri-
que, le droit sur la cire exportée sous pavillon étranger,
et à 8 fr. celui de la cire exportée sous pavillon français.
Il existe quelques autres dispositions financières de
l’administration de M. Berthezène, mais elles rie sont
que d’un intérêt secondaire.
Pour ce qui est des domaines, le général Berthezè-
ne introduisit dans cette administration un principe dont
l’expérience a démontré l’opportunité : ce fut la sépara-
tion du domaine militaire d’avec le domaine civil. Par
arrêté du 26 novembre 1831, tous les immeubles appar-
tenant au domaine, et affectés soit au casernement des
troupes et au logement des officiers, soit aux magasins
de l’artillerie, à ceux du génie et à ceux de l’administra-
tion militaire, furent concédés au génie militaire, qui fut
chargé de leur réparation et de leur entretien. Cette me-
sure prévint la ruine totale des immeubles occupés par
les troupes, qui étaient encore debout à l’époque où elle
fut prise. Il est difficile de se faire une idée du désordre
qui avait existé jusqu’alors dans l’occupation militaire.
A l’extérieur, les troupes s’étaient établies dans les mai-
sons de campagne qui étaient à leur convenance, sans
remise régulière, sans état des lieux ; en un mot, sans
aucune des formalités qui devaient en assurer la conser-
vation. A l’intérieur de la ville, lorsqu’on devait y établir
des troupes et des officiers, on s’adressait au commis-
saire du Roi près de la municipalité, qui, sans étudier les
localités, donnait mission à un de ses agents de livrer les
maisons occupées. Celui-ci parcourait la ville, frappait à
LIVRE VII. 197

la première maison venue, et si on ne lui répondait pas,


parce que la maison était abandonnée, soit par suite des
émigrations, soit par l’absence momentanée des pro-
priétaires, il faisait enfoncer la porte, et livrait ce local à
l’occupation militaire, sans autre formalité. On conçoit
que cette manière de procéder devait conduire imman-
quablement à la perte de tous les immeubles affectés au
casernement, puisque personne n’était responsable de
leurs dégradations, ni chargé de leur entretien. L’arrêté
du 26 novembre mit un terme à ces abus.
Le général Berthezène avait déjà diminué en partie
les inconvénients de l’occupation militaire, par la cons-
truction des casernes de Mustapha-Pacha, situées hors la
ville, au-delà du faubourg Bab-Azoun. Cet édifice, dont
le plan avait été fait sous le maréchal Clauzel, est une
agglomération de bâtiments en pisé, à un seul étage, à
toiture et terrasse à la manière du pays, et disposés pa-
rallèlement comme les baraques d’un camp. Il peut con-
tenir 2,000 hommes. Les travaux commencèrent au mois
de mars et furent terminées au mois d’octobre. Cet édi-
fice, peu brillant, mais extrêmement utile, fait honneur à
l’administration du général Berthezène.
D’autres travaux non moins utiles furent exécutés
à cette époque. La jetée qui joint le rocher de la Marine
au continent, et forme le port d’Alger, était tellement en-
dommagée du côté de la dune de l’ouest, que l’existence
des vastes magasins qui y sont situés était menacée. Elle
fut réparée, avec autant d’habileté que de promptitude,
par M. Noël, ingénieur hydraulique, chargé spécialement
de cette mission. Un abattoir fut construit hors de la porte
198 PREMIÈRE PARTIE

Bab-Azoun, par entreprise, et sous la direction de la mu-


nicipalité. M, Melchior, maître maçon, qui en fut tout à la
fois l’entrepreneur et l’architecte, y déploya des talents,
et surtout une louable probité, qui le recommandèrent à
la confiance publique, et lui valurent plus tard des avan-
tages réels honorablement acquis.
On établit aussi 6 moulins à vent en dehors de la
porte Bab-Eloued. Les machines avaient été confection-
nées en France, sous la direction d’officiers du génie ;
mais les tours furent construites par entreprise, sous celle
de la municipalité, qui en fit ensuite la remise au domaine
militaire. Ces moulins placés dans un lieu où les vents
sont variables et neutralisés par le reflux de l’air, qui tour-
billonne dans une vaste gorge du Bouzaria, ne fonction-
nant presque jamais, leur construction donna lieu au pre-
mier exemple de cette violation des tombeaux dont on
s’est fait un jeu depuis. Malgré la vive et juste indignation
qu’elle faisait naître chez les Musulmans, les tours furent
élevées sur les limites d’un cimetière, et l’entrepreneur,
M. Zedda, trouva fort commode d’y employer les pier-
res sépulcrales qu’il avait sous la main. Cette méthode
économique de se procurer des matériaux, augmenta en
effet les bénéfices ; mais on assure que, pour se faire par-
donner la profanation dont il s’était rendu coupable, il fut
obligé de les partager avec le chef de la municipalité.
Avant notre arrivée à Alger, il n’existait pas dans
cette ville de place, de forum proprement dit. Les mar-
chés se tenaient sous des portiques, ce qui certainement
était beaucoup plus commode, vu la chaleur du climat.
Cependant, comme nos habitudes exigent une place, et
LIVRE VII. 199

qu’ensuite on désirait avoir un lieu de ralliement pour


la garnison, on commença, sous l’administration de M.
de Bourmont, à agrandir, par la démolition des maisons
voisines, le petit espace quadrangulaire qui se trouvait au
centre de la ville, en face de l’entrée principalement du
vieux palais de la Djenina. Ce fut l’origine de la place du
gouvernement que l’on a depuis longtemps le projet d’en-
tourer de beaux édifices. M. le général Berthezène alloua
au génie militaire (il n’était pas encore question à cette
époque des Ponts-et-Chaussées) une somme de 20,000 fr.
pour les premiers travaux de cette place, elle fut employée
à la consolidation et aux réparations des beaux magasins
voûtés qui sont en-dessous.
A cette époque, les généraux en chef pouvaient dis-
poser de plus de fonds qu’à présent, car ils réglaient eux-
mêmes, comme nous l’avons dit plus haut, le budget des
dépenses civiles, et même le mode de comptabilité.
Il nous reste, pour terminer ce que nous avions à dire de
l’administration civile de M. Berthezène, à parler de ses
actes relatifs à la municipalité, à l’agriculture, au com-
merce, et à la police.
M. Cadet Devaux avait fait entrer dans ses prévisions
la nécessité d’une forte réserve en grains. Il en acheta
10,000 mesures, qu’il laissa tellement avarier par faute de
soin, qu’il fallut les jeter ou les vendre à vil prix. Cette ré-
serve fut alors fixée à 4,000 mesures, et ce fut le fermier de
la Racheba(1) qui dut la fournir ; mais il ne l’eut jamais.
____________________
(1) C’est le fermier du marché aux grains : il avait le privilège
d’interdire la vente des grains ailleurs que dans le marché, et recevait
un droit
200 PREMIÈRE PARTIE

Le 21 juin, un arrêté fixa à un an la durée des fonc-


tions du chef de la nation juive, et régla qu’il serait nom-
mé par le général en chef, sur une liste de trois candidats
présentés par les notables Hébreux. Ce même arrêté mit
auprès du chef de la nation juive, un conseil composé
de trois membres également nommés par le général en
chef, sur une liste triple de candidats.
Le 4 septembre, un arrêté, prenant en considération
les dévastations qui se commettaient dans les environs
d’Alger, et qui devaient détruire toute végétation, défen-
dit la coupe des arbres, et mit en vigueur le dispositions
forestières des lois françaises.
Le 15 juillet, l’introduction des céréales fut affran-
chie de tout droit. Lorsque cet arrêté fut promulgue, nous
étions bloqués dans nos lignes par les Arabes. C’était après
la funeste retraite de Médéah, dont nous parlerons dans le
livre suivant, et on ne recevait plus rien de l’intérieur.
Le 24 mars, le port d’armes fut interdit à tous les
Arabes de l’arrondissement d’Alger, sous peine de mort,
sauf à ceux qui auraient une autorisation des Kaïds ou
des Cheiks. Les délinquants durent être traduits devant
l’autorité prévôtale. Cet arrêté est un non-sens continuel ;
car M. Berthezène, qui n’a jamais occupé que quelques
postes hors d’Alger, et qui n’a pris aucune mesure pour
asseoir son autorité sur les Arabes, n’avait pas plus de pri-
se sur ceux de l’arrondissement d’Alger que sur ceux du
Yemen. Ensuite, qu’est-ce que l’autorité prévôtale, pour
l’administration de la justice, après l’arrêté constitutif
____________________
pour chaque meure vendue. Il payai) au gouvernement une redevance
de 25,000 fr. Inatr ce privilège.
LIVRE VII. 201

du 22 octobre qui n’en parle pas ?


Le 9 juin, parut un arrêté qui soumit à des forma-
lités très gênantes le commerce des métaux, et autres
matières propres à la confection des armes, et prescrivit
de nouvelles dispositions pour les débits de poudre qui,
comme nous le savons déjà, n’existaient pas.
Le 1er août, un arrêté rendu sous l’impression de
la retraite de Médéah, prononça la peine de mort contre
tout indigène qui ne ferait pas la déclaration des armes et
des munitions qu’il aurait chez lui.
Le commerce des fers et aciers fut rendu à la liberté
le 7 septembre.
M. le général Berthezène prit encore sur l’adminis-
tration de la justice quelques dispositions, que nous al-
lons faire connaître.
L’arrêté du 22 octobre 1830 ne disait pas devant qui
seraient portés les appels des jugements correctionnels.
Il était évident que, dans l’esprit du législateur, ce devait
être devant la cour de justice ; mais enfin il fallait l’ex-
primer, c’est ce que fit un arrêté du 9 juin.
Le 20 juin, une commission fut créée pour la révi-
sion des arrêtés rendus sur la justice, mais cette mesure
n’eut aucun résultat.
M. le général Berthezène, dans le cours de son admi-
nistration, rendit quelques arrêtés confirmatifs ou infirma-
tifs de jugements prononcés par le Cadi, ce qui prouve qu’il
était établi alors que le général en chef pouvait recevoir les
appels en révision. Je signale ce fait, parce que plus tard
une question de cette nature a amené un conflit fâcheux
entre les deux premières autorités de la Régence.
202 PREMIÈRE PARTIE
LIVRE VIII.
Relations avec les Arabes. — Assassinat du Caïd de
Krachna. — Excursion dans la plaine. — Reconnaissan-
ce de Coléah. — Travaux topographiques. — Expédition
de Béni-Salah. — Expédition de Médéah. — Désordres
de la retraite. — Combats auprès de la Ferme-Modèle.
— El Hadj-Mahhidin el Sger ben Sidi-Ally ben Mouba-
rek est nommé Agha des Arabes. — Expédition malheu-
reuse de Bône. — Mort du commandant Honder. — Le
général Boyer à Oran. — Organisation des services pu-
blics à Oran. — Description dé la province. — Rappel
du général Berthezène.

La politique du général Berthezène envers les Arabes


ne présente pas une marche plus assurée et plus suivie que
son administration civile. Ni lui, ni aucun de ses alentours
ne s’en occupaient avec la suite et l’attention convena-
bles. Il semblait que les Arabes n’étaient qu’une matière
inerte, un embarras physique, que des moyens physiques
devaient seuls écarter. Aussi ne prenait-on aucun souci de
ce qui se passait chez eux, tant qu’on ne les croyait pas dis-
posés à nous attaquer, et abandonnait-on bénévolement le
soin de les gouverner. Seulement, lorsque quelques-uns
d’entre eux, las de l’anarchie qui les dévorait, ou pous-
sés par un esprit d’intrigue, venaient demander un chef,
on leur jetait un brevet de Cheikh ou de Kaïd, sans trop
savoir à quelle adresse il parviendrait. Les détails des af-
faires étaient abandonnés aux interprètes, classe d’hom-
mes dont on ne peut se passer dans ce pays-ci, mais dont
204 PREMIÈRE PARTIE

on ne doit se servir qu’avec une extrême circonspection ;


car il s’en trouvait dans le nombre qui étaient trop dispo-
sés à faire argent de tout. Lorsqu’on ordonnait à ceux-ci
de se mettre sur la trace des petits méfaits qui se com-
mettent chez les Arabes, ils arrêtaient tous ceux sur qui
ils pouvaient mettre la main, et après les avoir rançonnés
à leur profit, ils les relâchaient en disant qu’ils n’avaient
rien pu découvrir. Ces abus éloignaient les Arabes d’Al-
ger. Souvent nos marchés étaient dégarnis ; et les antipa-
thies de race, loin de s’affaiblir, prenaient chaque jour de
nouvelles forces.
Le Kaïd que nous avions nommé à Krachna, Mo-
hammed-Ben-El-Amry, s’étant avisé un jour de venir
visiter notre prétendu Agha Mendiri, et de lui faire quel-
ques légers présents, fut assassiné à son retour, comme
traître à son pays. On ne s’en inquiéta que fort peu.
Peu de jours après son arrivée, c’est-à-dire dans le
commencement de mars, le général Berthezène fit une
excursion de quelques jours dans la Métidja, avec 4 ba-
taillons et 150 chevaux. Il ne rencontra d’ennemis nulle
part; seulement un soldat fut assassiné, en arrière de la
colonne, dans les environs de Bélida. Sur la demande des
habitants de cette ville, ce général s’abstint d’y pénétrer.
Il en fut de même de celle de Coléah, devant laquelle il se
présenta également. C’était une chose bien triste et bien
inexplicable, que de voir le gouverneur d’une province
conquise se laisser ainsi repousser de deux villes qu’il avait
l’intention de visiter en partant, et où il était de son devoir
d’établir son autorité. Il est difficile de dire, après cela, ce
que le général Berthezène était allé faire dans la plaine.
LIVRE VIII. 205

Les officiers du bureau topographique profitèrent


cependant de cette occasion pour reconnaître le cours de
la Chiffa et le Mazafran. Ils pénétrèrent même à Coléah
sous la protection des Marabouts de la famille Mouba-
rek, et en levèrent le plan.
Le bureau topographique fit dans le courant de 1831
des travaux assez importants. On lui doit la carte des
environs d’Alger, qui est très exacte et d’une exécution
soignée ; le plan d’Alger, plusieurs autres itinéraires. Il
était alors composé de plusieurs officiers habiles et zé-
lés; mais ayant été réduit à un seul capitaine, il a cessé
d’avoir la même activité.
Dans le courant d’avril quelques assassinats, ou ten-
tatives d’assassinats, eurent lieu dans l’intérieur de nos
lignes. Des cavaliers que l’Agha envoyait à Beni-Mou-
ça, je ne sais pour quelle affaire, furent attaqués par les
gens de Beni-Misara et de Beni-Salah(1) qui en tuèrent
un. Enfin, c’est à cette époque que fut assassiné le Kaïd
de Krachna, Ben-el-Amery. Le général résolut donc d’al-
ler châtier les tribus coupables : il partit d’Alger le 7 mai
avec 4,000 hommes et quelques pièces d’artillerie, et se
dirigea sur l’Outhan de Krachna. Il y fit arrêter quelques
individus qu’on crut être les auteurs du meurtre de Ben-
el-Amery ; mais leur culpabilité n’ayant pu être prouvée,
ils furent bientôt relâchés, et il ne fut plus question de
cette affaire. De Krachna, le général se dirigea sur Beni-
Misera, petite tribu Kbaïle de l’Outhan de Beni-Khalil,
____________________
(1) Tribus Kbaïles de l’Outhan de Béni-Khalie sur le versant sep-
tentrional de l’Atlas.
206 PREMIÈRE PARTIE

qu’il frappa d’une contribution de 6 bœufs, dont 3 seule-


ment furent livrés. De là, il alla à Beni-Salah en passant
entre la montagne et Bélida, qu’il laissa à sa droite. Il
somma les gens de Bedi-Salah de livrer les hommes qui
avaient tué le cavalier de l’Agha, et qu’on disait appar-
tenir à cette tribu. Ceux-ci demandèrent du temps pour
les trouver, et ils profitèrent du répit qu’on leur accorda
pour se retirer de l’autre côté de la montagne, avec tout
ce qu’ils purent emporter. Après une nuit d’attente, le gé-
néral, voyant qu’on se jouait de lui, fit tout saccager dans
la tribu. Il pénétra jusqu’à Thiza, qui est un des sommets
de l’Atlas, sans rencontrer de résistance; seulement, par-
venu sur ce point, il reçut quelques coups de fusil, d’un
gros de Kbaïles qui fuyait, et eut un homme tué. Il redes-
cendit ensuite la montagne, sans être poursuivi, et vint
camper autour de Bélida. Les habitants de cette ville, où
nous n’entrâmes pas, envoyèrent des vivres à l’armée.
Les troupes rentrèrent à Alger le 13 mai.
Cette courte expédition, qui fut absolument sans
résultat, puisqu’on ne put saisir les auteurs des divers
crimes qu’on voulait punir, rendit cependant le général
Berthezène très satisfait de lui-même. Il fit un ordre du
jour pompeux, quoiqu’il eût dit étant à Thiza : « Nous
voilà arrivés sur l’Atlas par un chemin bien plus difficile
que celui de Thénia, et cependant nous ne ferons point
de bulletins comme le général Clauzel. »
Dans toute cette course, le général en chef ne son-
gea nullement à établir dans les tribus des autorités qui
dépendissent de lui, et avec qui il pût s’entendre. Il ne
remplaça pas même le malheureux Ben-el-Amery, dont
LIVRE VIII. 207

la mort ne fut pas vengée; du reste, il montra de l’hu-


manité, et ce ne fut que malgré lui, et pour prévenir le
reproche de faiblesse, qu’il se mit à faire la guerre aux
Arabes et aux cabanes de Beni-Salah, ne pouvant trou-
ver d’autres ennemis.
Cependant la position de Ben-Omar, notre Bey
de Titery, qui était resté à Médéah après que les trou-
pes françaises eurent évacué cette ville, devenait chaque
jour plus critique. Ce Maure n’était pas à la hauteur des
fonctions qu’il était appelé à exercer, dans des circons-
tances qui demandaient de l’adresse et du savoir-faire,
mais qui cependant lui offraient des chances nombreuses
de succès. Le général Danlion, en quittant Médéah, lui
avait laissé un bon approvisionnement en munitions de
guerre, et le général Clauzel, quelque temps après, lui
envoya 2 pièces de canon disposées sur affûts de cam-
pagne, et qui pouvaient lui être d’un grand secours. Ces
pièces furent conduites à Médéah par les Arabes du parti
de Ben-Omar, et personne ne chercha à les enlever sur
la route. La place était en outre en bon état, et armée de
pièces de position. Mais on commit la faute de laisser le
Bey presque sans argent. Or, il est évident qu’il lui fallait
une avance pour s’établir dans le pays, et pouvoir par
la suite s’y créer des ressources. Pour s’en procurer, il
employa des moyens qui le firent accuser de concussion,
et il s’appropria des grains et autres denrées qui avaient
été réunis par les soins et pour les besoins de l’adminis-
tration française. Une enquête fut faite à ce sujet, mais
la déclaration du sous-intendant militaire, qui avait eu la
police administrative de la garnison de Médéah, ayant été
208 PREMIÈRE PARTIE

favorable au Bey, cette affaire n’eut pas de suite.


Si Ben-Omar eût employé à se consolider à Titery
les quelques milliers de francs qu’il parvint à faire ren-
trer dans son coffre, malgré l’irrégularité des moyens,
il n’y aurait eu que peu de choses à lui dire; car enfin
il ne pouvait rester sans argent ; mais il parait que, dé-
sespérant de s’établir solidement dans la province, il ne
songea qu’à augmenter sa fortune particulière, ou plutôt
qu’à couvrir ses dépenses personnelles ; car on ne s’est
pas aperçu que depuis sa courte administration, sa for-
tune se soit accrue. Un homme plus jeune et plus habile
que Ben-Omar, aurait employé l’argent obtenu, n’im-
porte par quelle voie, à solder un petit corps de cavalerie
avec lequel il aurait soumis d’abord les tribus les plus
voisines de Médéah, ce qui aurait augmenté ses ressour-
ces financières ; ses ressources ainsi accrues, il aurait
augmenté ses troupes et obtenu d’autres soumissions qui
à leur tour l’auraient conduit à d’autres, et ainsi de suite,
en augmentant toujours ses forces par ses ressources fi-
nancières, et ses ressources par ses forces ; mais il fallait
pour cela une autre tête que la sienne.
Ce malheureux Bey, peu de temps après le départ
des Français, fut réduit à ne plus pouvoir sortir de Mé-
déah. Bientôt il commença à avoir des craintes pour sa
sûreté dans la ville même. La majorité des habitants, qui
est véritablement très estimable, car elle unit la bravoure
à l’amour de l’ordre, s’était bien ralliée à lui ; mais la
famille de l’ancien Bey comptait encore dans Médéah de
nombreux, partisans, sous les coups desquels le nouveau
pouvait tomber d’un moment à l’autre. Le général Clauzel,
LIVRE VIII. 209

par une générosité mal entendue, n’avait pas déporté Oulid-


Bou-Mezrag, fils du Bey Mustapha. Ce jeune homme, qui
est brave et résolu, s’était d’abord établi à Bélida, où il
chercha à détourner l’attention, en affectant des habitudes
paisibles et casanières. Il y réussit si bien qu’on finit par
le regarder comme un personnage sans importance et nul-
lement dangereux, et qu’il fut autorisé à retourner à Mé-
déah. Il profita de cette condescendance pour travailler les
esprits, et lors que le Bey s’aperçut de ses menées, il était
déjà assez fort pour braver son autorité. Il sortit de la ville
sans que Ben-Omar pût ou osât l’arrêter, alla se mettre à la
tête des tribus mécontentes, et vint bientôt s’établir avec
quelques troupes à la maison de campagne du Bey, d’où
il bloquait Médéah ; ses partisans s’agitèrent à l’intérieur,
et le Bey n’osa plus sortir de sa maison où la crainte le
retenait ; il écrivit au général Berthezène au mois de juin
1831, que sa position n’était plus tenable, et que s’il ne
recevait de prompts secours, il était un homme perdu.
Le général Berthezène, décidé à ne pas l’abandonner,
partit d’Alger le 25 juin avec deux brigades commandées
par les généraux Buchet et Feuchères ; le corps d’armée
coucha, ce jour là, en avant d’Oued-el-Kerma, le 26, en
avant de Bouffarick, et le 27, à la ferme de Mouzaïa, où
on laissa un bataillon du 30e de ligne. Le 28, on franchit
le col de Téniah, où l’on établit un bataillon du 20e, et
l’on vint coucher à Zéboudj-Azarha, bois d’oliviers dont
nous avons déjà parlé, situé à la descente du versant mé-
ridional de l’Atlas. Jusque-là on n’avait point rencontré
d’ennemis, mais en cet endroit, quelques coups de fusil
furent tirés sur nos troupes.
210 PREMIÈRE PARTIE

Le 29, le général Berthezène arriva à Médéah. Quel-


ques Arabes, qui faisaient mine de vouloir attaquer nos
colonnes au moment où elles se présentaient devant cet-
te ville, furent chargés par les escadrons du 12e de chas-
seurs. Ces escadrons éloignèrent l’ennemi, mais dans le
mouvement qu’ils firent pour rejoindre l’armée, ils fu-
rent attaqués à leur tour, et éprouvèrent quelques pertes.
A l’approche des troupes françaises, Oulid-Bou-Mezrag
avait abandonné la maison de campagne du Bey, qui fut
occupée par un bataillon du 30e de ligne et par notre ca-
valerie ; le reste du corps d’armée s’établit au nord de la
ville, où un seul bataillon pénétra.
Aucun mouvement n’eut lieu dans la journée du 30
juin, il paraît que le général ne savait pas exactement
ce qu’il voulait faire ; le but de son voyage avait été
de secourir le Bey de Titery ; mais quoique sa présence
eût éloigné un instant le danger, il était évident que son
retour devait le ramener plus imminent et plus terrible.
Dans cette conjoncture, le général en chef n’avait que
trois partis à prendre; ou laisser une garnison française
à Médéah pour soutenir Ben-Omar ; ou rester lui-même
dans la province pendant quinze jours ou trois semaines,
soumettre durant ce temps les Outhans qui touchent à
Médéah, et créer des troupes indigènes à Ben-Omar ; ou
enfin, tâcher d’être assez heureux pour atteindre Oulid-
Bou-Mezrag, et lui faire éprouver assez de pertes pour
lui ôter la possibilité de reprendre les armes.
Le premier parti était contraire aux instructions du
général Berthezène, qui avait plutôt mission de se res-
serrer que de s’étendre dans ce pays. Le second, qui était
LIVRE VIII. 211

le plus sage, offrait de grandes difficultés à un homme


qui ne savait en surmonter aucune. Le troisième présen-
tait peu de chances de réussite, mais il n’exigeait pas de
grandes combinaisons, et c’est celui auquel s’arrêta le gé-
néral Berthezène. En conséquence, il partit de Médéah le
1er juillet au point du jour, et se dirigea sur la montagne
d’Aouarah dans l’Outhan de ce nom. Comme on aurait
dû le prévoir, les partis ennemis ne nous attendirent pas
et s’éloignèrent à notre approche. On se mit alors à brû-
ler les blés et à couper les arbres. Ces dévastations ne
pouvaient qu’irriter de plus en plus les populations qui
en souffraient. Elles étaient dirigées par l’agha Mendiri,
qui les trouvait tout à fait convenables et appropriées à
la circonstance.
Cependant, les tribus qui fuyaient devant nous
avaient bien évidemment le dessein de prendre leur re-
vanche, lorsque après avoir marché assez longtemps,
nous serions obligés de revenir sur nos pas. Elles res-
taient unies, et aussitôt que nos colonnes s’arrêtaient, el-
les commençaient la fusillade avec l’avant-garde. Nous
allâmes ainsi jusqu’au plateau d’Aouarah, d’où le géné-
ral Berthezène ordonna la retraite sur Médéah ; l’ennemi
reprit alors ses avantages et poursuivit nos colonnes jus-
qu’à Médéah, où elles arrivèrent dans la soirée.
Cette journée, dans laquelle la colère impuissante
du général en chef avait été réduite à s’exercer sur des
arbres et des champs de blé, fut toute à l’avantage des
Arabes, qui eurent la satisfaction de voir les Français
battre en retraite devant eux. Ils vinrent se poster auprès
de Médéah et attendirent ce qu’allait faire le général
212 PREMIÈRE PARTIE

Berthezène. Celui-ci était très embarrassé de sa position.


La consternation régnait dans la ville parmi les partisans
de Ben-Omar, et tout annonçait à l’extérieur une insur-
rection générale. La ville était mal approvisionnée en vi-
vres, et ceux que l’armée avait apportés avec elle allaient
bientôt être épuisés. Cette circonstance persuada au gé-
néral français qu’il lui était impossible de rester plus
longtemps dans le pays ; il paraît qu’il n’entra pas dans
son esprit que, puisqu’il avait trouvé des blés à brûler,
il aurait pu en trouver aussi à moissonner ; qu’il y avait
quelques moulins à Médéah pour les convertir en farines
; et qu’à la rigueur, on peut vivre avec de la bouillie de
gruau, en attendant qu’on se soit procuré d’autres res-
sources ; il n’était qu’à quelques lieues de Bélida, qui
lui aurait envoyé de la viande, s’il n’avait pu en trouver
assez dans le pays, car on obtient tout ce que l’on veut
d’un peuple conquis, tant qu’on prend l’offensive, tandis
qu’au moindre mouvement rétrograde, on a toutes les
populations sur les bras.
Si M. Berthezène eût fait toutes ces réflexions, il
n’aurait pas été réduit à abandonner la province de Titery,
sans avoir rien exécuté de ce qu’il paraissait avoir voulu
y faire ; car je ne pense pas qu’il n’eût d’autre dessein, en
partant d’Alger, que de tirer Ben-Omar de Médéah. Quoi
qu’il en soit, il annonça, le 2 juillet, aux braves habitants
de cette ville, que les Français étaient dans la dure néces-
sité de les abandonner une seconde fois à eux-mêmes ; il
les engagea à se défendre comme ils le pourraient, et leur
dit, qu’à cet effet, il leur laissait les canons et les munitions
qu’ils avaient reçus du général Clauzel. A ce discours,
LIVRE VIII. 213

le Bey de Titery et quelques personnes qui lui étaient


plus particulièrement attachées, déclarèrent qu’ils ne
pouvaient rester à Médéah dans les circonstances pré-
sentes, et le général en chef se décida à les emmener à
Alger.
Le même jour, à quatre heures du soir, l’armée com-
mença son mouvement de retraite sur Alger ; et tout aus-
sitôt l’ennemi, qui était toujours en position en vue de
Médéah, s’ébranla pour la suivre en tiraillant, suivant
son habitude. On arriva ainsi jusqu’à Zeboudj-Azarah,
où l’on s’établit comme pour passer la nuit ; mais, peu
d’heures après, le général Berthezène, désirant profiter de
l’obscurité pour gagner le Col, fit remettre la colonne en
marche ; elle arriva à Thénia à la pointe du jour, accom-
pagnée de l’ennemi, qui, s’étant aperçu de son départ,
s’était mis à sa poursuite. Après une halte de quelques
instants, l’armée commença à descendre le versant sep-
tentrional de l’Atlas. Le bataillon du 20e, qui était resté
au Col, s’ébranla le dernier et forma l’arrière garde.
Le nombre des ennemis avait un peu augmenté, ce-
pendant il ne s’élevait pas à plus de douze à quinze cents
hommes au moment où les Français quittèrent le Col. Quel-
que faible qu’il fût, comme on était obligé de se retirer par
un chemin difficile, on aurait dû, pour prévenir le désor-
dre, ne négliger aucune de ces vulgaires précautions que
l’étude seule des règlements militaires suffit pour ensei-
gner, même à ceux qui n’ont pu y joindre encore les leçons
de l’expérience ; c’est cependant à quoi on ne songea pas
; aucune troupe ne fut envoyée sur les crêtes des hauteurs
qui dominent la route, de sorte que l’ennemi s’en empara,
214 PREMIÈRE PARTIE

et se mit à longer dans cette direction le flanc droit de la


colonne, en l’incommodant par un feu vertical et meur-
trier.
Bientôt le bataillon du 20e de ligne, qui était à l’ar-
rière-garde, assailli par les Kbaïles, commença à mollir.
Dans ce moment, un malheureux hasard voulut que son
chef fut blessé. Cet officier se retira du champ de bataille,
sans avoir remis le commandement à celui qui devait le
prendre après lui. Comme la plus grande partie de cette
troupe était dispersée en tirailleurs, personne ne s’aperçut
à temps de l’absence du commandant, qui par conséquent
ne fut pas remplacé ; il en résulta que toute direction man-
quant à ce bataillon, le désordre se mit dans ses rangs, et
qu’il se replia avec précipitation sur le gros de la colonne
déjà ébranlée par l’attaque de flanc des Kbaïles.
Alors; une terreur panique s’empara de toute l’armée ;
les rangs se rompirent ; les régiments, les bataillons, les
compagnies se confondirent, et chacun, ne songeant qu’à
son propre salut, se mit à fuir vers la ferme de Mouzaïa.
Des blessés furent abandonnés à la fureur des ennemis. Des
Kbaïles attaquèrent nos soldats corps à corps, et en préci-
pitèrent plusieurs dans les ravins qui bordaient la route.
Dans ce moment critique, où quatre mille Français
allaient peut-être être anéantis par une poignée d’Afri-
cains, le chef de bataillon Duvivier, commandant le 2e
bataillon de Zouaves et quelques Parisiens, se jeta en
dehors du flanc droit de la colonne, et faisant face à l’en-
nemi, il s’établit perpendiculairement à la route, sa gau-
che appuyée à la crête des hauteurs, et sa droite à la route
même. Ce mouvement habile et hardi, qui réparait en
LIVRE VIII. 215

partie la faute commise dès le principe, sauva l’armée.


Les Parisiens et les Zouaves, combattant à l’envi les uns
des autres, arrêtèrent l’ennemi, pendant que le reste de
nos troupes continuaient à fuir. Mais lorsqu’ils durent
songer à leur propre retraite, la colonne était déjà loin, et
ils ne trouvèrent personne pour les soutenir. Le comman-
dant Duvivier, pensant que nos généraux savaient ce que
c’est qu’une retraite en échelons, était persuadé qu’on
aurait disposé un bataillon de manière à ce que le sien
pût venir se rallier derrière ; mais il n’en fut pas ainsi. Ce
brave commandant fut en quelque sorte abandonné. Son
bataillon ayant été dispersé sur un grand espace très acci-
denté, il ne put reformer les compagnies, mais il se retira
par groupes, toujours combattant, toujours faisant face à
l’ennemi lorsqu’il était poussé de trop près. Il trouva sur
le chemin une pièce de montagne renversée, et auprès
le commandant d’artillerie Camin, qui n’avait pas voulu
l’abandonner ; il la releva, continua sa retraite, et parvint
à la ferme de Mouzaïa où l’armée se ralliait.
Les Kbaïles et les Arabes s’arrêtèrent au pied de la
montagne, en face des troupes françaises, qui se refor-
maient silencieusement, honteuses du moment de faibles-
se qu’elles avaient eu. Le général Berthezène paraissait
indécis sur le parti qu’il devait prendre. Après quelques
heures de repos et d’hésitation de part et d’autres, l’en-
nemi, auquel étaient venu se joindre les Hadjoutes et les
cavaliers de Merdjia, s’ébranla par sa droite pour aller
s’emparer du gué de la Chiffa, par lequel l’armée avait
passé en venant. Le général français ayant deviné son
intention, lui laissa le temps d’effectuer son mouvement,
216 PREMIÈRE PARTIE

et se mit en marche vers le soir pour aller passer la ri-


vière à deux lieues au-dessous dans la direction de
Haouch-Hadj. L’ennemi ne s’aperçut que fort tard de
cette contre-marche ; il revint néanmoins sur ses pas,
et ses cavaliers les mieux montés purent tirailler avec
notre arrière-garde. Ce ne fut qu’à dix heures du soir
que les Français arrivèrent à la Chiffa ; comme depuis le
matin ils souffraient de la soif, ils se précipitèrent pêle-
mêle dans l’eau, et il y eut une confusion telle, que si les
Arabes avaient vigoureusement attaqué dans le moment,
les événements de la matinée auraient pu se renouveler.
Enfin l’ordre se rétablit, et le 4 juillet, à quatre heures du
matin, le corps d’armée atteignit Bouffarick. La route de
cet endroit est bordée à droite et à gauche par des taillis
épais, et franchit plusieurs ruisseaux sur dix ponts étroits
situés à peu de distance les uns des autres. Les Arabes
de Beni-Khalil et de Beni-Mouça s’étaient emparés de
ce passage qu’ils cherchèrent à défendre ; mais ils en
furent facilement débusqués. L’armée, après avoir tra-
versé le défilé, prit quelques instants de repos, et se di-
rigea ensuite sur Oued-el-Kerma, où elle bivouaqua. Le
lendemain 5 juillet, anniversaire de la prise d’Alger, les
troupes rentrèrent dans leurs cantonnements.
Telle fut cette malheureuse expédition de Médéah,
plus funeste par l’effet moral qu’elle produisit sur l’es-
prit des Indigènes, que par les pertes réelles que nous y
éprouvâmes ; car nous n’eûmes que 254 hommes mis hors
de combat, savoir : 62 morts et 192 blessés. L’armée et
son général eurent réciproquement de graves reproches
à se faire ; mais ce fut principalement sur ce dernier que
LIVRE VIII. 217

porta le blâme public. On accusait ouvertement son inca-


pacité et son incurie, et même on exagérait le mal pour
donner libre carrière à la médisance. Les militaires fran-
çais sont en général trop disposés à accabler un chef mal-
heureux ; et cependant ce n’est pas par des récriminations
passionnées que l’on doit espérer de réparer un échec. Les
fautes d’un général sont du domaine de l’histoire, mais,
dans son armée même, les hommes qui sont en état de le
juger, devraient plutôt les dissimuler, et les taire qu’affai-
blir la confiance des troupes en les publiant. Pour nous,
placé loin des événements, nous avons pu sans inconvé-
nient user des droits de la critique, et laisser voir le géné-
ral Berthezène tel que nous le représentent ses actes.
Les propos désobligeants qui couraient sur le géné-
ral en chef parvinrent jusqu’à ses oreilles. Il eut la mal-
heureuse idée de menacer par un ordre du jour d’en ren-
voyer les auteurs en France, et même de les faire traduire
devant un conseil de guerre. Cet éclat maladroit redoubla
l’activité de la malveillance, et lui donna les honorables
apparences de la franchise persécutée. Un simple sous-
lieutenant, mandé chez le général Berthezène pour des
propos de cette nature, soutint ce qu’il avait avancé, et
mit le général au défi de le traduire devant un conseil de
guerre.
Cependant les Arabes, fiers des avantages incontes-
tables qu’un malheureux concours de circonstances leur
avait fait obtenir sur nous, se berçaient de la flatteuse
espérance de nous chasser d’Alger. Oulid-Bou-Mezrag
d’un côté, Ben-Zamoun de l’autre, excitaient les Indi-
gènes à prendre les armes. Sidi-Saadi, d’une famille de
218 PREMIÈRE PARTIE

