Image Flux
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ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018:197-214
eISSN 1775-352X © ESSACHESS
198 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
Introduction
L’une des métaphores les plus fréquentes et peut-être les plus suggestives pour
qualifier les relations que met en place le monde globalisé contemporain, celle du
flux et de la liquidité (proposée notamment par Arjun Appadurai, 1996 et par
Zygmunt Bauman, 2000) est également récurrente pour décrire le mode actuel
dominant de circulation et diffusion des images. Avec l’avènement du numérique,
couplé à la mise en réseau et aux transmissions quasiment instantanées permises par
Internet, les images disposent d’une plus grande labilité et semblent littéralement
s’écouler d’un écran à l’autre, à tel point qu’il devient de plus en plus problématique
de définir des catégories d’images spécifiques, puisque les frontières entre cinéma et
photographie, entre images fixes et animées, entre productions amateurs et
professionnelles sont aujourd’hui de plus en plus poreuses et hybrides.
C’est pourtant dans un tel contexte que nous souhaitons interroger les rapports
entre flux et cinéma, car il nous semble que la question du « flux » concerne, néces-
sairement et intimement, le cinéma et qu’il y a lieu de reprendre sous un jour nou-
veau l’analyse de leur mise en relation, en nous détachant de la distinction théorique
qui oppose fréquemment l’image cinématographique au flux visuel. Pour certains
penseurs français comme Régis Debray ou Serge Daney, il y a en effet une nette
opposition, aussi bien esthétique qu’éthique, entre, d’une part, la télévision en tant
que flux visuel asservi à l’économie néolibérale et, d’autre part, le cinéma en tant
qu’image devant laquelle une réelle expérience de l’altérité est possible. Lorsqu’il
évoque l’ère de la vidéosphère, Debray note ainsi : « Nous étions devant l’image,
nous sommes dans le visuel. La forme-flux n’est plus une forme à contempler, mais
un parasite en fond : le bruit des yeux » (1992, p. 383). De son côté, Daney souligne
à l’envi que le flux télévisuel ne peut en aucun cas être comparé à la singularité de
l’image cinématographique1. Outre le fait que cette position est historiquement datée
– les deux auteurs développent leur position avant le plein développement de l’ère
numérique –, elle bloque également toute tentative de comprendre comment le ci-
néma peut rendre compte des « flux » qui traversent et définissent la société con-
temporaine.
Pour notre part, nous ne chercherons pas à penser le cinéma contre le flux, mais
à partir du flux (et le flux à partir du cinéma). C’est dans une certaine mesure ce que
propose déjà Christine Buci-Glucksmann. Dans la foulée de la terminologie deleu-
zienne, celle-ci considère un nouveau régime d’image (différent de celui de l’image-
mouvement et de l’image-temps) qui serait précisément celui de l’image-flux, com-
pris comme l’équivalent artistique du paradigme technologique et informationnel
contemporain, caractérisé par une « compression instantanée » du temps, ultrarapide
et flexible (Buci-Glucksmann, 2003, p. 60). L’image-flux, selon Buci-Glucksmann,
impliquerait alors « des images d’images, une communication immédiate […], une
1
« Il n’y a pas d’image à la télévision. D’abord il y a principalement des sons, de la parole. Ensuite, ce
qui est donné à voir, ce ne sont pas des images, ce sont des flux visuels. Le visuel se réduit à des signaux,
à une codification, à une signalisation qui suffisent largement pour le peu d'information qui est véhiculé
par la télévision. » (Daney dans Daney & Le Grignou, 1989, p. 89).
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création d’images sans référent externe et, en même temps, de l’interculturel lié à la
mondialisation de l’image » (2014). Si une telle définition a le mérite de reconnecter
la question de l’image à celle du flux dans une perspective moins dépréciative que
celle de Daney ou Debray, il faut reconnaître que le cinéma ne constitue pas un
terme central dans l’équation et que sa spécificité paraît moindre en regard d’un
régime d’images « transversal aux pratiques artistiques et au vécu » qui s’actualise
certes dans les films, mais plus fortement encore dans les réseaux sociaux ou les
jeux vidéo.
Il faut donc revenir à notre question de départ et interroger plus frontalement
l’articulation entre flux et cinéma. Plutôt que de vouloir identifier un nouveau ré-
gime d’images ou essentialiser ce que serait (ou devrait être) le cinéma dans le nou-
veau paysage médiatique, nous proposons de réfléchir en termes de positionnement.
Il s’agit de situer le cinéma par rapport au(x) flux, par rapport au flux d’images,
mais aussi, plus généralement, par rapport aux grands flux constitutifs de la mondia-
lisation, qu’il s’agisse de flux de personnes, de flux de marchandises, de capitaux ou
d’idées…2. Bref, comment penser le cinéma dans sa relation aux différents types de
flux qui le traversent et l’environnent ? Nous pensons que le cinéma peut occuper au
moins deux positions vis-à-vis du flux, des positions qui peuvent se recouvrir, mais
qu’il est utile de distinguer pour mieux cerner les enjeux théoriques et épistémolo-
giques que recouvre chacune d’elles.
