Le General Comte de Boigne 1751 1830

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LE GÉNÉRAL

COMTE DE BOIGNE
POITIERS . TYP . A. DUPRE .

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LE GENERAL COMTE DE BOIGNE .
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UNE PAGE INÉDITE
DE L'HISTOIRE DES INDES

LE

GÉNÉRAL DE BOIGNE
( 1751-1830 )

AVEC UN PORTRAIT ET DEUX CARTES

PAR

VICTOR DE SAINT - GENIS

Officier des Saints Maurice et Lazare d'Italie ,


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Lauréal de l'Institut , etc.


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POITIERS
1873.

( DROITS RÉSERVÉS. )
1
AU LECTEUR

Cecy est @uvre de bonne foy.


(Michel DE MONTAIGNE.)

Les événements compliqués qui se sont produits


dans l'Inde à la fin du dernier siècle sont devenus ,
depuis quelques années , une source d'études et de
découvertes ; on s'aperçoit enfin que les premiers his
toriens de cette curieuse époque ont manqué à la fois
d'informations et de critique. A beau mentir qui vient
de loin, dit -on en souriant du voyageur ; mais combien
ce reproche serait plus justement appliqué aux esprits
légers qui jugent sans appel , à quatre mille lieues de
distance et à quatre -vingts ans de date, les hommes
et les choses d'un pays dont l'histoire , les meurs, les
passions, les préjugés et la morale leur sont compléte
ment inconnus .
L'esprit de l'homme est ainsi fait qu'il incline volon
tiers vers le blâme, et qu'il lui faut un effort de réflexion
pour admettre la sincérité ou le désintéressement d'un
acte , si naturel qu'il soit. Rien de plus fréquent que
l'hostilité produite par l'ignorance ; les sentiments
mauvais sont presque toujours la conséquence d'idées
fausses. Aussi, à mesure que la critiqne historique
1
2 AU LECTEUR .

épuise ses patientes recherches , voit -on la lumière


éclater sur des faits restés obscurs et les réhabilitations
se presser sous la plume d'écrivains plus soucieux
d'admettre la vérité que de flatter l'esprit de parti .
Des publications consciencieuses ont fait justice des
calomnies accréditées contre Dupleix , Lally - Tollendal
-

et le marquis de Bussy. Plus récemment , M. Sachot


>

a vengé la mémoire de Claude Martin , compromise à


la légère par des biographes qui traitaient ce soldat
heureux de déserteur et d'usurier ; M. de Vertpré a
fait connaître les services du général Girodon d'Orgoni,
notre contemporain , sur lequel les gazettes anglaises
avaient jeté le discrédit ; le colonel Malleson a écrit
l'Histoire des Français dans l'Inde , et de sérieuses
appréciations, telles que celles de l'Edinburgh Review
(1860 à 1872) , ont rectifié les idées erronées que notre
trop habituel esprit de dénigrement et d'indifférence
acceptait sans examen .
Je viens à mon tour, les preuves à la main, raconter
en détail la vie d'un homme éminent à qui les épreuves
n'ont pas manqué, et que l'ingratitude a poursuivi dans
la tombe .
Un long séjour à Chambéry , et surtout la commu
nication bienveillante que M. le comte de Boigne m'a
faite de ses papiers de famille, m'ont permis de réta
blir dans leur intégrité des faits travestis ou négligés, et
de compléter une biographie qui est, à vrai dire, un
chapitre de notre histoire . Depuis 1784, époque à la
quelle commença sa carrière publique , jusqu'en 1830,
date de sa mort, le général Benoît de Boigne n'a cessé
AU LECTEUR . . 3

de faire des heureux et de rencontrer des détracteurs;


on lui a reproché jusqu'aux libéralités dont il comblait
son pays, sous le prétexte qu'il mettait à ses fondations
charitables l'emportement et la fougue d'un homme
pressé de payer une dette ou une rançon !
Les documents domestiques inédits qui ont servi de
base à cette étude sont des pièces authentiques, des
dépêches officielles, des correspondances privées, des
collections de journaux du temps ; M. de Boigne, très
partisan des libertés de l'histoire , m'a permis d'en
user jusqu'à l'indiscrétion ; aussi dois-je assumer ici la
responsabilité tout entière d'opinions et de déductions
qui sont comme la philosophie de ce travail et dont je
n'ai pas cru pouvoir atténuer l'expression sans risquer
de compromettre mon indépendance d'historien.
Les ineilleurs romans sont les romans vrais. En
dehors de l'attrait qu'on trouve dans la démonstra
tion palpable d'une vérité jusque-là contredite, ce qui
surtout attache et retient dans le récit de la vie du
général de Boigne , c'est le spectacle de sa patience
dans l'adversité , de sa force morale au milieu des
périls, de son énergie aussi persévérante et aussi obs
tinée que sa mauvaise fortune. C'est avec une sorte
d'amertume vivifiante qu'on surprend à ses premières
heures d'obscurité la vie des hommes destinés à
devenir célèbres , et qu'on yy retrouve ces obstacles, ces
épreuves , ces pesantes nécessités qui les forcèrent à se
replier sur eux-mêmes , à concentrer leurs forces, à
tendre vers un but unique tous les ressorts de leur
esprit.
4 AU LECTEUR .

Les pages qu'on va lire prouveront, une fois de plus,


ce que peut une âme forte au service de causes justes,
et quel est le vrai secret pour parvenir. La race , la for
tune , le point de départ sur l'échelle sociale, la vitesse
acquise en un mot, y sont pour peu de chose. L'esprit
de Dieu touche tous les fronts, la chaleur de cour sura
bonde dans tous les rangs , les jeux de la fortune et du
hasard remplissent l'histoire de leurs capricieuses sur
prises ; mais c'est la volonté persévérante et ferme qui,
seule , prépare les succès , qui les continue et qui les
assure . Au point de vue purement humain , il suffit à
quiconque possède les facultés moyennes de l'huma
nité , de vouloir pour pouvoir ; on ne saurait trop le
répéter par ces temps d'allanguissement, de paresse ,
de défaillances, où il y a tant d'hommes d'esprit et si
peu de caractères .
La vie du général de Boigne peut, à ce titre , servir
de leçon . On y trouvera, par surcroît , cette préoccu
pation d'autrui que le philosophe respecte dans le vers
de Térence ( 1), cette ardeur de charité que le chrétien
ressent et partage dans la première aux Corinthiens ,
et qui, plus encore que le détachement de soi-même ,
élèvent l'esprit en élargissant le coeur.

(1 ) Homo sum >, el nil humani a me alienum puto.


(L'Heaulontimorumenos, acte ſer, scène [ re .)
I. .

A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES .

La biographie paraît être l'une des formes les plus


simples , les plus primitives de l'histoire , et c'en est
la plus compliquée . On reprochait au penchant mo
derne, qui porte à tout généraliser, à tout synthétiser,
de trop laisser dans l'ombre le côté personnel et
vivant de l'histoire ; ce défaut est corrigé, peut- être
avec excès . La critique contemporaine est devenue
exigeante ; elle n'est point satisfaite à la seule vue du
cadran de l'horloge ; c'est déjà bien que de savoir
l'heure et de suivre la marche du temps à travers
l'humanité ; ce n'est point assez . Il faut lever le voile,
étudier ces rouages qui font marcher l'aiguille , ces
poids et ces ressorts dont la combinaison précipite
ou ralentit les coups du timbre. Les grands événe
ments de l'histoire se dessinent en larges traits ;i mais
6 A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES .

il faut prendre en leur particulier les héros qui diri


gèrent la fortune et du choc des causes firent jaillir
l'effet.
Ces recherches deviennent plus attirantes et plus
fécondes quand la destinée des hommes dont on re
trace la vie permet de comparer à notre civilisation
des civilisations étranges , de mettre en contact des
meurs et des idées contraires, ou de fouiller dans les
plus secrets replis du coeur humain pour y saisir ce
que les accidents d'une existence tourmentée peuvent
apporter de modifications salutaires dans l'âme ; de
déterminer enfin, par l'expérience, par l'examen d'un
caractère bien défini, un élément nouveau de cette
science naissante qu'on pourrait appeler l'hygiène
morale.
Les biographies et les monographies , en s'appli
quant à des caractères ou à des institutions, élar
gissent, au lieu de le rétrécir, le cadre des études per
sonnelles. Ce doivent être , pour qu'on en tire profit,
moins des notices sur une individualité isolée , mise
en relief par une série d'événements , que des études
sur certains milieux , sur certains événements consi
dérés au moment où les personnages dont on veut
raconter la vie y ont joué un rôle .
Cette façon d'aborder l'histoire. lui donne plus de
piquant et de réalité . L'abstraction des effets et des
causes n'inquiète plus l'esprit; on sent la vie et la
passion sous chaque fait; on revoit passer, dans le
tourbillon et les entraînements de l'imprévu , ce qui
fait la force et le secret de l'homme ; chez l'un , l'ex
A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES . 7

pansion généreuse ; chez l'autre , l'indomptable éner


gie ; ici , l'esprit d'aventures‫ ;ܪܪ‬là , cet amour de l'inat
tendu particulier aux belles âmes , cette patience que
ne rebute point l'obstacle, cette passion du mieux
qui fait servir à l'intérêt public les situations les plus
désespérées.
Il est bien peu d'hommes célèbres dont la vie soit
parfaiteinent connue. La légende , l'esprit de parti ,
les rancunes politiques , le dénigrement , ont brouillé
comme à dessein les éléments vrais de ces existences
agitées dont les erreurs elles-mêmes peuvent, en une
certaine mesure ,2 servir de leçons et d'exemples .
Quoi de plus attachant pour l'imagination , quoi de
plus fécond pour l'enseignement de la morale pratique
que ces épopées des hommes d'un autre åge qui ,
mécontents de la vieille Europe et n'y trouvant pas
l'emploi de leur génie , s'expatriaient , allaient secouer
l'inertie de l'Orient par leur activité, son indolence
par leur énergie , y acclimataient la discipline , les
arts , l'audace , l'invention , puis , leur tâche remplie ,>

fatigués de succès mais impatients d'être utiles en


core, revenaient au toit paternel comme l'oiseau voya
geur qu'a lassé l'orage. Là , soldats devenus philo
sophes , jouissant de ce rare privilége de faire deux
parts dans leur vie et d'épuiser également les âpres
délices de l'action et les sereines consolations de la
méditation , ils appliquent au service de l'humanité
les ressources d'une expérience cosmopolite , les sa
crifices suprêmes d'une ardeur à son déclin et d'une
compréhension des misères d'autrui plus nette et
8 A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES .

plus pure à mesure qu'ils se rapprochent de la mort.


Parmi ces types de hardiesse et de générosité dont
le xviiie siècle donna comme un regain qui rappelait
l'exubérante floraison du xviº, il en est d'inconnus ,
d'oubliés ou , ce qui est plus douloureux encore , de
calomniés, dont la dignité fière méritait non pas
seulement la justice , non pas même la gloire, mais
>

l'attendrissement des âmes nobles et la sympathie


des cours généreux .
Dans ces réformations de jugements précipités , nul
n'a le droit d'affirmer sans preuves ; mais on s'attache
d'autant plus à ces résurrections tardives de belles
existences dont le souvenir s'est trop effacé , qu'on a
sous la main plus d'informations sérieuses et plus de
sources inédites . L'érudit prend plaisir à certains
détails précieux et inconnus , le savant à des idées
neuves dont notre vanité contemporaine s'étonne de
retrouver le germe à cent ans en arrière ; le politique
s'émerveille en rapprochant les projets d'un moderne
Fernand Cortez de ceux de Bonaparte , et l'homme de
caur s'applaudit surtout de découvrir les meilleures ,
les plus délicates émotions de l'âme chrétienne sous
la rude écorce du chef de cipayes .
La vie du général comte de Boigne résume ces
caractères différents ; on les rencontre rarement
réunis à un égal degré . Cette existence légendaire rap
proche en quelque sorte deux sociétés : l'ancien régime
et l'ordre de choses né de la Révolution . En laissant
de côté tout ce que les noms de l’Hindostan , du
Grand -Mogol et des Mahrattes ajoutent de prestige à
A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES . 9

cette brillante carrière , ne suffirait - il pas , pour y


attacher un puissant intérêt,> de raconter ce que cet
homme aa dů dépenser de ténacité , de patience, d'es
prit de suite , pour vaincre tant d'obstacles et ne
jamais désespérer de sa fortune ?
Sorti de la bourgeoisie à une époque où les pré
jugés de caste paraissaient encore invincibles, Benoît
Le Borgne emploie à de rudes travaux chez des nations
à demi barbares ces vingt années pendant lesquelles
la vieille Europe se transforme sous le souffle haletant
des révolutions. Et lui , qui fuyait en 1768 cette
sorte d'inertie languissante où s'étiolait son pays natal,
rentre en Savoie , fils de ses auvres , pour y recevoir
le titre de comte et y associer sa gloire exotique au
vieux renom des familles les plus aristocratiques de
France et de Savoie .
Il n'y a point de contradiction entre l'emportement
juvénile de 1768 et les patentes royales de 1816. Le
soldat de fortune , le favori des Rajahs, l'associé des
marchands anglais , vécut toujours au milieu des rares
et heureux privilégiés du monde . Soit qu'il servit
les princes fastueux de l'Hindostan , au centre de cette
>

civilisation étrange qui parque les hommes par caste


et les voue à un perpétuel outrage ou à des honneurs
traditionnels , suivant le hasard de leur naissance ;
soit qu'il se reposât de ses victoires dans les salons
de l'aristocratique Angleterre, toujours il vit l'huma
nité séduite par le nom , par le titre, par le brillant des
apparences. Son retour en Europe eut lieu en pleine
réaction des honnêtes gens de tous pays contre les
10 A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES .

saturnales démocratiques et le niveau sanglant et brü


tal de la Convention .
Il était naturel que les idées de M. de Boigne se res-.
sentissent de ce contact de toute sa vie avec les prin
cipes autoritaires de l'extrême Orient , le kant anglais
et les préjugés savoyards; si, dans cette longue odyssée,
à travers des milieux si différents, nous rencontrons
quelques défaillances , quelques faiblesses , elles seront
largement compensées par cette noblesse de ceur,
cette vivacité du sentiment de la famille , cette bonté
prévoyante en même temps que prodigue dont notre
héros donna tant de preuves . Les sceptiques qui se
dispensent volontiers de reconnaissance sous le pré
texte qu'ils ne veulent point vendre leurs éloges , les
jaloux que toute supériorité gêne et blesse , les utili
taires qui supposent un mobile personnel au désinté
ressement le plus pur, discutent pied à pied la défense
d'un homme heureux . Il y a dans chacun de nous
certains mauvais replis du cour où se cache l'envie ;
quoi qu'on en ait, on pardonne plus de fautes à l'infor
tune qu'on n'accorde de qualités au succès; l'analyse
sèche et mordante , qu'un grain de cynisme met en
belle humeur , intéresse plus les lecteurs de notre
temps qu'une étude impartiale. Mais , dans le doute,
>

pourquoi ne pas préférer la bonne intention à la mau


vaise ? A travers les mille accidents d'une vie tour
mentée cherchons surtout l'enchainement , l'esprit de
suite ou , pour mieux dire, l'âme des choses .
Ce côté moral de l'homme nous paraît non moins
utile à étudier que ses idées politiques ou les consé
A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES. 11

quences de son séjour dans les Indes. Nous retrouve


rons autant de persévérance , de mâle vigueur, d'agis
sante et impérieuse énergie dans les fondations du
philanthrope que dans les créations du général d'ar
mées. La trempe de son esprit se révèle , au repos ,
avec plus de délicatesse et de sagacité que dans les
éclatantes journées de sa vie militaire . C'est qu'il n'est
point de meilleur maître que l'expérience , surtout
quand la pratique des hommes est tempérée par un
fond naturel de bonté , et qu'une foi sincère l'échauffe
et l'inspire .
Tel est pourtant le destin des renommées humaines
que cet homme , qui couvrit le sol de son pays d'éta
blissements charitables , qui partagea de son vivant
sa fortune avec les pauvres , et qu'avait adopté
l'aristocratie la plus jalouse et la plus rigoriste, ne
put échapper à la calomnie. Des confusions étranges
de faits, de lieux et de dates, acceptées par l'ingra
titude des partis et accréditées par quelques écrivains
superficiels , ont laissé planer sur la mémoire de cet
>

homme de bien d'injustes soupçons que ses petits -fils


dédaignèrent de réfuter , et qui ne sont peut-être
qu'une sorte d'expiation suprême que l'ironie du sort
réserve à l'orgueil de notre nature pour l'humilier par
le sentiment de son impuissance .
Le sujet que j'aborde est donc aussi vaste que com
plet ; il n'a nulbesoin d'être fertilisé et nourri par des
digressions accessoires ; il emporte avec soi toute son
ampleur et toute sa force, et c'est le louer suffisamment
que de dire qu'il a tenté le grand esprit de M. Guizot.
12 A QUOI SERVENT LES BIOGRAPHIES .

Un autre maître en l'art d'écrire , et qui , lui aussi,


n'écrivait que pour faire penser, m'avait enhardi à cette
étude particulière des événements analysés à travers
les hommes: ; il insistait sur la nécessité , pour savoir
toucher à propos aux cordes vibrantes de l'histoire , de
choisir, à chaque époque , certaines individualités re
présentatives d'une idée, d'une doctrine ou d'une forme
de caractère , et d'en suivre pas à pas l'existence pour
>

en déduire philosophiquement et sûrement le motif de


ces défaillances ou de ces coups de vigueur fatalement
produits par de secrets ressorts qu’un délicat obser
vateur aurait pu prévoir, et qui ne sont des surprises
que pour le vulgaire. Que n'est-il encore là , ce maître
bienveillant qui, s'il avait l'à- propos en tout, savait
surtout ce qu'il faut taire , quelles précautions il faut
prendre quand on a la main pleine de révélations con
temporaines , et quel est le charme séduisant de la
vivacité dans la mesure !
II .

LA SAVOIE AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

Benoît Le Borgne naquit à Chambéry , le 8 mars


1751. Son père , d'origine dauphinoise , établi depuis
plusieurs années à Chambéry , où il faisait le com
merce des pelleteries , avait épousé en 1744 , dans
>

l'église de Maché , Hélène Gabet. Il appartenait par


cette alliance à la bonne bourgeoisie de cette capitale
du duché de Savoie . Sa position de fortune lui permit
de donner à ses nombreux enfants une éducation soi
gnée. Benoît était son second fils; il fit ses études au
collége de Chambéry, dirigé par des ecclésiastiques ,
et y puisa des connaissances assez solides et assez
variées pour qu'il pût , dans le cours de son aventu
reuse carrière, suffire de prime saut, et pour ainsi

dire sans apprentissage ni tâtonnements, aux exigences


des hautes positions que la Providence lui réservait.
14 LA SAVOIE

On l'a spirituellement remarqué à propos de M. de


Talleyrand, les hautes études dirigées par des prêtres
de talent sont une excellente préparation à la diplo
matie ; le raisonnement y gagne de la souplesse et de
l'acuité , la pensée de la finesse et de la réserve ; et ,
sur les scènes variées où M. de Boigne exerça sa péné
tration , nul doute qu'il n'y épuisa plus d'efforts heu
reux et qu'il n'y rompit plus de trames subtiles que le
prince de Bénévent dans toute sa carrière de grâce,
de perfidie et d'éclat.
L'état politique et social de la Savoie, de 1758 à 1768,
peut expliquer comment un esprit vif, indépendant ,
hardi , dut se trouver à l'étroit dans un milieu peu
favorable aux manifestations de la pensée, et encore
moins aux libres allures de jeunes gens séduits par les
théories des philosophes , l'attrait des nouveautés et
le charme dangereux de la critique. Charles-Emma
nuel III régnait depuis longtemps. Minutieux jusqu'à
l'excès , fort jaloux de son autorité comme tous ceux
qui ne sont pas sûrs de leur propre volonté, aimant
peu la guerre , déshabitué de toute initiative , n'ayant
d'énergie que pour résister et de hardiesse que par
éclairs , ce prince subit trois grandes guerres qui
eussent merveilleusement servi sa politique s'il avait
eu le génie de son père Victor -Amédée . La guerre
de la succession de Pologne (1733-1735 ), la guerre de
la succession d'Autriche (1741-1748) et la guerre de
sept ans (1756-1763) n'eurent sur les destinées de la
Savoie que des influences déplorables. L'occupation
des Espagnols ruina les provinces , et les populations
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 15

de la vallée de l'Isère et du Faucigny ont conservé le


souvenir des extorsions et des pillages effrénés de
cette malheureuse époque . Malgré les récents pro
grès que l'établissement du cadastre , la péréquation
de l'impôt, et des conventions internationales relatives
au droit d'aubaine, à l'exécution des contrats et aux
échanges avaient apportés dans la législation, le cabi
net de Turin persistait à maintenir entre la Savoie et
les pays limitrophes des barrières morales que l'opi
nion désavouait. Ainsi , défense aux catholiques sa
voyards d'aller à Genève louer leurs journées , de s'y >

rendre les jours de fête avant midi sans un billet de


leur curé , d'habiter les villages protestants; défense
aux protestants d'habiter en Savoie avant d'avoir
prêté le serment de fidélité au roi et celui de renoncer
à l'exercice public du culte ; le tout à peine d'amende
et des galères. Nous avons fait ailleurs ( 1) le tableau de
cette société, minutieusement et sévèrement envelop
pée dans le réseau d'une administration imitée de
celle de Louis XIV, centralisation excessive qui attri
buait toute initiative au pouvoir personnel du prince ,
et qui en conservait les erreurs sans en atténuer les
périls.
En 1755 , la témérité des malfaiteurs s'était accrue
au point de troubler la vie sociale. N'est-il pas étrange
que ce soit précisément pendant les périodes de com
plète licence politique ( ainsi de 1790 à 1798) comme
pendant les règnes les plus absolus ( voir dans les ré
( 1) Histoire de Savoie, d'après les documents originaux, t. II, p. 86
à 104.
16 LA SAVOIE

cents travaux historiques le récit des émeutes et des


insurrections du règne de Louis XIV) que le lien légal
semble brisé et qu'il y ait le plus d'atteintes portées
au droit de propriété et à la sûreté de l'individu ?
Cette coïncidence n'amène - t- elle pas d'instructives
réflexions et ne doit -elle pas faire mieux apprécier ces
régimes modérés où l'opinion universelle sert de frein
à l'aveuglement des partis ou au caprice des princes ?
Dans le temps où Benoît Le Borgne étudiait sur les
bancs de l'école , on ne parlait que de bandits légen
daires , de coups de main , de fortunes subites , de
hardis contrebandiers fêtés comme le fut Mandrin par
les femmes des villes où ils rançonnaient les gens
du roi. Un arrêt du Sénat de Chambéry ( 1755) donne
l'ordre aux syndics de saisir au corps tout suspect ,
marchát-il en bel équipage. La publication de cette loi
des suspects qui provoque les dénonciateurs par des
primes , dresse la liste des fainéants et leur demande
>

compte de l'ernploi de leurs journées ; cette aggrava..


tion des lois pénales qui inflige les galères pour le vol
de deux écus d'or, et la mort s'il y a récidive ; toutes
ces mesures violentes d'un arbitraire qui n'espère plus
que dans la force, ne révèlent- elles pas une situation
générale profondément compromise ?
Les jeunes gens se passionnaient pour les bannis
et ne jugeaient pas que de tels crimes , surtout ceux
de contrebande et de pillage des gabelles , pussent
mériter la torture et le gibet. Les écrits de Diderot ,
de Jean -Jacques Rousseau , de Voltaire, passaient la
frontière malgré les édits ; on les colportait; les saisies
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 17

judiciaires n'atteignaient que les maladroits , et les


magistrats permettaient aux lettrés ce qu'ils refu
saient au vulgaire . Les parents et les amis de la
famille Le Borgne , parmi lesquels se trouvaient des
hommes en place , des avocats, des syndics , nécessai
>

rement mêlés à ce courant des idées nouvelles , ne


pouvaient absolument cacher à leurs fils ces livres
qu'ils lisaient et qu'ils discutaient. Le cabinet de
Turin cependant avait pris à tâche de satisfaire les
Savoyards, tâche ingrate , disait le roi. La Savoie ,
grâce au bon sens de Victor -Amédée, avait évité Law ;
>

grâce à Charles -Emmanuel III , elle n'aura pas de


ministres comme l'abbé Terray ou M. de Calonne, et
jouira, vingt ans avant la France , de l'égalité civile
et de l'abolition définitive des droits féodaux. Mais il
est des biens qu'on n'apprécie que lorsqu'on les a
perdus ; les tendances honnêtes et prudentes du gou
vernement ne faisaient pas aux actes maladroits de cer
tains agents une compensation suffisante, et des livres
hardis , devenus rapidement populaires, semaient dans
les esprits des germes de dissolution sociale et ce
mépris du principe d'autorité qui devait si tristement
servir d'équilibre à d'immenses bienfaits.
Il se formait déjà en Savoie un esprit public libéral,
intelligent et modéré , qui n'a cessé de grandir, entraî
nant dans sa sphère toutes les nuances indécises d'opi
nions, et ne subissant que passagèrement les influences
du radicalisme naissant ou la pression d'un absolutisme
qui n'avait plus de terrible que les calomnies dont on
le chargeait. Cependant les écrits de Beccaria avaient
2
18 LA SAVOIE

mis en discussion le droit de punir ; les réfutations du


savant et pieux barnabite Gerdil ne pouvaient effacer
l'impression produite par certains mots hardis de
Montesquieu , et le mouvement rural contre la dîme
et les servis propageait jusque parmi les populations
les plus ignorantes ce je ne sais quoi qui est aux
révolutions ce que la lourdeur de l'atmosphère est à
l'orage. L'abus de la réglementation était tel que , sur
l'enquête des intendants ou la plainte des familles , le
roi séquestrait la fortune des dissipateurs , motivant
ses décisions par ce principe trouvé naïf : qu'il était
absurde qu'on se ruinât . Le comte d'Argenson allait
railler cette minutieuse ordonnance des États sardes
en disant :: C'est un royaume tiré au cordeau ; tout s'y
ressent de la propreté qu'on voit dans les petits mé
nages. Ce scrupule de l'ordre valait certainement
beaucoup mieux qu'un élégant abandon ;; mais les épi
grammes de leurs voisins n'en étaient que plus sen
sibles aux Savoyards, fort susceptibles de leur nature,
et qui ne pardonnaient pas à leur prince de les exposer
à de pareilles piqûres .
Le vieux chancelier Caïssotti prétendait qu'un bon
roi devait dispenser ses sujets de penser ; c'était peut
être une ironie; mais les faits semblaient justifier, en
une certaine mesure , ce méchant propos . Quelle
>

carrière s'ouvrait donc à la jeunesse intelligente ? Le


Sénat avait abdiqué; son rôle de cour souveraine
s'était singulièrement amoindri depuis le commence
ment du siècle, et ses chefs étaient désormais choisis
parmi ces Italiens insinuants que les Savoyards n'ont
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE. 19

jamais acceptés qu'avec répugnance. Rien ne décon


sidère plus une institution que son apparente torpeur ;
le Sénat , réduit à l'impuissance par les ministres,
perdait aux yeux du peuple son antique prestige. Le
nombre des avocats diminuait d'un tiers en dix ans ;
ce n'était plus un débouché, ni l'étape des grandes
fonctions, comme autrefois (1 ) . La paix avait encombré
les régiments d'officiers usés dans les rangs infé
rieurs; les nobles y conservaient la prééminence ; les
emplois s'y donnaient au choix , et, malgré l'édit qui
réglait l'avancement pour deux tiers au profit des
nobles , pour un tiers au profit de la roture , la jeu
nesse bourgeoise n'avait aucun penchant à servir en
Piémont. Restait l'Église ; mais les idées religieuses,
battues en brèche par les encyclopédistes, ne recru
taient plus de ces soldats passionnés jusqu'au martyre
qui furent la gloire de la Savoie du moyen âge ; le
long épiscopat de Ms Le Camus à Grenoble , d'où
dépendait une partie de la province, avait jeté dans le
clergé des racines de jansénisme qu'il fut malaisé de
déraciner. Bref, toutes les issues semblaient fermées
à l'avancement des étudiants du caractère de Benoît
Le Borgne.
On manque de détails positifs sur ses premières
années; sa famille elle-même en a peu conservé, et
ne les possède que par tradition . On sait seulement

(1) Je n'en citerai d'autre preuve , pour ne point sortir de mon


sujet, que l'existence besoigneuse du frère aîné de Benoît, l'avocat
Joseph , forcé, pour vivre, d'aller plaider à Turin , et qui mourut
pauvre en 1802.
20 LA SAVOIE

qu'il était vif, impétueux , et qu'on ne l'aurait point


cru capable des actes de persévérance rare dont il
donna plus tard la preuve . Cette vivacité, cette ardeur
d'émotions étaient de famille, si l'on en juge par les
aventures de son frère le chartreux et par celles de
Pierre , l'émigrant de Saint-Domingue et le député aux
Cinq -Cents.
Nous regrettons de ne pouvoir fournir sur ses dé
buts dans la vie ces détails précis , authentiques, qu'il
est intéressant de rapprocher des actes de l'âge mûr,
et qui sont presque toujours caractéristiques lorsqu'il
s'agit d'une individualité aussi tranchée que celle du
comte de Boigne .
Les auteurs des biographies publiées en Savoie en
1828 et en 1830 ont eu le tort de dédaigner ces mo
destes origines du bienfaiteur de Chambéry , trop
humbles , à leurs yeux, pour sa fortune. On se rap
pelle, en les lisant , le biographe de Hoche , écrivant
sous l'inspiration de la famille, et oubliant de dire qu'il
était fils d'un valet de chiens de Louis XV . C'est aussi
l'histoire des courtisans de Bernadotte, rayant de leur
vocabulaire les mots de Béarn et de Gascogne . Ses
descendants ont fait justice de ces préjugés ; ils pro
clament hautement la naissance bourgeoise de celui
qui est devenu le chef de leur famille, et ne redoutent
pas de jeter la lumière sur sa vie. Sans côtoyer le
roman et sans imaginer pour notre héros une enfance et
une jeunesse orageuses, passionnées et romanesques ,
on peut affirmer, grâce aux souvenirs de quelques
vieillards transmis dans les traditions de sa ville
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 21

natale , que son éducation simple, presque rude, ne


convenait point à son caractère amoureux de liberté .
Ses heures de loisir le ramenaient à regret au comp
toir de son père ; le travail assidu de l'école le sédui
sait davantage que le labeur ingrat de l'atelier ou le
relevé des livres de caisse dans le modeste magasin
de la place Saint-Léger. Le foyer paternel lui semblait
froid et terne . Au milieu de cette exubérance de satié
tés et de chimères dont regorgeaient Paris , Versailles,

GMT
Turin , il semble qu'il ne restât plus de place pour
ces existences patriarcales de la province dont la
somnolence et l'habitude pesaient lourdement sur des

on
the
came
of
heart
your
Holandesespeita
esprits alertes, vifs, fougueux, impatients de l'action.
>

Chose étrange ! deux hommes , bien différents du


>

,
général de Boigne par leur nature et leur destinée,

设 15
ont ressenti , à son âge, dans des conditions analogues,
le même sentiment de désespérance profonde et de
fatal ennui. M. de La Mennais avait dix -huit ans lors
qu'il écrivait >, à Saint-Malo , cette boutade : L'ennui

This
naquit en famille, une soirée d'hiver. Le comte de
Maistre n'était encore qu'un jeune étudiant lorsqu'il se
plaignait de languir à Chambéry sous l'énorme poids
du rien. Il n'y avait pas d'ambition dans le peuple ,
disait-il plus tard, en parlant de cette période mal étu
diée qui précéda la Révolution ; on ne trouvait d'écoles
gratuites que celles qui préparaient à la prêtrise;
l'ordre des parents y était la loi vivante , les conseils
de la mère de famille restaient fort écoutés, les brouil
‫دلاری‬

lons quittaient le pays. Le fils du marchand Le Borgne


se piquait peu , sans doute , de philosophie et pré
> 2
‫ر‬La
‫د‬polegte

PELA NAZIONALE
‫را‬

ROMA
22 LA SAVOIE

férait aux rêveries de ces futurs prophétisants les


amusements et la gaité des joyeux compagnons des
basoches et des confréries. Il aimait la musique , se
livrait ardemment à l'exercice de l'escrime, et dut faire
tour à tour sa partie dans les concerts de la bourgeoi
sie et dans ces querelles de faubourgs où la ronce de
Maché le disputait au laurier du Reclus ou de Mont
mélian . Les prairies et les vieux ormes du Colombier
servaient de rendez-vous habituel pour les prouesses
et les danses de la jeunesse de Chambéry. N'est -ce
point le souvenir de ces bruyantes et belles années qui
fixa , cinquante ans plus tard , le choix du comte de
Boigne , riche et vieilli , sur l'habitation de Buisson
Rond , voisine de ces lieux témoins des jeux de son
enfance , et lui fit enfermer les prés du Colombier dans
l'enclos de sa résidence seigneuriale ?
Benoît Le Borgne avait dix-sept ans ; plusieurs pro
jets lui traversaient l'esprit , et le goût des aventures ,
le penchant à l'émigration , naturels à ses compatriotes ,
sollicitaient son ardeur de tempérament. On ne sait
au juste quel fut le motif qui précipita son départ :
la rancune d'un magistrat piémontais ou les suites
d'un duel avec un officier sarde .. Il ne faut pas croire
que le préjugé qui travait entre la noblesse et la
roture une ligne de démarcation d'apparence infran
chissable tînt les fils à distance comme elle séparait
les pères , ni que , dans la vie de tous les jours , on
rencontrât ces dissonances éclatantes que quelques
historiens ont signalées , prenant l'exception pour la
règle et oubliant que la vie est faite d'accommodements
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 23

et de transactions. L'âge rapprochait les jeunes gens


des deux classes sur le terrain du jeu et de la galan
terie ; ils se rencontraient, s'associaient ou se querel
laient avec une parfaite égalité , dans les cercles ou
les ruelles , pourvu qu'ils fussent riches, élégants ou
bien nés. Les sociétés de musique et de tir servaient
aussi de champ neutre, et un courtois échange de pri
mautés exigeait que le roy de l'oyseau prît pour reine
une bourgeoise s'il était noble , une fille de la noblesse
s'il était roturier .
La vie qu'on menait en Savoie, malgré ces secousses
orageuses dont s'effrayaient les penseurs et ces nuages
précurseurs de la tempête qui préoccupaient les poli
tiques, n'était donc pas aussi grave qu'on peut se la
figurer de nos jours . La noblesse était nombreuse et
couvrait encore le pays de ses terres et de ses châteaux.
Depuis le xviº siècle , elle avait perdu la rudesse et
l'humeur batailleuse des temps féodaux ; on sait, par
les lettres de saint François de Sales, les recueils de
l'évêque de Belley, de Nicolas de Hauteville , et les
manuscrits originaux pieusement conservés aux ar
chives de la Visitation d'Annecy , quelle était déjà, au
cours du xvile siècle, cette existence de relations cor
diales , d'amusements et de fêtes que troublaient, de
>

temps à autre , le passage des troupes espagnoles , la


subite irruption d'une armée française, ou l'ordre à ces
jeunes nobles d'aller au - delà des monts camper dans
les rizières lombardes ou devant les citadelles du
Montferrat. Au XVIIIe siècle, après cette rude secousse
de l'occupation espagnole, il semblait que les liens de
24 LA SAVOIE

famille, d'amitié , et que les sentiments de patriotisme


en eussent reçu comme une empreinte plus chaude ,
et que ces chocs , au lieu d'ébranler l'édifice, en
eussent rapproché, resserré et consolidé les vivantes
assises .
Les mémoires de Jean -Jacques Rousseau , la corres
pondance des médecins , des pasteurs et des savants
de Genève, retracent dans toute la sincérité de gens
qui ne fardent point la vérité , parce qu'ils écrivent à
des amis et ne pensent point à contrarier l'idée d'au
trui , ce qu'il y avait de mouvement et de vie dans une
époque aujourd'hui trop calomniée et trop vantée ,
trop calomniée surtout , et où se remuaient tous les
systèmes que notre vanité contemporaine s'imagine
avoir inventés . Les lettres de Rousseau , de Grimm ,
de Moultou , de Romilly, de Gerdil, de Jacob Vernes ,
de Haller, de Voltaire, de Tronchin , sont une parfaite

image de ces variétés d'esprit et de tendances dont se


composait alors l'atmosphère morale de la région des
Alpes occidentales.
Au milieu des controverses , des réticences, des sub
tilités , on y surprend les détails de la vie intime , les
progrès d'une longue révolution morale , le déclin et
>

l'obstination des vieilles meurs , l'influence des lettres


prolongeant celle des croyances ou lui faisant, par de
subites agressions ។, une guerre sans merci ; la nou
veauté de certaines théories dissimulant le péril social,
et quantité de jeunes enthousiastes, à la fois avides de
science et d'action , qui veulent tout pénétrer, tout
comprendre , tout régler, qui bientôt voudront tout
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 25

réformer, tout entreprendre , et qui disparaîtront au


7

milieu des flammes que leurs imprévoyantes mains


auront partout allumées.
Rien de plus utile à étudier que les années qui pré
cédèrent les grandes secousses historiques ; mais,
hélas ! combien de fois le voile de l'oubli et de l'indif
férence s'est-il abaissé entre nous et ces époques ,

-
pourtant si rapprochées dans le temps , et que le pré
jugé et l'ingratitude ont comme écartées à tout jamais
de nos réflexions ! En ce siècle de grande mollesse et
d'universel affaissement, pour emprunter les paroles
de l'illustre historien des moines, il faut retrouver le
secret de la force , il faut rendre justice à ceux de nos
pères qui furent les suprêmes soldats du droit , et qui
2

prirent à tâche, au travers des défections, des bruta


lités et des avilissements , de maintenir intacte l'idée
de la patrie et de rétablir la loi du respect.

LI
On a considéré trop habituellement dans les actes
des hommes les motifs intéressés , les succès maté
riels ; il faut y voir autre chose ; il faut y chercher cette
loi d'équilibre moral qui, à notre insu et souvent mal
gré nous , domine et règle nos actions , ce je ne sais
2

quoi de secret et d'impérieux , puisé dans le sang , >

avivé par la conscience, agrandi par l'élan de l'âme, et


qui devient la loi de l'homme comme une autre irrésis
tible et divine impulsion devient la loi de l'histoire .
C'est pour cela que j'insiste sur les meurs de la so
ciété où le héros de ce récit puisa ses premières inspi
rations et s'imprégna d'idées qu'il ne déserta jamais .
Ceux qui, au XIV ° et au xv° siècle, avaient échangé des
in

26 LA SAVOIE

coups d'arquebuse ou s'étaient mutuellement incen


diés ne se plaisaient plus qu'aux relations polies et
aux chevaleresques amitiés. Les seigneurs qui , cin
quante ans plus tôt, se retrouvaient dans les camps avec
l'écharpe jaune d'Espagne ou la blanche de France ,
avaient peu à peu perdu l'indifférence féodale, et un
sentiment plus large , plus noble, plus vif de la patrie
pénétrait leur coeur ; on allait trop tôt en voir les
preuves héroïques.
La bourgeoisie subissait l'influence de cette no
blesse courtoise et lettrée ; elle partageait, pour mieux
dire, ses sensations, comme elle approuvait ses prin
cipes. Nul peuple n'était à la fois plus tranquille et plus
agité , et dans toute l'Europe on n'aurait pu trouver
une nation mieux affermie dans ses croyances , plus
attachée à ses princes, jouissant avec plus de sérénité
du calme de la paix , mais comme rassasiée de son
repos .
Les visites de famille à famille étaient fréquentes;
une cordialité franche s'y mêlait à de familières habi
tudes ; la vie de ce temps avait un charme extrême et
portait les élégances et les délassements du monde
jusqu'au milieu des châtaigneraies du Chablais et des
sapinières de la Maurienne. Je pourrais appuyer mon
opinion de preuves tirées de l'existence de deux gen
tilshommes savoyards de ce temps-là , dont un hasard
heureux m'a permis d'étudier la vie privée prise sur le
fait, et pour ainsi dire heure par heure, dans les détails
les plus vulgaires.
Si c'était ici le lieu et le cas, je raconterais l'histoire
de
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 27

brindano
de ce gentilhomme du Chablais , Jean - François de
Copponex , poète , batailleur, brutal ou chevaleresque
suivant le jour ou l'occasion, qui se déclarait l'ennemi
personnel de la république de Genève , la brava pen
dant sept ans ( 1769 à 1776), passionna la province par
son éloquence emportée , ses excès et ses malheurs
durant un procés dramatique et les quatorze ans de
détention qui le suivirent. Ce jeune homme, avec ses
qualités et ses défauts , rappelle les débuts trop célè
bres de Mirabeau, dont il aurait pu , peut-être , mieux
servi par sa conduite, imiter sur la scène restreinte des
Alpes le rôle agressif et populaire (1 ).
A quelques lieues de Copponex en descendant la
vallée du Rhône, au -dessous de Culoz, après avoir passé
devant les vieilles constructions du château de Lucey,
qui devait, comme Buisson-Rond, devenir l'une des de
meures de prédilection du comte de Boigne, on ren
contre un large bassin accidenté par des collines boi
sées dont chacune supporte une église ou un donjon .
En 1794 , les démolisseurs du conventionnel Albitte
n'ont pu qu'ébrécher ces tours , dont la masse com
pacte brave le temps et les hommes. Sur l'un de ces
sommets, proche l'église de Saint-Paul, se dresse le
château de Choysel , d'où la vue s'étend, par delà le
cours sinueux et les iles du Rhône, sur les montagnes
du Bugey , et s'arrête à l'est contre les escarpements de

( 1 ) Voir, aux archives de Genève , les pièces du procès de Cop


ponex et la correspondance échangée à ce propos entre les cours
de Versailles et de Turin , et les magistrats de Genève , de 1776 à 1790.
Copponex mourut en prison au mois de février 1791 .
28 LA SAVOIE

la Dent-du -Chat, à l'ouest sur des pentes boisées . Ces


dernières collines descendent comme des glacis de
citadelle d'une muraille abrupte, qui , de la Balme
de Pierre Châtel aux portes de Chailles , ferme ce
triangle , vanté par Strabon et Polybe , où jadis pas
sait la route d'Italie et qui vit les exploits de César et
de Mandrin . Le comte de Choysel, allié aux meilleures
familles de la Savoie, du Bugey et du Dauphiné , les
comtes de Bons, de Cordon et de Seyssel , les marquis
de Lucey et d’Yenne, le chevalier de Virieu ,> les d’Ar
collières, les Vésin , nous représente le type de cette
bonhomie insouciante qui se préoccupait médiocre
ment des questions brûlantes de l'époque, et jouissait
des tranquilles satisfactions de la famille, agrémentées
de chasses et de fréquents voyages à Lyon , Belley ,
Vienne , Chambéry, et aux bains d'Aix , déjà fréquentés
par les gens de loisir.
J'ai eu la bonne fortune de feuilleter le livre de raison
de cet aimable seigneur (1) ; on y trouve les plus cu
rieux renseignements sur la vie familière des gentils
hommes de la province et des détails précis qui mon
trent combien peu , même à la date de 1782 , les gens
ensés s'inquiétaient de l'exaltation des publicistes et
des idées de réforme. Ne dirait-on pas, à lire nos his
toriens, qu'une fièvre philosophique agitait les villes
et les campagnes, et que toutes les oreilles se tour
( 1 ) Livre de receple et de despences en argent pour le seigneur comle
de Choysel ; in -folio, relié en basane , d'environ 400 feuillets, en la
possession de M. le notaire Rumilly, maire d'Yenne. La partie la
plus détaillée commence au 1er septembre 1770 et finit au 16 jan
vier 1782 .
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 29

naient pour écouter les bruits de Paris ? Le 12 avril


1775, un colporteur passe ; croyez-vous que le comte
de Choysel lui demande les petits livrets de Diderot ou
les écrits licencieux imprimés en Hollande et que Vol
taire faisait estampiller de la marque des typographes
génevois , au grand scandale du Consistoire ? Non . Il
achète deux douzaines d'Élans vers le ciel , « pour en
distribuer, » met-il en note , et pour 38 livres 17 sols
(somme relativement assez forte, puisque la façon d'une
culotte de velours brun lui coûtait seulement 1 livre
10 sols , et la livre de bouf 3 sols) de livres édifiants
dont voici les titres : L'Ame embrasée de l'amour di
vin , l’Ame contemplant la grandeur de Dieu , l'Ame
pénitente, l'Ame fidèle, Histoires pour édifier, Neu
vaine au Sacré-Coeur de Jésus, Histoire de la Bible,
l’Albert chrétien , Épîtres et Évangiles. M. de Choysel
ajoute à la marge : Ceux-ci sont pour mettre en place
de ceux que j'ay bruslés , et ce trait marque bien la
transition brusque, assez naturelle à l'homme qui trans
forme en gravité, en dévotion, les efflorescences et les
légèretés de la veille, et que traduit sous une forme
expressive un proverbe connu ( 1).
Les élans juvéniles mais trop agressifs du sire de
Copponex , les habitudes bienveillantes et calmes de
M. de Choysel, me semblent résumer à merveille les
vives et chevaleresques allures de cette noblesse de
Savoie qui n'avait point d'ennemis , comme devait le
(1) Les goûts de la marquise de Lucey étaient diamétralement
opposés à ceux du comte de Choysel quant au choix des livres.
(Archives du château de Lucey. )
30 LA SAVOIE

prouver, quelques années plus tard, la modération rela .

tive des jacobins et des conventionnels, et dont les sen


timents de fidélité et d'honneur se marquèrent, de 1792
à 1798 , par des traits sublimes d'abnégation et d'hé
roïsme. Aussi pouvait-on dire de la Savoie de cette
époque :
« On ne trouve jamais en Savoie deux sociétés enne
mies, à quelque date que l'on s'arrête. Dans le passé,
il y avait des souvenirs d'association plutôt que de
conquête ; entre les gentilshommes, les bourgeois et le
peuple, il n'y eut pas ce divorce brutal de l'injustice
des uns, de la rancune ou de la jalousie des autres. La
noblesse n'oublia pas que le tiers- état lui avait fourni
plus de la moitié de ses chefs ; le clergé se souvint que
l'Église demeura pendant de longs siècles le suprême
asile des libertés mourantes ; le peuple fut sans haine
parce qu'il était sans blessures (1). »
Toutefois, de Copponex à Choysell'écart était grand ;
toutes les passions , tous les désirs , tous les regrets y
>

trouvaient leur place ; ils se manifestaient de mille


façons, au gré de chacun . L'épuisement des pouvoirs
publics gagnait les entrailles de la nation ; on recher
chait ce je ne sais quoi d'inconnu qui est comme le
ferment des sociétés au déclin ; on n'avait pas encore ,
comme nous , la lassitude invincible du changement;
on le désirait, on l'appelait, quel qu'il fût. Il n'y avait
point contradiction entre les appréhensions des uns,
l'impatience des autres, le découragement de quelques
( 1) Histoire de Savoie, t. II, p. 549.
AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE . 31

âmes amoureuses d'action , et le goût général du


plaisir.
Jean - Jacques ne voyait plus Chambéry, à vingt ans
de distance, qu'à travers le souvenir enchanteur des
bals, des concerts, des jeux folâtres; Joseph de Maistre,
d'humeur déjà sombre , s'y ennuyait à mourir alors
même que son frère Xavier s'y amusait à en perdre
l'âme, et prenait part aux divertissements et aux éclats
d'une jeunesse aventureuse . N'est -ce pas un symptôme
aussi que cet amour des aventures et cette poursuite
de l'émotion qui engageaient l'aristocratie de Savoie
à imiter les audaces de Pilâtre du Rozier au lendemain
de l'invention des montgolfières ? Les femmes les plus
élégantes de Chambéry , la comtesse de Cevin , la
marquise de Lucey , la baronne de Montailleur, Ma
dame de Morand , se donnaient rendez- vous dans les
2

jardins de Buisson - Rond pour voir le chevalier de


Maistre, blotti dans un panier d'osier, s'élancer dans
les airs au-dessous d'un feu ardent dont les flammèches
enveloppaient la gaze légère qui servait de véhicule au
hardi voyageur ( 1).
Benoît Le Borgne était homme à le suivre; mais
son activité plus sérieuse n'aimait pas à se prodiguer
en des prouesses inutiles. Après avoir épuisé en ses
années d'adolescence tout ce que Chambéry pouvait
offrir d'attraits à un esprit comme le sien , il avait com

( 1) Lettre de M. de S... au comte de C... ; Chambéry, Gorrin , im


primeur, 8 mai 1784. Plaquette fort rare où se trouvent décrits les
incidents de cette curieuse ascension, négligée par les biographes
des frères de Maistre .
32 LA SAVOIE AVANT LA RÉVOLUTION FRANÇAISE .
pris que cette société agréable, mais amollie et toute
pétrie de préjugés , ne lui réservait d'autre avenir
qu'une existence besoigneuse et végétative. Singulier
contraste et qui marque bien la dominante de ces
deux caractères si opposés ! Benoît Le Borgne, après
une vie déjà tourmentée, entrait au service de Sindhia,
quelques jours après celui où le galant chevalier de
Maistre s'envolait avec la grâce de son style. La désin
volture de l'un , ses séductions , sa finesse de race , ont
pour image ce ballon éphémère qui va très-haut mais
qui doit vite retomber : c'est une force empruntée qui
le soutient, c'est une puissance fugitive qui l'entraîne,
et jusque dans sa hardiesse il sera le jouet de la brise.
L'autre, l'aventurier, le pionnier obscur qui , à quatre
mille lieues de ces jardins où il reviendra en maître,
se met à la solde d'un prince à demi barbare, ne perd
pas pied >, et ne tente pas la voie chimérique des
nuées ; il fera son métier de soldat bravement, loya
lement ; de soldat il deviendra diplomate , de diplomate
presque prince, et cela en ne hasardant rien légère
ment, en calculant ses efforts, en ajoutant à la puissance
du raisonnement la force de l'invention, et à l'activité
}
la patience.
III .

PREMIÈRES ÉPREUVES .

Telle était la société de Savoie dans le second tiers


du XVIIIe siècle : des vertus ignorées , des dévoûments
sans emploi , l'héroïsme au repos ; point de carrière
qui offrît assez d'intérêt moral ou de profit matériel ;
de l'impatience , de l'inquiétude , du malaise dans les
classes moyennes , de l'insouciance dans les autres .
Aussi les caractères qui ne pouvaient se faire à cette
discipline morale ni s'assouplir à cette apparente
inertie devenaient-ils, aux yeux des hommes timorés
ou jaloux, un danger ou un scandale.
En 1756, M. de Grégory, ministre d'État, donnait
l'ordre à l'intendant de Savoie d'attirer et d'occuper
ces sujets d'esprit, de bon caractère, experts au cal
cul et à la science économique, desquels il s'en trouve
beaucoup dans la bourgeoisie de Chambéry qui, faute
3
34 PREMIÈRES ÉPREUVES .

d'occupations , se perd dans l'oisiveté. Benoît n'avait


alors que cinq ans; mais dix ans plus tard ; il faisait
partie de ce groupe intelligent dont l'inaction pesait
1
au pouvoir comme à eux-mêmes ; et l'intendant , pas
plus en 1766 qu'en 1756, ne savait choisir ces hommes
et les utiliser pour le bien public. Benoît Le Borgne
quitta le pays et vint en France ; il le quitta dans de
bonnes conditions , ni comme un brouillon ni comme
un fugitif (1), puisqu'il put acheter immédiatement une
charge d'enseigne dans le régiment irlandais de lord
Clare , ce qui suppose des ressources assez considé
rables et de puissantes recommandations, les charges
de ce genre étant fort convoitées et fort chères. Le
régiment de Clare, l'un des cinq de la brigade irlan
daise au service du roi Louis XV, tenait garnison à
Landrecies ; le colonel Leith y avait introduit une dis
cipline exacte , et on citait ce corps d'élite parmi les
plus réguliers et les mieux commandés de l'armée
française .
Après trois années de séjour en Flandre, le régiment
de Clare reçut l'ordre de départ pour l'Ile -de -France,
d'où il revint au bout de dix-huit mois pour aller de
Lorient à Béthune (2 ). Le jeune enseigne , un instant
(1) Ainsi que le crut trop facilement Henri Beyle en 1837, lors
qu'il recueillit à Chambéry , sous les portiques, les propos jaloux des
désœuvrés de la ville . — Voir les Mémoires d'un touriste (Stendhal),
édition de 1854, t. I, p . 183 , à la note .
( 2) J'ai recherché des détails précis sur cette période de la vie de
M. de Boigne. M. Camille Rousset, de l'Académie française, l'aimable
et sayant conservateur des archives du dépôt de la guerre , m'a
donné le motif de l'insuccès de mes investigations :
Aux archives historiques du dépôt de la guerre, on a toujours suivi
PREMIÈRES ÉPREUVES . 35

ravi par le voyage d'outre -mer et les séductions de


cette vie créole où le charme des relations sociales, la
beauté du climat , la facilité de vivre , ont vite apaisé
>

l'ambition et assoupi l'impatience des Européens, ne


retrouva qu'en soupirant les plaines monotones et bru
meuses du Nord , et ne reprit qu'à regret la vie de
garnison , ses plaisirs vulgaires , ses règles étroites, ses
perspectives ingrates. Il n'avait pas conquis un grade,
et ne se sentait pas d'humeur à s'user dans les em
plois subalternes ; il lui fallait autre chose que les petits
incidents du corps de garde et la gloriole des jours de
parade. Il avait appris , pendant ces cinq années, tout
ce que la théorie militaire du temps consacrait à l'en
seignement professionnel de l'art de la guerre ; il lui
tardait de mettre en pratique ce qu'il avait vu sur les
champs de maneuvres; la paix ne lui faisait espérer
aucune chance prochaine de se distinguer et de se
mettre en lumière ; il résolut d'aller là où l'on se
battait encore .
Cet homme de vingt-deux ans , instruit, énergique,
animé du sentiment de sa propre valeur, était comme
un aiglon en cage vis - à -vis de ces colonels adoles

le principe : DE MINIMIS NON CURAT PRÆTOR . Les documents d'intérêt


général , la correspondance d'état-major et de cabinet, voilà ce que
vous y trouverez ; mais de détails, point, si ce n'est en ce qui touche
les opérations militaires de campagne ou de siége. C'est vous dire que
pour une période de paix, comme de 1768 à 1773, nous n'avons rien sur
les routes d'étape et les garnisons du régiment de Clare non plus que
de tout autre, rien non plus sur les faits et gestes d'un aussi petit per
sonnage qu'un enseigne. Je regrette, monsieur, de n'avoir pas de réponse
>

plus satisfaisante à vous faire, sachant que celle -ci est à désespérer un
chercheur aussi consciencieux que vous êtes. (Lettre du 26 août 1872.)
36 PREMIÈRES ÉPREUVES .

cents ( 1) et de ces futurs maréchaux par droit de


naissance qui ne possédaient pas tous les qualités du
comte de Gisors ou du marquis de Colbert. Il avait
certainement commenté la belle Instruction du colonel
que le maréchal de Belle-Isle rédigea pour son fils, et
qui passait dans l'armée pour un chef - d'oeuvre résu
mant les préceptes militaires et moraux capables de
former un excellent chef de corps ; mais il préférait à
la régulière ordonnance de la théorie l'imprévu , le
neuf de l'action, et aux principes mūris dans le silence
>

du cabinet les pensées soudaines qui jaillissent du


cerveau au feu du canon .
Il apprend que la Russie , alors en guerre avec les
Turcs , cherchait à recruter des officiers habiles et ré
solus. Il demande son congé , cède sa commission ,
obtient des amis de sa famille des lettres de recom
mandation pour les ministres du roi de Sardaigne et
surtout pour un savoyard , le marquis d'Aigueblanche,
qui habitait Turin . Le marquis s'intéresse au jeune
officier et le recommande chaudement par écrit au
comte Orloff, chef suprême des forces de terre et de
mer que la Russie entretenait dans l’Archipel . Le
comte Orloff l'accueille avec empressement , et lui
donne le brevet de capitaine dans un régiment grec
qui se formait à Paros.
Ses débuts ne furent point heureux; il faisait partie
du corps de débarquement qui fit une descente si

(1 ) En 1750, le comte de Gisors, âgé de dix-sept ans, fut nommé


colonel du régiment de Champagne , l'un des six vieux corps de
l'infanterie française.
PREMIÈRES ÉPREUVES . 37

folle dans l'île de Ténédos ; pris par les Turcs, dès les
premiers jours du siége,> dans un combat d'avant
poste où il n'eut même pas la joie stérile de se mettre
en évidence , il fut conduit à Scio, où il resta détenu
jusqu'à la paix. Certains de ses biographes assurent
qu'il fut emmené à Constantinople et que là, soumis
aux plus rudes travaux , confondu dans la foule des
esclaves, il passait ses journées à puiser de l'eau dans
les fontaines qui bordent les rives de l'Hellespont (1 ) .
Sept mois de captivité , le peu d'issues que la fin de
la guerre laissait désormais à l'avancement , la situa
tion fausse où se trouvent placés, en pays étranger, les
gens qui ne sont plus nécessaires, toutes ces considé
rations l'eurent promptement dégoûté de sa nouvelle
carrière. Aussitôt après sa mise en liberté , il s'em
barqua pour Smyrne , où il rencontra des marchands
anglais arrivant des Indes. Frappé de leurs récits et
de la description que ces voyageurs lui firent du chaos
politique de ces pays , il résolut d'y tenter fortune. De
Constantinople, il envoya sa démission , la fit agréer,
et revint en Asie par Alep pour s'y joindre aux cara
vanes à destination de Bagdad dont cette ville était le
point de départ.
C'était au plus fort de la guerre qui durait depuis
longtemps entre les Persans et les Turcs. A quelques
marches en avant de Bagdad , les marchands qui com
posaient la caravane, saisis de panique en voyant les
marques trop certaines des pillages et des violences

( 1 ) Lettres de Longinus, nº six des Documents.


---
38 PREMIÈRES ÉPREUVES .

que se permettaient vaincus et vainqueurs dans ces


régions vouées aux horreurs de la guerre , hésitèrent
à descendre dans la plaine, et reprirent en désarroi le
chemin d'Alep . Un homme seul ne pouvait affronter
les dangers devant lesquels reculait une troupe nom
breuse et bien armée . Déconcerté par ce changement
d'itinéraire , M. de Boigne s'y résigna vite ; il n'était
point de ceux qui perdent le temps à déplorer une
chose faite. Renonçant à gagner les Indes par cette
voie , incontestablement de beaucoup la plus dange
reuse et la plus longue, il revint à Smyrne et s'y em
barqua pour l'Égypte. Un naufrage sur les côtes basses
et sablonneuses d'Alexandrie , quelques jours d'inquié
tudes au milieu des pillards arabes ne lui firent point
perdre courage ; arrivé au Caire dans un état complet
de dénument, il réussit à se faire introduire auprès
de M. Baldwin , consul général d’Angleterre, à l'inté
resser à sa position , à lui faire approuver ses projets
d'avenir. Grâce à la bienveillante sympathie de cet
excellent homme et à des secours aussi efficaces que
délicats , M. de Boigne put s'embarquer pour l'Inde,
à Suez, sur un navire de la Compagnie, emportant de
pressantes lettres de recommandation pour le major
Sydenham , commandant du fort Saint -Georges à
Madras.
C'était en janvier 1778. Les bonnes intentions de
M. Baldwin ne réalisèrent pas, tout d'abord, le prompt
succès dont se flattait son jeune protégé ; la fierté de
Benoît de Boigne se pliait malaisément aux démarches,
aux sollicitations qu'on exigeait de lui. Ses modiques
PREMIÈRES ÉPREUVES. 39

ressources s'épuisèrent ; il se vit réduit, pour vivre,


à donner des leçons d'escrime.
Les instances de M. Baldwin réussirent enfin à vaincre
les hésitations du gouverneur, M. Rumbold, qui se dé
cida à offrir à l'ancien capitaine au service de Russie le
modeste grade d'enseigne dans le 6e bataillon des
troupes indigènes de la présidence de Madras. Dans
ce pays de faveurs et de priviléges c'était un éclair de
fortune dont il fallait profiter ; mais M. de Boigne
n'avait pas encore mis la main sur la formule magique
qui devait lui ouvrir les portes des splendeurs orien
tales ; avant de dépasser le seuil, il devait traverser de
rudes épreuves et subir d'étranges mécomptes.
Peu de mois s'étaient écoulés, lorsque la colonne de
Baillie , dont faisait partie le 6e bataillon , fut détruite
dans une rencontre avec le fils d'Hyder-Ali , Tippöo
Saheb . M. de Boigne , chargé d'escorter un convoi de
grains pour Madras , ne se trouvait pas sur le théâtre
de l'événement, et dut à cette circonstance d'échapper
au massacre . Il semblait dans sa destinée de toujours
être frappé par la fortune tant qu'il servirait en sous
ordre , et de ne pouvoir la maîtriser que lorsqu'il la
verrait face à face , seul responsable de ses actes. La
défaite de Baillie jeta une sorte de défaveur sur tous
ceux qui, de près ou de loin , avaient pris part à cette
malencontreuse expédition . Peu après, le jeune en
seigne se crut blessé d'un acte du gouverneur, lord
Macartney, qui confia les fonctions d'adjudant dans
un détachement à un officier d'une promotion plus
récente. Il résigna sa commission, et conçut le dessein
40 PREMIÈRES ÉPREUVES .

de gagner Calcutta pour , de là , rejoindre les pos


sessions russes asiatiques par la voie de terre. Lord
Macartney , mieux instruit des conséquences de la
faveur qu'il avait faite au préjudice de M. de Boigne ,
comprit qu'il avait eu des torts, et voulut les réparer.
Il sentait aussi quel était le prix d'une âme aussi fière;
mais le jeune officier persista dans sa résolution de
quitter le service de la Compagnie , et n'accepta que
des lettres pour le gouverneur général lord Hastings.
Ce dernier, qui savait apprécier les hommes , le re
çut à merveille lors de son passage à Calcutta ; ne pou
vant le retenir, il résolut d'utiliser son énergie dans
le projet aventureux qu'il avait conçu . Il l'assura de la
protection du gouvernement anglais , et le munit de
lettres de crédit et de dépêches officielles de recom
mandation non-seulement pour les agents anglais des
provinces de l'Inde appartenant à la Compagnie, mais
aussi pour tous les princes qu'un lien de dépendance
rattachait à l'alliance anglaise. Le voyageur n'attendit
pas longtemps pour recevoir la preuve du prestige
moral et des avantages matériels qu'allait lui assurer
cette position rare.
On ne rencontre désormais que quelques jalons
pour suivre avec certitude les traces du jeune officier ;
les détails les plus précis, les seuls authentiques jus
qu'ici , étaient ceux fournis par l'honorable James
Grant dans son Histoire des Mahrattes (1 ), et qu'il dit
( 1 ) History OF THE MAHRATTAS, by Janies Granl Duff, esg. capluin
in the first, or grenadier, regiment of Bombay native infuntry, and
lale political resident al Satara.- London, 1826, 3 vol. in-8°.
PREMIÈRES ÉPREUVES . 41

avoir recueillis lui-même de la bouche du général de


Boigne, d'après ses notes et mémoires ( 1), dont mal
heureusement il ne reste que quelques papiers épars,
soit que le général lui - même , fort désintéressé de
la gloire , les ait brûlés , soit qu'on les ait égarés
>

comme il est souvent arrivé pour des titres de cette


importance, malgré toutes les précautions de la piété
filiale. Des circonstances particulières ayant décidé
les petits-fils du général à rechercher et à recueillir
tous les faits intéressant la vie de leur aïeul, il m'a été
possible de grouper quantité de détails et d'apprécia
tions enfouis dans les narrations anglaises contempo
raines , dans des lettres inédites , dans les gazettes
>

du temps, et dont l'ensemble rétablit avec une sûreté


incontestable les incidents de cette existence si mal
connue et si digne de l'être .
Je dois ajouter que les Anglais, esprits pratiques,
savent mieux que nous le peu de cas qu'il faut faire
des sottises de la presse et des méchancetés de l'envie.

( 1 ) A la fin d'une note sommaire sur la vie militaire du général


comte de Boigne, James Grant s'exprime ainsi : Je profile de celle
occasion pour exprimer ma reconnaissance au général comte de
Boigne pour la courtoisie généreuse avec laquelle il m'a communiqué
ses noles et ses souvenirs pendant la visite que je lui fis dans sa sci
gneuriale et hospitalière habilation de Chambéry (t. II, p. 476 à 482).
L'exemplaire de l'Histoire des Mahratles que nous avons eu entre
les mains porte, sur la première page du premier volume, cette dé
dicace flatteuse qui emprunte une importance toute particulière
au caractère réservé , plein de dignité et de sévère délicatesse,
que les écrivains anglais reconnaissent à l'honorable James Grant,
mieux au courant que personne d'ailleurs , par la spécialité de ses
études, des affaires de l'Inde : General count de Boigne , auth . lest.
respect and remembrance from the author, James Grant.
42 PREMIÈRES ÉPREUVES .

Deux des leurs, un officier et un diplomate, sir Henry


Lytton Bulwer et le colonel Malleson , jugeant deux des
nôtres, se sont rencontrés dans la même pensée : Le
moment arrive assez vite, disent-ils, pour tout nom cé
lèbre, où il est rassasié et comme saturé de tout ce qu'il
peut porter et contenir de propos en l'air et de médi
sances ; à partir de ce moment on a beau dire et écrire,
rien ne mord plus, rien n'a prise sur lui, tout glisse;
et le nom, désormais garanti, est partout tenu à son
titre, et compté pour ce qu'il vaut ( 1 ). Grant et Malleson
.

ont hautement proclamé leur estime d'historiens pour


l'aventurier de 1784 ; les effronteries de quelque fâ
cheux discourtois ne peuvent entamer une réputation
que les plus intéressés à la perdre déclarent intacte :
Sæpius ventis agitatur ingens
Pinus, et celsæ graviore casu
Decidunt turres, feriuntque summos
Fulgura montes (2).

Mais ce lyrique appel à l'indifférence d'un stoïque


orgueilleux eût été hors de saison vis-à-vis du calme
naturel et modeste du sage dont j'essaie de raconter
la vie . Il n'avait point de colère pour certaines atta
ques , pas même du mépris, à peine du dédain ; les plus

vifs de caractère et d'humeur arrivent à cette impassi


bilité que donne la pratique de la vie ; il aurait dit
volontiers comme ce grand homme d'État, notre con
temporain, grâce à Dieu , répondant à quelqu'un qui
( 1) Voir Sainte-Beuve , Nouveaux Lundis, t. XII, 67, et Edinburgh
Review , 1868 , IX .
(2) Horace, Ode à Licinius, II , X.
PREMIÈRES ÉPREUVES . 43

le pressaitde démentir une calomnie : Je suis un vieux


parapluie sur lequel il pleut depuis quarante ans ;
que me font quelques gouttes de plus ou de moins ?
Et, par le fait, sa dignité froide a eu raison des em
portements des envieux ; s'il est quelque chose qui
marche sûrement et droit au but ,> quels que soient sa
lenteur apparente et ses détours, c'est la vérité. Il
n'est point aujourd'hui de publication anglaise sur
l'histoire de l'Inde où l'on ne revienne avec détails sur
ces dernières années du xviie siècle, où de hardis sol
dats de fortune tinrent en échec la puissance britanni
que ; parmi les plus importants de ces hommes , qu'ils
appellent spirituellement la petite monnaie de lord
Clive, les historiens de Londres , d'Édimbourg. et de
Calcutta placent au premier rang le général de Boigne,
et sont unanimes à reconnaître qu'il fut le meilleur
soldat, l'homme le plus bienveillant et le plus intègre
qui parvint au pouvoir suprême chez les princes
hindous (1).

( 1 ) Voir Edinburgh Review ; -


Military Memoirs of G. Thomas, by
Franklin ; — Military Memoirs of lieut. -col. J. Skinner, by J.-B. Fra
ser, etc., etc .; -Revue britannique (édition de Paris) , numéros de
février 1870 et janvier 1872 .
IV .

WARREN HASTINGS .

Benoît de Boigne quitte Calcutta au printemps de


l'année 1783, et remonte lentement la vallée du Gange,
s'arrêtant à Patna, Dinapöor, Bénarès , étudiant les
meurs de ces peuples foulés par l'oppression euro
péenne, cherchant le secret de cette civilisation aussi
vieille que le monde, et qui ne fournissait pas àછે ces mil
lions d'hommes intelligents assez de virilité pour jeter
à la mer les quelques milliers d'Anglais qui dévoraient
leur substance. Warren Hastings, gouverneur du
Bengale depuis 1774, y exerçait alors les droits absolus
d'un satrape d'Orient et ces effrénées dilapidations
qui le firent citer cinq ans plus tard , par l'indignation
>

publique, à la barre de la cour des Pairs . Il avait les


fantaisies d'un Verrès et ses goûts , et les déguisait sous
l'apparence du bien de l'Angleterre, affirmant avec une
audace singulière que son administration n'était qu'un
46 WARREN HASTINGS .

péculat patriotique. « Les deux principes des faits et


gestes de l'accusé , disait Burke , l'orateur des Com- '
munes , étaient le despotisme et l'avarice ; rien ne
lui paraissait injuste, illégitime ou infâme, pourvu qu'il
tendît à augmenter l'influence du premier ou à satis
faire la soif insatiable de l'autre . » Le voyageur qui par
courait ces contrées populeuses, comblées des dons de
la Providence, et qui les vit si malheureuses, courbées
sous le sabre des habits rouges , comme le sont encore
aujourd'hui les Fellahs d'Égypte sous le bâton du
chiaouch , dut se sentir possédé du désir d'étudier
l'existence intime de l'Inde, de pénétrer ses mystères.
Qui saura les pensées de revendication et d'affranchis
sement pour ce peuple esclave qui germèrent dans cet
ardent cerveau ! M. de Boigne put être témoin de la
terreur qu'inspirait Hastings lorsqu'il faisait marcher
par les villages le bouf au pilori, dont la seule vue dé
grade de caste. La fuite était si générale à son approche,
qu’un Anglais fit une fois quinze milles à travers un
pays couvert de cultures et de villages sans voir ni
habitants, ni feu, ni lumière dans les maisons . C'était
l'un des moyens employés pour punir le moindre
retard dans la perception des taxes . Les Ryots, ou
laboureurs de la Zémindarie de Bénarès, empruntaient
à 600 020 pour payer l'impôt, et les prêteurs étaient
les collecteurs eux -mênies chargés des recouvrements
arbitraires dont Hastings décrétait le tarif. Ceux qui
ne pouvaient trouver l'argent nécessaire étaient cruel
lement tourmentés ; les deux affidés hindous du gou
verneur, Bongo -Bobat-Sing et Devi- Sing, servaient
WARREN HASTINGS . 47

d'exécuteurs à de telles indignités que la salle de West


minster retentit de cris d'horreur lorsqu'on lut le
procès-verbal d'enquête du commissaire Patterson (1).
Si j'insiste sur ce procès , qui peut à bon droit pa
raître étranger au sujet spécial qui nous occupe, c'est
que la comparaison des dates permet d'établir sinon ce
que fit M. de Boigne, tout au moins ce dont il put être
le témoin, en compagnie de Warren Hastings. Nous
pouvons ainsi rétablir une période laissée à l'état de
lacune dans les essais biographiques déjà publiés (2),
expliquer certains actes mal compris du jeune offi
cier , et déduire des spectacles affligeants auxquels
il assista en philosophe observateur certaines ten
dances, certaines idées politiques qui, sûrement , ne
furent point étrangères au parti qu'il allait prendre ,
et au succès de la mission qu'il se donna chez les
princes hindous .
M. de Boigne, disent les historiens anglais , inau
gura dans l'Inde ce à quoi nul gouvernement indigène
n'avait songé, et ce que nous ne faisons nous-mêmes,
aujourd'hui encore , qu'avec une sorte de parcimonie :
il apporta tous ses soins à atténuer les cruautés de la

( 1) PROCÈS DE WARREN HASTINGS , écuyer, ci-devant gouverneur


général du Bengale, devant la Cour des Pairs siégeant dans West
minster-Hall, sur un impeachment délivré à la barre de la Chambre
des Pairs contre ledit Warren Hastings par les communes de la
Grande-Bretagne assemblées en Parlement. In- 18 , Londres et
Paris, 1788 .
( 2) Et que résume partiellement le MÉMOIRE SUR LA CARRIÈRE
MILITAIRE ET POLITIQUE DE M. LE GÉNÉRAL COMTE DE BOIGNE , publié
par ordre de la Sociélé royale académique de Savoie (2e édition,
Chambéry, 1830).
48 WARREN HASTINGS .

guerre , il soigna les blessés, il pensionnu les estro


piés , il mitigea l'horreur des supplices. Qui sait si la
brutale indifférence de Warren Hastings, son mépris
de la vie d'autrui, le flegme avec lequel il ordonnait
les plus terribles cruautés , ne furent pas les causes
>

d'une réaction vigoureuse dans l'âme de M. de


Boigne et de sa résolution, qui ne se démentit jamais
par la suite , de ne point tolérer de tortures inutiles,
de mettre la vie humaine à plus haut prix, et de res
taurer parmi ces peuples démoralisés les sublimes
préceptes de leur législateur Çakya-Mouni.
Lucknow, capitale du royaume d'Aoude, fut ensuite
sa première étape. Le colonel Midleton , résident an
glais , le présenta au Nabab dont il reçut , suivant les
fastueux usages de l'Inde , un kelat ou présent de
bienvenue en bijoux et riches étoffes d'une valeur de
4,000 roupies (1 ) . Le prince hindou ne borna point là
.

ses actes de munificence en faveur du protégé du re


douté Warren Hastings ; chaque audience était suivie
de cadeaux et, mis au fait des projets du voyageur, le
Nabab lui fit tenir pour 12,000 roupies de lettres de

( 1 ) La roupie est de valeur fort variable. Il y a des roupies d'or


et d'argent. D'après les tableaux de réduction en monnaie française
des monnaies actuelles des Indes Orientales (Annalrs du commerce
extérieur, publiées par le ministère du commerce) , on obtient les
indications suivantes : La roupie d'or du Moyol vaut 38 fr . 72 c. de
notre inonnaie ; la demi-roupie , 19. fr. 36 c .; le quart, 9 fr. 68 c . La
roupie d'argent du Mogol vaut 2 fr. 42 c .; la roupie de Madras, 2 fr. 40 c .;
la roupie d'Arcate , 2 fr. 36 c.; celle de Pondichéry , 2 fr. 42 c.; celle
du Bengale, aussi d'argent, 2 fr. 57.- La roupie de Perse, d'or, vaut
36 fr. 75 c.; la double roupie de 5 abassis, d'argent, 4 fr. 90 c.; la
roupie simple, 2 fr . 45 c .
WARREN HASTINGS. 49

crédit sur Caboul et Candahar, villes situées à moitié


chemin environ du long trajet qui séparait les bords
du Gange des rivages de la mer Caspienne.
En quittant Lucknow , M. de Boigne se proposait
de remonter, par Agrah et Delhi, à travers les États du
Grand -Mogol, de s'arrêter à Lahore , d'y séjourner
pour étudier la langue du pays et se créer des rela
tions avec des marchands de la Perse et du Thibet ;
puis de continuer sa route par Caboul, afin de gagner
les régions septentrionales de l'Asie si rarement explo
rées , même de nos jours , et qui , il y a cent ans ,
7

n'étaient connues que par de fantastiques légendes .


Il espérait exécuter cet immense voyage sans obstacle
sérieux dans les provinces supérieures de l'Hindos
tan , par le moyen des lettres de crédit et des messages
officiels dont il était muni; et, plus loin , hors du rayon
d'influence de la Compagnie , en passant inaperçu ,
grâce à la connaissance de l'idiome local , aux indica
tions exactes qu'il aurait recueillies , et surtout à la
réserve dont il comptait bien ne pas se départir. Mal
heureusement , il lui arriva ce qui a maintes fois en
travé des projets semblables : des amis trop zélés ou
d'adroits ennemis ébruitèrent son secret ; les jour
naux de Calcutta parlaient de ce grand dessein d'aller
au travers de l'Inde , de l'Afghanistan et de la Perse,
2

par un chemin que nul Européen n'avait encore frayé.


Il fut sinon précédé , au moins suivi à Lucknow d'une
renommée fort embarrassante et dont il ne se dou
tait pas ; il у rencontra quantité d'obstac
les que les
protestations du Nabab et les démonstrations amicales
4
50 WARREN HASTINGS .

des agents anglais ne dissimulèrent pas longtemps à


sa perspicacité.
Le Nabab d'Aoude pensait avec raison que les An
glais ne connaissaient que trop la route de ses États.
et qu'il pouvait devenir dangereux de les laisser s'en
gager plus avant et se mettre au courant des obstacles
naturels que pouvait rencontrer une armée d'invasion ,
aussi bien que des ressources commerciales et agricoles
des provinces du haut Hindostan . Les Orientaux n'ont
jamais compris la curiosité scientifique ; pour eux , un
>

voyageur est un marchand ou un espion . Ils n'admet


tent pas qu'on puisse affronter les fatigues et les périls
de ces courses aventureuses par simple passe -temps ou
par amour de la science pure ; ils expliquent cette
fièvre d'investigations par le désir de satisfaire plus
sûrement des projets d'ambition ou de cupidité , et ils
s'en méfient. Tout européen dont la mission n'est pas
nettement définie, dont le rôle offre la moindre équi
voque , dont les allures prêtent le moins du monde
à l'ambiguité, est suspect et traité comme tel. M. de
Boigne, qui avait heureusement reçu l'hospitalité chez
un suisse attaché au service de la Compagnie , le
colonel Pollier, et qui retrouvait là presque un com
patriote , car les différences de nationalité s'effacent
>

entre Européens à une telle distance de la patrie


commune , passa près de cinq mois à se débattre
sous cet invisible réseau de difficultés que nouaient
autour de lui les répugnances du Nabab et celles des
autorités anglaises à le laisser continuer sa route .
Les recommandations du gouverneur du Bengale
WARREN HASTINGS . 51

se trouvaient déjà quelque peu atténuées, dans cet éloi


gnement de Calcutta , par l'influence adverse du Con
seil des Directeurs , et ce fut seulement à l'arrivée du
major Brown , porteur d'ordres directs et formels ,
>

que M. de Boigne put se mettre en mesure de conti


nuer sa route vers Delhi. Le major Brown était envoyé
en mission auprès du Grand -Mogol; des difficultés
diplomatiques firent ajourner son départ de Lucknow,
et M. de Boigne, malgré le désir qu'il aurait eu de faire
levoyage en sa compagnie, craignit de s'exposer encore,

par ce retard, à denouveaux mécomptes ; profitant sans


plus attendre de l'autorisation qu'on lui donnait, il partit
seul pour Delhi dans le courant du mois d'août 1783.
L'empire mogol était en proie à toutes les intrigues,
et les agents de la Compagnie guettaient l'instant
propice à leurs desseins qui devait leur permettre de
se mêler plus directement qu'ils n'avaient encore pu
le faire aux affaires intérieures de cette vaste machine
en dissolution . Shah -Aulum , souverain nominal de
l'empire mogol, n'était plus qu'un roi fainéant trébu
chant à tour de rôle, suivant le caprice des favoris, de
l'alliance des Mahrattes à celle des Anglais, et perdant
une province à chaque changement d'allures . Il avait
eu un grand ministre, Mirza-Nujuff-Khan; mais , de
puis sa mort récente (avril 1782) , Shah-Aulum était
tombé à la discrétion de deux frères , puissants sei
gneurs mogols , qui le tenaient en charte privée et se
partageaient les soins et les profits du gouvernement.
A Mirza -Shuffie, l'armée et la direction des affaires ex
térieures ; à Djem -al-Abodin la charge de surveiller
52 WARREN HASTINGS .

l'empereur et de diriger les intrigues de cour. Ce der


nier n'était que l'instrument aveugle de son frère et
n'osait introduire personne, en son absence , auprès de
Shah - Aulum . Les sollicitations et les instances de
M. de Boigne échouèrent devant les fins de non-rece
voir et les ajournements diplomatiques du ministre .
Il résolut, une fois au courant des diverses influences
qui régnaient à Delhi , de saisir le taureau par les
cornes, et de s'adresser au puissant Mirza -Shuffie lui
même. Celui-ci, au camp devant Agrah , position mili
taire admirablement choisie d'où il surveillait à la fois
Delhi , Lucknow et les Mahrattes , le reçut avec des
égards trop affectés pour être sincères . Le rusé
mogol connaissait les relations du jeune officier avec
le gouvernement du Bengale , et savait comment il
avait dû , un instant, faire partie de l'ambassade ajour
née du major Brown . De là à voir en M. de Boigne un
agent secret chargé de tâter le terrain et de remplir à
huis clos la mission politique du major Brown , la
pente était naturelle pour un esprit aussi ombrageux .
L'insistance de cet ami des Anglais à vouloir obtenir
audience de l'empereur , et sa résolution nettement
formulée de ne remettre qu'entre ses mains les lettres
dont il se disait porteur ne pouvaient qu'accréditer les
soupçons .
Sur ces entrefaites, Sindhia , chef des Mahrattes,
envahit le territoire du rajah de Gohud , qui supplia la
Compagnie de lui envoyer en toute hâte des secours,
et dépêcha des émissaires au camp du Grand-Mogol ,
sous Agrah , pour solliciter aussi l'appui de son suze
WARREN HASTINGS . 53

rain . Sur l'invitation de M. Anderson, résident anglais


auprès de Sindhia, et qu'il avait connu à Calcutta ,
M. de Boigne utilisa les loisirs de son inaction forcée
en visitant le camp des Mahrattes, occupés au siège de
Gwalior. Sindhia s'émut à son tour, comme l'avait
fait le ministre mogol , de la présence de cet officier
aux allures hardies , et dont aucune attache officielle
ne motivait la présence parmi les compagnons du rési
dent Anderson . Pour s'assurer de ses intentions et de
son véritable rôle au moyen des papiers en sa posses
sion, il fit voler tous ses bagages . La plupart des effets,
précieux furent restitués , grâce aux démarches de
M. Anderson , mais les papiers et les lettres de crédit
ne le furent point. M. de Boigne , désolé de ce nou
veau contre-temps , y vit la ruine de toutes ses espé
rances ; renonçant désormais à poursuivre son grand
voyage , il se résigna à chercher sur place ce rôle
actif et utile que la fortune semblait ne lui offrir que
pour le lui refuser presque aussitôt. Désireux de tirer
de Sindhia une belle vengeance , il résolut de secourir
la place assiégée , dont il avait pu en quelques jours
juger le fort et le faible ; il fit communiquer ses offres
de service et son plan d'attaque au rajah de Gohud
par un officier écossais, nommé Sangster, qui lui avait 1

organisé à l'européenne un corps de cipayes et un


train assez considérable d'artillerie. Il proposait de
lever rapidement à ses frais deux bataillons dans le
territoire impérial, à l'est de la Jumma, pour dérou
ter les soupçons, et d'attaquer par surprise de ce côté
le camp de Sindhia, tandis que Sangster lui donnerait
54 WARREN HASTINGS .

l'assaut en face, vers Gohud ; il demandait seulement


une avance de cent mille roupies sur sa solde . La
somme parut trop forte ; le rajah craignit de la con
fier à un étranger qui n'offrait d'autres garanties que
sa parole ; il refusa les offres de l'ami d’Anderson ;
mais , dans le dessein d'intimider l'ennemi , n'en fit
pas moins publier adroitement les détails du plan de
campagne, comme s'il avait dû s'exécuter et qu'il ne
s'ébruitât que par trahison ( 1 )).
Sindhia en conçut une violente irritation contre
l'étranger qu'il avait fait dépouiller ; son instinct mi
litaire le servit pourtant mieux que sa rancune ; il
avait parfois des éclairs de générosité ; il jugea que
l'idée de M. de Boigne était de bonne guerre , loua la
sûreté de son coup d'oeil, la hardiesse de son projet, et
l'en fit complimenter par M. Anderson ( 2). Le procédé
du rajah devait naturellement amener la rupture des
négociations engagées par l'intermédiaire de l'écos
sais Sangster ; mais l'affaire fit du bruit ; le renom
du voyageur s'en accrut , et il reçut plusieurs offres
de commandement de la part des princes hindous ,
parmi lesquels le rajah de Jeypoor semblait le plus
sincère dans ses avances et le plus large dans ses

( 1 ) Le Mémoire imprimé à Chambéry en 1830 se trouve ici en dé


saccord , quant à l'ordre des événements , avec le récit de James
Grant (t. II , p . 478) . L'historien anglais nous paraît une autorité
irrécusable .
(2 ) Le major général sir John Malcolm affirme que c'est à ce ha
sard que M. de Boigne dut la bonne fortune d'être connu de Sindhia
et apprécié par lui. (Mémoires sur les Indes centrales, t. I , p . 127,
édit. de 1823 , Londres .)
WARREN HASTINGS . 55

propositions . Il ne faut point s'étonner qu'un inconnu


pût être ainsi sollicité de plusieurs côtés à la fois pour
une mission aussi délicate et aussi importante que celle
de l'organisation d'une armée. Le prestige de l'euro
péen dans l'Inde n'avait encore reçu aucune atteinte ,
et il semblait, suivant l'expression d'un écrivain qui
a vu de près ce pays (1), qu'une peau blanche fût un
certificat suffisant de courage et de talents militaires .
Les pourparlers avec le rajah de Jeypöor abou
tirent enfin ; M. de Boigne en reçut la commission de
lever deux régiments qu'il devait armer et discipliner
à l'anglaise, et les questions de solde et de dépenses
furent réglées selon ses désirs . Se croyant tenu par la
reconnaissance à un acte de déférence envers lord
Hastings , M. de Boigne lui fit part des succès de ses
démarches dans une forme quasi-officielle. La dépêche
venant d'un point où de graves intérêts étaient en jeu ,
et qui semblait adressée non point à Warren Hastings
individu, mais à lord Hastings gouverneur du Bengale,
fut lue en conseil . Les ennemis de Hastings en prirent
texte pour accuser le gouverneur d'agir à l'insu du
Conseil du Bengale au moyen d'agents à lui ; on lui
demanda compte de ses relations avec cet européen ,
des motifs qui faisaient entrer ce dernier, sans l'agré
ment de la Compagnie , au service d'un prince d'allures
suspectes, avec la participation de lui , Hastings ; et le
gouverneur, craignant que ce malentendu ne prît de
plus grandes proportions et ne vînt augmenter le

( 1 ) Comte Édouard de Warren (L'Inde ANGLAISE, 1843-1857).