Marabouts d’Alger, qu’un voyage récent à la Mecque


recommandait à l’estime de ses coreligionnaires, et qui
ne visait à rien moins qu’à succéder à Hussein-Pacha,
contribuait puissamment par ses prédications à ameuter
les tribus de l’est, chez lesquelles il s’était retiré. Bien-
tôt deux camps d’insurgés se formèrent, l’un à Bouffa-
rick, sous les ordres d’Oulid-Bou-Mezrag, et l’autre sur
la rive droite de 1’Aratch aupres du Marabout de Sidi-
Arzine, sous ceux de Ben-Zamoun et de Sidi-Saadi. Ce
dernier n’était qu’à peu de distance de la Ferme-Modèle.
Des partis nombreux se répandirent dans le Fhos, atta-
quèrent les cultivateurs européens, en tuèrent quelques-
uns, et forcèrent les autres à se réfugier dans la ville. La
consternation fut alors générale dans la population civile
européenne. La terreur, grossissant le nombre des enne-
mis, peignait tout sous les plus noires couleurs. Les co-
lons abandonnèrent les campagnes qu’ils commençaient
à cultiver. Dans la ville, plusieurs négociants fermaient
leurs établissements et songeaient déjà à se rembarquer
avec leurs marchandises les plus précieuses, tant il leur
paraissait difficile de résister à une insurrection géné-
rale, avec une armée découragée et malade, et avec un
chef déconsidéré ; enfin la colonie naissante semblait
être arrivée à son dernier jour. Mais que peuvent dans
une guerre défensive, les efforts désordonnés de la bar-
barie contre la vigoureuse organisation militaire des na-
tions civilisées ?
Le 17 juillet les gens de Ben-Zamoun passèrent
l’Aratch, vinrent attaquer la Ferme-Modèle, et mirent le
feu à la première récolte que des mains européennes eus-
LIVRE VIII. 219

sent fait croître sur le sol Algérien. Tous les postes exté-
rieurs furent obligés de se replier sur la Ferme, excepté
celui d’un blockhaus que les Kbaïles ne purent forcer.
L’ennemi s’étant emparé des hauteurs qui dominent cet
édifice du côté du nord, plongeait dans son intérieur et
commençait à mettre la garnison dans une position assez
critique, lorsque des secours arrivèrent, ce qui l’obligea
de repasser la rivière et de se retirer dans son camp.
Le lendemain l’attaque recommença, mais au pre-
mier coup de canon le général Berthezène partit d’Alger
avec 6 bataillons, toute la cavalerie et 2 pièces de cam-
pagne, et se dirigea par Kouba et la route de Constantine
entre la maison Carrée et la Ferme. Arrivé sur la crête
des hauteurs en face de Sidi-Arzine, il dirigea le feu de
son artillerie sur le camp des Kbaïles. En même temps,
le colonel d’Arlanges, du 30e de ligne, qui comman-
dait le poste de la Ferme, fit une sortie contre ceux qu’il
avait en face, les rejeta de l’autre côté de la rivière, passa
l’Aratch après eux et se dirigea sur le camp. Le général
Berthezène s’y porta aussi avec toutes ses troupes ; mais
l’ennemi n’attendit pas un choc aussi formidable. Il leva
le camp avec précipitation, prit en toute hâte le chemin
des montagnes. La cavalerie se mit à sa poursuite; mais
elle ne put l’atteindre. Elle mit alors le feu à un Houch
de Beni-Mouça, dont les habitants avaient pris les armes
contre nous. Le général en chef rentra le même jour à
Alger, croyant en avoir fini avec l’insurrection.
Malgré le succès de cette journée et la dispersion des
troupes de Ben-Zamoun, les voitures de l’artillerie, qui
rentraient le soir à Alger, sous l’escorte de 2 compagnies,
220 PREMIÈRE PARTIE

furent attaquées près de Birkdem, par un parti arabe qui


s’était mis en embuscade sur la route. Il y eut un moment
de désordre dans l’escorte, mais l’ennemi finit par être
repoussé.
Le 19, la ferme fut de nouveau attaquée ; cette fois,
ce fut par les Arabes, du rassemblement de Bouffarick.
L’ennemi arriva par le pont d’Oued-El-Kerma, bloqua le
blockhaus qui était sur la hauteur en face, et vint investir
la ferme qu’il ne put forcer. Le combat se prolongea jus-
que dans la nuit.
Le 20, le blockhaus d’Oued-El-Kerma, toujours
entouré d’ennemis, continua à se défendre avec achar-
nement, quoique privé de toute communication avec la
ferme. L’officier qui le commandait, et dont le nom mé-
rite d’être connu, s’appelait Rouillard, il était lieutenant
au 30e de ligne. Il ménagea ses cartouches en ne faisant
tirer qu’à coups sûrs, et parvint ainsi à se maintenir dans
ce poste dangereux. Les Arabes essayèrent de démolir
le blockhaus en arrachant les planches ou en les coupant
à coup de yatagan, mais ils n’eurent pas, fort heureuse-
ment, l’idée d’y mettre le feu. Le même jour un convoi
fut attaqué près de Birkadem ; un demi bataillon du 67e
de ligne, qui l’escortait, fut mis en complète déroute, et
ne dut son salut qu’à un bataillon du 30e qui vint à son
secours; la ferme fut aussi attaquée, mais faiblement.
Le 21, les tirailleurs ennemis s’avancèrent jusqu’à
Birkadem, et l’on combattit jusque dans la nuit aux envi-
rons de la ferme et d’Oued-El-Kerma, sans succès bien
prononcé de part ni d’autre. Le général Feuchère s’était
porté sur ce point vers le soir avec quelques bataillons.
LIVRE VIII. 221

Enfin, le 22, le général en chef marcha à l’ennemi au


point du jour avec des forces imposantes. Le combat se
décida alors complètement en notre faveur. Les Arabes
furent rejetés sur la route de Bélida, et on les poursuivit
jusqu’à Bir-Touta (le Puits des Mûriers), à cinq quarts
de lieue au-delà du pont d’Oued-El-Kerma. La cavalerie
s’avança jusqu’en vue de Bouffarick, où se trouvaient
encore quelques masses ennemies ; ne se sentant pas as-
sez forte pour les attaquer, elle se replia sur le corps d’ar-
mée en incendiant et saccageant quelques habitations
arabes. Le général Berthezène rentra le même jour à Al-
ger, comme il l’avait fait le 18, mais cette fois avec plus
de raison, car le succès de cette journée avait été décisif.
Les bandes qui composaient le rassemblement de Bouf-
farick, se dispersèrent comme celles de Ben-Zamoun, et
de Sidi-Saadi et il ne resta plus d’ennemis à combattre.
Les Arabes ne mirent ni ordre ni ensemble dans leurs
attaques ; ils avaient hâte d’en finir, parce qu’ils sentaient
bien qu’ils ne pouvaient rester réunis bien longtemps. S’ils
avaient pu prolonger leurs efforts, ils nous auraient mis
dans une position critique. Les maladies régnaient dans
nos troupes depuis plus d’un mois, et prenaient chaque
jour plus d’intensité. Les hôpitaux étaient encombrés, et
les cadres de plusieurs régiments presque vides ; de sorte
qu’un mois ou trois semaines de fatigue et de combats,
même heureux, auraient réduit l’armée presque à rien ; au
reste, cette insurrection, quoiqu’elle n’eût pas atteint le
but que s’en proposaient les auteurs, fit beaucoup de mal
à la colonie. Elle arrêta le travail et la marche des capitaux
d’Alger, découragea les hommes timides qui sont tou-
222 PREMIÈRE PARTIE

jours en grand nombre, fournit des arguments aux enne-


mis de la colonisation, et contribua puissamment à donner
à ce qu’il resta d’activité coloniale, la fausse et funeste di-
rection que nous avons signalée dans le livre précédent.
Quoique les Arabes eussent été repoussés à l’attaque
de nos lignes, cet échec ne détruisit pas la bonne opinion
qu’ils avaient conçue d’eux-mêmes depuis la retraite de
Médéah. Ils n’y virent qu’un avertissement de se borner à
se considérer comme nos égaux en force et en puissance,
tandis que pendant quelques jours ils s’étaient regardés
comme nos supérieurs. Dès ce moment, ils commencè-
rent à faire une distinction entre la banlieue d’Alger, sur
laquelle ils voulurent bien consentir à reconnaître nos
droits, et le reste de la province, qui, d’après eux, devait
être soustraite à notre autorité. Restez chez vous, et nous
resterons chez nous, tel fut le langage de leur politique.
La conduite du général Berthezène, pendant les quatre
ou cinq mois qu’il resta encore en Afrique, prouva qu’il
avait accepté cet ultimatum. Cependant ce général, tout
en consentant à traiter de puissance à puissance avec les
Arabes de la province d’Alger, désirait qu’ils eussent
un chef unique qui pût lui répondre non de leur soumis-
sion, il n’en était plus question, mais de leur tranquil-
lité. L’Agha Mendiri n’avait jamais été qu’une fiction,
qui dans le moment n’était plus même admissible; sur
la recommandation des Maures d’Alger, on le remplaça
par El-Hadj-Mahiddin-el-Sger-ben-Sidi-Aly-ben-Mou-
barek, chef de l’antique et illustre famille des Marabouts
de Coléah. Celui-ci s’engagea, moyennant un traitement
de 70,000 fr. par an, à obliger les Arabes d’observer les
LIVRE VIII. 223

conditions du traité tacite. J’ai su, depuis la composition


de ce livre, que cet engagement a été écrit, et qu’il se
trouve entre les mains de El-Hadj-Mahiddin, qui nous
enfermait dans le cercle de Popilius. C’était là un sys-
tème complet de stagnation, mais enfin c’était un sys-
tème. Nous renoncions à agir sur les Arabes,et nous nous
bornions avec 14 à 15 mille hommes à occuper quelques
lieues carrées, qui paraissaient devoir suffire aux besoins
de notre colonie naissante. Les forces dont nous pouvions
disposer nous auraient permis de faire mieux, mais nous
sommes habitués depuis longtemps en France à n’obte-
nir que de faibles résultats avec de grands moyens.
Le nouvel Agha, jusqu’au départ du général Ber-
thezène, qui eut lieu dans le mois de janvier 1832, remplit
ses engagements en homme consciencieux. Les Arabes
ne se permirent aucun acte d’hostilité sur nos terres, mais
il était imprudent à un Français de pénétrer sur les leurs.
Les Indigènes auraient regardé le droit de le massacrer
comme une des conditions du traité. L’Agha recomman-
dait bien dans toutes ses lettres de ne laisser pénétrer per-
sonne chez les Arabes., et de n’avoir de communications
avec eux que par son intermédiaire. En effet, toutes les
relations avec les Arabes se réduisaient à la correspon-
dance de l’Agha, qui ne vint que très rarement à Alger
dans le cours de son administration.
El-Hadj-Mahiddin exerçait une grande influence
sur les indigènes, et par la sainteté de son origine, et par
ses qualités personnelles, qui étaient très remarquables.
Homme d’ordre et d’autorité, il arrêta un moment l’anar-
chie parmi les Arabes. Il nomma pour Kaïd à Krochna, en
224 PREMIÈRE PARTIE

remplacement de Ben-el-Amry, dont nous avons raconté


la fin tragique, El-Hadj-Mohammed-el-Mokhfy ; Ahmed-
ben-Ourchefoun fut laissé à Beni-Mouça, et Meçaoud-
Ben-Abdeloued au Sebt, malgré la part qu’ils avaient prise
l’un et l’autre à l’insurrection. A Beni-Khalil-Mohammed-
Ben-Cherguy avait abandonné ses fonctions à la destitu-
tion de l’Agha Hamdan. L’Agha Mendiri, qui ne savait pas
trop ce que c’était qu’un Kaïd, ne songea pas à le rempla-
cer, mais l’Outhan, las de cette anarchie, mit à sa tête El-
Hadj-Boualouan. M. Mendiri, s’apercevant qu’il aurait dû
se mêler de cette affaire, refusa de reconnaître Boualouan,
et fit nommer à sa place El-Arbi-Ben-Arahim-Cheik de
BeniSalah. L’Agha Mahiddin, n’ayant pas confiance en
cet homme, le destitua, et El-Arbi-Ben-Mouça fut recon-
nu Kaïd de Beni-Khalil ; à Médéah, Oulid-Bou-Mezrag
s’était emparé du pouvoir sans titre déterminé, après le
départ de Ben-Omar ; mais ce jeune homme, s’étant en-
suite abandonné à la débauche et à l’ivrognerie avec un
scandale qui indigna toute la population, tomba dans le
plus grand discrédit, et ne vit d’autre ressource que de se
jeter dans le parti du Bey de Constantine, ainsi que nous
le verrons dans le second volume. Comme nous touchons
à l’époque où ce dernier commença à être en contact plus
immédiat avec nous, il convient de faire connaître au lec-
teur dans quelle position il se trouvait alors.
Ahmed, Bey de Constantine, après la prise d’Alger,
se retira dans sa province avec le peu de troupes qu’il avait
conduites au secours d’Hussein Pacha. En approchant
de sa capitale, il apprit que les Turcs qu’il y avait lais-
sés, s’étaient révoltés contre son autorité, et avaient élu
LIVRE VIII. 225

pour Bey, son lieutenant Hamoud-ben-Chakar; ne se trou-


vant pas assez fort pour les soumettre, ils les fit prier de
permettre à sa famille de venir le rejoindre, promettant de
renoncer à tous ses droits et de se retirer dans la Saharah ,
pays de sa femme. Mais pendant cette petite négociation,
une prompte révolution s’opéra en sa faveur. Les habitants
de Constantine, craignant les excès auxquels les révoltés
pourraient se livrer, s’ils étaient complètement vainqueurs,
envoyèrent un Marabout à Ahmed Bey pour l’inviter à
entrer en ville avec le peu de forces dont il pouvait dis-
poser, s’engageant à le soutenir contre les Turcs. Ahmed,
qui ne renonçait que malgré lui à la puissance, mit à pro-
fit ces bonnes dispositions, et pénétra dans Constantine.
Les Turcs, voyant qu’ils avaient toute la population contre
eux, sortirent de la ville, et allèrent camper à une certaine
distance avec le Bey qu’ils avaient élu. Le lendemain, Ah-
med marcha contre eux avec des forces supérieures prises
dans le sein de la population. Les révoltés, n’espérant pas
pouvoir lui résister, massacrèrent Hamoud-ben-Chakar, et
firent leur soumission. Le Bey feignit de les recevoir en
grâce, mais plus tard il les fit presque tous égorger en dé-
tail, sous différents prétextes.
Mustapha-Boumz-Rey, Bey de Titery, s’étant mis
en état de guerre contre la France, et ayant pris le titre
de Pacha, envoya, dans l’été de 1830, une députation à
Ahmed pour le sommer de le reconnaître comme suc-
cesseur d’Hussein. Cette ambassade n’arriva pas jusqu’à
lui ; car à peine eut-il vent de la démarche de Mustapha,
qu’il jura qu’il ne reconnaîtrait jamais son collègue pour
son souverain, et prit pour lui-même le titre de Pacha.
226 PREMIÈRE PARTIE

La chute de Mustapha ne rapprocha pas Ahmed des


Français. Le général Clauzel, ayant pris alors, comme
nous l’avons dit, la résolution de le remplacer par un prin-
ce de la famille de Tunis, il ne songea plus qu’à se mettre
en état de défense. Se méfiant de Fachat-Ben-Saïd, qui
remplissait alors les fonctions de Cheik des Arabes de
Saharah(1), il le destitua, et nomma à cet emploi son oncle
maternel Bouzeis-Ben-Gana. Cette mesure intempestive
a été pour lui une source intarissable d’embarras de toute
espèce, car Fachat n’était pas homme à céder facilement
sa place ; il avait pour lui l’affection de plusieurs tribus
puissantes, et par leur moyen il repoussa Ben-Gana, qui
s’était présenté avec des forces insuffisantes. Vaincu peu
de temps après par Ahmed-Bey, qui marcha contre lui en
personne, il ne perdit pas courage pour cela, et la plupart
des tribus continuèrent à le reconnaître pour chef. Sans
cesse occupé à susciter des ennemis au Bey de Cons-
tantine, il étendait ses menées sur tous les points où il
pouvait trouver le moindre germe de mécontentement à
exploiter.
Cet état de choses menaçant pour Ahmed-Bey,
l’empêcha de s’occuper de Bône, après que le général
Damrémont l’eut évacuée en 1830. Cette ville, soustrai-
te de fait à son autorité, et abandonnée par la France,
se gouverna elle-même. Les tribus voisines, qui en vou-
laient beaucoup aux habitants pour avoir reçu les Fran-
çais dans leurs murs, l’attaquèrent plusieurs fois, mais
____________________
(1) Le Cheik des Arabes de Saharah est l’Agah des tribus de cette
contrée, qui chacune ont leurs Cheiks particuliers.
LIVRE VIII. 227

elles en furent toujours repoussées. Une centaine de


Turcs qui s’y trouvaient s’établirent dans la Casbah sous
le commandement d’un Kourougli influent, nommé Ah-
med, et contribuèrent puissamment à sa défense. Cepen-
dant comme les attaques se renouvelaient sans cesse, les
Bônois s’adressèrent au général Berthezène dans l’été
de 1831, et lui demandèrent des secours en hommes et
en munitions. D’après les insinuations de Sidi-Ahmed,
qui nécessairement jouissait d’un grand crédit chez eux,
à cause des services que sa petite troupe leur rendait de-
puis un an, ils insistèrent beaucoup pour qu’on ne leur
envoyât que des troupes indigènes. Cet arrangement con-
venait à Sidi-Ahmed, qui avait, dit-on, conçu des pro-
jets de se créer une position indépendante, et au général
Berthezène, qui n’aurait pas cru peut-être pouvoir pren-
dre sur lui d’envoyer des troupes françaises à Bône sans
l’autorisation du gouvernement français ; en conséquen-
ce on forma un petit détachement de 125 Zouaves, tous
musulmans, à l’exception de quelques officiers et sous-
officiers, dont on donna le commandement au capitaine
Bigot. Le commandant Houder, officier d’ordonnance du
général Guilleminot, alors ambassadeur à Constantino-
ple, fut chargé de la direction supérieure de l’expédition,
mais par une assez bizarre combinaison d’idées, il re-
çut le titre de consul de France à Bône. M. Houder était
venu en Afrique sous le général Clauzel, pensant que les
connaissances qu’il croyait avoir des Maures de l’Orient
pourraient y être utilisées. C’était un homme très actif et
très zélé, mais d’un jugement peu sûr.
MM. Houder, Bigot et leurs 125 Zouaves arrivèrent
228 PREMIÈRE PARTIE

à Bône sur la corvette la Créole , le 14 septembre. Ils


furent fort bien reçus par les habitants, mais Sidi-Ah-
med, à la vue des officiers français, laissa percer son mé-
contentement. Ce n’était pas ce qu’il avait demandé. Il
aurait voulu des soldats musulmans et rien de plus. Le
commandant Houder, qui s’aperçut de ses dispositions,
vit bien qu’il allait avoir un ennemi dans cet homme,
et se mit tout aussitôt à travailler à l’éloigner des affai-
res. Sons prétexte de vouloir soulager les Turcs, il plaça
quelques Zouaves à la Casbah, et en augmenta progres-
sivement le nombre, de manière à pouvoir y envoyer un
officier, ce qui ôta par le fait le commandement de cette
citadelle à Sidi-Ahmed. Mais celui-ci resta cependant
assez puissant pour faire beaucoup de mal s’il le voulait,
et il le voulut d’autant plus que M. Houder rompait évi-
demment avec lui. Il est des circonstances difficiles où il
faut dissimuler avec un ennemi, lorsqu’on ne se sent pas
la force de l’écraser entièrement.
Il y avait alors à Bône un ancien Bey de Constanti-
ne, nommé Ibrahim, qu’une suite d’événements avaient
conduit dans cette ville. Ce personnage, qui cachait sous
une bonhomie apparente un grand fond de perfidie, par-
vint à capter la confiance de M. Houder. Il épiait tou-
tes les démarches de Sidi-Ahmed, et en rendait compte
au commandant français. Son dessein était de les perdre
l’un par l’autre, et de s’emparer ensuite du pouvoir.
M. Houder, qui n’avait pas les habitudes très mili-
taires, s’était fort mal installé à Bône. Sa petite troupe
se gardait mal. Les portes de la Casbah étaient toujours
ouvertes, et l’officier qui y commandait venait tous les
LIVRE VIII. 229

jours, prendre ses repas en ville. Ibrahim, qui observait


tout, résolut de profiter de cette négligence pour brus-
quer le dénouement qu’il préparait. Il avait obtenu du
trop confiant Houder quelque argent pour prix des servi-
ces qu’il était censé lui rendre. Il en employa une partie à
soudoyer quelques hommes avec lesquels il se présenta
à la Casbah au moment où l’officier en était absent. La
garnison étonnée hésita un instant, mais bientôt, séduite
par quelques largesses, elle se déclara pour lui, les Turcs
d’abord et plusieurs Zouaves ensuite. Ceux qui auraient
désiré rester fidèles, se voyant ainsi abandonnés, furent
contraints de poser les armes.
Ibrahim maître de la citadelle en fit fermer les por-
tes et annonça son triomphe par une salve d’artillerie.
A ce bruit, le commandant Houder et le capitaine Bi-
got réunirent à la hâte quelques soldats, et marchèrent
sur la Casbah, d’où ils furent repoussés par une vive
fusillade. Ils rentrèrent alors dans la ville, dont les par-
tisans de Sidi-Ahmed, cherchaient déjà à fermer les
portes.
Il y avait alors en rade de Bône 2 bâtiments de l’état,
la Créole et l’Adonis. M. Houder résolut de leur deman-
der des hommes de débarquement, et d’attaquer la Cas-
bah avec eux et ses Zouaves. Mais les habitants de la
ville lui ayant promis de ramener les Turcs à leur devoir
et de lui livrer Ibrahim, il renonça à son projet.
Deux jours se passèrent ainsi à attendre l’effet de ces
promesses qui ne devaient pas se réaliser. Les habitants
de la campagne étaient aux portes de la ville; Ibrahim
en avait reçu un grand nombre dans la citadelle ; et tout
230 PREMIÈRE PARTIE

annonçait une attaque prochaine. Le 29, quelques Bô-


nois, disant agir au nom de leurs compatriotes, vinrent
déclarer au commandant Houder qu’il ne pouvait plus
rester à Bône. Forcé de céder à la nécessité, ce malheu-
reux officier leur annonça qu’il allait partir, et fit aussitôt
demander des embarcations aux deux navires. Dès que
cette nouvelle se fut répandue en ville et au-dehors, les
campagnards se précipitèrent sur les portes, forcèrent les
gardes de se replier, et inondèrent toutes les rues. Beau-
coup de Zouaves furent pris ou se réunirent aux insurgés
; le capitaine Bigot fut égorgé après s’être vaillamment
défendu. Quarante ou cinquante personnes, Français ou
Zouaves, repoussées vers la porte de la Marine, se préci-
pitèrent vers les embarcations que les deux navires leur
envoyaient. Plusieurs périrent dans cette catastrophe, et
de ce nombre fut l’infortuné Houder, qui, déjà blessé de
deux coups de feu, reçut une balle dans la tête en arri-
vant dans un canot.
Cette scène sanglante était à peine terminée que les
habitants de cette ville envoyèrent des parlementaires à
bord de la Créole, pour protester qu’ils n’étaient pour rien
dans tout ce qui venait de se passer. Peu d’instants après,
on vit arriver d’Alger 2 bricks portant 250 hommes du
2e bataillon de Zouaves, commandés par le commandant
Duvivier, que le général Berthezène envoyait au secours
de la faible garnison de Bône. Les gens de la ville rendirent
alors les prisonniers, parmi lesquels se trouvait un officier.
M. Duvivier désirait tenter un coup de main sur la Casbah
avec ses hommes et une partie des équipages des navires;
mais les commandants de bâtiments ne crurent pas devoir
LIVRE VIII. 231

accéder à ce projet. Il fallut donc retourner à Alger, où


les débris de l’expédition rentrèrent le 11 octobre.
Cette malheureuse affaire acheva de perdre le géné-
ral Berthezène, à qui on en reprocha l’issue avec d’autant
plus d’amertume, que la pitié commandait le silence sur
celui qui aurait pu en partager le blâme avec lui.
Dans la province d’Oran, notre position fut long-
temps indécise sous l’administration du général Ber-
thezène. Le gouvernement resta plusieurs mois sans se
prononcer sur l’adoption ou le rejet des arrangements
pris par le général Clauzel au sujet de ce Beylik, et pen-
dant tout ce temps les choses restèrent dans le même état
où nous les avons laissées au 5e livre de cet ouvrage. Le
Khalifa du prince Ahmed était toujours censé gouverner
le pays sous la protection du colonel Lefol et de son ré-
giment; mais son autorité ne s’étendait guère au-delà de
la ville, réduite à une très faible population. Il avait pris à
son service les Turcs qui étaient à celui de l’ancien Bey,
ce qui éleva à 4 à 500 hommes le nombre des soldats
immédiatement placés sous ses ordres, y compris ceux
qu’il avait amenés de Tunis. Dans le mois de juin, il alla
attaquer avec ce petit corps, une tribu qui l’avait bravé,
lui tua beaucoup de monde, et lui enleva un assez riche
butin ; il avait besoin de cette ressource, car il était pres-
que sans argent et ses troupes étaient dans le plus affreux
dénuement. Le 21e de ligne n’était pas dans une position
plus brillante. Comme il était désigné depuis longtemps
pour rentrer en France, il ne recevait plus rien de son dé-
pôt, de sorte que les soldats étaient presque nus ; les offi-
ciers eux-mêmes n’avaient que des habits en lambeaux.
232 PREMIÈRE PARTIE

Le découragement s’était emparé de cette troupe, fati-


guée de son isolement, et qui restait souvent un mois
sans nouvelles d’Alger ni de France. Le colonel Lefol,
qui la commandait, mourut d’une nostalgie, dans le cou-
rant du mois d’août.
La nouvelle des succès obtenus par les Kbaïles à l’ex-
pédition de Médéah, excita quelques mouvements dans
les environs d’Oran. Les Arabes qui habitaient auprès
de cette place, s’en éloignèrent avec l’intention avouée
d’aller se joindre à leurs compatriotes de l’intérieur, et
de revenir ensuite attaquer la garnison. Ces préparatifs
hostiles rendirent un peu de vie aux soldats français, à
qui l’inaction pèse plus que toute autre chose, mais ils
n’amenèrent que quelques vaines démonstrations de la
part des Arabes. Il n’y eut aucune attaque sérieuse, et
tout se borna à quelques insignifiants coups de fusil, ti-
rés de loin sur les avant-postes.
Enfin, le gouvernement, s’étant déterminé à refuser
sa ratification aux arrangements du général Clauzel, se
décida à occuper Oran pour son propre compte. Le géné-
ral Fodoas avait d’abord été désigné pour aller comman-
der sur ce point, mais une nouvelle décision confia ce
poste au général Boyer, qui avait commandé une division
de l’armée d’Afrique sous le général Clauzel. Il arriva à
Oran dans le milieu de septembre ; le 21e de ligne rentra
en France, et le 20e le remplaça. Mais l’envoi d’un lieu-
tenant-général à Oran prouvait que l’intention du gouver-
nement était d’augmenter les forces dans cette partie de
la Régence, ce qui eut en effet lieu un peu plus tard.
Le Khalifa et ses Tunisiens furent reconduits dans
LIVRE VIII. 233

leur pays à leur grande satisfaction, car ils étaient las de-
puis longtemps de leur position équivoque.
Peu de jours après l’arrivée du général Boyer, Mu-
ley-Aly, parent de l’empereur de Maroc et commandant
des troupes que ce prince avait envoyées dans la pro-
vince d’Oran, vint avec quelques centaines de cavaliers
tournoyer autour de la place ; après deux ou trois jours
de vaines et puériles démonstrations il disparut ; mais
les environs de la ville restèrent peu sûrs. Les Arabes ve-
naient en enfants perdus tirer de loin sur les sentinelles,
comme pour protester contre notre présence à Oran par
ces actes d’hostilités sans résultats ; cela n’empêchait
pas d’autres Arabes de fréquenter notre marché ; et, il
est même arrivé plus d’une fois que des indigènes, après
avoir vendu leurs denrées à Oran, s’amusaient, en s’en
retournant, à décharger leurs fusils contre les remparts.
Cet état équivoque, qui n’était ni la paix ni la guerre,
dura, avec quelques légères variations, pendant toute
l’année 1831.
Le général Boyer était arrivé dans son commande-
ment précédé d’une grande réputation de sévérité, qui lui
avait acquis en Espagne le surnom de Cruel, dont il était
le seul à s’honorer. C’était, du reste, un homme d’esprit
et de capacité, instruit et ami des arts, doux et affable
dans son intérieur, et pourvu enfin d’une foule de qua-
lités estimables, qui contrastaient singulièrement avec
sa terrible réputation justifiée par ses actes. Il se mon-
tra à, Oran impitoyable envers des Maures soupçonnés
d’entretenir des intelligences avec l’empereur de Maroc.
Plusieurs furent exécutés sans jugement, et quelques uns
234 PREMIÈRE PARTIE

clandestinement. Un marchand marocquin, nommé Ba-


lenciano, fut un jour enlevé de chez lui par ses ordres, et
cessa bientôt d’exister toutes ses richesses furent confis-
quées ; il revint au trésor une somme de 20,000 fr., qui
n’a été restituée aux héritiers qu’en 1834. Rien ne jus-
tifiait des mesures aussi acerbes. La population d’Oran
n’était pas assez considérable, ni assez hostile pour qu’il
fût nécessaire de la maintenir par de semblables moyens.
S’il existait des coupables, c’était à la justice à les trou-
ver et à les punir. Il faut que les circonstances soient bien
graves pour qu’un seul homme s’arroge le droit de vie et
de mort; malheureusement la cruauté, comme moyen po-
litique, était systématique chez le général Boyer, c’était
une affaire de conviction et de raisonnement, plus encore
qu’une émanation de caractère.
Lorsqu’il fut bien décidé qu’Oran ferait définitive-
ment partie de l’occupation, on s’occupa d’y organiser
les services administratifs. Comme toujours la fiscalité
fut mise en première ligne ; un arrêté du 7 septembre
rendit applicables au port et à la ville d’Oran, le tarif et le
mode de perception des droits de douane et d’octroi en
usage à Alger. Le même jour on fixa la composition du
personnel du bureau des douanes à Oran. M. Baraclein
fut nommé sous-intendant civil, et M. Pujal commissai-
re près de la municipalité qu’on se proposait de créer à
l’instar de celle d’Alger. Nous allons maintenant donner
une courte description de la province d’Oran, et faire
connaître les tribus qui l’habitent.
La province d’Oran a une partie de son territoire sur
la rive droite du Chélif. Cette partie est très montagneuse,
LIVRE VIII. 235

et principalement habitée par des tribus Kbaïles à l’époque


où Shaus fit son intéressant et scientifique voyage ; elle
s’étendait à l’est jusqu’au Masaphran, mais depuis lors
elle a dû céder à la province d’Alger tout le terrain com-
pris entre cette rivière et la Teffert, qui se jette dans la mer
entre Cherchel et Ténez. Les principales tribus Kbaïles de
cette contrée sont les Beni-Medoun, les Beni-Zeroual, les
Beni-Méhenna, les Achacha, les Beni-Rachid, les Oulad-
Sidi-el-Hadj-Henni, les Beni-Aïcha, les Beni-Zoug-Zoug.
La plus puissante tribu arabe de ce pays est celle de Djen-
del ; les villes sont Ténez, Miliana et Mazouna.
Ténez est une petite et sale ville, qui, avant Barbe-
rousse, a cependant été la capitale d’un petit royaume in-
dépendant. Il existe une épigramme arabe, qui dit qu’elle
est bâtie sur du fumier, et qu’on n’y trouve pas même de
l’eau potable. Cette ville, située au bord de la mer, a un
petit port où se faisait jadis un commerce de blé assez
considérable. Elle est couverte à l’est par le cap du même
nom, qui est très élevé et très avancé dans la mer. Les
Beni-Medoun habitent le littoral à l’ouest de Ténez. On
trouve entre Ténez et le cap Ivi, deux autres petits ports de
peu d’importance, Cachema et Oued-el-Ksal, et la petite
rivière de Hamise, à l’embouchure de laquelle est un mar-
ché où les Européens, étaient autorisés des Turcs de Shau
à faire le commerce des grains, ainsi que dans ceux de
Rummel-el-Bia, et de Magrova, situés sur la même côte.
Miliana est située dans l’intérieur des terres, à 24
lieues et au sud-est de Ténez, dans une position très éle-
vée, où l’hiver se fait sentir avec assez de rigueur. Elle
est bâtie au pied du mont Zacar, un des pies les plus
236 PREMIÈRE PARTIE

considérables de cette contrée; elle est entourée d’un


mauvais mur d’enceinte, et a trois portes défendues par
trois petits châteaux armés de quelques canons. La po-
pulation de cette ville est de trois à quatre mille âmes.
A quelques lieues au nord-est de Miliana, sont les Ther-
males de Méridja (aquœ calidœ, colonie des Romains) ;
elles ont beaucoup de réputation dans le pays, et sont
très fréquentées. On voit à Métidja quelques ruines ro-
maines. On en trouve aussi, mais peu, à Miliana.
Mazouna est plutôt un village qu’une ville, elle est
bâtie à peu de distance des bords du Chélif, et à deux
lieues de l’embouchure de cette rivière, sur le territoire
de la tribu des Beni-Abas. Sa population est de 1,200 à
1,500 habitants, dont le plus grand nombre est Kouzou-
gris.
Le Chélif est la rivière la plus considérable de la
régence d’Alger. Shaler la croyait navigable jusqu’à une
distance assez grande de son embouchure, mais il était
dans l’erreur à cet égard. Je me suis convaincu qu’à la
hauteur de Mazouna, elle a déjà trop peu d’eau pour por-
ter des barques : dans la saison des pluies, elle présente
pendant quelques semaines un volume d’eau assez con-
sidérable, mais elle n’est alors qu’un torrent, qui ne sau-
rait être d’aucune utilité à la navigation. En 1832, une
embarcation du brick français, la Surprise, montée par
M. Tatareau, capitaine d’état-major, et par quelques offi-
ciers de marine, franchit la barre du Chélif, sur laquelle
elle ne trouva que 5 pieds d’eau, la sonde en donna 9 à
une encablure au-dessus. L’embarcation ne put pousser
sa reconnaissance que jusqu’à un millier de mètres de
LIVRE VIII. 237

l’embouchure, les hostilités des Ben-Aïcha qui habitent


ces rives, l’ayant forcée à rétrograder. Si elle avait pu
poursuivre sa route, il est à présumer qu’elle n’aurait
trouvé assez de fond que jusqu’au confluent de la Mina,
c’est-à-dire, dans une longueur de 7 à 8 lieues au plus.
On voit donc qu’il ne faut pas compter sur le Chélif com-
me moyen de navigation intérieure. Cette rivière prend
sa source au pied et au Sud du mont Onennaseris, dans
un lieu appelé Seboun-Aioun (le Rosourus) ; elle coule
vers l’Est dans une longueur de 10 lieues environ, re-
çoit par sa droite la rivière de Midroë, traverse ensuite, à
ce que l’on croit, l’hypothétique lac de Titery (1), court
vers le Nord, jusqu’à peu de distance de Médéah, puis
fait un brusque changement de direction vers l’Ouest,
coule vers la mer par la ligne directe et s’y jette à l’ouest
du cap Ivi.
La partie de la province d’Oran située à la gauche du
Chélif est cinq ou six fois plus étendue que celle que nous
venons de décrire; elle est bornée au sud par le Sahara, à
l’ouest par l’empire de Maroc et au nord par la mer ; la
configuration en est assez uniforme, ce sont des chaînes
de montagnes courant de l’est à l’ouest, et séparées par
des vallées ou plutôt par des plaines d’une belle étendue,
à peu près sous les méridiens d’Oran et de Mascara ; les
chaînes sont réunies par des montagnes intermédiaires
qui se terminent au cap Ferrat entre Oran et Arzew : ainsi
les vallées dont nous venons de parler débouchent, cel-
les qui sont à l’ouest sur la Tafna, et celles de l’est sur le
____________________
(1) Je n’ai pu obtenir encore aucun renseignement positif sur ce lac
238 PREMIÈRE PARTIE

Chélif. Les vallées de l’est sont arrosées par les affluents


de gauche du Chélif, dont les principaux sont la Mina,
l’Arion et la Feddah.
La Mina prend sa source près de Frendah, à une
journée de marche au sud de Mascara. La partie inférieu-
re de son bassin forme la plaine de Matral, habitée par
les Oulad-Hamed, les Oulad-Sidi et les Aribi, les Soui-
des, les Hakerma et les Meukalia. La partie supérieure
est principalement habitée par les Flita, qui forment une
tribu très puissante.
L’Arion, qui se perd dans le Chélif au-dessus de la
Mina, coule parallèlement à cette dernière rivière. Son
bassin est habité en grande partie par la Sbiah, tribu re-
muante et très adonnée au brigandage.
La Feddah ou rivière d’argent, est ainsi nommée
parce qu’elle charrie des parcelles métalliques qui pa-
raissent être de l’argent ; elle prend sa source au nord du
mont Onennasiris et à peu de chose près sous le même
méridien que le Chélif. La principale tribu qui habite le
bassin de la Feddah, est celle de Lataf, séparée par le
Chélif de celle de Djendel, dont nous avons parlé plus
haut. Il existe en cet endroit un fort beau pont en pierres,
sur le Chélif, bâti en 1816 sous l’administration d’Omar-
Pacha. Ce pont est à 40 lieues environ de l’embouchure
de la rivière, et à 7 de Miliana. Le terrain compris dans
le grand coude que forme le Chélif, au-dessus du pont,
est habité par plusieurs tribus arabes, dont les principa-
les sont : Malmata, Beni-Samoun, Laite et Oulad-Halif.
Le point le plus élevé de la contrée que nous venons de
décrire, est le mont Onennasiris. En général les chaînes
LIVRE VIII. 239

s’abaissent sensiblement en se rapprochant du Chélif.


