Ergonomie. P Falzon

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1.

NATURE, OBJECTIFS ET CONNAISSANCES DE L'ERGONOMIE


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Éléments d'une analyse cognitive de la pratique

Pierre Falzon
in Pierre Falzon, Ergonomie

Presses Universitaires de France | « Hors collection »

2004 | pages 15 à 35
ISBN 9782130514046
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/ergonomie---page-15.htm
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à la discipline
Introduction

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Nature, objectifs et connaissances


de l’ergonomie
Éléments d’une analyse cognitive de la pratique
PIERRE FALZON

Ce chapitre fournit une description générale de l’ergonomie comme discipline et


comme pratique. Il aborde les définitions de la discipline, les connaissances qu’elle
construit et mobilise, et les objectifs qu’elle poursuit. Dans un second temps, il
développe deux éléments fondateurs de l’ergonomie telle qu’elle est défendue par
les auteurs de cet ouvrage : la distinction entre tâche et activité et la notion de
régulation de l’activité. Enfin, il propose une analyse des activités des ergonomes
fondée sur les modèles de l’ergonomie.

Définitions de l’ergonomie

L’International Ergonomics Association (IEA) a adopté en 2000 une nouvelle


définition de l’ergonomie, qui constitue aujourd’hui la référence internationale.
Cependant il est utile de considérer les définitions qui ont pu être proposées pré-
cédemment, afin de comprendre la façon dont la vision de l’ergonomie a évolué
chez les ergonomes eux-mêmes. La Société d’ergonomie de langue française
(SELF) a ainsi proposé dans les années 1970 la définition suivante :
« L’ergonomie peut être définie comme l’adaptation du travail à l’homme, ou,
plus précisément, comme la mise en œuvre de connaissances scientifiques relati-
ves à l’homme et nécessaires pour concevoir des outils, des machines et des dispo-
sitifs qui puissent être utilisés avec le maximum de confort, de sécurité et
d’efficacité. »
Cette définition utilise la terminologie « adaptation du travail à l’homme », for-
mule classique en ergonomie. Cette terminologie s’inspire du titre de l’ouvrage de
Faverge, Leplat et Guiguet, L’Adaptation de la machine à l’homme (1958). Ce titre pre-
nait le contre-pied du titre de l’ouvrage de Bonnardel, publié en 1947, L’Adaptation
de l’homme à son métier, et plus généralement des options des tenants de la sélection
professionnelle.

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18 Introduction à la discipline

Cette définition pose l’ergonomie comme une pratique de transformation


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(adaptation, conception) des situations et des dispositifs. L’ergonomie a une fina-
lité pratique. La définition de la SELF précise que ces transformations sont opérées
sur la base de « connaissances scientifiques relatives à l’homme ». Une référence
aux connaissances nécessaires à l’action ergonomique apparaît aussi dans la pre-
mière définition de l’ergonomie proposée par l’International Ergonomics Associa-
tion. Cette première définition indiquait :
« L’ergonomie est l’étude scientifique de la relation entre l’homme et ses
moyens, méthodes et milieux de travail. Son objectif est d’élaborer, avec le
concours des diverses disciplines scientifiques qui la composent, un corps de
connaissances qui, dans une perspective d’application, doit aboutir à une meilleure
adaptation à l’homme des moyens technologiques de production et des milieux de
travail et de vie. »
Cette définition pose l’ergonomie, en premier lieu, comme une discipline, qui
cherche à construire un corps de savoirs particuliers. L’usage de ce corps de
connaissances apparaît second. La référence à des disciplines « qui la composent »
témoigne de la situation d’une discipline naissante, qui emprunte nécessairement à
d’autres.
La définition adoptée par l’IEA en 2000, présentée en encart, a été établie après
une concertation internationale de deux ans. Elle témoigne du développement de
l’ergonomie et marque un tournant dans le regard que la discipline porte sur elle-
même. Les évolutions sont en effet nombreuses.
D’une part, la définition initiale porte sur la discipline elle-même, bien entendu,
mais aussi sur ses praticiens, ce qui est nouveau. Elle énonce ce que font les ergo-
nomes. Cet ajout traduit le fait que la profession d’ergonomes existe aujourd’hui,
comme en témoigne le développement des sociétés savantes, des formations spé-
cialisées, des procédures de certification et des organismes professionnels.
D’autre part, après un rappel du caractère global de l’approche ergonomique,
apparaissent des domaines de spécialisation. Il ne s’agit pas de secteurs, comme
l’ergonomie de la conduite automobile, ou l’ergonomie de conception industrielle,
ou l’ergonomie des services, qui sont identifiés comme des domaines d’application.
L’expression « domaines de spécialisation » renvoie à des formes de compétence
des ergonomes, acquises par la formation et/ou par la pratique. La définition de
l’IEA distingue ergonomie physique, cognitive et organisationnelle. Les catégories
proposées peuvent être discutées ; elles ne sont certainement pas étanches et beau-
coup d’ergonomes peuvent considérer que leur pratique personnelle s’inscrit dans
au moins deux des trois domaines, sinon dans les trois. Mais il est cependant vrai
que la pratique réelle d’un ergonome donné tend à s’exercer préférentiellement
dans certains domaines d’application et dans certains domaines de spécialisation.
L’existence de domaines de spécialisation n’est pas sans relation avec la réalité
des cursus de formation en ergonomie. Aujourd’hui, la majorité des ergonomes
arrivent à la discipline après avoir suivi un cursus de base dans une discipline autre

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« The Discipline of Ergonomics »


