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« Way Down
in the Hole »
Les dessous du générique culte

Tirer le portrait d’une ville


américaine, Baltimore, sous
ses différentes facettes, en
changeant de focale à
chaque saison... le principe
fondateur de The Wire
innerve logiquement son
générique. Ce dernier
change en effet à chaque
saison. Ou plutôt, il se
réinvente, comme Jimmy
McNulty, Omar Little,
Stringer Bell et les autres...
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P
our le thème musical, l’idée est simple mais astucieuse : faire mule » et d’aller labourer son champ, malgré la fatigue. Ça aurait
jouer cinq fois la même chanson de Tom Waits, « Way Down pu coller avec la série, mais « Way Down in the Hole » tape dans
in the Hole », par des artistes différents pour chaque saison. l’oreille de Colesberry. Le producteur apprécie en particulier la
On a ainsi droit à des interprétations de The Blind Boys of Alabama, collision du blues blanc de Waits avec les voix afro-américaines
The Neville Brothers, DoMaJe et Steve Earle. La version originale des Blind Boys of Alabama, raccord avec la saison 1 avec des
de Tom Waits n’apparaît que lors de la saison 2. Extrait de Frank’s personnages en majorité noirs. Ne reste plus qu’à obtenir les droits
Wild Years, un album de 1987, le morceau paraît aujourd’hui de « Way Down in the Hole ». Sauf que l’animal est réputé peu
indissociable de la fresque urbaine de David Simon. C’est une joignable et très, très peu enclin à accepter toute utilisation
incantation blues, où la voix rocailleuse du chanteur américain commerciale de sa musique. « On a envoyé à Tom Waits un paquet
semble héler Dieu au milieu d’un tas de cendres. « We got to keep de cassettes et nous n’avons pas reçu de réponse pendant des
the Devil down in the hole » (On doit maintenir le Diable au fond du semaines. », se souvient Simon. La responsable de la post-production
trou), revient comme un vœu pieux, obsédant, mantra dérisoire Karen Thorson a finalement réussi à le joindre, mais Waits a avoué
face au marasme institutionnel, politique et social qui écrase qu’il n’avait encore rien regardé : il ne savait pas faire fonctionner
l’Amérique. « Le Seigneur est un homme très très occupé, je fais ce le magnétoscope. » Sa femme allait bientôt revenir pour résoudre
que je peux », grommelle ce narrateur impuissant, coincé entre le problème. « Le jour suivant, il a accepté », ajoute Simon.
profane et sacré, tentations terrestres (« Deux dollars / ce champion
démoniaque / Trois dollars / ce prince des Enfers ») et quête de Pour la saison 2, c’est donc la version de Tom Waits qui a été utilisée,
rédemption (« Il va sauver notre âme »), avant de se rassurer comme au grand dam de certains fans de la série, déjà désarçonnés par le
il peut : « Mais Jésus obtient toujours l’image globale ». Or, saisir ce changement radical de lieu, sur les docks, et de personnages,
tableau d’ensemble (« big picture ») d’une société en panoramique désormais essentiellement caucasiens (Frank Sobotka et les autres
dans son tissu complexe de trajectoires individuelles, voilà immigrés polonais du port) auxquels le générique fait directement
justement l’ambition immense, démiurgique de The Wire. écho. L’esprit de réforme de la saison 3 (« Hamsterdam » et le
passage de flambeau chez les gangsters) sera ensuite saisi par le
Aficionado revendiqué de Waits, David Simon fait écouter « Way groove des Neville Brothers, implacable rythm’n’blues au tempo
Down in the Hole » à Robert F. Colesberry, le producteur exécutif viril, presque martial, avec un parfum de Nouvelle-Orléans, en
(mais également réalisateur et acteur) de The Wire. Les deux rupture avec la nonchalance presque naïve et engourdie du
hommes sont à la recherche « de l’atmosphère d’un monde brisé ». générique de la saison 4, consacrée aux gamins pauvres de West
« On n’arrêtait pas de l’écouter encore et encore, confie David Simon, Baltimore. « On voulait un morceau chanté par des enfants mais
et au bout d’un moment quelqu’un m’a fait écouter la copie d’un CD pas par des professionnels, explique la productrice Nina Kostroff
des Blind Boys of Alabama, où ils mêlaient du gospel avec le rock’n’roll Noble dans le commentaire audio du DVD. Alors que dans les saisons
originel. » À ce moment-là, Simon hésite encore avec une autre précédentes, c’était chanté par des gens avec de l’expérience, là ce
reprise d’un morceau de Waits, « Get Behind the Mule », par John sont des jeunes, car c’est l’âge où il y a beaucoup de tentations et de
Hammond : un blues inspiré par le pionnier du genre, Robert choix à faire dans leur vie. » Les cinq adolescents de Baltimore qu’on
Johnson, dans lequel Waits évoque la difficulté du labeur, de devoir entend (Ivan Ashford, Markel Steele, Cameron Brown, Tariq Al-
se lever chaque matin pour travailler, de se « mettre derrière la Sabir et Avery Bargasse) sont quand même accompagnés de
