Apologie de Socrate (PDFDrive)

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Platon

Apologie de Socrate

BeQ
Platon

Apologie de Socrate

Traduction, notices et notes


par
Émile Chambry

La Bibliothèque électronique du Québec


Collection Philosophie
Volume 3 : version 1.01

2
Aussi, à la Bibliothèque :

Criton
Phédon
Le Sophiste
Le Politique
Philèbe
Timée
Critias
Théétète
Protagoras

3
Apologie de Socrate

Édition de référence :
Garnier-Flammarion, no 75.

4
Notice sur la vie de Platon

Platon naquit à Athènes en l’an 428-427 av. J.-C.


dans le dème de Collytos. D’après Diogène Laërce, son
père Ariston descendait de Codros. Sa mère Périctionè,
sœur de Charmide et cousine germaine de Critias, le
tyran, descendait de Dropidès, que Diogène Laërce
donne comme un frère de Solon. Platon avait deux
frères aînés, Adimante et Glaucon, et une sœur, Potonè,
qui fut la mère de Speusippe. Son père Ariston dut
mourir de bonne heure ; car sa mère se remaria avec
son oncle Pyrilampe, dont elle eut un fils, Antiphon.
Quand Platon mourut, il ne restait plus de la famille
qu’un enfant, Adimante, qui était sans doute le petit-fils
de son frère. Platon l’institua son héritier, et nous le
retrouvons membre de l’Académie sous Xénocrate ; la
famille de Platon s’éteignit probablement avec lui ; car
on n’en entend plus parler.
La coutume voulait qu’un enfant portât le nom de
son grand-père, et Platon aurait dû s’appeler comme lui
Aristoclès. Pourquoi lui donna-t-on le nom de Platon,
d’ailleurs commun à cette époque ? Diogène Laërce
rapporte qu’il lui fut donné par son maître de

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gymnastique à cause de sa taille ; mais d’autres
l’expliquent par d’autres raisons. La famille possédait
un domaine près de Képhisia, sur le Céphise, où
l’enfant apprit sans doute à aimer le calme des champs,
mais il dut passer la plus grande partie de son enfance à
la ville pour les besoins de son éducation. Elle fut très
soignée, comme il convenait à un enfant de haute
naissance. Il apprit d’abord à honorer les dieux et à
observer les rites de la religion, comme on le faisait
dans toute bonne maison d’Athènes, mais sans
mysticisme, ni superstition d’aucune sorte. Il gardera
toute sa vie ce respect de la religion et l’imposera dans
ses Lois. Outre la gymnastique et la musique, qui
faisaient le fond de l’éducation athénienne, on prétend
qu’il étudia aussi le dessin et la peinture. Il fut initié à la
philosophie par un disciple d’Héraclite, Cratyle, dont il
a donné le nom à un de ses traités. Il avait de grandes
dispositions pour la poésie. Témoin des succès
d’Euripide et d’Agathon, il composa lui aussi des
tragédies, des poèmes lyriques et des dithyrambes.
Vers l’âge de vingt ans, il rencontra Socrate. Il
brûla, dit-on, ses tragédies, et s’attacha dès lors à la
philosophie. Socrate s’était dévoué à enseigner la vertu
à ses concitoyens : c’est par la réforme des individus
qu’il voulait procurer le bonheur de la cité. Ce fut aussi
le but que s’assigna Platon, car, à l’exemple de son
cousin Critias et de son oncle Charmide, il songeait à se

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lancer dans la carrière politique ; mais les excès des
Trente lui firent horreur. Quand Thrasybule eut rétabli
la constitution démocratique, il se sentit de nouveau,
quoique plus mollement, pressé de se mêler des affaires
de l’État. La condamnation de Socrate l’en dégoûta. Il
attendit en vain une amélioration des mœurs politiques ;
enfin, voyant que le mal était incurable, il renonça à
prendre part aux affaires ; mais le perfectionnement de
la cité n’en demeura pas moins sa grande
préoccupation, et il travailla plus que jamais à préparer
par ses ouvrages un état de choses où les philosophes,
devenus les précepteurs et les gouverneurs de
l’humanité, mettraient fin aux maux dont elle est
accablée.
Il était malade lorsque Socrate but la ciguë, et il ne
put assister à ses derniers moments. Après la mort de
son maître, il se retira à Mégare, près d’Euclide et de
Terpsion, comme lui disciples de Socrate. Il dut ensuite
revenir à Athènes et servir, comme ses frères, dans la
cavalerie. Il prit, dit-on, part aux campagnes de 395 et
de 394, dans la guerre dite de Corinthe. Il n’a jamais
parlé de ses services militaires, mais il a toujours
préconisé les exercices militaires pour développer la
vigueur.
Le désir de s’instruire le poussa à voyager. Vers
390, il se rendit en Égypte, emmenant une cargaison

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d’huile pour payer son voyage. Il y vit des arts et des
coutumes qui n’avaient pas varié depuis des milliers
d’années. C’est peut-être au spectacle de cette
civilisation fidèle aux antiques traditions qu’il en vint à
penser que les hommes peuvent être heureux en
demeurant attachés à une forme immuable de vie, que
la musique et la poésie n’ont pas besoin de créations
nouvelles, qu’il suffit de trouver la meilleure
constitution et qu’on peut forcer les peuples à s’y tenir.
D’Égypte, il se rendit à Cyrène, où il se mit à l’école
du mathématicien Théodore, dont il devait faire un des
interlocuteurs du Théétète. De Cyrène, il passa en Italie,
où il se lia d’amitié avec les pythagoriciens Philolaos,
Archytas et Timée. Il n’est pas sûr que ce soit à eux
qu’il ait pris sa croyance à la migration des âmes ; mais
il leur doit l’idée de l’éternité de l’âme, qui devait
devenir la pierre angulaire de sa philosophie ; car elle
lui fournit la solution du problème de la connaissance.
Il approfondit aussi parmi eux ses connaissances en
arithmétique, en astronomie et en musique.
D’Italie, il se rendit en Sicile. Il vit Catane et l’Etna.
À Syracuse, il assista aux farces populaires et acheta le
livre de Sophron, auteur de farces en prose. Il fut reçu à
la cour de Denys comme un étranger de distinction et il
gagna à la philosophie Dion, beau-frère du tyran. Mais
il ne s’accorda pas longtemps avec Denys, qui le

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renvoya sur un vaisseau en partance pour Égine, alors
ennemie d’Athènes. Si, comme on le rapporte, il le livra
au Lacédémonien Pollis, c’était le livrer à l’ennemi.
Heureusement il y avait alors à Égine un Cyrénéen,
Annikéris, qui reconnut Platon et le racheta pour vingt
mines. Platon revint à Athènes, vraisemblablement en
388. Il avait quarante ans.
La guerre durait encore ; mais elle allait se terminer
l’année suivante par la paix d’Antalkidas. À ce
moment, Euripide était mort et n’avait pas eu de
successeur digne de lui. Aristophane venait de faire
jouer son dernier drame, remanié, le Ploutos, et le
théâtre comique ne devait retrouver son éclat qu’avec
Ménandre. Mais si les grands poètes faisaient défaut, la
prose jetait alors un vif éclat avec Lysias, qui écrivait
des plaidoyers et en avait même composé un pour
Socrate, et Isocrate, qui avait fondé une école de
rhétorique. Deux disciples de Socrate, Eschine et
Antisthène, qui tous deux avaient défendu le maître,
tenaient école et publiaient des écrits goûtés du public.
Platon, lui aussi, se mit à enseigner ; mais au lieu de le
faire en causant, comme son maître, en tous lieux et
avec tout le monde, il fonda une sorte d’école à l’image
des sociétés pythagoriciennes. Il acheta un petit terrain
dans le voisinage du gymnase d’Académos, près de
Colone, le village natal de Sophocle. De là le nom
d’Académie qui fut donné à l’école de Platon. Ses

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disciples formaient une réunion d’amis, dont le
président était choisi par les jeunes et dont les membres
payaient sans doute une cotisation.
Nous ne savons rien des vingt années de la vie de
Platon qui s’écoulèrent entre son retour à Athènes et
son rappel en Sicile. On ne rencontre même dans ses
œuvres aucune allusion aux événements contemporains,
à la reconstitution de l’empire maritime d’Athènes, aux
succès de Thèbes avec Épaminondas, à la décadence de
Sparte. Denys l’Ancien étant mort en 368, Dion, qui
comptait gouverner l’esprit de son successeur, Denys le
Jeune, appela Platon à son aide. Il rêvait de transformer
la tyrannie en royauté constitutionnelle, où la loi et la
liberté régneraient ensemble. Son appel surprit Platon
en plein travail ; mais le désir de jouer un rôle politique
et d’appliquer son système l’entraîna. Il se mit en route
en 366, laissant à Eudoxe la direction de son école. Il
gagna en passant l’amitié d’Archytas, mathématicien
philosophe qui gouvernait Tarente. Mais quand il arriva
à Syracuse, la situation avait changé. Il fut brillamment
reçu par Denys, mais mal vu des partisans de la
tyrannie et en particulier de Philistos, qui était rentré à
Syracuse après la mort de Denys l’Ancien. En outre,
Denys s’étant aperçu que Dion voulait le tenir en
tutelle, le bannit de Syracuse. Tandis que Dion s’en
allait vivre à Athènes, Denys retenait Platon, sous
prétexte de recevoir ses leçons, pendant tout l’hiver.

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Enfin quand la mer redevint navigable, au printemps de
l’année 365, il l’autorisa à partir sous promesse de
revenir avec Dion. Ils se séparèrent amicalement,
d’autant mieux que Platon avait ménagé à Denys
l’alliance d’Archytas de Tarente.
De retour à Athènes, Platon y trouva Dion qui
menait une vie fastueuse. Il reprit son enseignement.
Cependant Denys avait pris goût à la philosophie. Il
avait appelé à sa cour deux disciples de Socrate,
Eschine et Aristippe de Cyrène, et il désirait revoir
Platon. Au printemps de 361, un vaisseau de guerre vint
au Pirée. Il était commandé par un envoyé du tyran,
porteur de lettres d’Archytas et de Denys, où Archytas
lui garantissait sa sûreté personnelle, et Denys lui faisait
entrevoir le rappel de Dion pour l’année suivante.
Platon se rendit à leurs instantes prières et partit avec
son neveu Speusippe. De nouveaux déboires
l’attendaient : il ne put convaincre Denys de la
nécessité de changer de vie. Denys mit l’embargo sur
les biens de Dion. Platon voulut partir ; le tyran le
retint, et il fallut l’intervention d’Archytas pour qu’il
pût quitter Syracuse, au printemps de 360. Il se
rencontra avec Dion à Olympie. On sait comment celui-
ci, apprenant que Denys lui avait pris sa femme, pour la
donner à un autre, marcha contre lui en 357, s’empara
de Syracuse et fut tué en 353. Platon lui survécut cinq
ans. Il mourut en 347-346, au milieu d’un repas de

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noces, dit-on. Son neveu Speusippe lui succéda. Parmi
les disciples de Platon, les plus illustres quittèrent
l’école. Aristote et Xénocrate se rendirent chez Hermias
d’Atarnée, Héraclide resta d’abord à Athènes, puis alla
fonder une école dans sa patrie, Héraclée. Après la mort
de Speusippe, Xénocrate prit la direction de
l’Académie, qui devait subsister jusqu’en 529 de notre
ère, année où Justinien la fit fermer.

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Notice sur l’Apologie de Socrate

Socrate était parvenu à l’âge de soixante-dix ans


lorsqu’il fut accusé par Mélètos, Anytos et Lycon de ne
pas reconnaître les dieux de l’État, d’introduire de
nouvelles divinités et de corrompre la jeunesse. La
peine requise contre lui était la mort.
Le principal accusateur, Mélètos, était un mauvais
poète qui, poussé par Anytos, se chargea de déposer la
plainte au greffe de l’archonte-roi. Anytos et Lycon la
contresignèrent. Anytos, un riche tanneur, qui avait été
stratège en 409 et qui avait combattu les Trente avec
Thrasybule, était un orateur influent et l’un des chefs du
parti populaire. Si l’on en croit Xénophon (Apologie,
29), il était fâché contre Socrate, parce que celui-ci
l’avait blâmé d’élever son fils dans le métier de tanneur.
Il avait sans doute d’autres motifs plus sérieux, des
motifs politiques : il avait dû se sentir blessé par les
critiques de Socrate contre les chefs du parti
démocratique. De Lycon, nous ne savons pas grand-
chose. Le poète comique Eupolis lui reproche d’être
d’une origine étrangère et Cratinos fait allusion à sa
pauvreté et à ses mœurs efféminées. En tout cas, il

13
semble avoir été un personnage de peu d’importance.
Dans ce concert d’accusateurs, Mélètos représentait les
poètes, Anytos les artisans et les hommes politiques,
Lycon les orateurs, tous gens dont Socrate, en mettant
leur savoir à l’épreuve, avait choqué l’amour-propre et
suscité les rancunes.
Socrate, en butte à toutes ces haines, ne se fit pas
illusion. Mais, bien qu’il s’attendît à être condamné, il
continua à s’entretenir à l’ordinaire avec ses disciples
de toutes sortes de sujets étrangers à son procès.
Comme son ami Hermogène s’étonnait (Apologie de
Socrate, par Xénophon, 3 et 4) qu’il ne songeât pas à sa
défense : « Ne te semble-t-il pas, répondit-il, que je
m’en suis occupé toute ma vie ? – Et comment ? – En
vivant sans commettre aucune injustice. » Et comme
Hermogène lui objectait que les tribunaux d’Athènes
avaient souvent fait périr des innocents, il répondit qu’il
avait par deux fois essayé de composer une apologie,
mais que son signe divin l’en avait détourné. D’après
Diogène Laërce, Lysias lui aurait proposé un plaidoyer
qui aurait sans doute emporté l’acquittement. Il le
refusa en disant : « Ton discours est fort beau, mais ne
me convient pas. » Ce discours était sans doute
composé suivant les règles de la rhétorique et visait à
exciter la pitié des juges. C’est ce que Socrate ne
voulait pas. Il se défendit lui-même dans un discours
qu’il n’écrivit pas, mais qu’il avait dû néanmoins

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méditer à l’avance. Il y montra une fierté de langage qui
frappa ses amis aussi bien que ses juges. « D’autres, dit
Xénophon, ont écrit sur son procès, et tous ont bien
rendu la fierté de son langage, ce qui prouve que c’est
bien ainsi qu’il parla. » Condamné à soixante voix de
majorité sur cinq cents ou cinq cent un votants*, et
invité à fixer sa peine, il refusa de le faire, pour ne pas
se reconnaître coupable, dit Xénophon. Il demanda
même, d’après Platon, à être nourri au prytanée. Cette
demande parut être une bravade au jury, qui le
condamna à mort à une majorité plus forte. Conduit en
prison, il dut y attendre un mois le retour de la théorie
envoyée à Délos ; car il n’était pas permis de mettre
quelqu’un à mort entre le départ et le retour des députés
qui allaient sacrifier chaque année dans l’île sainte. Il
eût pu s’évader de sa prison. Il refusa de le faire. Il
continua à s’entretenir avec ses disciples admis dans sa
prison jusqu’au retour de la galère sacrée. Il but alors la
ciguë et mourut avec une sérénité qui couronnait
dignement une longue carrière consacrée à la science et
à la vertu.