Définition adoptée par l’International Ergonomics Association, 2000
Définition
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L’ergonomie (ou Human Factors) est la discipline scientifique qui vise la compré-
hension fondamentale des interactions entre les humains et les autres composantes
d’un système, et la profession qui applique principes théoriques, données et mé-
thodes en vue d’optimiser le bien-être des personnes et la performance globale des
systèmes.
Les praticiens de l’ergonomie, les ergonomes, contribuent à la planification, la
conception et l’évaluation des tâches, des emplois, des produits, des organisations,
des environnements et des systèmes en vue de les rendre compatibles avec les
besoins, les capacités et les limites des personnes.
Domaines de spécialisation
Dérivée du grec ergon (travail) et nomos (règles) pour signifier la science du travail,
l’ergonomie est une discipline orientée vers le système, qui s’applique aujourd’hui à
tous les aspects de l’activité humaine. Les ergonomes praticiens doivent avoir une
compréhension large de l’ensemble de la discipline, prenant en compte les facteurs
physiques, cognitifs, sociaux, organisationnels, environnementaux et d’autres encore.
Les ergonomes travaillent souvent dans des secteurs économiques particuliers, des
domaines d’application. Ces domaines d’application ne sont pas mutuellement exclu-
sifs et évoluent constamment. De nouveaux domaines apparaissent ; d’anciens
domaines développent de nouvelles perspectives. Au sein de la discipline, les domai-
nes de spécialisation constituent des compétences plus fouillées dans des attributs
humains spécifiques ou dans des caractéristiques de l’interaction humaine.
• L’ergonomie physique
L’ergonomie physique s’intéresse aux caractéristiques anatomiques, anthropomé-
triques, physiologiques et biomécaniques de l’homme dans leur relation avec l’activité
physique. Les thèmes pertinents comprennent les postures de travail, la manipulation
d’objets, les mouvements répétitifs, les troubles musculo-squelettiques, la disposition
du poste de travail, la sécurité et la santé.
• L’ergonomie cognitive
L’ergonomie cognitive s’intéresse aux processus mentaux, tels que la perception, la
mémoire, le raisonnement et les réponses motrices, dans leurs effets sur les inter-
actions entre les personnes et d’autres composantes d’un système. Les thèmes perti-
nents comprennent la charge mentale, la prise de décision, la performance experte,
l’interaction homme-machine, la fiabilité humaine, le stress professionnel et la forma-
tion dans leur relation à la conception personne-système.
• L’ergonomie organisationnelle
L’ergonomie organisationnelle s’intéresse à l’optimisation des systèmes sociotech-
niques, cela incluant leur structure organisationnelle, règles et processus. Les thèmes
pertinents comprennent la communication, la gestion des ressources des collectifs, la
conception du travail, la conception des horaires de travail, le travail en équipe, la
conception participative, l’ergonomie communautaire, le travail coopératif, les nou-
velles formes de travail, la culture organisationnelle, les organisations virtuelles, le
télétravail et la gestion par la qualité.

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que l’ergonomie : l’ergonome est souvent à l’origine un physiologiste, un psycho-


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logue, un préventeur, un ingénieur, etc. Le passage, par la suite, par une formation
en ergonomie l’amène à comprendre différemment sa discipline de base, mais ne
la gomme pas : celle-ci conduit l’ergonome à se sentir plus attiré par, ou mieux
armé pour, certains types de questions ou de problèmes.
Différents auteurs (notamment Leplat et Montmollin) ont défini l’ergonomie
comme une technologie. Le point de vue ici défendu est que l’ergonomie est une
discipline du génie. Comme toute discipline du génie, elle emprunte à d’autres dis-
ciplines « de base » (au premier chef pour l’ergonomie : la physiologie et la psycho-
logie, mais aussi les sciences de l’ingénieur, la sociologie, etc.) ; mais elle doit aussi
construire un savoir propre. On revient sur ce point ci-dessous.

Les connaissances en ergonomie

Connaissances sur l’être humain, connaissances sur l’action. — L’ergonomie s’est cons-
tituée sur le projet de construire des connaissances sur l’être humain en activité.
On peut avancer deux remarques à ce sujet.
• D’une part, si l’ergonomie s’est donné cet objectif, c’est parce que ces
connaissances n’existaient guère, du fait de la tendance des disciplines à étudier
des processus hors contexte, hors tâche. Cela est moins vrai aujourd’hui. La psy-
chologie, la physiologie, la sociologie, l’anthropologie s’intéressent beaucoup plus
qu’auparavant au sujet finalisé, en contexte. Néanmoins, des différences subsis-
tent. L’ergonomie développe une approche holistique de l’homme, où celui-ci est
simultanément pensé dans ses dimensions physiologiques, cognitives et sociales1.
Par ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’étudier le sujet en activité, mais de pro-
duire des connaissances utiles à l’action, qu’il s’agisse de transformation ou de
conception de situations de travail ou d’objets techniques.
• D’autre part, les connaissances sur l’homme en activité mentionnées ci-
dessus ne sont pas les seules à la construction desquelles l’ergonomie doit contri-
buer. Discipline du génie, elle doit élaborer des connaissances sur l’action ergono-
mique : méthodologies d’analyse et d’intervention sur les situations de travail,
méthodologies de participation à la conception et l’évaluation des dispositifs tech-
niques et organisationnels.
Ce second volet des connaissances est rarement identifié comme tel et les ouvra-
ges ergonomiques sont souvent très discrets à ce sujet (Falzon, 1993). Cette discré-
tion est très vraisemblablement liée à un modèle implicite sous-jacent : l’action est

1. Si l’ergonomie, en tant que discipline, défend cette approche holistique des situations, ce n’est
pas nécessairement le cas de toutes les actions menées dans le champ de l’ergonomie. Embrasser
l’ensemble des déterminants d’une situation dans une seule étude est un objectif irréaliste et
vraisemblablement contre-productif.

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 21

pensée comme la « simple » mise en œuvre des connaissances sur l’homme ; elle
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relève de l’application et ne serait donc ni un objet de connaissance en elle-même ni
donc passible des méthodes de la recherche scientifique. L’ergonomie doit au con-
traire identifier clairement ces deux types de connaissances – connaissances sur
l’homme, connaissances sur l’action – et leur accorder un statut égal.