56 WARREN HASTINGS .

nombre des griefs déjà mis à sa charge, donna l'ordre


à son protégé de se rendre sur-le -champ à Calcutta
pour expliquer les causes de cette communication in
solite et dégager sa propre responsabilité et celle de
la Compagnie. Bien que Warren Hastings n'eût aucun
droit à procéder de la sorte et que sa nouvelle situation
lui permît de ne point satisfaire à des prétentions qui
pouvaient paraître excessives , M. de Boigne n'hésita
pas un instant à se rendre à l'appel du gouverneur.
Hastings fut flatté de cette hâte courtoise ; il n'eut pas
de peine à éclaircir les doutes des membres du Con
seil, et autorisa son protégé à réaliser, à ses périls et
risques, le contrat militaire dont il avait pris la charge .
Pour apprécier la portée de cet incident et l'intérêt
que prenait le Conseil au rappel de M. de Boigne ,
trop petit personnage à ce moment pour donner de
l'inquiétude à la Compagnie des Indes , il faut se rap
peler les conflits de Warren Hastings et de Philip
Francis au conseil du Bengale , leur duel en 1780 , et
les débats passionnés auxquels donnait encore lieu la
politique du gouverneur. Lorsqu'il avait soutenu
contre les Mahrattes (1774 à 1782) cette guerre diffi
cile qui provoqua les craintes du Parlement, le Conseil
n'avait autorisé que les opérations militaires en cours
sur la côte du Malabar, et s'était opposé à toute expé
dition sur la Jumma ( 1) ; Hastings avait passé outre et
s'en était repenti. En le voyant, en 1783 et 1784, an

( 1 ) Memoirs of sir Philip Francis, wilh correspondence and journals


- Londres, 1867, 2 vol .
WARREN HASTINGS . 57

noncer un voyage dans le royaume d'Aoude , et pa


tronner les relations d'un étranger avec les rajahs d'au
delà du Gange, on crut qu'il allait reprendre ses pro
jets interrompus , et l'ombrageux sir Eyre Coote , héri
tier des rancunes de Francis , s'en émut. Il fallut que
Hastings engageât de nouveau sa parole de ne point
rompre la trève et de laisser les rajahs se dévorer entre
eux sur la rive droite du Gange, pourvu que tout s’ar
rêtât au cours supérieur de la Sône et à la hauteur de
Bénarès.
Warren Hastings, fort malmené depuis le départ de
Francis dans les gazettes d'Europe , et dont la situa
tion se trouvait déjà compromise, commençait en effet
ce long et fameux voyage dans les provinces d'Orissa ,
de Behar et du Bengale ( 1), dont le plaidoyer de Burke
retraça d'une façon dramatique le faste éblouissant .
M. de Boigne le précéda de quelques semaines sur
la route qu'il devait suivre depuis Calcutta jusqu'à Bé
narès, Aoude et Lucknow ; il put donc être en partie
témoin des faits que Warren Hastings relatait lui-même
dans une lettre écrite de Lucknow, le 2 avril 1784 , et
dont voici un extrait :
« A mon grand étonnement , j'ai trouvé depuis
Buxar jusqu'à Bénarès toutes les places par où je pas
sais abandonnées ; il n'y était pas même resté une
seule personne pour les garder. Je n'ai vu dans les

( 1 ) Cédées à la Compagnie des Indes par le Grand-Mogol après la


bataille de Buxar (23 octobre 1764) , et qui produisirent pendant
trente ans un revenu annuel de plus de cent millions de francs.
(History of the reign of Shah -Aulum , t . I , p . 26. )
58 WARREN HASTINGS .

villages que les traces d'une dévastation complète, soit


qu'elle ait été occasionnée par ceux qui suivaient
l'armée qui a traversé ce pays depuis peu pour leur
subsistance, soit que le mal ait été fait par ceux de ma
suite . Quand le hasard me fait rencontrer des gens de
la province, je suis fatigué de leurs plaintes et pour
suivi par leurs clameurs . Les aumils ou fermiers de
l'impôt extorquent la fortune des laboureurs soit en
mesurant mal, soit en exagérant la taxe .
» Je ne sais réellement pas comment il est pos
sible , et j'en suis témoin oculaire , à un officier qui
commande un corps de troupes, si attentif qu'il puisse
être à la discipline de ses soldats, d'empêcher le dé
sordre lorsqu'il n'y a personne pour s'y opposer ou
aucun témoin pour les convaincre. La province, sauf
la ville de Bénarès , se trouve sans gouvernement
effectif; elle est mal administrée ; le peuple y est op
primé , le commerce découragé, et le revenu en danger
d'un déclin rapide par la manière violente de le lever.
J'impute une part de ces irrégularités au naib que
j'avais donné pour administrateur au rajah de Béna
rès ; je demande sa révocation, mais je doute que le
mal en soit notablement allégé (1 ) . »
Il faut noter les aveux de cette dépêche officielle,
adressée par le gouverneur au Conseil du Bengale.
Peut-on marquer avec plus de précision comment
quelques années de l'administration égoïste de cet
homme avaient suffi pour transformer en désert la

( 1 ) Procès DE WARREN HASTINGS ; ut suprà.


WARREN HASTINGS . 59

zémindarie de Bénarès qui, sous les règnes pacifiques


de Bulwant-Sing et de Cheit-Sing, son fils, n'était qu'un
immense jardin , un lieu de repos et de paix où se reti
raient, de toutes les parties de l'Inde , les marchands
qui avaient fait fortune ? Aussi, quand on se reporte
aux dépositions des témoins et aux enquêtes des com
missaires, n'est-on pas surpris de la véhémence avec
7

laquelle Burke fit appel à la justice de l'Angleterre.


Quatre ans plus tard, le 9 février 1788, Burke devait
terminer son discours par cette péroraison passionnée :
« Au nom des communes d'Angleterre ,
» J'accuse Warren Hastings de s'être étudié , lui et
ses créatures , à la destruction de la morale du pou
voir en théorie et en pratique, d'avoir réduit la dépra
vation en système et le péculat en règle d'arithmé
tique ;
» J'accuse Warren Hastings d'avoir proclamé qu'un
souverain jouissait du droit absolu d’exercer des vo
lontés arbitraires, et d'avoir mis en pratique la peste
des oppressions asiatiques ;
» Je l'accuse de grands crimes et forfaits, de fraude,
d'abus, de fourberies et de vol ; je l'accuse de cruau
tés inouïes et de dévastations inexprimables. Je l'ac
cuse d'avoir à peine laissé dans l'Inde assez de larmes
pour que les yeux de ses victimes puissent pleurer
leur misère !
» J'accuse Warren Hastings, en face de vous, My
lords, vous les nobles, les juges et les pontifes de la
noble Angleterre, je l'accuse au nom de notre sainte
religion qu'il a déshonorée , au nom de notre charte
60 WARREN HASTINGS .

sociale qu'il a violée , au nom de millions d'hindous


qu'il a sacrifiés à l'injustice, au nom de la dignité de
l'homme qu'il a foulée aux pieds ! »
M. de Boigne, instruit des scandales qu'allait dénon
cer Burke, et témoin tout au moins du désordre moral
que créait le vice de l'administration anglaise, ne pou
vait rien tenter d'efficace en faveur des Hindous; un mot
de critique lui aurait valu un ordre d'expulsion ; mais
il se pénétra de cet enseignement et comprit, par les
fautes d'autrui, quelle devait être sa propre conduite ;
il eut dès lors une vue claire de l'avenir qui s'ouvrait
devant lui et de la route à suivre pour atteindre le
faîte où devaient le porter nécessairement le chaos po
litique de l'Inde , son adresse et le besoin qu'on aurait
de lui . En attendant, plus pratique que sentimental, il
acheminait par le Gange vers le port de Kalpee sur la
Jumma les armes de fabrique anglaise et les provisions
spéciales dont il avait besoin pour la réussite de son
projet. Il recruta sur sa route des soldats parmi ces
aventuriers et ces déserteurs qui se réunissent autour
des empires à l'agonie comme des oiseaux de proie
sur un champ de bataille. Le trajet de Lucknow à
Kalpee et de Kalpee à Agrah se fit sans encombre ;
mais au-delà de la route de Delhi , lorsqu'il se jeta
sur la gauche , dans la vallée de la Tchùmbul , pour
gagner les Etats du rajah de Jeypoor, les périls se
multiplièrent , car il avait un train considérable d'at
telages , et il fallut l'énergie et l'audace du jeune
aventurier pour sortir sain et sauf de mauvais pas
tels que celui où l'attira le zemindar de Dholpöor.
WARREN HASTINGS . 61

Ce petit prince asiatique se piquait d'imiter les exem


ples de brigandage que de plus puissants que lui se
faisaient gloire d'exercer à grand fracas. Quand la
troupe de M. de Boigne passa àà portée de fusil de la
forteresse qui lui servait de repaire , il la fit envelop
per par ses cavaliers et donna l'ordre d'exhiber les
sauf - conduits. M. de Boigne lui fit présenter son
brevet de commandant militaire avec le sceau du
rajah de Jeypoor ; le bandit proteste qu'il n'est pas
vassal de moins fort que lui et ne reconnaît d'autre
seigneur et maître que le glorieux empereur de Delhi.
On sort du coffre à secret du palanquin de M. de
Boigne les lettres de lord Hastings pour le Grand
Mogol, et les petits carrés de papier de riz , au sceau
>

impérial, que le voyageur avait conservés de sa corres


pondance avec le ministre Mirza -Shuffie. Le zemindar
se met à rire , déclare qu'il est indépendant , et ne
permet à ses prisonniers de continuer leur route qu'au
prix d'une forte rançon . Le chiffre du rachat fut dé
battu pendant trois jours ; il fallut livrer une grosse
quantité de roupies et un lot de fusils anglais .
Ce contre-temps n'était que le présage d'une rude
déception. A peine arrivait-il à Jeypoor , que M. de
Boigne se voyait congédié par le rajah, à qui les ré
cents événements de Delhi (1) promettaient les loisirs
de la paix et qui , dès lors , jugeait inopportun de dé
penser le plus net de son revenu à la réorganisation
( 1) L'assassinat du ministre Mirza -Shuffie par les chefs mogols
Hamdani-Khan et Ismaël-Beg, en octobre 1783. ( Hislory of the reign
of Shah Aulum , 1, 112. )
62 WARREN HASTINGS.

de ses troupes . Un cadeau de 10,000 roupies ne parut


point à M. de Boigne une suffisante compensation de
ce cruel désappointement.
Il avait trente-trois ans ‫ ;ܪ‬depuis seize ans il pour
suivait cette chimère de la réputation et de la for
tune qui s'évanouissait , par une étrange ironie du
7

sort , à l'instant où il pensait l'avoir enfin saisie. Il ne


se découragea point , réalisa ses dernières ressources , 9

ajourna à des temps meilleurs et prochains les soldats


qu'il avait déjà recrutés , et se rendit à Delhi pour
prendre conseil de son ami le major Brown.
Un Français, M. de Levassoult, chef de l'armée de la
reine de Sirdanah , dans la province de Meerüt , exerçait
alors une certaine influence sur la politique mogole. On
connaît les romanesques aventures de la reine de Sirda
nah , si célèbre dans les annales de l'Inde sous le nom de
Begum Sumröo.Cette fière amazone, imitantl'exemple
de beaucoup de princesses hindoues et mahrattes ,
chargeait l'ennemi à la tête de ses escadrons ; main
tenue au pouvoir fort jeune , par le suffrage des chefs,
après la mort du rajah son premier mari , elle épousa
successivement plusieurs européens ( 1) dont la vigueur
ou l'adresse valurent à son petit royaume une sorte de
notoriété. Sa beauté et ses dramatiques amours sont
restées légendaires comme ce tact politique qui, au
( 1) L'histoire de la Begum de Sirdanah est demeurée fort obs
cure , grâce aux récits contradictoires des voyageurs. On croit
qu'elle épousa d'abord un aventurier de Salzbourg, nommé Joseph
Reinhard, que sa morne contenance fit appeler Sombre. Reinhard
mourut en 1778 ; elle se maria vers 1780 avec M. de Levassoult, que
les relations anglaises confondent souvent avec Joseph Sombre ;
WARREN HASTINGS . 63

milieu d'une époque troublée , lui assura cinquante


années d'un règne relativement paisible . M. de Levas
soult avait vu de près les Anglais lorsqu'il habitait
Pondichéry et Chandernagor ; pendant son séjour
chez les Mahrattes et à Delhi, il avait apprécié l'in
consistance de la politique indigène ; devenu prince
de Sirdanah , il comprit mieux encore que ce petit
État, perdu sur la carte , impuissant à se défendre par
les armes , toléré par le Grand-Mogol, convoité par les
Mahrattes et les Anglais , ne pourrait trouver de salut
que dans la force de résistance des États indigènes qui
le séparaient des possessions de la Compagnie . Son
insinuante diplomatie lui fit employer le système dont
lord Clive, sir Vansiltart et Warren Hastings, imitant
Bussy et Dupleix , utilisèrent si merveilleusement les
ressources dans un sens contraire ; il fit en sorte d'in
troduire chez chaque rajah des officiers français char
gés d'instruire les troupes et de les façonner à la tac
tique européenne ; il se flattait de créer ainsi , à petit
9

bruit, autant de centres de résistance qui, réunis à un


moment donné dans une coalition secrète , cédant à la
même impulsion , dirigés par une pensée unique ,
pourraient , peut-être , lutter avec succès contre la
conquête anglaise.
Il parvint, dit un écrivain , à installer à Hyderabad,

M. de Levassoult périt assassiné par Dyce vers 1793 ; la Begum fut


obligée d'accepter en 1803 le protectorat de la Compagnie et mou
rut en 1836. Des détails circonstanciés sur ces événements qui
tiennent plus du roman que de l'histoire sont donnés par les Mé
moires de James Skinner (by Baillie Fraser, London , 1851) et ceux
de W. Franklin publiés à Calcutta en 1803.
64 WARREN HASTINGS .

chez le nizam , le fameux Raymond , qui fit revivre la


renommée de Bussy ; son influence se fit sentir jusque
chez Hyder-Aly et Tippöo , dans le Mysore , où il cor
respondait avec un neveu de Lally ; ce fut lui enfin
qui révéla à Sindhia les talents du général de Boigne,
dont le chef mahratte tira un tel parti que, malgré les
désastres qui avaient signalé le commencement de sa
vie , il mourut sur le trône le plus puissant de
l'Inde (1) .
De 1779 à 1783, il réussit à fixer, entre Golconde et
Sirdanah , les premiers fils d'un immense réseau, sou
vent brisé par les caprices des rajahs ou les efforts des
agents anglais , mais qu'il renouait sans se lasser.
Ilastings comprit d'où partaient tant de coups inat
tendus ; les Anglais nourrissaient une haine passionnée
contre la Begum chez qui s'étaient réfugiés , en 1763,
les assassins de Patna (2) ; ils avaient à se venger à la
fois de la cruauté de Joseph Sombre et des grandes
vues de son successeur. Hastings , imitateur peu
scrupuleux des procédés de lord Clive , confia à un
jeune homme du nom de Dyce la mission d'abréger
( 1 ) Souvenirs d'un voyageur dans l'Inde (Revue des Deux -MONDES,
nouvelle série, XII, 730) .
(2) Joseph Sombre est pour la première fois mentionné dans les
annales de l'Inde à propos de la bataille perdue en 1761 par Shah
Aulum en essayant de défendre la province de Bahar; il faisait
partie du bataillon français de Law. En 1763 , il assista aux combats
livrés sous les murs de Patna, et , lorsque Mîr -Kassim évacua la
ville, il fut contraint de passer par les armes les 149 otages anglais,
parmi lesquels le résident Ellis. Il défendit avec vigueur le terri
toire mogol contre le capitaine Knox , le major Karnac et le major
Müpro pendant la campagne de 1764, puis se cacha à Sirdanah pour
n'être pas l'enjeu de la paix.
WARREN HASTINGS . 65

le conflit et de supplanter à Sirdanah l'esprit français


par l'influence britannique ; Dyce , chassé de son régi
ment pour une affaire de délicatesse , arrivait à Sirdanah
comme une victime des Anglais ; M. de Levassoult
l'accueillit avec empressement , sans se douter qu'il
réchauffait une vipère (1) , et lui confia un commande
7

ment analogue à ceux qu'il venait de donner à l'alle


mand Pauly et à l'irlandais George Thomas. Tandis
qu'il fortifiait ainsi , par de nouvelles recrues d'étran
gers , les cadres de ses troupes , il encourageait les
entreprises des Mahrattes sur les rives de la Jumma ,
obtenant des ministres de Shah-Aulum qu'ils répon
draient évasivement aux mises en demeure de la Com
pagnie et aux appels des rajahs de la plaine. Il n'est
point étonnant qu'au milieu de compétitions aussi
acharnées le rajah de Sirdanah , conseil secret de l'em
pire, ait pensé à placer M. de Boigne auprès d'un chef
hardi que Shah -Aulum considérait déjà comme son
champion . On peut supposer aussi, sans faire tort à
M. de Boigne , que Warren Hastings put avoir sur lui
un dessein semblable; et ce ne serait pas un des moin
dres mérites de notre héros que d'avoir pu ,, sans céder
à l'entraînement de ses amis, sans se faire le complice
des menées occultes où on l'engageait à son insu , se
créer en peu de temps une position assez nette pour
que nul ne se crût en droit de lui imposer quoi que ce
fût aux dépens de ses convenances ou de son devoir.

( 1) Il est longuement question du rôle peu honorable de Dyce


dans les dépêches de Hastings au Conseil du Bengale, et dans celles
de lord Cornwallis et de lord Wellesley.
5
66 WARREN HASTINGS .

Il ne faut point oublier qu'en 1784, à Calcutta comme


à Delhi , la diplomatie suivait une marche aussi indé
sur lequel on s'avançait pas
cise que le terrain mouvant
à pas dans ce pays mal connu ;; rien assurément n'était
encore arrêté dans les plans de ce futur drame de dix
ans , dont les principaux acteurs se trouvaient déjà
réunis par le hasard . Les projets sont vagues et fuyants,
écrits sur l'onde et sur la nue, écrivait Hastings citant
Shakespeare. Ce qui faisait la force de M. de Boigne ,
c'est qu'il restait étranger à ces intrigues. Son esprit
pratique , son sens droit démêlaient et rendaient inu
tiles les ruses subtiles et compliquées que multipliaient
autour de lui les politiques asiatiques , qui souvent
s'embarrassèrent dans leurs propres trames ; certains
agents anglais jouèrent ce même jeu et le perdirent ;
sa franchise les déconcertait.
Sindhia préparait sa fameuse expédition du Bun
delcund ; M. Anderson et le major Brown paraissent
avoir servi d'intermédiaires obligeants et actifs entre
le chef mahratte et M. de Boigne , qui offrit d'équiper
en cinq mois deux bataillons d'un effectif total de
1,700 hommes. Les pourparlers se terminèrent par
une convention signée à Muttrah , grande ville située
sur la Jumma , à égale distance d'Agrah et de Delhi.
La solde, dit James Grant, fut fixée à 14,600 roupies
par mois , dont mille pour le chef (1). Sindhia ne fit
point d'avances d'argent à son nouveau général ; mais
M. de Boigne possédait, depuis l'affaire de Gohud, un
(1 ) Soit environ 35,332 francs par mois, dont 2,420 francs pour le
chef.
WARREN HASTINGS . 67

crédit moral suffisant pour attirer des soldats ; il fit


publier qu'il allouait aux simples cavaliers une solde
mensuelle de 5 roupies 112 , et aux officiers à propor
>

tion . Les cadres se remplirent en quelques jours et ,


dans le délai fixé, les deux bataillons furent formés sur
le modèle des troupes anglaises , instruits, armés et
équipés de la même manière.
Les relations d'intimité que M. de Boigne avait
nouées avec la plupart des officiers européens attachés
au service de la Compagnie ou des rajahs lui permirent
d'en appeler quelques-uns à partager sa nouvelle for
tune . C'est ainsi qu'il confia à son ami l'écossais
Sangster la direction de la fonderie de canons qu'il
créa dès le début à Agrah , et dont les ateliers furent
>

installés dans la vaste enceinte du fort d'Akbar.


Dès les premières semaines de l'automne de 1784 ,
M. de Boigne se dirigea vers les hauts plateaux du
Bundelcund , pour prendre part aux opérations de
l'armée des Mahrattes . Avant d'aborder le récit des dif- .
ficultés qu'il eut à vaincre, et dont les moindres furent
celles de la guerre , il nous paraît utile de donner un
croquis du théâtre des événements, ainsi qu'une idée
sommaire de l'état social et politique des populations
au milieu desquelles le génie de M. de Boigne allait se
développer à l'aise , et du peuple dont il devait porter
si haut la puissance malheureusement éphémère .
1
1

1
V.

L'INDE DU SUD . ANGLAIS ET FRANÇAIS .

La vie du général de Boigne, qui s'est heurtée à tant


d'événements et dans tant de contrées diverses , en
France, aux colonies, en Grèce, en Asie , dans les Indes,
>

ressemble à une de ces batailles en plusieurs journées


qui ont couvert de leur fumée et de leur tonnerre dix
lieues de pays. Nul des acteurs de ces drames n'en
connaît l'ensemble ; à peine si quelques traits parti
culiers se détachent de la confusion universelle ; chacun
raconte ce qu'il a fait, senti et cru voir . Ce n'est pas le
jour où elles se sont livrées qu'on sait si les batailles
sont perdues ou gagnées ; c'est le lendemain , c'est
souvent deux ou trois jours après, quand l'un des com
battants s'est affermi dans son énergie ou dans son
orgueil et s'est saisi de l'opinion en la jetant de force
dans les rangs de son armée . Il en est ainsi de ces
70 L'INDE DU SUD.

existences compliquées dont les actes principaux se


sont produits à de grandes distances de ceux qui les
jugent.
Ce n'est que lentement, par degrés insensibles , que
la vérité se fait, que l'ensemble se dégage et devient
visible . On réunit avec patience mille détails épars, on
les rapproche et on les compare ; l'exactitude de l'un
sert de pierre de touche à la véracité de l'autre ‫ ;ܪ‬on
examine le témoignage de quantité de gens qui ne se
doutaient pas qu'ils dussent servir un jour à une cuvre
de réparation ; on discute ces preuves, on les contrôle ;
on les accepte ou on les écarte, suivant le degré d'au
torité que les bons juges y attachent . C'est par de tels
procédés que la critique historique parvient à reconsti
tuer les grandes lignes d'une existence qu'on croyait à
tout jamais vouée à l'oubli , ou à l'équivoque plus cruelle
encore que l'oubli .
Mais ces obscurités elles-mêmes m'obligent , pour
que je les dissipe aux yeux les plus prévenus , à des
digressions indispensables si l'on veut apprécier exac
tement l'importance de la carrière militaire et politique
du général comte de Boigne.
Il n'est pas non plus hors de propos , après nos
désastres d'hier, de rappeler ce qu'était, il y a moins
d'un siècle , l'influence de notre pays dans les Indes,
et par quelle succession de déplorables accidents cette
suprématie a passé de nos mains dans celles de l'An
gleterre.
L'ignorance où nous sommes de notre propre passé
est pour beaucoup dans nos fautes récentes ; la France
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 71

coloniale estpresqueinconnue ; l'interprétation inexacte


de son histoire est un autre danger plus grand peut
être que le premier ; à toutes les époques il a été de
mode de rejeter sur la trahison le poids de nos revers,
tandis que la responsabilité en appartient par dessus
tout à ce défaut d'esprit de suite chez les chefs, à ce
manque de confiance chez les subordonnés que nous
ne saurons corriger qu'en en signalant les conséquences
désastreuses et les causes plus tristes encore . Tout ce
qui se rapporte à l'étude de la politique maritime et
coloniale de l'Angleterre doit intéresser la France . La
question de ces vieilles rivalités tire une importance
nouvelle du percement de l'isthme de Suez et des points
de contact que notre politique va, derechef, rencontrer
dans ces parages où le cabinet britannique a pris de
longue date des précautions multipliées pour y rester
maître exclusif.

On sait quelle est l'étendue de l’Hindostan , vaste


presqu'île six fois plus vaste que la France et qui compte
près de cent quatre -vingts millions d'habitants. Ce
triangle colossal, dont la base s'appuie sur les monts
Himalaya qui le séparent du Thibet et de la Chine ,
baigné à l'est par le golfe du Bengale , à l'ouest par la
mer des Indes , est sillonné par d'abruptes chaînes de
montagnes et de larges fleuves .
Au pied des contreforts de l’IIimalaya s'élargit le
bassin du Gange , avec ses cent rivières ; au pied des
déserts du Sind coule l'impétueux Indus. Du centre des
Alpes thibétaines , au nord de Delhi , vers le pic de
Djemnâtry (8,000 mètres d'altitude, le Mont-Blanc n'en
72 L'INDE DU SUD .

compte que 4,810 ), se détache une chaîne élevée dont


les ramifications forment les vallées profondes de la
Tchùmbul , de la Nerbuddah et du Godavéry, et qui ,
sous le nom d'Aravalis au nord-ouest , de Vindhyas
au centre, de Ghâttes au sud-ouest, couvrent le pays
de plateaux immenses, de gorges impénétrables, d'inex
>

tricables défilés depuis Meerüt et Bénarès jusqu'au cap


Comorin .
L'Inde, si ancienne historiquement, est une contrée
relativement récente ; elle a surgi du sein des mers, si
l'on en croit les théories de M. de Humboldt et les cal
culs de M. de Candolle >, bien après les continents de
l'Australie et des deux Amériques. Cependant on n'y
trouve point ces forêts vierges dont la majesté impo
sante étonne les hommes les plus incultes ; la nature
y paraît usée et comme flétrie par les caprices de l’es
pèce humaine. Des milliers de générations s'y sont
succédé en y abusant des bienfaits de la Providence .
Au sein des massifs montagneux de l'Inde les plus
inabordables, les plus oubliés , on rencontre souvent
les ruines d'antiques demeures , des tombeaux aban
donnés, et, aujourd'hui encore , de nombreuses tribus
nomades cherchent au fond des bois une chétive
subsistance . Elles s'installent au milieu d'une forêt ,
abattent les arbres pour bâtir des maisons, pour dé
fricher quelques arpents de terre et y cultiver le riz et
le millet ; puis , quand les terres sont épuisées , que les
troupeaux ont rongé jusqu'à l'écorce des arbres , ces2

nomades vont recommencer un peu plus loin ce travail


ingrat, et, derrière eux, la forêt se reforme. Dans les
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 73

plaines, autour des pagodes de marbre aux coupoles de


cuivre, s'entassent les palmiers, les cocotiers , les figuiers
sacrés, les tamarins, les tecks, les cèdres, les chênes et
les cyprès, dont les massifs épars forment des retraites
enchantées pour les bayadères ou des repaires pour les
bandits .
L'aspect du pays ne se modifie que fort lentement.
Les banyans croissent vite et donnent beaucoup
d'ombre ; ils se groupent, mêlés aux tamarins, en lon
gues avenues à l'entrée des villes, des villages, autour
des pagodes et des fontaines. Comme on ne peut ni tuer
ni même chasser d'un champ de riz les vaches ou les
buffles sacrés , les terrains cultivés forment des séries
d'enclos entourés de haies touffues de bambous, d'épine
du Mysore, d'acacias épineux .
Les jungles ou taillis d'arbustes de toutes essences ,
assez semblables aux maquis de la Corse (en indous
tani, le mot djangal signifie simplement un lieu inculte),
couvrent d'immenses plaines marécageuses où le tigre,
le cobra di capello et les éléphants sauvages sont pour
les voyageurs un péril permanent. L'atmosphère lourde
et empestée de ces régions abat les hommes les plus
robustes; on n'y passe point impunément une nuit, et
les fièvres mortelles dont on y prend le germe n'ont
fait que trop de victimes (1) .

( 1 ) Sur la côte de Bombay, un vent glacial, chargé de miasmes


pestilentiels, appelé par les Anglais land wind, décimait autrefois
la colonie européenne ; on n'y échappe aujourd'hui qu'en se réfu
giant, pendant la saison malsaine , sur les hauteurs du fameux
sanitarium de Matheran , à 700 mètres d'altitude , au -delà des mines
merveilleuses de l'antique cité de Callyan. Les trois grandes ma
74 L'INDE DU SUD .

De tant de races différentes qui occupent aujourd'hui


ces immenses régions, les Hindous sont les véritables
indigènes de l'Inde ; ils ont eux-mêmes deux origines
bien distinctes. Les habitants primitifs, au teint brun,
à l'oil sombre et languissant, aux extrémités délicates,
à l'esprit vindicatif et subtil, sont à la fois eſféminés
et audacieux, souples et fiers comme des esclaves qui
se sentent dignes de redevenir maîtres, qui le plus sou
vent se laissent aller au flot capricieux du hasard, mais
qui parfois essaient de lutter avec la fortune. Parmi
ces tribus primitives, les plus vivaces, celles qui réa
girent avec l'énergie la plus soutenue contre les inva
sions furent celles des Mahrattes , et surtout des
Radjpouts , véritables maîtres originels du vieux sol
hindou . Les autres , les Aryas, sont descendus des
plateaux de l'ancienne Arye, de l'ancien Paropamise et
d'autres contrées orientales de la Perse à une époque
très-reculée ; ils ont conquis l'Inde et y ont introduit
la religion et la civilisation qui y règnent encore au
jourd'hui .
Dans les premières années du xvie siècle , une
nouvelle invasion modifia profondément le régime
-

politique et social de ce pays . Baböor, petit - fils de


Tamerlan , envahit les provinces septentrionales ( 1505
à 1530) et jeta les bases de l'empire mogol . Vingt
cinq ans de guerres intestines , d'usurpations et de
ladies de l'Inde sont: le choléra dans le Delta du Gange et sur les
côtes, la fièvre des jungles dans le Dekkan , la dyssenterie partout.
En maintes parties de l'Inde ,7 dit Victor Jacquemont , il y a certi
tude de mort pour quiconque , patif ou Européen , passe en ces
lieux redoutables de septembre en janvier,
ANGLAIS ET FRANÇAIS. 75

meurtres marquent un temps d'arrêt dans les con


quêtes des Tartares musulmans. Elles reprennent avec
Akbar ( 1555 à 1605 ) , et Delhi devient la capitale
de l'Hindostan . L'empereur avait le titre de Grand
Mogol; les rares voyageurs arabes ou persans qui
s'étaient aventurés au milieu de ces nomades turbu
lents, que fixaient et que pacifiaient le luxe et le loisir,
faisaient de merveilleux récits du faste de ce souverain
et des splendeurs de sa cour ( 1 ). Les provinces trop
éloignées pour obéir directement aux chefs mogols
restèrent à l'état de principautés vassales, gouvernées
par des seigneurs indigènes qui , suivant leur degré de
puissance , prenaient les noms de soub -hadar ou de
rajah ( 2 ).
Aureng-Zeb , monté sur le trône par un crime ( 1659 ),
et qui ne se maintint que grâce à des assassinats con
tinuels, fut le plus célèbre de ces empereurs . Il meurt
presque centenaire (1707 ) , après avoir joui pendant
quarante- sept années de ses conquêtes, vainqueur du
( 1 ) L'Inde est couverte de ruines imposantes et de merveilleux
palais, dont la richesse défie toute description et dont la photogra
phie seule peut donner une idée juste . L'Europe et l'Orient lui
même ne renferment rien qui puisse être comparé aux æuvres
géantes ou délicates de ces artistes inconnus.
(2) Si l'on compare plusieurs cartes de l'Inde , on est surpris de
l'irrégularité de l'orthographe des noms asiatiques ; il est à peu
près impossible de les traduire exactement dans nos langues euro
péennes, et la différence de prononciation fait que le même mot
ne sera pas écrit de même par un Anglais, par un Français ou par
un Italien. Ainsi Delhi s'écrit par les Anglais de mille manières
différentes, dont aucune n'est juste ; ce qui, d'après l'analogie des
idiomes , est Cachemire pour nous , devient en anglais Cashmeer.
-Voir la Correspondance de Jacquemont ( tome II, page 172, édition
de 1861.)
76 L'INDE DU SUD .

Thibet, des royaumes de Golconde et de Visapoor, des


Mahrattes et des peuples du Malabar et du Coromandel .
Il est rare que les règnes trop longs ne se démentent
pas ; l'énergie d'Aureng -Zeb, ce coup d'oeil d'aigle qui
était l'un de ses prestiges, sa prévoyance et sa vigueur
s'affaiblirent avec l'âge. La décadence de son empire
suivit par degrés l'accablement où le jetèrent le tracas
des affaires et l'abus du plaisir ; comme Charlemagne
vieillissant, il répandit des larmes en voyant de rudes
ennemis violer ses frontières. Lorsque Shah-Aulum
devint maître du trône , un siècle après l'avénement
d'Aureng-Zeb (1759) , le démembrement de l'empire
mogol était complet de fait, et les Mahrattes y avaient
le plus contribué (1) .
A la mort d'Aureng-Zeb , il était arrivé comme à la
mort d'Alexandre, à la mort de Charlemagne , à celle
de Gengis -Khan et à celle de Charles-Quint . Le sort
des empires trop vastes que le génie d'un homme a
construits de toutes pièces est de se dissoudre fatale
ment sous l'action du temps et des ambitions , comme
un faisceau d'épées dont le lien se rompt sous le
poids .
Vers la fin du règne (de 1689 à 1707) , Sheyed-Kouli
khan , chef d'un corps mogol dans l'armée impériale ,
fut nommé soub-hadar (vice-roi) du Dekkan . Il n'y a
rien de nouveau en histoire ; et d'insouciants Asiatiques
ont maintes fois renouvelé , sans s'en douter le moins
>

( 1 ) RÉVOLUTIONS DE L'INDE , de 1707 à 1765 , par Fantin des Odoards.


HISTOIRE DE L'EMPIRE ANGLAIS DANS L'Inde , par Barchou de
Penhoën . – L'INDE ANGLAISE, par le comte Edouard de Warren .
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 77

du monde , les épopées de nos Césars d'Europe ou


les improvisations dynastiques des barons féodaux.
Sheyed , dès l'année 1732 , avait transformé son com
mandement militaire en un fief indépendant et héré
ditaire.
Le Grand - Mogol lui décerna le titre de Nizam
oul-Mouluk (soutien de l'État) ; ce titre devint un nom
qu'il légua à ses successeurs avec le prestige de sa
puissance et sous lequel les Européens, mal informés
de la hiérarchie et de la langue des Hindous , persis
tèrent à désigner les princes de cette région . Les ter
ritoires sur lesquels il exerçait une autorité directe
s'étendaient depuis la Nerbuddah (rivière qui se jette
dans la mer d'Oman) jusqu'au cap Comorin, et du Go
davéry aux Ghâttes occidentales ; il possédait ainsi les
forteresses de Baroth et de Bisnagar, les palais d’Adoni,
les grandes villes de Surate, Madras , Tuticorin, Beyd
japoor, Golconde , Beyder, Hayderabad , tout le midi
de l'Inde, છેà l'exception des Mahrattes, dont les tribus
restaient intactes sur la côte occidentale et dans les
défilés des Ghâttes .
Sheyed mourut en 1748, à l'âge de cent quatre ans,
laissant cinq fils ; leur ambition jalouse devint le dis
solvant le plus actif de cette machine trop vaste encore
pour ne pas se disloquer .à chaque secousse un peu
rude. Le trône des princes asiatiques n'est qu'une
propriété privée dont on se dispute les débris lorsque
l'héritage n'a pu se partager à l'amiable .
Les premiers démembrements de l'empire d'Aureng
Zeb se compliquaient de l'arrivée des Européens et de
78 L'INDE DU SUD .

leur intervention , d'abord timide et purement com


merciale , puis entreprenante , aventureuse , àà mesure
qu'ils se rendaient un compte plus exact de la situation
du pays et qu'ils devinaient la fragilité de ces colosses
aux pieds d'argile . Les Anglais fondent vers 1661 le
comptoir de Madras , en 1690 celui de Calcutta ; ils
avaient acquis des Portugais l'île et le district de Bom
bay l'année même où ils s'installèrent dans le Delta
du Gange . Lorsque le terrible Nadir - Shah pillait
Delhi ( 1739 ), Portugais , Hollandais, Anglais , Danois,
Français, avaient déjà pris possession sur le littoral
d'une ligne de points fortifiés; les dernières années du
règne de Sheyed fournirent aux plus hardis l'occasion
de prendre pied dans l'intérieur.
Parallèlement à la Compagnie anglaise des Indes
surgissait une Compagnie française dont les débuts ,
les succès rapides , le prestige , les splendeurs et la
>

chute irréparable doivent compter parmi les plus na


vrants souvenirs du règne de Louis XV . C'est à dé
truire cette rivalité que s'appliquèrent surtout les gou
verneurs anglais , assurés de toujours réduire les natifs,
mais qui voyaient avec inquiétude les conquêtes d'autres
Européens .
Les origines de la puissance française dans l'Inde
n'étaient pas fort anciennes..En 1673, pendant une des
guerres de la Hollande avec la France ,> un soldat de
fortune , François Martin , avait fondé le comptoir de
Pondichéry qui , pris et repris , malgré les ravages de
la guerre et les caprices des rajahs, s'agrandit de ter
ritoires considérables et formait, en 1706 , une ville de
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 79

quarante mille habitants . La Compagnie française des


Indes avait eu successivement le siége de son principal
établissement à Madagascar, puis à Surate ; on le trans
porta en 1701 à Pondichéry; Martin avait agrandi les
factoreries de Masulipatam et de Chandernagor ; lors
qu'il mourut pauvre (1706 ), il laissait l'influence fran
çaise reconnue et aimée par les princes du Karnatic,
du Malabar et du Bengale . Le système de Law (1716 à
1720) compromit les colonies françaises ; il fallut le
génie de quelques soldats administrateurs pour les
consolider' ; ils intervinrent dans les affaires intérieures
du Karnatic, firent alliance avec les natifs , et passèrent
par degrés du rôle de vassaux à celui de protecteurs
des principautés hindoues . En 1735 , Benoît Dumas

fonda le comptoir important de Karikal et fit rivaliser


les possessions françaises du midi de l'Inde avec celles
des Hollandais et des Danois .
Vers 1738, Dost-Aly, vice-roi du Karnatic, parlant au
nom du trône impérial de Delhi dont il se disait vassal
pour exploiter ses voisins et qu'il reniait ensuite, sous
prétexte d'indépendance, lorsque l'empereur réclamait
à son tour, voulut exiger des nababs et des rajahs le
payement des tributs arriérés . Les princes hindous , >

effrayés par les premiers succès des mahométans ,


firent appel au maharajah des Mahrattes , qui leur en
voya son fils Ragodji avec cinquante mille de ces cava
liers dont la réputation de sauvage bravoure faisait
trembler les peuples timides et efféminés des grandes
vallées de la péninsule . Au mois de mai 1740 , Dost
Aly, atteint par les troupes des confédérés, trahi par la
80 L'INDE DU SUD .

plupart de ses sujets hindous , fut battu et tué . Benoît


Dumas accueillit la famille du prince vaincu , arrêta
par son attitude résolue les progrès des Mahrattes qui
abandonnèrent le Karnatic après l'avoir occupé et pillé
pendant un an, et reçut de l'empereur mogol, en retour
des services rendus à sa cause, le titre de nabab et de
précieuses prérogatives. Dupleix trouva la colonie dans
cette situation excellente .
En 1744, la guerre de la succession d'Autriche mit
aux prises la France et l'Angleterre, et leur fit se dis
puter l'empire des Indes . Madras, après des péripéties
sans nombre, allait hériter de la gloire et de la pré
pondérance de Pondichéry. Nous n'aborderons pas ici
les conflits qui s'élevèrent entre le gouverneur Dupleix
et le chef d'escadre Mahé de La Bourdonnaye dont la
conduite n'a jamais paru bien nette (1 ) ; l'énergie de
Dupleix triompha pourtant du mauvais vouloir de ses
collègues et aboutit au combat de Saint- Thomé ( 4 no
vembre 1746 ) où , avec 230 européens et 700 cipayes,
>

il battit 10,000 indigènes réunis par le nabab du Kar


natic .
Cette journée est une des dates capitales de l'histoire
de l'Inde ; elle prouva aux colons qu'ils auraient l'avan
tage , dans la proportion de un contre dix , toutes les
>

fois qu'ils s'attaqueraient aux masses indisciplinées


des armées indigènes. De 1747 à 1751, Dupleix profita
( 1 ) Le major Malleson , dans un livre considérable , rédigé avec
l'aide des mémoires du temps et des archives locales , accuse La
Bourdonnaye d'avoir reçu des Anglais de fortes sommes, à titre de
présents personnels, pour la rançon de Madras, que Dupleix vou
lait raser. (History of the French in Idia, London, 1868.)
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 81

avec adresse des guerres de succession entre les pré


tendants à la principauté du Karnatic , opérations
complexes , diplomaties confuses, où les Hindous, les
Mahrattes et les mahométans se mêlaient au gré de
leurs ambitions. La guerre eut pour théâtre le triangle
formé par les trois villes d'Arcot, Madras et Pondi
chéry ; l'étonnante hardiesse de ses plans ne fut dé
passée que par l'audace heureuse de l'exécution elle
même.
Vers 1751, Dupleix touchait au but; il avait réussi à
faire triompher les deux prétendants dont il se servait
pour écarter les Mahrattes et pour combattre l'influence
anglaise. Régner sur le Dekkan , c'était rester le maître
de trente- cinq millions d'hommes. Du cap Comorin
jusqu'à Delhi , l'influence française était toute-puis
sante ; les Hollandais et les Portugais conservaient à
peine quelques ports de relâche, et les Anglais, bloqués
dan Madras et Saint- Thomé, n'avaient plus d'alliés
parmi les natifs.
Dupleix venait de confier au marquis de Bussy le
commandement de 300 Français , l'âme et le nerf de
l'armée du nizam Mozuſfer.Jung, en marche sur Hayde
rabad . Les chefs mahrattes, qui voyaient avec inquié
tude se reformer cette puissance étrangère qu'ils
avaient crue perdue sans retour à la mort de Nasir
Jung , le second fils du grand Nizam , ne permirent
2

pas au protégé de Dupleix de prendre possession de


ses États . Poursuivant la dynastie mogole d'une haine
héréditaire égale à leur patriotisme inconscient , ils
l'attaquèrent et le percèrent de mille coups. Bussy
6
82 L'INDE DU SUD .

avait du sangfroid et ne perdait pas le temps à de


longues délibérations; il réunit les chefs mogols et
leur prouve que l'élection immédiate d'un prince peut
seule les sauver . Il y avait au camp le jeune fils du
nizam assassiné et ses trois oncles prisonniers , les
derniers fils de Sheyed. L'aîné des frères, Salabut
Jung, candidat de Bussy, est proclamé ; Bussy devient
son ami , son bras droit , et par sa rare habileté autant
que par l'audacieuse énergie de ses compagnons ,
réussit à installer dans sa capitale le nouveau prince
du Dekkan . Trois années lui suffirent ( 1751 à 1754)
pour rendre définitif un succès sur lequel il comptait à
peine lui-même.
Son premier soin fut de reporter la capitale d’Hayde
rabad à Aurengabad ,> près des temples d'Ellora , c'est
à-dire à cent lieues plus loin dans l'intérieur. Cet acte
hardi coupait court aux intrigues du harem d'Hayde
rabad, où de nombreux prétendants constituaient en
permanence ce péril de surprises et d'usurpations com
mun aux États musulmans, en raison du nombre des
femmes et des droits équivoques d'enfants dont l'état
civil n'est point réglé. Bussy y trouvait aussi l'avan
tage de se porter de sa personne à l'avant- garde et
comme sur le front de bataille le plus exposé aux
attaques des Mahrattes ; couvrant par sa présence le
territoire qu'il laissait derrière lui, il y assurait la pré
pondérance de l'influence française et dégageait Du
pleix en lui permettant de concentrer ses efforts sur la
rivalité anglaise . Bussy, retranché dans la citadelle
d'Aurengabad avec ses 300 Français qui servirent d’in
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 83

structeurs aux troupes indigènes , y déjoué tous les


complots des ministres mogols et n'en sortit que pour
livrer aux Mahrattes de rudes batailles . Leur chef ,
Badji-Rao , possédait un singulier prestige ; Bussy,
pour consolider sa propre influence dans le Dekkan ,
prit prétexte de pillages sur les frontières, se porta ra
pidement avec quelques canons dans les gorges des
Ghâttes , et battit en plusieurs rencontres ces cava
liers réputés invincibles.
Bussy les foudroie, les écrase par les feux rapides de
ses fantassins formés en carré, citadelle mobile contre
laquelle viennent se briser les flots de la cavalerie
asiatique. « Les Mahrattes, disait un Hindou contem
porain , se jetaient à corps perdu contre ce roc indomp
table tout pétillant d'éclairs et qui s'enveloppait de
fumée pour porter des coups plus sûrs. Les Mahrattes
respiraient cette fumée brûlante ,> ils en haletaient et
sé tordaient de rage et de douleur sous le feu des
canons et le fer de ces étrangers maudits . »
Bussy avait trop le sentiment de la politique pour
exaspérer ces défenseurs de la nationalité hindoue ; il
leur permit de vivre isolés dans leurs provinces des
montagnes , sur les côtes orientales des Ghâttes et
dans la vallée de la Nerbuddah , pourvu qu'ils se rési
gnassent à abandonner les plaines au nizam d'Hayde
rabad .

Pour prix de ses succès, Bussy obtint la concession


de nouvelles provinces; les possessions de la Compa
gnie s'étendirent de Mahé à Pondichéry, sur les côtes
de Coromandel et d'Orissa, y compris la pagode de
84 L'INDE DU SUD .

Djagrenath , visitée chaque année par un million de


pélerins , affluence d'étrangers qui mettait Dupleix en
relations avec tous les chefs de l'intérieur et populari
sait l'influence française. Le domaine direct de la
Compagnie , bien délimité , protégé par des places
>

fortes , comprenant les régions les plus peuplées , les


plus pacifiques, les plus industrieuses de l'Inde , rap
7

portait quatorze millions de francs sans qu'on impor


tunât les populations . Bussy , maître de l'esprit du
Nizam par les besoins que ce prince avait de ses ser
vices , augmentait encore l'ascendant de la France par
sa belle humeur , le luxe dont il s'entourait , ses lar
gesses, cet étalage pompeux et théâtral dont les peuples
de l'Orient sont avides , et sans lesquels ils ne com
prennent pas le pouvoir.
Quelques années avaient suffi pour créer l'empire
français de l'Inde. L'administration loyale et sensée de
Dupleix , la hardiesse et le bonheur de Bussy consti
tuaient une puissance telle , qu'il fallut aux Anglais
quarante années de luttes , de perſidies , de sacrifices et
de violences pour en obtenir à peine l'équivalent. La
cupidité de quelques marchands, la sottise de quelques
>

ambitieux allaient tout détruire .


Il faudrait ici résumer les événements qui venaient
de se passer en Europe et faire le procès aux ministres
du roi Louis XV . La Compagnie française des Indes
occidentales, qui était 'vraimentla France ,> la France
chevaleresque et généreuse , entre les mains de Du
pleix et de Bussy, cette Compagnie retornbait , à Paris,
à la discrétion d'un groupe d'agioteurs et de trafiquants
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 85

plus soucieux de la vente de leurs pacotilles et du


libre parcours de leurs navires que de la grandeur du
pays. Tristes compères , écrivait lord Clive.
Les chefs de la Compagnie anglaise rivale , clair
voyants et patriotes , jugèrent vite la situation ; ils la
mirent incontinent à profit , traitant dédaigneusement
les agents français , feignant de n'être point pressés
de traiter alors qu'ils étaient à bout de ressources et
que six mois de retard nous les livraient à merci , refu
sant d'entamer de sérieux pourparlers relativement au
modus vivendi des deux Compagnies dans l'Inde tant
que Dupleix y conserverait le commandement. Les
ministres , abusés par cette attitude , eurent l'impru
dence coupable de signer son ordre de rappel. Les
possessions françaises étaient perdues .
Godeheu , l'un des directeurs , remplace Dupleix et
consent à la honte de la France. Il fallait un aveugle
ment bien tenace , une ignorance absolue des affaires
de ce pays ou une trahison préméditée pour sous
crire à l'incroyable transaction qu’accepta Godeheu :
les deux Compagnies anglaise et française sont mises
sur le pied d'égalité ; elles s'interdisent toute interven
tion politique dans l'Inde. Adopter le pied d'égalité ,
c'était renoncer aux trente- cinq millions d'hommes
sur lesquels Dupleix avait acquis le protectorat fran
çais et assurer à l'Angleterre la possession des dis
tricts maritimes où elle désespérait jusque - là de se
maintenir' ; renoncer à l'intervention , c'était livrer le
Nizam aux Mahrattes, l'Inde aux Anglais, jeter dans le
néant les merveilleux résultats obtenus depuis 1750 .
86 L'INDE DU SUD .

I est douteux , remarque ironiquement à ce propos


le colonel Wilkes , qu'aucune nation ait jamais fait
d'aussi grands sacrifices à l'amour de la paix que les
Français dans cette occasion .
Tandis que Dupleix calomnié, créancier de la Com
pagnie de trente millions de francs qu'il avait avancés
sur sa fortune personnelle , mourait de misère dans
l'exil , les Anglais se hâtaient de tirer parti d'une sote
tise diplomatique qui n'eut jamais d'égale, et dont ils
ne pouvaient croire qu'on maintint les désastreuses
conditions. Moins de deux ans s'étaient écoulés , la
guerre éclatait de nouveau en Europe, et Lally -Tol
lendal,> dont les malheurs ont fait oublier les fautes,
venait achever l'oeuvre fatale de Godeheu (1 ) .
Lally était courageux et loyal , mais d'un esprit
faible , d'un caractère emporté , d'une présomption
rare ; il prêta l'oreille à tous les méchants propos, prit
en haine Bussy, dont la pompe orientale, les victoires
et l'éclat princier lui parurent insupportables , et se ‫ܕ‬

préoccupa beaucoup plus d'annuler un rival que de

(1) Thomas- Artlur, baron de Tollendal , comte de Lally, né en


janvier 1702 , décapité à Paris le 9 mai 1766, a eu le sort de quelques
hommes dont la vie n'est point encore suffisamment expliquée
par les clartés de l'histoire . C'est un traître pour les uns, un martyr
pour les autres. En 1758, il ne met que trente -huit jours à chasser
les Anglais de la côte de Coromandel, et il écrivait à ses agents :
Toute ma politique est dans ces qualre mols: plus d'Anglais durs
l'Inde ! Mais sa commission portait surtout l'ordre de corriger le
despotisme des gouverneurs, de couper jusqu'à la racine des abus;
il n'en fallait pas davantage pour le rendre en horreur, comme il
le disait lui -même, à tous les gens du pays. Eûl-il élė le plus doux
des hommes, écrivit Voltaire , dans de semblables conditions, il eût été
haï. ( Voir l'arrêt de réhabilitation de mai 1778. )
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 87

servir son pays. Son premier acte est l'ordre de rappel


de Bussy. Celui-ci n'en peut croire ses yeux ; l'ordre
de rentrer avec toutes ses troupes est réitéré dans la
forme la plus impérieuse et la plus blessante .
« Bussy, dit un voyageur ( 1 ) , refusa longtemps
d'obéir. Il ne pouvait se résoudre à abandonner un
malheureux prince qui s'était donné à lui tout entier,
qui s'était identifié avec la France, et l'avait fait asseoir
à côté de lui sur le plus riche trône de l'Inde . Il épuisa
auprès de Lally jusqu'aux plus humbles prières ; tout
fut inutile ; tout échoua contre une incapacité orgueil
leuse et obstinée. >>
En juillet 1758 , le marquis de Conflans fut désigné
>

pour aller prendre à Hayderabad le commandement


du contingent français et le ramener à Pondichéry ;
Bussy obéit , la douleur dans l'âme. Quand le Nizam
apprit la nouvelle imprévue qui allait désespérer son
peuple, il conjura Bussy de rester , l'appelant son ange
gardien et prédisant , en termes touchants, dans son >

désespoir, la ruine qui allait l'atteindre.


Dupleix aurait sauvé la fortune de la France en refu
sant de livrer ses pouvoirs à l'inepte Godeheu ;‫ ܪ‬Bussy
livrait aux Anglais notre plus fidèle ami en obéissant
aux ordres insensés de Lally. N'est-il point de cas où
l'obéissance devienne presque un crime ? Mais qui en
sera juge ? Et le respect aveugle de la discipline n'est -il
pas une condition de salut public qu'on ne peut payer
trop cher ?

( 1 ) Comte Édouard de Warren, L'INDE ANGLAISE, I, 72 .


88 L'INDE DU SUD .

Après le départ de Bussy, Salabut- Jung , menacé


par ses deux frères ( Bassalut-Jung et Nizam -Aly) et
attiré vers les Anglais par les adroites menées de leurs
agents, concéda à la Compagnie anglaise les provinces
des Circars ( traité du 14 mai 1759) qu'il avait jadis
données à Bussy et que le marquis de Conflans venait
de perdre à la bataille de Peddipoor. Les Anglais ne
l'en défendirent pas mieux contre les entreprises de
Nizam-Aly, qui le jeta en prison où on l'assassina en
1763. Le royaume de Golconde devait s'écrouler avec
Nizam-Aly, qui , pendant vingt-cinq ans (de 1759 à
1784 ), fut alternativement trahi par les Anglais et dé
pouillé par Hyder- Aly et les Mahrattes.
Nizam-Aly ne possédait ni persévérance ni énergie
et se laissait abattre par l'insuccès aussi souvent que
séduire par des mirages. Essayant de se soutenir entre
les trois États rivaux qui semblaient avoir pris son
propre royaume pour enjeu , il hésita à s'unir franche
ment avec Hyder-Aly contre les Anglais , et les Mah
rattes lui paraissaient trop systématiquement hostiles
pour qu'il pût jamais espérer de les associer à ses des
seins ; aussi les Anglais devinrent- ils propriétaires de
ses plus belles provinces par les traités de 1763, 1766,
1768, tandis que les Mahrattes, sortant des districts où
les avait confinés Bussy, reprenaient sur les Mogols
envahisseurs la province de Bérar, ou le territoire qui
s'étend entre les cours supérieurs du Godavéry et du
Tapty.
Quelques-uns des soldats de Bussy étaient restés ,
après son départ et la déchéance de Salabut- Jung , au
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 89

service de Bassalut-Jung, frère aîné de Nizam-Aly . Sur


les plaintes des Anglais, Nizam -Aly les ôta à son frère
et les prit à sa solde ; nouvelles réclamations , car la
Compagnie avait stipulé au traité de 1763 qu'elle seule
fournirait des auxiliaires au Nizam . En 1768 , le Nizam
se décida enfin à congédier ces soldats, réduits à 400,
et commandés en dernier lieu par un neveu de Lally
Tollendal. Ce bataillon errant passa au service de
Hyder-Aly et se rua sur les Anglais avec une rage
farouche; c'est à son impétuosité que Baillie et Braith
waite durent leurs sanglantes défaites de Perimbaucum
et de Coleröon .
En 1780 ,9 Nizam-Aly eut un éclair de bon sens et
s'associa contre l'ennemi commun avec les Mahrattes
et Hyder-Aly . La guerre, dirigée avec vigueur et suc
cès par le sultan de Mysore , conduisit les alliés jusque
sous les murs de Madras. Ce fut dans le cours de
cette campagne qu'eut lieu le dernier désastre du co
lonel Baillie, auquel M. de Boigne échappa par une
circonstance fortuite .
La perfidie anglaise mit tout en jeu pour désunir
les coalisés ; le Nizam succomba aux tentations que le
démon d'Albion offrit à sa jalousie et à ses passions ;
sa défection subite , à l'instant décisif, coupe la ligne
d'opérations des alliés , rend impuissants les efforts
combinés de Hyder - Aly à l'est , des Mahrattes à
l'ouest , et le traité de 1784 sauve les possessions
anglaises en prenant pour base de la paix la situation
de 1780 .
On a souvent fait honneur à la politique anglaise
90 L'INDE DU SUD .

d'une suite et d'une énergie dont elle ne possède que


l'apparence. Vues de loin et en ne les jugeant que par
le résultat sans en étudier le détail et les péripéties,
les annexions anglaises dans l'Inde semblent être le
produit de vues concertées avec prudence et conduites
avec une ténacité , une persévérance , une unité sans
>

pareilles : c'est trop dire. La conquête ne fut point


comme une marée montante qui, lentement mais avec
une force irrésistible , côtoya d'abord les rivages de
l'Hindostan , aborda les embouchures des fleuves, re
monta avec eux dans les grandes vallées, puis se répan
dit de là sur toutes les plaines et sur les plateaux les
plus élevés comme une mer qui a trouvé son niveau et
qui couvre tout de ses vagues ; non . La conquête fut le
produit d'incidents aussi variés que les pays où elle
prit pied , que les chefs qui la dirigerent, que les
circonstances tour à tour favorables et difficiles où se
trouvait l'Angleterre elle-même. Elle fut plus souvent
compromise que favorisée par les alternatives des
grandes secousses qui remuaient la vieille Europe sur
ses fondements.
Au début, on ne savait rien de l’Hindostan , la terreur
9

des vaincus d'Aureng - Zeb et l'exagération naturelle


aux traditions orientales avaient propagé dans l'opi
nion des voyageurs les plus sérieux la croyance à des
empires solides , à des armées indomptables , à des
peuples fanatiques contre lesquels il eût été absurde
de lancer une poignée d'Européens . Les succès inouïs
de Martin , de Dumas avaient quelque peu ébranlé ces
idées de force et de grandeur. Les merveilleuses cam
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 91

pagnes de Dupleix et de Bussy avaient fait évanouir


bon nombre d'illusions ; mais le prestige de l'inconnu
régnait encore sans partage sur les vastes régions qui
s'étendaient du Gange au Sind , et des monts Hyma
laya aux escarpements des Ghâttes. Les pays entre le
cap Comorin , la Nerbuddah et le Mahanedy n'avaient
encore été visités que par les bataillons du marquis de
Bussy ; les Européens ne connaissaient que les ports
échelonnés sur la côte de Coromandel et la côte de
Malabar ; jusqu'en 1830, les Anglais ont laissé en blanc (

sur leurs cartes de vastes parties du Dekkan avec la


mention : Unexplored countries . Ce sont des déserts
sans eau, disait Jacquemont, couverts de forêts misé
rables où sont dispersées à de grandes distances quel
ques huttes. Les voyageurs plus récents et les histo
riens ont détruit ce mauvais renom jeté sans doute
avec intention sur le Dekkan par les affidés de lord
Clive et qui pouvait consoler les Français de l'avoir
perdu . Les monts arrondis et boisés à leur base, âpres
et déchirés à leur cîme , s'étagent par gradins et se
creusent en profondes vallées où la végétation des
tropiques se développe dans son éclatante splendeur.
C'est dans ces replis des Ghâttes que se cachent les
mines de diamant de Golconde , d’Owtöor et de Caröor,
les pagodes d'Ellora taillées dans le porphyre ( 1 ), les
opulentes cités de Bisnagar, Visapoor, Aurengabad ,
Hayderabad , les fabriques de papier de riz de Kagis
wara, les fameuses cultures de poivre de Raybûg , les
( 1 ) Daniel , HINDOOS EXCAVATIONS IN THE MOUNTAIN OF ELLORA ,
9 .

London , 1804. – Maler, AsiatiCS RESEARCHES, IV , 498 .


92 L'INDE DU SUD .

moutons sans cornes de Karkhi. Pour gagner de l'in


térieur les marchés de Pöonah , Maïssour et Haydera
?

bad , ou l'un des ports fréquentés par les navires d'Eu


rope, les Mahrattes suivent les chemins à peine frayés
qui relient les vallées entre elles. Les chariots ne
roulent que dans les environs des villes ; partout
ailleurs , les transports se font à dos de beufs ou de
buffles sur lesquels s'attachent, par de fortes sangles ,
deux sacs de riz ou deux balles de coton bien équili
brées . Aujourd'hui comme il y a cent ans, au milieu
de ces paysages indiens où le terrible côtoie le riant,
où l'alligator glisse sous l'eau limpide, où le léopard se
blottit dans un buisson de jasmin , on rencontre , au
détour d'une gorge , des files de deux à trois cents ani
maux ainsi chargés , cheminant des mois entiers par
>

monts et par vaux , escortés d'un groupe d'hommes


qui portent le fusil à mèche , la masse d'armes , la
pique, le bouclier et le sabre, suivis de chameaux que
inontent les femmes aux vêtements flottants et bariolés,
assises sur les tentes roulées . Aujourd'hui comme il y
a cent ans, cette apparente simplicité, cette démarche
paisible et nonchalante , ces maurs patriarcales cachent
une perfidie rare, une énergie obstinée , une cruauté
froide .
Le premier soin des Anglais fut de choisir sur les
côtes les points les plus sûrs , les mieux situés au dé
bouché des vallées , pour y établir des comptoirs . Au
fur et à mesure que leur domination s'étendit et que
leur influence attira sous leur protectorat des villes,
des provinces, ils eurent tout naturellement la pensée
ANGLAIS ET FRANÇAIS. 93

de créer au-delà de leurs possessions des royautés in:


digènes qui fussent comme une barrière contre les
Barbares. Cette précaution élémentaire qui ne sem
blait, au début, qu'une sorte de partage imposé par la
nécessité, devint au contraire l'origine des succès les
plus rapides et les moins disputés de la puissance
britannique.
Le plan des gouverneurs fut donc celui-ci : raffermir
sur leurs trônes chancelants les princes natifs, se mêler
aux intrigues de cour de façon à toujours tenir un pré
tendant tout prêt , donner à ces princes des officiers
européens pour leur reconstituer une armée , mettre
de l'ordre dans leurs finances, établir une sorte de ré
gularité dans l'administration et y habituer les popula
tions . Mais le succès de ces premiers essais donnait
naissance à des difficultés nouvelles, étendait le cercle
de l'influence anglaise , et obligeait la Compagnie à en
tretenir des diplomates aussi habiles qu'audacieux.
Parmi ces princes, il pouvait se rencontrer quelque
âme fière qui prît fantaisie de secouer le joug et d'user
à son profit des instruments d'action , l'armée, l'impôt,
que la Compagnie avait forgés aux frais de son vassal;
autre danger plus grave, parmi ces aventuriers qui se
dévouaient à la tâche ingrate de discipliner les Hin
dous, il pouvait surgir quelque ambitieux qui se fit roi .
On imagina de placer dans chaque capitale un Rési
dent , sorte d'espion qui devint bientôt ambassadeur,
puis se transforma en maire du palais. C'était la pente
naturelle des choses ; il était difficile qu'un homme in
telligent et hardi, comme devait l'être celui qui accep
94 L'INDE DU SUD .

tait une mission aussi délicate , n'osât pas bientôt dé


passer aussi son mandat .
On s'habitua, à la cour des princes natifs , à voir le
résident éclairer de ses conseils le gouvernement
local ; traduisez : le diriger dans toutes ses entreprises
selon les vues les plus favorables à l'expansion de la
domination britannique. De même qu'on se sert de la
poussière de diamant pour user et polir le diamant, de
même les Anglais firent brèche dans le bloc énorme de
l'Hindostan par le moyen des princes hindous qu'ils
opposèrent les uns aux autres puis qu'ils absorbèrent
un à un . La mollesse et l'incurie des dynasties indi
gènes rendirent facile cette politique .
Le résident, par des transitions insensibles , par des
usurpations prudemment conduites et tacitement ac
ceptées , parvint, habituellement, à réunir dans ses
mains tous les pouvoirs de l'État qu'il régénérait
avant de s'en emparer , toujours sous le prétexte ,
malheureusement trop justifié, de sauver le pays de
l'anarchie et de répondre au veu des populations. Il
administrait et gouvernait, ne laissant au prince que
l'appareil royal et de vaines apparences de grandeur.
Puis , survenait un changement de règne , des com
plots intérieurs vrais ou supposés ( 1) , une guerre
dans le voisinage , et la Compagnie s'annexait à titre
définitif une province dont elle possédait depuis long
temps l'administration effective. C'est en procédant

( 1 ) Voir le procès du rajah de Sattarah, Bajee -Rao , chef des Mah


rattes de l'ouest, de 1817 à 1839 (Statement of the case of the delroned
raja of Sallara, by W.-N. Nicholson , 1845) .
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 95

de la sorte que l'Angleterre a récemment acquis le


Pendjab et le royaume d'Aoude. Mais ce procédé ne
réussit pas également partout; un des mécomptes les
plus récents des Anglais est le conflit du Bhotan , où
leur amour -propre a subi de nombreuses atteintes ( 1).
Fait singulier, les Anglais , peu scrupuleux sur les
moyens de gouvernement , n'ont jamais essayé de
peser sur la conscience des populations asiatiques , >

comme n'auraient point manqué de le faire des Espa


gnols . En cela , ils ont fait preuve d'une rare sagacité
politique. Les peuples qui n'ont que des dieux de bois
les livrent sans trop de résistance aux mains des étran
gers ; mais, dans l'Inde, les inissionnaires se trouvaient
en présence de nations qui possédaient déjà une phi
losophie , une doctrine, des livres sacrés qu'une cer
taine école prétend contemporains de ceux des chré
tiens . Les prêtres hindous se refusaient à reconnaître
( 1) Pour ne citer que ce district parmi cent autres , les Anglais
ont mis près d'un siècle à se l'approprier lls eurent pour la pre
mière fois à s'en préoccuper au point de vue politique en 1772. D
vains efforts furent tentés en 1828, en 1837 et en 1857 pour y im
planter le patronage britannique, c'est-à-dire un résident. L'im .
portance de cette région montagneuse était de s'y ouvrir une route
vers le Thibet et d'entrer en communication par ce plateau sa
lubre avec les contrées presque inconnues qui s'étendent par delà
la chaine de l'Himalaya. Des missions diplomatiques échouèrent
en 1863 et 1864; une campagne militaire, menée de 1865 à 1866 avec
beaucoup d'énergie , n'eut pas un meilleur succès ; et cette peu
plade de vingt mille habitants tient en échec la puissance britan
nique. Ces détails sont tirés du Bholan and the story of the Dooar
war, by surgeon Rennie , London , 1866. C'est aussi avec d'autres
allures que le cabinet anglais rêve l'annexion de l'empire birman,
dont la diplomatie et les armes de la Compagnie ont jadis détaché
trois belles provinces, l'Assam, l'Arracan ( 1826) et le Pégou ( 1849).
Reisen in Birma in den Jahren 1861-1862 ; Leipzig, 1866.
96 L'INDE DU SUD .

dans le christianisme les traits d'une religion supé


rieure; il n'est rien , au surplus , que l'homme ne dé
fende avec une plus indomptable obstination que les
idoles de l'esprit. La politique se trouvait indissoluble
ment unie à la religion ; toucher aux préceptes sacrés ,
c'était en même temps ébranler les meurs, les habi
tudes, l'état social de près de deux cents millions d'ha
bitants. Les Anglais s'abstinrent, sachant bien que s'il
est aisé de détacher ou de trancher les liens poli
tiques , il est impossible de déraciner certaines idées
morales, et que les guerres religieuses sont de toutes
les plus longues , les plus cruelles et les plus dan · .

gereuses.
Cette politique des Anglais , si souple , si variée
qu'elle se fit, ne leur réussit pas toujours . Non -seule
ment ils avaient à déjouer ou à conduire les intrigues
des natifs dans un pays où la dissimulation est une vertu
sociale et l'ingratitude un moyen de parvenir ( 1); mais
il leur fallait aussi lutter avec d'autres influences euro
péennes, celles des officiers de fortune à la solde des
rajahs. Les peuples qu'ils avaient disciplinés devinrent
presque toujours des voisins fort incommodes, et, pour
protéger leurs exploitations territoriales et les popula
tions pacifiques dont ils tiraient de si riches tributs ,
les directeurs de la Compagnie durent obéir à cette
mêrne nécessité qui , dans l'Afrique française , nous
a jetés sans cesse plus avant , nous forçant, malgré
nous , à reculer chaque année notre frontière .
( 1 ) L'ingratilude est le vice de l'Inde, dit le major Martin dans son
testament.
ANGLAIS ET FRANÇAIS . 97

A l'autre extrémité de l'Asie , la Russie procède ainsi


par voie de conquêtes progressives et inévitables , avec

cette différence qu'elle se heurte à des montagnes


abruptes, à de rudes soldats , au lieu de pénétrer par
la navigation de vastes fleuves au sein de peuples doux ,
riches et timides . Depuis le jour où la Russie s'éman
cipa de la domination tartare et détruisit, le long du
Volga , les derniers débris de l'empire mongol, elle fut
condamnée à la conquête des hauts plateaux asiatiques.
Les nomades de la Horde-d'Or, rejetés derrière l'Ou
ral, se vengèrent une fois par l'incendie de Moscou ;
mais Ivan le terrible les dispersa et les anéantit. Ce ne
furent plus dès lors que des tribus disloquées , sans
cohésion nationale , sans attaches politiques, impuis
santes à recommencer la grande guerre, et que, petit
à petit, l'influence russe endormit ou pacifia jusqu'au
Caucase . Il y a trente ans , la frontière russe s'étendait
en avant d'une ligne de postes fortifiés, d'Orenbourg
au lac Baïkal, sur une longueur égale à la distance de
Barcelone à Pétersbourg. La conquête du Tourân ។

celle du Turkestan et de la Boukharie ont rapproché


de trois cents lieues les Russes des Anglais . Depuis un
siècle , ces deux puissantes nations ont compris que
l'Asie centrale deviendrait quelque jour le théâtre de
leur rivalité armée, et le moment approche où l'équi
libre européen , si chancelant , si mal assis , trouvera
son contre-poids sur les rives de l'Indus .

1.
1
VI

L'INDE DU NORD . MAHRATTES ET MOGOLS .

Telle était donc la situation politique des Indes au


moment où M. de Boigne acceptait la mission délicate
autant que dangereuse de réorganiser l'armée des
Mahrattes ( 1) : un sol semé de piéges , un horizon
chargé d'orages .
A l'est de l’Hindostan , les peuples originaires du
Thibet ou de la Mongolie , cauteleux , rusés , indépen
dants , demeurés dans un état social voisin de l'anar
>

chie en raison même de leurs qualités ; à l'ouest , les


nations musulmanes mêlées de sang arabe , dont les
vertus primitives , fierté , bravoure , sont quelque peu
>

amorties par la pesanteur du climat et la mollesse des


( 1 ) Voir, à la fin du volume , la carte spéciale qu j'ai dressée , à
l'aide des notes et documents qui sont en la possession de M. le
comte E. de Boigne , pour servir à l'étude des campagnes du gé
néral de Boigne .
100 L'INDE DU NORD .

habitudes , nations civilisées , artistes, élégantes et ,


par cela aussi, déjà façonnées au despotisme .
Au centre , les peuplades indigènes des Bhils , des
Radjpouts, des Kallyns , des Koulys , des Mahrattes, et
>

tant d'autres qui ne soupçonnent pas le nom de natio


nalité mais dont les instincts, rudes ou délicats sui
vant la race ,> luttent contre les envahissements de la
civilisation , spontanément, sans idées préconçues , 2

sans vues d'ensemble ni théories politiques. Ces


tribus, rebelles à toute assimilation parce qu'il répugne
à leur caractère de s'assouplir à quoi que ce soit ,
vont soudainement sortir une fois encore de leur inac
tion, de leur obscurité, non pas pour reconquérir dans
un dessein prémédité l'ancien patrimoine de leurs
ancêtres et chasser les envahisseurs de l'Inde , mais
simplement parce qu'ils ont parmi eux quelques chefs
hardis , quelques esprits audacieux dont l'ambition
s'accommode de la guerre et dont les projets s'éten
dront avec les désirs .
Aux bouches du Gange >, Calcutta, sur les côtes du
Karnatic, Madras, sur celles de Cambaye, Bombay, for
maient trois points d'attaque où se concentrait l'énergie
anglaise ; les Français réduits à d'étroits territoires, et
leur influence tombée d'autant plus bas qu'elle fut
jadis plus prépondérante , entretenaient leurs comp
toirs de Pondichéry et de Chandernagor, à deux pas
des puissants établissements de l'Angleterre , comme
d'inutiles vestiges , une vaine protestation . Les rési
dents anglais installés à Lucknow , Aoude, Agrah ,
Delhi , jalonnaient , dans le bassin du Gange , la route
MAHRATTES ET MOGOLS . 101

des futures annexions ; le royaume de Golconde (Hay


derabad), inféodé à la politique britannique, séparait le
sultan de Mysore (Maïssour) du Maharajah des Mah
rattes, deux puissances suspectes que jusqu'alors l'An
gleterre avait tenues en échec l'une par l'autre. Bref,
rien de suivi , de logique ni de sincère ; tout livré au
caprice des événements , au hasard des alliances , à
l'insuffisance diplomatique ou à l'esprit d'intrigues des
gouverneurs ou des princes. L'incapacité de Godeheu
à côté de la tyrannie de Warren Hastings, la légèreté
d'un La Bourdonnaye côtoyant la sagacité d'un An
derson , d'un Brown , d'un Patterson ; quel magni
fique théâtre pour les coups d'audace du marquis de
Bussy et les merveilleuses créations du général de
Boigne !
La position spéciale du pays habité par les Mahrattes,
la force naturelle de ces plateaux élevés , le caractère
énergique et farouche, la passion de bataille de ces
hardis cavaliers , semblaient leur destiner le rôle actif
dans la revendication de l'indépendance . La descrip
tion de la région des Ghâttes fera comprendre les
motifs qui , à défaut de sentiment national bien défini
et d'idées politiques comme nous les comprenons ,
poussèrent les Mahrattes confédérés à s'associer pour
chasser les Mogols du centre de l’Hindostan . Leur
lutte avec Sheyed et leurs incessantes incursions sur
les frontières des principautés vassales ou indépen
dantes d'origine musulmane, au delà de la Tchùmbul,
avaient rempli l'Inde de leur renom . De près, c'étaient
des pillards ; de loin , des héros .
102 L'INDE DU NORD .

Du pays de la neige (Himaleh ) descendent à grand


bruit des eaux abondantes et de larges fleuves, la vallée
du Gange et celle de l'Indus, entre lesquelles se dresse
le plateau du Dekkan. Ce massif est abordable seule
ment au sud par les vallées du Cavéry, qui laisse
pénétrer dans le Maïssour, de la Kistnah , qui donne
accès dans le Beydjapoor et le Pöonah , du Godavéry
qui conduit à Nagpoor au pied des monts Vindhyas , 7

et, au nord, par les vallées de la Nerbuddah et de la


Tchùmbul, qui aboutissent l'une à la côte du Malabar,
l'autre aux plaines du Gange . Les Ghâttes occiden
tales se dressent le long de la mer des Indes, à une
petite distance des côtes , comme un mur abrupte qui
sert en quelque sorte de quai (du mot hindou ghåt)
au plateau du Dekkan . Cette gigantesque muraille
s'entr'ouvre de distance en distance par d'étroites fis
sures ou défilés que les Hindous appellent ampi
ghâts, ou escaliers descendant au rivage . Couvert de
forêts et de cultures, peuplé de grandes villes floris
santes , avec d'innombrables pagodes d'une architec
ture étrange et des citadelles imprenables, suspendues
comme autant de nids d'aigle au sommet d'énormes
rocs isolés , ce massif semblait construit à souhait
par la nature pour servir d'asile à un peuple brave et
fier. C'est là qu'habitaient les tribus mahrattes.
« Au commencement de ce siècle, dit M. Cleghorn ( 1),>
une immense et presque impénétrable forêt couvrait
la chaîne occidentale des Ghâttes, depuis l'embouchure
( 1 ) The Forests and gardens of south India , by Hugh Cleghorn
1861 , Madras .
MAHRATTES ET MOGOLS . 103

des fleuves jusqu'aux sommets les plus élevés des


montagnes. Abandonnée à la nature, elle était remplie
d'animaux sauvages et peuplée d'arbres magnifiques.
Aujourd'hui, le voyageur qui, du haut des pics , pro
mène ses regards sur les plaines du Malabar voit encore
se dérouler à ses pieds des forêts immenses ; mais à
mesure qu'il descend , jil y aperçoit les ravages du fer
et du feu . Les plus beaux arbres ont été abattus; les
marchands et les ryots (paysans) ont exploité çà et là
les essences les plus précieuses et jeté dans les cours
d'eau les bûches de teck, de black -vood, de jack, d’erul,
ou éventré les troncs des figuiers, des acacias et des
pins pour en extraire la gomme élastique, le cachou,
les huiles de térébenthine . »

En 1784 , ces régions présentaient un aspect formi


dable et charmant à la fois ; Châteaubriand y eût
trouvé d'aussi admirables tableaux à décrire que sur
les rives du Meschacebé, et les hardis compagnons de
M. de Boigne allaient en exploiter les ressources in
dustrielles et militaires de façon à rivaliser avec l'Inde
anglaise.
Les Mahrattes formaient une sorte de république
fédérative dont le centre légal était la ville de Pöonah ;
le nom de leur pays , Maharashtra, que les brahmanes
considèrent comme un fief religieux (1 ) , est cité de
bonne heure dans les livres hindous ; eux-mêmes n'ap

( 1 ) Et qu'ils prétendent leur avoir été donné par le dieu Para


Çou-Rama , sixième incarnation de Vischnou, descendu sur la terre
pour faire cesser, au sud de l'Inde , la querelle entre la caste sacer
dotale et celle des guerriers .
104 L'INDE DU NORD .

paraissent qu'un peu tard dans les annales de la Pé


ninsule. Lorsque Aureng- Zeb menaçait de soumettre
le sud de l'Inde , un chef mahratte, Civadjî, dont l'his
toire est un merveilleux roman , détacha du service
mogol les corps de cavalerie que son père Shahjî et
lui-même commandaient, fit appel au sentiment reli
gieux des brahmanes contre le prosélytisme des mu
sulmans, attira sous ses ordres tous ces petits chefs
qui, semblables aux bandits des Highlands et aux Bur
graves du Rhin , pillaient leurs propres vallées quand
ils ne pouvaient se jeter sur leurs voisins de la plaine,
chassa les Mogols des citadelles du Malwa et du
Meywar, et reconguit l'indépendance du pays aux dé
pens de sa liberté . Il mourut en 1680 ; les brahmanes
qui l'avaient fait roi, enrichis par lui , maintinrent, par
leur influence sur place et leurs relations au dehors,
l'unité de la dynastie . Aureng-Zeb s'était vengé de
Civadjî en tuant son fils ; son successeur, Sahow
Radja, agrandit le cercle d'action de ses hardis cava
liers ; de 1730 à 1750, ils détruisirent les chétifs rem
parts de bois que les Anglais élevaient dans les boues
de l’Hougly sous le nom de fort William (Calcutta) ,
prirent d'assaut l'île de Salsette (près de Bombay) sur
les Portugais, et incendièrent les faubourgs de Delhi.
Cette sorte de croisade contre les musulmans et les
chrétiens répandit dans l'Inde entière, grâce aux brah
manes, le renom des Mahrattes, qui devinrent ainsi les
champions de l'indépendance et de la religion hin
doues ; les Anglais ne l'oublièrent pas.
L'espritfédératif n'était qu'endormi . Le succès enivra
MAHRATTES ET MOGOLS . 105

les chefs, et les ministres du roi Râm -Radja, troisième


successeur de Civadjî, le déposérent et partagèrent ses
États. Le trésorier, Bagadji- Bûnsla, se déclara prince
des Mahrattes de l'est et installa sa capitale à Nagpoor ;
le brahmane Badji-Rao , premier ministre ou Pey
chwah, plus habile, conserva ce titre modeste et resta
à Poonah comme simple chargé d'affaires des princes
confédérés, en réalité maître absolu du gouvernement
des Mahrattes de l'ouest . L'unité perdue amena la
chute de leur puissance . Le roi de Caboul les attaqua
et livra, au mois de janvier 1761 , la célèbre bataille de
Panipût, près Delhi, où ils furent écrasés . L'empire se
démembra ; des intrigues de harem conduisirent à la
guerre civile ; les Anglais se hâtèrent de prendre parti
pour l'un des prétendants, Ragobath , assassin de son
neveu Narraïm (1772); mais, par deux fois, ils furent
forcés de reculer devant l'opiniâtre résistance des
montagnards. La nécessité de briser les colons français
et les princes musulmans du Dekkan les contraignit à
négliger, pour quelques années, les princes hindous
de Nagpöor et de Pöonah . En 1774 , les Mahrattes,
hommes d'action , mais trop ignorants de l'ensemble
des affaires de l'Inde pour adopter et suivre une ligne
politique, se laissèrent aller à leur instinct d'oiseaux
de proie, assaillirent leurs voisins de l'est et se heur
tèrent aux Anglais, avec des succès divers , depuis les
rives du Godavéry, sur la côte de Coromandel, jusqu'à
celles de la Sône, dans la vallée du Gange ; cette guerre
mit en relief les talents militaires de deux jeunes
chefs , alors amis , Holkar et Sindhia . Les brahmanes
106 L'INDE DU NORD .

agitaient l'Inde entière par les correspondances se


crètes qu'ils entretenaient avec les prêtres hindous
d'au-delà du Gange ; ils annonçaient à petit bruit une
nouvelle incarnation de Civadjî ; Pöonah , cette ville
fatale , disait lord Cornwallis , la ville des complots ,
écrivait Hastings , était remplie de présages qui re
muaient l'âme ardente des Mahrattes.
Un écrivain anglais contemporain jugeait ainsi ces
hommes impatients et courageux :
« Véritablement, n'était leur patriotisme , leur or
gueil comme peuple, leur sauvage indépendance, rien
ne maintiendrait l'existence des Mahrattes en corps
de nation . Ils le savent , ils s'en lamentent , et tirent
. >

néanmoins vanité de cette liberté anarchique, préten


dant que , s'ils étaient plus solidement constitués ,
plus unis et plus dociles , ils feraient aisément la con
quête du monde . Un observateur superficiel serait
amené à penser que n'importe quelle puissance étran
gère , pénétrant dans ce pays et prenant les rênes du
pouvoir, verrait son avénement salué par les masses
populaires , si celles-ci se sentaient gouvernées avec
sévérité mais avec justice , et d'après des principes
qui associeraient sagement la dépendance et la léga
lité . Et pourtant, selon toute probabilité , c'est le con
traire qui arriverait. Le Mahratte répugne à tout ce
qui le gêne, et préfère souffrir le dommage qui lui est
infligé par une force supérieure à la sienne, pourvu
qu'il conserve l'espoir de se trouver quelque jour en
état de dominer à son tour et d'écraser un plus faible
que lui. Il aime mieux se laisser opprimer et se pro
MAHRATTES ET MOGOLS . 107

mettre une revanche que de se soumettre à un code


quelconque dont l'exacte rigueur lui ferait perdre cette
flatteuse espérance ( 1). »
.

Un officier des armées de Madras , le colonel


Sleeman , a jugé en termes sévères les tendances so
ciales des populations du Dekkan et du Meywar ; mais
il faut remarquer qu'il écrivait après les grandes
guerres de la fin du xviiie siècle et les atrocités de la
conquête , dans le chaos de mæurs et d'idées dont de
tels cataclismes sont la source fatale.
« La zone moyenne du continent indien qui suit l'axe
des monts Vindhias et court , à l'ouest , jusqu'à la
terre de Kûtch >, à l'orient jusqu'à la côte d'Orissa ,
doit être considérée comme la sentine de l'Inde . Sur
une échelle immense , cette zone est quelque chose de
semblable à ce qu'étaient , au moyen âge de l'Occi
dent, le border d'Écosse et les marches du continent
européen . Toutes les variétés de notre espèce, descen
dant du Nord ou remontant du Midi, s'y sont croisées ,
heurtées , combattues , poursuivies et réfugiées tour à
tour . Partout ailleurs , dans les larges vallées où ces
amas d'hommes se sont assoupis dans les jouissances
raffinées de la civilisation asiatique, ces races se sont
mêlées et fondues; ici , siècles et générations n'ont
fait que déposer leur écume . Les jungles du Bundel
cund ont été le berceau des Thugs, et offrent encore de
sûres retraites aux Dacoïts ; c'est de là que sortirent,
en 1817 , ces hordes de Pindaris , formées, comme les
( 1 ) Adventures of John Campbell related by himself, London ,
1862.
108 L'INDE DU NORD .

compagnies de routiers et d'écorcheurs du moyen


âge , de tous les éléments de rapine et de violence
que la paix et le licenciement des armées , après de
longues guerres , laissaient sans drapeaux et sans
foyers. Dans le bassin du Mahanedy , sont réfugiés
les Pandoi dont Hérodote parle avec horreur , et ces
modernes adorateurs de Kâli qui tuent les enfants par
milliers (1 )
« A l'ouest, de la Nerbuddah jusqu'à l’Indus , même
léthargie de la conscience humaine ; le nombre des
filles étouffées par leurs mères , à l'heure de la nais
sance , dans les familles nobles du Kütch , du Gadjerath
et du Guicowar , dépasse sept mille par an . En 1822 ,
le recensement des Radjpouts dans la province de
Kütch , qui compte 500,000 habitants , constata l'exis
tence de 12,000 hommes et de seulement 27 femmes
de cette race ( 2 ). »
Victor Jacquemont , parcourant, pour aller de Delhi
à Bombay , la grande route commerciale qui passe par
Nerwar , Gûna , Sarungpoor , Oudjeïn , Indoor , Mhey
sûr , Nassuck , fait un non moins triste croquis de la
physionomie de ces régions :
« Des chiens couverts de lèpre hurlent aux abords
des villages ; des ânes d'une extrême petitesse et d'une
maigreur effroyable leur disputent les immondices
entassés au long du chemin ; des volées de corbeaux et
de vautours partagent encore avec ces animaux . Au
point du jour , le gros bétail du village , enfermé pen
>

( 1 ) Colonel Sleeman , TRAVELS AND FIELDSPORTS .


( 2 ) Lutfullah , AUTOBIOGRAPHY, 1857 .
MAHRATTES ET MOGOLS . 109

dant la nuit , vient à son tour prendre place sur ce


fumier ; il y demeure, image de la faim , de la faiblesse
>

et de la résignation , immobile pendant des heures en


tières . Il vit de tiges de sorgho , qu'il trouve mêlées à
ces ordures. Ajoutez à ce tableau quelques porcs d'une
figure hideuse et quelques femmes qui ramassent
dans des paniers , pétrissent avec de la paille hachée et
font sécher sur les murs de boue du village le fumier
des vaches et des buffles ; puis quelques tisserands ,
peut-être à l'ouvrage ;‫ ܪ‬quelques hommes à demi nus ,
accroupis sur leurs talons. On entend parfois le bruit
sourd de la meule à bras mise en mouvement par les
femmes ; et , circonstance qui peint bien fortement la
misère séculaire de ces hameaux , jamais on n'y moud
que le nécessaire aux besoins du jour , comme si l'on
craignait d'attirer les voleurs par la possession d'un
trésor qui leur manque souvent, un peu de farine. Une
appréhension de même nature les empêche de cultiver
ailleurs qu'à l'abri de clôtures de mimosas , des jardins
et des arbres dont les Bhîls en maraude et les cipayes en
voyage déroberaient les légumes et les fruits . La route
que je suis n'est animée , entre ces tristes étapes , que
par la rencontre de quelques bândits déguenillés , nu
jambes , nu-cuisses , un sabre à la main ou un fusil à
mêche sur l'épaule , ou de quelque troupe joyeuse et
bruyante de fakirs prête à paraître sourde , muette, hi
deusement tatouée d'ocre et possédée du diable , en
vue du premier hameau , pour y rassasier sa propre
misère aux dépens de la misère d'autrui (1).
(1 ) JOURNAL, III , p . 483 à 522.
110 L'INDE DU NORD .

