40404-Texto Del Artículo-70316-1-10-20140408
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Recibido: 30/10/2012
Aceptado: 14/10/2013
Résumé
Le souci d’authenticité interdisant tout souvenir à partir de l’enfant qu’elle était, Nathalie Sarraute ne
cherche pas à voir son enfance telle que la petite Natacha la voyait ou à se montrer à travers son
enfance. Les regards sur son entourage ou sur elle-même s’opposent, se contrarient, divergent et
établissent une perspective fluctuante qui s’éloigne des portraits univoques. Enfance tente ainsi de
rendre visible l’invisible ineffable. Or, ces souvenirs enfouis dans de sombres profondeurs ne se
déclenchent qu’à partir d’un manque douloureux –l’absence de la mère– que comble le regard
soupçonneux.
Mots clés : Nathalie Sarraute, littérature, études sur les femmes, autobiographie, regard, invisible,
souvenir, manque.
Palabras clave: Nathalie Sarraute, literatura, estudio de la mujer, autobiografía, mirada, invisible,
recuerdo, pérdida.
Abstract
The longing for authenticity prevents any memories of the child that Nathalie Sarraute once was. In
fact, the writer doesn’t try to remember the childhood the little Nathacha saw. She doesn’t even try to
show herself through her childhood. Her looks cast on her close family or on herself contradict each
other, and draw up a changing view, departing from any univocal portrait. With Enfance the invisible
becomes visible. But these hidden memories begin with a painful loss—the mother’s absence—that a
suspicious view can overcome.
Key words: Nathalie Sarraute, literature, women’s studies, autobiography, view, invisibility,
remembrance, loss.
Referencia normalizada
Avendaño Anguita, L. (2014). « Au gré du regard (Enfance de Nathalie Sarraute) ». Thélème. Revista
Complutense de Estudios Franceses, Vol. 29, Núm. 1: 9-22. http://dx.doi.org/10.5209/rev_THEL.2014.v29.40404
1
Nous renvoyons, pour une étude plus détaillée sur la figuration de l’invisible, à l’article de
Rakotobe d’Alberto (2009).
2
C’est à une « rhétorique des profondeurs » que Galia Yanoshevsky fait appel dans son article
« De l’ère du soupçon à Pour un nouveau roman » (2005) où elle dresse la différence qui oppose deux
chefs de file du nouveau roman : Nathalie Sarraute et Alain Robbe-Grillet.
Autant la présence de la mère répand sur tout un air d’insouciance qui permet à
Natacha de se laisser aller à une certaine douceur ou placidité, autant son absence
déclenche chez l’enfant non seulement ses « idées » et ses « folies » mais, en même
temps une acuité visuelle apte à traverser la surface du visible. L’apparence des
choses, sous les yeux de la narratrice, se charge ainsi d’une impression visuelle qui
acquiert des tonalités tantôt lumineuses, étincelantes, resplendissantes même, tantôt
obscures, ternes ou mornes. Le visible et l’invisible se côtoient par cette
déformation chromatique qui, faisant ressortir des dehors infaillibles et sûrs ou, au
contraire, une réalité louche et suspecte, engage la fragilité d’un regard instable
toujours prêt à sombrer dans une vision contraire. Ainsi, il suffit d’un regard de sa
mère pour faire oublier à l’enfant le détachement de celle qui s’était forcée à rester
aux chevets de sa fille lors d’une maladie
mais ce que j’ai ressenti à ce moment-là s’est vite effacé…S’est enfoncé plutôt…
Probablement… assez loin en tout cas pour que je n’en voie rien à la surface. Il a suffi d’un
geste, d’un mot caressant de maman, ou simplement que je la voie, assise dans son fauteuil, lisant,
levant la tête, l’air surpris quand je m’approche d’elle et lui parle, elle me regarde à travers son
lorgnon, les verres agrandissent ses yeux mordorés, ils paraissent immenses, emplis de naïveté,
d’innocence, de bonhomie… et je me serre contre elle, je pose mes lèvres sur la peau fine et
soyeuse, si douce de son front (Sarraute, 1983 : 40).
