Problemes de Definition de La Kabbale in

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Problèmes de définition de la kabbale

Introduction à lʼouvrage « La kabbale en tant que métaphysique de lʼUnité chez le


Ramhal
par Mordékhaï CHRIQUI (Ph.D)

Plan de lʼarticle

a) Problèmes de définition de la kabbale


b) La kabbale en tant que mythe
c) Kabbale et Métaphysique dʼAristote
d) Lʼétat de la recherche sur lʼœuvre kabbalistique de Rabbi Moïse Ḥayyîm
Luzzatto
e) Lʼétendue du sujet

Dans cet article « Problèmes de définition de la kabbale » - qui fait partie intégrante
de lʼIntroduction de ma thèse de Doctorat sur « LA KABBALE EN TANT
QUE MÉTAPHYSIQUE DE LʼUNITÉ CHEZ RABBI MOÏSE ḤAYYÎM
LUZZATTO (RAMHAL) », je me propose de montrer – sans doute pour la première
fois dans lʼétude du sujet – comment la kabbale en général, et celle de Ramhal (1707-
1746), en particulier, constitue une doctrine qui peut être perçue comme une
métaphysique, et plus précisément comme une métaphysique de lʼUnité.
Cet article (qui est en somme lʼintroduction de ma thèse) sera consacrée à lʼanalyse
des différentes définitions de la kabbale fournies par les chercheurs et historiens à
partir du XIXe siècle : Adolphe Franck (1810-1893), Rabbin Elie Benamozegh (1823-
1900), Paul Vulliaud (1875-1950), Gershom Scholem (1897-1982), Georges Vajda
(1908-1981), Moshé Idel (1947- ), Daniel Abrams, et Charles Mopsik (1956-2003).

1
« Là où la philosophie sʼarrête, commence la science de la
kabbale1. »
Le Gaon de Vilna (Hagra)

a) Problèmes de définition de la kabbale


Le terme de « kabbale », a recouvert, au fil des temps, de nombreuses nuances,
plus ou moins adéquates : le mysticisme juif, la gnose, la théosophie, lʼherméneutique
(interprétation ésotérique) des versets bibliques ; mais aussi la cosmogonie, la
philosophie du divin, et bien dʼautres définitions. Si la kabbale exprime toutes ces
facettes, il faut néanmoins la désigner dʼabord par le terme qui traduit le mieux son
sens étymologique : tradition, transmission.
Pour le grand historien moderne de la kabbale, Gershom Scholem (1897-
1982), « Kabbale est le terme traditionnellement admis pour désigner les doctrines
ésotériques du judaïsme et la mystique juive, notamment sous les formes quʼelle revêt
à partir du XIIe siècle. Au sens large, il désigne tous les mouvements ésotériques […],
apparus au sein du judaïsme à partir de la fin du second Temple. […] La kabbale est
un phénomène particulier qui ne peut être assimilé à ce quʼon appelle la mystique en
histoire des religions. En fait, sʼil sʼagit bien de mystique, il y est également question
dʼésotérisme et de théosophie2. »
Nous sommes ici en présence de trois concepts pour désigner la kabbale :
mystique (mysticisme)3, ésotérisme, et, théosophie. Comme lʼa déjà montré Schweid,
présenter la kabbale comme un « mysticisme » est une démarche insuffisante, voire,
incorrecte4 ; bien que certains aspects de la kabbale nous rappellent la littérature

1
. Voir Rabbi David COHEN qui cite deux ouvrages Keter Rȏš, p. 61; et Sîḥôt Môhara"n, § 225 in Qôl
ha-nĕvȗȃh, Jérusalem, 1970, p. 135 ; cité plus loin : Qôl ha-nĕvȗȃh.
Hagra - acronyme de Ha-gaon Eliyahou [ben Shlomo Zalman], plus connu comme le Gaon de
Vilna - le Génie de Vilna (1720-1797).
2
. G. SCHOLEM, La kabbale, p. 43.
3
. Voir SCHOLEM, La kabbale, p. 43 : « Définir la kabbale comme une mystique dépend donc de
lʼacception de ce terme […]. Si par mystique on se borne à entendre lʼaspiration de lʼhomme à une
communion directe avec Dieu […] rares sont les aspects de la kabbale auxquels peut sʼappliquer
cette définition […]. Cependant, la kabbale relève de la mystique dans la mesure où elle recherche
une perception de Dieu et de la création dont les éléments intrinsèques ne relèvent pas du champ
intellectuel - encore que ce point soit parfois contesté, voire explicitement rejeté par les
kabbalistes ».
4
. Voir la critique de E. SCHWEID, In : Judaism and Mysticism According to Gershom Scholem,
Atlanta, 1985, p. 22. Voir aussi G. VAJDA, « La mystique théosophique et la kabbale » in
Encyclopædia Universalis, Paris, t. X, art. « Judaïsme », A/5, 1985, p. 671 : « Le mouvement
mystique (ou plus exactement théosophique) qui apparut dans le judaïsme en plein XII e siècle ne
saurait être réduit à une simple réaction contre lʼintellectualisme. […] la kabbale [lit.] « tradition » :
le nouvel ésotérisme se réclame dʼune tradition aussi antique, sinon plus, que la Loi révélée ».

2
mystique5. Quant à lʼaspect ésotérique, on ne peut nier que lʼensemble de la kabbale
reflète, en apparence tout au moins, une forme de pensée de type ésotérique. On
entend en effet par ésotérisme « les enseignements secrets tenus pour immémoriaux et
qui, demeurant toujours les mêmes à travers les adaptations historiques successives,
se seraient transmis dʼâge en âge, par chaînes de maîtres et de disciples6 ». Il sʼagirait
donc bel et bien, dans notre cas, dʼune doctrine relevant dʼun enseignement caché,
souvent accessible par lʼintermédiaire dʼun maître. Bien que le terme « ésotérique »
convienne partiellement à la kabbale7 puisquʼelle se présente aussi comme la Sagesse
cachée (ḥȏkhmat ha-nistâr) qui se transmet de maître à élève, il ne suffit pas à lui seul
à la qualifier correctement.
Il arrive aussi que lʼon définisse la kabbale comme une « théosophie », une
connaissance qui « cherche à dévoiler les mystères de la vie cachée de Dieu, ainsi que
les relations existant entre la Vie divine, dʼune part, et la vie de lʼhomme et de la
Création, dʼautre part8 ». Si certains aspects de la kabbale (dans le Zohar) expriment
une sorte de théosophie (en tant que connaissance du divin), on est loin cependant
dʼun « gnosticisme juif », comme le prétend Scholem9.
Il nʼentre pas dans notre propos de critiquer la pensée de Scholem, ni même de
traiter de son œuvre immense et si précieuse, mais il nous semble important de mettre
lʼaccent sur les conséquences décisives quʼune telle définition de la kabbale a
entraînées au XXe siècle dans les recherches en ce domaine. Cʼest ainsi que des
auteurs – nous y reviendrons - comme Moshé Idel10, Charles Mopsik, Eric Jacobson11,

5
. Voir R. GOETSCHEL, La Kabbale, Paris : PUF, coll. « Que sais-Je », 6e éd., 2000, p. 4-5. Cité plus
loin : La Kabbale.
6
. Voir lʼarticle sur « Esotérisme » de Serge HUTIN in Encyclopædia Universalis, t. VII, « Esotérisme
», p. 165.
7
. Voir G. VAJDA, « Recherches récentes sur lʼésotérisme juif », In : Revue de lʼhistoire des religions,
tome 192, 1977/1, p. 31 : « […] les multiples aspects de ce que nous désignons faute de mieux par
ésotérisme juif » ; voir P. FENTON, « La Kabbale et lʼAcadémie : lʼétude historique de
lʼésotérisme juif en France », Pardès 19-20, Automne 1994, p. 216-238.
8
. G. SCHOLEM, La kabbale, p. 44.
9
. Cette thèse a déjà été largement critiquée, on se contentera de rapporter les références aux travaux de
quelques chercheurs : P.S. ALEXANDER, « Comparing Merkavah Mysticism and Gnosticism : An
Essay in Method », Journal of Jewish Studies, Spring 1984, XXXV, n, 1, p. 1-18 ; voir aussi P.
SCHAFER, « New Testament and Hekhalot literature : The Journey into Heaven in Paul and in
Merkavah Mysticism », ibid., p. 19-35 ; I. GRUENWALD, Apocalyptic and Merkavah Mysticism,
Leïden/Köln, 1980 ; I. GRUENWALD, « Jewish Merkavah Mysticism and Gnosticism », in :
Studies in Jewish Mysticism, Cambridge, Mass., 1982, p. 41-51.
Pour une analyse de la kabbale-gnosticisme telle que la percevait Scholem, voir David BIALE,
Gershom Scholem, cabale et contre-histoire, trad. de lʼangl. par Jean-Marc Mandosio, Nîmes : Éd.
de lʼÉclat, 1979, p. 89-118.
10
. IDEL a critiqué lʼapproche de Scholem exclusivement historique et textuelle de la kabbale tout en
sʼefforçant de valoriser des approches phénoménologiques, psychologiques et doctrinales, et, de

3
ou encore Boaz Huss12, qui ont critiqué lʼapproche historique ainsi que la
« théologisation » de cette doctrine, nʼont toutefois pas réussi à en donner une
définition précise, qui se dégagerait de lʼinfluence de Scholem.
En effet, en classant la kabbale dans le genre mystique, Gershom Scholem lʼa
cantonnée dans le champ de lʼanti-rationnel et lʼa ainsi éloignée dʼun système de
pensée de type philosophique.
Il est intéressant de constater que, parmi les très nombreux auteurs dʼouvrages
traitant de la kabbale, publiés chaque année et dans toutes les langues, très rares sont
ceux qui conçoivent cette matière comme un système de pensée rationnel, ordonné et
structuré. La majorité dʼentre eux perçoivent encore la kabbale comme une mystique
juive, une théosophie, ou une exégèse mythique13. Dʼautres penseurs voient en elle la
formulation juive dʼun discours religieux ou ésotérique sur lʼAu-delà, discours qui
tente de décrire lʼunion intime entre lʼhomme et le divin. Dʼautres, comme Jean
Zacklad (1932-1990)14, considèrent la kabbale (Zohar) comme un commentaire
herméneutique ou ésotérique de la Torah, ajoutant ainsi une facette aux différentes
façons dʼinterpréter la Bible. En somme, toutes ces perceptions de la kabbale la
réduisent à un discours religieux fondé sur lʼintuition plutôt que sur la connaissance
rationnelle basée sur une tradition ancestrale : comme si les kabbalistes avaient
délibérément renoncé à la raison, dès quʼils approcheraient lʼésotérisme.
Si ces différentes définitions de la tradition ésotérique juive - deux fois
millénaire - expriment seulement quelques-unes des facettes de la kabbale15, on a

surcroît, il a étudié lʼimpact de la kabbale dans la culture occidentale, voir chapitre X de son livre :
La Cabale, nouvelles perspectives, Paris : Éd. du Cerf,1998 ; voir aussi IDEL, « On the
Theologization of Kabbalah in Modern Scholarship, Religious Apologetics – Philosophical
Argumentation », in Religious apologetics - philosophical argumentation, Tübingen : Eds. Y.
Schwartz & V. Krech, 2004, p. 123-174.
11
. Eric JACOBSON, Metaphysics of the Profane, The Political Theology of Walter Benjamin and
Gershom Scholem, New York, 2003.
12
. Voir son article en hébreu HUSS, « ha-Têôlôgîyût šel ḥêqer ha-qabbalah (La Théologisation dans la
recherche de la kabbale) », BGU Review XV (A Journal of Israeli Culture), Beer-Sheva, 2012, p.
33-53 ; « ha-mîstîfîqatsîyâh šel ha-qabbalah véhamîtos šel ha-mîstîqâh hayéhûdît », Peamim CX,
1997, p. 9-30 ; lʼarticle en anglais, « The mystification of the Kabbalah and the modern
construction of Jewish mysticism », BGU Review II (A Journal of Israeli Culture), Beer-Sheva,
2008, p. 2-14.
Boaz Huss a montré comment le concept de « mystique » attribué à la kabbale nʼest pas tout à fait
adéquat.
13
. Le terme est de Charles MOPSIK, voir son article : « Les formes multiples de la cabale en France
au vingtième siècle », JEC (JOURNAL DES ETUDES DE LA CABALE), 1997/1, p. 6, plus loin
cité : « Les formes multiples de la cabale ».
14
. Voir MOPSIK, « Les formes multiples de la cabale », p. 9.
15
. Voir plus loin dans notre Ière partie, § 3. L'ésotérisme juif débuta avec la destruction du second
Temple de Jérusalem. Nous retrouvons dʼailleurs des traces de son existence dans le Talmud et le