Il ne faudrait pas , toutefois ,> juger uniquement les


7

Mahrattes sur ces opinions rapides de voyageurs


malades ou d'officiers las de la guerre . En quittant les
villages sordides dont parle Jacquemont , on peut
visiter les admirables bosquets du bourg de Mundesöor,
les palais d'Oudjeïn et d'Oudeypoor, les colossales
forteresses de Tchittore, les champs de pavots du
Malwa et ces centaines de villages , aux murs de
briques , aux toitures de tuiles rouges , blottis sous des
2

groupes épais de pipeuls et de banians , se reliantl'un


à l'autre par d’étroites allées de dattiers , s'échelon
nant au flanc de montagnes dont les sommets sont
couronnés de tours et de pagodes. Au point de vue
moral , au lieu de lire les récits anglais qui témoignent
d'un mépris égal pour toutes ces races diverses que le
canon britannique a fauchées sur le sol de l'Inde , il
faut feuilleter les poëmes tour à tour héroïques et char
mants du Ramayana (1 ) ou l'histoire naïvement cy
nique de Férishta (2) . Ce dernier , écrivant les annales
des siens , cite avec une candide impartialité quantité
de traits à l'honneur des vaincus ; tantôt un rajah de
Tchittore qui sauve la vie à un émir du Malwa , son
ennemi personnel , tantôt le rajah d’Asîr qui rend la
liberté à un musulman, et , trois jours après , indigne
ment trahi par celui qui lui doit la vie , se voit enlever
ses filles et ses trésors . Ailleurs, ce sont des guerriers
7

( 1) Le Ramayana de Valmiki, traduit par Gaspard Gorresio, 8 vol .;


II , ch . LIII.
(2 ) HISTOIRE DES TIMOURIDES DE L'INDE , édition anglaise, I , 199 ;
II , 308.
4

MAHRATTES ET MOGOLS . 111

Mahrattes respectant une mosquée, parce qu'ils y ad


mirent la beauté des maisons de Dieu, et, plus loin , le
roi de Gwalior faisant avaler à des prisonniers Radj
pouts la poussière des idoles brahmaniques qu'il a
brisées, ou le roi de Kolberga massacrant cent mille
femmes, enfants et vieillards pour venger une insulte
faite parle rajah de Bijnaghûr à des chanteurs de Delhi.
L'islam a toujours été comme un dard au caur de
l'Hindou , disent les Brahmanes de Pöonah ; et les
Mahrattes se sont exaspérés après des siècles d'ou
trages. Ils ont perdu patience, et voilà pourquoi vous les
trouvez sanguinaires .
Le voyageur chinois Hiouen-Thsang, au viie siècle,
disait en parlant des Mahrattes : Les habitants du
Maha -Rashtra, ou grand royaume, sont fiers et braves;
ils estiment l'honneur et le devoir ; ils méprisent la
mort ; et quand ils marchent en bataille , il sont aussi
impétueux qu'une troupe d'éléphants sauvages (1 ) .
Onze siècles s'étaient écoulés sans qu'ils eussent
rien perdu, malgré leurs divisions et leurs malheurs ,
de cette antique réputation . Parmi leurs princes les
plus hardis et les plus en renom, on citait les rajahs
de Sattarah , dont la citadelle passait pour imprenable ,
de Bedjapoor (ou Visapoor) , la Palmyre de l'Inde , de
Bassok, de Bhöopal, de Barodah , d’Indoor , et surtout
7

d'Oudjeïn , cité fameuse par ses édifices sacrés , ses


écoles et son observatoire. Cette dernière ville était la
capitale de Mahadajy Sindhia , déjà l'arbitre de la
( 1 ) Julien , citant Hiouen -Thsang , p. 202 . Malcolm , Central
India .
112 L'INDE DU NORD .

guerre civile des Mahrattes lorsque l'usurpateur Rago


nath fit intervenir les Anglais à Poonah . Les États de
Sindhia s'étendaient , en 1784, de la Nerbuddah à la
Tchùmbul que sépare une distance , à vol d'oiseau, de
plus de cent lieues de France . Sa destinée semblait être
de s'associer aux Radjpouts et d'envahir l'empire mo
gol , tandis que les autres rajahs s'agrandiraient dans le
Dekkan et s'attaqueraient aux princes musulmans de
Golconde et de Mysore. Ragonath le comparait à un
torrent d'été qui bondit au hasard sur le flanc de la
montagne, brisant et entraînant tout, mais qui s'apaise,
se resserre , se règle et fertilise les cultures dès qu'il a
rencontré des digues assez puissantes pour le maintenir
et le diriger. Seul, disait-il , il est dangereux, mais on
l'évite; doublé d'un Anglais, il serait irrésistible.
Chez les Mahrattes comme dans les autres régions
del Inde, il faut distinguer les chefmilitaires,remuants,
audacieux , de la masse de la population, indolente et
paisible . Ce trait s'accusait surtout dans la vallée de la
Jumma , où le général de Boigne installa ses établis
sements. Là, toutes les populations rurales , même les
plus pauvres, forment, dans chaque village , autant de
petites associations qui ont une vie propre. Elles seules
durent là où rien ne semble durable. Les dynasties
s'écroulent, les révolutions succèdent aux révolutions ;
Hindous, Musulmans, Mahrattes, Seikhs, Anglais de
viennent tour à tour les maîtres du pays ; seule la com
mune hindoue ne change pas . Les rudiments d'orga
nisation créés par Manou sous le nom de Punchaet
maintiennent parmi ces peuples une intensité de vie
MAHRATTES ET MOGOLS . 113

locale remarquable ; si l'invasion roule comme un tor


rent, les ryots se réfugient dans leurs villages fortifiés,
et laissent passer l'orage en courbant la tête ; si les
pillards courent le pays et pénètrent dans leurs abris,
ils se cachent dans des jungles inaccessibles et ne re
paraissent que pour rebâtir leurs maisons incendiées,
creuser des puits et refaire à leurs enfants un nid que
les vautours du Dekkan ou les tchitas (léopards) du
Bundelcund ne tarderont pas à violer de nouveau.
« Pendant des années entières , la guerre et ses ra
vages , le meurtre et l'incendie peuvent s'abattre sur
les villages abandonnés ; une génération peut ainsi
disparaître dans l'exil ; mais, dès que renaîtra l'espoir
d'une possession tranquille , la génération suivante
>

viendra relever les ruines désertes , rallumer les foyers


longtemps éteints. Les fils reprennent la place de leurs
pères, au soleil et sur le sol ; ils s'adonnent aux mêmes
cultures , rouvrent pour ainsi dire les mêmes sillons.
Cette union des familles dans un danger commun , cette
organisation qui fait de chaque commune une petite
république , ont tenu lieu de traditions nationales aux
populations rurales de l'Inde C'est en quelque sorte le
ciment social qui a maintenu leur intégrité et leur a
garanti, en une certaine mesure , plus de liberté et
de bien - être qu'on ne pourrait le supposer dans un
pays qui a été le théâtre de tant de brutalités poli
tiques (1 ). »
Ce peuple , avec ses éléments disparates, ces fiefs en
chevêtrés les uns dans les autres, ces brahmanes fana
( 1 ) F. de Lanoye, ibidem , 99 .
8
114 L'INDE DU NORD .

tiques , ces fakirs voyageurs , ces chefs ambitieux , ces


ferments de discorde remués à chaque instant par l'ir
ritation séculaire qui exaltait les Hindous contre les
Musulmans envahisseurs , tout cela n'attendait qu'un
germe qui condensât ces énergies disséminées . Le con
tinent indien, vu dans son ensemble, était un immense
champ de bataille ; si l'on étudiait de plus près les dé
tails de ce chaos apparent , on y apercevait des tendances
définies , des haines vivaces, et des activités laborieuses
qui n'attendaient qu'une impulsion décisive pour de
venir fécondes . Les Mahrattes , dont l'État de Sindhia
>

formait l'avant- garde, s'avançant comme un coin entre


le Bundelcund sauvage et le Meywar féodal pour
atteindre au cæur le luxe mogol , et qui lançaient leurs
escadrons jusque sous les murs de Gwalior et d’Agrah,
occupaient la position la plus avantageuse pour choisir
l'heure et le moment. Les ryots de la plaine, les tisse
rands, les batteurs de fer et les fileurs d'or des villes
étaient prêts à servir ces nouveaux maîtres, pourvu
qu'on leur assurât la paix ; les soldats , impatients de
posséder des armes plus sûres et ces engins merveilleux
du Franghistân dont le marquis de Bussy et Robert
Clive leur avaient donné le goût, ne marchandaient pas
leur amitié à quiconque pourrait leur rendre le même
service que Krichna aux rois du Malwa, lorsqu'il fut
admis , dans le palais d'Oudjeïn, au nombre des guer
riers et qu'il leur distribua les flèches invincibles dont
Rama avait percé les géants de l'ile de Ceylan ( 1).
( 1 ) MÉMOIRES DE L'ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS , XVI. – Mémoires
sur Krichna .
MAHRATTES ET MOGOLS . 115

Quant au prince , il y avait moins de ressources pour


se l'attacher et plus de dangers à le contredire ; et
cependant une grande liberté de langage , une fran
chise d'allures qui ne se fardait point , de prompts
succès , l'eurent bientôt séduit. Ce que Victor Jacque
mont racontait , quaranie ans plus tard , de ses rela
tions avec Rundjet-Sing , peut donner l'idée juste de
ce qui dut se passer entre M. de Boigne et le maharajah
Sindhia :
« Cet Indien paye de curiosité pour l'apathie de toute
sa nation . Il m'a fait cent mille questions sur l'Inde,
les Anglais , l'Europe , ce monde-ci en général et
l'autre , l'enfer et le paradis , l'âme , Dieu , le diable ,
? > >

et mille autres choses encore . Ce roi asiatique modèle


n'est pas un petit saint , tant s'en faut: il n'a ni foi ni
loi lorsque son intérêt ne lui commande pas d'être
fidèle et juste ; mais il n'est pas cruel . A de très grands
criminels il fait couper le nez et les oreilles , mais
jamais ne prend la vie . Il a pour les chevaux une pas
sion qui va jusqu'à la folie. Il a fait les guerres les plus
meurtrières et les plus dispendieuses pour saisir dans
un État voisin un cheval qu'on refusait de lui donner
ou de lui vendre . Il me comble de présents , il m'en
voie chaque jour des raisins de Kaboul, des grenades
délicieuses et des sacs de roupies . Il me loge à Kache
myr dans un palais , et , pour dernier trait de royale
munificence, savez- vous ce que j'ai refusé hier ? d'être
vice-roi de Kachemyr. Cela rapportait au seigneur
Pundjabi qui y était dernièrement cinq cents roupies
par jour de traitement ,> et environ quatorze lacks de
116 L'INDE DU NORD .

susdites roupies par an de profit, comme on dit de ce


côté du Sutledje . J'ai pouffé de rire , au mépris de l'éti

quette (1) . »
La faveur de Jacquemont n'était qu'un caprice ; elle
naquit de la curiosité et s'évanouit lorsque le prince
* fut fatigué des saillies du voyageur. Celle de M. de
Boigne , basée sur des services réels , devait être plus
solide et plus durable ; et, si je puis poursuivre la com
paraison entre ces deux hommes, en tenant compte de
l'esprit de l'un et du génie de l'autre , on admettrait
plutôt une certaine analogie entre la situation de M. de
Boigne à la cour de Sindhia et celle de Jacquemont
auprès de lord William Bentinck et de sir Charles Gray:
tous deux s'imposant sans effort à la fierté hautaine
du chef, et marchant de pair, par l'unique effet de leur
valeur personnelle, avec les dignitaires de Calcutta et
les rajahs du Malwa et du Dekkan .
Tels étaient donc les instruments dont disposait
l'émigrant savoyard ; tel le peuple dont il fallait assou
plir la fougue, tel le prince dont il devait gagner et
conserver la confiance.
Lord Hastings en prêtant les mains aux vues
secrètes de ses agents à Delhi et à Gwalior, ne voyait
sans doute en M. de Boigne qu'un instrument qu'il
briserait ensuite s'il ne le trouvait pas complaisant.
La combinaison de donner à M. Anderson un col
lègue que la diplomatie britannique pourrait désavouer
ou soutenir à son gré était patriotique de la part du

( 1 ) CORRESPONDANCE de 1829 .
MAHRATTES ET MOGOLS . 117

major Brown, le plus empressé des intermédiaires


qui firent consentir Sindhia à demander les services
de M. de Boigne . Il est difficile, faute de documents
positifs, de connaître le véritable but de la Com
pagnie . Il est certain , toutefois, que M. de Boigne ,
libre de tout attachement particulier, n'ayant point de .
précédent qui l'attachất à tel parti plutôt qu'à tel
autre , sujet du roi de Sardaigne et, par conséquent,
complétement désintéressé dans les conflits qui pou
vaient surgir entre les Français et les Anglais , restait
seuljuge de ses actions et ne devait compte à personne
de son choix . Entré au service de Sindhia par la porte
anglaise, on peut, au début, le croire suspect d'affection
pour ses amis, et il n'y a rien là que de légitime; plus
tard , attachésincèrement aux Mahrattes, et les preuves
en abondent , sa loyauté dut souffrir lorsqu'il prévit
que , dans un temps prochain, il serait peut-être obligé
d'opter entre la nation dont il était l'obligé et le peuple
qu'il avait armé pour la guerre. Alors, plutôt que de
s'exposer à un combat intime, d'autant plus poignant
que sa conscience était seule en jeu et que les scrupules
de sa délicatesse pouvaient seuls lui dicter un choix,
il brûla ses vaisseaux et partit. En 1784, tout entier à
l'entraînement de ses espérances, il ne pouvait avoir
d'aussi lointaines prévisions .
Pendant douze années , en dépit des jalousies , des
soupçons, des embûches, M. de Boigne réussit à exé
cuter de grandes choses avec des moyens bornés . Son
premier soin fut de distribuer la tâche aux officiers
européens qu'il attira auprès de lui , et dont le nombre
118 L'INDE DU NORD .

s'accrut avec celui des troupes sous ses ordres. La


création rapide de chantiers, de magasins , l'instruction
des recrues , la fabrication d'armes de guerre sur les
modèles anglais , l'organisation du recrutement de
soldats de choix parmi les meilleures troupes de Sin
dhia, avec des déserteurs anglais ou français pour bas
officiers, l'entretien d'attelages pour les transports
militaires, toutes les précautions et tous les soins qui
peuvent rendre un corps d'armée solide autant que
maniable attestèrent des qualités spéciales , qui se
développaient d'autant plus à l'aise que le champ où
elles s'exerçaient était plus vaste . Les Mahrattes
s'émerveillèrent de voir leur nouvel ami aussi calme
sur le champ de bataille qu’impatient et prompt dans
les ateliers et les casernes ; l'activité féconde et la réso
lution froide leur étaient également inconnues .
Les ressources de l'Inde sont nombreuses ; un
exemple suffira à montrer tout le parti qu'un esprit
ingénieux pouvait tirer d'une nature riche et d'un
peuple ardent au travail comme à la guerre. L'emploi
de procédés élémentaires pour fabriquer le fer y est
fort ancien ; on se rappelle que pariniles présents que
le roi Porus offrit à Alexandre , se trouvait un acier
merveilleux qui fit la surprise des Grecs , ces fins
artistes . Pour le fabriquer , les Hindous façonnent en
quelques minutes , avec de l'argile , un petit fourneau
semblable à nos fours à chaux , dans lequel ils font
chauffer le minerai, qu'ils trouvent en abondance à la
surface du sol (oxyde de fer magnétique), mélangé avec
du charbon de bois . Ils brisent en parcelles aussi ré..
MAHRATTES ET MOGOLS . 119

duites que possible le fer résultant de cette combus


tion et le mêlent dans des creusets d'argile avec du
bois sec de cassia auriculata et des feuilles vertes
d'asclepias gigantea; ils empilent ces creusets l'un sur
l'autre, par douzaines , dans un fourneau , en les dis
posant de façon à ce qu'ils puissent être enveloppés
d'une couche épaisse de charbon . Après moins de trois
heures d'un feu intense, les creusets sont remplis de
l'acier Wootz , non moins excellent que le fameux
acier de Damas (1) . Aussi M , de Boigne n'eut-il pas
de peine à fabriquer par milliers les lames d'épée de
ses cavaliers , les ressorts de ses chariots , les canons
et les platines de ses mousquets .
Les relations anglaises , en énumérant les corps
européens qui, formés par des aventuriers dont les uns
périrent obscurément et les autres devinrent illus
tres , furent le nerf des armées indigènes et le seul ins
trument de conquête des rajahs , ont soin de faire
remarquer que les brigades créées par Benoît de
Boigne se distinguèrent entre toutes par leur disci
pline , leur solidité, leur bon renom .
Un officier de l'armée du Bengale, qui écrivait en
1807, donne le détail suivant des contingents euro
péens successivement formés dans les Indes : Le
corps de Walter Reinhard , de Saltzbourg, plus connu
sous le nom de Sombre, et plus célèbre encore par les
aventures dramatiques de sa veuve, la Begum Sombre,
date de 1772. Sombre mourut en 1778 ; ses succes
( 1) Selections from the records of government of India , Madras ,
1859-1867.
120 L'INDE DU NORD .

seurs disparurent successivement : Pauly assassiné en


1783; Baours, tué à la bataille de Patoûn , en 1790, après
la victoire de M de Boigne; Erens, miné par les fièvres;
Dudrenec , démissionnaire en 1793 ; puis Levassoult,
qui épousa la Begum Sombre et se suicida en 1801, et
Salveur qui se fit écraser à la sanglantejournée d'Assye .
Le corps de Madoc , formé en 1774, disparut en 1782;
le corps Dudrenec, et le corps Heffing créés en 1792,
le corps Thomas en 1794, le corps Bellasses en 1796 ,
le corps Plumet et le corps Gardner en 1798, le corps
Shepherd en 1800, ne furent que des instruments de
guerre que la politique anglaise suscita ou détruisit,
selon les besoins du moment. La création de M. de
Boigne chez les Mahrattes s'en distingue par des
qualités spéciales de vitalité et de durée autant que
par l'esprit d'indépendance qui présida à tous les actes
politiques du général savoyard .
Le Peychwah , suzerain plus nominal qu'elfectif de
la confédération mahratte, avait permis la conquête
de l'empire de Timöor, à la condition que les princes
associés pour la guerre se partageraient le territoire,
mais rendraient compte à la cour de Poonah du revenu
des riches provinces dont on allait dépouiller le chef
des Mogols . Sindhia et Holkar furent les héros de cette
guerre rapide, où l'affaissement des troupes impé
riales, le désordre du gouvernement , la discorde qui
régnait à Delhi, firent le succès des Mahrattes autant,
si ce n'est plus , que leur renom de cavaliers invin
cibles et la fougue de leurs tumultueuses armées . Tan
dis que le premier s'assurait l'appui de M. de Boigne ,
MAHRATTES ET MOGOLS . 121

le second détachait du service de la Begum Sombre un


Français, le chevalier Dudrenec, d'origine bretonne ,
et lui donnait la mission d'organiser quatre batail
lons.

M. de Boigne et le chevalier Dudrenec devinrent, à


vrai dire , les conquérants réels de l’Hindostan , et les
premiers, parmi ces hardis aventuriers de France, que
les Anglais ne purent ni vaincre ni séduire . Après
avoir pris part, dans des voies parallèles, à cette
euvre commune , ils devaient se heurter sur le même
champ de bataille lorsque l'ambition de leurs princes,
ayant épuisé les chances de guerre et de pillage dans
les provinces mogoles, ne trouva plus d'aliment que
dans leur propre rivalité.
Il y a beaucoup d'analogie entre les guerres des
Mahrattes contre les Mogols , de 1760 à 1784 , et la
grande insurrection chinoise de 1849. L'invasion des
Tartares n'avait point eu pour résultat la soumission
immédiate et volontaire de toutes les provinces de
l'empire chinois ; la dynastie des Ming trouva de fidèles
défenseurs , d'héroïques amis. En 1847 , un nouvel
effort de la race indigène contre les envahisseurs abou
tit à une sanglante défaite et au massacre de l'héritier
des Ming ; c'est le pendant de la révolte de Civadjî et
des succès éphémères de sa dynastie aboutissant au
désastre de Panipût.
Poursuivis par les Mandchoux , les débris de l'armée
vaincue se réfugièrent dans les montagnes de Kouang
Si , mettant ainsi entre eux et leurs ennemis d'infran
chissables barrières. Ce furent les descendants de ces
122 L'INDE DU NORD .

guerriers malheureux qui formèrent en grande partie


l'indomptable race des Miao - Tsé, l'objet de la terreur
des habitants de la plaine et des autorités impériales,
de même que Sindhia , Holkar et Guicowa semaient

l'épouvante parmi les populations mahométanes du


bassin du Gange ou du plateau du Dekkan . Ces hommes
n'ont jamais porté la queue tressée , marque de dés
honneur ou de soumission imposée par une horde
barbare à leurs compatriotes, pas plus que les Mah
rattes ne consentirent à tuer les vaches sacrées ; jamais
ils n'ont reconnu l'autorité des Mandchoux, pas plus
que les Mahrattes celle des émirs délégués du Grand
Mogol . Ils se sont donné une forme de gouvernement
et des institutions particulières auxquels ils sont restés
fidèles ; ils ont lassé la constance des troupes et des gé
néraux envoyés pour les soumettre, et ont fini par être
considérés comme formant une race tellement étran
gère , par ses meurs , au reste de la population de
>

l'empire , que les géographes chinois ont coutume de


laisser en blanc sur leurs cartes les districts monta
gneux qu'ils habitent .
Les trésoriers de Delhi affectaient aussi de ne point
savoir qu'il existait au sud de l'Inde quarante millions
d'habitants dignes de la sollicitude des princes mogols
qui, c'est une justice à leur rendre , accumulèrent néan
moins sur tous les points de leur empire les temples, les
palais, les aqueducs, les réservoirs où le sol et les popu
lations d'autrefois puisaient la vie , et, sur les chemins,
ces fontaines et ces bungalows qui étaient le luxe des
pauvres; mais , s'ils étaient prodigues et bienveillants en
MAHRATTES ET MOGOLS . 123

matière de travaux publics, le langage officiel n'en res


tait que plus hautain , plus dédaigneux . Les trésoriers,
les émirs et leurs vakils ne comptaient pas les Hindous
mais seulement les Mahometans; tel district ou Zillah ,
avec ses cent mille habitants , ne figurait au dénom
brement que pour les vingt ou trente Mogols qui en
dévoraient la substance ; c'est ainsi que dans l'Europe
du moyen âge on ne taxait de profit et de gloire que
l'homme d'armes, sans prendre souci des vingt soldats
anonymes qui combattaient à ses côtés (1 ) .
-

C'est dans la fidélité des Miao - Tsé à la dynastie dé


trônée, dans leur amour de l'indépendance nationale,
dans leur haine invétérée contre les dominateurs de
leur pays , et aussi dans les souvenirs que les enseigne
ments des jésuites et les exemples chrétiens de la cour
de Jun-Lié ont laissés parmi eux, que quelques -uns de
nos missionnaires ont cru trouver l'explication du
mouvement politique et religieux qui s'est manifesté
avec une si redoutable énergie dans la plupart des pro
vinces de l'empire mandchoux, mais en prenant pour
point de départ une tribu de Miao - Tsé ( 2).
C'est également dans l'effervescence du sentiment
religieux et dans la réaction des brahmanes contre
l'invasion de l'Islam que les historiens anglais ont voulu
voir la cause des grandes guerres qui associèrent
( 1 ) Dans les Capitulaires, on voit qu'une l'ince fournie se com
posait d'un homine d'armos suivi de cinquante à soixanta clients ;
sous le roi Jean , le chef de lanie ivait sous ses ordres et à ses
gages quatre à cinq cavaliers et une douzaine de servants.
(?) René de Courcy, L'INSURTEUTION CHINOISE (Revue des Deuz
Mondes, 1361 , XXXIV , 20 ).
124 L'INDE DU NORD .

contre les princes de Delhi, de Mysore et de Golconde


les riverains des fleuves sacrés du Gange , du Goda
véry et de la Nerbuddah. Pöonah était considéré
comme le Bénarès de l'ouest ; les brahmanes y sont en
grand nombre ; ils y entretiennent des écoles nom
breuses , sortes de monastères où l'on mêle les ensei
gnements brahmaniques au souvenir des légendes de
Civadjî et des traditions du passé . Les noms de Brahma
et de Vischnow sont inscrits à l'angle des rues, dit un
voyageur anglais; les murs desmaisons sont barbouillés
de peintures, et l'on peut apprendre, rien qu'en traver
sant la ville, l'histoire des divinités hindoues .
Il serait inexact d'accepter ces déductions dans toute
leur rigueur, et ces analogies dans tout ce qu'elles
offrent de séduisant ; l'alliance des Radjpouts et des
Mogols en est la preuve. En 1790, les princes hindous du
Meywar et du Radjpoutanah se liguent contre Sindhia,
ministre de l'empereur de Delhi ; en 1784 , ils s'asso >

cièrent aux Musulmans contre lui ; en 1790 comme en


1784 , le Grand -Mogol n'était qu'une ombre , le débat
s'engageait en réalité entre le prince d'Oudjeïn, qu'on
appelait déjà dans le Dowab l'empereur de Gwalior, et
les rajahs et les émirs, séparés par la religion , réunis
par l'intérêt, et que menaçait également l'ambition peu
dissimulée du prince des Mahrattes. James Grant four
nit à ce sujet des indications concluantes (1 ) .
Le traité de 1782 entre Sindhia et Hastings n'avait
point désarmé les Mahrattes ; il avait seulement dé
tourné leur ligne d'opérations . Les essais diploma-
( 1 ) HISTORY OF THE VAHHATTAS, II , 476 à 182, Aſuirs of Delhi.
MAHRATTES ET MOGOLS . 125

tiques des Français de Sirdanah , les intrigues de la


cour de Delhi , les suggestions des agents anglais , la
rivalité des émirs de la plaine et des rajahs de la
montagne formaient, à cette date , un chaos d'où il
est bien malaisé de dégager la vérité. Les faits se
pressent si nombreux et si inattendus, les person
nages s'agitent dans une mêlée si confuse , les con
tradictions des récits contemporains sont si fréquentes,
qu'on est obligé de s'en tenir à la succession des évé.
nements principaux , aux motifs avoués , et de négli
ger l'enchainement logique des faits et les ressorts
cachés de l'action . Aussi bien , dans cette période
violente et tourmentée , la personnalité de notre héros
>

ne se dégage que mieux ; tandis que les intrigues se


nouent et se brisent, il organise et il discipline ; au
milieu de ces espions , de ces agents provocateurs ,
de ces traîtres et de ces perver's , il marche droit ,
l'épée au poing
Les rajahs de Gwalior, de Gohud et de Nerwar
avaient capitulé ; tandis que Sindhia rentre à Agrah
pour y surveiller ses partisans et recevoir les vakils
des princes du Meywar et du Beykanir, M. de Boigne
hâte les préparatifs de l'invasion du Bundelcund ,
région montagneuse et boisée , sur le revers des
monts Windhias .
Là , habitaient des tribus indomptables dont les
pillards coupaient les routes , tantôt à l'ouest , sur la
voie commerciale de Nerwar et de Gûna , qui relie le
bassin de la Jumma à la côte du Malabar en traversant
le pays des Mahrattes , tantôt au nord , dans les riches
126 L'INDE DU NORD .

provinces de Kalpee et de Bandah , sur la rive droite


de la rivière bleue. La possession de cette région sau
vage était essentielle pour les projets de Sindhia ; les
sources de la Nerbuddah , limite de ses États au sud ,
sont voisines de celles de la Sône ( Soane des cartes
anglaises ), qui sépare le Bundelcund des territoires
neutralisés par le traité de 1782 ; l'une et l'autre
rivière , sortant du même rocher comme le Rhin et le
Danube, se précipitent, comme ces deux fleuves , dans
des directions opposées , l'une à l’est , l'autre à l'ouest .
>

De ces hauteurs , sorte de citadelle gigantesque qui


domine comme un promontoire le bassin du Gange
au-dessus de Bénarès , Sindhia pouvait , à son gré ,
attaquer de flanc les lignes anglaises du Béhar et
du Bengale , envahir le royaume d'Aoude , com
mander les plaines d’Agrah et de Delhi , ou pénétrer
au centre du Dekkan par les vallées de Nagpöor.
Ce fut dans cette guerre du Bundelcund, au milieu
de l'automne de 1784, que M. de Boigne donna aux
Mahrattes les premières preuves de son intelligence
des choses militaires. Le corps d’Appa -Kûnd -Rao ,
lieutenant de Sindhia, se composait uniquement de
cavaliers ; les fantassins de M. de Boigne eurent à
subir les plus fatigantes épreuves dans cette guerre
de montagnes où la reconnaissance de l'ennemi ,
l'assaut des défilés, le soin de protéger la retraite
furent le lot exclusif de l'infanterie . Le nouveau chef
prit une part vigoureuse à l'assaut de Kallindger,
citadelle bâtie sur un sommet boisé , et dont il força
l'une après l'autre les six enceintes crénelées ; il exécuta
MAHRATTES ET MOGOLS . 127

avec succès de rapides coups de main sur les hauts


plateaux de cette région , dans les vallées du Sind
et de la Betwah , utilisant ces courses pour tâter le
pouls à ses officiers , disait-il , former ses soldats à la
discipline , réformer le matériel de ses attelages et de
ses canons par l'expérience des routes les plus difficiles
de l'Inde .
Mais pendant les nuits glaciales de ces hauteurs ,
lorsqu'il reposait seul sous sa tente de laine , surveil
lant les sentinelles du camp , écoutant au lointain le
kisri (cri de guerre) des montagnards ou les hurle
ments des tchitas , des tigres noirs et des panthères,
il dut bien souvent comparer l'ennui des obscurs dan
gers où il risquait sa vie vingt fois le jour à l'attrait.de
ces grandes batailles dont il avait rêvé l'éclat oriental.
Il avouait plus tard s'être remémoré fréquemment
une réflexion de son auteur favori qui traduisait avec
fidélité ses impressions :
Que d'infinies belles actions se doibuent perdre sans
tesmoignage avant qu'il en vienne une à proufit ; on
n'est pas tousiours sur le hault d'une bresche ou à la
teste d'une armée , à la veüe de son général, comme
sur un eschaffaud. On est surprins entre la haye et le
fossé ; il fault tenter fortune contre un poulailler ;; il
fault desnicher quatre chestiſs harquebusiers d'une
grange ; il fault seul s'escarter de la troupe, et entre- •
prendre seul selon la nécessité qui s'offre. D'où il ad
vient , souventes fois, que les moins esclatantes occa
sions sont les plus dangereuses, et que nombre de
vaillants hommes ont tenu leur mort pour mal em
128 L'INDE DU NORD .

ployée s'estant perdus à la contestation de quelque


bicoque (1 ).
Dans l'une de ces expéditions , il se rapprocha de
>

Tchatterpoor, ville près de laquelle sont situées les


fameuses mines de diamant de Pannah . Toujours
préoccupé de s'attacher ses soldats par les égards, les
soins matériels et l'attrait de la fortune, il leur permit,
durant un campement de deux semaines , de fouiller >

ces mines, d'où chaque homme revint avec un diamant


au bonnet ; faible compensation à une guerre dont la
gloire n'égalait pas les périls .
Dans l'intervalle , Sindhia , toujours en éveil , avait
profité des querelles intestines , des complots sans cesse
renaissants qui troublaient la cour de Delhi pour s'y
ménager des partisans et s'y faire appeler comme
arbitre . Cet homme de génie avait des vues plus vastes
que les princes ses rivaux ; son ambition allait au-delà
des intrigues de cour. La trempe de son âme le rendait
insensible aux pillages qui suffisaient aux seigneursmo
gols ; il abandonnait à ses soldats ces vulgaires avan
tages, et aspirait à renouveler les merveilleuses aven
tures de Gengis-Khan , d’Aureng-Zeb ou de Civadjî .
Delhi, avec ses palais d'or, son luxe sensuel, le prestige
de ses séductions et les souvenirs de son histoire, atti
rait le prince mahratte, fascinait ce rude cavalier dont
l'esprit impatient désertait volontiers les campements
sauvages du Malwa et de l’Adjmyr pour la vieille capi
tale des Seikhs . Tandis que deux ministres se disputent,
les armes à la main, ce jouet de la fortune qu'on appelle
(1) Michel de Montaigne, Essais, liv. II, ch. XVI.
MAHRATTES ET MOGOLS . 129

l'empereur, Sindhia accourt à marches forcées , dis


perse les troupes mogoles, fait pendre les pillards aux
créneaux des portes ; puis , reçu comme un libérateur
par les marchands, les tisseurs de soie , et les femmes
de Delhi, trop heureux d'échapper, grâce à lui, aux
excès qui suivent les victoires d'Orient, il se déclare le
serviteur du prince, prend les titres de ministre et de
lieutenant, et règle en maître bienveil ant les destinées
de l'empire .
Le succès inespéré de Sindhia à la cour de Shah
Aulum ne fut point accepté par les seigneurs mogols,
qui, depuis l'entrée du prince mahratte à Delhi (jan
vier 1785) jusqu'à la bataille d'Amber (octobre 1787),
ne l'accablérent de démonstrations caressantes que
pour mieux l'endormir et le perdre . Sindhia, dont l'es
prit subtil déconcertait les plus adroites manoeuvres ,
ne se laissa point séduire à ces trompeuses amorces .
Il savait que les Radjpouts , dont les tributs étaient
doublés et qui supportaient malaisément la rude ad
ministration des officiers mahrattes, complotaient une
révolte générale ; il rappela ses troupes du Bun
delcund , et retint sous ses ordres immédiats les deux
européens qui formaient la véritable force de son
armée, le français Lesteneau et le savoyard Benoît de
Boigne .
Les Radjpouts et les Mahrattes, types opposés des
deux races les plus vigoureuses de l'Inde , n'avaient
cessé de lutter, avec des alternatives diverses, pour la
suprématie de ces montagnes bleues. (chaînes des
Vindhyas, des Aravalis et des Ghåttes), d'où ils se
9
' 130 L'INDE DU NORD .

répandaient dans les plaines du Gange et du Godavéry


comme d'irrésistibles torrents .
Les premiers passaient pour chevaleresques autant
que les seconds pour perfides. L'histoire des Mahrattes
est pleine d'assassinats, de massacres inutiles, de tor
tures raffinées, depuis les meurtres de Civadji jus
qu'aux trop célèbres exécutions du Nana de Cawnpore
lors de la dernière insurrection contre les Anglais.
Les Radjpouts, au contraire, sont encore réputés pour
leur loyauté , leur fierté , leur courtoisie ; leur nom
signifie fils de roi, et ils attachent une extrême impor
tance aux traditions de leur pays. Il n'est pas de cavalier
radjpout qui ne puisse renouer sa filiation, en remon
tant à plusieurs siècles , à la généalogie des familles
>

souveraines de sa race (1) .


Élégants et hardis , toujours à cheval , ils rivalisent
avec les Mahrattes dans les arts de la guerre , et leurs
chroniques rappellent quantité de faits d'armes hé

( 1 ) Les historiens les plus accrédités , en attribuant aux deux


peuples une souche commune , supposent que les Mahrattes sor
tent des rangs inférieurs d'une société dont les Radjpouts seraient
les représentants les plus accomplis. Ils descendent, parait-il , des
trois branches de la dernière caste ; leurs ancêtres étaient labou
reurs, bergers, gardeurs de vaches ; malgré leurs prétentions, ils
ne peuvent marcher de pair avec les Radjpouts, fils de rois, dont
le nom seul indique la haute noblesse et auxquels tant de rap
ports semblent les lier. Le système fédératif et l'amour de la
guerre prévalurent dans le Radjasthân comme dans le Maharashlra ;
l'attachement passionné aux croyances brahmaniques est aussi un
sentiment commun aux deux peuples ; mais leur rivalité même
qui a traversé les âges semble donner raison à la tradition histo
rique qui en fait deux castes jalouses dont l'une, en s'émancipant,
resta marquee du vice originel de sa première condition . ( Th . Pa
vie, Les MahratTES DE L'OUEST. )
MAHRATTES ET MOGOLS . 131

roiques. Seuls des guerriers hindous , ils portent aux


pieds et aux mains de lourds bracelets d'or massif ;
leur tunique, serrée au corps, brodée de perles et de
soutaches d'or, retombe sur un pantalon collant ; un
châle de Kachemyr leur sert de ceinture ; ils y cachent
des dagues , des poignards , et à leur épaule pend un
léger bouclier en peau de rhinocéros. Leurs chevaux ,
empanachés, avec des rênes de velours embossées d'or
et d'argent, des selles de brocart, des queues de yåk
d'une blancheur de neige , sautent et caracolent à la
mode asiatique (1 ). Les femmes de ce peuple jouent
un rôle important dans la vie publique ; les Radjpouts
ont pour elles ce respect attendri qui caractérise les
races chevaleresques ; la plupart de leurs grandes
guerres ont eu pour cause le rapt d'une femme ( 2 );
leurs bhàts ou ménestrels mêlent leur nom à toutes
leurs légendes , et c'est du Radjpoutanah qu'est sorti
7

le précepte fameux : Ne menace jamais une femme ,


serait-ce avec une fleur.
Partout où s'étaient installés les Radjpouts , ils
avaient transformé et civilisé le pays; les vallées des
Aravalis n'étaient autrefois que de vastes plaines de
sable fermées par d’arides rochers , une portion de
l'immense désert de Thoùl. Ils imaginèrent de créer
des lacs artificiels dans chacune de ces steppes dé
solées ; des barrages gigantesques jetés en travers
des torrents furieux qui désolaient périodiquement la
campagne retinrent les eaux , et bientôt ces nappes
( 1 ) MILITARY MEMOIRS, etc., by Baillie Fraser, London , 1851 .
(2) Colonel Tod, Récils du Radjpoutanah .
132 L'INDE DU NORD .

dormantes s'entourèrent de forêts et de palais . Les


princes radjpouts bâtissaient de préférence sur les
digues leurs légers kiosques de marbre ; mais cette
orgueilleuse jouissance fertilisait le pays. Les villes
s'enveloppaient de jardins; les eaux, maintenues à des
niveaux judicieusement calculés , entretenaient , durant
la saison torride , dans ces vallées reconquises sur le
désert, une humidité bienfaisante et remplissaient les
citernes des villages . Ces innombrables travaux d'art
donnent à ces contrées une physionomie particulière ;
la plupart feraient honneur à des ingénieurs d'Europe .
La digue du lac Peycholâ , près de la ville d'Oudey
pöor, présente un développement de deux kilomètres
et maintient, à douze mètres au-dessus du niveau de la
vallée, une masse d'eau que l'on évalue à deux milliards
de mètres cubes . Le lac voisin d'Oudey-Sâgur est
formé par un barrage en gradins, orné de palais, qui
arrondit au milieu de bois de cèdres et de banians une
nappe d'eau de quatre kilomètres de long sur trois de
large, avec une profondeur moyenne de dix mètres ;
eau froide et limpide où se jouent des crocodiles
sacrés , dangereux gardiens des îles consacrées à
Rama (1 ) .
Les Mahrattes, au contraire, n'ont jamais bâti que
des forteresses, et ne touchèrent aux cuvres du génie
indien que pour les détruire ; on les eût dit possédés
d'une rage héréditaire contre ces merveilles de l'art
qu'ils se sentaient impuissants à créer . Ils en donnèrent

(1 ) L'INDE DES RAJAHS. · Le Tour du monde, 1872 , p . 280 à 300.


MAHRATTES ET MOGOLS . 133

la preuve à toutes les époques , notamment au sac de


Delhi , dans la destruction de Kanodge en 1761 , dans
l'incendie de Tchittore en 1792 , dans l'invasion du
Beykaneer, où ils rompirent les digues et les citernes ,
ce qui affama le pays et le rendit au désert. Sindhia se
jetait avec une joie farouche sur ces fertiles vallées des
Radjpouts, dont Oudeypöor résumait les séductions (1 ).
Seuls entre tous les princes de l'Inde centrale , les
Radjpouts du Meywar avaient résisté à l'invasion mo
gole ; ils étaient, de temps immémorial et bien avant

Civadjî , les chefs de toutes les révoltes des natifs contre


la tyrannie musulmane ; Sindhia avait à cour de
mener à bonne fin une entreprise qui, en pacifiant les
provinces entre ses propres États et Delhi et en lui
livrant les trésors des rajahs, lui attirerait une gloire
égale à celle du grand Akbar.
Ces considérations attachaient à la campagne du
Radjpoutanah une importance capitale, et rien ne fut
négligé pour assurer le succès de l'expédition.
James Grant , dans son Histoire des Mahrattes, a
raconté avec détail les opérations compliquées de cette
guerre à travers un pays dont les noms étranges et
souvent semblables fixent mal l'attention du lecteur
français. Je résume les points principaux de son récit.
Sindhia marche contre les Radjpouts à la tête des
troupes mogoles et mahrattes combinées ; sachant
qu'ils se rassemblent au centre du Meywar pour dé
boucher dans la vallée de la Nerbuddah , entre Oudjeïn
( 1 ) Memoirs OF GEORGES THOMAS , Asiatic journal, 1834.– Hodges ,
VOYAGES AND TRAVELS IN INDIA , I , 132 .
134 L'INDE DU NORD .

et Gwalior, et, ne pouvant, pour les surprendre, tenter


l'assaut des défilés du Dobarri qui donnent accès dans
la vallée heureuse, et que défendent des portes éche
lonnées de mille en mille pas dans le couloir de granit
des monts Guirwô, il remonte au nord-ouest et pénètre,
soixante lieues plus haut, par plusieurs points à la fois,
dans la province d'Adjmyr. De là, il peut bloquer cette
ville forte, renacer Djeypöor, empêcher les Seikhs du
Pendjab de rallier l'ennemi et prendre le Meywar à
revers , par les plaines désertes du Thoûl . Mais les
Radjpouts, avertis de la marche des coalisés par les
feux qu'allument de crête en crête les montagnards
Bhils et Minas , se précipitent , à travers les dédales
des Aravalis , à la rencontre des Mahrattes (1 ) .
Les coureurs des deux armées se heurtèrent près du
lac d'Amber, au-delà de ces immenses plaines arides où
>

le vent d'ouest amoncelle des vagues de sable, dans une


région où les grenats et les escarboucles se trouvent
en si grande abondance que le sol, en certains endroits ,
en est jonché (2) . La veille de l'action , les deux mi
nistres mogols dont Sindhia avait pris la place , Huma
dani et Ismaël , passent à l'ennemi avec leur escorte.
Sindhia , dans la crainte d'une désertion en masse des
troupes mogoles , fortes de vingt-cinq bataillons , les
encadre par ses bataillons européens : M. de Boigne
à l'aile gauche, M. Lesteneau à l'aile droite ; lui-même
se place en arrière avec ses cavaliers mahrattes (11 oc
tobre 1787).
(1 ) Franklins history of the Shah -Aulum , I, 127. – Grant's history
ofthe Mahrallas, II, 177.
( 2) Louis Rousselét, L'INDE DES RAJAHS.
MAHRATTES ET MOGOLS . 135

C'était un beau spectacle , dit un témoin oculaire,


que celui de cette poignée de réguliers affrontant pour
la première fois en rase campagne les foules tumul
tueuses et les cavaliers bondissants de l'ennemi. Ni
tambours , ni clairons , ni habits brodés , ni couleurs
éclatantes, ni luxe de chevaux et d'éléphants ; de la laine
grise et des coiffes de toile blanche. Rien ne brille que
les baïonnettes et le cuivre étincelant des pièces de huit .
Les Mahrattes eux -mêmes se tiennent à distance de
cette troupe compacte et sombre , comme on s'écarte
d'un mystérieux engin de guerre.
C'est le type de l'énergie froide, de la résolution et
de la force ; et pourtant , il manquait là cette chère
espérance de vivre au- delà de la mort qui soutient le
soldat. Ces officiers européens vont tomber obscure
ment dans un coin de l'Asie , et nul ne saura leur nom ;
ces Cipayes , disciplinés à l'anglaise , ne se battent ni
>

pour leur pays ni pour leur religion ; et il fallait à


leur chef un singulier prestige pour les attacher ainsi
à l'honneur du corps, les faire rompre et mancuvrer
sous le feu comine à la parade ,។ sans cris , sans autre
excitant que l'aigre son du fifre. La bataille d'Amber
rassura M. de Boigne sur l'effort de résistance qu'il
pouvait demander à ses jeunes troupes .
La journée commença par un combat d'artillerie ; la
mort d'Humadani produisit dans l'armée des rebelles
un instant d'hésitation, aussitôt réparé par la fougue
d'Ismaël qui rejeta l'aile droite sur les bagages et en
gagea avec la réserve de cavalerie une lutte acharnée .
M. de Boigne, assailli par les cavaliers Rhators, eut de
136 L'INDE DU NORD .

la peine à dégager ses pièces et ne se maintint en


ligne qu'après des charges à l'arme blanche ; sa résis
tance opiniâtre sauva l'armée, qui ne put être tournée .
Vers le soir, les rebelles , lassés, battirent en retraite .
Vainement M. de Boigne fit appel à l'infanterie mogole
pour les poursuivre et achever la déroute : pas un
homme des vingt- cinq bataillons ne sortit des lignes
en bambous où ils avaient formé leur campement .
Restés inactifs pendant le combat , ils semblaient à
peine s'intéresser par un sentiment de curiosité à ce
qui se passait autour d'eux.
Sindhia passa vingt-quatre heures à recueillir ses
blessés et à réparer le désordre de l'action . Le surlen
demain , au moment où il donnait le signal de marcher
à l'ennemi qui s'était reformé devant lui , l'infanterie
mogole tout entière, secouant ce masque d'apparente
apathie qu'elle conservait depuis le commencement de
la campagne, quitta le front de bataille avec 80 pièces
de canon et ses bagages, tambours battants, enseignes
déployées, au bruit joyeux et railleur des gongs et des
tam -tams et prit son poste de combat en avant des
troupes d'Ismaël . Cette incroyable défection força
Sindhia à une retraite précipitée . Durant huit jours de
marches forcées dans la vallée d’Alwar, sous les murs
de Dholpoor et au passage de la rivière Tchùmbul ,
M. de Boigne soutint à l'arrière-garde tout l'effort des
assaillants, passant à cheval dix-huit heures sur vingt
quatre.
Cette région , l'une des plus curieuses de l'Inde cen
trale , offrait à la marche des troupes en déroute des
MAHRATTES ET MOGOLS . 137

obstacles continuels ; il fallait traverser de larges val


lées sablonneuses où les éléphants s'embarrassaient
dans les fourrés, gravir des pentes abruptes, forcer des
défilés de plusieurs milles de long , fermés par des
portes, défendus par des montagnards intrépides et
qui , mieux armés , eussent été invincibles . En avant
des villages , de grands bastions aux hauts et épais
murs de terre , protégés par un fossé en maçonnerie ,
?

large, profond et rempli d'eau , résistaient à l'artillerie ;


pour enlever ces fortins, types des vieilles forteresses
du Radjpoutanah , il fallait se servir d'espingoles de
cuivre, pivotant sur le dos des éléphants comme sur
une tour, déloger les soldats du parapet et protéger
ainsi l'escalade. On ne respira que sous les murailles
de Gwalior (1 )
Le Peychwah ( 2) fournit à regret quelques secours
pour venir en aide à Sindhia ; il hésitait à découvrir le
Dekkan que menaçait Tippöo-Saheb , et le conseil des
confédérés voyait avec une certaine appréhension l'in
fluence prépondérante acquise par le chef mahratte à
la cour de Delhi .
Deux années s'écoulèrent au milieu d'escarmouches,
de siéges de villes , de pillages de camps , sans
amener de résultats décisifs . M. de Boigne en profita

( 1 ) Voir la curle à la fin du volume.


(2) Le Peychwah , ou premier mivistre des Mahrattes confédé
rés, résidait dans la ville de Poonah ; c'était comme le président
d'un conseil des ministres, si tant est qu'on puisse préciser les attri
butions indécises de ce gouvernement asiatique , où le génie du
chef servait de loi , et où le fait accompli dominait tout ce qu'on
regarde ailleurs comme des droits ou des devoirs,
138 L'INDE DU NORD .

pour compléter l'organisation de son infanterie. Les


Mahrattes pouvaient mettre en ligne soixante mille
cavaliers , d'une bravoure à toute épreuve , d'une
sobriété exemplaire, habitués aux marches rapides
dans la montagne et à ne point s'embarrasser des énor
mes bagages dont les troupes mahométanes , imitées >

en cela par l'armée anglaise , ne pouvaient se passer.


C'étaient de terribles adversaires 3; ils purent devenir
invincibles lorsque leur cavalerie fut appuyée par de
solides bataillons et une artillerie rendue presque
aussi mobile que leurs escadrons d'avant-garde .
L'organisation militaire de ces peuplades guerrières ,
vivant de pillage et d'aventures , variait avec les pro
vinces. Holkar n'avait que des volontaires équipés
à leurs frais , servant à leur caprice, très-nombreux si
l'ennemi se déconcertait, disparaissant devant un sem
blant de résistance, sans chefs, sans discipline, obligés
seulement à fournir un combattant sur trois soldats les
jours de bataille. La guerre devenait une sorte de jeu
de hasard où ces Silladaurs et Pindarins ne voulaient
s'exposer qu’à coup sûr, puisqu'ils partageaient le gain
et que , en cas de défaite, ils ne recevaient pour leurs
blessures ou leurs pertes de chevaux et d'équipement
ni solde ni indemnité. Sindhia, au contraire, ne louait
que l'homme et fournissait chevaux, vêtements , armes
et nourriture. M. de Boigne , avec cet esprit de dis
cernement et de prévoyance qui fut le 'secret de sa 1

fortune, tira parti du mépris qu'on avait dans l'Inde


> 1

pour l'infanterie, et grâce à la création de ses brigades


de fantassins et à l'emploi qu'il en fit, la cavalerie , qui
MAHRATTES ET MOGOLS . 139

jusque -là avait fait la force des armées indigènes , en


devint la faiblesse. Les cavaliers mogols et mahrattes,
habitués au désordre et tellement attachés à leurs
chevaux qu'ils en portent le deuil (1 ), rendent de
brillants services dans des mêlées à l'arme blanche
mais ils n'affrontent ni la mousqueterie ni le canon
de peur de perdre leurs chevaux , la plupart arabes ,
persans ou tartares, qui forment la meilleure part
de leurs richesses . M. de Boigne , au lieu de Rohillas
pillards et débauchés , de Silladaurs mercenaires , de
cavaliers intraitables , choisit pour recrues des Ryots
ruinés par la guerre , dont le naturel docile et souple
supportait les longs exercices et les maneuvres com
pliquées ; il leur fournit l'équipement à des prix
modiques , paya régulièrement leur solde , les indem 2

nisa des pertes de matériel subies en campagne , pen


sionna les blessés , soigna les malades , et leur donna
cet esprit de corps , cet amour , sinon du drapeau au
>

moins du chef, sans lesquels les plus vaillants soldats


n'ont jamais rien accompli de grand . Cette organisa
tion solide , où la connaissance du caur humain avait
autant de part que la science militaire , permit à un
petit nombre de fantassins de défier les cavaleries
innombrables et indociles de l'ennemi . L'expérience
renouvelée ne s'en fit pas attendre .
Les chefs mogols avaient repris possession de la
vallée du Gange ; seule , la ville d’Agrah résistait vail
lamment, grâce aux diversions d'une tribu hindoue ,
les Ghâts , que Sindhia s'était attachés par l'exemp
>

( 1) Raynal, Histoire philosophique des deux Indes, III, 224.


140 L'INDE DU NORD .

tion d'impôt et qu'Ismaël avait punis maladroitement


après sa victoire. Lorsque Sindhia se crut assez fort
pour reprendre l'offensive , il résolut de faire lever le
siége d'Agrah et franchit la Tchùmbul avec toutes ses
troupes. Ismaël vint à sa rencontre , et la bataille se
livra , le 24 avril 1788 , dans la plaine de Burthpöor.
Sindhia fut battu ; ses cavaliers se rallièrent autour
des bataillons de M. de Boigne , dont les feux réguliers
arrêtèrent l'élan des Mogols.
Après sept semaines de repos forcé, Sindhia reprit
sa marche en avant et surprit l'ennemi sous les murs
d'Agrah (18 juin 1788) . Cette bataille décida du sort
de l'empire ; les historiens anglais affirment qu'elle
fut l'une des plus meurtrières qui eussent encore
ensanglanté ce pays, et que le succès fut uniquement
dû à la vigueur et à la ténacité de M. de Boigne. Trois
fois les chefs radjpouts et mogols tentèrent des efforts
désespérés pour rompre la ligne de Sindhia , jetant
leurs chevaux jusque sur la bouche des canons et sa
brant les artilleurs sur leurs pièces; mais ces impétueux
cavaliers n'avaient point de réserves d'infanterie pour
assurer la victoire . Les réguliers de M. de Boigne se
reformaient en pelotons et dégageaient les batteries à la
baïonnette ; des volées de mitraille moissonnaient les
rangs éclaircis des escadrons épars dans la plaine ;
trois mille hommes en tuèrent quatre mille . L'artil
lerie et les fantassins, bien soutenus cette fois par les
cavaliers mahrattes , prirent l'offensive vers le soir et
enlevèrent d'assaut le camp d'Ismaël qui, blessé , rentra
à Delhi , suivi de près par son allié Gholam-Kadir .
MAHRATTES ET MOGOLS . 141

Ce dernier, rendu fou de rage par sa défaite, mit la


capitale au pillage et creva les yeux à l'infortuné Shah
Aulum . Lorsque Sindhia pénétra à son tour dans
Delhi , il ne put que punir les coupables et replacer
sur le trône , en grand appareil , ce fantôme impérial
>

dont il exerça désormais tous les droits.


Le petit-fils du laboureur de Sattarah , le fils du
porteur de pantouffles du Peychwah , devenu l'héritier
des rajahs d'Oudjeïn, le maître de Gwalior et l'associé
impérial du trône d'Aureng-Zeb, n'alla pas s'enfermer
dans le palais de Delhi et il ne s'endormit point dans les
délices des jardins d’Agrah . L'indolent Shah -Aulum ,
qui lui devait la vie, lui abandonnait l'empire ; Sindhia
n'en retint que l'exercice du pouvoir et le Tchaot ,
c'est-à-dire le quart du revenu des provinces. Il confia
la garde du Padischah à l'un de ses officiers les plus
sûrs, installa dans la citadelle d'Agrah une partie de
ses troupes régulières , et revint à son quartier général
de Gwalior .
Là , dans la plaine qui s'étend au pied du roc de ba
salte que couronnent l'antique citadelle et les tours
rondes, sculptées et émaillées en bleu vif, du roi Pål ,
à une demi- lieue de la vieille cité dont les ingénieurs
anglais ont récemment détruit les palais et les temples
pour ouvrir des routes , Sindhia avait établi un camp
permanent qui devint en peu d'années , sous le nom
de Gwaliorka Lashkar, une ville peuplée de deux cent
mille habitants. En 1788 , cette future capitale n'of
frait encore que l'aspect d'un campement de barbares .
Sindhia avait interdit à ses cavaliers l'habitation des
142 L'INDE DU NORD .
villes ; lui-même vivait sous la tente , au milieu des
soldats .
C'est là qu'il reçut l'hommage des rajahs tributaires
de l'empire et qu'il échangea, dans un Durbar solennel ,
les khilluts (présents) que décerne le prince contre les
nuzzurs (cadeaux) que lui offraient à regret les repré
sentants des plus vieilles dynasties hindoues .
VIT .

GUERRE DES RADJPOUTS . PATOUN , ADJMYR ,


MAIRTHAH .

Ce brusque dénoûment d'une campagne menée à


l'aventure , et que Sindhia n'espérait pas marquer par
des coups aussi décisifs, vint entraver les desseins de
M. de Boigne, qui projetait de décupler les forces de son
infanterie et d'organiser une brigade entière . Il avait
acquis la conviction , par l'expérience des derniers
1

combats, que ses réguliers, bien qu'ayant fait preuve


au feu d'une grande solidíté, n'étaient pas en nombre
suffisant pour décider de l'issue de batailles rangées
où, de part et d'autre , se heurteraient des masses pro
fondes. Sindhia , très -partisan de la cavalerie , n'avait
pas encore compris la portée politique des vues de
son lieutenant ; il ajourna toute création nouvelle.
144 GUERRE DES RADJPOUTS .

Jannes Grant ne donne que des motifs d'économie au


refus de Sindhia d'approuver ces propositions ; peut
être le résident anglais , redoutant une plus grande
extension de la puissance des Mahrattes , yy mit- il ob
7

stacle ; peut-être l'ambition ou la jalousie de M. Les


teneau amena-t-elle quelque conflit entre les officiers
européens ; peut-être encore les intrigues nouées à
Poonah par Ragonath , à Delhi et jusqu'à Mysore par
le rajah français de Sirdanah , décidèrent-elles le suc
>

cesseur d'Hastings à sortir de la réserve qu'il avait eu


l'adresse de s'imposer vis-à-vis de l'officier savoyard ;
ce point obscur reste à expliquer. Toujours est-il que
M. de Boigne offrit sa démission , et que le prince et le
général se quittèrent avec toutes les marques du plus
affectueux attachement .
M. de Boigne se retirait avec une fortune relative
ment considérable , produit des sommes qu'il avait
mises en réserve sur sa solde , de ses bénéfices sur
les fournitures et la fabrication des armes de guerre, et
surtout des cadeaux dont Sindhia l'avait comblé
depuis quatre ans . Il était sollicité par le général
Martin ( 1 ), son ancien ami de Lucknow , de s'établir
dans cette ville et de s'y associer à ses fructueuses
opérations commerciales. A l'exemple des officiers de
la Compagnie qui n'avaient qu'une idée fixe , s'enri
chir au plus vite pour aller jouir en Europe des profits
ramassés au péril de la vie sous ce climat dévorant ,

( 1) Voir les Leltres de Longinus publiées dans le Daily Telegraph


de Calcutta en janvier 1797.— Numéros xvi et xvi des pièces juisti
ficalives.
PATOûx , ADJMYR , MAIRTHAH . 145

M. de Boigne et le général Martin , qui restèrent asso


ciés jusqu'au départ du premier pour Londres , en
trèrent en relations suivies avec les négociants de
Calcutta et de Madras et se livrèrent à une série
de spéculations qui décuplèrent rapidement leur ca
pital ( 1 ) .
Il est difficile de faire comprendre à quiconque n'a
pas étudié les meurs locales dans les récits de la

( 1 ) Claude Martin , né à Lyon en janvier 1732 , mourut près de


Luckuow le 13 septembre 1800. Fils d'un tonnelier, il s'engagea dans
les troupes du comte de Lally, et s'embarqua à Lorient le 2 mai
1757. Il descendit à Pondichéry et se distingua aux prises de Gon
delour, du fort Saint-David . dans la campagne du Karnatic , dans
l'expédition de Tanjaour, mais se lassa bientôt de ne servir qu'on
sous-ordre et passa au service de la Compagnie en 1760 (BIOGR . GÉN .
du docteur Hoeffer, édit. de Firmin Didot, 1860 ; tome XXXIII ,
page 40) .
Bien accueilli par le gouverneur de Madras , puis envoyé à
Lucknow . pour en lever le plan et y observer les esprits, il profita
de cette mission pour entrer si fort avant dans les bonnes grâces
de Sid -Eddaulah , roi d'Aoude, que ce prince lui confia le comman
dement de son artillerie .
Son successeur Assef aimait les arts d'Europe, Martin gagna sur
ses courtages des sommes fabuleuses et préleva 12 070) sur les dé
pôts des victimes de la guerre civile ; en 1790, époque où éclata la
première guerre entre Tippöo -Saheb et les Anglais, il était riche
de dix millions et possédait sur les bords de la Goumtie , à dix lieues
de Lucknow , un palais magnifique, Constantia-House , où il avait
accumulé des trésors, des animaux rares, des ateliers d'armes, des 1

laboratoires de physique. Il reçut de la Compagnie des Indes le


titre de colonel et prit l'entreprise de la remonte des cavaliers. Il
fonda des établissements de bienfaisance et des écoles à Lyon ,
Calcutta , Chandernagor, Lucknow , chacune recevant 700,000 fr., et
destina 12,000 livres de rente à libérer des Lyonnais détenus pour
dettes . Son testament renferme de curieux détails sur la vie intime
des officiers de fortune dont les circonstances avaient fait des na
babs. M. Sachot a publié récemment dans la Revue brilannique ( 1870)
une étude où il réhabilite le passé militaire de Martin . (Voir aussi
le Monileur universel du 5 avril 1870. )
10
146 GUERRE DES RADJPOUTS .

conquête anglaise , ce que le commerce offrait de


profit et de sûreté dans l'Inde , à cette époque. Il
n'existait pas de moyens de transport réguliers à l'u
sage du public ; les marchands se réunissaient en ca
ravanes pour entreprendre , à frais et périls communs,
de longs trajets souvent interrompus par la rencontre
de pillards armés; les voyages offraient des risques
d'autant plus grands que , suivant l'usage immémo
rial de l'Orient ,។ des valeurs considérables se ca
chaient dans les bagages , sous forme de lingots , de
bijoux, de diamants , pour éviter les frais de banque
et de change ou le refus des lettres de crédit. Des
Européens , s'offrant pour intermédiaires entre les
trafiquants de l'intérieur et ceux des grandes villes ,
leur évitant ainsi de coûteux déplacements , et s'épar
gnant à eux-mêmes les dangers d'envois personnels
et isolés en usant , grâce à l'amitié ou à la cupidité des
agents anglais, de la commodité des convois de troupe
ou des trains officiels d'argent et de grains , ne pou
vaient manquer de faire en peu de temps de fort belles
opérations. A ces débuts de l'exploitation industrielle
de l'Inde , ils redoutaient peu la concurrence ; ins
truits les premiers du cours officiel des principaux
articles d'échange sur les marchés ou dans les ports
d'embarquement, ils pouvaient essayer, à coup sûr,
les spéculations les plus risquées pour d'autres ,
moins favorisés ou moins bien informés.
Aussi les objets dont le général Martin et le géné
ral de Boigne firent le commerce étaient-ils toujours
les produits les moins encombrants , les plus précieux
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 147

sous un petit volume . On se les procurait plus vite ,


sans éveiller l'attention ni la cupidité ; on les conser
vait avec moins de dépense et de précautions ;‫ ܪ‬on les
expédiait mieux dans les palanquins d'agents en
voyage ou sur les chariots de l'état-major : tels l'in
digo , le cuivre , l'eau de rose , les lingots d'or, l'argent
>

en barre , les diamants , les toiles , les draps et les


>

soies brutes ou tissées , etc. Ce n'est que par exception


qu'ils trafiquèrent sur le coton , le riz ou la troque du
bétail (1 )
Pour donner une idée de la confiance que les Euro
péens inspiraient aux natifs à cette époque troublée,
où le pays pullulait d'hommes en armes , groupés par
petites bandes et quelquefois en troupes de plusieurs
milliers, où chaque village était fortifié, chaque mai
son isolée désertée , où les villes elles-mêmes se ra.
chetaient vingt fois l'année du pillage , où l'on avait
perdu toute notion du devoir, et où la loi , les prin
cipes sociaux , la morale , la conscience n'existaient
plus même de nom dans la langue usuelle ,> il suffit de
se rappeler un trait de Claude Martin .
Cet habile homme, exploitant commercialement les
malheurs des temps , avait fortifié à la française une
citadelle hindoue des environs de Lucknow ; il y créa
comme un lieu de dépôt , de refuge , où les rajahs
vinrent de cent lieues à la ronde déposer leur tré
sor, ou khazanna , réserve d'espèces monnayées et
( 1) Ces détails sont tirés du TESTAMENT DU MAJOR CLAUDE MARTIN,
daté de Lucknow le 1er janvier 1800, imprimé à Lyon, par ordre du
préfet, en 1803 ; in-4° de la bibliothèque de Lyon.
148 GUERRE DES RADJPOUTS .

surtout de lingots et d'objets précieux , sur lesquels


Martin perçut un droit de garde qui fut une des
sources de sa rapide fortune.
Dans cet intervalle , la position de Sindhia était de
venue plus difficile; son ancien adversaire Ismaël ron
geait son frein , et on le soupçonnait de menées téné
breuses destinées à ameuter la nationalité mogole
contre ce que les mécontents appelaient l'usurpation
d'un barbare mahratte . Les Afghans insultaient les
frontières du nord ; la population de Delhi prenait des
allures équivoques ; les Radjpouts refusaient l'impôt ;
les corps auxiliaires venus de Poonah , commandés
par deux chefs indépendants , Holkar et Behader,
semblaient avoir pour mission de surveiller Sindhia
plutôt que de lui servir d'appui ; bref , le vainqueur
faisait છેà son tour l'expérience des charges de l'empire
et se sentait impuissant à les soutenir seul longtemps.
Il comprenait aussi que la jalousie de l'Angleterre était
en éveil ; l'attitude des résidents , la forme des mes
sages de la Compagnie , les tentatives par lesquelles
on essayait de deviner ses projets ou de sonder sa fai
blesse devenaient , pour un esprit aussi sagace , aussi
éveillé que le sien , de sérieux avertissements .
>

Le seul remède à cette situation embarrassée était


dans la création d'une armée solide , assez nombreuse
pour le dispenser d'auxiliaires importuns, assez sûre
pour lui permettre de braver la Compagnie au besoin. Il
regretta d'avoir éconduit M. de Boigne, et aussi prompt
à exécuter qu'à concevoir, lui dépêcha à Lucknow un
wakil ou ambassadeur secret chargé de solliciter son
PATOŮN , ADJMYR , MAIRTHAH . 149

retour , avec carte blanche pour régler les conditions.


>

De pareilles ouvertures ne pouvaient manquer de


séduire l'esprit entreprenant de M. de Boigne. Le
commerce n'était qu'un pis aller pour cette nature
ardente ; le rôle actuel de Sindhia lui offrait à lui
même de larges perspectives et cette liberté d'allures,
ce principat dont il n'avait pu jouir qu'à demi dans
son premier séjour chez les Mahrattes. Il n'hésita
point. En peu de jours , ses affaires personnelles à
Lucknow furent réglées ; le général Martin demeura
son mandataire ; ses fonds disponibles furent confiés à
des maisons sûres , les spéculations en cours furent
liquidées ou cédées , et certain de trouver là , le cas
échéant , une réserve qui parât à tout imprévu , si
fâcheux qu'on pût le craindre , il s'abandonna à sa
fortune renaissante .
Sindhia , impatient de revoir son ancien général et
d'imaginer avec lui de nouvelles entreprises , avait
quitté Delhi et s'était avancé jusqu'à Muttrah , là même
où , cinq ans plus tôt, il avait reçu par l'entremise de
M. Anderson le premier engagement de M. de
Boigne . L'entrevue fut aussi cordiale qu'on pouvait
l'attendre de deux hommes capables de grandes choses
et qui se sentaient nécessaires l'un à l'autre .
Le premier acte de M. de Boigne en se retrouvant au
milieu de ses anciens compagnons de guerre fut des
plus habiles. Le cas était difficile. Le bataillon de
Lesteneau , sans chef ( 1), sans paye depuis huit mois ,
( 1 ) Le départ de M. de Boigne au moment où M. Lesteneau jouis
sait de toute la confiance de Sindhia et le départ de M. Lesteneau
150 GUERRE DES RADJPOUTS .

se révoltait; Sindhia voulait faire charger les rebelles


par les cavaliers de sa garde . M. de Boigne le calma et
fit preuve , en apaisant la sédition , de fermeté et de
bonté, les deux qualités qui plaisent tant aux soldats
2

lorsqu'ils les trouvent réunies dans leur chef. M. de


Boigne se souciait peu de conserver un corps créé par
un rival, et dont l'esprit pouvait, à un moment donné ,
lui devenir hostile ; il licencia les soldats , renvoya les
officiers, puis constitua trois bataillons avec les débris
de cette troupe et les deux corps qu'il avait formés
jadis et dont les cadres n'étaient pas modifiés. Dix
nouveaux bataillons formés de recrues bien choi
sies parmi les soldats congédiés depuis la dernière
guerre , 500 irréguliers pour le service d'éclaireurs,
500 cavaliers d'avant-garde et soixante pièces d’ar
tillerie légère , complétèrent la brigade qu'on appela
du nom de son général et à laquelle M. de Boigne ,
par un pieux hommage à la patrie absente , donna le
drapeau de Savoie , bleu à la croix blanche .
Un an suffit à l'organisation de cette brigade de
12,000 hommes et à son instruction (1) ( janvier 1789
à janvier 1790 ) . De nouveaux officiers européens de
toutes nationalités s'attachèrent à M. de Boigne qui
tripla la solde que donnaient les autres princes , mais

dès qu'il apprit le rappel de M. de Boigne semblent indiquer qu'il


y avait , tout au moins , incompatibilité d'humeur entre les deux
officiers.
(1) Ses ordres aux officiers instructeurs portent qu'il accorde
vingt-huit jours aux recrues pour apprendre le ma ment du
mousquet , quarante jours pour apprendre l'exercice du canon ,
trois mois aux capitaines pour les manæuvres d'ensemble .
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 151
exigea de ceux qu'il prenait à son service l'audace , le
talent et surtout la dignité du caractère. Le prestige
moral des Européens venait , pour la meilleure part ,
de leur loyauté , de la fidélité à leur parole ; M. de
Boigne voulait maintenir intact ce renom d'honneur
et de probité ; il n'y souffrit jamais aucune atteinte .
Le matériel, les magasins, les transports furent
l'objet de ses soins assidus . Il disait habituellement :
L'ouvrier fait le bon outil ; mais le bon outil et le bon
ouvrier valent quatre hommes. Aussi ne négligeait
il rien pour que l'équipement des soldats , l'entretien
des canons et des chariots , le choix des attelages et
des approvisionnements ne laissât rien à l'imprévu
et que tout fût réglé avec de minutieuses précautions
et une prévoyance qui , en tous pays, mais surtout dans
l'Inde , était la moitié du succès. Le résident anglais
auprès de Sindhia , M. Palmer , ne cessait, dans ses >

dépêches , de signaler l'esprit organisateur du géné


ral des Mahrattes , l'importance de ses établissements
militaires , l'activité avec laquelle , sous ses yeux et par
ses ordres , se bâtissaient les fabriques (1) et se rem
plissaient les magasins. Il en concluait à de grands
desseins et insistait sur la nécessité de surveiller de
fort près Sindhia .

( 1) Les ouvriers hindous sont renommés pour leur patience ,


leur sobriété, leur esprit inventif. La main -d'euvre y est encore
aujourd'hui taxée à un prix si bas, qu'aucun Européen ne pourrait
s'y nourrir du travail de ses mains. Comment faire concurrence à
l'in ne , dont un repas coûte 16 centimes et pour lequel le strict
nécessaire se réduit, en moyenne , à 2 roupies 172 par mois ? (STA
TISTIQUE DE L'Inde .)
152 GUERRE DES RADJPOUTS .

La conspiration des chefs musulmans éclata vers le


mois de mars 1790. Ismaël , qui représentait la dynas
tie mogole au même titre que Sindhia , le favori des
brahmanes , pouvait se dire le vengeur de la nationa
>

lité hindoue , s'était assuré le concours des tribus


Radjpouts et l'alliance des rajahs de Jeypoor, de Beka
neer et de Dholpöor. Le plan des rebelles était mer
veilleusement combiné pour saper par la base la puis
sance de Sindhia . Le territoire des confédérés séparait
le centre de la puissance mahratte (Poonah) de la capi
tale de Delhi ; les districts des rajahs occupant la
vallée supérieure de la Tchùmbul servaient d'avant
postes à l'armée de l'insurrection , et Ismaël avait
établi son quartier général à Patoûn (Julrå - Påtun
des cartes anglaises), ville située beaucoup plus en ar
rière , au carrefour des routes montagneuses qui con
duisent à la citadelle de Tchittore , puis à la capitale
d'Oudeypöor. Là , protégé par la nature du pays , il
>

surveillait une ligne d'attaque de trois cents lieues


d'étendue , prenait de flanc les provinces occupées
par Sindhia , en les menaçant depuis Delhi jusqu'à
Pöonah , et restait à portée de se procurer par les
ports de Bombay , de Surate et de Cambaye , les muni
tions de guerre et les secours en nature que les Anglais
n'ont jamais refusés à quiconque les paya comptant.
S'il faut en croire les gazettes du temps et quelques
allusions échappées à la plume pourtant bien réservée
de l'historien des guerres de la péninsule ( James
Grant) , le successeur de Clive et de Warren Hastings
n'était point fâché de mettre aux prises les peuples du

!
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 153

nord, tandis qu'il minait par sa diplomatie et ses armes


ses rivaux du sud , Tippöo-Saheb et les Français.
M. de Boigne déjoua les calculs d'Ismaël. Quittant
la ville de Muttrah dans les derniers jours d'avril , à la
>

tête de ses brigades , il négligea les rajahs ennemis


campés sur sa droite , et , tentant un coup hardi , lais
sant Sindhia masquer son mouvement par de bru
yantes maneuvres dans les plaines de Dholpöor et de
Gwalior , il remonta à marches forcées les vallées-si
nueuses que creusent les affluents de la Tchùmbul, le
Barbutty , le Cally , la Nerwuji et le Sind -Julrâ, dans
ce demi-cercle accidenté que forment les monts Win
dhyas en se rattachant aux monts Aravalis . La saison
des pluies n'était pas encore arrivée ; la marche était
difficile sur ce terrain dur , coupé de crevasses , sur
ces pentes rocailleuses , dans ces plaines arides jon
chées de fourrés épineux , au passage de ces torrents
desséchés dont le large lit sablonneux arrêtait pen
dant des heures les chariots à bæufs et les éléphants .
Dès que l'armée eut dépassé Dodûr, au confluent du
>

Bûnas avec la Tchùmbul , et se fut engagée sur la rive


droite de cette rivière , elle rencontra une série de
ravins insondables , de gorges étroites , de défilés in
>

terminables , sans routes frayées , sans citernes , sans


cultures , d'une nature tellement sauvage qu'il fallut
abandonner les chariots, laisser les bagages en arrière,
et tout sacrifier au transport des canons et des cais
sons d'artillerie.
Tantôt le sol était formé d'ardoises présentant leurs
arêtes en lames de couteau où se blessaient les cha
154 GUERRE DES RADJPOUTS .

meaux ; tantôt il fallait se glisser le long d'escarpe


ments lisses où les éléphants ne passaient qu'à l'aide
d'entailles qu'on creusait pied à pied devant eux ; rien
n'égale la sûreté de marche de ces vaisseaux du désert,
portant de lourds fardeaux équilibrés avec l'assurance
des mulets des Alpes (1 ).
Quand éclatait soudain un de ces orages des Indes
contre lesquels rien ne peut servir d'abri , les tentes
mouillées devenaient d'un poids énorme , les cha >

meaux glissaient sur la terre humide et se brisaient la


cuisse ; soldats , chameliers, artilleurs ,> paralysés par
le froid, le vent et la pluie , étaient forcés de faire
halte , en quelque lieu qu'on se trouvat, et d'y
attendre patiemment, affamés et transis, la fin de la
tourmente avant de pouvoir relever les tentes et ral
lumer les feux. La température descend brusque
ment dans cette région de 40 degrés à l'ombre , à
midi , à 18 à dix heures du soir, et cette subite frai
cheur produit l'effet d'un froid de 10 degrés en
Europe ; quand le soleil reparaît et que la réverbéra
tion de ces murs de granit chauffe l'atmosphère , la
chaleur du sol pique au visage et aux yeux comme
celle d'un tas de paille enflammée sous le vent de
laquelle on se placerait à peu de distance (2) .
La cavalerie éclairait l'avant-garde et se disséminait
par peloton , chaque jour , sur les flancs de la longue

( 1 ) Hodges, Travels in India, I , 312.- Daniell, Oriental scenery, X.


· Reginald Heber, Bishop of Calcutta, Narralive of a journey, etc.
- Colonel Tod, Relations of Radjpoulanah, I, 208 ( London , 1824).
(2) Victor Jacquemont, Correspondance, II, 349.
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 155

colonne, à plusieurs lieues de distance , pour faire


le fourrage et enlever les rares provisions que les mon
tagnards entassaient dans leurs villages; l'attaque de
ces abris fortifiés était la seule distraction de cette route
monotone, et ajoutait une fatigue de plus à toutes les
autres . Ce sont d'épais remparts en terre , retenus par
un mur ou par des palissades, et flanqués de lourds
bastions carrés ; derrière , des huttes misérables, des
baolis ou citernes, et quelque pagode en ruines.
Après trente jours d'une marche aussi rapide que
le permettaient la saison torride et les obstacles de la
route , tantôt en plein désert , tantôt au milieu d'une
population pauvre , hostile , à demi sauvage , M. de>

Boigne surprit les Musulmans campés sur les collines,


en avant de Patoûn . Sans leur laisser le temps de se
remettre d'une alarme si chaude ,> et massant ses
troupes en bataille à mesure qu'elles débouchaient des
défilés, il donne l'assaut aux lignes ennemies ( 23 mai
1790). Les dispositions étaient si bien prises, les ordres
si régulièrement exécutés , les calculs si justes , que
chaque bataillon , suivi de ses canons et de son bazar,
arriva sur le terrain de l'action sans d'autres pertes
que celles des bêtes de charge blessées par les accidents
de la marche, sans traînards, sans malades et avec deux
jours de vivres . Les hommes étaient exténués ; mais
leurs armes en bon état, leurs pièces bien attelées, leur
campement établi comme dans les plaines d’Agrah
leur inspiraient un élan superbe. Le prestige du chef
est pour le moral des soldats comme l'opium que les
Mahrattes donnent à leurs chevaux, le soir des longues
156 GUERRE DES RADJPOUTS .

traites , pour les faire bondir et caracoler quoique


épuisés de fatigue.
Mais les forces humaines ont des limites. Les posi
tions de l'ennemi , armées de canons de gros calibre,
occupées par des troupes de beaucoup supérieures en
nombre , étaient si fortes, qu'après trois attaques les
soldats mahrattes, épuisés de lassitude, renoncèrent à
cette entreprise téméraire.
M. de Boigne rompit ses lignes sous le feu de l'en
nemi comme à la parade, recula d'une lieue , s'adossa
aux contreforts des monts d’Augûr, ayant en face de
lui les collines boisées de Patoûn que dominent les
remparts crénelés et les pagodes de la ville , et à l'ho
rizon la masse bleuâtre des montagnes de Tchittore. Il
se retrancha derrière des fossés creusés rapidement,
dont les déblais servirent d'épaulements à ses batte
ries , rallia les auxiliaires , attendit ses équipages dont
> >

les montagnards , bien payés , activaient le transport ,


et donna enfin quelque repos à ses fantassins , mais
sans cesser de tenir les Mogols en haleine par des
feintes multipliées, et de les harceler par des combats
de cavalerie où se déployait l'ardeur farouche des deux
chefs mahrattes qui commandaient ces irréguliers ,
Gopaul-Rao et Luckwa-Dada .
Ismaël désirait gagner du temps , fatiguer son ad
versaire et le détruire peu àà peu ; car, isolé en pays en
1
nemi, enveloppé de toutes parts, M. de Boigne n'aurait
pu ni se ravitailler ni réparer ses pertes ; la saison des
pluies approchait ; ces averses torrentielles, qui tom
bent sans discontinuer pendant des semaines, auraient
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 157

suffi à désarmer les troupes mahrattes ou tout au


moins à rendre leur retraite impossible . L'impatience
des chefs mogols précipita le dénoûment. Dans un
conseil de guerre tenu le 19 juin , Ismaël, accusé de
tiédeur, se vit forcé d'acquiescer à regret au désir de
ses alliés ; on décida d'assaillir le camp mahratte et de
lui donner l'assaut jusqu'à ce que la masse des troupes
mogoles en eût forcé les défenses . On délibéra, suivant
l'usage de ces races barbares, et comme on devait le
faire cinquante ans plus tard dans une circonstance
aussi mémorable, à propos de sir Charles Napier (ba
taille de Meeanee, en 1843 ), sur le traitement que l'on
ferait subir au général ennerni , car on ne doutait point
de sa défaite . Les uns voulaient qu'on lui coupât les
membres ( 1), d'autres qu'on lui passât une chaîne dans
le nez et qu'on le traînât ainsi de ville en ville . Ismaël ,
par ironie ou par pitié, insistait pour que la chaîne fût
en or' ; elle sera de fer, s'écría son farouche lieutenant
Beju -Sing, de fer et lourde. M. de Boigne , averti par
ses espions , envoya un messager à Ismaël pour lui
donner avis qu'il lui éviterait la moitié du chemin .
En effet, à peine les gongs eurent-ils retenti , à l'aube
du jour, dans les lignes ennemies (21 juin) , que M. de
Boigne sortit de son camp et fit un mouvement en
avant. Aussitôt , les Mogols descendent des hauteurs
qui les rendaient inexpugnables , puis, une fois dans
la plaine, hésitent à attaquer les Mahrattes qui s'étaient
( 1) Ce supplice atroce, fort à la mode dans l'Inde, était celui que
les Mahrattes infligèrent, en 1789, à Gholam -Kadir, l'allié d'Ismaël,
après la bataille d'Agrah et la prise de Delhi.
158 GUERRE DES RADÍPOUTS .

reformés à mi- côte . M. de Boigne avait atteint le but


qu'il s'était proposé ; l'ennemi se privait de lui-même
de l'avantage de la position ; mais il continuait à se
tenir sur la défensive, laissant même les chefs mogols
caracoler impunément à portée de mitraille. Les deux
armées étaient sur pied depuis l'aurore, et ce ne fut
que vers le soir que les escadrons d'avant-garde se
heurtèrent.
Il faut se représenter le théâtre de l'action. Le sol
recouvert d'un épais entrelacement d'herbes roussies
parle soleil, où la marche est malaisée ; ça et là quelques
arbustes épineux, d'autres aux feuilles brunes dont la
tige brisée exhale une forte odeur d'aromates. Le glis
sement rapide des reptiles fait involontairement tres
saillir les chevaux. Sur les pentes des collines, des
foules tumultueuses , aux vêtements flottants de cou
7

leurs éclatantes ; le luxe des armes , des éléphants , le


fracas des gongs et des tam -tams. Ici, la masse sombre
de bataillons où rien ne brille que l'acier des baïon
nettes et le cuivre des canons ; et tout alentour de
bruyantes cavaleries dont, de temps à autre, quelque
groupe se détache pour aller dans la plaine provoquer
l'ennemi comme à un assaut d'armes . Les pics den
telés et bleuâtres des monts Aravalis ferment l'horizon .
Peu à peu la mêlée devint générale. Ismaël, dont la
fougue entraînante et la hardiesse chevaleresque mé
ritaient un meilleur succés , reconnaissable à ses vête
ments brodés de diamants et à l'enseigne de pourpre
qu'on portait à ses côtés , s'élance à la tête de ses plus
vaillants cavaliers, et trois fois attaque de front les
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 159

lignes d'infanterie des Mahrattes, les forçant trois fois


à coups de sabre, les dépassant au galop effréné de ses
chevaux, revenant sur ces lignes rompues et s'échap
pant à travers les troupes en désordre pour les rompre
encore >, à peine reformées. Trois fois il se trace un
sillon sanglant dans la fumée des canons, les éclairs de
la mousqueterie et les hous ! hous ! wah ! des artil
leurs sabrés sur leurs pièces et des cavaliers désarçon
nés que piétinent les chevaux furieux et les lourds
éléphants de combat.
Trois fois M. de Boigne fit serrer les rangs , ados
sant' ses hommes les uns aux autres, par groupes hé
rissés de baïonnettes autour desquels tourbillonnaient
les chevaux haletants et les Mogols piquant du sabre
et de la lance. Pendant un rapide instant où la cava
lerie fuyait à toutes brides pour aller se reformer
dans la plaine en escadrons serrés et tenter une qua
trième charge , il masse ses fantassins , groupe ses
pièces dix par dix, et fait converger sur l'ennemi un
2

feu si vif, si nourri , qu'Ismaël ne put le supporter cinq


minutes et regagna en désordre les collines . M. de
Boigne, dont le sangfroid ne se démentit pas un ins
tant pendant cette furieuse journée , saisit le moment
où les cavaliers mogols en désordre , gravissant les
pentes, masquaient les canons de leurs retranchements
et se jeta derrière eux , l'épée à la main , suivi par ses
bataillons en colonnes . Il était environ six heures du
soir ; il donne l'assaut à la première ligne des batte
ries, s'y installe après un rude combat à l'arme blanche,
attaque à huit heures la seconde ligne, y pénètre , en
160 GUERRE DES RADJPOUTS .

retourne les canons contre l'ennemi qui fuit à la déban


dade et passe la nuit, victorieux, sur le lieu même où
Ismaël avait tendu ses tentes d'apparat et entassé les
trésors qu'il traînait à sa suite dans les camps . Comme
Blaise de Montluc, le général de Boigne put dire après
l'action : Je me retournai trois fois , je vis qu'on me
suivait bien .
La nuit claire de juin , sous le ciel de l'Inde , permit
à la cavalerie , qui avait peu donné pendant la bataille,
et qui était toute fraîche , de compléter la victoire.
12,000 fantassins solidement organisés à l'européenne
avaient mis en déroute les 25,000 Afghans et les 20,000
cavaliers indigènes d'Ismaël ; 100 pièces de canon ,
50 éléphants aux howdahs de velours brodés de perles,
400 chameaux de charge , 200 drapeaux , quantité de
femmes, d'esclaves et de riches dépouilles tombèrent
aux mains des Mahrattes.
Le 22 juin , un corps mogol fort de sept bataillons et
de dix mille irréguliers , qui arrivait d’Adjmyr au se
cours des rajahs, mit bas les armes en donnant à l'im
proviste dans le camp mahratte, qu'il prit pour le camp
d'Ismaël. Le 25, la ville de Patoûn , foudroyée parles ca
>

nons des Mahrattes et par ceux de gros calibre trouvés


dans les lignes ennemies , fut prise d'assaut et livrée
aux flammes ; la citadelle, située au sommet d'un roc
isolé , pouvait résister longtemps et n'aurait été réduite
que par la famine ; par bonheur, le capitaine mogol
qui la commandait, frappé d'épouvante , non -seulement
capitula mais sollicita l'honneur de servir sous les
drapeaux de Sindhia.
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAI . 161

Le bruit de cet éclatant succès se répandit dans l'Inde


entière et fut l'objet de longues dissertations dans les
journaux de Calcutta ( 1). C'était une preuve de plus de
la supériorité incontestable d'une petite troupe , bien
armée , bien disciplinée , bien commandée , sur les
masses tumultueuses des armées indigènes . La bri
gade de M. de Boigne avait reçu le baptême du feu
dans les circonstances les plus défavorables, et sa soli
dité , après tant de fatigues, laissait deviner ce que
pouvait devenir cette arme redoutable dans des mains
aussi expérimentées . Sindhia , fatigué par l'âge , usé
par une vie d'aventures et de caprices , ne possédait
plus cette insatiable ardeur de batailles , cette soif d'é
motions guerrières qui avaient illustré sa jeunesse ;
amolli par la possession de la toute -puissance, et sûr
de la loyauté de son général , il ne prit plus aucun
souci de la conduite des opérations militaires et laissa
carte blanche à M. de Boigne pour mener la guerre
ainsi qu'il l'entendrait.
Rien ne retenait plus M. de Boigne dans ce pays,
d'autant qu'il venait d'apprendre la signature du traité
de Pöonah (4 juin ) et qu'il se souciait peu d'être attiré
dans les combinaisons des coalisés. Peut- être le désir
de se rapprocher d'Oudjeïn et de surveiller la politique
du Peychwah avait-il été l'un des motifs de sa pointe
aventureuse dans le Meywar ; la clôture des négocia
tions et le succès prévu de la tentative de lord Welles
ley lui parurent nécessiter son éloignement immédiat
( 1 ) CALCUTTA CHRONICLE, du 29 juillet 1790.
11
162 GUERI'E DES RADIPOUTS .

du Dekkan . Il expédia à Muttrah , où résidait alors


Sindhia, les trophées de sa victoire , en empruntant à
Gîna la route commerciale d'Oudjeïn à Gwalior.
Quant à lui , désireux de gagner avant les pluies ,
>

quelque peu retardées cette année-là, la région sablon


neuse de Jeypoor, il se jette sur la gauche , par les
États du rajah de Kotah ( 1), dans la vallée de la
Tchùmbul , lève les tributs sur son chemin , reçoit
l'hommage des petits princes confédérés du Meywar
et remonte la vallée de la Bûnas jusque dans le district
d'Adjmyr . Il avait hâte d'y prendre sa revanche de la
désastreuse campagne de 1788.
Après avoir descendu les pentes abruptes qui for
ment le versant oriental du bassin de Rampoùra et de
Dodûr, il longea la rive droite de la Bûnas par des
chemins aussi difficiles et aussi escarpés que ceux qu'il
avait suivis dans le massif des Vindhyas. Ces chemins,
qui jusque-là n'avaient été fréquentés que par les
chasseurs de tigres et par les bandits Jhâts, courent en
festons le long des nombreux contreforts détachés des
Aravalis qui plongent dans l'eau torrentueuse de mil
liers de ruisseaux. Ces chemins à peine tracés , tour
nant sans cesse sur eux-mêmes , étaient à chaque
instant coupés par de brusques ressauts , des sillons
profonds que les premières pluies achevaient de rendre
impraticables. A partir du fort de Tonk, où un chef
rhator se défendit vaillamment malgré le petit nombre

( 1 ) Près de cette ville , située dans une vallée fertile et bien ar


rosée , s'élève le temple fameux de Djougmandul. (Malie - Brun ,
Géoginphie, V , 268.)
PATOûx, ADJMYR , MAJRTHAH . 163
de ses soldats, l'armée suivit quelque temps la grande
route qui conduit du centre du Meywar à Adjmyr par
les plaines de Nusserabad , puis la quitta brusquement
pour se jeter sur la droite dans d’étroits défilés, au
travers de ces entassements de rocs déchiquetés et de
pics aigus qui caractérisent la chaîne des Aravalis.
Après une marche haletante , dit un correspondant
du Bengal Journal , de quinze milles qui en valaient
bien quarante d'Écosse, nous arrivâmes au pied du
7

massif qui couvre à l'est la vallée d'Adjmyr. Ces mon


tagnes forment une série de gorges étroites , disposées
en entonnoirs, défendues par d'énormes rochers que la
route côtoie en tournant et en s'élevant à chaque dé
tour. Ces formidables défilés eussent été infranchis
sables défendus par une poignée d'hommes ; mais le
général les avait fait occuper par ses cavaliers persans
d'avant-garde avant que l'éveil eût été donné. Enfin
nous arrivâmes sur un plateau désolé d'où l'on décou
vrait l'oasis d'Adjmyr ; un chaos de cîmes aiguës sem
blait en rendre l'accès impossible ; et au delà s'éten
daient à perte de vue les vagues de sable du Moúrtarah
(ou Merousthan ). Le général , bien servi par des guides
sûrs , fit occuper rapidement les passages étroits qui
descendaient vers la ville, dont nous séparait encore
une vallée que nous mimes deux heures à franchir
avec un soleil ardent dans les yeux ; quiconque parut
à portée de nos embuscades fut saisi ; on se reposa le
reste du jour et toute la nuit , en attendant les trainards
et quelques obusiers qui avaient roulé dans le ravin ;
personne dans la ville ne se doutait, grâce aux précau
164 GUERRE DES TADJTOUTS .

tions prises , que dix mille gaillards résolus étaient


tapis derrière les roches, à demi - porlée de canon des
palais et des bazars , préls à bondir sur ces trésors et
à se dédommager amplement des privations de la
route .
Adjmyr était l'une des plus riches cités de l'Inde ;
bâtie entre le lac Ana -Sâgur et les roches de marbre
noir d'une montagne abrupte et boisée, elle couvre la
vallée de maisons blanches et de jardins. La beauté de
son site , la douceur de son climat , le renom de ses
femmes en firent de bonne heure le séjour favori des
empereurs mogols ; le roi Visala y avait créé de déli
cieuses iles en retenant les eaux des rivières par
d'énormes digues (vers l'an 850) ; Jehanghir y bâtit le
palais connu dans tout l’Ilindostan sous le nom de
Taolat-Bâugh ( jardin de la splendeur) et le célèbre
mausolée de Kowjah -Sayed qui fit de la ville d’Adjmyr
la Mecque de l'Inde (1610) . Ses bazars et ses temples
у attiraient d'innombrables visiteurs .
Le 22 août 1790 , l'armée mahratte prit d'assaut la
>

vieille capitale des Aravalis; M. de Boigne installa son


quartier général au palais des Seths, et ouvrit la tran
chée devant la citadelle . Bejy -Sing , rajah de Jeypoor,
fit proposer au général savoyard la cession d'Adjmyr
avec trente lieues de pays , s'il voulait abandonner
Sindhia. Mis en belle humeur par ses succès de la
veille , le vainqueur ne fit pas couper l'oreille à l'espion
du rajah , comme c'était l'usage; il lui remit un splendide
khelåt ( cadeau d'honneur) et le chargea de cette
réponse pour son maître : Qu'il serait bien sot de
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTUAH . 163
trahir Sindhia pour le don d'une ville qui était déjà
en sa possession, alors que Sindhia lui avait fait cadeau
de Dholpöor et de Jeypoor, à la seule condition de les
prendre (1 ) .
Un des officiers de M. de Boigne , d'origine anglaise,
témoin oculaire de ces traits d'audace , écrivait du
camp devant Adjmyr (Agimère des cartes anglaises) ,
le 28 août 1790, à ses amis de Calcutta, une lettre qui
aussitôt reproduite par les gazettes, comme toutes
les nouvelles qui arrivaient du Radjpoutanah. Voici
l'extrait qu'en publia le Bengal Journal, du 18 sep
tembre 1790. Le délai relativement court qui sépare
ces deux dates prouve l'empressement avec lequel on
se tenait informé, dans les possessions anglaises , des
succès des Mahrattes, et le soin avec lequel M. de
Boigne assurait la liberté de ses communications, quoi
qu'il fût au centre du pays ennemi.
« Nous avons pris position devant la place d'Adjmyr,
dit le correspondant anonyme du Bengal Journal, le
21 août, après les incidents d'étape dont je vous ai fait
part dans ma précédente lettre , et nous emportâmes
d'assaut la ville extérieure ( le Pettah ) le lendemain .
» Mais la citadelle, appelée Teraghûr, que la nature
rend presque inexpugnable, ne pouvait être enlevée par
un coup de main . Figurez vous un rocher abrupt et
sans apparence de sentiers ; le roc nu et lisse à pic ; on
lui donnerait un quart de mille de hauteur verticale ,
tant il se dresse au- dessus des jungles comme un bas

( 1 ) INDIA GAZETTE , du 27 septembre 1790.