Celle qui se trouve sur la rive gauche de Mina se
rattache, à l’est, au massif montueux sur lequel Mosta-
ganem et Missigran sont bâtis, et à l’ouest, aux monta-
gnes qui séparent les vallées de l’est de celles de l’ouest,
sous les méridiens d’Oran et de Mascara, comme nous
l’avons dit plus haut. C’est sur cette chaîne que se trouve
la ville de Calah, à moitié chemin de Mascara au Ché-
lif. Au nord de cette même chaîne, s’étend la superbe
plaine de Ceirat, séparée de la mer par des collines d’une
épaisseur variable; elle est habitée par les Borgias, à
l’est, et par les Garrabas, à l’ouest, tribus puissantes et
belliqueuses. Elle est arrosée par l’Habra, et par le Sig,
qui se jette dans l’Habra, par la gauche, un peu au-des-
sus de son embouchure(1). L’Habra se jette dans le golfe
d’Arzew, près d’un petit port appelé le port aux Poules,
où l’on voit quelques ruines d’anciens édifices. La ville
d’Arzew s’élève sur une colline à trois lieues à l’ouest
de l’embouchure de l’Habra(2), et l’on trouve à une lieue
et demie plus loin le port d’Arzew, ou la Macta. Ce pays
est habité par la tribu d’Hamian; les collines situées à
l’est de l’Habra sont occupées par les Habides Cheraga;
enfin le massif des collines de Mostaganem et de Missi-
gran est habité par les Medjars, tribu puissante et nom-
breuse(3).
____________________
(1) L’Habra reçoit dans la montagne l’Oued-El-Hamman.
(2) L’embouchure de l’Habra est connue dans le pays sous le nom
de Macta.
(3) Cette tribu est divisée en plusieurs cantons, tels que les Mad-
ders, les Boukamel, les Oulad-Sidi-Abdallah, les Boukeirat, etc.
240 PREMIÈRE PARTIE

Au sud de la partie occidentale de la plaine de Cei-


rat, les montagnes sont assez élevées et assez épaisses;
elles sont habitées par les Béni-Chougran, qui s’étendent
jusqu’auprès de Mascara. Au sud de Mascara habitent
les Hachem(1).
On trouve dans les environs d’Oran, capitale de la
province, les tribus des Douers et des Zéméla, et un peu
plus au sud les Béni-Amer. A l’ouest d’Oran, sur le ter-
rain compris entre le cap Falcon et le cap Figalo, sont le
Ghamaras. A l’ouest de ceux-ci s’étend la belle plaine
de Zeïdoure; elle est arrosée par l’Oued-El-Melah et la
Tafna, qui se jettent dans le golfe d’Harsch-Goone ; il
existe à l’embouchure de la Tafna un assez bon mouilla-
ge, couvert par la petite île d’Harsch-Goone, qui a donné
son nom au golfe compris entre le cap Falcon et le cap
Hone ; cette contrée est habitée par les Oulad-Hassas et
les Béni-Hallel.
Nous n’avons nommé jusqu’ici que les principales
tribus de la province d’Oran; il en existe plusieurs autres
: j’ai même sous les yeux une liste écrite en arabe, sous la
dictée du dernier Bey d’Oran, qui en présente plus de 130 ;
mais elles seraient sans intérêt pour le lecteur, et je m’abs-
tiens de la reproduire ici. Elle est en outre très incorrecte-
ment écrite, et les meilleurs interprètes ont eu de la peine
à la déchiffrer. Elle est de plus entrecoupée d’observa-
tions qu’on ne sait à qui reporter, de sorte qu’on ne peut la
considérer comme un fort bon document. Cependant elle
____________________
(1) On trouve encore des Hachem sur d’autres points de la pro-
vince d’Oran, entre autres au sud de Mostaganem, sur le territoire de
Medjars.
LIVRE VIII. 241

m’a donné la preuve que les Turcs étaient loin de connaî-


tre parfaitement le Sahara, car on y lit, entête des noms
de quelques tribus qui habitent cette contrée au sud de
la province d’Oran : Noms des tribus du sud connus des
habitants d’Oran.
54 tribus de la province d’Oran, sont portées sur
cette liste comme exemptes de toute contribution, et
soumises seulement au service militaire. Ce sont princi-
palement des Douers et des Habides, comme dans cel-
les de Titery(1). Je n’ai pu avoir la division par Outhans;
plusieurs de ces Outhans avaient des Kaïds arabes ; les
Kaïds turcs résidaient principalement dans les villes ;
du reste les rouages du gouvernement étaient les mêmes
que dans les autres provinces. Les villes de la partie de la
province d’Oran, situées à l’ouest du Chélif, sont : Oran,
Trémecen, Mascara, Nedrouma, Gozouna, Callah, Mos-
taganem, Missigran et Arzew.
Oran est bâti au bord de la mer, dans une position
très pittoresque. Cette ville s’élève sur deux collines sé-
parées par un ravin assez profond, dans lequel coule un
ruisseau qui arrose de beaux jardins et fait tourner quel-
ques moulins. Les deux principaux quartiers de la ville
sont situés à droite et à gauche de ce ravin, qui débouche
sur la plage, où se trouve un autre quartier, appelé la Ma-
rine, moins considérable que les deux premiers. L’en-
ceinte de la ville a été fortifiée par les Espagnols, avec

____________________
(1) Dans un pays où rien ne s’imprime, il est fort difficile d’avoir
des documents géographiques et statistiques très positifs ; ceux que l’on
obtient de vive voix sont souvent fautifs et contradictoires.
242 PREMIÈRE PARTIE

beaucoup d’art et de soin ; mais elle est actuellement en


assez mauvais état. Une montagne assez élevée domi-
ne Oran à l’Ouest, le sommet en est défendu par le fort
Santa-Cruz ; à mi-côte se trouve le fort Saint-Grégoire,
et dans le bas, auprès de la mer, le fort de la Mouna. Vers
la partie sud du quartier qui est à droite du ravin, s’élan-
cent les forts Saint-André et Saint-Philippe, qui éclairent
ce même ravin, défendu en outre par quelques tours en
pierre; la partie nord de ce quartier est défendue par la
Nouvelle-Casbah, ou Château-Neuf, et par la pointe for-
tifiée de Sainte-Thérèse, qui commande la mer. Le quar-
tier à gauche du ravin est dominé par la Vieille-Casbah,
qui a été presque entièrement détruite par le tremblement
de terre de 1790.
Oran présente un aspect plus européen qu’oriental ;
les rues en sont larges, mais irrégulières : la principale est
plantée d’arbres. Oran avait jadis deux faubourgs consi-
dérables, Raslaïne et Kergentah, mais ils ont été sacrifiés
aux besoins de sa défense. Quoique cette ville offre un
développement très étendu, elle n’a guère que 7 à 8,000
âmes de population. On trouve à quelques lieues au sud
d’Oran un lac salé, d’une étendue assez considérable.
A une lieue à l’ouest de cette ville sont le port et le fort
de Mers-El-Kébir c’est là que viennent mouiller tous les
navires destinés pour Oran; car le petit port d’Oran ne
peut recevoir que des barques.
Trémecen ou Tlmessen est situé dans l’intérieur des
terres à douze ou quinze lieues du golfe d’Harich-Goom ;
c’était autrefois la capitale d’un assez puissant royaume,
mais dans ce moment elle ne compte que trois à quatre
LIVRE VIII. 243

mille âmes de population. On voit à peu de distance de


Trémecen les ruines de l’ancienne ville de Manzoura.
Mascara qui était la capitale du Beylik, pendant
qu’Oran était au pouvoir des Espagnols, est une ville
parfaitement située et entourée de superbes jardins : elle
a cinq faubourgs, tous considérables. Les fortifications
en sont presque nulles, et elles pourraient facilement être
enlevées par un coup de main. La population de Mascara
est de 8 à 10 mille âmes dans ce moment.
Nédrouma est une très petite ville, bâtie sur le pen-
chant d’une montagne à quatre lieues au sud du cap Hone.
Gazonna, autre petite ville, est située au bord de la mer
à l’ouest du cap Hone; elle a un petit port : ce serait un
bon point de débarquement pour une expédition sur Tré-
mecen.
Callah, dont nous avons déjà indiqué la position, est
une ville plus considérable que les deux précédentes, on
y fabrique beaucoup de tapis.
Mostaganem est situé à six lieues de la rive gauche
du Chélif, et à un quart de lieue de la mer, sur une colline
assez élevée; elle occupe la rive gauche d’un ravin sem-
blable à celui d’Oran, qui la sépare d’un de ses quartiers,
appelé Matmor, par lequel elle est dominée. Il y avait
autrefois deux beaux faubourgs à Mostaganem, Tisdids
et Diar-el-Djedid, mais ils ont péri comme ceux d’Oran.
La ville de Mostaganem a une enceinte fortifiée, mais en
mauvais état ; elle est de plus défendue par quelques forts
extérieurs, dont le principal est celui dit fort des Turcs ou
de l’Est, qui domine Matmor. On voit dans l’intérieur de
la ville, un vieux château bâti par Yousouf-ben-Taschfin
244 PREMIÈRE PARTIE

dans le XIle siècle de notre ère; nous lui avons donné


le nom de fort des Cigognes. Il y avait autrefois à Mos-
taganem une population de 12,000 âmes, et une grande
quantité d’ateliers .de broderies en or ; maintenant la po-
pulation indigène ne dépasse pas 1,500 âmes.
Missigran est située à une lieue seulement à l’ouest
de Mostaganem. Cette ville a beaucoup souffert dans les
dernières années, et elle est entièrement dépeuplée. La
campagne entre Missigran et Mostaganem était couverte
de maisons de campagnes, maintenant dévastées et dé-
sertes.
Arzew, situé sur une colline à peu de distance de la
mer, entre Oran et Mostaganem, est une ville complète-
ment ruinée ; on y voit quelques restes de constructions
romaines ; le port, qui est à une lieue et demie à l’ouest,
passe pour un des meilleurs mouillages de la Régence.
On trouve à peu de distance d’Arzew une immense sa-
line où le sel est en efflorescence sur le sol ; en général,
le sol de la province d’Oran est très imprégné de sel.
Cette province était, à l’époque où le général Boyer
fut appelé au commandement d’Oran, livrée à la plus hor-
rible anarchie. Un vague désir d’indépendance nationale
fermentait dans toutes les têtes ; mais il y avait encore
absence d’unité dans la volonté et le commandement.
La ville de Mascara s’était révoltée contre les Turcs, qui
avaient cru pouvoir s’y maintenir après la chute du Dey,
et, après les avoir chassés ou égorgés, s’était constituée
de fait en république. Celle de Trémecen était partagée
entre les indépendants, qui occupaient la ville, et les
Turcs et les Kourouglis qui étaient maîtres de la citadelle.
LIVRE VIII. 245

Mostaganem avait reconnu notre autorité, grâce à un of-


ficier, turc fort habile, le Kaïd Ibrahim, que nous avions
pris à notre service, et que le colonel Lefol y avait envoyé
à la tête de quelques centaines de soldats de sa nation.
Arzew était également assez bien disposée pour nous, et
le Cadi, qui s’y était emparé de toute l’autorité, était en
bonnes relations avec Oran. Tout le reste de la province
nous était plus ou moins hostile, mais manquait de cen-
tre d’action. Les chefs les plus influents étaient : Ali-El-
Galati de Miliana, El-Bagdadi Kaïd de Lataf, Mustapha,
et El-Mezary, chefs des Douers et des Zmelis, Mouloud-
Ben-Atrach et El-Kalifa de la tribu des Garrabas, et en-
fin, le Marabout Mahiddin et son jeune fils AbdelKader,
appelé à jouer plus tard un si grand rôle.
M. le général Berthezène ne s’occupa jamais que
fort indirectement de la province d’Oran; Il voulut ce-
pendant y envoyer Mustapha-Ben-Omar, dont il ne sa-
vait que faire après l’avoir retiré de Médéah, mais le gé-
néral Boyer refusa de l’employer. Peu de temps après,
M. Berthezène fut remplacé par M. le duc de Rovigo,
que le gouvernement crut pouvoir utiliser, malgré les
préventions de tous genres qui s’élevaient contre lui.
246 PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE.

I.

De l’Afrique septentrionale avant l’invasion du


Mahométisme.

Les, Européens, dont les colonies enlacent toute la


terre comme d’un vaste réseau, croiraient ne posséder
qu’imparfaitement les pays où ils transportent leur in-
dustrie et leurs espérances, s’ils ignoraient l’histoire et
l’origine des races d’hommes qui les ont habités avant
eux ; bien différents en cela, des Orientaux qui ne s’oc-
cupent guère plus des peuples qui les ont précédés, que
de ceux qui doivent les suivre.
C’est pour satisfaire cette curiosité que j’ai cru de-
voir réunir dans cet article et dans le suivant, un résu-
mé des documents historiques que nous possédons sur
l’Afrique septentrionale, et quelques observations sur
les diverses races qui l’habitent.
Les Grecs donnaient au continent africain la déno-
mination générale de Lybie. Celle d’Afrique n’a été ap-
pliquée pendant longtemps qu’à la partie de cette contrée,
248 DEUXIÈME PARTIE, I.

où les Phéniciens bâtirent Carthage. Selon Bochart, cité


par Shau, le mot Afrique vient de Férique, qui, en langue
Phénicienne, signifie épi ; on s’en serait servi pour indi-
quer la grande fertilité des environs de Carthage. Quoi
qu’il en soit de cette étymologie, nous appellerons, dès à
présent, Afrique la Lybie des Grecs.
On ne sait rien des peuples Autochtones de l’Afrique
septentrionale. C’est de l’Asie que cette contrée reçut les
plus anciens habitants dont l’histoire ait conservé quel-
ques traces. Ils lui vinrent de la Palestine et de l’Arabie.
Selon Léon l’Africain(1), les Chananéens, chassés de la
Palestine par Josué et les Israélites, passèrent en Afri-
que, et s’y établirent. Quelques siècles plus tard, Maleck
Afriki, toujours d’après le même auteur, y conduisit une
nombreuse émigration d’Arabes Sabéens.
Ces deux assertions de Léon sont corroborées d’as-
sez fortes preuves, non quant aux détails et aux époques,
mais quant à l’existence de deux émigrations, l’une Cha-
nanéenne, et l’autre Arabe.
En effet, tout atteste qu’il a existé depuis fort long-
temps en Afrique une race d’hommes distincte des autres
par le langage et les habitudes. Cette race, qui a été le
noyau des Kbaïles actuels, était désignée par les juifs

____________________
(1) Léon l’Africain était un savant Maure de Grenade qui se con-
vertit au Christianisme, et qui a beaucoup écrit sur l’Afrique. Il vivait
dans le 16e siècle.
DEUXIÈME PARTIE, I. 249

Africains sous le nom de Philistins (Paleschtin)(1). C’est


encore celui qu’ils donnent aux Kbaïles, en souvenir
de leur origine Chananéenne. En second lieu, on trou-
ve dans la, Régence une tribu bien connue, qui, selon
toutes les probabilités, vient de la Palestine, c’est celle
des Beni-Mzabou, Beni-Moab. Tous les rabbins instruits
sont persuadés qu’elle descend de Moab, fils de Loth, et
on lui reproche encore dans le pays son incestueuse ori-
gine. Les rabbins ajoutent que la postérité de Loth tout
entière émigra en Afrique, et que c’est d’Amon, frère
de Moab, et enfant incestueux comme lui, que descen-
dent, les anciens Amonéens, qui portent actuellement le
nom d’Amouni. La Genèse nous dit en effet que Loth eut
deux fils de son inceste avec ses filles, et que de ces fils
descendirent les tribus des Moabites et des Ammonites.
Ces petits peuples étaient plus particulièrement en hor-
reur aux Juifs, comme nous l’attestent plusieurs passages
du Deutéronome, des Nombres et des Prophètes. Bien
qu’ils existassent encore en Palestine, du temps des rois,
comme on le voit dans la Bible, rien ne nous empêche
de croire que plusieurs d’entre eux aient émigré en Afri-
que après l’invasion de Josué. Les vexations auxquelles
ceux qui restèrent dans la Palestine furent exposés, après
que David eut affermi la puissance d’Israël, finirent sans
doute par les chasser aussi du pays, et ils allèrent rejoin-
dre leurs frères d’Afrique.
Nous ne discuterons pas ici la source de la Genèse,
____________________
(1) Je dois cette remarque à M. Maugay, capitaine du génie, qui
a fait sur les origines africaines plusieurs savantes recherches qu’il se
propose de publier.
250 DEUXIÈME PARTIE, I.

ni des autres livres hébreux dont la réunion forme ce que


nous appelons la Bible ; mais il est certain que ce sont
des monuments de la plus haute antiquité, et qu’ils ser-
vent à jeter quelque lumière sur des points fort obscurs de
l’histoire des anciens peuples. Leur témoignage conduit
même à une sorte de certitude, lorsqu’il est confirmé par
celui souvent tout puissant des étymologies. Or, ici que
voyons-nous ? deux tribus d’Afrique qui ont une parfaite
similitude de noms avec deux anciennes tribus de la Pa-
lestine, persécutées dans ce pays. Cette dernière contrée
fut donc leur berceau, du moins selon toutes les probabi-
lités ; et elles s’en éloignèrent pour fuir la persécution.
Le nom donné par les rabbins aux Kbaïles, n’est
pas la seule trace de l’origine Chananéenne du noyau de
ce peuple; la tribu de Phlissa, que nous écrivons ordi-
nairement Flissa, la plus puissante de ces indomptables
montagnards, vient encore attester par son nom leur pa-
renté avec les Philistins. Enfin le nom propre de Ben-
Chanaan, très commun parmi eux, est celui du père des
Chananéens, qui, d’après la Genèse, fut Chanaan, fils de
Chan et petit fils de Noé ; cela ne prouve pas que la Ge-
nèse ait raison dans tout ce qu’elle nous dit des anciens
Chananéens, mais cela démontre entre ces peuples et les
Kbaïles une communauté d’appellations qui semble en
indiquer une dans leur origine.
Les Beni-Mzabs ou Mozabites, comme nous les ap-
pelons à Alger, parlent une autre langue que les Kbaïles.
Mais il doit en être ainsi s’ils sont, comme tout le prouve,
les descendants de Moab. En effet, Loth, père de Moab,
sortait de la Mésopotamie et appartenait à la descendance
DEUXIÈME PARTIE, I. 251

de Sem comme Abraham. Les deux tribus qui lui doivent


leur origine devaient donc, quoique établies dans le pays
de Chanaan, parler une autre langue que les Philistins et
autres Chananéens qui appartenaient à la descendance de
Chan. On voit dans la Bible que ces deux peuplades habi-
taient à l’orient du Jourdain, et par conséquent à part des
autres tribus. Je le répète encore, je n’ai pas en la Bible
une foi aveugle, mais ce qu’elle dit ici prouve au moins
que les Moabites n’avaient pas la même origine que le
gros de la nation Chananéenne, dont la langue devait par
conséquent différer de la leur, ce qui existe encore de nos
jours entre les descendants des uns et des autres.
Il ne faut pas que le grand nombre de siècles qui
nous séparent de l’époque où nous plaçons l’émigra-
tion des Mozabites, soit une raison pour repousser les
preuves que nous avons acquises sur l’origine asiatique
de cette tribu ; car enfin, il n’est pas plus extraordinaire
de retrouver ce petit peuple en Afrique, que d’y voir les
Juifs ses anciens persécuteurs.
Nous pouvons donc regarder comme un fait avéré le
passage des Chananéens en Afrique. Quant à l’émigra-
tion arabe, Léon la considère comme un point qui n’est
pas même sujet à controverse ; il dit que Malek qui la
conduisit, avait avec lui cinq tribus, savoir Zanagra, Mu-
çamoda, Zénéta, Haouara et Gomera, et que c’est d’el-
les que descendent les Maures. Toutes ces tribus sont
fort connues ; celle des Zenètes surtout, figure avec éclat
dans l’histoire des guerres d’Espagne. On trouve encore
des Gomères près de Mellila, place occupée par les Espa-
gnols, sur les côtes de Maroc. Il y a, comme nous l’avons
252 DEUXIÈME PARTIE, I.

vu dans la première partie, des Haouara dans la province


de Titery. On trouve des Zanagra dans la Métidja au pays
des Hadjoutes. Léon l’Africain devait donc très bien con-
naître les tribus dont il parlait.
Au reste, nous avons plusieurs autres preuves
de l’origine arabe des Maures ; d’abord, comme nous
l’avons dit dans la première partie, l’histoire a conservé
des monuments irrécusables d’une invasion fort ancien-
ne de l’Afrique, par les Arabes, qui dominèrent l’Égypte
fort longtemps, et y formèrent ce que les chronologistes
appellent la dynastie des rois pasteurs. Ensuite il existait,
au témoignage de tous les écrivains arabes, une grande
analogie de mœurs et de langage entre les Arabes qui
conquirent l’Afrique septentrionale après Mohamed, et
les peuples de cette contrée, circoncis comme eux : ce qui
amène tous ces écrivains à conclure que les Maures sont
leurs frères arrivés en Afrique avant eux. Les historiens
qui nous font connaître les commencements des Mara-
bouthins, que nous appelons Almoravites, fondateurs de
l’empire de Maroc, nous fournissent le plus de lumières
à cet égard. La similitude des mœurs des Arabes et des
anciens habitants de l’Afrique n’a pas échappé aux écri-
vains grecs et romains, entre autres à Strabon, qui dit po-
sitivement que les Gétaliens vivaient exactement com-
me les Arabes nomades. De plus on peut réunir quelques
preuves, peu contestables, de l’existence de la langue
arabe en Afrique, dans les temps les plus reculés. Ainsi le
nom de Nasamous, qu’Hérodote et les écrivains qui l’ont
suivi donnent à un peuple des environs de la Cyrénaï-
que, n’est autre chose que Nas-El-Amoun, qui en arabe
DEUXIÈME PARTIE, I. 253

signifie gens d’Amoun, comme on dit encore Nas-el-Medi-


na, les gens de la ville, Nas-el-Outhan, les gens de l’Outhan,
etc. De plus Hérodote donne aux tribus des montagnes de
la Cyrénaïque la qualification générale de Kbales , qui est
à peu près le nom dont se servent encore les Arabes pour
désigner les tribus qui ont une origine autre que la leur.
Sans pousser plus loin cette dissertation, nous po-
serons comme principe arrêté que les premiers peuples
connus qui ont habité le nord de l’Afrique, étaient des
Chananéens et des Arabes. Vient ensuite l’invasion phé-
nicienne, dont le premier acte fut la fondation d’Utique,
que les chronologistes placent en l’an 1520 avant J.-C.
Celle de Carthage est postérieure de plusieurs siècles.
Cette invasion n’eut pas le même caractère que les deux
premières : elle se borne au littoral, car les Phéniciens,
peuple essentiellement marchand, exploitaient le pays
bien plus qu’ils n’y pénétraient. Aussi les Carthaginois
n’ont jamais poussé de profondes racines en Afrique, et
leur puissance n’y a été que précaire et factice comme
celle d’une maison de commerce. Cependant, d’après
Scylax, ils occupaient toutes les places maritimes depuis
les colonnes d’Hercule jusqu’aux Syrtes, c’est-à-dire,
depuis le détroit de Gibraltar jusqu’au golfe de la Sydre.
Ils confinaient sur ce point aux Cyrénéens, colonie lacé-
démonienne qui s’était établie dans le pays appelé de nos
jours Djebel-Akdar par les Arabes, mais plus connu en
Europe sous le nom de Pentapole Cyrénaïque. Ainsi tou-
tes les côtes de l’Afrique septentrionale étaient occupées
par étrangers. Les Grecs de Cyrène, polis et amis des arts,
ont fourni leur contingent à la masse des connaissances
254 DEUXIÈME PARTIE, I.

ces humaines. On a compté parmi eux des philosophes,


des poètes et des artistes. Les marchands de Carthage
n’ont laissé à la postérité que le souvenir de leur cupidité
et de leur mauvaise foi devenue proverbiale.
C’est à la présence des Grecs et des Phéniciens sur
le littoral de l’Afrique, que sont dues les fables d’Atlas
et du Jardin des Hespérides, qui renfermaient sans doute
un sens caché, comme toutes les fictions de ce genre, et
surtout les anciennes histoires des conquêtes d’Hercule
dans le nord de l’Afrique. Ingénieuse allégorie, qui nous
peint la lutte des lois et de la barbarie.
Nous ignorons le nom dont se servaient les Carthagi-
nois pour désigner les habitants de l’Afrique. Il devait peu
différer de celui de Maure, si ce dernier vient, comme le
croit Chénier, du mot hébreux Mahurin ou occidentaux.
Scylax dit que ces peuples étaient appelés Marusiens par les
Grecs, et Maures, par les Romains. Cette dernière appella-
tion a prévalu. On les appelait aussi Numides, nom qui déri-
ve évidemment de leurs habitudes nomades. C’est, du reste,
ce que dit Solin, en propres termes. Ainsi il n’y a aucune
distinction réelle à établir entre les Maures et les Numides.
Lorsque les Romains se furent emparés de l’Afrique, ils ap-
pelèrent Numidie une de leurs provinces, mais il ne faut pas,
conclure de là que les peuples qui l’habitaient fussent diffé-
rents des autres Maures, pas plus qu’il ne faudrait établir de
différence entre les Poitevins et les Vendéens. Cette dernière
appellation, maintenant si célèbre, n’étant que le résultat
d’une nouvelle division administrative de la France.
Les. Maures, ou Numides, étaient divisés en petits
états indépendants et souvent ennemis. Leurs chefs, que
DEUXIÈME PARTIE, I. 255

les Romains appelèrent Rois, n’avaient qu’une autorité


très bornée et très chancelante; ils intriguaient sans cesse
auprès des Carthaginois, et ensuite auprès des Romains
pour obtenir d’eux les moyens de s’entre-détruire. C’est
ce que font encore les tribus arabes auprès des Français,
mais ceux-ci ne savent pas en profiter. Les Romains, plus
habiles, employèrent les Numides contre les Carthaginois
d’abord, et ensuite les armèrent les uns contre les autres.
A l’époque de la seconde guerre punique, les deux plus
puissants chefs Numides étaient Syphax et Massinissa.
Après avoir changé plusieurs fois de partis, ils se fixè-
rent, le premier dans celui de Carthage, le second, dans
celui de Rome. La capitale de Syphax était Siga, dont on
voit les ruines au fond du golfe d’Harsch-Goone, dans
la province d’Oran. Massinissa régnait à Cyrtha, qui est
à présent Constantine. Carthage et Syphax succombè-
rent. Une paix humiliante laissa à Carthage une ombre
d’existence politique, mais Syphax périt, et ses états fu-
rent ajoutés à ceux de Massinissa, qui s’accrurent ainsi
aux dépens des Carthaginois. Rome, qui les laissait en-
core vivre, voulait cependant les tenir en bride, en créant
à leurs portes une puissance formidable qui lui dût son
existence.
Après la troisième guerre punique, qui amena la
destruction totale de Carthage, les Romains s’établi-
rent eux-mêmes en Afrique, et la Provincia Africa fut
constituée. Dès lors il fut facile de prévoir qu’une lutte
aurait lieu entre eux et le royaume de Numidie, dont ils
n’avaient plus besoin. C’est ce qui arriva sous Jugurtha,
second successeur de Massinissa. Ce prince, après s’être
256 DEUXIÈME PARTIE, I.

défendu avec un courage, avec une habileté et une per-


sévérance dignes d’un meilleur sort, fut écrasé par le
colosse Romain, et son royaume fut réduit en province
romaine, moins la partie occidentale, donnée à Bocchus,
autre Roi Maure, qui avait été utile aux Romains dans
leur guerre contre Jugurtha.
L’histoire des successeurs de ce Bocchus n’est pas
bien claire. On n’a pas non plus de grandes lumières sur
les limites et l’étendue de son royaume, mais on sait que
Juba, qui l’a possédé, prit parti pour Pompée dans la
guerre civile qui déchira le sein de Rome, qu’il périt dans
la lutte, et que son fils fut conduit à Rome par César, son
heureux vainqueur. Ce jeune prince, qui s’appelait aussi
Juba, se distingua dans la suite par ses connaissances
variées et les grâces de son esprit. Auguste le prit en af-
fection et lui rendit le royaume de son père. Il établit sa
résidence à Jol, qu’il appela Césarée, par reconnaissance
pour son bienfaiteur. Il s’occupa pendant tout son règne
du soin de l’embellir, et en fit une cité fort remarquable.
C’est maintenant Cherchel, bien déchue de son ancienne
splendeur.
Auguste avait eu soin, au reste, de ne laisser guère à
Juba d’autre occupation que celle de bâtir et de se livrer
aux inoffensives distractions de la littérature, car il avait
hérissé son royaume de colonies romaines indépendan-
tes de lui. Les principales étaient Rustonium, dont on
voit les ruines auprès d’Alger; Saldœ, maintenant Bou-
gie ; Igilgi, qui est Djidjeri ; Portus Magnus, maintenant
Mers-El-Kébir (c’est le même nom en arabe) ; Cartenna,
maintenant Tenez ; Arsenaria, qui est Arzew ; Banesa ou
DEUXIÈME PARTIE, I. 257

Valencia ; Julia Constantia Zilis ; Babba ou Julia Cam-


pestris. Ces trois dernières, qui étaient tout à fait à l’ex-
trémité de la Mauritanie du côté de l’Océan, relevaient
de la Bétique.
Après la mort de Juba, son fils Ptolémée monta sur
le trône, où il ne parut qu’un instant. S’étant présenté, à
Rome pour rendre hommage à l’empereur qui était alors
Caligula, ce fou furieux, jaloux du luxe qu’il y déploya, le
fit assassiner. Ce fut la fin du royaume de Mauritanie, dont
Claude, successeur de Caligula, fit, peu de temps après,
deux provinces romaines, la Tingitane, qui eut Tanger pour
capitale, et la Césarienne, dont la capitale fut Césarée.
Claude et ses successeurs étendirent le système des
colonies, qui leur assura pendant plusieurs siècles la li-
bre possession du pays. On sait que ces colonies étaient
des petits états constitués à l’instar de Rome, ayant, au
lieu de Consuls, deux magistrats qui portaient le titre
plus modeste de Décemvirs, et pour sénat un conseil
municipal. Dès l’instant qu’une ville était constituée en
colonie romaine ou municipe, tous les habitants jouis-
saient des droits de citoyens romains, quelle que fût leur
origine. Souvent ces colonies étaient toutes militaires et
formées de vétérans, ce qui avait lieu sur les points où
l’emploi de la force paraissait devoir être nécessaire. On
a répété jusqu’à satiété, dans les derniers temps, que les
Romains n’ont jamais pu dompter les habitants des mon-
tagnes, les terribles Kbaïles, qui, de nos jours, semblent
en effet indomptables ; mais c’est là une de ces asser-
tions hasardées par la légèreté ou par l’ignorance, et qui
ne peuvent soutenir l’examen. On trouve des ruines de
258 DEUXIÈME PARTIE, I.

monuments romains au sein des vallées les plus reculées


de l’Atlas, on en voit dans la tribu des Béni-Abés, une
des plus indépendantes des tribus Kbaïles de nos jours ;
enfin l’existence incontestée et incontestable des villes
de Sava et de Sitifi, au sud de Bougie, prouve qu’aucun
lieu n’est inaccessible, quand on suit une politique sage
et persévérante. Ce qui a pu égarer quelques personnes
peu familiarisées avec les études historiques, c’est un
passage de Procope, où il est dit que les Romains ne
pouvaient aller que par mer à Césarée, parce que les
routes de terre étaient sans cesse interceptées par les tri-
bus des montagnes qui avoisinent cette ville. Mais Pro-
cope entend par Romains les Grecs du Bas-Empire, qui
reconquirent l’Afrique sur les Vandales. A cette épo-
que, presque toutes les anciennes colonies avaient cessé
d’exister, et les montagnards s’étaient accrus des débris
des Vandales.
Au reste; les vrais Romains eurent bien, de temps
à autre, quelques révoltes à réprimer ; une dès plus ter-
ribles fut celle que suscita, dès la première année de la
réunion de la Mauritanie à l’empire, Edmond, affranchi
du malheureux Ptolémée, mis à mort par Caligula.
Une autre opinion, non moins erronée que celle que
nous venons de combattre, est celle que les Romains ne
tiraient de la Numidie que des bêtes féroces. Elle est ap-
puyée sur ce passage de Pline : après une courte descrip-
tion de la Numidie, cet écrivain dit: Tusca fluvius Nu-
midiœ finis ; nec prœter marmoris numidici et ferarum
proventum nihil aliud insigne ; c’est-à-dire, le fleuve
Tusca est la borne de la Numidie, et il n’y a plus rien de
DEUXIÈME PARTIE, I. 259

remarquable (à en dire) si ce n’est l’abondance de marbre


et de bêtes féroces. Cela ne prouve pas du tout que cette
province ne fût pas susceptible de produire autre chose.
Au reste, serait-ce là le sens de l’auteur, qu’on ne serait
pas autorisé à rien en conclure de désavantageux contre
la Régence d’Alger ; premièrement, parce qu’une partie
seulement de son territoire était comprise dans la Numi-
die ; secondement, parce que l’autorité de Pline ; quel-
que respectable qu’elle soit, ne saurait prévaloir contre
les faits qui nous attestent la fertilité du pays Algérien.
Sous Constantin, dernière époque de la grandeur ro-
maine, l’Afrique était divisée en neuf provinces, savoir
: la Mauritanie Tingitane, qui s’étendait depuis l’Océan
jusqu’au fleuve Malva, à présent la Mullooïah, qui se
jette dans la Méditerranée, à quelques lieues, à l’ouest de
Touut ; la Mauritanie Césarienne à l’est de la Malva, et la
Mauritanie Sitifienne à l’est de la précédente, et séparée
de la Numidie par le fleuve Ampsaga, à présent l’Oued-
El-Kebir, qui se jette dans la mer entre Collo et Djidjeri ;
la Numidie, qui s’étendait depuis le fleuve Ampsaga jus-
qu’à la Tusca, à présent la Zaine, qui sépare la Régence
d’Alger et celle de Tunis ; la Zeugitanie ou Afrique pro-
prement dite, qui commençait au fleuve Tusca et s’éten-
dait jusqu’aux environs d’Adrumette. Le Bysacium, à
l’est de la Zeugitanie, était compris entre cette dernière
et la Subventana ou province de Tripoli, bornée à l’est
par la grande Syrte ; venait ensuite la Cyrénaïque, puis
enfin l’Égypte.
Les capitales de ces provinces étaient pour les trois
Mauritanies, Tanger, Césarée et Sitifi ; pour la Numidie,
260 DEUXIÈME PARTIE, I.

Cyrtha; pour la Zeugitanie, Carthage restaurée par César


et constituée en colonie ; pour le Bysacium, Adrumette ;
pour la Subventana, Leptis ; pour la Cyrénaïque, Cyrè-
ne ; pour l’Égypte enfin, Alexandrie.
On sait qu’après Constantin, l’empire fut presque
toujours divisé en empire d’Orient, dont le siège fut à
Constantinople, et en empire d’Occident, dont Rome
continua à être la capitale. Ce déchirement devint per-
manent après la mort de Théodose ; ses deux fils Hono-
rius et Arcadius régnèrent, l’un en Occident et l’autre
en Orient, et ces deux grandes fractions de l’empire ne
furent plus réunies. L’Égypte et la Cyrénaïque firent par-
tie de l’empire d’Orient. Toutes les autres provinces de
l’Afrique continuèrent à relever de Rome. Mais avant
cette révolution, plus administrative encore que politi-
que, il s’était opéré une révolution morale, admirable par
son principe, immense par ses résultats. Je veux parler
de la propagation du christianisme, cette lumière pure
et éclatante, qui devait mettre les hommes sur la voie de
leur complète émancipation. L’Afrique avait participé,
comme les autres parties de l’empire, au changement de
croyance qui s’opéra à cette époque, et son Église se ren-
dit célèbre par les hommes remarquables qu’elle produi-
sit. Je citerai entre autres Tertullien de Carthage, Lactan-
ce surnommé le Cicéron chrétien, St. Cyprien évêque de
Carthage, enfin l’illustre St. Augustin évêque d’Hippone,
le plus savant homme de son temps. On comptait plus de
160 évêques dans les trois Mauritanies seulement.
Cependant, l’empire romain penchait vers son dé-
clin. Les peuples du nord abandonnaient leurs frimats
DEUXIÈME PARTIE, I. 261

et, se précipitaient comme un torrent sur le midi de l’Eu-


rope. Les Gaules, l’Espagne, l’Italie même, avaient été
envahies; l’Afrique ne tarda pas à l’être. Les Vandales,
qui de la Scandinavie étaient arrivés en deux ou trois
bonds dans la Bétique, où ils semblaient se reposer de
leurs fatigues, convoitaient cette riche contrée ; l’occa-
sion d’y pénétrer se présenta bientôt. A la mort d’Hono-
rius, le diadème impérial, si fort déchu de son antique
éclat, ceignit le front de Valentinien III, faible enfant,
placé sous la tutelle de sa mère Placidie. Cette femme
commit quelques injustices à l’égard du comte Boniface,
gouverneur d’Afrique, qui ne trouva d’autre moyen de
s’en venger que d’appeler les Vandales dans sa province.
Ceux-ci, conduits par leur roi Genséric, s’y précipitè-
rent, et dans un espace de dix années, la subjuguèrent
complètement. La plupart des colonies romaines péri-
rent dans cette lutte. Genséric établit à Carthage le siège
de sa puissance, de sorte que cette ville fut encore une
fois la capitale d’un état indépendant.
La domination des Vandales en Afrique dura 96 ans,
depuis l’an 438 de l’ère Chrétienne jusqu’en l’an 534.
Cette courte période suffit pour faire disparaître presque
en entier la civilisation romaine de cette belle contrée.
Mais il y avait dans la pression des Barbares du nord sur
le monde romain, un défaut de suite et de calcul, qui de
temps à autre redonnait l’avantage à ce dernier. Cette
réaction fut surtout sensible sous le règne de Justinien.
Cet empereur arracha l’Italie aux Ostrogoths, et l’Afri-
que aux Vandales. Il fit ces deux conquêtes par les mains
du célèbre Bélisaire, qui en l’an 434 détrôna Gélimer,
262 DEUXIÈME PARTIE, I.

dernier roi Vandale, et mit l’Afrique sous les lois des


empereurs de Constantinople. Alors commença Pour
l’Afrique, la période Gréco-Romaine, qui s’étend jus-
qu’à l’invasion des, Arabes.
Le pouvoir des empereurs d’Orient ne fut jamais
solidement établi en Afrique. Il n’existait presque plus
de colonies romaines pour l’appuyer. Les tribus Maures
avaient repris leurs habitudes d’indépendance, les Van-
dales s’étaient retirés dans les montagnes, où, unis aux
Indigènes, ils bravaient les efforts des gouverneurs grecs
de Carthage, et donnaient naissance aux Kbaïles moder-
nes par leur alliance avec les anciens. Salomon, succes-
seur de Bélisaire, remporta bien quelques avantages sur
eux, mais il ne put jamais les dompter. Ces braves mon-
tagnards ont conservé jusqu’à nos jours leur liberté et
leur indépendance ; voilà sans doute ce qui a fait dire à
quelques personnes, comme nous en avons déjà fait la
remarque, que, les Romains n’ont jamais eu action sur
les Kbaïles, cela n’est vrai que pour la période Gréco-
Romaine qui n’a guère plus d’un siècle d’étendue.
Tel était l’état de l’Afrique lorsqu’elle fut envahie
dans le VIIe siècle par les Arabes Mahométans, ainsi
que-nous allons le voir dans l’article suivant.
II

De l’établissement des Arabes en Afrique.

Entre la mer Rouge et le golfe Persique s’étend un


vaste continent, que des déserts de sable séparent des
autres contrées de l’Asie. C’est l’Arabie, berceau com-
mun de toutes ces tribus guerrières qui étendirent leurs
conquêtes depuis les Indes jusqu’à l’océan Atlantique :
dédaigneuse de la civilisation des anciens peuples, cette
région n’avait pris aucune part à la marche de l’esprit hu-
main. Le luxe et les richesses des Assyriens et des Perses
n’avaient pas ébloui ses habitants, dont la raison avait
repoussé la forte, mais assujettissante constitution so-
ciale des Égyptiens, leurs plus proches voisins. Lorsque
les conquêtes d’Alexandre eurent rapproché de l’Ara-
bie la civilisation grecque, l’Arabie sembla reculer pour
en éviter le contact. Enfin, les lumières et les armes de
Rome furent également impuissantes contre elle.
Satisfaits de cette existence patriarcale, libre et in-
souciante, qui fut la première phase de la société hu-
maine, les Arabes semblaient effrayés du prix auquel il
fallait acheter une civilisation plus avancée ; on aurait
dit qu’ils avaient pesé dans la balance de leur exquise in-
telligence les avantages et les inconvénients d’un chan-
gement d’état, et qu’ils s’étaient déterminés à rester dans
264 DEUXIÈME PARTIE, II.

leur simplicité primitive, plus par calcul que par instinct.