La première position est une position d’inclusion. C’est dire que le cinéma est
aujourd’hui intégré dans le flux des images, en tant que support d’images parmi
d’autres, dans la société de l’écranosphère décrite par Jean Serroy et Gilles Lipo-
vetsky (2001)3. La révolution numérique n’a pas seulement facilité l’accélération des
images, elle a aussi favorisé leur dématérialisation, ce qui fait qu’aujourd’hui les
images passent sans encombre d’un écran à l’autre et que le cinéma ne constitue
qu’un support parmi d’autres, dans des écoulements d’images qui privilégient des
dynamiques trans ou intermédiales. C’est dans cette perspective par exemple qu’il
faut situer l’apport de Henry Jenkins et de son ouvrage traduit en français en 2013
sous le titre La culture de la convergence. Des médias au transmédia. Pour Jenkins,
le paradigme central de notre société médiatique est celui de la convergence, ce qui
implique des synergies et des interactions entre nouveaux et anciens médias. Dans
cette approche en constellations, le cinéma est tout entier compris dans le flux des
images et son positionnement est avant tout relationnel par rapport aux médias qui
l’entourent.
Le deuxième positionnement est une position de représentation, dont l’étude
amène à interroger les ressources poétiques du médium cinématographique quant à
la configuration du flux. Dans cette perspective, le cinéma n’est plus inclus, il est
2
À ce sujet, voir Castells (2010, p. 442) et Rosa (2010, p. 266).
3
Le concept d’écranosphère est très proche de celui de médiascape décrit par Appadurai, à savoir un «
flux culturel global » de la communication qui tient à la production et dissémination de l’information
(sous forme d’images et de récits) par le biais d’un « complicated and interconnected repertoire of print,
celluloid, electronic screens, and billboards » (Appadurai, 1996, p. 35).
200 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
incluant. Aussi pourra-t-on dire que le flux est également dans le cinéma dans la
mesure où les films ont la capacité de mettre en scène les grands flux qui traversent
notre société, ne serait-ce que d’un point de vue thématique avec des productions qui
mettent par exemple en scène des déplacements migratoires, comme le documen-
taire La traversée (2012) d’Elisabeth Leuvrey ou Babel (2006) d’Alejandro
González Iñárritu sur lequel nous reviendrons plus tard.
En même temps, le cinéma n’est jamais un observateur passif et ce deuxième po-
sitionnement implique de considérer les formes esthétiques que les réalisateurs ont
mis en place pour rendre compte des logiques circulatoires de la mondialisation
avancée. Ce positionnement représentationnel porte d’ailleurs peut-être mal son
nom, car il oblitère l’action qu’exerce le cinéma à l’égard du flux. Le film ne reçoit
pas seulement le flux venant du dehors, il le réorganise en vue de sa redistribution
sous une forme audio-visuelle. Il importe dès lors de comprendre comment le ciné-
ma peut représenter le flux en fonction de configurations narratives ou génériques
qui ressortent globalement de son histoire en tant que pratique esthétique détermi-
née. Comment, par exemple, la logique circulatoire du flux se reconfigure-t-elle sous
les auspices du tragique ou du mélodrame ? La position représentative comporte une
dimension pragmatique : il s’agit de savoir ce que le cinéma fait du flux, quels
usages il en tire, pour quelles histoires, au service de quelles émotions.
Pour schématiques qu’ils soient, ces positionnements participent à éclairer diffé-
rents aspects du cinéma. Comme l’a souligné Jacques Rancière dans Les écarts du
cinéma, le cinéma n’existe que « sous la forme d’un système d’écarts irréductibles
entre des choses qui portent le même nom sans être des membres d’un même corps »
(2011, p. 11-12). Ainsi, considérer le cinéma dans le flux consiste surtout à considé-
rer le cinéma comme un dispositif médiatique spécifique, disposant d’un appareil-
lage propre et de conditions de projection spécifiques. Dans son positionnement
représentationnel, le cinéma est davantage envisagé sous la forme du film, c’est-à-
dire comme un agencement d’images en mouvement d’une durée déterminée,
s’inscrivant plus ou moins dans un horizon d’attente et un cadre générique détermi-
nés.
La suite de l’article portera sur le deuxième positionnement qui nous semble
avoir été moins travaillé, sans doute en raison des explications avancées précédem-
ment. Dans un premier temps, nous nous attacherons à dégager les grandes formes
esthétiques du flux au cinéma en nous attachant aussi bien aux ressources du mon-
tage qu’à celles du cadrage. Dans un deuxième temps, notre approche sera centrée
sur les effets poétiques des mises en scène du flux. Notre attention se focalisera alors
sur la question d’un nouveau tragique du flux et des émotions ou des troubles qui lui
sont liés, comme la mélancolie. Ce faisant, nous nous proposons de dépasser
l’analyse purement formelle des dispositifs filmiques pour envisager les affects qui
peuvent surgir de ces mises en scène. En termes de corpus, il n’échappera pas au
lecteur que nous avons choisi de travailler sur un corpus de films relativement éclaté
en privilégiant une coupe transversale dans le cinéma contemporain (à partir des
années 2000). Ce choix de travailler aussi bien sur des films d’auteur plutôt confi-
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dentiels que sur des blockbusters à destination d’un grand public s’explique par la
volonté de proposer une analyse des formes du flux la plus complète possible, qui ne
soit restreinte ni par une approche auteuriste ni par une perspective d’analyse qui ne
penserait les films qu’en termes de mass média.