Aussi, Natacha se laisse-t-elle aller, imprégnée « par cette lumière dorée, ces
roucoulements, ces pépiements, ces tintements de clochettes sur la tête des ânons,
des chèvres, ces sonneries des cerceaux munis d’un manche que poussent devant
eux les petits qui ne savent pas se servir d’un bâton… » (Sarraute, 1983 : 20),
écoutant sa mère lui raconter un conte pour enfants, « avec tout contre [son] dos la
tiédeur de sa jambe sous la longue jupe » (Sarraute, 1983 : 20). Mais l’effet
bénéfique s’avère désamorcé sous le crible du regard de la narratrice montrant le
Ce manque vécu dans l’arrachement, ce vide sous-tendu d’une mort de soi, « qui
formerait le regard de l’enfant à la disparition du visible et donc à la perception de
l’invisible » (Boué, 1997 : 144) se matérialise dans l’emploi de répétitions. Or, leurs
effets rythment le mouvement de la perte. C’est bien à l’avantage de ce qui se
dérobe à la vue, que le ressassement de certains mots livre un usage du regard
engagé dans l’usure et dans la dissolution des apparences3. Ainsi, alors que dans la
maison natale d’Ivanovo où la mère reste absente, le père toujours comme un peu
tendu laisse transparaître sa tendresse. Dans la reprise continue des jours de la
semaine, le geste de la main, le regard ou la voix laisse en effet passé cette espèce
de cordon de solidarité envers sa fille :
Mais il n’y a pas que ma mère qui soit absente de cette maison. De tous ceux qui devaient s’y
trouver quand j’y revenais de temps à autre pour quelques semaines, je ne vois que mon père… sa
silhouette droite et mince, toujours comme un peu tendue… Il est assis au bord d’un divan et moi
installée sur ses genoux, tournée vers les hautes fenêtres entièrement voilées d’un rideau blanc… il
m’apprend à compter […]
Je me tiens debout devant lui entre ses jambes écartées, mes épaules arrivent à la hauteur de ses
genoux… j’énumère les jours de la semaine… lundi, […] « Ça suffit maintenant, tu les sais…
Mais qu’est-ce qui vient après ? – Après tout recommence… – Toujours pareil ? Mais jusqu’à
quand ? – Toujours. – Même si je le répète encore et encore ? […] ça va revenir de nouveau, lundi,
mardi, toujours ? – Toujours mon petit idiot… » sa main glisse sur ma tête, je sens irradiant de lui
quelque chose en lui qu’il tient enfermé, qu’il retient, il n’aime pas le montrer, mais c’est là, je le
sens, c’est passé dans sa main vite retirée, dans ses yeux, dans sa voix qui prononce ces diminutifs
qu’il est seul à faire de mon prénom (Sarraute, 1983: 43-44).
Il s’agit de répétitions qui révèlent presque une attitude maniaque lorsque, livrée
à l’ennui, face à l’indifférence de sa mère, Natacha se charge de séparer les pages
d’un livre: « d’abord le coupe-papier, tenu horizontalement, sépare […] puis il
s’abaisse, se redresse, se glisse […] ainsi de suite, toujours de plus en plus vite »
(Sarraute, 1983 : 81). Si « une fois embarquée sur cette galère, il [lui est] impossible
de la quitter » (Sarraute, 1983: 82), le vertige ou l’étourdissement qui se forment au
fur et à mesure que le livre « devenu plus gros, gonfl[e] » (Sarraute, 1983: 82) ne
pourront disparaître que sous le contrôle de cette épaisseur que le « coupe-papier
grisâtre » a permis : « je pourrai le refermer, le presser pour bien l’égaliser et en
toute tranquillité le remettre à sa place » (Sarraute, 1983: 82). Un jeu abrutissant qui
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3
Nous tenons ici à souligner les propos de Pascale Foutrier : « l’ “obsession inutile” consiste chez
Sarraute à faire régresser la symbolicité du langage jusqu’à une jouissance primaire d’ordre oral, en
proclamant un goût affiché du rythme et de la répétition que l’on retrouve à tous les niveaux du
langage, à tel point qu’on a pu faire de la répétition le trait stylistique majeur de son écriture […] toute
la technique d’écriture de Sarraute est la “rumination” d’une impression psychique incessamment
reprise et qu’il s’agit de rendre sensible au lecteur » (2002 : 40-41).