Quoiqu’il répugne, au premier aspect, d’admettre que
plusieurs millions d’hommes, dépourvus de lumières ac-
quises, aient pu, par le raisonnement, s’entendre sur un
point aussi délicat, il est une hypothèse très admissible
qui nous explique comment cette combinaison d’idées a
dû dominer chez les Arabes, c’est celle qui nous les ferait
considérer comme les descendants de toutes les familles
qui voulurent se soustraire aux jougs des monarchies,
lorsque les diverses régions de l’Asie commencèrent à
sortir de la période patriarcale pour entrer dans la pério-
de de civilisation. On comprend alors comment les Ara-
bes, instruits par les traditions du foyer domestique, ont
dû repousser par le calcul une civilisation que les leçons
de leurs pères leur présentaient toujours comme escortée
de là tyrannie. Cette hypothèse n’est point purement gra-
tuite, puisque l’histoire des Arabes leur donne pour père
commun, Abraham, qui quitta la Mésopotamie à l’épo-
que de la formation du premier empire des Assyriens, et
qui, après avoir habité quelque temps l’Égypte, vint en-
fin se fixer dans une contrée où il pouvait conserver les
habitudes d’indépendance des premiers hommes. Nous
pouvons donc considérer les anciens Arabes comme les
réfractaires de la civilisation asiatique, qui absorba une
part trop forte de la liberté primitive pour ne pas rencon-
trer de rebelles.
Quelle que fût au reste l’antipathie des Arabes pour
toute organisation sociale, autre que celle que leur avaient
léguée leurs ancêtres, ils n’étaient point complètement
indifférents aux avantages de la science ni aux charmes
DEUXIÈME PARTIE, II. 265

des beaux arts. L’empire éphémère de Palmyra, qui s’éle-


va à leurs portes et qui parvint à un assez haut dévelop-
pement intellectuel dans le IIIe siècle de notre ère, sans
être cependant trop menaçant pour leur indépendance, les
initia à quelques branches des sciences exactes, et donna
une impulsion plus régulière à leur goût inné pour l’élo-
quence et la poésie. Leur imagination ardente et leur vie
peu occupée les disposaient surtout à la contemplation, à
ces rêveries mystiques, où l’homme, se détachant de son
existence matérielle, s’égare avec délices dans les riants
sentiers du monde des idées. Mais dans ces excursions
vagabondes où ils n’étaient guidés, ni par les lumières
d’une haute philosophie, ni par celles d’une révélation
secourable, ils perdirent les traces de l’unité de Dieu, et
tombèrent peu à peu dans les égarements de l’idolâtrie et
dans ceux, plus excusables, de l’adoration des astres.
Telle était leur position lorsque Mohammed-Ben-
Abdallah, que nous appelons Mahomet, parut parmi eux.
Doué d’un génie vaste et profond et d’une immense force
de volonté, il se crut ou feignit de se croire destiné par la
Providence à ramener ses compatriotes à l’unité de foi et de
loi des premiers patriarches. Après avoir mûri longtemps
ses projets dans le silence de la retraite, il réunit un jour
ses amis, leur annonça sa mission divine, et leur présenta
les premiers versets(1) du Coran. Certes, si l’on se rappelle

____________________
(1) Les premiers dans l’ordre de la composition, car dans la dis-
position matérielle du Coran ils figurent dans le 96e chapitre.
266 DEUXIÈME PARTIE, II.

combien sont rares les hommes à qui il a été donné de


changer la face du monde par la propagation d’un principe
moral, par la publication de quelque grande et sublime vé-
rité ; si l’on considère combien il faut de génie pour ouvrir
une voie nouvelle à l’humanité, de persévérance pour l’y
conduire, et de dévouement pour la lui frayer, il est diffi-
cile de ne pas voir dans ces hommes d’élite, de nobles et
spéciales créations agissant sous l’influence d’une inspi-
ration divine qui les élève au-dessus de leurs semblables,
et à ce titre de refuser à Mahomet cette qualité de prophète
qu’il se donna lui-même en annonçant sa mission.
Ce grand homme, quoiqu’on l’ait accusé d’ambition
personnelle et de vues intéressées, ne désira pas le pou-
voir temporel. Il ne cherchait à agir sur ses compatrio-
tes, que pour les éclairer par la persuasion et par l’exem-
ple de ses vertus. Mais bientôt, persécuté par ceux qui
avaient intérêt au maintien des anciennes croyances, il
se trouva dans la nécessité, ou de laisser périr sa doctrine
naissante, ou de la défendre par les armes. Dans un pays
plus avancé que l’Arabie, une doctrine philosophique ou
religieuse pouvait triompher de la force matérielle par sa
seule influence morale ; mais il n’en était pas de même
dans la patrie de Mahomet. On aurait bientôt cessé d’y
croire à un prophète qui n’aurait pas su défendre par les
armes ses sectateurs que les armes attaquaient. Mahomet
repoussa donc la force par la force, et fonda un empire en
même temps qu’une religion ; devenu prince et homme
d’état, on le vit alors employer plus d’une fois la religion
au secours de sa politique. Le Coran, qui n’avait d’abord
annoncé que des vérités morales, se plia aux exigences
DEUXIÈME PARTIE, II. 267

du moment, aux besoins journaliers d’un empire nais-


sant, et excita souvent les passions que le prince dési-
rait mettre en jeu, quoique le prophète eût cherché à les
amortir. De là les nombreuses contradictions que l’on
trouve dans ce livre, dont on peut extraire cependant un
cours complet de la plus pure morale, une législation ci-
vile dont il serait à désirer que tous les peuples fussent
assez sages pour se contenter, et même quelques idées
d’économie politique de l’ordre le plus élevé.
Mahomet avait régné sur les Arabes en sa seule qua-
lité de prophète, qui le mettait bien au-dessus d’un roi.
Ses successeurs ne prirent que le titre de Califes ou lieu-
tenants, pour indiquer qu’ils n’étaient que les dépositaires
du pouvoir suprême, et que Mahomet, du haut des cieux,
continuait à être le souverain réel des croyants. Dans peu
d’années les Arabes, unis enfin en corps de nation, eurent
conquis l’Égypte et la plus grande partie de l’Asie-Occi-
dentale. Partout ils se montraient humains et généreux en-
vers les vaincus, et surtout religieux observateurs de leur
parole. Ils prêchaient leur foi avec ardeur, offraient des
avantages à ceux qui l’embrassaient, mais ne persécutaient
personne. Tous ceux qui se rangeaient sous les drapeaux
de l’islamisme devenaient, dès cet instant, membres de la
grande nation, et il n’était fait aucune distinction entre eux
et les anciens Arabes. Ceux qui préféraient rester dans leur
première croyance, devaient se soumettre à payer, pour
les besoins de l’état ; un tribut égal au cinquième de leurs
revenus, moyennant quoi ils conservaient leurs lois et le
libre exercice de leur culte. Les Musulmans ne payaient
eux que la dîme prescrire par le Coran.
268 DEUXIÈME PARTIE, II.

Sous Omar second, successeur de Mahomet, Ben-El-


Amery, que nous appelons Ameru, un de ses généraux, fit
la conquête de l’Égypte, possédée alors, ainsi que le reste
de l’Afrique septentrionale, par les empereurs,d’Orient.
Cette conquête étant terminée, El-Amery envoya dans la
Cyrénaïque un corps d’armée, commandé par Ocba, qui
soumit au Calife cette riche contrée. Ceci se passa vers
l’an 640 de l’ère chrétienne.
Ocba eut pour successeur, dans son commandement,
Abdallah, qui poussa ses conquêtes jusque dans les envi-
rons de Carthage, et jeta sur les débris d’une ville romaine
les fondements de Kairouan, destinée à contenir les Kbaïles.
Les troubles qui suivirent la mort du Calife Othman, retar-
dèrent un peu les progrès de la conquête de l’Afrique par les
Arabes. La paix ayant été rétablie par la cession du Califat
faite à Moavie par Hassan fils d’Aly, quelques renforts fu-
rent envoyés à Abdallah, et la ville du Kairouan fut terminée.
Les guerres civiles ayant recommencé, on négligea encore
l’Afrique; enfin sous le Calife Abdel-Maleck la conquête fut
reprise, et Carthage, enlevée au Patrice Jean, que l’Empe-
reur Léonce avait nommé gouverneur de la province.
A la mort d’Abdel-Malek, les Maures reprirent quel-
que avantage sur les Arabes. Mais le nouveau Calife,
Walid, fils d’Abdel-Malek, envoya en Afrique Mouça-
Ben-Nozeïr, qui en fit la conquête définitive. Cet homme,
aussi habile politique que guerrier intrépide, mettait tous
ses soins à faire oublier aux vaincus, après la victoire,
l’humiliation de la défaite. Il rappela aux Maures leur
communauté d’origine avec les Arabes, et parvint dans
peu d’années à les ranger sous les lois de l’islamisme.
DEUXIÈME PARTIE, II. 269

Ces Maures étaient chrétiens pour la plupart, ainsi que


les descendants des colons Romains et Italiens que les
empereurs avaient établis dans la Mauritanie; mais de-
puis l’invasion des Vandales, l’arianisme avait fait de
grands progrès parmi les uns et les autres. Cette secte,
qui ne reconnaissait ; point la divinité de Jésus-Christ,
et qui ne voyait en lui qu’un prophète, se rapprochait
beaucoup du mahométisme qui, à le bien prendre, n’est
qu’un corollaire du christianisme, car Mahomet ne dit pas
qu’il vient détruire, mais compléter l’œuvre du Christ.
Ce rapprochement rendit plus facile la tâche de Mouça ;
de sorte que ce grand homme, après avoir triomphé ma-
tériellement des Maures, remporta sur eux une victoire
morale plus glorieuse pour lui, et plus avantageuse pour
les Arabes, en opérant dans la croyance des vaincus un
changement qui devait affaiblir leur haine pour, les vain-
queurs.
Les Kbaïles furent plus difficiles à persuader. Beau-
coup d’entre eux étaient encore plongés dans les ténè-
bres de l’idolâtrie ; mais Mouça, avec son habileté ordi-
naire, sut ménager leurs superstitions et leurs préjugés.
Pourvu qu’ils consentissent à reconnaître Mahomet pour
prophète, peu lui importait qu’ils conservassent quelques
traces de leurs anciennes croyances, laissant au temps le
soin de purifier leur foi, et ayant d’ailleurs un but plus
politique que religieux. Les Kbaïles de leur côté firent
encore meilleur marché de leur religion que de leur indé-
pendance, et tout en reconnaissant la suprématie des Ca-
lifes, s’établirent à l’égard des Arabes dans cette position
libre et fière que la plupart ont su conserver’ avec une si
270 DEUXIÈME PARTIE, II.

admirable constance. Mouça ne voulut rien exiger de


plus pour ne pas s’engager dans une de ces guerres de
partisans où l’avantage est toujours du côté des indigè-
nes. Ici il s’en remit encore au temps, qui peut-être aurait
amené une fusion complète, si tous les successeurs de
cet homme habile eussent imité sa modération et sa sa-
gesse. Ne craignant rien des Kbaïles, qui sont disposés à
laisser leurs voisins en paix, pourvu qu’on ne vienne pas
les inquiéter, il vit en eux moins des administrés que des
alliés qui pouvaient lui être utiles, et qui le furent en effet
dans la conquête de l’Espagne.
Nous n’entrerons pas dans les détails de cette con-
quête, qui eut lieu sous les auspices de Mouça, et qui
forme le plus brillant épisode de l’histoire des Arabes.
Ce peuple, vraiment magnanime, y déploya autant de
générosité que de bravoure, et autant de science militai-
re que d’habileté politique. En moins de trois ans toute
la Péninsule fut soumise, à l’exception des montagnes
des Asturies, où Pélage réunit les débris de l’empire des
Goths, et d’où devait partir plus tard la réaction de l’Es-
pagne chrétienne contre l’Espagne musulmane. Partout
les Chrétiens obtinrent les capitulations les plus avanta-
geuses, et pendant les 800 ans que les Arabes occupèrent
l’Espagne, on ne trouve pas un seul exemple qu’ils les
aient violées.
Tarif, lieutenant de Mouça, commença la conquête
que celui-ci continua. Ce fut le premier qui gagna la fameu-
se bataille de Xérès, où Rodrigue, dernier roi Goth d’Es-
pagne, fut tué. Le Calife Soliman, qui régnait alors, paya
ces deux habiles capitaines de la plus noire ingratitude.
DEUXIÈME PARTIE, II. 271

Il les appela à Damas, sous prétexte de juger un malheu-


reux différend qui s’était élevé entre eux, et les envoya
en exil après les avoir accablés de traitements indignes
; il fit même assassiner, par ses émissaires, Abdel-Aziz,
fils de Mouça, que son père avait laissé en Espagne pour
y commander en son absence.
Il serait superflu de mettre sous les yeux du lecteur la
liste plus ou moins exacte des successeurs de Mouça-Ben-
Nozeïr dans le commandement de l’Afrique, dont l’Espa-
gne ne fut longtemps qu’une succursale. Ces gouverneurs
siégeaient à Kairouan. Les vastes et belles contrées qu’ils
administraient étaient divisées en provinces, ayant chacu-
ne à leur tête un Ouali, qui en était le chef civil et militaire.
Chaque province était divisée en Kaïdats, dont les chefs
portaient le titre de Kaïd, comme de nos jours. La jus-
tice civile et la justice criminelle étaient, administrées par
des Cadis, dont la position indépendante garantissait les
droits de chacun. Les tribus Arabes, Maures, ou Kbaïles,
avaient des Cheiks de leur choix, véritables tribuns, tou-
jours disposés à s’opposer aux empiétements de l’autorité
centrale. Tout cela formait un ensemble administratif dont
les formes étaient plus despotiques que le fond, et où, con-
trairement à ce qui avait lieu dans le gouvernement féodal
qui s’établit en Europe à peu près vers ce temps-là, c’était
le peuple qui avait le moins à souffrir.
Le vaste empire des Califes se soutint dans son in-
tégrité, jusqu’à la chute de la famille des Ommiades. Les
Abassides, qui lui succédèrent, se montrèrent impitoya-
bles envers la dynastie déchue. Presque tous les membres
de cette illustre et malheureuse famille, furent massacrés.
272 DEUXIÈME PARTIE, II.

Un d’eux, nommé Abder-Haman, jeune enfant intéres-


sant par sa beauté et par les grâces de sa jeunesse, fut
soustrait à la rage de ses ennemis, et conduit en Afrique,
par un serviteur fidèle, qui le confia à la puissante tribu
des Zénètes. Ces braves gens l’adoptèrent et l’élevèrent
avec le plus grand soin, tout en cachant son illustre ori-
gine. Le jeune Ommiade ne tarda pas à se faire distin-
guer par les qualités les plus brillantes, par ses succès
dans les sciences et dans la littérature, et par son habileté
dans les exercices du corps. On remarquait surtout en lui
une maturité de jugement et une vigueur de raison bien
supérieure, à son âge.
Vers la même époque les Arabes d’Espagne étaient,
en proie à la plus déplorable anarchie. Après la mort tragi-
que d’Abdel-Aziz-Ben-Mouça, que nous avons racontée
plus haut, les gouverneurs de cette province s’étaient suc-
cédé les uns aux autres avec une incroyable rapidité. Les
Califes, qui craignaient leur ambition, les changeaient à
chaque instant, et leur laissaient à peine le temps de faire
connaissance avec leur gouvernement. Il est facile de con-
cevoir les inconvénients de cette méfiance exagérée. Ce
fut sous un de ces gouverneurs éphémères qu’eut lieu la
fameuse expédition des Arabes en France. Tout le monde
en connaît l’épisode, et le triomphe de Charles-Martel.
Après la chute des Ommiades, le défaut de fixité dans
l’administration ne provint plus des Califes, dont l’auto-
rité fut générale ment méconnue en Espagne, mais de
l’ambition des chefs militaires, qui se disputaient à main
armée les fonctions de gouverneur, et dont `aucun ne fut
assez puissant pour se maintenir dans ce poste dangereux.
DEUXIÈME PARTIE, II. 273

Tous les maux vinrent alors fondre sur l’Espagne


musulmane : la guerre civile désolait les campagnes et
les cités ; l’agriculture était en souffrance, le commerce
anéanti, et le peuple, qui mourait de faim, se livrait à des
habitudes de brigandage. Les chrétiens des Asturies pre-
naient chaque jour de la force, et ceux de l’intérieur com-
mençaient à s’agiter. Enfin la puissance arabe paraissait
être à la veille de sa ruine. Mais, malgré tant de causes
de dissolution, il y avait dans la nation une force vitale
qui devait la faire triompher de ces embarras passagers.
Tous les grands des tribus, tous les savants et les hommes
de loi se réunirent à Cordoue, et il fut décidé dans cette
auguste assemblée, qu’il fallait faire disparaître de la scè-
ne politique tous ceux qui y avaient figuré jusqu’alors,
et investir du pouvoir suprême un homme complètement
étranger aux malheureuses disputes qui avaient été sur le
point de perdre l’état. Ceci convenu, un Cheik prit la pa-
role, et proposa le jeune élève des Zénètes dont il fit con-
naître l’origine et les grandes qualités. Il plaida sa cause
avec tant d’éloquence qu’il entraîna tous les suffrages. En
conséquence une députation fut envoyée secrètement en
Afrique, pour offrir au jeune Ommiade la brillante cou-
ronne d’Espagne. Celui-ci, après s’être consulté quelque
temps, et avoir, pris l’avis de ceux qui avaient élevé son
enfance, répondit aux députés, qu’il était fier du choix
qu’on avait fait de lui, qu’il se sentait la force de sup-
porter le fardeau de la royauté, et la volonté de gouver-
ner selon les lois ; mais que s’il acceptait le diadème, il
entendait être obéi de ceux même qui l’auraient placé
sur son front, ce qui paraîtrait peut-être un peu dur à une
274 DEUXIÈME PARTIE, II.

génération élevée dans la licence des guerres civiles. Les


députés répondirent que c’était bien ainsi que le com-
prenait la nation, puisque c’était pour mettre un terme à
cette licence qu’elle avait jeté les yeux sur lui. Le prince,
n’ayant plus d’objection à faire, fut salué du nom de Ca-
life, et partit avec les députés. Les Zénètes lui firent les
plus tendres adieux, et ce ne fut pas sans verser des lar-
mes qu’il se sépara de ses fidèles amis. Rien n’est plus
touchant que le discours que les historiens arabes met-
tent, en cette circonstance, dans la bouche du vénérable
chef de cette tribu.
Le nouveau Calife, arrivé en Espagne, se trouva bien-
tôt entouré d’une foule de peuple, empressée de se ranger
sous ses lois. Les ambitieux, dont son arrivée dérangeait
les calculs, voulurent en vain s’opposer à son élévation. Il
les vainquit, et parvint dans peu de temps à rétablir l’ordre
dans son royaume. C’est alors qu’il reçut le glorieux sur-
nom dEl-Manzour, dont nous avons fait Almanzor. Ade-
rhaman-Almanzor fut un des plus grands hommes dont
s’honore l’humanité. Il fit régner l’abondance et la justice
dans ses états, et traita tous ses sujets avec la même dou-
ceur, sans distinction de religion ni de race. L’agriculture
et le commerce prirent sous lui un essor prodigieux. Les
sciences et les arts furent cultivés avec succès. Il était lui-
même un savant du premier ordre, pour ce temps là, et un
littérateur fort distingué ; il établit le siège de son empire
à Cordoue, où il construisit cette superbe Mosquée qui
existe encore, et qui fait l’admiration des voyageurs.
Pendant qu’Abderhaman régnait glorieusement en
Espagne, l’Afrique secouait le joug des Califes d’Orient.
DEUXIÈME PARTIE, II. 275

A la chute des Ommiades les Kbaïles avaient pris les ar-


mes, et avaient été vaincus, non sans peine, par Hontala,
gouverneur du pays. Ce dernier fut bientôt obligé, pour
ne pas diviser les forces arabes, de céder son gouverne-
ment à Abderhaman-Ben-Abib, un de ses généraux, qui
s’était révolté contre lui. Cette générosité fut mal placée,
car Abderhaman se déclara indépendant des Califes, en
750. Il mourut assassiné, et à sa mort tous les chefs de
district voulurent se faire un état indépendant. Le Ca-
life, El-Manzour-Djafar profita de cette anarchie. Il en-
voya en Afrique un de ses généraux, nommé Yérid, qui
la soumit de nouveau; Yérid gouverna l’Afrique jusqu’à
sa mort. Il eut pour successeur son fils Daoud, qui fut,
en outre, nommé gouverneur de l’Égypte ; mais en 800,
le gouverneur de l’Afrique, qui était alors Ibrahim-Ben-
Adjeleb, se déclara de nouveau indépendant.
Cet Ibrahim fut le chef d’une dynastie qui régna à
Kairouan, jusqu’en 912, et qui s’empara de Malte, de la
Sicile et du midi de l’Italie, où sa puissance fut détruite par
les Normands. En Afrique elle succomba sous les coups
d’un chef de révoltés, nominé Abou-Mohammed-Obéi-
dala, qui se disait descendu de Fatima, fille du Prophète,
bien que plusieurs historiens avancent que ce n’était qu’un
juif aventurier. Quelle qu’ait été son origine, sa fortune fut
prodigieuse : il s’empara de tout l’ancien gouvernement
de l’Afrique, et rendit tributaire le royaume de Fez.
Les fondements de ce royaume avaient été jetés en
787, par Edris-ben-Abdallah, descendant d’Ali, gendre
du Prophète. Il avait fui l’Asie pour se soustraire aux
persécutions des Abassides, et fut accueilli par la tribu
276 DEUXIÈME PARTIE, II.

Maure d’Arouba. Son fils, Edris-Ben-Edris, bâtit la ville


de Fez. Son septième successeur, Yahia, se soumit à payer
tribut à Obéidala ; mais il fut bientôt détrôné par l’un des
siens, qui disait ne plus vouloir reconnaître un prince avili.
Ses partisans appelèrent à son secours les Arabes d’Espa-
gne, sur qui régnait, alors Abderhaman III, un des descen-
dants et des successeurs du grand Almanzor. Le Calife de
Cordoue rétablit les Edrissites, mais comme vassaux. Le
dernier des Edrissites, s’étant révolté contre l’Espagne, en
985, fut pris et mis à mort par les troupes d’Almanzor,
premier ministre du Calife Hichem, prince faible et inca-
pable, au nom duquel Almanzor gouvernait. Le royaume
de Fez fut alors réuni à l’empire de Cordoue.
Cependant la famille d’Obéidala devenait de plus
en plus puissante. En 972, Moëz, arrière petit fils de cet
heureux usurpateur, s’empara de l’Égypte, où il, trans-
porta le siège de son empire. Il fut le chef de la dynastie
des Califes Fatimites, qui succomba en 1200 sous les
coups du fameux Saladin. Moëz, en partant pour l’Égyp-
te, laissa en Barbarie, pour y gouverner en son nom, Jou-
souf-Ben-Zeiri-Ben-Menad, chef de la famille des Zéi-
rites, qui ne tarda pas à se déclarer indépendant, et qui
régna en Afrique, jusqu’en 1148.
En Espagne, le règne d’Hichem, ou plutôt celui de
son ministre Almanzor, fut le dernier terme de la puis-
sance du Califat de Cordoue. Après sa mort, arrivée dans
les dernières années du Xe siècle, l’État fut déchiré par
les guerres civiles, et tous les Oualis se déclarèrent in-
dépendants. De là, l’origine de tous ces petits royaumes
musulmans qui s’établirent sur les débris du Califat. Le
DEUXIÈME PARTIE, II. 277

roi de Castille, Alphonse VI, mit à profit les divisions


qui régnaient chez les Arabes pour étendre sa puissan-
ce. Ceux-ci, désespérant de lui résister, implorèrent le
secours de Jousoul-ben-Taschfin ; qui venait de fonder
l’empire de Maroc, dont voici l’origine.
Gudala et Lantouna étaient deux tribus du Sahara,
descendantes de celle de Zanakra ; elles vivaient dans
la pauvreté et l’ignorance, lorsqu’un homme de Gudala
nommé Yahia-ben-Ibrahim, fit le pèlerinage de la Mec-
que, et en revint avec le désir de voir ses compatriotes
participer au mouvement de la civilisation arabe. En re-
venant, il s’arrêta quelques jours à Kairouan, où il fit la
connaissance d’un savant appelé Abou-Amram ; il vou-
lut l’engager à venir avec lui dans le désert, pour civiliser
ses sauvages compatriotes. Amram, ni aucun de ses dis-
ciples, ne consentirent à entreprendre un si grand voyage,
mais Amram donna à Yahia une lettre de recommanda-
tion pour un autre savant de la ville de Suz, nommé Abou
Isaac, et qui, étant plus près du désert, se déciderait peut-
être à y aller. Isaac ne voulut pas entreprendre lui-même
cette tâche difficile, mais il fit partir avec Yahia le plus
célèbre de ses disciples, nommé Abdallah-ben-Yasim.
Celui-ci était un homme habile et ambitieux, qui profita
de l’enthousiasme qu’il fit naître dans la tribu de Gudala,
pour jeter les fondements d’un empire nouveau.
Il commença par soumettre les gens de Lantouna, et,
après les avoir vaincus, il s’en fit des prosélytes aussi ar-
dents que ceux de Gudala. Ensuite, il soumit avec de gran-
des peines les Kbaïles de la contrée. C’est alors qu’il don-
na à tous ses gens la qualification respectée de Marabout,
278 DEUXIÈME PARTIE, II.

au pluriel Maraboutins, dont nous avons fait Almoravi-


des. Abdallah ne voulut pas prendre pour lui-même le
titre d’Émir, et il le donna à Zacaria, Cheik de la tribu de
Lantouna. Quant à lui, il se contenta de l’ascendant que
lui assuraient la religion et le savoir. Zacaria ayant été tué
dans une bataille, son frère Bekir-ben-Omar lui succéda.
Quelque temps après, Abdallah ayant péri d’un coup de
lance, Bekir fut de fait, comme de nom, chef des Mara-
boutins, dont la puissance avait déjà franchi l’Atlas. Il
jeta les fondements de Maroc. La guerre s’étant ensuite
élevée entre ceux de Gudala et de Lantouna qui étaient
restés dans le désert, il partit pour l’apaiser, et laissa à
son cousin Yousouf-ben-Taschfin, le commandement du
pays conquis. Celui-ci qui était très ambitieux, travailla
pour lui-même ; et lorsque Bekir revint, il s’aperçut que
son règne était fini. Il se résigna à son sort, proclama
Émir son heureux cousin, et se retira dans le Sahara, avec
de magnifiques présents que lui fit Yousouf pour adoucir
ses regrets.
Yousouf-ben-Taschfin, soumit toute l’Afrique, de-
puis l’Océan jusqu’à Tunis, et réduisit presque à rien la
puissance des Zéirites. Appelé en Espagne, comme nous
l’avons dit, il battit les Chrétiens, soumit tous les petits
princes Arabes, et rétablit ainsi l’unité de commande-
ment chez les Musulmans de la Péninsule. Il mourut à
l’âge de cent ans, après un règne long et glorieux, dans le
cours duquel il ne prononça pas une seule condamnation
à mort. Sa famille n’était pas destinée à une aussi longue
série de prospérités. Sous le règne de son fils Aly, pa-
rut le fameux Mohammed-ben-Abdallah,fondateur de la
DEUXIÈME PARTIE, II. 279

puissance des Almohades. C’était un réformateur pas-


sionné des abus politiques et religieux. On le méprisa
dans le commencement, mais on ne tarda pas à le craindre
; obligé de s’éloigner de Maroc, il se réfugia à Tinmal,
dans les montagnes de l’Atlas, et souleva les Kbaïles. Il
prit alors le titre de Mahiddin, ou directeur de la religion,
dont nous avons fait Almohades, selon notre habitude de
dénaturer tous les noms arabes.
El-Mahiddin étendit ses conquêtes dans tout le pays
montueux, et eut pour successeur Abdel-Moumen, son
disciple chéri. Celui-ci porta les derniers coups à la puis-
sance des Almoravides. Il battit complètement, près de
Trémecen, Taschfin, fils et successeur d’Aly, qui chercha
un refuge dans Oran. Ce prince voulut de là passer en
Espagne, où son pouvoir était encore reconnu, mais en
se rendant, la nuit, d’Oran à Mers-el-Kbir, par un che-
min dangereux, son cheval, effrayé du bruit des vagues,
se précipita du haut d’un rocher, et il périt dans cette
chute.(1)
Après la défaite et la mort de Taschfin, Abdel-Mou-
men s’étendit comme un torrent sur toute la Barbarie, et
mit fin en 1148 à l’empire des Zéirites, qui avaient perdu
une grande partie de leurs domaines, mais qui régnaient
encore à Kairouan. Il s’empara aussi de toute l’Espagne
musulmane, de sorte que son empire s’étendit depuis la
Cyrénaïque jusqu’au Tage.
Le triomphe des Almohades fut celui des Kbaïles
sur les Arabes. Ces nouveaux vainqueurs se montrèrent
____________________
(1) Ce chemin est toujours aussi mauvais, mais on construit dans
ce moment une fort belle route d’Oran à Mers-El-Kbir.
280 DEUXIÈME PARTIE, II.

moins généreux que leurs devanciers, et leur joug pesa


assez rudement sur l’Espagne. C’est de cette époque que
date cette teinte de férocité que l’on remarque dans la
politique des gouvernements barbaresques. Cependant
Abdel-Moumen avait introduit dans le sien quelques
formes que nous appellerons constitutionnelles, ne pou-
vant trouver d’autres expressions. Un sénat à peu près
indépendant, y traitait de toutes les affaires qui intéres-
saient directement la nation. Abdel-Moumen eut pour
successeur, dans son vaste empire, son fils Jousouf, puis
son petit-fils Yacoub. Ce dernier gagna contre les Chré-
tiens d’Espagne la fameuse bataille d’Alarcos, mais son
fils Mohamoud, qui lui succéda, perdit celle non moins
célèbre de Las Navas de Tolosa. Il alla cacher sa honte
dans son harem de Maroc, d’où il ne sortit plus. Son fils
Jousouf, jeune enfant ; ne fit que paraître sur le trône, et
sous son règne, l’empire se fractionna de nouveau. Les
Arabes secouèrent presque partout le joug des Almoha-
des, à qui il ne resta bientôt plus que Maroc, qui leur fut
enlevé, en 1370, par la famille des Beni-Merin.
En Espagne, les Chrétiens s’emparèrent de Cordoue
et de Séville, et réduisirent la puissance des Arabes dans
cette contrée au seul royaume de Grenade, qui cependant,
pendant deux siècles encore, brilla d’un assez bel éclat,
jusqu’au moment où il succomba, comme chacun sait,
sous les efforts combinés de Ferdinand et d’Isabelle.
En Afrique, la chute des Almohades amena la for-
mation de plusieurs états, dont les principaux furent Tle-
mesen ou Trémecen, Tunis, et Tripoli.
Le royaume de Trémecen était composé de presque
DEUXIÈME PARTIE, II. 281

tout ce qui forme aujourd’hui la Régence d’Alger. La


famille de Ben-Zian, dont il existe encore des membres
dans le pays, y régna depuis 1248 jusqu’en 1560. Cette
famille se disait Fatemite.
Le royaume de Tunis eut pour premiers princes les
Beni-Hafzi. C’est sous cette dynastie qu’eut lieu la mal-
heureuse expédition de St.-Louis.
On voit que c’est de la chute des Almohades que da-
tent les états barbaresques modernes. L’histoire, outre les
trois grands états que nous venons de citer, parle encore
de plusieurs petits princes indépendants qui régnèrent à
Alger, à Tenez, à Bougie et à Tugurth. Cette dernière prin-
cipauté a conservé son indépendance jusqu’à nos jours.
Les Beni-Merin régnèrent à Maroc jusqu’en 1471.
Les princes de cette race firent quelques expéditions
en Espagne, mais elles furent plus souvent malheureu-
ses qu’heureuses, et les rares succès qu’ils obtinrent ne
servirent qu’à retarder de quelques années la chute de
la puissance musulmane dans cette contrée. Abdallah,
dernier roi de la famille de Beni-Melin, mourut assas-
siné. Des guerres civiles éclatèrent ensuite dans tout le
royaume, qui fut divisé au gré des ambitions particuliè-
res. Muley-Cheikh, appartenant à une branche cadette
des Beni-Merin, régna à Fez ; mais Maroc, Suz, Sugul-
messe, formèrent des états indépendants.
Cependant, les Musulmans ayant été chassés de
l’Espagne, la Chrétienté commença à peser à son tour sur
l’Afrique. Les Espagnols s’emparèrent de Ceuta, de Mel-
lila, d’Oran, de l’île d’Alger et de Bougie. Les Portugais,
de leur côté, s’emparèrent de tout le littoral de l’empire
282 DEUXIÈME PARTIE, II.

de Maroc. Ils firent des alliances avec les plus puissantes


tribus de l’intérieur, et ils auraient fini par dominer tout le
pays, si le fanatisme des populations n’avait pas été mis
en jeu par des hommes habiles, qui voulaient l’exploiter
à leur profit. Ces hommes étaient les trois fils de Mo-
hammed Ben-Ahmed, Abdelkbir, Ahmed et Mohammed
d’une famille de Chérifs; leur père, homme à grandes vues
et à esprit persévérant, avait résolu, dès leur enfance, d’en
faire les fondateurs d’une nouvelle dynastie, et toutes ses
actions tendirent dès lors vers ce but ; la fortune de cette
famille est le plus frappant exemple que l’on puisse don-
ner de ce que peut une volonté ferme et soutenue.
Mohammed commença par faire parfaitement élever
ses fils, et il les envoya ensuite en pèlerinage à la Mecque,
d’où ils revinrent avec une grande réputation de sainteté,
qui leur attira la vénération des Croyants ; mais, pour ne
point éveiller les soupçons de l’autorité, ils affectèrent
de vouloir rester étrangers à la politique et de ne s’occu-
per que de sciences et d’œuvres pies. L’aîné dut à cette
conduite prudente d’être nommé directeur des écoles de
Fez, et d’être chargé, peu de temps après, de l’éducation
des enfants du roi. Les Chérifs, ayant alors accès à la
cour, proposèrent à ce prince d’aller prêcher; la guerre
sainte contre les Portugais, dans, les parties de l’empire
qui n’étaient pas soumises à sa domination, lui faisant
voir dans l’exécution de ce projet, un moyen d’éloigner
tout à la fois les Chrétiens de ses états, et de réunir sous
son sceptre toutes les provinces qui s’en étaient séparées.
Le monarque, à qui ce plan sourit, leur donna l’autori-
sation qu’ils demandaient. Ils se mirent en campagne,
DEUXIÈME PARTIE, II. 283

et bientôt leur éloquence eut soulevé contre les Portugais


des populations entières, qui, à leur voix respectée, mar-
chèrent contre les ennemis de l’Islamisme. Les Portugais
furent repoussés dans leurs postes maritimes, dont plu-
sieurs leur furent même enlevés. Non contents de leurs
succès contre les Chrétiens, les Chérifs attirèrent à eux
toute l’autorité divisée jusque-là entre plusieurs petits prin-
ces, et nommèrent Émir leur père Mohammed, sans plus
songer aux intérêts du roi de Fez, pour qui ils s’étaient en-
gagés à travailler. Le nouvel Émir, qui était fort âgé, mou-
rut bientôt, ainsi que son fils aîné tué dans un combat. Les
deux autres, après s’être débarrassés par un crime du roi
de Maroc, se partagèrent le pouvoir; Ahmed fut proclamé
roi de Maroc, et Mohammed roi de Suz ; mais ce dernier,
après quelques années de guerre civile, déposséda son
frère et s’empara de toute l’autorité ; malgré les liens de
reconnaissance qui devaient l’unir à la famille royale de
Fez, il ne tarda pas ‘à lui déclarer la guerre. Après quelques
vicissitudes de fortune, le royaume de Fez passa, avec le
reste du pays, sous la domination de Mohammed, qui, en
mourant, laissa à son fils Abdallah un empire reconstitué
par tant d’habileté, de ruse et de crimes.
Le successeur de celui-ci fut un autre Mohammed,
que ses cruautés firent chasser par ses sujets. Il se réfu-
gia en Portugal, et eut pour successeur son frère Muley-
Abdelmelek. Le roi de Portugal, Don Sébastien, voulant
profiter de cette circonstance pour ressaisir ce que les
Portugais avaient perdu dans le Maroc, fit une descente
en Afrique avec Mohammed, mais il périt, ainsi que son
protégé à la bataille d’Alcassar ; Abdelmelek, qui était
284 DEUXIÈME PARTIE, II.

malade, mourut aussi pendant l’action ; son frère Ahmed


lui succéda et régna paisiblement jusqu’en 1603 ; après
sa mort les guerres civiles recommencèrent. Un Kbaïle
nommé Crom-El-Hadj s’empara de l’autorité souverai-
ne à Maroc, mais toutes les autres parties de l’empire se
déclarèrent indépendantes ; on vit même un juif régner
sur quelques tribus des montagnes. Un Chérif venu de
l’Arabie s’établit à Tafilet ; son fils Muley-Archid, hom-
me féroce, mais habile, s’empara de tout le pays après
plusieurs années de guerre, et fut le chef de la famille
régnante actuelle ; il mourut en 1672.
Les Portugais perdirent successivement tous leurs
établissements sur la côte de Maroc ; les Anglais, qui
avaient occupé quelque temps Tanger, abandonnèrent
cette place en 1634, dégoûtés des dépenses de l’occupa-
tion. Ce fut le parlement qui provoqua cette mesure. Les
Espagnols conservèrent Ceuta, Mélia et quelques autres
points peu importants.
Nous avons raconté, dans la première partie de ce
volume, comment les Turcs s’établirent à Alger, sous le
premier Barberousse. Cet audacieux corsaire s’empara
ensuite de Tunis, qu’il enleva à Hamida-ben-Abos, qui
y régnait légitimement, puis il marcha contre Trémecen,
sous prétexte de secourir le jeune roi, Abou-Hamou, qui
avait été détrôné par un de ses oncles ; mais, après s’être
emparé du pays, il se disposa à le garder pour lui, au lieu de
le rendre à Abou-Hamou, comme il s’y était engagé. Ce-
lui-ci se retira à Oran, auprès du marquis de Gomarez, gou-
verneur de cette ville, qui prit sa cause en main, y voyant
un moyen d’étendre dans le pays l’influence espagnole.
DEUXIÈME PARTIE, II. 285

Les Espagnols, unis aux Arabes du parti d’Abou-Ha-


mou, assiégèrent et prirent Callah, où les Turcs avaient
mis garnison, et vinrent ensuite investir Trémecen, où
se trouvait Barberousse. Celui-ci se défendit long-
temps dans le Méchouar(1) ; mais les vivres lui ayant
manqué, il en sortit la nuit par une poterne avec ses
Turcs pour tâcher de regagner Alger. Les Espagnols,
s’étant aperçu de sa fuite, se mirent à sa poursuite,
l’atteignirent au passage d’une rivière, et le tuèrent.
Le marquis de Gomarez rétablit alors sur le trône de
Trémecen le jeune Abou-Hamou, qui se rendit tribu-
taire de l’Espagne.
Après la mort d’Haroudj Barberousse, les Turcs re-
connurent pour chef son frère Kaïr-Eddin que la Porte Ot-
tomane nomma Pacha, et à qui elle envoya des renforts.
Charles-Quint lui enleva cependant Tunis, où il replaça
le prince légitime. Kaïr-Eddin, ayant ensuite été nommé
Capitan-Pacha de l’empire Turc, quitta Alger, où il fut
remplacé par Hassan Aga. C’est sous celui-ci qu’eut lieu,
en 1541, la fatale expédition de Charles-Quint, qui paya
bien cher, dans cette circonstance, ses succès de Tunis.
Hassan-Aga, aussitôt après cette catastrophe, marcha sur
Trémecen pour détruire l’influence Espagnole dans ce
royaume, et força le roi régnant à lui payer tribut.
Hassan-Aga eut pour successeur Hassan-Barbe-
rousse, fils de Kaïr-Eddin ; le royaume de Trémecen,,
qui penchait vers son déclin, était déchiré par les querel-
les des princes de la famille royale, qui se disputaient la
____________________
(1) On appelle ainsi la citadelle de Trémcen.
286 DEUXIÈME PARTIE, II.

couronne, en s’appuyant sur Alger, sur les Espagnols


d’Oran, ou sur le roi de Fez, dont les troupes entrèrent
dans le pays ; Hassan leur livra bataille, et les défit com-
plètement près de Mostaganem. Cette victoire assura la
couronne deTrémecen au prince protégé par Alger.
Hassan, qui avait des ennemis à Constantinople, fut
remplacé en 1552 par Salah Raïs, homme habile et en-
treprenant, qui enleva Bougie aux Espagnols, et qui se
préparait à attaquer Oran, lorsqu’il mourut de la peste.
Après sa mort, la milice turque nomma pour chef un re-
négat Corse, nommé Hassan. Mais la porte avait nommé
Pacha, Tekli, autre renégat, Sarde de nation, qui entra
à Alger, et mit à mort son compétiteur. Il mourut lui-
même assassiné, peu de temps après, et la Porte replaça
alors à Alger Hassan-Barberousse. Dans cette seconde
période de son administration, Hassan réunit à la ré-
gence d’Alger la ville de Trémecen, et ce qui restait du
royaume de ce nom. Il battit aussi le comte d’Alcaudète,
gouverneur d’Oran, qui avait cherché à se rendre maître
de Mostaganem. Sous les Pachas successeurs d’Hassan,
les Algériens continuèrent à se rendre redoutables aux
puissances chrétiennes, et ce qu’il y a de remarquable,
c’est que la plupart de ces Pachas étaient eux-mêmes
des Chrétiens renégats. Hassan de Venise ; l’un d’eux, fit
avec une puissante flotte une incursion sur les côtes de
l’Espagne et de l’Italie, et en revint avec plus de 4,000
captifs et un immense butin. La force d’Alger fut accrue,
en 1,600, par l’arrivée dés Mauresques(1), qui, chassés
____________________
(1) On appelait ainsi les descendants des Maures d’Espagne que
DEUXIÈME PARTIE, II. 287

d’Espagne par Philippe III, apportèrent en Barbarie leur


industrie et leur haine pour les Chrétiens. Malheureuse-
ment le gouvernement turc, plus militaire qu’adminis-
trateur, ne sut pas profiter de ces éléments de prospérité
industrielle et agricole. Il voulut ne rien devoir qu’à la
guerre.
En 1,601, une flotte Espagnole essaya d’attaquer
Alger, mais le mauvais temps la força à s’en éloigner.
Les Anglais ne furent pas plus heureux en 1,620. En
1,627, la milice turque envoya une députation au grand
seigneur pour se plaindre des exactions des Pachas, que
la Porte Ottomane imposait à Alger, et demander qu’on
l’autorisât à nommer elle-même le chef de la Régen-
ce, s’engageant, du reste, à payer tribut à l’empire, et à
continuer à en reconnaître la suzeraineté. Comme Alger
coûtait plus à la Porte qu’il ne lui rapportait, le grand sei-
gneur consentit à cet arrangement, à la condition qu’il y
aurait cependant toujours un Pacha à Alger, nommé par
lui, dont les fonctions se réduiraient à mettre opposition
aux actes qui lui paraîtraient contraires aux intérêts de
la Porte.
Le nouveau chef de la Régence prit le titre de Dey,
qui en langue Turque signifie oncle. Ce fut sans doute un
sobriquet dans l’origine.
Cette forme de gouvernement exista jusqu’en 1710
sous le Dey Baba-Aly, qui chassa ignominieusement le
représentant de la Porte, et prit pour lui-même le titre de
____________________
la persécution avait forcés d’embrasser le Christianisme, du moins en
apparence
288 DEUXIÈME PARTIE, II.

