LAURENTIE (PIERRE S.) - Lettres Sur L'éducation Du Peuple
LAURENTIE (PIERRE S.) - Lettres Sur L'éducation Du Peuple
LAURENTIE (PIERRE S.) - Lettres Sur L'éducation Du Peuple
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PARIS,
LA&HY FRÈRES. ÉDITEURS.
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ÉDITION DE 185©
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SUK L'iDliCATION. < M
des enseignements de notre curé, plus nous
sommes savants dans la science de la vie.
C'est par le catéchisme que l'enfant du
peuple devient plus éclairé que ne le fut le
divin Platon. 0 ciel ! ce que je dis, n'est-ce
pas un blasphème ?
Je l'affirme ! le catéchisme est une philoso
phie devant laquelle Platon se fût agenouillé
en jetant ses mains au ciel, et poussant des
cris d'amour et d'humilité.
Et si Platon eût vu une assemblée de petits
enfants du peuple pressés autour du curé,
s'il avait vu cette leçon admirable où les se
crets les plus hauts du ciel s'ouvrent natu
rellement et naïvement à des intelligences
incultes, Platon eût manqué de termes pour
dire tout son étonnement et son enthou
siasme.
Recueillez dans tous les livres de la terre,
dans tous les codes, dans toutes les philoso
phes, tout ce que vous pourrez trouver de
préceptes de sagesse et de vertu, et vous
n'aurez rien qui approche de l'ensemble des
croyances et des devoirs qui sont enseignés
dans le catéchisme.
82 LETTRES
Et c'est peu d'avoir en un petit livre tout
le résumé de la science morale de l'homme.
Ce petit livre serait muet et sans puissance,
comme tous les livres de philosophie, s'il ne
se trouvait un docteur pour l'expliquer au
peuple, et ce docteur c'est le curé. C'est le
cure qui donne la vie à cette parole pleine de
mystère. C'est lui qui la rend intelligible à
des esprits d'enfants à peine ouverts aux no
tions communes de la vie. Le curé est donc
ainsi l'instrument de cette éducation morale,
de cette institution du peuple, sans laquelle
le peuple serait barbare ; ôtez le curé, philo
sophes, et dites-moi qui est-ce qui se char
gera de préparer à l'enfant du peuple cette
nourriture admirable de l'intelligence, d'où
naît le sentiment des devoirs, d'où naît
la conscience, d'où naît la vertu, d'où naît
le respect de toutes les conditions de la
société? Hors du curé, trouvez-moi dans le
monde une existence publique ou privée,
autour de laquelle viennent comme par ins
tinct se grouper les enfants du peuple ! hors
lui, qui est-ce qui est l'ami du peuple ? qui
est-ce qui le peut éclairer? qui est-ce qui a
SUR l'éducation. 83
le secret de ses nécessités, de ses misères, de
ses ignorances? L'homme qui fait des livres
pour le peuple, a-t-il vu jamais le peuple ?
Celui qui commande au peuple, est-il jamais
descendu dans les asiles du peuple ? Celui
qui fait des lois pour le peuple, sait-il ce que
le peuple demande aux législateurs? C'est le
curé qui vit parmi le peuple. Lui seul a
toute la révélation de cette existence, qui ne
ressemble à rien de ce qui est connu du
monde. Lui seul aussi a l'instinct de ses be
soins. Ecoutez, philosophes ! vous faites des
écoles, c'est bien. Ferez-vous quelque chose
qui ressemble au presbytère ? Le presbytère
est le rendez-vous du peuple. C'est l'asile où
se réfugient les mères qui pleurent, les veu
ves qui se lamentent, les pères qui n'ont plus
de fils, les pauvres, les orphelins, tous ceux
qui ont une douleur secrète au fond de l'âme.
Les femmes surtout aflltient au presbytère
comme elles affluent à l'église. Savcz-vous
pourquoi? c'est que les femmes portent la
plus lourde part des douleurs humaines. Le
presbytère est l'hospice où vont se guérir les
misères morales. C'est là que va le pauvre
LETTRES
peuple en ses jours de malheur. Et il est vrai
qu'il y va aussi en ses jours de joie. Le pres
bytère est le confident du peuple. C'est pour
quoi les premiers pas des enfants du peuple
se dirigent naturellement vers le presbytère.
Les enfants vont là représenter naïvement
l'amour et la gratitude des parents. Et aussi,
que c'est une douce chose de voir les enfants
se confier en la parole du curé, rechercher
ses caresses et se glorifier de ses témoignages !
Tout dispose les enfants du peuple à accep
ter le curé comme le maître et le gardien de
leur vie. Chaque famille nourrit cette pen
sée. C'est comme un instinct dans le chris
tianisme. C'est un besoin qui se fait jour dès
les premiers ans, et dont le vieillard sent en
core l'empire, lorsque, entouré à son foyer
de petits enfants, il les convie à mériter les
bonnes grâces du curé, comme un bon pré
sage d'avenir. Ainsi naturellement, et par le
penchant des âmes, le peuple va au curé, et
le curé fait l'éducation du peuple, non-seu
lement par le droit de son ministère, mais
par l'autorité que donne la confiance. Le
peuple est comme une grande famille qui se
SLR l'éuicaiio.>. 86
groupe autour du cure. Le curé n'a point
d'autre amour sur la terre. Son àrac s'épan
che tout entière sur le peuple qu'il éclaire et
qu'il bénit. Quel maître et quels disciples !
c'est l'affection qui fait toute la discipline de
cette école. Hélas ! il a fallu que de fortes
tempêtes vinssent passer sur la société hu
maine pour que cette unité de famille pût
être rompue- Ce serait un horrible malheur
qu'elle ne dût pas reparaître. Ce serait plus
qu'un malheur, ce serait un crime qu'il se
trouvât des hommes capables de lui perpé
tuer des obstacles. S'il se pouvait faire que
le curé manquât au peuple, il n'y aurait plus
pour le peuple d'autre maître que le gen
darme et d'autre morale que la police des ba
gnes. Toute l'éducation serait dans les règle
ments de police, toute la vertu serait la peur
et toute l'innocence l'hypocrisie.
LETTRES
III.
I
40 LETTBKS
voilà tout ce que peut faire la philanthro
pie avec son zèle sans intelligence et sans
amour.
C'est dope qu'il est nécessaire au moraliste
de bien savoir la nature propre du peuple,
pour s'occuper utilement de son éducation.
Il est des gens qui ne sauraient supporter
le simple aspect extérieur du peuple. Quoi !
un langage sans délicatesse ! des formes
rudes ! des habitudes âpres ! Hàtez-vous, di
sent-ils, d'initier le peuple aux raffinements
de la vie civile.
Plaisants amis du peuple ! Que ne disent-
ils d'ôter du monde l'image du travail et de
la peine!
De même que le peuple a les mains cal
leuses, il a les habitudes apres et dures, parce
que c'est sa condition de peuple.
Il convient donc de supporter d'abord ce
qui ne saurait être changé : l'objet de l'édu
cation est d'ôter les vices du peuple ; la chi
mère, c'est d'espérer pouvoir lui fiter jusqu'à
ses défauts et même jusqu'à sa nature.
Qu'est-ce d'ailleurs que les défauts du
peuple? Avouez, mon ami, que l'homme du
42 LETTRES
J'oserai presque dire que te peuple naît
bon; c'est son instinct d'être bon, et sa bonté
fait contraste avec sa rudesse ; mais il est fa
cile à devenir mauvais. Alors il devient
atroce, et c'est toujours la faute de ses con
seillers et de ses guides.
