LES THÉORIES INFANTILES FACE À L'ÉNIGME DE LA MORT
Andréa Linhares
L’Esprit du temps | « Champ psychosomatique »
2003/4 no 32 | pages 39 à 55
ISSN 1266-5371
ISBN 2847950222
DOI 10.3917/cpsy.032.0039
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Les théories infantiles face à
l’énigme de la mort
Andréa Linhares
« La croyance aux esprits, aux fantômes et aux revenants…
à laquelle nous avons été tous attachés,
tout au moins dans notre enfance, n’a nullement disparu.
Qui a acquis une tête froide et est devenu incrédule
revient pour un instant à la croyance aux esprits,
quand l’émotion et le désarroi se rencontrent en lui ».
T
S. FREUD, Le délire et les rêves
dans la Gradiva de Jensen
out comme l’interrogation « d’où viennent les
enfants ? » ou encore la question de « la différence des
1. FREUD Sigmund,
sexes »1, l’expérience de la perte, du deuil, serait à
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(1905), Trois essais sur
envisager, ainsi que Freud l’indique, comme une énigme. la théorie de la sexualité.
Enigme aussi par sa faculté à éveiller des questionnements. trad. fr., Paris :
Gallimard, collection
« Vers où partent les morts ? » deviendrait ainsi presque Folio, 1968. p. 124.
l’envers de la question « d’où viennent les enfants ? », et
s’imposerait à l’enfant comme une « question-énigme» 2 : c’est- 2. FREUD S. (1908), « Les
à-dire une question qui éveille la pulsion de savoir et déclenche théories sexuelles
la production des théories susceptibles de dessiner des infantiles », in La Vie
contours à l’endroit même de la menace provoquée par un non
sexuelle. trad. fr., Paris :
P.U.F., 1995. p. 17.
savoir. « Les morts vont dans le ciel ».
Toutefois, les théories comme « les morts vont dans le ciel »
tout comme celle de la « fable de la cigogne », pour ce qui est
Andréa Linhares – Psychanalyste, chargée d’enseignement à l’Université Paris
VII - Denis Diderot. 132 rue du faubourg Saint Martin, 75010 Paris.
Champ Psychosomatique, 2003, n° 32, 39-55.
40 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
3. « Ainsi la ‘fable de la de l’origine des enfants, seraient déjà des théories secondes,
cigogne’ne fait pas
partie des théories
données par les adultes et frappées par le refoulement 3. Les
sexuelles infantiles ; « théories sexuelles infantiles » sont des productions où
c’est au contraire l’ob- l’invention d’une théorie repose sur la propre expérience
servation des animaux
psycho-sexuelle de l’enfant 4. Elles sont dans ce sens « un
qui dissimulent si peu
leur vie sexuelle et dont fragment de pure vérité »5.
l’enfant se sent si proche, Ainsi l’expérience du deuil semble, elle aussi, susceptible
qui renforce l’incrédulité de déclencher des interrogations énigmatiques qui peuvent par
de l’enfant. » Ibid., p. 18.
exemple s’avancer par des formulations paradoxales du type
4 .Telle la théorie de : « où «vit» le mort ?». La « question-énigme » est alors, dit
cloacale où l’enfant Freud, « un produit d’urgence de vie 6 comme si on avait
assigné à la pensée cette tâche de prévenir le retour d’événe-
serait évacué comme un
excrément, ou encore ce
qu’on appelle être marié ments si redoutés. »7 La « question-énigme » posée par le deuil
serait : « se montrer met en activité la nécessité de produire des théories où l’enfant
déplie nombre d’hypothèses contre un « retour d’événements
mutuellement son
derrière (sans en avoir
honte). » Ibid., p. 24. si redoutés ».
Mais alors, quel serait cet « événement si redouté » dont il
5. Ibid., p. 19.
faudrait prévenir le retour dans le deuil ? De quelle autre perte
6. Lebensnot l’expérience du deuil pourrait-elle représenter l’après coup ?
Parmi de nombreuses résonances, le « face à face » avec le
7. Ibid. p. 17.
mort peut faire ressurgir chez l’endeuillé les failles de sa
propre construction spéculaire. C’est-à-dire qu’un jeu de
miroir ou d’identification avec le disparu pourrait raviver des
menaces de disparition de l’image même du sujet.
Il s’agirait alors de construire des théories de l’apparition,
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des théories du retour de l’image, des théories du revenant ou
du fantôme; non seulement pour éviter de perdre le mort mais
aussi pour éviter de se perdre soi-même.
DES THÉORIES INFANTILES DU FANTÔME
La croyance « aux fantômes » se déplie chez l’enfant en
multiples scénarios tels que ceux de dette, de vengeance, de
protection ou d’errance du mort. Ces scénarios ne fonctionne-
raient-ils pas telles des « théories infantiles » ? C’est-à-dire
qu’ils raconteraient au travers de fictions certains mouvements
inconscients de l’enfant. Ils formuleraient des traces de la
sexualité et du lien à l’autre, dont ils sont un souvenir anachro-
nique.
Parmi les multiples destins fictionnels du mort celui de la
réincarnation apparaît comme une version particulière des
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 41
histoires de fantômes car elle fait coïncider dans un corps le
vivant et le mort. Cependant cette coïncidence du mort et du
vivant surgirait dans la clinique de diverses manières, plus ou
moins conscientes. Tout se passant comme si la réincarnation
était une image condensée, présente dans différentes construc-
tions rapportées par des patients telles que : « j’ai toujours cru
que ma petite sœur était la réincarnation de mon père qui est
mort pendant que ma mère était enceinte d’elle » selon les
propos d’un patient ; ou encore, comme le rapporte une
patiente, dans un tout autre registre : « Je comprends les gens
qui croient dans la réincarnation, vivre une seule fois c’est
comme dessiner un brouillon. Comme si j’attendais de faire la
version finale dans une prochaine vie, une vraie vie, après ma
mort ».