C’est d’ailleurs surtout par cet intérêt porté aux formes esthétiques du flux que
notre article contribuera à enrichir les sciences de l’Information et de la Communi-
cation. En effet, si l’on peut estimer que la question de la circulation des images et
des interactions entre différents types de médias a déjà été abordée tant d’un point de
vue informationnel que communicationnel, on constate que l’attention s’est beau-
coup moins mobilisée autour des images du flux lui-même. Or, il nous semble
qu’interroger les représentations du flux (ici au cinéma) est tout aussi crucial,
puisque, à travers ces représentations, se donne à voir une articulation assez cohé-
rente d’émotions et de positionnements critiques à l’égard de notre modernité li-
quide. D’où l’intérêt, pensons-nous, d’intégrer, dans une réflexion sur les enjeux de
la communication, les apports de l’esthétique et de l’analyse cinématographique.
4
En évoquant les projets moteurs des personnages, nous faisons allusion à la définition de l’image-action
établie par Deleuze et correspondant globalement au régime d’image du cinéma classique (cf. Deleuze,
1983).
5
Pour une étude du récit choral au cinéma depuis les années 1990, voir Labrecque (2013).
6
L’expression hyperlink cinema est née sous la plume de la journaliste Alissa Quart à propos du film
Happy Endings (2005) et a été popularisée par le critique Roger Ebert dans sa critique du film Syriana
(2006). Sur les « global network films », voir Narine (2010).
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fique (16 ou 35 mm par opposition au cinéma digital par exemple) mais en tant que
montage supérieur, susceptible d’instaurer un rapport entre ces différentes images,
de leur donner un sens (ou de le leur refuser), au service de son propre fonctionne-
ment. Ce n’est pas un procédé neuf en soi, Godard par exemple le pratique depuis
ses premiers films sous la forme du collage (Pierrot le fou, 1965) et le systématise
dans ses dernières réalisations comme dans Film Socialisme (2010). Cependant, ces
procédés de montage ne sont plus aujourd’hui le seul apanage des films pamphlets
ou des films essais que peuvent signer des réalisateurs comme Godard ou Greena-
way. Ils apparaissent aussi dans des films à vocation beaucoup plus réaliste ou natu-
raliste, que ce soit à des moments clés de ceux-ci ou de manière plus structurelle,
comme dans La Belle jeunesse (Hermosa juventud, Jaime Rosales, 2014). C’est ce
dernier film, dont le montage d’images hétérogènes définit discrètement le principe
de composition, que nous proposons d’examiner brièvement.
La plus grande partie de La Belle jeunesse a été tournée « à l’ancienne » en 16
mm, mais Rosales incorpore des séquences entières prises par d’autres caméras ou
appareils : d’une part, à deux reprises, la ou les protagonistes décide(nt) de se propo-
ser pour un casting porno, et ces séquences ont été tournées en numérique par
d’authentiques pornographes, c’est-à-dire d’autres réalisateurs avec leur propre
regard, qui jouent leur « vrai » rôle7. D’autre part, certaines parties de La Belle jeu-
nesse ont été filmées ou évoquées visuellement via une série d’outils technolo-
giques : images enregistrées via un smartphone, défilé accéléré de messages (con-
versation de chat) ou de photos également prises par un smartphone, images de jeu
vidéo, images d’un rendez-vous skype ; ces images numériques sont supposées avoir
été tournées ou produites par les personnages du film, qui ont constamment leurs
appareils sous la main et sous les yeux.
Le montage proposé par le film révèle le double paradoxe dans lequel se trouvent
les protagonistes, un couple de jeunes Espagnols sans diplôme et sans travail, vivant
chez leurs mères respectives, à Madrid, dans un contexte de chômage extrême, soit
un contexte de « décélération radicale » et forcée par rapport à la société des flux.
Premièrement, ces jeunes sont déconnectés de l’accélération sociale, au bord de la
dépression, et en même temps, ils sont en permanence connectés aux écrans de leurs
téléphones portables : le film suggère qu’ils ont besoin de démultiplier écrans,
communications et images de toute sorte pour ne pas se sentir invisibles, pour se
raccrocher à un flux temporel qui, pourtant, les dépasse. Les outils technologiques
convoqués dans La Belle jeunesse mettent donc en scène une illusion, une con-
nexion apparente dissimulatrice d’une dé-connexion fondamentale – d’une non
intégration sociale –, un flux visuel qui contredit la condition dépressive des person-
nages. L’écoulement des images accélérées que les jeunes gens produisent et
s’échangent contraste avec leur immobilité sociale et leur manque de perspectives,
montrés par les images en 16 mm. Si en effet, et deuxièmement, ils sont en quête
désespérée d’emploi (de re-connexion sociale), le seul travail rémunéré qu’ils trou-
7
Ainsi, les spectateurs espagnols reconnaissent la voix du célèbre Torbe avant qu’il n’apparaisse briève-
ment à l’écran à la fin du plan-séquence qu’il a tourné.
204 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
vent, c’est dans l’industrie pornographique, soit une forme de prostitution de leur
propre image, qui consiste à renoncer à leur droit de regard sur leur corps : ils en-
trent ainsi, fatalement, dans un système de flux d’images que non seulement ils ne
maîtrisent pas mais qui les instrumentalise.
La Belle jeunesse montre ainsi deux dérives de la logique des flux (la perception
d’un temps accéléré, qui entraîne la difficulté des personnages de créer des relations
ou un travail « solides », et la conversion mercantile du corps en image porno con-
sommable) via un montage d’images de différentes origines. Ce montage permet
d’articuler le regard des personnages (par l’intermédiaire de leurs smartphones) et le
regard que le film porte sur eux, et à inscrire ces regards dans les flux temporel et
écranique ou médiatique de la société contemporaine ; car après tout, les photos
enregistrées sur smartphone transmettent autant la vision personnelle des jeunes
gens que la logique d’un mode de production et de consommation des images qui les
dépasse et les contraint.