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musiciens professionnels, mais l’effet juvénile recherché n’en est d’ordures duquel ils doivent séparer le bon grain de l’ivraie »,
pas altéré : « On a demandé au guitariste de jouer exprès un peu commente David Simon dans le DVD. Mais chaque générique a sa
moins bien lors de l’enregistrement au studio, confie David Simon, on logique interne. Chaque image conduit à la suivante, suit un fil
lui a dit : “Vas-y, fais quelques erreurs comme si tu apprenais encore conducteur sous terrain (on voit d’ailleurs beaucoup de câblages),
à jouer de ton instrument !” » Quant au thème de la saison 5, et résonne avec l’ensemble. On suit le trajet de la drogue, de l’argent,
concentrée sur les médias et les SDF, il revient logiquement à Steve de la marchandise, à travers les différentes strates de la société,
Earle. Également acteur dans la série, le chanteur de country-rock qui se télescopent, se scrutent via des écrans, des appareils photos
incarne en effet Walon, le parrain de Bubbles aux Narcotiques et bien sûr s’écoutent via des écoutes téléphoniques. La vie à
anonymes. On avait déjà pu entendre « I Feel Alright », un autre Baltimore s’y montre comme manège incessant, symbolisé par le
morceau de Earle, lors de l’épisode final de la saison 2. Un effet de motif du cercle, très présent, notamment dans le générique de la
boucle qu’on retrouve à la fin du dernier épisode de la saison 5 : c’est saison 4, avec cette suite de plans où les objets tournent : le guichet
la version de « Way Down in the Hole » des Blind Boys of Alabama avec le paquet de clopes d’Omar, la jante de voiture chromée de
qui retentit alors, en écho à la première saison. Marlo, le tourniquet dans une aire de jeu, le pneu avec lequel joue
un enfant, pneu qu’on retrouve truffé d’héroïne dans le coffre d’une
Si le générique s’écarte visuellement des références bibliques de voiture qui se ferme.
la chanson, il n’en demeure pas moins « waitsien » dans l’esprit.
« Les chansons de Tom Waits ne sont jamais directes, mais elles Certains éléments demeurent d’une saison à l’autre, en fil rouge :
s’accordent de manière cinématographique, théorise David Simon. ainsi, le plan sur la caméra de surveillance brisée par un jet de
Il peint des tableaux dans ses morceaux et ils ne sont jamais pierre, qui était en noir et blanc dans la saison 1, prend des couleurs
linéaires. » Une description qui pourrait parfaitement s’appliquer dans la saison 5, comme si les bribes d’infos qu’on avait au départ
au générique de The Wire : soit une suite de plans anodins qui, pris étaient devenues un peu plus limpides. Le générique est un puzzle
séparément, ne racontent rien, mais assemblés, dessinent un récit ludique et rapide en marabout de ficelle. Seuls les plus attentifs y
cohérent. Quelques inserts saisis au vol lors du générique de la trouvent leur chemin. Aucun personnage ou presque n’est
saison 1 : un téléphone portable, la courbe de fréquences sonores reconnaissable dans cette suite de plans pourtant tous empruntés
sur un moniteur, un fil, l’apparition d’un numéro de téléphone sur à la série – la seule star ici, c’est Baltimore –, et ce n’est qu’en
un écran d’ordinateur, une pièce qui tombe dans le combiné d’un progressant dans la série qu’on peut les replacer dans un contexte
téléphone public de la cité. Pour les saisons suivantes, le générique et saisir leur signification.
évolue visuellement, à l’instar de sa B.O. S’ajoutent ainsi des
éléments liés aux docks (saison 2), à la mairie et à la bureaucratie Tout est relié et en même temps, tout est atomisé. Le son vient
sur fond de guerre contre la drogue (saison 3), au système éducatif ajouter du concret dans ce collage abstrait. Des bruits d’ambiance
(saison 4) et à la presse et aux SDF (saison 5). mordent ainsi sur la chanson : bips électroniques, emballage de la
drogue, hélicoptère, bruits de verre cassé, capsules d’héroïne
Dès l’entame, on ressent ce que McNulty et les autres doivent écrasées, radio d’une voiture de police, clic de l’appareil photo pour
éprouver face au grouillement de signes à Baltimore : « Il y a presque la saison 1. S’ajoutent ensuite : zip de housse mortuaire, cris de
trop d’informations à analyser pour les détectives dans cet amas mouettes (saison 2), déclic du chargeur de shotgun, aboiements de
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pitbulls (saison 3), impact de fusil à clou, sonnerie de collège (saison LES PAROLES
4), rotatives d’imprimantes du journal, ruban coupé lors d’une
inauguration (saison 5). Autant d’éléments sonores qui rappellent When you walk through the garden Quand on traverse le jardin
Il faut surveiller ses arrières
l’emprise du réel sur les artifices de la fiction : la musique extra- You gotta watch your back Eh bien je vous demande pardon

