Simulacres en Construction, Landowskky

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Eric Landowski

Simulacres en construction
In: Langages, 18e année, n°70, 1983. pp. 73-81.

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Landowski Eric. Simulacres en construction. In: Langages, 18e année, n°70, 1983. pp. 73-81.

doi : 10.3406/lgge.1983.1153

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1983_num_18_70_1153
Eric LANDOWSKI
C.N.R.S.

SIMULACRES EN CONSTRUCTION

7. Énonciation : le concept excède à première vue les pouvoirs d'une science


moyenne et porte aux solutions radicales, par défaut ou par excès.
Premier extrême (et première étape chronologique) : jusque vers le
milieu des années soixante, c'est la mise à l'écart, quasi générale — ou
l'ignorance — de la dimension énonciative des discours. Mais il faut tout de
suite marquer les différences d'attitudes qui sous-tendent ce rejet. Nous en
distinguerons deux.
Dans le meilleur des cas, il s'est agi d'un choix méthodologique délibéré,
fondé sur le constat de la pluralité des niveaux de fonctionnement des objets
sémiotiques et sur la nécessité pratique qui en résulte (en vue d'une plus
grande efficacité de leur description) de traiter séparément chacun de ces
niveaux. D'où la mise au point, dans le cadre d'une « première
sémiotique », d'un ensemble de procédures dites de normalisation des cor
pus, visant à fournir à l'analyse un plan de travail homogène, réduit à ce
que le texte énonce une fois allégé des « marques énonciatives » qui l'enca
drent. Sans doute vaut-il la peine de souligner que le privilège de fait ainsi
accordé à l'analyse du discours « objectivé » et « normalisé » n'impliquait
aucune exclusion de principe quant au développement ultérieur d'une pro
blématique relative à l'autre dimension considérée. Bien au contraire, sa
place était en quelque sorte déjà aménagée, « en creux » l.
Si on ne se laisse "pas tromper par les apparences les plus superficielles,
on voit que cette attitude, à la fois par son caractère concerté et par l'ouver
ture qu'elle ménage en direction du « paramètre subjectif » du discours
(même si elle ne l'opère pas d'emblée), se distingue fondamentalement, et
dès l'origine, de ce qui constitue alors la référence dominante : la théorie de
l'information. Car c'est bien, de ce côté-là pour le coup, d'une véritable
mise à l'écart (plutôt que de la suspension) de l'une des dimensions essen-

1. Cf. A.J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966, p. 153, où l'analyste
est invité à éliminer du texte les catégories de la personne, du temps et de la deixis, ainsi que
les éléments phatiques, « à moins que (nous soulignons) l'analyse n'ait choisi ce paramètre
(celui de la « subjectivité » (dans le discours) comme objet de description ».

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tielles du discours qu'il s'agit. N'impliquant, de part et d'autre, rien de plus
que la référence à un code mutuellement et conventionnellement accepté, la
communication est envisagée en ce cas comme un simple transfert d'objets
— encodes et décodables — entre deux espaces sémantiquement neutres,
celui de l'émetteur et celui du récepteur. En un mot, renonciation, ici, n'est
rien, le « message » (plutôt que l'énoncé) esi tout.
A l'autre extrême, si l'on franchit d'un trait la distance et les années qui
séparent un strict behaviorisme des derniers aboutissements de la philoso
phie du langage, on aura au contraire un « sujet énonçant » omniprésent,
hypertrophié, quand bien même aucun énoncé ne sortirait de sa bouche.
Car cette fois, ce n'est plus la consistance du message ni sa bonne transmis
sion qui sont en jeu, mais bien la forme et la substance d'un sujet : son
« identité ».