Les « global network films » que nous avons évoqués précédemment mettent en
scène la souffrance de personnages attrapés malgré eux dans des réseaux d’actions
qu’ils ne contrôlent pas, mais font paradoxalement de leur montage un instrument
d’orchestration de ces mêmes flux (avec un effet possible de fascination pour ceux-
ci) que leurs trames questionnent ou même accusent. La Belle jeunesse intègre des
flux d’images hétérogènes avec un effet double : à première vue, il peut nous sem-
bler que « le cinéma » s’affirme ici comme une production d’images à part (argen-
tiques), qui dénonceraient celles enregistrées par le pornographe ou attribuées aux
personnages. Mais en fait ces images-là font autant partie du film que les autres ; ce
qui importe, c’est bien leur combinaison, leur agencement, la mise en scène de leur
rapport, bref leur montage, par lequel le cinéma montre sa capacité à réfléchir au
sens des différentes images dans le hyperlinked world contemporain.
1.2. Le cadre-flux
Si les configurations du flux par le montage paraissent de prime abord les plus
évidentes car les plus immédiatement visibles, il ne faut pas négliger les ressources
du cadrage. Elles sont sans doute plus discrètes, mais elles nous paraissent essen-
tielles dans la mise en scène des flux contemporains. Peut-être d’ailleurs l’une des
grandes inventions formelles de la postmodernité cinématographique tient-elle dans
une façon de repenser le cadre, c’est-à-dire d’inventer un rapport au temps et à
l’espace qui se donne à voir, mais aussi à ressentir dans un plan. Le film de Gus Van
Sant Elephant (2003) constitue un bon point de départ pour réfléchir à ce travail sur
le cadrage. Ce film s’inscrit dans une trilogie (Gerry en 2002 et Last Days en 2005)
d’une haute ambition formelle et presque expérimentale, mais en même temps sou-
cieuse d’interroger le sentiment de perte d’expérience de l’homme contemporain.
Plus concrètement, Elephant s’inspire de la tuerie survenue au lycée de Columbine
aux États-Unis et retrace la journée ordinaire des lycéens avant le massacre qui va
être commis par deux des leurs.
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Dans le film, comme dans Gerry et comme dans Last Days, surviennent de très
longs plans-séquences qui s’avèrent tout à fait exemplaires d’une esthétique du flux.
Par exemple, il arrive fréquemment que la caméra décide de suivre, comme au ha-
sard, la trajectoire d’un lycéen qui déambule interminablement dans les couloirs du
lycée, franchissant des portes, dépassant d’autres groupes d’élèves ou s’arrêtant pour
une brève conversation. De telles plans-séquences sont incroyablement fluides,
c’est-à-dire qu’il y a peu de heurts dans le travelling, comme ce qui pourrait se pro-
duire lorsqu’on suit un personnage caméra à l’épaule. Au contraire, les plans don-
nent un sentiment de grande douceur et disons-le aussi, en référence à la notion de
société liquide définie par Zygmunt Bauman (2000), d’une grande liquidité, comme
s’il s’agissait moins de filmer un trajet qu’un écoulement.
En même temps, ce n’est pas juste ce caractère liquide et fluide qui permet
d’assigner ce type de plan à une esthétique du flux, encore que ce caractère soit
déterminant d’un point de vue formel. En réalité, la question que posent ces plans
tient d’abord à leur rapport à l’action. Dans L’image-mouvement, Gilles Deleuze
distinguait deux types de cadrage que l’on peut appeler cadre dynamique et cadre
réceptacle (Deleuze, 1983, p. 23-32). Le cadre réceptacle désigne un cadre qui en-
ferme l’action en isolant un ensemble de personnages. Le cadre dynamique renvoie
lui à une construction plus souple, qui s’adapte et se module sur l’action en cours.
Or, ce qui est frappant ici, c’est que Van Sant adopte un cadrage qui n’est ni récep-
tacle ni dynamique. Dans les séquences mentionnées, le cadre n’empêche pas le
personnage de se déplacer dans l’espace (pas de cadre réceptacle donc), mais en
même temps on ne peut pas dire que Gus Van Sant suit une action (pas de cadre
dynamique donc) tant le trajet du personnage donne une impression de surplace et
de répétition, une impression provoquée par la déambulation sans fin à travers de
longs couloirs.
C’est pourquoi nous voyons apparaître dans ce film un nouveau type de cadrage
que nous proposons d’appeler cadre-flux et qui se caractérise par une combinaison
particulière d’immobilité et de mouvement. En fait, dans de nombreux plans sé-
quences d’Elephant, le personnage semble immobile alors même qu’il est en mou-
vement, ce qui tient à sa place relativement fixe dans le cadre. Dans Le cinéma de
l’immobilité (2008), Ludovic Cortade rattache ce type de construction cinématogra-
phique à la catégorie esthétique de l’inertie, laquelle se définit au cinéma par « un
long mouvement de caméra, associé ou non au déplacement d’un corps dans le
champ […], ce dernier se déplaçant à la même vitesse que la caméra elle-même » (p.
85). Curieusement, lorsqu’il définit le cinéma de l’inertie, Cortade mentionne peu le
cinéma contemporain, préférant s’attarder sur le cinéma de la modernité et le motif
de l’errance qui se manifeste par exemple dans les films de Wim Wenders. Autre-
ment dit, Cortade est surtout attentif aux implications spatiales de l’inertie davantage
qu’à ses implications temporelles, ce qui le conduit à manquer le rapport existant
entre ce type de cadrage et la société du flux.