La réincarnation apparaît donc comme une figuration
polysémique : tantôt je me « réincarne » après ma mort dans un
autre corps, tantôt le mort continue à vivre dans mon entou-
rage au travers d’une réincarnation dans un corps vivant, tantôt
encore je suis moi-même la réincarnation d’un mort qui vit
dans mon corps. Toutefois, l’image de la réincarnation peut
s’avancer aussi de manière inconsciente, mise en acte, ou en
corps, à la suite de certaines pertes. Et, dans des cas très précis,
la « réincarnation » serait alors comme une formulation infan-
tile de ce que la psychanalyse s’est habituée à nommer
« l’incorporation du mort ». C’est précisément de cette
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« réincarnation », avatar de l’expérience énigmatique du deuil,
que je traiterai dans cet article.
Pourquoi aborder l’incorporation du mort par le biais d’une
théorie infantile ? Parce que si l’incorporation est elle-même
une expérience de survivance, le deuil est lui aussi susceptible
de rééditer des terreurs et des énigmes atemporelles, qui relan-
cent des modes de pensée primitifs, infantiles, qui survivent
chez l’adulte.
Discourant tout autant sur la disparition et l’apparition que
sur la possession/dépossession des corps, sur les phénomènes
d’étrangeté et les possibilités d’« auto-reconnaissance » dans
une image corporelle, la réincarnation figure le corps comme
le lieu d’indétermination entre mort et vivant, moi et l’autre.
Le corps du vivant deviendrait alors un tombeau ou un
fantôme du mort. Je ne vois plus le mort dans un fantôme, dans
une vision, mais c’est dans mon corps qu’il s’agite ! Et c’est
ma propre image qui donne corps au fantôme.
42 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
Dans cette saga immémoriale le vivant serait-il dépossédé
du même coup de son propre corps ? Rien n’est moins sûr.
Paradoxalement, la réincarnation, comme l’incorporation du
mort, parlent autant de la dépossession que de la possession,
c’est-à-dire des tentatives insolites d’appropriation et de réani-
mation du corps. Elles dévoilent une ressource animique qui
réside précisément dans ce contact, au plus intime, avec ce qui
est dévitalisé, inorganique parfois. Il s’agirait d’animer un
corps dans le contact avec le mort, contact du mort avec moi,
contact entre moi et l’autre, mort et vivant. Réanimation tant
psychique que corporelle. Théorie infantile du retour insistant
d’un semblable/étranger, la réincarnation peut se présenter
comme une fiction qui évoque autant une menace qu’une
insolite réassurance : elle fait coïncider la mort et la réanima-
tion d’un corps, dans une perte et une appropriation de soi, par
l’autre.
C’est alors que l’expérience de la perte, du deuil, se révèle
être aussi une expérience spéculaire : en ce qu’elle est suscep-
tible de rééditer un éprouvé d’appropriation/désappropriation
8. LE POULICHET S. d’un corps, tout comme de réactiver des terreurs infantiles, de
(2002) Les théories
infantiles de l’informe,
l’inquiétante étrangeté, dans le rapport à soi et à l’autre et à
in Les homosexualités l’autre en soi. Ainsi, certaines pertes déclenchent un désordre
aujourd’hui : un défi spéculaire et font parfois basculer mon image « du côté du
pour la psychanalyse
‘revenant’, du côté du mort qui me regarde, derrière tout
Cliniques méditerra-
néennes 65, Paris : Erès, miroir. »8. Si cette expérience se présente d’emblée comme
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pp. 239-252, p. 242. l’inverse de la « jubilation » du stade du miroir9, elle s’avère
néanmoins indissociable de celui-ci, car la non reconnaissance
9. LACAN J. (1949), Le
stade du miroir comme de son image ne prend sa dimension de perte qu’en rapport
formateur de la fonction avec l’effet d’identification et de coïncidence du stade du
du Je, Écrits, Paris : miroir10. Ce n’est que lorsque le je a pu se former qu’il peut
vaciller et témoigner en disant qu’il « n’est plus ». Certaines
Editions du Seuil. 1966,
pp. 93-100.
terreurs infantiles, telles que celle de la disparition de l’image
10. LE POULICHET S. (de l’autre et de soi) prennent corps dans un jeu d’identifica-
tion, voire de miroir, avec le disparu. Le deuil pourrait alors
Ibid. p. 240: «[C’est] la
révélation d’une forme à
laquelle le moi faire réapparaître des figures de la mort, de l’effacement ou de
s’identifie [qui] ouvre la la menace de décomposition psychique d’un autre parental,
dimension potentielle de
l’informe. »
auxquelles l’enfant a pu s’identifier inconsciemment autrefois.
Dans cette perspective, la théorie de la réincarnation ne parle-
11. LE POULICHET S., t-elle pas d’une tentative de «réanimer l’autre inerte ou en voie
Ibid, p. 247, en faisant
référence à ce qu’elle a
d’effacement, alors même qu’elle [met] en scène le possible
nommé « les théories effacement de l’enfant » 11?
infantiles de l’informe ».