2. C'est à l'écart de ces deux pôles, à bonne distance du réductionnisme


positiviste comme du substantialisme des « post-modernes », que voudrait se
frayer la voie d'une sémiotique rationnelle (pour reprendre une formule de
Jean Petitot 2). En ce cas, comment traiter en particulier de « l'énoncia-
tion » ?
Deux séries de références viennent d'emblée à l'esprit. Il s'agit bien sûr,
en premier lieu, de l'héritage des sciences du langage elles-mêmes (de Saus
sure à Hjelmslev et à Benveniste, pour marquer quelques repères
essentiels), d'où le projet sémiotique en tant que tel prend directement nais
sance. Mais il s'agit aussi des principales sciences sociales (et humaines),
par rapport auxquelles l'effort de construction sémiotique en cours — à con
cevoir en ce cas comme l'élaboration d'un corps de propositions méthodolo
giques de caractère général — trouve l'une de ses plus pressantes raisons
d'être. Même formulée en termes aussi sommaires, la désignation de ces
coordonnées n'est pas neutre. Elle traduit une certaine conception de la dis
cipline : dette assumée, en amont, vis-à-vis des sources linguistiques et des
méthodes structurales ; et surtout, en aval, astreinte voulue à une finalité
pratique : la recherche de la plus grande opérativité possible au service
d'une meilleure intelligibilité du « social ».
Or, choisir cette perspective, c'est faire siennes un certain nombre de
préoccupations spécifiques, relatives à ce qu'en termes très généraux on
pourrait désigner comme l'efficacité sociale du discours, et qui vont condi
tionner, entre autres choses, la manière d'appréhender l'ensemble des pro
blèmes touchant aux relations entre les « discours » et leurs « sujets », eux-
mêmes inscrits dans la « société », ou dans l'Histoire. Chacun de ces termes
devrait évidemment être défini. Mais nous préférerons engager le débat
d'une manière différente, en privilégiant la discussion d'une problématique

2. J. Petitot, « Sur la décidabilité de la véridiction », Actes sémiotiques-Documents, IV,


31, 1982.

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par rapport à la justification de la terminologie retenue, avec plus ou moins
de bonheur, pour l'exprimer.

3. Si l'on veut donner à la matière toute son ampleur, il faut remonter au


plus simple, c'est-à-dire à la fonction sémiotique elle-même : c'est poser la
question de savoir comment la « signification » vient au monde et comment
l'existence (sémiotique) advient aux « sujets ». Le postulat étant que la
signification n'est pas « dans les choses » mais résulte de leur mise en forme
(qui ne peut être effectuée que du point de vue d'un observateur
compétent), tout va dépendre — quant à la construction de la théorie sémio
tique proprement dite — de la manière de concevoir et la relation entre ces
deux instances (le sens, le sujet), et le statut qui peut leur être attribué en
tant que termes aboutissants.

En un sens, les termes se prêtent ici plus facilement à la définition que


la relation qui les unit — relation que l'on peut en première approximation
décrire comme le rapport de présupposition qui s'établit entre le surgisse-
ment d'une « existence » et l'exercice d'une « compétence » : le sujet sémio
tique compétent fait être du sens. Le « faire être » étant par ailleurs la défi
nition même (encore qu'intuitive) de Yacte, on voit que la représentation
proposée a pour effet de valoriser, au cœur même de la théorie, l'idée de
construction dynamique, d'opération et de générativité. C'est là, en dépit de
certaines rémanences possibles sur d'autres points, ce qui distingue en pro
fondeur le « geste sémiotique » initial du « geste phénoménologique » : le
sens, loin d'être reçu ou perçu, est pensé comme le fruit d'un acte sémioti
que générateur.