En effet, il faut souligner que le cadre-flux permet de représenter à l’écran la lo-
gique contradictoire de la société des flux qui se caractérise, selon Rosa, par la mé-
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taphore (reprise à Paul Virilio) d’une immobilité fulgurante : « Le temps file à toute
allure, écrit Rosa, parce que dans l’espace des flux, les rythmes des changements
sociaux s’élèvent, et parce que le vécu et les actions, de plus en plus décontextuali-
sés […] tendent à raccourcir les traces mémorielles, ce qui favorise le sentiment
d’un écoulement du temps accéléré » (2010, p. 301). Mais, en même temps, ajoute
Rosa, « le temps est suspendu, parce que dans le temps détemporalisé, on ne peut
identifier aucune évolution derrière les transformations, de telle sorte que la vie, en
raison de l’absence de perspectives temporelles, apparaît comme une dérive sans but
à travers des situations changeantes et donc comme l’éternel retour du même » (p.
301). Pour Rosa, la société de l’accélération produit donc une impression de sur-
place en raison paradoxalement de l’écoulement trop rapide du temps qui ne laisse
plus de place à l’évolution et au changement.
Une telle description invite à revenir au plan-séquence de Van Sant non pour y
voir une simple illustration de l’errance, mais pour y déceler la forme que peut pren-
dre au cinéma l’expérience temporelle de la société du flux. Le cadre-flux que nous
identifions ici est une combinaison du cadre réceptacle et du cadre dynamique
puisqu’il conduit à enfermer le personnage non dans un espace, mais dans un écou-
lement (et donc une durée). Dans Elephant, chaque lycéen est enfermé dans une
durée qui lui est propre et qui se traduit par un déplacement continu, marqué par
quelques arrêts provisoires. À regarder ces plans séquences, on a parfois même
l’impression que les personnages restent immobiles, et que c’est le monde qui
s’écoule autour d’eux, exactement comme avec les jeux vidéo auxquels participent
les jeunes tueurs du film, où l’on voit bien que c’est le paysage qui bouge et non le
fusil virtuel tenu par le joueur.
Élaborée sur la base du film de Van Sant, cette réflexion sur le cadrage permet
d’envisager plus largement une esthétique du flux en prenant comme point de départ
l’idée de personnes isolées dans leur propre trajectoire et immobilisées sur leur
propre ligne temporelle. Trois remarques corollaires peuvent ainsi se déplier à partir
de l’analyse du cadre-flux.
Comme première remarque, nous avancerons que, dans le cinéma contemporain,
le flux est souvent pluriel. Il n’y a pas un seul flux, une seule trajectoire, mais plu-
sieurs. Dès lors, l’enjeu est de voir comment ces trajectoires s’entrecroisent, com-
ment l’on passe de l’une à l’autre. Conjointement à l’idée de flux se développe alors
le concept d’espace carrefour ou de nœuds géographiques qui sont précisément les
lieux où s’entrecroisent les différentes trajectoires. Dans Elephant, ce nœud géogra-
phique est évidemment le lycée. Dans Gare du nord (2013), la réalisatrice Claire
Simon filme la gare de Paris Nord et suit les « lignes de vie » de différents person-
nages qui peuplent la gare. Le nœud géographique peut aussi être un quartier ou une
ville, mais dans tous les cas un espace de croisement ou de frôlement.
Cette idée d’une multiplicité de trajectoires porte déjà en soi la question de la
dimension tragique que nous aborderons par la suite. Dans Elephant, le véritable
drame est que chacun des adolescents est placé sur sa propre orbite et qu’ils évoluent
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ainsi en parallèle sans qu’il y ait de véritables rencontres possibles. Comme deu-
xième remarque, on peut alors observer que la coexistence de flux est susceptible de
déboucher sur une certaine forme de violence, lorsque les différentes trajectoires,
chacune d’entre elles portée par une durée aveugle à tout changement, finissent par
s’entrechoquer. C’est le cas dans Elephant qui se termine par un massacre ou dans
Crash (2005), le film choral de Paul Haggis commençant par un accident au bord
d’une route.
Un dernier point auquel nous invite à réfléchir la question du cadre-flux est celui
de la mise hors circuit. Étant donné que la trajectoire des personnages pourrait se
poursuivre sans fin, dans un inlassable piétinement, quelles sont les modalités de
sortie du flux, les échappées possibles ? Une des issues, on vient de le voir avec
Crash et Elephant, est la collision ou l’accident qui marque la rencontre fatale entre
différentes trajectoires. C’est, si l’on veut, la voie de l’explosion. Une autre voie est
celle de l’implosion. La trajectoire s’effondre sur elle-même en raison de
l’épuisement du personnage et de l’énergie qui vient à manquer. Un tel phénomène
est visible dans le dernier film de la trilogie de Gus Van Sant, Last Days (2005), film
inspiré en partie par les derniers jours de la vie de Kurt Cobain. Durant les premières
minutes du film, le personnage suit une ligne imaginaire, mais cette trajectoire a
tendance à se déliter car le personnage n’a plus suffisamment d’énergie pour se
maintenir dans le flux. Le héros s’embourbe littéralement et il faut voir le train venir
le doubler à toute vitesse pour comprendre cette perte d’énergie qui l’anime. Il est
frappant de constater que le début du film de Joachim Trier Oslo 31 août (2011) suit
une courbe comparable. Ici aussi, nous avons un personnage (Anders) au bord de
l’épuisement, dont la ligne est en train de s’effondrer sur elle-même, ce qui est rendu
palpable par sa descente dans les profondeurs d’un lac. On peut même se dire que
cette tentative de suicide est un essai désespéré pour disparaître à l’intérieur du plan,
comme si Anders, suivi par la caméra depuis son apparition dans le film, cherchait
aussi à se débarrasser d’un regard extérieur qui ne le quitte pas. À défaut de pouvoir
sortir du cadre, il tente alors de s’enfoncer sous la surface du visible.