Des mots russes et des mots français que la mère, contrariée par l’absence de sa
fille qu’elle est venu voir, reprend de « sa froideur calme » (Sarraute, 1983 : 257),
avec « cette impression qu’elle donnait d’invincibilité » sans qu’il ait « plus moyen
de l’atteindre » (Sarraute, 1983 : 257) et lance sur Natacha, scellant une fois pour
toutes leur séparation définitive dans l’indifférence et le bonheur :
Je regarde dans la lumière du soleil couchant son joli profil doré et rose et elle regarde devant
elle de son regard dirigé au loin… et puis elle se tourne vers moi et elle me dit : « C’est étrange, il
y a des mots qui sont aussi beaux dans les deux langues… écoute comme il est beau en russe, le
mot “gniev” », et comme en français “courroux” est beau… c’est difficile de dire lequel a plus de
force, plus de noblesse… elle répète avec une sorte de bonheur “Gniev”… “Courroux”… elle
écoute, elle hoche la tête… Dieu que c’est beau… et je réponds Oui » (Sarraute, 1983 : 257-258).
4
Nous partageons l’avis d’Ann Jefferson pour qui: « Il faudrait se garder de voir dans ces
prétendus souvenirs d’enfance une simple exposition des origines premières de tous les écrits de
fiction de Nathalie Sarraute. Il n’a pas été besoin d’attendre Enfance pour comprendre que, chez
Nathalie Sarraute, une écriture qui ne se rattache pas à l’expérience est vouée à l’extinction, ni que le
sacrilège entraîne la souffrance, ni que les paroles se présentent parfois sous formes de paquets qu’il
faut ouvrir pour y découvrir leur contenu de tropismes, ni que l’écrivain parle de soi, ni que le
dialogue représente un moyen essentiel de l’expression littéraire, ni qu’il importe surtout en littérature
de poursuivre la recherche des formes nouvelles » (1996 : 1943).
5
Nous partageons à ce propos d’avis de Laurent Adert pour qui : « par de-là la symétrie et la
réversibilité de la relation spéculaire se déclarent en fait une dissymétrie et une irréversibilité
fondamentales que la narration sous-conversationnelle signifie par le truchement d’une mise en scène
de la méprise intersubjective. Pour le dire autrement, les miroirs sont ici déformants » (1996 : 215).
6
L’attitude sarrautienne face au monde que l’on peut qualifier d’authentique correspond à une
trajectoire littéraire et, à la fois, à une sensibilité où l’enfance apparaît comme motif récurrent. Dans ce
sens, les conclusions de Déborah Keller sont particulièrement intéressantes : « Ce n’est pas un hasard
si c’est précisément au moment où l’enfance, associée tout au long de l’œuvre à la position
authentique, devient le thème principal d’un livre, Enfance, qu’intervient également le genre de
l’autobiographie. La question de savoir quel est le propre de l’autobiographie chez Sarraute se résout
une inversion bénéfique du moment qu’il révèle l’invisible. Le regard, qui fait
grossir normalement dans le noir ou dans un milieu confus des mouvements fébriles,
montre l’état pur de l’enfant dénué, abandonné à ses pulsions primitives, confronté
à l’inconnu ou à l’indéterminé, au vide qui confine le sujet dans des régions
inquiétantes, à l’écart de tout, aux prises avec ses peurs nocturnes que l’atmosphère
sinistre renforce :
J’ai beau me recroqueviller, me rouler en boule, me dissimuler tout entière sous mes couvertures,
la peur, une peur comme je ne me rappelle pas en avoir connue depuis, se glisse vers moi,
s’infiltre… C’est de là qu’elle vient… je n’ai pas besoin de regarder, je sens qu’elle est là
partout… elle donne à cette lumière sa teinte verdâtre… c’est elle, cette allée d’arbres pointus,
rigides et sombres, aux troncs livides… elle est cette procession de fantômes revêtus de longues
robes blanches qui s’avancent en file lugubre vers des dalles grises… elle vacille dans les flammes
des grands cierges blafards, qu’ils portent… elle s’épand tout autour, emplit ma chambre… Je
voudrais m’échapper, mais je n’ai pas le courage de traverser l’espace imprégné d’elle, qui sépare
mon lit de la porte (Sarraute, 1983 : 89).