Le propos n'étant pas, toutefois, de s'appesantir ici sur les tenants et les
aboutissants d'ordre philosophique, qu'il suffise de relever le terme clef du
dispositif : faire. Un tel prédicat, de par sa nature purement syntaxique
(x F y), ne désigne rien de plus, au niveau le plus abstrait, qu'une fonction
en elle-même quelconque, que rien ne spécifie si ce n'est, précisément, sa
capacité de mettre en relation deux variables à déterminer {x, y). D'où la
nécessité — hors d'une démarche purement axiomatique — d'y investir un
minimum de contenu. C'est ce qu'on a déjà commencé de faire à l'instant, en
dénommant les fonctifs de la relation : x, le « sujet compétent », y, le
« sens ». Reste à opérer le même enrichissement sémantique en ce qui con
cerne la relation -fonction elle-même. Et pour ce faire, nous substituerons
simplement au verbe « faire » le verbe « énoncer ».

En vertu de cette décision, l'énonciation ne sera donc rien de plus, mais


rien de moins non plus, que l'acte par lequel le sujet fait être le sens. Corré
lativement, l'énoncé réalisé et manifesté apparaîtra, dans la même perspect
ive, comme l'objet dont le sens fait être le sujet.

On pourra trouver ces formules séduisantes, sans pour autant en être


dupe. Car, à identifier pratiquement énonciation et fonction sémiotique (ou

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même, plus techniquement, parcours génératif de la signification 3) comme
le fait la première des deux « définitions » ci-dessus, on se donne un cadre
qui reste évidemment trop large, ou insuffisamment déterminé compte tenu,
surtout, de la visée opératoire annoncée plus haut. Aussi laissera-t-on en
suspens l'approche de la relation -fonction proprement dite (qu'est-ce
qu'énoncer ?) pour revenir aux termes proposés comme ses aboutissants :
le « sujet » d'un côté, le « sens », de l'autre. Le terrain s'y trouve un peu
mieux balisé.

4. Du côté du sujet, deux observations principales sont à faire. La première


est relative au statut de ce que ce terme est censé recouvrir : il s'agit d'une
réalité linguistique ou, plus généralement, d'une entité sémiotique. Une telle
pétition de principe prenant un sens surtout à condition que soit indiqué ce
qu'elle exclut, précisons les contours de l'option alternative, et les raisons de
la repousser.
On a fait allusion, plus haut, au « geste phénoménologique » : cette fois,
il va s'agir du geste « positiviste » (c'est-à-dire réaliste) dont une partie de la
recherche en sciences sociales se sépare encore difficilement, et que l'on
retrouve même, de façon plus inattendue, à l'intérieur de courants se récl
amant explicitement des acquis théoriques de la linguistique contemporaine.
Nous faisons particulièrement référence à l'école dite (paradoxalement ?)
d'analyse du « discours » 4, dont les recherches se sont par prédilection
orientées vers l'étude des discours politiques 5. De la multiplicité des tr
avaux disponibles en ce domaine se dégage — un peu schématiquement peut-
être, il est vrai — la procédure canonique suivante. Dans un premier temps,
le chercheur se fait historien : l'objectif est d'abord de dresser, avec toute la
minutie possible, le tableau d'une conjoncture de référence (rapports des
forces politiques en présence, cadre institutionnel, affinités et divergences
entre agences idéologiques, etc.). Après quoi arrive le « linguiste » : et
d'entreprendre, non moins minutieusement, le repérage des divers indices
lexicaux trahissant la présence de Г « énonciateur » dans l'agencement
phrastique du discours énoncé. Une question simple se pose alors : ou bien
les deux phases de la recherche n'entretiennent entre elles aucun rapport
logique ; ou bien — si, comme on doit le supposer, leur enchaînement
répond à un ordre de raison — quel rôle faut-il attribuer aux résultats de
l'enquête socio -historique initiale relativement à l'intelligibilité des structures
énonciatives décrites par la suite ?
La réponse tient en trois mots : « conditions de production » : la con
joncture, le réel — la position sociale, politique, etc., du locuteur — condi-

3. Cf. A. J. Greimas et J. Courtes, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du lan


gage, Paris, Hachette, 1979, p. 157-160.
4. Cf. Langages 55, (« Analyse de discours et linguistique générale ») ; 52 (« Analyse li
nguistique du discours jaurésien ») ; 37 (« Analyse du discours ») ; etc.
5. Cf. par exemple Langages. 23, 1971 (« Le discours politique ») ; 41, 1976 (« Typologie
du discours politique ») ; ou 62, 1981 (« Analyse du discours politique »).