Pour que cela se réalise, la réflexion doit porter sur les conditions d’élaboration
d’un savoir scientifique en matière de méthodologie ergonomique (Falzon, 1998).
La seule acquisition d’une expérience professionnelle dans l’action ergonomique
(dans un champ particulier) ne peut être un gage de scientificité des pratiques. Il
faut ici aussi distinguer compétence et savoir généralisé. À la différence des
connaissances sur l’être humain, les connaissances méthodologiques ne peuvent
se construire et s’évaluer en dehors de pratiques d’action. Que serait en effet la
validité d’une étude méthodologique purement abstraite, sans mise en œuvre
aucune ? Cependant, il est clair que la pratique de l’action, si elle est une condition
nécessaire, n’est pas suffisante pour construire des connaissances d’action. La
question est donc celle des conditions d’une étude scientifique de l’action. Les ten-
tatives pour progresser dans cette voie ont utilisé trois approches :
— études expérimentales : il s’agit de tester des méthodologies en utilisant le plus
possible les méthodes classiques de la science expérimentale. On peut par
exemple chercher à évaluer deux méthodes d’évaluation des interfaces, en uti-
lisant des variables comme la facilité de mise en œuvre, le temps nécessaire, les
erreurs, le taux de détection de problèmes, etc. On peut chercher à évaluer des
méthodes participatives en comparaison à des méthodes expertes en compa-
rant la nature, la quantité ou la validité des informations recueillies par les unes
et les autres ;
— analyse du travail des ergonomes : il s’agit d’analyser l’activité d’ergonomes au
moyen des outils de l’ergonomie. On rangera dans cette catégorie les travaux
de F. Lamonde (2000 ; cf. aussi cet ouvrage, chap. 23), procédant par observa-
tion d’un ergonome intervenant. D’autres auteurs ont mis en œuvre des
approches méthodologiques différentes. Par exemple, Pollier (1992) demande
à des ergonomes spécialisés dans le domaine des interfaces d’évaluer une
interface. L’approche est donc expérimentale et comparative ;
— auto-analyse réflexive : il s’agit de conduire des actions ergonomiques en
ménageant du temps pour une pratique réflexive (Schön, 1982). En France, les
travaux de formalisation de la pratique menés par F. Daniellou (cf. notam-
ment Daniellou, 1992) s’inscrivent dans cette perspective.
Les types de connaissances ergonomiques. — Les connaissances auxquelles l’ergonome
peut faire appel en situation d’action se répartissent en quatre catégories.
On trouve tout d’abord les connaissances générales sur l’être humain en action.
Comme écrit plus haut, ces connaissances peuvent être empruntées à d’autres dis-

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22 Introduction à la discipline

ciplines (physiologie, psychologie, sociologie en particulier) ; elles peuvent aussi


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être construites par la recherche en ergonomie elle-même. Ces connaissances
générales sont acquises par la formation.
On trouve ensuite des connaissances méthodologiques : méthodes générales
d’intervention, d’analyse, de conduite de projet, de recueil et de traitement de don-
nées, d’expérimentation, techniques d’entretien, d’observation, etc. Ces méthodes
sont acquises initialement par la formation, mais s’accroissent, se complexifient, se
précisent aussi par l’expérience. Le praticien expérimenté se construit des règles
d’action.
On trouve en troisième lieu des connaissances spécifiques, relatives à la situa-
tion étudiée elle-même. Ces connaissances résultent de la mise en œuvre des
connaissances méthodologiques précédentes, qui permettent au praticien d’éla-
borer une représentation de la situation à laquelle il fait face. Les connaissances
spécifiques ne préexistent donc pas : elles sont construites par l’ergonome, en
fonction des besoins de l’action.
On trouve enfin des connaissances casuelles, fondées sur l’expérience des situa-
tions rencontrées. La rencontre avec des situations permet à l’ergonome d’enrichir
une bibliothèque mentale de situations (cf. cet ouvrage, chap. 21). Cette biblio-
thèque pourra être réutilisée par l’ergonome lors de la confrontation à des situa-
tions nouvelles, soit pour les comprendre, soit pour réutiliser ce qui avait alors été
fait. Cette bibliothèque a un second usage : elle peut être utilisée pour enrichir les
représentations des interlocuteurs de l’ergonome, en donnant des exemples
d’autres situations possibles. À noter que ces connaissances casuelles peuvent être
acquises par d’autres moyens : la lecture de la littérature du domaine et la partici-
pation à des congrès. On peut en effet voir ces pratiques comme des formes
d’alimentation de l’expérience casuelle.
Aux quatre catégories de connaissances ci-dessus s’ajoutent des connaissances
additionnelles, lorsque la contribution de l’ergonome s’exerce plus en direction du
processus de conception lui-même qu’en direction de l’activité future (Martin et
Grall, 2003). L’ergonome peut occuper en effet deux types de position. Soit il est
impliqué en tant que spécialiste d’une discipline, l’ergonomie, dans une interven-
tion ou un projet de conception : ce sont les connaissances évoquées ci-dessus qui
sont alors mobilisées. Elles lui permettent de construire une représentation des
activités futures des opérateurs, sur la base de laquelle il produira des recomman-
dations relatives aux situations de travail ou aux dispositifs techniques et organisa-
tionnels. Soit il est impliqué dans la conduite de projets. Ce sont des connaissan-
ces relatives aux activités de conception qui sont alors mobilisées (cf. cet ouvrage,
chap. 33) : nature des tâches et des activités de conception, aspects collectifs,
méthodologies, etc. Les recommandations de l’ergonome s’adresseront aux
acteurs des projets de conception et porteront sur le processus de conception lui-
même.