L’attrait pour l’interdit pousse souvent Natacha à flirter avec la mort, une mort
aguichante pour rire ou pour jouer quand elle touche le poteau dangereux et qu’elle
sent qu’elle est « morte, morte, morte [et que] la chose horrible, la plus horrible qui
soit était dans ce poteau [qu’elle] est passée en [elle] » (Sarraute, 1983 : 28). Ou
encore, l’angoisse de la mort sous la sensation étouffante de ce qui, à son insu, lui
est appliqué de force. Ainsi, sous l’effet de l’anesthésie et du masque qui lui est
appliqué, elle ressent « quelque chose d’atroce, d’asphyxiant qui se dégage :
« m’étouffe, m’emplit les poumons, monte dans ma tête, mourir c’est ça, je
meurs… » (Sarraute, 1983 : 25-26). Le tourment obscur imprégné de mort nourrit
ainsi constamment l’arrière-plan de l’activité prospectrice7.
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qui s’y pose. Comme la transformation que Natacha fait subir à Pierre, le fils de
Monsieur Laran, un ami de son père :
Je sais bien qu’il devait être vêtu comme l’étaient les petits garçons de son âge, mais quand je le
revois maintenant, je dois effacer le chapeau melon que je vois sur sa tête et le remplacer par un
béret de matelot, je dois lui enlever le haut faux col blanc de son père, dénuder son cou, poser sur
ses épaules au large col marin, transformer son pantalon en culotte courte… mais aucun de ces
changements ne me permet de le transformer en petit garçon. C’est un vieux monsieur avec qui je
me promène. Vieux et triste (Sarraute, 1983 : 139).
Seuls quelques rares visages sont rapportés d’une forme univoque, mais il faut
dire qu’ils sont associés à l’univers de douceur et de familiarité sécurisante auquel
la narratrice se laisse parfois aller : du visage de l’oncle Gricha Chatounovski, le
frère de sa mère chez qui elle est allée passer des vacances, qui comptent parmi ses
« beaux souvenirs d’enfance », Natacha ne retient qu’« une impression de finesse,
de douceur un peu triste… » (Sarraute, 1983 : 34). Par contre, elle voit très bien sa
tante telle qu’elle lui apparaissait quand « [elle] aimait regarder les boucles
argentées de ses cheveux, son teint rose, se yeux […] les seuls yeux bleus […] avec
une nuance vraiment violette. […] Il y a quelque chose dans son regard, dans son
port de tête, qui lui donne un certain air […] altier » (Sarraute, 1983 : 34). De Kolia,
le mari de sa mère, dans l’insouciance de l’appartement de la rue Flatters, il lui est
resté la douceur. Or, à force de regarder circuler le courant de bienveillance que le
regard de Kolia projette Natacha elle-même s’imprègne de cette sensation qui se
répercute, se réfléchit sur elle :
Je sentais se dégageant de Kolia, de ses joues arrondies, de ses yeux myopes, de ses mains
potelées, une douceur, une bonhomie… J’aimais l’air d’admiration, presque d’adoration qu’il avait
parfois quand il regardait maman, le regard bienveillant qu’il posait sur moi, son rire si facile à
faire sourdre. [….] Ce qui passait entre Kolia et maman, ce courant chaud, ce rayonnement, j’en
recevais, moi aussi comme des ondes… (Sarraute, 1983 : 73).
Dans l’écriture d’une lettre que Natacha reçoit après la mort de son oncle Iacha,
le frère de son père, c’est encore son regard sur elle qui lui revient : « Il me
regarde… ses yeux ressemblent beaucoup à ceux de papa, mais ils sont moins
perçants, plus doux… de son visage étroit et pâle, de ses gestes coule sur moi une
douceur tendre… » (Sarraute, 1983 : 153).