L'éducation peut donc être aisément une
corruption de plus ; c'est lorsqu'elle enlève
au peuple ses penchants naturels de bien
veillance, pour lui faire haïr les hommes, et
surtout ceux qui commandent.
Ce qui est très-remarquable , c'est qu'on
n'égare le peuple qu'en lui jetant de belles et
nobles images , des images de gloire, ou de
patrie, ou de liberté. C'est donc qu'il y a au
cœur du peuple une secrète impulsion vers
les grandes choses ; et s'il se trompe , c'est
qu'on le trompe.
On dit souvent : le peuple est inconstant.
Il faudrait dire qu'il est facile à l'impulsion
de ceux qui s'annoncent comme ses maîtres.
Cela tient à son inexpérience des passions
humaines. Sa crédulité le livre à l'action
d'autrui. Mais de lui-même le peuple est
fidèle à ses souvenirs et à ses affections. Il y
SUR L'ÉDUCATION. 43
a dans sa fidélité quelque chose d'invin
cible ; c'est quelquefois une sorte de rou
tine; mais la routine même, c'est l'aversion
des nouveautés. Vous voyez le peuple se mê
ler aux révolutions comme un instrument
propre à tout briser, et le lendemain vous le
retrouvez tel qu'il était la veille. Rien n'est
changé dans ses idées et dans ses amours,
et il se demande pourquoi on lui a fait faire
des révolutions. Le crime des révolutions
faites par le peuple n'est jamais le crime du
peuple. Son inconstance , c'est de l'irré
flexion. Les criminels, ce sont ceux qui men
tent à sa naïveté et qui trafiquent de son
ignorance.
Il y a pourtant dans cette simplicité du
peuple à suivre l'impulsion d'autrui, un pen
chant mauvais qu'il faut connaître. Le peuple
croit aisément au mal. Il est soupçonneux ,
il est défiant. C'est pour lui comme une su
perstition d'imaginer qu'il y a de méchants
génies qui le menacent et lui peuvent nuire.
Cette disposition naturelle est mystérieuse ;
elle semble perpétuer la tradition de la pre
mière histoire de l'homme. Souvent il per
44 LETTRES
sonniûo ces méchants génies» et on l'a vu
poursuivre furieusement de pauvres inno
centes vieilles femmes ou de pauvres vieil
lards infirmes, et se faire cruel contre eux par
le simple soupçon d'une puissance cachée et
odieuse. Quelquefois cette même disposition
craintive se tourne volontiers du côté des
hommes qui exercent le pouvoir sur la terre.
Pour peu qu'il se trouve des langues per
verses pour dire au peuple qu'il se trame
contre lui dans les hauteurs de la société
quelque immense. conjuration de meurtre et
d'opprobre , le peuple les croira. Le peuple
croit tout ce qui est horrible, exorbitant,
énorme. Fatal penchant , source de crimes
et de malheurs ! Comment ôter ce penchant
du peuple? ce serait presque lui ôter sa na
ture. Ne sera-t-il pas plus social et plus po
litique de réprimer les langues infâmes qui
l'égarent et qui le trahissent.
Encore une fois, connaissons bien le peu
ple tel qu'il est, pour accommoder son édu
cation à ses infirmités et à ses besoins.
Le peuple a de bons instincts, et il en a
craintive te tourne volontiers du oife* ^«« ,C*sesllabi"'<les âpres
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Pour peu i/uïl se rruuv^ ite /anjua /*■ "f*i B e rt et,lel» candeur. Cor
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régalent et qui le trahissent. *.S» ls sur, le ^tt de la pro!
46 LETTRES
aux délicatesses de la vie perfectionnée des
salons ; mais faisons qué le bon sens qui règle
la sienne devienne plus fort que les ruses des
corrupteurs.
De tout temps l'imagination des moralistes,
comme celle des poètes, s'est reposée sur le
peuple pour y trouver des spectacles de vertu,
lorsque le reste de la société s'en allait ron
gée par les vices. C'est que la dégradation,
en effet , n'atteint le peuple que le dernier.
Et aussi c'est une magnifique espérance de
pouvoir reprendre la sociabilité par le peu
ple. Le christianisme , indépendamment de
sa mission surhumaine, a déjà sauvé une fois
le monde par cet office merveilleux. Puisse-
t-il le sauver encore ! Le peuple a beaucoup
souffert des contagions qui ont ravagé la
terre depuis un siècle ; mais sa nature n'est
pas entièrement gâtée. Il reste quelque prise
à l'éducation , par les douleurs, par les mi
sères, par les mécomptes qui ont servi de le
çon au peuple. Ah! la souffrance est un
grand remède contre les erreurs. Quand Je
peuple a dû passer par le deuil et par les
larmes, il a toujours trouvé auprès de lui la
48 LETTRES
rv.
De l'instruction du peuple.
S
LETTRES
V.
.nn****' ^
68 LETTRES
s'il y a des lumières en Europe, c'est le clergé
qui les a faites ; que s'il y a une civilisation,
s'il y a une philosophie en France, c'est l'E
glise, par ses universités et par ses écoles,
qui l'a tout au moins préparée ; que s'il y a
un peuple instruit en quelque lieu du
monde, c'est le christianisme qui est son
maître.
Mais le clergé n'acceptait pas une méthode
qui paraissait vouloir s'imposer avec ses
hommes tout dressés, pour la mettre en pra
tique.
Qu'étaicnt-ce que ces hommes? étaient-ils
les amis du peuple? étaient-ils ses vrais con
seillers? devaient-ils lui être des exemples
vivants de vertu et de piété? Le clergé ne le
pensait pas, et il les repoussait en les dési
gnant par le nom de leur méthode, comme
ils se désignaient eux-mêmes, ne suspectant
pas leur méthode apparemment, mais sus
pectant l'usage qui en était fait. Le clergé
avait raison, et vous faisiez alors, pasteurs
du peuple, votre grand et saint office
de gardiens de la morale. La force pou
vait vous vaincre et votre voix pouvait
se» L'ÉDUCATION. 69
n'être pas entendue; mais vous aviez à
paraître en tête de vos troupeaux, et vous
aviez, et vous avez encore, et vous aurez
toujours le droit de montrer le péril où les
précipitent de mauvais guides.
Rarement les méthodes d'instruction po
pulaire ont été en elles-mêmes un objet
d'examen. Les adversaires du clergé allaient
au rebours du clergé. Parce que le clergé se
défiait des maîtres nouveaux, ses adversaires
tes acceptaient et les prônaient à outrance.
C'était de l'aversion, ce n'était pas de la con
troverse.
n semble que le délire est devenu moins
ardent, ou du moins il se déguise avec plus
de dextérité. Aussi bien on a vu le clergé de
France se.multiplier pour former des écoles
au peuple ; et les accusations d'ignorance se
raient aujourd'hui tout simplement idiotes.
Et puis beaucoup de rôles sont changés.
Tel qui s'écriait avec colère que le peuple
n'était pas assez instruit, s'en va disant avec
des larmes qu'il est trop instruit. Hélas ! ce
qu'il faudrait dire peut-être, c'est qu'il est
mai instruit. Hais ce serait s'accuser soi
-
70 LETTRES
même ; on trouve plus aise de se contredire.