4
omis cependant, à lʼexception de quelques penseurs dʼexpression française, de la
présenter comme une philosophie, cʼest-à-dire un système de pensée cohérent. Cʼest
le Rabbin de Livourne, Elie Benamozegh16 (1823-1900), qui, le premier, mit lʼaccent
sur la profondeur métaphysique de la kabbale dans son Israël et lʼhumanité. Pour cet
auteur prolifique, la kabbale constitue la véritable théologie juive, et son système
dʼinterprétation. Et pour celui qui veut bien le comprendre, elle permet de voir en elle
une philosophie de type métaphysique : la théorie de lʼémanation à partir de Dieu Un,
ainsi que les différentes facettes de la Divinité permettront, pour cet auteur, de rétablir
lʼharmonie entre les différentes traditions17.
En même temps à lʼépoque du Rabbin de Livourne, qui tendait à rapprocher,
et même à « réconcilier » la philosophie et la kabbale, Adolphe Franck18, (1809-1893)
philosophe et professeur au Collège de France, se plaisait à voir dans la kabbale une
philosophie religieuse, - formule qui, selon Charles Mopsik, est tombée en
désuétude19. Philosophe éclectique et spiritualiste dans le sillage de Victor Cousin et,
en même temps, un érudit juif, Adolphe Franck nʼa pas encore été absolument
reconnu comme un chercheur qui a contribué non seulement à repenser le rôle de la
philosophie juive au sein de lʼhistoire de la philosophie, mais aussi dʼouvrir la voie à
lʼétude scientifique de la kabbale20. Dans son livre La kabbale, ou la philosophie
religieuse des Hébreux, Adolphe Franck voit dans le Zohar – qui constitue pour lui, le
fondement de la kabbale - un texte ancien, venant de lʼAntiquité, qui reflète un

Midraš (env. dans les années 200).


16
. Rabbin Elie Benamozegh, kabbaliste et philosophe italien, auteur de plusieurs ouvrages sur le
judaïsme. Selon Guetta, Benamozegh a envisagé la kabbale comme la véritable tradition spéculative
et rationnelle du judaïsme, en éliminant les barrières entre les deux optiques. Il a mis en relation
cette tradition avec la pensée européenne, notamment avec lʼidéalisme de Hegel. Voir les travaux
dʼAlessandro GUETTA, Philosophie et Cabale, Essai sur la pensée dʼElie Benamozegh, Paris :
lʼHarmattan, 1998.
17
. Voir Israël et lʼhumanité, Paris : Albin Michel, 1961, p. 59 ; voir aussi dans cet ouvrage la préface
de Aimé Pallière, p.15.
18
. Il publia en 1889 : La kabbale, ou la philosophie religieuse des Hébreux. Dans cette œuvre qui fit
date, il défend lʼantiquité de la kabbale et il met surtout lʼaccent sur son système métaphysique.
Nous reviendrons sur cet auteur qui a tenté de donner à la kabbale au XIX e siècle, en Europe, ses
titres de noblesses.
19
. Voir MOPSIK, Cabale et Cabalistes, Paris : Albin Michel, 2003, p. 12 (cité plus loin : Cabale et
Cabalistes) ; voir aussi de ce même auteur : « Quelques remarques sur Adolphe Franck, philosophe
français et pionnier de lʼétude de la kabbale au XIXe siècle », Pardès 19-20, Automne 1994, p. 239-
245. Voir aussi FENTON, dans ce même numéro de Pardès, op. cit., p. 216-238.
20
. Voir lʼarticle de P. SIMON-NAHUM : « Philosophie et science du judaïsme : La place dʼAdolphe
Franck dans le paysage intellectuel français du XIXe siècle in Adolphe Franck, philosophe juif,
spiritualiste et libéral dans la France du XIXe siècle, J.-P. Rothschild, J. Grondeux (éd.), Actes du
colloque tenu à lʼInstitut de France le 31 mai 2010, 2012.

5
système métaphysique particulièrement subtil21. Il écrit : « Il ne sʼagit plus dʼune
certaine méthode dʼinterprétation appliquée à lʼÉcriture sainte, ni de mystères tout à
fait au-dessus de la raison, que Dieu lui-même aurait révélés, soit à Moïse, soit à
Abraham, soit à Adam, mais dʼune science purement humaine, dʼun système
représentant à lui seul toute la métaphysique dʼun ancien peuple, et par là même dʼun
grand intérêt pour lʼhistoire de lʼesprit humain22. »
Parmi les grands penseurs chrétiens qui consacrèrent des ouvrages significatifs
à la kabbale, il faut citer lʼhébraïsant Paul Vulliaud (1875-1950), auteur de plusieurs
ouvrages kabbalistiques et en particulier dʼune œuvre considérable intitulée La
Kabbale juive23, où il défendit lʼantiquité du Zohar, à lʼinstar dʼAdolphe Franck. De
façon générale, il déplorait que la kabbale ne fasse pas encore partie du patrimoine
commun de lʼIntellectualité24. Nous trouvons dans ses écrits un effort considérable
afin de rendre compte du caractère métaphysique de la kabbale, par-delà les formes «
mythiques », qui, dʼaprès lui, nʼont en somme quʼun caractère symbolique ou
allégorique et cachent de profondes abstractions. Cʼest à partir de lʼœuvre de
Vulliaud, quʼun autre penseur, français, versé dans le domaine ésotérique, René
Guénon (1886-1951), entra en contact avec la kabbale. Cet auteur fécond, qui était à
la recherche dʼune tradition primordiale, conçut lui aussi la kabbale hébraïque comme
une science sacrée25.
Un philosophe contemporain et fort critiqué, Henry Sérouya (1895-196?),
perçut dans la kabbale une métaphysique authentique ; pour lui, « des éléments
essentiels du bergsonisme pourraient sʼinsère dans la métaphysique de la Kabbale26 ».
Ces auteurs de langue française, grandement contestés pour leurs approches et
leurs conclusions peu rigoureuses27, ne furent pas pris au sérieux par les

21
. Voir FRANCK, La kabbale ou la philosophie religieuse des Hébreux, Paris, 1843, p. 14, 25, 43, 73.
plus loin cité : La kabbale.
22
. Ibid., p. 25.
23
. VULLIAUD, La Kabbale juive (2 tomes), Paris : Nourry, 1923, rééd. Marseille, 1976-1978.
24
. Voir son Introduction au Siphra di-Tzeniutha, Le livre du secret, Traduction intégrale, Paris, 1930.
25
. R. GUENON, « Le Cœur du Monde dans la Kabbale hébraïque », Regnabit - 5e année – N° 2-3 –
Tome XI – Juillet-Août 1926.
26
. Voir H. SEROUYA, La Kabbale. Ses origines, sa psychologie mystique, sa métaphysique, Paris :
Grasset, 1947, p. 491. Cité plus loin : La Kabbale.
27
. Voir G. VAJDA, « Henri Sérouya. La Kabbale. Ses origines, sa psychologie mystique, sa
métaphysique », in : Revue de lʼhistoire des religions, tome 134 n°1-3, 1947, p. 233-234.
Voir aussi MOPSIK, « Quelques remarques sur Adolphe Franck, philosophe français et pionnier de
lʼétude de la cabale au XXe siècle », Pardès (Automne 1994), 239–244.

6
universitaires28. Comme nous lʼavons déjà rappelé, la méthode historique et
universitaire de Gershom Scholem et de son école ne tint pas compte de ce genre
dʼanalyse, jugée sans doute trop occultiste. Contrairement à Adolphe Franck, Scholem
ne considérait pas la kabbale comme une pensée philosophique sur le divin ou sur la
Création, mais plutôt comme « un prolongement de la philosophie » ou comme « une
sorte de couche supplémentaire ». Du reste, il pensait que la kabbale nʼavait rien
apporté de nouveau, sa « cosmologie » reposant sur les concepts de la philosophie
néo-platonicienne et aristotélicienne. Il écrit dʼailleurs : « La particularité de la
kabbale et son apport spécifique tiennent au nouvel élan religieux qui chercha à
intégrer ces traditions pour les éclairer de lʼintérieur29. » Moshé Idel (1947- ),
chercheur à lʼUniversité de Jérusalem, met en place de Nouvelles perspectives30 pour
approcher et approfondir le monde de la kabbale ; il se distingue ainsi de ses maîtres
qui ont perçu dans la kabbale une influence de la gnose néoplatonicienne. Il écrit,
dans un article particulièrement riche, De certaines formes dʼordre dans la kabbale :
« Les kabbalistes […] étaient des personnalités diverses, qui puisèrent à de
nombreuses sources et bâtirent des systèmes différents. Ces systèmes, si systèmes il y
eut, sont à analyser sans les réduire à de simples manifestations diverses dʼune façon
de penser mythocentrique ou paradoxale ou à une quête de la liberté spirituelle31. »
Idel, qui a le mérite dʼapprofondir et dʼanalyser directement les textes fondateurs du

28
. Voir les travaux récents de Boaz HUSS, in : Kabbalah and Modernity : Interpretations,
Transformations, Adaptations, Ed. B. Huss, M. Pasi et K. Stuckrad, Brill, 2010.Voir aussi une
critique sur A. Franck par Wouter J. HANEGRAAFF, «The Beginnings of Occultist Kabbalah :
Adolphe Franck and Eliphas Levi », in : Boaz HUSS, Kabbalah and Modernity, op. cit., p. 111-126.
Voir lʼarticle de Perrine. SIMON-NAHUM : « Philosophie et science du judaïsme : La place
dʼAdolphe Franck dans le paysage intellectuel français », op. cit., qui nous fournit une autre
dimension de lʼœuvre de Franck.
29
. G. SCHOLEM, La kabbale, p. 164.
30
. M. IDEL, La Cabale : nouvelles perspectives, Paris : Éd. du Cerf, 1998. (Plus loin, cité : La
Cabale). Nous pouvons lire dans la description de ce livre sur la quatrième de couverture : «
L'ouvrage de Moshé Idel part de lʼhypothèse classique selon laquelle la cabale compte deux
courants : le courant théosophico-théurgique et le courant extatique. Le premier courant,
théocentrique, tend à percevoir la perfection religieuse comme un instrument permettant dʼexercer
en haut une influence effective. Le second courant, la cabale extatique, est anthropocentrique :
lʼexpérience mystique de lʼindividu est en soi le bien suprême. Lʼapproche de Moshe Idel est
essentiellement phénoménologique : elle traite des centres dʼintérêt majeurs de la cabale, de leur
nature, de leur signification, de leur émergence et de leur développement. Cette approche
phénoménologique se double dʼune approche historique. À partir de lʼétude des sources originelles,
Moshe Idel décrit la mystique juive du Moyen Âge au XIXe siècle. Il montre que la cabale possède
des sources antiques qui précèdent la théologie gnostique. Il dépeint dans le détail les techniques
mystiques pratiquées et il termine par une analyse de lʼherméneutique cabaliste et par un examen de
lʼhistoire de la cabale, qui en renouvelle lʼécriture ».
31
. M. IDEL, « De certaines formes dʼordre dans la kabbale », in : Raisons politiques 4/2002, n° 8, p.
4. Plus loin « De certaines formes ».