166 GUERRE DES RADJPOUTS .

tion colossal. Son profil au midi ressemble à Gwalior


du côté de la rivière . Ce fort n'est pas aussi vaste que
celui de Gwalior, et les ouvrages n'en sont pas aussi
réguliers ; mais l'accès en est plus malaisé ,et les dé
>

fenseurs , pour peu qu'ils fassent bonne garde, peuvent


rendre impossibles à franchir de vive force les sentiers
perpendiculaires qui aboutissent au pied des murailles .
Nous avous maintenu pendant toute la semaine, avec
nos obusiers et nos espingoles d'éléphants , un feu
nourri sans effet sensible . On assure que la citadelle
renferme quantité de provisions qui sont en effet deve
nues fort rares dans le pays , et de nombreuses muni
tions que les assiégés ménagent, pour n'en user sans
doute qu'au jour de l'assaut. On calcule qu'il nous
faudrait trois mois de blocus pour la réduire ; il est
plus probable que le général essaiera d'intimider l'en
nemi par de brusques attaques , et que , s'il n'y peut
réussir, il tentera les chances de l'assaut . Nous per
drons cinq ou six cents hommes , mais la terreur qu'in
spire l'armée fera sans doute livrer la place , quel que
soit le résultat immédiat de l'action . »
Dix-sept jours de tranchée dans le roc vif n'avan
çaient pas l'attaque de la citadelle ; une armée de se
cours approchait à marches rapides . M. de Boigne ,
avec cette décision prompte qui n'abandonnait jamais
rien aux surprises du has rd , résolut de ne pas com
promettre plus longtemps son prestige et l'amour
propre de ses troupes dans les lentes opérations d'un
siége . Le 4 septembre , laissant devant Adjmyr un
chefmahratte chargé du blocus , il s'élance en triplant
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 167

les étapes dans la direction de la ville de Mairthah ,


que ses espions lui signalaient comme lieu de rassem
blement des Radjpouts. Des crêtes que suivait l'ar
mée , le regard dominait un chaos de rochers et de
taillis entrecoupés de rares oasis et de longues plaines
de sable ; au-delà des jungles, une ligne jaunâtre mar
quait le désert du Sind. Point de routes ; des ghâts
impraticables aux chariots ; un soleil de feu rendu
plus dangereux par ces subits orages qui ouvrent
toutes les cataractes du ciel . M. de Boigne , usant de la
tactique qui lui avait si bien réussi dans la campagne
du Meywar , et décuplant ses forces par la rapidité de
>

ses manœuvres , supprime les bagages ( 1 ) , jette ses


fantassins en croupe des cavaliers , charge tous ses
canons sur des chameaux , les affûts démontés et des
sacs de munitions sur d'autres , et, le 9 au matin ,
arrive inopinément en vue des tentes mogoles . Il fait
halte ; éloigne l'ennemi par le feu de ses pièces mises
aussitôt en batterie , calme l'ardeur de ses officiers ,
donne une nuit de repos à ses soldats épuisés de fati
gue , et le 10 , à l'aube , surprend les Radjpouts pen
>

dant la prière et les ablutions du matin .


L'élan fut irrésistible , et les positions de l'ennemi ,
balayées par la mitraille , furent rapidement enlevées
( 1 ) Pour donner une idée de l'encombrement des équipages qui
suivaient les armées dans l'Inde, je citerai l'exemple d'une colonne
légère anglaise qui fit , en 1834 , une expédition contre la princi
pauté de Coorg, sur la côte du Malabar. La colonne se composait
de 2,170 soldats , 2,500 non combattants, 8 éléphants. 300 chameaux ,
130 chevaux, 700 bæufs, ânes ou mu et 3 canons . Jamais corps
d'uru.ée dans l'Inde ne marchu plus listenint équipé . (L'INDE AN
GLAISE, tome 1 , 380. )
168 GUERRE DES RADJPOUTS .

à l'extrême droite . Mais les Radjpouts , reformés à


l'abri des jungles, reprirent l'offensive avec un achar
nement inouï. Un officier français, entraîné par la
chaleur du combat , dépassa la ligne de bataille , fut
coupé du gros de l'armée et ne parvint à la rejoindre
qu'au prix de pertes cruelles et d'efforts héroïques.
Bejy -Sing, profitant de cet instant de désordre , lança
trente mille cavaliers dans le vide et eut ,> en un ins
tant , enveloppé le centre et sabré les artilleurs sur
leurs pièces. M. de Boigne rallie ses bataillons autour
du drapeau à la croix blanche , les masse en carré sur
sept rangs, et oppose de toutes parts un front invin
cible aux charges furieuses des Rhators, qui hachent le
premier rang à coups de sabre, font brèche çà et là dans
ce rempart de flamme et d'acier en renversant leurs
chevaux à reculons sur les baïonnettes, se sacrifiant
avec une fougue héroïque . Après quatre heures d'un
combat désespéré, ils se fatiguent, hésitent, reculent ;
le carré se déploie en ligne , par échelons; les canons
>

masqués recommencent le feu , le tir redouble d'inten


sité à mesure que les pièces retrouvées çà et là sur le
champ de bataille sont remises en batterie. Les
Radjpouts s'enfuient en désordre (1 ) . A dix heures
du matin , les Mahrattes pillaient le camp des ra
jahs ;; à trois heures de l'après midi , ils incendiaient la
ville de Mairthah , que M. de Boigne sauva àà grand 1

( 1) Les journaux anglais évaluaient la force des Radjpouts à


30,000 cavaliers , 20,000 fantassins et l5 canon-; ils donnent à l'ar
mée des Mahrattes 20,000 cavaliers, 80 canons et les dix bataillons
de M. de Boigne ( 7,500 huinmts). – luua Guzelle ill octobre 179u ) ;
Jumes Grant ( III , 71 ). 1

1
PATOẬN , ADJMYR , MAIRTHAH . 169

peine d'une entière destruction , et où il installa son


armée en assurant toute sécurité aux habitants pai
sibles . Un mois de repos lui permit de continuer la
campagne. Les rajahs n'attendirent pas l'attaque ; ils
acceptèrent les conditions qui leur furent imposées :
cession du tiers de leurs États et sept millions de tri
buts annuels.
En novembre 1790 , le vainqueur ramenait lente
ment son armée de Mairthah à Jeypöor et de Jeypoor
à Delhi, en longeant les déserts du Sind .
En six mois, dont deux de halte , le général de Boigne
venait de parcourir , pendant les trois plus mauvaises
saisons de l'Inde, la saison torride , celle des vents
(hot winds), et celle des pluies , à travers un pays
montagneux et désert , sans routes frayées, des dis
tances qu'on peut évaluer modérément à cinq cents
lieues , ce qui représente à peu près l'intervalle qui
sépare , à vol d'oiseau , Bruxelles de Gibraltar , soit
>

une moyenne d'environ quatre lieues par jour dans


un pays, analogue aux Alpes piémontaises , entre le
mont Cervin et le mont Thabor . Suppléant au nombre
des soldats par la foudroyante rapidité de ses mouve
ments , il avait successivement écrasé , à 400 kilo
mètres l'un de l'autre, les deux centres de rassemble
ment de l'ennemi, en voie de formation , et , sans
leur donner le temps de se concerter et de se rallier ,
réduit à discrétion les chefs confédérés épars sur cette
longue ligne d'attaque qui s'étendait de Delhi à Poo
nah. Avec 12,000 réguliers à Patoûn, réduits à 7,000
à Mairthah , et environ 20,000 cavaliers auxiliaires
170 GUERRE DES RADJPOUTS .

dont il perdit la moitié , il avait défait trois corps d'ar


mée dont la force totale , d'après les relations an
glaises , dépassait 118,000 hommes, donné quatre
assauts , la brèche faite ; pris 200 pièces d'artillerie ,
300 drapeaux , enlevé 17 forteresses à l'escalade , con
quis sept royaumes : Oudeypoor , Dholpöor, Jeypoor,
Alwur, Matchery , Adjmyr, Bekaneer, les mines de
pierres précieuses d'Amber, les fabriques d'armes de
Sarowi , les salines du Dhoûndhar , le lac sacré de
Poshkur, réduit à merci les plus fiers guerriers de
l'Inde , les Radjpouts , les Merwatis , les Seikhs, les
>

Rhators, les tribus jusque - là indomptées des Bhils,


des Minas , des Mhairs, des Jhâts , et rattaché à l'em
pire naissant de Sindhia toutes les provinces com
prises entre le cours supérieur de la Tchùmbul et les
déserts du Sind (le Thoùl des cartes anglaises, le
Marousthan des Asiatiques ) .
Il avait obtenu ces résultats prodigieux grâce à sa
parfaite connaissance des meurs asiatiques , à l'étude
qu'il avait faite du pays , de sa topographie et de ses
ressources, aux avis sûrs qu'il payait largement , au
9

soin qu'il avait pris de dérober sa marche et d'exécuter


ses plans avant qu'on les eût devinés , grâce sur
tout à l'incomparable instrument de guerre qu'il s'était
formé . Il fallait son prestige pour conduire vers un
but tenu secret des troupes harassées par de longues
1
marches à travers des régions impraticables aux
1
armées orientales , et que les Anglais n'ont pu abor
der qu'en y ouvrant des routes ; son ascendant était
tel , que pas un symptôme d'hésitation ne se manifesta
PATOÀN , ADJMYR , MAIRTHAH . 171

durant toute la campagne parmi ces soldats si prompts


à la rébellion , pas même le soir de l'échec de Patoûn ,
pas même sous les murs de Teraghûr, où l'on creusait
la tranchée dans le roc vif, sous les balles ,> à un quart
d'heure de cette brillante et voluptueuse capitale dont
il avait interdit l'accès sous peine de mort. Mais il sa
vait que le moral des soldats est étroitement lié à
leur bien-être physique, et que l'exemple du chef rend
les privations supportables ; il prévoyait tout et s'ex
posait à tout ; la confiance qu'il inspirait était aveugle,
disent les officiers anglais , surpris de cette espèce de
fascination dont il n'usa jamais avec un plus extraor
dinaire succès que dans cette rude expédition : où
qu'il décidåt d'aller, on le suivait avec enthousiasme.
A l'opposé de tout ce qui s'était jusque-là produit
dans l'Inde , ces victoires ne furent souillées par aucun
excès , ni par ces cruautés inutiles dontles Mahrattes
se firent toujours gloire .
L'histoire de l'Inde est remplie de ces exécutions
terribles perpétrées sans remords, et subies comme
une inévitable fatalité. Parmi les récits les plus carac
téristiques celui de la légende de Tchittore est l'un des
plus navrants. Cette ville , capitale du Meywar, bâtie
sur le sommet d’un pic détaché des monts Pathars ,
enveloppée d'une solide enceinte crénelée soutenue
par de grosses tours rondes , aussi forte par sa posi
>

tion et ses défenses que par l'héroïsme de ses habitants,


resta longtemps le dernier rempart de la nationalité
hindoue contre l'invasion musulmane . En 1275 , le
tartare Alà - Oudîn en fit le siége pour s'emparer de la
172 GUERRE DES RADJPOUTS .

fameuse princesse Padmani qui , comme une autre


Judith , le força à se retirer couvert de confusion ; il
revint en 1290, et , après treize années d'efforts, ne
pénétra dans la ville que sur les cadavres de ses défen
seurs. La reine Půdmani et plusieurs milliers de
femmes,? retirées dans les salles de marbre du Rani
Bindar, où l'on avait amoncelé leurs trésors , s'y brû
lèrent vives . Quand le tartare put braver les flammes,
il ne trouva qu’une ville en ruines sur laquelle planait
un nuage de fumée fétide. En 1537, Bahadour- Baja
zet , roi de Guzarate, vint attaquer Tchittore , redevc
nue la merveille du Meywar ; lorsque la résistance fut
jugée impossible , la reine Kûrnavâti décida le sacrifice
du Johür, fit préparer des mines sous le palais , et périt
avec treize mille femmes . En 1560 , Akbar y vint ache
ver la défaite des Radljpouts ; après que les chefs se
furent héroïquement sacrifiés sans espoir de vaincre ,
neuf reines, cinq princesses et plus de dix mille
femmes montèrent en chantant , au son des instru
ments , sur les bûchers du Johür. En 1792 , Sindhia
bombarda Tchittore , et toutes les femmes s'y poignar
dèrent pour échapper aux vainqueurs.
Il semblait que ces immolations fussent un rite qu'on
ne pût refuser d'accomplir, et le mépris de la vie hu
maine est universel chez un peuple qui accepte la
mort comme une simple transition d'un état de souf
france à un état de volupté. Il fallut la ténacité de
M. de Boigne et son énergie pour modifier cet usage
invétéré de tuer par plaisir et d'incendier par habitude..
Il réussit à faire rentrer dans les limites de l'indispen

1
PATOẢN , ADJMYR , MAIRTHAH .
? 173

sable les cruautés de la guerre , au moins pour ses


réguliers , et les récompensa de leur modération rela
tive par une plus large attribution de butin .
L'incendie de Patoûn , conséquence de l'assaut , ne
>

fut point prémédité , et les brigades, dociles à leur


>

chef, éteignirent à Mairthah les flammes qu'avaient'


allumées les Pindaris , les Rohillas et autres pillards
>

qui suivaient l'armée ; il ne s'y commit pas de ces


atrocités habituelles aux vainqueurs, et qui , depuis le
sac de Kanodge et la bataille de Panipût (1761 ) ,
avaient fait des Mahrattes la terreur des Indes . Ce ne
fut pas une des moindres singularités de cette guerre,
ni l'un des résultats qui étonnèrent le moins les An
glais , fort attentifs aux événements qui modifiaient
l'équilibre politique et moral de l’Hindostan .

1

VIII .

CRÉATIONS MILITAIRES DU GÉNÉRAL DE BOIGNE .

Tandis que Sindhia , passionné de gloire , se laissait


>

absorber par ses conquêtes au nord de la Tchùm


bul et négligeait les complications politiques des
autres États de la péninsule , lord Cornwallis ne per
dait pas une occasion de battre en brèche la puissance
menaçante du sultan de Mysore ( 1), le seul adver
saire qui s'opposât à l'ambition britannique depuis la
ruine des établissements français. Les événements
précipités qui entraînaient à l'abîme le royaume de
France et l'infortuné Louis XVI ne permettaient
point au cabinet de Versailles , transféré dans les
comités de l'Assemblée , de voir au-delà des mers ce

(1 ) Hyder-Aly, mort en 1782 dans la ville d'Arcate, avait eu pour


successeurs ses deux fils , Kérym - Saheb et Tippöo -Saheb.
176 CRÉATIONS MILITAIRES

qui se tramait contre les derniers vestiges de notre


influence. Le 4 juin 1790, la convention de Pöonah
åvait associé dans une action commune contre Tippöo
Saheb le Nizam d'Hayderabad , ses vieux ennemis
les Mahrattes et la Compagnie anglaise des Indes .
La coalition aboutit au traité du 19 mars 1792,> qui
abandonnait au Peychwah le territoire situé entre les
rivières de la Wurdha et de la Kistnah , et , pour dé
dommager le Nizam , lui restituait, c'est- à -dire replaçait
sous la main de l’Angleterre, douze millions d'hommes
et quatorze millions de revenu enlevés au royaume de
Mysore.
M. Palmer, toujours ambassadeur de la Compagnie
auprès de Sindhia , avait sollicité ce prince d'entrer
>

dans la coalition ; Sindhia refusa obstinément. Il est


permis de penser qu'il ne fit en cela que suivre les
conseils de M. de Boiyne dont le rôle auprès de lui
devenait chaque jour plus considérable et dont il ap
préciait le coup d'ail politique à l'égal de ses talents 1
1

militaires
Celui - ci , avant son départ pour l'expédition du
Meywar, avait reçu Sindhia dans son camp de Mut
trah , et, tout en passant avec lui la revue minutieuse 1

des troupes destinées à la campagne , l'avait entre


tenu des éventualités de la guerre et des avantages
d'une excessive réserve.
La marche progressive des Anglais , l'habileté avec
laquelle ils faisaient servir à l'accomplissement de leurs
desseins la jalousie des princes de l'Inde ne laissaient
pas toutefois que d'inquiéter Sin.lhia. Ce rajah des 1

1
DU GÉNÉRAL DE BOIGNÉ . 177

Mahrattes , devenu le premier ministre des empereurs


mogols et le chef réel de ce vaste empire, avec un
titre qui cachait sa puissance véritable sous une appa
rence de vassalité , prévoyait le moment où la mort
de Shah Aulum laisserait le trône vide et servirait de
prétexte au réveil des ambitieux et des mécontents. Il
pensait aussi , et les prévisions de M. de Boigne de
vaient se réaliser dans un bref délai, que la défaite du
Sultan de Mysore et l'abdication réelle du Nizam , en
supprimant tout intermédiaire entre la Compagnie et
la cour de Pövnah , allaient mettre aux prises les Mah
rattes et les Anglais . Il devait prendre ses précau
tions contre cette double éventualité que M. de Boigne
admettait depuis longtemps comme fatale, puisque ,
en rentrant au service de Sindhia ( janvier 1789), il
avait expressément stipulé que son engagement avec
le prince serait résilié le jour où il ferait la guerre à
la Compagnie .
Cette préoccupation et les trois grandes victoires
de Patoûn , d’Adjmyr et de Mairthah , résultat incon
testable de l'emploi des réguliers de M. de Boigne , >

décidèrent Sindhia à suivre désormais les conseils de


son général et à en adopter tous les plans . Aussitôt
après son retour de l'expédition du Radjpoutanah ,
M. de Boigne reçut la mission de tripler son corps
d'armée, et Sindhia mit à sa disposition tous les moyens
de nature à lui permettre la rapide organisation à l'eu
ropéenne de l'armée impériale . Le comblant d'hon
neurs et de récompenses , il porta son traitement à
6,000 roupies par mois, lui abandonnant en outre les
12
178 CRÉATIONS MLITAIRES
bénéfices administratifs sur le matériel et les vivres, et
affectant aux besoins particuliers de sa mission les
cinquante-deux districts ( Pargannahs) situés entre la
Jumma et le Gange , d'un revenu net d'environ six
millions de francs (1) .
Cette attribution de territoire avait une extrême
importance , en ce que M. de Boigne put disposer
d'une manière permanente de sommes fixes dont il
eut seul le maniement et l'emploi . L'organisation
militaire exige un esprit de suite et des détails métho
diques incompatibles avec des ressources éventuelles
et une direction capricieuse .
Cette vaste province , appelée en sanskrit le Dowab
(pays entre les deux rivières) , était la plus populeuse
et la plus riche de l'empire mogol avant l'invasion des
Mahrattes, qui mirent cette contrée au pillage en 1761
et n'y laissèrent que des ruines. En 1790 , les deux
tiers du pays étaient recouverts de jungles et de ma
rais; mais les villes et les villages , quoique jonchés de
débris de tours et de pagodes , s'entouraient d'arbres
fruitiers; des taillis ombrageaient les citernes , norias
ou baolis ; des rizières , des cultures de pavots , de
>

chanvre et de lin se développaient entre les mille


canaux d'irrigation creusés par l'ordre du sultan
Akbar, comblés en 1761 , et que la patience des ryots
déblayait peu à peu.

( 1 ) 22 lacks de roupies en moyenne par an. Lack , expression


monétaire usitée dans l'Inde pour le calcul des roupies, veut dire
cent mille. Le lack de roupies équivaut , en chiffres ronds, &
250,000 fr,
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 179

Ce bassin fertile où les fleuves servaient à la fois de


défenses contre une brusque invasion et de routes
commodes et économiques pour le transport des ma
tières premières et des objets encombrants , était
admirablement choisi pour les desseins du général de
Boigne .
Entre les eaux fangeuses du Gange qui offre déjà ,
le long du Dowab , l'aspect du Danube dans les plaines
de la Hongrie , . et les flots bleus et rapides de la
Jumma , semblables à ceux du Rhône à Genève , cette
plantureuse contrée s'étend sur une largeur moyenne
de soixante kilomètres , de la ville sainte d'Allahabad
sise au confluent de ces deux cours d'eau 7, jusqu'à la
ville de Meerüt qui en est distante de 150 lieues , à
travers une immense plaine que terminent, à gauche ,
les crètes dentelées et bleuâtres des Aravalis ,> à droite
les cîmes neigeuses de l'Himalaya (1) .
Séparé par les eaux du Gange du royaume d'Aoude
et par la Jumma des provinces d’Agrah , de Muttrah
et de Delhi, ce territoire semblait assis à souhait pour
devenir l'entrepôt de l'Inde du nord . La grande route
commerciale de l'Hindostan le traversait dans toute sa
longueur, d'Allahabad à Meerüt, en se reliant aux
grandes voies qui conduisaient à Lucknow , à Agrah et
à Delhi. Allahabad au confluent du Gange et de la
Jumma , Kalpee au confluent de la Tchùmbul et de la
>

Jumma , Kanodge au confluent du Kally-Neddy ( le


Kalini des cartes françaises) et du Gange , servaient

( 1 ) Voir à la fin du volume la carle spéciale du Dowab,


180 CRÉATIONS MILITAIRES

de ports aux barques de Bénarès et de Patna. Le


Rohileund , où Sindhia recrutait ses intrépides cava
-

liers d'avant-garde , s'étendait à l’est , au - delà du


Gange , le long de la région du Dowab qui se déve
loppe de Sourồn à Meerüt ; ce voisinage permettait
de laisser les Rohillas , soldats indisciplinés , dans
leurs camps nationaux et de ne leur faire appel qu'au
moment de l'entrée en campagne .
Les grandes villes d'Allahabad , de Cawnpore ( 1) et
de Kanodge, munies de fortes citadelles, appartenaient
à des princes indépendants , et c'est un trait de la
finesse cauteleuse de Sindhia que d'avoir placé son
général dans la nécessité probable de les réduire à ses
périls et risques pour asseoir sa propre sûreté . M. de
Boigne avait trop d'esprit pour se compromettre vis- à
vis des Anglais en attaquant ces Nababs tributaires du
royaume d'Aoude et , par conséquent , placés sous le
protectorat indirect de la Compagnie des Indes ; il lui
suffit de s'en faire craindre . Dans les derniers temps,
son nom seul causait autant d'effroi que son artillerie,
et Smith en cite un singulier exemple. .

Le Nabab de Kanodge, Nodjod Kouli-Khan , se


sentant mourir, donnait à sa veuve , la Begum Sitah ,
le conseil de résister à outrance aux ennemis qui la
menaçaient : Mais, si le Sahib de Koël parait , ajou
tait-il, rendez vous, vous ne sauriez lui résister, et il
est clément.
C'est donc du Dowab que M. de Boigne fit la base de 1

( 1 ) Devenue tristement fameuse par le massacre des Anglais 1


lors de l'insurrection de 1857.
1
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 181
ses opérations et le centre de ses établissements mi
litaires. Il installa le quartier général des brigades
dans la forte ville de Koël , au milieu de la province ;
établit l'arsenal à Horel ( 1 ) , en face de la ville sainte
de Bîndrabund (en hindoustani Vendravana , le Bin
drahum des cartes anglaises ); les fabriques d'armes
à Pahuel , Boulundshildûr et Alleghûr. Les campe
ments des recrues , les magasins d'objets fabriqués et
les dépôts de vivres s'échelonnèrent de Meerüt à Kal
pee ; les centres d'approvisionnement et d'échange
furent placés entre Koël et Allahabad , à Futtehpöor,
Kora , Bithoor , Etawah , Mynpowree, Shekhoabad .
Ces postes , entourés de murs crénelés renforcés
d'épais remparts de terre et de fossés faciles à inon
der, flanqués de bastions munis d'artillerie , reliés
les uns aux autres par des routes et des chaussées ,
et mis en communication avec la rive droite de la
Jumma par les ponts de bateaux d’Agrah, de Muttrah
et de Delhi , servirent de formidable ligne de défense
aux villes impériales d’Agrah et de Delhi et aux ter
ritoires de l'ouest.
Protégé du sud au nord , depuis les sources de la
Nerbuddah jusqu'aux rives escarpées du Soane (Sône)
par les précipices des monts Vindhyas et les monta
gnards du Bundelcund , l'État de Sindhia et l'empire
(1) Jacquemont, en 1831 , trouva cette grande ville en ruines et
devenue village ; il y remarqua d'immenses bassins et des con
structions de briques dont son rapide passage l'empêcha de re
chercher l'origine , et qui étaient les débris des ateliers et des ma
-
gasins du général de Boigne. — Voir son Journal d'un voyage dans
l'Inde (6 vol. in-4°, 1841-1844).
182 CREATIONS MILITAIRES

mogol n'étaient accessibles aux Anglais à l'est que


par le bassin du Gange ; la puissante citadelle de Gwa
lior fermait le passage entre les derniers escarpements
du Bundelcund et la Jumma ; le Dowab , transformé
en camp retranché , complétait cette frontière de fer,
qu'entamaient à peine les enclaves d'Allahabad , de
Cawnpore et de Kanodje. Malcolm et les deux Welles
ley signalaient plus tard cet ensemble défensif , d'où
l'ennemi pouvait envahir le Bengale en quelques jours,
à la fois par terre et par eau , comme une combi
naison militaire des plus heureuses , comme un ob
>

stacle qu'on ne pouvait aborder de front , et qu'il


faudrait tourner .

Cette organisation en quelque sorte matérielle cons


tituait la partie la plus facile de la tâche que M. de
Boigne s'était imposée. Il savait que tous les Euro
péens qui l'avaient précédé dans l'Inde avec le dessein
de créer une armée permanente s'étaient perdus par
le défaut de recettes régulières ; il savait aussi que
l'administration vicieuse des Asiatiques empêchait
qu'on pût compter sur des ressources périodiquement 1

assurées ; c'est ce double motif qui lui avait fait exiger 1

1
de Sindhia l'abandon complet d'une province dont il
percevrait les revenus comme il l'entendrait, sauf à
en appliquer le montant aux dépenses militaires .
Les Mahrattes ignoraient les règles élémentaires de
l'administration ; ils vivaient au jour le jour, laissant
les rajahs et les nababs exploiter les populations , et
les exploitant eux-mêmes à leur tour lorsqu'ils les
croyaient suffisamment enrichis ,
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE. 183

Leur procédé financier le plus habituel était celui de


Rundjet- Sing vis - à - vis du fermier des impôts de la
province de Kachemyr, dont Jacquemont raconte si
plaisamment l'histoire . A Kachemyr, il vivait comme
un prince , entretenant à son service deux ou trois
cents secrétaires et autant de milliers de domestiques
ou de pauvres ; mais quand il allait rendre ses comptes
à Lahore, le roi le faisait mettre à la torture pour ar
racher de lui sa dernière roupie.
Fouetté impitoyablement pendant un mois ou deux,
le vieillard dégorgeait tout ce qu'il avait amassé, et
retournait à Kachemyr dans l'équipage d'un mendiant
pour reprendre aussitôt l'exercice de ses fonctions de
financier qui le remettaient à flot sur - le - champ.
Comme je m'étonnais de son obstination à garder un
poste qui l'exposait à ces supplices périodiques, il me >

répondit que le plaisir de vivre en prince dix mois de


l'année valait bien la peine d'être battu pendant six
semaines ( 1 ).
Toute la philosophie des mæurs administratives de
l'Orient est contenue dans cet épisode . Sindhia, avant
qu'il ne prît des leçons d'économie politique de M. de
Boigne , n'était guère plus avancé que ne devait l'être
le roi de Lahore quarante ans plus tard . Les vexations
de ses officiers dépeuplaient le pays et y répandaient
la misère ; dans la plupart des provinces de l'Inde cen
trale envahies par les Mahrattes , ils étaient en très
petit nombre ,> et se conduisaient vis- à -vis des timides
( 1 ) Correspondance. Lettre écrite de Poonah, chez les Mahrattes,
le 6 juillet 1832.
184 CRÉATIONS MILITAIRES

Hindous comme le tigre noir des jungles au milieu


d'un troupeau de daims. Sir John Malcolm écrivait , au
commencement du siècle, qu'il n'y avait pas plus de
Mahrattes sur les possessions du rajah de Nagpoor
qu'il n'y avait d'Anglais au Bengale, et qu'ils y imi
taient le sauvage qui coupe l'arbre au pied pour cueillir
un fruit.

Je ne crois pas, dit un autre Anglais (1) , qu'on puisse


citer dans l'univers un gouvernement moins capable
de protection que celui des Mahrattes , ni une admi
nistration plus rapace , plus corrompue ; un système
d'exploitation des sujets moins vague, moins incertain
et en même temps moins brutal et plus incapable de
fonder quoi que ce soit de stable et d'utile.
M. de Boigne eut d'autant plus de mérite à aborder
les difficultés de cette cuvre. Il est vrai qu'il administra
une province hindoue et non un district des Ghâttes
ou des Pathars , de même qu'il avait façonné à la dis
cipline des paysans hindous et non des cavaliers du
Dekkan ou du Rohilcund .
L'impôt n'est qu'une exaction lorsque celui qui le
perçoit n'en fait pas profiter ceux qui le payent . Les
Hindous n'opposaient point de contradiction légale à
la doctrine monstrueuse qui fait de peuples entiers la
propriété d'un maître capricieux; mais ils avaient l'in
tuition d'une souveraine injustice dans ce pillage de leur
propriété, dans cette exploitation arbitraire de leur tra
vail qui refusait l'emploi d'une portion quelconque de
( 1 ) Tone , Aperçu de la constitution polilique de l'empire dis Mah
ralles, traduit dans les Annales des voyages, V.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 185

ces revenus à l'entretien des âpres et tortueux sentiers


par lesquels bêtes et gens gravissaient péniblement
les pentes escarpées des monts Vindhyas et Aravalis,
à la réfection des aqueducs rompus, des ponts écroulés ,
des chaussées emportées par les eaux, débris des splen
deurs de l'empire ; ces perpétuelles promesses suivies
de perpétuelles déceptions les avaient , depuis près
d'un siècle, à la fois irrités et engourdis .
Le général de Boigne les réveilla par sa prodigieuse
activité ; il dissipa leur défiance par l'exercice régulier
et public du pouvoir. Les influences occultes , les pra
tiques clandestines disparurent. Il avait contracté dans
le régiment de Clare des habitudes d'ordre qui ne s'im
provisent point et cette théorie des responsabilités qui
ne permet à personne d'échapper à sa tâche; il avait
étudié , pendant ses essais de négoce , le mécanisme
financier des maisons de banque et de commerce‫ ;ܪ‬il
en avait retenu cette application aux menus détails , ce
goût de la balance des comptes , cette intelligence du
contrôle aussi nécessaires à l'administration d'une
province qu'à la direction d'un comptoir ; et il avait
mis en pratique le résultat de ses études et de son
expérience avec un succès qui simplifia ses créations
en en décuplant le produit.
Le mode de répartition et de perception de l'impôt
tel que l'avait réglé Akbar, remplacé, pendant la do
mination rapace des ministres mahométans ou le pil
lage organisé des Mahrattes , par le sous- fermage à cinq
et six degrés, fut rétabli par le général dans le Dowab.
Il supprimait ainsi ces intermédiaires improductifs qui
186 CREATIONS MILITAIRES

vivent aux dépens du fisc et de l'habitant, djaguirdars


(possesseurs de fiefs), zemindars ( fermiers de l'impôt ),
pattels (chefs de village), thanahdars (chefs de police) ,
cotwals (maires ).
Le chef héréditaire du village (Punchaet) ou , dans
certaines communautés libres, les conseillers élus ,
seuls responsables de l'impôt vis - à -vis du collecteur,
le répartissent chaque année entre les Ryots au pro
rata des terres cultivées . Les bases de répartition sont
restées les mêmes depuis des siècles ; au fisc appar
tient la moitié de la récolte des rizières qui croit grâce
aux pluies périodiques , le tiers de celle qui est due à
des moyens artificiels d'arrosement , le sixième du
produit des autres cultures , plus coûteuses ou plus dif
ficiles. Avant la récolte , chaque héritage est vérifié par
des experts étrangers au village , mais assistés des
>

propriétaires , des autorités locales, et qui ne décident


qu'après avoir comparé leur évaluation à celles des
années précédentes tel que le résultat en est con
signé sur les registres. La part du fisc ainsi réglée
d'avance est ensuite acquittée soit en argent, soit
en nature , et le collecteur de la Zillah n'a qu'à
surveiller les fraudes qu'on pourrait commettre sur
les registres de perception en falsifiant les résultats
de l'expertise. Ce système , rétabli dans le Dowab en
1790 , supprimé par les Anglais en 1803 , repris par
eux en 1827, est considéré comme le motif unique des
progrès agricoles et de la prospérité croissante des
provinces du Gange et de la Jumma comparées au
Bengale où l'on procède par le mécanisme vicieux
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE. 187

du perpetual settlement et du zémindariat affermé ( 1).


Quand il eut rétabli la sécurité dans le Dowab par
une police exacte , que les habitants eurent apprécié
la discipline de fer des brigades , et que la province
eut été purgée des Dacoïts (voleurs), Tzengaris, Sou
das et autres colporteurs , maraudeurs et nomades qui
suivent les armées indigènes et les inondent d'espions,
de danseuses, et de pirzadehs (saints mendiants), l'a
griculture et l'industrie renaquirent comme par en
chantement, tant il est vrai que la sûreté de l'épargne
est le meilleur encouragement au travail. C'est par de
pareils procédés et dans des circonstances analogues
que sir Henry Lawrence pacifia le royaume de Lahore
et changea en trois années ( 1845 à 1848) l'aspect du
pays ( 2 ).
L'indigo d’Agrah ( l'anil) le plus estimé des Indes ,
fut bientôt récolté en abondance entre les canaux
du Dowab , car il suffit de renouveler chaque année
les jeunes plants ; les rizières furent irriguées , les
citernes rompues refaites ; les cultures de tabac, de
poivre, de coton et de mûrier couvrirent de nouveau la
plaine ; et , comme un arpent y rapporte neuf quin-
taux de coton fleur de marchand (3) , en moins de
(1 ) LIVES OF INDIAN OFFICERS, by John W. Kaye. - London , 1867 .
(2) Blancard , Manuel du commerce de l'Inde de 1798 à 1824.
(3) En 1846, lord Hardinge , vainqueur du Pendjab , décida , pour
donner satisfaction aux plaintes légitimes des populations, de
reprendre les travaux du canal du Dowab, comblé sur plusieurs
points depuis 1803 , et dont la réouverture , décrétée en 1811 ,
suspendue par la guerre du Caboul, devait restituer à la province
Ces artères d'irrigation qui se comptaient jadis par milliers, diriger
les eaux de la Jumma sur un parcours de quatre-vingt- dix lieues,
188 CRÉATIONS MILITAIRES

deux années , l'aisance reparut dans les villages (1 ) .


Le Dowab , devenu centre de production et de con
sommation, absorba bientôt le transit de toute l'Inde
du Nord ; grâce à ses routes , à ses canaux , aux deux
grands cours d'eau qui l'enveloppaient , à l'activité des
transports militaires et aux étrangers de toutes les par
ties du continent asiatique qu'y attiraient les affaires
diplomatiques et commerciales , Koël devint un marché ,
un entrepôt et une banque. Les agioteurs de Luck
now et d’Agrah , les changeurs de Delhi s'y donnè
rent rendez-vous ; les maisons de Calcutta , de Madras
et de Bombay y eurent des comptoirs ; les marchands
de Lahore et de Cachemyr y amenèrent ces précieux
chargements de soieries que les bateliers de Kalpee ,
de Sourôn , de Bittöor conduisaient jusqu'à Calcutta ,
en même temps que l'indigo , l'opium >, le coton des
vallées de l'ouest, ou les laines du Thibet . Toute popu
lation qui fait les transports pour le compte d'autrui
exporte des services rendus, comme on dit en style
d'économiste , et importe le prix du fret et la commis
sion du change ; de là une source constante de pro
fits . C'est ainsi (si parva licet componere magnis) que

et rendre à la culture six millions d'hectares desséchés , habités


par deux millions de fiévreux . (Annual Register publié par les
soins de la Compagnie. 1818-1849).
( 1 ) En 1850 , les 221,000 milles carrés du Brngale , doués d'une
fertilité proverbiale, produisaient à peine 90 millions d'impól fon
cier, tandis que les provinces de Delhi et d'Agrah, avec une su
perficie de seulement 73,600 milles , donnaient 103 millions.
Campbell , MODERN INDIA , 1853 , ch . XI . – Hamilton ,
9 DescRIPTION
AND STATISTICS Of India, II , 404 . Parker, EAST -INDIA COMPANY.
Mill., HISTORY OF INDIA , VII.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 189

s'enrichirent les IIollandais , ces rouliers de l'Océan , et


les Anglais , ces brocanteurs universels. Ce furent
quelques années d'une prospérité inouïe, et l'on dit
encore à Etawah et à Kalpee, si l'on veut parler d'une
époque prospère, d'une saison où les pluies précoces
n'ont point abattu les pavots , ni le vent du sud em
porté la neige cotonneuse des cultures : C'est comme du
temps du Saheb français.
Les Hindous, sobres, modestes, couverts de simples
étoffes blanches , timides comme des chiens battus
qu'on caresse, disait Malcolm ; les Mahometans, arro
gants ,> vêtus d'étoffes éclatantes , les cavaliers Mah
rattes et Radjpouts drapés de cachemires flottants ,
les fakirs haves et déguenillés , accroupis au seuil des
pagodes ou sur les marches de marbre des ghauts qui
descendent aux fleuves , les Réguliers au costume
sombre, tous ces représentants de races variées , et le
plus souventennemies , se pressaient dans les rues de
Koël ou sur les routes du Dowab avec la calme indif
férence des gens sûrs du lendemain ou cette activité
silencieuse d'hommes qui se sentent dirigés par une
volonté maîtresse d'elle-même . Il passa bientôt en
proverbe que les marchés de Koël étaient semblables
à la foire de Hurdwar, célèbre réunion des peuples de
l'Inde qui se tient tous les ans, de mars à avril, dans
la vallée supérieure du Gange , au pied de l'Himalaya .
Les ryots payèrent sans difficulté l'impôt de capita
tion , qui assurait au chef de famille le droit de régler
en commun les affaires de la pargannah (ou canton) ;
l'impôt foncier, qui ne frappait que les terres arables
1
190 CRÉATIONS MILITAIRES

à proportion de leur produit, s'accrut avec les progrès 1

de la culture et de l'irrigation ; les zemindars chargés


d'asseoir les taxes furent punis de tout acte arbitraire,
et les collecteurs ne purent exploiter les paysans, à qui
l'on indiquait d'avance le chiffre de l'impôt dû par leur
sol. Tout était prévu pour que nul ne payât plus que sa
part et pour que rien ne fût soustrait dans ce périlleux
voyage de la bourse du débiteur au coffre du chef,
pendant lequel tant de roupies imitent les moutons de
Panurge (1 ) . Des agents actifs, bien payés , et qu'une
surveillance sévère rendit intègres , remplacèrent les
intrus et les affamés qui achetaient aux ministres mo
gols et aux affidés de la zenanah (harem) de Delhi le
droit de pressurer les misérables ouvriers du sol .
M. de Boigne créa pour la comptabilité en deniers
et en matières un double contrôle centralisé par deux
bureaux ; dans l'un , où aboutissaient les comptes par
ticuliers de chaque établissement , de chaque chef de

( 1) On calcule que l'Hindou , en 1790, abandonnait aux rajalıs 1/4


de sa production totale. Cette proportion est encore de 1/6 en 1872 ,
dans les pays occupés par l'Angleterre;; elle est de 1/8 en France .
Non -seulement l'impôt était lourd , mais il était inégalement
réparti ; certains frappaient sur les plus pauvres avec une intolė.
rable rigueur ; de ce nombre était la taxe du sel . Un cöolie qui
gagne 25 fr. dans l'année paye 1 fr . pour le sel qu'il consomme ;
les habitants de la côte l'évitent en faisant cuire leur riz dans l'eau
de mer ; les ryots qui habitent dans le voisinage des salines em
ploient la boue légèrement salée par les résidus de fabrication .
Ce qui se passe de nos jours dans l'Inde anglaise peut donner l'idée
de la misère d'il y a quatre-vingts ans , surtout après une mauvaise
récolte. Il y a cinq ans, on a vu mourir de faim 600,000 personnes
à une centaine de lieues de Calcutta ( EMPIRE IN Asra , by W. Tor.
rens. - Londres, 1872) .
1
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 191

corps, de chaque zémindarie, de chaque fournisseur ou


correspondant, les écritures étaient tenues en langue
persane ; dans l'autre , qu'il surveillait de sa personne,
les comptes, écrits en français, servaient à établir les
bilans mensuels de l'entretien de l'armée et du produit
de l'impôt, des tributs, et des entreprises variées qu'il
avait fondées pour suffire aux exigences d'une aussi
vaste administration . Ces soins minutieux assuraient
la perception exacte des revenus de la province et leur
emploi régulier pour le payement de la solde et les dé
penses du matériel .
Ces résultats surprenants n'avaient point été obtenus
sans difficultés ; M. de Boigne avait dû lutter en même
temps contre la jalousie des chefs militaires, la rapa
cité des agents administratifs et la routine asiatique ,
trois ennemis dont un seul aurait eu raison de tout
autre , moins obstiné dans le bien . Une dépêche de
Sindhia, traduite littéralement du persan , fera sentir ,
mieux que toutes les réflexions, à quel degré le géné
ral possédait la confiance du prince , contre quels ob
stacles venaient se heurter ses efforts, avec quel géné
reux abandon le chef mahratte livrait à sa discrétion
le choix des moyens. Cette pièce inédite a de plus
l'avantage de confirmer l'exactitude des relations an
glaises relativement au pouvoir dictatorial délégué au
général dans le Dowab et à l'importance des résultats
acquis à cette date , au point de vue spécial du progrès
local , dans le Djaghuir ou fief ( jagheer) donné en 1790
au vainqueur de Patoûn , et dont le message de 1792
étendait indéfiniment les limites .
192 CRÉATIONS MILITAIRES

« Du 28 shawal 1207, au camp de Hotkawda, dans


le district de Jeypoor,

» S. A. I. le maharajah Madhowo-Sindhia -Baha


dor, chargé des pouvoirs de l'empire et premier mi
nistre dans toutes les provinces de l'Inde , au colonel
de Boigne, très noble et très valeureux.
» Que Dieu vous protége ! J'ai reçu la dépêche par
laquelle vous vous plaignez d'un retard dans l'envoi de
l'arriéré de la paye de l'armée . Vous dites qu'à la fin
de shawal la solde sera de sept mois en retard . J'ai
reçu votre quittance des 190 mille roupies qui vous
ont permis de donner à vos soldats et officiers un
à - compte de trois mois sur l'arriéré ; vous demandez
encore 185 mille roupies, et vous craignez que l'argent
ne vous soit pas envoyé.
» En réponse , soyez assuré que j'ai pris connais
sance en personne de toutes vos réclamations; je les
trouve justes . L'anxiété , l'inquiétude , les préoccupa
tions qui vous accablent sont encore plus lourdes et
plus pénibles pour moi-même; mes propres embarras
sont plus grands que vous ne le pouvez croire. C'est
mon plus vif désir et mon ambition , vous le savez, que
de rendre durables ces créations militaires qui nous
ont coûté tant de peines et de si énormes dépenses, et de
prouver mon affection à une armée dont j'apprécie les
services.
» Aussi, désirant couper court à ces embarras et
mettre fin aux plaintes incessantes que motivent les
retards continuels qu'apportent mes trésoriers au
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 193

payement de la solde , j'ai décidé, pour donner à mes


soldats une marque nouvelle de sollicitude ci à vous
une satisfaction complète, de séparer de mon adminis
tration et de confier à vos soins exclusifs une province
de mes États d'un revenu égal au chiffre de la solde
annuelle et des charges de l'armée. Vous aurez seul la
direction de ce territoire; vous en choisirez vous-même
les gouverneurset les collecteurs qui seront vos hommes ;
vous fixerez l'étendue de ce district d'après les lumières
de votre expérience, confiant que je suis dans votre
discrétion ; et vous payerez régulièrement les troupes
chaque mois , sans être obligé dorénavant d'avoir
recours à mes ministres pour ce soin .
» Cette attribution qui vous est faite d'une vaste
étendue de pays m'offre un autre avantage, la certi
tude de voir dans cette province la population s'ac
croître , la culture des terres s'améliorer, grâce à vos
talents et à votre esprit de justice et de prévoyance.
L'illustre Gopaûl-Rao a reçu l'ordre de vous mettre en
possession des territoires dont vous fixerez les limites .
N'hésitez point à accepter cette offre : c'est l'unique
moyen de supprimer pour l'avenir les retards , les
plaintes et nos embarras.
» Quant à vous, mon chevaleresque et vaillant capi
taine, ne vous laissez point aller à des inquiétudes, à
des découragements indignes de vous . Vous êtes mon
bras droit ; j'ai de grands intérêts à débattre, de graves
questions à trancher, et vous seul pouvez accomplir ce
que je rêve d'entreprendre (1 ). »
(1) Archives de M. le comte de Boigne .
13
194 CRÉATIONS MILITAIRES

Grâce à l'accord du prince et de son général, vingt


deux mois suffirent (décembre 1790 à novembre 1792)
pour mener à bien ces réformes et en obtenir des ré
sultats pratiques. M. de Boigne y réussit en s'appli
quant à respecter les meurs, les traditions , les suscep
tibilités d'un peuple faible mais facile à échauffer par
les grands souvenirs de son histoire , et qui fut d'au
tant plus charmé du rétablissement de l'ordre qu'il en
avait perdu la notion exacte.
Grave , réservé, s'assimilant la finesse, la grâce non
chalante de l’Asiatique sans perdre la décision prompte
de l'Européen , donnant des ordres brefs et n'admet
tant pas qu'ils fussent discutés, sévère sans cruauté ,
inflexible sans parti pris, M. de Boigne se fit rapide
ment dans le Dowab une réputation de justice et de
bonté qui ne se démentit point. La nature perfide des
Mahrattes effrayait les populations autant que les ras
surait la droiture de leur général ; on le craint et on
l'idolâtre, disait Smith .
C'était un dicton hindou que celui dont la maison a
été brûlée doit se faire soldat ; M. de Boigne avait uti
lisé ce proverbe au début de sa carrière chez les Mah
rattes, pour le recrutement de son armée ; en 1784, la
plupart des habitants de ces malheureuses provinces
n'avaient plus d'autres moyens de subsistance que
d'exercer sur leurs voisins les déprédations dont ils
avaient été eux- mêmes les victimes ; ils n'avaient plus
d'autre ressource que le pillage, d'autre espoir que la
vengeance . En 1790, après six années d'études et d'ex
périence, le général comprit que les aptitudes labo
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 195

rieuses des ryots du Dowab et les instincts militaires


des paysans de la montagne pouvaient s'utiliser dans
des voies parallèles; doux avec les premiers , inflexible
pour les seconds, conformant sa conduite au caractère
de ces deux races, il réussit à séduire les uns , à assou
plir les autres, à transformer leurs mæurs, à tirer des
trésors de ces matériaux de rebut que dédaignait le
mogol ou que brutalisait le mahratte. Il avait le don
de tout rendre utile et fécond comme d'autres ont
le triste privilége de tout dessécher. C'est un magi
cien , disait Gopaûl-Rao ; il fait des canons avec des
pierres , du riz avec du sable , des héros avec des
> >

Hindous.
Dès l'année 1792, l'armée régulière de Sindhia fut
complétement organisée , instruite et armée à l'euro
péenne . Son effectif se composait de trois brigades
d'infanterie commandées par des officiers de mérite
français, savoyards, anglais, suisses : MM . Perron ( 1),
Drugeon (2), Frimont (3 ), Hessing ( 4 ), Filoze ( 5), Su

( 1) Perron, dont il sera parlé ci-après, rentra en France en 1803,


y fit un brillant mariage et mourut à Vendôme vers 1831.
(2) Frère du général sarde de ce nom , mort à Nice vers 1824.
(3) Ancien commandant des troupes françaises à Chandernagor
et qui avait quitté le service en 1790 , comme la plupart des offi
ciers des troupes royales , à la nouvelle des événements de
France .

(4) Le plus ancien des lieutenants de M. de Boigne, bienveillant,


honnête, brave comme son épée , dit le major Smith . Il se brouilla
avec son chef en 1790 et forma un corps spécial dont Perron fit, en
1801, le noyau de sa cinquième brigade.
(5) L'italien Michel Filoze et son fils Fidèle sont fort maltraités
par les relations anglaises.
1
196 CRÉATIONS MILITAIRES

therland et beaucoup d'autres. Chaque brigade possé


dait un train spécial d'artillerie de 50 pièces, dont
moitié de gros calibre avec des attelages de beufs et
moitié de pièces de montagne sur des éléphants et des
chameaux ; il avait de plus 3,000 cavaliers d'élite re
crutés dans le Rohilcund , dont l'audace était légen
daire et le mépris de la vie proverbial;5,000 soldats ou
valets d’armée pour le service des camps et des trans
ports, levés dans le Dowab , embrigadés sous les ordres
de chefs intelligents , habitués à la conduite des atte
lages et des chariots , cornacs , chameliers , tisseurs,
9

cordiers, charpentiers ou forgerons pour la plupart et


capables , en cas de besoin , de laisser l'outil pour le
mousquet ; enfin , la garde particulière du général ,
composée de 500 cavaliers persans d'une fidélité à toute
épreuve, hommes de noble race , montés sur des che
vaux de prix et armés avec luxe (1 ).
Ces milliers d'hommes réunis sous le drapeau bleu
de Savoie n'appartenaient point à telle ou telle natio
nalité . Il y avait là des Mahrattes, des Mogols , des Tar
tares , des Persans , des Radjpouts , des Rhators, des

( 1 ) Dans les inventaires de la fortune mobilière du général, rédi


gés à diverses dates, de 1790 à 1796 , cette cavalerie et ses acces .
soires , chevaux , selles de velours , pistolets damasquinés, sabres
persans , chameaux de charge et de course , canons légers en
cuivre , cuirasses en peau de buffle >, boucliers en peau de rhino
ceros embossés d'or, brides plaquées d'argent, châles de Kachemyr,
cymbales et taun -tams, howdahs en velours lamé d'or des éléphants
de parade, tentes en poils du Thibet, etc., figurent pour une somme
considérable. (Archives de la famille de Boigne.) - Voir le n ° XVII
des Pièces justificatives.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 197

Rohildas , des Seikhs , des Européens ; musulmans ,


hindous , chrétiens avaient abdiqué tout esprit de caste
ou de parti pour n'obéir qu'à la discipline. Ces élé
ments disparates formaient un tout homogène dont la
cohésion tenait à leur extrême division , nulle race
n'y étant en nombre suffisant pour s'isoler ; c'était une
terrible machine de guerre , ne recevant d'impulsion
que de son chef, ne marchant assemblée que sous ses
ordres directs, et qui, avec ces précautions , ne pouvait
>

être sensible que par exception aux influences étran


gères ou aux intrigues de la politique .
La discrétion des officiers , l'exacte discipline des
soldats furent les ressorts de cette organisation minu
tieusement calculée pour qu'un ordre imprévu ne prît
jamais l'armée au dépourvu. Le général ne souffrait
pas la plus légère atteinte à la discipline ; quelques
sévères répressions furent nécessaires au début ; mais
on comprit vite que la fermeté du commandement ne
transigerait point, surtout lorsqu'on vit la bonté natu
relle du chef atténuer, après l'exemple fait, les mesures
de rigueur qui n'étaient pas indispensables, et qu'on
put apprécier son indulgence , non point dans ces con
cessions méprisables et méprisées que se laisse arra
cher la faiblesse, mais dans ce pardon réfléchi qui
s'exerce avec discernement , effet d'une autorité trop
sûre d'elle -même pour discréditer la justice par l'excès
du châtiment ou l'abus des grâces.
Le colonel Sangster, ce fidèle ami de 1784 , resta
chargé des fonderies et de l'arsenal. Il recevait les en
vois d'Europe et dirigeait la fabrication permanente
198 CRÉATIONS MILITAIRES

d'armes de guerre dont les ateliers remplissaient les


villes agrandies de Horel et d’Alleghûr.
On ne sait pas généralement à quelles séries de tra
vaux délicats et minutieux il faut se livrer pour fabri
quer rapidement, sans machines, de bonnes armes ,
>

fusils , sabres , cuirasses; ceux-là seuls peuvent s'en


rendre compte qui ont étudié la fabrication des armes
de précision dans nos ateliers si perfectionnés de Tulle
ou de Châtellerault. La fonte et le forage des canons de
bronze présentent des difficultés d'un autre genre ; mais
la construction d'affûts légers n'était qu'un jeu pour
l'ingénieur qui avait établi des pièces de huit tirant
4,000 coups sans rompre et des obus à la spartelle
de 12 et de 24. M. de Boigne avait sous la main les
éléments de ses martinets et de ses forges à la cata
lane. Sindhia possédait ce versant des Aravalis , entre
Jeypöor et Delhi , dont les vallées abondent en gise
ments d'or, d'argent, de cuivre, de plomb et d'étain ;
le général appréciait ces métaux à l'égal des pierres
rares, cristal de roche, améthystes, escarboucles, gre
nats, émeraudes dont les amoncellements, inexploités
depuis les derniers princes d'Oudeypöor, excitaient la
convoitise des aventuriers d'Europe égarés dans ces
régions. Le fer est surtout commun dans le Dekkan ,
le cuivre dans les roches d’Agrah (près d'Hoa) et
d’Adjmyr ; le soufre et le salpêtre se trouvaient partout
en quantité ; le têk , le nagassa fournissaient des bois
durs et légers ; la patience, l'esprit sagace et tenace
des ouvriers hindous , pour qui le temps n'est rien ,
faisaient le reste .
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 199

La solde était payée le premier jour de chaque mois


et d'avance, même en campagne, avec une scrupuleuse
exactitude. La solde des cipayes était de 10 roupies 415
par mois ; celle des officiers variait de 3,000 roupies
pour le colonel ( 7,260 fr.) à 150 pour l'enseigne ; un
tiers en sus s'accordait aux troupes qui faisaient cam
pagne et à celles qui tenaient garnison dans le Dekkan ,
au sud de la Nerbuddah . Sur le pied de guerre, chaque
brigade (1 ) comptait 6,000 fantassins réguliers coûtant,
par mois , 56,000 roupies au nord de la Nerbuddah et
84,000 au sud de cette rivière; 2,000 réguliers hindous
et 600 Rohillas pour le service d'éclaireurs . Le train
d'artillerie comprenait 3 pièces de siége, 10 obusiers ,
2 mortiers, 36 pièces de campagne, 118 espingoles sur
chameaux, 4,000 mousquets de rechange, 1,200 bæufs
de trait , 200 chameaux de charge et 100 de course ,
16 éléphants de combat , et les milliers d'attelages, de
tentes et de chariots du bazar.
En campagne , la brigade se décomposait en neuf ba
taillons possédant chacun son infanterie, son artillerie ,
ses ouvriers d'état et ses auxiliaires , cavaliers , cha
meliers , bazar ; de telle sorte que l'armée pouvait être
coupée par l'ennemi , ou ses différents corps séparés les
uns des autres par la nécessité des opérations, sans
que le ravitaillement en souffrît, chaque bataillon con
stituant à lui seul un corps d’armée en miniature pou
vant se suffire. L'expédition du Meywar en 1790 avait
prouvé l'excellence du système.
(1) Voir le tableau des brigades au nº VI des Pièces justifica
tives .
200 CRÉATIONS MILITAIRES

L'effectif et les cadres du bataillon sont résumés


dans le tableau ci-après , dont j'extrais les détails des
relations anglaises , et spécialement du livre de Smith
ainsi que des papiers du général :

Effectif et cadres d'un bataillon régulier du général de Boigne.


d'hommes

d'hommes

d'hommes

l'hommes
INFANTERIE . ARTILLERIE . CHEFS OU VRIERS.

NOMBRE
AUXILIAIRES.

NOMBRE
NOMBRE

NOMBRE

CATEGORIES . CATEGORIES . CATÉGORIES . CATÉGORIES .

Captain .... 1 Sergeant-Major. . 1 Pûndit . 1 Hindous... 200


Lieutenant. 1 European --Gun- Mursuddees . 2 Rohillas. 60
ners . . 5
Sûbadars (capi. Beasties... 11 Ryots du Do.
1
taine indigène). 8 Jemedar . Armourers.. 7
wab . 1000
Jemedars (lieute- Havildar. 1
2
Bazar . 120K )
Hurcarras .
pant indigène). 16 Naicks. 5
Gurecalus . 4
Havildars -Major. 1 Golundauzes .. 2460
Surgeon -Native. 1
Hot-Havildars . 8
Sarung..
*****

Masalchee.
Havildars (adju .
Tindals ..
dant sous-offic .) 24
32
Claffees.. 29
Naicks .
Bildars ..
Colour Bearers.. 2
Drummers . 10 Gorewans.

Adjudant -Native . 1
Cron -Smiths.
Filers.. 10 Carpenters.. 4

Cipayes . . 416 148

530

707

5,167

L'armement des 707 hommes du bataillon se com


posait de 408 fusils de fabrique anglaise, 4 pièces de
campagne et un obusier, 5 caissons de munitions trai
nés par 120 boeufs d'attelage , 18 chameaux et 2 che
vaux. L'approvisionnement de chaque pièce au départ
était de 300 coups à boulet et 100 à mitraille ; celui de
l’obusier de 50 obus et 50 boîtes à dragées ,
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 201

Chaque bataillon avait son drapeau de soie bleue, à


la croix blanche de Savoie , portant au centre, en let
tres brodées en diamants et en perles, le nom du ba
taillon tiré, suivant l'usage de l'armée française d'alors,
de la ville ou de la forteresse où il avait été formé :
1

Agrah , Koël , Alleghûr, Böorhanpöor, etc. Les Felin


gas , recrutés parmi les Hindous du royaume d'Aoude,
étaient instruits à la mode anglaise de 1780 , et armés
de mousquets fabriqués à Agrah ; les Nudjebs , musul
mans pour la plupart , recrutés dans toutes les provinces
de l'Hindostan, avaient des fusils à mèche et à baïon
nette . Les commandements étaient formulés en fran
çais pour l'infanterie et l'artillerie , en irlandais pour la
cavalerie et les Nudjebs.
La force totale d'une brigade en campagne s'élevait
donc à 28,503 hommes environ ( les ryots et les gens
du bazar étant plus ou moins nombreux, suivant la na
ture de l'expédition ), dont seulement 6,363 combat
tants, et ce non compris les cavaliers mahrattes, qui
appuyaient toujours les réguliers dans la proportion de
3 pour 1. La brigade en marche déplaçait par consé
quent une moyenne de 48,000 hommes >, dont 25,000
combattants,> avec les chevaux , chameaux et attelages
nécessaires .
Il est intéressant de rapprocher le système du gé
néral de Boigne de ceux actuellement discutés en
France : le tableau ci-dessous en résume les éléments
comparés. Il en ressort que le système des brigades
mahrattes avec ses cadres ' fortement constitués , peu
d'officiers , beaucoup de sous- officiers, des chefs ou
202 CRÉATIONS MILITAIRES 1

vriers marchant avec le corps, et le nombre maximum


de soldats pouvant être utilernent dirigés, est à peu
près ce qu'on regarde aujourd'hui comme l'idéal à
poursuivre.
1
Effectif comparé des systèmes d'organisation militaire.
CADRES . TOTAL
SYSTÈMES. Soldats de l'effectif
des
Officiers. Soug. Hors
Officiers. rang combattants.

Brigades de Boigne . .. 2 65 88 552 707


Armée française de 1867. 23 70 26 540 659
Projet français de 1872.. 8 74 20 480 582

L'organisation du bataillon tel que le comportaient


les brigades Mahrattes fut un trait de génie . La cava 1

lerie étant l'élément essentiel des armées asiatiques,


en raison de sa mobilité , de sa force de résistance à
la marche et de sa puissance de choc , et les fantas
sins ne servant en quelque sorte que d'appoint au
cavalier, il était décisif, au double point de vue poli
tique et militaire, de combattre l'efficacité jusque-là
sans rivale des conquérants de l'Inde , Radjpouts ,
Mogols et Mahrattes, par ces Hindous dociles qu'on
avait pris l'habitude de ne plus compter. Le tir de la
mousqueterie, condensé dans le bataillon , abat le che
val à distance par ses feux réguliers. Les légers esca
drons indiens , prenant le galop à 300 mètres pour
assaillir des fantassins dont les mousquets anglais
tiraient trois ou quatre coups par minute avec une
portée sûre de 160 mètres , affrontaient environ trois
mille balles et n'arrivaient que décimés sur les baïon
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 203

nettes des réguliers. Le marquis de Bussy en fit l'ex


périence avec les troupes du Nizam , et M. de Boigne
avec les irréguliers du Bundelcund et du Meywar.
Les effets étonnants d'une mousqueterie conver
gente, des feux de marche et des feux de bataillons,
prouvaient qu'une artillerie très-mobile , nombreuse ,
pouvant être conduite rapidement partout et man @ u
vrer hors d'atteinte , devait jouer sur le champ de
bataille un rôle dominateur et permettre de diminuer
l'effectif coûteux de l'infanterie. En Asie comme en
Europe , au dernier siècle , le canon était une ma
chine lourde , d'un pointage incertain , traînée par
des hommes et des bêtes de corvée qu'on arrachait à
la charrue et qu'on amenait de force pour mettre les
pièces en position . La création des trains spéciaux
d'artillerie par le premier consul , en 1800, est signalée
par M. Thiers comme une lueur de génie . En 1790 ,
dans l'Inde , le général de Boigne trouvait des facilités
inconnues en Europe pour organiser une artillerie
montée incomparable ; le chameau lui offrait un affût
souple et léger qui entraînait à la fois l'arme >, les ser
vants et les munitions ; il fondit des pièces en cuivre
qui s'usaient vite, mais qu'il remplaçait souvent ; il ob
tint avec sûreté des portées de 600 mètres . L'allure et
la taille de cet affût vivant permirent de tirer sous un
angle de 35 degrés , nécessaire pour atteindre d'en bas
les pentes montagneuses ou le sommet des murailles ;
il en fit l'essai pendant la première cainpagne contre
les Radjpouts , et s'en servit plus tard avec succès
à l'assaut d’Adjmyr. Son artillerie de position , en
204 CRÉATIONS MILITAIRES

bronze , traînée par des bæufs et, au besoin , chargée


sur des éléphants , était son arme de prédilection .
Son rôle , de subordonné et d'accessoire , devint le
principal; au lieu d'appuyer les mouvements de l'in
fanterie, elle fut le pivot de la manoeuvre , le centre
d'attaque ou de résistance , le bataillon lui servant de
1

cadre et de soutien ; la proportion qu'il adopta d'une


pièce pour 140 fantassins prouve surabondamment
que, dans son esprit , le canon à tir rapide et à longue
portée était le roi des batailles ( 1).
Une de ses innovations les plus utiles fut la réforme
des bazars . Il réussit , en les transformant, à assurer
le service des vivres , essentiel pour la solidité des
armées en campagne , et au lieu de prodiguer , comme
ses devanciers , des sommes considérables pour arriver
à un résultat négatif, il tira des gains permanents d'un 1

abus local qui jusque- là n'avait servi qu'à perpétuer


parmi les soldats des habitudes de désordre et de dissi
pation . Le bazar est l'accessoire obligé de toute armée
asiatique . C'est un village de marchands ,។ un peuple
d'ouvriers, de filles et de bateleurs qui vendent aux sol
dats des provisions et des habits. Il n'est pas d'usage
dans l'Inde de faire aux troupes des distributions
régulières ; chacun reçoit sa paye et se nourrit comme
il l'entend , suivant sa religion et sa caste. L'Hindou
> 1
1

est sobre : il vit avec de l'eau , du riz , quelques pin


cées de bétel et quelques feuilles de tabac ; une étoffe
de coton dont il se drape suffit à le vêtir ; les Mahrattes
et les Radjpouts ont des besoins plus raffinés et le
( 1) L'armée prussienne de 1870 compte 3 canons par 1,000 hommes.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 205

goût du luxe , des armes brillantes, des étoffes somp


tueuses. Le bazar fournit tout cela ; on y trouve des
parcs de bestiaux , des magasins , des lieux de plaisir ;
c'est un entrepôt, une ville ambulante que suivent des
familles entières . Une armée a son bazar ; un régiment,
une compagnie en marche ont le leur ; les troupes de
pèlerins de Djagrenâth ou de Poonah , les caravanes
de marchands du Thibet ou des côtes du Coromandel
et du Malabar sont accompagnés d'un bazar.
Un camp mahratte, dit l'historien Tone , occupe
toujours une vaste étendue. Dès que la tente du prince
est dressée , on installe en face le grand bazar, où sont
exposés en vente quantité d'objets de nécessité et de
luxe. Le chef tire de son bazar un produit considérable.
Tout individu qui veut y élever une boutique ou une
hôtellerie paye un droit d'au moins cinq roupies par
mois ; les danseuses ou Nautchis , les musiciens, les
bayadères , les Kautchissis et les filous qui s'y réfu
gient sous la protection du prince payent un droit équi
valent ; les saints du pays, goussaïns hindous ou fakirs
musulmans, en sont seuls exempts. Tous ces bandits
exploitent le malheureux cipaye en lui vendant un
fanôn ce qui vaut un cauris (1).
Le général de Boigne ne pouvait supprimer ces im
pedimenta qui faisaient partie intégrante de l'orga
nisation militaire et sociale des natifs; mais >, utilisant
le droit que lui donnait l'usage , il en éloigna les gens
( 1 ) Il faut 500 cauris ou petits coquillages qui servent de monnaie
courante pour faire un fanôn ; 13 fanóns font une pagode, pièce d'or
qui vaut 10 francs.
206 CRÉATIONS MILITAIRES

sans aveu , astreignit les marchands à des règles uni


formes et s'en servit pour organiser, à la suite de cha
cun de ses bataillons réguliers , autant de petites ma
nutentions de vivres et de magasins de réserve , avec
forges , fours de campagne , outils de rechange , qu'il
1
pourvut du nécessaire à ses frais, dont il fixa les tarifs,
et dont il perçut ensuite les bénéfices. Ce fut en quel
que sorte un essai de sociétés coopératives de con
sommation où les soldats trouvèrent à bas prix des
vêtements et des vivres ។, les marchands un léger gain ,
et le chef une ressource pour son trésor.
Il n'était pas d'organisation plus difficile que celle
d'une armée permanente dans un pays livré à tous les
caprices de l'arbitraire , où l'amour de la patrie et le
respect de la loi , deux sentiments également incon
nus , ne pouvaient attirer les hommes sous le drapeau
>

ni les y retenir, et où soldat était synonyme de pillard.


La possession du Dowab permettait au général de
Boigne de payer ses troupes à jour fixe et d'avance,
ce qui ne s'était jamais vu dans l'Inde ; la création
des parcs d'artillerie et la réforme des bazars assu
raient le service des vivres et des armes ; les cipayes,
sachant que la justice de leur chef était égale à sa fer
meté , ressentant à toute occasion les effets de sa pré
voyance et de sa générosité , ne voyaient autour d'eux
rien qui fût préférable à cet état, et devenaient fidèles,
dévoués , humains , autant par intérêt que par recon
>

naissance.
Les chefs européens qui ont commandé des cipayes
les considèrent comme les soldats les plus disciplinés
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 207

du monde . Cela tient à ce que le cipaye , en dehors du


service, rentre dans toutes les habitudes de la vie civile
et surtout à ce qu'il est sobre . Il n'y a d'ivrognerie
dans l'Inde que parmi les gens au -dessus ou au -des
sous des préjugés, les princes ou la classe la plus
abjecte. L'armée indienne boit de l'eau ; elle est grave,
j'allais dire triste , comme la masse de la nation d'où
elle sort ( 1).
Aucun chef indigène ne s'était jusque- là préoccupé
du sort des blessés ; tout homme hors de combat deve.
nait aux yeux des Rajahs une non-valeur qu'il rayait
de ses comptes. Après la bataille , les malheureux qui
gisaient sur le sol , dépouillés par les maraudeurs, ou
bliés , mouraient de froid ou de faim s'ils ne deve
naient pas , encore vivants , la proie des bêtes féroces.
.

Ceux qui avaient la triste chance de survivre et que la


gravité de leurs blessures condamnait au repos , trai
naient au seuil des pagodes une existence misérable.
Un blessé n'est qu'un maladroit, disait Holkar.
Le général de Boigne forma un corps médical, or
ganisa des escouades de cöolies chargés du transport
desblessés en arrière de la ligne de bataille, et réussit
à adoucir les horreurs de la guerre, tout en donnant à
ses brigades , par ces soins , plus de ressort et d'en
train . Chaque officier ou soldat blessé toucha la solde
jusqu'à sa guérison , et une prime dont le chiffre était
en proportion de la gravité de la blessure . Les estro
piés reçurent une pension viagère et la concession d'un

( 1) Victor Jacquemont, Journal d'un voyage dans l'Inde, I.


208 CRÉATIONS MILITAIRES

petit domaine dans le Dowab , sur les confins de Ka


nodje , de Cawnpore et d’Allahabad , c'est - à - dire sur
la frontière la plus exposée , celle où l'on avait le plus
d'intérêt à implanter l'esprit militaire. Cet espoir repo
sait sur une illusion : on sait ce que devinrent les sol
dats laboureurs installés par les Romains le long du
Danube , par les Anglais dans la Nouvelle-Zélande, par
les Français en Algérie , par les Russes sur la ligne du
Caucase. La colonie militaire est une utopie, elle n'a
jamais ni rien cultivé ni rien défendu . Une innovation
plus pratique et d'un effet immédiat fut l'institution
des indemnités de guerre.
Le prix des chevaux tués et des équipements perdus
était remboursé , sauf le cas de déroute ,> sur un fonds
de réserve spécial, formé avec une part du butin , et
qui constituait une sorte de caisse d'assurances mu
tuelles ; les familles des soldats tués ou blessés parti
cipaient à ces avantages . Il en résulta parmi les régu
liers un esprit de solidarité et un dévoûment au chef
qui suppléèrent à de plus grands mobiles .
En résumant dans cette esquisse les traits princi
paux d'une cuvre de douze années , je dois me tenir
en garde contre un sentiment trop vif d'admiration ,
et ne point mériter le reproche qu'on fait d'habitude
aux biographes, d'être flatteurs par nature. Mais l'his
toire développe avec trop de complaisance la vie des
hommes que le hasard de la naissance mit au pre
mier rang pour qu'il ne soit pas permis de faire res
sortir, avec une sorte d'affection , si je puis parler
ainsi, les mérites de ceux qui se placèrent àà ce rang
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 209

à la force des poignets , suivantle mot de Malcolm (1 ) ,


et ne durent leur succès qu'à leurs cuyres et à leurs
talents. Le général de Boigne , tout prestige à part ,
fut un stratégiste habile , un organisateur consommé ,
un soldat instruit et prévoyant . Il sut résoudre des
problèmes qui sont encore discutés aujourd'hui en
Europe, ei dont la solution scientifique se rapproche
de la sienne ; il réussit, et il resta plein de modéra
tion : ce sont de rares qualités . On doit les noter avec
d'autant plus de soin qu'au milieu de ces alliés dou
teux , de ces serviteurs équivoques, de ces protecteurs
jaloux dont il eut à dissiper l'envie , à maîtriser le
>

mauvais vouloir, à forcer la confiance , il resta tou


jours seul , qu'il fut condamné à méditer seul >, à vou
loir seul >, à sentir seul . C'est une mauvaise école que
l'isolement ; il faut avoir l'âme bien trempée pour ne
point céder aux séductions de la toute-puissance, pour
ne point se laisser gagner par le mépris de l'huma
nité, ce dissolvant de toute vertu , qui naît du défaut
de contradiction quand l'esprit est faible et le pouvoir
absolu .

( 1) John Malcolm , débarqué à Madras à quatorze ans, en avril


1783, fut l'un des agents les plus actifs de la lutte des Anglais contre
Tippöo-Saheb ; il prit part, en 1803 et en 1818, à la guerre contre les
Mahrattes et devint gouverneur de Bombay en 1827. Il a laissé de
précieux documents sur l'histoire de l'Inde.

14
IX .

GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN . MORT

DE SINDHIA .

Le traité du 19 mars 1792 , en terminant la guerre


du Sud, réveilla les appréhensions de Sindhia, qui se
décida à quitter les camps des Aravalis, où il se plai
sait mieux qu'à Delhi , et à se rendre dans le Dekkan
pour y juger de ses yeux quelle était l'attitude des
chefs mahrattes vis-à-vis de la Compagnie.
La finesse instinctive des Asiatiques lui conseilla de
ne point faire ce voyage d'exploration avec l'appareil
royal dont il s'entourait à Delhi ; il prit les titres mo
destes de nabab (député) et de derwaûn ( collecteur)
de l'empire, et s'attribua la mission spéciale de porter
au Peychwah des Mahrattes les insignes convoités de
Vakeil úl Mülk (régent impérial), la plus haute dignité
de l'Inde après celle de Grand-Mogol , mais en se
212 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

faisant déclarer par le firman de Shah -Aulum le dé


légué perpétuel et héréditaire du Vakeil úl Mülk . Le
l’eychwah ne fut point dupe de cet excès de mo
destie ; mais il accueillit Sindhia et son escorte avec
les démonstrations les plus amicales . Les habitudes
théâtrales et pompeuses des Asiatiques faisaient à
Sindhia une obligation de s'entourer d'une foule de
serviteurs et d'officiers. Deux bataillons des réguliers
de M. de Boigne passaient inaperçus au milieu des mil
liers de cavaliers fastueux et inutiles qui suivaient le
prince. Ils constituaient toutefois , sous sa main, une
force d'autant plus redoutable que leur petit nombre
avait attiré l'ironie des ministres de Pöonah .
Les éclatantes journées de Patoûn et de Mairthah
s'associaient malaisément, dans le souvenir des rajahs,
à l'aspect simple et aux allures débonnaires de cette
petite troupe . On n'avait d'yeux que pour les présents
de Shah -Aulum et de Sindhia au Peychwah : chevaux
blancs ornés d'émeraudes , chevaux noirs harnachés
de selles en velours diamanté de rubis, châles brodés,
étoffes lamées d'or et d'argent , boucliers et casques
damasquinés ; on dédaignait les petits caissons de bois
noir attelés de gômtes ( chevaux de montagne, laids
mais infatigables) et les légers canons de cuivre drapés
d'étoffe blanche comme une ranie ( femme de rajah)
qui sort du bain .
La cérémonie de l'investiture eut lieu au mois de
juin 1792 près de Pöonah, sur le gigantesque escalier
des trois pagodes de Pârvatî, d'où l'on domine le champ
sacré des assemblées fameuses du Dassarah . Il s'y
MORT DE SINDHIA . 213

trouvait autant de guerriers , autant de prêtres, autant


de bardes qu’á ces fêtes traditionnelles des héritiers
de Civadjî , et le souvenir légendaire de ces splendeurs
historiques fit quelque tort aux intrigues des agents
anglais. Mais ces rares instants où tout un peuple s'as
socie dans un sentiment unique, où les partis s'effa
cent, où les rivalités s'évanouissent, sont, hélas ! des
heures fugitives.
Sindhia s'eſforça d'apaiser les jalousies de ses an
ciens égaux, les princes mahrattes, et essaya de
mêler le secret des diplomaties britanniques ; mais il
ne put, comme il l'avait fait à Delhi , s'emparer de la
direction des affaires. Il aurait eu raison , peut-être, de
l'inertie préméditée du Peychwah ; il ne put vaincre
l'hostilité mal déguisée d’Holkar, rajah d’Indoor, aussi
ambitieux que lui-même ,, et l'opposition cauteleuse du
Guicowar, rajah de Baroda , l'ami des Anglais .Tandis
que ces princes le visitaient à son camp et échan
geaient avec lui de fastueux présents , leurs adhérents
se soulevaient de toutes parts au signal parti de la
colline sacrée de Pârvati.
Dès qu'on apprit à Delhi le départ de Sindhia, les
affidés du palais levèrent le masque ; les chefs mogols
appelèrent aux armes les Musulmans, et des rassem
blements considérables de rebelles se formerent sur
plusieurs points . Quand on sut que le prince était à
trois cents lieues de la capitale , et que son impru
dence , publiait-on , l'avait livré à ses ennemis , rien
ne put arrêter le farouche élan des anciens oppres
seurs des provinces de la Jumma . Ismaël , le vaillant
214 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

vaincu de Patoûn et de Mairthah , apparut soudain


comme ces athlètes infatigables dont chaque chute
décuple l'énergie désespérée. Son nom seul valait une
armée .
La ville de Kanodje, sur le Cally -Neddy, affluent du
Gange, était restée depuis la mort du ministre Nujuff
Khan , à l'état de douaire entre les mains de sa veuve .
La position de cette forteresse, à une petite distance de
Lucknow , c'est- à -dire dans le rayon de l'influence
anglaise, et sur la frontière du Dowab dans lequel une
portion de son territoire formait enclave, en faisait une
des clés de l'empire et une porte toujours ouverte sur
les établissements militaires de la Jumma. Le résident
de Lucknow attendait patiemment que la mort de la
Begum et les débats qui devaient suivre cet événe
ment vinssent lui offrir le prétexte et l'occasion d'une
intervention qui aboutirait infailliblement à une prise
de possession . Ismaël déconcerta ses projets. Il se
jeta dans la place, en fit le centre et le point d'appui
de la révolte , et, de là, brusquant le dénoûment , ré
>

clama l'intervention anglaise.


Le général de Boigne, à qui Sindhia avait confié la
mission de gouverner l'empire en son absence, et sur
tout le soin de le défendre, comprit le danger et coupa
le mal dans sa racine . Il fallait gagner les Anglais de
vitesse . Son lieutenant, le colonel Perron , lancé à la
poursuite d'Ismaël avec ordre de le saisir mort ou
vif , l'atteignit sur les bords du Gange et , en deux
heures de combat >, lui tua deux mille hommes et lui
prit trente canons. L'émir se réfugia dans la citadelle ;
MORT DE SINDHIA . 2115

mais Perron mena si rapidement et avec tant d'audace


les opérations du siége de Kanodje, qu’Ismaël n'atten
dit pas l'assaut et capitula, moyennant la vie sauve (1),
la veille du jour où l'agent anglais Pulteny arrivait de
Lucknow .
Le chef mahratte Holkar, l'un des émules de Sin
dhia en 1782 ( 2) et en 1788 ( 3), écarté de l'armée par
la prudence de son allié, et qui se dédommageait à
Poonah, par ses intrigues, des succès militaires de
son rival, entretenait depuis longtemps des émissaires
chargés de sonder les dispositions des troupes hindoues
et de gagner secrètement les officiers mahrattes du
Dowab . La tentative d'Ismaël se combinait avec une
attaque d’Holkar qui, sous le prétexte d'aider Gopaûl
Rao ( 4) à lever, pour le compte de Sindhia, les tributs
du Meywar, en réalité avec le dessein de s'emparer par
surprise des fonctions de ministre-régent, franchit la
Tchùmbul à la tête d'une nombreuse cavalerie. Les
Pindaris, troupe de soldats d'aventure et de bandits

( 1) Il fallut tout l'ascendant de M. de Boigne sur les chefs mah


rattes pour qu'on épargnât le vaincu (voir au nº II des Pièces justi
ficalives la lettre du major Martin datée du 13 juillet 1792) . On l'in
terna dans la citadelle d'Agrah, avec une pension de 600 roupies
par mois, farouche quoique déchu, dit Smith . Il y mourut en 1799.
(2) Lors du traité de Salbye ( 17 mai 1782) qui régla le différend
entre la Compagnie et les Mahrattes, après huit années de guerre ,
et que signèrent Sindhia au nom des confédérés mahrattes, M. An
derson au nom de Warren Hastings.
(3) Lors de la bataille d'Agrah et de la défaite de l'armée maho
métane .
(4) Le fidèle lieutenant et ami de Sindhia , et le chef des esca
drons qui accompagnèrent M. de Boigne dans l'expédition du Radj.
poutanah .
216 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

armés qui campaient sur les frontières du Malwa et


du Dekkan , prêts à attaquer indifféremment rajahs,
émirs , Hindous ou Mogols , race turbulente que Sin
dhia châtiait tous les ans , suivirent Holkar, avec l'es
poir de le piller lui-même s'il était vaincu.
M. de Boigne avait pour règle la devise anglaise :
Ready always ready (prêt, toujours prêt). A l'appel de
Gopaûl , il accourt de Koël en doublant les étapes, et
prend l'ennemi en flanc tandis qu'il essaie de gagner
le territoire des Radjpouts, ces batailleurs infatigables,
chez qui les rebelles et les prétendants allaient tour à
tour recruter des soldats pour l'invasion et chercher
un asile pour la fuite.
Le général , prévoyant que la lutte serait rude ,
avait pris l'élite de ses brigades et toute son artillerie
légère. Holkar disposait , en effet, des quatre batail
lons réguliers du breton Dudrenec qui, bien armés ,
bien commandés , munis de trente-huit pièces de
position et appuyés par trente mille irréguliers , pou
vaient tenir tête aux vingt -cinq mille hommes de
M. de Boigne .
Celui-ci , fidèle à la tactique qui l'avait si bien servi
en 1790 , précipita sa marche , perdit des bagages et
>

des chariots , mais réussit à gagner Holkar de vitesse


sur la route de Tchittore , où il espérait opérer sa
jonction avec les contingents du Meywar et du Beka
neer , et l'atteignit au défilé ou Ghåt de Luckairee, sur
>

la lisière d'une épaisse forêt qui abrita sa marche et


lui permit d'ouvrir subitement , à courte distance .
sur les masses confuses de la cavalerie un terrible
MORT DE SINDHIA . 217

feu d'artillerie et de mousqueterie ( 9 septembre 1792)


Gopaûl-Rao et Lukwa-Dada , se développant dans
>

la vallée , chargèrent les fuyards et coupèrent du


centre l'aile droite d’Holkar. Le chevalier Dudrenec ,
par un hardi mouvement de conversion , pivotant sur
sa droite >, se reporta de l'aile gauche au centre >, pro
fita de l'élan des Mahrattes pour prendre position en
échelons, dans l'espace que laissaient libre la fuite des
Pindaris et la poursuite irréfléchie de Gopaûl , et se
couvrit, de droite et de gauche, par le feu régulier de
ses canons .