Laissons les souvenirs de dispute, mon
ami ; revenons aux méthodes. Les méthodes
sont bonnes quand elles vont à leur effet na
turel, avec simplicité, avec rapidité, avec uti
lité. Il ne suffit pas qu'elles soient ingénieu
ses, il faut qu'elles soient d'une pratique
facile et efficace.
Le peuple a peu de temps à donner à l'ins
truction, et je trouve naturel qu'on lui épar
gne ses moments, qui sont précieux. Mais la
précipitation a du péril, en ce que le peuple
reviendra peu par la méditation sur les cho
ses qu'il aura apprises, et que si elles ont été
déposées en toute hâte dans son esprit, elles
seront par cela même plus exposées à s'y
effacer.
Je pense qu'il y a des méthodes qui sont à
proprement parler populaires, c'est-à-dire ,
conformes â la nature un peu routinière du
peuple. Ce sont les méthodes communes ou
simultanées. Ces méthodes ont une singulière
puissance d'entraînement. Elles mettent tout
à l'unisson, elles contraignent en quelque
sorte les intelligences tardives à marcher
lité. il11 nefautsum
ses, ^ ^ soient d'une pnuijt
qu'elles ««tacuon du peuple par cela
Entait du peuple, à qui le contact des
facile eteflicace.
Le peuple a peu de tempsàdonner aIns mWliffiites cultivées a manqué dans ses
truction, et je trouve naturelqu'onluiif premi»rs ans, a vécu de cet isolement une
pie ses moments, qui sont preciem. io» ""dessequi le rend rebelle a l'enseignement
précipitation a du péril, en ce que h/*»/* P'né. Il taut un grand effort d'esprit, une
reviendra peu par la méditation surlesdt- Sentie Suesse d'observation et une extrême
ses qu'il aura apprises, et que si elles M"* Goutte d'enseignement, pour faire pénétrer
déposées en toute hâtedans son esprit, dit uns ceiu; tète endurcie desidées pratiques,
seront par cela même plus exposées il) 'in'v »paS jusqu'à son corps raide cltout
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Je pense qu'il y a des méthodes qui**' "»Vïi\. Sais que cet entant soit jeté dans
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72 LETTRES
est une autre sorte d'écriture ou d'imi
tation; à l'arithmétique, à toutes les étu
des de raisonnement où la mémoire en
tre pour beaucoup , comme une sorte de
routine. Par les méthodes communes les
forts redressent les faibles , les habiles cor
rigent les ignorants, et toute la masse est
emportée par l'intelligence , qui est tou
jours le propre du petit nombre.
J'ai vu l'admirable école de chant de Cho
ron gouvernée par ce principe. C'était une
école populaire dans toute l'extension du
mot. Long temps le célèbre maître avait par
couru l'Allemagne et le midi de la France
pour aller recueillir des disciples qui, par de
naturelles dispositions, semblassent annon
cer de grands succès à venir. A la fin il soup
çonna qu'il pouvait mieux faire sans aller si
loin. Il finit par ramasser, comme au hasard,
ses enfants dans les rues de Paris. Au bout de
quinze jours il jetait ces pauvres petits en
fants au milieu de ses masses de chœurs, et
ils donnaient leurs voix très-nettement ,
chantant les fugues harmoniques de Hœndel,
ou les mélodies savantes de Marcello, ni plus
SL'B L'ÉDUCATION. 73
ni moins que s'ils avaient été dressés longue
ment au solfège, et beaucoup plus librement
sans nul doute. L'intelligence générale de
l'école les emportait et leur tenait lieu d'é
tude. C'était comme un instinct ; le génie ve
nait ensuite.
le ne choisis pas cet exemple sans dessein.
C'est quelque chose, croyez-le, que de faire
chanter le peuple. Ah ! mon ami, si le peuple
cbantair et s'il chantait comme Choron le
feisait chanter, gravement et saintement, ce
serait une grande partie de l'éducation et de
l'instruction tout à la fois.
Léchant qui convient au peuple est le chant
simultané. Dès que son chant est isolé, il est
barbare. Mais la grande voix du peuple, cette
voix d'ensemble est sublime ; elle fait trem
bler la terre et elle perce le ciel. Ecoutez-là
dans le temple ! Pour peu qu'il y ait d'unité
dans le chant, l'harmonie se fait d'elle-même.
Elle éclate en torrent, elle inonde l'àme ; elle
vous arrache des pleurs, et plus vous avez le
sentiment de l'art musical, plus cette simpli
cité naturelle vous saisit et vous transporte.
Toute l'instruction du peuple a besoin
74 LETTRES
d'avoir co caractère. Tout doit se faire pour
lui par des méthodes d'ensemble. Autrement
qui est-ce qui prendra à part ces esprits durs
et rebelles? qui est-ce qui les dressera? qui
est-ce qui les vaincra ? Le temps manque à
une telle œuvre, et non-seulement le temps,
mais la puissance même.
L'erreur des maîtres du peuple a été d'i
maginer qu'il suffisait de dresser les corps,
de faire de l'instruction un mécanisme.
L'exercice de l'esprit n'est pas soumis à des
mouvements réguliers comme un exercice
de gymnastique. Si le peuple veut aller se
former aux habiletés du manége et aux sou
plesses de la lutte ou de la course, il faudra
sans doute qu'il se plie aux lois qui sont pro
pres à cette discipline du corps, et je sais que
cette sorte d'éducation extérieure ne lui sera
pas sans utilité. Mais s'il passe ensuite de la
gymnastique à l'étude, qui est l'exercice de
l'âme, je suppose qu'il n'aura nul besoin de
conserver cette exactitude régulière de mou
vements. Il ne s'agit pas de lire ou d'écrire
en quatre temps. Cela est l isible ! L'homme
ne pense pas sur 1a 2' ou ia 3e position. Les
mais k puissance mime.du PeuPlf j tib -—* k peuplCj on ne \e formaittoupie.
pas.
L'erreur des maîtres «mi, somenons-nous que Vinstruction
magioerqu'il suffisait de dresser Useaf i»4iHseirimtlligence.Nous nevoulons pas
de taire de l'instruction un tmw* tuegimcnltr lepeup\6) nous voulonsl'éclai-
L'exercice de l'esprit n'est pas soumit *■ La ^mnastique est bonne aux usages
mouvements: réguliers comme un ew»" l»corps, mais die n'est pas applicable aux
de gymnastitpte. Si le peuple reul *' twmeesdel'esprit. C'est mépriserle peuple
former aux liabilelcs du manège et m* 1* le le noire propre seulement à une
flesses de la lutte ou de la course, ilhib Mruclion de pur mécanisme. Parlons ii sa
sans iJoule qu'ilse plie aux lois ijuisonlf ™*>n, à sa pensée. C'est là que nous pro-
pies à celte discipline du corps, etjei»? Wnrosunebelleharmonie, et aulieu de le
cette sorte d'éducation citérieurcoel** lfessei simplement à la régularitédesl\abi-
pas sans utilité. Mais s'il passe ensuiteA< Wesdu corps, nous l'aurons tonné àl'en-
gymnastique à l'élude, qui est fturà*t ^mUe des vertus de Vàmc ; et cette grande
instruction achevée devienrti-» *> 1
«" nuilu'aura nul te**| en»»—-
76 LETTRES
choix des méthodes, ce serait manquer de
sagesse. Telle méthode imparfaite est com
plétée par l'habileté du maître. Demandons
seulement que chaque méthode soit animée
par une pensée morale de perfection.