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 43
DU DANGER D’EFFACEMENT ET DE MORT À LA 12. FERENCZI S. (1933)
CRÉATION D’UNE FIGURE DU CORPS Confusion de langue
entre les adultes et
l’enfant le langage de la
Si selon Ferenczi, un danger de mort, d’anéantissement tendresse et de la
signe le choc ou la commotion psychique, il lui importe tout passion, Psychanalyse
IV Œuvres Complètes
autant de souligner « qu’il n’existe pas de choc, ou de frayeur, (1927-1933), trad. fr.,
sans une annonce de clivage de la personnalité. »12 Aussi, Paris : Payot, 1982,
quand Freud suggère « la création d’un tel dédoublement pp. 125-135, p. 132.
comme défense contre l’anéantissement »13, il ouvre à une 13. FREUD S. (1919),
lecture du double en tant que figure du trauma, allégorie du « L’inquiétant » Œuvres
clivage. Parallèlement, dans « Réflexions sur le trauma- Complètes, trad. fr.,
tisme »14, Ferenczi va parler des effets du trauma avec des
Paris : P.U.F., 1996.
pp. 147-188, p. 168.
métaphores d’une frappante corporéité : « les organes qui
assurent la préservation de soi », « la perte de sa forme 14. FERENCZI S., (1934),
propre ». Le traumatisme toucherait alors le « corps »,
Réflexions sur le
traumatisme,
« l’organe », la matière vivante du sentiment de soi, et la Psychanalyse IV Œuvres
réaction au choc, cet « autoclivage narcissique »15 ou « auto Complètes (1927-1933),
déchirure » serait comme la création d’un corps: corps trad. fr., Paris : Payot,
1982, pp. 139-148.
étranger-familier, mort-vivant. Le choc déclencherait ainsi
« l’engendrement des corps étrangers »16, des corps « étrangers- 15. FERENCZI S. (1931)
internes » parmi lesquels le double. Tout se passant comme si Analyses d’enfants avec
adultes, Psychanalyse IV
l’hémorragie engendrée par le choc appelait une figure du Œuvres Complètes
corps. (1927-1933), trad. fr.,
Le clivage lié au choc pourrait, dés lors, presque Paris : Payot, 1982,
pp. 99-112, p. 106.
« s’incarner » selon Ferenczi dans un lieu corporel :
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« On a très nettement l’impression que l’abandon entraîne 16. cf. LE POULICHET S.
un clivage de la personnalité. Une partie de sa propre personne L’art du danger de la
commence à jouer le rôle de la mère ou du père, avec l’autre
détresse à la création,
Paris,Anthropos, 1996,
partie, et rend ainsi l’abandon nul et non advenu pour ainsi p. V.
dire. Ce qui est curieux, dans ce jeu, c’est (…) que certaines
parties du corps comme la main, les doigts, les pieds, les 17. Ibid., p. 106.
organes génitaux, la tête, le nez, l’œil, deviennent les repré-
sentants de toute la personne, et la scène sur laquelle toutes les
péripéties de sa propre tragédie sont représentées et amenées
à conciliation (…). »17 Et Ferenczi de poursuivre : « Un patient,
abandonné dans son enfance par père et mère et par les dieux
pourrais-je dire, (…) s’éveille d’un coma traumatique, avec
une main insensible et d’une pâleur cadavérique (…). Il n’a
pas été difficile de prendre sur le fait, en flagrant délit pour
ainsi dire, le déplacement de toute la souffrance, même de la
mort, sur une seule partie du corps : la main d’une pâleur
cadavérique représentait la personne souffrante tout entière, et
44 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
l’aboutissement de son combat dans l’insensibilité et la mort
imminente. »18
18. Ibid., p. 109-110.
Ce clivage consécutif au choc, « défense contre l’anéantis-
sement »19 va être ainsi figuré de manière récurrente chez
19. FREUD S. (1919),
« L’inquiétant » Œuvres Ferenczi par des images corporelles :
Complètes, trad. fr., « Car ce n’est nullement une licence poétique de comparer
Paris : P.U.F., 1996. le psychisme du névrosé à une double malformation, une sorte
pp. 147-188, p. 168.
de tératome, pourrait-on dire : une partie du corps, cachée,
héberge les parcelles d’un jumeau dont le développement s’est
trouvé inhibé »20.
20. FERENCZI S. (1930)
Principe de relaxation et
néocatharsis, On peut donc penser qu’engendrer un corps est une
Psychanalyse IV Œuvres réponse, une tentative de reprise suite au choc traumatique.
L’image d’un corps fonctionnerait telle une « digue », suscep-
Complètes (1927-1933),
trad. fr., Paris : Payot,
1982, pp. 82-97, p. 96. tible de canaliser ou protéger de la perte. Dans ce sens, si Freud
convoque le deuil pour explorer la mélancolie, affection de
perte sans digue, de la perte hémorragique, certaines créations
corporelles semblent, au contraire, tenter de coaguler un
danger mélancolique. Ainsi lorsque la perte fissure l’image
corporelle survivante, le deuil évoque, non pas exactement une
21. FREUD S. (1895), « hémorragie interne »21, tel que Freud figure la mélancolie
Manuscrit G la dans le manuscrit G, mais une sorte d’hémorragie spéculaire,
mélancolie, La
une expérience particulière de perte à l’endroit des images
naissance de la psycha-
nalyse, trad. fr., Paris : corporelles. Cette hémorragie spéculaire se pressent au travers
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P.U.F., 1996, pp. 91-97, d’insolites stratégies, qui tentent de reprendre, de créer ou de
p. 97. donner permanence à une forme corporelle propre. Des straté-
gies qui, dans certains cas, semblent être des protections contre
une menace particulièrement agissante lors des deuils et dispa-
ritions, mais pas exclusivement.
C’est ainsi que Julie, après quelques années de travail en
face à face, me demande de s’allonger sur le divan. Une fois
cette demande posée, des craintes l’assaillent : « j’ai peur que
vous ne vous endormiez si je m’allonge ». Puis : « j’ai peur
aussi de ne pas m’arrêter de pleurer si je m’allonge ».