diégétique est d’ailleurs quasiment bannie de la série, dans une Well I beg your pardon Quand on marche tout droit sur l’étroit chemin
Si on avance avec Jésus
optique de réalisme documentaire. Cette insistance sur le son Walk the straight and narrow track Il sauvera notre âme
Il faut maintenir le diable
indique aussi un élément essentiel de The Wire : pour saisir la « big If you walk with Jesus Tout au fond du trou

picture », mieux vaut rester à l’écoute. Par Éric Vernay. He’s gonna save your soul Il a le feu et la fureur
À ses ordres
You gotta keep the devil Eh bien, pas de quoi s’inquiéter
Way down in the hole Si l’on s’accroche à la main de Jésus
On sera tous à l’abri de Satan
Quand le tonnerre gronde
He’s got the fire and the fury Il faut juste m’aider à maintenir le diable
Tout au fond du trou
At his command
Tous les anges chantent l’épée puissante de Jésus
Well you don’t have to worry Et ils nous protègent de leurs ailes
Et nous rapprochent du Seigneur
If you hold on to Jesus hand Il ne faut pas prêter attention à la tentation
We’ll all be safe from Satan Car ses mains sont si froides
Il faut m’aider à maintenir le diable
When the thunder rolls Tout au fond du trou
Just gotta help me keep the devil
Way down in the hole
All the angels sing about Jesus’s mighty sword
And they’ll shield you with their wings
And keep you close to the Lord
Don’t pay heed to temptation
For his hands are so cold
You gotta help me keep the devil
Way down in the hole
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Genèse d’un
MYTHE
Pour arriver jusqu’à la diffusion de la première
saison de The Wire, David Simon a bataillé.
Entre la découverte de HBO et la vente de cette
série-monde autour de Baltimore, il y aura eu la
mini-série The Corner, des rencontres cruciales,
des prix, des mémos enflammés et un vol
Los Angeles-New York décisif. Retour aux
origines d’une œuvre culte.

C
’est en altitude, quelque part au-dessus des États-Unis, que
la carrière à la télévision de David Simon a débuté pour de
bon. Un jour de la fin des années 1990, le directeur des
programmes originaux de HBO, Chris Albrecht, est à bord d’un
avion reliant Los Angeles à New York. Il lit deux scénarios de mini-
séries à l’étude pour sa chaîne. Le premier se nomme The Children.
Il raconte les manifestations pacifiques pour mettre fin aux
ségrégations raciales, à Nashville, Tennessee, en 1960. Le second
est signé David Simon. Il s’agit d’une adaptation de son livre-
enquête, The Corner : enquête sur un marché de la drogue à ciel
ouvert, sur le trafic de drogue à Baltimore. « J’ai commencé à lire
The Corner, et c’était si sombre et si intense que j’ai pensé : “Seigneur,
personne n’aura envie de regarder ça”, rejoue Albrecht, au souvenir
de ce vol studieux. Alors j’ai pris le scénario de The Children, j’en ai
lu deux ou trois pages, et j’ai pensé : “Je me demande bien ce qui se
trame dans le scénario de The Corner…” » La même scène se répète
à trois reprises, au moins. Albrecht ne peut s’empêcher de revenir
sur le récit des ruelles de Baltimore. Un scénario cru, vidé d’espoir,

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