Il est ridicule de faire des méthodes d'en
seignement populaire un objet de discussion.
Si nous sommes les amis du peuple, cher
chons ce qui peut lui épargner des peines et
lui rendre l'instruction facile, mais aussi
cherchons à connaître quels sont les maîtres
qui répondent le mieux à ses besoins, et
quand nous les aurons connus, n'ayons pas
d'inquiétude de leurs méthodes : si elles sont
vieilles, leur zèle les rajeunira ; si elles sont
nouvelles, il les perfectionnera ; si elles sont
fausses, il les redressera. La meilleure mé
thode est celle qui est employée par des maî
tres intelligents et vertueux, la plus mauvaise
est celle qui est au service des corrupteurs.
Il Cil iiuii...,
seipiemenl populaire un objel Jeifcm»*1
Si nous sommes te amis du petfle, *
c/hxis ce qui peut lui épargna des /m»' k ^m ignorantia.
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cherchons à connaître i/ue/s sont /fs »P
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milles, leur zèle les rajeunira; siefe**
nouvelles, il les perfectionnera ; si elle**
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service des complt» «i t,^j^JJ*» «n définiuVi.
instruire !e -i, fa,|t de bons
. où trouver
Peuple sera-t
T8 LETTRES
cultes de nos théories. C'est très-bien de dire
en nos livres qu'il faut éclairer le peuple , et
plutôt encore qu'il faut le former aux vertus.
Mais avons-nous sous la main les instituteurs
qui seront propres pour cette œuvre sainte?
Et ces instituteurs, qui les soutiendra, qui les
encouragera, qui les payera de leurs sacrifi
ces? Je dis qui les payera, nou point avec de
l'or, non pas même avec de la gloire, mais
avec de l'estime, avec de la gratitude et de
l'amour. Que faisons-nous donc ? Voici que ,
pour élever le peuple, nous allons avoir be
soin de maîtres pleins d'abnégation et de
courage, de maîtres modestes et résignés à
l'oubli des honneurs, et cependant des maîtres
instruits et intelligents, édifiants et habiles,
mais dont les exemples soient humbles et
cachés, dont l'aptitude soit ignorée, dont les
services soient méconnus, et au besoin insul
tés. Est-ce donc qu'il se trouvera sur terre
des âmes capables d'un tel héroïsme? Oui,
c'est ici qu'apparaissent les difficultés de nos
théories, et peu s'en faut que je n'aie la
hardiesse de dire que Dieu seul pourra les
résoudre.
SLR l'édication. 79
Et Dieu seul en effet pourra servir d'inspi
ration à cette œuvre de dévouement et de
sacrifice. C'est lui qui nous fera trouver les
maîtres du peuple, c'est lui qui les fortifiera,
c'est loi qui leur donnera tout ce qu'il leur
faut de bonté et de courage; c'est lui aussi
qu\ aura pouT eux des récompenses comme
fl en faut à de tels travaux. Si Dieu n'était là,
mon ami, pour nous aider en nos recherches,
elles seraient vaines. Nous pouvons, avec de
la gloire, avec de l'or, avec les simples goûts
de l'esprit, former des maîtres pour l'ensei
gnement des études qui servent d'ornement
aux classes fortunées; nous sommes hors
d'état de former des instituteurs pour l'en
seignement des vertus qui servent de conso
lation aux classes souffrantes. Nous pourrions
former peut-être des mercenaires de dernier
ordre pour apprendre à lire au peuple; mais
tes mercenaires que nous donnerions au
peuple, toucheraient-ils volontiers sa misère?
s'entoureraient-ils avec délice de sa pauvreté
rude, sauvage, hébétée? Ah ! la cupidité se
plie à tout, je le sais ; mais elle ne se plie pas
à l'abnégation et à l'amour.
80 LETTRES
Revenons donc à Dieu ; c'est lui qui fait
les maîtres du peuple.
Mon ami, nous avons sous les yeux des
instituteurs ainsi formés par le peuple , des
instituteurs humbles et cachés, admirables
missionnaires de la science populaire , aux
pieds desquels nous devrions jeter notre
plume, pauvres sermoneurs que nous som
mes : car nous disons ce qui est utile, et ils
le font, et ils le font par l'impulsion de leur
âme et par l'instinct de leur vocation. Si donc
le peuple a de tels maîtres, qu'a-t-il besoin
de nos livres ?
Hélas ! le peuple ignore quelquefois la ri
chesse que Dieu lui fait, et nos livres doivent
lui apprendre à en jouir.
Le peuple ne sait pas ce qu'il y a de bien
faits et de tendres sympathies sous une robe
de frère ignorantin, il faut le lui dire : Voilà
notre office.
Le frère ignorantin ! ce nom me touche
l'âme ; c'est un nom d'humilité, qui révèleje
ne sais quoi de grand et de courageux dans
celui qui l'accepte. Car ici tout est sérieux.
Le bon frère du peuple ne se déclare pas
SI H I.' ÉDUCATION.
ignorant in pour affecter de la modestie cl
pour déguiser mieux le pédantisme. Il fait
profession bien réelle d'ignorance, tout en se
livrant avec ardeur à l'étude des choses qui
conviennent à sa mission. Ah ! savants d'aca
démie, venez à moi ! N'est-il pas vrai que la
science dont vous êtes fiers est aussi le plus
souvent une ignorance? Plus vous savez,
plus vous voyez ce qui vous reste à savoir.
La science est comme un abirae où l'homme
se perd. Cependant vous ne vous sentez pas
le courage de vous humilier dans l'étude que
vous faites du monde, de la nature, de l'hu
manité. Vous sentez l'ignorance où vous êtes
de mille secrets que vous poursuivez à ou
trance, et la vie vous échappe avant que vous
ayez pu les saisir. Hais parce que vous savez
votre ignorance, cela même fait votre science;
et on vous appelle savants parce que vous
vous épuisez d'efforts-à le devenir.
Ah ! la profession de l'ignorance est quel
que chose de hautement philosophique, et
c'est à la science principalement qu'elle se
rait convenable, paicequ^, la science connaît
mieuv l'immensité de ce qu'elle ignore.
8* LETTRES
Ce nom de frère ignorantin, qui fait sou
vent rire, mérite donc d'être entendu dans
ce qu'il a de signification noble et tou
chante.
Le frère ignorantin n'est pas le frère igno
rant ; c'est le frère qui sait assez pour sa
voir que la science humaine lui est un mys
tère. Admirable frère ! que de savants de
vraient l'imiter ! et qu'alors même ils com
menceraient à devenir plus savants !
D'ailleurs le frère ignorantin a une mission
précise qui l'oblige à monter à un certain de
gré de science, au delà duquel il cesserait
d'être le maître du peuple.
Le frère ignorantin a en lui toute la
science qu'il faut au peuple, avec l'humi
lité pour la lui rendre profitable dans l'appli
cation.
La science du peuple est si peu de
chose , que si l'orgueil l'accompagnait , ce
ne serait plus de la science , mais de l'idio
tisme.
C'est pourquoi le frère ignorantin est le
maître le plus vrai et le plus naturel du peu
ple, précisément à cause de cet enseignement
sur l'éducation. 83
de l'humilité, la plus belle parure de la science
comme de la vertu.