Pacha. Baba Aly étau assez fort pour ne pas craindre les
suites de cette démarche. Il avait su, au reste, se créer
à Constantinople des amis qui déterminèrent l’empe-
reur à sanctionner ce changement dans le gouvernement
d’Alger, lequel se trouva dès lors organisé tel que nous
l’avons raconté dans la première partie de ce volume.
III

Mœurs des Arabes.

Les idées dominantes d’un peuple, formulées en ac-


tes extérieurs, politiques ou sociaux, sont ce qui constitue
ses mœurs. Pour bien étudier les mœurs d’un peuple, il
faut analyser ceux de ses actes qui se présentent les pre-
miers à l’observation, remonter aux idées qu’ils formu-
lent, et redescendre ensuite par le moyen de ces idées, à
l’examen d’actes d’une analyse moins facile. Après cela
on doit classer ses observations par ordre d’idées, de ma-
nière à pouvoir conclure de ce que fait un peuple dans
telle circonstance, ce qu’il fera dans telle autre.
Plusieurs écueils sont à éviter dans les études de
mœurs. Le premier est celui où viennent ordinairement
échouer les observateurs étrangers aux études philoso-
phiques. Il consiste en une fausse disposition de l’esprit,
qui nous porte à nous exagérer les différences morales
qui existent entre les diverses races d’hommes. Préoccu-
pé de l’idée que ce qu’il va voir ne doit ressembler en rien
à ce qu’il a vu ailleurs, l’observateur engagé dans cette
fausse route, tire souvent, pour le fond, des conséquences
hasardées sur quelque dissemblance de forme, et prête à
tout un peuple des idées étranges sur des sujets où il est
290 DEUXIÈME PARTIE, III.

presque toujours d’accord avec le reste de l’humanité.


D’autres observateurs, que l’on peut appeler mi-
croscopiques, ne voient que les différences extérieures
des habitudes les plus indifférentes de la vie. Après avoir
passé plusieurs années au milieu d’un peuple, ils igno-
rent encore complètement quelle est la marche générale
de ses idées, sur quelle base réelle s’appuient ses préju-
gés, et par quel moyen rationnel on peut les combattre.
Mais en revanche, ils savent parfaitement par quels mets
il commence ses repas, dans quel ordre il procède à sa
toilette, quel est le genou qu’il met en terre dans ses priè-
res, et autres faits aussi futiles. Ces observateurs micros-
copiques ont en général une haute opinion d’eux-mêmes
; et comme leurs relations, qui sont à la portée des intel-
ligences les plus vulgaires, offrent de temps à autre quel-
que intérêt de curiosité, il n’est pas rare qu’ils la fassent
partager à des esprits paresseux et superficiels.
Enfin il y a des observateurs qui, par légèreté d’es-
prit, concluent toujours du particulier au général, sem-
blables à cet anglais qui passant en poste à Fontaine-
bleau, écrivit sur ses tablettes que dans cette ville toutes
les femmes étaient rousses et acariâtres, parce qu’il en
vit une de cette couleur qui querellait son mari.
Dans ce que nous allons dire des Arabes de la ré-
gence d’Alger, nous chercherons, autant que possible, à
éviter ces écueils.
On regarde généralement comme un trait caracté-
ristique de l’organisation morale des Arabes un attache-
ment non raisonné, mais absolu, aux anciennes coutu-
mes. Ils sont encore, dit-on, ce qu’ils étaient au
DEUXIÈME PARTIE, III. 291

temps d’Abraham, et rien n’annonce que l’avenir puisse


amener le moindre changement dans leur manière d’être.
Cette assertion est erronée ; car chaque fois que les Ara-
bes ont pu améliorer leur position, ils n’ont pas hésité
à le faire. En Espagne, où ils trouvèrent à cultiver une
terre fertile, sous la protection de lois équitables et d’un
gouvernement régulier, ils abandonnèrent leurs habitu-
des nomades, et se fixèrent au sol par des habitations et
des intérêts permanents. Il en fut de même en Afrique
lorsque les circonstances le leur permirent. Quoiqu’ils
aient toujours préféré, il est vrai, le séjour des campa-
gnes à celui des villes, de nombreuses et florissantes cités
s’établirent sous leur domination, ou furent restaurés par
eux. Plusieurs familles arabes s’y mêlèrent, comme nous
l’avons déjà dit, aux Maures qui en formaient la princi-
pale population ; mais lorsque le gouvernement devint
tyrannique, lorsque surtout il cessa d’être national, ils
retournèrent à leurs tentes, parce qu’ils ont dans le ca-
ractère assez de dignité pour préférer l’indépendance au
bien-être physique.
L’amour des Arabes pour la vie des champs leur est
commun avec tous les peuples véritablement jaloux de
leur liberté. Dans tous les pays où ce sentiment domine,
les campagnes sont couvertes d’habitations. Je citerai la
Suisse pour exemple, et certes, personne ne fera aux nobles
enfants de cette contrée le reproche d’être en arrière de la
civilisation. C’est dans les campagnes que l’homme jouit
de toute la plénitude de son existence, et surtout de cette in-
dépendance du foyer domestique, qui est la plus précieuse
de toutes. Les devoirs religieux, qui sont une des causes
292 DEUXIÈME PARTIE, III.

qui rapprochent les hommes des centres de population,


sont peu gênants à cet égard pour les Musulmans Le Co-
ran ne leur fait une obligation de la fréquentation des
Mosquées qu’autant qu’elles se trouvent dans le voisi-
nage de leurs habitations.
Ces habitations sont généralement des tentes pour
les Arabes; mais cependant sur plusieurs points, et prin-
cipalement dans la province d’Alger, ce sont des maisons
en pierres ou des cabanes en torchis, qui valent bien les
chaumières de beaucoup de nos paysans. En parcourant
le pays, on rencontre fréquemment des ruines de vastes et
belles constructions, qui ont dû être les centres de riches
exploitations agricoles, détruites par les guerres intesti-
nes, ou par les fautes d’une déplorable administration. On
y voit aussi les tristes cadavres de ces cités qui s’éteigni-
rent successivement lorsque le sceptre sortit d’Ismaël.
Notre arrivée en Afrique a puissamment contribué
à dépeupler les villes qui existaient encore à cette épo-
que. Dans la province d’Oran, qui en possédait un grand
nombre, les Arabes s’étant révoltés contre les Turcs qui
s’y trouvaient, la guerre et le désordre y pénétrèrent avec
leur escorte obligée de cruautés et de dévastations. A
Mascara, où les Turcs furent ou chassés ou égorgés, plu-
sieurs édifices furent détruits, entre autres le palais des
anciens Beys , qui était fort beau. Depuis l’administra-
tion d’Abdel-Kader, qui y règne en ce moment, cette ville
commence à réparer ses pertes ; mais à Tremecen, où les
Turcs et les Kourouglis occupent encore le Méchouar, la
guerre continue et a fait fuir beaucoup d’habitants. Ar-
zew, dont les habitants s’étaient déclarés pour nous, et que
DEUXIÈME PARTIE, III. 293

nous abandonnâmes à la fureur de nos ennemis com-


muns, a été entièrement détruite; Mostaganem, que le
Kaïd Ibrahim et ses Turcs occupèrent longtemps en no-
tre nom, vit ses beaux faubourgs sacrifiés aux besoins de
la défense ; les nombreuses maisons de campagne qui
couvraient le pays à plus de 2 lieues à la ronde furent
aussi presque entièrement démolies.
Dans la province d’Alger, les dévastations commi-
ses par nos troupes, et par nos prétendus Colons, aux por-
tes mêmes de la capitale, sont connues de tout le monde,
et nous ne reviendrons pas sur ce pénible sujet. Bélida, à
peine remise du terrible tremblement de terre qui en ren-
versa une partie en 1826, fut, comme nous l’avons dit,
saccagée par l’armée française, en 1830.
Dans le beylik de Constantine, les cruautés d’Ah-
med-Bey ont forcé plusieurs habitants à quitter le chef-
lieu ; mais ils sont allés grossir la population de Zamora
ou celle de Tugurth. Enfin, notre présence à Bougie en a
éloigné tous les Indigènes.
On voit donc, que par un fâcheux concours de cir-
constances, dont plusieurs, il est vrai, ont été indépen-
dantes de notre volonté, l’invasion française a dû rendre
à un grand nombre de familles Maures ou Arabes(1), les
habitudes nomades qu’elles avaient abandonnées et dans
lesquelles nous sommes si disposés à voir un obstacle à
tout progrès.
Les hommes qui ne tiennent au sol que par le moins
____________________
(1) On estime à 10,000 le nombre de ces familles émigrées des
villes dans l’intérieur.
294 DEUXIÈME PARTIE, III.

de liens possible, sont ceux qui certainement offrent le


moins de prise à la tyrannie. Aussi, est-ce leur amour
dominant pour l’indépendance qui pousse les Arabes à
cette existence errante qui fut celle de leurs pères, mais
qu’ils abandonnent lorsqu’ils peuvent espérer de trouver
dans un autre genre de vie la même dose de liberté. Cette
réflexion n’est point faite au sujet de la liberté politique,
telle que nous l’entendons en Europe, mais de cette li-
berté sociale qui est de tous les instants, et qui consiste à
éloigner l’homme du contact trop fréquent des lois et des
règles d’une police souvent gênante et tracassière. C’est
cette liberté que l’Arabe va chercher sous sa tente ; mais
elle lui paraîtrait bien plus douce, s’il pouvait la trouver
dans de bonnes maisons où ne viendrait pas loger avec
lui la crainte des exactions d’un gouvernement avide ou
des attaques d’un ennemi puissant.
On ne peut être démenti, ni par l’histoire, ni par les
faits du moment, en avançant que c’est moins par goût
exclusif pour la vie nomade, que par les inconvénients
dont elle les affranchit, que les Arabes paraissent tenir si
fortement à ce genre d’existence. Quelquefois aussi elle
est le résultat de la nature de leurs occupations; ainsi les
peuplades qui se consacrent plus particulièrement aux
soins des troupeaux, sont nomades par la spécialité de
leur industrie. Mais ceci n’est point particulier aux Ara-
bes, car on trouve de ces nomades dans plusieurs contrées
de l’Europe, surtout en Espagne, et même en France.
Au reste, dans la régence d’Alger, c’est au-delà des
chaînes de l’Atlas qu’il faut aller chercher les véritables
Nomades errant à leur choix dans de vastes étendues de
DEUXIÈME PARTIE, III. 295

pays. Dans les vallées de l’Atlas, et surtout dans les plai-


nes du bord de la mer, les tribus ont des territoires dis-
tincts et leurs changements de domicile ne s’opèrent que
dans des limites resserrées, à moins de quelque danger
imminent, auquel cas elles émigrent au loin, sûres de
trouver partout de la terre et de l’eau.
Dans la plaine de la Métidja, qui nous intéresse plus
particulièrement, on trouve d’assez beaux villages fixes,
appelés Djemaa, dont quelques habitations sont en pier-
re, et dont les autres, que l’on appelle Gourbis, sont ces
cabanes en torchis dont nous avons parlé plus haut ; on
appelle Haouchs les agglomérations de populations infé-
rieures aux Djemâa. Ces Haouchs et Djemâa, sont en gé-
néral bien situés, entourés de jardins et de beaux arbres
qui cri rendent le séjour fort agréable. Entre les villages
et les Haouchs ou fermes, qui par leurs dispositions et
souvent leur construction rappellent nos hameaux d’Eu-
rope ; on rencontre par-ci par-là quelques tentes qui ré-
veillent les idées que dans nos préventions Européennes
nous nous formons de l’Afrique en général. Les réunions
de tentes forment des douars ; mais ce n’est pas dans la
province d’Alger que le voyageur peut prendre une idée
exacte de ces sortes de campements il faut les voir dans
les vastes plaines de la province d’Oran, dans la partie
méridionale de celle de Constantine, et surtout dans le
Sahara où aucun des Français établis dans la Régence
n’a encore pénétré. Ces douars sont formés de tentes en
tissu de poil de chameau noir ou brun, et disposé en cer-
cle de manière à laisser dans le centre un grand espace
vide, où l’on enferme la nuit les troupeaux, pour peu que
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296 DEUXIÈME PARTIE, III.

l’on ait sujet de craindre les voleurs ou les animaux de


proie. Les chevaux sont entravés à des cordes tendues
auprès de chaque tente; les armes et les selles sont tou-
jours prêtes et sous la main, de sorte qu’en moins de cinq
minutes, tout le douar peut être à cheval. En cas d’alerte,
pendant que les guerriers sont ainsi sous les armes, les
tentes et les bagages sont pliés et chargés sur les cha-
meaux et sur les mules par les femmes, les enfants et les
vieillards ; et rien n’égale la promptitude avec laquelle
toute la peuplade est en marche pour fuir le danger, si
elle ne se sent pas de force à le braver.
En temps de paix, l’existence intérieure des Arabes,
tant dans leurs villages fixes que dans leurs douars, dif-
fère peu de celle de nos campagnards, si ce n’est qu’elle
est moins occupée, parce qu’en général ils demandent
moins à la terre. On est porté généralement à voir partout
des différences notables entre nous et les Arabes. Une
étude réfléchie fait reconnaître que ces différences ne
portent que sur des objets de peu d’importance, sur des
détails de ménage, sur quelques habitudes du corps, et
surtout sur le costume que tout le monde connaît main-
tenant, et que par cette raison il est inutile de décrire.
Les Arabes sont en général doux pour leurs fem-
mes, tendres pour leurs enfants, bienveillants pour leurs
serviteurs, et très polis entre eux. Ils remplissent avec
exactitude tous les devoirs de la vie sociale, ce qui
rend leur commerce agréable. Ceux que leur position
met un peu au-dessus du commun, sont remarquables
par le choix et la délicatesse de leurs expressions dans
leurs relations de politesse, et ne seraient certainement
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DEUXIÈME PARTIE, III. 297

déplacés dans aucun salon, indépendamment de l’étran-


geté qui les y ferait admettre comme objets de curio-
sité(1).
L’existence des femmes est loin d’être aussi malheu-
reuse chez les Arabes, et même chez les Maures, qu’on le
croit en Europe. Les lois et les usages du pays leur accor-
dent des droits indépendants des caprices de leurs maris,
et dont elles usent largement. Aussitôt qu’une dispute
conjugale prend un caractère un peu sérieux, la femme
menace de l’intervention de la justice, qui est presque
toujours pour elle. Aussi, en Barbarie, comme en France,
c’est le beau sexe qui tient ordinairement le sceptre du
ménage. Ce sceptre est rarement partagé, car il n’y a que
peu de maris qui, comme le Kaïd des Hadjoutes, profi-
tent du bénéfice de polygamie. La plupart se contentent
d’une seule femme, dont ils sont encore plus souvent les
serviteurs soumis que les maîtres, tout comme dans les
contrées de l’Europe.
Les lois rendent les liens conjugaux assez faciles à
____________________
(1) A la paix qui fut faite avec les Hadjoutes, au mois de mai
4834, le Kaïd de cette tribu vint à Alger, où il n’avait pas paru depuis
longtemps, et fut reçu avec distinction par le général Voirol qui l’en-
gagea à dîner. Il ne parut nullement étonné de ce monde nouveau où il
se trouvait transporté pour la première fois, et vit de suite le rôle qu’il
devait jouer. Lorsqu’on vint annoncer qu’on était servi, il offrit son bras
à la maîtresse de la maison. Pendant le dîner, le général lui ayant de-
mandé combien il avait de femmes, il répondit qu’il en avait trois, mais
que s’il avait été assez heureux pour en trouver une aussi accomplie
que madame Voirol, il n’en aurait jamais eu d’autre. Ce compliment est
certainement des plus gracieux, et démontre une grande délicatesse de
sentiments.
298 DEUXIÈME PARTIE, III.

dénouer ; mais comme on ne peut renvoyer une femme


sans lui faire quelques avantages pécuniaires, les répudia-
tions sont peu fréquentes. Les divorces, par consentement
mutuel, le sont beaucoup plus : il n’est pas rare de ren-
contrer des femmes qui ont passé dans les bras de deux ou
trois maris encore existants. La femme peut aussi provo-
quer le divorce, et cela pour des faits qui nous paraîtraient
fort extraordinaires(1). Ce n’est guère que dans les villes
que l’usage soumet les femmes à la gênante obligation de
ne paraître que voilées ; dans la campagne, ce rigorisme
n’existe pas, ou du moins n’existe que rarement, surtout
à mesure qu’on s’éloigne de la capitale. Quoiqu’il soit
prescrit par le Coran, les Arabes d’Espagne s’en étaient
affranchis, puisqu’on a vu à Séville des femmes profes-
ser des cours publics de belles-lettres et de sciences. Il
paraît que cette tolérance passa des Andalous aux Arabes
d’Afrique, qui, dans les campagnes, cachent peu leurs
femmes, bien qu’ils en soient assez jaloux. On s’exa-
gère cependant généralement les effets de cette jalousie,
dont les résultats sont tragiques quelquefois, il est vrai,
mais pas plus souvent que chez nous. Au reste, les maris
Africains sont soumis comme tous les autres aux calami-
tés conjugales. Les douars renferment autant d’intrigues

____________________
(1) En 1834, le Cadi reçut une demande de séparation d’une fem-
me qui se plaignait que l’organisation de son mari lui rendait trop dou-
loureuse la soumission aux devoirs conjugaux ; le compatissant Cadi,
après s’être assuré qu’en effet les formes gigantesques du mari étaient
peu en harmonie avec la complexion faible et délicate de la femme, qui
n’avait que quatorze ans, prononça le divorce.
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DEUXIÈME PARTIE, III. 299

amoureuses que nos villes et nos villages d’Europe. Sans


entrer dans plus de détails sur ce sujet où l’on trouvera
peut-être que je me suis déjà arrêté trop longtemps ; on
peut dire, au résumé, en ceci comme dans tout le reste,
que tous les hommes ont les mêmes passions, et trouvent
toujours à peu près les mêmes moyens de les satisfaire.
Les Arabes ne manquent ni de délicatesse ni de dé-
cence dans leurs amours. Le cynisme, cet enfant grossier
et malsain des peuples caducs, est mal reçu parmi eux :
ils rougissent souvent comme de jeunes filles à des con-
versations trop communes parmi nous, et dans lesquelles
ils ne s’engagent jamais qu’avec répugnance. Cependant,
malgré ce voile de pudeur et de charité, ils ne sont point
complètement étrangers à de condamnables écarts ; mais
les exemples en sont rares.
Une femme, de l’ombrage, de l’eau courante, et com-
me accessoires un peu de tabac et de café, résument toutes
les idées de jouissances sensuelles des Arabes. Ils sont as-
sez indifférents pour tout le reste, aussi sont-ils générale-
ment sobres et peu soucieux des aisances de la mollesse.
Quoique les Arabes aient peu de besoins, ils sont
assez avides d’argent, et aiment beaucoup à thésauriser.
Cela tient à leur vie errante et à leur organisation po-
litique, les richesses monétaires étant les plus faciles à
transporter et à cacher au besoin. Ils ne sont pas toujours
de très bonne foi dans leurs transactions commerciales,
surtout avec les Européens : ils craignent toujours de ne
pas avoir fait d’assez bonnes conditions dans leurs mar-
chés avec eux, de sorte que lorsqu’ils voient qu’on leur
accorde sans objection les prix qu’ils demandent, ils se
300 DEUXIÈME PARTIE, III.

rétractent, disent qu’ils se sont trompés, et en exigent de


plus élevés. Cependant ils sont encore bien moins âpres
au gain que les marchands européens qui se sont établis à
Alger. La vérité me force de dire que dans cette ville, l’avi-
dité mercantile est en rapport direct avec la civilisation.
Malgré la rapacité qu’on leur reproche, les Arabes
exercent gratuitement et avec beaucoup de grandeur, les
devoirs de l’hospitalité; ils ont hérité cette vertu de leurs
ancêtres. Tout étranger qui se présente chez eux en ami,
est bien reçu, sans acception de race ni de religion. Plu-
sieurs officiers ont éprouvé bien souvent les effets de
cette hospitalité qu’ils ont toujours trouvée empressée et
affectueuse, soit lorsqu’ils ont paru chez les Arabes avec
un caractère officiel et les souvenirs de quelques servi-
ces rendus, soit lorsqu’ils ont parcouru comme simples
voyageurs des contrées éloignées où ils étaient entière-
ment inconnus. Les soins de l’hospitalité sont les seuls, et
l’on avouera que c’est bien assez, que les Arabes rendent
gratuitement. Si l’on a besoin en outre d’un guide, d’une
monture ou de toute autre chose, il faut payer comme
partout, et même assez largement. On tombe alors as-
sez souvent entre les mains de gens avides, qui indé-
pendamment du prix convenu, trouvent mille moyens de
vous soutirer de petits présents. Lorsqu’ils ont affaire à
des Européens, ils y mettent d’autant moins de retenue,
qu’ils les supposent tout cousus d’or.
Les différences de rang sont assez marquées chez les
Arabes. L’illustration de la naissance y donne droit aux
plus grands égards ; l’homme d’une naissance illustre
est celui qui compte parmi ses ancêtres une longue suite
DEUXIÈME PARTIE, III. 301

de guerriers ou de Marabouts. C’est la double nobles-


se de l’épée et du sanctuaire, bien concevable chez des
peuples qui ont toujours les armes à la main, et dont les
principes religieux sont dans toute leur verdeur. Ils font
peu de cas des marchands de profession, et, chose as-
sez curieuse, ils se servent comme nous de l’expression
d’épicier ou marchand de poivre, pour désigner un hom-
me dont les habitudes, les goûts et les idées ne dépassent
pas le comptoir. Les guerriers et les Marabouts forment
dans chaque tribu l’ordre des Grands : c’est l’expres-
sion consacrée. Ces grands, comme les grands de tous
les pays, sont assez disposés à se prévaloir de leur posi-
tion, et le peuple, comme tous les peuples, se soumet en
murmurant plus ou moins à leur exigence. Au reste, la
Grandesse est ouverte à tous ceux qui peuvent avoir un
cheval et de borines armes avec le courage de s’en servir
avec distinction(1).
Les Marabouts sont des hommes qui se consacrent
entièrement à Dieu, et qui se distinguent par leurs vertus et
leurs bonnes œuvres. Ils sont en dehors de la hiérarchie sa-
cerdotale : ce sont des saints vivants, placés par l’opinion
entre les hommes et les anges, des vases d’élection qui
ont le privilège devoir Dieu en face dans leurs extases. Au
reste, quoiqu’il soit difficile de dire précisément ce qu’ils
sont, il le serait encore plus de dire ce qu’ils ne sont pas ;
____________________
(1) Il y a chez les Hadjoutes deux ou trois individus qui n’étaient
que de simples rayas ou paysans avant notre arrivée en Afrique, et qui
maintenant sont au nombre des personnages les plus influents de la
tribu.
302 DEUXIÈME PARTIE, III.

car lorsque leur réputation est bien établie, ils exercent


sur les fidèles un empire absolu. Toute autorité pâlit
devant la leur et, chose remarquable, ils font en géné-
ral un bon usage de cet immense pouvoir. Il est vrai
que s’ils voulaient l’employer dans un but mondain, le
prestige de leur sainteté disparaîtrait sur-le-champ, ou
du moins s’affaiblirait, et l’on ne verrait plus en eux
que des hommes politiques attaquables par les moyens
ordinaires.
La qualité de Marabout est indélébile, et se transmet
de père en fils; mais l’influence religieuse qui y est atta-
chée, doit s’acheter à chaque génération par les mêmes
vertus et la même piété, sans quoi elle disparaît, et il ne
reste plus que le titre. Les vrais Marabouts sont des hom-
mes de bien, très instruits en théologie, en législation,
et même en histoire. Amis de la paix, peu fanatiques,
et toujours disposés à faire régner la concorde entre les
tribus, ils sont certainement dignes de trouver, dans cet
autre monde, but de tous leurs désirs, la récompense du
bien qu’ils font dans celui-ci(1).
Les Marabouts morts en odeur de sainteté, sont en-
sevelis en grande pompe. On élève sur leurs tombeaux
de petites chapelles, et quelquefois des Mosquées, où les
Croyants se rendent en pèlerinage.
Les arts et les sciences ont disparu de chez les Arabes.
_____________________
(1) Le plus célèbre Marabout de la province d’Alger, Sidi-Mo-
hammed-Moubareck, vieillard vénérable, connu particulièrement de
quelques officiers de l’armée, s’est acquis, dans ses rapports avec nous,
le respect et la confiance qu’inspirait partout sa vertu.
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DEUXIÈME PARTIE, III. 303

On ne retrouve quelques traces d’instruction scientifi-


que, que chez les Marabouts du premier rang et les hom-
mes de lois. L’ancien Cadi de Bélida, qui est maintenant
Cadi d’Alger, a quelques notions des sciences exactes. Je
l’ai entendu donner des explications assez justes de plu-
sieurs phénomènes célestes, et j’ai vu qu’il comprenait
fort bien nos méthodes d’observations astronomiques,
quoiqu’il fût hors d’état de les appliquer. Il possède aussi
quelques connaissances physiologiques, et les éléments
de la philosophie d’Aristote. C’est aux écoles de Fez,
dont il est élève, que ce Cadi a puisé cette teinture des
sciences. Il regrette beaucoup sa bibliothèque, qu’il per-
dit dans le sac de Bélida en 1830 : il fit là en effet une
perte irréparable, car les livres sont très rares chez les
Arabes de la Régence.
L’instruction élémentaire est pour le moins aussi
répandue chez eux que chez nous ; il y a des écoles de
lecture et d’écriture dans la plupart des villages et des
douars. Les Arabes sont en général très aptes aux travaux
de l’esprit et s’y livreraient avec succès si la carrière leur
en était ouverte. Ils estiment la science, et rendent par-
faitement justice aux Européens à cet égard. Ils disent
communément que les Chrétiens savent tout, excepté le
chemin du salut. Ils font surtout grand cas des médecins
: tous les individus de cette profession sont surs d’être
bien accueillis en Afrique.
Je ne répéterai pas ici ce que l’on trouve partout sur
les succès obtenus par les Arabes dans les sciences et la
littérature au temps de leur splendeur; car chacun sait
qu’ils ont apporté plus d’une pierre à ce majestueux édifice
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304 DEUXIÈME PARTIE, III.

des connaissances humaines, qui s’accroît chaque jour.


Une suite de révolutions, toutes funestes au progrès, les a
replongés dans l’ignorance ; mais si leur intelligence som-
meille, il ne faut pas croire que le flambeau en soit éteint
; on s’en aperçoit dans leurs relations politiques, où ils se
font remarquer par une grande vigueur de raisonnement :
la correspondance arabe, conservée dans les archives du
gouvernement, en fournit de nombreuses preuves.
Partout où les tribus ne sont pas maintenues par
l’action directe et vigoureuse d’un gouvernement cen-
tral, elles se font fréquemment la guerre entre elles, pour
des sujets très légers ; mais dans l’intérieur même des
tribus, les actes de violence individuelle sont assez rares.
Le sang coule rarement sous le fer de l’assassin dans ce
pays que tant de gens ne croient habité que par des êtres
féroces. Dans le cours de 1834 on n’a compté que deux
assassinats, commis par des Arabes sur d’autres Arabes,
dans les Outhans de Krachna, Beni-Mouça, Beni-Khalil
et El-Sebt ; il y eut en outre deux européens assassinés
en dehors de nos lignes, mais les coupables furent arrêtés
par les Arabes eux-mêmes et livrés à la justice française.
Les vols furent plus nombreux ; mais en somme il est
surprenant qu’il ne se commette pas plus de délits dans
un pays où la force publique est presque nulle depuis que
nous le gouvernons, ou plutôt que nous sommes censés
le gouverner.
La manière dont les Arabes nous font la guerre, leur
a acquis parmi nous une grande réputation de cruauté.
On sait qu’ils ne font jamais de prisonniers, et qu’à quel-
ques rares exceptions près, ils égorgent tout ce qui leur
DEUXIÈME PARTIE, III. 305

tombe entre les mains, même les blessés. Ils se montrè-


rent tels dès les premiers jours de notre débarquement en
Afrique. Mais en cela ils obéissaient aux ordres précis du
Dey, qui même avait attaché des récompenses pécuniaires
à l’exécution de ces dispositions sanguinaires ; or, je doute
qu’il y ait une armée européenne où de pareils ordres ne
fussent ponctuellement exécutés, s’il entrait dans la politi-
que d’un général de les donner, tout comme ceux du Dey
le furent par les Africains. Une fois que la guerre eut pris
un caractère de cruauté, elle le garda même après la chute
d’Hussein, car le sang appelle le sang. Je dois dire aussi,
avec la franchise dont je me suis fait une loi, que nous
sommes loin d’avoir donné aux Arabes des leçons d’huma-
nité. Les massacres deBélida sont déjà connus du lecteur;
il verra dans le second volume de cet ouvrage celui de la
malheureuse tribu d’Ouffia, et autres actes condamnables.
Enfin, chose horrible à dire, deux exemples d’anthropo-
phagie ont été donnés dans le cours de nos guerres avec les
Arabes, et ce ne sont pas ces derniers qui s’en sont rendus
coupables, j’en ai acquis la triste et déplorable conviction.
Soyons donc bien persuadés que les atrocités qu’entraîne
la guerre à sa suite ne sont étrangères à aucune race, et que
souvent, dans cette arène sanglante, les peuples les plus
civilisés vont plus loin que les plus sauvages.
Lorsque les passions sont excitées par la haine d’un
joug étranger, par les préjugés religieux, ou par les opi-
nions politiques, le meurtre d’un ennemi devient un be-
soin et paraît un devoir, même aux hommes doux et mo-
dérés dans les temps ordinaires. En France, de bons et
paisibles laboureurs, dont la conduite a toujours été irré-
306 DEUXIÈME PARTIE, III.

prochable, ne se faisaient pas plus de scrupule, en 1814


et 1815, d’attendre un Prussien ou un Russe à l’affût, que
d’abattre un lièvre, et s’en vantent encore aujourd’hui
comme d’une action très méritoire. Dans tous les pays
de l’Europe où nous avons porté nos armes dans la pé-
riode de la république et de l’empire, les assassinats
commis sur nos soldats ont été, bien plus nombreux
qu’en Afrique, où ces évènements tragiques sont vérita-
blement très rares. Les cruautés, les haines de races, ne
prouvent donc pas contre la moralité particulière d’un
peuple, puisque ce sont malheureusement des taches
communes à toute l’humanité. Le temps viendra, peut-
être, où ces haines disparaîtront ainsi que les cruautés
où elles entraînent.
On ne peut se dissimuler que les Musulmans ont en
général de l’éloignement pour les Chrétiens. C’est une
prévention que ceux qui ne la partagent pas sont sou-
vent obligés de feindre. Mais chez les Arabes, peuple
intelligent et impressible, elle s’efface individuellement
devant les liens de l’estime ou de l’affection personnel-
le, et en masse devant les considérations et les passions
politiques. Nous avons vu que dans le Maroc un grand
nombre de tribus firent longtemps cause commune avec
les Portugais, et que ces derniers, si la fortune ne leur
avait pas suscité la famille des Chérifs, seraient peut-
être parvenus à s’établir paisiblement dans le pays. Dans
la province d’Oran, les Espagnols eurent souvent des
Arabes pour auxiliaires, et cependant quelle nation avait
plus mérité qu’eux la haine des Musulmans ? La tribu
des Ghamaras leur était si attachée que lorsqu’ils évacu-
DEUXIÈME PARTIE, III. 307

èrent la ville d’Oran, en 1790, une partie de cette tribu


les suivit et alla s’établir à Ceuta, pour continuer à vivre
sous leur protection. Enfin, de nos jours, n’avons-nous
pas eu de nombreuses preuves rue des alliances intimes
peuvent exister entre nous et les Arabes ? Rappelons-
nous la conduite loyale des gens de Médéah, et la bonne
intelligence qui règne à Bône entre le général d’Uzer et
un grand nombre de tribus toujours prêtes à prendre les
armes à sa voix, pour défendre notre cause, qui est de-
venue la leur. A Alger, sous l’administration du général
Voirol, 600 cavaliers de diverses tribus marchèrent avec
nous contre les Hadjoutes, et la tribu errante des Aribes
vint se fixer sur nos terres à la charge du service militaire.
Tous ces faits prouvent que les répugnances ne sont pas
invincibles du côté des Arabes. Elles le sont beaucoup
plus chez certains individus de la, race européenne, qui
ne sont pas tous cependant en droit d’être fort difficiles
en fait de civilisation et de moralité.
Les préjugés religieux sont moins enracinés chez les
Arabes qu’on ne le croit généralement. Quoique attachés à
leur croyance, ils sont assez disposés à s’affranchir de cer-
taines pratiques gênantes et sans but ; mais dans ce qu’elle
a d’essentiel, leur foi est vive et jeune encore; doit-on leur
en faire un reproche ? Non sans doute ; car malheur aux
peuples qui ne croient à rien Une chose à remarquer chez
eux, c’est que tout acte religieux a droit à leur respect,
quel que soit le culte de celui qui s’y livre(1).
____________________
(1) Je me suis trouvé sous leurs tentes avec des juifs voyageurs
comme moi, et qui faisaient devant eux leurs prières, hérissés de petites
308 DEUXIÈME PARTIE, III.