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tionne (influence ? détermine ?) les postures linguistiques adoptées par le
sujet énonciateur, et permet du même coup de les comprendre... en tant que
« reflets » de la structure des rapports intersubjectifs « vécus » (ceux-ci
fussent-ils déformés, ou même inversés au plan discursif). Si le bon sens
permet difficilement de s'opposer à cela — encore que les modalités précises
de tels conditionnements restent à spécifier — , en revanche toute la tradi
tion linguistique depuis Saussure invalide cette vision mécaniste, et persis
tante, qui équivaut en définitive simplement à dénier tout caractère imman
entaux faits de langage. (Et de ce point de vue, ce qui vaut ici relativ
ement à la théorie du discours et de renonciation vaudrait aussi bien, par ail
leurs, pour plusieurs « théories des idéologies » procédant de la même inspi
ration réductrice).
On voit donc ce que le sujet sémiotique n'est pas : il n'est pas une
substance, ni même l'émanation (le reflet) d'une substance première qui lui
serait extérieure et qui le déterminerait. Et, s'il n'est pas une substance,
c'est qu'il est une forme, ou le produit d'un agencement formel (discursif) :
un effet de sens que l'on prendra — à volonté — comme le présupposé ou
comme l'aboutissement du discours réalisé. Sans se bercer d'illusions sur la
possibilité de lever certains malentendus, qu'il soit tout de même précisé
(pour les matérialistes de stricte obédience) qu'il n'y a derrière tout cela
aucune préférence « idéaliste ». Bien plus, que l'affaire tout entière n'est
nullement une question de préférences, mais de pertinence. Car le sémioti-
cien, en tant que tel, n'a rien à dire sur l'être ultime des choses : son ambit
ion se limite à en décrire l'organisation et le fonctionnement, pour autant
du moins que les « choses » à prendre en considération existent aussi (ou
d'abord ? — peu importe !) « dans le langage », c'est-à-dire du moment
qu'elles signifient : le « sujet » est bien de cet ordre.

5. Ces généralités étant posées, il y a assurément, ensuite, plusieurs manièr


es possibles de concevoir les principes d'organisation et de fonctionnement
linguistique — la grammaire — qui servira à spécifier et à décrire, à l'inté
rieur même du discours, le mode de signification de cet être de langage que
nous avons postulé sous le nom de sujet.
On l'aura deviné, la grammaire particulière pour laquelle nous optons
est une grammaire sémio -linguistique. Celle-ci étant essentiellement, comme
on sait, une théorie de la narrativité — un ensemble d'hypothèses et de
modèles destinés à rendre compte de l'action racontée — , c'est la notion
ďactant qui, en l'occurrence, relativement aux problèmes du discours et de
ses sujets, va commander et l'élaboration d'un cadre théorique et les procé
dures de description.
Nous ne croyons pas nous leurrer sur la portée de ce choix en faveur
d'une grammaire parmi d'autres possibles. Opter pour une grammaire nar
rative, c'est d'emblée admettre l'hypothèse, forte à coup sûr, qu'un certain
nombre de régularités syntaxiques et modales communes régissent non seu
lement l'agencement du « narré » discursif (ou du récit énoncé — ce à partir