Et puis le frère ignorantin n'est pas seule
ment le maître, il est le frère du peuple. Il a
la simplicité du peuple, la bonté du peuple,
les besoins du peuple, si ce n'est que la re
traite a fortifié sa raison et nourri son intelli
gence, et que ses habitudes de piété lui ont
donné une dignité qui perce au travers de sa
robe notre et grossière.
Mais cette robe est de trop ! disent quel
ques-uns. C'est ne rien savoir de l'humanité.
Cette robe est la gardienne des vertus du
bon frère. Par elle, il est doux , clément et
modeste. S'il passe au travers des foules ,
dans nos cités bruyantes, sa robe le protège
contre le scandale. Si elle lui attire quelques
rires des philosophes de la rue, elle lui est
une raison de plus d'humilité. S'il n'avait pas
sa robe, il ne serait plus le frère ignorantin;
il ne serait plus le frère du peuple ; il ne se
rait plus le frère de la charité et de la sim
plicité, il serait tout au plus un marchand
d'éducation populaire, et je vous demande si
la robe de moins lui donnerait la bonté de plus.
84 LETTH»
La robe du frère 1 mais c'est tout le frère.
Allez donc voir, phiosophe, les cinq cents
petits enfants qui se pressent à l'école autour
de cette robe qui vous fait peur. On dirait
une immense famille où règne l'amour. Le
frère est l'ami des enfants parce qu'il a une
robe; ôtez la robe, les pauvres enfants ne
diront plus : Mon frère ! à celui qui les ins
truit. Ils n'auront plus qu'un maître ; toute
l'autorité de l'école sera la peur.
Il y a dans le frère une image d'autorité
bienveillante qui participe du sacerdoce; mais
le frère sait pourtant à quelle distance il
reste de ce grand ministère. Tout le ramène
à la modestie, et tout l'élève à la dignité.
C'est un admirable assemblage d'humilité et
de grandeur. Le frère a sur le front et sur la
robe un reflet de la pensée chrétienne qui
inspira l'institution populaire dont il est
membre. Il est grand et il est petit ; grand
pour les autres, petit pour lui-même ; c'est
un abrégé du prêtre , mais il n'est pas prê
tre. C'est un apôtre, mais il est l'apôtre des
petits enfants. Il enseigne, mais en a'ubais-
sant. Sa science est cachée. 11 ne montre que
SUR L'ÉDUCATION. 85
ce qu'il a de plus humble. Il se pourrait faire
qu'il eût du génie ; alors il faut qu'il l'ignore
lui-même. Il n'y a qu'un génie qui lui soit
permis, c'est celui du dévouement et du si
lence. Il ue doit au monde que de saints
exemples, et le plus saint de tous, l'abnéga
tion et la modestie. Voilà le frère ignorantinl
le maître du peuple !
Aussi j'ai depuis longtemps dans le cœur
une parole admirable , que j'ai entendue de
la bouche d'un prêtre catholique, et qui
semble être une parole de saint.
« Si je n'étais prêtre, je voudrais être frère
ignorantin ! » Cette parole retentit encore a
mon oreille. Elle me fut dite, il y a vingt ans,
par un homme qui ne me la dirait plus,
hélas ! cet homme, c'est l'abbé de La Mennais.
Cétait la première fois que je le voyais et que
je l'entendais; il venait alors de publier son
premier volume de YIndifférence. J'étais bien
jeune alors, et mon admiration bien tendre
et bien naïve. Le grand écrivain m'avait saisi
par son génie; l'humble prêtre me saisissait
par cette effusion de charité. Quel chemin
avons-nous fait, mon Dieu !
86 LETTRES
Oui, mon ami, comme Dieu fait le prêtre
il fait le frère ignorantin. A chacun il donne
cette vocation de la charité et du sacrifice,
• qui fait de tous deux les hommes du peuple,
si ce n'est que l'un est le docteur véritable
quienseignela parole de l'intelligence, et que
l'autre est le pauvre maître qui la fait cpeler
aux petits enfants. Mais le frère ignorantin
est l'auxiliaire du prêtre. Il dispose le peuple
à comprendre les enseignements que le prê
tre lui donnera, et d'avance il est la voix du
prêtre ; il est son envoyé, et je dirai presque
son précurseur.
Ah ! vous tous qui aimez le peuple, aimez
donc le frère igorantin, son premier maître et
son premier ami. Protégez le frère du peuple;
sauvez-le du mépris des hommes ; fortifiez-le
dans sa carrière d'abnégation etd'humilité. Ce
n'est pas lui qui a le plus besoin de notre jus
tice, c'est nous-mêmes. Et pour lui, vous le
voyez, il traverse en silence les tempsmauvais,
il ne prend garde ni aux révolutions d'empire,
ni aux méchancetés humaines. Si on le persé
cute, au nom du peuple, il redouble d'amour
pour le peuple. Ceux qui le maudissent, il les
SUR L'ÉDUCATION. 87
instruit. Si on parle de son ignorance, il ré
pond par un enseignement supérieur à tout
l'art des savants. Si on l'accuse d'être routi
nier, il répond par des méthodes ingénieu
ses. Et puis il montre ses disciples. Le voilà
qui marche, suivi d'une armée de peuple.
Partout où il parait, la multitude accourt.
C'est l'image la plus vraie de la popularité.
Autour de sa robe noire, l'homme se fait éco
lier; /'ouvrier se délasse des travaux du jour.
On lui dispute les petits enfants ! il ouvre des
écoles aux adultes ; et dans ces écoles vous le
voyez enseigner et commander avec cette sé
rénité de la confiance qui est plus que du gé
nie, qui est de la foi. Et en effet, tout lui
obéit. Le premier jour il se trouve des esprits
forts qui vont rire, quand le bon frère com
mence sa leçon par la prière ou par un canti
que ; le second jour les esprits forts seront à
genoux, et ils seront tout étonnés d'avoir re
trouvé Dieu dans leurâme. Oh ! aimez le frère
ignorantin ! vous tous qui sentez le besoin de
voir le peuple renaître au christianisme, à
ses lumières et à ses vertus. Aimez le frère
ignorantin ! il est le premier gardien du peu
8X I.KTTHKS
pie; il est son premier guide. Et c'est lui,
croyez-le, qui lui jette dans le cœur ce pre
mier germe de bonté et de vertu qui lui sera
une force dans la vie et le protégera et l'affer
mira contre les douleurs.
SLR L'ÉDUCATION. 89
VU.
i
96 IITTRF.S
VIII.
Le maître d'école.
IX.
X.
XI.
De la liberté du peuple.
430 LETTRES
toutes les oppressions qui la devaient suivre.
Ah ! mon ami, qui est-ce qui dira cela au
peuple? qui est-ce qui l'instruira des bien
faits du christianisme? qui est-ce qui lui
fera connaître la liberté qu'il en a reçue? Et
aussi qui est-ce qui lui fera aimer cette li
berté? qui est-ce qui le dissuadera de pour
suivre la liberté si différente des vices et des
désordres?
Voici peut-être le point le plus difficile de
cette éducation du peuple que nous cher
chons. Le peuple, aisément, s'attache aux
chimères ; comment lui ôter le goût des illu
sions? Et comment aussi fermer son oreille
aux paroles de flatterie ?
La politique sans doute interviendra entre
le peuple et ses corrupteurs, et je ne la sau
rais blâmer, cette fois, si elle-même apporte
dans cette œuvre la probité et la bonne foi ;
mais c'est la religion encore qui remplira le
mieux cet office populaire.