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 23
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Les objectifs de l’ergonomie

La spécificité de l’ergonomie réside dans sa tension entre deux objectifs. D’une


part, un objectif centré sur les organisations et sur leur performance. Cette perfor-
mance peut être appréhendée sous différents aspects : efficacité, productivité, fia-
bilité, qualité, durabilité, etc. D’autre part, un objectif centré sur les personnes, lui
aussi décliné sous différentes dimensions : sécurité, santé, confort, facilité d’usage,
satisfaction, intérêt du travail, plaisir, etc.
Il est utile d’insister sur ce point : aucune autre discipline n’affiche ainsi explici-
tement ce double objectif. Les ergonomes, selon leur sensibilité, la forme de leur
pratique ou leur domaine d’exercice professionnel, pourront être portés préféren-
tiellement vers l’un ou l’autre de ces objectifs. Mais personne ne peut se prétendre
ergonome s’il ignore l’un de ces objectifs.
Les traductions de ces deux objectifs ont évolué avec le temps. La notion de
« santé » a ainsi beaucoup changé dans les années 1980 et 1990. D’une part, en
ce qui concerne la santé physique, on est passé d’une vision palliative ou pré-
ventive à une vision constructive : il s’agit de rechercher les conditions qui non
seulement évitent la dégradation de la santé, mais aussi favorisent sa construc-
tion (Laville et Volkoff, 1993). D’autre part, l’idée de « santé cognitive » a été
avancée (Montmollin, 1993 ; Falzon, 1996), dans une perspective développe-
mentale. La question n’est plus seulement : « Comment concevoir un système de
travail qui permette un exercice fructueux de la pensée ? » Elle est aussi :
« Comment concevoir un système de travail qui favorise le développement des
compétences ? »
Ces objectifs ne vivent pas toujours en parfaite harmonie. L’ergonomie a long-
temps utilisé le slogan « on est meilleur quand on est mieux », pour tenter juste-
ment de les articuler1. Et il est exact que, dans nombre de situations, ces objectifs
peuvent l’être. Mais ça n’est pas toujours le cas. Des compromis doivent être
recherchés, en interaction avec les autres acteurs de la situation.
Cette dualité d’objectifs est bien représentée dans un schéma fondateur en
ergonomie de l’activité, présenté plus loin. Ce schéma, pour être bien compris,
suppose que deux éléments soient préalablement intégrés : la différence entre
tâche et activité, et la notion de régulation. Ces deux points sont brièvement déve-
loppés ci-dessous. Le lecteur intéressé pourra consulter Leplat (1971-1972) et
Faverge (1966).

1. À noter que ce slogan est réversible : on est aussi mieux quand on est meilleur.

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Tâche et activité

La tâche. — La tâche est ce qui est à faire, ce qui est prescrit par l’organisation.
L’activité est ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour effectuer la tâche
La tâche prescrite se définit par un but et des conditions de réalisation :
— le but est l’état final souhaité, décrit exhaustivement ou sous forme de con-
traintes générales que l’état final doit satisfaire. Le but peut être décrit sous dif-
férentes dimensions : quantité, qualité, etc. ;
— les conditions concernent les procédures (méthodes de travail, consignes,
états et opérations admissibles, contraintes de sécurité), les contraintes de réa-
lisation (rythme, délais, etc.), les moyens mis à disposition (documentation,
matériaux, machines, etc.), les caractéristiques de l’environnement physique
(ambiances de travail), cognitif (outils d’aide) et collectif (présence/absence de
collègues, de pairs, de la hiérarchie, modalités de communication, etc.), les
caractéristiques sociales du travail (mode de rémunération, contrôle, sanc-
tion, etc.).

L’activité. — L’activité est ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour
effectuer la tâche. L’activité est finalisée par le but que se fixe le sujet, à partir du
but de la tâche.
L’activité ne se réduit pas au comportement. Le comportement est la partie
observable, manifeste, de l’activité. L’activité inclut de l’observable et de
l’inobservable : l’activité intellectuelle, ou mentale. L’activité génère du comporte-
ment.
Pour Vygotsky, l’activité est aussi l’ensemble des « discours » à propos de
l’action. À ce titre, les interactions avec autrui sont une dimension de l’action, pas
seulement au sens où elles sont les instruments de l’action (comme dans les com-
munications fonctionnelles), mais au sens où la parole joue un rôle dans la résolu-
tion des problèmes rencontrés.

La tâche : des distinctions supplémentaires. — Des distinctions supplémentaires


quant à la notion de tâche ont été suggérées par différents auteurs.
Un premier constat (Chabaud, 1990) amène à distinguer la tâche affichée – c’est
la tâche officiellement prescrite (prescrit explicite) – et la tâche attendue – c’est la
tâche qu’il faut réellement exécuter compte tenu des aléas techniques et organisa-
tionnels (prescrit implicite). Par exemple, la tâche affichée pourra prescrire de
suivre strictement les procédures qualité, et la tâche attendue de surtout ne pas
les suivre s’il y a une date de livraison impérative. L’implicite dans les consignes
permet un jeu entre tâche affichée et tâche attendue : il permet de prescrire sans
écrire.

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 25

La tâche prescrite, c’est ce qu’on attend implicitement ou explicitement de


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l’opérateur. Elle rassemble donc tâche affichée et tâche attendue.
Un deuxième constat est que la tâche que l’on peut déduire de l’observation de
l’activité ou des déclarations des opérateurs eux-mêmes n’est pas nécessairement
la tâche prescrite. D’une part, les opérateurs transgressent certaines contraintes,
pour des raisons diverses : soit qu’ils minimisent la nécessité de ces contraintes,
soit que la transgression leur semble avoir des effets positifs sur l’atteinte des
objectifs. D’autre part, et à l’inverse, ils peuvent ajouter des contraintes, afin (par
exemple) d’obtenir une meilleure qualité des résultats, de minimiser l’usage de cer-
tains outils ou le recours aux collègues, etc.
De ce constat résulte l’idée de tâche effective. La tâche effective est constituée par
les buts et les contraintes que se donne le sujet. Elle est le résultat d’un apprentis-
sage. On a pu en son sein distinguer tâche effective pour l’ergonome (que celui-ci
déduit de l’analyse de l’activité) et tâche effective pour l’opérateur (que l’on fait
décrire par différentes méthodes ; cf. cet ouvrage, chap. 12).
Enfin, un dernier constat porte sur la représentation, construite par l’opérateur,
de la tâche prescrite. Au terme d’une étude sur la compréhension de consignes,
Veyrac (1998) distingue :
— d’une part la tâche comprise : c’est ce que l’opérateur pense qu’on lui demande de
faire. La tâche comprise est fonction notamment de la présentation des consi-
gnes, de leur intelligibilité, de leur degré d’implicite. L’écart entre prescrit et
compris peut être dû aussi à un modèle de l’opérateur inexact (lorsque les
documents prescriptifs font l’hypothèse chez l’opérateur de connaissances
dont celui-ci ne dispose pas) ;
— d’autre part la tâche appropriée : c’est la tâche définie par l’opérateur, à partir de
la tâche comprise. C’est à la fois celle qu’il s’est appropriée et celle qu’il estime
plus appropriée que la tâche comprise, en fonction de ses propres priorités, de
son système de valeurs, etc.