Le pays coupé de ravins , d'étangs , de ruisseaux ,


couvert d'arbres épineux , ne permettait aucune ma
næuvre d'ensemble, et la disposition du terrain gênait
le tir. M. de Boigne n'avait à opposer aux pièces de
position de Dudrenec que des canons d'un calibre très
inférieur ; mais leur nombre était double et leur por
tée égale ; il fit converger ses feux sur les batteries , et
put soutenir ce duel d'artillerie assez longtemps pour.
que les chefs mahrattes >, avertis de son nouveau plan
de bataille par les cavaliers qu'il avait lancés après
eux , fussent revenus à toute bride de leur folle pour
suite et eussent reformé leurs escadrons sur le flanc
de l'ennemi . Il était temps ; les obus de Drudrenec
avaient jeté le désordre dans les rangs des réguliers
par l'explosion successive de dix caissons ; plusieurs
pièces étaient démontées , il n'y avait plus qu'une
heure de jour. Le général ébranla l'ennemi par quel
ques furieuses salves d'artillerie , et le somma de se
rendre ; cette vaillante troupe refusa. Il la chargea
218 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

l'épée à la main à la tête de ses bataillons massés en


colonnes , tandis que les Mahrattes la prenaient en
flanc et en queue , et l'anéantit jusqu'au dernier
>

homme .
La journée de Luckairee trancha la vieille querelle
qui divisait depuis si longtemps les dynasties rivales
d'Oudjeïn et d'Indöor. Sindhia restait désormais le
maître incontesté des provinces conquises sur l'empire
mogol .
Holkar, privé de ses meilleures troupes >, battit
précipitamment en retraite , incendiant tout sur sa
route depuis Nimuteh jusqu'à la capitale des États
héréditaires de Sindhia , Oudjeïn >, qu'il mit au
pillage (1 ) . Le général , préoccupé d'étouffer la ré
bellion avant qu'elle n'eût pris de trop fortes propor
tions, ne se laissa pas attirer dans le piége . Tandis
que le fougueux mahratte venge sa défaite sur d'inof
fensives populations , espérant ainsi forcer M. de
Boigne à le suivre au delà d'Indoor, sur la route de
Poonah , afin de rendre les chefs confédérés solidaires
de sa haine et de décider, par la menace d'une attaque
de M. de Boigne , la coalition des princes du Dekkan
encore hésitants à s'armer contre Sindhia , le général ,
dont l'instinct militaire n'était jamais plus éveillé que
lorsque les dangers se multipliaient autour de lui ,
occupe les défilés des Vindhyas et des Aravalis, jette
quelques obus sur Tchittore qui capitule , et désarme
les rajahs; puis, reprenant la route malaisée qu'il avait

(1) James Grant, History Of The MAHRATTAS, III , 84 .


MORT DE SINDHIA . 219

déjà parcourue en 1790 , se porte sur Jeypoor aussi


rapidement que le lui permettent l'état des chemins et
les pertes de la dernière bataille .
Si courte qu'eût été cette campagne, elle avait laissé
aux adhérents d'Ismaël et d'Holkar le loisir de se
concerter . De faux bruits propagés par la malveillance
avaient'annoncé jusque dans les derniers villages de la
vallée du Gange l'arrestation de Sindhia, sur l'ordre du
Peychwah ; cette nouvelle invraisemblable était un
symptôme alarmant, moins à cause de son origine
connue qu'en raison de la facilité avec laquelle on
l'avait partout admise.
L'impression de terreur produite par la chute
rapide de Kanodje s'était aussi effacée , et grâce aux
prédications des fakirs dévoués à la cause d'Ismaël et
qui , répandus par milliers dans les santons de la
Jumma , s'associaient aux pèlerins du Dekkan parti
sans d’Holkar, le peuple commençait à décrier les
officiers européens . De Delhi à Oudjeïn et de Allaha
bad à Adjmyr, l'insurrection éclata comme une traî..
née de poudre. La victoire de Luckairee avait conso
lidé le prestige des brigades ; mais les rajahs de
l'Ouest, comptant que les réguliers seraient longtemps
retenus dans le Dekkan , levaient à leur tour l'éten
dard de la révolte . La brusque apparition de M. de
Boigne , qu'ils croyaient à cent lieues de là , décon
>

certa tous leurs plans. Ce don d'ubiquité , qui per


mettait au général d'accabler coup sur coup l'ennemi
à d'énormes distances, est resté comme une légende
dans la mémoire des Radjpouts; une semaine lui
220 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

suffit pour redescendre des plateaux du Malwa dans


les vallées du Meywar.
Les combats d'avant- garde, où les artilleurs montés
refoulaient les rebelles à coups d'espingoles du haut
des chameaux, ne retardèrent point la marche du vain
queur qui , nonchalamment étendu dans le howdah
d'or de son éléphant , étudiait le pays, écrivait ses
ordres , dirigeait de loin ses établissements du Dowab ,
2

recevait la soumission des rajahs et des émirs , expé


diait ses messages soit à Sindhia , soit au quartier gé
néral de Koël , par des coureurs échelonnés sur les
routes , corrigeant ainsi la fastueuse indolence de l’Asia
tique par l'activité fébrile de l'Européen , sans que
jamais le plaisir fît tort aux affaires.
C'était la fin de la saison des pluies ; les torrents ,
presque à sec de février à juin , roulaient depuis quel
ques semaines des flots furieux, entraînant tout sur
leur passage , couvrant de vastes espaces de leurs eaux
débordées . Dans les intervalles de répit que laissaient
les dernières averses , le sirocco indien desséchait
l'air, dépouillant les arbres et jetant sur le flanc bêtes
et gens , haletants , suffoqués. Le général surmonta
ces obstacles et déboucha dans les plaines arides de
Jeypoor (1) .

( 1 ) « lle ne faut pas moins de cinq jours (en 1858) pour franchir
les trente lieues qui séparent Adjmyr de Jeypöor ; cinq jours de
marche pénible à travers une couche épaisse de sables qui,
poussés comme ceux de nos landes de Gascogne par le vent
d'ouest , ont recouvert le sol primitif de la contrée. Comme dans
nos landes , en creusantà quelques pieds sous ce sable , on trouve
des eaux courantes et un trrreau fertile . Des travaux continus
MORT DE SINDHIA . 221

Une épaisse forêt plantée par le roi Jey - Sing pour


protéger la ville contre les sables imprégnés de sel du
désert indien la couvre à l'ouest; la capitale s'adosse ,>
à l'est , aux montagnes d'Amber. Le sable, que le vent
amoncelle aujourd'hui jusqu'au sommet des remparts
de granit rouge, soulevé par le simoûn, permit au géné
ral de prendre position sur la lisière du bois , sans que
les gardes de la citadelle eussent donné l'éveil . A
l'aube, les habitants épouvantés aperçurent la plaine
couverte à perte de vue par les tentes mabrattes et
trente pièces de canon braquées contre leurs hautes
murailles crénelées .
Pour ne point laisser de doute sur son intention
d'aller vite en besogne , M. de Boigne lança quelques
obus qui incendièrent les bungalows du faubourg, et
attendit . Le rajah Pertaub - Sing ne parut point intimidé
par cette brusque entrée en matière . Dissimulant son
inquiétude et sa confusion , il envoya , suivant l'usage
oriental, des ambassadeurs chargés de négocier son
pardon à prix d'argent. Il est acquis dans l'Inde que
la révolte devient une sorte de jeu de hasard où le
perdant s'acquitte à beaux deniers comptants ; ces
rachats ou compositions s'appellent mamlet. M. de
Boigne avait la prétention d'apprendre aux Asiatiques
à mieux garder la foi jurée. Peu sensible aux protes
d'irrigation , de plantation et de semis rendraient peut- être à la
culture l'immense désert du Marwar . En attendant, le sable , sous
l'impulsion des vents dominants, s'avance toujours. Déjà il a
complètement enterré tout le côté occidental des remparts de
Jeypoor, et , du haut des créneaux ensevelis, menace de retom
ber dans la ville . — (F. de Lanoye , l'Inde conlemporaine, 141. )
-
222 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

tations du rajah Pertaub -Sing , il n'accepta sa sou


mission qu'à la condition du payement immédiat des
tributs arriérés et d'une contribution de guerre de
soixante -dix lacks de roupies (17 millions 112).
L'entrevue eut lieu dans la plaine avec l'appareil
royal dont il était de bonne politique d'éblouir ces
imaginations barbares, et le vainqueur entra dans
>

Jeypöor au milieu d'un cortége magnifique dont les


allures guerrières, la discipline , le sinistre éclat , la
farouche grandeur, imprimèrent une terreur salutaire
dans l'âme des Radjpouts .
Jeypoor, bâtie en 1728 dans une vallée profonde
et stérile que le roi astronome Jey-Sing transforma
en oasis par la création d'un lac artificiel, était aussi
remarquable par la splendeur de ses palais et de ses
temples que par l'adresse de ses artistes et le renom
de ses bazars. A quelques lieues de là, dans une gorge
plus étroite encore , entre deux murs de granit , s'en
tassent les palais merveilleux d'Amber, au bord du lac
d'Ulwar, peuplé d'alligators épars sur les escaliers de
marbre et sous les kiosques en bois sculpté. Le rajah
offrit au général arbitre de ses destinées des fêtes
splendides dans le Dewan - Khåna ou salle des assem
blées du palais d'Amber, l'un des plus beaux monu
ments de l'art indien ,> création merveilleuse de Mirza
Rajah (1 )
Puis l'armée reprit la route de ses cantonnements ,

( 1 ) Voir les photographies de M. Rousselet (Le Tour du Monde ,


1872, no. 588 et 589) .
MORT DE SINDHIA : 223

le long des pentes orientales des Aravalis , par les dis


tricts ou zillahs de Matchéry , Alwar et Feruzpöor ,
sans avoir à livrer bataille ,> et sans autres incidents
que les conspirations et les fourberies dont le général
ne daignait plus prendre suuci ?, tant elles étaient fré
quentes et tant il avait pris l'habitude de les déjouer
par l'excès même de son audacieuse indifférence. Sa
confiance faisait croire à l'existence de précautions
dont il n'avait même pas eu l'idée, et le complot avor
tait infailliblement à l'heure de son exécution . A Alwar
toutefois, pendant l'audience du rajah, il ne dut la vie
qu'à sa présence d'esprit et à la fidélité des chefs per
sans qui lui servaient d’escorte. Cet épisode rappelle
l'aventure du colonel Perron à Oudjeïn , lorsqu'il
remit son épée au successeur de Sindhia, en terrifiant
7

par son attitude résolue les Pathans chargés de l'assas


siner (1)
De retour à Koël , M. de Boigne eut à réprimer un
complot plus sérieux , dont les origines et les détails
sont restés fort obscurs en raison des indications in
complètes et souvent contradictoires des relations qui
mentionnent la série des événements ayant précédé
ou suivi le voyage de Sindhia à Poonah . Il semble
que le Peychwah fût mécontent de l'insuccès d'Holkar,
et l'on pourrait même soupçonner que ce chef mah
ratte n'avait envahi les États de Sindhia au-delà de la
Tchùmbul que pour obéir au mot d'ordre de la confé
dération et détourner le prince des affaires graves

(1 ) MILITARY MEMOIRS of lieut.-col.James Skinner.- London , 1851 .


224 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

débattues dans le Dekkan . Il est constant, tout au


moins, que des affidés de la cour de Poonah furent
envoyés auprès de Gopaul- Rao , nommé vice-roi de
l’Hindostan , pour le détacher de Sindhia. Le princi
pal agent de ces menées , Nana- Farnawees , celui que
les historiens anglais appellent le Machiavel indien (1 ) ,
réussit à gagner le frère de Gopaul, qui s'échappa de
Delhi et vint se réfugier à Poonah , emportant avec lui
des papiers compromettants . Gopaûl-Rao , effrayé de
cette désertion , inquiet des avis secrets qu'il recevait
de son frère , compromis par des correspondances
qu'il ignorait , qu'on fit tomber dans les mains de Sin..
dhia et qui le rendirent suspect malgré son évidente
bonne foi, supplia M. de Boigne de le prendre sous
sa protection , se réfugia dans son camp et abdiqua
toute autorité entre ses mains .
Le général n'était pas au courant des intrigues qui
s'agitaient à la cour de Poonah ; il rassura Gopaul
Rao , son vaillant compagnon de guerre , lui promit la
vie sauve , quoi qu'il arrivât, et prit ostensiblement, au
nom de Sindhia , le commandement suprême de
toutes les provinces situées au nord de la Tchùmbul,
pouvoir dont il était déjà nanti , par le fait , d'après les
instructions secrètes du prince.
Les défaites successives d’Ismaël , de Holkar et de
Pertaub-Sing , les trois têtes de la révolte , l'expulsion

( 1 ) Farnawecs est un titre dont les Européens firent un nom ;


c'était une sorte de trésorier ou ministre des finances, d'après
M. Tone, officier au service du Peychwah , dont les voyages (lravels)
ont été publi's en 1808.
MORT DE SINDHIA . 225

de Nana -Farnawees et la démission de Gopaul-Rao


complétèrent l'æuvre de pacification et de conquête
commencée en 1784 ; la puissance de Sindhia ne redou
tait plus de rivaux.
M. de Boigne , investi d'un pouvoir absolu sur ces
vastes provinces qui comptaient près de quarante mil
lions d'âmes, avait atteint le faîte des grandeurs. Tou
jours victorieux , doué de bonheur et de persuasion ,
il semblait avoir acquis le droit de ne plus croire à
l'impossible. Un nouvel accident , et des moins pré
vus , devait ouvrir à son ambition des perspectives
illimitées.
Le messager qui lui avait apporté les lettres du
prince approuvant sa conduite vis -à -vis de Nana-Far
nawees et de Gopaûl-Rao et lui confirmant les pouvoirs
militaires, civils et diplomatiques les plus étendus dans
l'Hindostan, lui remit en même temps des instructions
confidentielles lui révélant l'état des esprits à Poonah .
Les intrigues de Nana -Farnawees et de John Mal
colm venaient d'aboutir ; le rajah de Baroda, le rajah
d'Indöor et celui de Nagpoor circonvenaient le Pey
chwah , exigeant de celui-ci qu'il demandåt compte au
pseudo - empereur de Gwalior, ainsi que Farnawees
désignait Sindhia, du revenu des provinces conquises
depuis 1780. Insulté dans son camp par les cavaliers du
Guicowar , abandonné par les insidieux brahmanes de
Poonah que les amis de Holkar comblaient d'abon
dantes aumônes , et qui ne lui pardonnaient ni son -
dédain pour leurs conseils, ni son affection pour les
Européens, ni la tolérance avec laquelle il traitait les
15
226 GUERRES DU MEYWAR ET DU DEKKAN .

Mahométans de Delhi, presque accusé d'apostasie dans


la récente assemblée du Dassarah , Sindhia avouait à
son général que sa situation était des plus dangereuses,
qu'il n'était assez fort ni pour quitter Pöonah , ni pour
brusquer une rupture , et qu'il lui fallait à bref délai
des troupes et de l'argent. M. de Boigne lui expédia
aussitôt les tributs du Meywar, la rançon de Jeypoor
sous la forme d'un trésor de cent vingt lacks de rou
pies ( trente millions de francs), escorté par dix mille
hommes des brigades que commandait le colonel
Perron, le vainqueur de Kanodje, en qui il avait toute
confiance .
Quelques semaines plus tard ,, tandis que le corps
d'armée de Perron traversait les épaisses forêts qui
séparent la rive gauche du Tapty des vallées des
Ghâttes où se trouvaient, autour de Poonah , les camps
des princes mahrattes, on apprit avec stupeur la mort
subite de Mahadajy Sindhia (12 février 1794 ).
Sindhia avait à peine soixante-cinq ans, et sa robuste
vieillesse défiait les fatigues. Sa mort inattendue ser
vait trop bien les intérêts de la cour de Poonah et
ceux de la Compagnie des Indes pour qu'elle ne
donnât pas lieu à des soupçons, justifiés si l'on en
croit certains récits , mais dont James Grant, histo
>

rien anglais, a peu parlé. Il laissait pour unique sục


cesseur un petit-neveu , Dôlat-Rao , que le général de
Boigne reconnut aussitôt pour son souverain légi
time , et dont il reçut l'immédiate confirmation de
tous les pouvoirs dont l'avait investi Sindhia .
Perron , qui avait pour instructions de n'avancer
MORT DE SINDHIA . 227

qu'avec précaution , interrompit sa marche à la fu


neste nouvelle ; obéissant à l'ordre du général , il ré
trograda jusqu'à Oudjeïn, mettant ainsi le trésor et
l'armée à l'abri d'un coup de main .
X.

JOHN MALCOLM . LES MAHRATTES EN 1796 .

Ce sont moins les hommes qui conduisent les évé


nements que les événements qui entraînent les
hommes. La pénétration la plus heureuse ne peut
tout prévoir, et la sagacité de l'homme d'État est
moins de deviner les desseins de la Providence que
de calculer les conséquences probables d'un accident
historique avant que le vulgaire en ait aperçu les ré
sultats possibles.
Sindhia qui, dans tout l'éclat de sa gloire , était
>

l'objet de la haine de ses rivaux et de la jalousie de


ses obligés , devint, dès qu'il fut mort, le type accom
pli du grand politique, le vengeur de la nationalité
hindoue, l'honneur des Mahrattes, la clef de voûte de
l'équilibre indien . Malcolm s'aperçut que cet empire
230 JOHN MALCOLM .

qu'il croyait factice avait une existence réelle , que ces


pieds d'argile étaient de bronze, et que l'æuvre du
général de Boigne se maintenait par sa propre soli
dité , quel que fût le nom du prince responsable de
tant de gloire. Le Peychwah sentit qu'il perdait son
plus loyal appui ; Holkar et le Guicowar se prirent de
querelle ; Dôlat-Rao , fort de la fidélité du vainqueur
de Patoûn et des ressources dont il avait l'emploi ,
déclara qu'il réservait sa liberté d'action , et toutes les
affaires pendantes furent remises en question .
Malcolm toutefois ne perdit point courage; battu
dans la plupart des entreprises indirectes qu'il avait
tentées contre le prestige de Sindhia , il résolut de
résoudre par la guerre les difficultés du Dekkan, et de
faire un nouvel appel à l'antagonisme religieux des
Mahometans et des Hindous.
En 1790 , pour les besoins de leur première attaque
contre le sultan de Mysore , les Anglais avaient asso
cié le sultan d'Hayderabad aux chefs mahrattes; puis,
pour mettre le Nizam , leur protégé , en mesure de
jouer un rôle décisif , ils l'avaient autorisé à recruter
des troupes et des officiers européens où bon lui
semblerait , se réservant d'en ordonner le licencie
ment dès qu'ils deviendraient gênants. Le Nizam créa
deux bataillons de réguliers et s'attacha leur comman
dant , le français Raymond , officier du plus grand
mérite , digne émule du marquis de Bussy et du
général de Boigne, aussi fin , aussi diplomate , et non
moins patriote qu'eux. En 1793 , Raymond , mis en
relation par ses amis de Poönah et de Delhi avec le
LES MAHRATTES EN 1796 . 231

rajah de Sirdanah , puis avec le colonel Perron , parais


sait disposé à s'associer aux projets de coalition qu'en
courageaient les gouverneurs des colonies françaises ,
projets qui précipitèrent la perte du malheureux
Tippöo - Saheb.
A la mort de Sindhia , il comptait quatorze mille
-

hommes , répartis en vingt - trois bataillons qu'ap


>

puyaient douze pièces d'artillerie attelées et conduites


à l'européenne. Pour assurer la solde et l'entretien de
ses troupes sans être à la discrétion des vols des mi
nistres ou de la pusillanimité du prince, Raymond, imi.
tant la prévoyance du général de Boigne, avait exigé
qu'on lui confiât l'administration d'un territoire d'un
revenu annuel de dix - huit lacks de roupies (quatre
millions et demi de francs ).
John Malcolm >, agent politique de lord Cornwalis ,
avait encouragé le Nizam à faire droit à ses demandes .
Pour balancer la puissance des corps réguliers du
Dowab , les Anglais n'hésitaient pas à leur créer
>

dans le Dekkan des rivaux qui pouvaient devenir une


arme à deux tranchants ; ils soutenaient Raymond ,
tout en souhaitant sa perte ; ils ravitaillaient l'arsenal
d'Holkar, fort ébréché à Luckairee ; ils utilisaient
à cette æuvre ces Français détestés dont ils ne pou
vaient s'empêcher d'admirer l'audace, et qui, d'Hayde
rabad (Raymond ) à Sirdanah ( Levassoult), en passant
par Indoor / Dudrenec) et Oudjeïn ( Perron ), for
maient comme une chaîne de haines patriotiques. Mais
Holkar et le Nizam , devenus , l'un après l'autre , les
instruments de la cauteleuse politique de Malcolm ,
232 JOHN MALCOLM .

étaient destinés à se briser successivement dans ses


mains.
Les illusions de M. de Levassoult avaient gagné
Raymond qui , tenu au courant des affaires d'Europe ,
informé des préliminaires des traités de Paris et de
Bâle ,> de l'alliance franco -hollandaise et de l'attaque
méditée par les Anglais sur Ceylan et Malacca , crut
l'heure venue de brusquer ses projets. Malheureuse
ment , il n'avait su dissimuler ni ses préférences ni ses
>

relations; il avait imprudemment arboré les trois


couleurs françaises et trop affiché son désir de suivre
les traditions de Dupleix et de Bussy. Malcolm jugea
qu'il était opportun de se défaire d'un allié dont le
succès ou la défaite devenait un égal sujet d'inquié
tude ; désormais son plan fut de mettre aux prises les
réguliers du Dekkan et ceux du Dowab et de les faire
s'entre-détruire ; il y réussit.
Les résidents anglais à Mysore , à Hayderabad , à
Poonah , à Indöor et à Oudjeïn , semant l'or et les
promesses , affectant de se désintéresser du Dekkan , et
ameutant les haines traditionnelles des Hindous et
des Musulmans , parvinrent à neutraliser un instant
l'action de Tippöo -Saheb , dont les intérêts étaient les
mêmes que ceux du Nizam , et à associer pour une
action commune les chefs Mahrattes . Profitant de
l'inexpérience de Dôlat -Rao et de l'éloignement du
général de Boigne , exploitant les embarras du Pey
chwah , s'attachant le Guicowar et Holkar en leur
>

faisant espérer à tous deux la primauté , ils les


amenèrent l'un après l'autre à s'engager isolément
LES MAHRATTES EN 1796 . 233

vis- à -vis de la Compagnie sans se préoccuper des inté


rêts futurs de la confédération , et mus uniquement
par le souci personnel de leur ambition .
Au mois de janvier 1795 , l'assemblée générale des
chefs Mahrattes, réunie à Poonah et délibérant , fait
excessif , en présence de deux étrangers , le capitaine
Kirkpatrick , envoyé spécial du gouverneur général,
et le résident Palmer, décida l'invasion des États du
Nizam Aly , sultan d'Hayderabad. Les contingents des
coalisés dépassaient le chiffre de cent mille hommes ;
mais leur force réelle consistait dans les bataillons du
colonel Perron et dans les corps auxiliaires de Hol
kar reconstitués sur une moindre échelle après leur
désastre de Luckairee. Fait anormal partout ailleurs ,
mais fort habituel dans l'Inde >, les ennemis de la veille
allaient combattre dans les mêmes rangs , associés par
les combinaisons d'une perfidie rare, pour accabler un
prince qu'ils auraient dû défendre.
La campagne ne dura que quelques semaines.
Trente jours après leur départ de Poonah, les Mah
rattes rencontrèrent les Musulmans en avant de la
ville de Kulburga , sur la route d'Hayderabad , à la
sortie des défilés des Ghâttes (1) .
( 1) Les relations anglaises donnent le détail des forces des deux
partis. Le Nizam comptait les 20 bataillons français de Raymond
et 18,000 cavaliers. Les Mahrattes, en sus des 60,000 irréguliers qui
formaient les contingents du Peychwah , de Holkar, de Böofah et
de Dôlat-Rao, avaient pour centre et nerf de l'attaque les 10 batail
lons de Boigne, commandés par le major -colonel Perron, savoir :
6 bataillons de Filoze et 4 de Hessing , appartenant tous à Dólat
Rao - Sindhia ; plus les 4 bataillons de Dudrenec et les 2 du major
Boyd, appartenant à Holkar.
234 JOHN MALCOLM .

Les troupes du sultan, formant une ligne mince de


près d'une lieue de développement , furent enfoncées
sur plusieurs points à la fois par l'élan des cavaliers
Mahrattes. Les bataillons réguliers de Raymond inter
vinrent pour rétablir le combat ; leur feu nourri fait
hésiter l'ennemi, qui plie à son tour, et sur lequel les
fuyards de la première heure reviennent, chargeant
avec la rage du désespoir. L'artillerie de position, que
Perron amène à mi-côte des pentes où se livre l'action ,
les décime au moment où ils se croient assurés du
succès et change leur attaque désordonnée en une
effroyable déroute. Les bataillons réguliers se trou
vèrent alors face à face , seuls en présence. Ils se
heurtèrent à la baïonnette , ne se dégageant un ins
tant que pour s'aborder de nouveau , sans trève ni
merci. La mêlée fut si acharnée que les canons des
deux partis restèrent confondus sur le champ de ba
taille, et qu'on ne put en faire usage plus longtemps à
cause des feux rapprochés de la mousqueterie et des
charges à l'arme blanche. Six mille fantassins furent
tués de midi à sept heures du soir ; la nuit seule
sépara les combattants.
Scène étrange! les fantassins de Raymond por
taient le bonnet rouge et combattaient sous le drapeau
tricolore; les soldats de M. de Boigne marchaient sous
l'enseigne bleue et la croix blanche . Il semblait que
les deux idées qui se disputaient l'ancien monde se
fussent poursuivies sur ces plages lointaines pour s'y
combattre encore, et que ces emblèmes , proscrits par
les républicains ou honnis par les royalistes , dussent
LES MAHRATTES EN 1796 . 235

ajouter à la rage guerrière des barbares qui s'en


paraient sans en connaître le sens. Mais les chefs des
deux troupes étaient Français , il y avait des Hindous
et des Mogols dans les deux camps : on eût dit une
guerre civile.
Telle fut l'impression que ressentit le général de
Boigne lorsqu'il apprit la retraite de Raymond et la
victoire du colonel Perron. Nul doute que cette pensée
qu'il allait se trouver l'épée à la main en face de ses
compatriotes, car la Savoie était depuis trois ans
acquise à la France ; que ses troupes , patiemment et
passionnément disciplinées , devenues l'instrument de
la politique anglaise , allaient servir à détruire cette
euvre de régénération à laquelle il s'identifiait par
l'emploi du meilleur de sa vie, et qui avait révélé son
génie en devenant la source de sa fortune; nul doute
que cette pensée pleine d'amertume n'ait affermi sa
résolution de quitter un rôle qui le forçait à vivre
entre deux abîmes .
Quelques jours après la bataille de Kulburga (Kur
dla des cartes françaises ), le Nizam implorait la paix.
Il l'obtint en cédant quarante lieues carrées de pays
aux Mahrattes , autant à la Compagnie 9, et en payant
une indemnité de guerre de soixante-douze millions
en argent.
Pour la première fois depuis un siècle, les Mah
rattes se trouvaient en état de paix avec tous leurs
voisins. Le général de Boigne saisit cette occasion
rapide de pouvoir se dégager, sans être soupçonné
d'ingratitude ou accusé de désertion , des lourdes res
236 JOHN MALCOLM .

ponsabilités dont sa santé délabrée ne lui permettait


plus de supporter le poids.
Déjà , en 1793 , il avait obtenu de Sindhia un congé
pour conduire ses deux enfants en Europe ; la gravité
des événements de 1794 le retint dans l'Inde. Après la
mort de Sindhia >, il renouvela ses instances. Sa for
tune personnelle s'était graduellement augmentée
avec la sphère de son activité. Les présents du prince,
les revenus qui lui avaient été assignés ( 1), ses béné
fices sur la fourniture du matériel (2) et des vivres (3),
ses parts de prise (4 ), les intérêts qu'il conservait
dans les spéculations du général Martin et de plu
sieurs maisons de commerce anglaises , intérêts d'au
tant plus considérables que son voisinage de Lucknow ,
les centres d'échange et de production qu'il avait créés
dans le Dowab , son crédit et ses relations lui don

( 1) Sa solde de général , triplée par les profits de la fonderie et


la remise de 2 0/0 sur les revenus de la province de Dowab , attei
gnait 500,000 francs par an. Il faut y ajouter le produit du capital
placé à Lucknow en 1790, sa part de bénéfices dans les maisons de
banque et de commerce dont il était commanditaire , bénéfices
qui s'y accumulaient tous les ans et augmentaient son fonds de
réserve, etc.
(2) Le général Martin , dont les comptes peuvent servir de termes
de comparaison , évaluait ses bénéfices personnels sur l'arsenal
d'Aoude à 3 lacks de roupies par an .
(3) Spéculation des bazars de l'armée .
('1) L'usage asiatique était de partager entre les rainqueurs le
butin fait sur l'ennemi ; le chef prenait la part du lion . Les troupes
régulières anglaises avaient elles -mêmes adopté cette coutume.
On en trouve la preuve dans une curieuse dépêche du général
Georges Lake au marquis de Wellesley lorsque , après la prise
d'Agrah en 1803 , cet officier offrit de verser sa part de prise dans
les caisses de l'État.
LES MAHRATTES EN 1796 . 237

naient les moyens d'augmenter le mouvement des


affaires , toutes ces sources de produits réunies lui
avaientassuré une fortune indépendante , régulière
ment acquise , et assez considérable déjà pour lui per
mettre de ne point transiger avec les caprices d'un
nouveau prince et de ne dépendre que de lui-même .
Il faut noter ici que malgré les pouvoirs illimités
dont il avait été investi , le général de Boigne n'avait
usé qu'avec discrétion , suivant l'expression de Sin
dhia ,> des occasions légales de bénéfices offertes à
son ambition ; il n'avait point secoué avec frénésie
l'arbre aux roupies, comme on le reprochait à la plu
part des Européens de ce temps ; son lieutenant Dru
geon lui témoignait plus tard (1 ) son regret qu'il eût
dédaigné tant de profits légitimes, et parlait de l'énorme
fortune qu'il eût faite s'il avait prolongé son séjour sur
le continent indien .
Aussi , dès que la mort de Sindhia eut rompu les
liens qui, au point de vue asiatique , retenaient seuls
9

le général au service des Mahrattes, M. de Boigne fut


il sollicité à la fois par plusieurs princes, désireux de
s'attacher un homme dont le renom d'intègre loyauté
et de bonheur militaire était devenu proverbial depuis
Lahore jusqu'à Ceylan ( 2). Shah-Aulum lui offrit la
dignité de régent impérial, c'est -à -dire la succession
( 1 ) Voir le n° lll des Pièces justificatives.
(2) Le général de Boigne a été , sans comparaison possible , le
meilleur soldat et l'homme le plus intègre qui soit arrivé au com
mandement suprême chez aucun des princes mahrattes. – Les
Aventuriers d'Europe dans l'Inde (REVUE BRITANNIQUE, édit. de Paris,
janvier 1872 , p. 86) .
238 JOHN MALCOLM .

politique de Sindhia , s'il voulait passer à son service


exclusif avec l'armée qui était considérée dans le
public comme sa propriété personnelle. En Asie , les
sentiments de patrie et d'honneur se réduisent à l'ex
pression namůk hulat , ce qui signifie en hindous
tani : fidèle au sel. Le soldat asiatique , pourvu qu'on
ne froisse ni ses idées religieuses ni ses préjugés de
caste , servira celui qui le nourrit. Zeman - Shah , roi
de Caboul , proposait aussi au général de l'associer
à son trône. Que de séductions dans ces offres ! Et
quelle devait être la trempe d'une âme assez forte
pour ne point se laisser éblouir par le prestige d'une
quasi royauté !
Dans toute la force de l'âge (il avait quarante -quatre
ans), arrivé à un degré de puissance dépassant tout ce
qu'il avait pu réver, exerçant depuis trois années les
droits de l'autorité suprême sur de vastes territoires ,
au milieu des enivrements du faste asiatique; maître
absolu d'une armée dont tous les officiers étaient ses
obligés et tous les soldats ses admirateurs dévoués
jusqu'au fanatisme, le général de Boigne n'avait que
faire , s'il eût été un ambitieux vulgaire, d'écouter les
propositions du Grand -Mogol ou celles du roi de Ca
boul. Un signe, un mot, et Delhi devenait sa capitale;
l'Inde comptait une dynastie nouvelle , et l'histoire un
soldat heureux de plus parmi les rois .
M. de Boigne avait l'âme trop haute pour trébucher
dans ce guet-apens de la fortune. La satiété du pou
voir lui avait vite inspiré le détachement du bruit et
de l'apparence ; il ne voyait autour de lui que des races
LES MAHRATTES EN 1796 . 239

abâtardies, des civilisations corrompues ; point de


grande cause à défendre , point de peuple qui méritât
de vivre. Il n'avait rien de cette fougue chevaleresque
qui emporte les héros dans de chimériques entre
prises ; son génie particulier était une perception
nette des choses, une perspicacité rare ; son héroïsme
revêtait la forme, très anglaise d'ailleurs , de la téna
>

cité , de la persévérance , d’une opiniâtre et indomp


table énergie. Il ne reculait pas devant les difficultés
d'un rôle plus éblouissant, mais il en apercevait le
vide et n'était point d'un tempérament à s'y jeter de
gaité de ceur . Un marquis de Bussy n'aurait point
hésité ; mais le général de Boigne possédait, avec l'en
traînante bravoure de Bussy, l'esprit d'observation de
John Malcolm , la prudence de Wellesley, l'honnêteté
d'Henry Lawrence , et ces dernières qualités corri
geaient la première. Il avait plus de caractère que
d'imagination ; les rêveries ne s'arrêtaient point dans
son esprit ; il n'aimait pas les utopies, et n'acceptait que
les idées bien définies , dégagées de ces illusions qui
conduisent les visionnaires à l'abîme.
D'un autre côté , il sentait trop sa propre valeur
pour consentir à retomber au second rang . Le dégoût
lui vint à la pensée de vendre sa glorieuse épée à quel
que prince Mahratte ou à l'un de ces potentats asia
tiques dont l'ambition vulgaire ne poursuivait que les
languissantes délices d'une existence lâche et sen
suelle. Le marché qu'avait pu signer l'aventurier de
1784 ne convenait plus à l'homme d'État de 1795.
Le climat dévorantde l'Inde l'avait usé , vieilli avant
240 JOHN MALCOLM .

le temps ; sa fortune réalisée lui assurait un hono


rable repos ; sa mission était remplie ; il prit la nostal
gie de l'Europe et décida de quitter l'Inde.
Instruit des sollicitations pressantes et flatteuses
dont le général devenait l'objet de la part des princes
de l'Inde, et du désir qu'il lui manifestait à lui-même
avec instances de rentrer en Europe , Dôlat- Rao fit
appel au souvenir de Sindhia et obtint que le général
demeurât encore pendant deux années à son service ,
autant pour l'aider de ses conseils que pour choisir
celui de ses officiers qu'il jugerait le plus apte à lui
succéder et pour surveiller cette période de transition .
M. de Boigne ne s'y décida qu'à l'expresse condition
de diriger exclusivement la politique et l'administra
tion et de ne prendre aucune part, directe ou indirecte,
aux opérations militaires qui s'effectueraient au sud de
la Tchùmbul . Cette précaution était le corollaire de la
réserve insérée dans le contrat de 1784, qu'il aurait
licence de se retirer le jour d'une rupture avec la Com
pagnie. Aussi le major Smith put-il avec certitude
attribuer la retraite définitive de M. de Boigne à la
prévision de l'extension irrésistible de la puissance
britannique. Son oeil perçant, écrivait -il en 1804 , vit
l'approche de l'orage , et avant qu'il n'éclatât sur sa
>

tête, il se retira et se mit à l'abri, ayant assez fait pour


sa gloire. Il convient d'ajouter que le général fit tout
pour détourner cet orage et que, s'il se retira , ce fut
moins pour fuir la tempête que pour n'être point
obligé de faire un choix pénible entre ses amis de la
veille et ceux du lendemain .
LES MAHRATTES EN 1796 . 241

Le prince Dôlat-Rao , vaincu par ses instances ,


consentit enfin à accepter sa démission dans un Dur
bar solennel où il le couvrit d'honneurs inusités et de
témoignages d'affection. Il ne lui accorda ses lettres de
congé qu'à regret et à la condition qu'il reviendrait
auprès de lui dès que sa santé serait rétablie.
On était en décembre 1795 ; M. de Boigne employa
les deux premiers mois de 1796 à régler ses affaires , à
réaliser sa fortune personnelle, à assurer le sort des
amis et des serviteurs qu'il laissait derrière lui, et sur
tout à rendre ses comptes au prince et à lui léguer une
situation aussi nette et aussi solide que possible au triple
point de vue des finances, de l'armée et des alliances .
Au point de vue administratif, le successeur de Sin.
dhia pouvait se flatter de posséder certaines provinces
mieux en ordre que ne l'était la Présidence du Ben
gale, et il eût été difficile aux Anglais de prétendre
en 1796 , comme ils le firent en 1818 , que pour sau
ver les Mahrattes de leurs propres princes , le seul
remède était que la Compagnie s'emparât du gouver
nement soit à titre temporaire, soit à titre définitif.
Le Dowab , avec ses districts ou Sirkars de Koël ,
Meerüt, Etawah , Allighûr et Furruckabad , restait
organisé et administré à l'européenne ; une égale ré
partition des taxes , une comptabilité sévère y assu
>

raient la perception régulière de l'impôt ; des travaux


publics, entrepris à propos, y encourageaient l'agricul
ture et le commerce ; chacun des habitants du Dowab
pouvait répéter du général ce que Goethe disait à la
même époque, au milieu des bruits de la guerre , du
16
242 JOHN MALCOLM .

grand -duc de Weimar : Il m'a donné ce que les puis


sants ne donnent guère : affection , loisir, confiance,
terre, jardin et maison . L'heureuse contagion de ces
bons exemples gagnait la rive droite de la Jumma ; de
puis Panipût jusqu'à Kallindger, et , en remontant à
7

l'ouest dans les vallées fertiles d’Alwar, de Matchéry et


de Gwalior, les Hindous s'étaient remis à la culture,
les bazars des villes s'étaient remplis d'objets précieux
comme au siècle du grand Akbar ; les marchands
voyageaient sans être pillés , et les collecteurs de taxes
ne redoutaient plus l'assassinat. Au-delà de cette ré
gion civilisée et paisible , les États tributaires , assou
>

plis par l'insinuante diplomatie de la cour de Delhi ,


terrifiés par l'escadron volant des artilleurs réguliers,
payaient exactement les tributs et se prêtaient même
quelquefois à poursuivre les pillards armés qui , de
temps à autre , couraient le pays.
En 1784 , les États de Sindhia ne comprenaient
qu'une partie du massif montagneux des Vindhyas ,
entre la Nerbuddah et le cours supérieur des affluents
de la Tchùmbul ; de ces hauteurs >, le chef Mahratte ,
associé à son voisin Holkar, descendait comme une
trombe pour dévaster les plaines de la Jumma et
amasser dans la vieille cité d'Oudjeïn le produit de ses
brigandages. Il s'était emparé de Gwalior en 1774 ,
l'avait perdu en 1780 par suite de l'intervention de
Warren Hastings , et , durant huit années de lutte
avec la Compagnie, ne s'était avancé que lentement à
l'est , jusqu'à ce que le traité de Salbye (17 mai 1782)
eût donné, de ce côté, pour limite extrême à son ambi
LES MAHRATTES EN 1796 . 243

tion le cours du Myrar, affluent de la Sône ( Soane ), et


la frontière du district de Mirzapöor. Lorsque M. de
Boigne se mit à son service , Sindhia recommençait la
tentative de 1774, et attaquait les rajahs de Gwalior,
d'Attair et de Gohud , tout en prenant position à Mut
>

trah , sur le territoire personnel du Grand Mogol .


De 1784 à 1792, le général de Boigne, décuplant par
son génie la force d'expansion des Mahrattes, reporta
leur capitale d'Oudjeïn à Agrah, et leur frontière de la
Tchùmbul aux déserts du Sind , et du Bundelcund aux
sources de la Gogra. Les cavaliers du Malwa , maîtres
de l'empire Mogol , eurent pour tributaires les plus
redoutables guerriers de l'Inde , les Radjpouts, les
Rohillas , les princes du Meywar ; Ismaël , Holkar, ces
rudes rivaux de Sindhia , furent vaincus ; le Nizam du
Dekkan resta impuissant dans ses États diminués , et le
Peychwah lui -même prit ombrage de la rapide fortune
de son ancien vassal.
Un coup d'ail sur la carte dressée pour ce livre et
sur le tableau ci-après (1 ) en apprendra plus que
toutes les dissertations énumérant les progrès inouïs
de la principauté du Malwa, dont dix ans de guerre
avaient fait l'empire de Gwalior.
En 1784, Sindhia possédait un peu moins de trois
millions d'habitants dans ses États héréditaires, et 2

pouvait disposer de 35,000 cavaliers; en 1794, ses pos


sessions directes et ses tributaires formaient une masse
de près de 30 millions d'âmes , et son armée comptait
>

( 1) Établi d'après les données comparées des relations anglaises,


des voyages de Todd , Jacquemont >, Rousselet, et des statistiques
de Malte -Brun, etc.
244 JOHN MALCOLM .

210,000 hommes , sans y comprendre les brigades ré


gulières de Koël ; son revenu passait de 7 millions
en 1784 à 185 millions en 1794, sur lesquels 103 mil
lions provenaient d'impôts payés directement par les
territoires dont il était possesseur exclusif, et 85 mil
lions de tributs (1 ) .
POSSESSIONS DE MAHAJADY SINDHIA .

EN 1784 .

ÉTATS. RESSOURCES.

POPULATION . REVENTS
PROVINCES . CAPITALES . SOLDATS .
EN VRANCS .
taires
ditai
S
H. éré
bu-
ÉTAT

2,800,000 30,000 6,000,000


res

Malwa.. Oudjeïn.
Tri
.

60,000 1,000 100,000


.

Attair .
.

Gwalior. 400,000 3,000 600,000


Agrah . Dholpöor.. 100,000 1,000 300,000
7,000,000
POSSESSIONS

du total . 3,360,000 35,000


DIRECTES

EN 1794 .
Oudjeïn. 2,800,000 50,000 6,000,000
Malwa .. Indöor . 1,800,000 18,000 3,000,000
.

Bundelcund.. Punnah . 300,000 2,000 450,000


Robilcund . Rampûr.. 150,000 5,000 50,000
Meerüt. 1,400,000 2,000 14,000,000
Dowab . • Koël . 600,000 5,000 8,000,000
Allighûr. 300,000 1,500 300,000
Agrah . . Agrah .. 4,400,000 10,000 42,000,000
TRIBUTAIRES

lielhi. Delhi. 4,600,000 16,000 44,000,000


Matchery . Matchery .. 1,200,000 2,000 10,000,000
Gwalior... Gwalior . 4,000,000 4,000 28,000,000
.ÉTATS

Djeypöor.. 1,400,000 11,000 13,000,000


Odeypöor.. 900,000 15,000 8,000,000
Meywar Adjmyr.. 2,800,000 30.000 4,500,000
ou
Tonk . 480,000 6,000 500,000
Radjpoutanah . Boûndy. 525,000 7,000 800,000
Kótah . 800,000 12,000 800,000
Bekaneer . Bekanyr. 400,000 10,000 300,000
Alwur... Alwur . 100,000 1,500 300,000
Kanodje .. Kanodje. 400,000 1,000 800,000
Kawnpore. . Kawnpore . 400,000 1,000 400,000
Au total. . 29,755,000 210,000 185,200,000

( 1) Ces chiffres paraissent de beaucoup inférieurs à la vérité


LES MAHRATTES EN 1796 . 245

L'examen de ce tableau donne lieu à des remarques


intéressantes et de nature à expliquer en partie les
.succès de Sindhia . Tandis que le pays des Mahrattes
(le Malwa) donne 1 soldat sur 68 habitants et 1 fr . 73 .

d'impôt par tête , le pays des Radjpouts (le Meywar ),


1 soldat sur 98 , le Bundelcund , 1 sur 150, le Bekaneer

(proche les Seickhs), 1 sur 40, et le Rohilcund (entre le


Gange et la Gogra ), 1 sur 30 ; la province de Delhi ne
fournit qu'un combattant sur 300 habitants , celle de
Gwalior, 1 sur 400 , celle d'Agrah , 1 sur 440. En re
9

vanche, ces trois régions payent 9 fr.56 , 7 fr. et 9 fr.50


par tête, tandis que les Rohillas sont quittes du tribut
moyennant 33 centimes par habitant. La moyenne de
la population était, par lieue carrée, de 727 âmes chez
les Mahrattes, de 1,700 sur les bords de la Jumma.
Au point de vue militaire , la situation de l'empire
des Mahrattes n'était pas moins belle : l'armée au com
plet , et son prestige intact ; les forteresses en état de
défense , la discipline exacte , les magasins remplis,
quand on se rappelle que , en 1739 , Nadir -Shah exigea la somme
énorme de 62 millions de livres sterling (un milliard el demi de
francs, c'est-à -dire près de trois milliards d'aujourd'hui) pour la
rançon de la ville de Delhi . La merveille de l'art indien , le Tadj
d'Agrah , mosquée en dentelles de marbre élevée sur le tombeau
de la sultane Noůrmahal, coûta 80 millions de francs en 1656. En
1868, les principautés réunies de Matchery et d’Alwûr rapportaient
au Maharao Rajah Sheodan - Sing 38 lacks de roupies (neuf millions
et demi). Campbell (Modern India, 1, 411 ) évalue à 22 millions 1/2 de
livres sterling (562 millions de francs) le revenu des États indigènes
et des petites principautés tributaires de la Compagnie des Indes,
sans compter le produit annuel des domaines directs du gouver
nement de la vieille dame de Lo selon l'expression typique
des Hindous. Voir au nº XIX des Pièces justificatives le relevé
statistique des impôts perçus dans l'Inde ,
246 JOHN MALCOLM .

l'arsenal fourni d'hommes et de canons , des officiers


>

instruits, et pour chef Perron , le confident des projets


et de la politique du général. Les trente mille régu-
liers de Koël, appuyés de troupes irrégulières et de
cent mille cavaliers , constituaient la plus puissante
armée de l'Inde ; les contingents des chefs Mahrattes
du Dekkan pouvaient en porter le chiffre à 250,000
hommes (1).
Au point de vue des alliances, le tact diplomatique
du général de Boigne avait réussi à les rendre aussi
solides qu'elles peuvent l'être en Asie ; il s'était sur
tout attaché à écarter tout motif de conflit , immé
diat ou lointain , avec l'ambition britannique. Il y était
parvenu avec beaucoup d'adresse, en atténuant l'éclat
de ses succès , en affectant de rejeter vers l'ouest la
force expansive des Mahrattes , en déguisant ses éta
blissements du Dowab sous une forme commerciale
qui n'avait pas trompé les agents anglais de Lucknow ,
mais qui avait pu leur en dissimuler assez longtemps
la portée réelle . Sur les bords du Gange , M. de Boigne
était un marchand , un trafiquant, un spéculateur en
recrues et en canons ; sur les rives de la Jumma , ce
marchand redevenait officier, ce trafiquant se chan
geait en général d’armées, ce spéculateur remplissait
les coffres de son prince avant de songer à ses paco
tilles de Kalpee ou à ses traites sur Caloutta . Quand
lord Cornwallis eut percé le rideau et que le canon
de Patoûn et de Mairthah eut ouvert les oreilles aux

(1 ) Malte-Brun , Précis de la géographie universelle, V, 337. – Jac


quemont, Voyage dans l'Inde, III.
LES MAHRATTES EN 1796 . 247

incrédules , il n'était plus temps de s'opposer par la


force aux desseins de Sindhia. Les tentatives avortées
d'Ismaël et de Holkar en furent la preuve . La tactique
des Anglais se modifia ; se tenant sur la réserve à
Lucknow et à Delhi, ils continuèrent à Päonah cette
série d'attaques souterraines qui devaient les conduire
si rapidement à Hayderabad , à Mysore, à Poonah ,
et de Pöonah à Agrah et à Delhi .
Le général de Boigne n'était point un esprit à sys
tèmes, poursuivant à travers différents essais la mise
en pratique de théories longtemps méditées ; il se dé
cidait suivant l'intérêt ou l'inspiration du moment ,
n'ayant d'autre ensemble de vues que l'idée persis
tante de ne point laisser prise à l'immixtion des
Anglais dans les affaires de l'Inde centrale. Il n'avait
pu diriger à son gré la politique du Peychwah, et il
sentait que son véritable adversaire était John Malcolm ,
cet habile agent qui préparait la ruine de Tippöo
Saheb , comme préliminaire de celle de Dôlat-Rao ,
et qui trouvait à la cour de Poonah des associés dignes
de lui . Impuissant à maîtriser ce péril, le général

en avertit du moins Dôlat-Rao, comme il en avait jadis


averti Sindhia ; le plus exigeant ne pouvait demander
davantage.
Sauf ce point noir vers le sud , tout semblait paisible.
Les chefs Mahrattes et Radjpouts acceptaient en ap
parence la suprématie du prince de Gwalior; le roi
d'Aoude, le roi de Lahore, unis à Sindhia parla commu
nauté des intérêts , considéraient l'existence nominale
de l'empire Mogol comme une condition de l'indépen
243 JOHN MALCOLM .

dance de cette région en face de la conquête anglaise


toujours menaçante . L'année 1795 fut un temps d'arrêt
entre ces ambitions farouches et ces haines hérédi
taires. M. de Boigne y fut- il trompé ? crut-il à cette
paix insidieuse ? espéra-t-il qu'elle pouvait être du
rable ? Tout au moins , il laissa penser qu'il y croyait .
L'annonce de son prochain départ causa dans l'Inde
centrale une immense sensation . Ce fut dans la vallée
de la Jumma un regret universel et comme une cala
mité publique . Les soldats adoraient le chef heureux ,
hardi et prodigue ; les populations , pendant si long
temps déshabituées de la justice, vénéraient le maître
intègre et loyal.
En février 1796, le général fit de solennels adieux à
ses troupes dans la plaine d’Agrah ,> et leur distribua
4 lacks de roupies (un million de francs) (1 ). Il partit
pour Lucknow , emmenant avec lui une suite nom
breuse , et pour seule escorte les 500 cavaliers persans
de sa garde , qu'il céda à lord Cornwallis , de leur con
sentement et avec l'agrément de Dôlat-Rao ( 2 ).

(1 ) Les largesses de ce genre sont habituelles de la part des


princes de l'Inde ; mais jamais Européen ne s'était encore montré
si généreux. En 1834 , le rajah de Pattialah allant visiter sa fiancée ,
seur du rajah de Balumgûr, dans la Zillah de Delhi, depensa un
million et demi en vingt-quatre heures. Sur la route, il répandit
de la inonnaie de cuivre ; arrivé sur le territoire de Balumgûr,
l'argent succéda au cuivre ; plus de dix mille étrangers couraient
autour des éléphants ; de la porte de la forteresse jusqu'à la salle
dui Durbar, il sema sur son passage de l'or, des boucles d'oreilles,
des perles et des émeraudes. Le rajah, de son côté , voulut donner
une roupie aux trente mille Hindous qui, invités ou non, assié
geaient le palais, pour lui faire honneur ; il y épuisa son trésor.
( F. de Lanoye, L'Inde ronteinporaine, 228.)
(2) D'après Grant, Skinner et Smith.- Le Mémoire publie en 1830
raconte (note ? de la page 125) que M. de Boigne avait offert suc
cessivement à Dôlat-Rao, puis au nabab d'Aoude de leur céder ce
corps de cavalerie qu'il avait équipé à ses frais; qu'enfin il le pro
posa à la Compagnie des Indes par l'entremise du résident Palmer,
LES MAHRATTES EN 1796 . 249

Ce départ fit sortir de leur obscurité tout un essaim


de chefs subalternes que le général dominait par l'é
nergie de son caractère , dont il avait utilisé les apti
tudes variées et qu'on appelait comme d'un titre d'hon
neur les hommes de M. de Boigne : Perron , Filoze ,
Armstrong, Vichers,Drugeon, Spiers , Dodd , Shepherd ,
Hessing, Skinner, et tant d'autres. Chacun d'eux , s'as
sociant à la fortune d'un chef Mahratte , se jeta de son
côté à la poursuite d'utopies qu'ils étaient tous inca
pables de réaliser . Rêve enivrant et fatal, avouait plus
tard Perron. Ce fut comme un faisceau d'épées dont le
lien se rompit.
Après un séjour de cinq mois à Lucknow, consacré
au règlement définitif de ses affaires particulières,
M. de Boigne , confiant à son ami le général Martin le
soin de liquider ce qu'il ne pouvait terminer lui-même
sur place , se rendit à Calcutta , où les Anglais l'ac
cueillirent avec autant de curiosité que de courtoisie.
Il en repartit pour Londres, dans les premiers jours
du mois de septembre 1796, à bord du navire danois
le Cromberg , et débarqua en Angleterre , au port de
Deal, le 30 mai 1797 (1).
>

et que lord Cornwallis donna ordre de l'acheter sans discuter le


prix , que le général fixait à 900,000 fr. Ce marché est mentionné
dans les Mémoires de Wellesley et dans les copies et comptes des
archives de la famille de Boigne.
( 1 ) Ainsi qu'il résulte d'une lettre du banquier Wigram and Cº,
de Londres, adressée au général, à bord du Cromberg, en rade de
Deal, et lui annonçant qu'ilviendra le chercher le 30°mai, dans sa
voiture, pour le mener à Londres. Le Cromberg, commandé par le
capitaine Tenant, fit naufrage quelques mois plus tard à Elseneur .
(Archives de la famille de Boiz ne.)
XI.

LES SUCCESSEURS DU GÉNÉRAL DE BOIGNE .

Au moment où le général de Boigne débarquait en


Angleterre, Raymond mourait à Hayderabad, avec le
chagrin de ne pouvoir prémunir son prince contre les
orages qui s'amassaient autour de lui . Les Anglais se
hâtèrent de porter le dernier coup au sultan de Gol
conde avant qu'un autre étranger füt venu prendre la
place que Raymond laissait vacante (1). Lord Welles
ley, successeur de lord Cornwallis, touchait à Madras
2

en se rendant au siége de son gouvernement; il s'en

( 1) Comme le souvenir du général de Boigne à Agrah et dans le


Dowab, la mémoire de Raymond est restée vénérée par les indi
gènes. Sa tombe, dans la vaste plaine semée de mausolées qui en
toure les roches de la citadelle de Golconde, est encore aujourd'hui
un lieu de pèlerinage pour les habitants de toutes les provinces
du royaume d'Hayderabad ,
252 LES SUCCESSEURS

quit des affaires du Dekkan ; l'occasion lui parut trop


belle pour n'en pas profiter, et il dépêcha à Haydera
bad ce même capitaine irlandais qui avait si adroite
ment dirigé , en 1795 , les délibérations de l'assemblée
>

de Pöonah ; il lui donnait pour adjoint Malcolm , avec


la mission spéciale d'expulser les Français de la cour
du Nizam. Malcolm avait horreur des Français ; tous
les moyens lui paraissaient acceptables dès qu'ils ser
vaient sa haine. Il sut fomenter et combiner avec une
telle perfidie les revendications du sultan de Mysore,
les insultes des Mahrattes de Pöonah , le mécontente
ment des officiers européens et les complots des propres
fils du Nizam , que ce malheureux prince , désespéré
par ces coïncidences qu'il croyait fortuites, écrasé sous
le poids de ses afflictions, affolé par les insinuations de
Kirkpatrick et de Malcolm , s'abandonna au bon plaisir
de Wellesley .
Les négociations occultes qui précédèrent le coup
d'État du 1er septembre 1798 eurent pour résultat l'ab
dication réelle du Nizam et la ruine définitive de l'in
fluence française dans l'Inde du sud. Malcolm , chargé
>

de mettre à exécution le traité qu'il avait dicté, licencia


les cipayes réguliers, expulsa les officiers qui les avaient
instruits, et les remplaça par six bataillons anglais que
le sultan dut entretenir au moyen d'un subside annuel
de 241,700 livres sterling ( plus de six millions de
francs ), l'équivalent des revenus assignés par Sindhia
à M. de Boigne pour la création de ses brigades. Le
chef du corps d'occupation était le frère du gouver
neur, ce fameux colonel Arthur Wellesley, qui devait
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 253

devenir plus tard duc de Wellington. Les Français


une fois écartés du Dekkan >, les Anglais y restaient
seuls en face des États indigènes dont les troupes , pri
vées des chefs qui en étaient l'âme, n'offraient plus
qu'une ombre d'armée. Ils allaient bientôt user de ce
même procédé diplomatique pour désarmer les Mah
rattes avant de les combattre. En attendant l'heure et
l'occasion de cette suprême entreprise , ils achevèrent
l'euvre de destruction préparée de longue date dans
le Mysore.
« Le trésor de la Compagnie était vide , dit un his
» torien anglais, et la corporation de marchands qui
» dirigeait de Londres le gouvernement de Calcutta
» ne se laissait pas volontiers entraîner à des guerres
» au bout desquelles il n'y avait en perspective qu'une
» perte d'hommes et d'argent. Le fougueux gouver
» neur général n'était pas homme à s'arrêter devant
» ces obstacles. Une souscription publique , à laquelle
» Européens et natifs prirent également part , fournit
» les fonds nécessaires pour entrer en campagne , et
» bientôt une armée considérable , sous les ordres du
2

» général Harris , se mit en marche contre Tippöo


» Saheb . Les troupes du Nizam appuyaient l'armée
» anglaise ; John Malcolm les accompagnait comme
» agent politique; en réalité, il en avait presque le
» commandement militaire. La guerre fut courte et
» heureuse. Après une marche pénible de quatre ou
» cinq semaines, l'armée anglaise culbutait à Malvilly
» les troupes du rajah qui avaient eu l'audace de l'at
» taquer en rase carnpagne, et arrivait devant Serin
254 LES SUCCESSEURS

» gapatam (1). Elle avait perdu quantité de bêtes de


» somme ; les attelages avaient fait défaut; toutefois
» l'artillerie, encore nombreuse et bien pourvue, n'eut
» pas de peine à faire brèche dans la vieille citadelle
» de Tippöo -Saheb. Le 4 mai 1799, la ville fut emportée
» d'assaut ; le sultan périt dans la mêlée ( 2 ). Le
( 1) A cette même époque , un autre émigrant savoyard , Henri
François-Pierre - Charles de Motz de la Sale , plus connu sous le
nom de général de Lallée, commandait les troupes du sultan de
Mysore. Né à Rumilly ( Savoie) en 1732 , il servit successivement
Hyder -Aly et Tipöo-Saheb, et mourut en 1799. On manque de dé
tails positifs sur ses dernières années. M. Croisollet a publié sur
cet officier une notice biographique dans l'ENCYCLOPÉDIE CATHO
LIQUE (Supplément de 1869). M. le baron de Motz , de Rumilly, est
possesseur de la correspondance du général de Lallée, de 1760 à
1793, avec ses parents de Savoie.
(2) Des bruits calomnieux , et qui trouvaient d'autant plus de
créance qu'ils étaient plus vagues, ont été répandus autrefois sur
l'origine de la fortune de M. de Boigne. On disait qu'il avait été au
service de Tippöo -Saheb (Essai analytique, médical el topographique
sur les eaux minérales de La Perrière en Tarentaise, par le docteur
Socquet), et l'on rapprochait la chute imprévue de ce malheureux
prince de la grande fortune dont M. de Boigne était allé jouir en
Angleterre. Mais on oubliait que M. de Boigne n'avait jamais été
en relations avec le sultan de Mysore, que sa carrière militaire
dans l'Inde eut pour théâtre des provinces distantes de 400 lieues
de la capitale de Tippöo, et enfin qu'il habilait Londres depuis deur
ans lorsque Tippöo fut vaincu et tué. Les historiens anglais les plus
intègres et les journaux de ce temps, qui n'avaient aucun motif de
cacher la vérité , ne contiennent pas la moindre allusion qu'on
puisse interpréter contre cet homme de bien. Nous n'avons pu
découvrir la source de ces bruits, accueillis trop légèrement par
d'estimables écrivains tels que Stendhal (MÉMOIRES D'UN TOURISTE),
et plus récemment Mme Lenormant (LE CORRESPONDANT, tome LXIX,
page 738 , année 1866 ). La BIOGRAPHIE GÉNÉRALE de Hoefer (édition
de 1860 , tome V, page 404) a fait justice de ces imputations regret
tables, déjà implicitement réfutées par le Mémoire publié à Cham
béry en 1830 (note i de la page 99) . A deux reprises, à quarante
deux ans d'intervalle , la justice eut à condamner des écrits diffa
matoires où l'on calomniait la carrière militaire du général de
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 255

» royaume de Mysore , enjeu de cette guerre , était


> entre les mains des Anglais. Ce jour -là, la puissance
» musulmane qui limitait depuis trente ans les progrès
» de la Compagnie s'écroula tout entière . On n'aurait
» point osé dans ce temps annexer des royaumes
» comme on le fit un demi-siècle après ; lord Wellesley
se contenta d'adjoindre une province aux domaines
» de la Compagnie , de placer sur le trône fragile de
» Mysore un enfant issu des anciens rajahs du pays,,
» et de distribuer quelques parcelles de territoire à
» ses alliés du moment, le nizam Aly et les chefs mah
» rattes, qu'il devait bientôt poursuivre de ses ardeurs
» de conquête (1) . »
Toute crainte de voir renaître dans l'Inde l'influence
française avait disparu avec Tippöo -Saheb, et le mar
quis Wellesley, dans une dépêche à son gouvernement,
n'hésitait point à désigner les Mahrattes comme le
dernier obstacle à l'asservissement général de l'Hin
dostan . En dix -huit mois , il avait brisé les deux rem
parts de l'Inde du sud, les sultans de Golconde et de
>

Mysore ; le Dekkan était ouvert ; rien ne séparait plus


de Madras et de Bombay, devenus ses points d'attaque
maritimes , la longue ligne de petits États mahrattes
épars au flanc des Ghâttes et des Vindhyas , depuis
Dharwar jusqu'à Poonah et Oudjeïn.
Boigne. Le 27 octobre 1828 , le tribunal sarde de Casal punit un 1
Diarchand de scandales qui voulait faire acheter son silence ; en
1870, le tribunal français de Chambéry condamne les légèretés d'un
journal qui, dans un intérêt politique, n'avait pas craint d'outra
ger une noble mémoire.- Voir le n° XX des Pièces justificalives.
( 1 ) Lives of IndiAN OFFICERS, by John W. Kaye, cité par H. Blerzy
( Revue des Deur-Mondes, 15 avril 1868 ).
256 LES SUCCESSEURS

« Il ne s'agit plus , disait-il , que de pourvoir à la


sécurité et à la défense des possessions anglaises, de
battre en rase campagne les chefs confédérés, de réta
>

blir dans leurs droits, sous la suzeraineté de l’Angle


terre, le Peychwah des Mahrattes et le Nizam d'Hyde
rabad, de tirer de la misère, de la honte et de l'esclavage
le vieil et malheureux empereur Shah - Aulum et la
maison royale de Timöor, d'extirper enfin du pays les
derniers vestiges de l'esprit français. »
Le marquis Wellesley faisait allusion au successeur
de M. de Boigne, le colonel Perron , brave et énergique
soldat, diplomate imprudent, qui portait aux Anglais la
haine que Malcolm avait vouée aux Français, mais qui
ne possédait ni sa finesse ni sa réserve , et oubliait
parfois le dicton persan : Si la parole est d'argent , le
silence est d'or .
La situation géographique des États de Dólat-Rao
Sindhia les rendait en effet menaçants pour les intérêts
britanniques ; quelques unes de ses principales forte
resses s'élevaient au sein de territoires soumis à la
Compagnie ; possesseur d'Agrah et de Delhi, se déve
loppant, en arrière du Gange, sur toute la frontière
anglaise du nord-ouest , il restait surtout redoutable
par l'organisation et le renom de cette armée dont
les victoires avaient fondé l'empire de son oncle .
Jamais troupes, ni en Asie ni peut-être en Europe ,
n'avait enduré plus de fatigues et livré de plus rudes
combats pendant vingt années de service actif , dit
Franklin . Ces brillants cavaliers que Sindhia conduisit
de sa personne à l'attaque des régiments rouges, de
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 257

1774 à 1782, ces rudes vétérans de Patoûn et de Luc


kairee qui semblaient encore animés par le génie du
chef qui les conduisit si souvent à la victoire (1 ) de
vaient offrir plus de résistance à Wellesley que les
réguliers du Nizam ou les recrues de Tippöo.
« L'armée des Mahrattes , avouait le général Lake
dans un rapport officiel, est sur un meilleur pied que
la nôtre. Ils ne regardent point à la dépense , ils ont
trois fois plus de servants que nous pour chaque pièce
d'artillerie . Leurs bæufs d'attelage , beaucoup plus
nombreux que les nôtres , sont des bêtes de premier
>

choix . Les sacs de soldats et les bagages sont transpor


tés à dos de chameau , ce qui leur permet de doubler
les étapes. »
Une guerre d'Hindous contre les Anglais, dit Ma
caulay en parlant des temps de Robert Clive et de
Warren Hastings , était une guerre de brebis contre des
loups ; mais, en 1802, les brebis étaient accompagnées
de tigres , d'éléphants et de léopards .
Malheureusement pour le jeune prince des Mah
rattes , le colonel Perron fut surpris par l'abdication
politique du Nizam et le désastre de Tippöo - Saheb
avant d'avoir réalisé la coalition qu'il rêvait de for
mer entre ceux des princes hindous qui n'étaient point
encore tombés sous la pesante domination de la Com
pagnie . Une succession d'événements malheureux ,
quelques entreprises avortées , et surtout les sugges
( 1) Ces détails sont tirés de James Grant, des livres si appréciés
en Angleterre de Thornton, et du résumé des écrits de Grant Duff,
publié dans la Revise britannique de juin 1869 (96 série, tome III ).
17
258 LES SUCCESSEURS

tions perfides de dignitaires ambitieux, disposés à


compromettre tout ce qui n'était pas leur propre for
tune , pour prendre la place d'étrangers qu'ils consi
déraient comme des intrus, firent perdre au chef de
l'armée la confiance du prince. Jamais cette mutuelle
entente n'eût été plus nécessaire ; jamais cette inti
mité d'esprit, cette identité de vues entre le souve
rain et les inspirateurs de sa politique ou les exécu
teurs de sa volonté ne furent plus impérieusement
commandées par les circonstances. Mais il y avait
trois royaumes chez les Mahrattes :: l'un à Poonah ,
où les Bramahnes s'essayaient à ces effrayantes et
secrètes associations moitié religieuses , moitié poli
tiques , d'où sortirent les insurrections de 1809 , de

1816 , de 1837; l'autre à Indoor , où Holkar recrutait,


avec l'or anglais, des soldats qui devaient tour à tour,
d'une année à l'autre , servir et combattre la Com
pagnie; à Oudjeïn enfin , où l'inexpérience d'un prince
7

bienveillant demeurait impuissante à maîtriser les


impatiences, les rancunes , les appétits de chefs ras
sasies de discipline et affamés d'aventures . Ces diplo
maties embrouillées, les intrigues multipliées de ces
trois cours , dont les princes se détestaient et que le
péril commun ne put réunir , seraient aussi confuses
et aussi fastidieuses à décrire que les rivalités des
petites républiques italiennes du moyen âge; on dirait
ces milliers de vagues déchaînées par les vents d'équi
noxe sur la mer des Indes ; le regard se perd sur ces
crètes écumantes qui se pressent, se hâtent , se con
fondent sans que l'esprit y découvre un point plus
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 259

saillant , une blancheur plus étincelante , une ombre


qui se détache des ombres .
Perron , averti par M. de Boigne des dangers de la
situation, prenait toutes les précautions que son expé
rience lui suggérait ; il créait deux brigades de plus ,
tenait tête aux complots de palais qui menaçaient son
influence , surveillait de près les ministres mahrattes,
trésoriers, juges et courtisans; mais, absorbé par des
luttes politiques ou militaires qui se renouvelaient et
se diversifiaient à l'infini, il ne se méfiait point assez
des menées de Malcolm qui déjà l'accusait, à Cal>

cutta et à Poonah , de transformer l'armée régulière


de Dôlat- Rao en une armée exclusivement française.
La population du Dowab le regardait comme son
souverain ; l'absence prolongée de Sindhia , qui rési
dait dans le Dekkan , la faiblesse et la mollesse de la
cour rehaussaient son influence. Représentant le pou
voir exécutif , payant et nourrissant les troupes , usant
de son pouvoir sans rendre de comptes à qui que ce
fût, Perron était considéré par les natifs comme leur
maître absolu et le propriétaire des revenus et du ma
tériel dont il disposait comme général. L'empereur
régnant, Shah -Aulum , était un instrument inerte
entre ses mains. De fait, Perron pouvait se dire le chef,
au centre de l'Hindostan , d'un État français indépen
dant , et qu'appuyaient le nombre et la discipline de
troupes bien commandées.
Une lettre écrite par M. Drugeon à M. de Boigne
(de Delhi, 30 avril 1802) contient à ce propos une
phrase d'un pittoresque expressif :
260 LES SUCCESSEURS

« M. Perron est ici pour le pouvoir comme un roi de


Prusse, et comme un Crésus du côté de l'argent, qui
tombe comme la pluie la plus abondante, nuit et jour,
chez lui , sous forme de roupies..... Vous avez fait la
soupe pour les autres ,រ et ils n'ont que la peine de la
manger aujourd'hui..... Si vous étiez ici, grand Dieu !
quelle fortune immense vous pourriez laisser au fils
que vous avez, sans compter le commandement de
toutes ces provinces qui lui serait bien assuré par la
suite; et que d'heureux vous feriez (1) ! »
Perron n'avait cessé , malgré la mort de Tippöo
Saheb et la ruine de ses espérances de coalition , d'en
tretenir d'actives relations avec les Français . On assure
même que Bonaparte , alors dans toute la fougue de
ses rêves d'Orient , lui envoya des agents secrets char
gés de concerter avec luil'association des princes bin
dous contre la tyrannie britannique.
En quittant le commandement , M. de Boigne , ren
dant à son prince un service suprême qui malheu
reusement n'eut pas les résultats qu'il en espérait,
avait réparti ses brigades en trois campements fort
éloignés les uns des autres : la première à Poonah
avec le colonel Perron , la seconde à Muttrah avec le
major Sutherland , la troisième àKoël avec le capitaine
Pedrons. Licenciez vos troupes, écrivait-il à Dólat-Rao ,
plutôt que de les réunir sous la direction d'un seul
homme , comme une menace d'invasion . Évitez que
>

la Compagnie n'en prenne ombrage. Rompez les bri

(1) Voir les nos III et IV des Pièces justificatives,


DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 261

gades, détruisez ce magnifique instrument de combat ,


plutôt que de faire la guerre aux Anglais (1).
En conseillant au jeune prince d'anéantir son armée
régulière plutôt que de donner des inquiétudes à Wel
lesley et à Malcolm , M. de Boigne, conséquent avec ,
lui-même , continuait à mettre en pratique ces prin
cipes de conduite qui avaient jusqu'alors écarté tout
prétexte de conflit entre les Etats de Sindhia et la puis
sance britannique:
Le prince céda aux sollicitations, d'ailleurs fort
légitimes , de Perron et concéda le commandement en
chef à cet officier distingué, actif, exact , qui n'avait
d'autres délassements que les rudes labeurs de son
métier , disait Wellesley , et qui, au feu , ajoute Smith ,
allait droit devant lui , comme un éléphant de combat.,

( 1) Les historiens anglais qui fournissent les détails les plus cir
constanciés et les plus sûrs sur cette période de l'histoire de l'Inde
centrale , de 1780 à 1803 , si mal connue en France, sont James
Grant et le major Smith . Le livre de James Grant (HISTORY OF THE
MAHRATTAS) a paru à Londres en 1826 et n'a point été traduit en
français. Les passages où il est parlé du général de Boigne sont les
suivants : Extraits de ses mémoires (tome II, page 476 ; III, 27 à 29) ;
son infanterie régulière (III , 35) ; son énergie à Patoûn (III , 73) ;
ses créations du Dowab (III , 74) ; le plan d'attaque à Luckairee et
les affaires du Dekkan (III , 83 >, 181 , 235) ; affaires de Delhi (II, 476 à
482) ; Sindhia ( III , 246) .
Le livre du major Smith , imprimé à Calcutta , sans date, est fort
rare ; un exemplaire s'en trouve à Londres, dans la bibliothèque
du secrétariat d'Etat pour les Indes ; on suppose qu'il a été écrit
en 1804 et imprimé de 1805 à 1807. Il a pour titre : A sketch of the
risc , progress , and terminalion of the regulars corps formed and
commanded by Europeans, in the service of the native princes of
India , with détails of the principal events and actions of the lale
Mahratta war, ly Louis -Ferdinand Smith, lale major in Dawlat Rao
Scindia's service; et pour épigraphe : Sil mihi fas audita loqui.
262 LES SUCCESSEURS

Le capitaine Smith a raconté ses luttes avec Nana


Farnawees , Luckna -Dada , les Radjpouts et surtout
l'aventurier George Thomas qui , pareil à ces condot
tieri italiens du xve et du xvre siècle dont la vie flotte
entre l'histoire et la légende , se fit à coups d'épée un
royaume militaire d'où sa mauvaise fortune, plutôt
que le génie de son rival, le rejeta dans l'ombre et
l'oubli , vers 1801.
Un des premiers soins du colonel Perron fut de
confier la garde du vieil empereur Shah -Aulum et le
commandement de Delhi à son lieutenant Drugeon , le
seul officier qui lui parût sûr, quoiqu'on eût essayé de
le perdre dans son esprit, et que M. de Boigne eût dû
se porter garant de sa conduite . Il remit les brigades
du Dekkan au colonel Pohlman , celles du Dowab à
Pedrons et s'installa à Agrah , d'où il surveillait avec
>

plus d'efficacité les mouvements de ses ennemis.


Depuis la mort de son oncle, Dolat-Rao était devenu
le centre des mille intrigues d'une cour corrompue et
divisée pour laquelle le général des réguliers , l'admi
nistrateur opulent du Dowab était une proie que
chaque parti souhaitait d'accaparer. Les Begums,
veuves de Sindhia , réclamaient,> pour leurs fils, les
priviléges équivoques de leur naissance ; chacune
d'elles avait ses partisans; elles intriguaient en même
temps auprès de Shah -Aulum dont les officiers leur
octroyaient, sans se faire prier, à beaux deniers
comptants , un firman impérial d'investiture que nul
ne respectait ; auprès du Peychwah qui les renvoyait
de Dôlat-Rao à Holkar ; auprès de Perron , dont elles
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 263

mendiaient l'appui; auprès des Anglais , à qui elles


citaient les récents exemples de la Begum de Kanodge
et de la Begum de Sirdanah ( Begum Sumröo) restées
maîtresses des États héréditaires de leurs maris (1).
Ces divisions intestines avaient pris un caractère
d'animosité extrême. Les assassinats , les empoison
nements, les exécutions militaires se succédaient avec
de tels détails tragiques que l'histoire des Atrides
devient un roman pastoral à côté de ces annales de
l'Inde .
Holkar , dont l'énergie et le renom faisaient, depuis la
mort de Sindhia , le véritable héros des Mahrattes ,
héros brutal et vulgaire ( 2), profitait de ces querelles
pour usurper le rôle de médiateur et rejeter sur le Pey
chwah l'odieux et l'impopularité des dissensions inté
rieures des cours de Poönah , d'Oudjeïn, d'Indöor et de
Delhi; il desservait le colonel Perron auprès de Shah
Aulum et de Dólat-Rao, l'accusant d'accroître ses res
sources de façon à se trouver en état de faire bientôt
ses conditions, de se décerner à lui-même des dignités
et un pouvoir que le général de Boigne n'avait point
osé demander. Les ministres du Peychwah , vendus à
l’Angleterre, et dont Nana- Farnawees était le plus per
vers et le plus adroit, inclinant leur maître tantôt vers

( 1 ) Voir la correspondance de MM . Drugeon et Perron aux nos III


et IV des Pièces justificatives.
(2) M. Fraser fait remarquer le contraste existant entre le mah
ratte Holkar et les moindres chefs radjpouts. La perfidie est dans
le caractère des Mahrattes ; Holkar est leur type le plus complet ;
nul trait de générosité à citer de lui (REVUE BRITANNIQUE, janvier
1872, p . 105 ).
264 LES SUCCESSEURS

Dólat-Rao , tantôt vers Holkar, et irritant par ce jeu


de bascule leur rivalité mutuelle , publiaient dans l'ar
mée que Perron se fortifiait à Koël pour s'y assurer un
refuge, et exaspéraient les convoitises populaires par
la légende des trésors fantastiques qu'on l'accusait d'y
amasser.. Gopaul-Rao , le vieux compagnon de guerre
de M. de Boigne , restait seul fidèle à ses affections , et
défendait les Européens contre l'irritation croissante
des natifs et des chefs mahrattes dont Malcolm exploi
tait les rancunes. Tel était cependant le prestige des
officiers de M. de Boigne que nul n'osa ouvertement
s'attaquer au colonel Perron tant que Holkar, dissi
mulant sa fourberie , n'eut pas tiré le canon sur les
Begums de Sindhia .
Perron fut moins heureux avec les Radjpouts qu'avec
les ministres du Peychwah. Toute cette frontière du
nord-ouest était en feu ; les rajahs du versant oriental
des Aravalis, comme ceux qui habitaient entre cette
chaîne et le Sutledge , refusaient le tribut ; les zemin
dars maltraitaient les agents de Dôlat-Rao, et les corps
de cavalerie envoyés pour les punir furent poursuivis
et dispersés. Le rajah de Jeypöor se déclara le chef
apparent d'une coalition qui menaçait de devenir aussi
formidable que celle de 1790 ; Perron envoya contre
lui le major Sutherland avec les brigades de Muttrah.
Sutherland se laissa battre. Skinner, alors fort jeune , >

prit part au combat et le raconte ainsi dans ses Mé


moires :
« Les Rhators s'approchaient au nombre de plus de
dix mille . Le bruit de leurs chevaux et de leurs cris
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 265

s'élevait comme un tonnerre au - dessus des clameurs


de la bataille. Ils arrivèrent d'abord au galop ordi
naire et pressèrent leur allure en approchant. L'artil
lerie bien servie de la brigade faisait pleuvoir sur eux
la mitraille, les sapant par centaine à chaque décharge.
Ils arrivaient comme un ouragan , foulant aux pieds
de leurs chevaux quinze cents d'entre eux , couchés par
terre par le canon . Ni le feu nourri de la mousqueterie,
ni le mur d'acier des baïonnettes ne purent arrêter
cette trombe humaine. Quand ils eurent passé, la bri
gade de Dudernaig avait disparu , quelques pelotons
échappèrent au massacre en se couchant parmi les
morts. Les Rhators avaient continué leur charge à
fond. La cavalerie qui formait la seconde ligne se
débanda sans les attendre >, et les Rhators, les poussant
devant eux comme un troupeau de moutons, les pour >

suivirent l'épée dans les reins pendant plusieurs milles.


Quand ils revinrent, au bruit des cymbales, sur le
théâtre de l'action , ils firent encore deux charges sur
les autres brigades qui battaient en retraite, et nombre
de cavaliers, pénétrant dans les carrés , y furent tués
à coups de baïonnette (1 ). »
L'année suivante , Perron voulut prendre sa revan
>

ché et chargea de légères colonnes mobiles de faire


des exemples dans les provinces insurgées. Ses offi
ciers, car il ne put diriger lui-même ces expéditions,
remportèrent quelques succès sur les rajahs d’Alvar,
de Bhurtpöor et de Matchery , mais ils furent battus
( 1) MILITARY MEMOIRS of James Skinner , by Baillie Fraser. – Voir
aussi la Revue britannique (édition de Paris) de janvier 1872 ...
266 LES SUCCESSEURS

par le rajah d'Ouneara . Skinner, chef du bataillon que


devaient appuyer les troupes irrégulières du rajah de
Karoly , trahi par ce chef, tomba blessé après un rude
combat ; conduit au rajah , il fut comblé de soins et
de cadeaux par ce Radjpout, l'un des plus chevale
resques de sa race (1 ).
Ces revers successifs, causés par la légèreté avec
laquelle , malgré les ordres réitérés de Perron , ses
lieutenants exposèrent des bataillons isolés au choc
d'innombrables cavaliers , ne laissèrent pas que de
discréditer les troupes régulières, jusque - là réputées
pour invincibles, et il passa en proverbe chez les natifs
que le général de Boigne , en quittant l'Inde , avait
emporté le mahi-marajatib ou talisman des Mahrattes,
ce fameux poisson de bronze que l'empereur Akbar
donna en 1617 à un aïeul de Sindhia comme gage
d'estime et insigne de royauté.
C'est à ce moment que Dôlat-Rao , sentant le ter
rain vaciller sous ses pas, menacé à Poonah par des
intrigues occultes dont il devinait le péril sans pouvoir
le saisir corps à corps et le combattre, attaqué sur ses
frontières par les Radjpouts et les Seikhs , ébranlé
jusqu'au centre de ses États héréditaires par le rajah
d'Indoor, Holkar, le vieil ennemi de sa famille , flot
tant irrésolu entre ses feudataires mahrattes dont il

(1) Skinner raconte qu'il resta quarante heures sans secours sur
le champ de bataille , gisant à côté d'un soubahdar, radjpout de
haute caste qui, mourant d'épuisement et de soif, refusa obstiné
>

ment l'eau que lui offrait une femme de basse caste ( Ichoumar ),
en disant : Je n'ai que quelques heures à vivre; ce n'est pas la peine,
pour si peu, de renoncer à mes croyances et de souiller mes lèvres,
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 267
connaissait la versatilité et ses officiers français qu'on
lui rendait suspects, et prévoyant que les Européens
à la solde des rajahs du nord imiteraient bientôt
l'exemple de l'irlandais George Thomas, écrivit à M. de
Boigne pour håter son retour ( 1). L'intention du géné
ral était de revenir dans l'Inde‫ ;ܪ‬il fut arrêté par des
motifs personnels, et , lorsque le prince lui adressa
un suprême appel , il n'était plus en son pouvoir de
remédier à une situation plus qu'à demi perdue.
George Thomas ,> marin déserteur,> était entré suc
cessivement au service de la fameuse Begum Sombro
et d’Appa Kandâro , rajah de Bhogpoor. Chargé de
réduire les zémindars réfractaires dans cette partie de
l'empire mogol , entre le cours supérieur de la Jumma
et celui du Sutledje , où , depuis le départ de M. de
Boigne, l'action de Dôlat-Rao restait inefficace, il pro
fita de l'affaissement bien vite apparent du pouvoir
pour réclamer du rajah l'autorisation de conquérir sur
les populations à peu près indépendantes de ces hautes
vallées un fief dont les revenus seraient affectés à l'en
tretien de ses troupes . La mort du rajah et un sem
blant d'investiture par le Peychwah le décidèrent à
jeter le masque ; il refusa le tribut , releva les rem
parts de la ville ruinée de Djydjghore, y attira des
habitants par toutes les libertés possibles, dit-il, frappa
des monnaies , fondit des canons et créa en peu d'an
nées (1797 à 1800 ), aux dépens des Seikhs et des
Mahrattes, une principauté dont Dolat- Rao, fort inquiet

(1) Voir la dépêche transcrite au chapitre XII.


268 LES SUCCESSEURS

de ce précédent qui pouvait encourager bien des ámbi


tions , décida la suppression .
L'étrange histoire de cet homme atteste combien il
était encore facile, à cette date, de se tailler un petit
royaume dans ce manteau de drap d'or traînant à
terre que déchiraient à belles dents tous les chiens
d'Europe, suivant l'expression de Holkar. Le procédé
était à la portée de quiconque se sentait suffisamment
d'audace et se débarrassait des préjugés.
J'eus plus de bonheur queje n'en pouvais réellement
attendre, disait Thomas. Quand j'eus ramassé environ
quatre mille aventuriers et que je marchais contre les
Syckhs avec une douzaine de canons, je perdis le tiers
9

de mon effectif, mais j'en tuais le double à l'ennemi.