Une fois que Julie s’est allongée elle a décrit une sensation :
« c’est comme si je n’avais plus de visage, parce que je ne vois
plus votre visage ». Puis il lui revient ce qu’elle appelle un
« souvenir-nostalgie » du fauteuil : « parfois quand j’étais sur
le fauteuil je ressentais un certain pouvoir ; lorsque quelque
chose me faisait peur, ou quand je me sentais angoissée je
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 45
me décalais je vous regardais et je savais vous faire rire,
sourire. » Tout se passant comme si à ce moment-là quelque
chose d’un dispositif spéculaire et des angoisses de disparition
avait pu être exprimé, formulé et reconnu. La crainte exprimée
par « J’ai peur que vous ne vous endormiez » je l’ai entendue
comme « j’ai peur que vous ne mouriez », et ensuite à Julie de
« me faire rire », presque comme pour me réanimer.
Aussi la crainte de pleurer sans arrêt sur le divan n’était,
elle non plus, pas étrangère à une expérience de vacillement
des images corporelles, à la valeur du visage. « Si je ne vois
plus votre visage, je n’ai plus de visage » et pleurer sans visage
pouvait effectivement être très dangereux, et susceptible
d’ouvrir à un sanglot hémorragique.
S’il est assez consensuel d’envisager que certaines pertes
ou séparations signent leur caractère traumatique dans des
tentatives d’élaboration marquées par la répétition, il ne me
paraît pas suffisamment exploré, en revanche, que certaines
désorganisations de l’image du corps représentent aussi la
marque survivante des traumatismes de la perte, autant que de
leurs tentatives d’élaborations. C’est dans ce sillage que la
clinique du deuil, de la perte ou de la disparition peuvent ouvrir
parfois sur des expériences de (dés)organisation des images
corporelles, instaurant une porosité entre moi et objet, animé
et inanimé, et lançant le sujet dans des inédites stratégies
animiques, dont la théorie infantile de la réincarnation peut
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figurer comme une version. C’est alors que, paradoxalement,
la fiction de la réincarnation vient parfois protéger le sujet
contre l’évanouissement de sa propre forme, de la survenue
d’un informe, le délimitant et le coagulant en quelque sorte.
DEUIL FINI, DEUIL SANS FIN : VERS UNE ŒUVRE
SURVIVANTE ET PARFOIS CORPORELLE
« Eh bien moi, je suis sûr que je continue ici comme si
j’étais son fils ou son frère. Qu’est-ce que cela fait qu’il y ait
ou non une résurrection lorsque nous voyons immédiatement
surgir un homme vivant à la place d’un homme mort. Repre- 22. Vincent Van Gogh
nant le même travail, vivant la même vie, mourant la même cité par Forrester
mort ? »22 dit Van Gogh en se référant à Monticelli. Vincent Viviane. (1983),
L’enterrement dans les
Wilhelm Van Gogh, le peintre, avait pourtant repris ou blés, Paris, Seuil, p. 8.
« hérité » le nom d’un frère, Vincent Wilhelm Van Gogh mort- C’est moi qui souligne.
46 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
né le 30 mars 1852. Le peintre, lui, est né le 30 mars 1853, un
an jour pour jour après son frère-homonyme. Enfant, il passait
chaque dimanche devant la tombe de son frère où son propre
nom était inscrit avec une seule date qui coïncidait à un an près
avec sa date de naissance. Pas une seule fois dans toute la
correspondance de Vincent, l’existence du premier Vincent
n’est évoquée. Ainsi le lien entre Vincent Van Gogh et son
frère Théo n’était-t-il pas aussi une tentative vitale d’élabora-
tion de cet autre lien fraternel, saturé de disparition ? Elabora-
tion d’une place qui semble avoir oscillée entre être, au mieux,
remplaçant et au pire, meurtrier. Car c’est aussi à l’issue d’une
violente querelle avec Gauguin que Van Gogh, pour s’auto-
punir d’avoir tenté de tuer son compagnon, se mutile l’oreille
gauche. Si nombre d’auteurs se sont déjà lancés dans des
travaux très documentés et fins sur les impasses identificatoires
de la vie de Vincent Van Gogh, il ne me paraît pas excessif de
souligner la façon dont cette dispute avec un « double », a
déclenché chez lui une atteinte au corps, sacrificielle, suivie
d’un autoportrait, c’est-à-dire la tentative d’inscription d’une
image corporelle, une nouvelle figure de son corps.
Quand Pierre Fédida envisage «L’événement de la nuit
23. FÉDIDA P., Crise et [comme celui] d’entrer en contact dans le corps avec le
contre-transfert, Paris : mort »23, il place l’expérience de la vie psychique, du rêve,
P.U.F., 1992, p. 37.
justement dans ce « contact dans le corps avec le mort ». Le
24. Par les dites « étapes travail de deuil dépasserait alors largement toute visée norma-
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du deuil » : tristesse, tive d’un « parcours type » qui dicterait en surplomb comment
colère, résignation…, s’y prendre pour « élaborer son deuil »24.
qui résonnent souvent
avec une prescription de « La mort de ma mère était insupportable. A chaque instant
réaction suite à une je me souvenais de maman, de son front. Chaque jour elle
perte : « Faites pleurer les ressuscitait, elle mourrait. Je n’ai pas pu. Les psychanalystes
disent qu’il faut « élaborer le deuil » ! Et m…! La mort est la
enfants qui veulent
ignorer qu’ils souffrent »
dit le Dr Hanus cité par mort et rien d’autre. Maman vit et meurt tous les jours. Tous
JeanAllouch in Erotique les jours. »25
du deuil au temps de la
mort sèche, Paris, EPEL,
1995, p. 42. Le travail de deuil ne doit-il pas alors être envisagé comme
une œuvre de survivance ? «Chaque jour elle ressuscitait, elle
25. COURTOISIE Rafael.
Vida de perro,Alfaguara,
mourrait.» Œuvre de survivance, car le deuil pose toujours la
1997, p. 143. « question-énigme » de la survivance : « comment survivre ? ».