7
judaïsme, classe la littérature juive dans toute sa diversité selon trois grandes formes
dominantes : lʼordre rituel, lʼordre national/historique, et lʼordre littéraire. Il dit des
penseurs juifs du Moyen Âge quʼ « ils employèrent des catégories jusque-là absentes
du judaïsme. Théologie, métaphysique, psychologie, nature et science sont des termes
inexistants dans lʼhébreu ou lʼaraméen des littératures bibliques et rabbiniques pré-
médiévales et le recours à ces catégories de pensée conduisit également aux
innovations linguistiques nécessaires ». Plus spécifiquement sur la kabbale, il écrit :
« On peut décrire lʼhistoire systémique de la kabbale comme lʼensemble des
interactions entre les formes dʼordre juives anciennes et les formes nouvelles,
provenant au fond de sources grecques et hellénistiques via des traductions et des
écrits arabes32. » En somme, Idel sʼen tient à exposer les différentes « formes » de la
kabbale, sans leur prêter un système de pensée spécifique.
Cʼest pourquoi il déplore, de la part de certains kabbalistes, comme R.
Yohanan Alemanno (1435-1504), ou de penseurs modernes comme Benamozegh,
Franck, Nachman Krochmal, une « philosophisation » de la kabbale33. Enfin pour
Idel, bien quʼil existe des éléments de cosmogonie dès les premiers textes de la
kabbale et surtout dans le Sefer yeṣîrȃh34 - où il est question de la Création du monde
par Dieu au moyen des lettres et de leurs combinaisons - toutefois, ces textes ne
laissent apparaître aucune démarche théorique, aucun système logique.
En somme, il nous semble que si la kabbale fut perçue par la majorité des
chercheurs surtout comme une mystique, une gnose ou une théosophie, cʼest parce
que le fond et le système philosophique de la kabbale nʼétaient pas assez connu. Les
disciples de Scholem concentrèrent leur effort surtout sur lʼaspect historique, ainsi que
sur les analogies entre la kabbale et la gnose35. Comme lʼa précisé Mopsik, si le
comparatisme sʼavère fondamental dans la recherche, il ne doit pas être utilisé comme
une fuite en avant ; au lieu de faire lʼeffort de penser une tradition, lʼon court vers une
autre en espérant y trouver les définitions et les éléments manquants36. En effet, la

32
. Voir « De certaines formes », op. cit., p. 31.
33
. Voir IDEL, Kabbalah in Italy, 1280-1510 : a survey, New Haven and London : Yale University
Press, 2011, p. 222 ; voir aussi IDEL, La Cabale, p. 68-72.
34
. Voir infra I, 4.
35
. Moshé Idel, par contre, est allé vers une approche phénoménologique, c'est-à-dire « une approche
méthodologique de la littérature kabbalistique », voir son article « De certaines formes », op. cit..
36
. Voir MOPSIK, « Observations sur lʼœuvre de Gershom Scholem », Pardés, vol. 1, 1985, p. 26.
cité plus loin « Observations ».

8
kabbale suggère dʼabord lʼidée dʼune tradition37, donc dʼun enseignement transmis ;
un tel enseignement reflète bien les caractéristiques dʼune mystique38, dʼune
théosophie, dʼun ésotérisme, mais aussi celles dʼune philosophie. Selon les
kabbalistes, lʼessence même de la kabbale se définit à partir dʼune pensée
traditionnelle, cʼest-à-dire dʼun enseignement transmis, par les maîtres du secret,
depuis la révélation sinaïtique39, étudié et analysé oralement depuis lʼAntiquité, au
cours de lʼépoque talmudique, puis transcrit méthodiquement au Moyen-Âge.
Mieux encore, selon la tradition qui sʼinspire du Zohar40, la kabbale aurait
débuté comme un enseignement à partir de la chute dʼAdam41, puis dʼHénoch ; elle
aurait été transmise ensuite à Shem, fils de Noé, et enfin au Patriarche Abraham,
auquel la tradition juive attribue le Sefer yeṣîrȃh, Le Livre de la Création. Elle refit
surface, à lʼépoque du Temple de Jérusalem, avec les prophètes, et plus tard avec
lʼenseignement des Hȇkhȃlȏt 42 – des Palais, sʼinspirant du Char dʼEzéchiel. Bien que
nous trouvons les origines de cette doctrine à lʼépoque du Talmud43 (IIe siècle), mais
il faut attendre le XIIIe siècle, en Espagne et dans le sud de la France, pour quʼelle
connaisse son élaboration et suscite une grande effervescence intellectuelle. Cʼest à ce
moment-là, en effet, que - à lʼexception du Sefer yeṣîrȃh44, le plus ancien texte hébreu
de pensée systématique et spéculative, et aussi de quelques fragments de textes

37
. Kabbale de lʼhébreu Qabbâlâh, signifie dʼabord « tradition ». Une tradition reçue et transmise.
Mais est-ce que c'est seulement pour appuyer son authenticité que les auteurs de la kabbale lui ont
donné ce titre ou bien est-ce plutôt pour attester de son antiquité ?
Il faut savoir que le concept de Qabbâlâh lé-Môšêh mi-sînây, signifie chez les maîtres du Talmud :
ce qui nʼa pas été transmis explicitement par Moïse, mais néanmoins, est accepté avec la même
rigueur que les enseignements du Sinaï. Voir le commentaire de Rashi sur T.B. Gîttîn 14a : «
kěhîlkhětaʼ bělô taʽamâ ». En revanche le mot Qabbâlâh a été surtout utilisé pour désigner les
enseignements des prophètes, et plus tard des kabbalistes. Voir RAMHAL Ma’ǎmȃr ha-Wîkûǎḥ,
Ḥȏqêr ȗ-mĕqȗbal, in : Šaʻărêy Ramhal, Bné-braq : Éd. Friedlander, 1986, p. 60-61 : «
L'enseignement de Rabbi Simon (Zohar) et ses commentateurs, représente ce que le prophète
perçoit dans le Char divin ». Plus loin cité : Ma’ǎmȃr ha-Wîkûǎḥ
38
. Puisqu'il y a une quête de Dieu, ou comme lʼécrit SCHOLEM « une appréhension de Dieu et de la
Création dont les éléments intrinsèques sont au-delà de la portée de lʼintellect », Les Grands
Courants de la mystique juive, Paris : Payot 1968, p. 23 ; cité plus loin : Les Grands Courants de la
mystique juive.
39
. Voir RAMHAL, Ma’ǎmȃr ha-Wîkûǎḥ, op. cit., p. 29, voir ce texte infra I, 2.
40
. Voir infra I, 1; sur le Zohar, voir infra I, 4, notre réflexion sommaire sur cette œuvre fondamentale.
41
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 45 : « ils y voyaient une sorte de révélation originelle, accordée
à Adam […] » ; voir infra, I, 1.
42
. Voir SCHOLEM, Les Grands Courants de la mystique juive, op. cit., chap. II.
43
. voir Talmud Ḥăgîgâh, chap. II ; voir infra, I, 3.
44
. Sefer yeṣîrȃh rédigé entre le Ie et le Ve siècle, voir FENTON, « Georges Vajda et lʼétude du Sefer
yeṣîrȃh », in, Juda Ibn Malka, La consolation de lʼexpatrié spirituel, Paris : Éd. de lʼéclat, 2008, p.
9. Plus loin cité : La consolation de lʼexpatrié spirituel.

9
anciens - cette tradition ancestrale a été étudiée et analysée dans des cercles dʼétudes,
avant dʼêtre transcrite sous forme de milliers dʼécrits.
Il faut reconnaître néanmoins, comme nous le verrons plus loin45, que cʼest
à Safed, en haute Galilée, au XVIe siècle, que Rabbi Moïse Cordovéro (1522-1570)
réalisa la première synthèse de la kabbale depuis ses origines46. Ce grand maître
rédigea un traité monumental qui concentre la pensée kabbalistique de tous ses
prédécesseurs autour de lʼaxe central du Zohar : le Pardȇs Rimmȏnîm – le Verger des
Grenades. Quoique les enseignements de ce maître éminent aient soulevé
lʼadmiration des kabbalistes de sa génération, ils furent bientôt dépassés par les
révélations de Rabbi Isaac Luria (1534-1572), surnommé le Ari, le Lion : les
conclusions et la puissance du Pardȇs, désormais, firent place à la doctrine lurianique
qui devait être considérée, par tous les érudits des générations à venir, comme « la
version la plus haute et la plus achevée de la pensée kabbalistique47 ».

b) La kabbale en tant que mythe


Pour les chercheurs modernes de la kabbale, les écrits kabbalistiques, et en
particulier ceux de Rabbi Isaac Luria, entrent dans la catégorie du mythe48. Ils
considèrent alors les interprétations des « kabbalistes théistes » (sic) comme une « dé-
mythologisation », voire comme « des déviations des enseignements authentiques de
Luria49 ». Pour Isaïe Tishby, également disciple de Scholem, les kabbalistes italiens
ont dépouillé la kabbale lurianique de ses aspects matériels50.
Dans la pensée occidentale, par le mot « mythe » on entend en général ce qui
est imaginaire, dénué de valeur et de réalité. Si, au cours du Ve siècle, dans la langue
grecque, le mythe (muthos, récit) désigne encore un énoncé considéré comme vrai au
même titre que « logos » (« raison »), depuis Thucydide et Platon, un fossé sʼest érigé
entre logos et muthos51. Du XVIe au XVIIIe, siècle cette différence sʼaccentue, et la

45
. Voir infra I, 5.
46
. Nous reviendrons sur cet auteur, infra, I, 5.1.
47
. Voir MOPSIK, Cabale et cabalistes, p. 84.
48
. Voir SCHOLEM, La kabbale et sa symbolique , Paris : Payot, 1980, (voir chap. la kabbale et le
mythe), p. 139-182 ; cité plus loin : La kabbale et sa symbolique.
49
. Voir SCHOLEM, Les grands courants de la mystique juive, p. 291.
50
. Voir I. TISHBY, « Darqêy hagšâmâh ve-hafšâtâh ba-Qabbâlâh », in : Nětîvêy ěmûnâh ve-mînût,
Jérusalem : Magnes Press, 1982, p. 23-30.
51
. Voir à ce sujet lʼarticle très intéressant de Georges VAN RIET, « Mythe et vérité », In : Revue
Philosophique de Louvain, Troisième série, Tome 58, N°57, 1960, p. 15-87.

10
notion de mythe est globalement étendue aux coutumes des peuples exotiques que
lʼon découvre à travers les expéditions de Christophe Colomb jusquʼà celles de James
Cook (1729-1779). Cependant, depuis la Réforme, Descartes et les Lumières, les
frontières du mythe deviennent floues et finissent même par traverser les dogmes les
mieux établis52. Vers la fin du XVIIIe siècle, pourtant, nous assistons à une
réhabilitation du mythe. Contre le rationalisme des Lumières, certains poètes ou
philosophes, comme Novalis (1772-1801) ou Herder (1744-1803), attribuent aux
mythologies des vertus positives. « Pour ces nouveaux penseurs, écrit Bensa Alban, la
raison ne peut donner accès à cette vérité vécue que seul le langage du mythe
révèle. La réhabilitation de lʼimaginaire incite à relire, à recueillir ou à traduire les
mythes, légendes, contes et autres traditions littéraires populaires, censés receler
“ lʼâme des peuples ” et constituer de fait le socle idéologique de leur identité53. »
Selon lʼhistorien des religions Mircea Eliade (1907-1986), « le mythe raconte une
histoire sacrée ; il relate un événement qui a eu lieu dans le temps primordial, le temps
fabuleux des commencements54 ». Pour Alban, toutes les formes de culte - les rites,
les initiations, les cérémonies religieuses marquant les étapes de la vie - procéderaient
du mythe, « en tant quʼil fait revivre les origines du monde et des hommes55 ».
Cependant, pour Scholem, selon Dan, la kabbale ne peut être comparée à
dʼautres phénomènes mystiques et religieux, car « chaque expression mystique est la
révélation dʼun phénomène individuel, qui est le résultat de sa propre créativité,
soutenu par son expérience et son héritage culturel. Aucun kabbaliste nʼest identique à
un autre, aucun mystique nʼest identique à un autre ; chacun dʼeux constitue un
phénomène individuel historique, qui peut être étudié et respecté pour sa propre
valeur, sans recourir aux béquilles de la Vérité divine éternelle […]56 ».
Ces différentes conceptions du mythe soulignent combien le discours
mythique, en cela comparable au rêve, relève dʼune relation ambiguë avec la réalité.
Cependant, ce quʼon désigne par mythe représente chez les kabbalistes un symbole, ou
plutôt un paradigme, qui demande à être interprété pour être saisi convenablement.
Nous reviendrons sur ce point crucial dans notre deuxième partie57. Le symbole,

52
. B. ALBAN, « Mythe, mentalité, ethnie : trois mauvais génies des sciences sociales », In : Genèses,
16, juin 1994, p. 145. Cité plus loin : « Mythe, mentalité, ethnie ».
53
. Ibid., p. 145.
54
. M. ELIADE, Aspects du mythe, Paris : NRF/Gallimard, 1963, Coll. « Idées », p. 15.
55
. B. ALBAN, « Mythe, mentalité, ethnie », op. cit., p. 147.
56
. Voir Préface de Joseph DAN à lʼouvrage de SCHOLEM, La kabbale, p. 37.
57
. Voir infra II, 5.