*
Le tribunal des Héliastes qui jugea Socrate se composait de 6000
membres élus par le sort, 600 par tribu. Mais ils ne siégeaient pas tous à la
fois ; d’ordinaire la cour se formait de 500 ou 501 juges, quelquefois de
1000, quelquefois de 300 ou 400. Le jury devant lequel Socrate comparut
comprenait 500 ou 501 juges.

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La condamnation de Socrate ne pouvait manquer
d’être discutée. S’il avait contre lui des juges prévenus
dès longtemps contre les sophistes avec lesquels on le
confondait, et des démocrates qui ne lui pardonnaient
pas ses critiques contre le régime de la fève, il avait
pour lui tous ceux qui le connaissaient bien et en
particulier des disciples fervents comme Antisthène,
Eschine, Xénophon et Platon. Ceux-ci ne tardèrent pas
à prendre la défense de leur maître, et c’est pour le faire
connaître tel qu’il était que Platon écrivit son Apologie.
Il est bien certain – les divergences entre l’apologie de
Platon et celle que composa plus tard Xénophon le
montrent d’une manière assez claire – que Platon, pas
plus que Xénophon, ne reproduit pas les paroles mêmes
de Socrate devant ses juges. Il a dû pourtant en
reproduire l’essentiel et réfuter à peu près comme lui
les griefs des accusateurs ; autrement le nombreux
public qui avait entendu Socrate aurait pu l’accuser de
mensonge et ruiner ainsi l’effet de son ouvrage.
D’ailleurs Platon ne pouvait mieux faire pour défendre
son maître que d’en présenter à ses lecteurs une image
aussi exacte que possible. On sait par les pastiches qu’il
a faits de Lysias, de Protagoras, de Prodicos et d’autres,
combien il était habile à contrefaire les talents les plus
divers. Aussi l’on peut croire qu’en s’appliquant à faire
revivre la figure de son maître vénéré, il en a reproduit
les traits avec une grande fidélité.

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L’Apologie se divise en trois parties bien distinctes.
Dans la première, de beaucoup la plus importante,
Socrate discute le réquisitoire de ses accusateurs ; dans
la seconde, il fixe sa peine ; dans la troisième, il montre
aux juges qui l’ont condamné le tort qu’ils se sont fait
et il s’entretient avec ceux qui l’ont acquitté de la mort
et de l’au-delà.

PREMIÈRE PARTIE. – Dès l’exorde de la première


partie, on reconnaît Socrate à sa feinte modestie. Il est,
dit-il, entièrement étranger au langage des tribunaux.
Aussi se bornera-t-il à dire simplement la vérité. Il
indique ensuite les deux grandes divisions de son
plaidoyer : il répondra d’abord aux calomnies
propagées depuis longtemps contre lui ; il discutera
ensuite les griefs de ses accusateurs récents.
On l’accuse depuis des années de chercher à
pénétrer les secrets de la nature, de faire d’une bonne
cause une mauvaise et d’enseigner aux autres à le faire
aussi. C’est ainsi qu’un poète comique (Aristophane,
Nuées) l’a représenté sur la scène, « se promenant dans
les airs et débitant toute sorte de sottises ». Il proteste
qu’il n’entend rien aux sciences de la nature, qu’il n’a
jamais eu de disciples, à la manière des sophistes, qui
font payer leurs leçons fort cher, tandis qu’il n’a jamais
fait payer à personne le droit d’assister à ses entretiens.

17
D’où viennent donc ces faux bruits qui courent sur son
compte ? C’est qu’un jour, ayant été proclamé le plus
sage des hommes par l’oracle de Delphes, il a voulu
s’assurer si l’oracle disait vrai. Il a interrogé les
hommes les plus sages, les hommes d’État, puis les
poètes, puis les artisans. Il a trouvé, et leur a démontré
que, se croyant sages, ils ne l’étaient pas. Il a ainsi
reconnu qu’il avait au moins sur eux cette supériorité,
c’est que, n’étant pas sage, il ne croyait pas non plus
qu’il l’était. Les jeunes gens qui le fréquentaient l’ont
imité, et tous ces gens convaincus d’ignorance, soit par
lui, soit par les jeunes gens, au lieu de s’en prendre à
eux-mêmes, l’accusent de corrompre la jeunesse.
Ce sont ces calomnies invétérées qui ont enhardi
Mélètos, Anytos et Lycon à porter la plainte qu’ils ont
déposée contre lui. Il va essayer de les réfuter dans la
première partie de son discours. Il entreprend d’abord
de ridiculiser Mélètos et de faire voir aux juges que ce
grand justicier ne s’est jamais préoccupé de l’éducation
de la jeunesse. Il procède comme dans ses enquêtes
journalières et, par une série de questions habilement
conduites, il réduit son adversaire à déclarer que tout le
monde est capable d’améliorer la jeunesse et que
Socrate seul la corrompt. Mais comment pourrais-je le
faire ? demande-t-il. Ne sais-je pas qu’en semant le mal
on ne récolte que le mal ? Comme tout homme sensé, je
ne puis donc la corrompre qu’involontairement ; dès

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lors je ne mérite que des remontrances, et non un
châtiment.
Mélètos n’est pas plus conséquent avec lui-même,
quand il accuse Socrate de nier l’existence des dieux.
D’une part, il prétend que Socrate ne croit pas aux
dieux, et de l’autre il affirme qu’il croit aux choses
démoniaques et donc aux démons, qui sont fils des
dieux. C’est comme s’il disait : Socrate croit aux dieux
et Socrate ne croit pas aux dieux.
Mais pourquoi Socrate se livre-t-il à des occupations
qui le mettent en danger de périr ? C’est que, lorsqu’on
a choisi soi-même un poste ou qu’on y a été placé par
un chef, on ne doit pas le déserter, dût-on y laisser la
vie. Or il s’est donné, sur l’ordre du dieu de Delphes, la
mission d’améliorer ses concitoyens, et, tant qu’il aura
un souffle de vie, il s’attachera comme un taon aux
Athéniens pour les piquer et les exciter à la vertu. Soit,
dira-t-on ; mais puisqu’il veut servir les véritables
intérêts de ses concitoyens, pour quelle raison ne
monte-t-il pas à la tribune pour donner des conseils à la
république ? C’est qu’une voix divine, qui lui est
familière, l’en a toujours détourné, et avec raison ; car
avec sa franchise et son attachement aux lois, il n’aurait
pas vécu longtemps. Il s’en est bien rendu compte
lorsque, seul entre tous, il osa tenir tête à l’assemblée en
délire dans le procès des généraux des Arginuses et

19
lorsqu’il refusa d’obéir aux Trente tyrans qui lui avaient
donné l’ordre d’aller arrêter Léon de Salamine, un
innocent qu’ils voulaient mettre à mort. Soit dans sa vie
publique, soit dans sa vie privée, Socrate n’a jamais fait
une concession contraire à la justice, pas même à ceux
que le vulgaire appelle ses disciples. S’il les avait
corrompus, eux-mêmes ou leurs parents se lèveraient
pour l’accuser ; mais aucun ne l’accuse.
Socrate a dit ce qu’il avait à dire pour sa défense. Il
s’en tiendra là : il ne recourra pas, comme les autres
accusés, à des supplications qui sont indignes de lui et
indignes des juges, lesquels ne doivent pas céder à la
pitié, mais n’écouter que la justice. Il s’en remet donc
aux juges et à Dieu de décider ce qu’il y a de mieux
pour eux et pour lui.

DEUXIÈME PARTIE. – Après ce plaidoyer, les juges


allèrent aux voix et Socrate fut déclaré coupable par
une majorité de soixante voix. Dans les procès comme
celui-ci, où la loi ne fixait pas la peine, l’accusateur en
proposait une, et l’accusé, s’il était déclaré coupable, en
proposait une autre, et le jury choisissait l’une ou
l’autre, sans pouvoir y rien changer. Les adversaires de
Socrate requéraient la mort. Invité à fixer sa peine, il
estima, lui, qu’au lieu d’une peine, ses services
méritaient une récompense, et il demanda à être nourri

20
au prytanée. Et ce ne fut point par bravade, comme
l’interprétèrent sans doute un grand nombre de juges,
qu’il fit cette proposition inattendue ; mais, n’ayant
jamais fait de mal à personne, il ne voulait pas non plus,
dit-il, s’en faire à lui-même. Il ne voulait ni de l’exil ni
d’une amende qu’il n’aurait pu payer. Pourtant il offrit
une mine, puis, pressé par ses amis présents, trente
mines.

TROISIÈME PARTIE. – Là-dessus, il fut condamné à


mort par une majorité plus forte que la première. Puis,
tandis que l’on exécutait les formalités nécessaires pour
le mener en prison, il reprit doucement les juges qui
n’avaient pas eu la patience d’attendre la mort d’un
vieillard de soixante-dix ans. Il s’adressa d’abord à
ceux qui l’avaient condamné et s’étaient ainsi chargés
d’un crime inutile, puisqu’ils n’échapperaient pas aux
censures d’une jeunesse moins retenue que lui. Il
s’adressa ensuite à ceux qui l’avaient absous et les
rassura sur son sort. La mort, leur dit-il, ne saurait être
un mal pour lui. La voix prophétique ne l’avait point
arrêté au cours du procès : c’est donc qu’elle approuvait
ce qui allait se passer. Et en effet pourquoi craindrait-il
la mort ? Si c’est un sommeil, c’est un bonheur. Si c’est
un passage dans un autre lieu, où l’on doit rencontrer
les héros des temps passés, quel plaisir ce sera de

21
converser avec eux ! Aussi n’a-t-il point de
ressentiment contre ceux qui l’ont condamné. Enfin,
avant de prendre congé d’eux, il recommande aux
Athéniens de traiter ses enfants comme il a traité lui-
même ses concitoyens et de les morigéner s’ils
préfèrent les richesses à la vertu. « Et maintenant, voici
l’heure, dit-il, de nous en aller, moi pour mourir, vous
pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage, nul ne le
sait, excepté le dieu. »
Comment, après s’être expliqué avec tant de
sincérité, tant de noblesse et de grandeur d’âme, Socrate
put-il être ainsi méconnu et condamné ? Ce n’est pas
qu’il ait insuffisamment réfuté le réquisitoire de ses
accusateurs et qu’il ait, comme on l’a dit, escamoté les
accusations de Mélètos en se moquant de lui, pour
éviter de s’expliquer à fond sur les dieux et sa manière
d’instruire la jeunesse. Sans doute il se faisait des dieux
une idée plus haute que le vulgaire ; il rejetait, comme
le fera Platon dans la République, les combats, les
adultères, les crimes et les vices que les légendes
sacrées leur prêtaient. Mais cela ne l’empêchait pas de
les honorer et de leur sacrifier publiquement ; car il
avait l’âme religieuse, mystique même, et ce serait une
erreur de voir en lui ce que nous appellerions un libre
penseur. Il pratiquait la religion courante comme le
feront ses disciples Xénophon et Platon. Il n’était donc
pas condamnable de ce chef. Il ne l’était pas davantage

22
d’introduire des divinités nouvelles. Ce que visait ici
l’accusation, c’est le signe divin qui avertissait Socrate
quand il allait faire quelque chose de mal. Mais ce signe
divin n’était pas une chose extraordinaire dans la
religion grecque, puisqu’il était admis que les dieux
avertissaient qui ils voulaient par la voie des oracles,
des rencontres, des augures ou de toute autre manière
qu’il leur plaisait. Tout au plus ses juges pouvaient-ils
se choquer qu’il se prétendît ainsi spécialement favorisé
par les dieux. Quant à corrompre la jeunesse, le
reproche ne pouvait guère paraître plus fondé. Il est vrai
que quelques pères de famille auraient pu se plaindre
que Socrate s’interposât entre eux et leurs enfants ;
mais n’est-ce point le cas de tous les pédagogues et
précepteurs auxquels les parents confient leurs fils ?
Ceux-là seuls qui avaient fréquenté Socrate, ou leurs
parents, auraient pu se plaindre de cette prétendue
corruption. Or aucun ne se leva pour l’accuser.
Il fut cependant condamné. Quelles furent donc les
véritables causes de sa condamnation ? Socrate, qui s’y
attendait, nous l’a dit lui-même. Ce furent les haines
qu’il s’attira en démasquant l’ignorance des grands
personnages en présence des jeunes gens, qui prenaient
grand plaisir à les voir confondus. Mais il y eut d’autres
raisons. Dès avant les attaques d’Aristophane, comme
on le voyait discuter comme les sophistes et disputer
avec eux, le peuple ignorant le prenait lui-même pour

23
un sophiste. Or les sophistes, destructeurs des vieilles
traditions, passaient pour des impies, des athées et des
professeurs d’immoralité. C’est aussi l’idée que
beaucoup se faisaient de Socrate, et, comme il le dit lui-
même, ce n’est pas dans le peu de temps que lui
mesurait la clepsydre qu’il pouvait les détromper. Il est
certain aussi, bien qu’il n’en soit pas question dans
l’Apologie, qu’à ces raisons morales s’ajoutèrent aussi
des raisons politiques. Ses relations avec les jeunes
gens riches, qui seuls avaient le loisir de le suivre, le
rendaient suspect aux chefs du parti populaire. Il ne
cachait pas d’ailleurs le dédain que lui inspirait le
régime de flatterie et d’incompétence qu’était la
démocratie athénienne. Enfin, bien qu’il ne soit pas fait
mention dans l’Apologie de Critias et d’Alcibiade, on
peut croire que les rapports qu’il avait eus avec ces
deux hommes funestes renforcèrent dans l’esprit des
juges la conviction qu’il corrompait la jeunesse. C’est
ce qui me semble résulter du passage 33 a et b, où il
affirme qu’il n’avait jamais fait de concession contraire
à la justice, même à ceux que ses calomniateurs
appelaient ses disciples, et où il ajoute ensuite que, si
quelqu’un de ceux qui l’ont entendu tourne bien ou mal,
il n’en est pas responsable. Polycratès insistera sur ce
point dans son Accusation contre Socrate ; mais il est à
présumer qu’on avait dit à ceux des jurés qui
l’ignoraient que Critias et Alcibiade avaient suivi les