Ces différentes distinctions relatives à la tâche sont résumées dans la figure 1.

La régulation. — La régulation1 est un mécanisme de contrôle qui compare les


sorties d’un processus à une production désirée et qui règle ce processus en fonc-
tion de l’écart constaté. Toute tâche de régulation suppose l’existence d’un système
dynamique. La réparation d’un matériel, par exemple, n’implique pas une activité
de régulation. Cette dernière comporte trois temps : la détection d’un écart à un état
désiré, un diagnostic sur cet écart (jugement d’acceptabilité) et (si nécessaire) une
action (c’est la régulation au sens propre, mais elle suppose ce qui précède).

1. Le lecteur intéressé pourra se référer à deux textes fondamentaux quant à l’usage de la notion
de régulation en ergonomie : Faverge (1966), Leplat (1971-1972).

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26 Introduction à la discipline
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Tâche
Tâcheprescrite
prescrite

prescripteur
t. affichée t. attendue
(explicite) (implicite)

tâche comprise

opérateur
tâche appropriée

Tâche effective

activité
Fig. 1. — De la tâche à l’activité

La régulation peut être :


— en boucle longue. C’est le cas lorsque les informations sont prises sur les sor-
ties du processus. La boucle est longue parce que les effets des actions de cor-
rection entreprises n’auront d’effet qu’après un délai plus ou moins long, selon
la nature du système contrôlé. Lorsque le système contrôlé a une forte inertie,
le délai peut être très long ;
— en boucle courte. Des signes précoces sont prélevés (sur le processus ou les
entrées du processus), permettant de prédire l’évolution du système et d’agir
avant que des écarts ne se manifestent. La régulation en boucle courte sup-
pose un certain degré d’anticipation et requiert donc plus d’expérience
(connaissances d’indices précoces, capacité à anticiper l’évolution).
Le concept de régulation est utilisé en ergonomie de deux façons, selon l’objet
sur lequel porte la régulation :
— la régulation d’un système : l’opérateur joue le rôle de comparateur et de régu-
lateur d’un système technique (surveillance d’un processus, ou surveillance des
régulations, c’est-à-dire régulation des régulations) ;
— la régulation de l’activité humaine elle-même : l’opérateur régule son activité,
afin d’éviter des répercussions négatives de l’activité sur lui-même, afin
d’atteindre les objectifs de la tâche, ou afin d’apprendre. L’opérateur est alors

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 27

posé comme un comparateur/régulateur de lui-même : prenant en compte des


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« entrées » (son état de départ et les objectifs de la tâche), il cherche à opti-
miser ses « sorties » (son état résultant et sa performance). C’est ce modèle qui
est développé ci-dessous.

conditions
Agent Couplage Tâche
Conditions internes Conditions externes

Evaluation Evaluation
interne Activité externe

Agent Tâche
Conséquences Résultats
conséquences

Fig. 2. — Le modèle de régulation de l’activité (adapté de Leplat, 2000)

La régulation de l’activité. — Un modèle général de la régulation de l’activité a été


proposé par Leplat. La figure 2, qui présente ce modèle, est adaptée de Leplat
(2000).
À un moment donné, l’opérateur est dans un certain état de connaissances
(formation, expérience acquise), de santé générale (maladie, déficiences, âge, etc.)
et de santé instantanée (effet des rythmes circadiens, du moment de la journée,
de l’astreinte, de la fatigue, du stress). La tâche se caractérise, de façon perma-
nente, par des buts, un niveau d’exigence, des moyens, des critères à respec-
ter, etc., et de façon instantanée par une consigne particulière, par la charge du
moment, etc. L’activité résulte d’un couplage entre conditions internes et condi-
tions externes.
L’activité produit des effets relatifs à l’opérateur et relatifs à la tâche. Les effets
de l’activité sur l’opérateur concernent :
— la santé : fatigue, usure à long terme (e.g. TMS, douleurs lombaires, plus généra-
lement maladies professionnelles), accidents du travail ;
— les compétences : apprentissage, conscient ou non, plus ou moins facile et
possible en fonction des contraintes de la tâche.

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28 Introduction à la discipline

Les effets en termes de tâche portent sur la performance : l’activité déployée est
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plus ou moins satisfaisante par rapport aux objectifs de la tâche (en quantité, qua-
lité, stabilité, etc.).
Les fonctions de régulation vont agir sur l’activité. Les caractéristiques initiales
de l’opérateur sont comparées à l’état produit par l’exercice de l’activité, ce qui
peut conduire à la modifier. Par exemple :
— si l’activité conduit à une fatigue excessive, ou à une posture pénible,
l’opérateur adapte son activité (rythme ou mode opératoire) de façon à réduire
l’astreinte (cf. cet ouvrage, chap. 11) ;
— si l’activité est stimulante en restant réalisable, il y a inversement des effets
positifs (développement des compétences, intérêt du travail, satisfaction, sen-
timent d’utilité, qui peuvent transformer l’activité (adoption de nouveaux
modes opératoires, adoption de nouvelles façons de faire, etc.).
De même, côté tâche, la comparaison entre performance visée et performance
effective peut aboutir à :
— un constat de non-atteinte des objectifs, et donc à une modification des
modes opératoires ;
— un constat d’atteinte des objectifs pouvant pourtant aussi aboutir dans cer-
tains cas à des modifications de l’activité, afin de dégager des marges de man-
œuvre, d’éviter une accentuation des exigences, etc.
L’action ergonomique va viser à éliminer ou limiter les effets indésirables affec-
tant l’opérateur ou la tâche. Pour ce faire, l’ergonome peut chercher à transformer
les conditions internes de l’agent, par exemple en le formant mieux, ou les condi-
tions externes de la tâche, par exemple en modifiant les contraintes de la tâche, en
la rendant plus flexible, en augmentant les ressources de l’environnement, etc.