11
comme lʼallégorie, exprime le langage prophétique-kabbalistique par excellence.
Lʼexpérience mystique ou extatique ressemble à bien des égards à celle du prophète.
Comme nous lʼaborderons par la suite58, selon les kabbalistes, la science de la vérité
est le prolongement de la prophétie ; elle utilise les mêmes voies expérimentales. Or,
dans ce domaine de la révélation, la faculté imaginative, propre à la tradition
philosophique médiévale, joue un rôle important dans la perception extra-sensorielle.
Pour Maïmonide, dont lʼœuvre a inspiré un grand nombre de kabbalistes59, « […] la
prophétie est une émanation de Dieu qui se répand par lʼintermédiaire de lʼIntellect
Agent, dʼabord sur la faculté rationnelle, ensuite sur la faculté imaginative60 ». La
prophétie, comme la connaissance kabbalistique, a pour cause lointaine - Dieu61,
ensuite vient lʼintellect agent en tant que seconde cause. Quant au récepteur, cʼest la
faculté rationnelle qui sʼépanche sur la faculté imaginative62. La raison et lʼimaginaire
ne sont pas antinomiques, mieux encore, ces deux notions sont complémentaires pour
atteindre la prophétie. Pour les aristotéliciens, « les actions de cette faculté
imaginative consistent à garder le souvenir des choses sensibles, à les combiner et, ce
qui est (particulièrement) dans sa nature, à retracer les images 63 ». La réalisation ou la
perception des images dans lʼexpérience prophétique est la particularité de la faculté
imaginative64. Dans tous les cas, les images et la symbolique décrites dans les écrits
zohariques et lurianiques forment les fondements de la kabbale.
Il faut cependant le reconnaître, cette connaissance ésotérique qui a été
transcrite par les auteurs du Zohar et par le disciple de Luria, Rabbi Ḥayyîm Vital
(1542-1620), sous la forme et le style symboliques, reste inévitablement
imperméable65 à celui qui ne possède pas les clefs de lʼinterprétation. Nous

58
. infra II, 3.3.2. Bien quʼil n’y a rien de commun entre le symbole et l’objet réel. Par exemple le vert
en tant que couleur réelle n’a rien à voir avec l’espoir. Les sefîrôt par contre représentent un
continuum entre le signifiant et le signifié : c’est l’amour inhérent à la sefira ḥesed (bonté) qui
prodigue l’amour ici-bas.
59
. Entre autres Aboulafia, voir à propos de cet auteur de la kabbale extatique, IDEL, L'expérience
mystique dʼAbraham Aboulafia, trad. S. Trovel-Abitbol, Paris : Éd. du Cerf, 1991. cité plus loin :
L'expérience mystique dʼAbraham Aboulafia.
60
. Le Guide, II, § 36, p. 363.
61
. Voir aussi RAMHAL, La Voie de Dieu (Derekh Hašȇm), trad. de M. CHRIQUI, Jérusalem : Éd.
Ramhal, 2001, (cité plus loin : LVD), p. 100-104.
62
. Voir C. SIRAT, Les Théories des visions surnaturelles dans la pensée juive du Moyen-Âge, Leiden
: Éd. Brill, 1969, p. 139. Cité plus loin : Les Théories des visions surnaturelles.
63
. Abraham Ibn Daoud cité par SIRAT, Les Théories des visions surnaturelles, op. cit., p. 139.
64
. Voir infra II, 3.3.2.
65
. À lʼexception de quelques concepts qui ont été « traduits » et commentés sous une forme
prétendûment rationnelle par des maîtres et certains chercheurs.

12
reviendrons sur cette idée de lʼinterprétation chez les kabbalistes en général et chez le
Ramhal en particulier dans notre deuxième partie (II, § 5).
Même si la kabbale lurianique en tant que telle reflète un système allégorique
et complexe, elle ne sʼidentifie pas pour autant à un mythe irréel, car les faits et les
phénomènes quʼelle décrit correspondent, selon les kabbalistes66, à une réalité vivante
quʼon pourrait certes qualifier de prophétique et transcendante, mais qui demeure bien
une réalité qui agit. Les thèmes et les allégories du Zohar furent développés, analysés,
étudiés et commentés par des milliers de kabbalistes depuis le Moyen-Âge. Si la
kabbale est un mythe, alors jamais aucun mythe nʼa réussi à être aussi fécond et
productif tout au long de centaines dʼannées et à travers des centaines dʼauteurs.
Parmi les auteurs du XVIIIe siècle, nous trouvons Rabbi Moïse Ḥayyîm Luzzatto
(1707-1746) : il étudia et analysa la kabbale et vit en elle une connaissance, à lʼégal
dʼune science, qui décrit une réalité métaphysique, et non un mythe décrivant
lʼimaginaire.
Le style des écrits lurianiques ainsi que des textes principaux du Zohar reste
hermétique pour le lecteur novice qui nʼen possède pas les clés. En réalité, pour être
précis, il sʼagit dʼun langage symbolique, plutôt quʼhermétique. Il est issu dʼun
langage secret destiné à transmettre le caché et lʼinsaisissable, et cela depuis lʼépoque
du Talmud67.
À lʼinstar de lʼimage prophétique, les différentes formulations kabbalistiques
nécessitent une interprétation. Grâce à lʼinterprétation allégorique que donna Luzzatto
dans son œuvre, la kabbale devint un système cohérent, digne dʼune science
rationnelle. En effet, ce sont les clés de la métaphore qui permettent à notre auteur
dʼélaborer un système complet propre à expliquer le mystère de la Création et celui de
la Direction divine du monde. Tout se passe comme si la kabbale se réclamait a priori
dʼune révélation transcendante, susceptible de devenir perceptible grâce à
lʼinterprétation et à lʼinvestigation rationnelle. Notre auteur, qui rédigea un Traité de
logique dans son œuvre, lʼutilisera aussi avec perspicacité dans le domaine de la
kabbale68.
Prenons un exemple : Les sefîrôt, thème fondamental de la kabbale, désignent
originellement les dix nombres primordiaux (Sefer yeṣîrȃh), ils seront ensuite

66
. Voir Qalaḥ, Portique VII, cité plus loin dans notre IIe partie, 3.3.2.1, 5.2.
67
. Voir RAMHAL, Ma’ǎmȃr ha-ʼaggâdôt, in : Sefer ha-Ma’ǎmȃrîm, Bné-braq : Éd. Mishor, 1989.
68
. Voir infra II, 2.

13
employés avec le sens, à la fois plus large et plus précis, des dix niveaux de
lʼémanation divine exprimant les attributs divins. Dix puissances qui constituent les
manifestations et les émanations de Dieu à lʼadresse de la Création. Sans pénétrer la
nature des sefîrôt et leur relation avec lʼEssence divine69 ainsi que tous les problèmes
théistes qui en dérivent, Luzzatto perçoit dans les sefîrôt dix degrés constituant la
manifestation graduelle de la Volonté divine, sous forme de forces ou instruments
créateurs. Pour notre auteur, les sefîrôt désignent surtout les lois fondamentales de la
Création et de la Direction divine de lʼhistoire. Comme nous le verrons dans notre
seconde partie70, ces lois contiennent les principes de la réalité entière dans tous ses
détails.
Cʼest ainsi que, dans le texte principal du Zohar, nous pouvons distinguer des
concepts ésotériques qui sont en vérité des « principes » qui reviennent tout au long
des commentaires de versets de la Bible.
Prenons un exemple :
La première notion développée par le Zohar (I, 1a) est la Šĕkhînȃh, la
Présence divine ici-bas ou la royauté. Dans son commentaire du verset 2,12 des
Cantiques, lʼauteur compare la communauté dʼIsraël , couronnée des treize pétales, à
la « rose » qui se trouve entourée de ronces. Telle « rose » sʼidentifie à la Présence.
Ensuite il passe au commentaire dʼun autre verset (Isaïe 40, 26) : « Levez les yeux
vers les hauteurs et voyez Qui a créé Cela ». Lʼauteur explique quʼil y a lieu de
distinguer le Qui (Mi) et le Quoi (Mah) […] cʼest la différence entre la Šĕkhînȃh, et la
Mère suprême. Plus loin, le Zohar mentionne la « lune » qui symbolise la Présence
divine, etc. Tout au long du Zohar, le principe de la malkhȗt, la Šĕkhînȃh, revient à
de fort nombreuses reprises sous des métaphores différentes71.
Un deuxième exemple :
« Les sept (sefîrôt) inférieures », correspondent aux sept principes
fondamentaux qui expriment une seule entité. Les auteurs du Zohar rapportent
plusieurs versets de la Bible qui mettent en évidence une correspondance avec le
chiffre sept - les sept rois dʼÉdom, les sept années de travail de Jacob chez Lavan
pour obtenir ses femmes Rachel et Léah, les sept prosternations de Jacob à Esaü, les

69
. Voir G. SCHOLEM, La kabbale, p. 176-181; voir aussi MOPSIK, « Observations », op. cit., p. 25-
26.
70
. Voir infra, II, 3.3.2.
71
. Voir CORDOVERO, Pardȇs Rimmȏnîm, Jérusalem, 2000, XXIII, 13, p. 352 ; cité plus loin :
Pardȇs Rimmȏnîm. Les chiffres romains désigneront le Portique, et les chiffres arabes - le chapitre.

14
sept vaches et les sept gerbes de blé du rêve de Pharaon72, les sept branches de la
Měnôrâh73, les sept jeunes filles qui accompagnent la reine Esther (Es. 2, 9), les sept
cieux, les sept Palais, les sept terres, les sept commandements noaḥides, les sept
années de la šěmitâh, les sept semaines du ʽômer, etc. Il est indéniable que le Zohar
veut transmettre un enseignement basé sur les sefîrôt à travers le texte sacré de la
Bible et lʼenseignement des maîtres du Talmud et du Midraš. Le Zohar veut montrer
comment les sept sefîrôt inférieures régissent toutes les facettes du monde.
Un dernier exemple :
Lʼimage de lʼhomme - qui se substituera à ʼÂdâm qadmȏn, lʼHomme
primordial -correspond à la complétude que le monde doit atteindre74. Le Zohar
interprète cette forme de lʼHomme à partir de plusieurs métaphores : lʼArbre de vie75
au milieu du paradis, le Patriarche Jacob, la Torah écrite76, le Temple, le Trône, le
couple des jeunes mariés77, lʼunion du masculin et féminin78. Cette dernière notion de
lʼunion traverse plus dʼun millier de pages du Zohar79. Les auteurs de cette œuvre
magistrale ne sont pas venus ajouter seulement une nouvelle interprétation des versets
de la Bible, mais expliquer à quel point les histoires bibliques et les commandements
de la Torah sont des vêtements (lĕvȗšîm) des principes primordiaux80.
À partir de cette nouvelle donnée, qui assimile les concepts et notions de la
Bible aux sefîrôt, serait-il possible dʼidentifier les sefîrôt aux « principes premiers »
dʼAristote ? Il nous semble que lʼanalyse que font les kabbalistes post-lurianiques en
général, et le Ramhal en particulier, des thèmes principaux de la kabbale - les sefîrôt,
les parṣȗfîm81, etc. - permet une nouvelle perception de lʼenseignement kabbalistique.
Cʼest ce point précisément qui fera lʼobjet de notre thèse.

c) Kabbale et Métaphysique dʼAristote

72
. Zohar I, 194a.
73
. Ibid., 204b.
74
. Nous développerons ce thème se lʼHomme primordial plus loin, voir infra II, 3.3.4.
75
. Zohar I, 19b ; 187a, III, 43b.
76
. Ibid., I, 37b.
77
. Ibid., I, 49a, 55b.
78
. Ibid., I, 37a ; 55b ; 264b ; II, 178a ; 231b ; III, 44b, etc.
79
. Voir TISHBY, Mišnat ha-Zohar, 2 vol., 2e Éd., Jérusalem : Mossad Bialik, 1979 ; vol. I, p. 219-
263 ; vol. II, p. 440-443.
80
. Voir « Introduction de Rabbi Ḥayyîm Vital » in : VITAL,ʻȆṣ Ḥayyîm, Jérusalem, 1988, p. 5-24.
Nous utiliserons cette édition, tout en rapportant le numéro du Portique (en chiffres romain), suivi
de celui du chapitre (en chiffres arabes).
81
. Les parṣȗfîm, ou : les Visages de Dieu, ou encore : les configurations divines de la Direction du
monde ; voir infra, II, 3.3.6.