24
leçons de Socrate. Malgré ces haines et ces préventions,
il est à peu près certain, étant donné la faible majorité
qui le déclara coupable, que, s’il eût voulu s’abaisser
aux supplications et s’il eût amené ses enfants pour
émouvoir la pitié des jurés, il eût été acquitté, et l’on
peut dire que, s’il ne le fut pas, c’est qu’il se laissa
volontairement condamner. C’est sa µεγαληγορία,
c’est-à-dire la fierté de son langage, qui le perdit dans
l’esprit de ses juges. Sa demande d’être nourri au
prytanée, en dépit de ce qu’il put dire, fut prise pour
une bravade et fit passer un certain nombre de ceux qui
l’avaient absous d’abord dans le camp de ses
adversaires.
La fierté avec laquelle Socrate s’était défendu avait
frappé tous ceux qui avaient assisté à son procès. C’est
ce dont témoigne Xénophon, qui n’était pas présent,
mais qui le tenait d’Hermogène, un fidèle ami de
Socrate, qui avait suivi les débats. C’est d’après les
récits d’Hermogène que Xénophon a composé lui aussi
une Apologie de Socrate, qu’il publia quelques années,
semble-t-il, après celle de Platon. Les deux auteurs
s’accordent sur les points essentiels, sur les trois phases
du procès : réfutation de l’accusation, fixation de la
peine, allocution finale aux juges, et sur le fond de
l’argumentation de Socrate pour se disculper des trois
griefs allégués contre lui. Mais il y a des divergences
sur des points de détail. Chez Platon, la voix divine

25
arrête Socrate, mais ne le pousse jamais à agir ; chez
Xénophon, elle ne se borne pas à l’arrêter, elle lui
indique aussi ce qu’il doit faire. Chez Xénophon, nous
entendons le jury murmurer, quand Socrate parle de ses
avertissements divins, et se récrier plus fort encore,
quand il rapporte l’oracle recueilli par Khairéphon.
Autre différence : Socrate, chez Xénophon, refuse
absolument de proposer une peine contre lui-même,
parce que ce serait se déclarer coupable ; mais il ne
demande pas à être nourri au prytanée. C’est ce qu’il
fait chez Platon, avant de condescendre à proposer
d’abord une mine, puis, sur les instances de ses amis,
trente mines. Enfin, dans l’allocution finale, Xénophon
ne parle pas des idées que Socrate exprime, dans
Platon, sur la mort et sur l’espoir qu’il a de s’entretenir
dans l’Hadès avec Palamède et les autres héros
anciens : il se borne à dire que Socrate se console de sa
mort en la comparant à la mort injuste de Palamède. Sur
tous ces points, c’est Platon qu’il faut en croire ; car il
fut un témoin oculaire du procès et il rédigea les
discours de Socrate quelque trois ans seulement après la
mort de son maître. S’il avait inventé des choses que
Socrate n’aurait pas dites, notamment la demande d’être
nourri au prytanée, il aurait été démenti et honni par les
juges et les assistants, qui avaient gardé des débats un
souvenir d’autant plus exact qu’il était relativement
récent.

26
Au reste, l’Apologie de Xénophon est fort courte :
c’est un résumé des récits que lui a faits Hermogène, et
l’image qu’il nous présente de Socrate n’y est pas
toujours exacte. Quand, pour expliquer la fierté de
langage de Socrate, il nous dit qu’il était devenu
indifférent à la vie, parce qu’il craignait les ennuis de la
vieillesse, il oublie que Socrate, avec son admirable
constitution, pouvait se promettre encore dix ans de vie
pour continuer sa mission, à laquelle il était
invinciblement attaché. À entendre Socrate vanter sa
tempérance, son désintéressement, sa justice, comme il
le fait chez Xénophon, on ne reconnaît ni la modestie,
ni la bonhomie, ni l’ironie de l’enchanteur qui attirait la
jeunesse autour de lui. Ces qualités se retrouvent au
contraire dans les discours que Platon prête à son
maître. Il le fait parler comme il parlait sans doute à
l’agora ou dans les gymnases, avec une simplicité
familière, mais toujours décente, sans prétention ni
recherche d’aucune sorte, mais, quand le sujet s’y prête,
avec une ironie mordante ou une élévation singulière.
On reconnaît à son langage l’esprit original, la moralité
supérieure, l’enthousiasme mystique de ce prédicateur
qui scella de sa mort les exemples et les leçons qu’il
avait donnés pendant sa vie.

27
Apologie de Socrate

28
Première partie

I. – Quelle impression mes accusateurs ont faite sur


vous, Athéniens, je l’ignore. Pour moi, en les écoutant,
j’ai presque oublié qui je suis, tant leurs discours étaient
persuasifs. Et cependant, je puis l’assurer, ils n’ont pas
dit un seul mot de vrai. Mais ce qui m’a le plus étonné
parmi tant de mensonges, c’est quand ils ont dit que
vous deviez prendre garde de vous laisser tromper par
moi, parce que je suis habile à parler. Qu’ils n’aient
point rougi à la pensée du démenti formel que je vais à
l’instant leur donner, cela m’a paru de leur part le
comble de l’impudence, à moins qu’ils n’appellent
habile à parler celui qui dit la vérité. Si c’est là ce qu’ils
veulent dire, j’avouerai que je suis orateur, mais non à
leur manière. Quoi qu’il en soit, je vous répète qu’ils
n’ont rien dit ou presque rien qui soit vrai. Moi, au
contraire, je ne vous dirai que l’exacte vérité.
Seulement, par Zeus, Athéniens, ce ne sont pas des
discours parés de locutions et de termes choisis et
savamment ordonnés que vous allez entendre, mais des
discours sans art, faits avec les premiers mots venus. Je
suis sûr de ne rien dire que de juste ; qu’aucun de vous

29
n’attende de moi autre chose.
Il siérait mal, Athéniens, je crois, à un homme de
mon âge de venir devant vous façonner des phrases
comme le font nos petits jeunes gens. Aussi, Athéniens,
ai-je une demande, et une demande instante, à vous
faire, c’est que, si vous m’entendez présenter ma
défense dans les mêmes termes que j’emploie pour vous
parler, soit à l’agora et près des tables des banquiers, où
beaucoup d’entre vous m’ont entendu, soit en d’autres
endroits, vous n’alliez pas vous en étonner et vous
récrier. Car, sachez-le, c’est aujourd’hui la première
fois que je comparais devant un tribunal, et j’ai plus de
soixante-dix ans ; aussi je suis véritablement étranger
au langage qu’on parle ici. Si je n’étais pas athénien,
vous m’excuseriez sans doute de parler dans le dialecte
où j’aurais été élevé et à la manière de mon pays. Eh
bien, je vous demande aujourd’hui, et je crois ma
demande juste, de ne pas prendre garde à ma façon de
parler, qui pourra être plus ou moins bonne, et de ne
considérer qu’une chose et d’y prêter toute votre
attention, c’est si mes allégations sont justes ou non ;
car c’est en cela que consiste le mérite propre du juge ;
celui de l’orateur est de dire la vérité.

II. – Et maintenant, Athéniens, il est juste que je


commence par répondre aux anciennes calomnies

30
répandues contre moi et à mes premiers accusateurs ; je
répondrai ensuite aux accusations et aux accusateurs
plus récents. Car j’ai été accusé près de vous, et depuis
de longues années déjà, par bien des gens qui ne
disaient rien de vrai, et ceux-là, je les crains plus
qu’Anytos et ses associés, qui pourtant sont à craindre,
eux aussi. Oui, Athéniens, les premiers sont les plus
redoutables, parce que, prenant la plupart d’entre vous
dès l’enfance, ils m’ont chargé d’accusations qui ne
sont que mensonges et vous ont fait croire qu’il existe
un certain Socrate, savant homme, qui spécule sur les
phénomènes célestes, recherche ce qui se passe sous la
terre et qui d’une méchante cause en fait une bonne.
Les gens qui ont répandu ces bruits, voilà, Athéniens,
les accusateurs que j’ai à craindre. Car ceux qui les
écoutent sont persuadés que les gens qui se livrent à ces
recherches n’honorent pas les dieux. J’ajoute que ces
accusateurs-là sont nombreux et qu’ils m’accusent
depuis longtemps ; en outre ils s’adressaient à vous à
l’âge où vous étiez le plus crédules, quand quelques-uns
de vous étaient encore enfants ou adolescents, et ils me
faisaient un véritable procès par défaut, puisque
personne n’était là pour me défendre. Et ce qu’il y a de
plus déconcertant, c’est qu’il n’est même pas possible
de les connaître et de les nommer, sauf peut-être certain

31
poète comique1. Mais ceux qui, par envie ou par
dénigrement, cherchaient à vous persuader, et ceux qui,
persuadés eux-mêmes, en persuadaient d’autres, ceux-là
sont les plus embarrassants ; car il n’est même pas
possible de faire comparaître ici aucun d’eux ni de le
réfuter, et il me faut vraiment, comme on dit, me battre
contre des ombres, et, pour me défendre, confondre des
adversaires, sans que personne me réponde. Mettez-
vous donc dans l’esprit que, comme je vous le dis, j’ai
affaire à deux sortes d’accusateurs, d’une part ceux qui
m’ont dernièrement cité en justice, et de l’autre, les
anciens, dont je viens de parler. Persuadez-vous que
c’est à ces derniers que je dois répondre d’abord ; car ce
sont eux dont vous avez entendu d’abord les
accusations, et beaucoup plus que celles des autres, plus
récents.
Cela dit, Athéniens, il faut à présent me défendre et
tenter de vous ôter la mauvaise impression que vous
avez nourrie si longtemps, et vous l’ôter dans un temps
bien court. Je voudrais bien y parvenir, si vous et moi
devons en tirer quelque avantage, et ne pas perdre ma
peine à faire mon apologie ; mais cela me paraît
difficile et je ne me fais pas d’illusion sur ce point. Que
les choses tournent donc comme il plaît à Dieu ; je n’en

1
Ce poète comique est Aristophane, qui va être nommé tout à l’heure.

32
dois pas moins obéir à la loi et plaider ma cause.

III. – Remontons donc à l’origine et voyons sur quoi


repose l’accusation qui m’a fait tant décrier et qui a
enhardi Mélètos à rédiger contre moi cette accusation.
Voyons, que disaient au juste ceux qui me
calomniaient ? Supposons qu’ils nous traduisent devant
vous et lisons leur acte d’accusation : « Socrate est
coupable : il recherche indiscrètement ce qui se passe
sous la terre et dans le ciel, il rend bonne la mauvaise
cause et il enseigne à d’autres à faire comme lui. » En
voilà la teneur : c’est ce que vous avez vu de vos
propres yeux dans la comédie d’Aristophane, c’est-à-
dire un certain Socrate qu’on charrie à travers la scène,
qui déclare qu’il se promène dans les airs et qui débite
cent autres extravagances sur des sujets où je n’entends
absolument rien1. Et ce que j’en dis n’est pas pour
déprécier cette science, s’il y a quelqu’un qui soit
entendu en ces matières, et pour éviter un nouveau
procès de la part de Mélètos ; mais c’est que réellement
je ne m’en occupe en aucune façon. J’en prends à
témoin la plupart d’entre vous, et je vous demande de
vous renseigner mutuellement et de rapporter ce que
vous savez, vous tous qui m’avez entendu discourir.

1
Aristophane, Nuées, 218 et suiv.

33
Beaucoup d’entre vous sont dans ce cas. Dites-vous
donc les uns aux autres si jamais quelqu’un de vous m’a
entendu discourir peu ou prou sur de tels sujets, et vous
reconnaîtrez par là que tous les bruits que la foule fait
courir sur mon compte sont du même acabit.

IV. – Il n’y a effectivement rien de réel dans ces


bruits, et si quelqu’un vous a dit encore que je me mêle
d’enseigner et me fais payer pour cela, cela non plus
n’est pas vrai. Ce n’est pas d’ailleurs que je ne trouve
beau d’être capable d’instruire des hommes, comme
Gorgias le Léontin, comme Prodicos de Kéos, comme
Hippias d’Elis1. Chacun de ces maîtres, Athéniens, dans
quelque ville qu’il se rende, a le don d’attirer les jeunes
gens, et quand ceux-ci pourraient s’attacher sans bourse
délier à tel de leurs concitoyens qu’il leur plairait, ils
leur persuadent de quitter la compagnie de leurs
concitoyens pour s’attacher à eux, et les jeunes gens les
payent pour cela et se tiennent encore pour leurs
obligés. Il y a même ici, m’a-t-on dit, un autre savant
homme, un citoyen de Paros2, qui séjourne parmi nous.
J’étais allé par hasard chez un homme qui a donné aux
sophistes plus d’argent que tous les autres ensemble ;

1
Sur Gorgias, voir le Gorgias ; sur Prodicos et Hippias, voir le
Protagoras.
2
Il s’agit d’Évènos de Paros, qui fut à la fois sophiste et poète.

34
c’est Callias, fils d’Hipponicos1. Je lui posai une
question à propos de ses deux fils : « Callias, lui dis-je,
si au lieu de deux fils, tu avais eu deux poulains ou
deux veaux, nous saurions leur choisir un instructeur
qui, moyennant salaire, les rendrait aussi bons et beaux
que le comporte leur nature, et cet instructeur serait un
habile écuyer ou un laboureur expert. Mais, comme ce
sont des hommes, qui as-tu dessein de prendre pour les
gouverner ? Qui saura leur enseigner la vertu propre à
l’homme et au citoyen ? Je ne doute pas que tu n’y aies
réfléchi, puisque tu as des fils. As-tu quelqu’un, lui
demandai-je, oui ou non ? – Oui, répondit-il. – Qui est-
ce, demandai-je, de quel pays est-il et combien fait-il
payer ses leçons ? – C’est Évènos, Socrate, répondit-il ;
il est de Paros, il prend cinq mines. » Et moi, je trouvai
que cet Évènos était un homme bien heureux, s’il est
vrai qu’il possède cet art et qu’il l’enseigne à un prix si
modéré. En tout cas, je serais moi-même bien fier et
bien glorieux, si je savais en faire autant ; mais,
franchement, Athéniens, je ne le sais pas.

1
Le riche Callias, dont la maison était le rendez-vous des sophistes,
appartenait à la famille des « hérauts », qui remontait à Triptolème. Il était
par droit héréditaire porteur de torche à Éleusis et hôte de Lacédémone.
Son père Hipponicos battit les Béotiens à Tanagra en 426 et périt deux ans
plus tard à la bataille de Dèlion. Lui-même fut stratège dans la guerre de
Corinthe en 390. Sa mère avait épousé en secondes noces Périclès.