Qu’est-ce qui meurt et qu’est-ce qui survit ? A l’analyste alors
de se laisser surprendre par l’inventivité psychique qui se
déploie en dehors de tout parcours classique du deuil, tout
comme le laisse entendre Jean Allouch :
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 47
« Pour avoir dû admettre qu’un enfant mort constituait le 26.ALLOUCH J.,
vif de la folie à plusieurs en laquelle était prise celle de Marguerite ou l’Aimée
de Lacan, Paris, EPEL,
Marguerite Anzieu 26, l’Aimée de la thèse de Jacques Lacan 27, 1e éd. 1990, éd. revue et
pour ainsi avoir eu sous le nez le fait que cette folie avait été, augmentée, 1994.
de part en part, un deuil, l’intempestive déclaration selon
27. LACAN J., De la
laquelle elle n’avait pas fait son deuil m’apparut dans toute son psychose paranoïaque
obscénité. Justement, ce deuil, dans sa folie elle le faisait ! »28 dans ses rapports avec la
personnalité, Paris, Le
François, 1932, 2e éd.,
C’est aussi dans le lien avec des menaces de disparition et Paris, Seuil, 1975.
comme œuvre de survivance et de permanence que j’entendais
certaines souffrances de Marie. Elle disait se sentir la proie du 28.ALLOUCH J., Erotique
regard des autres : « vidée de sa substance, une enveloppe ».
du deuil au temps de la
mort sèche, Paris, EPEL,
« Avec un travail, une famille, tout devrait bien marcher », dit- 1995, p. 16.
elle, si ce n’était pas ce fait, ou cette terreur permanente de ne
pas se reconnaître dans son image : « Quand je croise des
miroirs dans la rue j’ai une horrible sensation, et cette sensa-
tion persiste après. J’aimerais mieux être transparente ». Il n’y
a que dans la nuit, lorsque sa famille dormait et qu’elle
s’habillait et se maquillait en homme qu’elle pouvait se recon-
naître dans la glace, et s’apaiser. Ce n’est qu’à ce moment
qu’elle (il) aime se regarder et s’oublier. Se regarder sans trop
se voir. Alors sa tension relâche, et il lui arrivait même de
s’endormir.
Dans ses souvenirs d’enfance, Marie évoque souvent un
demi-frère. Un demi-frère qui – contrairement à elle – était « si
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vif » : « parce qu’un garçon … ah ! Un garçon ça vit ! Ça court
dans tous les sens ! ». C’est ainsi souvent par l’adjectif « vif »
29. « de mi » en espagnol
que ce frère, « demi »29, est décrit, et ce pendant plusieurs mois. – langue maternelle de la
Jusqu’à ce qu’il me soit arrivé, lorsqu’elle me parlait de ses patiente – signifie « de
successifs déménagements, de lui demander « où vit votre moi ».
frère ? » Un grand silence : « je ne vous ai pas dit ? Il est mort. »
Un long temps est passé sans que plus un seul mot sur son
demi-frère n’ait pu être prononcé dans ses séances. Ce frère
qui auparavant était toujours présent dans sa parole en séance
fut subitement écarté de ses associations. Jusqu’à ce qu’il me
soit paru possible de poser une question. Je lui ai demandé ce
que cette perte lui avait fait à l’époque. Après un silence elle
me répond : « J’ai été très étonnée de ne rien sentir, de
physique je veux dire ».
48 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
LES THÉORIES INFANTILES COMME DES SOURCES
DE L’IMAGE
S’habiller et se regarder en homme, était, certes, une mise
en scène corporelle, mais cette stratégie était soutenue par une
histoire inconnue, inconsciente, telle une théorie infantile. Si
on admet que l’expérience de la disparition peut faire ressurgir,
après coup, des failles de la construction spéculaire, des
menaces de disparition de l’image propre, on peut alors
supposer que la mise en scène de Marie, qui résonne certaine-
ment avec une incorporation du mort, est une stratégie incons-
ciente qui la défend contre des menaces liées à la fragilité de la
permanence de son image. L’incorporation du mort, ou la
théorie infantile et inconsciente de la réincarnation, fonction-
nerait alors comme un ressort psychique pour faire tenir une
image corporelle.
A la manière de ce que Sylvie Le Poulichet a avancé
comme « les théories infantiles de l’informe », on peut
supposer que c’est une théorie infantile, celle de la réincarna-
tion, qui permettrait, paradoxalement, à Marie d’habiter son
corps. « Les théories infantiles de l’informe interviennent (…)
au titre de constructions défensives. (…) elles constituent des
tentatives de guérison contre [des terreurs liées aux fragilités
des images corporelles]. Plus précisément elles tentent de
donner une signification à la précarité de la permanence de
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30. LE POULICHET S., Les l’image propre et celle du regard de l’autre »30. Elles seraient
théories infantiles de en lien avec des moments catastrophiques mais fondateurs où
l’informe, in Cliniques
méditerranéennes 65- l’enfant du stade du miroir s’est retrouvé seul devant son
2002, p. 246. image ; des instants où il s’est senti chuté du regard de l’Autre,
menacé lui-même d’anéantissement. A cette occasion, l’enfant
s’identifie non pas à son image mais à la menace de dispari-
tion de l’autre parental. Ce serait face à ces terreurs que
l’enfant va élaborer « les théories infantiles de l’informe », qui
n’interviennent que dans un deuxième temps, à titre de
constructions défensives. « Une théorie infantile de l’informe
peut aussi se limiter à cette proposition : « mon visage a été mal
formé et j’ai l’impression que ce n’est pas le mien. Peut être
qu’un matin je me réveillerai avec un nouveau visage, le vrai,
31. Ibid p. 247. que l’on m’aura rendu »31. Ce sont, donc, « des figures fantas-
tiques et d’inquiétantes manifestations qui tentent de préserver
32. LE POULICHET S., l’existence d’une image spéculaire. »32
Ibid., p. 239. Cette conception nouvelle des « théories infantiles de
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 49
l’informe » fut d’abord assignée aux troubles du narcissisme :
« Les ‘théories sexuelles infantiles’ sont à l’élaboration de la
différence des sexes ce que les théories infantiles de l’informe
sont à la constitution de l’image spéculaire. (…) Cependant,
les théories infantiles de l’informe demeurent moins
communes que les théories sexuelles infantiles : il s’agit de
défenses spécifiques n’affectant pas nécessairement le devenir
psychique de tout sujet. »33 33. Ibid. p. 248.