15
Dans lʼAntiquité, et aussi au Moyen-Âge, la métaphysique exprimait lʼapogée
de la réflexion philosophique. Depuis que lʼhomme est homme, il recherche un sens à
son existence dans un Au-delà. Si la philosophie réfléchit (rationnellement) sur la
nature, le monde, lʼunivers et lʼexistence humaine, la métaphysique analyse ce qui
nʼest pas dans le monde - la nature, lʼunivers, et le cosmos – sʼattelant ainsi à
rechercher les causes principielles. La métaphysique sʼefforce, en effet, de répondre
aux questions relatives au pourquoi ultime de toute chose, en remontant jusqu'aux
origines les plus lointaines.
La Métaphysique sera définie ici, selon lʼécole aristotélicienne, comme la
réflexion philosophique qui porte sur la philosophie première, cʼest-à-dire la
recherche des principes premiers. Selon Heidegger, « la métaphysique dʼAristote
répond à deux soucis, par elle confondus et cependant distincts, celui de lʼêtre, [et]
celui de la découverte des premiers principes […]82 ». Ces deux soucis correspondent,
selon Guy Delaporte, au sujet et à lʼobjet de la métaphysique. Voici ce quʼil écrit :
« En introduction au Livre IV [de la Métaphysique], nous lisons sous la plume
dʼAristote : Il existe une science de lʼêtre en tant quʼêtre et ses propriétés. […] Cʼest
pourquoi il nous faut saisir les premières causes de lʼêtre en tant quʼêtre. Ce passage
nous ouvre la porte de la Métaphysique, en nous livrant à la fois le sujet et lʼobjet de
cette discipline83 . » Le sujet de cette science étant lʼêtre ; lʼobjet, en sont les causes
premières.
Il semble quʼil existe une double orientation dans cette métaphysique : dʼune
part « lʼêtre en tant quʼêtre84 », et dʼautre part « les principes premiers ». Bien quʼil
existe une pluralité de sens sʼappliquant à la notion de lʼêtre85, la métaphysique de
« lʼêtre en tant quʼêtre » aboutit finalement à une théologie86. Et si Dieu est lʼÊtre de

82
. Cité par Ferdinand ALQUIÉ, « Métaphysique », Encyclopædia Universalis, t. XII, p. 113 ; sa
définition de la métaphysique : « Celle-ci est définie soit comme la science des réalités qui ne
tombent pas sous les sens, des êtres immatériels et invisibles (ainsi lʼâme et Dieu), soit comme la
connaissance de ce que les choses sont en elles-mêmes, par opposition aux apparences quʼelles
présentent. »
83
. G. DELAPORTE, Métaphysique dʼAristote, Commentaire de Thomas dʼAquin, t. 1, Paris :
L'Harmattan, 2012, p. 12-13. cité plus loin : Métaphysique dʼAristote.
84
. Ce qui veut dire quʼelle est une recherche des causes ultimes de « lʼêtre en tant que tel », voir
Gérard VERBEKE, « La doctrine de lʼêtre dans la Métaphysique dʼAristote », In : Revue
Philosophique de Louvain. Troisième série, Tome 50, N°27, 1952, p. 472.
85
. Voir ARISTOTE, Métaphysique, G, 2, 1003 b, 5-10 : « Ainsi Être se dit tantôt de ce qui est une
substance réelle, tantôt de ce qui nʼest quʼun attribut de la substance, tantôt de ce qui tend à devenir
une réalité substantielle, tantôt des destructions, des négations, des propriétés de la substance, tantôt
de ce qui la fait ou la produit. »
86
. Bien que le terme « théologie » soulève beaucoup de difficultés à cause du grand nombre de
significations quʼon lui donne, on se contentera néanmoins de la définition philosophique classique,

16
tous les êtres, « comment pourrait-il y avoir en effet, en dehors de la science de Dieu,
une science de lʼêtre en général, telle que la voulait fonder encore Aristote87 ? ». Il
semble quʼavec saint Thomas (1225-1274), le commentateur dʼAristote, lʼobjet de la
métaphysique va sʼétendre clairement vers tout ce qui est surnaturel : lʼâme
(substance immortelle), les anges, et autres objets immatériels, non sensibles. La
métaphysique devient alors la science du divin88.
Or les sefîrôt correspondent chez les kabbalistes aux attributs divins, les
émanations de Dieu ; bien quʼils ne procèdent pas de Son Essence, ils découlent
néanmoins de Son existence (et non de lʼEssence). Les sefîrôt et leurs accidents
forment la science divine « dont il nous est permis de parler » sans affecter
lʼEssence ; plus précisément, les dix sefîrôt représentent la quintessence de la kabbale.
De nombreux ouvrages de la kabbale traitent des émanations premières qui expriment
lʼaspect du divin qui nous est accessible, puisqu'elles se définissent comme Sa relation
avec la Création et les êtres créés. Comme nous le verrons dans notre IIe partie (chap.
3.3.2), le Ramhal a élevé les sefîrôt au niveau de lois de lʼunivers et de lʼhistoire, en
utilisant le système logique pour démontrer la science divine. Cette certitude
scientifique qui conduit Luzzatto dans son analyse de la science divine, peut être
comparée à bien des égards à la méthode utilisée par le Stagirite pour découvrir les
principes premiers des réalités du monde sensible. À cette différence près que, chez
Luzzatto ainsi que chez les kabbalistes en général, la connaissance des principes
premiers se fait du « haut vers le bas » : les sefîrôt, en effet, expriment la réalité
absolue des entités supérieures, desquelles découlent toutes les substances sensibles
dʼen-bas ; il sʼagit dʼune théologie dite descendante. En revanche, les aristotéliciens
proposent un schéma du bas vers le haut, une théologie naturelle89 et ascendante. Ou
encore, comme le précise Olivier Perru : « Aristote va de lʼobjet physique, être mû,

comme celle du Lalande, par exemple : la théologie est la « science de Dieu, de ses attributs, de ses
rapports avec le monde et avec lʼhomme ». À lʼorigine ce terme représentait lʼEssence de Dieu (qui
nʼa rien à voir avec la kabbale, voir infra II, 3.3.1.), puis, progressivement, il sʼest étendu à dʼautres
univers, tels que les attributs de Dieu et ses relations avec les êtres créés. Chez Aristote « Théologie
» désigne la philosophie première, cette partie de la philosophe qui étudie les causes nécessaires,
éternelles, immuables. Voir Encyclopædia Universalis, t. XVII, « Théologie », op. cit., p. 1108.
87
. Voir ALQUIÉ, « Métaphysique », op. cit., p. 114.
88
. Ibid., Ibid. ; voir aussi Lambertus Marie de RIJK, « La métaphysique de St Thomas » in : La
philosophie au Moyen-Âge, Leiden : Brill, 1985, p. 142-148. Voir aussi ce que nous avons élaboré à
propos de lʼInfini, infra, III, 3.1.1.
89
. À propos de la Théologie naturelle dans la voie de Thomas dʼAquin, voir E. GILSON, Le thomisme
: Introduction à la philosophie de Saint Thomas dʼAquin, Paris : Vrin, 1989.

17
pure puissance, à la saisie des principes de ce qui est90. »
Ce qui est commun à ces deux sagesses, est quʼelles se présentent comme une
science qui traite des principes premiers des êtres sensibles. Ces deux approches
restent cependant antagonistes : la pensée grecque, chez Platon ou chez Aristote, reste
dualiste et raisonne en termes de catégories qui sʼexcluent lʼune lʼautre : par exemple,
matière et esprit sont complètement opposés91. En revanche, la pensée kabbaliste92 est
plutôt uniciste, elle déduit les choses inférieures des principes supérieurs, qui sont
eux-mêmes des émanations de Dieu93. Nous verrons plus loin94 que, chez Luzzatto,
tout découle dʼune seule substance, aussi bien les objets sensibles que les anges ou les
sefîrôt. Cʼest à juste titre quʼon a rapproché la kabbale et le spinozisme, lequel postule
quʼil nʼexiste quʼune seule substance dans le monde et que cette substance est Dieu ou
la Nature (deus sive natura). Nous reviendrons dans notre deuxième partie95 sur
lʼécart qui, malgré cette proximité, existe entre la kabbale et le spinozisme.

Une autre distinction fondamentale doit être soulignée, quitte à nous répéter,
entre ces deux sagesses. Si la métaphysique aristotélicienne a également pour objet
dʼexpliquer lʼêtre et sa nature ultime, cʼest-à-dire lʼEssence, la kabbale, elle, se
distingue de cette métaphysique de lʼêtre (ontologie ou théologie), qui, selon les
maîtres du judaïsme, est indiscernable, voire indéfinissable pour lʼhomme. Selon le
Ramhal96, la kabbale nʼexplique pas lʼEssence, elle fait connaître exclusivement la

90
. Voir la présentation de la conférence de O.PERRU, : « Aristote et la diversité du réel », Université
de Lyon1, p.16. Sur le web : http://html5.ens-lyon.fr/Acces/
Astronomie/20121113/20121113_Olivier_Perru_Aristote_et_la_diversite_du_reel.pdf
91
. Un exemple chez Platon comme chez Aristote jusquʼà Descartes : la dichotomie du corps et de
lʼâme. Voir à propos du dualisme chez Aristote, Ugo BIANCHI, « Le dualisme en histoire des
religions », Revue de lʼhistoire des religions, tome 159, n°1, 1961, p. 28.
92
. La kabbale peut-être comparée à certains égards à la pensée de Plotin ; voir Les Ennéades de
Plotin, tom. I, trad. par M.-N. BOUILLET, Hachette, 1857, p. 256, note 10 : « En disant que la
nature du Bien ne contient rien en soi (au lieu de dire, comme saint Augustin, que la nature divine
nʼest autre chose que ce quʼelle a), Plotin paraît sʼêtre inspiré des idées orientales, telles quʼelles
sont formulées dans la Kabbale et dans les écrits de Philon. Ainsi le livre kabbalistique appelé le
Zohar (Livre de la Lumière) assigne les mêmes caractères que Plotin à la Cause suprême, à lʼEn-
Soph (lʼInfini), quʼil déclare ineffable et inconnu, et quʼil place bien au-dessus de toutes les
Séphiroth (hypostases divines), même de celle qui exprime lʼÊtre à son plus haut degré
dʼabstraction […] Les Gnostiques ont emprunté beaucoup de leurs idées à la Kabbale ou aux écrits
de Philon. Ainsi Valentin, dont Plotin paraît discuter particulièrement ici le système, place au
sommet de toutes choses lʼÊtre infini, incompréhensible, ineffable, quʼil appelle Ampsiu
(Substance) ou Bythos (Abîme), et dont il fait sortir par couples les Éons qui constituent le
plérôme. » Voir aussi SCHOLEM, La kabbale, p. 53-54, 589 ; voir aussi LIEBES, « Maʻăsȇh
bĕrĕšît ve-Maʻăsȇh merkȃvȃh ké-tôrat sôd êṣêl Philon », Qabbalah, 2009, p. 323-335.
93
. Nous développerons le thème des sefîrôt dans notre IIe partie, chap. 3.3.2.
94
. Voir infra, II, 3.3.5.
95
. Ibid.
96
. Voir infra, II, 3.3.1.