Il y a une notion de liberté qui est comme
une notion d'équité et dé vertu, dont il faut
laisser la garde au christianisme, autrement
chacun se fait sa liberté comme il se fait sa
SUR l'êddcation. 131
justice. Or, cette notion est haute et souve
raine ; elle embrasse à la fois le pouvoir et le
peuple. Il faut donc qu'elle descende d'une
autorité qui la puisse faire accepter à tous à
la fois.
Cest la religion qui entourerale peuple de
protection, et c'est elle qui désarmera la puis
sance; c'est elle qui donnera dela justice
aux lois, et c'est elle qui les rendra clémen
tes et égales.
Les philosophes ont écrit fort souvent : La
religion est bonne pour le peuple, et ils di
saient plus vrai qu'ils ne pensaient. La reli
gion est bonne pour le peuple en cfTet, car
elle est sa gardienne. Sans elle il serait une
proie ou un jouet pour les puissants.
D'autres ont écrit que la religion était
lionne, comme instrument de la politique,
afin d'assouplir le peuple à l'obéissance et de
donner de la sécurité à ceux qui comman
dent. Ceux-là étaient de vils trafiquants de
la liberté ; qui est-ce qui me donnera assez
de mépris pour le répandre à flots sur eux,
et les marquer au front comme des in
fâmes !
.-il
432 LETTRES
Ali! la liberté du peuple n'est pas une
vaine parole. L'éducation du peuple serait
fortunée, s'il apprenait à en comprendre tout
le sens. Il saurait à quel usage l'emploient
ceux qui aspirentà devenir ses maîtres. C'est
la religion encore qui lui sera une lumière.
La religion est le bon sens appliqué à toutes
les choses pratiques dela vie. Un peuple reli
gieux est fort contre les conseils funestes, et
il est fort aussi contre les essais de la tyran
nie. La religion donne au peuple une dignité
qui impose aux oppresseurs. La religion est
donc bonne pour le peuple, car elle protége sa
liberté, et les philosophes peuvent dire aussi
qu'elle est bonne pour ceux qui comman
dent, car elle les retient dans leurs pensées
de violence et d'arbitraire.
SUR L'ÉDUCATION. 133
XII.
I
4 44 LETTRES
XIII.
XIV.
1
SIR L'ÉDUCATIO!». 155
les nouvelles se fortifient ; le jeune enfant
accourt avec sa naïveté, et le vieillard avec
ses souvenirs; la jeunesse répand sa joie à
grand bruit. Mais tout le peuple pense d'a
bord au saint du lieu. C'est un grand saint. Il
est rare qu'il n'y ait pas une chapelle ou un
tteu mystérieux, un chêne vénéré ou une
source d'eau vive, où se perpétue la tradi
tion de ses miracles, c'est-à-dire de ses bien
faits. C'est là qu'on ira d'abord ranimer sa
pie'te", renouveler quelque vœu, raviver quel
que espérance. Le pasteur joue ce jour-là un
grand rôle ; il a revêtu ses plus beaux habits ;
chacun le fête et l'honore. On l'entoure à
l'autel ; les prêtres lui font cortège. L'église
est dans sa pompe ; le chant a un éclat inac
coutumé. Lorsque les solennités sont ache
vées, le pasteur suit encore le peuple dans
ses?joies. Le jour est beau, le soleil est écla
tant, le peuple s'est assemblé sous l'ombre
des vieux ormeaux. Il semble que la Religion,
cette fois, voit avec complaisance les festins
et les danses; les jeux n'en sont troublés par
aucune passion grossière, et chacun se sent
au cœur une joie sainte et pure : telle est la
156 LETTRES
fête du patron de village, telle est la fête du
peuple, une fête d'expansion et de naïveté,
où la dévotion va au bal, où la piété se livre
aux doux plaisirs, comme aussi l'irréligion
va au temple, et se laisse vaincre par toute
cette effusion de bonheur chrétien.
Comment s'est-il trouvé des philosophes
ou des politiques pour disputer au peuple
de semblables joies 1 N'était-ce pas jeter sur
sa vie je ne sais quoi de triste et de mortel 1
Quelles seront les fêtes du peuple, sinon les
fêtes du christianisme?
Il est une fête, une fête éminemment chré
tienne et populaire, qu'il a été surtout cruel
d'ôter au peuple ; c'est la Fête-Dieu, la fête
des fleurs et des pompes, la fête qui unit le
ciel et la terre, et Dieu même aux hommes.
Que de noires ténèbres il a fallu jeter sur
l'esprit du peuple, pour qu'il se soit laissé
enlever cette fête riante et gracieuse, la fête
de la vieillesse et de l'enfance, la fête des
jeunes filles et des jeunes mères ; cette fête
où toutes les bénédictions et toutes les joies
semblent tomber à la fois du ciel ! Oh 1 que
c'est là un signe de flétrissure désolant, et
SUR L'ÉDUCATION. 157
un sinistre indice de la décadence morale
du peuple ! Malheureux peuple ! qui n'a pas
même su défendre ses solennités à lui, la
magnificence de son culte, les pompes de sa
toi et de sa piété.
Le peuple laissera-t-il ainsi disparaître
une à une toutes ses fêtes? Il en est une que
je voudrais voir se raviver dans le christia
nisme, et qui n'a laissé que quelques traces
dans les hameaux les moins ravagés par l'es
prit moderne. Ce n'est plus la fête du triom
phe, c'est la fête de la prière et de la suppli
cation : on l'appelle les Rogation». Admira
ble institution dont l'Eglise avait fait comme
le couronnement des travaux confiés à la
terre, et un doux présage des moissons et
des fruits que l'homme attendait des bontés
de Dieu.
Non, ce n'est plus ici de la joie, c'est de
l'espérance ! Mais toujours c'est une expan
sion d'amour. Les premières fleurs ornent
rautel. La croix des campagnes est couron
née par le soin des villageois, et c'est un
des spectacles les plus touchants du christia
nisme, de voir le prêtre s'en allant avec le
158 LETTRES
peuple s'agenouiller le long des champs et
des prés, élever les mains vers le ciel, et
remplir le vague des airs de paroles plainti
ves et suppliantes. Oh! les philosophes ont
beaucoup parlé de la religion de la nature !
que voulaient-ils dire ? La voici, certes, cette
religion ! voici pour temple la terre qui s'ou
vre aux rayons du jour ; voici pour autel un
gazon frais, et pour ornement des solennités,
la croix de bois, parée seulement de quelques
fleurs que la main des bergères y a suspen
dues! Tombez donc à genoux, philosophes,
et n'écoutez pas sans larmes la voix du prê
tre qui vous bénit, qui bénit la terre, et de
mande à Dieu de féconder les sueurs de
l'homme.
Chaque fête du christianisme m'offre des
spectacles aussi doux, quoique avec des as
pects toujours variés. Je ne saurais suivre
ici cette étude pleine de charmes. Aussi bien
le souvenir d'un travail tout resplendissant
de poésie me vient arrêter la plume. Chà-
teaubriand a tout dit sur les fêtes du peu
ple. J'aurais mieux fait peut-être de lui em
prunter ses doux tableaux, si ce n'est qu'ils
sur l'éducation. 159
sont sous vos yeux, et que j'ai dû reposer vo
tre pensée sur des sujets plus humbles, mais
non pas moins dignes de l'intérêt du philo
sophe, comme du poète.