35
V. – Cela étant, quelqu’un de vous dira peut-être :
« Mais alors, Socrate, quelle affaire est-ce donc que la
tienne ? D’où sont venues ces calomnies répandues
contre toi ? Tu prétends que tu ne fais rien de plus
extraordinaire que les autres ; mais tu ne serais
sûrement pas l’objet de tant de bruits et de racontars, si
tu ne faisais pas autre chose que les autres. Dis-nous
donc ce qui en est, afin que nous ne te jugions pas à la
légère. » Cette objection me paraît juste, et je vais
essayer de vous expliquer d’où me sont venues cette
notoriété et ces calomnies. Écoutez donc. Peut-être
quelques-uns d’entre vous s’imagineront-ils que je
plaisante ; pourtant, soyez sûrs que je ne vous dirai que
la vérité. La réputation qu’on m’a faite ne vient pas
d’autre chose que d’une certaine sagesse qui est en moi.
Quelle est cette sagesse ? C’est peut-être une sagesse
purement humaine. Cette sagesse-là, il se peut que je la
possède effectivement, tandis que ceux dont je parlais
tout à l’heure en ont une qui est sans doute plus
qu’humaine ; sinon, je ne sais qu’en dire ; car moi, je ne
la connais pas et qui dit le contraire est un menteur et le
dit pour me dénigrer.
Maintenant, Athéniens, n’allez pas murmurer, même
si vous trouvez que je parle de moi trop
avantageusement. Car le propos que je vais redire n’est
pas de moi ; mais celui auquel il faut le rapporter mérite
votre confiance. Pour témoigner de ma sagesse, je

36
produirai le dieu de Delphes, qui vous dira si j’en ai une
et ce qu’elle est. Vous connaissez sans doute
Khairéphon1. C’était mon camarade d’enfance et un
ami du peuple, qui partagea votre récent exil et revint
avec vous. Vous savez aussi quel homme c’était que
Khairéphon et combien il était ardent dans tout ce qu’il
entreprenait. Or, un jour qu’il était allé à Delphes, il osa
poser à l’oracle la question que voici – je vous en prie
encore une fois, juges, n’allez pas vous récrier –, il
demanda, dis-je, s’il y avait au monde un homme plus
sage que moi. Or la pythie lui répondit qu’il n’y en
avait aucun. Et cette réponse, son frère, qui est ici,
l’attestera devant vous, puisque Khairéphon est mort.

VI. – Considérez maintenant pourquoi je vous en


parle. C’est que j’ai à vous expliquer l’origine de la
calomnie dont je suis victime. Lorsque j’eus appris
cette réponse de l’oracle, je me mis à réfléchir en moi-
même : « Que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses
paroles ? Car moi, j’ai conscience de n’être sage ni peu

1
Khairéphon figure à côté de Socrate dans les Nuées d’Aristophane
(104, 144, 503, 831, 1465, 1505). C’était un homme maladif, au teint pâle.
Eupolis l’appelle πύειυοζ (jaune comme du buis). Dans les Oiseaux
d’Aristophane il est appelé chauve-souris (1296 et 1564), parce qu’il
vivait enfermé et ne sortait que le soir. Le frère de Khairéphon était peut-
être Khairécratès, dont il est question dans Xénophon, Mémorables, II, 3,
I.

37
ni prou. Que veut-il donc dire, quand il affirme que je
suis le plus sage ? car il ne ment certainement pas ; cela
ne lui est pas permis. » Pendant longtemps je me
demandai quelle était son idée ; enfin je me décidai,
quoique à grand-peine, à m’en éclaircir de la façon
suivante : je me rendis chez un de ceux qui passent pour
être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux que là,
contrôler l’oracle et lui déclarer : « Cet homme-ci est
plus sage que moi, et toi, tu m’as proclamé le plus
sage. » J’examinai donc cet homme à fond ; je n’ai pas
besoin de dire son nom, mais c’était un de nos hommes
d’État, qui, à l’épreuve, me fit l’impression dont je vais
vous parler. Il me parut en effet, en causant avec lui,
que cet homme semblait sage à beaucoup d’autres et
surtout à lui-même, mais qu’il ne l’était point. J’essayai
alors de lui montrer qu’il n’avait pas la sagesse qu’il
croyait avoir. Par là, je me fis des ennemis de lui et de
plusieurs des assistants. Tout en m’en allant, je me
disais en moi-même : « Je suis plus sage que cet
homme-là. Il se peut qu’aucun de nous deux ne sache
rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque
chose, alors qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne
sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble
donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait
même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non
plus le savoir. » Après celui-là, j’en allai trouver un
autre, un de ceux qui passaient pour être plus sages

38
encore que le premier, et mon impression fut la même,
et ici encore je me fis des ennemis de lui et de beaucoup
d’autres.

VII – Je n’en poursuivis pas moins mon enquête. Je


sentais bien, il est vrai, que je me faisais des ennemis, et
j’en éprouvais de l’ennui et de l’appréhension, mais je
me croyais obligé de mettre le service du dieu au-
dessus de tout. Il me fallait donc, pour m’enquérir du
sens de l’oracle, aller trouver tous ceux qui passaient
pour posséder quelque savoir. Or, par le chien1,
Athéniens, car je vous dois la vérité, voici à peu près ce
qui m’arriva. Ceux qui étaient le plus réputés pour leur
sagesse me parurent être, sauf quelques exceptions,
ceux qui en manquaient le plus, en les examinant selon
la pensée du dieu, tandis que d’autres, qui passaient
pour inférieurs, me semblèrent être des hommes plus
sensés. Il faut bien que je vous raconte mes courses,
comme autant de travaux que j’accomplissais pour
m’assurer que l’oracle était irréfutable.
Après les hommes d’État, j’allai trouver les poètes,
auteurs de tragédies, auteurs de dithyrambes et autres,

1
Le serment par le chien, appelé serment de Rhadamante, était peut-
être d’origine orphique. L’esclave Xanthias dans les Guêpes
d’Aristophane jure aussi par le chien.

39
comptant bien que cette fois j’allais prendre sur le fait
l’infériorité de ma sagesse à l’égard de la leur. Je pris
donc avec moi ceux de leurs ouvrages qu’ils me
paraissaient avoir le plus travaillés et je leur demandai
ce qu’ils voulaient dire, afin de m’instruire en même
temps auprès d’eux. Or j’ai honte, Athéniens, de vous
dire la vérité. Il le faut pourtant. Eh bien, tous ceux qui
étaient là présents, ou peu s’en faut, auraient mieux
parlé de leurs poèmes qu’eux-mêmes qui les avaient
faits. Je reconnus donc bien vite que les poètes aussi ne
sont point guidés dans leurs créations par la science,
mais par une sorte d’instinct et par une inspiration
divine, de même que les devins et les prophètes, qui,
eux aussi, disent beaucoup de belles choses mais sans
se rendre compte de ce qu’ils disent. Les poètes me
parurent être à peu près dans le même cas. Et je
m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent
poétique, ils se croyaient sur tout le reste les plus sages
des hommes, ce qu’ils n’étaient pas du tout. Je les
quittai donc, pensant que j’avais sur eux le même genre
de supériorité que sur les hommes d’État.

VIII. – À la fin, je me rendis chez les artisans ; car,


si moi, j’avais conscience que je ne savais à peu près
rien, j’étais sûr de trouver en eux du moins des gens qui
savent beaucoup de belles choses. En cela, je ne fus pas

40
déçu : ils savaient en effet des choses que je ne savais
pas et, en cela, ils étaient plus savants que moi.
Seulement, Athéniens, ces bons artisans me parurent
avoir le même défaut que les poètes. Parce qu’ils
faisaient bien leur métier, chacun d’eux se croyait très
entendu même dans les choses les plus importantes, et
cette illusion éclipsait leur savoir professionnel ; si bien
que, pour justifier l’oracle, je me demandais si je ne
préférerais pas être tel que j’étais, sans partager ni leur
science ni leur ignorance, plutôt que d’avoir l’une et
l’autre comme eux. Aussi je répondis à moi-même et à
l’oracle que j’avais avantage à être tel que j’étais.

IX. – Ce sont ces enquêtes, Athéniens, qui ont


soulevé contre moi tant de haines si amères et si
redoutables, et c’est de ces haines que sont venues tant
de calomnies et cette renommée de sage qu’on m’a
faite ; car ceux qui m’entendent s’imaginent toujours
que je sais les choses sur lesquelles je démasque
l’ignorance des autres. Mais il y a bien des chances,
juges, que le dieu soit réellement sage et que par cet
oracle il veuille dire que la sagesse humaine n’est pas
grand-chose ou même qu’elle n’est rien. Et s’il a
nommé Socrate, il semble bien qu’il ne s’est servi de
mon nom que pour me prendre comme exemple. C’est
comme s’il disait : « Le plus sage d’entre vous,

41
hommes, c’est celui qui a reconnu comme Socrate que
sa sagesse n’est rien. » Voilà pourquoi aujourd’hui
encore je vais partout, enquêtant et questionnant tous
ceux des citoyens et des étrangers qui me paraissent
être sages ; et, quand je découvre qu’ils ne le sont pas,
je me fais le champion du dieu, en leur démontrant
qu’ils ne sont pas sages. Ainsi occupé, je n’ai jamais eu
le loisir de m’intéresser sérieusement aux affaires de la
ville ni aux miennes, et je vis dans une pauvreté
extrême, parce que je suis au service du dieu.

X. – En outre, les jeunes gens qui s’attachent à moi


spontanément, ayant beaucoup de loisir, parce que ce
sont les fils des familles les plus riches, prennent plaisir
à m’entendre examiner les gens et souvent ils m’imitent
eux-mêmes et ils essayent d’en examiner d’autres, et il
est certain qu’ils trouvent bon nombre de gens qui
croient savoir quelque chose et qui ne savent rien ou
peu de chose. Par suite, ceux qu’ils examinent s’en
prennent à moi, au lieu de s’en prendre à eux-mêmes, et
disent qu’il y a un certain Socrate, un scélérat, qui
corrompt la jeunesse. Leur demande-t-on ce qu’il fait et
enseigne pour la corrompre, ils sont incapables de le
dire : ils l’ignorent ; mais pour ne pas laisser voir leur
embarras, ils vous répondent par ces banalités qu’on
ressasse contre tous ceux qui s’occupent de philosophie,

42
qu’il recherche ce qui se passe dans le ciel et sous la
terre, qu’il ne croit pas aux dieux et qu’il fait une bonne
cause d’une mauvaise. Quant à dire ce qui est la vérité,
qu’on les convainc de faire semblant de savoir, quand
ils ne savent rien, c’est à quoi, je pense, ils ne sauraient
se résoudre. Or comme ils veulent sans doute être
honorés, qu’ils sont violents et nombreux, qu’ils font
corps et savent se faire croire quand ils parlent de moi,
ils vous ont rempli depuis longtemps et continuent
encore aujourd’hui à vous remplir les oreilles de leurs
calomnies acharnées. Ce sont ces calomnies qui ont
enhardi Mélètos, Anytos et Lycon à m’attaquer,
Mélètos exprimant la rancune des poètes, Anytos, celle
des artisans et des hommes politiques, et Lycon, celle
des orateurs. Aussi, comme je vous le disais en
commençant, je serais bien étonné si je parvenais en si
peu de temps à retirer de vos esprits cette calomnie qui
a pris de si fortes racines.
Je vous ai dit la vérité, Athéniens, sans cacher ni
dissimuler quoi que ce soit, important ou non.
Cependant je suis à peu près sûr que je m’attire la haine
pour les mêmes raisons que précédemment, ce qui est
une preuve de plus que je dis vrai, que c’est bien là la
calomnie qui me poursuit et que telle en est la source.
Que vous enquêtiez sur cette affaire à présent ou plus
tard, voilà ce que vous trouverez.

43
XI. – Sur les accusations portées contre moi par mes
premiers accusateurs, je tiens que je vous en ai dit assez
pour me justifier. Maintenant c’est à Mélètos, cet
honnête homme si dévoué à la cité, à ce qu’il assure, et
à mes récents accusateurs que je vais essayer de
répondre. Faisons comme si nous avions affaire à des
accusations nouvelles et donnons-en le texte comme
pour les premières. Le voici à peu près : « Socrate, dit
l’acte d’accusation, est coupable en ce qu’il corrompt la
jeunesse, qu’il n’honore pas les dieux de la cité et leur
substitue des divinités nouvelles. » Telle est
l’accusation ; examinons-en tous les chefs l’un après
l’autre.
L’accusateur me déclare coupable de corrompre la
jeunesse. Et moi, Athéniens, je dis que c’est Mélètos
qui est coupable en ce qu’il se fait un jeu des choses
sérieuses, lorsqu’il traduit les gens en justice à la légère
et fait semblant de s’appliquer et de s’intéresser à des
choses dont il ne s’est jamais mis en peine. Que ce soit
là l’exacte vérité, c’est ce que je vais essayer de vous
montrer.

XII. – Approche ici, Mélètos, et réponds.


N’attaches-tu pas une grande importance aux moyens
de rendre les jeunes gens aussi vertueux que possible ?

44
– Si. – Eh bien, allons, dis à ces juges quel est celui qui
les rend meilleurs. Il est certain que tu le sais, puisque
tu en as souci. Puisque tu as, dis-tu, découvert l’homme
qui les corrompt et que c’est pour cela que tu me
poursuis et m’incrimines devant ce tribunal, allons,
nomme aussi celui qui les rend meilleurs et fais-le
connaître à ces juges. Tu le vois, Mélètos, tu gardes le
silence et tu ne sais que dire. Cela ne te semble-t-il pas
honteux et n’est-ce pas une preuve suffisante de ce que
j’avance, que tu ne t’en es jamais soucié ? Allons, parle,
mon bon, qui est-ce qui les rend meilleurs ? – Les lois.
– Ce n’est pas cela que je te demande, excellent jeune
homme, mais quel est l’homme qui les rend meilleurs,
étant entendu qu’avant tout il connaît ces lois dont tu
parles. – Ce sont les hommes que tu as devant toi,
Socrate, les juges. – Comment dis-tu, Mélètos ? Ces
hommes-ci sont capables d’instruire les jeunes gens et
de les rendre meilleurs ? – Certainement. – Le sont-ils
tous, ou y en a-t-il qui le sont et d’autres qui ne le sont
pas ? – Ils le sont tous. – Par Hèra1, tu parles d’or et
nous ne manquerons pas de bons précepteurs. Mais dis-
moi aussi, ces gens qui nous écoutent rendent-ils les
jeunes gens meilleurs ou non ? – Eux aussi les rendent
meilleurs. – Et nos sénateurs ? – Nos sénateurs aussi. –

1
Socrate jure souvent par Hèra. C’était la forme de serment habituelle
des femmes. Les hommes juraient par Zeus ou par Hèraclès.