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de quoi de telles régularités ont été découvertes puis systématisées), mais
qu'elles sont en même temps à l'œuvre — et de façon tout aussi décisive
pour l'engendrement et la saisie de la signification — sur l'autre niveau de
fonctionnement du discours, c'est-à-dire sur le plan de renonciation.
Hypertrophie du « geste narratologique », dira-t-on pour le coup !
L'attribution d'un aussi haut degré de généralité et de pertinence aux struc
tures de type narratif n'a pourtant rien, ici, d'inattendu, compte tenu du
cadre précédemment esquissé. Du moment en effet où renonciation est con
çue, disions-nous, comme un acte, c'est-à-dire comme un faire parmi
d'autres (comparable, par exemple, au faire somatique du héros installé
dans la trame du conte populaire ou de la fable), tout « acte énonciatif »
devient par définition justiciable, dans cette perspective, d'une grammaire
générale du faire (ou d'une théorie de l'action) qui, entre autre choses,
implique elle-même la mise en place et la mise en branle de certains disposit
ifs actantiels. De ce point de vue, on sera donc autorisé à mettre en parall
èletout ce qui, vis-à-vis de l'acte en tant que tel, quel que soit le niveau,
énoncif ou énonciatif, de son effectuation, entretient les mêmes types de
rapports structurels — qu'il s'agisse des déterminations sémantiques et
syntaxiques que le récit doit attribuer à ses « personnages » pour les faire
agir, ou qu'il s'agisse des déterminations thématiques et modales que les
parties prenantes au discours lui-même, en train de s'effectuer, doivent
s'attribuer mutuellement en vue de garantir l'efficacité de leur faire diseur-
sif.
Tandis que la narrativité, en tant que forme d'organisation du discours
énoncé, a été largement explorée en sémiotique, la connaissance des mécanis
mes de narrativisation de Vénonciation 6, que nous posons de la sorte
comme possible, reste au contraire plus embryonnaire. On voit pourtant ce
que cette extension, et cette dynamisation du concept pourrait apporter si
son exploitation était menée systématiquement : elle ouvre, à côté de la
pragmatique (et, selon nous, à un niveau de généralité supérieur), de nouv
elles perspectives pour l'analyse des discours envisagés comme discours
« en situation ». De là son intérêt évident dans le cadre du projet socio-
sémiotique mentionné plus haut et, en général, par rapport à toute approche
des discours sociaux — et même d'un large éventail de pratiques sociales
extra-linguistiques. Car, au risque de faire apparaître l'ambition démesurée
vu la modestie des acquis, c'est en fait l'ensemble du « vécu », en tant que
sens pour des sujets inter agissants, et comme sens produit par leur interac
tion (verbale ou non), que recouvre virtuellement la problématique de
renonciation ainsi entendue.
Compte tenu des limites d'espace disponible, il n'est guère envisageable
d'entrer dans le détail des instruments conceptuels et des procédures desti
nésà « opérationnaliser » cette perspective. Nous en donnerons néanmoins

6. L'expression est de Claude Calame. Cf. « Enonciation : véracité ou convention litt


éraire ? » Actes Sémiotiques-Documents, IV, 34, 1982.

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une vue cavalière, quitte à renvoyer, pour ce qui est de leur exemplification,
aux monographies existantes 7. Les phénomènes à prendre en considération
sont de deux ordres : les uns ont trait à ce qu'on pourrait appeler, en termes
plus suggestifs que techniques, la mise en scène des actants, sujets de
renonciation ; les autres sont relatifs à la prise en charge des énoncés, objets
de la communication.