Collision ou implosion, voilà donc deux modalités principales de sortie du flux
pour le personnage qui s’y trouve enfermé, sachant que d’autres échappées sont
possibles, notamment par le biais de la rencontre amoureuse comprise comme une
bifurcation aussi soudaine qu’imprévue (Restless en 2011 pour rester dans le cinéma
de Gus Van Sant).
2. Un tragique du flux ?
Dans la perspective spatiotemporelle du flux, l’individu (le personnage de ciné-
ma) se trouve dépossédé de son mouvement : celui-ci ne lui appartient plus, n’est
plus le signe de sa volonté ou liberté, mais obéit à une force incontrôlable qui le
dépasse, ce que le cadre-flux traduit en donnant l’impression que ce personnage est
en quelque sorte contenu dans un écoulement. Rosa explique que la traduction psy-
chique pathologique de cette sensation d’inertie, d’immobilité fulgurante, est la
208 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
dépression8. Il est intéressant d’observer que cet état dépressif caractérise une multi-
tude de personnages et de trajectoires du cinéma contemporain, aussi bien dans des
films d’auteur (comme Oslo 31 août, Last Days ou La Belle jeunesse) que dans des
blockbusters comme Babel ou comme Gravity.
Nous nous demandons si cette perspective dépressive ou mélancolique – qui
suppose un renoncement à l’action à partir d’une conscience ou d’une croyance que
celle-ci ne peut rien changer ni à la vie individuelle ni, à fortiori, à la société – ne va
pas de pair avec une nouvelle vision tragique de l’existence, et n’entraîne pas, dès
lors, un renouveau du paradigme tragique dans le cinéma qui met en scène les re-
tombées humaines de l’espace-temps hyper- ou postmoderne des flux. Ce paradigme
s’opposerait à la vision chrétienne du monde (plutôt propice à une modalité mélo-
dramatique de représentation), selon laquelle, comme l’écrit Susana Sontag, « all
events are part of the plan of a just, good, providential deity [...]. Every disaster or
calamity must be seen either as leading to a greater good or else as just and adequate
punishment fully merited by the sufferer » (1966, p. 137). Ce paradigme
s’opposerait aussi au projet de la modernité qui fondait sur les processus
d’accélération et de croissance (origines de la société « liquide ») une promesse
d’autonomie, donc de responsabilité, et de progrès sur les plans tant individuel que
politique.
Rosa synthétise dans ces termes le passage d’une telle expérience dynamique du
temps et de l’existence à une vision pessimiste et dépressive :
[on assiste à] la fin d’une expérience du temps dans laquelle l’évolution his-
torique et le déroulement de l’existence individuelle apparaissent à la fois
dirigés et contrôlables, et dans laquelle on pourrait dire que les change-
ments sont affectés d’un coefficient de mouvement. À leur place s’impose
l’expérience du changement permanent, imprévisible et non dirigé et, par
conséquent, celle d’un changement privé de mouvement, et incontrôlable
[…]. (2010, p. 356)
Cette vision pessimiste d’une postmodernité avancée qui n’a plus la force de
« contrôler sa dérive fatale » (Rosa, 2010, p. 357) s’avère proprement tragique. Clas-
siquement, la logique tragique suppose une résignation héroïque de l’individu face à
son « destin » (soit la trajectoire ou le changement sans mouvement qui lui est impo-
sé) et une anagnorisis qui, dans les termes de Peter Brooks, est « both self-
recognition and recognition of one’s place in the cosmos » (1976, p. 205). Dans sa
définition traditionnelle, la tragédie entraîne ainsi chez son personnage et chez son
public une réconciliation avec un monde régi par un ordre mythique transcendant,
lequel s’avère, selon Susana Sontag, implacable et opaque, déterminé par des dé-
sastres arbitraires (des accidents, des explosions) et par une injustice inexplicable
8
Rosa définit la dépression comme état qui « en raison de l’incapacité psychique à diriger son énergie
vers un but fixe, permanent et considéré comme valable et de s’y déployer activement, se caractérise par
une inertie, une morosité, un sentiment de vacuité […] et par une ‘paralysie psychique’ largement artifi-
ciels » (Rosa, 2010, p. 303, souligné par l’auteur).
ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018 209
(1966, p. 136). C’est bien un tel ordre (si pas mythique, du moins transcendant et
insondable) qui semble gouverner les trajectoires dans la société des flux et des
réseaux telle que de nombreux films la représentent. Du coup, notre hypothèse est
précisément d’avancer que le cinéma contemporain, dans sa mise en scène de la
société des flux, tend à en tirer des effets tragiques, à dégager un « tragique du
flux », sans pour autant donner lieu à des tragédies formellement et rigoureusement
codifiées comme telles. Ce tragique du flux peut se manifester dans divers genres
préexistants, par exemple dans des films d’action et/ou de science-fiction choraux
(Cloud Atlas), lesquels peuvent être par ailleurs des mélodrames (Babel), tout autant
que dans des « films d’art et d’essai » (aussi différents que Elephant, Oslo 31 août
ou De l’autre côté).