Ce qui nous irrite quelquefois contre les Arabes,


c’est qu’ils nous laissent facilement apercevoir qu’ils se
croient une valeur intrinsèque bien supérieure à la nô-
tre. Ils ne peuvent se dissimuler les avantages que nous
avons sur, eux par nos sciences, nos arts et les prodiges
de notre industrie ; mais, à leurs yeux, tout cela ne cons-
titue pas l’homme, et comme hommes ils se croient bien
au-dessus de nous. Cette bonne opinion d’eux-mêmes
est entretenue par la nature des relations que nous avons
eues avec eux depuis cinq ans, et dans lesquelles nous
nous sommes presque toujours montrés à notre désavan-
tage. Elles ont presque toujours été décousues, sans sui-
te, marquées au coin de l’ignorance et de l’irréflexion.
Nos généraux ne se sont occupés des Arabes qu’à bâ-
ton rompu, sans système arrêté, jugeant que tout pouvait
passer avec des gens dans lesquels ils ne voyaient que
des machines tant soit peu irritables, et non des hommes
de cœur et de sens. On leur a dit et écrit les choses les
plus niaises, les plus dépourvues de raison, les plus con-
tradictoires aussi, nous sommes-nous souvent attiré de
leur part de sanglantes railleries(1).
____________________
cérémonies ridicules et puériles, sans exciter chez leurs hôtes la plus
petite marque de désapprobation ou de dédain. S’ils paraissaient éton-
nés d’une chose, c’était de voir que je n’eusse pas aussi de prières à
faire, comme eux et les Juifs ; et j’avoue, qu’humilié de la pensée que
cela pouvait leur donner une mauvaise opinion de moi, et entraîné par
l’exemple de ces hommes à fortes convictions, il m’est arrivé plus d’une
fois de leur donner par quelques signes extérieurs la preuve que j’avais
aussi des croyances et un culte.
(1) Voici dans quel style le Cadi et les grands d’un Outhan répon-
dirent à une dépêche remarquable par son extravagance.
DEUXIÈME PARTIE, III. 309

Les Arabes ont trop de rectitude dans le jugement


pour que nous les traitions en enfants. Il ne faut pas
s’amuser à finasser avec eux, mais aller droit au but, et
raisonner serré. Quelques personnes ont cru obtenir de
l’influence sur eux en affectant de prendre leur costume
et leurs manières ; mais ils n’ont pas été dupes de ces
puérilités, qui ne servent qu’à leur donner une pauvre
idée de notre bon sens.
Les Arabes se sont aperçus bien vite des petites
intrigues qui depuis cinq ans s’agitent autour de nos
généraux en chef. Ils voient que chacun se dispute un
pouvoir que personne ne sait tenir d’une main ferme;
rien ne leur échappe. Ils connaissent tout aussi bien que
nous les petits conflits de vanité et d’autorité qui s’élè-
vent sans cesse entre nos fonctionnaires, et, à la vue de
toutes ces petitesses, ils se demandent, si ce sont là ces
Français qui leur parurent si grands à la chute d’Alger
la guerrière.
Heureusement que dans les relations privées, le ca-
ractère français sympathise parfaitement avec celui des
Arabes, ce qui établit entre eux et nous quelques liaisons
particulières, qui pourront plus tard avoir d’heureux résul-
tats pour notre cause, malgré les torts de notre politique.
Les Arabes ont une qualité précieuse dont je n’ai pas
____________________
« Nous avons reçu votre lettre et nous l’avons lue en assemblée
générale. Quand cette lecture a été terminée, tout l’Outhan s’est mis à
rire. Vous nous dites de reconnaître N*** pour notre Kaïd; nous le vou-
lons bien, mais vous oubliez sans doute que vous venez vous-même de
le destituer il y a peu de jours, et de nommer V*** à sa place. Daignez
donc nous dire définitivement ce que vous voulez, afin que nous puis-
sions nous conformer à vos ordres. »
310 DEUXIÈME PARTIE, III.

encore parlé, et qu’il est d’autant plus juste de mettre en


lumière, qu’on la leur refuse généralement, c’est de tenir
à leur parole politique ; de ce que, après avoir été en état
de paix, ou plutôt de non-hostilité avec quelques tribus
dans certaines circonstances, on les a trouvées hostiles
dans d’autres, on conclut trop légèrement qu’on ne peut
compter sur rien avec eux. Mais quels sont les traités
qu’ils ont violés ? J’avoue que je n’en connais aucun. Il
est arrivé sans doute, plus d’une fois, que des tribus ne se
sont pas crues liées par des engagements pris par d’autres,
et que même des promesses faites par des individus iso-
lés d’une tribu, n’ont pas été tenues par la majorité de
cette même tribu. Mais quoi d’étonnant dans un pays où
nous avions laissé introduire une si complète anarchie,
que la puissance et la volonté publique ne se trouvaient
représentées par personne ? Et cependant, malgré cette
absence de garantie, de tous les Français qui ontconfié
leurs têtes aux Arabes, il n’en est pas un seul qui ait eu
lieu de s’en repentir, tandis que sous l’administration du
duc de Rovigo deux cheikhs ont été décapités à Alger
malgré les sauf-conduits dont ils étaient porteurs.
Lorsque nous arrivâmes en Afrique, nous annonçâ-
mes aux Arabes par de nombreuses proclamations que
nous venions les affranchir du joug des Turcs. C’était
prendre l’engagement de les rendre à leurs libertés pri-
mitives, et d’établir ensuite nos rapports avec eux sur des
bases librement consenties. C’est bien ainsi que le com-
prirent les esprits les plus éclairés. Nous avons vu dans le
IV e livre de ce volume que Ben-Zamoun fit à M. de Bour-
mont des ouvertures dans ce sens. Il écrivit qu’envoyant
DEUXIÈME PARTIE, III. 311

avec quelle promptitude les Français s’étaient emparés d’Al-


ger, lui et ses compatriotes avaient compris que Dieu nous
avait destinés à régner à la place des Turcs ; que ce serait fo-
lie à eux de vouloir s’opposer aux décrets de la providence;
qu’en conséquence il se proposait d’user de son ascendant,
pour réunir les hommes les plus influents de la province
d’Alger, et leur proposer les bases d’un traité qui réglerait à
l’avantage de tous la nature de nos rapports avec les Arabes,
tant dans l’intérêt présent, que dans celui des races futures
; qu’il priait le général en chef de ne pas perdre de vue que
pour qu’un traité fût solide, il ne devait pas être imposé par
la force à la faiblesse, mais qu’il devait être établi sur les
intérêts réciproques des parties contractantes, parce qu’alors
tout le monde travaillait de bonne foi à le maintenir.
Ce langage aurait dû nous donner la mesure des hom-
mes à qui nous avions affaire. Si nous étions entrés fran-
chement dans la carrière qu’il nous traçait, je crois que nous
serions maintenant plus avancés que nous ne le sommes.
Le maréchal de Bourmont, ainsi que nous l’avons vu, ne
crut pas devoir en tenir compte ; on sait ce qui en résulta.
A l’arrivée de M. Clauzel, les attaques des Arabes
à Alger et à Bône semblaient nous avoir dégagés des
promesses de nos proclamations. Nous restions maîtres
du terrain, mais sans que les raisonnements de Ben-Za-
moun eussent rien perdu de leur force. Le nouveau gé-
néral, combinant avec beaucoup de justesse, les intérêts
Européens de la France avec ceux de notre conquête,
ava’ trouvé un moyen d’assurer notre suprématie sur les
Beyliks, en n’agissant directement que sur la province
d’Alger, ce qui diminuait considérablement nos dépenses
312 DEUXIÈME PARTIE, III.

en hommes et en argent. Nous avons fait connaître ses


projets et les obstacles qui s’opposèrent à leur exécu-
tion. Il est à présumer que M. Clauzel, sans les difficul-
tés qu’on lui suscita, aurait réussi dans un plan fort ha-
bilement conçu, et qu’il était certainement très capable
de mener à bien. Il n’aurait plus eu alors qu’à s’occuper
de la province d’Alger ; et quoique, dans sa courte ad-
ministration, il n’ait pas employé les vrais moyens de la
rendre tout à fait nôtre, on ne peut dire qu’avec le temps
il ne les eût pas trouvés.
Le général Berthezène compromit l’honneur de nos
armes avec les Arabes, et perdit toute influence sur eux.
Son administration. fut une époque calamiteuse pour la co-
lonie ; celle du duc de Rovigo fut signalée par des actes de
cruauté et de perfidie peu honorables pour le nom français,
par l’occupation de Bône, due à l’audace d’un brave aven-
turier, et par une foule de petites intrigues sans résultat.
Sous le général Voirol, on vit régner la loyauté dans
nos relations avec les Arabes ; la confiance s’établit, la
paix régna presque sans interruption dans la province
d’Alger, et des mesures furent prises pour assurer sur des
bases rationnelles notre domination et celle des lois ; mais
chaque fois que ces mesures étaient sur le point de porter
leurs fruits, des actes de faiblesse venaient les faire avor-
ter, et remettre tout en question. La position intérimaire
de ce général ôtait à sa volonté l’intensité nécessaire pour
les affaires. Dans le même temps, un monstrueux traité
négocié par le général qui commandait à Oran, élevait sur
un trône indépendant l’heureux et habile Abdel-Kader, et
donnait aux Arabes le centre d’action qui leur manquait.
DEUXIÈME PARTIE, III. 313

Sous les influences rivales, contradictoires et funes-


tes dont la collection forma ce qu’il faut bien appeler,
l’administration du comte d’Erlon, tout le peu de bien dû
à celle du général Voirol, dans la province d’Alger, a dis-
paru ; et, au moment où j’écris, j’apprends les désastres
de nos troupes écrasées par la puissance que nous avons
eu la démence d’élever à Oran.
J’ai déjà dit dans le cours de cet ouvrage, qu’après
s’être abandonnés comme des insensés à la joie d’être dé-
livrés de tout frein par l’absence de tout gouvernement
régulier, les Arabes s’étaient bien vite lassés de l’anarchie.
Ils n’aiment point à être gênés par une administration trop
minutieuse, mais ils ont besoin, comme tous les peuples,
de justice et de sécurité. Aussi, après avoir souffert tous
les excès de la licence, après avoir été tour à tour voleurs
et volés, ils sentirent le besoin d’être gouvernés avec toute
la vivacité de leurs impressions. Ce passage de l’anarchie
à la soif de l’ordre est une des lois logiques de la marche
de l’esprit humain, que l’on retrouve chez tous les peu-
ples, et qui n’est point particulière aux Arabes. On pouvait
compter là-dessus avant d’avoir les nombreuses preuves
qui nous ont été données de leurs dispositions à cet égard ;
mais à défaut de calculs à priori, ces preuves auraient dû au
moins nous ouvrir les yeux, et nous apprendre la politique
qu’il était convenable de suivre. Loin de là, nous n’avons
presque jamais su tirer parti des circonstances favorables
qui se sont présentées. En vain, des tribus entières, des vil-
les, des provinces nous ont suppliés de les tirer de l’anar-
chie, et de prendre nous-mêmes le soin de les gouverner ;
en vain, des ambitions personnelles, puissantes et ac-
314 DEUXIÈME PARTIE, III.

tives, nous ont offert leur concours et des garanties;


nous n’avons presque rien fait, arrêtés à chaque instant
par la moindre difficulté d’exécution. Mais ce que nous
n’avons pas voulu faire, un autre l’a fait. C’est sur le be-
soin d’ordre qu’Abdel-Kader a établi sa puissance. C’est
en terrassant l’anarchie, qu’il s’est acquis l’amour et la
reconnaissance des peuples. Maintenant que cette autori-
té nouvelle s’est élevée sur des bases que la philanthropie
ne peut que respecter, bien que la politique nous fasse un
devoir de les abattre, ce n’est plus vers nous que tournent
les yeux les tribus que l’anarchie tourmente encore. Nous
avons perdu tous les avantages de la position. Cependant
il est encore un moyen d’établir notre autorité dans la
province d’Alger, c’est d’obliger Abdel-Kader de cesser
de s’étendre au-delà de celle d’Oran, et d’établir à Titery
un Bey du choix des Arabes, et qui nous offre en même
temps des garanties. Cela fait, il faut nommer dans tous
les Outhans de la province d’Alger, réduite à la partie
qui est en deçà de l’Atlas, des Kaïds qui méritent notre
confiance, et qui jouissent en même temps de l’estime de
leurs compatriotes. Ces Kaïds auraient sous leurs ordres
des Cheikhs dans chaque canton. Les uns et les autres se-
raient nommés par le gouverneur français, mais désignés
à son choix par le libre suffrage des Arabes, qui n’auraient
alors aucun prétexte pour ne pas leur obéir. Chaque Kaïd
devrait avoir auprès de lui 25 ou 30 cavaliers soldés, cha-
que Cheikh en aurait 4 ou 5. Au moyen de cette force
publique, ces fonctionnaires devraient faire régner le bon
ordre sur leurs territoires respectifs, arrêter les malfaiteurs
et les livrer à la justice. Ils devraient avoir eux-mêmes
DEUXIÈME PARTIE, III. 315

le droit d’infliger certaines peines. Un commissaire fran-


çais résiderait auprès de chaque Kaïd, pour veiller à sa
conduite, et représenter chez les Arabes l’autorité de la
France.
Les Kaïds, les Cadis et les Cheikhs devraient être
payés, mais les dépenses que cet état de chose entraîne-
rait, ainsi que la solde des cavaliers de la force publique,
seraient prises sur les produits de l’achour (la dîme), qu’il
faut rétablir et exiger. Le Coran en fait un devoir aux Mu-
sulmans. Nous avons promis aux Arabes, quand nous
sommes venus en Afrique, de les affranchir des contribu-
tions qu’ils payaient aux Turcs ; mais outre que, depuis ce
temps-là, leurs hostilités nous ont dégagés de nos promes-
ses, nous n’avons pu entendre par contributions que les
sommes qui sortaient de leurs mains sans avantage pour
eux, et non les impositions nécessaires à la chose publi-
que. Ils comprendront très bien cette distinction, car ils sa-
vent bien qu’on ne peut gouverner sans argent ; et si on les
gouverne avec justice, et conformément à leurs idées, ils
ne regretteront pas celui qu’ils auront donné pour cela.
Chaque Outhan devrait avoir une caisse séparée,
administrée à Alger par une commission composée de
deux Arabes et d’un Français. Elle s’alimenterait des
produits de l’achour, et de celui des amendes prononcées
en justice. Les fonds nécessaires au traitement, des fonc-
tionnaires et à la solde des cavaliers, en étant prélevés, le
reste servirait à des travaux d’utilité publique, et au sou-
lagement des pauvres et des cultivateurs malheureux. De
cette manière, les Indigènes verraient que l’on n’exige
pas d’eux des tributs pour le peuple conquérant, comme
316 DEUXIÈME PARTIE, III.

au temps des Turcs, mais seulement des impôts légitimes


consacrés à l’utilité générale. Leur raison et leur amour-
propre en seraient également satisfaits. Après plusieurs
années de ce régime, lorsque la paix et une bonne adminis-
tration auraient ramené la prospérité et l’abondance dans
le pays, et accru sans effort les produits de l’impôt, on
pourrait exiger d’eux qu’ils contribuassent dans une pro-
portion équitable à l’entretien de la garnison française.
Les Européens qui s’établiraient isolément dans les
Outhans seraient soumis, comme les autres habitants, à
la police administrative des Kaïds et des Cheikhs, seu-
lement ils conserveraient, comme de raison, leurs ju-
ges naturels. Lorsqu’il y aurait assez d’Européens sur
le même point pour former un village, ils auraient un
maire ou un Cheikh à eux, n’importe le nom ; mais ce
chef serait encore soumis, pour la police administrative,
au Kaïd de son Outhan, comme tous les autres Cheikhs.
Enfin la population européenne venant à s’accroître, le
Kaïd serait pris indistinctement clans les deux races, et
on lui donnerait le nom que l’on voudrait, bien qu’il me
paraisse assez raisonnable de conserver cette dénomina-
tion à laquelle tout le monde est habitué.
On devrait éviter sur toute chose d’introduire dans
les Outhans, ainsi francisés, les embarras et les minu-
ties de notre administration civile ; sans cette précau-
tion, nous ne ferons jamais qu’écrivasser sans agir ; nous
n’avons déjà ouvert la porte qu’à trop d’abus.
Les communes du Fhos, ou banlieue d’Alger, conti-
nueraient à relever directement du gouvernement central,
sans intermédiaire d’aucun Kaïd, mais les In-
DEUXIÈME PARTIE, III. 317

digénes devraient y être plus efficacement représentés


que dans l’organisation actuelle.
On trouvera peut-être que je fais une part un peu lar-
ge à ces derniers, mais c’est le seul moyen d’opérer une
fusion. Pour avoir les Arabes avec nous, il faut les traiter
sur le pied de l’égalité. Le système contraire éloignerait
tous les hommes d’énergie. Mais forts de la pureté de nos
intentions, et de l’assentiment de tous les gens raisonna-
bles, il ne faudrait reculer devant aucun moyen de réduire
les perturbateurs. Tous les points stratégiques du pays de-
vraient être occupés par des camps, destinés à devenir un
jour des villages, et des colonnes légères devraient fré-
quemment aller de l’un à l’autre, prêtant partout appui à
l’autorité établie. Il faudrait ne jamais reculer devant les
exigences des mutins, frapper toujours juste et fort, agir
contre les rebelles, avec les Arabes soumis mêlés à nos
troupes, et, tout en se conduisant suivant les principes de
l’humanité et de la raison, se bien persuader que ce n’est
pas en professant un respect exagéré pour les existences
individuelles, que l’on a action sur les masses.
C’est dans l’aristocratie militaire des tribus que l’on
trouverait quelque opposition combinée au plan que nous
proposons, parce que des prétentions particulières n’y
trouveraient pas leur compte ; mais la démocratie serait
pour nous. La politique à suivre envers les familles no-
bles dissidentes, qui ne se rendraient pas aux moyens de
persuasion, et ce serait le plus petit nombre, consisterait
à les ruiner complètement, et à élever sur leurs débris des
familles du peuple, qui, devant tout au nouvel ordre de
choses, travailleraient nécessairement à sa conservation.
318 DEUXIÈME PARTIE, III.

Mon opinion sur l’aristocratie Arabe est fondée sur des


faits positifs, indépendamment de l’analogie qui existe
entre elle et toutes les aristocraties du monde. L’échelle
des dimensions ne change rien au fond de la question.
On est aristocrate dans une fourmilière de la même ma-
nière que dans un grand état(1).
Les Marabouts de nom et de fait sont en général
des hommes paisibles qui se rangeront toujours du côté
d’un gouvernement régulier et juste. On doit les traiter
avec les égards qu’ils méritent. Enfin il serait convena-
ble d’agir sur l’intelligence des Arabes par la publication
de quelques ouvrages propres à leur rendre le goût des
travaux de l’esprit, et en donnant une éducation libérale
à des jeunes gens de bonne volonté, que l’on pourrait
appeler plus tard à des fonctions publiques. Enfin il faut
____________________
(1) Le général Voirol, qui voulait véritablement le bien, mais qui
n’y mettait pas assez de persévérance, tenta d’exécuter une partie du
plan que je viens de raconter, et ne trouva d’oppositions que chez les
aristocrates. Ce sont eux qui assassinèrent le brave Kaïd de Beni-Kha-
lil, dont la mort ne fut pas vengée. Un an après, celui de Krachna, dont
nous avions à déplorer la faiblesse, las des reproches qui lui étaient
adressés à ce sujet, donna sa démission. Je fus envoyé pour assister à
une réunion où l’on devait désigner son successeur au général ; mais,
contre mon attente, le Kaïd déclara devant l’Outhan rassemblé qu’il
consentait à reprendre ses fonctions; l’assemblée étant dissoute, et moi
revenant à Alger, je fus rejoint par un grand nombre d’hommes du peu-
ple, qui me déclarèrent que tout ce qui venait de se passer était l’œuvre
des aristocrates, qui se trouvaient fort bien de la faiblesse du Kaïd, et
qui l’avaient forcé par leurs menaces à garder ses fonctions. Un accès
de goutte remontée nous délivra, un mois après, de ce Kaïd, et le géné-
ral prit des mesures pour que son successeur représentât un peu mieux
les intérêts généraux de l’Outhan.
DEUXIÈME PARTIE, III. 319

travailler à ce que les deux peuples n’en fassent qu’un.


C’est moins difficile qu’on ne le pense, et, dans l’état
actuel de la philosophie religieuse, cela peut avoir des
suites immenses pour l’avenir de l’humanité.
Quelle que soit la nature des gouvernements que
nous laisserons subsister pour le moment dans l’inté-
rieur, il faudrait avoir autour de toutes les places occu-
pées par nos troupes un district plus ou moins étendu,
placé, comme la province d’Alger, sous notre autorité
directe, et administré de la même manière.
320 DEUXIÈME PARTIE, III.
IV

Manière de combattre des Arabes.

Les hommes se sont toujours battus, et bien que plu-


sieurs d’entre eux rêvent la paix perpétuelle , il est à pré-
sumer qu’ils se battront encore longtemps. Cependant,
comme il n’est donné à personne d’indiquer le point où
la perfectibilité humaine doit s’arrêter, il est possible que,
nous arrivions un jour à cette concorde générale que rien
ne troublera plus. En attendant, les hommes se battent
dans ce siècle comme dans ceux qui l’ont précédé, mais
tous ne se battent pas de la même manière, parce que
tous ne sont pas dans les mêmes conditions d’existence
politique et sociale.
Il est des peuples sauvages qui ne se battent que
pour des intérêts privés, et individuellement ; le fort at-
taque le faible, le tue, le dépouille, et s’en va après ; c’est
la guerre des bêtes féroces.
Il y a des peuples barbares qui se battent pour des
collections d’intérêts privés accidentellement réunis en
intérêts généraux, ou pour ceux d’un maître que les cir-
constances leur ont imposé.
Il y a, ou plutôt il y avait des peuples civilisés qui
ne se battaient que pour des intérêts généraux, tellement
liés aux intérêts privés que la cause générale était la cau-
se personnelle de chaque citoyen.
322 DEUXIÈME PARTIE, IV.

Enfin il y a des peuples civilisés, plus ou moins


libres, plus ou moins esclaves, qui trouvent que, quel-
les que soient la nature et l’intensité des intérêts, ils ne
valent pas la peine qu’on se fasse tuer pour eux, et qui
chargent de cette besogne de pauvres diables achetés à
prix d’argent, ou des malheureux que la loi y condamne,
s’ils n’ont pas dans leurs bourses le moyen de s’en af-
franchir.
Les Arabes sont dans la seconde de ces quatre ca-
tégories. Quant à nous, on peut dire, jusqu’à un certain
point, que nous appartenons à toutes à la fois, ou du
moins que nous y avons appartenu successivement dans
un court espace de temps. Ainsi, sous la république et une
partie de l’empire, nous avons appartenu à la troisième
catégorie. Maintenant nous sommes dans la quatrième,
et nos habitudes, de duels ou de guerres individuelles,
nous mettent sous certains rapports dans la première.
Les guerres que se font les Arabes de tribu à tribu
sont peu sanglantes et de courte durée, les intérêts qui leur
mettent les armes à la main n’étant ni vifs, ni permanents ;
mais elles se renouvellent assez fréquemment, tantôt pour
une cause, tantôt pour une autre. Ces gens-là ne sont pas
rancuniers, mais ils sont très irritables, et prompts à courir
aux armes. Ces dissensions intestines se réduisent à quel-
ques courses, à des surprises appelées Rozia où l’on pille
des villages ou des douars, et à quelques engagements où
les cavaliers des deux partis se contentent le plus souvent
d’échanger quelques coups de fusil, sans en venir à des
combats corps à corps; tout cela se fait sans beaucoup
d’ordre. Les deux tribus ennemies, disposées en groupes
DEUXIÈME PARTIE, IV. 323

confus, s’avancent à une certaine distance l’une de l’autre.


Puis des cavaliers se détachent de chaque groupe, suc-
cessivement et au galop, en décrivant une courbe dont
le sommet est tourné vers l’ennemi ; arrivés à ce point
; ils lâchent leur coup de fusil, et rentrent au milieu des
leurs en parcourant toujours au galop la seconde branche
de la courbe. Dans les cas assez rares où l’on en vient
à l’arme blanche, les cavaliers, après s’être dégarnis de
leur feu, passent le fusil dans la main gauche, mettent le
sabre à la main, et chargent en fourrageur avec assez de
résolution.
Les Arabes s’exercent fréquemment à cette manœu-
vre, qui est un des épisodes de toutes les fêtes. Les fem-
mes, dans les tribus, assistent à ces sortes de tournois,
couvrent de leurs acclamations les cavaliers qui mon-
trent le plus d’adresse et de vigueur, et n’épargnent pas
leurs sarcasmes à ceux dont l’inexpérience est décelée
par quelque chute ou quelque gaucherie.
Ce sont ordinairement les Marabouts qui rétablissent
la bonne harmonie entre les tribus. Cette mission d’hu-
manité leur est d’autant plus facile, que la haine a peu
d’intensité chez les Arabes. Cependant on a vu des guer-
res de tribus qui ne se sont terminées que par la dispersion
totale des vaincus. C’est ainsi que les Oulad-Madi ont
chassé de la plaine d’Hamza, les Aril, dont une partie est
venue s’établir à Rassouta sous l’administration du géné-
ral Voirol. Quelquefois les guerres se terminent faute de
combattants; les vainqueurs se retirent successivement de
la partie pour aller mettre leur butin à couvert, et racon-
ter leurs exploits à leurs familles. D’autres fois les tribus
324 DEUXIÈME PARTIE, IV.

se font tant de mal qu’il ne leur en reste plus à s’en faire.


Ainsi les Arabes m’ont raconté que deux tribus ayant
formé réciproquement le projet de se surprendre, les
guerriers partirent dans le même temps chacun de leur
côté, mais en suivant des chemins différents, arrivèrent
sur les terres de leurs ennemis, qui étaient restées sans
défense, et les dévastèrent tout à leur aise, brûlant les
habitations, enlevant les troupeaux et même les femmes
et les enfants, sans se douter de ce qui se passait chez
eux. Quand la vérité fut connue de part et d’autre, il ne
resta plus qu’à se rendre ce qu’on s’était pris, et la paix
fut rétablie d’elle-même.
Les cavaliers arabes sont armés d’un long fusil,
qu’ils portent en bandoulière ; d’un ou de deux pisto-
lets, logés dans un porte-pistolets à bandoulière, placé de
droite à gauche ; et d’un sabre ou d’un coutelas, appelé
yatagan. Quelques-uns ont en outre une lance à hampe
courte, mais c’est le plus petit nombre. Les chefs et les
cavaliers les plus riches ont de seconds pistolets, dans
des fontes adaptées à leurs selles. Ils portent leurs cartou-
ches dans de petites gibernes, fort élégantes et fort com-
modes, placées, comme les nôtres, de gauche à droite, et
qu’ils peuvent ramener facilement devant eux. Le porte-
pistolets et la giberne se mettent par-dessus le haïk, vê-
tement d’étoffe légère, qui leur enveloppe le corps et la
tête, où il est maintenu par une espèce de turban, appelé
reit, composé de plusieurs tours de corde en poil de cha-
meau. Le haïk, serré au corps par les diverses pièces dé
l’équipement, et par une ceinture, ne gêne pas les mou-
vements ; mais les Arabes mettent par-dessus un et quel-
DEUXIÈME PARTIE, IV. 325

quefois deux bournous, ce qui rend l’ensemble du Cos-


tume assez incommode : il faut être bien habitué à le por-
ter pour ne pas être embarrassé de cette surabondance de
draperie, qui retombe sur les bras et rend les mouvements
moins libres. Aussi les puissances africaines qui sont en
progrès, telles que l’Égypte et Tunis, forment des corps
dont le costume se rapproche de notre tenue militaire,
dégagée de ce qu’elle a de vicieux ; nous, au contraire,
par cette manie d’imitation enfantine, qui nous caracté-
rise, nous avons formé des corps indigènes, ou plutôt des
corps mixtes, car ils sont composés d’autant de Français
que d’Africains, où nous avons conservé tout le costume
oriental : cependant le corps des Zouaves, à part l’inu-
tile turban et l’ampleur démesurée du pantalon, est assez
convenablement équipé ; mais celui des Spahis réguliers
n’est, sous ce rapport, qu’une parodie arabe, fort peu rai-
sonnable et de très mauvais goût.
Les Arabes, que leur pauvreté force de combattre
à pied, et les Kbaïles, qui sont presque tous fantassins,
ont toutes sortes d’armes; des fusils, des carabines, des
tromblons, des pistolets, des sabres, des yatagans, et en-
fin des, massues, quand ils ne peuvent pas avoir autre
chose. On ne trouve plus chez eux ni arcs, ni flèches,
comme nous en avons encore vu entre les mains des hor-
des de la Tartarie, lorsque la Russie les vomit sur le midi
de l’Europe en 1814 et 1815.
C’est chez les Kbaïles que se fabriquent les armes
qui ne sont pas importées d’Europe ou du Levant. Les ya-
tagans de Flissa sont très estimés, et sont en effet d’assez
bonnes armes. On fait de la poudre en plusieurs endroits ;
326 DEUXIÈME PARTIE, IV.

mais elle est de médiocre qualité, et on en fait peu, car la


fabrication en est lente et difficile, toutes les triturations
se faisant à la main. Comme Abdel-Kader, malgré sa
puissance, n’a pu parvenir encore à établir des moulins,
il paraît prouvé qu’il n’y en a nulle part dans la Régence.
C’est encore chez les Kbaïles que se fabrique le plus de
poudre. On en fait plus dans les montagnes du sud de
Bougie que partout ailleurs.
Les Arabes se mettent en campagne avec fort peu de
provisions. Chaque cavalier porte dans des musettes, ap-
pelées Djbirn, un peu d’orge pour son cheval et quelques
galettes pour lui ; les Djbirn ordinaires sont en grosse étof-
fe serrée, mais les riches en ont en cuir, bien travaillées et
fort ornées. Elles ressemblent pour la forme aux sabreta-
ches de nos hussards. Ils les portent suspendues à l’arçon
de la selle. Cette selle a la forme de celles que dans nos
manèges nous appelons selles piquées, c’est-à-dire que
le pommeau et la palette en sont excessivement élevés,
ce qui fait que le cavalier y est parfaitement encadré ; une
sangle et un poitrail l’attachent au cheval. Les étriers en
sont très larges et les étrivières très courtes. La bride est
composée de deux montants, d’un frontal et d’une sous-
gorge. Le mors, qui est fort dur, a pour gourmette un an-
neau mobile qui passe sous la barbe du cheval ; tout ce
harnachement est leste et commode, et peut être adapté
au cheval dans un instant. Il n’a pas, comme le nôtre,
cette surabondance de courroies qui rend le paquetage
si long, et il paraît si difficile qu’on en a fait chez nous
un art qui a ses règles et sa polémique, art sur lequel
ont écrit des gens qui n’avaient rien de mieux à faire,
DEUXIÈME PARTIE, IV. 327

et dont les rois de France n’ont pas dédaigné de fixer les


préceptes par des ordonnances ad hoc. Les Spahis régu-
liers ont conservé le harnachement arabe, et ils ont bien
fait, car il vaut beaucoup mieux que leur costume.
L’équitation, qui est chez les Arabes moins scien-
tifique que chez nous, y est en revanche plus répandue.
Ils ont moins de véritables écuyers, mais ils sont presque
tous hommes de cheval. En somme, ils ont l’avantage
sur nous à cet égard. Personne ne sait mieux qu’eux ti-
rer parti des chevaux, et en obtenir des efforts que nous
n’oserions pas même leur demander. Il est vrai qu’ils les
usent assez promptement.
Les Arabes sont aussi de fort bons piétons, mais
nous les valons bien en cela, nous les surpassons même
lorsqu’il faut marcher chargé. Car nous sommes en gé-
néral plus forts. Ils supportent les privations plus par ha-
bitude que par tempérament, et je doute qu’ils pussent
lutter contre des besoins intenses et terribles comme les
Français sont susceptibles de le faire. Ceux-ci, produits
croisés d’une foule de races distinctes qui se sont partagé,
ou qui ont traversé le sol fortuné des Gaules, sont à cet
égard comme les mulets qui vivent de tout et de rien. Ils
se laissent facilement aller aux délices du bien-être, mais
leur tempérament de fer n’en est que légèrement amolli.
Dans les guerres qu’ils nous ont faites, les Arabes
n’ont presque rien changé à leur manière de combattre.
Cependant, dans les derniers temps, nous les avons vus
quelquefois présenter des lignes de tirailleurs assez ré-
gulières, soutenues par des pelotons de réserve. A Alger
ils n’ont jamais attendu notre choc, et se sont
328 DEUXIÈME PARTIE, IV.

toujours dispersés à l’approche de nos colonnes qu’ils


revenaient ensuite harceler dans nos mouvements de re-
traite. Cette tactique, qui est la meilleure qu’ils puissent
employer, leur a quelquefois parfaitement réussi. Leurs
attaques de postes retranchés n’ont été vigoureuses et
poussées à fond qu’à Bône, lors de l’expédition du gé-
néral Damrémont. Mais en général le moindre ouvrage
en terre, le moindre blockhaus est pour eux une citadelle
inexpugnable. Les Arabes, comme les Grecs d’Homère,
cherchent à faire du mal à l’ennemi en s’exposant le moins
possible, et n’attachent aucune idée de honte à la fuite,
lorsque les chances ne leur paraissent pas assez avanta-
geuses ; un d’eux me disait un jour à ce sujet, « personne
n’aime à se faire tuer, pas plus chez vous que chez nous.
Mais chez nous, lorsque la terreur de la mort l’emporte
sur les passions qui nous poussent à combattre, nous nous
retirons, parce que personne ne nous retient, tandis que
chez vous les soldais sont maintenus à leur poste, mal-
gré leur frayeur, par l’habitude d’obéir à des chefs dont
la profession est de se faire tuer sans savoir pourquoi, et
chez qui cette idée est bien enracinée. » Les armées com-
posées d’êtres passifs et combattants par accident, pour
des intérêts qui ne sont pas les leurs, ne seraient rien, en
effet, sans cette classe d’officiers à profession permanen-
te qui, à défaut de ces intérêts de masse, ont l’honneur
de leur état à soutenir, et par contrecoup leur position
personnelle, qu’une lâcheté compromettrait. Les peuples
qui combattent pour les intérêts de tous, ne présentent
pas toujours une organisation militaire aussi compacte,
mais quoiqu’ils ne bravent pas le danger avec autant
DEUXIÈME PARTIE, IV. 329

d’abnégation, ils font la guerre avec plus de persévéran-


ce, et fréquemment avec plus de succès.
Nous nous sommes presque toujours exagéré le
nombre des Arabes que nous avons eu à combattre ; la
vérité est qu’à Alger ils ne nous ont jamais opposé que
des forces inférieures aux nôtres, nous avons aussi le tort
de beaucoup trop tirer. C’est une manie, ou plutôt une
faiblesse dont on a beaucoup de peine à déshabituer les
soldats. Aussitôt que dans une expédition ils aperçoivent
un bournous, trois à quatre cent coups de fusil sont tirés
dessus. Le soldat, après s’être enivré du bruit qu’il a pro-
duit lui-même, croit avoir assisté à un engagement véri-
table, tandis que le plus souvent ce n’en a pas même été
l’ombre. L’enflure de nos bulletins contribue aussi puis-
samment à donner à nos jeunes soldats de fausses idées
sur la guerre. En leur laissant croire que des tiraillements
insignifiants sont d’importantes affaires, on les expose
à perdre la tête devant un danger réel. C’est une chose
à laquelle nos généraux ne sauraient trop réfléchir. Ces
mensonges officiels n’ajoutent rien à leur gloire passée,
et peuvent compromettre leurs succès à venir.
Tant que les Arabes ont été dénués de centre d’action,
leurs rassemblements ont été difficiles et de courte durée ;
mais depuis que la fausse politique du général Desmi-
chels a laissé une puissance indépendante et formidable
s’établir dans la province d’Oran, et que le général d’Er-
lon a souffert qu’elle s’étendît jusqu’aux portes d’Alger,
ils deviendront plus faciles et plus redoutables. Nous en
avons déjà la triste preuve dans la victoire remportée par
Abdel-Kader sur le général Trezel. Ayant passé plusieurs
330 DEUXIÈME PARTIE, IV.

jours dans l’armée d’Abdel-Kader, je puis donner ici des


détails précis sur ces rassemblements armés des Arabes,
en prévenant le lecteur, que tous ne présentent pas un
ensemble aussi complet que ceux, que dirige la volonté
ferme et éclairée de cet homme remarquable.
Lorsque je me rendis, en simple voyageur, auprès
d’Abdel-Kader, ce prince revenait de l’expédition qui mit
sous sa domination la province de Titery et une partie de
celle d’Alger. Son armée se composait de 1,200 fantassins
soldés, formant un corps permanent, et de cinq, à six mil-
le hommes des tribus, presque tous montés ; mais dans ce
nombre, on ne devait compter que sur un corps de 3,000
hommes de bonne cavalerie, le reste n’était qu’un amas
assez confus de gens mal armés et mal équipés. L’artille-
rie se composait de quatre pièces légères, mais mauvaises
et de divers calibres, et montées sur des affûts sans avant-
train, grossièrement travaillés ; les flasques de ces affûts
étaient deux bras de limonière, entre lesquels on attelait
les mulets destinés à traîner cette informe artillerie. Les
munitions étaient transportées à dos de mulets ; il y avait
dans l’armée un grand nombre de mules et de chameaux
pour le transport des tentes et des bagages. L’Émir avait
auprès de lui une cinquantaine de cavaliers (Meukalia)
permanents et soldés, composant sa garde particulière.
Comme on était dans le temps des moissons, et que
d’ailleurs l’Émir n’avait pas besoin de beaucoup de mon-
de, il renvoyait, successivement les cavaliers des tribus
dont il s’éloignait, et les remplaçait par ceux des tribus
dont il se rapprochait ; de sorte que, quoiqu’il lui arrivât
du monde de tous côtés, son armée n’était pas augmentée,
DEUXIÈME PARTIE, IV. 331

et restait fixée au chiffre de 7 à 8000 hommes. Mais


je crois que s’il avait voulu avoir à la fois tout ce qu’il
n’avait que successivement, il aurait pu réunir, après la
soumission des contrées de la rive droite du Chélif, de
25 à 30 mille hommes.
Dans les marches pour aller d’un camp à un autre, les
bagages, l’artillerie, ainsi que le campement, marchaient
sous l’escorte de l’infanterie soldée et de cet amas de
gens mal armés dont nous avons parlé plus haut. L’Émir
marchait avec la cavalerie disposée en ligne de bataille
continue d’une profondeur inégale, mais toujours assez
considérable; à cent pas en rivant de chaque aile était
un escadron assez régulièrement formé. Abdel-Kader se
tenait au centre, entouré de ses principaux officiers, et
ayant derrière lui ses meukalias, sa musique et les ban-
nières de sa famille ; on portait devant lui l’étendard gé-
néral. Ce prince était mis très simplement et sans aucune
espèce d’ornement; seulement on soutenait au-dessus de
sa tête un parasol en brocart d’or.
Le camp était disposé de la manière; suivante : la
tente de l’Émir, fort belle et fort vaste, était au centre, et
gardée seulement par des Chaouches ou huissiers. Autour
de cette tente, mais à une certaine distance, étaient celles
des secrétaires, celles des meukalias, et le magasin géné-
ral ; les cinq Agas de l’Émir avaient leurs postes dans des
directions et des distances déterminées de la tente de leur
prince ; les Kaïds, placés sous leurs ordres, étaient établis
de la même manière autour de leurs Aghas respectifs, et
les Cheikhs et les cavaliers autour de leurs Kaïds.
Le camp formait un carré aux quatre angles duquel
332 DEUXIÈME PARTIE, IV.