6. L'idée de scénographie n'est certes, en elle-même, ni très neuve ni très


originale, ni dans le cadre des sciences du langage ni, évidemment, en socio
logie (cf., par exemple, les travaux d'E. Goffmann). Elle n'en paraît pas
moins utile lorsque, cherchant à dépasser une conception purement fonc-
tionnaliste de la communication (vue comme simple transfert d'informat
ions), on s'interroge sur les conditions de l'interaction sémiotique entre
sujets.
A quelles conditions, par exemple, une promesse sera-t-elle « effectiv
ement » une promesse, qui engage « réellement » le devoir faire de l'une des
parties, et qui fonde corrélativement une « légitime » attente chez son parte
naire ? A quelles conditions, de même, un ordre, une mise en garde, un
appel sont-ils reçus comme tels ? Il y a essentiellement deux sortes de
réponses à ce genre de questions. Toutes deux font appel au « contexte » de
l'acte de parole considéré, mais en articulant cette notion de deux manières
différentes. Dans le premier cas, il s'agit d'une conception référentielle :
pour que l'ordre proféré par A place réellement В devant l'alternative
d'obéir ou de désobéir, il faut, dira-t-on, qu'existe préalablement, de A à B,
un rapport réel, au moins implicite, de subordination (une conception plus
restrictive exigera que ce rapport soit explicitement formulé, par exemple
par quelque règle de droit). L'acte de langage tirant alors toute son effica
cité d'un système de rapports intersubjectifs préexistants — qu'il ne fait que
manifester occurrentiellement — , il ne saurait, par lui-même, ni transformer
l'état des relations entre partenaires de la communication ni, a fortiori, créer
entre eux de nouveaux types de rapports. Il existe pourtant des actes de
parole atteignant leurs effets (e.g., des promesses auxquelles « on croit »
qui ne se fondent sur rien de tel. D'où la seconde ligne d'interprétation que
nous proposons.
A la conception restrictive du « contexte référentiel », il s'agit de substi
tuerla notion élargie de contexte sémiotique, en entendant par là l'ensemble

7. Voir, outre l'étude précitée de Cl. Calame, le travail inaugural de Louis Marin :
« Pouvoir du récit et récit du pouvoir », Actes de la recherche en sciences sociales, 25, 1979.
Cf. également A.J. Greimas, « De la colère », Actes Sémiotiques-Documents, III, 27, 1981 ;
E. Landowski, « Sincérité, confiance et intersubjectivité » in H. Parret éd.. On Belief. De la
croyance, Berlin-New York, de Gruyter, 1983 ; F. Marsciani, « Percorsi passionali dell' indi-
ferenza » (à par.) ; J.-M. Floch, « Communication ou manipulation », in Introduction à
l'analyse du discours en sciences sociales, Paris, Hachette, 1979 ; id., « L'iconicité, enjeu d'une
énonciation manipulatoire. Analyse sémiotique d'une photographie de Robert Doisneau »,
Actes Sémiotiques-Bulletin, V, 23, 1982.

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des traits (linguistiques ou non) pertinents pour l'attribution d'une significa
tion — quelle qu'elle soit — à l'acte d 'énonciation considéré. Si, comme
nous le savons d'expérience, un engagement « sur l'honneur » peut être
aussi contraignant (pour celui qui l'émet) et aussi sûr (pour celui qui le
reçoit) qu'une promesse en bonne et due forme (objectivement gagée par
quelque prise d'hypothèque bien réelle), c'est qu'il existe aussi — l'observa
tion paraît triviale, au moins depuis M. Mauss — , à côté des prises de gage
réelles, bien d'autres formalismes pour assurer, sur le plan symbolique et
intersubjectif, la crédibilité de nos actes quotidiens. Ce que nous appelons le
contexte sémiotique sélectionne précisément, dans le « réel » (référentiel),
ceux de ces éléments signifiants qui entrent, cas par cas, dans la mise en
place de tels formalismes efficaces : l'énoncé lui-même bien sûr, mais aussi
la manière dont l'énonciateur s'inscrit (gestuellement, proxémiquement, etc.)
dans le temps et dans l'espace de son interlocuteur, de même que toutes les
déterminations sémantiques et syntaxiques contribuant à forger l'« image de
marque » que les partenaires se renvoient l'un l'autre dans l'acte de commun
ication. Toutes ces déterminations ne sont pas lisibles au même niveau de
profondeur, toutes ne relèvent pas non plus de la même substance d'expres
sion (le verbal se combine au gestuel, etc.), mais toutes concourent à pro
duire un seul et unique effet global de mise en scène des actants du discours
et conditionnent, par là, le degré de crédibilité des énoncés échangés.