Regard de bienveillance de sa maîtresse qui l’a invitée à faire ses devoirs chez
elle ; sa maîtresse dont « le visage […] est une tache rose sous l’épaisse couche
argentée de ses cheveux […] de son regard qui parfois, lorsque [Natacha] relève la
tête, se pose sur elle avec toujours cette attention discrète […] assez éloigné[e] mais
pas trop […] à la juste distance… les bornes de la simple bienveillance… »
(Sarraute, 1983 : 241). Aussi, l’image mouvante de la mère de Véra, s’oppose à
celle d’Adèle engagée par Véra pour prendre soin de Lili, sa demi-sœur. Alors que
cette « babouchka » que Natacha appelle grand-mère en français « n’a pourtant rien
de ce qui rend exquises les grand-mères » (Sarraute, 1983 : 226) :
Mais ses cheveux sont d’un jaune terne, ses yeux ne sont pas pareils à de l’émail bleu, ils sont
d’un vert jaunâtre un peu déteint, elle a un grand visage blafard, d’assez gros traits… il est
impossible de la modeler en une mignonne statuette bleue et rose de grand-mère de conte de
fées… impossible de la figer… il y a quelque chose de vif qui se tend aussitôt vers ce qu’on lui
présente… (Sarraute, 1983 : 227).
Si ces femmes sont les deux versants de l’attention portée à l’enfant, à leur
contact Natacha se plie aux gestes indifférents d’Adèle, ou alors elle plonge dans
les rites chaleureux de la grand-mère. Natacha, suit en effet, « des gestes qui ne […]
semblaient pas être bien différents de ceux qu’exige la politesse… la main plongée
rapidement dans le bénitier, l’automatique signe de croix, la brève esquisse de
génuflexion en passant devant l’autel » comme on dit « au revoir Madame en
sortant d’une boutique » (Sarraute, 1983 : 234). Par contre, lorsqu’elle accompagne
la grand-mère à l’église les jours de fête « pour prendre part à des rites qu’elle
aimait, pour retrouver sa Russie, s’y replonger » (Sarraute, 1983 : 235). Natacha s’y
submergeait avec elle et retrouvait : « la chaleur, la lumière d’innombrables cierges
[…] une ferveur répandue sur tout et en moi comme une exaltation très douce et
calme que j’avais déjà ressentie… était-ce à Pétersbourg ou encore avant, à
Ivanovo… » (Sarraute, 1983 : 235). Il s’avère donc impossible de porter un regard
sur l’autre sans se laisser prendre dans ce qui est donné à voir, car en effet, le regard,
chez Nathalie Sarraute, reste inévitablement dépendant du monde voyant. Voir avec
l’autre ce que l’autre voit, c’est déjà se couler dans la vision autre, dans les gestes
de l’autre : l’automatisme d’Adèle ou l’enthousiasme de la grand-mère gagnent
inévitablement Natacha. Mais le détachement d’Adèle ou le dévouement de la
grand-mère sont inséparables du regard de la narratrice qui forme ou déforme les
traits.
Le regard de la narratrice attaché à un balancement d’images antithétiques8, ne
livre les identités que sous des formes contradictoires qui neutralisent les portraits.
_____________
8
Même si notre visée porte sur le regard, elle rejoint, sur ce point, celle de Keling Wei, attaché à
l’étude de la voix, lorsqu’il affirme que « le monde de l’enfant pris dans le monde des adultes, c’est la
rencontre du phôné avec la lexis, rencontre qui provoque forcément des conflits, des traumas, des
séductions, des scandales. C’est pourquoi l’enfant se sent “un corps étranger”. Nulle part elle n’a son
lieu propre, que ce soit chez le père ou chez la mère. Elle est logée là où elle n’a pas d’appartenance,
accueillie par le geste de l’ “hospitalité”, laquelle implique en même temps “l’hostilité” » (2004 : 104).
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Que ce soit au travers de la voix ou du regard, le rapport à l’autre est toujours conflictuel et
contradictoire chez Nathalie Sarraute, et particulièrement dans Enfance.