Toutefois, sans nier la spécificité de ce qui relève de la 34. « L’informe désigne
clinique de l’informe 34, la logique qui se dégage des « théories en psychanalyse à la fois
infantiles de l’informe » peut offrir un modèle métapsycholo- des processus incons-
gique susceptible d’éclairer les identifications aux images
cients sous-jacents à des
vacillements identifica-
corporelles d’une manière très générale. Tout se passant toires et les formations
comme si, pour être habitée, toute image corporelle devrait être symptomatiques qui en
soutenue par une théorie infantile, par une « matière mou-
résultent. » in S. Le
Poulichet, Psychanalyse
vante », en partie inconsciente, informe. Ces théories infantiles de l’informe, Paris,
agiraient alors, à l’instar des « sources de l’image », selon Aubier, 2002, p. 9.
l’expression de Georges Didi-Huberman lors une conférence 35 35. Cycle de conférences
sur Aby Warburg. Si les images sont inépuisables, dit-il, c’est au Louvre « Aby
parce qu’elles ont des « sources » multiples. Reviendrait à Aby Warburg », 17 Mars
Warburg le mérite d’avoir identifié l’importance des arts 2003.
vivants chez Botticelli dans les motifs du vent, de l’air, telles
les sources atemporelles d’un tableau. Tout en soulignant que
«les sources d’un tableau n’offrent en rien les clefs pour
l’interprétation de ce tableau », la lecture que Didi-Huberman
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fait de la thèse d’Aby Warburg me laisse penser les « sources »
comme des origines oubliées qui maintiennent un tableau
« vivant » ou tout au moins en mouvement. Les sources
seraient comme des courants : « Comme si pour comprendre le
mouvement d’une vague il fallait comprendre le mouvement
de la mer toute entière ».
S’il ne s’agit pas, bien entendu, de « comprendre toute la
mer », il me paraît essentiel, en revanche, de ne pas mécon-
naître que des sources fluides agissent et agitent des tableaux,
ou toute image. Alors ne doit-on pas aussi envisager les images
corporelles comme porteuses de « sources » ? Sources incons-
cientes et anachroniques. Des sources, qui ancrées dans la
sexualité infantile et dans le lien à l’autre, peuvent à mon sens
se présenter telles des théories infantiles. Si « les images ne
sont pas des choses stables parce qu’elles ont des sources »
selon Didi-Huberman, on pourrait en dire autant des images
corporelles. Lorsqu’elles se figent, quand elles deviennent trop
50 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
36. Il faut aussi souligner stables, c’est peut-être qu’elles se sont coupées de leurs
que l’autoportrait est
toujours le portait d’un
sources, qu’elles ne sont plus irriguées. Pour que les images
autre que « Toute image corporelles s’inscrivent dans le regard et l’adresse de l’autre il
est image d’un autre est nécessaire que des théories infantiles dessinent un auto-
même dans l’autopor-
portrait 36, une histoire de l’image dans son lien à l’autre. « Le
trait » selon Marie-José
Mondzain, L’image psychique est ce qui donne forme au vivant »37, dit Pierre
peut-elle tuer ? Paris : Fédida, et ce, précisément dans le sens où ce sont les liens
Bayard, 2003, p. 29. psychiques – souvent inconscients – qui soutiennent ce avec
37. FÉDIDA P., Les quoi se tisse une image, un visage. « En ce sens, on est porté à
Bienfaits de la avancer l’hypothèse que la notion de présence ne saurait se
dépression, Paris : Odile concevoir sans celle de survivance chère à Aby Warburg. C’est
le blocage de la présence sur une des représentations réelles –
Jacob, 2000, p. 10.
qui fige le mouvement régressif – de va et vient, dira-t-on entre
38. FÉDIDA P., « morts vivants et morts –. »38
Pourtant certaines configurations ou certains moments
inaperçues»
in Les morts, Le fait de
l’analyse n°7, Paris : cliniques témoignent précisément d’une impossibilité
EditionsAutrement, d’absentisation du corps propre. Elles renvoient à une
Automne 1997, pp. 11-
20, p. 18. C’est moi qui
présence corporelle traumatique, à un corps qui fait effraction,
souligne. à une image propre tellement « vive » qui n’ouvre pas à la
mémoire des morts. « J’aimerais mieux être transparente »
disait Marie. C’est précisément cet excès de présence qui
induit le risque d’inquiétante étrangeté, c’est-à-dire l’expé-
rience d’une image qui est celle d’un corps brutalement
extérieur, étranger.
« L’Amentia, selon Meynert, pouvait signifier cette
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négation par la pensée de l’événement de la mort de l’autre.
Cette négation est privation de l’esprit – a-mentia. La mort
peut aussi produire cette privation de pensée et ainsi ôter aux
morts les lieux de leur sépulture. Il n’est pas pensé à eux. Ils
39. FÉDIDA P., Ibid, p. 12. ne sont pas rêvés. »39 Cette « négation de pensée » ou de rêve
signe certains devenirs traumatiques. Pourtant, c’est une
C’est moi qui souligne.
solution insolite, partielle si l’on veut, qui est mise en place ici.