45
Mais alors, Mélètos, ne serait-ce pas les citoyens réunis
en assemblée, les ecclésiastes, qui corrompent les
jeunes gens ? ou bien eux aussi, sans en excepter un, les
rendent-ils meilleurs ? – Oui, eux aussi. – Alors tous les
Athéniens, à ce qu’il paraît, les rendent beaux et bons,
excepté moi, et je suis le seul qui les corrompt. C’est
bien cela que tu dis ? – C’est exactement cela. – Je n’ai
vraiment pas de chance, si tu dis vrai. Mais réponds-
moi. Crois-tu qu’il en soit de même, s’il s’agit de
chevaux, et que tout le monde soit à même de les
dresser et qu’un seul homme les gâte ? ou est-ce tout le
contraire, et n’y en a-t-il qu’un seul, ou un très petit
nombre, les écuyers, qui soient capables de les dresser,
tandis que la plupart des gens, s’ils les montent et s’en
servent, ne font que les gâter ? N’en est-il pas ainsi,
Mélètus, et des chevaux et de tous les autres animaux ?
Oui, assurément, qu’Anytos et toi vous en conveniez ou
n’en conveniez pas. Ce serait vraiment un grand
bonheur pour les jeunes gens, s’il était vrai qu’un seul
les corrompe et que les autres les perfectionnent. Mais
la réalité est tout autre, Mélètos, et tu fais assez voir que
tu ne t’es jamais jusqu’ici inquiété des jeunes gens, et
ton indifférence paraît clairement en ce fait que tu ne
t’es jamais soucié des choses pour lesquelles tu me
poursuis.

46
XIII. – Mais, au nom de Zeus, Mélètos, dis-moi
encore lequel vaut mieux de vivre avec des citoyens
honnêtes ou avec des méchants. Allons, mon ami,
réponds ; je ne te demande rien de difficile. N’est-il pas
vrai que les méchants font toujours du mal à ceux qui
les approchent de près, et les honnêtes gens du bien ? –
C’est vrai. – Maintenant y a-t-il un homme qui veuille
être lésé plutôt qu’aidé par ceux qu’il fréquente ?
Réponds, mon brave ; car la loi veut qu’on réponde. Y
a-t-il un homme qui veuille être lésé ? – Non,
assurément. – Or çà, voyons : en me poursuivant ici,
sous prétexte que je corromps les jeunes gens et que je
les porte au mal, entends-tu que je le fais
volontairement ou involontairement ? –
Volontairement. – Eh quoi ! Mélètos, jeune comme tu
es, me dépasses-tu de si loin en sagesse, moi qui suis un
homme âgé ? Quoi ! tu as reconnu, toi, que les
méchants font toujours du mal à ceux qui les
approchent de près, et les honnêtes gens du bien ; et
moi, je suis arrivé à un tel degré d’ignorance que je ne
sais même pas que, si je rends méchant quelqu’un de
ceux qui vivent avec moi, je m’expose à en recevoir du
mal ! et c’est volontairement, dis-tu, que je commets
une pareille faute ! Cela, Mélètos, tu ne me le feras pas
croire et je suis sûr que personne au monde ne le croira.
Ce qui est vrai, c’est que je ne corromps personne ou, si
je corromps quelqu’un, c’est involontairement, en sorte

47
que, dans un cas comme dans l’autre, tu mens. Mais, si
je corromps involontairement, ce n’est pas ici qu’il faut,
d’après la loi, poursuivre ces fautes involontaires : il
faut prendre l’auteur en particulier et l’instruire et
l’avertir ; car il est évident qu’une fois instruit, je ne
ferai plus ce que je fais sans le vouloir. Mais toi, tu as
toujours évité de causer avec moi et de m’instruire ; tu
n’as jamais pu t’y résoudre, et c’est ici que tu me cites,
ici où la loi veut qu’on défère ceux qui méritent d’être
châtiés, mais non ceux qui ont besoin de remontrances.

XIV. – À présent, Athéniens, vous vous rendez


clairement compte de ce que je disais tout à l’heure, que
Mélètos ne s’est jamais ni peu ni prou soucié de tout
cela. Néanmoins explique-nous, Mélètos, de quelle
façon tu prétends que je corromps les jeunes gens.
N’est-il pas clair, d’après la plainte que tu as rédigée,
que c’est en enseignant à ne pas honorer les dieux que
la cité révère et en leur substituant d’autres divinités ?
N’est-ce pas, selon toi, en leur enseignant cela que je
les corromps ? – Oui, et je l’affirme énergiquement. –
Alors, Mélètos, au nom de ces dieux mêmes dont il est
question, explique-nous plus clairement encore ta
pensée à ces juges et à moi ; car il y a une chose que je
n’arrive pas à saisir. Veux-tu dire que j’enseigne à
croire qu’il y a certains dieux – en ce cas, croyant moi-

48
même à des dieux, je ne suis pas du tout athée ni
coupable de ce chef – mais que ce ne sont pas les dieux
de l’État, que ce sont des dieux différents, et que c’est
précisément cela que tu me reproches, ou bien veux-tu
dire que je ne crois pas du tout aux dieux et que
j’enseigne cette doctrine aux autres ? – C’est cela que je
soutiens, que tu ne reconnais pas du tout de dieux. – Ô
merveilleux Mélètos, pour quelle raison le soutiens-tu ?
À t’entendre, je ne reconnais même pas, comme tout le
monde, le soleil ni la lune pour des dieux ? – Non, par
Zeus, juges, il ne les reconnaît pas, puisqu’il prétend
que le soleil est une pierre et la lune une terre. – C’est
Anaxagore1 que tu crois accuser, mon cher Mélètos.
Méprises-tu donc à ce point ces juges et les crois-tu
tellement illettrés qu’ils ne sachent pas que ce sont les
livres d’Anaxagore de Clazomènes qui sont pleins de
ces théories ? Et tu veux que les jeunes gens s’en
instruisent auprès de moi, lorsqu’ils peuvent parfois
acheter ces livres à l’orchestre2 pour une drachme tout

1
Anaxagore, né à Clazomènes, au début du Ve siècle, enseignait que
le chaos avait été organisé par l’Esprit (Nούζ). Il séjourna à Athènes, où il
fut l’ami de Périclès. Accusé de nier l’existence des dieux, il quitta
Athènes et il se rendit à Lampsaque, où il mourut vers l’an 428. Il avait
exposé sa doctrine dans un traité Περι φύσεωζ (Sur la Nature).
2
Le lexique de Timée nous apprend que l’on donnait le nom
d’orchestra non seulement à une partie du théâtre, mais encore à la partie
de l’agora où se dressaient les statues d’Harmodios et d’Aristogiton. C’est
sans doute en cette partie de l’agora que se vendaient les livres.

49
au plus, et ensuite se moquer de Socrate, s’il donne ces
idées comme étant de lui, alors surtout qu’elles sont si
étranges. Enfin, par Zeus, est-ce bien ta pensée, que je
ne crois à aucun dieu ? – Oui, par Zeus, tu ne crois
absolument à aucun. – Comment te croire, Mélètos ? tu
ne saurais te croire toi-même, ce me semble. Pour moi,
Athéniens, je pense que Mélètos est un homme violent
et sans retenue, et qu’il ne m’a intenté cette accusation
que pour m’outrager et parce qu’il est jeune et
inconsidéré. On dirait qu’il a composé une énigme pour
m’éprouver. « Voyons, s’est-il dit, si Socrate, ce savant
homme, reconnaîtra que je plaisante et que je tiens des
propos contradictoires, ou si je l’attraperai, lui et tous
ceux qui nous écoutent. » Il me paraît en effet qu’il se
contredit dans son acte d’accusation. C’est comme s’il
disait : « Socrate est coupable de ne pas croire qu’il y a
des dieux, mais de croire qu’il y en a. » C’est tout
bonnement une plaisanterie.

XV. – Examinez avec moi, Athéniens, en quoi je


pense qu’il se contredit. Toi, Mélètos, réponds-nous, et
vous, souvenez-vous de la prière que je vous ai faite en
commençant et ne protestez pas si je donne à mes
discours la forme qui m’est coutumière.
Y a-t-il au monde, Mélètos, un homme qui croie
qu’il existe des choses humaines et qui ne croie pas

50
qu’il existe des hommes ? Qu’il réponde, juges, au lieu
de se sauver à travers champs. Y a-t-il un homme qui ne
croie pas aux chevaux et qui croie aux usages qu’on en
fait ? qui ne croie pas aux joueurs de flûte, mais qui
croie à leur art ? Non, il n’y en a pas, excellent homme.
Puisque tu ne veux pas répondre, c’est moi qui te le dis,
à toi et à cette assemblée. Mais réponds au moins à la
question qui s’ensuit. Y a-t-il quelqu’un qui croie qu’il
y a des choses démoniaques et qui ne croie pas aux
démons ? – Non. – Je te suis bien obligé de m’avoir
répondu, bien que tu l’aies fait avec peine et contraint
par ces juges. Ainsi donc tu conviens que j’admets et
enseigne des choses démoniaques, qu’elles soient
nouvelles ou anciennes, il n’importe. Toujours est-il,
d’après ce que tu dis, que je crois aux choses
démoniaques, et même tu l’as attesté par serment dans
ton acte d’accusation. Mais si je crois aux choses
démoniaques il faut de toute nécessité, n’est-ce pas ?
que je croie aussi aux démons. La conséquence n’est-
elle pas forcée ? Si, elle l’est, je dois admettre que tu en
conviens, puisque tu ne réponds pas. Or ces démons, ne
les regardons-nous pas comme des dieux ou des enfants
des dieux ? En conviens-tu, oui ou non ? – J’en
conviens. – En conséquence, si je crois aux démons,
comme tu le reconnais, et si les démons sont des dieux
à quelque titre que ce soit, voilà ce qui me fait dire que
tu parles par énigmes et que tu te moques en disant que

51
je ne crois pas aux dieux et ensuite que je crois à des
dieux, puisque je crois aux démons. D’un autre côté, si
les démons sont des enfants bâtards des dieux, nés de
nymphes ou d’autres mères, comme on le rapporte, qui
pourrait croire qu’il y a des enfants des dieux, mais
qu’il n’y a pas de dieux ? Ce serait aussi absurde que de
croire que les mulets sont fils de juments et d’ânes,
mais qu’il n’existe ni chevaux ni ânes. Oui, Mélètos, il
est certain qu’en m’intentant cette action, tu as voulu
m’éprouver ou que tu t’es trouvé embarrassé de trouver
contre moi un grief véritable. Mais que tu persuades
jamais à une personne tant soit peu sensée que le même
homme puisse croire qu’il y a des choses démoniaques
et des choses divines et que d’autre part il n’y a ni
démons, ni dieux, ni héros, cela est absolument
impossible.

XVI. – À vrai dire, Athéniens, pour vous convaincre


que je ne suis pas coupable des méfaits dont Mélètos
me charge, je ne crois pas devoir prolonger ma
démonstration : ce que j’ai dit suffit. Mais, comme je
vous l’ai déclaré précédemment, j’ai contre moi de
violentes et nombreuses inimitiés, et rien n’est plus
vrai, sachez-le bien. Et c’est ce qui me perdra, si je dois
être condamné : ce ne sera en effet ni Mélètos, ni
Anytos, mais bien les calomnies et l’envie de cette

52
foule de gens, qui ont déjà perdu beaucoup d’autres
hommes de bien et qui en perdront sans doute encore ;
car il n’est pas probable que le mal s’arrête à moi.
Mais quelqu’un me dira peut-être : « Alors, tu n’as
pas honte, Socrate, d’avoir embrassé un genre de vie
d’où tu risques aujourd’hui de mourir ? » Je puis
opposer à cet homme cette juste réponse : « Tu n’es pas
dans le vrai, mon ami, si tu crois qu’un homme qui a
tant soit peu de valeur doit calculer les chances qu’il a
de vivre ou de mourir. Il ne doit, quoi qu’il fasse,
considérer qu’une chose, s’il agit justement ou
injustement, s’il se conduit en homme de cœur ou en
lâche. À t’entendre, il faudrait taxer de faibles d’esprit
tous les demi-dieux qui sont morts à Troie, notamment
le fils de Thétis, qui compta pour si peu le danger en
présence du déshonneur. Le voyant impatient de tuer
Hector, sa mère, qui était déesse, lui parla à peu près en
ces termes, si j’ai bonne mémoire : « Mon enfant, si tu
venges la mort de Patrocle et si tu fais périr Hector, tu
mourras, toi aussi ; car immédiatement après Hector,
dit-elle, c’est la destinée qui t’attend. » Cette prophétie
ne l’empêcha pas de mépriser la mort et le danger ; il
craignait bien plus de vivre en lâche sans venger ses
amis. « Que je meure, aussitôt après avoir puni le
meurtrier, s’écria-t-il, afin de ne pas rester ici, près des
vaisseaux recourbés, en butte à la risée, inutile fardeau
de la terre ! » Penses-tu qu’il ait eu souci, lui, de la mort

53
et du danger ? Voici, en effet, Athéniens, la vraie règle
de conduite : tout homme qui a choisi un poste parce
qu’il le jugeait le plus honorable ou qui y a été placé par
un chef, doit, selon moi, y rester, quel que soit le
danger, et ne considérer ni la mort ni aucun autre péril,
mais avant tout l’honneur.

XVII. – Ce serait donc de ma part une étrange


contradiction, Athéniens, si, après être resté tout comme
un autre à risquer la mort dans tous les postes où les
généraux que vous aviez élus pour me commander
m’avaient placé, à Potidée1, à Amphipolis2, à Dèlion3,
j’allais maintenant, par crainte de la mort ou de tout
autre danger, déserter le poste où je me suis imaginé et
persuadé que le dieu m’appelait, en m’ordonnant de
vivre en philosophant et en m’examinant moi-même et
les autres. C’est cela qui serait grave, et c’est alors
vraiment qu’on pourrait me traduire en justice pour ne
pas croire à l’existence des dieux, puisque je

1
Potidée, ville de Chalcidique, se révolta contre Athènes en 432. Les
Athéniens la reprirent après deux ans de siège. C’est dans cette campagne
que Socrate sauva la vie à Alcibiade.
2
Amphipolis était une colonie athénienne sur les bords du Strymon,
en Thrace. Cléon, qui la défendait, y fut battu en 422 par le Lacédémonien
Brasidas, qui périt dans la bataille.
3
Dèlion, en Béotie, fut en 424 le théâtre d’une bataille où les
Athéniens furent écrasés par les Béotiens.