était placée l’artillerie. Les tentes de l’infanterie soldée


étaient disposées sur les quatre faces du camp, dont elles
bornaient l’enceinte ; de cette manière c’était l’infante-
rie qui couvrait la cavalerie. Le camp était levé et tendu
avec une admirable promptitude, sans que personne parût
présider à cette opération ; au moment du départ, l’Émir
sortait de sa tente et allait s’asseoir sur un tabouret placé
en avant de l’entrée principale ; là tout le monde était
admis à venir le saluer.
Pendant ce temps, sa tente était abattue et chargée sur
des chameaux ; à ce signal, toutes les autres tombaient à
la fois et étaient chargées de même. Quand on arrivait sur
l’emplacement du nouveau camp, la tente de l’Émir était
tendue la première, celles des Aghas s’élevaient alors
dans les directions et les distances prescrites, puis toutes
les autres autour de celle-ci. Tout cela était fait dans un
clin d’œil, et toujours de la même manière, de sorte que
le camp présentait toujours le même aspect.
Le plus grand ordre régnait dans cette réunion
d’hommes armés de tant de tribus diverses. Point de cris,
de disputes, d’injures, partout le calme et l’union. Cha-
cun savait ce qu’il avait à faire et le faisait sans hésitation
et sans bruit. Il n’y avait cependant là aucune des règles
de notre discipline ; point d’appel, point d’inspection de
garde, point d’adjudant-major roque et grondeur, punis-
sant, avec une comique gravité, un homme pour un, bou-
ton de veste ou de culotte. J’avoue que je fus profondé-
ment surpris de voir le calme et l’ordre de ce camp. Cela
me fit faire des réflexions sur la vanité de nos fameux
règlements sur le service intérieur et de campagne. Il est
DEUXIÈME PARTIE, IV. 333

vrai que les Arabes n’ont point de marchands de vin.


Cela explique bien des choses.
J’ai déjà prévenu le lecteur qu’il ne devait pas ju-
ger toutes les réunions d’Arabes par celle que je viens de
décrire. Cependant, l’armée du Bey de Constantine doit
présenter les mêmes éléments que celle d’AbdelKader ;
mais je doute qu’il y ait autant de bonne volonté et de dé-
vouement pour le chef. En effet, Ahmed-Bey n’est que la
queue du gouvernement turc, tandis qu’Abdel-Kader sem-
ble avoir sonné l’heure du réveil de la nationalité arabe,
ce qui doit nécessairement exciter plus de sympathie chez
les populations indigènes. Quant aux rassemblements que
nous avons’ eu à combattre dans la province d’Alger, ils
ont toujours été peu nombreux et très désunis, même celui
qui eut lieu à Soug-Aly sous l’administration du duc de
Rovigo. Les Kbaïles de Bougie sont plus tenaces que les
Arabes d’Alger, mais ils ne sont pas plus unis.
Plusieurs personnes ont dit qu’il était impossible
d’atteindre les Arabes, et par conséquent d’en finir avec
eux. Ceci n’est point exact ; d’abord je crois, ainsi que je
l’ai exprimé dans l’article précédent, qu’en se conduisant
convenablement, on ne serait que rarement obligé d’avoir
recours à la force ; mais quand l’emploi en deviendrait né-
cessaire, il y aurait moyen de pousser la guerre jusqu’au
bout, surtout dans la province d’Alger, où les Arabes ont
plus à perdre que partout ailleurs. Pour cela, il ne faudrait
pas marcher contre des troupes aussi mobiles que le sont
les leurs, avec nos lourdes masses, et déployer contre eux
un luxe de combinaisons stratégiques fort inutile dans
ce pays. Il ne faut pas non plus perdre l’avantage que.
334 DEUXIÈME PARTIE, IV.

nous donne notre organisation militaire dans bien des


cas. Mais il faudrait avoir un corps léger de 1,800 à 2,000
hommes d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie, lestes
et convenablement équipés, et ne portant avec eux que
des vivres et des munitions. Ce corps formerait toujours
tête de colonne, et quand il rencontrerait l’ennemi, il le
pousserait à toute extrémité. Dans les pays découverts,
où les embuscades ne seraient pas à craindre, la cavale-
rie chargerait en fourrageur, chaque homme choisissant
son ennemi, et ne s’arrêtant qu’après l’avoir pris ou sa-
bré. Or, en poussant la charge avec cette vigueur, il est
certain que nos gens les mieux montés atteindraient au
moins les plus mal montés de ceux de l’ennemi. Dans
les terrains où l’on pourrait craindre des embuscades, la
cavalerie attendrait l’infanterie pour franchir avec elle
les passages dangereux, et reprendre sa course après ;
les colonnes régulières suivraient de loin le corps léger,
pour lui prêter, en cas d’échec, l’appui de ses masses
compactes. On réunirait de cette manière, les avantages
de la tactique européenne et ceux de la manière de faire
la guerre des Arabes. Il faudrait aussi rendre les trou-
pes régulières un peu plus lestes, en les débarrassant de
beaucoup de choses inutiles, et remplacer par des cha-
meaux la plus grande partie de nos moyens de transports
à roues.
Le bataillon de Zouaves et le corps des Spahis régu-
liers, pourraient former le noyau de ce corps léger, auquel
le nom de Légion-Africaine conviendrait parfaitement.
V

Sur les Villes et les Outhans de la province d’Alger.

Alger.

Alger, capitale des possessions françaises dans le


nord de l’Afrique, est située sur une rade très ouverte qui
s’étend entre le cap Caxine et le cap Matifou. Le port en
est peu vaste et peu sûr. Cependant ce n’est pas une posi-
tion maritime sans importance, car elle n’offre quelques
dangers à la navigation que dans les mois de février et de
mars. Il est même certain que dans une guerre maritime
elle serait d’une très grande utilité à la France.
Alger est bâti en grande partie sur le penchant d’une
colline escarpée. La ville basse, qui est en plaine, est
traversée par trois rues principales aboutissant toutes les
trois à la place du gouvernement, qui en occupe le cen-
tre. Cette place, qui a vue sur la mer, est très vaste et
sera fort belle lorsque les édifices qui doivent l’entourer
seront construits. La ville haute est un labyrinthe de pe-
tites rues étroites et tortueuses. Une seule est longue et
336 DEUXIÈME PARTIE, V.

un peu plus large que les autres. C’est celle qui, du bas de
la ville, conduit à la Casbah, d’où elle a pris son nom.
En général l’aspect matériel de la ville est repous-
sant. Les maisons, qui n’ont presque point d’ouvertures
extérieures, sont tellement rapprochées qu’elles se tou-
chent presque par le haut, et que les étroits passages que
l’on appelle des rues, ne sont, à vrai dire, que des boyaux
sombres que l’on pourrait prendre pour des égouts. Mais
au bout de quelques jours les yeux se familiarisent avec
cette construction, dont la chaleur du climat démontre
du reste bientôt les avantages. On n’est plus alors frappé
que du prodigieux mouvement qui règne dans cette ville,
dont les rues sont sans cesse encombrées d’une foule bi-
garrée et hétérogène, qui, par la diversité du costume et
des habitudes, présente le spectacle le plus varié et lé
plus attachant.
Le grand désir que nous avons eu de faire d’Alger
une, ville européenne, nous a porté à élargir et redresser
les principales rues, très souvent outre mesure, ce qui a
nécessité de nombreuses démolitions. L’administration,
qui avait mis de côté toutes ses formalités pour détruire,
se les est rappelées lorsqu’il s’est agi des reconstructions,
et a opposé les lenteurs de ses décisions à l’activité des
particuliers qui tendait à remplacer, par des bâtiments à
l’européenne, les édifices mauresques que détruisait le
marteau administratif ; il en est résulté que pendant quatre
ans on a détruit sans reconstruire. Mais enfin, depuis un
an, une partie des obstacles ont, été levés, et un Alger nou-
veau commence à sortir des ruines de l’ancien. Il est seu-
lement à regretter que l’on abandonne totalement l’archi-
DEUXIÈME PARTIE, V. 337

tecture arabe qui est si gracieuse et si bien appropriée au


climat, et qu’il serait si facile, par quelques légères mo-
difications, de plier à nos habitudes.
Nous avons déjà fait connaître Alger sous le point
de vue militaire, nous avons parlé de ses remparts et de
ses forts, tels qu’ils étaient à l’époque où les Français en
firent la conquête; nous ne reviendrons pas sur ce sujet.
Cette ville est habitée dans ce moment par. 6,000 Euro-
péens, y compris ceux de la banlieue ; 14,000 Musul-
mans, et 5,000 Juifs.
Nous pourrions grossir cet article d’une foule de
détails et de considérations sur Alger, mais ils ont déjà
trouvé, ou ils trouveront leur place dans d’autres parties
de cet ouvrage.
Le Fhos, ou banlieue d’Alger, est un pays délicieux
où la nature s’est plue à déployer ses plus riants capri-
ces : il est déchiré par de larges et profonds ravins, ta-
pissés d’une végétation abondante et vigoureuse; l’œil
s’y promène avec ravissement sur une foule de sites plus
pittoresques les uns que les autres, tellement mobiles et
changeants, que le voyageur a de la peine à reconnaî-
tre les lieux qu’il n’a encore examinés que de deux ou
trois points de vue. Aussi la monotonie, cette lassitude
de l’admiration, n’existe point pour cette belle contrée,
qui, semblable à l’ingénieux kaléidoscope, présente sans
cesse aux regards surpris de nouvelles et inépuisables
combinaisons.
Le Fhos, habite maintenant par une population
mêlée d’Indigènes et d’Européens, est aussi complète-
ment soumis que la ville d’Alger elle-même : il se divise
338 DEUXIÈME PARTIE, V.

en sept cantons qui sont : Bouzaréa ; Beni-Mes-


sous ; Zouaoua ; Aïn-Zboudja ; Byr-Khadem ; Kouba ;
Hamma.
Chacun de ces quartiers a un chef qui chez les Indi-
gènes, est considéré comme Cheikh, mais qui pour nous
n’a que le titre plus modeste de garde-champêtre. Ces
Cheikhs sont sous les ordres du Kaïd-El-Fhos, qui réside
à Alger, et reçoivent une solde de 90 cent. par jour. Le
Kaïd-El-Fhos a auprès de lui sept gardes qui reçoivent
la même solde. La sienne est de 60 fr. par mois. Il est
placé sous les ordres immédiats du commandant de la
gendarmerie. Toute cette organisation est assez impar-
faite, comme on le voit, car elle laisse sans chef de loca-
lité les Européens du Fhos, si ce n’est ceux des villages
de Kouba et de Del-Ibrahim, qui ont des espèces de mai-
res, sous le titre de commandant de quartiers, chargés
de la police rurale. Il conviendrait de diviser le Fhos en
communes, avec des maires européens et des adjoints
indigènes. Cela assurerait l’action de l’administration,
qui manque d’agents intermédiaires dans la campagne,
et rendrait plus facile et plus régulière la surveillance de
la gendarmerie. Dans l’état de chose actuel, il se commet
des vexations et des actes de violences des deux races
l’une contre l’autre, qui passent presque inaperçus. Ici ce
sont des Arabes qui dévastent des propriétés européennes
; là, des Européens qui font arbitrairement saisir, par les
gardes qu’ils établissent sur leurs terres, les troupeaux
des Arabes, qu’ils rançonnent ensuite impitoyablement.
Il en est qui se vantent publiquement d’avoir trouvé de
cette manière un moyen de tirer un profit assuré de leurs
DEUXIÈME PARTIE, V. 339

propriétés : c’est-là un abus criant qu’il est urgent de


faire cesser(1).
Après avoir fait connaître le Fhos dans son ensem-
ble, il ne nous reste plus qu’à parler de chaque quartier
en particulier,
Le Bouzaréa prend son nom de la montagne de Bou-
zaréa, qui y est située : il est borné au nord et à l’est par
la mer, à l’ouest par le Sahhel, au sud par deux ruisseaux
qui le séparent, le premier du quartier de Byr-Khadem, et
le second de celui de Beni-Messous. Son territoire se di-
vise physiquement en deux parties : la basse, qui s’étend
le long de la mer, et la haute, qui comprend les plateaux
du mont Bouzaréa et de ses dépendances. La partie basse
est une zone étroite, très belle et très fertile, qui s’étend
jusqu’au cap Caxine. A partir de la pointe Pescade, elle
a été rarement visitée par les Français, et les Maures qui
l’habitent vivent dans un complet isolement. Le chemin
qui longe la mer dans cette direction, n’est qu’un sentier
en fort mauvais état : cependant cette belle portion du
Fhos, mériterait d’être mieux traitée à cet égard. A l’en-
trée de cette partie basse, est l’ancienne maison de cam-
pagne du Dey, dont le duc de Rovigo a fait un magni-
fique hôpital, quoiqu’elle lui eût été assignée pour son
habitation d’été ; à côté est l’hôpital de la Salpêtrière ;
plus loin est le fort dit des Anglais, et plus loin encore
celui de la pointe Pescade, notre dernier poste
____________________
(1) La division du Fhos par communes vient d’avoir lieu tout nouvelle-
ment. Nous la ferons connaître lorsque nous parlerons de l’administra-
tion du général d’Erlon.
340 DEUXIÈME PARTIE, V.

dans cette direction. On monte de la partie basse à la par-


tie haute du quartier de Bouzaréa, par quelques gorges
dont la principale est celle qui forme le bassin de l’ouest
à Bouzaréa : ces rares chemins sont détestables. Il serait
cependant bien à désirer qu’il y en eût au moins un de bon
et de carrossable, dans l’intérêt de l’exploitation agricole
des riches campagnes, qui couvrent les flancs du mont
Bouzaréa, très propres à la culture de l’olivier. La partie
haute de ce quartier contient un grand nombre de maisons
isolées, et deux hameaux maures, le grand Bouzaréa, et
le petit Bouzaréa. Non loin du premier, est le Marabout
de Sidi-Youssef. Au-delà de ce point, le pays est peu fré-
quenté par les Européens. Il existe dans le quartier de
Bouzaréa 150 Indigènes en état de porter les armes.
Beni-Messous, à la droite de la route de Del-Ibra-
him, au-delà du consulat de Hollande, est un petit quar-
tier qui ne le cède à aucun autre en beauté et en fertilité ;
beaucoup d’Européens y ont des propriétés. Il n’y a que
42 Indigènes en état de porter les armes. Il y existe un
hameau maure du même nom.
Aïn-Zeboudja est le quartier où est situé le village
de Del-Ibrahim, il est au midi de Beni-Messous, un peu
plus étendu et moins beau que ce dernier. La population
indigène en état de porter les armes y est de 67 hommes ;
c’est dans ce quartier que se trouve le beau vallon de
Kaddous. Le village de Del-Ibrahim a été bâti dans l’en-
droit le plus aride du pays. On a voulu choisir une posi-
tion militaire, et par conséquent dominante, et tout a été
sacrifié à cette considération, qui n’en est plus une depuis
que nos avant-postes sont à Douera. Ce qui pouvait être
DEUXIÈME PARTIE, V. 341

bon pour un camp, ne vaut certainement rien pour un vil-


lage agricole; aussi les malheureux colons de Del-Ibra-
him sont-ils obligés, en été, d’aller chercher l’eau à une
demi-lieue de leurs demeures : ce village compte dans
ses maisons chétives et misérables 230 habitants, à qui
l’on a distribué 304 hectares de terre. A côté de Del-Ibra-
him est un camp du même nom occupé par un bataillon :
il est formé des casernes en pisé, à un seul étage, recou-
vertes en chaume, crénelées et disposées quadrangulai-
rement de manière à présenter l’aspect d’une redoute.
Zouaoua, au-delà de Beni-Messous, en allant vers
la mer, est un quartier assez peuplé, mais peu étendu ; il
tire son nom des Zouaves, à la solde des Turcs, qui s’y
sont établis, il y a environ un siècle. Il y a à Zouaoua 73
Indigènes en état de porter les armes.
Byr-Khadem est le quartier le plus peuplé du Fhos,
il s’étend le long de la nouvelle route de ce nom, depuis
les hauteurs de Mustapha-Pacha, jusqu’au pont d’Oue-
del-Kerma : il prend son nom d’un beau café maure, et
d’une magnifique fontaine qui en occupent le centre. On
trouve dans le Fhos un grand nombre de cafés qui servent
de points de réunion aux habitants ; mais il n’en est pas
de plus beau et de mieux situé que celui de Byr-Khadem.
A un quart de lieue de ce café, est le camp appelé aussi
Byr-Khadem. On trouve encore sur le territoire de Byr-
Khadem le camp de Texeraim, situé entre Dely-Brahim
et Byr-Khadem ; la population indigène de ce quartier
susceptible de porter les armes, est de 221 hommes.
Kouba, entre Byr-Khadem et l’Arath, couronne tou-
tes les hauteurs qui sont au sud-est de celle de Mustapha-
342 DEUXIÈME PARTIE, V.

Pacha. C’est un quartier susceptible d’une excellen-


te culture, mais malsain dans la partie qui avoisine la
plaine de la Métidja ; c’est là que se trouve la ferme,
dite Ferme-Modèle, que l’on pourrait croire n’avoir été
ainsi nommée que par antiphrase, car, ainsi qu’on l’a dit
fort plaisamment, elle n’est pas le modèle des Fermes.
Sous l’administration du général Clauzel, une compa-
gnie anonyme s’était formée pour l’exploiter ; mais elle
n’a fait autre chose que de lui donner ce nom qu’elle
mérite si peu. Le village européen de Kouba est mieux
situé, quoique plus misérable que celui de Dely-Brahim
; il compte 92 habitants à qui on a distribué 150 hecta-
res de terre. A une demi-lieue de ce village, sur la crête
des hauteurs, est le camp du même nom. Le quartier de
Kouba compte 136 Indigènes en état de porter les ar-
mes.
Hamma, le plus petit quartier du Fhos, s’étend le long
de la mer, au-dessous de Mustapha-Pacha et de Kouba.
Il est admirablement beau et fertile ; il est traversé par
la route de la Maison-Carrée, qui longe la mer, et par
celle dite de Constantine, qui longe les collines de Mus-
tapha-Pacha, gravit celle Kouba, traverse ce quartier, et
descend dans la plaine à l’est de la Ferme-Modèle. On
trouve sur cette route, à une lieue d’Alger, le café et le
hameau d’Hamma, connu parmi les Européens sous le
nom de café des Platanes. Sur la route de la Maison-Car-
rée, on voit un café dit d’Hussein-Dey, et un quartier de
cavalerie du même nom non loin de là, est le fameux jar-
din de la Naturalisation. Il n’y a à Hamma que 41 hom-
mes en état de porter les armes.
DEUXIÈME PARTIE, V. 343

Bélida.

Bélida est bâtie au pied du petit Atlas à douze lieues


au sud d’Alger, dans une position délicieuse et sur un
terrain très fertile et bien arrosé. Rien n’est plus beau
que les environs de cette charmante ville, qui est entou-
rée d’une épaisse et odorante ceinture d’orangers et de
citronniers. Bélida est plus régulièrement bâtie qu’Alger,
les rues en sont en général plus larges et mieux alignées.
Elle est sans défense, et n’a qu’un faible mur de clôture
en mauvais état. La population de cette ville, dont le dé-
veloppement est assez étendu, était autrefois de douze à
quinze mille âmes, mais elle n’est plus aujourd’hui que
de cinq à six mille. Un terrible tremblement de terre qui
la bouleversa en 1825, y fit périr beaucoup de monde.
Le gouvernement turc voulut alors la reconstruire un peu
plus loin de la montagne, mais l’enceinte seule de cette
nouvelle ville fut élevée. C’est ce qu’on appelle la nou-
velle Bélida.

Coléah.

Coléah est une très petite ville, ou plutôt un bourg


de quinze à dix-huit cents habitants, bâtie sur la rive
droite du Mazafran, à trois quarts de lieue de cette ri-
vière, et à pareille distance de la mer. Elle est fort bien
située dans un vallon fertile, et entourée de beaux jar-
dins. Coléah est une ville sainte chez les Arabes; aussi,
malgré sa faiblesse, n’a-t-elle jamais rien à craindre de
leurs attaques.
344 DEUXIÈME PARTIE, V.

Dellys,

Dellys est une petite ville dans le genre de Coléah,


située au bord de la mer, au pied d’une colline couverte
de verdures. Elle fait avec Alger, dont elle est éloignée
de quinze lieues, un commerce assez actif de fruits et de
menues productions. Les habitants de Dellys excellent
dans l’art de teindre les étoffes.

Cherchel.

Cherchel est l’ancienne Césarée, capitale de la Mau-


ritanie Césarienne, que Juba II mit un soin particulier à
embellir. Elle n’a conservé que peu de vestiges de son
ancien état. Elle ne compte guère maintenant que trois à
quatre mille habitants. Elle a un petit port qui ne peut être
fréquenté que par des bâtiments de petites dimensions ; il
est formé par une langue de terre qui s’avance à une cer-
taine distance de la mer, et qui paraît avoir été jetée par
la main de l’homme. L’entrée en est défendue par deux
petits châteaux armés de quelques canons. Les habitants
de Cherchel sont belliqueux, et se sont toujours défendus
avec succès contre les tribus voisines lorsqu’ils en ont été
attaqués. Ils font quelque commerce avec Alger,

Outhan de Beni-Khalil.

L’Outhan de Beni-Khalil est borné au nord par le


Fhos ou banlieue d’Alger, au sud par la province de Titery,
à l’est par l’Arath, qui le sépare de celui de Beni-Moussa
DEUXIÈME PARTIE, V. 345

et à l’ouest par la Chiffa et le Mazafran qui le séparent,


de l’Outhan-d’el-Sebt. Il comprend trois grandes divi-
sions qui sont le Sahhel ; la plaine où le quartier de Bouf-
farick, et la montagne.
Le Sahhel est la division la plus rapprochée du
Fhos. Le terrain est montueux, couvert de broussailles,
de lentisques, de palmiers nains et de myrtes. Cepen-
dant il offre quelques vallons fertiles et bien arrosés : le
principal cours d’eau du Sahhel est l’Oued-el-Kerma ou
rivière des Figues, qui se jette dans l’Arath, non loin de
la Ferme-Modèle. Le Sahhel est divisé en 4 cantons qui
sont : Oulad-Fayed, Maalema, Douera et Ben-Chaoua.
Oulad-Fayed, qui s’appuie à la mer du côté de Sidi-
Féruch, est le canton le moins montueux du Sahhel. Le
centre en est occupé par une plaine assez fertile et assez
étendue; c’est la plaine de Staouéli, célèbre par la bataille
du 19 juin 1830. Tout ce canton rappelle les souvenirs
historiques de cette époque; c’est là que se trouve Sidi-
Féruch, point de débarquement des Français ; la route qui
fut construite par eux, traverse le canton du nord-ouest
au sud-est ; elle est encore très praticable, quoiqu’elle
n’ait pas été entretenue. Celle de Douera, commencée en
1833, passe à l’est d’Oulad-Fayed. Les principaux centres
de population du canton d’Oulad-Fayed, sont Aïn-Kala,
Staouéli, Chergga, Oulad-Fayed et Haouch-Deschioua.
Maalema, canton vaste, mais peuplé, est situé entre
Oulad-Fayed et la Métidja. Il est tout montueux et traversé
par de larges et profonds ravins. Les principaux centres de po-
pulation sont : Maaléma, Haouch-ben-Kandoura, Haouch-
ben-Omar, Dekhekna, Essadia, Bederna, Ben-Chaaban,
346 DEUXIÈME PARTIE, V.

Haouch-Touta, Haouch-Bery, fermes ou villages rappro-


chés du Mazafran, et qui ont été abandonnés par suite des
déprédations des Hadjoutes. Le chemin d’Alger à Coléah,
qui n’est qu’un assez mauvais sentier, traverse ce canton
de l’est à l’ouest. Les communications entre les deux rives
du Mazafran, ont lieu par deux gués situés à un 1/2 mille
l’un de l’autre : le premier se nomme Mokta-Khera ; il se
trouve au confluent du Mazafran et de l’Oued-Bouffarick,
au fond d’une gorge : le second est au-dessous de celui-
ci, il est connu sous le nom de Mokta-Ensara. Le terrain
au-dessus et au-dessous de ces deux gués est occupé par
un très beau bois où l’on trouve plusieurs essences d’Eu-
rope ; ce bois est marécageux dans la partie qui s’étend
sur la plaine de la Métidja, qui, dans cette direction, com-
mence à peu de distance de Mokta-Khera.
Douera est le moins étendu des cantons du Sahhel
il est montueux comme celui de Maalema, à l’est duquel
il est situé ; les principaux centres de population en sont
Haouch-bab-Hassem, Xaria, Douéra et Ouled Mendil,
situé à la descente des collines : le camp de Douéra oc-
cupe le centre de ce canton.
Ben-Chaoua, situé à l’est de Douéra, est en partie sur
les collines et en partie dans la plaine. Ses centres de popu-
lation sont : ben-Chasua, Oulad-si-Soliman et Oulad-ben-
Hadj. La partie qui est dans la plaine est occupée par le
bois de Byr-Touta, qui traverse la route d’Alger à Bélida.
Le quartier de Bouffarick, tout entier dans la plaine, est
traversé de l’est à l’ouest par le cours d’eau du même nom qui
se jette dans le Mazafran, près de Mokta-Khera : il a été divi-
sé en trois cantons, qui sont l’Otta, le Merdjia et l’Hamaïd.
DEUXIÈME PARTIE, V. 347

L’Otta est compris entre la route de Bélida et


l’Arath : il est peu fertile dans les environs de cette rou-
te, mais il change d’aspect sur les bords de la rivière : les
principaux centres de population sont : Oulad-Chebel,
un des plus beaux villages de la plaine ; Goreith, Souk-
Aly, ferme du Beylik, où il existe un vaste bâtiment, et
Haouch(1) Beyel-Gharb.
El-Merdjia, ainsi que l’indique son nom, est très
marécageux ; les marais sont formés par le ruisseau de
Bouffarick ; les principaux centres de population sont :
Haouch-ben-Khalil, Mered, Bouagueb. C’est près de ce
dernier Haouch que se tient le marché de Bouffarick ;
il y a en cet endroit plusieurs ruisseaux, que la route de
Bélida traverse sur dix ponts en pierres en fort mauvais
état.
El-Hamaïd est la plus belle partie de l’Outhan de
Beni-Khalil. Il s’étend jusqu’au pied de l’Atlas; les prin-
cipaux centres de population, sont : Guerouaou, Ha-
louga, tres grands villages ; Haouch-Abriza et Haouch-
Chaouch, fermes du beylik, où il y a aussi un grand
bâtiment, qui commande le marché de Bouffarik, pres-
qu’à portée de fusil : la route de ce marché à Bélida sé-
pare l’Hamaïd du Merdjia.
La partie de l’Outhan de Beni-Khalil située dans la
montagne nous est peu connue. Elle comprend les tribus
Kbaïles deBeni-Missra, Beni-Salah et Beni-Messous.
Beni-Missra est une tribu d’une faible population ;
____________________
(1) Haouch est une ferme. — Djemâa est un village. — Déchera
est le nom des villages dans les montagnes. —Arch est un canton de
tribu. — Douar est un village de tentes.
348 DEUXIÈME PARTIE, V.

on appelle Farrouka, la partie de son territoire qui touche


à celui de Beni-Moussa. Beni-Salah est à l’est de Beni-
Missra, au-dessus de Bélida ; cette tribu compte près de
500 fusils, mais n’a que 7 ou 8 cavaliers ; elle est riche
et fertile, et a pour chef El-Arley-ben-Brahim, qui a été
deux fois Kaïd de l’Outhan. Il fut Cheikh de Beni-Salah
dès l’âge de 8 ans, après la mort de son père, qui avait
cette dignité. Beni-Messous est au sud-est, de Beni-Sa-
lah, tout à fait dans le coeur de la montagne, c’est une
petite tribu liée par sa position à celle de Beni-Salah.
La population de l’Outhan de Ben-Khalil est évaluée
approximativement à 3,000 familles ; elle est tracassière et
difficile à gouverner, mais la moins brave de la plaine. Elle
peut mettre sur pied 700 cavaliers et 1,200 fantassins. Les
Hadjoutes, qui traitent avec beaucoup de dédain les gens
de Beni-Khalil, ont fait contre eux des chansons fort plai-
santes, où ils les qualifient de marchands de beurre et de
fromages. Sous l’administration des Turcs, il y avait dans
1’Outhan de Beni-Khalil deux Kaïds-el-Achour; l’un de-
meurant dans l’Hamaïd, et l’autre dans le Sahhel. Le Kaïd
de l’Outhan avait à Bélida pour la montagne, un lieutenant
qui portait le titre de Cheik des Cheiks, et était en même
temps Kaïd-el-Achour pour cette partie de l’Outhan.
Outre les dîmes, l’Outhan payait en contributions
tous les deux mois, 2,675 rials drain sghers (1,605 fr.);
entre la fête du Rhamadam, et celle du Bairam, 8,800
rials (5,280 fr.), somme destinée au Dey et à ses employés
; enfin, par mois, au Kaïd, 200 rials, ou 120 fr. ; le total de
ces contributions s’élevait ainsi, par an, à 16,350 francs.
Le Kaïd de l’Outhan percevait en outre et perçoit
DEUXIÈME PARTIE, V. 349

encore un droit sur certaines denrées mises en vente au


marché de Bouffarick : il recevait par jour un boudjou (1
fr. 80 c.) par chameau, bœuf ou mule, mis en fourrière, et
avait de plus une assez large part dans toutes les amen-
des : le Mézouar de Bélida lui donnait par semaine deux
quartiers de moutons, une mesure d’orge et 8 pains.
Il existe à Haouch-Ben-Omar, dans le Sahhel, des
ruines d’un ancien édifice que la tradition du pays dit
avoir été le palais d’une princesse chrétienne, appelée
Métidja, qui donna son nom à la Métidja. Cette prin-
cesse, dit-on, avait une conduite fort déréglée. Était-ce la
Cava que Marmol dit avoir été enterrée non loin de là ?

Outhan de Beni-Moussa.

L’Outhan de Beni-Moussa est le moins étendu, mais


le plus beau et le plus fertile de la province d’Alger : il est
borné au nord par le Fhos, au sud par celui de Beni-Khelifa,
à l’ouest par l’Arath, qui le sépare de celui de Beni-Khalil,
et à l’est par celui de Krachna. Il est arrosé par l’Arath et
par le Djouma, rivière torrentueuse qui s’y jette, par la rive
droite, au-dessus de la Ferme-Modèle. Il comprend deux
grandes divisions, la plaine et la montagne.
La plaine de Beni-Moussa est un pays délicieux et
très peuplé, comparativement au reste de la Métidja :
elle contient 101 Haouchs, boisés, bien arrosés et rap-
prochés les uns des autres ; ils sont répartis en 7 can-
tons, qui sont : Chéraba, Oulad-Hamed, El-Hamiret,
Oulad-Slama, El-Meraba-El-Cheraga, Beni-Hourly et
El-Meraba-El-Gharaba.
350 DEUXIÈME PARTIE, V.

La montagne est également divisée en 7 cantons, qui


sont : Beni-Azzoun, Beni-Mohammed, Beni-Kachemit,
Beni-Zerguin, Beni-Athya, Beni-Djellid et Beni-Ghmed.
Le marché de Beni-Moussa se tient tous les mercre-
dis, en un lieu qui en a pris le nom d’Arba y situé au pied
de la montagne.
Sous l’administration des Turcs il y avait à Beni-
Moussa deux Kaïds-El-Achour. Le Kaïd de l’Outhan
n’avait point de traitement fixe : il n’avait que les droits
qu’il percevait sur le marché, et une part dans les amen-
des. L’Outhan de Beni-Moussa payait par mois la valeur
de 700 fr., outre la dîme.
Beni-Moussa ne pourrait guère fournir que 200 ca-
valiers et 300 fantassins.

Outhan de Khachna.

L’Outhan de Khachna est borné au nord par la mer,


au sud par celui de Ben-Djéad et par celui de Hamza, à
l’est par le Korso, qui le sépare de l’Outhan d’Isser, et à
l’ouest par celui de Beni-Moussa. Il est arrosé par l’Arath,
le Hamise, l’Oued-Reguïa et le Korso; il touche au Fhos
vers l’embouchure de l’Arath, au-dessus et au-dessous de
la Maison-Carrée. On traverse en cet endroit la rivière sur
un fort beau pont en pierres, de cinq arches.
La plaine de Khachna, y compris les collines qui
servent en quelque sorte de marchepied à l’Atlas dans
cette direction, est divisée en 8 cantons, savoir : Ze-
rouala, dans les collines dont nous venons de parler. Ce
canton est admirablement beau. On y trouve le grand et
DEUXIÈME PARTIE, V. 351

magnifique village de Kadra ; Djouab, au sud de Zéroua-


la, tout à fait en plaine ; Meridja, Oulad-Adage, Oulad-
Bessam, Oulad-Saad, Chaër-Ben-Djenan, Araouah.
La montagne de Khachna comprend : au centre, la
tribu Kbaïle d’Ammal ; à l’ouest, celle d’Oued-Zeythoun,
presque entièrement habitée par des Courouglis descen-
dant de ceux qui y furent exilés par un Dey, il y a une
soixantaine d’années ; à l’est, celle de Beni-Aïcha. Ces
trois tribus sont très riches en oliviers, et font avec Alger
un commerce d’huile considérable. La route de Cons-
tantine qui traverse Khachna, passe à Oued-Zeythoun.
La plaine de Khachna est assez fertile en céréales : elle a
quelques marais entre la Maison-Carrée et Kadra, et sur
les bords de l’Oued-Réguïa : il existe sur la rive droite de
cette rivière, à une lieue de la mer, une très belle ferme
du même nom, où l’on trouve une écurie pour près de
900 chevaux ; ce serait un très beau poste militaire, mais
peut-être un peu malsain. Haouch-Rhéguïa est à quatre
lieues à l’est de la Maison-Carrée : à moitié de cette dis-
tance, on rencontre Rassautha, où se trouve un bâtiment
en pierres en assez mauvais état. Le terrain de Rassautha
est occupé par les Aribs que le général Voirol y a réunis
sous le commandement de Ben-Zekry ; à un quart de
lieue de cette ferme, est le fort de l’Eau (Bardj-et-Ki-
fan), sur le bord de la mer : la garde en a été confiée aux
Aribs ; il y a quelques pièces de canon : à deux lieues de
là, sont le cap et le fort Matifou, où se trouvent encore
quelques canons encloués.
Khachna est riche en beaux et féconds pâturages,
surtout sur les bords du Hamise : l’armée française y fit,
352 DEUXIÈME PARTIE, V.

en 1833, une abondante récolte de foin; en 1834, la ca-


valerie y est allée prendre le vert.
C’est dans ces Outhans, entre le cap Matifou et l’em-
bouchure du Hamise, que se trouvent les ruines de Rus-
tanium, colonie romaine, appelée aussi Rusgania, Rusco-
nia et Rhustisia. Le Haouch-Rhéguïa a conservé quelques
traces de ces noms ; il reste encore dans cette ville, des
débris d’une jetée qui formait le port, des pans de murs
peu élevés, répandus sur un assez grand espace, quelques
souterrains et quelques mosaïques, en tout, rien de fort
remarquable. On y a trouvé des médailles et des frag-
ments de statues ; on en trouve même encore souvent.
On voit dans le canton de Oulad-Bessam, un prési-
dium, dont le tracé est bien conservé, mais les murs sont
à fleur du sol. Les fouilles produisent aussi quelques mé-
dailles sur ce point.
Près du beau village de Khadra, on trouve les ruines
d’un ancien château qui paraît aussi de construction ro-
maine. Les gens de Khachna pourraient réunir 800 che-
vaux et 1,500 fantassins.

Outlzan d’Isser,

L’Outhan d’Isser est borné au nord par la mer, au sud


par l’Outhan de Hamza, à l’est par l’Isser, qui le sépare de
celui de Sébaou, et à l’ouest par le Korso, qui le sépare de
l’Outhan de Kachna ; il est très fertile, quoiqu’il y ait quel-
ques marais, et contient un grand nombre de hameaux, tous
assez rapprochés les uns des autres : la partie d’Isser si-
tuée dans la montagne fait avec Alger un grand commerce
DEUXIÈME PARTIE, V. 353

d’huile. Quoique cet Outhan soit dans la province d’Al-


ger, le Bey de Titery en nommait le Kaïd ; aujourd’hui
il est sans chef reconnu, mais depuis que Ben-Zamoun
n’agit plus, il a cessé de nous être hostile, quoiqu’il ne
reconnaisse en rien notre autorité.

Outhan de Sébaou.

L’Outhan de Sébaou est borné au nord par la mer,


au sud par la puissante tribu Kbaïle de Flissa-Moutaga ;
à l’est par les Zouaves, et à l’ouest par Isser. Il est arrosé
par l’Isser, le Bouberak et l’Oued-Sébaou, qui se jettent
dans la mer.
Le Kaïd de Sébaou était fort puissant sous le gou-
vernement Turc ; il avait droit de vie et de mort : comme
il était entouré de tribus indépendantes, on avait dû lui
donner une grande force.
Il habitait le fort de Sébaou, sur la rivière du même
nom. Ce fort est encore armé de 6 canons ; il n’est plus
occupé par personne. A deux lieues vers l’est, il existait
un autre fort appelé Tisiousou, qui a, dit-on, été détruit
par les Arabes : c’est dans les environs de ces deux forts
qu’habitent les Amaraouas, puissante tribu Kbaïle qui
s’étend sur la plaine et sur la montagne. Au nord, et à
quatre heures de marche du fort Sébaou, est la petite vil-
le de Dellis, sur le bord de la mer. Les environs de cette
ville sont habités par la tribu Kbaïle de Flissa-El-Bard
(Flissa-de-Mer), qui reconnaissait l’autorité du Kaïd de
Sébaou, laquelle s’étendait aussi sur les tribus Kbaïles
des montagnes qui ferment, vers l’est, la plaine de la
354 DEUXIÈME PARTIE, V.

Métidja. Nous allons en donner la nomenclature en sui-


vant l’ordre de leur voisinage dé la mer : Beni-Ouga-
noun, Beni-Sénad, Beni-Sélim, BeniYrated, Beni-Tohr,
Nézeliona, Beni-Khalfoun.
A l’est de ces tribus sont les Kbaïles indépendants,
dont les principales tribus sont Zaffoun, Kaila, Beni-Id-
del, Beni-Abdalah, Beni-Oughlis et Mezaïa, dont le ter-
ritoire entoure Bougie.
La tribu de Flissa-Moutaga, située au nord de
l’Outhan de Sébaou, est fort redoutable et fort puissante.
Elle est divisée en 19 cantons, qui peuvent mettre chacun
de 400 à 2,000 hommes sous les armes. Les Flissa fabri-
quent de la poudre et des armes, surtout des yatagans qui
ont de la réputation dans le pays : c’est sur leur territoire
que se trouve le mont Jurjura, le point le plus élevé du
petit Atlas; le grand Marabout Ben-Aïry y a sa demeure;
c’est également à Flissa, mais à l’entrée de la plaine, et
vers le point le plus rapproché d’Isser, que demeure le
célèbre Ben-Zamoun. Son habitation est à deux lieues de
Bourg-Menaïl, ferme du Beylik, située dans Isser, elle
s’appelle Beni-Chennecha.
Pour contenir les gens de Flissa, les Turcs avaient
construit un fort au-dessus de Sébaou, dans un lieu nom-
mé Bougay, et ils y entretenaient toujours une forte gar-
nison. Ils avaient des Zemouls à Sébaou et à Tisiousou.