L'analyse procédera donc, en ce cas, par reconstitution, sous forme de


modèles actantiels et thématiques, des coordinations de rôles que présup
pose,entre les acteurs en présence, 1 'effectuation de l'acte sémiotique consi
déré (la « promesse », l'« ordre », etc.). Si l'on inverse la perspective et que
l'on considère l'interaction comme procès en cours d'effectuation, on aura
alors affaire aux mêmes types d'investissements, considérés cette fois comme
constitutifs de simulacres en construction. C'est de l'ajustement entre ces
figures, réalisé par approximations successives dans le cadre de programmes
narratifs englobants, que résulte le minimum de « sens commun » (fût-il
illusoire) sur lequel se fonde l'existence et le maintien de toute relation inter
subjective. On objectera peut-être qu'une conception aussi étendue du con
texte risque, du point de vue des procédures d'analyse des discours, de con
duire à une démarche d'un pointillisme sans limite, la totalité des éléments
d'une situation concourant, de proche en proche, à modaliser la signification
attribuable au moindre de nos actes comme à nos moindres propos. Aussi
convient-il, pour clore sur ce point, d'insister sur la notion, déjà introduite
incidemment, de pertinence sémiotique qui — au moins sur le plan analyti
que — permet d'assigner au contexte énonciatif une clôture comparable à
celle des discours énoncés dont il régit l'interprétation. Et, bien entendu,
compte tenu de ce qui a été posé plus haut, c'est à la grammaire narrative
qu'il reviendra de fournir les principes de pertinence assurant cette délimita
tion : une fois extraits du discours et de son contexte les éléments définitoi-
res de la compétence (modale et thématique) des actants, une fois reconsti
tués les principaux programmes narratifs qui les gouvernent, le contexte
sémiotique s'épuise : il finit, tout simplement, là où s'arrêtent les besoins de
la narration.

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7. Tandis qu'il revient ainsi, très schématiquement, à la grammaire narrat
ivede programmer et de régulariser le sens du spectacle que les sujets se
donnent les uns aux autres à seule fin d'interargir les uns sur les autres (ce
qui renvoie bien entendu à une problématique de la manipulation et des
passions), on ne peut, d'un autre côté, passer totalement sous silence une
seconde composante de l'« appareil formel de renonciation », c'est-à-dire
tout ce qui relève de la grammaire discursive. Par définition, on quitte alors
le niveau, dit de surface, sur lequel opère la syntaxe interactantielle et l'on
passe à un autre type de régularités : celles de la « mise en discours ». Faut-
il pour autant considérer que l'on quitte dès ce moment le champ de pert
inence proprement sémiotique (en ce cas identifié à l'univers des formes nar
ratives) ? Et que l'on entre du même coup dans le domaine (alors tenu pour
résiduel) du « linguistique » ? Il nous semble que non, dans la mesure ou
les mécanismes à décrire à ce stade — « débrayages » énonciatifs et product
ion de discours « objectivés » ou, au contraire, « embrayages » et prise en
charge de l'énoncé-texte par l'instance énonciatrice (qu'il s'agisse de l'énon-
ciateur ou de l'énonciataire) — font partie, au même titre que les effets de
mise en scène précédemment évoqués (et auxquels ils s'articulent directe
ment), des conditions de production, redéfinies sémiotlquement, cela va de
soi, du discours vrai, ou du moins tenu pour tel.
Pour que renonciation fasse sens, encore faut-il qu'elle soit énoncée :
c'est précisément le rôle de la mise en discours, que de transformer les posi
tions virtuelles que la composante narrative offre aux actants de la commun
ication, en positions « réelles », reconnues et assumées par eux. Alors, tan
dis que les simulacres trouvent preneurs, naissent les « sujets » qui les pren
nent en charge.

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