54
désobéirais à l’oracle, que je craindrais la mort et que je
me croirais sage alors que je ne le serais pas. Car
craindre la mort, Athéniens, ce n’est pas autre chose
que de se croire sage, alors qu’on ne l’est pas, puisque
c’est croire qu’on sait ce qu’on ne sait pas. Personne, en
effet, ne sait ce qu’est la mort et si elle n’est pas
justement pour l’homme le plus grand des biens, et on
la craint, comme si l’on était sûr que c’est le plus grand
des maux. Et comment ne serait-ce pas là cette
ignorance répréhensible qui consiste à croire qu’on sait
ce qu’on ne sait pas ? Or c’est peut-être par là, juges,
que je diffère encore de la plupart des hommes et, si
j’osais me dire plus sage qu’un autre en quelque chose,
c’est en ceci que, ne sachant pas suffisamment ce qui se
passe dans l’Hadès, je ne pense pas non plus le savoir.
Mais pour ce qui est de faire le mal et de désobéir à un
meilleur que soi, dieu ou homme, je sais que c’est
mauvais et honteux. Je crains donc les maux que je
connais pour tels ; mais les choses dont je ne sais si
elles ne sont pas des biens, jamais je ne les craindrai ni
ne les fuirai.
Ainsi, même si vous m’acquittez et n’écoutez pas
Anytos, qui vous a déclaré qu’il ne fallait pas du tout
me traduire devant vous ou que, si l’on m’y traduisait,
vous deviez absolument me condamner à mort, parce
que, vous disait-il, si j’échappais, vos fils pratiqueraient
les enseignements de Socrate et se corrompraient tous

55
entièrement ; même si, ayant égard à cette assertion,
vous me disiez : « Socrate, nous n’écouterons pas
Anytos, et nous t’acquittons, mais à une condition, c’est
que tu ne passeras plus ton temps à examiner ainsi les
gens et à philosopher ; et, si l’on te prend à le faire, tu
mourras ; » si donc vous m’acquittiez, comme je le
disais, à cette condition, je vous répondrais :
« Athéniens, je vous sais gré et je vous aime, mais
j’obéirai au dieu plutôt qu’à vous, et, tant que j’aurai un
souffle de vie, tant que j’en serai capable, ne comptez
pas que je cesse de philosopher, de vous exhorter et de
vous faire la leçon. À chacun de ceux que je
rencontrerai, je dirai ce que j’ai l’habitude de dire :
« Comment toi, excellent homme, qui es Athénien et
citoyen de la plus grande cité du monde et de la plus
renommée pour sa sagesse et sa puissance, comment ne
rougis-tu pas de mettre tes soins à amasser le plus
d’argent possible et à rechercher la réputation et les
honneurs, tandis que de ta raison, de la vérité, de ton
âme qu’il faudrait perfectionner sans cesse, tu ne
daignes en prendre aucun soin ni souci ? » Et si
quelqu’un de vous conteste et prétend qu’il en prend
soin, je ne le lâcherai pas et ne m’en irai pas
immédiatement, mais je l’interrogerai, je l’examinerai,
je le passerai au crible, et s’il me paraît qu’il ne possède
pas la vertu, quoi qu’il en dise, je lui ferai honte
d’attacher si peu de prix à ce qui en a le plus et tant de

56
valeur à ce qui en a le moins. Voilà ce que je ferai, quel
que soit celui que je rencontrerai, jeune ou vieux,
étranger ou citoyen ; mais je le ferai surtout avec les
citoyens, puisque vous me touchez de plus près par le
sang. Car c’est là ce qu’ordonne le jeu, entendez-le
bien ; et je suis persuadé que personne encore n’a rendu
à votre cité un plus grand service que moi en exécutant
l’ordre du dieu.
Je n’ai pas en effet d’autre but, en allant par les rues,
que de vous persuader, jeunes et vieux, qu’il ne faut pas
donner le pas au corps et aux richesses et s’en occuper
avec autant d’ardeur que du perfectionnement de l’âme.
Je vous répète que ce ne sont pas les richesses qui
donnent la vertu, mais que c’est de la vertu que
proviennent les richesses et tout ce qui est avantageux,
soit aux particuliers, soit à l’État. Si c’est en disant cela
que je corromps les jeunes gens, il faut admettre que ce
sont des maximes nuisibles. Mais si quelqu’un prétend
que je dis autre chose que cela, il divague. Cela étant, je
vous dirai, Athéniens : « Écoutez Anytos, ou ne
l’écoutez pas, acquittez-moi ou ne m’acquittez pas ;
mais tenez pour certain que je ne ferai jamais autre
chose, quand je devrais mourir mille fois. »

XVIII. – Ne vous récriez pas, Athéniens ; tenez-


vous à ce que je vous ai demandé, de ne pas protester,

57
quoi que je dise, et de me prêter l’oreille ; car vous
aurez, je crois, profit à m’écouter. J’ai à vous dire
encore certaines choses qui pourraient vous faire jeter
les hauts cris. Gardez-vous en bien, je vous prie.
Soyez persuadés que, si vous me faites mourir, sans
égard à l’homme que je prétends être, ce n’est pas à moi
que vous ferez le plus de mal, c’est à vous-mêmes. Car
pour moi, ni Mélètos, ni Anytos ne sauraient me nuire,
si peu que ce soit. Comment le pourraient-ils, s’il est,
comme je le crois, impossible au méchant de nuire à
l’homme de bien ? Ils pourront peut-être bien me faire
condamner à la mort ou à l’exil ou à la perte de mes
droits civiques, et ce sont là, sans doute, de grands
malheurs aux yeux de mes accusateurs et de quelques
autres peut-être ; mais moi, je ne pense pas ainsi : je
considère que c’est un mal bien autrement terrible de
faire ce qu’ils font, quand ils entreprennent de faire
périr un innocent. Aussi, Athéniens, ce n’est pas,
comme on pourrait le croire, pour l’amour de moi que
je me défends à présent, il s’en faut de beaucoup ; c’est
pour l’amour de vous ; car je crains qu’en me
condamnant vous n’offensiez le dieu dans le présent
qu’il vous a fait. Si en effet, vous me faites mourir,
vous ne trouverez pas facilement un autre homme qui,
comme moi, ait été littéralement, si ridicule que le mot
puisse paraître, attaché à la ville par le dieu, comme un
taon à un cheval grand et généreux, mais que sa

58
grandeur même alourdit et qui a besoin d’être
aiguillonné. C’est ainsi, je crois, que le dieu m’a attaché
à la ville : je suis le taon qui, de tout le jour, ne cesse
jamais de vous réveiller, de vous conseiller, de
morigéner chacun de vous et que vous trouvez partout,
posé près de vous. Un homme comme moi, juges, vous
ne le retrouverez pas facilement et, si vous m’en
croyez, vous m’épargnerez. Mais peut-être, impatientés
comme des gens assoupis qu’on réveille, me donnerez-
vous une tape, et, dociles aux excitations d’Anytos, me
tuerez-vous sans plus de réflexion ; après quoi vous
pourrez passer le reste de votre vie à dormir, à moins
que le dieu, prenant souci de vous, ne vous envoie
quelqu’un pour me suppléer. En tout cas, que je sois
justement ce que devait être un homme donné à la ville
par le dieu, vous pouvez le reconnaître à ceci, c’est
qu’il y a quelque chose de plus qu’humain dans le fait
que j’ai négligé toutes mes affaires et que je les laisse
en souffrance depuis tant d’années pour m’occuper sans
cesse des vôtres, m’approchant de chacun de vous en
particulier, comme un père ou un frère aîné, et le
pressant de s’appliquer à la vertu. Si j’en retirais
quelque profit, si je recevais un salaire pour mes
exhortations, ma conduite s’expliquerait. Mais vous
voyez bien vous-mêmes que mes accusateurs, qui
accumulent contre moi tous les griefs avec tant
d’impudence, n’ont pas pu pousser l’effronterie jusqu’à

59
produire un témoin qui atteste que j’aie jamais exigé ou
demandé quelque salaire. C’est que, pour attester que je
dis vrai, je produis, moi, un témoin que je sais
irrécusable, ma pauvreté.

XIX. – Mais peut-être paraît-il étrange que j’aille


par les rues, donnant des conseils en particulier et me
mêlant des affaires des autres, et qu’en public je n’ose
pas paraître dans vos assemblées et donner des conseils
à la république. Cela tient à ce que vous m’avez
souvent et partout entendu dire, qu’un signe divin et
démoniaque se manifeste à moi, ce dont Mélètos a fait
par dérision un de ses chefs d’accusation. Cela a
commencé dès mon enfance ; c’est une sorte de voix
qui, lorsqu’elle se fait entendre, me détourne toujours
de ce que je me propose de faire, mais ne m’y pousse
jamais. C’est elle qui s’oppose à ce que je m’occupe de
politique, et je crois qu’il est fort heureux pour moi
qu’elle m’en détourne. Car sachez-le bien, Athéniens,
si, dès ma jeunesse, je m’étais mêlé des affaires
publiques, je serais mort dès ma jeunesse, et je n’aurais
rendu aucun service ni à vous, ni à moi-même. Et ne
vous fâchez pas contre moi si je vous dis la vérité : il
n’est personne qui puisse sauver sa vie, s’il s’oppose
bravement à vous ou à toute autre assemblée populaire,
et s’il veut empêcher qu’il ne se commette beaucoup

60
d’injustices et d’illégalités dans l’État. Il faut
absolument, quand on veut combattre réellement pour
la justice et si l’on veut vivre quelque temps, se
confiner dans la vie privée et ne pas aborder la vie
publique.

XX. – Et je vais vous en donner de fortes preuves,


non point par des paroles, mais, ce qui a du poids
auprès de vous, par des faits. Écoutez donc ce qui m’est
arrivé. Vous saurez par là que la crainte de la mort est
impuissante à me faire rien céder à qui que ce soit
contrairement à la justice et qu’en ne cédant pas je
m’exposerais à une mort certaine. Je vais vous parler
avantageusement de moi comme un plaideur, mais en
toute sincérité. Je n’ai jamais, Athéniens, exercé qu’une
fonction publique : j’ai été sénateur. Or il s’est trouvé
que la tribu Antiochide, la nôtre, était en possession de
la prytanie1 au moment où vous vouliez juger ensemble
les dix généraux2 qui n’avaient pas relevé les morts

1
Les prytanies étaient des commissions formées par les sénateurs de
la même tribu pour expédier les affaires. Il y avait donc dix prytanies,
formées de cinquante membres (le sénat en comprenait cinq cents). Elles
restaient en fonction et présidaient le sénat, chacune pendant la dixième
partie de l’année. Les prytanes nommaient au sort un président ou épistate,
qui n’exerçait ses fonctions que pendant un jour et une nuit.
2
Il s’agit des généraux qui commandaient la flotte athénienne à la
bataille des Arginuses en 407. Ils battirent la flotte lacédémonienne

61
après le combat naval. C’était contraire à la loi, comme
vous l’avez tous reconnu par la suite. Je fus alors le seul
parmi les prytanes qui m’opposai à toute violation de la
loi et qui votai contre vous. Les orateurs étaient prêts à
me dénoncer et à me citer en justice et vous les y
excitiez par vos cris ; je n’en pensais pas moins qu’il
était de mon devoir de braver le danger jusqu’au bout
avec la loi et la justice plutôt que de me mettre de votre
côté et de céder à vos injustes résolutions, par crainte de
la prison ou de la mort.
Et cela se passait quand la cité était encore en
démocratie. Mais quand vint l’oligarchie, les Trente, à
leur tour, m’ayant mandé, moi cinquième, à la tholos1,
me donnèrent l’ordre d’amener de Salamine Léon le
Salaminien2 pour qu’on le mît à mort ; car ils donnèrent
souvent à beaucoup d’autres des ordres de ce genre
pour associer à leur responsabilité le plus de citoyens
possible. En cette circonstance, je fis encore voir, non

commandée par Callicratidas ; mais n’ayant pu relever les morts, à cause


de la tempête, huit d’entre eux, et non dix, furent jugés en bloc et
condamnés à mort. Six d’entre eux furent exécutés ; les deux autres, qui
n’étaient pas revenus à Athènes, échappèrent à la mort. Voir Xénophon,
Helléniques, I, 7.
1
La tholos était une salle ronde où siégeaient primitivement les
prytanes et où ils prenaient en commun leurs repas.
2
Léon de Salamine, ancien stratège, était du parti démocratique ; mais
c’est surtout parce qu’il était riche que les Trente, à court d’argent, le
firent mettre à mort.

62
par des paroles, mais par mes actes, que, si je puis le
dire sans vous choquer, je me soucie de la mort comme
de rien et que mon seul souci, c’est de ne rien faire
d’injuste ni d’impie. Aussi ce pouvoir, si fort qu’il fût,
ne m’impressionna pas au point de me faire commettre
une injustice. Quand nous fûmes sortis de la tholos, les
quatre autres partirent pour Salamine et en ramenèrent
Léon, et moi je rentrai chez moi. Et j’aurais peut-être
payé cela de ma vie, si ce gouvernement n’avait pas été
renversé peu après. Ces faits vous seront attestés par un
grand nombre de témoins.

XXI. – Croyez-vous maintenant que j’aurais vécu


tant d’années si je m’étais mêlé des affaires publiques,
et si, les traitant en honnête homme, j’avais pris la
défense de la justice, en la mettant, comme on le doit,
au-dessus de tout ? Il s’en faut de beaucoup, Athéniens,
et aucun autre, non plus que moi, n’y serait arrivé. Pour
moi, pendant toute ma vie, on reconnaîtra que je me
suis montré tel dans les emplois publics que j’ai pu
remplir, et tel aussi dans mes relations privées, n’ayant
jamais rien concédé à personne contrairement à la
justice, non pas même à aucun de ceux que mes
calomniateurs disent être mes disciples. Je n’ai jamais,
en effet, été le maître de personne. Mais si quelqu’un
désire m’entendre quand je parle et remplis ma mission,

63
jeune ou vieux, je n’ai jamais refusé ce droit à
personne. Je ne suis pas homme à parler pour de
l’argent et à me taire, si l’on ne m’en donne pas. Je me
mets à la disposition des pauvres aussi bien que des
riches, pour qu’ils m’interrogent, ou, s’ils le préfèrent,
pour que je les questionne et qu’ils entendent ce que j’ai
à dire. Si tel ou tel d’entre eux devient honnête où
malhonnête homme, il n’est pas juste de m’en rendre
responsable, puisque je n’ai jamais promis ni donné
aucune leçon à personne. Et si quelqu’un prétend avoir
jamais appris ou entendu de moi en particulier quelque
chose que tous les autres n’aient pas également
entendu, sachez bien qu’il ne dit pas la vérité.