Si aucun caractère fixe, net et arrêté ne distingue les êtres au profil équivoque,
leur singularité s’affirme toutefois. L’essence fondamentalement mouvante de Véra
mais surtout du père et de la mère naît donc du paradoxe intrinsèque qui les
conforme. Le père, qui devant les amis se détend, s’anime, s’amuse et aime amuser,
spirituel et intelligent mais qui quand quelqu’un lui déplaît, ne peut s’empêcher de
se moquer de lui, fait ressortir sa cruauté aux yeux de la petite fille. Cette
transformation est aussitôt contrecarrée par un regard distinct, celui de Monsieur
Ivanov qui semble considérer les élans irrépressibles du père « comme une grande
personne regarde les ébats d’un enfant parfois un peu trop turbulent qui s’amuse,
qui s’échauffe » (Sarraute, 1983 : 198). Ainsi, alors que Monsieur Ivanov sait que
son ami, Ilya Evseitch, a un bon fond, Natacha se sent atteinte par la violence de
son père :
Ses yeux sombres pétillent, ses dents blanches luisent, sa verve, son esprit sont une lame
étincelante qui tranche… parfois dans le vif… parfois il me semble que c’est en moi aussi qu’elle
atteint… c’est pourtant dans quelqu’un d’autre, que je connais à peine ou pas du tout qu’elle
s’enfonce… mais je sens en moi son glissement froid…j’ai un peu mal, un peu peur… (Sarraute,
1983 : 197).
Alors que le regard changeant du père fait de lui un être juste et droit, les traits
informes rehaussent les qualités de la mère. L’émerveillement de l’enfant face à la
poupée de coiffeur au visage lisse et rose fléchit ainsi sous l’incomparable beauté de
la mère qui ressort par ses traits comme fondus et par la forme de ses yeux inégale,
ou la courbe de sa paupière bombée. Mais, si Natacha « la trouvai[t] délicieuse à
regarder [sous] cet air de candeur et de pureté » (Sarraute, 1983 : 92), il lui était
difficile de préciser sa nature révélée dans « son regard assez étrange… fermé et dur
parfois et parfois vif, naïf… Souvent comme absent » (Sarraute, 1983 : 94). Se
reconnaissant elle-même dans l’informe, Natacha a un plus grand penchant pour les
vieilles poupées de son dont elle peut traiter comme elle veut le corps flasque,
désarticulé, plutôt que pour cette belle poupée toute dure, trop lisse, qui fait toujours
les mêmes mouvements articulés. Son attachement est pour son ours en peluche
Michka qui lui est « vraiment proche […] soyeux, tiède, doux, mou, tout imprégné
de familiarité tendre » (Sarraute, 1983 : 49.). La narratrice n’hésite pas à admettre
l’attrait pour le monde calfeutré et doux où elle tente de ne pas sombrer. Mais son
esthétique du flou portée sur l’indistinct et le mouvant9 semble surtout tirer son
origine de l’héritage parental. C’est bien le pouvoir de suggestion de sa mère qui
fait naître chez elle son malaise et sa gêne liés au concept de beauté alors que
contemplant la poupée du coiffeur, l’idée « Elle est plus belle que maman »
(Sarraute, 1983 : 92) prend forme. Or, si sa mère lui apparaissait « loin de toute
comparaison possible [et qu’] aucune critique, aucune louange ne semblait pouvoir
se poser sur elle » (Sarraute, 1983 : 93), pour Natacha elle-même rien ne peut
dépasser le numéro un inscrit sur son devoir de classe :
Le numéro un marque pour moi un absolu. Quelque chose à quoi rien n’est supérieur. Peu
importe où. J’ai l’illusion que c’est hors comparaison. Il n’est pas possible que ce que j’ai fait
tienne après ce qu’a fait quelqu’un d’autre (Sarraute, 1983 : 217).
Face à ces rapports de filiation nous nous gardons bien toutefois, comme le
recommande Ann Jefferson, « de voir dans ces prétendus souvenirs d’enfance une
simple exposition des origines premières de tous les écrits de fiction de Nathalie
Sarraute » (Jefferson, 1996 : 1943). Le regard fluctuant de la narratrice sur son
enfance procure surtout l’anamorphose des souvenirs attachée à ses propres
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9
Pour une étude plus approfondie sur ce point, nous renvoyons à l’article de Pascale Foutrier qui
aborde le cœur du sujet: « De la beauté mortifère des poupées au refus de la figuration » (2002 : 41-
45).
REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Septentrion.
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Rakotobe d’Alberto, N., (2009) « “L’ombre et la proie” ou comment capter
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d’Enfance de Nathalie Sarraute » in Études Françaises. Vol. 40 (2), pp. 101-114.
Yanoshevsky, G., (2005) « De L’Ère du soupçon à Pour un nouveau roman : De la
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