En fonction des genres auxquels se combine cette dimension tragique, la réconci-
liation en principe typique de la tragédie, qui consiste à accepter la souffrance d’un
blocage temporel comme inévitable, prend plusieurs formes ou plusieurs nuances.
On peut déjà en distinguer deux, très proches l’une de l’autre (c’est leur statut cultu-
rel surtout qui les différencie) : la dépression, souvent décrite comme une aliénation
pathologique (une incapacité psychique d’agir), et la mélancolie, généralement
valorisée comme une lucidité supérieure, et donc plus fréquemment associée au
savoir tragique. Le dépressif et le mélancolique incarneraient les deux faces (mala-
dive / intellectuelle) d’un même sentiment tragique que, sous l’apparence d’une
accélération, d’un progrès, le temps n’avance pas, mais est bloqué ou condamné à la
circularité et à la répétition.
À partir de cette mise au point, nous pouvons dégager plusieurs manières qu’a le
cinéma de réintroduire un nouveau sens tragique dans la logique du flux. Dans les
pages qui suivent, nous nous intéresserons à deux de ces manières – l’une détermi-
niste mais pourtant non pessimiste, suivant une perspective mélodramatique, l’autre
plus pleinement mélancolique –, en examinant quelques films au statut générique
varié.
2.1. Les paradoxes du réseau ou les pouvoirs du mélodrame
Le « blockbuster indépendant » Cloud Atlas, qui combine le film choral et le film
d’action dans une perspective de science-fiction, explicite l’idée que la vie est dé-
terminée par une force imprévisible dans une séquence centrale qui connecte les six
histoires constituant la trame filmique. La connexion s’opère par la rapidité du mon-
tage parallèle et par la continuité sonore : on entend la même musique (intitulée
précisément « Cloud Atlas » ; en français : « Cartographie des nuages ») et le com-
mentaire en continu de la voix over du personnage incarné par Tom Hanks juste
avant qu’il ne meure, victime d’un attentat :
Les croyances, la peur ou l’amour doivent être appréhendés comme la rela-
tivité et les principes d’incertitude... phénomènes qui déterminent le cours
de notre vie. Hier, ma vie prenait une direction. Aujourd’hui, elle en prend
une autre. Hier, je n’aurais jamais cru faire ce que j’ai fait aujourd’hui. Ces
forces qui redéfinissent le temps et l’espace et peuvent altérer qui nous
210 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
croyons être émergent bien avant notre naissance et nous survivent long-
temps. Nos vies et nos choix, telles des trajectoires quantiques, sont com-
pris d’instant en instant. Et chaque jonction [NB : en anglais : « chaque
point d’intersection »], chaque rencontre… ouvre de nouveaux possibles.
Postulat... Je suis tombé amoureux de Luisa Rey. Est-ce possible ? Je viens
de la rencontrer et pourtant… il me semble que quelque chose d’important
m’est arrivé. C’est ça... [l’avion dans lequel se trouve le personnage ex-
plose]
Chaque phrase sert à relier deux ou plusieurs histoires situées en des lieux et à
des époques différents, suivant un montage que nous avons qualifié de « triom-
phant », un montage qui multiplie les connexions et produit l’impression d’un flux
invincible et transcendant : chaque histoire individuelle appartient à un macro-récit
dirigé par une instance supérieure, et ne prend son sens que dans le réseau
d’histoires auxquelles elle est connectée. La conscience « globale » qu’atteignent
certains protagonistes privilégiés du film – comme ici, le personnage de Tom Hanks
au moment de mourir – peut être qualifiée de tragique (dans la mesure où elle re-
connaît que les « phénomènes » humains sont noués entre eux par un enchaînement
de causes aussi insondable que nécessaire), mais ne les conduit pas à la mélancolie,
c’est-à-dire au constat de l’inutilité de tout effort humain et donc au renoncement à
l’action. Même si les « nouveaux possibles » produits par les chocs du réseau sont,
dans le film, presque toujours bloqués par une mort accidentelle ou provoquée (par
des explosions), ce n’est pas une loi absolument systématique ; le film met en place
des rencontres imprévues qui sont positives et débouchent sur un véritable change-
ment social ou sur un espoir pour l’humanité, que ces rencontres soient amicales (et
donnent lieu, dans l’une des histoires, à une lutte contre l’esclavage), ou, surtout,
amoureuses. In fine, dans Cloud Atlas une perspective morale chrétienne – selon
laquelle l’action, la souffrance, et la mort même de certains héros n’est pas inutile
mais consiste en un sacrifice exemplaire qui peut améliorer l’avenir –, associée à un
progrès de la modernité (l’abolition de l’esclavage), vient rivaliser avec la logique
tragique.
Il n’est sans doute pas surprenant de trouver le même pouvoir mélodramatique
de la volonté et des sentiments (l’amour, en particulier) dans le récent film
d’aventure spatiale Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), qui met en scène un espace-
temps par excellence gouverné par des flux non maîtrisés, où le déplacement humain
est exposé à la dérive et où l’homme ne pèse rien ; un univers où le temps est une
donnée relative et flexible9.