La nature des activités de l’ergonome

Cette section a pour objectif de caractériser l’activité cognitive de l’ergonome.


Cette réflexion est donc partielle : une réelle analyse du travail des ergonomes
devrait s’appuyer sur une analyse non seulement psychologique, mais aussi phy-
sique et économique. Par ailleurs, le choix est fait d’analyser cette activité au tra-
vers de trois types de tâches caractéristiques, qui ont toutes les trois constitué – et
constituent toujours – des cadres d’analyse très fréquemment utilisés par les ergo-
nomes pour rendre compte de situations d’action. Ce seront donc ces cadres
d’analyse ergonomiques qui seront utilisés pour comprendre les activités des ergo-
nomes. On distinguera trois points de vue :
— la pratique ergonomique pensée comme une activité de diagnostic et
d’intervention sur un processus, fondée sur des règles ; c’est le modèle des

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 29

activités d’induction de structure et de transformation d’états (cf. chap. 12


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et 31) qui est alors convoqué ;
— la pratique ergonomique pensée comme un processus de résolution de pro-
blème mal défini ; le modèle de référence est alors celui des activités de
conception (cf. chap. 12 et 33) ;
— la pratique ergonomique pensée comme une activité de résolution collabora-
tive de problème : le modèle des activités de service (chap. 34) est le modèle de
référence.

La pratique ergonomique comme activité de diagnostic et d’intervention. — Poser un dia-


gnostic, c’est faire appel à une catégorisation préétablie pour rendre compte d’une
situation présente. Le médecin, par exemple, établit une relation entre un pattern
de symptômes et une classe de pathologie. À cette pathologie est associée une thé-
rapeutique, supposée ramener le patient dans un état de (meilleure) santé. Penser
l’activité ergonomique comme activité de diagnostic et d’intervention signifie que
l’ergonome doit en premier lieu identifier la nature du problème (induction de
structure), puis appliquer des règles d’action permettant de corriger la situation
(transformation d’états).
Une telle vision de la pratique ergonomique a souvent été mise en avant. Par
exemple, l’expression « diagnostic ergonomique » est souvent utilisée, pour décrire
une étape, initiale, de l’action ergonomique. Un certain nombre de publications
ergonomiques à caractère prescriptif (recommandations, guides, normes, check-
points, etc.) constituent des tentatives pour définir ce qu’il faut éviter (par exemple
en termes de posture, ou d’horaires de travail ou d’agencement des postes, ou de
présentation d’information) ou au contraire viser : cela ressemble beaucoup à des
pathologies à dépister ou à des cibles de « bonne santé ».
Cependant, cette vision de l’ergonomie n’a rien d’évident (cf. Falzon, 1993). Une
première difficulté tient au fait que l’ergonome ne dispose que d’une catégorisation
assez sommaire des situations. On peut difficilement soutenir que l’activité ergono-
mique peut se comprendre entièrement comme une activité de diagnostic, fondée
sur une taxonomie préétablie. Certes, des progrès ont été faits et une activité décrite
jadis par l’ergonome comme une activité « à forte composante mentale » est
devenue une activité « de diagnostic » (par exemple). Mais cela autorise-t-il à voir la
pratique ergonomique, dans son ensemble, comme une activité de diagnostic ? Ce
serait excessif. Des études (comme celle de Pollier, 1992) démontrent que, face à
une même situation, des ergonomes expérimentés réagissent de façon différente,
n’identifient pas les mêmes problèmes, ne procèdent pas de la même façon.
Une seconde difficulté tient au fait que les thérapeutiques ergonomiques
– recommandations, conseils, prescriptions – ne relèvent certainement pas de la
science exacte. L’ergonome doit effectivement faire des recommandations, fon-
dées sur les connaissances acquises par la formation ou la pratique. Peut-il garantir
à tout coup que tout problème aura été éliminé ? Là encore, ce serait excessif.

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30 Introduction à la discipline

Le modèle implicite sous-jacent à cette vision est sous-tendu par deux hypo-
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thèses :
— d’une part, l’application de connaissances scientifiques à un problème particu-
lier conduit à une solution unique ;
— d’autre part, l’usage du même corpus de connaissances scientifiques par des
personnes différentes conduira à une solution commune.
Il y a, dans cette vision, un appariement un à un entre problème et solution. Il
est ici intéressant de reprendre les déclarations d’A. Chapanis, un des fondateurs
de l’ergonomie nord-américaine, dans l’introduction d’un ouvrage publié en 1996,
peu avant sa disparition. Chapanis revient de façon très critique sur une vision de
l’ergonomie qu’il a lui-même longtemps défendue. Il écrit ainsi : « [Les manuels
sur les facteurs humains] fournissent de nombreuses règles et recommandations
générales sur les exigences des utilisateurs, fondées sur des résultats de recherche.
Règles et exigences sont écrites avec l’hypothèse implicite, parfois explicite, que
les concepteurs les liront et qu’ils en déduiront comment concevoir des objets
adaptés aux capacités et limites humaines.
« Le problème de cette approche est que, en gros, elle ne marche pas. Les ingé-
nieurs, les concepteurs et les programmeurs ne lisent pas nos manuels, ne com-
prennent pas nos règles et recommandations dans le cas où ils les liraient, et ne
savent pas comment concevoir de façon à satisfaire nos règles dans le cas où ils
les liraient et tenteraient de les suivre. Il n’y a pas de raison pour qu’ils y parvien-
nent. Nous ne devrions pas attendre des concepteurs qu’ils accomplissent un tra-
vail pour lequel nous avons été formés et pas eux » (Chapanis, 1996, notre tra-
duction)1.
Comme l’indique donc Chapanis, les connaissances que contiennent les
manuels ne suffisent pas à la pratique. Des connaissances additionnelles, impli-
cites, sont nécessaires pour leur mise en œuvre. On voit donc poindre une vision
différente de l’ergonomie, moins positiviste, où la pratique ergonomique est plu-
tôt pensée comme un art.
Cela rejoint les critiques adressées par Schön (1982) à l’idéologie dominante de
la pratique. Cette idéologie dominante, positiviste, de la rationalité technique pro-