Cette mise de fonds me procura cent mille roupies ;
j'en réalisai deux cent mille,autres en échange des
otages ; et tout cela fit la boule de neige.
Perron , assez embarrassé pour réduire dans cette
province lointaine un aventurier audacieux qui dis
posait de soldats prêts à tout et se targuait de l'appui
de l'anglais Dyce, tout-puissant à Sirdanah, le fit atta
quer simultanément par ses voisins les Radjpouts, les
Seikhs et les Djâts . Thomas les battit, mais au prix
de pertes sensibles ; et, avant qu'il ne les eût réparées, &

Perron le fit assaillir par le contingent du Rohilcund


appuyé d'une brigade, et le força à se rendre à discré
tion ( 1).
( 1 ) MILITARY MEMOIRS of George Thomas vho by extraordinary
tulents and enterprise risen from an obscure situation to the rank of
a general in the service of the native powers in the north -west ofIndia ,
by W. Franklin . (Calcutta , 1803.)
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 269

La défaite de George Thomas, dont on fit grand bruit


à Oudjeïn et à Poönah, assura pour quelques mois la
tranquillité de Perron qui , faisant de la cité impériale
d'Agrah sa résidence politique et de la forte ville de
Koël le centre militaire de ses possessions, semblait
s'y dégager insensiblement de tous liens de dépen
dance envers le prince.
Dôlat-Rao éprouvait dans le sud les mêmes décep
tions que dans le nord ; et s'il avait à craindre de la
part de son général quelques velléités d'indépendance ,
certainement exagérées par les rivaux de Perron , il
voyait, au coeur de ses possessions, Holkar, le vaincu
de Luckairee, se relever par l'or anglais, lui disputer
de plus en plus hardiment à la cour de Poönah l’in
fluence héréditaire dont y avait joui jusqu'alors la
dynastie de Sindhia, mettre le Peychwah en demeure
de livrer à ses troupes les forteresses de Sattarah , de
Merritch et de Dawletabad , les clés des vallées du
Tapty et de la Nerbuddah, puis , sur son refus, l'atta
quer avec vingt mille cavaliers soutenus par un corps
auxiliaire d'artilleurs anglais . Malcolm avait atteint le
but ; le reste était à faire au temps , cette personne res
pectable, disait-il, qui se charge de résoudre honnête
ment les cas difficiles.
La guerre civile continuait. Holkar venait d'anéantir
la dernière armée du Peychwah , et avec elle dix des
meilleurs bataillons réguliers de Sindhia ; la prise de
Poönah forçait Sindhia à concentrer autour de sa ca
pitale tous ses contingents , et il envoyait messagers
sur messagers à son lieutenant Perron pour l'infor
270 LES SUCCESSEURS

mer des périls qu'il courait et hâter l'envoi des trois


brigades. Perron hésitait;‫ ܪ‬il sentait que ses ennemis
ne pourraient lui nuire au Durbar du prince tant
qu'il aurait sous la main ces trois dernières brigades,
car telle était la nature des corps réguliers au ser
vice mahratte qu'ils avaient plus d'affection pour
leurs officiers que de dévoûment au souverain .
Il comprenait aussi que dégarnir le Dowab c'était le
livrer à l'invasion anglaise et abandonner un terrain
de combat merveilleusement préparé pour la défense
et de longue date, pour courir les chances défavorables
d'une campagne pénible au milieu des précipices et
des forêts du Dekkan . Dôlat-Rao n'accepta pas ces rai
sons ; il avait alors pour unique objectif le secours pro
mis au Peychwah , et les graves intérêts qui étaient en
jeu dans les Ghâttes l'absorbaient au point de lui ôter
toute idée nette sur les intérêts plus importants encore
qui s'attachaient pour lui à la possession du Dowab et
des provinces de Gwalior et d’Agrah. Les calomnies de
Farnawees, les avis des agents anglais, leurs insinua
tions perfides rapprochées des quelques échecs éprou
vés par les brigades avaient irrité Dôlat- Rao contre
son général ; celui-ci avait été surpris de l'attitude
embarrassée et soupçonneuse du prince ; sa fierté s'en
était émue ; il n'avait point dissimulé qu'il en était
blessé ; ces froissements avaient produit une méfiance
mutuelle que mille incidents, trop insignifiants pour
ne pas être négligés en toute autre occurrence mais
interprétés méchamment par les uns , anxieusement
par les autres, contribuèrent à envenimer. On ne peut
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 271

affirmer, à une telle distance des événements et en l'ab


sence de documents précis , de quel côté furent les
premiers torts ni sur qui doit retomber la responsa
bilité d'un aussi grave dissentiment. Les Anglais , si
hostiles à Perron, admettent toutefois qu'on le desser
vit auprès du prince et qu'il dut , à plusieurs reprises,
>

prendre des précautions pour sauver sa vie. Toujours


est- il que ce défaut d'entente, exploité par les ennemis
des Mahrattes, amena pour ce peuple les plus désas
treuses conséquences.
La diplomatie anglaise poursuivit sans trève ni
répit l'heureuse chance que lui offraient la division des
Mahrattes, les troubles civils et les querelles des chefs
européens. Des intrigues adroitement combinées for
cèrent le Peychwah, menacé dans son dernier asile
par Holkar, mal défendu par Sindhia impuissant à
le dégager, à livrer sa capitale aux agents britan
niques par le traité de Bassein ( 28 janvier 1803) ; les
autres princes Mahrattes , vivement attaqués , furent
écrasés à la journée d’Assye par Wellesley (23 sep
tembre) , tandis que George Lake battait les troupes
de Perron à Allyghûr (29 août) et en avant de Delhi
(11 septembre).
Après la signature du traité de Bassein , Dôlat -Rao
avait mandé Perron à Oudjeïn, pour qu'il eût à rendre
compte de ses actes. Le récit du colonel Skinner éta
blit combien déjà les rapports étaient tendus entre le
général et le prince. Ce qui se passa dans cette entre
vue disculpe Perron de tout reproche d'ingratitude et
d'incorrection de conduite . Arrivé le 20 mars 1803 au
272 LES SUCCESSEURS

camp d'Oudjeïn, Perron ne fut admis que le 26 à l'au


dience in the presence) du prince, qui le fit encore
attendre deux heures, car il s'amusait à enlever des
cerfs -volants. Après l'échange de quelques mots ,
Dôlat- Rao l'ajourna à trois semaines . Le jour où il
reçut enfin l'invitation de se rendre au Durbar du
jeune rajah , Perron fut averti par un ami de se tenir
sur ses gardes , attendu que Rao -Ghatkea , beau -père
de Dôlat-Rao, avait résolu de s'emparer de lui au
moyen des 500 Pathans du rajah Badahour -Khan
pour l'enfermer dans un lieu d'où il ne sortirait pas
vivant .
Perron, invité avec ses officiers européens qui n'é
taient que trente , se fit suivre des 300 officiers indigènes
des deux brigades campées à Oudjeïn, bien armés, et
répondit à l'observation du prince sur la force inusitée
de son escorte qu'il suivait ponctuellement le règle
ment de son oncle Sindhia. L'attitude résolue des offi
ciers déconcerta les Mahrattes; le complot avortait.
Gôpaul-Rao , le vieil ami du général de Boigne, con
7

seilla tout bas à Dôlat -Rao de ne point risquer sa vie


dans une lutte inégale. Les chefs hindous se confon
dirent en politesses ; le bétel circula, on distribua des
Khélats à tout.ce monde, mais sans réussir à éloigner
le général des siens.
A l'issue de l'audience , Perron tira son épée,
et , la déposant sur les coussins du trône , dit au
prince qu'il avait vieilli à son service , et qu'il
>

ne lui convenait pas d'être insulté par d'éhontés co


quins tels que ceux qui le calomniaient; qu'il don
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 273

nait sa démission , et que désormais ses officiers ne re


cevraient plus d'ordres directs que du prince. Dôlat
Rao l'embrassa et s'excusa ; Perron tint ferme et prit
congé .
De semblables conditions n'étaient point de nature
à rendre plus facile la défense du territoire. L'unité de
commandement , la décision du chef, la confiance des
soldats faisaient également défaut. Bourquien , com
mandant de Delhi , et qui aspirait છેà remplacer Perron ,
l'accusait hautement de mollesse, et intriguait à Mut
trah pour provoquer une révolte des cavaliers indi
gènes , les assurant qu'avec lui ils seraient sûrs de
vaincre . Tout atteste cependant , malgré les insinua
tions des écrivains anglais (1 ) , que Perron ។, livré à
ses seules ressources , mécontent et suspect , atten
dant chaque jour un successeur qui ne vint pas , tint
tête à l'orage et fit son devoir .
Malheureusement, il avait aſſaire à des adversaires
qui laissaient le moins de prise possible au hasard.
Avant d'attaquer Perron , lord Wellesley avait pris
ses précautions. Dans un voyage d'exploration qu'il fit
à Bénarès et à Lucknow en 1801, après la défaite de
l'irlandais Thomas, lequel recevait, à n'en pas douter,
ses inspirations de l'agent politique de Lucknow, il se
fit mettre au fait de l'état du pays, des ressources du
Dowab, et étudia sur la carte , avec Thomas et Dyce , >

le fort et le faible de cette frontière des Mahrattes (2 ).


( 1 ) Smith , Franklin , Fraser, etc. Voir la REVUE BRITANNIQUE ,
loco cilalo, pages 89 à 99.
( 2) Voir l'anecdote de la flottille du Gange, racontée par le capi.
18
274 LES SUCCESSEURS

Quand les succès de Holkar et la fausse situation de


Dôlat -Rao , entre Sutherland réclamant les brigades
de Koël et Perron refusant de dégarnir le Dowab , eu
rent amené le Peychwah à solliciter enfin des Anglais
cette intervention depuis si longtemps préméditée et
dont ils attendaient impatiemment l'occasion , John
Malcolm et Wellesley démasquèrent toutes leurs bat
teries. Au sud-ouest , le rajah de Baroda , de la célèbre
>

dynastie mahratte des Guikowar, se déclara contre


Dôlat-Rao, dont il avait été jusque-là l'apparent ami, et
livra sa capitale à un corps anglais débarqué à Cam
baye ; au centre du Meywar, le rajah de Karoly vint
piller les frontières du Malwa ; au nord , Wellesley,
usant du procédé qui lui avait si bien réussi dans le
Dekkan contre le Nizam , désorganisa les brigades de
Perron par l'ordre à tous sujets britanniques de quitter
sur -le- champ le service étranger, sous peine de forfai
ture, sauf à recevoir à titre d'indemnité une large
pension de la Compagnie. 37 officiers , parmi lesquels
le major Smith , Armstrong , Gardiner, Sutherland
Hearsay, Shepherd , obéirent à l'ordre du gouverneur
général, et reçurent des pensions variant de 400 à 1,200
roupies par mois ( 1). D'autres, tel que Skinner fils d'un
Écossais et d'une femme radjpoute, qui ne se croyaient
pas aussi strictement tenus à ce qu'on appelle loyalty,
furent congédiés par Perron .
taine Franklin dans l'ouyrage déjà cité et à laquelle il est fait allu
sion dans la Revue britannique de janvier 1872.
( 1 ) Le récit du jor Smith en donne une liste, la plus correcte
qu'il ait pu établir. Le total des pensions s'élève à 15,425 roupies
par mois, environ 480,000 fr. par an.
DU GÉNÉRAL DE BOIĠNE. 275

Le général, raconte Skinner, répondit à mes obser


vations en me criant en mauvais anglais : Non ! non !
monsieur Skinner, je n'ai pas confiance , je n'ai pas
confiance ,> et tous vous vous en irez. Adieu , monsieur
Skinner ; je n'ai pas confiance, je n'ai pas confiance.
Et tournant la bride de son cheval, il partit au galop
sans tenir compte de ma colère (1 ).
George Lake , parti de Lucknow, avec les plus so
lides régiments de l'Inde anglaise, pénétra dans le
Dowab sans coup férir, grâce à la connivence des
rajahs de Kawnpore et de Kanodje. Koël capitula
après avoir reçu quelques obus ; Perron fut surpris
dans la plaine d'Alleghůr ; la résistance de la citadelle
protégea sa retraite ; le 76e d'infanterie l'emporta
d'assaut après une lutte acharnée, et s'y gorgea de
roupies. Skinner, qui assistait au combat en simple
curieux, fut saisi d'admiration à la vue des soldats bri
sant les portes à coups de hache sous un feu terrible ,
et pénétrant dans le fort par d'étroits passages entre
des murs crénelés , mais avec une perte d'un homme
sur trois (29 août 1803 ).
Tandis que Perron se retranchait derrière la Jumma
et concentrait à Muttrah les contingents de cavalerie
descendus des montagnes à son appel , Louis Bour >

quien , battu en avant de Delhi (11 septembre), per


dait cinq de ses meilleurs officiers français , trois
mille réguliers tués dans le rang , et se rendait à dis
crétion (2 ). En même temps le rajah ou Maharao
( 1) Publication de Fraser (loco citato ).
( 2) Dubois de Jancigny, UNIVERS, vº Inde, p . 527.
276 LES SUCCESSEURS

d'Alwur, dont la défection fut payée par la conquête de


l'État de Matchery que lui abandonnèrent les Anglais
moyennant un léger tribut , se jetait dans la province
d’Agrah avec dix mille Mewatis, et y opérait une diver
sion fatale aux troupes mahrattes .
Perron , sollicité de trahir Dólat-Rao, repoussa les
offres de Collins avec une noble indignation ; mais la
jalousie des chefs mahrattes et le désordre des opéra
tions ne lui permirent pas de relever la fortune de ses
armes .

Les chefs mahrattes , soutenus par les anciennes


brigades de Sutherland , venaient d'être écrasés par
Wellesley à la bataille d'Assye (23 septembre), après
une résistance héroïque qui prouvait que ces troupes
eussent été invincibles si Dôlat-Rao avait su les con
centrer et imiter la tactique rationnelle des guerres
de 1790 et 1792 , au lieu de les exposer l’une après
l'autre , par groupes épars , aux attaques d'un ennemi
opiniâtre , et surtout si , au lieu d'être abandonnées à
des officiers subalternes , elles avaient été conduites
au feu par leur chef..
La terrible journée d'Assye n'avait point encore eu
de précédents, avoue Smith ; jamais les troupes an
glaises n'eurent à subir des chocs plus vifs, plus impé
tueux . Le 74° régiment, à lui seul, perdit 417 hommes
sur 700. Ce résultat, sans exemple dans l'histoire
militaire des Indes, fut obtenu par la ténacité des huit
meilleurs et plus anciens bataillons de Boigne, formés
de vélérans qui avaient toujours été vainqueurs et qui
souriaient au danger.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 277

Tout espoir de revanche semblait perdu. Après un


troisième et rude combat sous les murs d'Agrah, Per
ron capitula (18 octobre ), obtint la vie sauve pour ses
soldats , et passa en Europe.
Le général Lake devait encore trouver sur sa route
un ennemi digne de lui : c'était la réserve des batail
lons réguliers de Koël, d’un effectif de 9,000 fantassins,
5,000 cavaliers et 3,000 artilleurs , arrivés à marches
forcées du camp sous Oudjeïn , où ils s'étaient retran
chés après la bataille d’Assye .
Ces vétérans avaient conservé le souvenir de leur
ancien général; son nom se mêlait à toutes leurs chan
sons , écrivait Perron ; et , s'il fût revenu au milieu
>

d'eux , il s'y fût trouvé comme un corps saint , selon


l'expression du savoyard Drugeon, tant il y était adoré,
vénéré et regretté. Lake les atteignit au village de
Laswaree , le 1er novembre 1803 , au lever du soleil ;
battu à midi >, secouru à deux heures par trois régi
ments accourus au bruit du canon , il ne fut maître
du champ de bataille qu'aux approches de la nuit : il
avait perdu 189 Européens tués , dont 15 officiers ,
849 blessés, et 2,775 cipayes et cavaliers des régiments
indigènes.
« Sur ce champ si disputé, écrivait Lake dans son rap
port officiel , le dernier où ils aient paru, les vétérans
aguerris du général de Boigne ont soutenu leur vieille
réputation , disputant le terrain pied à pied , se faisant
tuer sur chaque canon . Les 17 bataillons furent dé
truits à coups de baïonnette; tous les cipayes se sont
vaillamment comportés, et s'ils avaient été commandés
278 LES SUCCESSEURS

par des officiers français, je ne sais trop comment les


choses auraient tourné. Jamais de ma vieje n'ai assisté
à une affaire aussi sérieuse , tant s'en faut; et , si
Dieu m'exauce , je ne me retrouverai plus dans une
situation pareille. Ces gaillards-là se battaient comme
des diables , ou plutôt comme des héros (1 ). >>
Quelques semaines plus tard , Dólat-Rao, circonvenu >

par Malcolm , battu dans un suprême effort, à Argaûm


(29 novembre 1803), acceptait les conditions imposées
par lord Wellesley. Le Dowab , avec ses revenus et ses
7

arsenaux , fut cédé à la Compagnie ; Shah-Aulum ne


ressaisit un semblant d'autorité que pour transmettre
aux Anglais les investitures dont il avait comblé
Sindhia ; Dôlat- Rao obtint à grand'peine de conserver
Gwalior, à la condition d'y admettre un bataillon de
surveillance, et son fidèle allié , le rajah de Bérar, fut
contraint d'abandonner la province de Kotah ( 2 ).

(1) Voir le texte dans la WESTMINSTER AND FOREIGN Review (1868


1869).
(2) Voir les détails dans les ouvrages déjà cités et dans celui de
M. Ott (L'Inde et la Chine , tome ſer, page 122). Après la chute de
Dôlat-Rao , Holkar reprit les armes pour son compte ; allié au
rajah de Burthpöor et au chef des Pindaris , Emir -Khan , il fit subir
aux Anglais des pertes sensibles , mais ces efforts isolés étaient
impuissants. Il fut à son tour forcé d'accepter la paix. Le prince
Soltykoff qui vit à Indoor, en 1846, son petit-fils, en fait le portrait
suivant : C'est un enfunt; il a des boucles d'oreilles en émeraudes, un
collier de perles , des bracelets d'or, un lurban rose , un habit blanc,
un bouclier et un sabre. Il élait assis sur les genoux de sa grand'
mère, accroupie sur un divan très -bas. Le jeune Holkar est le petit
fils de ce remuant et fameux Holkar qui a combattu contre les Anglais
el dont la seur s'est signalée aussi contre eux à léle de la cavalerie
de son frère, qui élait absent. (VOYAGES DANS L'INDE ET EN PERSE ,
1853 , 1, 292. )
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 279

L'empire fondé pour les Mahrattes par le général de


Boigne s'écroulait de toutes parts ; rien ne devait plus
faire obstacle à la force expansive de la conquête
anglaise, étonnée cette fois de n'avoir pas été vaincue .
Les limites de cette étude ne me permettent pas de
développer les causes inhérentes à la politique locale,
ou plutôt au chaos d'idées , de rêves , de préjugés qui
formaient le fond de l'esprit public dans l'Hindostan ,
causes moins tangibles à la distance où nous sommes
des événements, mais qui exercèrent une influence dé
cisive sur la conduite de la guerre de 1803, autant par
les obstacles que certaines sectes suscitèrent à Perron
que par l'hostilité que d'autres témoignèrent à Sindhia,
ou par le trompeur et passager appui que les émirs
offrirent à Wellesley. Aucun peuple ne montre à un
plus haut degré que les Hindous le goût de la contro
verse religieuse et n'est , en même temps , plus rebelle
à toute propagande . Le cri devenu fameux en 1858 : 11
faut christianiser l'Inde ! retentissait déjà dans les
chaires et dans les journaux ; il fallait compter avec les
prétentions des missionnaires. Les gouverneurs en
rayaient ce mouvement dangereux ; mais ils le surex
citaient, sous une autre forme, en se servant, dans un
but politique, de la jalousie des Brahmanes contre tout
ce qui n'était pas fanatiquement inféodé à leurs idées
religieuses et , par suite , à leur ascendant local . Les
prêtres hindous et les prêtres mahométans étaient de
venus, à leur insu , et cela dura cinquante années, les
plus opiniâtres et les plus solides instruments de la
finesse britannique.
280 LES SUCCESSEURS

Les Anglais, qui avaient donné comme l'un des pré


textes de la guerre la préférence marquée et outra
geante pour leurs compatriotes , disait Malcolm , que
le colonel Perron accordait aux Français sur les autres
Européens dans la répartition des grades et des em
plois , rejetèrent sur Perron la responsabilité du dé
sastre des Mahrattes . Cette accusation injuste , que
dément le récit des faits, n'était qu'une arme de guerre ,
semblable à tous ces arguments spécieux que la Com
pagnie sut imaginer successivement, les modifiant avec
art suivant les convenances des lieux et des temps,
pour arriver à colorer d'une apparence de raison d'État,
d'un faux air de légalité, leurs plus insignes usurpa
tions . Une citation du livre de Smith donnera l'idée des
préventions que Wellesley entretenait dans les Indes
contre cette armée des Mahrattes qui n'avait d'autre
tort que de gêner ses projets :
« Le colonel Perron , dès qu'il eut envahi la place
» laissée vacante par M. de Boigne , ne dissimula
» point ses préférences pour les Français, ne conserva
» quelques officiers anglais que pour masquer ses
» desseins, et laissa voir clairement que l'armée consi
» dérable ( 1) dont il exploitait la puissance, sans avoir
) eu la peine de la créer, ne serait entre ses mains
» qu’un instrument d'ambition , à son profit d'abord ,
» subsidiairement au profit de ses compatriotes , et
» en dernière ligne, au profit des Mahrattes.
1 » Malheureusement pour ses desseins, chaque Fran
( 1) En 1801 , l'armée régulière se composait de 40 bataillons de
700 hommes, de 240 canons et de 5,000 cavaliers
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 281

çais vulgaire que Perron pourvut d'un grade, au pré


» judice des anciens , paya d'ingratitude l'injuste pré
» férence dont il était l'objet ; ils étaient vulgaires
» dans toute l'acception du mot, vulgaires de nais
» sance >, d'éducation , de principes .
» L'armée de Perron représentait la Révolution fran
» çaise en miniature : des misérables pris parmi des
» cuisiniers, des boulangers, des barbiers, furent nom
» més majors et colonels, chargés du commandement
» des brigades, gorgés de roupies . C'était une frénésie
» égalitaire. Ces officiers et ces principes étaient éga
» lement funestes à l'harmonie politique qui devait
» exister entre le gouvernement britannique et les
» nombreuses puissances des Indes , et nécessitèrent ,
» de la part de la Compagnie, l'obligation de décider
» leur ruine par des motifs de préservation person
» nelle . Lemarquis Wellesley donna la preuve de sa
» sagacité, de la rectitude de son jugement , quand
» il décida l'anéantissement d'une influence aussi dan
» gereuse , aussi corruptive que le devenait celle d'une
v armée jetée au centre des Indes avec de telles
» maximes et une si déplorable pratique de gouver
» nement. Anéantir l'armée européenne des Mah
» rattes dans de telles conditions , ce n'était que
» poursuivre l'exécution du plan concerté contre le
v tyran de Mysore et l'armée française d'Hayderabad .
» Le sens politique de Wellesley ne s'y trompa point :
» ce fut le salut de la Compagnie . »
Perron ne fut coupable que de patriotisme; il aimait
la France, il se croyait appelé à apporter un appoint
282 LES SUCCESSEURS

considérable dans la lutte où la paix d'Amiens allait


marquer un temps d'arrêt. Ce fut là son crime aux yeux
des agents anglais qui n'hésitèrent pas à le charger,
sans preuves , des accusations les plus noires (1 ). Et
puis, il n'était pas de taille à résister à la fois à la
fougue de Wellesley, à la duplicité de Palmer, à
l'énergie haineuse de Malcolm , aux menées occultes de
Farnawees .
Smith , qui le traite si rudement , est d'ailleurs sus
pect ; lorsqu'il servait sous les ordres de Perron , il fut>

personnellement froissé par son général, et eut le


mauvais goût de s'en venger en le discréditant :: il
flattait en cela le sentiment national de ses compa
triotes, et ses informations furent acceptées sans con
trôle. Les Anglais eux-mêmes reviennent aujourd'hui
sur cet arrêt trop partial, et avouent que Perron
fut accusé à tort des revers de Sindhia ( 2).
Si l'on pouvait conserver le moindre doute sur les
causes qui amenèrent fatalement la chute rapide de
l'empire des Mahrattes, il suffirait de feuilleter la cor
respondance de lord Wellesley, celle du colonel Camp
bell , officier de l'armée de Madras ; les dépêches de
lord Cornwallis , du major Palmer, et surtout de sir
John Malcolm , le plus opiniâtre adversaire de l'esprit
français.
L'impression qui se dégage de la lecture de ces docu
ments , c'est que la puissance des Mahrattes, telle que

( 1 ) Trop facilement accueillies par certains écrivains comme


M. L. Rousselet (voir le Tour du monde, 1872, page 195).
(2) REVUE BRITANNIQUE ( janvier 1872 , page 95) ,
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 283

l'avait organisée le général de Boigne , barrière for


midable qui se dressait du sud-ouest au nord-est , en
travers de l'Hindostan , sur un front de cinq cents
lieues , présentait à la conquête anglaise un obstacle
infranchissable. De 1790 à 1796 , pendant cette pé
riode marquée par les grandes guerres d'Europe, la
Compagnie tour à tour s'était préoccupée du génie
de M. de Boigne , elle avait redouté ses desseins, elle
avait táté le pouls , suivant l'expression de Campbell ,
à ce fier ami qu’on savait incapable de complaisances;
elle s'était applaudie de la ruine de sa santé et de cet
épuisement prématuré qui le forçait au repos ; puis ,
elle l'avait regretté , et tout cela sans équivoque ni
préventions, au jour le jour, et pour ainsi dire sous la
pression des événements.
La Compagnie détruisit la puissance des Mahrattes ,
de 1798 à 1803, avec la duplicité et par les procédés
employés contre le Nizam et contre Tippöo -Saheb de
1796 à 1800 , et dont elle devait renouveler l'usage, de
1816 à 1822, contre les fils de Holkar, de 1839 à 1843
contre les fils de Rundjet- Singh ( 1) , de 1850 à 1855
contre l'héritier du roi d'Aoude.

De 1797 à 1802 , l'Afghanistan s'était levé en faveur


de Tippöo - Saheb ; les chefs mogols , limitrophes des
monts Himalaya , et toutes ces tribus guerrières dont
les Rohillas formaient l'avant- garde, s'étaient coalisés

( 1) Les principaux officiers du sultan de Lahore étaient français


ou italiens : Allard , Ventura , Avitabile , Court , etc., les uns ont
laissé le souvenir de talents remarquables et certains un renom do
cruauté.
284 LES SUCCESSEURS

pour entraver les projets de la Compagnie sur le


royaume d'Aoude ; par delà ces contrées encore peu
connues , le roi de Lahore et les princes du Thibet
devenaient un péril grandissant. Le gouvernement de
Calcutta, que les hasards de la guerre maritime lais
saient le plus souvent très-tardivement informé de ce
qui se passait en Europe, redoutait que l'expédition
de Bonaparte en Egypte ne fût la première étape d'une
campagne contre l'Inde . Si les Russes ou les Fran
çais apparaissaient sur les bords de l'Indus , les cava
liers mahrattes, toujours en selle , se jetaient droit
devant eux pour leur servir d'avant-garde, et c'en était
fait de la puissance anglo -indienne.
Wellesley avait la vue perçante ; il prévoyait les
événements et savait choisir les hommes . Il mit la main
sur les deux instruments qui pouvaient le mieux ac
complir sa tâche : George Lake , soldat intrépide ,
dont le dicton favori était que pour être vainqueur il
faut toujours tenir dix minutes de trop ; John Mal
coln , diplomate accompli , esprit inflexible et délié ,
1

qui prétendait n'user que de deux ressorts : la lon


gueur du temps et la bassesse des hommes.
L'habileté de Malcolm fit brèche au sud , dans le
Dekkan . Quand on eut expulsé les Français d'Hyde
rabad , anéanti le Mysore , fomenté des révoltes du
côté de Delhi , ameuté les chefs mahrattes contre le
colonel Perron , et surexcité l'ambition de Holkar, lord
Wellesley put écrire à Londres qu'il était désormais
certain du succès , parce qu'il avait préparé la ruine
de l'ouvre du général de Boigne.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNÉ . 285

Tout ceci se passait sept ans après le départ de


M. de Boigne , et les détracteurs de cet homme au
puissant esprit ont eu raison d'affirmer que son départ
livrait l'Inde à l'Angleterre; car, dans ces régions
asiatiques , lui seul eût été de taille à se mesurer contre
le lion britannique (1). Un voyageur écrivait, trente
ans plus tard :: Ces Mahrattes qu'on rencontre sur les
chemins, toujours armés ,> ont l'air de soldats le len
demain d'une bataille ; on dirait une armée licenciée,
des troupes en déroute qui cherchent un chef ( 2).
( 1 ) Voir l'opinion du général marquis de Faverges au nº XVIII
des Documents.
(2) REVUE DES Deux-Mondes ( Les Mahralles de l'Ouest , nouvelle
série, VII , 37 ) .
I
1

XII .

RETOUR EN EUROPE. LA COMTESSE DE BOIGNE .

Pendant que les dissensions , les révoltes intérieures,


bientôt suivies de la guerre civile et de sa conséquence
presque toujours inévitable, l'invasion , réduisaient in
sensiblement à l'impuissance, en les neutralisant l'un
par l'autre, les éléments de résistance que possédait
l'Inde centrale , mais cinq ans avant que l'action com
binée de Malcolm et de Farnawees, servie par Lake et
Holkar, eut amené la chute de l'empire mahratte ,
> 7

le général de Boigne , dont l'esprit pénétrant avait


prévu cet enchaînement de circonstances, ne se dou
tait pas que la crise put être si prompte , et se faisait
illusion sur la durée de son cuvre .
Épuisé par les fatigues du commandement, les
émotions d'une existence toujours menacée, les préoc
2
1

288 RETOUR EN EUROPE .

cupations d'un rôle dont il avait seul supporté le


poids , accablé par l'action énervante du climat des
Indes , par la fatigue de tant de campagnes et de com
bats , le général s'enivrait de sa lassitude , comme ce
coureur de Marathon soutenu par la victoire , qui ne
succomba qu'en touchant les marches du temple où
l'attendaient les vieillards d'Athènes .
Retiré dans un cottage des environs de Londres , au
milieu de cette nature paisible du Middlesex , dont les
ombrages , les eaux , la fraicheur salubre forment un
brusque contraste avec l'atmosphère brûlante et les
étrangetés de l'Inde , M. de Boigne soignait sa santé ,
surveillait l'éducation de ses enfants , entretenait avec
ses amis d'outre-mer une correspondance suivie , liqui
dait ses opérations commerciales de Lucknow , et , mis
au courant des affaires publiques , des conditions nou
velles de l'équilibre européen , se livrait à des spécu
lations financières où il apporta cette justesse de vues,
ce tact, cette souplesse d'esprit qui lui assuraient le
succès , quelle que fût l'entreprise qu'il imaginât de
tenter.

En 1797 , sa fortune s'élevait à 255,415 livres ster


ling (6,385,375 fr.); le compte de ses créances , écrit
de sa main , établit que , le 4 août 1797, il avait pour
débiteurs : son ancien associé et mandataire , Claude
Martin , pour 29,000 livres ; le major Palmer, son vieil
ami , pour 30,000 ; le banquier Massik , de Lucknow ,
pour 71,000, et quantité d'autres officiers ou digni
taires de l'Inde pour des sommes considérables. Ce
capital s'accrut par l'achat de consolidés 3 0/0 , alors
LA COMTESSE DE BOIGNE . 289

qu'ils perdaient 1/3 à l'agio , et par l'échange de fortes


sommes en numéraire contre des billets de banque
qui, livrés de 1804 à 1812 à 1/4 0 % de perte , furent
remboursés en or, au pair, en 1818.
Le soin de ses affaires personnelles ne fut bientôt
plus un suffisant emploi de ses loisirs. A mesure que
sa santé se rétablissait, cet homme infatigable sentait
se réveiller en lui une fièvre d'action qu'il ne pouvait
satisfaire , et cette nostalgie du danger particulière
aux cours de soldats. Vivant par la pensée au milieu
de ces troupes qui l'idolâtraient , dans cette province
>

du Dowab , dont il était toujours le maître, il ne pou


vait se désintéresser d'un passé auquel tant de liens
l'attachaient encore ( 1); il se livrait à mille conjectures
sur le mouvement probable des affaires de l'Inde , se

( 1 ) Les lettres des missionnaires ont maintes fois révélé de quels


souvenirs touchants, après trois quarts de siècle, était encore en
tourée dans tout l'Hindostan la mémoire du général. Les voya
geurs qui pénètrent moins dans les familles indigènes et ne savent
rien des chansons populaires et des traditions locales, retrouvent
pourtant çà et là des traces visibles de la grandeur du rôle de M. de
Boigne .
On me fit voir en grande pompe , dit l'un d'eux rappelant les
impressions de ses devanciers, dans une des salles désertes d'un
palais en ruines d'Oudjeïn, des fresques moins grossières que les
peintures ordinaires du pays. Elles représentent le maharajah
Sindhia, premier du nom, monté sur un éléphant et entouré d'un
nombreux cortège de guerriers , parmi lesquels figurent en pre
mière ligne les généraux de Boigne et Perron en costume euro
péen . En apprenant que j'étais compatriote de ces Français, qui
ont laissé une renommée populaire chez les Mahrattes, le vieil
officier redoubla ses salams et se mit sur-le -champ à rêver au
moyen d'extraire de la misérable garnison qu'il commande une
escorte d'honneur qui pût m'accompagner jusqu'aux frontières du
Meiwar. (F. de Lanoye, l'Inde contemporaine, 1858, page 131.)
19
290 RETOUR EN EUROPE .

plaisait à étudier les meilleures conditions de durée


et de stabilité pour la dynastie de Sindhia , et se fai
sait illusion sur ses propres craintes .. Soit que la sûreté
de son coup d'ail se déplaçât avec le point de vue ,
soit que l'astuce britannique eût suivi le conseil de
Malcolm , d'assoupir le lion malade , il imaginait de
> >

rendre possible une alliance qu'il jugeait impraticable


deux ans plus tôt , et se préparait à retourner dans
l'Inde , autant pour répondre aux appels réitérés du
prince que pour rétablir une situation générale que
l'enchaînement des circonstances n'avait point encore
irrévocablement compromise. La preuve en est dans
la dépêche que lui écrivait Dôlat-Rao , au milieu de
l'été de 1798 ; le prince y répondait avec un affectueux
empressement à l'annonce de son prochain retour, y
faisait allusion à de grands projets dans le sud , ajour
nés sur son avis , et insistait sur la nécessité de sa
présence . En voici la traduction littérale :
« Par la grâce de l'étre immortel , au très-illustre
saheb bahadour général de Boigne, le maharajah
Dôlat-Rao Sindhia . Votre lettre dont la traduction
en langue persane nous a été remise par un Vakil du
général Martin votre ami , contenant d'abondantes
assurances de fidèle attachement, nous a procuré un
véritable bonheur, d'autant qu'en réponse à notre
désir plusieurs fois manifesté, et mû par les sentiments
de reconnaissance , de respect et d'amitié que vous
nous témoignez, vous nous annoncez que , votre santé
étant enfin rétablie, votre intention bien arrêtée est
de quitter l'Europe avec l'espoir, si la destinée le per
LA COMTESSE DE BOIGNE . 291

met , de vous rendre au pied de notre trône ( in the


presence ) dans un délai de dix mois au plus.
» Animé, comme vous en avez eu la preuve en maintes
circonstances , de la plus vive affection pour vous,
et impatient d'apprendre le rétablissement de votre
santé et votre prochain retour dans ce pays , vous de>

vez imaginer avec quel sentiment de satisfaction votre


message a été accueilli. Nous avons éprouvé, en en
entendant la lecture , un tel plaisir qu'il est au-delà
de toute expression .
» Puisqu'il a plu au tout puissant médecin de l'uni
vers de vous accorder le bienfait de la santé , et puis
que vous savez de source sûre combien nous sommes
impatients et jaloux de vous revoir, c'est pour vous
un devoir strict de ne point prolonger plus longtemps
votre séjour en Europe et de prendre en toute håte
vos dispositions pour arriver par les voies les plus ra
pides, dans le plus bref délai possible , devant nous.
Trois fois heureux le jour où nous tiendrons le solen
nel Durbar qui fêtera votre retour.
» Les rayons de notre puissance continuent à éclai
rer le Sud (1) et notre attention est en ce moment
fort occupée de plusieurs graves projets. Vous êtes le
pilier de l'État, vous l'avez longtemps soutenu , vous
êtes aujourd'hui l'unique force de notre bras, notre
victorieuse épée. Håtez -vous donc , car votre présence d
nos conseils et dans vos brigades est, dans ces conjonc

(1 ) Le Dekkan, où Holkar n'avait point encore proclamé ses pré


tentions de dictature .
292 RETOUR EN EUROPE .

tures , de la plus extrême nécessité. D'après vos sages


avis, les grandes affaires que nous avions méditées
sont suspendues, et il importe de mettre fin à cet ajour
nement. Ne tardez pas un seul jour à vous embarquer ,
et prenez la voie de Bombay pour arriver devant
nous (1) : c'est un ordre et une prière. Depuis votre
départ, le colonel Perron n'a cessé de mériter notre
approbation par son exactitude à exécuter nos ordres ,
et le soin qu'il a pris de vos brigades ; ainsi ont fait
les majors Sutherland et Pedrons ; Mir -Jumalaly jus
tifie devant nous la bonne opinion que vous en aviez
conçue .

» Ainsi que vous nous le demandez, les villes et vil


lages de votre Jaghire (2) continueront à demeurer
libres de tout impôt; les Zemindars ( 3) ne pourront mo
lester les habitants des Sirkars et les agents du géné
ral Martin , conformément à vos désirs, en sont en
pleine possession. De plus , nous avons donné l'ordre
à tous les aumils ( 4) des environs de veiller à ce que
nuln'usurpe en quoi que ce soit sur vos droits ; et, pour
en assurer l'exécution , le colonel Perron est nanti des
pouvoirs nécessaires pour procurer aide et protection
à quiconque se réclamera de votre nom ; que votre
esprit soit tranquille à ce sujet. En faut- il écrire
de plus ? »
( 1 ) In the presence, suivant l'expression consacrée.
(2) Province inféodée, c'est-à-dire le Dowab.
(3) Nobles feudataires chargés du commandement et de l'admi
nistration des sirkars ou districts, division territoriale qui datait
de l'organisation d'Aureng -Zeb.
( 4) Fermiers de l'impot, collecteurs de taxes.
LA COMTESSE DE BOIGNE . 293

Malheureusement, cette lettre (1) ne parvint à


M. de Boigne , par l'intermédiaire du général Martin ,
que dans les premiers mois de 1799, et ,> dans l'inter
yalle , un grave incident avait modifié du tout au tout
les projets du général , qui transmit à Dólat- Rao sa
>

démission définitive .
Depuis que l'état de sa santé lui permettait de
quitter la retraite , il avait retrouvé à Londres quan
tité de ses amis indiens . Entraîné par eux dans les
clubs et les sociétés aristocratiques dont son renom
et sa fortune lui ouvraient les portes , il y avait fait
une rencontre qui, cette fois encore , changea sa
destinée.
M. Guizot et Mme Lenormant ont raconté cet épisode
de la vie du général de Boigne ; on me saura gré de
leur laisser la parole.
« Un concert de charité où les femmes de la société
les plus à la mode devaient se faire entendre , était
annoncé . Le général de Boigne , auquel on avait fait
prendre un billet , se rendit à la salle du concert ; la
>

foule y était compacte et brillante ; impossible de pé


nétrer plus avant que le premier salon , et d'ailleurs
>

la musique était commencée. Une voix de femme,


jeune , pleine , merveilleusementtimbrée , aussi agile
>

que sûre et étendue, remplissait l'air de ses magi


ques accents. Le général, appuyé contre l'embrasure

de la porte, ne voyait point la personne qui chantait,

( 1 ) Dont une traduction de la traduction anglaise du texte persan


se trouve à la note N (page 171 ) du Mémoire de 1830.
294 RETOUR EN EUROPE .

mais il était comme fasciné par cette voix. - Il faut,


murmurait ce chef de Cipayes , il faut que cette voix
m'appartienne. - Le morceau s'achève, un tonnerre
d'applaudissements éclate ; il se fait dans la foule un
mouvement qui porte le général de Boigne dans la
salle de musique. Il rencontre un homme de sa con
naissance , et , tout éperdu , lui demande le nom de la
personne qui vient de chanter. On lui apprend que
c'est la fille d'un émigré français , le marquis d'Os
mond , et on lui montre une rougissante jeune fille (1 ).
» Elle venait d'accomplir sa dix-septième année ;
petite , mais très bien prise dans sa taille , elle était
blonde, et sa soyeuse chevelure retombait en boucles
sur ses épaules. L'éclat et la blancheur de son teint
étaient éblouissants ; un sourire plein de charme , un
regard fier, une grâce hautaine complétaient l'en
semble aristocratique de sa délicate personne.
» Quelques jours plus tard , le général faisait deman
der la main de M " e d’Osmond. Il l'épousa le 11 juin
1798. »)

M. Guizot fait, à son tour, de cette jeune fille un


portrait qui ne peut ni s'analyser ni s'écourter.
« Née à Paris en 1780, sous l'ancien régime à la fois
chancelant et très-animé, Mhe d’Osmond avait été éle
vée non -seulement dans la région de la cour, mais sous
le patronage et presque dans l'intérieur de la famille
royale. Sa mère , la marquise d'Osmond ,> était dame

( 1 ) Madame de BOIGNE , par Mme Amélie Lenormant. (Le Corres


pondani, tome LXIX , pages 738 à 747. – 1866.)
LA COMTESSE DE BOIGNE . 295

d'honneur de Madame Adélaïde, tante de Louis XVI ;


le roi lui - même et la reine Marie -Antoinette la
-

voyaient souvent, et la traitaient avec cette bonté cares


sante qui attire d'autant plus les enfants qu'en même
temps ils sont frappés du spectacle de la grandeur.
Eléonore-Adèle d'Osmond jouait souvent, à Versailles,
à Bellevue et à Meudon, avec le jeune dauphin Louis,
frère aîné de Louis XVII, enfant délicat et malade qui
moạrut au commencement de 1789, peu avant l'aurore
de la tempête où devait s'abîmer son trône et sa fa
mille . Quand cette tempête éclata , la famille de
>

Me d'Osmond y fut entraînée comme et presque avec


la famille royale ; ses parents émigrèrent en Italie ,
d'abord à Rome , puis à Naples . Là , M'e d'Osmond ,
encore enfant et déjà aussi intelligente que jolie , de
vint l'objet de la faveur particulière de la reine Caro
line , seur de Marie-Antoinette, qui se chargea avec
une bienveillance efficace des soins et des frais de son
éducation . Elle continua ainsi à voir de près les splen
deurs royales en même temps que, dans l'intérieur de
sa famille, elle assistait aux tristesses et aux détresses
de la vie domestique .
» ..... Naples fut bientôt pour les émigrés français
un séjour aussi impossible que Paris. Les parents de
M "e d'Osmond passèrent en Angleterre , presque le
seul asile où n'atteignît pas la Révolution , et seul pays
2

qui s'en défendît avec une intelligente vigueur. Adèle


d'Osmond fut jetée alors dans la société à la fois la
plus aristocratique et la plus libre de l'Europe , au mi
lieu des plus puissants adversaires de la Révolution
296 RETOUR EN EUROPE .

française et de ses plus éloquents défenseurs. Là, Pitt


gouvernait, Burke écrivait, Fox parlait. Malgré la
>

diversité des opinions et des partis , les émigrés fran


çais étaient accueillis de tous : par les uns avec une
sérieuse sympathie , par les autres avec un généreux
intérêt ; et ce grand spectacle de la lutte soutenue par
la Monarchie contre la Révolution , avec les forces et
sous les conditions du gouvernement libre,> frappait
vivement les esprits que l'âge et les habitudes n'a
vaient pas fermés à la lumière des faits .
» A seize ans , et par sa situation comme par sa
jeunesse , M "e d'Osmond était étrangère aux questions
et aux partis politiques de l'Angleterre ; mais quoique
sans fortune , loin de sa patrie et sans autre avenir
que les orages et les ténèbres de la France,, elle vivait
à Londres dans le monde riche , élégant et puissant ;
elle était jolie , spirituelle , vive avec grâce et douceur ;
elle dansait, elle chantait, elle causait, elle écoutait, elle
observait; elle acquérait de très -bonne heure non pas
l'expérience réfléchie que le temps seul donne aux plus
rares esprits , mais cet instinct juste et rapide des
intérêts de la vie et des convenances sociales qui
apprend à voir clair et à se conduire habilement au
milieu des difficultés et des épreuves . A peine sortie
de l'enfance , elle était déjà sensée , mesurée , péné
trante et prudente , avec une fermeté tranquille et
presque froide qui était l'une des plus originales dis
positions de sa nature .
» L'occasion lui vint bientôt de mettre à profit ses
qualités précoces , je dirais volontiers prématurées .
LA COMTESSE DE BOIGNE . 297

» Par sa figure, ses agréments et ses succès dans le


grand monde anglais , elle attira les regards d'un hardi
soldat de fortune déjà vieux , le général comte de
Boigne , né à Chambéry en 1741 , et qui , après une
vie errante et pleine d'aventures en Europe , en
Afrique et en Asie , était revenu très - riche de l'Inde ,
où il avait vaillamment servi d'abord plusieurs rajahs
indigènes dans leurs luttes soit entre eux , soit contre
l'Angleterre, puis les intérêts de l'Angleterre elle
même ( 1). »
( Accoutumé à suivre son désir et à compter sur
son succès , il demanda la main de M'le d’Osmond , à
qui ses parents , très-perplexes , s'en remirent absolu
ment de la décision et de la réponse. Elle s'en chargea
sans hésitation , s'entretint seule avec M. de Boigne ,
lui fit connaître sans embarras la situation de sa fa
mille , proscrite et ruinée , ses dispositions person
nelles et son parti pris de n'accepter l'offre qu'il lui
adressait que s'il assurait pour l'avenir le sort de ses
parents comme le sien propre ( 2). Le vieux général
(1 ) M. Guizot , comme Mme Lenormant, vieillit M. de Boigne de
dix ans, et commet une erreur certainement involontaire quand
il semble indiquer qu'il passa au service britannique les dernières
années de son séjour dans l'Inde.
(2) Les habitudes sociales des Anglais , les idées et les opinions
du cercle où vivait Mlle d'Osmond , suffisent à expliquer sa déter
mination ; la pratique de la vie ne s'accommode pas toujours des
thèses philosophiques. En Angleterre , sans fortune, on ne peut
?

prétendre à rien , ni à la considération sociale , ni aux honneurs.


« On refuse de croire au mérite qui ne sait rien obtenir pour lui
même. Sans fortune , Robert Peel, Gladstone , Disraeli, Bright, au
raient toute leur vie erré autour du parlement. La société anglaise
est hermétiquement fermée à la pauvreté . Est-il étonnant que la
298 RETOUR EN EUROPE .

indien (1) se prêta de bonne grâce aux exigences de la


jeune française émigrée , et le mariage se fit en 1798 ,
d'une part avec un empressement aveugle , de l'autre
avec autant de franchise que de froideur.
» ..... Non-seulement parmi les indifférents, mais
parmi les connaissances et même les amis de Mme de
Boigne , plusieurs sont restés surpris, je dirais pres
>

que choqués du caractère primitif de cette union . Je


serais volontiers aussi sévère , plus sévère qu'eux, car
>

tiens les convenances morales et l'inclination mu


tuelle pour la première loi du mariage.
» ..... Pour son propre compte , M " e d'Osmond ,

poursuite de la richesse y soit si ardente , que la vie y soit , pour


presque tous , comme une lutte et une bataille ? On sent partout
l'effort, la tension. Étrange spectacle pour un témoin désintéressé !
Tant d'efforts pour arriver souvent à de si petites fins, le sentiment
du devoir transporté dans des choses artificielles et qui semblent
superflues , des vies qui s'usent à soutenir de simples dehors , la >

vertu, le talent, le génie même , asservis à une inexorable tyrannie


sociale ! Nais , d'une autre part , une activité que rien ne lasse ni
n'arrète, et qui remue incessamment les choses matérielles comme
les idées ; une force qui cherche plutôt qu'elle n'évite les obs
tacles , tous cesbeaux ouvrages enfin dont la grandeur fait oublier
les misères et les souffrances de l'ouvrier ! Dans ce pays de privi
léges , ce qui étonne , ce n'est point l'admiration que les enrichis
éprouvent pour l'aristocratie, c'est plutôt le respect naïf que l'aris
tocratie ressent pour la richesse, et qu'elle ne cherche nullement
à dissimuler. Qui osera dire qu'un million soit une chimère, une
valeur de caprice , une chose méprisable. L'imagination voit du
premier coup ce qu'il y a dans ce mot : des maisons, des champs,
le luxe, l'autorité, la pairie peut-être , c'est-à -dire le droit hérédi
taire à gouverner les hommes. La marée des classes moyennes
monte toujours ; ôter à ces âmes tendues vers la richesse la vue
des grandeurs tangibles , éclatantes , serait leur ôter leur idéal . »
(L'aristocratie anglaise, REVUE DES Deux -MONDES, 15 mars 1872.)
(1 ) Le général n'avait alors que quarante -six ans.
LA COMTESSE DE POIGNE . 299

dans cette circonstance, et par sa nature comme par


sa libre volonté , fut très- peu romanesque et trop peu
difficile; mais elle ne fut pas gouvernée par des motifs
égoïstes et vulgaires : elle obéit à un instinct plus
élevé , l'intérêt de sa race et de son nom .
>> Ce mariage eut les suites qu'il était aisé de
prévoir ; le vieux général et la jeuneémigrée tardèrent
peu à s'apercevoir qu'ils ne se convenaient pas l'un à
l'autre. Après six ans d'épreuve , ils le reconnurent
mutuellement, et , d'un commun accord , ils séparè
rent leurs vies. En 1804 , M. de Boigne avait ramené
sa femme en France ,9 où leurs parents , le marquis et
la marquise d'Osmond , rayés de la liste des émigrés ,
étaient venus les rejoindre;; il la quitta en lui assurant
dignement une belle et indépendante situation , et ,
pendant qu'elle restait à Paris, il retourna à Cham
béry , sa patrie , où il employa sa fortune et occupa sa
solitude à fonder des établissements d'utilité et de
charité publiques.
» Quelque complète qu'elle fût, sa séparation d'avec
sa femme ne fut pas une rupture (1) ; elle allait le voir
à peu près tous les ans en Savoie , dans son château
de Buisson-Rond , à la porte de Chambéry, et elle pas
sait avec lui quelques semaines , faisant les honneurs

( 1) La comtesse de Boigne témoigna toujours beaucoup d'affec


tion aux enfants du premier mariage de son mari ; ce fut à sa sol
licitation que Louis XVIII honora le général des marques de sa
royale sympathie . Leur séparation eut uniquement pour motif
l'incompatibilité d'humeur; et Mme Lenormant, qui n'est point sus
pecte de ménagements pour le général, a maintes fois affirmé que
la comtesse ne parla jamais de son mari qu'avec respect.
500 RETOUR EN EUROPE .

de sa maison , où M. de Boigne se plaisait à recevoir


alors du monde et à attirer les visiteurs .
» Pour une jeune femme libre , riche, jolie et spiri
tuelle, Paris était à cette époque un séjour plein d'ani
mation et d'attrait. Tout y était jeune aussi , nouveau ,
brillant : les personnes >, les actions , les fortunes, les
destinées. Mme de Boigne acquit de vrais amis dans le
monde impérial ; elle savait se prêter à des amitiés
fort diverses , s'y plaire elle-même sans mensonge , et
elle recueillait ainsi , dans une vie qui eût été sans cela
isolée et vide , les avantages et les agréments atta
chés à la réputation d'amie sûre et de très-aimable
maîtresse de maison . A la Restauration ,> sa famille re
trouva les faveurs de la cour. Son père , le marquis
d'Osmond , fut nommé ambassadeur d'abord à Turin,
puis à Londres ; il occupa ces grands postes de 1814
à 1819. A côté de son père , qu'elle aimait tendre
ment , la comtesse de Boigne fut la véritable ambas
sadrice , et elle rentra avec les biens du rang et de la
fortune dans cette société anglaise où naguère elle
avait vécu isolée , exilée, presque pauvre , obligée
de puiser dans ses mérites personnels toute la sûreté
et tout l'agrément de sa vie. Elle eut autant de succès
dans la grande que dans la mauvaise fortune, un suc
cès plus difficile peut-être , car les tentations de l'am
bition et de l'amour -propre y étaient bien plus vives.
Réussir sans se compromettre, c'était en toute occa
sion son dessein , son art , et le gage comme la limite
de ses succès .
» Sa fortune diplomatique fut courte. En 1819 , son
LA COMTESSE DE BOIGNE . 301

père , vieux et malade, donna sa démission de l'am


bassade de Londres , et se retira dans la chambre des
Pairs où le roi Louis XVIII l'avait appelé dès 1815.
Mme de Boigne, sans ambition mécontente , sinon
peut-être avec un peu d'humeur, reprit à Paris sa vie
de spirituelle et attrayante maîtresse de maison ( 1).
On était chez elle au courant de toutes choses , des

(1 ) Mme de Boigne a tenu , pendant quarante années , une trop


grande place dans le monde politique et lettré de Paris pour que
cette digression paraisse inutile . Voici un dernier portrait de cette
spirituelle personne où l'on trouvera quelques traits qui complè
tent sa physionomie expressive et mobile :
« Si Mme de Boigne était une aimable et accueillante maîtresse de
» maison , les personnes qui lui étaient récemment présentées ne
» laissaient pas que d'éprouver chez elle une certaine gêne, qui
» provenait surtout de ce qu'elles se sentaient observées et jugées
» avec une certaine finesse . Cette légère contrainte ne pesait pas ,
» dit-on , au même degré dans l'atmosphère plus libre du salon
>

» rival et plus brillant peut-être auquel présidait alors Mme de Cas


» tellane. Pour celle-ci, le soin de plaire était sa principale étude ,
» et avec une sorte d'art délicat, elle y mettait toutes les grâces de
» son esprit..... Chez Mme de Recamier, il ne s'agissait, au contraire,
» que de faire adroitement servir à l'agrément de M. de Château
» briand le mouvement intellectuel de ceux que ses charmes et
» sa bonté attiraient à l'Abbaye-aux-Bois..... On comprend, d'après
» cette légère esquisse, quel était l'agrément particulier de la so
» ciété de M. Pasquier et de Mme de Boigne . C'était presque un
» brevet de capacité ou d'esprit que d'être admis à en faire partie .
» Mme de Boigne passait l'été dans une maison de modeste appa
» rence, placée au milieu d'un parterre de fleurs sur la plage de
» Trouville . Le vent de la mer y raffermissait sa santé ..... Il y avait
» quelque chose de vraiment touchant dans l'intimité qui régnait
» entre M. Pasquier et Mme de Boigne , et que l'âge n'avait fait
» qu'accroître. En quelque lieu qu'il se trouvât, la première occu
» pation de M. Pasquier, après son déjeuner, était d'écrire un billet
» à cette vieille amie , qui elle-même ne manquait jamais d'y
» répondre. » -- (Louis Régis , LE CORRESPONDANT, du 25 mai 1870,
Étienne-Denis Pasquier, chancelier de France.)
302 RETOUR EN EUROPE .

petits incidents du monde comme des bruits confiden


tiels , du mouvement intellectuel comme des affaires
publiques (1 ), et on s'entretenait de toutes choses avec
cette liberté intelligente et polie qui fait le charme de
la vie sociale ( 2). »
Les détails qu'on vient de lire , et qui empruntent
un charme particulier à l'austère doctrine de leur au
teur, expliquent tout au moins , s'ils ne l'excusent
pas , cette sorte de fascination que subit le général de
Boigne en épousant M " e d'Osmond . Cette éblouis
sante et blonde image surprit son cæur et ses sens ; il
en oublia tout. Il ne nous appartient pas d'insister sur
ce point délicat; une biographie intime est une œuvre
difficile , et dont les secrètes nuances doivent être tou
chées avec respect. Le biographe ne peut toutefois s'en
désintéresser sans négliger les traits les plus vifs du
portrait moral qu'il essaye de retracer. C'est ainsi qu'on
voit s'ourdir la trame insensible de la destinée , que de
nouvelles joies prennent la place des joies vieillies, que

( 1 ) « Sans être le moins du monde ce qu'on appelle une femme


politique , avait dit M. Guizot ( dans ses MÉMOIRES POUR SERVIR A
>

L'HISTOIRE DE MON temps, tome II, page 242), la comtesse de Boigne


prenait aux conversalions poliliques un intérêt aussi, intelligentque
discret; on venait causer de toules choses avec elle et autour d'elle ,
sans gêne et sans bruil. » Mme de Boigne dit à ce propos : « J'ai été
un peu plus mêlée à la polilique de mon temps, et quelquefois avec un
peu plus d'influence que ne le croit M. Guizot . »
Mme de Boigne mourut le 10 mai 1866. Elle confia aux soins d'une
amie qui avait donné à sa vieillesse les marques assidues de la
plus aimable affection , à M-e Lenormant, nièce de Mme Récamier ,
des mémoires personnels qui sont demeurés secrets et deux ro
mans où l'on a cru voir de piquantes allusions à sa propre vie (La
Maréchale d'Aubemer et Une Passion dans le grand monde).
(2) Guizot , La comlesse de Boigne (REVUE DES Deux-MONDES , Óc
tobre 1867 ).
LA COMTESSE DE BOIGNE . 303

le coeur se renouvelle aux dépens de cours brisés, que


les émotions qu'on croyait les plus vivantes s'effacent
et s'évanouissent, pour ne laisser d'autres traces qu'un
peu de neige dans l'âme et une ride de plus sur le
front (1)
(1) Le général de Boigne n'eut pas d'enfants de son mariage avec
M " e d'Osmond ; il en avait eu deux d'une union contractée dans
les Indes en 1788 , suivant les usages du pays , avec la fille d'un
colonel persan. La fille, appelée Bunöo, fut baptisée sous le nom
d'Anna et mourut en 1810 , à Paris , chez Mme de Boigne. Le fils ,
Aly -Bux, reçut au baptême les noms de Charles-Alexandre- Benoît.
Élevé en Angleterre , il y termina son cours de droit et revint sur
le continent, où il fut confirmé dans tous ses droits de famille et
dans ceux de citoyen sarde, par lettres patentes des 18 octobre 1816
et 8 août 1828. Leur mère habita jusqu'à sa mort , sous le nom de
mistress Bennet , un domaine qu'elle avait acquis dans le comté
de Sussex. Elle avait embrassé la religion catholique à la fin du
siècle dernier. Sous le poids de la situation qui lui avait été faite
par les événements et le changement de législation , elle sut, par
la noblesse de son caractère et la pureté de sa vie , mériter le res
pect et la sympathie de tous ceux qui la connurent.
Le comte Charles-Alexandre -Benoit de Boigne (né à Delhi en 1792,
mort à Chambéry le 23 juillet 1853) , héritier du nom et des senti
ments du général, fut, pendant toute sa vie , membre du conseil
de ville de Chambéry et des diverses administrations hospitalières
de cette cité . Nommé conseiller d'État de S. M. le roi de Sardaigne ,
élu président de l'Académie royale des sciences, lettres et arts de
Savoie , il consacra son existence au bien public et à ses enfants.
Ayant à terminer la liquidation des largesses faites par son père
et à suffire aux charges d'une nombreuse famille , il sut encore
mériter la reconnaissance publique de ses concitoyens. Pendant
le rigoureux hiver de 1847, plusieurs communes vécurent de ses
générosités; il rebåtit l'église de Lucey et releva dans quantité de
paroisses les clochers démolis en 1793 (voir Hisloire de Savoie, t. III,
page 172) . Ami des lettres et de la solitude , il vécut au milieu
d'un petit nombre d'amis choisis qui ont gardé le souvenir de ses
doctes entretiens, et il n'eut d'autre ainbition que de faire le bien .
Son fils aîné , le comte Ernest de Boigne, a été député de la Sa
voie au Corps législatif depuis l'annexion jusqu'au 4 septembre
1870.
1
XIII .

FONDATIONS HOSPITALIÈRES DU GÉNÉRAL DE BOIGNE .

La carrière militaire du général de Boigne était


terminée ; mais son activité ne devait point accepter
le repos comme un sommeil léthargique. Ses facultés
se dirigent vers un autre but , il se passionne encore
pour de grandes choses , et , dans notre société euro
péenne où il semble que tout soit prévu , il trouvera à
innover, à rajeunir, à créer. La mission pacifique et
moralisatrice qu'il s'impose va faire ressortir la ver
deur de son esprit , la trempe fine et vigoureuse de
son caractère.
Dans l'Inde , il avait rapidement conquis un renom
et une fortune dont son orgueil de parvenu pouvait se
trouver satisfait ; sa conduite était restée pleine de
dignité ; il avait rempli son devoir avec une fière déli
20
306 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

catesse. Mêlé comme témoin aux turpitudes de l'Inde


anglaise et comme acteur aux violences de l'Inde asia
tique , il ne prêta son épée qu'à des causes justes et
ne trempa dans aucun des excès qui valurent aux gou
verneurs du Bengale une si triste notoriété . Et ce
pendant , si extraordinaire que soit sa carrière et si
invincible son énergie, si éclatantes que paraissent ses
victoires , il lui manque ce je ne sais quoi qui jette
une clarté sereine sur le nom du marquis de Bussy
ou sur celui du malheureux Dupleix.
Parmi les hommes de guerre contemporains du gé
néral de Boigne, celui dont il se rapproche le plus, et
par le caractère, et par la nature de ses succès, et en
core par cette sorte de retard de l'opinion à rendre
justice , par ce défaut de popularité rapide et bruyante,
me paraît être le maréchal Davoust, prince d'Eckmühl.
Ce Bourguignon et ce Savoyard ont plus d'un trait de
ressemblance ; même vigoureuse encolure, même in
domptable obstination ( 1); un égal souci de la disci
pline et , sous l'écorce d'une brusquerie impérieuse ,
>

un pareil respect des droits de l'humanité. L'un et


l'autre restèrent chargés de responsabilités qui ne
leur appartenaient pas ; tous deux ont aujourd'hui des
statues dans leurs villes natales , mais il a fallu que
l'histoire impartiale forçât en quelque sorte les caprices
de la gloire et que le temps effaçât les préventions des
partis.

(1) La journée d'Auerstædt ( 1806), où Davoust battit 70,000 Prus


siens avec 14,000 Français, rappelle les batailles de Patoûn et de
Mairthah ,
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 307

A quoi faut- il attribuer cette mauvaise chance qui


poursuit certaines réputations et en obscurcit sour
noisement le légitime éclat sans que rien de net , de
précis , de véridique se détache de l'ombre malsaine où
disparaissent quelques-unes des grandes figures de
l'histoire . Habent sua fata duces ! La vie d'un soldat a
ses chances heureuses ou néfastes. Tel apparaît une
seule fois à l'heure propice où l'attention est en éveil ,
où la curiosité publique un peu languissante s'éprend
d'enthousiasme pour le passant qui apparaît à propos :
il est célèbre ; tel autre supportera le poids de longues
et pénibles entreprises, livrera des combats de géants,
sera héroïque vingt fois le jour pendant des années ;
mais il sera sublime dans un pays perdu , et nul en
>

Europe ne le redira ; il ne trouvera sur le chemin


de ses victoires ni peintre, ni graveur, ni poète dont
l'inspiration s'accommode de ses hauts faits : il sera
ignoré , et quiconque voudra raconter sa vie aura l'air
9

de plaider sa cause .
Le cas du général de Boigne est un de ceux qui
démontrent le mieux à quel souffle capricieux tourne
l'opinion , et combien les jugements humains sont
entachés d'erreur. Le tumulte des grandes guerres
d'Europe avait empêché qu'on prît garde aux évé
nements de l'extrême Orient ‫ ;ܪ‬il n'y avait plus de
relations régulières entre l'Inde et la France , les
nouvelles et les voyageurs de ce pays empruntaient
la voie d'Angleterre , et la surexcitation de l'esprit
public contre tout ce qui , de près ou de loin , pou
2

vait paraître suspect d'attaches britanniques était


308 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

telle ( 1 ) , que le général de Boigne , devenu riche


pendant cette lamentable période de notre histoire
où chacun s'était ruiné , apparaissant au milieu des
émigrés , arrivant d'un pays où les Anglais avaient
détruit nos colonies , et fortement soupçonné de les y
avoir aidés , devint la victime d'une curiosité hostile et
d'un dénigrement systématique. Certaines des amitiés
du général lui avaient fait tort; on n'approche pas
impunément , disait - on , un tyran comme Warren
Hastings, un agioteur comme le major Martin , un sau
vage comme Sindhia. L'ignorance des affaires in
diennes était universelle ( 2 ); on raconta sous les por
tiques de Chambéry l'épopée de M. de Boigne chez
les Mahrattes d'une façon qui eût paru absurde à
quiconque avait traversé Londres ou Calcutta.
Ses amis , le major Martin à Lyon , le colonel Per
ron à Vendôme , devaient aussi être outragés par de
semblables injustices . L'ingratitude est le vice com
mun de l'Inde , disait Claude Martin ; la calomnie est
le vice commun de l'Europe, aurait pu dire le comte
de Boigne . Il s'en vengea par des bienfaits ; il ne se
plaignit point des sots jugements de quelques contem
porains : « C'est le pur ouvrage de la fortune, disait -il
avec Montaigne ; c'est le sort qui nous applique la

( 1) Voir ce que raconte M. Lanfrey de l'état des esprits à propos


de l'Angleterre (HISTOIRE DE NAPOLÉON ler, tome III, 64).
(2) Récemment encore , un journal savoyard ( L'Avenir, de Ru
milly, nº du 4 janvier 1870), sous la plume d'un hommequi passe
pour instruit, commettait cette erreur étrange de faire de Tippöo
Saheb un prince des Mahrattes. Henri Heine avait trop raison de
plaisanter notre présomption et notre prétendu savoir,
-
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 309

3 richa gloire, selon sa témérité. Je l'ai veue fort souvent


istoire marcher avant le mérite, et souvent oultre passer le
mérite d'une longue mesure. Celuy qui premier s'ad
visa de la ressemblance de l'umbre à la gloire feit
els mieulx qu'il ne vouloit : ce sont choses excellemment
tile at
vaines ( 1 ). »
mita Son premier acte, lorsqu'il reparut en Savoie, avait
ne pa été un acte d'austère délicatesse. Le 26 septembre
1802, il acheta la terre de Buisson -Rond , aux portes
7 S.
de béry ; elle avait été vendue nationalement
31 comme bien d'émigré ; il la paya 46,000 livres et rem
boursa , par surcroît , aux héritiers du précédent
>

propriétaire, M. le comte d’Arvillars, une somme de


ded 20,000 livres ( 2 ). Ce procédé fut jugé comme il devait


.

l’être par les honnêtes gens de toutes les conditions ,


Par et l'accueil empressé que M. de Boigne reçut en Sa
voie le décida à y revenir pour s'y fixer définitiyement.
On a répété que Napoléon ne lui avait point pardonné
son refus prétendu de le servir aux Indes ; la médi
sance mit en circulation un mot invraisemblable attri

‫نه‬ bué à l'empereur. Toutes ces fables sont détruites par


cm le seul fait du séjour paisible du général de Boigne ,
à Paris , à Versailles, puis à Chambéry, sous le régime
impérial, pendant seize ans . Le 14 prairial an II , M. de
Boigne était autorisé par le général Junot à résider en
France (3) ; puis , tandis que le salon de madame de
Boigne devenait l'un des plus brillants de Paris et
( 1 ) Essais, liv. II, ch . XVI.
(2) No VII des Pièces justificatives. Acte du 24 avril 1813 ,
(3) Nº VIII des Documents.
310 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

attirait l'attention et la sympathie du monde impérial,


le général lui-même était nommé par le gouvernement
président du conseil général du département du Mont
Blanc (1)
Quant à l'estime que lui conservaient les membres
les plus éminents de l'aristocratie anglaise, elle est
surabondamment établie par la lettre que lui écrivait
sir Alexandre Johnston , le 12 décembre 1829, et par >

son élection spontanée comme membre de la Société


royale asiatique , à la fondation ,> marque de haute
considération qui lui fut aussi précieuse que les témoi
gnages des faveurs royales.
« MON CHER COMTE ,
» Il s'est écoulé tant d'années depuis que j'eus le plaisir de vous
rencontrer, 'à Lon > chez mon vieil ami feu Richard Johnson ,
vers 1797, que je crains fort que vous n'ayiez perdu tout souvenir
de moi . 5

» Depuis notre rencontre en Angleterre , j'ai été choisi par Sa


Majesté pour présider le Conseil du roi et devenir chef de justice
à la cour suprême de l'île de Ceylan. Durant les quinze années que
j'ai passées dans cette île , j'ai fait de fréquents voyages sur le
continent, et j'ai parcouru tout le sud de la presqu'île indienne,
surtout dans les régions comprises entre le cap Comorin et Madras.
» J'y prenais un vif intérêt aux recherches qui se faisaient de
toutes parts sur la religion , l'histoire et les meurs des Hindous
et des Mahometans.
» A mon retour des Indes , mon ami Henry Colbrok , sir John
Malcolm et moi-même , associant nos efforts sous le patronage de
Sa Majesté et des membres les plus influents du Gouvernement et
de la Compagnie , nous avons établi , pour rechercher les origines
et les monuments de l'histoire et de la littérature de l'Asie , une
Société qui s'appelle :: Sociélé royale asiatique de littérature.
» Les statuts nous autorisent à élire membres les étrangers les
plus connus pour leur connaissance spéciale du pays dont nous

(1) Nº XI des Documents.


DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 311

avons fait l'objet de nos études. Or, quiconque possède la moindre


notion de l'histoire de l'Inde sait que votre nom sera toujours
associé , dans les annales de l'Orient, à ceux de ces grands hommes
au talent et au caractère desquels l'Asie et l'Europe rendent un
égal hommage et qui méritent autant de respect que d'admi
ration .
» Sous cette impression , dans l'intérêt de notre Société , et en
attendant votre perniission , j'ai pris la liberté de vous présenter
comme l'un de nos correspondants les plus distingués. J'espère , à
la fin du mois prochain , en ma qualité de vice-président, vous
adresser l'avis officiel de votre admission parmi nous. Je profite
de cette occasion pour vous renouveler, mon cher comte , l'assu
rance de mon amitié et vous prier de me croire , avec autant de
respect que d'estime , votre dévoué et obéissant serviteur.
» Alexandre JOHNSTON ( 1 ) . »

Le général de Boigne était une de ces natures per


fectibles qui ne reculent devant aucune tâche , et qui
ont le don de se transformer, de se rajeunir à propos.
Il approuvait cette règle de vie d'un épicurien mo
derne : J'ai passé par toutes les conditions , et , après
une exacte réflexion sur la vie , je ne trouve que deux
choses qui puissent la rendre heureuse : la modéra
tion des désirs et le bon usage de sa fortune ( 2 ). Mais .

il voulait plus encore : l'attitude passive de Saint-Evre


mond ne pouvait satisfaire un tempérament affamé
d'action . Ce qu'il fit en Savoie, les labeurs auxquels
il consacra ses loisirs et son expérience le mettent au

(1 ) De l'hôtel de la Société royale asiatique , Grafton -Street, Lon


dres, ce 12 décembre 1829. En post-scriptum : Je vous envoie celle
lettre par l'entremise de l'ambassadeur du roi de Sardaigne à Lon
dres, afin d'être bien sûr qu'elle vous parviendra. (Archives de la
famille de Boigne .)
(2) Saint-Évremond ( OEUVRES, édit. de 1714) . Ce spirituel mondain
vint à Chambéry, vers 1674 , pour y visiter la belle Hortense Man
cini, et ses écrits restèrent toujours fort goûtés en Savoie .
312 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

nombre de ces hommes rares qui , par l'activité de


leur pensée comme par le mouvement de leur sang ,
veulent vivre deux fois davantage et deux fois plus
vite ; de ces hommes qui répandent si libéralement
autour d'eux le stimulant de la pensée , les dons de
9

leur intelligence, les richesses de leur patrimoine que ,


le jour où la source tarit , où l'impulsion meurt , la
perte s'en fait vivement sentir et dans un large cercle .
On répète souvent qu'il n'y a que des atomes dans la
société, que l'individu ne compte pas , que les pulsa
tions de la vie sociale ne sont ni plus rapides ni plus
lentes lorsque disparaît un homme , si grande que fût
la place qu'il occupait dans la hiérarchie sociale. Tout
cela est faux lorsqu'il s'agit d'une individualité comme
celle du général de Boigne. La population de Cham
béry en donna la preuve spontanée dans les journées
des 21, 22 et 23 juin 1830.
2

Après soixante- cinq années d'événements et d'émo


tions (1751 à 1816 ), M. de Boigne que ses connexions,
comme disent les Anglais , rattachaient à l'ancien
régime, put croire que la Restauration restituait à tout
jamais à la Savoie une paix dont l'Europe était depuis
longtemps affamée. Par une singulière fortune, mou
rant quelques jours avant la révolution de 1830 , il ne
vit pas de nouveau cette paix compromise et le retour
de principes qu'il avait toujours détestés. A decided
enemy to French revolutionary principles, dit James
>

Grant (History, III , 246 ). Son mariage avec Mlle d'Os


>

mond le plaçait naturellement dans la société formée


des débris de l'ancienne aristocratie , dispersée par
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 313

l'émigration , rassemblée autour du trône, et qui repre


nait son rang dans la France renouvelée comme dans
les États restitués à la vieille dynastie de Savoie. Mais
M. de Boigne possédait un.exquis bon sens et une par
faite rectitude de jugement;‫ ܪ‬il avait assez sacrifié à ses
ardeurs de jeunesse , puis aux scrupules de sa vanité
pour souhaiter davantage. Laissant à d'autres le rôle
politique et les jouissances du pouvoir, vaines satisfac
tions dont il était rassasié, il se prit de passion pour les
malheureux , pour les malades, pour les abandonnés ;
il remonta dans ses souvenirs le cours des ans , et ,
en mémoire de ses propres souffrances, créa mille in
génieux moyens d'alléger celles d'autrui.
En 1822, lorsqu'il offre à la ville de Chambéry plus
7

de trois millions pour renouveler et assurer le service


de l'assistance publique, il s'exprime en termes aussi
modestes que touchants :
« Si la divine Providence , par une bonté toute spé
ciale , a daigné couronner de succès la carrière mili
taire que j'avais embrassée et que j'ai eu à parcourir,
elle m'a en même temps comblé des biens de la fortune
au-delà de mes faibles talents, de mon attente , je dirai
même de mes désirs. N'ayant jamais eu de grands
besoins, je n'eus jamais une ambition démesurée de ri
chesses. Sans héritage de mes pères, tenant tout du ciel,
je pense devoir en faire hommage à l'auteur de tant
de biens. La reconnaissance et notre sainte religion
m'en font un devoir, et me dictent l'usage que j'en dois
faire pour le soulagement des malheureux .
» .... , Revenu dans ma patrie par l'impulsion de
314 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

mon coeur et par mon libre choix , mes premiers désirs


et mes premières pensées furent d'appeler mes conci
toyens au partage des bienfaits dont la Providence fut
si libérale à mon égard ( 1). »
Cette générosité quasi royale , qui se dépouillait de
son vivant au profit du bien public , surprit et émut
la Savoie . Mais notre humanité est ainsi faite que l'é
goïsme l'aveugle , et qu'elle ne mesure pas du pre
mier coup la vraie grandeur. Il se trouvait des gens
entendus qui hochaient la tête et disaient que certai
nement M. de Boigne avait fait du bien , qu'il avait
rendu de grands services à son pays natal, qu'il lui en
serait tenu compte , mais que ces prodigalités-là étaient
singulières de la part d'un homme qui avait gagné sa
fortune par vingt années de patience, d'économie ,
d'obstiné labeur ; que la vraie charité ne se pique pas
de tout donner à la fois, et que ce bienfaiteur trop
généreux mettait à toutes ses fondations l'emporte
ment et la fougue d'un homme pressé de payer une
dette ou une rançon .
Aujourd'hui , après quarante ans écoulés depuis la
mort de cet homme de bien , nul n'oserait élever un
doute sur la sincérité de son désintéressement; ses 1
@uvres ont témoigné pour lui , et , si jamais les lan
gues pouvaient se taire , les pierres parleraient pour
sa défense et son triomphe.
De 1822 à 1830 , le général de Boigne combla de
( 1 ) Rapport adressé par M. le général comte de Boigne à messieurs
les nobles syndics et conseillers de la ville de Chambéry, et imprimé
par l'ordre du conseil de ville (1822 ).
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 315

bienfaits sa ville natale ; je me borne à transcrire la


liste de ses fondations :

1° ASSISTANCE PUBLIQUE .

Frais de construction de bâtiments à l'Hôtel- Dieu


de Chambéry . 63,000 fr.
Fondation d'une place aux Orphe
lines. . .
7,300
Fondation de 3 lits, à l'Hôtel- Dieu ,
pour les pauvres malades. . .
22,400
Fondation de 4 lits, à l'Hôtel-Dieu ,
pour les voyageurs étrangers, malades
et pauvres , de quelque nation ou reli
gion qu'ils soient. . 24,000
Fondation d'une succursale de 10 lits
à la Charité , pour les maladies conta
gieuses non admises à l'Hôtel- Dieu . 122,000
Fondation du Dépôt de mendicité
de Chambéry . 649,150
Fondation de l'Asile de la vieillesse
ou Maison de Saint - Benoît. 900,000
Fondation de l'Hospice des aliénés,
au Betton . .
400,000
Rente perpétuelle de 1,200 livres
aux pompiers de Chambéry, pour se
cours aux malades et blessés. 24,000
Rente perpétuelle de 1,650 livres
pour secours à distribuer chaque se
A reporter. 2,211,850
316 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

Report. 2,211,850
maine , en linge blanc et vivres , aux
prisonniers pauvres. 33,000
Rente perpétuelle de 1,200 livres
pour les pauvres honteux de la ville,
à distribuer à domicile et discrète
ment . , . . 24,000

20 INSTRUCTION PUBLIQUE.

Réorganisation du collége de Cham


béry . 270,000
Rente perpétuelle de 150 livres aux
Frères de l'École chrétienne qui in
struisent gratuitement les enfants
pauvres. . 3,000
Rente perpétuelle de 150 livres aux
seurs de Saint-Joseph qui instruisent
gratuitement les filles. 3,000
Rente perpétuelle de 1,000 livres à
la Société royale académique de Cham
béry pour encourager les lettres , les

arts et l'agriculture. 20,000


3 ° TRAVAUX PUBLICS.

Don à la ville de Chambéry :


Pour démolir les cabornes de la rue
couverte et assainir la ville par l'ou
A reporter. 2,564,850
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE. 317

Report. 2,564,850
.

verture d'une grande avenue trans


versale . . .
300,000
Pour construire un théâtre. .
60,000
Pour réparer l'hôtel de ville. 50,000
Pour divers travaux , la nue-pro
priété du domaine de Chatenay >, et
d'autres valeurs , soit. 320,000
.

Pour bâtir l'église des Capucins. 30,000


.

Pour le clocher de Barberaz. 5,000

4° FONDATIONS RELIGIEUSES
OU D'INTÉRÊT PUBLIC .

Rente perpétuelle de 6,500 livres à


la Métropole de Chanıbéry pour la
maîtrise , etc. 130,000
Rente perpétuelle de 1,250 livres à
la Compagnie des nobles Chevaliers
Tireurs . 25,000
Total général du capital aliéné. 3,484,850fr.

Pour apprécier l'importance pratique autant que


philosophique de l'ouvre entreprise par le général de
Boigne pendant les vingt-huit ans de son séjour en Sa
voie , il faut se reporter à l'époque troublée qui vit son
retour. L'exercice du pouvoir absolu n'avait point rendu
le général des Mahrattes fort sensible à ces théories
humanitaires auxquelles les hommes de la Révolution
avaient infligé tant et de si sanglants démentis.
318 FONDATIONS HOSPITALIÈRES
La liberté n'était plus, en 1802, qu'une chimère souil
lée de sang . Ce qui rendait alors si poignant l'instinct
du péril social, ce qui en avait comme redoublé l'inten
sité à chaque secousse nouvelle , c'était que toutes les
colonnes du temple étaient renversées. La religion ,
la royauté , la noblesse, et avec elles les principes de
tant de siècles d'honneur et de gloire, étaient meurtris,
rompus , presque anéantis. La société tout entière,
se réveillant comme d'un affreux rêve , se sentait
atteinte dans son principe même , dans son essence ,
dans ses bases morales , dans les éléments primor
diaux et essentiels qui étaient sa vie ; il semblait qu'elle
n'eut pas de lendemain assuré.
La véritable maladie du temps était moins l'indéci
sion politique que l'indifférence morale. On s'était
déjà lassé du néant , et l'on se reprenait à toutes ces
branches de salut, brisées par la hache de 1793 , et
jetées au courant du fleuve par un peuple en délire
trop heureux alors d'en ressaisir quelques-unes qui
flottaient auprès des rives inondées .
L'homme de l'époque impériale , de 1802 à 1816 ,
tel que l'avait fait l'esprit révolutionnaire , altérant en
7

lui la notion religieuse du devoir et le sentiment du


respect , éveillant dans son âme l'ardeur des convoi
tises grossières et des révoltes permanentes, outra
geant toutes les institutions qui jusque -là avaient fait
l'orgueil ou la joie des peuples , leur espoir ou leur
consolation , cet homme manquait d'équilibre et deve
nait la victime de toutes les fragilités. Il n'avait plus
l'exacte notion du juste;;; la force brutale régnait dans
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 319

le monde ; les muses , les grâces , le sens exquis des


>

choses, le délicat de l'esprit et cette vivacité naïve des


vieilles croyances, tout semblait envolé pour jamais .
Les clameurs stridentes de la guerre étouffaient les
autres bruits; une agitation stérile remuait les esprits ;
rien ne parlait aux âmes ; on eût dit que la France ,
violemment prise à la gorge par un maître brutal,
retombait épuisée , engourdie , dans un anéantisse
ment dont elle avait à peine conscience.
M. de Boigne possédait la passion de l'ordre ; ce qui
le gênait ou le troublait lui semblait un outrage au
bon sens public. Lui qui , pendant vingt années de
luttes obscures, s'était pris corps à corps avec le privi
lége et avait vaincu la destinée , il ne pouvait admettre
que toute règle eût disparu et que la tempête de 92
eût fait table rase , en Savoie , de ces digues séculaires
dont jadis s'était indignée sa jeunesse .
Après avoir usé les plus belles années de sa vie à
assouplir le tumultueux entraînement des Mahrattes ,
à discipliner ce peuple emporté comme les cyclones
de l'Inde , impatient de toute attache comme un
tigre pris dans les rets du chasseur et qui se débat, la
flèche au flanc , M. de Boigne était mécontent de
retrouver son pays natal agité par des nouveautés , 7

tourmenté par des chimères , et comme enivré de


ne se posséder plus . Il étudiait cette physionomie
imprévue et ne s'y habituait pas . L'atmosphère mo
rale des salons de Londres , l'influence de la famille
de sa femme dont il partageait les opinions et les
principes, le rendaient hostile au régime impérial,
320 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

de même qu'il avait été , quelques années plus tôt,


l'ennemi déclaré de la Révolution .
« Sous un gouvernement à qui tout faisait ombrage,
a dit un éminent prélat (1), il fut presque obligé d'em
ployer plus d'art pour faire oublier sa gloire qu'il ne
lui en avait fallu pour conquérir des provinces et
vaincre des armées. Éloigné des affaires , environné
d'un petit nombre d'amis avec lesquels il vivait dans
l'habitude de la confiance et de l'intimité, il attendait ,
dans les occupations et les jouissances d'une retraite
paisible , le moment où il pourrait donner un libre
>

essor à sa générosité et appeler ses compatriotes à


partager sa brillante fortune . )
M. de Boigne professait les opinions absolues de
son illustre compatriote, le comte Joseph de Maistre ;
plus positif que lui , et mettant toutes ses idées en
pratique au lieu de se borner à ce rôle spéculatif qui
offre plus d'attraits que d'ennuis, il essaya , à sa façon,
de porter remède au péril social. Il n'avait point la
prétention de rétablir l'équilibre si profondément
troublé ; mais il croyait que peut-être un obstacle
imperceptible jeté sur le chemin pouvait grandir et
devenir une barrière solide : tel , disait Joseph de
Maistre, un faible rameau , arrêté dans le courant
d'un fleuve, produit enfin un attérissement qui le dé
tourne ( 2 ).
(1 ) ÉLOGE HISTORIQUE du général comte de Boigne ( Chambéry,
' 1831 , p. 63) , par l'abbé Turinaz , depuis évêque de Tarentaise , et
> >

qui a laissé à Moutiers le souvenir de rares vertus et d'une charité


vraiment évangélique .
( 2) LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG, 11, 38, édit. de Lyon, 1836 .
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 321

M. de Boigne sentait que l'auvre des hommes de


bonne volonté était immense , et qu'ils avaient l'obli
gation , moins encore politique que morale, de raviver
les notions à demi éteintes , de réchauffer cet instinct
du devoir qui est la condition première d'une liberté
sage et bienfaisante , de ramener l'intelligence à sa
>

vraie loi : la défense de l'ordre social .


La correspondance des frères de Maistre et les sou
venirs de M. de Lamartine ont fait connaître ce que
devint, pendant la Restauration , l'esprit public de la
Savoie. Jamais terrain ne fut mieux préparé pour des
essais philanthropiques ; ils servaient de transition
entre les hardiesses révolutionnaires du pays et les
penchants rétrogrades de la cour de Turin . M. de La
martine , trop poète pour être historien , a pourtant
laissé de ce temps un portrait qui paraît exact :
« La noblesse de Savoie , presque toute militaire,
conservait, dit-il (1), ce je ne sais quoi de martial qui
plaît aux habitudes d'un peuple brave et guerrier ; la
bourgeoisie , émancipée par le gouvernement de la
France pendant vingt ans, était rentrée dans sa subal
ternité antique ; elle se pliait avec une résignation dou
cereuse, mais amère, à la supériorité de l'aristocratie.
Les ordres monastiques reprenaient leur ascendant
sur le peuple ; les billets de confession étaient requis
des sujets avec autant de rigueur que des acquits de
contributions. La douceur paternelle des deux premiers
rois, vieillis dans l'exil de la Sardaigne, princes d'un

( 1) GOURS DE LITTÉRATURE, IX, 389. (Entretien 53.)


21
322 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

naturel patriarcal, adoucissait ce régime et le faisait


presque aimer . Ces rois se bornaient à faire rentrer
tout doucement le troupeau dans le bercail des an
ciennes routines. L'extrême modicité des impôts, la
fécondité du sol, le bonheur de la paix recouvrée et de
la petite patrie agrandie faisaient le reste ; on était un
peu humilié, mais on était heureux. Voilà ce que j'ai
vu moi -même à Turin , à Chambéry, à Alexandrie jus
qu'en 1820. »
Les préoccupations du comte de Boigne et la pente
naturelle de ses idées se marquent par l'ordre même de
ses fondations philanthropiques. Il avait vu de trop près
les misères humaines , il en avait trop souffert lui
même pour ne point assurer, avant tout ,> le sort des
malades , des infirmes, des isolés , des mendiants ,
des prisonniers, des aliénés. Il dote les établissements
hospitaliers de Chambéry de manière à y fonder d'une
manière définitive et permanente ces soins spéciaux
dont certaines maladies étaient jusque -là privées ; il
prévoit l'isolement et l'abandon des voyageurs étran
gers malades, et leur assigne un refuge particulier,
quelles que fussent leur religion et leur nationalité ,
précautions dignes d'être notées et louées à une
époque où , en Savoie, il fallait être jugé bon catho
lique pour recevoir des secours et où , à Genève
même , nul n'était admis à l'hôpital général, quelle
que fût la gravité de son état, s'il ne justifiait préala
blement de sa qualité de citoyen suisse ( 1).

(1) Naville, DE LA CHARITÉ LÉGALE (Paris , 1836, tome II, 15 à 154).