18
Volonté de lʼÊtre premier, et cela à partir des sefîrôt. Les sefîrôt, comme nous lʼavons
vu, sont conçues comme les « causes premières de toute la réalité ». Cʼest sur ce
point, et seulement sur ce point, que la pensée aristotélicienne peut être comparée à la
kabbale. Rappelons en effet quʼAristote ne recherchait pas dans lʼAu-delà un Dieu
créateur et transcendant. Dans toute son œuvre, qui a alimenté de manière
considérable les réflexions théologiques aussi bien juives que chrétiennes ou
musulmanes97, il nʼexiste quʼune petite partie qui est vraiment consacrée à la question
du divin. Ainsi, contrairement à la plupart des lectures rétrospectives qui en seront
faites, lorsque le Stagirite évoque le divin (to théon), il faut comprendre quʼil sʼagit
dʼun « universel abstrait », dʼun être primordial, autosuffisant, mais qui nʼest
nullement le « Dieu » unique, transcendant, et Créateur des monothéismes98.
La kabbale est une quête du Dieu unique, lʼÊtre transcendant, au-dessus de
tout, mais en même temps, Immanent, à lʼintérieur de tout. Bien que lʼobjet de la
métaphysique chez les kabbalistes soit bien différent de celui de la métaphysique
dʼAristote, il est clair que la kabbale représente foncièrement une métaphysique,
puisque sa préoccupation est essentiellement lʼorigine, « les causes premières ».
Certes – précisons ce point - lʼEssence de Dieu nʼest abordée ni dans la kabbale ni
dans la philosophie juive ; mais les sefîrôt, elles, émanations ou attributs de Dieu, sont
analysées en profondeur par tous les auteurs de la kabbale en tant que « causes
premières » de toute la réalité. Dʼautre part, la majorité des kabbalistes perçoivent
dans les sefîrôt la connaissance suprême de lʼorigine de tout, non pas en tant
quʼessence, mais en tant que Volonté99 ou manifestations de Dieu. Si « LʼÊtre en tant
que tel », lʼEssence absolue, nʼest pas le sujet recherché, en revanche, ce que lʼon
étudie et analyse, ce sont Ses manifestations dans la Création, cʼest-à-dire précisément
les sefîrôt. Mieux encore, même si, pour le Ramhal, les sefîrôt ne peuvent être
considérées comme des substances divines, elles sont cependant des lois, des
principes, qui expriment des réalités métaphysiques, lesquelles se manifestent à
travers toutes les créatures et leurs accidents. Mais si leur essence reste insaisissable
puisquʼelle se situe au-dessus des sens de la perception, il nʼen demeure pas moins
que lʼaction des sefîrôt et leurs effets peuvent être perçus par la voie prophétique du

97
. Voir Alain DE LIBERA, La Philosophie médiévale, Paris : PUF, coll. « Quadrige Manuels », 1993,
(rééd. 2004).
98
. Voir P. HOFFMANN, « Y a-t-il un monothéisme philosophique dans lʼAntiquité ? », Le monde de
la Bible, n°110, avril 1998, p. 65-69.
99
. Nous traiterons sur la « Volonté » dans notre IIe partie, § 3.3.1 ; et III, 3.1.

19
kabbaliste100.
Nous trouvons aussi chez saint Thomas ce même moyen prophétique - il le
nomme lʼintellect agent - pour appréhender les principes premiers immatériels, qui
représentent dʼailleurs, pour lui, la quintessence de la science que lʼon étudie101. En
effet pour le saint docteur, les fonctions de lʼintellect agent sont au nombre de cinq :
« Illustrer les fantasmes ; abstraire lʼespèce ; rendre les intelligibles en acte ; donner
lʼévidence des principes premiers ; conforter lʼintellect possible102 ». Si le concept de
lʼintellect agent nous vient dʼAristote103, ses fonctions ainsi que sa nature (est-il
transcendantal ou non ?) varient selon les philosophes du Moyen Âge : Avicenne
(980-1037), Averroès (1126- 1198), Maïmonide (1138-1204), Thomas dʼAquin
(1224-1275). Pour ce dernier, une des fonctions de lʼintellect agent est de « donner
lʼévidence des principes premiers », ce qui signifie : « Dans la lumière de lʼintellect
agent, toute la science est dʼune certaine manière causée en nous par lʼintermédiaire
des conceptions universelles qui sont connues immédiatement par la lumière de
lʼintellect agent, par lesquelles comme par des principes universels nous jugeons des
autres choses et les connaissons par avance en elles104. »
Cʼest vers Maïmonide que nous devons nous tourner pour tenter de saisir, ne
serait-ce quʼun peu, lʼidée de lʼintellect agent et son rôle dans la perception
prophétique105. Ramhal, qui cite Maïmonide chaque fois quʼil aborde la question de la

100
. Voir infra, II, 3.3.2.
101
. Voir DELAPORTE, Métaphysique dʼAristote, op. cit., qui cite St Thomas, p. 14 : « La science qui
nous préoccupe étudie prioritairement les causes, principes et éléments des substances. Elle
considère lʼêtre commun comme son sujet propre, et le divise en substance et neuf genres
dʼaccidents. Mais il a été prouvé que la connaissance des accidents dépend de celle de la substance ;
par conséquent, lʼintention principale de notre science portera sur cette dernière. Or, connaître
quelque chose, c’est connaître ses principes et ses causes. L’objet de notre science sera donc
dʼétablir les principes, causes et éléments des substances. » (L. VIII, l.1, n° 1682)
102
. Voir lʼarticle de Hug BANYERES, « L'intellect agent », dans le Portail de Thomas dʼAquin, sur le
web http://www.thomas-d-aquin.com/Pages/Articles/IntelectAgent.pdf
103
. Voir ARISTOTE, Traité de lʼâme, III, 5, 431a10.
104
. Voir St THOMAS, QD de Ver, q 10, a 6, corp in fine, cité par BANYERES, « L'intellect agent »,
op. cit., p. 3 ; ou encore une autre citation : « L'intellect possible actualisé (i.e. en posant les
premiers principes) ne peut suffire à produire en nous la science si nʼest pas présupposé lʼintellect
agent. Parlant de lʼintellect en acte dans lequel nous apprenons, lʼintellect possible est en puissance
envers une chose et en acte envers une autre ; parce quʼil est en acte, il peut aussi conduire à lʼacte
ce qui était en puissance. Il en est de même de ce qui est en acte de connaissance des principes. Il
peut être en acte de la connaissance des conclusions qui nʼétaient auparavant que connaissables en
puissance. Mais malgré cela, la connaissance actuelle des principes ne peut sʼobtenir par le seul
intellect possible sans lʼintellect agent. La connaissance des principes sʼobtient des sensibles [...]
Les intelligibles ne peuvent se recevoir des sensibles autrement que par lʼabstraction de lʼintellect
agent. Il devient donc clair que lʼentendement en acte des principes ne peut se conduire de
puissance à acte par le seul intellect possible sans lʼintellect agent. Dans cette opération, lʼintellect
agent est comme lʼartisan et les principes de démonstration comme les instruments. »
105
. Voir Le Guide, II, 36-37, p. 363-368 ; voir aussi C. SIRAT, Les Théories des visions surnaturelles,

20
prophétie106, indique que ce qui sert dʼintermédiaire pour lʼépanchement de lʼintellect
agent (actif) est la faculté imaginative. Pour notre auteur, cʼest dans sa faculté
imaginative que le kabbaliste-prophète peut percevoir lʼimage prophétique des
sefîrôt107. Les sefîrôt, à lʼinstar des principes premiers, sont des réalités divines qui
représentent les racines de tous les existants ; elles-mêmes sʼépanchent sur lʼintellect
agent du kabbaliste pour être perçues dans sa faculté cognitive. Dans leur grande
majorité, les kabbalistes ont vu les sefîrôt comme les racines immatérielles de tous les
objets sensibles. Nous ne citerons que les plus connus : ainsi, Rabbi Abraham ben
David108 (1120-1198), qui, dans le commentaire du Sefer Yeṣîrȃh, écrit : « Toutes les
réalités ont une seule racine et cause, les dix sefîrôt, dix substances, et dʼelles
procéderont tous les existants109 », ou Moïse Bûtril, dans le ʼÔṣȃr Hašêm : « Les dix
sefîrôt représentent les dix racines de toutes les créatures110 » ; citons également le
Cordovéro111 : « La racine de toute la réalité [sensible] se trouve dans les dix
dimensions de la malkhȗt (royauté - dixième sefira). » Et le Rav Luria : « Toutes les
créatures ont une racine dans les sefîrôt suprêmes, et les sefîrôt dans le Ein-Sof,
lʼInfini112. » Et, pour terminer, Luzzatto : « Nous distinguerons dans les sefîrôt les
racines de tous les degrés et leurs différentes relations, ainsi que les créatures et leurs
accidents qui y procèdent113. »
Le chercheur moderne, tout comme le penseur religieux, a, semble-t-il, sous-
estimé la nature de la kabbale. Pour lʼhistorien, il nʼy aurait quʼun discours mystique,
parfois sombre, dénué de logique et de cohérence ; de plus, lʼhistorien a tendance à
considérer tous les commentateurs de la kabbale classique, qui ont essayé dʼéclairer le
lecteur novice, comme des « déviateurs » de la voie authentique de la kabbale et de la
gnose ! Lʼétudiant kabbaliste, en général, ne voit en elle quʼun discours sur les
mondes divins, déconnectés de la réalité sensible ; nous sommes alors dans un
environnement spirituel coupé du monde inférieur114.
À lʼexception de quelques rares universitaires, les chercheurs ont négligé,

op. cit., p. 141-145.


106
. Voir infra II, 3.3.2.
107
. Ibid.
108
. Nous reviendrons sur ces kabbalistes plus loin dans notre Ie partie, chap. 4.
109
. Voir Sefer yeṣîrȃh ha-šâlêm, Jérusalem, 2004, p. 50. Cité plus loin : Sefer yeṣîrȃh.
110
. Ibid., p. 144.
111
. Voir infra I, 5 ; Pardȇs Rimmȏnîm, Portique II, 1.
112
. Commentaire sur le Sifrȃ di-ṣnĕʻȗtȃ, in : Ma’ǎmȃrêy Rašb"y, Jérusalem, 1988, § 1, p.105.
113
. RAMHAL, Ma’ǎmȃr ha-Ḥȏkhmȃh, Jérusalem : Éd. Spiner, 2006, p. 286 ; Qalaḥ, Portiques XI,
XXVI, XXX, XXXXIV, LI ; voir aussi infra II, 3.3.2.
114
. Voir Introduction au Ma’ǎmȃr ha-Wîkûǎḥ, p. 36.