Si l’événement de la mort de l’autre est nié par la pensée ou le
rêve, le mort trouve néanmoins un lieu de sépulture – ou de
survivance – corporel. Incorporation du mort, presque réincar-
nation vivante. Une parure circonscrit la tombe rétablissant
paradoxalement le vécu de permanence pour le mort et pour le
vivant.
Freud envisage le moment de l’endormissement comme
celui d’un passage dans lequel on se défait des prothèses,
d’une image rafistolée par des lunettes, un dentier, évoquant
par analogie avec ce déshabillage un renoncement aux acqui-
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 51
sitions psychiques qui introduirait au chemin du rêve et de 40. «Nous ne sommes
l’hallucinatoire 40. Pour Marie, au contraire, les prothèses se pas habitués à attacher
beaucoup de pensées au
rajoutent et se surajoutent, se présentant comme condition fait que l’homme, chaque
d’illusion d’une image unifiée, mais paradoxalement comme nuit, dépose les
condition d’oubli de cette image et de production onirique. enveloppes dont il a
revêtu sa peau, et aussi,
A l’instar de ce que Freud évoque comme « voie d’influence éventuellement, les
réciproque» 41, ne peut-on pas imaginer ces transformations pièces complémentaires
corporelles comme des tentatives de remise en mouvement des de ses organes corporels,
« sources » mêmes de l’image. De reprise et reconstruction des
dans la mesure où il a
réussi à en couvrir les
théories infantiles qui voilent l’image autant qu’elles la font manques par un substitut
tenir ? tel que les lunettes,
Solution insolite, solution folle, solution partielle, celle de
fausses dents, etc. Il est
permis d’ajouter
la parure ; mais en tout cas, solution protectrice devant un qu’allant dormir, il
danger mélancolique. Telle une nouvelle d’Anatole France procède à un désha-
commentée par Ferenczi :
billage tout à fait
analogue de son
psychique, renonce à la
« J’ai connu dans mon enfance un vieillard qui était devenu plupart de ses acquisi-
fou en apprenant la mort d’un fils unique, enseveli à vingt ans, tions psychiques, et ainsi
des deux côtés, instaure
sous une avalanche du Righi. Sa folie consistait à s’habiller en un extraordinaire
toile à matelas. A cela près, il était parfaitement sage. (…) rapprochement avec la
Quand il entrait dans une maison amie, son premier soin était situation qui fut le départ
du développement de sa
de se dépouiller de l’espèce de guenille à grands carreaux qui vie.» FREUD S. (1915-
le rendait ridicule. Il l’arrangeait sur un fauteuil de manière 1917), « Complément
qu’elle semblait autant que possible recouvrir un corps métapsychologique à la
doctrine du rêve »,
humain. Il y plantait sa canne comme une sorte de colonne Œuvres Complètes XIII
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vertébrale, puis il coiffait la pomme de cette canne avec son (1914-1915), trad. fr.,
grand chapeau de feutre dont il rabattait les bords et qui prenait Paris : P.U.F., 1994.
pp. 245-260, p. 247.
sous ses doigts un aspect fantastique. Quand cela était fait il
contemplait un moment sa défroque de l’air dont on regarde 41. FREUD S., (1905),
un vieil ami malade qui dort, et aussitôt il devenait l’homme Trois essais sur la
le plus raisonnable du monde, comme si, en vérité, ce fût sa
théorie de la sexualité.
trad. fr., Paris :
propre folie qui sommeillât devant lui dans un habit de Gallimard, collection
carnaval. (…) Folio, 1968, 139.
Sa mémoire était fidèle : il gardait le souvenir de tous les
événements de sa vie, hors celui qui l’avait bouleversé. La
mort de son fils semblait tout à fait sortie de sa mémoire ; du
moins on ne l’entendit jamais prononcer un seul mot qui put
faire croire qu’il se rappelait en quoi que ce fût ce terrible
malheur. (…)
Après s’être vêtu une vingtaine d’années, été comme hiver,
d’un surtout de toile à matelas, il parût un jour avec une veste
à petits carreaux qui n’était pas ridicule. Son humeur était
52 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
changée comme son costume mais il s’en fallait de beaucoup
que ce changement fût aussi heureux. Le pauvre homme était
triste, silencieux, taciturne. Quelques mots, à peine intelli-
42. FERENCZI S., (1911), gibles, qui lui échappaient trahissaient l’inquiétude et l’épou-
« Anatole France
vante. Son visage, qui avait toujours été fort rouge, se couvrait
psychanalyste », Les fous
dans la littérature, de larges plaques violettes. Il refusait toute nourriture. Un jour
Psychanalyse I, Œuvres il parla du fils qu’il avait perdu. On le trouva, le lendemain
Complètes (1908-1912), matin, pendu dans sa chambre. »42
trad. fr., Paris : Payot,
1968, pp. 138-146,
p. 141. Tout se passant alors comme si cette toile de matelas le
parait, l’habillait et le protégeait, lui donnant une forme,
mimant une sé-paration. Il fabriquait aussi ce personnage
43. « Et qu’est-ce que la
folie, après tout, sinon
une sorte d’originalité presque en miroir : sa canne-colonne-vertébrale, sa chair-toile-
mentale ? Je dis la folie et de-matelas et son chapeau. Cet « engendrement d’un corps
étranger », ce frère jumeaux, ou tératome tentait peut-être
non plus la démence. La
démence est une perte
des facultés intellec- d’ouvrir un lieu, de faire une œuvre de séparation.
tuelles. La folie n’est Pourtant une fois qu’il renonce à ce qu’Anatole France a
qu’un usage bizarre et
singulier de ces
nommé « sa folie »43, une fois qu’il s’est retrouvé sans parure,
facultés. »Anatole sans intermédiaire, et dans un contact direct avec la réalité de
France cité par Ferenczi, la perte, le jour où il a parlé de son fils disparu, 20 ans après sa
Ibid, p. 139.