Si malgré le déterminisme du flux, la tonalité est plus optimiste que mélanco-
lique dans Cloud Atlas, on peut interpréter le film Gravity comme une fable sur le
deuil et la dépression ; plus précisément, comme l’histoire d’un deuil dont
l’accomplissement se traduit par une lutte contre la dérive dans le flux spatial. Le
personnage de Sandra Bullock, une astronaute entièrement dévouée à son travail, a
9
C’est le cas aussi dans le blockbuster Interstellar (Christopher Nolan, 2014).
ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018 211
perdu sa petite fille dans un accident, et il apparaît que cette mort tragique l’a déta-
chée de tous ses liens avec la terre. Autrement dit, elle est en proie à une dépression,
qui se définit comme une fuite hors du temps et de soi due à un deuil impossible.
L’incapacité ou le refus initial de l’astronaute de « faire son deuil » de son enfant
morte se manifeste dans une coupure de toute attache terrestre, de tout lien avec les
autres et avec elle-même ; elle semble n’avoir pas de réelle volonté de retourner sur
terre, et est prête à se laisser aller à la dérive, à couper son arrivée d’oxygène et à se
suicider. La fuite dans l’espace et l’état d’apesanteur traduisent une rupture tempo-
relle assumée (le blocage dépressivo-mélancolique, refus d’avancer dans le temps),
et une soumission à un ordre cosmique tout-puissant, suivant une perspective tra-
gique. Mais justement, l’enjeu du film tient dans la décision in extremis de
l’astronaute de revenir sur terre, de se confronter aux éléments et à la pesanteur, et
par là même d’accomplir son deuil. Ce trajet de retour, qui se termine par une im-
mersion et une sortie de l’océan, est filmé comme une véritable renaissance.
Là où, à la fin de Cloud Atlas, un discours moral vient contredire le tragique du
flux, dans la dernière séquence de Gravity c’est une image puissamment évocatrice
(la sortie des flots) qui métaphorise la possibilité – la décision, l’action – d’émerger
des flux océanique et cosmique, de résister à une vision tragique du monde dérivée
de la conscience des courants qui le déterminent.
2.2. Tragique des flux et mélancolie
Bien que l’on rencontre des personnages dépressifs et mélancoliques dans les
blockbusters, comme l’astronaute de Gravity ou comme l’adolescente japonaise
sourde-muette de Babel, la plupart des films qui s’inscrivent dans le canevas holly-
woodien de l’action salvatrice tentent généralement d’apporter une résolution, un
deuil ou au moins une explication à de tels affects, lesquels ne conduisent pas leurs
sujets, ni les récits, à une fin inéluctable. Dans de nombreux films d’auteur par
contre, l’état mélancolique s’avère non guérissable et s’identifie à une forme de
savoir négatif sur le monde que ni les images ni le montage du film ne viennent
contrarier, ce qui l’investit d’une dimension tragique10. Oslo 31 août et De l’autre
côté offrent deux exemples éloquents d’un tel traitement narratif.
Oslo 31 août retrace la dernière journée d’Anders, un trentenaire mélancolique
en cure de désintoxication, pour qui la drogue était la seule manière de survivre.
Maintenant qu’il est désintoxiqué, il ne retrouve pas de goût ni de sens au monde, il
résiste à entrer dans sa dynamique, dans le flux de la vie, qui pour lui n’est qu’une
surface sans mystère et sans intérêt. Une séquence clé du film montre le rapport
tragique d’Anders au monde : celle où, après une entrevue de travail manquée, il
s’assoit dans un café aux parois vitrées. Cette séquence donne l’impression de le
10
Un exemple paradigmatique de cette identification entre mélancolie et savoir tragique se trouve dans le
bien nommé Melancholia de Lars Von Trier (2011). Mais si cette identification est relativement fréquente
dans les films d’auteur, il convient de souligner qu’elle n’est bien sûr pas systématique ; Tree of Life
(Terrence Malick, 2011) constitue un bon contre-exemple (même s’il s’agit ici d’un film d’auteur à
budget de blockbuster), où le flux d’images sert une narration fondée sur le deuil et une forme de com-
munion cosmique.
212 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
11
Pour une analyse plus détaillée de cette séquence, voir Fevry (2015).
ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018 213
Conclusion
En nous intéressant aux différentes formes que le cinéma peut donner à l’image-
flux par le biais du montage ou d’un travail sur le cadrage, nous avons donc cherché
à dégager les implications narratives, poétiques et affectives de ces formes, mais
aussi les pouvoirs du cinéma par rapport à la société des flux. En effet, comme nous
l’avons souligné dès notre introduction, le cinéma n’est pas seulement un ensemble
d’images prises dans les flux multiples de la globalisation, mais il déploie face à la
logique du réseau et de l’accélération une capacité discursive et réflexive, même
dans ses contradictions. Les films qui reprennent cette logique de l’hyperconnexion
à leur compte pour en tirer un jeu de montage virtuose et soulignent en même temps
la situation de déconnexion radicale de leurs personnages manifestent toute
l’ambigüité du cinéma face à la société des flux (entre exploitation triomphante et
dénonciation) et contiennent en eux-mêmes la critique potentielle de leur propre
mécanisme narratif et formel. Si le montage-flux rend compte des contradictions du
cinéma, nous avons vu comment le cadre-flux représente celles de la société liquide,
soit une « immobilité fulgurante » ou une accélération incontrôlée qui mène à
l’implosion ou à l’explosion. C’est ce blocage temporel dans toute sa densité affec-
214 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux…
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