1. « [Text books on human factors] provide numerous general guidelines and recommendations
about user requirements based on [those] research findings. The guidelines and requirements are
written with the implicit, sometimes explicit, assumption that designers will read them and figure out
for themselves how to design things that match human capabilities and limitations.
« The thing wrong with that approach is that, by and large, it doesn’t work. Engineers, designers,
and programmers don’t read our textbooks, don’t understand our guidelines and recommendations
if they should happen to read them, and don’t know how to design to satisfy our guidelines if they
should happen to read and try to follow them. There is no reason why they should. We should not
expect designers to do jobs for which we have been trained and they have not. »

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 31

fesse que « l’activité professionnelle consiste en une résolution instrumentale de


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problème rendue rigoureuse par l’application de théories et de techniques scienti-
fiques »1. Cette idéologie s’appuie un postulat selon lequel la science appliquée
résulte de la science fondamentale et que construction et usage des connaissances
sont des processus bien distincts.

La pratique ergonomique comme processus de résolution de problème mal défini. — On


considérera ici la pratique ergonomique comme une activité de conception. Le
terme de conception sera entendu non comme renvoyant à un certain statut pro-
fessionnel (celui des concepteurs), mais comme lié à la résolution d’un certain type
de problème, exigeant des activités cognitives particulières (cf. cet ouvrage,
chap. 33). Seront considérés comme des problèmes de conception la création d’un
vêtement, le dessin d’une maison, la spécification d’un outil, l’écriture d’un docu-
ment, la conduite d’une intervention.
Les problèmes de conception sont souvent présentés comme des problèmes
mal définis, au sens où l’état initial est mal connu, l’état final à imaginer, le chemin
de l’un vers l’autre à construire. Ce sont des problèmes multi-dimensionnels,
admettant plusieurs solutions et des modes de résolution divers. Ils se caracté-
risent aussi par le fait que le problème et sa solution sont construits simultané-
ment, en interaction l’un avec l’autre. Vicente, Burns et Pawlak (1997) décrivent
ainsi les problèmes de conception comme des problèmes mal définis et n’ayant
pas de réponse juste et optimale. Ils parlent de tâtonnement (muddling through) pour
décrire un processus de résolution itératif et non linéaire, fondé sur l’expérience
de solutions passées, aux décisions à l’origine floue et aboutissant à des solutions
satisfaisantes plutôt qu’optimales.
De nombreux aspects de la pratique ergonomique la rapprochent des caracté-
ristiques des activités de conception. Effectuer l’analyse de la demande, par
exemple, c’est définir, en interaction avec un demandeur, l’énoncé que l’on va trai-
ter. Certes, le demandeur se présente en posant un problème spécifique. Mais c’est
un des premiers objectifs de l’ergonome que de « travailler » cette demande. De
sorte que le problème posé ne dépend pas que du seul demandeur : il résulte aussi
de l’ergonome. L’analyse de la tâche, puis de l’activité, permet de poser une pre-
mière définition des contraintes, de définir des critères d’évaluation des solutions
et d’identifier l’espace de résolution. Cette analyse constitue en fait un premier élé-
ment de solution. Les évaluations ergonomiques, sur la base des critères définis,
permettent d’éliminer des solutions invalides et d’ordonner les solutions restantes.
Le modèle dominant concernant les activités de conception a longtemps été
celui posé par Simon (1973, 1974), qui a été le premier à s’intéresser à ces activités.

1. « Professional activity consists in instrumental problem solving made rigorous by the applica-
tion of scientific theory and technique. »

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32 Introduction à la discipline

Ce modèle a cependant été critiqué à juste titre sur plusieurs points (cf. Visser,
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2002, pour une analyse critique). Pour Simon, la résolution d’un problème de
conception se déroule en deux phases : d’abord décomposition du problème mal
défini en un ensemble de sous-problèmes bien définis, puis résolution de ces sous-
problèmes. Visser (2002) note que les observations contredisent l’idée de la réso-
lution en deux phases postulée par Simon. Mais les critiques portent aussi sur une
sous-estimation (par Simon) de l’activité de problem-setting, c’est-à-dire l’activité de
délimitation du problème lui-même. Comme l’écrit Schön : « Dans la pratique
réelle, les problèmes ne se présentent pas au praticien comme un donné. Ils doi-
vent être construits à partir des éléments des situations problématiques qui sont
questionnants, troublants et incertains. » Et encore : « La délimitation du pro-
blème est un processus au cours duquel, de façon interactive, nous dénommons
les choses auxquelles nous nous intéresserons et élaborons le contexte dans le
cadre duquel nous nous y intéresserons » (Schön, 1982, notre traduction)1. Ce pro-
cessus de construction du problème s’effectue dans l’action, dans une conversa-
tion avec la situation : à chaque action du concepteur, la situation réagit, lui appor-
tant de nouvelles informations et contribuant à la compréhension et à la
résolution.
Différentes études empiriques des activités des ergonomes soutiennent les
points ci-dessus. Lamonde (2000) ; (cf. aussi cet ouvrage, chap. 23), procédant à
l’analyse clinique de l’activité d’un ergonome, écrit ainsi (p. 44 sq.) que la tâche de
l’ergonome « ne lui est pas donnée : entre la demande du client et les connais-
sances dont il dispose (sur l’homme au travail, la démarche ergonomique, etc.),
c’est à lui de construire les frontières de sa propre activité (de l’analyse de l’activité
à faire, des interlocuteurs avec lesquels transiger, de la nature de la relation à éta-
blir avec eux, etc.), c’est à lui de construire le chemin (y compris les contraintes) de
son intervention en même temps qu’il le découvre ». L’intervention est ainsi une
construction située (cf. cet ouvrage, chap. 12), particulière au cas rencontré, « liée
aux circonstances particulières qui, ici et maintenant, se présentent à l’ergonome,
ou sont construites par lui ». Et encore : « L’activité relative à une intervention
donnée est toujours en construction tant que l’intervention elle-même n’est pas
terminée. C’est dire que la compréhension que l’intervenant a de ce qu’il sait et de
ce qu’il fait évolue tout au long de l’intervention. » On retrouve là l’idée de l’action
comme construction dynamique, comme conversation avec la situation.
En conclusion, la délimitation du problème (problem-setting) ne précède pas la
résolution : elle en constitue une partie.