21
voire occulté, lʼaspect métaphysique de la kabbale, « cʼest-à-dire lʼessence même et le
fond réel de ce système, en sʼattachant seulement à la forme mystique115 ». Cette
attitude nous semble ne pas rendre justice aux nombreux maîtres spirituels qui se sont
efforcés de systématiser cette sagesse prophétique sous forme de pensée, accessible à
tout homme de bonne volonté. Dʼailleurs, on ne peut nier le caractère systématique
des ouvrages des héritiers de lʼenseignement de Luria ; il suffit de citer quelques titres
parmi les plus connus116 : Ma’ǎmȃr ʼÂdâm dě-ʼĂṣîlȗt, inclus dans Va-yaqhêl Môšêh
(Dessau 1699) ; Nôvelôt ḥȏkhmȃh de Joseph Salomon Delmedigo (Bâle 1631) ; Šaʻar
ha-šȃmayîm de Abraham Herrera (1562-1635) ; Šômêr ʼěmûnîm de Joseph Ergas
(1685-1730) ; Qalaḥ Pitḥȇy ḥȏkhmȃh du Ramhal (Korets 1745) ; Tal ôrôt de Rabbi
Jacob Meïr Spielmann (Lvov 1876-1883?) ; Pitḥȇy Šěʽârîm de Rav Isaac Ḥaver
(188?) ; Lêšȇm šĕvô věaḥlâmâh de Rabbi Salomon Eliashov (1840-1926) ; Talmûd
ʽEsêr sefîrôt par Rabbi Judah Ashlag (1885-1954).
Nous retiendrons pour notre travail lʼouvrage de Rabbi Moïse Ḥayyîm
117
Luzzatto (Ramhal) Qalaḥ Pitḥȇy ḥȏkhmȃh , qui, à notre avis, aborde la kabbale sous
une nouvelle perspective, celle dʼune science du divin, une métaphysique, qui traite
aussi bien des principes premiers que de lʼUnité divine : à la fois métaphysique en
tant que science première de tout, et rémanence de la tradition prophétique elle-même.
Lʼauteur du Qalaḥ perçoit lʼUnité de Dieu comme lʼorigine - lʼInfini, le Ein-sof -, et
la fin de tout - le Bienfait ou la perfection absolue. Quant aux sefîrôt, elles sont Ses
instruments par lesquels Il accomplit tout le projet : la Création, les mondes, les
créatures, lʼhistoire (la Direction divine) jusquʼà lʼavènement de la révélation de
lʼUnité qui est elle-même le but ultime de tout. Cette perception des sefîrôt en tant que
principes premiers fait de la kabbale de Luzzatto une métaphysique qui puise aux
sources de la tradition sacrée, qui remonte, pour certains, à la tradition adamique118 et
qui, pour dʼautres, va de la prophétie biblique jusqu'aux écrits lurianiques.
Si nous sommes enclins à comparer la kabbale en général, et celle du Ramhal
en particulier, à une métaphysique, précisons néanmoins que nous ne la tenons en
aucune façon pour une philosophie. La philosophie, en effet, en tant que pensée visant
une interprétation globale du monde et de lʼexistence humaine, trouve son origine
115
. Voir A. FRANCK, La kabbale, p. 14 ; (Rééd. Slatkine, Genève, 1981, p. 11).
116
. Voir G. SHOLEM, La kabbale, p. 240-241.
117
. Qalaḥ Pitḥȇy ḥȏkhmȃh, cité plus loin : Qalaḥ. Nous utiliserons notre traduction intitulée : Kalah
Pithé Hokhma, Les 138 Portes de la Sagesse, Jérusalem : Éd. Ramhal, 2011. Étant donné quʼil
existe plusieurs éditions du Qalaḥ, nous rapporterons chaque fois le numéro du Portique.
118
. Ce sera lʼobjet de notre prochain chapitre.

22
dans la Grèce antique, et se distingue de la kabbale dans son fond même. Pour
Georges Vajda, la philosophie et la kabbale représentent « deux formes de pensées
(…) radicalement opposées119 ». Même si nous pouvons reconnaître quelques
éléments de philosophie dans la kabbale en Espagne et en Italie120, il sʼagit de cette
forme de philosophie qui, en tant que méthode de réflexion et dʼinvestigation, fut
utilisée par beaucoup de kabbalistes comme instrument pour expliquer les métaphores
et les choses cachées quʼenferme la kabbale. Pour Mopsik, il faut distinguer entre les
penseurs juifs, qui ont écrit des livres de philosophie au Moyen Âge, et les
kabbalistes, qui ont construit une doctrine en manifestant dans leur terminologie un
souci philosophique121. Leur souci philosophique consista à reformuler les concepts et
les grandes idées du Zohar et du Bahir, jugés parfois trop allégoriques, de façon à leur
donner une présentation plus intelligible.
En somme, le discours de la kabbale est issu de la spiritualité, et comme tout
discours spirituel, il est fondé sur la Révélation plutôt que sur la Raison122. Les
kabbalistes nʼont pas abordé les questions existentielles de la même manière que les
philosophes. Leur réflexion se fondait essentiellement sur des textes issus des
révélations prophétiques et sʼappuyait sur lʼétude herméneutique. Certes, les
kabbalistes provençaux et espagnols ont essayé dʼexpliquer les secrets de la
Révélation en empruntant des concepts philosophiques émanant du néoplatonisme,
nous verrons dʼailleurs par la suite comment ces kabbalistes espagnols, et plus tard les
kabbalistes italiens, ont élaboré des enseignements en utilisant la voie rationnelle.
Néanmoins les textes fondateurs de lʼésotérisme juif - Sefer yeṣîrȃh, Zohar (Sifrȃ di-
ṣnĕʻȗtȃ, ʼÎdrȃ Rabbȃ et Zȗṭȃ, etc. ) - ne reflètent aucun « souci philosophique ».
À notre avis, il est temps de dépasser cette analyse historique et comparatiste de
lʼésotérisme juif, qui entraîne le chercheur à voir dans la kabbale une somme de
notions empreintes de savoir gnostique ou néo-platonique, ou encore un enseignement
en réaction à la philosophie juive médiévale. Il sʼagit bien plutôt dʼune tradition qui
remonte à la tradition rabbinique de lʼépoque du Talmud, tradition qui a été étudiée

119
. Voir VAJDA, Recherches sur la philosophie et sur la kabbale dans la pensée juive du Moyen-Âge,
Paris-La Haye, Mouton, 1962, p. 8.
120
. Voir infra I, 6.
121
. Le terme est de MOPSIK, voir son article : « Philosophie et souci philosophique, les deux courants
de la pensée juive » paru la première fois dans Archivo di filosofia, Rome : Éd. Irene Kajon,
automne 1993, n° 1-3, p. 247-254, réédité dans Chemins de la cabale, Vingt-cinq études sur la
mystique juive, Paris : Éd. de lʼéclat, 2004, p. 13-22.
122
. Voir G. LARDREAU, Discours philosophique et discours spirituel, Paris : Seuil, 1985.

23
dans les centres dʼétudes (Beth ha-midrash) en Espagne, en Italie, en Turquie, ou en
Terre sainte. Cʼest à partir de la manière dont le texte est perçu, étudié et interprété,
que nous pouvons arriver à une définition juste de la nature de la kabbale. Nous
pensons aux travaux dʼHenri Corbin qui, à travers son approche analytique de
lʼésotérisme islamique, nous donne le modèle dʼune recherche féconde123. Ainsi - en
imitant la voie de Corbin - une étude approfondie des textes fondateurs de la kabbale
devrait nous permettre de déceler une tradition authentique propre à la Sagesse
transmise depuis lʼAntiquité.
Si la pensée kabbaliste ne peut être identifiée vraiment à la philosophie, en
revanche elle peut lʼêtre à une exégèse rabbinique du genre midrashique. Aussi, dans
la mesure où elle rapporte les enseignements qui décrivent les premières causes
immatérielles de lʼunivers, ainsi que lʼorigine des origines, le Ein-sof (lʼInfini), on
peut dire quʼelle se rapproche dʼune métaphysique. Cette métaphysique est capable de
pallier les systèmes philosophiques et théologiques en réifiant Dieu, en tant que
lʼInfini et le Un suprême. Ainsi du Ein-sof émanent les sefîrôt, les causes premières de
toutes les réalités, avec lesquelles Il crée et dirige le tout jusquʼà la perfection finale.
Depuis ses débuts, lʼésotérisme juif traite de ces notions de lʼorigine pour
arriver à la Cause de toutes les causes ; ce qui fait de lui une métaphysique de lʼUnité
divine. Parmi les grands kabbalistes du XVIIIe siècle qui ont œuvré dans ce sens en
démontrant dans des termes logiques la structure métaphysique de la kabbale, se
distingue notre auteur, Rabbi Moïse Ḥayyîm Luzzatto. Étant donné que son œuvre
kabbalistique sʼinspire essentiellement du Zohar124 et des écrits lurianiques, il nous
paraît nécessaire de retracer lʼorigine des thèmes principaux de cet enseignement.

d) Lʼétat de la recherche de lʼœuvre kabbalistique de Rabbi Moïse


Ḥayyîm Luzzatto.
Les travaux de Gershom Scholem sur lʼévolution historique de la kabbale
depuis sa genèse, sans aucun doute les plus importants qui nous aient été transmis,
apportent un éclairage particulier sur ce que nous appelons lʼésotérisme juif.
Cependant, dans cette œuvre monumentale, lʼauteur ne réserve au Ramhal quʼune

123
. Voir par exemple Ch. JAMBET, La logique des orientaux : Henry Corbin et la science des formes,
Paris : Seuil, 1983.
124
. Voir infra, I, 1.2.2.

24
place très réduite, pratiquement insignifiante125. Il faut reconnaître que lʼexploitation
et le traitement de milliers de manuscrits constituaient pour Scholem un travail
gigantesque, au-delà des capacités humaines. Plus tard, ce fut son disciple Isaïe
Tishby qui, dans ses recherches à travers les bibliothèques du monde, découvrit des
manuscrits inédits de Luzzatto – plusieurs ont été retrouvés à Oxford - , qui furent
imprimés par le Rabbin Friedlander. Tishby rédigea une dizaine dʼarticles sur lʼœuvre
kabbalistique du Ramhal, et les regroupa dans un volume : Ḥîqrêy Qabȃlȃh126. La
majorité de ses articles ne concernent que « lʼeffervescence messianique dans le
cénacle de Luzzatto127 », ainsi que « la diffusion de ses écrits128 ». Néanmoins son
analyse sur quelques opuscules ajoute un éclairage non négligeable sur la pensée de
notre auteur129.
Sous la plume de Simon Ginzburg parut à Philadelphie, en 1931, une
biographie concernant le Ramhal, sous le titre : The Life and Works of Moses Hayyim
Luzzatto130. Elle peut être considérée comme la monographie la plus détaillée qui ait
été écrite sur notre kabbaliste. Cet ouvrage se fonde essentiellement sur la
Correspondance131 de Luzzatto avec les rabbins de sa génération. Cette
Correspondance était restée incomplète jusquʼau jour où Ginzburg découvrit au New
York Theological Seminary un riche échange - plus dʼune centaine - de lettres
inédites. Cette découverte éclaira grandement lʼénigme que représentait Rabbi Moïse
Ḥayyîm Luzzatto.
Les premières biographies de Luzzatto furent rédigées par des personnalités
appartenant à la génération qui suivait la sienne : le Rabbin de Padoue, Samuel

125
. Voir SCHOLEM, Les Grands Courants de la mystique juive, p. 29 ; p. 289 : « Luria semble
sʼadresser aux Partsufim comme à des personnalités séparées. Ceci est une attitude extrême. Il y a
toujours eu des kabbalistes qui refusèrent dʼaller si loin, et qui, comme Moïse Hayim Luzzatto,
insistèrent sur le caractère personnel de lʼEn-Sof. Ces théistes véritables parmi les théosophes nʼont
jamais cessé de réinterpréter la doctrine des Parṣȗfîm dans un sens susceptible de la dépouiller de
ses éléments mystiques évidents, tendance particulièrement intéressante dans le cas de Luzzatto
dont la doctrine sur le monde de la divinité était le produit non pas dʼune pure théorie mais dʼune
vision mystique » ; p. 291. Voir aussi son ouvrage La kabbale, p. 155, 229, 250.
126
. Voir TISHBY, Ḥîqrêy Qabȃlȃh u-šlûḥôtêhâh, t. III, Jérusalem : Magnes Press, 1993. Plus loin cité
: Ḥîqrêy Qabȃlȃh.
127
. in : Ḥȏqêr Qabȃlȃh, p. 729-755.
128
. Ibid., p. 625-690.
129
. Voir « Qôvêṣ kitvêy Qabȃlȃh šel Ramhal oxford 2593 » in Ḥîqrêy Qabȃlȃh, p. 625-690.
130
. S. GINZBURG, The Life and Works of Moses Hayyim Luzzatto, Philadelphia, 1931. Plus loin cité :
The Life.
131
. ʼÎggĕrȏt Ramhal ʼûběnêy dôrô (Correspondances), Tel-Aviv : Institut Bialik, 1937. En 2001, nous
avons publié cette Correspondance, en apportant un grand nombre de corrections et de nouveaux
documents, intitulée : ʼÎggĕrȏt Ramhal, Jérusalem : Institut Ramhal, 2001. Cʼest cette dernière que
nous utiliserons, cité plus loin : ʼÎggĕrȏt.