DU GÉNÉRAL DE BOIGNE. 323

Le vaste et délicat problème de l'assistance publique,


étudié dans tous ses détails, offrit au généreux bien
faiteur de Chambéry mille occasions de donner des
preuves de son sens pratique et de son esprit métho
dique , clairvoyant et organisateur. C'est ainsi que ,
s'inspirant des écrits récents dont la Suisse et l'Alle
magne avaient la gloire, et devançant de vingt années
les expériences dont la France et l'Italie firent tant de
bruit , le général de Boigne créa l'asile des aliénés du
Betton , en pleine campagne , dans un sîte à la fois
silencieux et gai, où les malades purent être appliqués,
sans contrainte , à des travaux agricoles.
Cette fondation présentait, en 1827 , un intérêt im
mense. La loi sarde ne réglait pas la question si déli
cate et si grave des aliénés ; s'ils devenaient dange
reux , on les enfermait dans les prisons; mais la
charité privée seule s'occupait de ces malheureux
au point de vue curatif, et l'on juge combien d'ob
stacles insurmontables s'opposaient aux efforts géné
reux de quelques médecins et de certaines associa
tions . Les aliénés étaient nombreux ( 1); on s'épuisait
en projets pour donner satisfaction au sentiment
moral indigné ; mais l'argent manquait pour suffire
aux frais de premier établissement et surtout aux dé
penses régulières d'entretien. La Savoie pouvait toute
fois revendiquer dans la question spéciale des aliénés,
comme dans plusieurs autres d'intérêt public, l'initia >

(1) Voir la statistique des aliénés de Savoie au nº XXI des Pièces


justificatives.
324 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

tive de la charité légale et celle des recherches scien


tifiques. En 1468, le duc Amédée IX faisait construire,
à Genève , le premier hospice qui fût ouvert unique
ment aux insensés. En 1791, le médecin Daquin, de
Chambéry, dédiait à l'Humanité la première édition
de son beau livre sur la Philosophie de la folie ; Pinel
et Esquirol , en France, le suivirent dans la voie qu'il
avait ouverte ; etFodéré, de Saint- Jean de Maurienne, 9

le créateur de la médecine légale , émut par ses écrits


l'opinion publique jusque-là fort désintéressée de ces
études , privilége de quelques gens de bien . Le géné
ral de Boigne rencontra un jeune médecin de talent , le
docteur Duclos (mort en 1851), nourri des idées de
Daquin et de Fodéré ; il le présenta au Conseil géné.
ral de charité ( 1), en lui ouvrant sur sa caisse un crédit
de 400,000 livres, et acheta , pour y installer l'hospice
spécial des fous, les bâtiments de l'ancienne abbaye du
Betton , dans la vallée de l'Isère.
Le général savait que la difficulté, en pareille matière,
n'est pas de créer une cuvre , mais de la rendre du
rable. Il appliqua à l'hospice le procédé qui lui était
habituel et qui a valu à toutes ses fondations le rare
succès d'exister depuis quarante et cinquante ans, et
d'avoir évité le sort commun des institutions basées
sur la charité publique, laquelle ne produit que par les
stimulants. Il assigna une rente de 15,000 livres à l'en
tretien de 30 aliénés, en exigeant que le capital qu'il

( 1) Ce conseil , composé de membres élus, d'ecclésiastiques et de


magistrats , administrait , sans aucune ingérence de l'État,> toutes
les æuvres de bienfaisance du duché de Savoie .
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 325

avait donné demeurât acquis à l'ouvre , quels que


fussent les événements ultérieurs, les allocations et les
subsides de la province ou des particuliers restant
affectés à des pavillons spéciaux considérés comme
annexes de sa fondation personnelle. L'hospice s'ou
vrit en 1829. Le local devint bientôt insuffisant; les
grands travaux de colmatage des délaissés de l'Isère
et le défaut de curage de la rivière du Gelon compro
mirent la salubrité du Betton , et le docteur Duclos fit
accepter l'idée du transfert de l'établissement à Bas
sens, près de Chambéry. C'est là que son élève , le
docteur Fusier , grâce aux allocations considérables
du gouvernement français et aux subsides annuels du
département, put compléter l'euvre de M. de Boigne
et faire de l'asile de Bassens l'un des plus complets et
des plus célèbres de l'Europe ( 1). La règle qui en di
rige l'administration et qui en assure le succès dans
l'intérêt des familles aussi bien que dans celui des fi
nances locales se formule ainsi : ouvrir l'asile à tous
les fous curables, quels qu'ils soient, dès le début de la
maladie ; y retenir tous les incurables dangereux ;
rendre à leurs familles les incurables inoffensifs, si l'on
est assuré d'une surveillance sérieuse . Les indications
du général de Boigne arrivaient, en 1827 , à des con
>

clusions identiques .
C'est avec la même pensée d'amélioration progres
sive, de traitement curatifdel'âme, qu'il ouvrit un Dépôt
de mendicité destiné à devenir un établissement de
(1) Voir la statistique de l'asile des aliénés de Bassens au nº XXII
des Pièces justificalives.
326 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

répression pour les mendiants valides et vicieux , et un


atelier de travail pour les vagabonds ou les pauvres
privés momentanément de moyens réguliers d'exis
tence . Le fléau des mendiants désolait la Savoie ; il
y en avait plus de 4,000 en 1801 , plus de 5,000 en
1816 ; la mendicité prenait des proportions inquié
tantes, et le vagabondage de ces fainéants devenait un
danger pour la sûreté publique ( 1).
M. de Boigne savait que les vrais pauvres seraient
toujours soulagés suffisamment par la charité privée ,
s'ils n'étaient volés de leurs ressources naturelles par
les mendiants de profession ; que l'impudence de
ceux-ci fait grand tort aux besoins de ceux - là ; que la
plupart des mendiants ne sont ni pauvres ni indi
gents ; que , sur dix , àà peine en trouve - t -on un inca
pable de travailler et absolument dénué deressources ;
qu'il y a des mendiants par paresse , par goût , par
passion , et que ceux -là doivent être punis , astreints
au travail , ou enfermés s'ils n'étalent sur les routes
que leur fainéantise et leurs vices .
Les mesures de répression leur avaient fait ima
giner quantité de ruses pour dépister la poursuite dont
ils étaient l'objet. La prison où on les tenait pendant
( 1 ) Voir la statistique des mendiants de Savoie au nº XXIII des
Pièces justificatives. — Ces détails et les tableaux comparatifs des
Pièces justificatives sont extraits d'un travail intitulé : L'adminis
tration française en Savoie de 1860 à 1870, dont les derniers événe
ments ont retardé la publication, et qui présente l'état économique
et social de l'ancien duché de Savoie , d'après les documents offi
ciels et les archives particulières de chaque service public, pour
la période qui a précédé l'annexion et celle qui l'a suivie. Habent
sua fata libelli !
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE. 327

quelques jours n'était, à leurs yeux, qu'une peine com


minatoire; la moyenne des mendiants enfermés ne
dépassait pas 166 en 1816 , et l'on comptait 5,077 men
diants errants.

« On est persuadé à Chambéry, disait le chanoine


Rendu ( 1) , que les mendiants ont trouvé un sensible
avantage aux mesures que l'on a prises pour se débar
rasser d'eux dans les rues et aux portes des églises. Et
comme auparavant ils appelaient leur métier le cinq
pour cent , parce qu'ils avaient calculé que , sur cent
personnes , cinq leur donnaient, on dit actuellement
que leur rente a monté. »
En 1822 , le comte de Boigne mit à la disposition de
la ville de Chambéry une somme de 700,000 fr ., des
tinée à la création d'une maison de travail. Tout a été
dit pour et contre les institutions de ce genre , où
les uns voient un progrès réel , et d'autres un atelier
de démoralisation , un instrument de révoltante injus
tice ( 2). Il est certain que les dépôts de mendicité , si
vastes et si multipliés qu'ils soient, ne pourront ja
mais contenir tous les mendiants qui devraient y être
enfermés ; le régime impérial en a fait l'essai ( 3 ). La
volonté de Napoléon ſer resta impuissante contre un
mal qui a trop de racines dans notre organisation
sociale , et qu'on ne pourra extirper que par une

( 1) Lettre citée dans l'ouvrage de M. Naville sur la charité légale,


publié en 1834 .
(2) Naville, loco citalo, II, 7. (Édit. de 1836.)
(3) Lettre de l'empereur au ministre de l'intérieur Cretet (24 no
vembre 1807).
328 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

série de mesures préventives , lentes et coordonnées.


Les mendiants , selon l'énergique expression de
>

Fodéré ( 1), se moquèrent de celui qui faisait trembler


les rois.

Le dépôt de Chambéry ne fut ouvert que le 1er mai


1830. Les maisons analogues fondées en divers pays
n'avaient eu qu'une existence éphémère ; les ateliers
de charité de Strasbourg , fondés en 1801 , furentfer
més en 1813 ; en Suisse , la maison de Schaffausen ,
créée en 1817, n'existait plus en 1822 ; dans le canton
d'Appenzell, les maisons de Wolphaden (1808 à 1819),
et de Urnäsch ( 1809 à 1818 ) ne purent durer dix
ans . La maison de Bordeaux, établie en 1826 , était me
nacée de ruine dès 1829 , tant les dépenses y dépas
saient toutes les prévisions .
L'histoire des Instituts célèbres de Munich et de
Hambourg n'encourageait pas d'illusions, et l'on s'ex
plique que M. de Boigne ait mis huit années à faire
passer de la théorie à la pratique l'idée qu'il avait
proposée à l'examen du conseil de ville de Chambéry.
L'Institut de travail d'Aü , près Munich , s'ouvrit
en 1790 , sous la direction du comte de Rumford ;
l'État prit successivement à sa charge les frais du
personnel administratif et l'entretien des bâtiments ,
alloua à l'Institut le produit des taxes sur les lieux
de plaisirs , etc. Cependant , en 1799 , il fallut fermer
>

l'asile , et le compte financier se solda par un dé


ficit de 12,000 florins. L'Institut de Hambourg fut

(1) PAUVRETÉ DES NATIONS , I, 393.


DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 329

fondé par le baron de Voght en 1788 ; en 1793, il


fallut joindre à la maison de travail une maison de
correction ; en 1809, on ne pourvut aux dépenses que
par la création d'un impôt spécial ; en 1810 , l'éta
blissement fut supprimé . Le germe de la ruine, pour
ainsi dire fatale, de toutes ces institutions est dans le
nombre toujours croissant des mendiants à enfermer
et dans le ralentissement progressif et inévitable des
efforts de la charité privée.
Profitant de l'expérience de ses devanciers , le comte
de Boigne , pour assurer la perpétuité de sa fonda
tion , lui assigna d'étroites limites. Se résignant à
renoncer à l'extinction de la mendicité en Savoie , il
fit de sa maison de Sainte-Hélène une sorte d'essai
permanent, de type perfectible d'un établissement
dont on pouvait ou étendre le cercle d'action ( 1), ou
imiter ailleurs l'installation dans des créations ana
logues. Il fut amené par là à adopter les trois règles
qui sont inhérentes au système actuel de la charité
légale : domicile de secours , obligation du travail
proscription de la mendicité.
Il restreignit le bénéfice de l'Institut à la ville de
Chambéry et à vingt et une communes de sa ban
lieue ; il limita à 100 , dont 50 hommes et 50 femmes ,
le nombre des détenus ; il assigna un capital de
80,000 livres aux frais de premier établissement, et
une rente perpétuelle de 26,150 livres à l'entretien de
l'ouvre .

(1) Article 9 du règlement intérieur,


330 FONDATIONS HOSPITALIÈRES
La justesse de ces calculs a été consacrée par l'expé
rience ; chaque mendiant coûtant au maximum 350 fr.
par an (95 centimes par jour), et le produit de son
travail étant estimé à 30 centimes (90 fr. pour 300 jours
de travail ) , chaque individu , déduction faite de son
travail,> coûte annuellement 260 fr., ce qui porte à
26,000 fr . la dépense moyenne pour une population de
cent personnes ( 1) pendant la longue période de 1830
à 1872.
La mendicité fut interdite dans les vingt-deux com
munes de la vallée de Chambéry ; les tribunaux appli
quèrent la loi , qu'on avait laissé tomber en désuétude
comme presque partout. A l'expiration de leur peine,
les mendiants furent placés dans la maison de dépôt ,
où on les soumit à un régime sévère et au travail.
Les vieillards indigents des deux sexes incapables de
tout travail purent être admis dans la section spéciale
que leur réservait le fondateur ( 2 ).
Vers 1834 , le nombre des mendiants valides con

(1) Dans les colonies agricoles de l'Amérique et particulièrement


dans le Massachussets , chaque individu , déduction faite de son
travail , coûtait 150 fr. en 1832. Dans les Maisons du canton de
Berne , ce chiffre variait , en 1834 , de 74 à 90 fr.; il était de 165 fr .
en 1831 dans les colonies agricoles de la Belgique; mais il s'agissait
uniquement d'hommes valides.
(2) « A Chambéry, dit M. Naville (De la charité légale , II , 143 ;
edit. de 1836), il existe un bâtiment qui porte le nom de Dépôl do
mendicité, et il a été souvent question d'établir des maisons de
travail et de prendre des mesures contre les mendiants . Mais on
s'est borné, à ces divers égards, à des calculs, à des règlements, à
des projets ou à d'insignifiantes ébauches. »
Il est fåcheux qu'un écrivain aussi consciencieux n'ait pas été
mieux instruit des essais pratiqués avec succès si près de Genève.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 331

damnés dépassa tellement celui des places mises à


leur disposition , qu'on cessa de faire un choix parmi
les plus mauvais , et que l'Institut dégénéra peu à peu
en un simple hospice où les vieillards indigents furent
admis à peu près dans les mêmes conditions qu'à l'hos
pice des Incurables. L'annexion de la Savoie modifia
cet état de choses. D'après la loi française, la mendicité
ne peut être interdite dans un département qu'autant
qu'on y a assuré partout des secours aux indigents
infirmes au moyen de ressources permanentes (1).
L'assistance à domicile se trouvant assurée par l'or
ganisation récente de bureaux de bienfaisance ou co
mités de charité dans chaque commune , on put , au
mois d'août 1861, restituer à l'institution de M. de
Boigne son caractère primitif, c'est-à-dire en faire
un lieu de répression où les mendiants incorrigibles
seraient détenus administrativement et soumis au
travail.
Ce retour au règlement de 1829 était d'autant plus
nécessaire que les mendiants pullulaient sur les routes,
notamment à Chambéry et à Aix -les - Bains,9 or ce
métier redevenait , comme par le passé , plus lucratif
>

qu'une profession manuelle (2) . La mesure fut efficace


en ce qui concerne le ressort de l'Asile de Sainte-Hélène,
et l'ouvre de M. de Boigne , loin de péricliter, réalisa
des économies qui permirent , en 1864 , de créer deux

(1) Système mitigé qui évite les graves inconvénients de la taxe


des pauvres telle qu'elle est pratiquée en Angleterre.
(2) Compte rendu des délibérations du Conseil général de la Savoie,
session de 1861 , page 172.
332 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

places de plus. Elle rend de grands services dans le


cercle restreint où la prévoyance de son fondateur l'a
enfermée . De 1830 à 1870, le Dépôt a reçu 1,200 men
diants , dont 800 (parmi lesquels deux tiers peuvent
être considérés comme incorrigibles) y ont passé de
un à dix ans , et 400 de un jour à un an ( 1 ). Il faut
remarquer que les prévisions sur les bénéfices du tra
vail aboutirent à un mécompte , en raison même de la
mauvaise nature des détenus , vicieux ou infirmes pour
la plupart ; la moyenne du produit annuel ne dépassa
pas 1,200 fr., c'est-à-dire 12 fr. par individu au lieu
de 90. Ce déficit fut couvert par l'augmentation des
revenus en nature consommés sur place et par des éco
nomies qui permirent de réaliser un capital d'épargne
de 140,000 fr ., soit 2,800 fr . par an , et portèrent le re
.

venu de la maison de 26,150 fr . à 33,304 fr .


Autant M. de Boigne méprisait les vagabonds de la
débauche , autant il accumulait les précautions pour ne
point laisser sans secours une indigence réelle ou
une misère cachée. Ses actes de bienfaisance person
nelle étaient sans nombre ; il n'avait point perdu sa
journée quand il dépistait quelque pauvre honteux ou
découvrait une de ces infortunes qui appliquent à se
dérober les artifices que d'autres mettent à se rendre
insupportables. Il attribua une rente pour les pauvres
honteux de la ville , à distribuer à domicile et discrè
tement .
Dans cet ordre d'idées, il imagina un établissement,

(1 ) Voir la statistique de cet établissement au n• XIX des Pièces


justificatives.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 333

unique en Europe encore aujourd'hui , et qui mérite


rait à lui seul les honneurs d'une monographie.
Le roi Victor-Emmanuel Ier, dans ses lettres pa
tentes du 21 juillet 1820 , s'exprimait ainsi :

« Le général comte Benoît de Boigne nous a sup


plié de vouloir approuver et prendre sous notre pro
tection immédiate l'établissement qu'il se propose de
créer dans notre ville de Chambéry, sa patrie , pour
servir de retraite aux personnes des deux sexes, d'une
condition honnête , qui , victimes innocentes des revers
de la fortune, se trouvent privées dans leur vieillesse,
sans qu'il y ait eu de leur faute , des moyens de satis
faire aux besoins de l'âge et des infirmités. Il nous a
exposé qu'il avait destiné à l'entretien de cette duvre
le capital d'un revenu annuel de 36,500 livres, outre
les bâtiments , mobiliers et accessoires nécessaires , et
qu'il était disposé à remplir incessamment cet engage
ment s'il nous plaisait de lui accorder , à cette fin , l'au
torisation nécessaire. Nous avons accueilli ses suppli
cations avec tout l'empressement que mérite une ouvre
aussi louable et aussi intéressante . Nous aimons à
associer notre reconnaissance particulière à celle que
lui doivent nos peuples du duché de Savoie appelés
spécialement à jouir de ce bienfait, etc. , etc. »
>

L'asile de la vieillesse ou Maison de Saint-Benoit ,


fut ouvert le 21 septembre 1820 , à 40 vieillards âgés
>

d'au moins soixante ans , dont 20 hommes et 20 fem


mes , ayant appartenu aux classes aisées de la société ,
334 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

dépourvus de moyens suffisants d'existence , sans avoir


jamais démérité ni perdu l'estime publique.
Un règlement minutieux et prévoyant déterminait
le régime de l'assisté, le mode d'admission , et évitait
avec soin tout ce qui aurait pu froisser l'amour-propre
des retraités. Par un rare sentiment de délicatesse , le
fondateur ne réservait >, à lui et à sa famille , que le
droit de nomination à quatre places , les autres étant
confiées au libre choix d'une commission composée
des citoyens les plus éminents de Chambéry. Pour
rehausser l'asile dans l'esprit des personnes qui y
seraient admises et lui donner le caractère d'une asso
ciation de bon ton , pour le dégager de toute idée dé
sobligeante de pauvreté , d'hôpital, de refuge , M. de
2

Boigne stipulait que ses propres parents en ligne directe


et collatérale , jusqu'au quatrième degré , y seraient
admis de préférence.
Nul ne s'entendait mieux que ce chef de cipayes ,
que ce farouche soldat d'aventure , à ces précautions
morales , à ces délicatesses exquises qui devaient atté
nuer l'offense de l'aumône , comme a dit un évêque ;
rehausser les malheureux à leurs propres yeux , effacer
par la simplicité, par l'effusion de coeur, ce qu'il y a de
douloureux à demander et à recevoir.
Le règlement de la Maison de Saint-Benoît, rédigé
par M. de Boigne lui-même après plusieurs années
d'expérienceetd'observations judicieuses (1820 à 1829), 2

pourrait être cité en entier. J'indiquerai seulement ,


pour être bref , qu'entre les candidats, c'est au plus
infortunéque doit être accordée la préférence (art. 49);
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 335

que les nouveaux admis seront présentés par un mem


bre de l'administration et le secrétaire , et reçus avec
empressement et amitié par leurs collègues ( art. 50);
que chaque retraité doit avoir sa chambre , et que
l'égalité la plus complète doit régner entre eux (art. 53 );
que l'on peut demander aux femmes admises un tra
vail d'entretien ou de réfection du linge, mais avec les
égards que l'on doit à l'âge , à la santé et à l'aptitude :
c'est une occupation et non pas une tâche que les direc
trices doivent offrir à leurs compagnes ( art. 59 ); que
l'on peut sortir , à la seule condition d'en donner avis
et de rentrer pour les repas , et le soir avant l'heure de
la clôture , etc.
Cette faculté de libre sortie , que l'on n'accorde ha
bituellement qu'à regret dans les maisons de refuge ,
a pour effet de relever le moral des retraités et de
leur épargner, par le contact journalier du dehors , les
abus et les tyrannies qui sont inhérents à ces réunions
de vieillards >, où l'égoïsme , la convoitise , la jalousie
acquièrent , par la continuité forcée de relations mo
notones , une intensité qu'il est permis de comparer aux
effets d'une fermentation malsaine. Il est douteux ,
d'ailleurs , que la société exclusive de personnes de
leur âge et le soulagement apparent qu'on éprouve
à échanger des regrets suffisent à entretenir dans des
esprits usés , dans des âmes que le destin a flétries ,
ces ressorts de l'intelligence et du cour indispensables
à la vie. Il y faut ajouter le renouvellement de séve ,
le rajeunissement moral qu'un vieillard puise au sein
de familles honnêtes et laborieuses.
336 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

Ces marques de sollicitude n'étonnent pas de la part


d'un homme qui croyait à l'influence active du moral
sur le physique , qui bâtissait ses salles de malades au
milieu des arbres et des fleurs , qui faisait construire
à l'Hôtel- Dieu un portail monumental afin de lui don .
ner belle apparence et d'écarter de l'indigent cette
impression de tristesse qui navrait le cæur quand on
heurtait à la petite porte de prison , basse et noire, du
>

vieil hôpital, ce bagne de la santé perdue . C'est encore


sous l'empire de ces pieuses préoccupations que M. de
Boigne , se rappelant sa vie de prisonnier à Chio ,
donne aux prisons de Chambéry une rente destinée à
fournir, chaque semaine , aux détenus des chemises
blanches et du tabac.
La Maison de Saint- Benoît , fondée avec un capital
d'un million , a servi de refuge , de 1820 à 1870 , à
272 vieillards, qui y ont vécu de sept à huit ans en
moyenne. Le revenu primitif de 34,000 livres affecté à
l'entretien de la Maison s'est accru par des économies
successives et s'élève, année moyenne, à 40,000fr. Cette
somme est consacrée , jusqu'à concurrence de 7/10 " ,
aux besoins des habitués ; 3/10es sont employés aux frais
d'administration, aux dépenses du personnel , au fonds
de réserve , et à des secours annuels pour dots et appren
tissage variant de 1,500 à 2,000 fr. Les places d'ha
bitué dans la Maison de Saint-Benoît sont très - recher
chées ; il est rare qu'une vacance dure un mois , et il
y a toujours plusieurs demandes inscrites (1).
( 1 ) Voir la statistique de l'établissement au nº XX des Pièces jus.
lificalives.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 337

Après l'assistance publique, c'est l'instruction qui


attire l'attention du comte de Boigne . Moraliste sa
gace , il accordait une préférence marquée à l'éduca
tion sur l'instruction . Il attribuait au défaut d'éducation
tous les vices sociaux et le déclin du sens moral; il y
voyait un signe de décadence ; le niveau d'instruction
rapproché du peuple , la masse de connaissances géné
rales, mais superficielles, mises en circulation par notre
époque , ne le rassuraient pas sur la valeur de la géné
ration à venir. Il fallait avant tout ressaisir la santé
morale , la vie de famille. Smith disait avec raison ,
vers cette année 1820 , qu’un savant physicien peut
admirablement exposer les lois de la statique, et en
écrire très - correctement les formules avec de la pous
sière blanche sur un tableau noirci; mais que , s'il ne
sait pas se tenir en équilibre, il ne s'en laissera pas
moins choir. Le paysan , au contraire , qui ignore ces
>

lois , ne les applique-t-il pas mieux en réalité lorsqu'il


se tient debout en équilibre au-dessus de sa charrette
comblée de gerbes chancelantes ? A quoi bon tant de
livres si l'on ne sait pas vivre ? Avant d'enseigner aux
enfants la dynamique et l'algèbre , il serait mieux de
leur apprendre la loi du respect , les conditions de
l'ordre moral , de les pénétrer de l'amour de la famille,
si intimement associé aux croyances religieuses, de les
prémunir contre cette théorie insensée de la déchéance
de l'âge mûr et de la vieillesse au profit de la présomp
tion et de l'ignorance.
M. de Boigne pensait que l'antipathie et l'isolement
des classes , la séparation entre les riches et les pau
21
338 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

vres, étaient le grand mal du siècle. Il réagissait, par


ses fondations charitables , contre cette tendance ; il
vivait au milieu des paysans et des pauvres, dirigeant
avec une libéralité préméditée de vastes exploitations
agricoles, et s'étudiant à se rapprocher le plus possible,
lui et les siens , du petit peuple. Mais il sentait aussi
que les principes de l'instruction étaient détestables,
et que ces semences de malaise social, d'irritation, de
jalousie, ne seraient détruites qu'avec le temps, si l'on
avait la patience de faire le bien, peu à peu, autour de
soi, et de diriger les enfants vers d'autres courants
d'idées .
Le véritable danger de la société dans le premier
tiers de ce siècle était, comme aujourd'hui, le refroi
dissement du sentiment religieux, et cette confusion de
principes et de rêveries qui , sous des couleurs sédui
santes , poussaient vers une pente semée d'abîmes les
deux catégories de personnes que Joseph de Maistre
appelait les deux racines de la société: les jeunes gens
et les femmes.

La Révolution , cette éternelle menteuse qui, fille du


premier ange déchu , s'est tour à tour incarnée dans
quiconque nia l'autorité et fit une vertu de l'orgueil,
avait ébranlé le monde moral par la réforme de Lu
ther ; elle le mit en morceaux par la Déclaration des
droits de l'homme et du citoyen . 1793 détrôna Dieu,
et après Dieu les rois ; 1803 rompit les liens de la fa
mille (1) . L'esprit de scepticisme, de négation et de
(1 ) Le titre IX du livre ſer du Code civil (De la puissance paternelle)
a été promulgué le 3 avril 1803 , et le titre II du livre III (Des donations
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 339

révolte continuait , en 1824 , à tout compromettre ;


nous savons aujourd'hui ce qu'il en coûte à la France
d'avoir aboli le respect. Les lois seront impuissantes à
réagir contre cette dissolution radicale de la société
tant que les mœurs publiques ne se corrigeront pas
elles-mêmes en revenant aux principes et en impré
gnant de saines doctrines les générations naissantes .
On l'a maintes fois remarqué, l'ordre public ne paraît
être assuré, quels que soient les sentiments religieux
des classes inférieures, que si les classes dirigeantes
trouvent dans de fermes croyances le mobile de leurs
actions et le principe de l'autorité qu'elles exercent.
Les écoles et les livres sont de puissants instruments
qui démoralisent les peuples ou qui les relèvent, sui
vant l'esprit qui les dirige et qui les inspire.
Le comte de Boigne , dans cette pensée de régéné
ration des études , consacra une somme considérable
à la réorganisation de l'ancien collége de Chambéry .
Il proposa de confier le dépôt de l'instruction pu
blique à une célèbre Compagnie qui avait eu beaucoup
de succès en Savoie, qui y avait laissé d'excellents sou
venirs et de nombreux amis . Les Jésuites possèdent,
en effet, le génie de l'enseignement ; ils ont le rare
talent de se conserver un ardent partisan dans chacun
de leurs élèves, et les écoliers qui se sont séparés d'eux
par incompatibilité d'humeur sont tous devenus eux
mêmes , à divers titres , des hommes célèbres : cer
entre -vifs et des testaments) le 14 mai suivant. Voir les livres de
M. Le Play : La Réforme sociale (édition de 1866 ), Les Ouvriers euro
péens, etc.
340 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

tains de nos contemporains en sont la preuve vivante .


Ce choix était raisonné; l'Université, telle que l'avait
créée l'Empire ( 1), ne répondait en aucune façon aux
habitudes et aux tendances de la Savoie ; il n'y avait
pas de maîtres laïques d'un renom et d'une autorité
suffisants , et les services rendus par l'enseignement
ecclésiastique dans ce pays étaient encore présents à
toutes les mémoires. L'instruction, réduite à elle-même,
ne possède pas la vertu moralisatrice qu'en attendent
de naïfs théoriciens : il faut qu'elle soit vivifiée par
l'éducation , dont l'expression la plus élevée et la plus
saisissable, la plus propre à pénétrer les âmes , est sans
contredit l'enseignement religieux. L'instruction même
supérieure n'est qu'un instrument, instrument dange
reux et fatal si celui qui le possède n'a point acquis
l'esprit de discernement.
Subsidiairement , M. de Boigne aida les écoles gra
tuites ouvertes par les Frères de la Doctrine chrétienne
pour les garçons, par les seurs de Saint-Joseph pour
les filles ; créa une école de chant et de musique à la
Métropole ; établit un fonds permanent pour servir à
l'apprentissage, chaque année, de quatre filles et de
quatre garçons, confondant ainsi, dans ses libéralités,
les plus hautes études avec l'enseignement primaire
ou professionnel, ou plutôt les associant dans la pra

tique , de même que , dans sa pensée , les arts méca


niques , les lettres , les sciences , la fortune etla pau
vreté devaient, en combinant leurs forces, se prêter un
mutuel appui.
(1) Lanfrey, Histoire de Napoléon le', tome III, 452.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 341

Quand il eut pourvu au soin des malades et des


pauvres, et qu'il eut assuréle pain de vie aux indigents
de l'esprit, le général de Boigne ne se crut pas quitte
envers sa ville natale. Il semblait que son désir de faire
le bien grandît en proportion de ses succès , et que ces
libéralités royales lui eussent , à chaque fondation
nouvelle , élargi l'âme et le coeur . C'est alors qu'il
donne le branle aux travaux publics qui devaient assai
nir et embellir Chambéry, qu'il impose un plan hardi
de rues et de constructions , y contribue pour près
>

d'un million , et dote la cité d'édifices dignes de la vieille


capitale des ducs de Savoie .
« Chambéry, dit- il à ce propos , ayant les dehors les
plus pittoresques, des points de vue charmants et des
promenades dont plusieurs grandes villes pourraient
se glorifier, laisse cependant beaucoup à désirer sous
le rapport de la salubrité et de l'agrément. Si ces pro
jets s'exécutaient , il serait possible que des voyageurs
étrangers, aimant le beau et un pays sain , prissent
plaisir à séjourner parmi nous, pour y jouir de tant de
beautés de la nature , que nous dédaignons parce
qu'elles nous sont trop familières. Certes , notre pays
vaut bien la Suisse ,) non moins par ses sites et la ri
ehesse de son sol que par la bonté de ses productions
en tous genres , de nos vins surtout. Cependant,> ce
pays-là est fréquenté par beaucoup d'étrangers qui y
dépensent leur argent, tandis que chez nous ils ne
s'arrêtent guère que pour changer de chevaux, malgré
même le voisinage des eaux thermales de la ville d'Aix .
» Quelle en est la cause ? ..... Alors nous verrons com
312 FONDATIONS HOSPITALIÈRES
bien d'étrangers seront charmés de vivre parmi nous
et de jouir de notre beau pays , surtout lorsque notre
théâtre sera bâti et qu'il n'y aura plus dans les rues
de mendiants qui obsèdent les étrangers, en faisant
paraitre notre pays beaucoup plus misérable qu'il ne
l'est en effet. Je me laisse aller à ces idées riantes par
amour du pays et pour le bien que je désire à mes
concitoyens (1 ). »
Ce qu'il faut noter dans cette série de vues et de tra
vaux , c'est que le général de Boigne ne les entreprit
qu'avec mesure, dans leur ordre logique, et après une
étude attentive et patiente des combinaisons qui lui
parurent les meilleures pour arriver au but qu'il se
proposait d'atteindre. Rien ne lui aurait été plus facile
que d'éblouir ses compatriotes, dès son retour en Sa
voie, par de fastueuses largesses et la profusion de ses
dons ; mais cet homme modeste ne voulait que faire le
bien. Éloigné depuis trente- quatre ans de son pays, il
désira, avant toutes choses , étudier ses besoins , se
rendre compte par une enquête personnelle des lacunes
à suppléer, des institutions à réformer, et ne rien en
treprendre qu'à bon escient. Puis , successivement, à2
petit bruit, il inaugura ses essais charitables, ne re 9

nouvelant ou ne créant rien sans assurer, précaution


rare, la perpétuité de l'oeuvre, se réservant le contrôle
et quelquefois l'administration de ses innovations
( comme à Saint- Benoît), afin de rectifier, par les leçons
de la pratique, les insuffisances du plan primitif; ne

(1) MÉMOIRE au ConsEIL DE VILLE, page 15 ( l '' mars 1822).


DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 313

laissant rien au hasard ; ne sacrifiant rien à l'ostenta


tion, et se dépouillant ainsi , de son vivant, avec une
> >

dignité simple qui allait au cour.


Les rois l'avaient comblé de faveurs. Louis XVIII le
fit maréchal de camp le 20 octobre 1814, chevalier de
Saint-Louis le 6 décembre suivant , chevalier de la
Légion -d'Honneur le 27 janvier 1815 ; Victor -Emma
nuel Ier lui conféra la dignité héréditaire de comte par
lettres patentes du 7 juin 1816 ; Charles-Félix le nomma
lieutenant-général de ses armées le 25 septembre 1822,
chevalier des Saints Maurice et Lazare le 23 avril 1824 ,
grand'croix du même ordre le 14 mai suivant, etc. Le
général comte de Boigne pouvait prétendre à tout; il
se déroba à la politique pour se consacrer uniquement
aux besoins intérieurs de son pays .
La récompense de sa conduite lui fut donnée par les
habitants de Chambéry, qui, à l'heure de sa mort
( 21 juin 1830 ), fermèrent spontanément, pendant trois
jours , les boutiques et les magasins. Les feuilles pu
bliques, en portant la funèbre nouvelle à toutes les
provinces de la Savoie, furent unanimes dans les éloges
9

décernés aux actions d'éclat et aux bonnes ceuvres de


l'homme illustre qui venait de terminer une carrière
si glorieusement et si utilement remplie. La cérémonie
de ses obsèques réunit tous les citoyens , sans accep
tion de parti.
« Dieu sait combien de chrétiens pleurent comme s'ils
avaient perdu leur père, put s'écrier l'orateur chrétien
en versant une larme d'adieu suprême. Heureux ceux
qui attendent la mort, et qui, après l'avoir tant de fois
344 FONDATIONS HOSPITALIÈRES

bravée, l'espèrent comme un asile, et qui , entourés de


toute l'estime de ce monde, en paix avec les hommes ,
en paix avec eux-mêmes, jettent sur le Roi des Rois le
regard confiant de l'ouvrier qui a fait son travail et
du fils qui rentre à la maison ! »
Le roi Victor --Emmanuel Ier avait décrété que le buste
du général serait placé, de son vivant, dans la grande
salle de la bibliothèque; le roi Charles -Félix réalisa ces
vues en 1824 (1 ); la grande rue de Chambéry porte le
nom du comte de Boigne ; une fontaine monumentale,
surmontée de sa statue , fut élevée à sa mémoire ; le
tombeau de l'église de Lémenc reproduit aussi ses
traits. Enfin le comte Marin et le chanoine Turinaz, au
nom de la Société royale d'agriculture et de la Société
royale académique de Savoie, qui jugeaient avec raison
la plume plus puissante que le marbre et que le bronze,
ære perennius, publièrent chacun un Éloge historique
du grand citoyen que le pays venait de perdre ( 2).
Ce qui vaut mieux que tous ces honneurs, ce qui n'a
cessé de croître depuis quarante ans écoulés , c'est le
souvenir pieux et reconnaissant que les Savoyards, et
la ville de Chambéry en particulier, ont conservé pour
le général comte de Boigne ; c'est l'intérêt affectueux

( 1) C'est le meilleur portrait du général. Ce buste est aujourd'hui


dans la grande salle de l'hôtel de ville de Chambéry ; sa photo gra
phie, exécutée par M. Léopold Dubois, de Poitiers, sur une épreuve
de M. Chamussy, artiste de Chambéry, est celle qui figure en tête
de ce volume .
(2) En 1828, M. Raymond, sous les auspices de la Société royale
académique , avait écrit un Mémoire sur la carrière militaire et po.
lilique du général de B: igne, dont la 2e édition parut en 1830.
DU GÉNÉRAL DE BOIGNE . 345

que la Savoie porte à ses petits -fils. Partout où l'on


console une douleur, partout où l'on abrite une infor
tune , l'étranger qui traverse la province retrouve le
nom du général de Boigne ; ce sont là des témoins
impérissables, car il y aura toujours des pauvres parmi
nous, et la vertu de reconnaissance est indissoluble
ment unie à la vertu de charité .
XIV.

L'HOMME JUGÉ PAR SES ŒUVRES.

L'existence active et tourmentée que je viens de


raconter exprime suffisamment l'ardeur de volonté
qui possédait M. de Boigne, et cette puissance d'assi
milation qui lui permit de faire de si grandes choses
dans le tumulte des camps comme au sein de la re
traite. Quelles conclusions morales faut- il tirer de cet
exemple ?
Dans de pareilles âmes , les opinions sont des senti
ments, les croyances sont des passions ; toute idée
spéculative qui germe dans un esprit de cette trempe
s'y matérialise rapidement; la réalité s'y substitue à
l'illusion ; la pensée mûrit, prend un corps, se trans
348 L'HOMME

forme en fait. Une méthode exacte présidait à ses re


cherches et à ses essais ; l'application , la fermeté ,
l'ordre étaient des qualités qu'il apportait en tout.
Curieux, mais de cette curiosité qui ne s'arrête point
aux apparences , qui creuse et qui sonde ; prompt à se
décider, mais ne précipitant rien ; se créant avec une
sorte de complaisance des superfluités d'occupations
et d'assujettissements au milieu de soins qui , seuls ,
9

eussent absorbé tout autre : il travaillait comme on se


délasse .
Cet homme froid et résolu, qui donnait largement,
mais qui comptait tout ce qu'il donnait , selon l'ex
pression du marquis de Faverges, n'avait rien de banal
ni de capricieux. Ses amitiés demeuraient aussi solides
que ses haines ; il ne se livrait à personne, averti qu'il
était, par les épreuves de sa jeunesse et l'expérience du
pouvoir, du peu de fond qu'on peut faire sur la sincé
rité d'autrui et de l'affligeante fragilité du cæur hu
main , si souvent à la fois dupe et trompeur.
Ce vieillard austère, tel qu'on le vit à Chambéry de
1802 à 1830, grand, maigre, un peu voûté , l'air dédai
gneux, ennuyé au repos , le sourire bienveillant et le
regard vif dès qu'il parlait, attirait de suite l'attention.
On sentait qu'il n'était pas le premier venu ; sa roideur
militaire , sa réserve de gentleman étaient tempérées
par un je ne sais quoi de bon qu'il ne parvenait point
à dissimuler tout à fait ; son geste était rare; il écou
tait beaucoup, s'animait peu ; on voyait qu'il ne pour
suivait que le sérieux de la vie et ne jetait rien d'inutile
aux chimères de la route . Son abord était froid comme
JUGÉ PAR SES EUVRES . 349

celui de tout homme habitué au commandement ; une


parole brève , une brusquerie presque maladive révé
laient cette impatience du maître qui n'a vu longtemps
autour de lui que des esclaves ou des ennemis , et cette
prétention d'un esprit clairvoyant qui se pique de
n'être jamais dupe . Incapable de se reposer dans des
ébauches d'idées, avide de solutions exactes, habitué à
ne se décider que par la réflexion et le calcul, M. de
Boigne excellait à démontrer et à juger. Comme un
marin qui n'observe les astres que pour prévoir la
tempête , comme un soldat quiavance avec précaution
sur un sol semé d'obstacles, il n'étudiait la nature et
l'homme que pour régler sa vie. Le rôle qu'il avait
joué , les périls qu'il avait surmontés , les confidences
qu'il avait surprises ne lui laissaient de l'humanité
qu'une idée triste et un profond mépris pour la plu
part des mobiles auxquels obéit l'homme. Ses pensées
habituelles se réflétaient sur son visage ; il portait dans
toute sa personne une expression de noblesse et de
fatigue.
Le major Smith , contemporain de son séjour chez
les Mahrattes, a tracé de lui un portrait que je trans
cris en entier, car il abonde en traits trop naturels
pour n'être point exacts :
« La nature et l'éducation ont formé M. de Boigne
au commandement et à l'action . Son instruction , comme
écolier, est bien au -dessus du médiocre ; il entend
assez bien le latin , et il lit , écrit et parle avec faci
lité le français, l'italien , l'anglais, l'hindoustani et le
persan . Il n'est pas étranger dans la connaissance des
350 L'HOMME

livres, et possède une grande habitude des usages du


monde. Il est extrêmement poli , affable , agréable, vif
et capricieux, distingué dans ses manières, déterminé
dans le parti qu'il a pris, et résolu dans ses moyens.
Particulièrement versé dans la connaissance de l'esprit
humain, il possède un très - grand empire sur lui-même
et maîtrise toutes ses impressions.
» A la politique astucieuse des cabinets italiens il a
su allier toutes les intrigues de l'Orient. Déguisant
avec une rare adresse toutes ses démarches pour
şaisir le pouvoir, il ne se dévoila qu'en face du danger.
Il est craint et redouté, admiré et idolâtré, respecté et
chéri sur le grand théâtre où son rôle est devenu si
brillant.
» M. de Boigne, dans sa stature, a plus de six pieds
anglais de haut (1 m . 83 c.) et, à la charpente d'un
géant joint l'harmonie des proportions et la souplesse
des membres. Il a le regard perçant. Infatigable au
travail, on l'a vu, des mois entiers, sur pied à la pointe
du jour, visiter son arsenal et ses manufactures, passer
la revue des troupes , enrôler des recrues , exercer les
brigades , haranguer les soldats, donner audience aux
ambassadeurs, administrer la justice, régler les menus
détails d'un fisc de vingt lacks de roupies de revenu ,
répondre à quantité de lettres venant de divers pays et
traitant les sujets les plus disparates, diriger des in
trigues compliquées auprès de plusieurs princes, sur .
veiller son négoce privé qui atteignit des proportions
considérables, en tenir les comptes, en diriger les opé
rations; bref, faire mouvoir sous son unique direction
JUGÉ PAR SES CUVRES . 351

la machine politique la plus compliquée, et cela sans


l'aide intime d'aucun Européen, car il était fort réservé
et n'accordait qu'à demi sa confiance.
» Telles furent ses laborieuses occupations , depuis
l'aube du jour jusque passé minuit, pendant un espace
non interrompu de neuf à dix ans. Mais il sacrifia à
cette tâche, dont nul autre que lui ne se fût senti ca
pable , une des constitutions les plus robustes dont
jamais mortel fut doué par la nature. Il quitta l'Inde,
épuisé , le tempérament affaibli par des fatigues accu
mulées et des maladies successives, emportant avec
lui l'honneur et l'argent, un renom singulier de bra
voure et de grandeur, et une fortune de 400,000 livres
sterling (dix millions ).
» Notre héros sera longtemps regretté dans l'Inde.
Sa justice fut unique, car il savait excellemment faire
la part de la sévérité et celle de la clémence. Il eut le
bonheur de gagner la confiance des princes qu'il servit
ou combattit avec celle des peuples qu'il soumit. Il sut
élever la puissance de Sindhia à une hauteur que
celui-ci n'avait pu rêver ; il l'affermit par la création
d'une armée permanente aussi bien disciplinée que
bien payée ; et , rare exemple , il resta toujours fidèle
7

d 'son souverain , malgré les offres énormes qui lui


furent faites quantité de fois pour le trahir ; il y eut
d'autant plus de mérite que son avarice égalait son
génie ( 1). »
(1) Notice sur le général Benoit de Boigne, publiée à Calcutta en
1797 et 1798, traduite sur l'original anglais.- Une traduction exacte
en a été donnée par le docteur.P . Brunet , de Nantes, au tome ſer,
352 L'HOMME

On peut rapprocher cette appréciation du jugement


du marquis de Faverges (1) et des opinions assez pi
quantes formulées sur le compte du général de Boigne,
vers la fin de sa carrière militaire dans l'Inde, par des
lettres signées Longinus et que publia nne gazette
anglaise, le Daily Telegraph de Calcutta, en 1797 et
1798 .

« Cet homme était né pour faire de grandes choses,


dit Longinus ..... Il n'était pointparfait; mais quipeut
se flatter de l'être ?..... Il fut religieusement fidèle à
son prince, et, au milieu des offres les plus séduisantes,
refusa toujours de le trahir . On doit d'autant plus le
louer de sa fidélité au serment, qu'il avait la passion
de l'or, et que, dans l'Inde, il fut peut-être le seul à ré
sister à de telles séductions (2) . »

Un de ses admirateurs d'Europe , le jugeant sur la


dernière partie de sa carrière et au point de vue spé
cial de l'homme du monde, a écrit de lui :

a Exempt de tout ce fard de civilité que l'on trouve


quelquefois parmi les gens du monde, M. de Boigne
n'était point de ces hommes dont tout le mérité réside
dans un extérieur guindé, qui mettent toute leur gloire
à s'offrir et toute leur adresse à se refuser, et qui, n'ai
mant qu'eux -mêmes, se font un art d'obliger tout
2

p. 375 de son Voyage à l'Ile-de-France, dans l'Inde el en Angleterre


imprimé à Paris en 1825.
( 1) Nº XV des Documents, etc.
(%) N. XVI des Piècesjustificatives.
JUGÉ PAR SES EUVRES . 353

l'univers par de stériles promesses pour se dispenser


de rendre à leurs amis les services qu'ils ont sollicités.
» Ses procédés n'étaient que l'expression de ses
sentiments ; ils ne lui coûtaient ni travail, ni étude ,
ni dissimulation ; son abord, sans être riant, était
agréable, et son commerce était plein de franchise et
de loyauté. Combien d'agréments ne trouvait -on pas
dans sa conversation, et combien de fois ceux qui étaient
admis dans son intimité n'ont-ils pas remarqué ces
traits vifs et prompts , ces saillies d'un caractère géné
reux , cette foule de bons mots qu'on cite de lui, quand
il entreprenait de venger le bon sens des sottes pré
tentions de l'orgueil et des travers ridicules de la
vanité ( 1)! »

Le portrait du major Smith et celui du chanoine


Turinaz, en se combinant, nous font apparaître l'homme
tout entier avec ses allures de despote et ses sentiments
de chrétien . Le voilà bien tel que le représente le
buste en marbre de l'hôtel de ville de Chambéry ; ce
visage austère , émacié par les privations ou les jouis
sances, ces yeux enfoncés dans l'orbite et d'où jaillit
la flamme qui, tour à tour, terrifiait l'ennemi, charmait
>

et séduisait les rajahs hindous ou électrisait les bri


gades mahrattes. Sa vie n'est qu'un long combat ,
d'abord entre son ambition et ses épreuves , ensuite
entre ses instincts et ses principes. Il s'épuise pendant
trente ans à amasser des trésors que pendant quarante
ans il répandra délicatement et généreusement autour
(1) L'abbé Turinaz, ÉLOGE HISTORIQUE, p. 80.
23
354 L'HOMME

de lui , pour se punir sans doute de cet amour de


l'or et de la puissance que lui reprochèrent trop ses
amis .
Pendant sa vie d'aventures , il lutte obstinément
contre la fortune, et il sait pourtant assez se maîtriser
lui-même pour ne point abuser du succès ; il se retire
au moment où tout lui devient permis, où les lacks de
roupies ruissellent sous les pieds de son cheval de
bataille comme les eaux débordées du Gange. Pen
dant ses longues années de retraite , alors que l'inac
tion lui pèse , que l'Europe est en feu , qu'il entend
venir d'outre-mer les appels désespérés de ses vail
lants soldats , il ne lutte plus contre la fortune, mais il
se débat dans ces étreintes morales d'autant plus ter
ribles qu'elles sont secrètes , d'autant plus doulou
reuses qu'elles sont muettes .
Cet homme que le doigt de Dieu a touché et que les
hasards merveilleux de sa vie de guerre ramenaient
sur la pente du christianisme, à la recherche du pro
blème de la destinée humaine , ce rude batailleur qui a
donné le signal de tant de massacres , s'apitoie sur les
misères d'un orphelin ou sur les plaies d'un mendiant.
Ce potentat asiatique, qui amassait pourson prince cent
millions dans une campagne de vingtjours, et qui sau
vait de l'incendie les villes prises d'assaut, combine le
repas de quelques vieillards qu'il assied à sa table, règle
le costume des malades qu'il entretient , calcule com
bien de misérables il pourra arracher au vice ou à la
souffrance par une prévoyance qui s'étend à l'extrême
limite de ce que l'humanité appelle perpétuité .
JUGÉ PAR SES CUVRES . 355

Voilà la vraie grandeur de cette existence , et telle


est la leçon qui en découle. Il n'y a que la charité qui
fasse pardonner l'orgueil. Voilà où aboutissent toutes
nos fragilités comme nos plus opiniâtres labeurs; fati
gues , victoires , jouissances effrénées , vanités assou
vies , tout cela s'évanouit et devient moins que rien
devant la satisfaction qu'éprouve un honnête homme
à faire obscurément un peu de bien .

FIN .
DOCUMENTS INÉDITS
ET

PIÈCES JUSTIFICATIVES.
TABLE

DES DOCUMENTS INÉDITS


ET

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

No I.

Carte de l'Inde, pour servir à l'étude des campagnes du général de


Boigne, avec une carte spéciale de la province du Dowab.
No II.

Extrait d'une lettre du major général Claude Martin à M. de Boigne


(de Lucknow, 13 juillet 1792).
Nº III.

Lettre du colonel Drugeon à M. de Boigne (de Delhi , 30 avril 1802).


No IV.
Lettre du colonel Perron à M. de Boigne ( du camp de Bandarès,
28 février 1802) .
Nº V.
Extrait de l'Asiatic annual register ( 1800 ) relatif à la mort de
Tippöo - Saheb .
No VI.

Tableau des brigades mahrattes ; date de leur création ; liste de


leurs chefs successifs de 1790 à 1803 .

No VII .
Acte sous seings privés du 24 avril 1815 re tif à l'acquisition du
domaine de Buisson-Rond et contenant les témoignages de re
connaissance de la famille d'Arvillars.
360 TABLE DES DOCUMENTS INÉDITS

Nº VIII.
Permis de séjour du 14 prairial an II.
Nº IX .
Lettres patentes du roi Louis XVIII ( 20 octobre 1814 ) conférant
au général de Boigne le grade de maréchal de camp.
No X.

Lettres patentes du roi Louis XVIII (6 décembre 1814) conférant


u général de Boigne la croix de chevalier de Saint-Louis.
N° XI.

Lettre du grand chancelier de la Légion-d'Honneur de France au


général comte de Boigne, ancien président du Conseil général
du Mont -Blanc, lui annonçant ( 27 février 1815) sa nomination au
grade de chevalier de la Légion-d'Honneur.
Nº XII.
Lettres patentes du roi de Sardaigne Victor-Emmanuel (er (7 juin
1816) conférant au général Benoit Le Borgne la dignité hérédi
taire de comte de Boigne .

Nº XIII .
Lettres patentes du roi Charles-Félix ( 25 septembre 1822) conférant
au général comte de Boigne le grade de général dans les armées
sardes.
N° XIV .
Lettres patentes du roi Charles-Félix (14 mai 1824) confirmant le
général comte de Boigne dans la dignité de chevalier grand-croix
de l'ordre des Saints Maurice et Lazare qu'il avait reçue le 16 mars
1822.
Nº XV.
Opinion du général marquis de Faverges sur le caractère et la
conduite du général de Boigne ( 1821 ).
NO XVI.
Première lettre de Longinus,3 traduite sur l'original publié par le
Daily Telegraph en janvier 1797.
No XVII.
Deuxième lettre de Longinus (2 janvier 1797).
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 361

No XVIII.
Ordre de Sindhia relatif à la paye du corps de cavaliers apparte
nant au général ( traduit du mahratte ).
No XIX.
Relevé statistique des produits de l'impôt 9, en 1860, dans les pos
sessions britanniques des Indes.
Nº XX .
Jugement du tribunal correctionnel de Chambéry du 12 mars
1870.
No XXI.

Statistique des aliénés en Savoie , à diverses époques, d'après les


comptes rendus officiels .
Nº XXII.

Statistique des résultats obtenus à l'asile des aliénés de Bassens,


d'après les documents fournis par M. le docteur Fusier, directeur
de cet établissement, pour la période décennale de 1860 à 1870.
No XXIII.
Statistique de la mendicité en Savoie pour les années 1789 , 1801 ,
1816 et 1868.
No XXIV .

Résultats acquis, depuis le jour de leur fondation jusqu'au 1er jan


vier 1872, dans les établissements spéciaux créés à Chambéry par
le général comte de Boigne.
DOCUMENTS INÉDITS
ET

PIÈCES JUSTIFICATIVES.

1.

Carte de l'Inde dressée pour servir à l'étude des campagnes du


général de Boigne , avec les itinéraires et la carte spéciale des
établissements du Dowab ( Voir à la fin du volume).

II .

Lucknow,7 13 février 1792.

MON CHER GÉNÉRAL ,

:... Je souhaite que la mort du pauvre Henry Martin soit un


exemple pour vous , vu que je vois que votre santé n'est pas
des meilleures et que vos Mahrattes n'ont pas beaucoup
d'égards à votre conservation. Buttez-vous, gagnez-nous du
pain et de l'argent et nous vous payerons. Vous vous êtes fait
une aussi haute réputation qu'il est possible avec le prince
que vous servez ; à moins que vous ne réinstalliez la famille
de Tamerlan sur le trône de Delhi , vous n'aurez pas de
364 DOCUMENTS INÉDITS
plus haut titre qu'un chef mahratte (Feringhé), qui a vaincu
et réduit Ismaël Beg . Pauvre malheureux ! que j'eusse sou
haité qu'il ne se fût pas rendu votre prisonnier, vu le sort
que Sindiah veut lui faire ! ...

Claude MARTIN .

( Tiré des archives de M. le comte de Boigne,


à Chambéry .)
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 365

III .

Delhi , 30 avril 1802.

GÉNÉRAL ,

Celle - ci est pour vous dire que je suis dans la plus


grande affliction de ne recevoir aucune de vos nouvelles. J'ai
eu l'honneur de vous écrire différentes fois , et je suis assez
malheureux de ne recevoir aucune réponse . Je ne sais à
quoi en attribuer la cause , sinon à la difficulté de la route
qui peut-être a existé jusqu'à présent par rapport à la guerre
qui avait lieu en Europe , car d'après tant de bontés que
vous m'avez témoignées en cette partie reculée dans le temps,
je ne puis croire que l'éloignement auquel je me trouve de
vous soit capable de m'avoir fait perdre entièrement les
faveurs et bonnes grâces d'un pays qui en a usé avec tant de
générosité envers moi dans toutes les occasions . Veuillez
bien me les renouveler en celle -ci , en voulant bien m'hono
rer d'une réponse que j'attends comme le Messie, étant dans
>

la plus grande impatience d'apprendre l'état de votre santé


qui ne saurait m'intéresser à un plus grand point. J'ai un
grand désir de partir d'ici pour aller vous voir ; je n'ai pas
une fortune, mais malgré cela j'ai 30,000 roupies de placées
à la Compagnie, et pourrai, j'espère, payer mon passage sans
y toucher..C'en est assez pour me faire une pension sur mes
vieux jours , pour moi qui n'avais rien et qui n'ai pas d'am
bition démesurée. J'ai essuyé de grands malheurs, que vous
ne devez pas ignorer si mes lettres vous sont parvenues ,
causés par des ennemis jaloux qui m'ont desservi auprès
de M. Perron. Heureusement pour moi qu'il est un peu
revenu sur mon compte ; il me donna , il y a deux ans ,
> le

commandement du fort ici , et , depuis dix mois , celui du


366 DOCUMENTS INÉDITS

Soubah qui lui a été donné par le prince au détriment de


Sagi, qui faisait mourir de faim l'empereur.
Ces deux places ne sont point lucratives, car je n'ai que
800 roupies de paye ; malgré cela , j'ai été forcé d'accepter
par rapport à ma réputation que j'ai à ceur, ne croyant pas
qu'il puisse se trouver de place plus honorable chez le prince
puisque la personne de l'empereur, ses correspondances et
toute sa maison me sont confiées. D'après tant d'ennemis
que j'avais auprès du général Perron , il a encore fait pour
moi plus que je n'espérais , c'est-à-dire pour ma réputation .
Je m'en vais prendre la liberté de vous donner quelques
nouvelles . Siadada, mort il y a longtemps ; du depuis Tantiah
et La Koua qui étaient rebelles au prince ; Michel Filose parti
pour l'Europe, dit-on , aussi mort, reconnu traître au prince ;
son fils qui était colonel et commandait une brigade à Oudjein ,
mort il y a quelques mois de désespoir. Ses correspondances
avec ses ennemis (aussi traître comme son père) ayant été
trouvées pour perdre notre prince pour des avantages qu'on
lui faisait au détriment de son maitre notre prince , lequel
l'avait comblé de faveur au seul nom de fils d'Européen ,
parce qu'il les aimait beaucoup et les favorisait tous tant
qu'il pût .
Gupalrhoo Choo ( celui-ci n'est point l'ami du colonel
Sutherland) ses frères, neveux , etc. employés , et en faveur.
Combien de fois ce chef et le prince m'ont dit qu'ils vous re
mettraient le gouvernement de toutes choses si vous vouliez
revenir ; qu'ils savaient bien que jamais ils ne trouveraient
un second de Boigne .
Les Sickes alliés avec le prince. Une brigade aujourd'hui à
Patialah pour leur service commandée par un M. Louis Ma
jon , pays de M. Perron , qui était serviteur chez la Begum que
peut-être vous avez connú ou ouſ parler ; car, autant que
je puis me rappeler, il vous demandait du service comme
enseigne à Kohel . La première brigade à Oudjein auprès du
prince commandée par M. le major Pholman . Une guerre avec
Esventhoo Oulker, neveu du défunt Toukon Oulker, fuit et
son pays pris en partie par notre prince, qui est accablé d'un
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 367
bonheur si grand tel qu'on n'a jamais vu . Les Begums veuves
de l'ancien prince, qui avaient une armée de rebelles, défaites
et prisonnières d'Ambagy. M. Georges Thomas, qui était ser
viteur de la Begum , que vous avez connu de réputation, avait
trouvé le secret de lever une brigade et de faire 70 pièces
de canon , courait de tous côtés et faisait des mamlets, dé
truit , perdu son camp et son artillerie . Deptom aussi con
duit à Kanwpoor. Pour que les choses puissent venir au
comble pour le prince , il faudrait que vous seriez auprès
de sa personne , du moins à Kohel ; vous y seriez commeun
corps saint, tant vous êtes en vénération et adoré , surtout de la
troupe , qui , dans toutes ses chansons, ne prononce jamais que
>

votre nom . M. Perron est ici pour le pouvoir comme un roi de


Prusse , et comme un Crésus du côté de l'argent , qui tombe
9

comme la pluie la plus abondante nuit et jour chez lui


sous forme de roupies. Courtisé en même temps par tous
les rajahs et grands du pays , même par le prince qui le
craint, ainsi que tous ses chefs , qui sont tous , ainsi que
lui , comme aux ordres de M. Perron . Il faut donc en même
temps que M. Perron n'en abuse point malgré ses forces ,
(vous avez fait la soupe , pour les autres , qui n'ont que la
peine de la manger aujourd'hui), et s'imagine qu'il a bien
servi le prince. Si mes ennemis ne m'avaient pas desservi
auprès de lui , j'aurais une grande fortune aujourd'hui ; il
ne me voulait pas de mal , puisqu'il m'avait donné la pre
mière brigade . Ce qui est passé , je n'y pense plus , et ne
veux point vous en entretenir plus longtemps crainte de
vous en ennuyer. Que faire ? Dieu , tout puissant qu'il est ,
>

ne peut faire que ce qui est arrivé ne soit pas. M. Perron a


les soubahs de Delhi , d'Adjmyr, de Saranpoor, d'Agrah, le
fort d'Alyghûr, etc.
Dans celui d'Agrah, c'est M. John, colonel, qui commande
et qui a le capitaine Jacob avec lui , qui était enseigne dans
le bataillon d'Oudjein , qui quitta la 1re brigade. » . Perron
n'ayant pas voulu le faire capitaine par rapport aux Euro
péens , étant Arménien comme vous le savez ; le fils de
M. John , colonel Georges, arrivé à Agrah en congé ; Louis
368 DOCUMENTS INÉDITS
Sheridan , major Beau, frère du général, arrivés aussi, mais
malheureusement le dernier avec la jambe cassée ; celui qui
commandait un régiment nommé Loyal Liégeois un instant
avant la Révolution .
Si vous étiez ici , grand Dieu ! quelle fortune immense
vous pourriez laisser au fils que vous avez , sans compter le
commandement de toutes ces provinces qui lui serait bien
assuré par la suite , et combien d'heureux en même temps
vous pourriez faire !
Je suis bien inquiet de l'état de mon père et de ma mère ;
point de leurs nouvelles ; ils demeurent au château de Ber
gin en Savoie , paroisse de Saint- Jean -le - Chevelu , à une
lieue d'une petite ville nommée Hyenne, à 4 lieues de Cham
béry, connus de la maison de Mme Lamartinière, de celle du
défunt comte de La Tour, autrefois gouverneur de Savoie
qui a ses fils, un surtout qui me connaît beaucoup , marié à
la seur du prince de Liége, que j'ai eu l'honneur de voir à
Paris en 87 , et autres personnes de Chambéry qui les con
>

naissent. Si , d'après tels renseignements que je prends la


liberté de vous donner, vous pouviez me donner de leurs
nouvelles, je vous aurais une obligation des plus particulières
que je ne saurais calculer, tant j'ai envie de savoir leur posi
tion. De plus, si vous pouvez envoyer mille écus à ma mère
pour moi , croyant qu'elle peut en avoir besoin , je vous se
rais infiniment redevable et payerai ici , à votre ordre , à
M. Queiros Hamilton ou à qui vous m'ordonnerez , ladite
somme aux personnes avec lesquelles vous avez affaires ; ce
serait un grand service de plus que je vous devrais .
J'ai grande envie de passer en Europe, mais je suis fort em .
barrassé, étant attaché à une femme du pays que j'aime beau
coup , que j'aiprise pour me faire oublier mes malheurs passés.
Pour l'emmener avec moi, comment faire ? et je ne voudrais
point la tromper. Veuillez bien me donner votre avis ; elle est
nièce du nabad Solimmabekan d'ici, et vieille de 17 ans, qui
me dit sans cesse qu'elle est décidée à mourir plutôt que de
me quitter. Je vous parle comme à mon confesseur, et j'at
tendrai votre réponse pour me décider, ne voulant rien faire
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 369
sans cela . Veuillez me répondre le plus tôt possible , ce sera
une faveur des plus particulières que vous ferez à celui qui
ne cesse de faire des veux pour la conservation de vos jours ,
et qui est avec un profond respect , général, votre très
humble et très-dévoué serviteur .
Veuillez bien faire agréer mes respects à votre famille ,
s'il vous plait , et m'excuser si ma lettre est barbouillée ;
depuis mes malheurs et chagrins , j'ai la vue affectée ; que
je suis heureux de ne l'avoir pas perdue tout à fait !

DRUGEON .

( Le texte original de cette lellre a élé scrupuleusement respecté .)


- Tiré des archives de M. le comte de Boigne.
-

24
370 DOCUMENTS INÉDITS

IV .

Camp de Bandarès, 28 février 1802.

MON CHER GÉNÉRAL ,

Depuis votre départ de ce pays ,> les troubles ont conti


nuellement régné. Il y a quatre ans que les femmes de l'an
cien prince se sont soustraites d'auprès de leur neveu le
prince actuel et ont formé un parti considérable contre lui.
Lukwoy Dada, qui s'est aussi rendu rebelle au prince il y a
trois ans, avait épousé le parti des femmes ; je fus obligé de
marcher sur ces deux partis qui se rapprochaient de nous.
Les ayant amenés à une action , j'eus le bonheur de les dé
faire complétement. Lukwoy Dada fut blessé dans l'action, et,
depuis cette défaite, les femmes ont fait demander au prince
de s'accommoder ; il vient de leur pardonner, et elles sont
rentrées dans le devoir. Lukwoy Dada est mort de sa bles
sure ; s'il eût vécu il ne me l'eût jamais pardonnée.
Jasing -Rao, de la maison d'Holkar, estaussi en guerre avec
le prince depuis deux ans ... ; il pille et ravage tout , et je
marche sur lui avec ma cavalerie . Un nommé Georges Tho
mas, qui a profité de mon séjour dans le Dekkan pour soulever
un parti de 12,000 hommes avec 60 canons , s'était emparé
d'un pays considérable du côté des Syckhs, où il avait bâti un
grand fort, et pillait tout le pays, jusque même dans les envi
rons de Delhi ,
J'ai été force de détruire entièrement ce parti avec la
3e brigade et j'ai permis à ce scélérat de se retirer, lui dé
fendant le territoire du prince .
Vous êtes militaire, mon cher général, et vous savez qu'on
perd toujours de braves soldats dans les actions. M. Ros
tock , que vous m'avez recommandé, a été tué à l'affaire d'In
door ; M. Bernier, un des plus braves et des meilleurs offi.
ciers des brigades, a subi le même sort, ainsi que M. Schmit
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 371
jeune, Dounely, votre protégé , et une infinité d'autres que
vous ne connaissez pas.
Dans ce moment, le prince n'a plus que Jasing -Rao à
détruire pour être tranquille dans ses immenses possessions.
L'établissement des brigades dont vous êtes le vrai fonda
teur et où votre nom , mon cher général, retentit journelle
ment , est aussi solide que jamais. Ce sont elles qui lui ont
conquis cet immense pays. Vous ayant imité par cette disci
pline que je conserve , par cet ordre si nécessaire au mili
taire et qui est le nerf et la base de ses succès, les brigades
ont été toujours et partout victorieuses . Heureux à leur tête
par l'attachement et la confiance que le soldat m'a voués , >

j'ai toujours vaincu , et par là retiré le prince des circon


stances les plus critiques où il pût jamais s'être trouvé.
Vous me recommandez M. Drugeon ; il y a plus d'un an
que je l'ai réintégré non pas dans les brigades , mais dans
une place plus honorable encore que celle que j'aurais pu lui
donner dans le militaire, eu égard à la capacité que vous lui
connaissez : je l'ai nommé gouverneur du fort de Delhi et
surveillant de l'empereur ; si j'ai oublié, en lui donnant cette
place, ses fautes passées , je m'en trouve heureux et dédom
magé par l'intérêt que vous prenez à lui . Oui , je recevrai
avec la plus grande satisfaction toutes les personnes que vous
me recommanderez pour être placées dans les brigades; il est
de mon amitié pour vous de vous y conserver ce droit et
aussi comme premier fondateur des braves militaires qui
composent ce corps ; c'est le plus petit titre que je puisse
vous y conserver et je dois à la reconnaissance de n'y pas
manquer ...

CUILLIER - PERRON.

( Tiré des archives de M. le comte de Boigne.)


372 DOCUMENTS INÉDITS

V.

« En parcourant les papiers trouvés à Séringapatam, et


imprimés dans l'Asiatic annual register, pour l'année 1799,
il m'a paru que le mauvais succès de l'entreprise de Tippoo
Saheb et sa défaite furent dus principalement à son
ambassade à l'Ile-de-France, conseillée par quelques hâbleurs
français qui résidaient à sa cour.
» Tippoo , depuis quelques années , cherchait tous les
moyens de se venger des Anglais, auxquels il avait juré une
haine implacable, et , à cet effet, il cherchait à s'allier avec
>

la France , dont il attendait des secours. Mais il se hàta trop ,


ete ut le malheur d'écouter un forcené jacobin sans talent,
sans expérience , le citoyen Ripaud .
i Au commencement de 98 , il envoya deux députés à
l'Ile - de -France pour traiter du projet de guerre . Mais le
gouverneur français commit l'insigne maladresse de publier
les dépêches et les sollicitations de l'ambassade , d'afficher
au coin des rues du port nord-ouest l'avis d'enrôlement
sous le drapeau du sultan, avec l'offre d'une prime brillante,
et tout ce bruit aboutit à l'envoi de 150 volontaires, tant
noirs que blancs, sur la frégate La Preneuse.
» Le gouverneur de Bengale, informé de tout par quel
ques Américains qu’on eut encore l'imprudence de laisser
sortir de l'île, prit les devants, arma à la hâte, lança trois
corps d'armée sur le royaume de Mysore, attaqua le sultan
tant à force ouverte que par trahison , et entra dans sa capi
tale, le fer et le feu à la main .
» On ne connaît pas exactement les circonstances de la
mort de Tippoo . Il est probable qu'il mourut en héros sur
la brèche , où son cadavre fut trouvé parmi des monceaux
de morts. Quelques-uns ont présumé qu'il se tua de déses.
poir (1 ).
( 1 ) Ce drame ne rappelle-t-il pas jusque dans ce détail la mort
récente, et aussi héroïque, du roi Théodoros d'Abyssinie ?
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 373

» Ainsi finit un allié puissant de la France qui, adroite


ment ménagé ou sagement conseillé , eût pu lui devenir si
utile par la suite . Toutes les affaires de ce monde se tien
nent. Que fussent, en effet, devenues celles d'Europe si
Tippoo eût survécu de quelques années ? Bien certainement
il eût fait une forte diversion contre les Anglais, qui , plus
occupés de ce côté, et restés moins riches et moins puis
sants, n'auraient pu songer à troubler si sérieusement l’Eu
rope et à y fomenter la guerre en avançant à leurs alliés des
subsides énormes .....
» Les Anglais ont dit beaucoup de mal de Tippoo , et à
tort. Voici un fait qui prouve ce qu'en pensait son peuple ,
et le souvenir qu'ont encore conservé de sa mémoire les
Hindous , ou sujets ou alliés , qui déplorent aujourd'hui
encore son désastre . Meër-Mahommed -Sadück était le prin
cipal favori de Tippoo ; les peuples le détestaient, le rendant
responsable de tous les abus de pouvoir, de tous les excès
perpétrés au nom du trône . Pendant la dernière guerre ,
tous, sauf son maître , le soupçonnaient de trahir. Après la
prise de Séringapatam , il fut presque impossible de dis
suader personne qu'il n'eût pas appelé les Anglais dans le
pays. Il fut tué par les troupes du sultan , lorsqu'il cherchait
à s'échapper pour aller jouir du prix de son crime , et la
manière horrible dont son corps fut mutilé confirma le
bruit que les soldats l'avaient sacrifié à leur vengeance.
Leur animosité ne s'arrêta pas là ; son corps fut traîné dans
la boue ; les femmes et les enfants en firent, durant plus de
deux semaines , le hideux jouet de leur mépris et de leur
rage , couvrant d'insultes ces tristes débris. )

( Extrait de l'ASIATIC ANNUAL REGISTER de l'année 1800 (Charac


ters , 14 ) , cité dans le VOYAGE DANS I.'Inde du docteur Brunet
(1 , p. 178) ; édition de 1825.)
.
VI
374

à 'armée
laBoigne
ites
,de
deuropéennes
ppartenantn
brigades
des
Organisatio
des rince
p.Mahrattes
,de
Sindhia

.
BOIGNE
M.
DE
CRÉATION .
PERRON
M.
DE
CRÉATION

BRIGADE
1r BRIGADE
le BRIGADE
3e B4* RIGADE BRIGADE
5e
.créée
1790
en .
créée
1790
en .
1793
en
créée .créée
1801
en .
1803
en
créée

.
1792 .
1793 .
1795 .
1803 .
1803
MPerron
Fremont
ajor
.Major .
Pedrons
Capitaine .
Dudrenec
Colonel .
Brownrigs
Major
.
1794 .
1794
.
1801
Perron
MGardiner
ajor
.Major
1797
.
Bourquien
Major
. .
1795
DOCUMENTS INÉDITS

Sutherl
ajor nand
Drugeo
M.Major
1798
, .
1799
Colonel
Duprat
. .
Pohlma
Major n
.
1799 1802
.
C
Sutherl
Colonel and
. oloneland
.
1802 .
1803

NOMS DES COMMANDANTS :


Colonel
Hessing
.Pohlman
.Colonel
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES , 375

VII.

L'an 1815 et le 24 du mois d'avril, dans la maison d'habita


tion de M. l'avocat Bain , située rue Croix-d'Or, à Chambéry,
en présence des soussignés, moi Benoit Le Borgne de Boigne,
acquéreur du domaine de Buisson-Rond , situé à Barberaz,
par acte sous la date du 4 vendémiaire an XI , corres
pondant au 26 septembre 1802, Blanchet, notaire, au prix
de 40 mille francs, outre 6 mille remis de la main à la main,
du sieur médecin Bernard qui l'avait acquis du sieur Caselli,
celui-ci acquéreur du gouvernement qui l'avait vendu
comme domaine national procédé de M. Frédéric -Pantaléon
Millet d'Arvillard , inscrit sur la liste des émigrés, ayant
>

déjà donné des marques d'attachement et d'intérêt aux


MM. Frédéric , Henri et Lucie Millet d'Arvillard , enfants
dudit M. Frédéric-Pantaléon Millet , en gratifiant ceux-ci
d'une somme de dix mille livres tournois , le 29 germinal
>

an XI , qui ont été réellement payés, je veux encore, par pure


délicatesse et par considération aux malheurs qu'a éprouvés
cette famille intéressante, qui a perdu tous les biens de son
père, faire une nouvelle gratification auxdits enfants d'Ar
villard , d'une autre somme de dix mille francs dont j'ai déjà
payé deux mille francs à M. Frédéric, plus la somme de trois
mille francs, que je compte de suite à M. Clément Morand
et le surplus en la remise que je lui fais d'un effet de com
merce d'égale somme de cinq mille francs, et c'est le tout
à l'acceptation dudit M. Morand comme mandataire : de
M. Frédéric Millet d'Arvillard , par acte du 27 août 1811 ,
Ract, notaire ; de demoiselle Lucie Millet d'Arvillard, par acte
du 6 juillet 1813 , Pezzane, notaire à Turin ; et de procu
reur substitué par M. Noël Morand Saint- Sulpice, par acte
du 13 août 1812 , Picolet , notaire à Saint-Julien , en qualité
376 DOCUMENTS INÉDITS

de procureur général de M. Henri Millet d'Arvillard , par


acte du 26 octobre 1811 , Chapperon , notaire.
J'aurais certainement fait une plus grande faveur auxdits
enfants d'Arvillard si je n'avais déjà payé bien chèrement
ledit domaine, tel qu'il existait alors, par la somme de qua
rante -six mille francs , et nous de Boigne et Morand , con
venons que ladite somme était bien la vraie valeur du do
maine tel qu'il existait audit temps. En conséquence, moi
Clément Morand, en ma dite qualité, accepte avec recon
naissance la susdite gratification et je déclare que mes
mandants regrettent de ne pouvoir, en l'état des choses,
donner d'autres témoignages de leur reconnaissance que
l'expression de leur satisfaction de voir le domaine de leur
père entre les mains d'une personne aussi libérale ; et, s'ils
n'avaient pas été forcés de répudier l'hoirie de leur père et
de continuer cette répudiation , parce que la totalité de ses
biens a été aliénée par le gouvernement et que les créan
ciers demeurent en souffrance (plusieurs ayant même négligé
de se faire liquider) , ils se seraient empressés, s'ils eussent
eu titre et qualité , de donner, spontanément et sans être
requis , audit M. de Boigne tous actes d'approbation et de
>

ratification , et je déclare au nom de mes mandants qu'en


toute occasion ils seront toujours prêts à faire tout ce qui
pourrait dépendre d'eux et qui pourrait contribuer à la plus
grande tranquillité et paisible possession dudit M. de Boigne,
envers qui que ce soit, même si besoin était par des sacri
fices pécuniaires jusqu'à concurrence de la somme reçue.
Le présent ayant été fait à double, et souscrit par nous et
par les témoins ci-après , pour conserver mémoire dans les
descendants de nos familles et de celles d'Arvillard des
généreux procédés de M. de Boigne , des expressions de
reconnaissance des MM . d'Arvillard et de leurs parents , et
des sentiments de loyauté et de délicatesse dont tous sont
animés, et il sera facultatif, à moi de Boigne, de déposer le
présent aux minutes du notaire que je choisirai ou d'en
faire passer acte par main de notaire à ma réquisition par
lesdits frères et sour Millet d'Arvillard .
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 377
Présents : MM. Eugène Morand de Saint-Sulpice , et Claude
François Bain , conseiller de préfecture. Signé par tous
quatre sur les deux doubles :

BAIN , témoin , Benoit DE BOIGNE , MORAND DE LA MOTAE,


EUGÈNE MORAND DE SAINT- SULPICE.

( Tiré des archives de M. le comte de Boigne.)


378 DOCUMENTS INÉDITS

VIII .

PREMIER RÉGIMENT DE CAVALERIE, CUIRASSIEKS.

A Versailles , le 14 prairial an II.

Le chef de brigade commandant ledit régiment, et par intérim


la subdivision de Seine-et-Oize.

Autorise Monsieur le général Boijne, conformément aux


instructions du général Junot, à continuer sa résidence à
Beau -Regard sa propriété, sans qu'il puisse y être inquiété
pour cause d'exécution de l'arrêté du 2 prairial , attendu
qu'il ne peut être regardé comme Anglais. Il lui est libre,
en conséquence , de circuler dans cette subdivision sans
trouver opposition ou empêchementde la part des autorités
militaires .
Monsieur le général Boijne est, en outre, autorisé à garder
près de lui les nommés Richard Gutriye et Richard Lee,
tous deux ses domestiques, et dont il reste garant. Ces deux
étrangers circuleront librement dans le département de
Seine -et -Oize .

MARGARONE .

( Tiré des archives de M. le comte de Boigne .)


ET PIÈCES JUSTIFICATIVES. 379

IX .

Louis, par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre,


Prenant une entière confiance dans les talents, la valeur,
l'expérience à la guerre, la bonne conduite , ainsi que dans
la fidélité et l'affection à notre service du sieur comte de
Boigne, lui avons conféré et conférons par ces présentes,
signées de notre main , le grade de maréchal de camp , pour
tenir rang dans nos armées du dix-huit octobre mil huit cent
quatorze .
Mandons et ordonnons à nos officiers généraux et autres
à qui il appartiendra, de le reconnaitre et faire reconnaître
en ladite qualité .
Donné au château des Tuileries , le 20 octobre 1814.

LOUIS .

Par le Roi :

Le ministre, secrétaire d'État de la Guerre,


Comte DUPONT.
380 DOCUMENTS INÉDITS

X.

Louis , par la grâce de Dieu , roi de France et de Navarre,


chef souverain , grand maître et fondateur de l'ordre mili
taire de Saint-Louis , à tous ceux qui ces présentes lettres
verront ,> salut . Étant bien aise de donner au sieur Benoît de
Boigne , maréchal de camp de nos armées , des marques de
distinction , en considération des services qu'il nous a
rendus , nous avons cru que nous ne le pouvions faire d'une
>

manière qui lui soit plus honorable qu'en l'admettant au


nombre des chevaliers de l'ordre militaire de Saint-Louis ,
institué par l'édit du mois d'avril 1693 , étant bien informé
des services ci-dessus et qu'il professe la religion catholique,
apostolique et romaine .
A ces causes nous avons fait , constitué , ordonné et éta
2

bli , faisons, constituons , ordonnons et établissons, par ces


présentes , signées de notre main 2, le sieur de Boigne che
valier dudit ordre de Saint-Louis , pour par lui jouir dudit
titre de chevalier , aux honneurs et prérogatives qui y sont
attachés , avec faculté de tenir rang parmi les autres che
valiers dudit ordre, et de porter sur l'estomac une croix
d'or émaillée , suspendue à un petit ruban couleur de
feu, et sur laquelle il y aura l'image de Saint- Louis, à con
dition d'observer les statuts dudit ordre, sans y contrevenir
directement ni indirectement , et de se rendre à notre
cour , toutes et quantes fois nous le lui ordonnerons pour
notre service et pour le bien et utilité dudit ordre.
Si donnons en mandement à tous grand'croix , com
mandeurs et chevalier dudit ordre militaire de Saint
Louis , de faire reconnaître le sieur de Boigne chevalier
dudit ordre , de tous ceux et ainsi qu'il appartiendra 7, après
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 381

toutefois qu'il aura prêté le serment requis et accoutumé . En


témoin de quoi , nous avons signé de notre main ces pré .
sentes, que nous avons fait contre -signer par notre ministre
secrétaire d'État ayant le département de la guerre .
Donné à Paris, le sixième jour de décembre, l'an de grâce
mil huit cent quatorze .

Louis .

Par le roi , chef souverain , grand maître et fondateur


de l'ordre militaire de Saint-Louis ,

Duc de FELTRE .
382 DOCUMENTS INÉDITS

XI.

LÉGION - D'HONNEUR .

Paris , 27 janvier 1815.

Le chancelier ,
A Monsieur de Boigne, chevalier de la Légion-d'Honneur ,
général, ex-président du conseil général du département du
Mont-Blanc .

Le roi vient de vous nommer chevalier de la Légion


d'Honneur.
Je m'empresse , Monsieur , de vous annoncer la grâce
que Sa Majesté vous a accordée .

Comte DE BRUGE .
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 383

XII .

VICTOR-EMMANUEL, par la grâce de Dieu , roi de Sardaigne,


de Chypre , et de Jérusalem , duc de Savoie , de Gênes ;
>

prince de Piémont >, etc.


Après avoir parcouru avec honneur une longue et écla
tante carrière militaire , le général Benoît le BORGNE DE
Boigne , rentré dans sa patrie , y a donné l'exemple d'une
> 2

si belle conduite par ses bienfaits envers les malheureux et .

les indigens , par son amour pour le bien public et par son
attachement à Notre Personne,7 qu'elle lui a concilié à juste
titre la considération et l'estime publiques . Un aussi hono
rable assemblage de qualités guerrières et de vertus civiles
Nous porte avec plaisir à lui donner une marque distinguée
de la satisfaction particulière que Nous en éprouvons , en
lui accordant , de même qu'à sa descendance masculine , le
titre et la dignité de comme pour que sa famille ait ainsi un
monument perpétuel de Notre Royale Protection.
A ces causes, par les présentes , de Notre certaine science et
Autorité Royale, eu sur ce l'avis de Notre Conseil, Nous avons
accordé, et accordons audit général Benoît LE BORGNE DE
BOIGNE le titre, et la dignité de comte pour lui , et pour ses
descendans mâles d'ainé en ainé par ordre de primogéniture
à perpétuité , avec pouvoir de jouir de toutes les préroga
tives , droits , prééminences et honneurs , dont jouissent ,
et sont en droit de jouir, les autres comtes de Nos États.
Mandons à Notre Chambre des comptes d'entériner, et à
tous ceux à qui il appartient, d'observer, et faire observer
les présentes . Car telle est Notre volonté.
Données à Turin, le septième jour du mois de juin, l'an de
grâce mil huit cent seize , et de Notre Régne le quinzième.
V.-EMMANUEL.

Contresigné : BORGARELLI.
384 DOCUMENTS INÉDITS

XIII .

CARLO -FELICE , per grazia di Dio , re di Sardegna , di


Cipro, e di Gerusalemme ; duca di Savoja, di Genova ec. , ec. ,
principe di Piemonte ec . , ec.
La propensione dell'animo nostro a favore de nostri sud
diti della Savoja e la sollecitudine con la quale desideriamo
il ben essere de' medesimi, ci rende cosa sommamente gra
devole tutto ciò che puo tornare a vantaggio di essi ; eppero
fu motivo di piena soddisfazione per Noi la maniera generosa
con la quale il conte Benedetto Le Borgne di Boigne cava
liere gran croce del nostr'ordine de’SS . Maurizio e Lazzaro,
destino cospicue somme ad abbellimento della citta di Ciam
beri , ed alla fondazione di pubblici stabilimenti a sollievo
degl'infelici , ed alla migliore educazione della gioventù , i
>

quali vennero anche da lui provveduti di abbondanti asseg


namenti. Evolendo manifestare al medesimo quanto appro
viamo un cosi lodevole impiego delle richezze da lui posse
dute , e come egli è riuscito medianti tali prove di genero
sita 7, e di vero amore dé suoi simili a conciliarsi la nostra
benevolenza assai volentieri abbiamo determinato di elevarlo
alla dignita di Luogotenente generale nel nostro esercito.
Quindi e che per le presenti di nostra certa scienza e regia
autorita abbiamo eletto e costituito , eleggiamo e costi
tuiamo il prefato conte Benedetto Le Borgne di Boigne per
Luogotenente generale d'armata con tutti gli onori , auto
rità , prerogative , preminenze , privilegj ed ogni altera
cosa a tale carica appartenente con cio che presti il dovuto
guiramento. Mandiamo pertanto a tutti li nostri magistrati ,
ministri ed ufficiali si di ginstizia , che di guerra , ed a
chiunque altro fia spediente di riconoscerlo e farlo riconos
cere per Luogotenente generale d'armata da Noi come sopra
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 385
costituito , e di assentarlo in detta qualita che tale è nostra
mente . Dat Stupiniggi il di vensicinque del mese di set
tembre , l'anno del Signore mille octtocento ventidue e del
regno Nostro il secondo.

CARLO -FELICE .

PATENTI di luogotenente generale d'armata a favore del conte Be


nedetto Le Borgne de Boigne. Cayre gran croce dell'ordine de
Soti Maurizio e Lazzaro , con cio che presti il dovuto guira.
mento .

- Tire des archives royales de Turin.

25
386 DOCUMENTS INÉDITS

XIV.

CHARLES -Félix , par la grâce de Dieu roi de Sardaigne ,


de Chypre et de Jérusalem , duc de Savoie >, de Montferrai
et de Gênes , etc. , prince de Piémont et grand maître de
la sacrée religion et Ordre militaire des Saints Maurice et
Lazare .

Le penchant naturel de notre cour , qui nous porte à


sentir vivement tout ce qui concerne le bien être de nos
sujets bien-aimés de la Savoie, nous a fait reconnaître avec
un vrai sentiment de satisfaction les actes de générosité
dont le comte Benoit Le Borgne de Boigne, lieutenant géné
ral dans nos armées , vient de combler la ville de Chambéry.
Cet officier, distingué par ses talents militaires, à l'issue
d'une longue carrière parcourue dans les terres les plus re
culées, a marqué son retour dans ses foyers par des preuves
éclatantes que le laps du temps et les vicissitudes de la for
tune ne lui ont point ravi ni diminué l'amour de sa patrie, son
zèle pour la religion de ses ayeux , et la sensibilité de son
âme pour le malheur. Ce fut donc pour remplir une tâche si
honorable >, que le comte de Boigne s'empressa de destiner
des sommes considérables à l'embellissement de cette ville ,
qui fut l'ancien berceau de nos ancêtres , à l'amélioration
des établissements consacrés à l'exercice du culte , et de
l'institution religieuse de la jeunesse 7, et présentant enfin
une main bienfaisante à l'humanité languissante, il institua
une honnête retraite destinée au recouvrement de la vieil
lesse qui se ressent des revers du sort. Un emploi aussi
louable que le comte de Boigne fait de ses richesses , et les
marques réitérées de son dévoûment bien prononcé pour
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 387
notre auguste famille lui méritèrent notre bienveillance, et,
pour lui donner un témoignage lumineux de notre munifi
cence royale , ce fut notre bon vouloir, le 16 mars 1822 , de
l'honorer de la grand'croix de la sacrée religion et de notre
ordre militaire des SS. Maurice et Lazare, Venant mainte
nant le comte de Boigne de remplir sa profession solennelle
à l'Ordre susdit , Nous voulons qu'il résulte d'une manière
authentique de son admission formelle parmi les chevaliers
grand'croix du même ordre ; et par les présentes signées de
Notre main , de Notre science certaine, et autorité souve
raine et magistrale, d'après l'avis du conseil de ladite sacrée
religion , Nous avons nommé et nommons le comte Benoit
Le Borgne de Boigne chevalier grand'croix avec tous les
honneurs , priviléges , prééminences et autres choses atta
>

chées à cette dignité , mandons au conseil de ladite sacrée


religion et à tous les chevaliers et officiers d'icelle de recon
naître ledit comte de Boigne pour chevalier grand'croix , et
commettons au même conseil d'entériner les présentes en
tout comme elles disposent ; donné à Gênes , ce quatorze
du mois de mai l'an mil huit cent vingt quatre et de notre
règne le quatrième.

CHARLES FÉLIX .

– Tiré des archives royales de Turin.


388 DOCUMENTS INÉDITS

XV.

Notes sur le général de Boigne, laissées par le général marquis


de Faverges, et qu'on suppose avoir été écrites vers 1821 .