Outhan de Hamza.

L’Outhan de Hamza, situé au-delà de la chaîne du


petit Atlas, avait appartenu longtemps à la province de
DEUXIÈME PARTIE, V. 355

Constantine, puis à Tetera, dont il fut séparé il y a 8 ou 10


ans. Le Kaïd de cet Outhan demeurait dans la plaine de
Hamza, dans un fort de même nom, où il y avait toujours
une forte garnison turque. Il commandait non seulement
à la plaine, mais encore aux tribus Kbaïles de Bel-Azez,
Beni-Allah et Oulad-Medour ; il avait auprès de lui la
tribu arabe de Oulad-Bellil, qui formait sa cavalerie.
Hamza a été envahi dernièrement par la puissan-
te tribu nomade d’Oulad-Maadi, qui a pour chef Abil-
Diap-Ben-Hamed, grand ennemi d’Hamed-Bey : il nous
a écrit plusieurs fois pour nous offrir ses services dans
le cas où nous marcherions sur Constantine. En 1833,
il battit les troupes qu’Hamed-Bey avait envoyées dans
la province de Titery il habite à Drissa, derrière le Jur
jura.
Le fort de Hamza est bâti sur les ruines de la vil-
le d’Auza ou d’Auzia. Les Arabes appellent ces ruines
Sour-Guslan, ou murs des Antilopes. Une partie de ces
murs était encore debout du temps de Schau, qui rap-
porte plusieurs inscriptions latines qu’il y a trouvées.

Outhan d’Arib.

Les Aribs sont une tribu arabe du Sahara qui était


venue s’établir dans la plaine de Hamza, et qui avait son
Kaïd particulier, indépendant de celui de cet Outhan ;
depuis l’invasion des Oulads-Maadi, les Aribs se sont
dispersés. Ceux qui se sont dirigés sur la Métidja ont
été réunis en grande partie à Haouch-Rassoutha, sous le
commandement de Ben-Zekry.
356 DEUXIÈME PARTIE, V.

Outhan de Beni-Djéad.

Cet Outhan, situé au nord de celui de Khachna, est


composé de montagnes et de plateaux élevés : il est ha-
bité par des Arabes et par la tribu Kbaïle de Kastoula. On
y fait beaucoup de charbon et l’on y cultive l’olivier et
la garance. Ce pays est dans la plus complète anarchie.
Le duc de Rovigo y avait nommé pour Kaïd Ben-Chaa-
nan, qui y fut assassiné. Le Bey de Constantine voulut
alors en mettre un de sa façon, qui fut Dely-Hassem,
Kourougli d’Ouled-Zathoun ; mais il fut chassé par les
habitants.

Outhan de Beni-Khalifa.

Cet Outhan, entouré au sud et à l’ouest par la provin-


ce de Titery, est borné au nord par celui de Beni-Moussa,
et à l’est par Hamza et Beni-Djéad : il est habité par les
Beni-Khalifa, les Beni-Soliman et les Beni-Selim ; nous
n’y avons jamais nommé de Kaïd. Il est fort beau et très
fertile.

Outhan d’El-Sebt.

L’Outhan d’El-Sebt, le plus vaste de la province


d’Alger, s’étend au midi jusqu’à la ville de Méliana : il
est borné au nord par la mer, à l’ouest par Beni-Menas-
ser, et à l’est par Beni-Khalil : les principales rivières qui
l’arrosent, sont : le Bou-Roumy, l’Oued-Djer et la Chiffa,
dont la réunion forme le Mazafran, qui se jette dans la
DEUXIÈME PARTIE, V. 357

mer, à deux lieues de Coléah : l’Outhan se divise en plai-


ne et en montagne.
La montagne comprend Mouzaya, Soumatha, Beni-
Menad et Bouhalouan. Mouzaya, à l’ouest de Beni-Salah,
est une puissante tribu Kbaïle qui peut mettre sur pied
prés de 1,000 fantassins, mais qui n’a pas de cavalerie :
elle s’étend sur les deux versants de l’Atlas ; la route de
Bélida à Médéah la sépare de Soumatha ; cette route est
assez praticable et pavée en plusieurs endroits : c’est-là
que se trouve le col de Ténia, célèbre par le combat du
21 novembre 1830. Il existe sur le territoire de cette tribu
des mines de plomb et de cuivre qui ont été exploitées
autrefois, et qui pourraient l’être encore, car elles parais-
sent encore fort riches. Soumatha, tribu Kbaïle, à l’ouest
de Mouzaya, est une contrée plus puissante encore que
celle-ci. Elle peut mettre sur pied 1,500 fantassins et 200
cavaliers elle se divise en 5 cantons. Le marché de Sou-
matha se tient tous les dimanches dans un emplacement :
situé à près d’une heure de marche des fermes d’Aïn-El-
Dem, d’Amoura et de Ouar-El-Oued, appartenant toutes
les trois au Beylik. Au nord-ouest de Soumatha, on trouve
les Beni-Menad, autre tribu Kbaïle, qui compte plus de
1,000 fantassins et 60 cavaliers ; elle se divise en 14 can-
tons : c’est dans cette tribu que l’ex Agha Mahhidin s’est
retiré depuis l’affaire de Souk-Aly ; il y a fait bâtir une
maison. Bou-Halouan est une contrée au sud de Beni-
Menad, habitée par des Arabes, qui sous les Turcs étaient
presque tous Zémouls : ils ont encore une sorte d’orga-
nisation militaire, et reconnaissent l’autorité de ceux qui
étaient leurs chefs sous l’ancien gouvernement.
358 DEUXIÈME PARTIE, V.

Dans la plaine de la Métidja, l’Outhan d’El-Sebt


comprend les Hadjoutes et les trois petites peuplades
d’Oulad-Hamidan, Zanakra et Beni-Ellal. Ces trois peu-
plades viennent originairement du Sahara ; mais elles
sont depuis longtemps établies dans la Métidja. Oulad-
Hamidan est traversé par la route de l’ouest, et situé sur
la rive droite de l’Oued-Djer. Zanakra, est sur la rive
gauche de cette rivière, en allant vers Beni Menasser.
Beni-Ellal est entre la Chiffa et Oulad-Hamidan.
Les Hadjoutes, avec qui ces trois petites tribus sont
unies et même confondues, forment la population la plus
belliqueuse de la plaine. Ils sont fiers, indépendants, et
assez disposés à faire sentir à leurs voisins leur supério-
rité ; mais on a beaucoup exagéré leurs brigandages :
pendant longtemps ce qui s’est fait de mal dans la plaine
leur a été attribué. Maintenant que nous les connaissons
mieux, nous commençons à être en garde contre ces ac-
cusations. Le territoire des Hadjoutes est fort beau et
parfaitement cultivé, ce qui annonce quelques habitudes
d’ordre et de travail. Leur marché se tient tous les same-
dis, près de la ferme d’El-Sebt, qui était autrefois le séjour
habituel du Kaïd. On voit dans le pays des Hadjoutes, au
sommet d’une colline, d’où on a vue sur la mer, une py-
ramide assez élevée, connue dans le pays sous le nom de
tombeau de la Chrétienne Koubar-El-Roumia. Ce peut
être, ou le monument qui, d’après Marmol, fut élevé à
la fille du comte Julien, la fameuse Cava, ou la sépul-
ture des anciens rois Numides, qui, d’après Pomponius-
Méla, étaient ensevelis entre Jol et Icosium, c’est-à-dire
entre Cherchel et Alger. Ceci expliquerait la croyance
DEUXIÈME PARTIE, V. 359

assez généralement répandue dans le pays « que ce mo-


nument renferme de grandes richesses. » Les histoires
les plus merveilleuses courent à ce sujet(1).
Il faut remarquer que les Zanakra qui habitent dans
le pays des Hadjoutes, portent le même nom qu’une
des cinq principales tribus du Yemen, qui, d’après
Léon l’Africain, vinrent s’établir en Afrique, sous la
conduite de Melez-Afriki ; il est aussi souvent question
de ces Zanakra dans l’histoire des Arabes d’Espagne.
Tout ce que savent sur leur origine ceux qui habitent
actuellement l’Outhan El-Sebt, c’est qu’ils viennent du
Sahara.
____________________
(1) Voici une de ces historiettes que je rapporte, pour prouver que
les Arabes n’ont pas perdu le goût des contes dans le genre de ceux des
Mille et une Nuits.

Il existait, il y a fort longtemps, dans le pays des Hadjoutes, un


homme nommé Jousuf-Ben-Cassem, riche et fort heureux dans son in-
térieur. Sa femme était douce et belle, et ses enfants étaient robustes
et soumis. Cependant, comme il était très vaillant, il voulut aller à la
guerre; mais, malgré sa bravoure, il fut pris par les Chrétiens, qui le
conduisirent dans leur pays, et le vendirent comme esclave. Quoique
son maître le traitât avec assez de douceur, son âme était pleine de tris-
tesse, et il versait d’abondantes larmes lorsqu’il songeait à tout ce qu’il
avait perdu. Un jour qu’il était employé aux travaux des champs, il se
sentit plus abattu qu’à l’ordinaire, et, après avoir terminé sa tâche, il
s’assit sous un arbre, et s’abandonna aux plus douloureuses réflexions.
« Hélas ! se disait-il, pendant que je cultive ici les champs d’un maître,
qui est-ce qui cultive les miens ? que deviennent ma femme et mes en-
fants ? suis-je donc condamné à ne plus les revoir, et à mourir dans le
pays des infidèles ? » Comme il faisait entendre ces tristes plaintes, il
vit venir à lui un homme grave, qui portait le costume des savants. Cet
homme s’approcha et lui dit :
360 DEUXIÈME PARTIE, V.

Arabe, de quelle tribu es-tu ? —Je suis Hadjoute, lui répondit


Ben-Cassem. — En ce cas, tu dois connaître le Koubar-Roumia.
— Si je le connais... Hélas ! ma ferme, où j’ai laissé tous les ob-
jets de ma tendresse, n’est qu’à une heure de marche de ce monument.
— Serais-tu bien aise de le revoir, et de retourner au milieu des
tiens ?
— Pouvez-vous me le demander ? Mais à quoi sert de faire des
vœux que rien ne peut exaucer
— Je le puis, moi, répartit le Chrétien. Je puis t’ouvrir les portes
de ta patrie, et te rendre aux embrassements de ta famille. Mais, j’exige
pour cela un service. Te sens-tu disposé à me le rendre ?
— Parlez, il n’est rien que je ne fasse pour sortir de ma malheu-
reuse position, pourvu que vous n’exigiez rien de moi qui puisse com-
promettre le salut de mon âme.
— Sois sans inquiétude à cet égard, dit le chrétien. Voici de quoi
il s’agit Je vais de ce pas te racheter à ton maître, et je te fournirai les
moyens de te rendre à Alger. Quand tu seras de retour chez toi, tu passe-
ras trois jours à te réjouir avec ta famille et tes amis, et le quatrième tu te
rendras auprès de Koubar-Roumia, tu allumeras un petit feu à quelques
pas des monuments, et tu brûleras dans ce feu le papier que je vais te
donner. Tu vois que rien n’est d’une exécution plus facile. Jure de faire
ce que je viens de te dire, et je te rends aussitôt à la liberté.
Ben-Cassem fit ce que lui demandait le Chrétien, qui lui remit un
papier couvert de caractères magiques dont il ne put connaître le sens.
Le même jour, la liberté lui fut rendue, et son bienfaiteur le conduisit
dans un port de mer il où s’embarqua pour Alger. Il ne resta que quel-
ques instants dans cette ville, tant il avait hâte de revoir sa femme et ses
enfants, et se rendit le plus promptement possible dans sa tribu. Je laisse
à deviner la joie de sa famille et la sienne. Ses amis vinrent aussi se ré-
jouir avec lui, et pendant trois jours son haouch fut plein de visiteurs.
Le quatrième jour, il se rappela ce qu’il avait promis à son libérateur,
et s’achemina, au point du jour, vers le Koubar-Roumia. Là, il alluma
du feu, et brûla le papier mystérieux, ainsi qu’on le lui avait prescrit ;
à peine la flamme eut-elle dévoré la dernière parcelle de cet écrit, qu’il
vit, avec une surprise inexprimable, des pièces d’or et d’argent sortir
par milliers du monument, à travers les pierres. On aurait dit une ruche
d’abeilles effrayées par quelque bruit inaccoutumé. Toutes ces pièces,
après avoir tourbillonné un instant autour du monument, prenaient la
DEUXIÈME PARTIE, V. 361

direction du pays des Chrétiens avec une extrême rapidité, et formant une
colonne d’une longueur indéfinie, semblable à plusieurs vols d’étour-
neaux. Ben-Cassem voyait toutes ces richesses passer au-dessus de sa
tête. Il sautait le plus qu’il pouvait, et cherchait avec ses mains d’en sai-
sir quelques faibles parties : après s’être épuisé ainsi en vains efforts, il
s’avisa d’ôter son bournous, et de le jeter le plus haut possible. Cet expé-
dient lui réussit, et il parvint à faire tomber à ses pieds une vingtaine de
pièces d’or et une centaine de pièces d’argent ; mais à peine ces pièces
eurent-elles touché le sol, qu’il ne sortit plus de pièces nouvelles, et que
tout rentra dans l’ordre ordinaire. Ben-Cassem ne parla qu’à quelques
amis de ce qui lui était arrivé. Cependant, cette, aventure extraordinaire
parvint à la connaissance du Pacha, qui envoya des ouvriers pour dé-
molir le Koubar-Roumia, afin de s’emparer des richesses qu’il renfer-
mait encore. Ceux-ci se mirent à l’ouvrage avec beaucoup d’ardeur ;
mais aux premiers coups de marteau, un fantôme, sous la forme d’une
femme, parut au haut du tombeau, et s’écria : Aoula, Aloula(1), viens à
mon secours ou viens enlever tes trésors. Aussitôt des cousins énormes,
aussi gros que des rats, sortirent du lac, et mirent en fuite les ouvriers
par leurs cruelles piqûres. Depuis ce temps là, toutes les tentatives que
l’on a faites pour ouvrir le Koubar-Roumia ont été infructueuses, et les
savants ont déclaré qu’il n’y a qu’un Chrétien qui puisse s’emparer des
richesses qu’il renferme.

___________________
(1) C’est le nom d’un lac qui est auprès du Koubar-Roumia.
362 DEUXIÈME PARTIE, V.

Outhan de Beni-Menasser ou de Cherchel.

L’Outhan de Cherchel comprend la ville de ce nom,


et les tribus Kbaïles de Beni-Menasser, Chenouan et
Tsaouria : il est montagneux, mais fertile en céréales. La
principale rivière qui l’arrose est le Teffert, qui se jette
dans la mer, entre Cherchel et Tenez.
Beni-Menasser, dont le territoire entoure Cherchel,
est une tribu très nombreuse, qui peut mettre de 2 à 3,000
hommes sur pied.
Chenouan, à l’est de Beni-Menasser, confine aux
Hadjoutes. Les habitants de cette contrée sont belliqueux,
mais plongés dans la plus horrible barbarie.
Tsaouria, à l’ouest de Beni-Menasser, touche au
territoire de Tenez.
VI

Sur les événements qui eurent lieu à l’Armée d’Afri-


que, par suite de la Révolution de 1830(1).

Nîmes, le 24 juillet 1831.

Quoique la brochure de M. de Quatrebarbes, intitu-


lée Souvenirs de la campagne d’Afrique, soit déjà parve-
nue à sa seconde édition, il n’y a que peu de jours que je
la connais. Je l’ai lue avec l’intérêt qu’elle doit inspirer
à tous ceux qui ont pris part à la courte et glorieuse cam-
pagne d’Alger, intérêt qu’accroissait encore mon ami-
tié pour l’auteur. Cependant je crois devoir signaler au
public plusieurs assertions erronées évidemment dictées
par l’esprit de parti, et qui ne pourraient qu’égarer l’opi-
nion de nos compatriotes sur la manière dont la nouvelle
de la sainte et légitime révolution de juillet fut reçue à
l’armée d’Afrique.
La promulgation des célèbres ordonnances fut con-

____________________
(1) Cette note ne fut pas publiée à l’époque où elle fut rédigée,
parce qu’elle fut envoyée au Spectateur Militaire par une autre voie que
celle de la presse, et ne parvint pas à son adresse. Je la donne ici comme
renseignement sur les dispositions de l’Armée d’Afrique au commen-
cement de la révolution de 1830.
364 DEUXIÈME PARTIE, VI.

nue à Alger un ou deux jours avant la vengeance que sut


en tirer le peuple et le ciel même, outragé dans la reli-
gion du serment. Cette nouvelle excita chez quelques
personnes, en petit nombre, une joie indécente, bientôt
troublée par le coup de foudre qui la suivit. Du reste elle
s’étendit peu dans l’armée, et resta concentrée dans la
Casbah. Celle du triomphe de la liberté sur le despotisme
se répandit avec la rapidité de l’éclair. Les chefs de corps
reçurent l’ordre de la communiquer eux-mêmes à leurs
officiers. Ils le firent dans des termes vagues, équivalents
à ceux-ci : Soyez prudents, et attendez de plus amples in-
formations avant de vous prononcer. Un ordre du jour de
M. de Bourmont fut rédigé dans le même sens, le voici :

Alger, le 11 août 1830.

« Des bruits étranges circulent dans l’armée, le ma-


réchal commandant en chef n’a reçu aucun avis officiel
qui puisse les accréditer. Dans tous les cas, la ligne des
devoirs de l’armée lui sera tracée par ses serments et par
la loi fondamentale de l’état. »
Je demande à M. de Quatrebarbes s’il voit là quelque
trace de ce dévouement à la légitimité dont, dans la page
105, il veut faire honneur au chef de l’armée d’Afrique.
Quant à moi, tout ce que j’y vois est une indifférence po-
litique fort peu louable sans doute, mais très flexible pour
les exigences d’un avenir encore quelque peu incertain.
M. de Quatrebarbes en jugeait de même au mois d’août
dernier, ainsi que je le prouverai un peu plus bas.
Mais si les chefs principaux étaient indifférents, il
DEUXIÈME PARTIE, VI. 365

le mois de septembre, à table, chez le général Boyer.n’en


était point de même dans les rangs inférieurs. Un fort
parti se forma sur le champ pour résister à toute espèce
de scission avec la majorité de nos compatriotes.
M. de Bourmont réunit, le 12, tous les officiers supé-
rieurs à la Casbah. Là, ces Messieurs, s’excitant les uns
les autres, reprirent, il est vrai, un peu de vigueur. On dit
que des épées furent tirées, et que plus d’un colonel, orné
maintenant de plumes et cocardes tricolores, jura sur le
fer, de mourir pour la légitimité ; M. de Bourmont, entraî-
né par ses fils braves et loyaux, jeunes gens absolutistes
de bonne foi, partagea un instant cet enthousiasme. Il fut
en effet question de conduire l’armée en Normandie pour
y soutenir les droits de la famille déchue ; projet trop ri-
dicule pour être longtemps celui de M. de Bourmont, trop
grand pour pouvoir cadrer avec la trempe molle de son
âme. Une communication aussi absurde dans le fonds,
que puérile dans la forme, transmise des côtes de Proven-
ce par le très inoffensif marquis d’Albertas, j’ignore par
quel moyen, avait donné quelque espérance aux ennemis
de la révolution, et fait pencher de leur côté la cohue des
politiques expectants. M. d’Escars eut la froide intrépidité
de mettre cette ridicule pièce à l’ordre de la 3e division,
à qui elle fit hausser les épaules ; M. de Quatrebarbes le
sait tout aussi bien que moi.
Des ordres furent donnés pour faire rentrer à Alger les
troupes que nous avions à Bône et à Oran. Cette mesure,
dictée par la gravité des circonstances, ne peut rien faire
préjuger des intentions ultérieures de M. de Bourmont,
puisqu’elle pouvait être la suite de la crainte assez fondée
366 DEUXIÈME PARTIE, VI.

d’une rupture subite avec l’Angleterre. C’est, en effet,dans


l’explication que le général en chef donna de ces mouve-
ments dans son rapport officiel.
M. Desprez, chef d’état-major général, fut chargé de
sonder les dispositions de l’amiral Duperré. Celui-ci, qui
venait de se couvrir d’un ridicule, qui, je l’espère, sera
ineffaçable par l’enflure vaniteuse et mensongère de ses
bulletins, tergiversa et répondit par des faux-fuyants, à
travers lesquels cependant perçait un esprit d’opposition à
toute mesure extrême. Il promit, du reste, de ne point ar-
borer le nouveau pavillon avant l’armée de terre, et ajouta
qu’il coulerait le navire qui oserait le hisser sans son or-
dre. Je ne dis point ceci pour accuser M. Duperré, à qui
je ne reproche qu’une jactance dont chaque jour vient le
punir par de tristes révélations. Si cet amiral a voulu pren-
dre ses aises pour se prononcer, quoi qu’on en ait dit, il a
agi en cela comme tous nos personnages politiques sans
exception. On sait fort bien maintenant que la révolution
a été faite par le peuple seul, le peuple aux mains noires et
au dévouement désintéressé; mais revenons à notre sujet.
M. de Bourmont, sûr de ne point être trop pressé par
la marine, se trouva soulagé d’un grand poids. Au dire de
tous ceux qui l’ont connu, l’hésitation est le fond de son
caractère. Dès le lendemain de la bruyante assemblée de
la Casbah, il en donna de nouvelles preuves. De nou-
veaux conseils eurent lieu, les généraux y furent seuls
admis, et rien n’y fut décidé. Les généraux Tholozé et
Lahitte y parlèrent, le premier surtout, de la nécessité de
ne point séparer notre cause de celle de la patrie. Je tiens
ces détails du général Tholozé lui-même. Il les donna
DEUXIÈME PARTIE, VI. 367

dans le mois de septembre, à table, chez le général Boyer.


La conduite du général Lahitte est sans doute ce que M.
de Quatrebarbes appelle une ingratitude éclatante, qu’il
veut passer sous silence pour ne point navrer le cœur du
lecteur sensible. L’armée n’en jugea pas ainsi. Par un ha-
sard inexplicable, les talents de ce brave général avaient
été appréciés par M. d’Angoulême ; était-ce une raison
pour que M. Lahitte oubliât ses devoirs de citoyens ?
L’hésitation de M. de Bourmont dura jusqu’au 16
août. Il aurait voulu la prolonger encore. D’un côté, il avait
reçu une lettre amicale du général Gérard, qui le rassurait
sur sa position personnelle ; de l’autre, son affection bien
naturelle pour une famille à laquelle il avait tout sacrifié,
lui faisait peut-être désirer que la position d’une armée
encore indécise sous le drapeau blanc, pût apporter quel-
ques chances à l’élection du duc de Bordeaux. Ce calcul
fut déjoué. L’idée fixe de l’armée était l’union avec la pa-
trie. On aurait proclamé la république, Napoléon II, ou M.
de Bordeaux que nous y aurions souscrit. Nous voulions
avant tout rester Français. La question principale était le
triomphe de la liberté auquel nous avions applaudi éner-
giquement ; le pouvoir était entre les mains du peuple.
C’était à lui que nous voulions rester unis, bien décidés à
nous soumettre à la forme de gouvernement qu’il aurait
adopté. Ceci ne ressemblait en rien à l’indifférence politi-
que de la plupart de nos chefs. Nous voulions que l’on re-
connût la révolution, qu’on en adoptât les couleurs quelles
qu’en dussent être les conséquences; nous le voulûmes,
nous étions en droit de le vouloir, et nous l’aurions obtenu
malgré la résistance la plus opiniâtre.
368 DEUXIÈME PARTIE, VI.

Nous avons dit qu’un parti s’était formé pour ré-


sister à toute scission entre nous et la France. Un grand
nombre d’officiers devait se rendre chez M. de Bourmont
et le sommer d’arborer les couleurs nationales. M. le gé-
néral Lahitte dût être instruit de ce projet par M. le ca-
pitaine d’artillerie Marey, actuellement chef d’escadron
aux chasseurs algériens, qui le lui communiqua avec le
consentement de tous ceux qui l’avaient formé. Il parvint
aux oreilles de M. de Bourmont, et hâta indubitablement
sa détermination. M. le général Hurel se présenta le 16
au soir à la 3e division, qui était celle où il y avait le plus
de fermentation, et engagea les officiers à l’abandonner,
en disant que ce serait commettre un acte d’insubordina-
tion en pure perte, puisque nous allions être satisfaits. En
effet, l’ordre du jour qui substituait le pavillon tricolore
au pavillon blanc parut quelques heures après; il était
ainsi conçu :

Alger, le 16 août 1830.

« S. M. le Roi Charles X et Monseigneur le Dau-


phin ont, le 2 août, renoncé à leurs droits à la couronne
en faveur de Monseigneur le duc de Bordeaux. Le ma-
réchal, commandant en chef, transmet à l’armée l’acte
qui comprend cette double abdication, et qui reconnaît
Monseigneur le duc d’Orléans comme lieutenant-général
du royaume.
« Conformément aux ordres de Monseigneur le lieu-
tenant-général du royaume, la cocarde et le pavillon trico-
lores seront substitués à la cocarde et au pavillon blancs.
DEUXIÈME PARTIE, VI. 369

« Demain, à 8 heures du matin, on arborera le pavillon


tricolore. Les drapeaux et, les étendards des régiments de-
meureront renfermés dans leurs étuis. Les troupes cesseront
de porter la cocarde blanche. La cocarde tricolore la rem-
placera, lorsqu’on en aura reçu une assez grande quantité
pour que toutes les troupes puissent la prendre à la fois. »
On voit que cet acte officiel paraissait reconnaître
d’avance la souveraineté du duc de Bordeaux. On s’en
inquiéta peu. L’essentiel était l’adhésion à la révolution,
qu’il contenait virtuellement.
M. de Quatrebarbes prétend qu’aucun cri ne salua
le nouveau drapeau, et en tire l’induction que la majorité
de l’armée le vit avec peine. Cependant une foule de pa-
villons tricolores furent bientôt arborés, par les officiers
et les soldats, sur les tentes, les baraques, et les maisons
de campagnes qui entourent Alger. Un sentiment de con-
venance, fort honorable, arrêta, il est vrai, toute manifes-
tation bruyante à l’occasion de ce changement de cou-
leurs. Nous avions aussi des devoirs à remplir envers cet
autre drapeau, que nos bras victorieux avaient arboré sur
la plage africaine : l’armée sut tout concilier.
Un moyen se présenta pour que chacun pût faire
connaître ses sentiments particuliers, ce fut la souscrip-
tion ouverte pour les blessés de juillet; dans peu de jours
elle produisit des sommes considérables.
L’apparition des couleurs nationales fut le signal du
départ pour un grand nombre d’officiers, que je range en
trois classes : la première, composée exclusivement de
généraux et d’officiers supérieurs, se rendit justice sans
attendre celle du nouveau gouvernement : des souvenirs
370 DEUXIÈME PARTIE, VI.

pénibles s’élevaient contre elle. La deuxième, qui était la


plus nombreuse, était formée d’officiers de tous grades qui,
s’étant prononcés vigoureusement, soit par calcul, soit par
entraînement, lorsque le triomphe de la révolution parais-
sait encore incertain, ne voulurent pas en avoir le démenti
et s’exécutèrent de bonne grâce, sauf à revenir ensuite sur
leurs pas, comme plusieurs d’entre eux l’ont fait. La troisiè-
me, enfin, comprenait un petit nombre de légitimistes vrais
et sincères, gens de cœur et de résolution, parmi lesquels
je mets au premier rang M. de Quatrebarbes. Ces derniers
donnèrent, purement et simplement, leurs démissions. La
plupart des autres cherchèrent à se ménager une porte de
derrière; ils demandèrent soit leur mise eh réforme, soit
des congés de convalescence. En rentrant en France, ils
trouvèrent un gouvernement indulgent, sous les drapeaux
duquel ils ont presque tous fini par se ranger, malgré leurs
protestations. Un peu de honte est bientôt passée, surtout
lorsque l’avancement est le prix d’une rétractation de prin-
cipes; ainsi la chose a eu lieu pour plusieurs.
M. de Quatrebarbes avance que les officiers qui ren-
trèrent en France à cette époque eurent le soin de s’as-
surer que l’armée n’avait à craindre aucune attaque pro-
chaine, avant de la quitter. Je n’ai aucune connaissance
de ce fait. Bien plus, un certain nombre ne partit qu’après
l’arrivée du général Clauzel, c’est-à-dire à une époque
où l’on devait nécessairement s’attendre à de nouvelles
opérations militaires.
M. de Quatrebarbes paraît croire que M. de Bour-
mont aurait pu conserver la Régence à M. de Bordeaux.
Il fallait pour cela deux choses, de la force et de l’énergie
DEUXIÈME PARTIE, VI. 371

chez les ennemis de la révolution, et de la faiblesse chez


ses amis. Or, pour avoir la vérité, il faut renverser cette
proposition. Les généraux et les chefs de corps comp-
taient depuis longtemps dans les rangs des royalistes, il
est vrai ; mais, dans le fonds, ils n’avaient jamais songé
qu’à leurs intérêts matériels. Élevés dans les camps de
Bonaparte, à une, époque où la patrie n’était plus comptée
pour rien, ces messieurs font leur métier en vrais Condot-
tieri ; le seul sentiment politique qu’ils connaissent est la
soumission au pouvoir de fait. La plus lourde bévue que
pouvait faire la révolution de juillet, a été de s’appuyer
sur le bonapartisme ; or, penser un instant que de pareilles
gens se seraient jetés dans les chances d’une entreprise
aussi hasardeuse et aussi peu profitable que celle qui a
été rêvée par M. de Quatrebarbes, est un enfantillage vé-
ritable. Supposons cependant que la chose eût pu réussir,
l’armée aurait résisté, et toutes les passions, bonnes ou
mauvaises, l’ambition, le patriotisme, l’amour de la guer-
re, celui de la paix auraient lutté contre les chefs. M. de
Quatrebarbes dit qu’on aurait pu laisser à chacun le choix
de son drapeau : est-ce sérieusement qu’il avance de pa-
reilles choses ? Certes, dans ce cas, M. de Bordeaux en
arrivant à Alger, comme M. de Quatrebarbes le suppose,
n’aurait guère trouvé que M. de Quatrebarbes lui-même
pour l’aider à descendre du brick qui serait allé chercher,
sur la terre d’exil, une famille auguste. Ces puérilités sen-
tent le coin du feu du manoir.
Au reste, le parti royaliste aurait-il eu quelques
chances de succès dans l’armée d’Afrique, que M. de
Bourmont n’aurait nullement songé à en profiter.
372 DEUXIÈME PARTIE, VI.

M. de Quatrebarbes l’offre au parti vaincu comme le


chef sur lequel il doit avoir les yeux fixés, et, dans cette
intention, il l’élève aux nues. Cependant, dans les péni-
bles circonstances où M. de Bourmont s’est trouvé, les
royalistes énergiques ont été bien loin d’être satisfaits de
lui. M. d’Escars, en quittant l’armée avant que le pavillon
tricolore eût été arboré, le traita fort mal à cause de ses dis-
positions à se rallier au parti vainqueur. Voici le jugement
que M. de Quatrebarbes lui-même porta sur ce général en
chef, au mois d’août dernier, et une petite conversation
que j’eus avec lui à cette époque. C’était le 17 août, le
jour même où le drapeau tricolore fut arboré. Je rencontrai
auprès du fort Bab-Azoun M. de Quatrebarbes qui reve-
nait de la Casbah. Je ne l’avais point vu depuis les évène-
ments. « Voici, lui dis-je, de grandes choses, j’espère ce-
pendant que notre amitié n’en souffrira pas. La différence
de nos opinions politiques ne l’empêcha pas de se former,
la chute de votre parti ne doit pas la détruire. » Il me prit
la main, et me dit : « Soyez-en bien sûr, j’aimerai tou-
jours les gens que je peux estimer. Mais ce Bourmont !...
Ah ! la boue sera toujours de la boue. Voici, ajouta-t-il,
tout ce qu’a obtenu de lui la monarchie expirante, le mi-
sérable ! Je le garderai ce témoignage de sa bassesse. » Il
me montra alors l’ordre du jour que nous avons cité plus
haut. Il me raconta ensuite qu’il avait présenté sa démis-
sion au maréchal, qui, l’ayant trouvée inconvenante dans
sa rédaction, avait refusé de s’en charger; et qu’alors,
lui, Quatrebarbes, lui avait dit : Monseigneur, vous pou-
vez me dénoncer à la police du nouveau gouvernement
que vous allez servir, et plusieurs autres choses aussi
DEUXIÈME PARTIE, VI. 373

violentes. Voilà quelle était l’opinion de M. de Quatre-


barbes sur le compte de M. de Bourmont, il y a six an-
nées, bien différente, comme on le voit, de celle qu’il
professe aujourd’hui.
Peut-être M. de Quatrebarbes pense-t-il que les roya-
listes doivent, dans ce moment, réunir toutes leurs forces
et ne repousser personne ; la manière peu adroite dont il
loue M. de Bourmont, fait assez voir que ses louanges
ne partent point du cœur. Les mots de fidélité et de ser-
ments qui se trouvent souvent à côté de son nom, for-
ment un rapprochement malheureux. L’intention de M.
de Bourmont était de rentrer en France, où une lettre que
lui écrivit M. Gérard, lui donnait l’assurance qu’il trou-
verait accueil et protection. En effet, ce général a mené
à bien une grande et glorieuse entreprise, et mérite à ce
titre la reconnaissance de la France. Le gouvernement,
organe de la nation, lui en aurait, je pense, donné des
preuves ; mais le maréchal céda à des insinuations qui
lui présentèrent, dit-on, les choses sous un faux jour.
Quoi qu’il en soit, M. de Bourmont, le vainqueur
d’Alger, ne fit point voile pour les côtes de France, il
s’embarqua pour l’Espagne, sur un bâtiment étranger. De
tous ceux qui l’avaient entouré au jour de son triomphe,
nul ne lui donna le salut d’adieu ! Mais un des ennemis
du parti auquel il appartient, les yeux fixés sur le navire
qui le conduisait vers la terre de l’exil, donna quelques
larmes à ses infortunes, et ne craint point d’attacher une
idée de gloire à son nom.

FIN DU TOME PREMIER


TABLE

DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE TOME PREMIER.

PREMIÈRE PARTIE.

LIVRE I. Aperçu géographique, historique et politique


sur la régence d’Alger. Cause de la guerre de la France
contre Alger. — Blocus. — Préparatifs de l’expédition.
— Départ de l’armée d’expédition……........................1
LIVRE II. Incidents de la traversée. — Débarquement
à Sidi-Féruch et combat du 14 juin. — Dispositions dé-
fensives des Turcs. — Bataille de Staoueli. — Combat
de Sidi-Kalef. — Combats de Sidi-Abderrahman, Bou-
Nega. — Investissement d’Alger. — Siège du fort l’Em-
pereur. — Prise du fort l’Empereur. — Reddition d’Al-
ger……........................................................................35
LIVRE III. Entrée des Français à Alger. — Confiance
de la population, malgré quelques désordres partiels. —
Trésor de la Casbah. — Désarmement des Indigènes. —
Digression sur le gouvernement intérieur d’Alger sous
la domination des Turcs. — Désordre administratif après
l’occupation. — Commission centrale du gouvernement,
présidée par M. Dennié. — Conseil municipal. — Po-
lice française. — Corporation juive. — Octroi, Doua-
nes, etc., etc……........................................................75
LIVRE IV. Marche sur le Cap Matifou. — Évacuation
de Sidi-Féruch et des redoutes. — Concentration de l’ar-
mée autour d’Alger. — Dévastations qui en sont la sui-
te. — Départ d’Hussein-Pacha. — M. de Bourmont est
TABLE. 375

nommé maréchal de France. — Relations avec les Ara-


bes. — Digression sur la province d’Alger et sur les
fonctions de l’Agha. — Hamdan-ben-Amin-El-Seoca
est nommé Agha des Arabes. — Ben-Zamoun. — Expé-
dition de Bélida. — Expédition de Bône. — Expédition
d’Oran. — Massacre de Mourad à Bougie. — Révolte
du Bey de Titery. — Révolution de 1830. — Départ de
M. de Bourmont….......................................................87
LIVRE V. Arrivée du général Clauzel. — Commission
d’enquête. — Nouvelle organisation de l’armée. —
Formation des Zouaves. — Comité du gouvernement.
— Organisation des divers services publics. — Justice.
— Douane. — Mesures spoliatrices à l’égard des Turcs
et des corporations. — Ferme-Modèle. — Analyse de
divers actes administratifs…….................................115
LIVRE VI. Relations avec les Arabes. — Expédition
de Médéah. — Digression sur la province de Titery.
— Prise de Bélida. — Combat de Ténia. — Occupa-
tion de Médéah. — Ben Omar est nommé Bey de Titery.
— Combat et sac de Bélida. — Réduction de l’armée.
— Garde nationale Algérienne. — Chasseurs Algériens.
— Destitution d’Hamdan. — Le colonel Mendiri, Agha.
— Traités avec Tunis au sujet de la province de Cons-
tantine et de celle d’Oran. — Évacuation de Médéah.
— Départ du général Clauzel. — État de la colonie au
départ du général Clauzel….......................................137
LIVRE VII. Arrivée du général Berthezène. —Marche
générale de son administration. — M. Bondurand inten-
dant en chef du corps d’occupation et de la Régence. —
Aperçu des actes de l’administration militaire. — Établis-
376 TABLE

sement du droit d’enregistrement. — Acquisitions des


Européens à Alger. — Essais de culture. — Analyse de
divers actes administratifs……….............................169
LIVRE VIII. Relations avec les Arabes. — Assassinat
du Caïd de Krachna. — Excursion dans la plaine. — Re-
connaissance de Coléah. — Travaux topographiques.
— Expédition de Béni-Salah. — Expédition de Médéah.
— Désordres de la retraite. — Combats auprès de la Fer-
me-Modèle. — El-Hadj-Mahhidin el Sger ben Sidi-Ally
ben Moubarek est nommé Agha des Arabes. — Expé-
dition malheureuse de Bône. — Mort du commandant
Honder. — Le général Boyer à Oran. — Organisation
des services publics à Oran. — Description de la pro-
vince. — Rappel du général Berthezène…...............203

DEUXIÈME PARTIE.

I. De l’Afrique septentrionale avant l’invasion du Maho-


métisme….................................................................247
II. De l’établissement des Arabes en Afrique…........263
III. Mœurs des Arabes…...........................................289
IV. Manière de combattre des Arabes…....................321
V. Sur les Villes et les Outhans de la province d’Al-
ger…..........................................................................335
VI. Sur les événements qui eurent lieu à l’Armée d’Afri-
que, par suite de la Révolution de 1830…................363

FIN DE LA TABLE DU TOME PREMIER.


IMPRIMERIE DE BACQUENOIS ET COMPAGNIE, RUE CHRISTINE, 2.

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