1. « In real-world practice, problems do not present themselves to the practitioner as givens.


They must be constructed from the materials of problematic situations which are puzzling, trou-
bling, and uncertain. » Et plus loin : « Problem setting is a process in which, interactively, we name
the things to which we will attend and frame the context in which we will attend to them. »

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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 33

La pratique ergonomique comme activité de résolution collaborative. — On se fondera ici


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sur le modèle des activités de service (Falzon et Lapeyrière, 1998 ; cf. aussi cet
ouvrage, chap. 34). Les activités de service sont posées comme des activités coo-
pératives, impliquant un professionnel et un client (ou usager), qui partagent un
même but (identifier et résoudre un problème), disposent l’un et l’autre de moyens
et de connaissances pour aboutir à leurs fins, et respectent un contrat tacite :
accord du professionnel pour fournir le service, demande sincère de service de la
part du client, accord des deux partenaires pour mettre en œuvre leurs moyens et
connaissances respectifs. On parle de coproduction du service.
Il est clair que l’activité ergonomique présente de nombreuses similitudes avec
les activités de service telles que définies ci-dessus. On ajoutera un élément sup-
plémentaire. La position de l’ergonome dans l’action n’est pas une donnée stable :
elle résulte d’une négociation entre les acteurs de la situation (et au premier chef le
demandeur) et l’ergonome. On s’appuiera ici sur une étude de l’activité de conseil
en agriculture (Cerf, Compagnon et Falzon, 1999), dans laquelle trois facteurs de
variation ont été identifiés, qui conditionnent la position de l’intervenant :
— le champ d’action. Les conseillers peuvent limiter leurs interventions au pro-
blème local (par exemple, dans le conseil en agriculture, à l’identification de la
maladie qui affecte la plante) ou, à l’inverse, chercher à l’étendre considérable-
ment (par exemple en considérant l’exploitation dans son ensemble : état éco-
nomique, gestion, vie de l’agriculteur et de sa famille, etc. ;
— l’horizon temporel. L’analyse peut être à court ou à long terme. Les conseillers
peuvent chercher une solution à court terme ou tenter de prendre en compte
l’évolution à long terme de l’exploitation ;
— la posture professionnelle. Les conseillers peuvent comprendre leur propre métier
de différentes façons. Certains peuvent penser qu’on attend d’eux, en tant
qu’experts de leur domaine, de résoudre seuls le problème. D’autres, à
l’inverse, peuvent estimer que le problème ne peut être traité sans la participa-
tion active du demandeur.

Ces résultats obtenus sur le conseil en agriculture peuvent être appliqués à


l’action ergonomique. En fonction des préférences de l’ergonome et des possibili-
tés laissées ouvertes par le demandeur, la situation d’interaction va varier. Une
posture experte combinée à une action à court terme et à un champ d’intervention
limité engendre une activité de type « diagnostic expert ». Inversement, une pos-
ture collaborative, combinée à une visée à moyen ou long terme et à un champ
d’intervention étendu engendrera une activité de conception en interaction avec le
demandeur.
Le choix de la posture adoptée par l’ergonome dépend de plusieurs facteurs :
— les préférences ou l’ « idéologie » de l’ergonome. Certains ergonomes défen-
dent une posture experte, fondée sur le fait de l’existence de savoirs ergono-

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34 Introduction à la discipline

miques. Bien sûr, la conséquence de cette posture est la limitation sévère des
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problèmes acceptables : seuls sont traitables ceux pour lesquels des savoirs
experts existent. D’autres ergonomes, à l’inverse, adoptent une posture colla-
borative, allant parfois jusqu’à mettre en doute la légitimité de l’ergonome à
proposer des solutions : l’ergonome est posé comme celui qui apporte les
résultats de l’analyse du travail et comme un facilitateur à la construction d’une
solution par les acteurs de la situation ;
— la nature du problème traité. L’extrême diversité des problèmes posés amène à
une diversité des pratiques. Le diagnostic sur le dimensionnement d’un poste
de travail ou sur les choix de présentation d’information sur écran peut se
satisfaire d’une posture experte (bien que d’autres postures soient aussi possi-
bles dans ces mêmes cas). En revanche, la participation à des décisions straté-
giques sur, par exemple, l’implantation d’un nouveau site de production ou
l’organisation globale du travail demande une posture plus collaborative ;
— les marges de manœuvre. Les acteurs de la situation (et au premier chef le
demandeur) peuvent être plus ou moins disposés à accepter une posture parti-
culière. S’ils souhaitent un avis d’expert, à court terme, à visée limitée, il peut
être difficile de faire accepter une posture plus collaborative, à plus long
terme, à visée plus large, quels que soient les souhaits de l’ergonome ou son
sentiment sur ce qui serait réellement utile.

On trouvera un écho à cette opposition entre posture experte et posture colla-


borative dans les remarques de Schön (1982) sur le contrat – traditionnel ou
réflexif – entre le client et le spécialiste. Dans le contrat traditionnel, le client se
place dans les mains du spécialiste, et attend de sa part un avis fondé. Dans le
contrat réflexif, le client est impliqué dans l’action et ne dépend pas totalement
du spécialiste ; il découvre dans l’interaction les connaissances du spécialiste et des
savoirs nouveaux sur lui-même.

RÉFÉRENCES

Bonnardel R. (1947), L’Adaptation de l’homme à son métier, Paris, PUF.


Cerf M., Compagnon C. et Falzon P. (1999), « Providing advice to farmers : A cooperative
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Nature, objectifs et connaissances de l’ergonomie 35

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→ Voir aussi :
2 – Repères pour une histoire de l’ergonomie francophone
12 – Paradigmes et modèles pour l’analyse cognitive des activités finalisées
19 – Travail et sens du travail
31 – La gestion de situation dynamique
33 – Les activités de conception et leur assistance
34 – Les activités de service : enjeux et développements

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