XXII. – Mais pourquoi donc certains auditeurs


prennent-ils plaisir à rester de longues heures en ma
compagnie ? Je vous l’ai expliqué, Athéniens, et je vous
ai dit toute la vérité : c’est qu’ils ont du plaisir à
m’entendre examiner ceux qui s’imaginent être sages et
qui ne le sont pas, et, en effet, cela n’est pas sans
agrément. Et c’est, je vous le répète, le dieu qui m’a
prescrit cette tâche par des oracles, par des songes et
par tous les moyens dont un dieu quelconque peut user
pour assigner à un homme une mission à remplir. Ce
que je dis là, Athéniens, est vrai et facile à vérifier. Car
si vraiment je corromps les jeunes gens et si j’en ai déjà

64
corrompu auparavant, n’est-il pas vrai que certains
d’entre eux, ayant reconnu en vieillissant que je leur ai
donné de pernicieux conseils dans leur jeunesse,
devraient aujourd’hui se présenter ici pour m’accuser et
me faire punir, et, s’ils ne voulaient pas le faire eux-
mêmes, que certains membres de leur famille, pères,
frères ou autres parents, si j’avais fait du mal à leurs
proches, devraient s’en souvenir à présent et en tirer
vengeance. En tout cas, beaucoup d’entre eux sont ici :
je les vois. Voici d’abord Criton1, qui est du même âge
et du même dème que moi, père de Critobule ici
présent ; puis Lysanias de Sphettos, père d’Eschine2,
également présent. Voici encore Antiphon de Képhisia,
père d’Épigénès3 ; d’autres encore que voici, dont les
frères ont vécu en ma compagnie, Nicostratos, fils de
Théozotidès et frère de Théodote4 ; or Théodote est

1
Criton, du dème d’Alopékè, comme Socrate, est le même que
l’interlocuteur de Socrate dans le dialogue qui porte ce nom. Son fils
Critobule était un élégant et un débauché, dont il est question dans les
Mémorables, 1, 2, 8, et dans le Banquet de Xénophon, ainsi que dans le
Télaugès d’Eschine de Sphettos.
2
Eschine de Sphettos, communément appelé Eschine le socratique,
pour le distinguer de l’orateur, avait écrit des Discours socratiques, dont
nous avons des fragments considérables, un Alcibiade, un Miltiade, un
Callias, un Axiochos, une Aspasie, un Télaugès et un Rhinon.
3
Épigénès est mentionné par Xénophon, Mém., III, 12, comme un des
disciples de Socrate, et par Platon dans le Phédon, 59 b. Il ne faut pas
confondre son père avec l’orateur Antiphon de Rhamnonte.
4
Nicostratos et Théodote, comme leur père Théozotidès, sont des

65
mort, il ne pourrait donc l’influencer par ses prières ;
puis Paralos que vous voyez, fils de Dèmodocos, dont
le frère était Théagès1, puis Adimante2, fils d’Ariston,
dont Platon que voilà est le frère, et Aïantodore, dont
voici le frère Apollodore3. Et je pourrais vous en
nommer beaucoup d’autres, dont Mélètos aurait dû citer
au moins un comme témoin dans son accusation. S’il
n’y a pas pensé, qu’il le cite à présent, je l’y autorise, et,
s’il peut produire un témoignage de ce genre, qu’il le
dise. Mais tout au contraire, Athéniens, vous les
trouverez tous prêts à m’assister, moi qui corromps
leurs proches, moi qui leur fais du mal, au dire de
Mélètos et d’Anytos. Il est vrai que ceux qui sont
corrompus auraient peut-être quelque raison de me

inconnus.
1
Nous savons par le Théagès que Dèmodocos était plus vieux que
Socrate et qu’il avait rempli de hautes fonctions. C’est probablement le
stratège de 425-424 mentionné par Thucydide, IV, 75. Nous ne savons
rien de son fils Paralos ou Paralios. Quant à Théagès, dont il est question
dans la République, 496 b, il a donné son nom à un dialogue faussement
attribué à Platon.
2
Adimante, d’après ce passage, devait être notablement plus vieux
que son frère Platon. C’est, avec Glaucon, un autre frère de Platon, un des
principaux interlocuteurs de la République. Quant à Platon, ce passage est
un des trois où il parle de lui, en dehors des Lettres. Les deux autres sont
Apologie, 38 b, et Phédon, 59 b.
3
Apollodore, disciple enthousiaste de Platon, est celui qui raconte le
Banquet de Platon. Xénophon associe son nom à celui d’Antisthène
(Mém., III, 11, 17). Il assiste avec une extrême affliction à la mort de
Socrate (Phédon, 59 a, 117 d). Son frère Aïantodore n’est pas connu.

66
défendre ; mais leurs parents, que je n’ai point séduits,
qui sont déjà avancés en âge, quel motif ont-ils de
m’assister, sinon la loyauté et la justice, parce qu’ils ont
conscience que Mélètos ment et que moi, je dis la
vérité ?

XXIII. – En voilà assez, juges : les arguments que je


puis donner pour ma défense se réduisent à peu près à
ceux-là, ou peut-être à quelques autres du même genre.
Mais peut-être se trouvera-t-il quelqu’un parmi vous
qui s’indignera, en se souvenant que lui-même, ayant à
soutenir un procès de moindre conséquence que le
mien, a prié et supplié les juges avec force larmes, qu’il
a fait monter au tribunal ses petits enfants, afin de les
attendrir le plus possible, et avec ses enfants, beaucoup
de parents et d’amis, tandis que moi, je ne veux
naturellement rien faire de tout cela, alors même que je
puis me croire en butte au suprême danger. Il se peut
qu’en pensant à cela, il me tienne rigueur et qu’irrité de
mon procédé, il dépose son suffrage avec colère. Si
quelqu’un de vous est dans ces sentiments, ce que je ne
crois pas pour ma part, mais enfin s’il les a, je crois que
je lui ferai une réponse raisonnable en lui disant : « Moi
aussi, excellent homme, j’ai des parents ; car, comme
dit Homère, je ne suis pas né d’un chêne ni d’un

67
rocher1, mais d’êtres humains. Aussi ai-je des parents et
des fils, Athéniens, au nombre de trois, dont l’un est
déjà dans l’adolescence2, et les deux autres tout petits. »
Cependant je ne les ai pas amenés ici pour vous engager
à m’absoudre. Pourquoi donc n’en veux-je rien faire ?
Ce n’est point par bravade, Athéniens, ni par mépris
pour vous. Que j’envisage la mort avec assurance ou
non, c’est une autre question. Mais pour mon honneur,
pour le vôtre et celui de la cité tout entière, il ne me
semble pas convenable de recourir à aucun de ces
moyens, à mon âge et avec ma réputation, vraie ou
fausse. En tout cas, c’est une opinion reçue que Socrate
se distingue en quelque chose de la plupart des
hommes. Si donc ceux d’entre vous qui passent pour
être supérieurs en sagesse, en courage ou en tout autre
genre de mérite devaient se conduire ainsi, ce serait là
une honte. Et pourtant j’ai vu souvent des gens de cette
sorte, qui passaient pour des hommes de valeur, faire
devant les juges des bassesses surprenantes, comme
s’ils regardaient comme un terrible malheur que vous
les condamniez à mourir, et comme s’ils devaient être
immortels au cas où vous ne les feriez pas périr. Or,
j’estime, moi, qu’ils déshonorent la ville : ils feraient

1
Homère, Odyssée, XIX, 163.
2
Le plus vieux se nommait Lamproclès ; les deux petits,
Sophronisque et Ménexène.

68
croire aux étrangers que ceux des Athéniens qui se
distinguent par leur mérite et que les citoyens
choisissent préférablement à eux-mêmes pour les élever
aux magistratures et aux autres honneurs, n’ont pas plus
de courage que des femmes. Ce sont là, Athéniens, des
choses que nous, qui passons pour avoir quelque mérite,
nous ne devons pas faire, et que vous, si nous les
faisons, vous ne devez pas permettre. Vous devez au
contraire faire voir que vous êtes disposés à condamner
ceux qui jouent devant vous ces scènes pitoyables et
couvrent la ville de ridicule plutôt que ceux qui
attendent tranquillement leur arrêt.

XXIV. – Indépendamment de l’honneur, Athéniens,


il ne me paraît pas non plus qu’il soit juste de prier son
juge et de se faire absoudre par ses supplications ; il
faut l’éclairer et le convaincre. Car le juge ne siège pas
pour faire de la justice une faveur, mais pour décider ce
qui est juste. Il a juré, non pas de favoriser qui bon lui
semble, mais de juger suivant les lois. Nous ne devons
donc pas plus vous accoutumer au parjure que vous ne
devez vous y accoutumer vous-mêmes, car nous
offenserions les dieux les uns et les autres. N’attendez
donc pas de moi, Athéniens, que je recoure devant vous
à des pratiques que je ne juge ni honnêtes, ni justes, ni
pieuses, surtout, par Zeus, lorsque je suis accusé

69
d’impiété par Mélètos ici présent. Car il est clair que, si
je vous fléchissais et vous forçais par mes prières à
manquer à votre serment, je vous enseignerais à croire
qu’il n’y a pas de dieux, et en me défendant ainsi, je
m’accuserais tout bonnement moi-même de ne pas
croire à leur existence. Mais il s’en faut de beaucoup
qu’il en soit ainsi. J’y crois en effet, Athéniens, autant
que pas un de mes accusateurs, et je m’en remets à vous
et au dieu de décider ce qui doit être le mieux et pour
vous et pour moi.

Deuxième partie

Après le verdict de
condamnation, Socrate, invité à fixer
sa peine, demande à être nourri au
prytanée.

XXV. – Si. je ne m’indigne pas, Athéniens, de cet


arrêt que vous venez de prononcer contre moi1, c’est

1
Dans les procès comme celui-ci, où la peine n’était pas fixée par la
loi, le jury prononçait d’abord son verdict. Si c’était un verdict de
condamnation, l’accusé était invité à fixer lui-même sa peine, et le jury
choisissait ou la peine demandée par l’accusateur ou celle que proposait le

70
que j’en ai plusieurs raisons et parce que je n’étais pas
sans m’attendre à ce qui m’arrive. Ce qui me surprend
bien plus, c’est le nombre de voix pour et contre. Je ne
croyais pas que l’écart serait si faible ; je m’attendais à
être condamné par une majorité beaucoup plus
considérable ; car un déplacement de trente voix1, si je
compte bien, eût suffi pour me faire acquitter. Dans ces
conditions, je crois pouvoir dire que j’ai échappé à
Mélètos, et non seulement je lui ai échappé, mais il
saute aux yeux que, si Anytos et Lycon n’étaient pas
montés à la barre pour m’accuser, il aurait même dû
verser mille drachmes, parce qu’il n’aurait pas obtenu
le cinquième des suffrages.

XXVI. – Quoi qu’il en soit, cet homme demande ma


mort. Soit. Mais moi, de mon côté, que vais-je vous
proposer ? Évidemment ce que je mérite. Qu’est-ce
donc ? Quelle peine ou quelle amende mérité-je parce
qu’au lieu de mener une vie tranquille, j’ai négligé ce
que la plupart des hommes ont à cœur, fortune, intérêts
domestiques, commandements d’armée, carrière

condamné, sans pouvoir en proposer une autre.


1
Ce déplacement de trente voix suppose que Socrate eut contre lui
280 juges et 220 pour lui. Diogène Laërce, au lieu de 280, donne le chiffre
de 281. Si ce dernier chiffre est exact, il faut admettre que Socrate donne
ici un chiffre rond.

71
politique, charges de toute sorte, liaisons et factions
politiques, me croyant trop honnête pour sauver ma vie
si j’entrais dans cette voie ; parce que je ne me suis
engagé dans aucune profession où je n’aurais été
d’aucune utilité ni pour vous, ni pour moi, et parce que
je n’ai voulu d’autre occupation que de rendre à chacun
de vous en particulier ce que je déclare être le plus
grand des services, en essayant de lui persuader de ne
s’occuper d’aucune de ses affaires avant de s’occuper
de lui-même et de son perfectionnement moral et
intellectuel, de ne point s’occuper des affaires de la cité
avant de s’occuper de la cité et de suivre les mêmes
principes en tout le reste ? Qu’est-ce que je mérite donc
pour m’être ainsi conduit ? Une récompense,
Athéniens, s’il faut vraiment me taxer d’après ce que je
mérite, et une récompense qui puisse me convenir. Or
qu’est-ce qui peut convenir à un bienfaiteur pauvre qui
a besoin de loisir pour vous exhorter ? Il n’y a rien,
Athéniens, qui convienne mieux à un tel homme que
d’être nourri au prytanée. Il le mérite bien plus que tel
d’entre vous qui a été vainqueur à Olympie avec un
cheval ou un attelage à deux ou à quatre. Celui-ci ne
vous rend heureux qu’en apparence, moi,
véritablement. Il n’a pas besoin qu’on le nourrisse ;
moi, j’en ai besoin. Si donc il faut que je me taxe à ce
que je mérite en toute justice, c’est à cela que je me
taxe : à être nourri au prytanée.

72
XXVII. – Peut-être vous figurez-vous qu’en vous
tenant ici à peu près le même langage qu’à propos de la
pitié et des supplications, j’ai l’intention de vous braver.
Non, Athéniens, je n’ai aucune intention de ce genre ;
voici ce qui en est. Je suis convaincu, moi, que je ne
fais de mal à personne volontairement, mais vous vous
refusez à m’en croire. Nous avons eu trop peu de temps
pour nous expliquer. Je crois en effet que, s’il était de
règle, chez vous, comme chez d’autres, de ne point
juger un procès capital en un seul jour, mais d’y en
consacrer plusieurs, je vous aurais convaincus ; mais il
n’est pas facile en si peu de temps de dissiper de
grosses calomnies. Certain donc que je ne fais de tort à
personne, je suis bien éloigné de vouloir m’en faire à
moi-même, de déclarer à mon dam que je mérite une
punition et de proposer une peine contre moi-même.
Qu’ai-je à craindre ? Est-ce de souffrir ce que Mélètos
propose contre moi, quand j’affirme que je ne sais pas
si c’est un bien ou un mal ? Irai-je, au lieu de cela,
choisir des choses que je sais être des maux et me
condamner à l’une d’elles ? Choisirai-je la réclusion ?
Mais pourquoi devrais-je vivre en prison, esclave des
geôliers successivement préposés à ma garde, des
Onze ? Me condamnerai-je à l’amende et à la prison
jusqu’à ce que j’aie fini de payer ? Cela reviendrait
précisément à la réclusion dont je viens de parler ; car

73
je n’ai pas d’argent pour m’acquitter. Me condamnerai-
je donc à l’exil ; peut-être est-ce la peine que vous
proposeriez. Mais il faudrait vraiment que je fusse bien
attaché à la vie pour pousser l’aveuglement jusqu’à ne
pouvoir me rendre compte que si vous, qui êtes mes
concitoyens, n’avez pu supporter mes entretiens et mes
propos, et les avez trouvés si insupportables et si odieux
que vous cherchez aujourd’hui à vous en délivrer, je ne
puis m’attendre à ce que des étrangers les supportent
facilement. Tant s’en faut, Athéniens. Dans ces
conditions, ce serait une belle vie pour moi de quitter
mon pays, vieux comme je suis, de passer de ville en
ville et d’être chassé de partout ! Car je suis sûr que,
partout où j’irai, les jeunes gens viendront m’écouter
comme ici. Si je les repousse, c’est eux qui me
chasseront, en y engageant leurs concitoyens plus âgés,
et, si je ne les repousse pas, ce seront leurs pères et
leurs proches qui me banniront à cause d’eux.