Mais ne parlerai-je pas de la féte la plus
commune du christianisme, et pourtant de
la plus auguste de toutes les fêtes, de la fête
du dimanche, c'est-à-dire de la fête du Sei
gneur, de la fête anniversaire de la création,
cette féte que le genre humain devrait célé
brer dans toutes les langues, et que quelques-
ans voudraient arracher du souvenir des
mortels.
C'est au peuple encore qu'il appartien
drait de défendre sa féte proprement dite, la
fête qui laisse respirer le travail pour lui re
donner ensuite plus d'activité.
La fête du Seigneur est restée comme un
souvenir dans l'esprit de tous les hommes
sur la terre ; le christianisme seul l'a célé
brée et l'a sanctifiée, en en faisant à la fois
un jour de repos pour le peuple.
C'est donc une double insulte faite à Dieu
et au peuple, que de retrancher ou de pro
faner ce jour, et de l'assimiler à tous les au
460 IBTTBES
très jours. Et pour ne parler ici quedu peu
ple, il est remarquable qu'à mesure que
l'esprit chrétien s'est affaibli, le peuple s'est
trouvé plus abandonné à la merci de ceux
qui trafiquaient de ses labeurs. L'ignorance
de certains philosophes est grande! Ils ne
savent pas que le christianisme, en insti
tuant et multipliant ses fêtes, avait en vue
la protection du peuple, tout aussi bien que
l'honneur du culte rendu à Dieu. Chaque
fête chrétienne était un jour d'affranchisse
ment. C'est au temple que tombaient les
chaînes du servage, et la liberté moderne
s'est longuement façonnée et préparée par la
prière au pied des autels. Quoi ! il faudrait
laisser oublier au peuple ce bienfait du chris
tianisme! et parce qu'il n'y a plus de liberté
à conquérir, il faudra que les libérateurs
mêmes ne soient plus dignes de gratitude!
Mais prenons garde ! De même que les fê
tes chrétiennes ont fait la liberté du peuple,
la profanation des fêtes, et du dimanche
principalement, peut être un indice d'une
servitude toute nouvelle.
La vieille glèbe est vaincue , il est vrai !
SUR l'êducatiox. 161
mais H y a une glèbe qui peut revenir, non
plus peut-être par la conquête de l'épée,
mais par la domination de l'argent, domina
tion plus impitoyable à mon avis.
Dans les temps de pur matérialisme indus
triel, la cupidité fait l'esclavage du peuple ;
alors toutes les âmes sont fermées à la pitié ;
l'amour du luxe y domine tous les sentiments
de la nature; et que peut faire le peuple
pour se soustraire à la servitude qui le me
nace? Le peuple va, comme toujours, plier
la tête sous cette loi inexorable qui le con
damne au travail; mais l'industrialisme la
lui rendra plus rude. et plus pesante. Point
de repos sous cette féodalité barbare ; si le
peuple se repose un jour, on ne lui donnera
pas de pain pour les autres jours ; alors le
travail est sans relâche. Le corps est engagé
dans une condition de sujétion , qui en fait
une mécanique dont on a calculé les pro
duits. Quant à l'âme , elle ne compte plus
dans l'homme ; elle est de trop ; on la lui fait
oublier, s'il est possible. Or, voyez comme
toutes les lois morales de l'humanité se tien
nent sous la main de Dieu! On disait au
11
162 LETTRES
peuple que c'était un signe de liberté que de
s'affranchir des lois religieuses ; et à mesure
qu'il s'en affranchit, il devient esclave; je ne
dis pas seulement esclave de lui-même et de
ses passions , mais esclave d'autrui , esclave
des volontés d'un maître, qui est là, lui ver
sant sur la tête l'infamie et la misère pour
toute liberté.
Oh ! qui aura pitié du peuple? qui est-ce
qui dira à ce pauvre peuple , menacé de ser
vitude , que la liberté est sous la tutelle du
christianisme?
Rien qu'avec ses fêtes, rien qu'avec sa loi
du dimanche,dont on n'a plus voulu par esprit
d'indépendance, le christianisme servait la
liberté du peuple. Le peuple, appelé dans les
églises par le clergé chrétien, retrouvait là sa
dignité. Admirable chose , que le christia
nisme ait fait tourner au bien-être des hom
mes non -seulement les devoirs intimes de la
vie morale , mais les pratiques extérieures de
la religion , et jusqu'aux solennités de son
culte.
C'est que le christianisme répond à tous
les besoins réels de l'humanité. Je parle des
SLR L'ÉDUCATION. 163
fêtes .' Est-ce que l'amour des fûtes n'est pas
comme le fond de la nature du peuple ? Âh !
le christianisme sait mieux l'homme que les
philosophes. Dieu semble l'avoir accommodé
à toutes ses nécessités, à ses affections comme
à ses faiblesses, à ses penchants les plus no
bles comme à ses goûts les plus misérables;
tantôt pour affermir ce qu'il a de bon , tan
tôt pour guérir ce qu'il a de mauvais.
Le christianisme donc , avec ses pompes
riantes et ses touchantes solennités , n'a fait
que répondre à ce besoin d'expansion qui ac
compagne dans le cœur de l'homme l'amour
et la foi.
Et aussi qu'est-ce que pouvait être la ré
forme du christianisme, qui commençait par
retrancher les fêtes chrétiennes? On donnait
au christianisme un aspect rude et farouche,
lui qui est si plein de grâce. Et, chose singu
lière! sous prétexte d'ôter l'intolérance, on
ôtaitla joie et l'effusion; on ôtait la frater
nité, on ôtait tout ce qui est consolant et po
pulaire. Il est vrai qu'en dédommagement on
ôtait la croyance qui captive et la pratique
qui répugne. Mais ce n'était pas là une ré
464 LETTRES
forme , c'était une destruction. C'est-à-dire
qu'après avoir ôté à l'arbre sa parure , on le
frappait à la racine pour l'extirper.
Mais on a vu d'étranges retours. On a vu ,
soit les réformateurs , soit les destructeurs
du christianisme, vaincus par un instinct
plus fort que leur mauvais vouloir, revenir
aux fêtes du peuple , revenir aux pompes et
aux joies ; mais quelles joies et quelles
pompes !
Ah ! il n'est pas aisé de faire une fête qui
demeure , une fête qui se perpétue dans la
mémoire et dans le cœur des hommes
Ecoutez ! ce n'est plus moi qui parle.
Voici deux admirables pages tombées de la
plume d'un grand philosophe :
« Il est, dit-il, une loi divine aussi certaine,
aussi palpable que les lois du mouvement.
» Toutes les fois qu'un homme se met ,
suivant ses forces , en rapport avec le Créa
teur , et qu'il produit une institution quel
conque au nom de la Divinité, quelle que soit
d'ailleurs sa faiblesse individuelle, son igno
rance et sa pauvreté, l'obscurité de sa nais
sance, en un mot, son dénûment absolu de
SUR L'ÉDUCATION. 165
tous les moyens humains, il participe en
quelque manière à sa toute-puissance , dont
il s'est fait l'instrument ; il produit des œu
vres dont la force et la durée étonnent la
raison.... Une féte populaire, une danse rus
tique suffisent à l'observateur. 11 verra dans
quelques pays protestants certains rassem
blements, certaines réjouissances populaires
qui n'ont plus de causes apparentes et qui
tiennent à des sujets catholiques absolument
oubliés ! Ces sortes de fêtes n'ont en elles-
mêmes rien de moral , rien de respectable :
n'importe; elles tiennent, quoique de très-
loin, à des idées religieuses ; c'en est assez
pour les perpétuer; trois siècles n'ont pu
les faire oublier.