Voici en outre les notices que j'ai recueillies du major


Marschal, du colonel Grant et de divers officiers qui étaient
au service de la Compagnie tandis que le général de Boigne
était au service de Scindiah.
Le général de Boigne jouissait de la confiance de son
maitre à un degré dont aucun chef n'a jamais joui dans
l'Inde. On a mis tout en cuvre pour la détruire , au moins
pour l'ébranler ; jamais on ne put y parvenir.
Scindiah craignait toujours qu'on ne le lui empoisonnát ,
et de tous les malheurs qui pouvaient lui arriver c'est celui
qu'il redoutait le plus , car il le regardait comme son bras
droit et disait hautement qu'il lui devait plus qu'à son père ;
que son père lui avait donné la vie et des droits , mais que
de Boigne lui avait appris les moyens de jouir de l’une et de
faire valoir les autres .
Lorsqu'une ligue se forma dans l'Inde , par l'influence
révolutionnaire qui , profitant de la haine et de la jalousie
des princes Mahométans envers la Compagnie , les excitait
contre elle , Rao fut invité à y accéder et , dans le conseil
tenu à ce sujet, de Boigne voyant qu'on n'avait point de
chef à la ligue capable d'y mettre de l'ensemble , que le
plan de guerre était vicieux dès le principe, puisque cha
cun des États voulait agir pour soi et isolément , déclara
qu'il ne pouvait donner son approbation à une résolution
qui devait entraîner la ruine de son maître : que , puisque
son avis ne pouvait empêcher ce qui était résolu , il deman
dait sa démission , ayant mis , d'ailleurs, dans son contrat,
en entrant au service du père de Scindiah , la réserve de ne
>

pas servir contre la Compagnie . Il obtint honorablement son


ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 389

congé et partit avec ce qu'il avait d'argent comptant mon


tant à 400,000 livres sterling , laissant dans son Jaghir beau
coup de fonds, des arriérés de magasin, etc., qui lui appar
tenaient en propre : il avait en outre des bijoux pour une
certaine somme .
Il passa sur les terres de la Compagnie accompagné du
régiment de cavalerie de sa garde. Le gouverneur de la
province lui proposa de le céder ; il en demanda 40,000 livres
sterling. Le gouverneur général de l'Inde écrivit immédia
tement qu'on acceptât sans marchander. Voilà les fonds avec
lesquels il se retira du service de Scindiah.
Monsieur P..., qui était un de ses lieutenants , prit le
commandement de l'armée que laissait de Boigne et la per
dit quelque temps après . Il revint en France avec 600,000
livres sterling. Il en avait 1,800,000 au moment de sa capi
tulation et prétendit que le tout lui appartenait; mais on ne
voulut pas faire droit à ses prétentions, étant impossible que,
dans si peu de temps de commandement, il eût pu faire une
fortune égale à quatre fois celle de de Boigne, qui avait
commandé si longtemps avec tant de gloire et de succès :
cette somme fut donc regardée comme appartenant au trésor
Mahratte et de bonne prise.
Il y a deux ans, pendant la guerre des Birmans fomentée
>

pendant longtemps par des agents , le général Belliard


m'a dit que P ... avait été aussi un agent français chez les
Mahrattes et qu'à sa rentrée en Europe il se vantait d'avoir,
par ses intrigues, obligé de Boigne à quitter le service. Bel
liard a été en Égypte avec Buonaparte, y avait conservé des
relations, ainsi qu'en Barbarie, en Orient, et paraissait in
struit de toutes les machinations étendues qui ont eu lieu
dans ces pays par le passé : elles paraissaient y être encore
suivies , malgré le résultat qu'elles ont eu en causant la ruine
successive de tous les princes qui s'y sont prêtés , en obli
geant la Compagnie , contre sa volonté , à les soumettre ,
forcée de céder à la nécessité de sa position et des circons
tances qui ne lui permettaient pas de s'arrêter et de rester
passive à leurs attaques. Ainsi s'est formé cet empire qui, par
390 DOCUMENTS INÉDITS
sa grandeur, son étendue et sa population ne peut manquer
de se séparer de la mère patrie plus tôt que s'il fût resté
d'une moindre étendue. Telles étaient, il y a quinze ans, les
opinions et les vues de plusieurs hommes d'État marquants
quejai connus et qui avaient passé longtemps aux Indes. Telle
était et est encore l'opinion générale du cabinet anglais et
la raison qui a empêché la conquête de l'empire Birman
lorsque ses armées étaient détruites et les forces anglaises
aux portes de la capitale de cet empire.
Plusieurs conversations avec Belliard ne me laissent au
cun doute sur l'activité du parti libéral français dans ces
contrées éloignées où il prétend donner de l'occupation à
l'Angleterre, tandis que , dans le fait, on n'en donne qu'à la
>

Compagnie.
Le général de Boigne a donné dans les dernières années
des secours à plusieurs malheureux réduits à la misère par
suite de menées ou d'événements politiques, comme il donne
à d'autres malheureux. Les premiers ont cru trouver en
lui un fauteur, et ce n'est pas dans ce sens qu'il avait ouvert
sa bourse : il refusa net tous secours ultérieurs auxquels ils
prétendaient. C'est alors que ses ennemis de l'Inde , chassés
de ce pays, revenus en France , où ils sont tous liés avec le
parti libéral, ont prétendu l'attaquer, avec nombre de calom
nies qu'on lui a intimées, avec menace de les imprimer . On
voulait mettre un prix à leur suppression. De Boigne les a
méprisées en refusant tout secours. Tout cela m'a complé
tement confirmé ce que Belliard m'avait dit , et ce que ma
>

dame de Curial me dit l'année passée de P... , de ceux que


de Boigne avait employés anciennement, qui à présent se
tiennent encore ensemble pour tirer parti de sa fortune lors
qu'ils le peuvent , continuant toujours à poursuivre et sou
tenir les mêmes intrigues et les mêmes principes qui , dans
l'Inde , les firent agir contre leur chef et leur bienfaiteur.
De Boigne a méprisé tout cela , a dédaigné de répondre et
d'acheter le silence.
Les archives Mahrattes, dont il sort des extraits fort cu
rieux, doivent faire justice de toute espèce de calomnie ; le
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 391
caractère du général est désormais du domaine de l'histoire :
en le défendant personnellement il descendrait de la hauteur
où l'avait placé le maître qu'il a servi , et dont le discerne
>

ment fut si bien justifié par la conduite tenue par de Boigne


et par sa fortune.
De Boigne n'évite point de parler de sa carrière et de ses
aventures dans l'Inde avec ceux qui en savent assez pour
n'être pas mus par la simple curiosité , mais qui sont à même
de le juger et de lui rendre justice . Sa conversation est alors
intéressante , pleine de grandes vues , mais surtout de bon
sens et de simplicité . Il y a chez lui plus de sentiment de
lui-même que d'orgueil : il parle de soi-même comme d'un
autre ; ne se rabaisse point mais ne s'exalte nullement ; il pa
rait persuadé que tout autre , avec du bon sens , en eût fait
tout autant. Parlant de plusieurs officiers qu'il eut sous ses
ordres et qui sont restés dans l'obscurité, il disait : tel , s'il n'eût
pas été joueur, tel buveur, etc. , il aurait fait comme moi ;
c'est sa faute s'il n'a rapporté que 100,000 fr. : il dépendait
de lui de faire une fortune égale à la mienne .
J'ai surtout été frappé de la simplicité avec laquelle il
détaillait les moyens , la manière avec lesquels il avait créé
tant de belles choses dans un terrain vierge ; de l'impossi
bilité , à laquelle il croyait , s'il eût eu à agir dans un pays
où il aurait déjà trouvé des précédents : il est persuadé que,
ayant à étudier des détails déjà fautifs ou même excellents,
cette étude , nécessaire, indispensable, eût épuisé ses forces,
son temps et ses moyens, et qu'il serait resté un pauvre offi
cier subalterne ; tandis qu'il eut les mains libres , du bon
sens, l'envie bien décidée de bien servir son maître avec
un sentiment bien net des devoirs d'un soldat, et peu d'in
struction pourtant .
Telles furent les ressources qui le mirent en évidence et le
conduisirent dans sa carrière. Le besoin, l'activité le jettèrent
dans les aventures ; la fortune les lui présenta heureuses ; à
chaque instant de nouvelles vues s'ouvrirent devant lui ; il
en profita audacieusement et sans jamais se laisser éblouir,
et il se retira à temps.
392 DOCUMENTS INÉDITS
Il vit en Savoie , sans sortir des bornes d'une honnête
opulence proportionnée aux usages de son pays, et sans être
accablé ou entraîné par son immense fortune. Elle s'aug
mente tous les jours, car il ne peut pas dépenser ses revenus
sans sortir des relations ordinaires de la société du pays dans
lequel il vit.
Il a toujours aimé les femmes, mais en despote. Il a avec
elles un mélange de galanterie et de hauteur ou plutôt de
dureté ; il n'en fait pas sa société. Il se reproche des duels,
du mépris pour la vie des hommes que , dans sa sévère jus
tice , il traitait à l'orientale et comme les princes de l'Inde ,
et une indifférence totale pour les vérités ainsi que pour les
pratiques religieuses pendant le temps qu'il a passé hors de la
patrie . Revenu de ses erreurs , il emploie une partie de son
revenu en bonnes cuvres . Ayant tant fait pour le diable
pendant sa vie , il est temps de faire quelque chose pour
Dieu , quoique ce soit bien tard : telles sont ses paroles.
Il donne froidement, toujours positivement ; calcule l'ar
gent qui lui entre ou qui sort , plutôt par esprit d'ordre,
que par véritable avarice ; mais ne se laisse jamais arracher
un sol : il donne beaucoup, sans ostentation mais sans envie
de le cacher, quoique ses aumônes secrètes soient assez
considérables .
Ce qui est fort remarquable c'est que , maintenant comme
pendant son généralat aux Indes , son secrétaire même n'est
qu'une machine à écrire qui ne connait ni ses affaires , ni sa
fortune dont lui seul a le secret complet.
Le capitaine Smith voit dans le caractère du général un
plan raisonné, préparé de longue main et suivi avec persé
vérance par un homme ambitieux vers un but fixe : mes
conversations avec le général m'ont ôté totalement cette
idée et ne m'ont présenté qu'un homme de sens , attendant
les événements , en profitant par la virilité de son caractère
>

mâle et calculateur .

Tiré des papiers de M. le comte de Boigne.


ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 393

XVI .

Esquisse de la vie du général de Boigne publiée dans


le Télégraph , en 1797 et 1798.

Agra, 20 décembre 1796.

MONSIEUR ,

Le général Benoit de Boigne est un de ces caractères re


marquables que la nature forme dans ses moments capricieux
afin d'étonner la race humaine et de faire voir la diversité
de ses matériaux et la variété de son pouvoir créateur. S'il
est permis de présenter des faits de moindre importance
pour établir une comparaison avec de grands événements ,
je ferai observer que les mêmes motifs qui inspiraient à un
Spinoza , à un Machiavel , à un Rousseau leurs productions
excentriques, déterminaient aussi la nature à mouler un Su
warroff, un Potemkin , un Kosciusko ou un de Boigne.
Il était Savoyard de naissance, d'une famille respectable et
pauvre. Il débuta dans sa carrière sous la direction de Mars,
au service de son prince ; amateur de la nouveauté et agité par
l'ambition , il échangea la perspective modeste d'un officier
sarde contre celle plus brillante qu'offrait la France, et entra
dans ses brigades irlandaises comme enseigne . Ce fut là le
précurseur de sa conduite subsequente. La vie calme, la pau
vreté, les espérances stériles d'un officier sarde n'allaient pas
au génie de de Boigne, qui aspirait toujours à marcher en
avant et prit son essor jusqu'aux nuages. Je n'ai jamais su ce
qui le déterminait à quitter les bannières françaises, mais il
est à croire que ce ne fut pas un motif d'indignité ; il avait
des ennemis assez vigilants et portés à exagérer tout conte et
à amplifier toute anecdote capables de dénigrer sa réputa
394 DOCUMENTS INÉDITS
tion, de préjudicier à son caractère. - Si sa conduite n'avait
pas été au-dessus de la censure, bien des voix se seraient
élevées pour prononcer sa condamnation .
Dans l'époque suivante de sa vie agitée , il servit comme
enseigne dans l'armée russe contre les Turcs. Dans un combat
sur la frontière turque , un petit corps auquel il appartenait
fut presque totalement détruit, et de Boigne fut fait prison
nier, mené à Constantinople et vendu pour cinquante dollars !
9

Si nous l'avions vu portant des pots d'eau depuis l'Helles


pont jusqu'à la demeure de son maître , nous aurions certes
remarqué une différence sensible entre de Boigne et d'autres
porteurs d'eau internés sur ce rivage.

« Great Julius on the moutains bred


» A flock perhaps or herd had led ;
He, that the world subdu'd had been
» But the best Wrestler on the green . »

A la fin de la guerre il fut racheté par ses parents, alla à


Pétersbourg et eut l'honneur d'être présenté à l'impératrice.
Plusieurs crédules débiteurs d'anecdotes disent qu'alors Sa
Majesté prédit son élévation future , en observant qu'il était
né pour devenir grand homme . Peut-être que, semblable à la
plupart des prophéties, celle-ci fut prononcée après l'événe
ment, ou bien qu'une observation non préméditée a été façon
née pour s'adapter à la circonstance . A Pétersbourg il fit la
connaissance de lord Mac Cartney, alors ambassadeur d’An
gleterre, et, en compensation de son esclavage, il fut nommé
lieutenant . De Pétersbourg il fut détaché à quelque station
russe près de l'Archipel, et il eut ensuite la bonne fortune
d'accompagner lord Percy dans un tour par les îles de la
-

Grèce. - Ce fut là le germe des succès de de Boigne et ce qui


produisit les scènes dans lesquelles il s'est montré acteur si
brillant, si remarquable. Telle est la bizarrerie des événe
ments humains , tels sont les effets du changement. — De
Boigne n'eut pas l'idée qu'il pourrait exister un rapport
quelconque entre son intimité avec lord Percy et ses succès
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 395

à venir;; il la regardait comme une circonstance heureuse,


mais ordinaire, mais non comme la cause puissante et éton
nante qui ferait de lui ce de Boigne qu'il est à présent ; et lord
Percy, en lui donnant une lettre de recommandation pour
lord Mac Cartney, gouverneur de Madras , et une autre pour
Mr. Hastings, gouverneur du Bengale, ne se doutait pas qu'il
élevait le subalterne qui commandait sa garde au rang d'un
général qui , un jour, conquerrait des royaumes aussi étendus
que la Grande -Bretagne. Mais , trève de digressions ! Il est
probable , à juger de ce que de Boigne se procurait des
lettres de recommandation pour les Indes , qu'il avait déjà
à cette époque de son existence conçu l'idée de visiter les
Indes , ce continent de richesses et de spéculations témé
raires, car sa vie a été une suite de projets ambitieux ; ses
désirs se portaient toujours sur les hauteurs éblouissantes
de la fortune, et chaque pas qu'il avançait dans cette pour
suite lui fut un stimulant pour continuer avec une persévé
rance audacieuse . Peu de temps après cet événement fortuné,
il retourna à Pétersbourg et fit proposer à l'impératrice, par
le ministre de Russie , l'exécution d'un voyage aux Indes , y
joignant un tour par Cashmir, la Tartarie, les bords de la mer
Caspienne pour revenir en Russie. Catherine, qui de tout
temps avait goûté et encouragé les voyageurs intrépides ,
approuva ce dessein, et , avant son départ, de Boigne reçut
2

le brevet de capitaine . A son arrivée à Madras , en 1780 , il


s'enrôla comme enseigne sous les bannières de la Compagnie .
Ceci a été une partie de sa conduite que je ne saurais m'ex
pliquer d'une manière satisfaisante d'après la teneur géné
rale de sa vie et de ses plans , si ce n'est qu'elle lui servit de
voile pour cacher ses desseins ; cependant il quitta bientôtune
position qui s'adaptait si mal à son caractère, mais non par
la décision d'une cour martiale, comme plusieurs personnes
l'ont avancé . Il est vrai qu'une cour martiale avait été con
voquée parce qu'il s'était permis quelques libertés avec la
femme d'un officier, mais il fut acquitté honorablement, —
j'en ai eu l'assurance par feu le capitaine Harvey, qui était
un des membres de ce tribunal.- De Boigne disait souvent
395 DOCUMENTS INÉDITS
qu'un service progressif à l'ancienneté n'avait pas d'attrait
pour lui et ne convenait ni à son âge ni à ses desseins.
De Madras, il vint à Calcutta en 1782 et fut cordialement
reçu par Mr. Hastings, qui avait toutes les attentions pour
celui que lord Percy lui recommandait. De Boigne déclara
au gouverneur le plan de son voyage projeté , mais sans
nommer les personnes pour qui il l'avait entrepris , et
Mr. Hastings, pour l'assister dans ses projets, lui donna une
lettre pour le Nawab de Lucknow et le résident. A son arri
vée à Lucknow, de Boigne fut présenté au Nawab et reçut un
Khelut qu'il vendit pour 4,000 roupies ; de plus , comme
encouragement pour ses voyages intentionnés, une lettre de
change pour Cashmir de 6,000 roupies. Avec cette somme
considérable il acheta des armes , des toiles , etc., - vint à
Agra et entra au service du Rajah de Jeypoore avec 2,000
roupies par mois. Comme la nouvelle de cet arrangement
avait été envoyée à Calcutta , de Boigne y fut appelé par
Mr. Hastings. Quoiqu'il ne dît pas compte au gouverneur,
aux ordres duquel il aurait pu désobéir, il voulut se rendre
agréable à Mr. Hastings et alla sans hésiter à Calcutta , s'y
disculpa de quelques accusations portées contre lui par des
envieux , et reçut une seconde fois la permission de se
rendre à Lucknow. Comme il avait réalisé quelque argent,
l'avarice l'emporta sur l'ambition ; il s'établit dans le com
merce de toiles de cette ville et y réussit très -bien . Il aurait pu
continuer dans cet état avec aisance et prospérité , mais il
forma alors ces grands projets qui furent ensuite réalisés.
Il vint à Agra en 1784 et, pour prouver ses talents militaires
aux princes indiens, il proposa un plan de défense au mal
heureux Ranah de Gohud qui était alors assiégé et serré de
près dans son fort par Mhadosee Scindia . De Boigne fit une
proposition au Ranah par laquelle il pourrait se tirer de dif
ficulté et de détresse et faire échouer les opérations hostiles
de son adversaire, à savoir que, si le Ranah voulait lui en
voyer une somme d'argent, il enrôlerait 1,000 hommes à
Agra, 1,000 à Jeypoore, 2,000 à Dhailee et 1,000 près Gohud ,
que ces troupes, en observant tout le secret, toute la précau
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 397
tion imaginables, se réuniraient à un jour et en un endroit
fixés sur les frontières des États du Ranah , attaqueraient
Scindia par derrière et feraient ainsi une diversion pour
donner le moyen de délivrer le fort de Gohud . La levée de
gens à différents endroits obviait aux risques de découverte,
et ce plan aurait probablement réussi , sans l'interception de
la correspondance entre de Boigne et le Ranah par Scindia.
Ce que de Boigne considérait alors comme une déception
se changea en circonstance très -favorable à ses projets ; car
Scindia se forma une si haute opinion de ses talents mili
taires, de sa résolution et de son intrépidité, par le plan in
tercepté de secourir Gohud, qu'il se consulta avec Mr. An
derson, résident britannique à sa cour. De Boigne avait de
bonnes recommandations pour Mr. Anderson qui l'envoya
chercher, le présenta à Scindia et lui procura le comman
dement de deux bataillons réguliers qu'il devait lever lui
même et discipliner selon la tactique européenne . Voilà les
circonstances principales qui aidèrent de Boigne à prendre
pied dans les États Mahrattes. Vous voyez que la fortune
souriait aux talents et à la persévérance de de Boigne et ou
vrit à sa vue les scènes magnifiques dans lesquelles il devait
bientôt jouer un rôle marquant.
Dans ma prochaine lettre je continuerai ce récit, et je reste
maintenant, monsieur, très sincèrement.

LONGINUS .
398 DOCUMENTS INÉDITS

XVI.

Agra, 2 janvier 1797.

MONSIEUR ,

J'ai déjà conduit de Boigne, de Savoie à l'empire Mahratte,


par un chemin irrégulier et varié avec un succès aussi varié; le
théâtre de ses actions sera désormais fixé et seulement nuancé
de triomphes rapides sur le champ de bataille, de prospérité
dans le Conseil , et la perspective sera ornée de tous les
charmes d'une fortune brillante . Tracer son avancement ré
gulier, depuis le commandement de deux bataillons sous
Appakhunda , chef Mahratte sous Mhadossee Scindea, jus
qu'au généralat d'une armée de 200,000 hommes serait trop
diffus pour mon plan limité. Je mentionnerai seulement les
principales batailles qu'il gagna et qui affermirent la confiance
et les bonnes intentions de Scindia et ouvrirent le chemin
aux espérances ambitieuses de de Boigne. Après une expé
rience longue et attentive , Mhadosee s'était persuadé qu'u
niquement par des troupes régulières , commandées par des
Européens , il pourrait vaincre ses ennemis et soumettre et
>

retenir les territoires encore vastes de l'empire délabré de la


race de Timor. Il avait vu l'effet surprenant de deux batail
lons , commandés par de Boigne, dans les mémorables ba
tailles de Lollsont, Agra et Chaksana de 1784 à 1789, où de
grandes armées fuyaient devant leur mitraille et leurs baïon
nettes; et il accepta volontiers la proposition deles augmenter
à 8 bataillons , ensuite à 16 , avec un train de 80 canons,
forces efficaces, suffisantes à la conquête de tout prince natif
dans les Indes ,
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 399
L'avidité territoriale de Scindia , se rencontrant avec les
talents et les succès de de Boigne , formèrent l'armée pré
7

sente de notre héros, la plus grande et la mieux réglée selon


la manière européenne qui a toujours , soumise à un Prince
Oriental, été funeste aux plans de l'Indostan ; et Scindia n'a
pas été désappointé. Le premier service considérable dans
lequel elle fut employée était important pour lui et glorieux
pour de Boigne. C'était la fameuse bataille de Mairta en
1790. De Boigne avait seulement 8 bataillons en campagne ,
chacun formé de 700 hommes , et il se battait contre une
multitude de Rattores, tribu de Rahjpoots, célèbres pour leur
courage farouche ; il est difficile de préciser leur nombre à
cause de l'exagération et de l'incertitude des renseigne
ments orientaux , mais des rapports modestes disent qua
rante mille. De Boigne remporta la victoire sur ces troupes
commandées par des chefs nombreux que de Boigne , pro
fondément initié dans la méfiance orientale , s'efforça de
désunir : divide et impera. Peu après,avec les mêmes troupes
et dans la même année , il combattit les armes renom
mées et les 50,000 hommes d'Ismael Beg à Patna. L'en
gagement continua depuis neuf heures du matin jusqu'au
soir. Par rapport au nombre des ennemis et à la haute ré
putation militaire de leur chef , c'était le combat le plus
long et le plus acharné dans lequel la victoire se fût décla
rée pour de Boigne. Ses troupes firent un terrible carnage
et prirent 72 canons. En 1792, à Luckhairee, il livra bataille
à l'armée de Tookasee Holkar, commandée en partie par
Holkar lui-même et en partie par le chevalier Dudrenec.
Tookasee avait dans ce combat 4 bataillons réguliers, com
mandés par le chevalier, et une foule d'infanterie et de ca
valerie Mahratte . Ses lignes furent prises d'assaut par trois
bataillons de Boigne et 500 Rohillas avec une petite perte
seulement. Chaque officier européen du détachement de Du
drenec fut tué ou blessé et lui-même n'échappa qu'avec
peine. - Une autre bataille considérable fut livrée en 1792
à Canondje par 4 bataillons des brigades de Boigne sous le
capitaine , maintenant colonel Perron, contre Ismael Beg,
400 DOCUMENTS INÉDITS

Ismael avait 20,000 hommes et trente canons. En deux


heures il fut complétement vaincu, perdit tous ses canons et
fut obligé de se réfugier avec ses troupes fugitives au fort
Canondje où il fut assiégé bientôt après et forcé de se rendre
en prisonnier à Perron. Il est maintenant en captivité dans
le fort d'Agra , avec une pension de 600 roupies par mois ,
farouche bien que déchu . C'est la relation abrégée de la car
rière militaire de de Boigne qui fut toujours marquée de
succès , car il ne perdit jamais une bataille. Esquissons
maintenant sa situation actuelle et tâchons de peindre sa
tête et son coeur, ne perdant pas de vue la recommandation
d'Horace :

« Commend not, till a man is thoroughly known ;


» A rascal prais'd , you make his faults your own . »

Il commande actuellement une armée de 14 bataillons de


Cipaies et 10 bataillons de Nujeebs, chacun de 700 hommes,
inclusivement les canonniers et l'état-major ; 4,000 Sebun
dies, 12,200 hommes de cavalerie régulière et un grand train
de 150 canons. Ses Cipaïes sont armés, vêtus, disciplinés à la
manière anglaise et commandés par des officiers européens.
Les Nujeebs sont armés de fusils à mèche, avec des baion
nettes , commandés en plus grande partie par des officiers
européens et disciplinés à peu près comme les Cipaïes ; seule
ment les commandements se font en langue persane . Ils se sont
toujours distingués par la bravoure et l'activité. Ses Sebun
dies sont armés de fusils à mèche et ordinairement employés
à la collection des revenus du Jaydah ( Dowab) ou pays assigné
pour la paye de l'armée de Boigne . Parmi les Sebundies il y
a 1,000 Rohillas qui ne sont pas moins réputés par leur cou
rage que leurs compatriotes dans les plaines de Betorah ; la
cavalerie est bien montée, 700 armés de fusils à mèche et
de sabres et 500 avec des carabines, pistolets et sabres ; ils
sont exercés à faire des évolutions à l'européenne.
De Boigne est formé par la nature et l'éducation pour gui
der et commander. Ses connaissances scolaires sont bien au
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 401
dessus de la médiocrité ; il est assez fort pour le latin et il
parle le français, l'anglais, l'italien avec facilité et couram
ment. Il ne manque pas d'instruction générale , acquise par
la lecture, et il possède une grande connaissance du monde ;
il est extrêmement poli , affable, agréable , enjoué et vif ;
élégant dans ses manières, déterminé dans ses résolutions et
ferme dans ses mesures . Il est très-expérimenté dans le mé
canisme du caractère humain et a un empire parfait sur lui
même ; – à la subtilité politique de l'école italienne il a
ajouté l'intrigue orientale consommée ; il faisait son ap
proche au pouvoir en déguisement et ne se montrait que
quand il était trop fort pour rencontrer de la résistance. Sur
le grand théâtre où il joue depuis dix ans un rôle brillant et
important il est craint et idolâtré , redouté et admiré , res
pecté et aimé ; dernièrement le seul nom de de Boigne ré
pandit plus de terreur que le bruit de ses canons, exemple
singulier que je vais raconter en passant :
Noojulkoolee Khan recommanda à sa Begum dans ses der
niers moments de résister dans le fort Canondje aux efforts
de ses ennemis qui essayeraient assurément après sa mort de
se saisir des faibles restes de son patrimoine : « Résistez ,
disait-il, mais, si de Boigne vient , cédez . »
2

Notre héros sera longtemps regretté et l'on se souviendra


longtemps de lui aux Indes. Sa justice était peu commune
et remarquablement bien proportionnée , participant à la
sévérité et à l'indulgence ; il possédait l'art heureux de
gagner la confiance des princes environnants ainsi que
de leurs sujets ; il était actif et persévérant à un point
qui peut seulement être conçu de ceux qui étaient témoins
de ses labeurs infatigables depuis le moment qu'il orga
nisait ses huit bataillons jusqu'à son départ de son poste .
Je l'ai vu , pendant des jours et des mois , se lever avec
le soleil , surveiller son Karkhana ( arsenal) , passer en
revue ses troupes , enrôler des recrues , diriger les mouve
ments vastes de trois brigades , fournir des ressources et
encourager les fabriques qui fournissaient leurs armes ,
26
402 DOCUMENTS INÉDITS
leurs munitions, leurs provisions, haranguer en son durbar,
donner audience à des ambassadeurs , administrer la justice,
régler les affaires civiles et les revenus d'un Jaydad de
20 lacks of roupies , prêter l'attention à une quantité de let
tres de différentes personnes sur différents sujets importants,
dicter des réponses, mener un système compliqué d'intrigues
dans différentes cours , surveiller un commerce particulier
de 7 lacks of roupies , tenir ses comptes, sa correspondance
privée et publique et diriger et faire marcher une machine
politique très-compliquée. Il faisait tout cela sans une assis
tance européenne , car il était très-défiant pour placer sa
confiance. Il disait que toute personne ambitieuse qui fait
des confidences court le risque de détruire ses projets. Telles
étaient ses occupations laborieuses du matin au soir en quoi
il surpassait même le fameux De Witt , de mémoire labo
rieuse ; et ce ne fut pas là l'ouvrage fortuit d'une journée ,
mais le travail constant de 9 ou 10 ans . A ce travail fati
gant et sans relâche il sacrifiait une constitution des plus so
lides et des plus robustes que jamais la nature accordât pour
faire le bonheur de l'homme . Il quitta son poste avec des
infirmités multipliées, la santé ruinée , le corps affaibli, mais
avec la récompense comparativement triste d'une renommée
sans pareille et d'une fortune brillante de 400,000 liv . sterl. !
- Pour le physique il a plus de six pieds de haut, les os d'un
géant, les membres grands, les traits marqués, l'ail perçant.
Il y a quelque chose dans sa personne qui indique le héros
et commande l'obéissance. Un adepte de la science zophi
rique (?) devinerait peut-être l'homme d'après sa physiono
mie. Il avait le port imposant et s'avançait, comme Ajax, du
pas majestueux du héros qui a la conscience de sa grandeur.
Quelque lumineux qu'il soit , quelque grand qu'il se soit
montró, de Boigne a ses défauts, ses petites faiblesses ! - Il
est intéressé à un degré qui mérite le blâme, excessivement
avide de pouvoir et d'autorité, quelquefois jaloux du mérite
de ses inférieurs — mais où trouverions-nous la perfection ?
« There is none, but has some fault, and he's the best,
» Most perfect he, who's spotted with least, >>
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 403

Il éleva le pouvoir naissant de Mhadosee Scindia à une


hauteur telle que ce dernier n'aurait jamais osé l'espérer sé
rieusement; – il fixa et consolida ce pouvoir et l'établit sur
la base solide d'une armée puissante , bien disciplinée et bien
payée. Il était religieusement fidèle à son maître et au milieu
des offres les plus séduisantes de le trahir il préservait sa fidélité
sans tache ; et son mérite d'avoir résisté aux attraits de l'or est
d'autant plus grand que son avarice était notoire.
Scindia qui n'avait été qu'une planète secondaire dans le
système Mahratte fut élevé à être la première grâce au ta
lent de de Boigne qui lui donna le goût de la tactique , des
armes et des commandants européens , lui démontra leur
supériorité et surmonta ses hésitations. Scindia Mbadosee
laissa à son successeur, le Dowlut Rao Scindia , l'armée la
plus grande et la mieux disciplinée qui fat jamais dans
l'obéissance d'un prince oriental et formée à la manière eu
ropéenne. Dowlut Rao Scindia peut maintenant braver sans
crainte et il l'a fait , en effet l'armée confédérée de
l'empire Mahratte. Le jeune Scindia a maintenant six bri
gades ; trois du Général de Boigne, une du Major Hessing,
une du Major Filoze et une de Sombre ; en outre des batail
lons détachés avec leurs chefs à eux , l'armée entière se
compose de 30 bataillons de Cipaïes et 10 de Nujeebs, chacun
de 700 hommes ; 2,000 soldats de cavalerie régulière et une
artillerie formidable de 250 canons. A cette force régulière
vous ajouterez 40,000 hommes de cavalerie Mahratte et
10,000 hommes d'infanterie irrégulière . Bien qu'il n'ait que
vingt ans et soit entouré par de nombreux chefs Mahrattes
et leurs nombreuses troupes et , ce qui plus est, attaqué par
les batteries masquées de l'intrigue et de la finesse politique
Mahratte , il a dicté des lois à leur empire du centre de leur
capitale ; il a réussi à faire courber à sa volonté la tête grise
et rusée de Nana Furdnawee et s'est approprié une partie de
ses richesses immenses. Le moyen par lequel de Boigne pou
vait si longtemps et invariablement étendre son pouvoir,
tandis que tant d'autres aventuriers dans la même sphère
ont souvent échoué, a été un sujet d'étonnement pour bien
404 DOCUMENTS INÉDITS
des personnes. A part ses talents , son habileté , sa persévé
rance , il existe une autre cause qu'on ne connaît ou qu'on ne
considère pas généralement : ~ d'autres Européens, qui ont
tenté l'entreprise que de Boigne a réalisée, ont échoué à dé
faut d'un fonds suffisant et réglé pour payer leurs troupes,
car les promesses et la foi des princes orientaux ne sont que
des chimères creuses. Les soldats ne reçurent pas leur solde
à temps , la désertion , les tumultes , les trahisons , les ré
voltes s'en suivirent et les commandants perdirent ou la vie
ou leur commandement. Le génie pénétrant de de Boigne
avait prévu et évité cette erreur funeste. Peu de temps après
l'organisation de ses deux brigades , il décida Mhadosee
Scindia à destiner certains pergunnahs à leur paye , ce qui
fut fait en 1793. Un Jaydad , rapportant seize lacks de rou
pies par an , fut accordé pour les dépenses de l'armée et y
est encore aujourd'hui consacré ; tant que ce sera le cas,
cette armée sera bien payée, en bon ordre , puissante et vic
torieuse . Point d'argent, point de Suisse , ce proverbe est
vrai partout , mais aux Indes il l'est plus qu'ailleurs : la
bourse commande à l'épée, et l'épée assure ordinairement la
victoire . Le revenu de ce jaydah s'est accru par les soins et
l'équité de de Boigne à 20 lacks par an et se trouve dans
un état de culture aussi florissant que les parties les plus
fertiles de Bénarès ; et les Ryots sont aussi heureux que
des créatures sensuelles peuvent l'être, à part les jouissances
intellectuelles ; - fruges consumere nati.
Il ne sera pas considéré inutile que je fasse remarquer
quelques mesures d'humanité qu'adoptait de Boigne pour .
adoucir les horreurs de la guerre : chaque officier et soldat
blessé reçoit un certain présent en proportion de sa blessure,
à partir d'une solde de 15 jours à trois ou quatre mois de
paye sans aucune interruption de solde pendant sa cure. Les
invalides de son armée touchent une pension viagère au
montant de la moitié de leur solde, en outre des terres;; et
les familles des morts ou de ceux qui meurent de leurs bles
sures béritent de la propriété des décédés . C'est plus qu'au
cun Européen ait jamais fait aux pauvres nalifs , excepté
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 405

la Compagnie Anglaise . Il est encore un fait remarquable


qui devrait recommander de Boigne à l'estime du Gouver
nement britannique : lorsqu'il entra au service de Mhadosee
Scindia , l'un des articles principaux de l'engagement qu'il
contracta par écrit était : « De ne jamais porter les armes
contre les Anglais. >»
Adieu , Monsieur, excusez la prolixité de cette lettre et
croyez-moi toujours très-sincèrement votre

LONGINUS .

( Le texle de l'ancienne traduction de ces lellres a élé scrupuleusement


respecté.)
406 DOCUMENTS INÉDITS

XVIII .

Il existe dans les archives de la famille de Boigne quantité


de pièces établissant que , suivant les usages de l'Inde , les
gardes particuliers du général de Boigne étaient sa propriété
personnelle. L'ordre suivant,> traduit du mahratte sur l'ori
ginal , outre qu'il établit ce point , indique de plus l'effectif
du corps et sa solde .
MEMORANDUM (Generals own personal cavalry ).
Jusqu'à présent, les hommes faisant partie du corps de
cavalerie qui est la propriété personnelle du général de
Boigne ont reçu 28 roupies chacun , par mois ; cela ne suffit
pas ; en conséquence , la paye de chaque cavalier est aug
mentée de 2 roupies par mois à titre de brundawhan , et cette
allocation supplémentaire remontera au commencement de
l'année. Le général touchera donc mille roupies (25,000 fr.)
chaque mois pour les hommes de la cavalerie qui lui appar
tient. Ainsi ordonné, le 1er de saphar 1208 (1793 ), au camp
de Hotkawda .

( Archives de la famille de Boigne.)


.
XIX

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8,724,726 95
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Madras
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22,301,700 5,005,900 |33,479,437
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3,779 87

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17 3,851,176 2,337,942 2,635,012
2,290,969113
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ET PIÈCES JUSTIFICATIVES.

Nerbuddah
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.
Bundelcund 124,373 15,143,600
35 2,308,875
2,540,275 4,118,24276
3,805,213

158
112,825,200
700,000 27,757,853
19,451,581
16,704,255
21,686,172
407
408 DOCUMENTS INÉDITS

En l'audience publique de la deuxième chambre du tri


bunal de première instance de Chambéry , tenue pour les
affaires de police correctionnelle, les 11 et 12 mars 1870 , par
MM. Laracine, vice-président ; Usannaz et Vernaz, juges ; en
présence de M. Grand , substitut de M. le procureur impé
rial, occupant le siége du ministère public , etM. Berthet ,
greffier, a été rendu le jugement suivant :

Entre : 1 ° M. le comte Ernest de Boigne ; 2° M. le vicomte


Eugène de Boigne ; 3º M. le vicomte Octave de Boigne ;
4° M. le vicomte Benoît de Boigne , tous propriétaires , domi
ciliés : les deux premiers à Chambéry, les deux autres à
Ballaison (Haute -Savoie), agissant tant de leur chef qu'au
nom de tous les membres de la famille de Boigne , deman
deurs, partie civile ;
Et : 1 ° M . ***, demeurant à Chambéry, homme de lettres ;
2° M. ***, né à Chambéry, yу domicilié , imprimeur, tous les
deux inculpés de diffamation ;
Et encore M. le procureur impérial , partie publique inter
venant à l'audience ,

Le tribunal :

Attendu que le général comte de Boigne , aïeul des plai


>

gnants, est clairement désigné dans le passage de l'écrit dé


noncé où il est parlé d'un « capitaine ayant guerroyé dans les
pays lointains, ayant conquis de la gloire, des honneurs, des
titres , et ayant eu la chance de rapporter au pays natal le
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 409

prix du respect à la foi jurée ; » que le dernier membre de


cette phrase appelle spécialement l'attention et les commen
taires , car il n'est pas naturel de mentionner comme une
chose digne de remarque qu'un homme n'a pas forfait à son
honneur et à ses serments ; que ces lignes n'ont évidemment
d'autre but que de reproduire sous une forme ironique des
bruits calomnieux , d'après lesquels la grande fortune du
général de Boigne aurait été le prix de la trahison ; que l'au
teur de l'article complète et accentue encore sa pensée
lorsque, opposant ses amis à ses adversaires, il ajoute :
« Chez nous, on n'est ni comte , ni marquis , ni baron, mais
on peut regarder en face et sans rougir le portrait de son
père , et, tant individuellement que dans la personne de ses
ancêtres , on est estimé de l'estime des braves gens ; ” que
l'imputation du fait de trahison est donc formulée de ma
nière à ne laisser aucun doute dans l'esprit du lecteur, et ce
premier élément de délit subsiste malgré les artifices de
langage dans lesquels il s'enveloppe ;
Attendu que les prévenus invoquent vainement les immu
nités de l'histoire ; que l'on ne trouve rien dans leur écrit
qui ressemble à l'étude consciencieuse et loyale d'un événe
ment historique ; que le fait odieux imputé au général de
Boigne est mis en avant sans discussion, sans preuve, sans
égard soit à des impossibilités matérielles qui ressortent à
l'examen le plus sommaire de la question , soit au témoignage
unanime des historiens, des officiers, des hommes d'État et
des voyageurs, de tous ceux, en un mot , que leurs travaux
et leur position ont mis à même de connaitre la vérité ; que
si les actes de la vie publique d'un personnage peuvent tou
jours être jugés librement, il n'est cependant pas permis de
les fausser par des imputations évidemment mensongères
qui blessent l'homme dans ce qu'il a de plus intime et de
plus sacré : sa conscience et sa probité ;

Attendu que de pareilles allégations ne se séparent pas


de la volonté de nuire ; qu'il est même facile de voir que
410 DOCUMENTS INÉDITS
l'intention malveillante qui a dicté l'article incriminé n'est
pas dirigée seulement contre la mémoire du général de
Boigne, décédé depuis longtemps , mais qu'elle vise surtout
à atteindre ses descendants , et notamment le comte de
Boigne, dont l'honneur est lié par une solidarité étroite à
celui de leur aïeul ; qu'ainsi les plaignants ont été intention
nellement lésés par la diffamation dirigée contre la mémoire
du mort; que l'outrage envers cette mémoire ne se distingue
pas de leur propre injure , et qu'ils ont intérêt et qualité
pour en poursuivre la réparation devant la juridiction cor
rectionnelle ;

Attendu que les circonstanees de la cause ne présentent


aucun motif d'atténuation ; que les prévenus n'ont pu croire
un seul instant que le comte de Boigne eût participé en rien
à la polémique engagée entre eux et une feuille publique de
la localité ; que pourtant ils ont mis une persistance singu
lière à le mêler malgré lui à leurs querelles ; que, loin de
répondre à l'appel fait à leur loyauté et de rendre hommage
à la mémoire qu'ils avaient si odieusement outragée, ils ont
reproduit et maintenu comme étant d'une innocuité parfaite
le passage même dont la diffamation ne pouvait échapper à
personne ;
***
Attendu que M. a publié l'écrit incriminé dans le
journal dont il est l'imprimeur et le gérant; que M. *** est
l'auteur de cet écrit et a fourni l'instrument de délit ; que
tous les deux ont encouru les peines de la diffamation et
sont tenus solidairement à des réparations civiles dues aux
plaignants ;
Par ces motifs, statuant contradictoirement et en premier
ressort, sans s'arrêter à toutes exceptions et conclusions
contraires des prévenus, déclare les consorts de Boigne re
cevables et bien fondés dans leur poursuite ; déclare MM. ***
coupables d'avoir, dans le n° 23 du journal , en date du
15 février 1870 , à la fin d'un article intitulé « le Courrier des
Alpes et son patron, » diffamé la mémoire de feu le général
ET PIÈCES JUSTIFICATIVES . 411
de Boigne , en alléguant un fait qui porte atteinte à l'hon
neur et à la considération de ce dernier et des membres de
sa famille.
En réparation, faisant application des art. 13 ,> 18 et 26 de
la loi du 17 mai 1819, et 194 Instr. crim ., qui ont été lus en
audience par M. le président, condamne chacun des préve
nus, et tous deux solidairement, à 150 francs d'amende, fixe
à quarante jours la durée de la contrainte par corps ; con
damne les prévenus solidairement, envers les plaignants, en
1,000 francs de dommages -intérêts et aux dépens ; ordonne
que le présent jugement sera inséré par extrait contenant les
motifs et le dispositif, aux frais des prévenus, dans trois nu
méros consécutifs du journal ; etc.

( Extrait des archives du greffe du tribunal correctionnel


de Chambéry .)
.
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TABLE ANALYTIQUE
DES MATIÈRES .

AVANT-PROPOS. Au lecteur. .
Page 1

CHAPITRE PREMIER .

A quoi servent les biographies. •


C'est une des formes les plus compliquées de l'histoire . L'opinion
qu'on se fait des hommes célèbres tient plus de la légende que de
l'histoire. — La vie du général comte de Boigne est surtout intéres
sante par l'étude de son caractère trempé à l'antique ; on a calomnié
jusqu'à ses vertus. 5

CHAPITRE II.

La Savoie avant la Révolution française.


Naissance et origine de Benoît Le Borgne, comte de Boigne (8 mars
1751 ). – Coup d'œil sur l'état politique et social du duché de Savoie
de 1758 à 1768., — Rapports des Savoyards avec les protestants de
Genève ; les malfaiteurs et les fainéants poursuivis par le sénat de
Chambéry ; réflexions du roi de Sardaigne, du comte d'Argenson, du
chancelier Caissotti.
– Inertie forcée de la jeunesse intelligente. Caractères de l'esprit
public en Savoie ; l'église, la noblesse et le tiers état. Le Roy de
l'Oyseau, les jeux de la basoche, les écrits philosophiques Atmos
phère morale de la région des Alpes occidentales aux temps de
Jean-Jacques, de Grimm , de Romilly, de Gerdil, de Haller, de Tron
chin , etc.
Vie intime des familles de Savoie d'après les mémoires et les cor
respondances. - Le procès de François de Copponex (1776 à 1790).
.
- Le livre de raison du comte de Choysel ( 1770 à 1782) . — Ascension
aérostatique de Xavier de Maistre (1784). 13
27
418 TABLE ANALYTIQUE

CHAPITRE III.

Premières épreuves.
Instructions du ministre de Grégory. Benoît Le Borgne achète une
charge d'enseigne dans le régiment de Clare, au service de France
(1768 ). Ses garnisons de Landrecies , de l'Ile -de-France et de Bé
thune . Une lettre d'un académicien à propos des archives du
Dépôt de la Guerre.
- Benoit donne sa démission et entre au service de la Russie (1774).
-
– Pris par les Turcs , mis en liberté à la paix , il se lie avec des Anglais
(lord Macartney, lord Percy , M. Baldwin), et part pour les Indes ( 1778) .
- Séjour à Madras au service de la Compagnie anglaise des Indes ; il
donne sa démission et part pour Calcutta ( 1781 ) . 33

CHAPITRE IV .

Warren Hastings.

Benoît de Boigne quitte Calculta avec le projet de gagner les posses


sions russes par l'Asie centrale ( 1783) . — Le Bengale sous l'adminis
tration de Warren Hastings.- Séjour à Lucknow, à Delhi et à Agrah.
-

- Premières relations avec Sindhia , prince mahratte , au siège de


Gwalior.
- M. de Boigne se met à la solde du rajah de Jeypoor ; il est rappelé à
Calcutta par Warren Hastings.- Lettres de Warren Hastings et plai
doyer de Burke . - Il revient à Agrah ; congédié par le rajah de Jey
pöor, il s'arrête à Delhi , se met en relations avec le rajab français
de Sirdanah , et entre au service de Sindbia (1784). . . 45

CHAPITRE V.

L'Inde du Sud. - Anglais et Français.


-

État politique et social des Indes en 1784. - Situation géographique.-


Réflexions historiques. -
L'invasion mogole ; démembrement de
l'empire d'Aureng -Zeb . - Dynasties nouvelles et premiers comptoirs
européens.
-- Rapides succès de la Compagnie française des Indes ; François Mar
tin (1673 ) , Dupleix (1745) , le marquis de Bussy (1754) ; rivalité an
glaise ; ineptie du gouvernement central ; Godeheu , Lally-Tollendal
(1758 à 1763). — Ruine des colonies françaises.
Système d'intervention mis en pratique par la diplomatie britan
nique et qui amena lentement la conquête de l'Inde (1750 à 1870). –
Choc inévitable et prochain de l'Angleterre et de la Russie sur les
rives de l'Indus . 69
DES MATIÈRES. 49

CHAPITRE VI.

L'Inde du Nord. - Mahrattes et Mogols.

Situation topographique et politique des principautés mahrattes en


1784 . Aspect du pays. Origines historiques. .
Jugements des
voyageurs et des historiens sur ce peuple (Campbell , Sleeman , Lut >

fullah , Jacquemont, Férishta, etc.).


· Ressources que devait y rencontrer M. de Boigne. Corps mili
-

taires créés par les aventurier3 européens de 1772 à 1803.-- Analogie


entre les guerres des Mahrattes contre les Mogols de 1760 à 1784 , et
l'insurrection chinoise de 1848 . Les Brahmanes . - Ascendant de
Sindhia .
-Campagne de M. de Boigne dans le Bundelcund (1784). · Assaut de -

Kallindger. – Première prise de Delhi par Sindhia (1785). - Coali -

tion des émirs et des rajahs. – Meurs comparées des Radjpouts et


des Mahrattes ; habitudes chevaleresques des uns, instincts sauvages
des autres . Première campagne contre les Radjpouts. Défaite-

de Sindhia au lac d'Amber (11 et 13 octobre 1787 ).- Campagne contre


les Mogols . .
Sindhia est battu à la journée de Burthpöor (24 avril
1788) ; il est vainqueur à celle d'Agrah (18 juin) et à l'assaut de
Delhi : -- Il délivre l'empereur Shah-Aulum qui le nomme régent de
l'empire. . 99

CHAPITRE VII.
Guerre des Radjpouts. Patoûn , Adjmyr, Mairthah .
-

Démission de M. de Boigne. — Il s'associe , à Lucknow , aux entre


prises commerciales du major Martin (1788) . Son rappel par
-

-
Sindhia (1789) . — Organisation des brigades régulières (1789 à 1790).
Seconde coalition des émirs et des rajahs. Seconde campagne
contre les Radjpouts. Calculs stratégiques du général de Boigne;
ses marches rapides au sud , puis au nord . Assaut des lignes de
Patoûn (23 mai 1790) ; victoire de Patoûn (21 juin) ; invasion du
Meywar ; assaut de la ville d'Adjmyr (22 août) ; victoire de Mairthah
(10 septembre ).- Résultats considérables de cette série de succès , 143

CHAPITRE VIII.

Créations militaires du général do Boigne.


Intrigues des Anglais dans le Dekkan. Sindhia fait armer à l'euro
péenne l'armée impériale .
Réorganisation administrative de la province du Dowab donnée en
fief au général. — Situation géographique de cette contrée ; son im
portance commerciale et militaire. — Les finances ; les communes
420 TABLE ANALYTIQUE
rurales ; les cultures ; les échanges. — Message d'investiture de 1792.
- Trois années suffisent pour transformer le pays.
- Établissements militaires créés par le général de Boigne. – Ateliers
de fabrication des armes ; fonderie de canons ; arsenal ; solde des
cipayes .
-

Organisation des brigades régulières. – Organisation spéciale du


bataillon avec son artillerie ,> ses attelages et son bazar, - Tableau
présentant l'effectif et les cadres d'un bataillon régulier. – Effectif
de chaque brigade ; effectif des troupes auxiliaires. — Réflexions sur
le système militaire créé par le général de Boigne.- Sa comparaison
avec les systèmes français de 1867 et de 1872 .
- -
Idées militaires du général de Boigne. - Sa théorie des feux con
vergents ; le rôle qu'il attribue à l'artillerie de campagne ; un canon
pour 140 fantassins. – Réforme des bazars, c'est-à-dire création du
service des vivres et du service des transports par bataillon.- Créa
tion d'un service médical. - Mæurs militaires des Hindous. - Les
invalides. – L'isolement . 175

CHAPITRE IX.

Guerres du Meywar et du Dekkan . - Mort de Sindhia.


Traité du 19 mars 1792. — Voyage de Sindhia dans le Dekkan. - Si
tuation politique de l'Inde du Sud.- Intrigues des Anglais ; ambition
des rajahs d'Indöor et de Baroda ; inquiétude du Peychwah.
Insurrection générale des provinces du Nord et de l'Est. Ismaël
prend position à Kanodje et réclame l'appui des Anglais ; le colonel
Perron le bat sur les bords du Gange et le prend . Holkar attaque
-

la province d'Agrah ; le général de Boigne l'atteint avant sa jonction


avec les rajahs du Meywar ; victoire de Luckairee (9 septembre 1792).
Campagne de l'Est ; prise de Tchittore ; capitulation de Pertaûb
Sing, rajah de Jeypoor. Conspiration d'Alwar. – Répression des
- -

complots de Delhi .
- Affaires du Dekkan. – Mort de Sindhia ( 12 février 1794) . 212

CHAPITRE X.

John Malcolm.- Les Mahrattes en 1796.


Conséquences de la mort de Sindhia. Son neveu Dolat-Rao est re
connu pour son successeur par le général de Boigne. Intrigues
-

diplomatiques de John Malcolm. – Coalition anglo-hiudoue contre


le nizam d'Hayderabad . Raymond et les Français. Bataille de
Kurdla (1795) . — Les Mahrattes se trouvent en état de paix avec tous
leurs voisins .
M. de Boigne est sollicité par les princes de l'Inde . — Il reste fidèle
là Dolat - Rao. Ses projets de retour en Europe . Sa situation dans
l'Hindostan en 1795 .
- Etat politique , militaire et administratif de l'empire de Sindhia en
DES MATIÈRES . 421
1784 et en 1794.- En dix années, M. de Boigne a porté la population
de trois å trente millions d'habitants , ses revenus de sept à cent
quatre- vingt-cinq millions de francs.
Le général de Boigne obtient un congé pour se rendre en Europe. –
Il débarque en Angleterre le 30 mai 1797. 229

CHAPITRE XI.

Les successeurs du général de Boigne .


John Malcolm achève dans le Dekkan la ruine de l'influence française.
- Guerre des Anglais contre le Mysore.- Défaite et mort de Tippöo
Saheb (4 mai 1799) .
Malcolm attaque diplomatiquement la confédération mabratte .
Politique française du colonel Perron, successeur de M. de Boigne.
- Révolte des Begums; insurrection des rajahs; campagne contre
l'aventurier George Thomas . Holkar, avec le secours de l'Angle
terre , bat les troupes coalisées de Dôlat-Rao et du Peychwah . Le -

Peychwah réclame l'appui de Malcolm contre Holkar. Traité de


Bassein (28 janvier 1803) .
Intrigues à Delhi , à Koël, à Ondjeïn. Perron est desservi auprès
du prince. – Campagnes de Lake au Nord et de Wellesley au sud
contre les Mahrattes. -
- Batailles d'Allegbûr (29 août 1803) , de Delhi
(11 septembre), d'Assye (23 septembre), d’Agrah (18 octobre), de Las.
waree (1er novembre), et d'Argaum (29 novembre) .- Héroïque résis
tapce des vieux bataillons de M. de Boigne.
- Opinion des Anglais sur les causes de décadence de l'empire de
Sindhia.- Moyens employés par Wellesley et Malcolm pour asservir
l'Hindostan . 251

CHAPITRE XII .

Retour en Europe. - La comtesse de Boigne .


Existence du général de Boigne en Angleterre (1797 à 1799) . – Sa for
tune; ses spéculations. — Insistance de Dôlat-Rao à le rappeler dans
l'Inde. Le général se préparait à retourner à Delhi quand il ren
contre Mlle d'Osmond et l'épouse ( 11 juin 1798) .
Portraits de la comtesse de Boigne par M. Guizot et par Mme Lenor
mant. - Les émigrés à Naples et à Londres ; le régime impérial ; la
Restauration . Le salon de Mme de Boigne . .
- Le chancelier Pas
quier.. 287

CHAPITRE XIII .

Fondations hospitalières du général de Boigne.


M. de Boigne revient en Savoie et Ss'y fixe (1802). – Opinion des Anglais
sur sa carrière politique et militaire. Alexandre Johnston .
M. d'Arvillars.
422 TABLE ANALYTIQUE DES MATIÈRES .
- Il donne à la ville de Chambéry , de son vivant , trois millions et
demi pour des æuvres d'utilité publique (1822 à 1830). - Caractère
spécial de ses fondations : assistance publique, instruction publique,
travaux d'intérêt commun .
- État politique et moral de la Savoie en 1816. Les livres du comte
-

de Maistre ; les souvenirs de M. de Lamartine. Fondations hospita


lières et charitables du comte de Boigne .
Les aliénés : Hospice du Betton ; Asile de Bassens.- Réflexions sur
l'assistance publique.
Les mendiants : Dépôt de mendicité. Maison de Sainte -Hélène,
.

Maisons de travail en France , en Suisse , en Allemagne , en Hol


lande , aux États- Unis . La charité légale ; ses avantages et ses
dangers .
- Les vieillards : Maison de Saint-Benoit. Les délicatesses du règle
-

ment.
Les enfants : Instruction primaire, professionnelle et supérieure.
· Les malades ; les prisonniers.
· Écoles gratuites de filles et de garçons : maitrise; collége.- Préémi
nence de l'éducation sur l'instruction . -
L'Université et les colléges
ecclésiastiques.
.

– Travaux publics : Embellissement et assainissement de Chambéry.


Caractère spécial des œuvres philanthropiques du général comte de
.

Boigne. - Il en est récompensé par les faveurs des rois et l'affection


des peuples. - Il meurt le 21 juin 1830. — Deuil de la Savoie.- Hon
neurs rendus à sa mémoire par la reconnaissance publique. . 305 .

CHAPITRE XIV .

L'homme jugé par ses œuvres.


Jugements portés sur le général de Boigne par les Anglais (le major
Smith , Longidus , etc.) , et par ses compatriotes (le marquis de Fa
verges et Mgr Turipaz ).
Ses qualités et ses défauts .
- Conclusions morales à tirer de sa vie. . 347

Table des documents inédits et pièces justificatives. . 359


Documents inédits et pièces justificatives. ... . 363
Index bibliographique des documents imprimés ou manuscrits
qui ont été consultés pour la rédaction de cet ouvrage. . 423
Table alphabétique des noms cités au cours de l'ouvrage. . 431
Cartes . . 442

FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE .


INDEX BIBLIOGRAPHIQUE
De tous les documents imprimés ou manuscrits où ont été puisés
les éléments de ce livre.

(Les chiffres arabes indiquent les pages du livre où les ouvrages sont cités.)

ACADÉMIE des Inscriptions. – Mémoires sur Krichna, XVI,– 114.


-

ACADÉMIE de Savoie . Mémoire sur la carrière politique et militaire


-

du général comte de Boigne (Chambéry, 1830, in- 18), 47, 54, 248, C

254, 293 , 344.


ANONYMES.- Procès de Warren Hastings (in-18 , Londres et Paris, 1788).
-
- Bibliothèque de la ville de Lyon , — 47 , 58.
Annales du commerce extérieur (publication du Ministère du com
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Reisen in Birma in den jahren (Leipzig, 1866, in-4°), -95 .
- Selections from the records of government of India (in-4°, Madras,
1859-1867) . Bibliothèque nationale, 119 .
-
Statistique de l'Inde (publication des Annales du commerce extérieur,
1869) , — 151 .
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- Annual register, recueil historique et statistique publié, à Londres,
-
par les soins de la Compagnie anglaise des Indes (1848-1849) , - 188 .
- Encyclopédie catholique (Supplément de 1869, Paris), - 254.
ARCHIVES du Dépôt de la Guerre, à Paris, -

34 .
ARCHIVES de la préfecture d'Annecy et de celle de Chambéry, – 323 ,
325 , 329, 332. · Comptes rendus des Conseils généraux (1861 ) , –
331 , 336 .
Archives nationales . -- Correspondance de Napoléon Ier, — 327.
-

ARCHIVES publiques et particulières : Archives de la ville de Cham


béry, – 341 , 342 .
ARCHIVES de l'ancien sénat de Chambéry (dans le palais de la cour
-
d'appel de Chambéry) , - 16, 33 .
424 INDEX BIBLIOGRAPHIQUE .
ARCHIVES de Genève (à l'hôtel de ville), — 27.
ARCHIVES de la Cour d'appel de Casal (Piémont) , jugement du 27 oc.
tobre 1828 .
ARCHIVES de la Cour d'appel de Chambéry (greffe correctionnel, 1870).
ARCHIVES de l'étude de Me Rumilly, notaire à Yenne (Savoie), - 28.
Archives de la famille de Boigne : château de Lucey, près d'Yenne, -
29, 303 , 329 ; – château de Buisson -Rond, près Chambéry, - 195, 196,
. -

200, 215, 249, 258, 289, 290, 303, 317 , 329, 333, 336, 343.
B

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Les Mahrattes de l'Ouest (VII , 5), - 130, 285 . >

Les officiers politiques de la Compagnie des Indes (LXXIX ,•940),


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SAINTE-BEUVE . - Nouveaux Lundis (tome XII), - 42 .


SAINT-ÉVREMOND. OEuvres (édition de 1714), 311 .
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SAINT -GENIS (Victor de) . – Histoire de Savoie d'après les documents


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SOLTYKOFF (prince). — Voyages dans l'Inde et en Perse (in-89; Paris,
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STENDHAL . -
Voir : Henri Beyle.
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riat d'Étatpour les Indes , à Londres, – 194 , 195 , 200 , 215, 248, 260,
269, 274 , 276 , 279 , 349 .
SOCQUET (docteur). Essai analytique, médical et topographique sur
les eaux minérales de La Perrière en Tarentaise (brochure in-8° ;
Moutiers, 1834) , 254 ,
INDEX BIBLIOGRAPHIQUE . 429

TÉRENCE .-- Comédies (édit. de Bentley.- Cambridge , 1726, in-40), – 4 .


Thomas (George). – Memoirs of George Thomas (Asialic journal, Cal
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cutta, 1834), 133 - .


THORNTON . Over population and its remedy (in -8 ° ; London , 1846), – -

257 .

TOD (colonel ).- Relations of Radjpoutanah (2 vol. in -8 °; Londres, 1824) ,


- 131 , 154 .
TONE. — Aperçu de la constitution politique de l'empire des Mahrattes
(Londres , 1808 ; traduit dans les Anpales des Voyages, V), – 184 ,
205 , 224 .
TORRENS (William ). -
Empire Asia (in-8° ; London, 1872) , — 190.
-

Turinaz (le chanoine) .- Éloge historique du général comte de Boigne


(in -8 °; Chambéry, 1831 ), – 320, 352.
V

Valviki. Râmåyana (traduction de Gaspard Gorresio, 9 vol . in -80 ;


Paris, 1843-1856 ), — 110.
W

WARREN (Édouard de). L'Inde anglaise (in-8°, Paris >, 1858) , – 55,
76, 87 .
WELLESLEY ( marquis de) . -
Memoirs ( London, 1827), 249, 282.

FIN DE L'INDEX BIBLIOGRAPHIQUE .



TABLE ALPHABÉTIQUE
DES NOMS CITÉS DANS LE COURS DE LA VIE DU GÉNÉRAL DE BOIGNE.

( Les chiffres arabes indiquent les pages .)

A Aoude (royaumed').- 48, 95, 100 ,


179, 201 , 247 , 283 .
Adélaïde (Madame). 295 . Appa -Kund -Rao. — 126, 266 .
Adjmyr. – 128 , 134 , 160 , 163 , 170 , Appenzell . 328 .
198 , 203 . Aravalis . - 72, 131, 153, 179 , 198,
-

Adopi . – 77 . 223, 263.


Afghanistan. · 49, 283 . Arcollières (d'). — 28.
Afghans. -
148 . Arcot . -81 .
Agrah. 49, 52, 67, 100, 125, 139 , Argaûm . 279.
140 , 179, 187 , 188 , 198 , 201, 243 , Argenson (comte d'). - 18 .
9

245, 248, 261 , 268, 275 . Armstrong. 249 , 274.


Aigueblanche (marquis d ').- 36. Arracan . 95 .
Aix -les -Bains. - 28 , 831 . Arvillars (comte d '). – 309 .
Akbar.- 67, 75 , 133, 172 , 178 , 185, Aryas. 74 .
242, 265 . Asir . 110 .
Alà-Oudin. 171 . Assam . 95 .
-
Albitte . -
27 . Assye. — 271, 276 .
Alep. - 37 . Attair . 243.
Alexandre . 76 , 118,322. Aü . — 328 .
Alexandrie . - 38 . Auerstaedt. 306.
--

Algérie. - 179. Aurengabad . - 82, 91 .


Allahabad . 179, 208 . Aureng-Zeb . - 75 , 90, 104, 128.
Allard . – 283 . Australie.- 72 .
Alleghûr.- 181 , 198, 201 , 241, 271, Autriche. 14 , 80. -

275 . Avitabile. — 283.


Alwar. - 223, 242, 264, 275.
Alwur . 170, 245 , 275 . B
Amber (lac d ').— 129, 134, 170, 221.
Amédée IX . 324 . Baböor. - 74 .
Amérique. 72 . - Badahour- Khan . - 272.
-

Ana - Sågur. 164 . Badji - Rao. - 83, 105.


Anderson. - 53, 66, 101 , 116, 149, Bagadji-Bûnsla . .
105 .
215 . Bagdad. — 37.
Anglais. - 92, 176 , 186 , 208 , 232, Bahadour-Bajazet.
.
172.
261, 308. Baillie. -
· 39, 89.
Angleterre. – 71 , 308 . Baikal (lac) . –
3
97.
-
23 . Baldwin . 8.
Annecy
432 TABLE ALPHABÉTIQUE .
Balůmgûr. – 248. -
Boukharie. – 97.
Bandah . · 126 . Boulundshildûr. 181 . .

Baours. 120 . Bourquien. 271 , 273 , 275 .


Barbutty (rivière ). 153 . Boyd . 233 .
Barcelone. 97 . Brahmanes. 111, 225 .
Barodah . – 111 , 213, 225 , 274.
.
Braithwaite . - 89 .
Baroth . -
77 . Bright. 297.
Bassein . -
271 . Brown (major ). – 51 , 66, 101, 117.
Bassens (asile de ). 325 . Brunet (docteur). 351 .
Bassok . 111 .
Bugey (province du). – 28 .
Bedjapöor. -
111 . Buisson -Rond ( château de). 27 , -

Behader. 148 . 31 , 299, 309.


Behar (province
Begum -Somröo. — 57. 262.
de).62-, 119, Bupas (rivière). Lytton).-- 42 .
153, 162.
Beju -Sing. — 157, 164. Bundelcund . 66,> 107 , 125 , 129,
.

Bekaneer.- 125 , 133, 152, 170 , 245 . 181 , 203 , 243 , 245.
Belgique . 330 , Burke. — 46, 59, 296.
Bellasses. -
- 120 . Burthpoor. 140, 264 .
Belle-Isle (maréchal de) . - 36. .
Bussy (marquis de).- 2, 63, 81, 87,
Bellevue. -
295 . 91 , 203, 239, 306.
Belley. 28 .
Bénarès. — 45, 180, 273. с
Bengale (province du).- 45 , 57 , 79,
241 . Caboul. — 49, 105 , 115 , 238 .
Bentinck (William ). - 116. Caire (le ). — 38. -

Bérar . 88 , 278 . Caïssotti (le chancelier ). - 18 .


Berne ( canton de). — 330. Çakya -Mouni. — 48 .
Béthune. 34 . -
Calcutta . – 40, 78 , 100, 104 , 161 ,
.
Betwah . 127 . 188, 246 , 249, 283.
Betton (abbaye du) . - 324 . Cally . 153 .
Beyder . - 77. Callyan . – 73 .
Beydjapöor. - 77 , 102. Cambaye. — 100, 152, 274 .
Beyle (Henri). 34 . Campbell. - 283.
Bhils. 100, 109, 134 , 170. Candahar. 49 .
Bhogpoor. 266 . Candolle (de).- 72.
Bhöopal. - 111 . Caroline . - 295 .
Bhotan . 95. Caröor. - 91 .
Bijnaghûr. - 111 . Casal . 255 .
Bindrabund . - 181 . Caucase . - 97, 208.
Bisnagar .. — 77 , 91 . Cavéry (fleuve). 102.
Bithöor. - 181 , 188 . Cawnpore. 180, 208 .
Boigne (général comte Benoit de) .
.
César. 28 .
- 2 , 9 , 13, 22,34, 39. 45 , 66 , 89, Ceylan. 114 , 232,> 310.
117, 129, 134 , 139, 147, 149, 156, Chablais (province du). 26 . C

167, 178, 184, 194, 201, 209, 236, Chambéry. -2, 13 , 28 , 255, 29 ,
248, 259, 262, 265, 272, 277, 279, 303, 313 , 322 , 330 .
284, 288, 289, 303, 305, 307, 313, Chandernagor. - 63 , 79 , 100.
.

319, 326, 329, 334 , 341, 347 . > Charlemagne. 76 .


Boigne (comte Ch .- Alexandre de). Charles-Félix. 343.
303. Charles- Emmanuel III. 14.
Boigne (comte Ernest de) .- 303. Charles -Quint. 76 . -

Boigne (comtesse de), — 294, 301 , Châteaubriand. 103 , 301 .


303 . Chine . 71 .
C
Bombay. – 73, 78 , 100 , 104 , 108, Chio . – 336.
152, 188, 255 , 292 Choysel (comte de). – 27 .
Bonaparte. -259, 284, 309. -
Circars (province des). – 88.
Bongo -Bobat-Sing. — 46 . Civadji. - 104 , 128, 133, 213 .
Bons ( comte de) . 28 . C
Clare (régiment de). - 34.
Böofah . - 233. Cleghorn . - 102.
Böorhanpöor. - 201 . C
Clive ( lord). – 43, 63, 85, 91, 257, >
Bordeaux . 328 . Colbert (marquis de). - 36 ,
TABLE ALPHABÉTIQUE. 433
Colbrok ( Henry). - 310 . Dudrenec . 120 , 246 , 233 .
Coleröon . - 89. Dumas ( Benoist). 79 , 90 .
Collins . - 276. Dupleix. – 2, 63, 80, 91 , 306.
Comorin. 72, 91 . Dyce . — 65 , 267, 273.
Compagnie anglaise des Indes.
55, 176, 245 , 253, 283 . E
Conflans (marquisde).— 87 .
Constantinople . — 37 . -
Égypte. 284 .
Coorg. – 167. Ellis. 64 .
Coote (sir Eyre). . 57 . Ellora . - 82 , 91 .
Copponex (Jean -François de).- 27 . Erens. 120 .
Cordon ( comte de). – 28 . Esquirol .
Cornwallis (lord). 65 , 106, 231 , Etawah . – 181324 .
, 189, 241 . 7
246, 248 .
Coromandel – 76, 83, 205. F
Corse . 73 .
Court. 283.
Faucigny (province du). — 15 .
Cretet. -
327 , Faverges (marquis de). — 285, 352 . -

Culoz . – 27 . Felingas. 201 .


Férishta . 110.
D Feruzpöor . 223.
Filoze . 195 , 233 , 249, 269 .
-

Damas. 119 . Fodéré . – 324 , 328.


Danube. - 179, 209 . Fox . 296 .
Daquin. — 324. France . - 71 , 179, 235, 253, 284 .
2

Dassarab , 213 . Francis ( Philip ). 56,


Dauphiné (province du) . 29 . Franklin . - 273.
Davoust (maréchal). — 306 . .
Fraser. - 273.
Dawletabad , 268 . Frimont . - 195 .
Deal . 249 . Furruckabad . 241 .
Delhi . 49, 75 , 78 , 100 , 104 , 128, Futtehpöor. — 181 .
133, 179, 188, 213, 242, 245, 247,
261, 271, 273 , 303. G
Dekkan . 74, 76 , 81 , 91, 102, 137 ,
198 , 230, 246 , 255, 261 , 274. Gabet ( Hélène ). 13 .
Devi-Sing.
Dharwar.
46 . Gange ( fleuve ). — 45, 74 , 179, 245 ,
255 . 273 .
Dholpöor. – 60, 152, 170. Gardiner. - 274.
Dhoûndhar.- 170. Gardner, ~ 120.
Diderot . 16 , 29 ,
-
Genève.- 15, 27, 29, 179, 322, 324 .
Dinapöor. — 45 . Gengis-Khan . 76, 128 .
Disraëli.- 297. Gerdil ( cardinal ). 24 .
Djagrenath . — 84, 205 . Ghâts . - 139.
Djâts. – 267. Ghattes . – 72, 91 , 102, 233.
Djem -al-Abodin . – 51 . Gholam-Kadir. .
140
Djemmâtry (pic de). - 71 . Girodon d'Orgoni. - 2.
Djydjghore. 266 . Gisors ( comte de). 36 .
Dobarri. 134. Gladstone. - 297 .
Dodd . 249. Godavery ( fleuve ). 71 , 88 .
Dodûr. – 153 , 162. Godeheu . – 85 , 101 .
Dôlat-Rao-Sindhia.- 226 , 232, 240, Gethe . - 241 .
247, 256 , 261 , 265 , 266 , 268, 272, Gogra (rivière). 243 , 245.
274, 290 . Gohud . 52 , 125 , 243 ,
Dost-Aly. 79. Golconde. - 64 , 76, 77, 91 , 101 .
Dowab . .
124 , 178, 185 , 189, 19+, Gopaul-Rao. - 195 , 255 , 21 , 224,
196, 214, 236, 241 , 258 , 261 , 274, 263 , 272.
275, 278 , 289 . Grand -Mogol. 51 , 238.
Drugeon . - 195, 237, 249 , 258, 261 , Grant (James ). — 40, 133, 312.
271, 277. Gray (sir Charles). .
- 116 .
Dubois de Jancigny. – 275 . Gregory (de). 33 . -

Duclos, 324 . Grenoble . · 19 .


28
434 TABLE ALPHABÉTIQUE.
Grimm . - 24 . Jehanghir . - 164.
Gros ( Mør) . — 320. -
Jeypoor. – 54,61, 134 , 152 , 170, 194, 7

Gûdjerath . 108 . 198 , 220 , 263 .


Guicowar. - 108, 213 , 374 . Jey -Sing. — 221 .
Guirwò . 134 . .
Jhâts. 162 , 170 .
Guizot. 293, 302 . Johnson (Richard ). 310 .
Guna. · 108 , 125 , 162. Johnston (Alexandre ). –310.
Guzarate , - 172. -
Jumma (rivière ). - 53 , 179 , 214 ,
Gwalior. 53 , 111 , 125 , 133 , 137 , 245 .
153, 166 , 182, 242, 245, 247 , 278. Junot. — 309 .
Gwaliorka -Lashkar . - 141 .
K
н
Kachemyr .-- 115 , 183 , 188 .
Haller. - 24. Kagiswara.- 91 .
Hambourg; 328 . kallipdger, — 126 , 242 . -

Hardinge (lord). — 187 . Kally-Neddy (rivière). – 179, 214 .


Harris. — 253 . Kallyns. – 100.
Hastings (Warren ).- 40, 45 , 55 , 57, Kalpee. — 60 , 126 , 179 , 181 , 188 ,
59, 63 , 65 , 101 , 106 , 116 , 215 , 242, 246 .
257, 308 . Kanodge . – 133, 179, 180, 208, 214 , .

Hayderabad. — 77 , 87 , 91 , 233 , 247 , 262 , 275 .


251 , 281 . Karikal . 79 .
Hearsay. – 274 . Karkbi. --- 92 .
Heffing. 120 . Karnac (major ). – 64 .
Hessing. 195 , 233 , 249 . Karnatic . 79.
Himalaya. – 71 , 91 , 179, 189, 283 . Karoly. — 265, 274 . -

Hindostan . - 71 , 90, 255, 289 Kawnpore . - 275 .


Hindous . - 60, 74 , 123 , 151, 189, 232. Kirkpatrick . 233 , 252. -

Hiouen -Thsang. 111 . Kistnah .


.
102 . -

Hoa . - 198 .
-
Knox (major) . - 64 . -

Hoefer. 254. Koël. - 181 , 189, 201 , 223 , 241 , 246 ,


Holkar. 105 , 120 , 138 , 207 , 213 ,
- .
259, 268, 269, 275 .
215 , 231 , 242 , 243 , 247 , 261, 265, Kolberga. 111 .
268, 274, 283 , 284, 287, 291. Kora. 181 .
Hollande . - 29. Kôtah . 162 , 278 .
Horace . - 42 . Kouang-Si. — 121 . -

Horel. 181 , 198. Koulys. 100 .


Hotkawda. - 194 . Kowjah -Sayed . — 164.
Humadapi. - 134 . Kulburga. 233 .
Humboldt (de) . – 72 . -
Kurdla . 235 .
Hurdwar. - 189 . Kůrnavâti . - 172 .
Hyderabad . – 63 , 91 , 233 . Kutch. - 407.
Hyder-Ali. 39 , 89, 175 . C
1
L
I
La Bourdonnaye . 80 , 101 .
Ile -de-France . 34 . Lahore . — 49 , 183 , 187 , 188 , 217 ,
Inde. — 37, 72, 190, 204, 306. 283 .
Indoor.- 108 , 111 , 218, 225, 265. Lake (George). – 257, 271 , 275, 277,
Indus ( fleuve).- 71 . 284 , 287.
Isère ( rivière). 15 . Lallée (général de). 254 .
Ismaël. – 134 , 140 , 152, 157, 213, Lally-Tollendal (marquis de).– 2,
243 , 247 . 86 .
Italie. - 28. -
Lamartine (Alphonse de). 321 .
Ivan . - 97 .
-
Lamennais (l'abbé de). - 21 .
Landrecies. .
· 34.
J Lanfrey. -
308 , 340.
Laswaree . 277 .
Jacquemont ( Victor).- 74 , 91 , 108, Law . · 79 .
115 , 183 , Lawrence ( sir Henry). - 187, 239.
TABLE ALPHABÉTIQUE. 435
Leith (colonel ) . - 34 . Massik. 288 . -

Lenormant ( Amélie) . — 254 , 293 , Masulipatam. 79 . -

299 , 302 . Matchery.-170, 223, 243 , 245, 264 ,


Lesteneau , — 129, 134 , 144 , 149 . 275 .
Levassoult (de). 62, 120 , 231 . Matheran . - 73 . -

Londres . 145, 249 , 288, 300 . Maurienne (province de) . 26.


Longinus. — 352. Meeanee. · 157 .
Lorient . 34 . Meerűt. · 62, 179, 181 , 241 . >
Louis XVI . · 295 . Merousthan , 163 .
Louis XVIII . 299, 3432. Merritch . 268 .
Lucey (marquis de). 8. Merwatis . 170 .
-
Lucey. – 27, 303 . Meschacebé. - 103.
Luckairee . 216 , 231 , 268 . Meudon , 295 .
Lucknow . - 48 , 100 , 144 , 179 , 188 , Meywar. - 104, 133, 161, 167, 171 ,
214 , 236 , 247 , 248 , 273 , 288 . 199 , 203, 220 , 243,245.
Lukwa-Dada. — 217 , 261 . Mhairs. 170 .
Lyon, -28, 145 . Mheysûr. 108 .
Miao - Tsé. - 122 . -

M Middlesex . - 288 . -

Middleton (colonel) . 48 .
Macartney (lord) . -- 39 . Minas . · 134 , 170 .
Macaulay, — 257 . -
Ming.– 121 .
Madagascar. – 79. Mirabeau . 27 .
Madoc. - 120 . Mir - Jumalaly . 292 .
Madras . - 38, 77, 78 , 89, 100, 188 , Mirza -Nujuff -Khan. — 51 , 61 .
251 , 255 . Mirzapoor. — 243.
Mahanedy (fleuve ). - 91 . Mirza -Rajah . - 222 .
Maharashtra. - 103 . Mogols. 74 , 88 , 121 , 157 .
Mahé. 83 . Montaigne (Michel de ). .
127 ,
Mahé de La Bourdonnaye . 80 . 308 .
Mahometans. — 123, 189, 232. Montailleur (baronne de) , - 31 .
Mahrattes. - 51, 74 , 79 , 88, 92 , 100, Mont-Blanc. – 71 .
101 , 105 , 106 , 111 , 114, 121 , 125 , Morand (Mme de) . -

31 .
130, 138, 189, 233 , 235, 245 , 255 , Moscou . 97. -

283 , 285 . Motz ( de ). — 254. -

Mairthah. — 167, 246 , 306 . Moultou . 24 .


Maissour. 92. Moûrtarah . 163 .
Maistre (comte Joseph de) . 2 1, Moutiers .
-
320 .
31 , 320 , 321 . Moyuffer-Jung.– 81 .
Maistre (Xavier de). - 31, 321. Mundesöor. - 110 .
Malabar.- 56, 76, 79, 102 , 125 , 167, Munich. 328 . -

205 . Mûnro (major ). — 64 .


Malacca . - 232 . Musulmans . · 74, 189, 232 .
Malcolm (John ), 182 , 189 , 209 , Muttrah . – 66 , 153 , 162 , 179, 243 ,
225, 230, 239, 247 , 252, 268, 274 , 263, 273, 275.
278, 282 , 284, 287, 288 , 310. Mynpowree. 181 .
Malleson (colonel). — 2 , 42 , 80. Myrar (rivière).- 243 .
Malvilly. - 253. Mysore. 73 , 89 , 101 , 144 , 255 ,
Malwa . -
104 , 110, 128 , 220, 243, 281 .
245 .
Mancini (Hortense) . — 311 . - N
-
Mandchoux. · 121 .
Mandrin. - 28 . Nadir-Shah. 78 , 245 .
Manou . - 112. Nagpoor. -
102, 105 , 126 .
Marie -Antoinette. 295 . -
Nana - Farnawees . 224 , 261 , 282 ,
Marin (comte) . — 344 . 287 .
Martin (major Claude) . 2 , 96 , Napier (sir Charles). – 157 .
144 , 145, 147 , 236 , 249, 288 , 290, Naples . 295 .
308 . Napoléon. 327 .
Martin (François). 78, 90. Nairaïm . – 105 .
-

Massachussets. - 330 . Nasir -Jung. - 81 ,


436 TABLE ALPHABÉTIQUE .
Nassuck . — 108 . Perimbaucum . - 89.
Naville (Ernest ). — 322, 327, 330. Perron (colonel). — 195, 211, 223 ,
Nerbuddah (fleuve ). – 72 , 91, 102, 226, 231 , 246 , 249 , 256, 267, 269,
133 , 181 , 199, 242, 268 . 270, 272 , 275 , 277 , 279, 282, 289,
Nerwar. - 108 , 125 .
-
308 .
Nerwuji (rivière ) . 153 . Persans . - 37 .
Nimuteh . - 218 . Perse . — 49 , 74 .
Nizam . 81 , 176, 230 , 243, 274 . Pertaub -Sing. — 221 . -

Nizam -Aly . 89, 233, 252 . Pétersbourg . 97 .


Nodjod -Kouli-Khan. 180 . Peychwah . 105 , 120 , 137 , 161 ,
Noûrmahal. - 245 . 212 , 223 , 243 , 247 , 261 , 268 ,
Nudjebs. – 201 . 270 .
Nujuff-Khan . 214 . Peycholâ (lac ). .
132 .
Nusserabad , 163 . Pilâtre du Rozier. 31 .
Pindaris . – 215 .
0 Pitt . 296 .
Plumet. 120 .
-

-
Pohlman . 261 .
-

Orenbourg. - 97.
Orissa ( province d' ) . – 57 , 83 , Pollier (colonel) . — 50.
107 . Pologne (royaume de) . - 14 .
Orloff (comte) . - 36. Polybe. — 28.
Osmond (marquis d '). - 300. Pondichéry. 63, 78, 100.
Osmond (Adèle d' ). — 293 . Pöopah . 92 , 102 , 105, 124 , 161 ,
Ott . - 278 . 176, 205 , 212, 224, 226 , 233, 247,
Oudeypöor. – 110 , 132 , 152 , 170, Porus. 255 , 265 , 268.
198, 117 .
Oudey -Sagûr. 132 . Poshkur (lac de) . – 170.
Půdmani . – 172.
Oudjeïn . 108 , 111 , 133 , 161 , 218 ,
223, 227 , 242 , 255 , 268 , 269 , 272 , Pulteny . - 215 .
277, 289 .
Ouneara. 264. R
Oural (monts) . — 97 .
Owtöor . - 91 . Radjpoutanah. -- 133, 137, 245 . -

Radjpouts.- 74, 100, 108, 124, 129,


P 131 , 167, 189 , 243 , 245 , 261 ,
267 .
Panuel . - 181 . Ragodji. 79 .
Ragonath . — 105 , 112 , 144 .
Pâl . - 141 . Rama . -
132.
Palmer . 151 , 176 , 233 , 282 , Rampoúra . 162.
288 .
Pannah . 128 . Râm-Radja. – 105.
Rao -Ghatkea. 272.
Panipût. - 105 , 242. Raybûg. 91 .
Paris. – 300 . Raymond.- 64, 230 , 233, 234, 244,
Paropamise. — 74 . 251 .
Paros (île de). - 36 . Récamier ( Mme): 301 .
Parvati . 212 . Reinhard (Joseph, dit Sombre ). –
Pasquier (le chancelier). — 301 . -
62 , 119.
Pathans. 223 .
Pathars (monts ). .
171 .
Rendu (le chanoine). 327.
Rhators. 135 , 170, 263.
Patna. — 45 , 64 , 180. (fleuv
Rhônecund e).180— , 27.
Patoûn . - 152 , 156, 160, 246 , 306 . Rohil . 196 , 245 .
Patterson. 47 , 101 . Rohillas. 180, 243, 245 , 283.
Pattialah . 248 . Romains . - 208.
Paul (saint). 4. Rome . 295 .
Pauly. 65, 120.
Peddipöor. - 88 . Romilly. – 24 .
Rousseau ( J.-J.). 16, 24 , 31 .
Pedrops. 259 , 261 , 292.
2 Rousselet. 281 .
Peel ( Robert ). 297. Rousset ( Camille). — 34.
Pégou.- 95 . Rumbold. - 39 .
Pendjab.– 95 , Rumford (comte de). - 308 .
TABLE ALPHABÉTIQUE. 437
Rundjet-Sing. 115, 183, 283 . Stledge. 263 .
Russie. – 36 , 97, 208, 284 . Sutledge (rivière) . - 116 .
S
Sydenham (major). — 38 .

Sachot , - 2 . T
Sahow-Radja . — 104 .
Saint-Evremond . — 311 . Talleyrand (prince de). - 14 .
Saint- Thomé. - 80 .
Sainte-Beuve . 12, 42. Tamerlan . – 74 .
Salabut- Jung. – 82 , 88 . Taply (fleuve). - 88, 226, 268 .
-

Tarentaise (diocèse de). - 320 .


Salbye . - 215, 242 . Tartares. – 74, 121 .
Sales ( saint François de) . – 23.
Salsette (ile de ). 104 . Tchatterpoor. — 128 .
Salveur . — 120 Tchittore.— 110 , 133, 152 , 171 , 216 ,
218 .
Sangster. - 53, 67, 197 .
S

Sarowi. – 170. Tchùmbul ( rivière). - 60, 72 , 101 ,


Sarungpöor . 108. 136 , 179, 215 , 242.
Ténédos ( ile de) . 37.
Sattarah. — 94 , 111, 141 , 268.
Savoie (duché de). 14, 30, 235, Teraghûr.
Térence .
165, 171 .
4.
299, 321 .
Savoyards. 18 .
Thibet. 71 , 76 , 95 , 188 , 205 ,
283 .
Scio (ile de) . -
37 .
Thiers ( Adolphe). - 203.
Seikhs.- 128 , 134, 170 , 245 , 265 , 267 . Thomas (George ). 65 , 120 , 261 , -

Seringapatam . 254 . -

266 , 272.
Seyssel (comte de) . 28 . Thoal. — 131, 134.
Shaffausen . 328 .
-

Shadji. — 104 . Tippöo -Saheb. - 39, 137,> 231, 247 ,


253, 254184,
Shah -Aulum . - 51,76, 129, 141 , 177, Tone. , 259,
265.283.
212, 237, 258, 261 , 278 . Tonk. 162.
Shekhoabad . · 181 . Touran . 97 .
Sheodan -Sing. 245 . -

Tronchin . - 24 .
Shepherd. 120, 249, 274 . Turcs . – 36 .
Sheyed -Koulikhan. – 76, 101 . 5
Turin . 36 , 300, 322 .
Sind ( fleuve ).- 91. Turinaz (Mgr). — 320, 343, 353 .
Sind ( rivière ). 127. Turkestan . - 97 .
Sind (déserts du). – 71 , 167, 243 . Tuticorin . - 77.
Sindhia.- 52 , 66 , 105 , 111 , 120, 128 ,
134 , 194, 212, 226, 243 , 265 , 290,
308. U
Sind -Julrå (rivière) . — 153.
Sirdanah . - 62, 144, 262, 267. Ulwar . - 222 .
Sitah . 180 . Urnasch. 328 .
Skinner. - 249 , 263, 265 , 268 , 271 ,
-

274 .
Sleeman (colonel) . — 107. V
Smith (major). 195 , 240 , 260 ,
268 , 273 , 274,276, 282 , 349. Vansiltart (sir) . – 63 . -

Smyrne. — 37, 38 . Ventura. 283 .


Sombre ( Joseph ). - 62, 269. Vernes (Jacob ). – 24 .
Sône (ou Soane,rivière). – 57,181, Versailles. — 295 .
243 . Vertpré (de) . – 2 .
Sourồn . 180, 188. Vésin . 28 .
Spiers . - 249 . Vichers . - 249.
-

Siendhal. 34, 254 .


-
Victor-Amédée . - 14 .
Strabon . 28 . Victor-Emmanuel Jer. 333 , 343 ,
-
Strasbourg. - 328 . 344 .
Suez . 38 , 71 , Vienne.- 28 .
Surate . 77, 79, 152 . Vindhyas. - 72, 153, 181 , 242.
Sutherland. 195, 259 , 263 ,1 269 , Virieu (chevalier de). - 28,
.
>
4 2
27 , 29 . Visala . 164 .
438 TABLE ALPHABÉTIQUE,
Visapoor. — 75, 91 . Wilkes (colodel) . - 86.
-

Viscbnou . · 103 . Wolphaden. — 328.


Voght (baron de) . - 328 .
Voltaire. — 16 , 24 , 29, 86 . Y

W Yenne (marquis d '). — 28.


Weimar (duc de). — 242 . Z
Wellesley (lord).- 65, 161 , 182 , 239,
251 , 273 . Zeman -Shah . 228.
Wellesley (Arthur). — 252 .

FIN DE LA TABLE ALPHABÉTIQUE.

Poltiers .-- Imp. A. DOPRÉ .


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