mort, ce qui n’était pas une folie, fut pourtant suivi d’un effon-
drement mélancolique. L’hémorragie spéculaire n’ayant plus
44. FERENCZI, Ibid. avec quoi se coaguler, ou se parer c’est l’avalanche qui
p. 141.
survient. « La guérison spontanée du malade », dit Ferenczi,
« est intervenue lorsque (tout comme dans l’analyse) les souve-
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45. Cf. LAUFER L., nirs refoulés sont redevenus conscients. Mais ce retour des
« Quand le lieu de souvenirs était trop brutal et a suscité trop de désespoir chez
sépulture est un reste du
disparu » Face à La cet homme et c’est pourquoi il a mis volontairement fin à ses
Guerre, Revue Champ jours. »44
Psychosomatique. Peu aujourd’hui oseraient parler de guérison. Guérison ou
décompensation qui serait, certes, une « acceptation de
Bordeaux : L’Esprit du
Temps, 2003,
pp. 113-128. l’épreuve de réalité », mais non pas une oeuvre de survivance,
une manière d’accepter de perdre sans disparaître soi-même.45
J’aurais volontiers envie ici de paraphraser Jean Allouch : « son
46.Acondition
d’apporter la nuance que,
comme ditAby Warburg, deuil, dans sa folie, il le faisait »46 ou au moins tentait de le
les images sont surdéter- faire. La parure était une tentative d’écriture, d’inscription,
minées par plusieurs
sources. « L’habit de
entre le corporel et l’inorganique. Si l’on peut penser que la
carnaval » répondrait parure n’a fait que maintenir le clivage, c’est-à-dire maintenir
alors au deuil du fils mais éloignée la représentation de la disparition du fils, on doit
aussi a d’autres
« courants » que le court
reconnaître qu’elle tentait de coaguler l’hémorragie et de
récit ne pourrait pas construire un lieu de sépulture pour l’enfant mort. Il importe
expliciter. de souligner que l’effondrement est survenu dans la « norma-
LES THÉORIES INFANTILES FACE À L’ÉNIGME DE LA MORT 53
lité », après que le vieillard a renoncé à son « habit de
carnaval ».
Il s’agirait, dit Ferenczi, « d’un traumatisme psychique
suivi d’une amnésie partielle portant exclusivement sur le
traumatisme et les circonstances qui l’entouraient sans autre
atteinte de l’intelligence. » L’amnésie touche ici la question de
l’image et de la disparition. C’est la mémoire qui ouvre à
l’oubli, qui lui ne se confond jamais avec l’effacement.
Lorsque les corps – ou des fragments du corps – ne peuvent
pas s’oublier c’est peut-être qu’ils risquent de s’effacer. C’est
un bord, une toile de matelas, un « habit de carnaval », comme
dirait Anatole France, qui tentent parfois de protéger le sujet
contre l’éclipse spéculaire.
SE PARER POUR SE SÉPARER
« Après la mort de ma mère j’étais très fatigué. Je me suis
endormi. Quand je me suis réveillé, je ne savais pas si j’étais
mort ou vivant », me dit un patient de 12 ans.
Mort ou vivant, mort et vivant, l’expérience du deuil
apparaît comme la métaphore d’un seuil, d’un passage, tout
comme peut être la « toile de matelas », autant que l’image de
la réincarnation. En effet la clinique du deuil déploie de
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multiples « expériences de seuil » qui prennent souvent figure
dans le corps. Si on envisage l’expérience de la perte ou du
deuil comme susceptible de rééditer des menaces en rapport
avec l’intégrité de l’image du corps on peut accorder une toute
autre ampleur aux différentes stratégies corporelles organisées
par la suite de certains deuils. Que le deuil survienne pendant
l’enfance ou pendant la vie adulte, les différentes réactions
mises en place tentent de défendre le sujet contre les dangers et
des terreurs infantiles. Des stratégies de survivance qui
viendront répondre et protéger le sujet de ces terreurs ne
peuvent donc qu’être soutenues par une pensée primitive qui
déploie dans la théorie infantile de la réincarnation sa
ressource animique. Le deuil apparaît alors comme une œuvre
de survivance autant que de séparation d’avec le disparu. La
toile de matelas, la solution de la parure, va parler et parer la
disparition, déployant une vérité psychique que l’on retrouve
tout autant dans la clinique que dans l’origine étymologique
54 CHAMP PSYCHOSOMATIQUE
du mot séparer. Séparer dérive du latin « separare » [qui] se
compose avec « se parare » c’est-à-dire se parer, s’habiller, se
défendre mais il appelle également le latin « se parere », c’est-
47. REY A. Dictionnaire à-dire s’engendrer, se faire naître, se produire »47.
historique de la langue
française.
Cité par Le Poulichet S.,
in L’Œuvre du temps,
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RÉSUMÉ
Partant de l’idée de « réincarnation » envisagée comme une théorie infan-
tile, l’expérience même de la perte ou du deuil va apparaître comme une
expérience spéculaire qui réédite des terreurs infantiles en rapport avec
l’image du corps. Lorsque le deuil menace l’image même de l’endeuillé, il
peut ouvrir à des stratégies de survivance corporelles, soutenues par des
théories infantiles, souvent inconscientes, dont la réincarnation serait une
figuration.
Mots-clés : Réincarnation – Survivance – Incorporation – Théories infan-
tiles – Image corporelle.
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SUMMARY
Starting with the idea of ‘reincarnation’ envisaged as an infantile theory,
the very experience of loss or mourning takes on the appearance of a specular
experience which reedits infantile terrors in relation with the body image.
When mourning threatens the very image of the mourner, it can give rise to
bodily strategies of survival, sustained by infantile theories that are often
unconscious.
Key-words : Reincarnation – Survival – Incorporation – Infantile
theories – Body image.