XXVIII. – On me dira peut-être : « Quoi ! Socrate,


si tu gardes le silence et te tiens coi, ne pourras-tu pas
vivre en exil ? » Voilà justement ce qu’il y a de plus
difficile à faire entendre à certains d’entre vous. Car si
je vous dis que ce serait désobéir au dieu et que, pour
cette raison, il m’est impossible de me tenir tranquille,
vous ne me croirez pas, vous penserez que je parle

74
ironiquement et, si je vous dis d’autre part que c’est
justement le plus grand des biens pour un homme que
de s’entretenir tous les jours de la vertu et des autres
sujets sur lesquels vous m’entendez discourir, en
m’examinant moi-même et les autres, et si j’ajoute
qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être
vécue, vous me croirez encore moins. C’est pourtant
comme je vous le dis, Athéniens ; mais il n’est pas
facile de vous en convaincre.
Ajoutez à ces raisons que je n’ai pas l’habitude de
me juger digne d’aucune peine. Si toutefois j’avais de
l’argent, j’aurais fixé la somme que je devrais payer ;
car ce n’aurait pas été un dommage pour moi. Mais je
n’en ai pas, à moins que vous ne vouliez me taxer à la
somme que je pourrais payer. Peut-être bien pourrais-je
vous payer une mine d’argent1 : c’est donc à cette
somme que je me taxe. Mais Platon que voici,
Athéniens, ainsi que Criton, Critobule et Apollodore me
pressent de vous proposer trente mines, dont ils se
portent garants. Je me taxe donc à cette somme. Pour la
garantir vous pouvez compter sur eux.

1
La mine valait cent drachmes ou 98 fr. 23.

75
Troisième partie

Allocution de Socrate à ses


juges.

XXIX. – Faute d’un peu de patience, voyez,


Athéniens, ce qu’on va dire de vous : ceux qui
cherchent à décrier notre ville vont vous reprocher
d’avoir fait mourir Socrate, un sage ; car ils diront, pour
vous faire honte, que j’étais un sage, bien que je ne le
sois pas. Si vous aviez attendu quelque temps, la chose
serait venue d’elle-même ; car vous voyez mon âge : je
suis déjà avancé dans la vie et près de la mort. Ce que je
dis là ne s’adresse pas à vous tous, mais à ceux qui
m’ont condamné à mort.
À ceux-là j’ai encore quelque chose à dire. Peut-être
pensez-vous, Athéniens, que j’ai été condamné faute de
discours, j’entends de ces discours par lesquels je vous
aurais persuadés, si j’avais cru devoir tout faire et tout
dire pour échapper à une condamnation. Non, tant s’en
faut. Ce n’est pas faute de discours que j’ai été
condamné, mais faute d’audace et d’impudence et parce
que je n’ai pas voulu vous faire entendre ce qui vous
aurait été le plus agréable, Socrate se lamentant,

76
gémissant, faisant et disant une foule de choses que
j’estime indignes de moi, choses que vous êtes habitués
à entendre des autres accusés. Mais, ni tout à l’heure je
n’ai cru devoir par crainte du danger rien faire qui fût
indigne d’un homme libre, ni à présent je ne me repens
de m’être ainsi défendu. J’aime beaucoup mieux mourir
après m’être défendu comme je l’ai fait que de vivre
grâce à ces bassesses. Car ni dans les tribunaux, ni à la
guerre, personne, ni moi, ni un autre, n’a le droit de
chercher à se dérober à la mort par tous les moyens.
Souvent, dans les combats, on voit bien qu’on pourrait
échapper à la mort en jetant ses armes et en demandant
quartier à ceux qui vous poursuivent. De même, dans
toute espèce de dangers, on trouve mille autres
expédients pour échapper à la mort, si l’on est décidé à
tout faire et à tout dire. Seulement ce n’est peut-être pas
cela qui est difficile, Athéniens, d’éviter la mort : il l’est
beaucoup plus d’éviter le mal ; car il court plus vite que
la mort. Dans le cas présent, c’est moi, qui suis lent et
vieux, qui ai été atteint par le plus lent des deux, tandis
que mes accusateurs, qui sont forts et agiles, l’ont été
par le plus rapide, le mal. Et maintenant moi, je vais
sortir d’ici condamné à mort par vous, et eux
condamnés par la vérité comme méchants et criminels,
et moi, je m’en tiens à ma peine, et eux à la leur. Peut-
être fallait-il qu’il en fût ainsi et je crois que les choses
sont ce qu’elles doivent être.

77
XXX. – Après cela, je désire vous faire une
prédiction, à vous qui m’avez condamné ; car je suis à
présent au moment où les hommes lisent le mieux dans
l’avenir, au moment de quitter la vie. Je vous prédis
donc, à vous, juges, qui me faites mourir, que vous
aurez à subir, aussitôt après ma mort, un châtiment
beaucoup plus pénible, par Zeus, que celui que vous
m’infligez en me tuant. Vous venez de me condamner
dans l’espoir que vous serez quittes de rendre compte
de votre vie ; or, c’est tout le contraire qui vous
arrivera, je vous l’affirme. Vous verrez croître le
nombre de ces enquêteurs, que j’ai retenus jusqu’à
présent, sans que vous vous en aperceviez. Car si vous
croyez qu’en tuant les gens, vous empêcherez qu’on
vous reproche de vivre mal, vous êtes dans l’erreur.
Cette façon de se débarrasser des censeurs n’est ni très
efficace, ni honorable ; la plus belle et la plus facile,
c’est, au lieu de fermer la bouche aux autres, de
travailler à se rendre aussi parfait que possible. Voilà
les prédictions que je voulais vous faire, à vous qui
m’avez condamné, sur quoi je prends congé de vous.

XXXI. – Mais pour vous qui m’avez acquitté,


j’aimerais causer avec vous de ce qui vient de se passer,
pendant que les magistrats sont occupés et qu’on ne

78
m’emmène pas encore où je dois mourir. Attendez
donc, mes amis, jusqu’à ce moment ; car rien ne nous
empêche de causer ensemble, tant que cela est possible.
Je voudrais vous montrer comme à des amis comment
j’interprète ce qui m’est arrivé aujourd’hui. Et en effet,
juges1, car vous méritez, vous, ce titre de juges, il m’est
arrivé quelque chose d’extraordinaire. Dans tout le
cours de ma vie, la voix divine qui m’est familière n’a
jamais cessé de se faire entendre, même à propos
d’actes de mince importance, pour m’arrêter, si j’allais
faire quelque chose de mal. Or aujourd’hui il m’est
arrivé, comme vous le voyez vous-mêmes, une chose
que l’on pourrait regarder et qu’on regarde en effet
comme le dernier des maux. Or, ni ce matin, quand je
sortais de chez moi, le signe du dieu ne m’a retenu, ni
quand je suis monté ici au tribunal, ni à aucun endroit
de mon discours, quoi que je voulusse dire. Et
cependant dans beaucoup d’autres circonstances il m’a
arrêté au beau milieu de mon propos. Aujourd’hui, au
contraire, il n’est jamais intervenu au cours même du
débat pour s’opposer à aucun de mes actes ni à aucune
de mes paroles. À quel motif dois-je attribuer son
abstention ? Je vais vous le dire. C’est que ce qui m’est
arrivé est sans doute un bien et qu’il n’est pas possible

1
C’est la première fois que Socrate emploie ce terme et il ne
l’applique qu’à ceux qui ont, selon lui, jugé suivant la justice (δίχη).

79
que nous jugions sainement, quand nous pensons que
mourir est un mal ; et j’en vois ici une preuve décisive :
c’est que le signe accoutumé n’aurait pas manqué de
m’arrêter, si ce que j’allais faire n’avait pas été bon.

XXXII. – Voici d’autres raisons d’espérer


fermement que la mort est un bien. De deux choses,
l’une : ou bien celui qui est mort est réduit au néant et
n’a plus aucune conscience de rien, ou bien,
conformément à ce qui se dit, la mort est un
changement, une transmigration de l’âme du lieu où
nous sommes dans un autre lieu. Si la mort est
l’extinction de tout sentiment et ressemble à un de ces
sommeils où l’on ne voit rien, même en songe, c’est un
merveilleux gain que de mourir. Si en effet l’on devait
choisir une de ces nuits où l’on a dormi sans même
avoir un songe, pour la comparer aux autres nuits et aux
autres jours de sa vie, et s’il fallait après examen dire
combien l’on a vécu de jours et de nuits meilleurs et
plus agréables que cette nuit-là, j’imagine que non
seulement les simples particuliers, mais le grand Roi
lui-même trouverait qu’ils sont faciles à compter en
comparaison des autres jours et des autres nuits. Si donc
la mort est quelque chose de semblable, je soutiens,
moi, que c’est un gain, puisque alors toute la suite des
temps ne paraît plus ainsi qu’une seule nuit.

80
D’un autre côté, si la mort est comme un passage
d’ici-bas dans un autre lieu, et s’il est vrai, comme on le
dit, que tous les morts y sont réunis, peut-on, juges,
imaginer un plus grand bien ? Car enfin, si en arrivant
chez Hadès, débarrassé de ces soi-disant juges, on doit
y trouver les juges véritables, ceux qui, dit-on, rendent
là-bas la justice, Minos, Rhadamante, Éaque,
Triptolème1 et tous ceux des demi-dieux qui ont été
justes pendant leur vie, est-ce que le voyage n’en
vaudrait pas la peine ? Si, d’autre part, on fait société
avec Orphée, Musée2, Hésiode et Homère, à quel prix
n’achèteriez-vous pas ce bonheur ? Quant à moi, je
consens à mourir plusieurs fois, si ces récits sont vrais.
Oh ! pour moi surtout, quel merveilleux passe-temps
que de causer là-bas avec Palamède3, Ajax4, fils de

1
C’est le seul endroit où Triptolème soit donné comme juge des
morts, bien qu’il soit représenté sur des vases attiques avec Éaque et
Rhadamante, à la place de Minos, qui était naturellement impopulaire à
Athènes.
2
Orphée et Musée sont accouplés ensemble, comme représentants de
la doctrine orphique, dans le Protagoras, 316 d ; dans la République, 364
e, ainsi que dans Aristophane, Grenouilles, 1032 sq.
3
Palamède n’est point connu d’Homère. D’après la légende adoptée
par les poètes tragiques, il s’était attiré la haine d’Ulysse en démasquant la
folie qu’il simulait pour éviter d’aller à Troie. Pour se venger, Ulysse
cacha de l’or dans sa tente, l’accusa de l’avoir reçu de Priam pour trahir
les Grecs et le fit lapider. Dans l’Apologie de Xénophon (26), Socrate se
console en comparant son sort à celui de Palamède.
4
Le cas d’Ajax est différent de celui de Palamède, puisqu’il se tua

81
Télamon, et tous les héros des anciens temps qui sont
morts victimes d’un jugement injuste ! Je trouverais, je
pense, un certain agrément à comparer mon sort au leur.
Mais mon plus grand plaisir serait de passer mes jours à
examiner et à questionner ceux de là-bas, comme je
faisais ceux d’ici, pour voir ceux d’entre eux qui sont
sages et ceux qui croient l’être, mais ne le sont pas.
Combien ne donnerait-on pas, juges, pour examiner
celui qui mena contre Troie la grande armée1, ou Ulysse
ou Sisyphe2 ou tant d’autres, hommes ou femmes, que
l’on pourrait nommer ? Causer avec eux, vivre avec
eux, les examiner, serait un plaisir indicible. En tout
cas, chez Hadès, on est sûr de n’être pas condamné à
mort pour cela, et non seulement on y est de toutes
manières plus heureux qu’ici, mais encore on y est
désormais immortel, du moins si ce qu’on dit est vrai.

XXXIII. – Vous aussi, juges, vous devez avoir bon


espoir en face de la mort et vous mettre dans l’esprit
qu’il y a une chose certaine, c’est qu’il n’y a pas de mal

lui-même ; mais aux yeux de Socrate, Ajax est victime du jugement


injuste qui attribua les armes d’Achille à Ulysse.
1
Celui qui mena la grande armée à Troie était Agamemnon, chef
suprême des Grecs.
2
Ulysse et Sisyphe, le plus rusé des hommes d’après Homère, sont
des exemples d’hommes qui passaient pour sages.

82
possible pour l’homme de bien, ni pendant sa vie, ni
après sa mort, et que les dieux ne sont pas indifférents à
son sort. Le mien non plus n’est pas le fait du hasard, et
je vois clairement qu’il valait mieux pour moi mourir à
présent et être délivré de toute peine. De là vient que le
signe ne m’a retenu à aucun moment et que je n’en
veux pas beaucoup à ceux qui m’ont condamné ni à
mes accusateurs. Il est vrai qu’en me condamnant et en
m’accusant, ils n’avaient pas la même pensée que moi ;
ils croyaient bien me nuire et en cela ils méritent d’être
blâmés.
J’ai cependant une chose à leur demander. Quand
mes fils auront grandi, Athéniens, punissez-les en les
tourmentant comme je vous tourmentais, si vous les
voyez rechercher les richesses ou toute autre chose
avant la vertu. Et s’ils se croient quelque chose,
quoiqu’ils ne soient rien, faites-leur honte, comme je
vous faisais honte, de négliger leur devoir et de se
croire quelque chose quand ils sont sans mérite. Si vous
faites cela, vous nous aurez justement traités, moi et
mes fils.
Mais voici l’heure de nous en aller, moi pour
mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur
partage, nul ne le sait, excepté le dieu.

83
84
Table

Notice sur la vie de Platon ............................................ 5


Notice sur l’Apologie de Socrate ................................ 13
Apologie de Socrate .................................................... 28

85
86
Cet ouvrage est le 3e publié
dans la collection Philosophie
par la Bibliothèque électronique du Québec.

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