25
Ghirondi132 et Joseph Almanzi133. Ils ne disposaient que de rares matériaux, et il
sʼagissait surtout de documents qui provenaient des détracteurs de Luzzatto. Si
Ghirondi choisit une voie très objective dans sa reconstitution biographique de notre
auteur, Almanzi, en revanche, aurait aimé voir dans ce « poète remarquable » lʼune
des gloires du judaïsme moderne. Mais, chez ce poète éclairé, il déplorait
lʼengagement mystique du kabbaliste. Ses successeurs, les historiens Graetz134 et
Simon Doubnov135, allèrent plus loin en distinguant nettement la « lumière » des
Belles Lettres et les « ténèbres » de la kabbale qui avaient perturbé [!] notre jeune
auteur.
Bien quʼinfluencé par le travail de Doubnov, Ginzburg conçut une approche
différente en mettant en évidence une certaine homogénéité entre le poète et le
kabbaliste. Il reconnut la singularité de la kabbale du Ramhal dans son aspect
philosophique, qui nʼest pas seulement « une croyance mais une science136 », à la
différence de la kabbale de « lʼobscurantisme médiéval ». En revanche, Fishel
Lachower137 tenta, le premier, de percevoir une unité dans lʼœuvre et la personnalité
du jeune kabbaliste, allant jusquʼà penser que même lʼœuvre théâtrale du Ramhal était
inspirée du Zohar138. Quant à lʼéducation aux Belles Lettres du jeune prodige, elle
était accessoire et correspondait à celle de ses contemporains de la communauté juive
de Padoue.
Les investigations de ces chercheurs ne nous permettent point dʼappréhender
lʼexceptionnelle personnalité du « jeune de Padoue139 ». Son expérience extatique,
voire prophétique, ainsi que la spécificité de son œuvre magistrale concernant la
kabbale ont été négligées, du moins soigneusement occultées par Ginzburg et
Lachower.
En 1990, nous avons nous-même publié une biographie sous le titre de Rabbi
Moché Hayyim Luzzatto, Le Flambeau de la Cabale140, dans laquelle nous faisions

132
. Voir Kêrêm ḥêmêd, tome II, Prague 1836, p. 54- 67
133
. Ibid., tome III, Prague 1838, p. 113-169.
134
. Voir H. GRAETZ, Histoire des Juifs, tome V, Paris, 1897.
135
. Voir S, DOUBNOV, Histoire moderne du peuple juif, Paris : Éd. du Cerf, 1994
136
. GINZBURG, The Life, p. 80, 81.
137
. Voir F. LACHOWER, bé-Šaʻar ha-Migddâl, Knesset, 1939, p. 366-394, ensuite rééd. dans Běgvûl
ha-yašan véha-ḥâdâš, Tel-Aviv : Mossad Bialik, 1951, p. 29-84.
138
. Voir bě-Šaʽǎr ha-Migdâl, op.cit., p. 36.
139
. Voir BIALIK, « ha-Baḥûr mi-Padowa », in : Œuvres complètes de Ḥayyîm Naḥman Bialik (en
hébreu), Tel-Aviv, 1938, p. 228-229.
140
. M. CHRIQUI, Rabbi Moché Hayyim Luzzatto, Le Flambeau de la Cabale, Montréal : Éd. Ramhal
1990. (cité plus loin : Le Flambeau)

26
allusion aux travaux de Ginzburg, en mettant lʼaccent sur le kabbaliste quʼétait le
Ramhal. En 1991, nous avons publié notre maîtrise sur Le Maguid et les écrits
zohariques de rabbi Moché Hayyim Luzzatto141, où nous consacrions un
développement à lʼexpérience extatique de notre auteur.
En 1979, Meïr Benayahu fit paraître une bibliographie complète de lʼœuvre de
Luzzatto142, dans laquelle il distingue les manuscrits produits directement par notre
auteur et ceux de ses disciples. Il est le premier à établir des catégories et des genres
différents dans lʼœuvre kabbalistique du Ramhal, éparpillée un peu partout dans le
monde. Benayahu rédigea en outre quelques articles qui, à partir de la
143
Correspondance publiée par Simon Ginzburg , exploitent de nouveaux indices sur
la biographie du Ramhal, en particulier sur son expérience mystique144.
Signalons également dʼautres études plus récentes, comme celle de Rivka
Shatz, chercheuse à lʼUniversité de Jérusalem, qui mit lʼaccent sur la théodicée145 du
Ramhal, ainsi que sur le caractère singulier du Qalaḥ (Les 138 Portiques de la
Sagesse) et sur lʼinterprétation allégorique des concepts lurianiques146. Certes, elle eut
le mérite de relever lʼaspect philosophique, voire métaphysique de lʼœuvre de
Luzzatto, mais elle se limita aux concepts rudimentaires de la kabbale lurianique147 :
elle nʼanalysa que les trente premiers Portiques du Qalah, sʼattachant principalement
au contexte éthique et allégorique de lʼœuvre.
Citons aussi Joseph Avivi, un spécialiste des écrits lurianiques, qui entreprit de
mettre de lʼordre dans la bibliographie des ouvrages qui traitent des Principes
généraux de la kabbale du Ramhal. Il publia aussi un manuscrit inédit de notre auteur
: [Premières pages] du Second Zohar148 en ajoutant une synthèse sur la Direction
divine et les situations renversantes de lʼhistoire149.

141
. M. CHRIQUI, Les écrits zohariques de Rabbi Moché Hayyim Luzzatto, Montréal : Éd. Ramhal,
1991. Publié sur le net : http://spectrum.library.concordia.ca/5923/
Cité plus loin : Les écrits zohariques de Luzzatto.
142
. Voir BENAYAHU, Kitvȇy Qabȃlȃh šel Ramhal, Jérusalem, 1979. Cité plus loin : Kitvȇy Qabȃlȃh.
143
. Voir infra II, 1.
144
. Voir BENAYAHU, « Ha-Maggîd šel Ramhal », Sefounot, tome 5, 1961, p. 299-336.
145
. Voir R. SHATZ, « Hagûtô šel Ramhal ʽal rěqaʽ sîfrût ha-Têôdiṣîâh », (La pensée du Ramhal sur le
fond de la littérature de la théodicée), Divrey ha-aqademia ha-leumit ha-yisrelit la-Mada'im, t. VII,
12, 1988, p. 275-291. Cité plus loin : SHATZ, « La théodicée ».
146
. Ibid., « Ha-metaphyzîqâh šel Ramhal bé-heqšêrah ha-ʼêtî » (La métaphysique du Ramhal dans son
contexte éthique : étude de la première section du Qalaḥ », Jerusalem Studies in Jewish Thought,
IX, 1990, p. 361-396. Cité plus loin : SHATZ, « La métaphysique ».
147
. Dans son analyse elle traite des sefîrôt, du ṣîmṣȗm, lʼespace primordial et le rayon de lʼInfini, voir
infra, II, chap. 3.
148
. AVIVI, Zohar Ramhal, Jérusalem, 1997.
149
. Ibid., « ha-mesibôt ha-mithapkhôt » in : Zohar Ramhal, p. 95-281.

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En 1995, nous avons publié un ouvrage sur La kabbale du Ramhal150, où nous
avons mis lʼaccent sur les différents aspects de la Direction divine du monde, en tant
que fondement dans lʼœuvre kabbalistique chez Luzzatto. Dans la seconde partie de
notre thèse, nous présenterons le résumé de nos travaux sur ce thème fondamental
accompagné dʼune mise à jour.
En 1996, Joëlle Hansel rédigea un mémoire qui portait plus particulièrement
sur lʼaspect philosophique de lʼœuvre kabbalistique de notre auteur151. On lui doit
également la traduction du texte Le philosophe et le kabbaliste152. Dans son
introduction à sa thèse153, elle précise que, « étant donné lʼampleur de lʼœuvre de
Luzzatto, il [lui] avait fallu faire un choix ». Son choix sʼest donc porté sur les idées
générales des paradigmes lurianiques (mȃšȃl) et leur interprétation (nimšal) par notre
auteur. Ce travail remarquable qui se concentre essentiellement sur le paradigme
(mȃšȃl) et son interprétation, ainsi que sur la logique luzzattiste, a apporté un
éclairage original sur ces aspects de son œuvre. Compte tenu de lʼenvergure de cette
œuvre, et de la diversité de ses aspects, il demeure encore un grand terrain à exploiter
sur la pensée ramhalienne.
Bien que nous-même ayons consacré plusieurs années à la traduction en
langue française de certains ouvrages du Ramhal, ainsi quʼà la rédaction dʼune
dizaine dʼessais (en hébreu et en français) sur les thèmes principaux de son œuvre, il
nous apparaît quʼil reste encore beaucoup à faire : on nʼa pas encore exploré toutes
les richesses de sa pensée, ni fait assez profondément la synthèse dʼune œuvre aussi
originale. De ce fait, on nʼa pas mis clairement en lumière la spécificité de sa
réflexion dans le domaine de la « pensée juive ». Jusqu’au thème principal de toute
son œuvre : le yîḥȗd, lʼUnité de Dieu, qui fut trop souvent négligé ou passé sous
silence par les chercheurs. Cʼest à juste titre quʼon peut sʼétonner que les maîtres qui
ont préfacé cette œuvre nʼaient pas jugé bon de sʼattarder sur un point aussi essentiel.
Nous sommes donc portés à constater quʼil nʼexiste à ce jour – à notre
connaissance - aucune étude approfondie qui serait consacrée aux rapports
susceptibles dʼexister entre la kabbale et la métaphysique, et qui analyserait leurs
différences et leurs points communs.
150
. En hébreu, Rekhev Yisrâêl, Qabbalat ha-Ramhal, Jérusalem : Institut Ramhal, 1995.
151
. Voir sa thèse publiée, J. HANSEL, Moïse Ḥayyîm Luzzatto, Kabbale et philosophie, Paris : Cerf,
2004. Plus loin cité : Moïse Ḥayyîm Luzzatto, Kabbale et philosophie.
152
. Voir J. HANSEL, Le Philosophe et le Cabaliste, Lagrasse : Verdier, 1991, Cité plus loin : Le
Philosophe et le Cabaliste.
153
. Voir HANSEL, Moïse Ḥayyîm Luzzatto, Kabbale et philosophie, p. 44.

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En outre, lʼœuvre de Luzzatto a été classée par les chercheurs plutôt dans la
catégorie « philosophie-théologie » - sans doute à cause de ses dernières
productions154. Elle est donc très généralement perçue comme une interprétation de la
kabbale lurianique. Pour les chercheurs, la nouveauté de son apport relève
essentiellement de la méthodologie logique et de lʼinterprétation théologique des
concepts lurianiques.

e) Lʼétendue du sujet
Après avoir abordé dans notre introduction les problèmes de définition de la
kabbale, nous nous proposons de décrire brièvement dans notre première partie
lʼenchaînement historique des grands thèmes de cette sagesse depuis ses origines
jusquʼau Ramhal. La perception de lʼauthenticité de cette tradition à travers les
travaux des sages qui lʼont étudiée et commentée depuis lʼépoque talmudique nous
permettra de saisir la trame ésotérique qui a orienté notre auteur depuis son très jeune
âge. En effet, comme nous le verrons au début de notre IIe partie, Luzzatto a
commencé à rédiger à vingt ans un Second Zohar, en sʼappuyant sur les révélations
du Patriarche Abraham, et lʼange Maṭaṭrôn. Bien que lʼhistorique de lʼésotérisme juif
depuis sa genèse ait été déjà amplement exploré et répété, nous nous efforcerons de
lʼinscrire dans la voie thématique, en soulignant les principaux sujets traités par cette
tradition.
Dans notre seconde partie, nous analyserons lʼouvrage principal de Luzzatto
dans le domaine de la kabbale lurianique, Qalaḥ, ou Les 138 Portiques de la Sagesse,
qui a été traduit par nos soins. Nous étudierons les thèmes principaux de la kabbale
lurianique ainsi que lʼinterprétation de notre auteur ; nous relèverons ensuite les
différences entre Luria et Luzzatto au sujet de la présentation de lʼenchaînement des
mondes et du concept du tiqqȗn (la réparation du monde).
Enfin, dans notre dernière et troisième partie, nous soulignerons la spécificité
de la kabbale ramhalienne, en nous référant à lʼopuscule Sôd Ha-yîḥȗd, le Secret de
lʼUnité (que nous traduirons complètement), et en lʼinscrivant dans le contexte de la
kabbale zoharique.
Nous nous proposons ainsi de montrer comment la pensée du Ramhal se veut
dʼabord une métaphysique de lʼUnité, révélant par là même la nature spécifique et
authentique de lʼésotérisme juif.

154
. Voir infra, II, 1.2.

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