» Mais vous, maîtres de la terre! princes,
rois, empereurs, puissantes majestés, invin
cibles conquérants ! essayez seulement d'a
mener le peuple un tel jour de chaque an
née dans un endroit marqué pour danser !
je vous demande peu, mais j'ose vous donner
le défi solennel d'y réussir, tandis que le
plus humble missionnaire y parviendra , et
se fera obéir deux mille ans après sa mort.
1CG LETTRES
Chaque année, au nom de Saint Jean , de
Saint Martin, de Saint Benoit, etc., le peuple
se rassemble autour d'un temple rustique ;
il arrive, animé d'une allégresse bruyante et
cependant innocente ; la religion sanctifie la
joie, et la joie embellit la religion; il oublie
ses peines ; il pense, en se retirant , au plai
sir qu'il aura l'année suivante au même jour,
et ce jour pour lui est une date.
» A coté de ce tableau , placez celui des
maîtres de la France , qu'une révolution
inouïe a revêtus de tous les pouvoirs , et qui
ne peuvent organiser une simple fête; ils
prodiguent l'or, ils appellent tous les arts à
leur secours, et le citoyen reste chez lui , ou
ne se rend à l'appel que pour rire des or
donnateurs. Ecoutez le dépit de l'impuis
sance ! écoutez les paroles mémorables d'un
de ces députés du peuple parlant au corps lé
gislatif dans une séance du mois de janvier
1796 : « Quoi donc ! s'écriait- il , des hommes
étrangers à nos mœurs, à nos usages , se
raient parvenus à établir des fêtes ridicules
pour des événements inconnus, en l'honneur
d'hommes dont l'existence est un problème !
SIH L'ÊDICATION. 167
Quoi ! ils auront pu obtenir l'emploi de
fonds immenses, pour répéter, chaque jour,
avec une triste monotonie , des cérémonies
insignifiantes et souvent absurdes ! et les
hommes qui ont renversé l'autel et le trône,
les hommes qui ont vaincu l'Europe, ne réus
siront point à conserver, par des fêtes na
tionales, le souvenir des grands événements
qui immortalisèrent notre révolution ! »
« 0 délire ! continue M. de Maistre, ô pro
fondeur de la faiblesse humaine ! Législa
teurs, méditez ce grand aveu; il vous ap
prend ce que vous êtes et ce que vous pou
vez (1). »
Et pour moi , qu'ai-je à dire encore ? Cette
imposante voix de philosophe ne me laisse
plus que des vœux pour le peuple. Ah ! puisse
le peuple aimer les fêtes du christianisme !
c'est toute sa joie , et c'est aussi toute sa li
berté. Les fêtes que lui pourraient faire les
hommes lui seraient à peine un étourdisse-
ment au milieu de ses misères et de ses
douleurs.
XV.
Spectacles du peuple.
XVI.
XVII.
\
500 LETTRES
lieu de lui aigrir le cœur par des plaintes
inutiles.
Que chacun apprenne8 ainsi aux hommes à
honorer le travail, à quelque objet qu'il soit
applique. Ne sommes-nous pas tous des ou
vriers sur la terre? et la grande vocation de
l'homme, n'est-ce pas la peine1!
Mais le travail a dû se trouver naturelle
ment divisé eu deux parts : le travail intel
lectuel, cette affreuse souffrance de la pen
sée, au plus petit nombre ; le travail maté
riel, cette peine toute mécanique du corps, au
plus grand nombre ; de sorte cependant que
nul n'échappe, soit aux labeurs physiques,
soit aux peines morales : telle est la distri
bution faite à l'humanité.
Le peuple donc a sa part, et peut-être la
part la plus légère à porter, si ce n'est que
la cupidité la lui rend quelquefois plus rude
et plus difficile. Mais je l'ai dit, c'est qu'alors
l'ordre de la nature est troublé par les vices
de l'homme.
Or, dans celte part qui est faite au peuple,
j'admire comme ses vocations se classent et
se vaiicnt sans jamais faire de confusion.
SUR L'ÉDUCATION. 201
Que d'arls sembleraient provoquer la préfé
rence des goûts! Que de métiers semble
raient devoir n'appeler que l'aversion ! Et ce
pendant à chaque nécessité répond un choix
de travail, et à chaque travail une perfec
tion, et à chaque perfection une gloire. C'est
ici une action plus puissante que celle de
l'homme. Si Dieu se retirait de la société, ce
ne serait plus qu'un abime.
Quelquefois les amis du peuple lui don
nent d'étranges conseils. Comme si chaque
vocation n'avait pas assez de sa propre con
dition de travail et d'étude, on en est venu à
souhaiter en quelque sorte que chaque
homme eût plusieurs vocations, et même les
eût toutes à la fois, pour s'assurer, lui disait-
on, plus d'indépendance. Voici ce vœu plei
nement exposé dans le premier travail qui a
servi de base à tous les travaux sur l'éduca
tion nationale en France, depuis la Conven
tion.
« La supériorité de lumières et de talents
peut soumettre les autres hommes à une dé
pendance particulière ou générale.
» On évite le premier danger en rendant
20Î LETTRES
universelles les connaissances nécessaires
dans la vie commune. Celui qui a besoin de
recourir à un autre pour écrire ou même lire
une lettre, pour faire le calcul de sa dépense
ou de son impôt, pour connaître l'étendue
de son champ ou le partager, pour savoir ce
que la loi lui pemiet.ou lui défend : celui qui
ne parle point sa langue de manière à pou
voir exprimer ses idées, qui n'écrit pas de
manière à être lu sans dégoût ; celui-là est
nécessairement dans une dépendance indi
viduelle, dans une dépendance qui rend nul
ou dangereux pour lui l'exercice des droits
de citoyen, et réduit à une chimère humi
liante pour lui-même l'égalité prononcée par
la nature et reconnue par la loi. Mais ces
mêmes connaissances suffisent pour l'affran
chir de cette servitude ; l'homme, par exem
ple, qui sait les quatre règles de l'arithmé
tique, ne peut être sous la dépendance de
Newton pour aucune des actions de la vie
commune.
» Quant à la dépendance générale, à celle
qui nuit du pouvoir de la ruse ou de la pa
role, elle sera réduite presque à rien par l'u
SLR L'ÉDUCATION. t03
niversalité de ces connaissances élémentai
res, qui par leur nature même sont propres
à conserver la justesse de l'esprit, à former
la raison ; d'ailleurs elle ne subsistera plus
des lors qu'une instruction plus étendue
aura multiplié les hommes vraiment éclairés
au milieu de citoyens disposés par la leur à
reconnaître, à sentir la vérité (1). »
On croit rêver !
Et songez que ce n'est pas ici l'œuvre d'un
esprit vulgaire ; c'est l'exposé d'une théorie
philosophique, à laquelle un évêque, depuis
lors très-célèbre, mettait son nom, et que
vous retrouverez en tête de la collection de
lois ou de décrets qui servent de base à l'en
seignement en France depuis près d'un demi-
siècle.
Donc, aux tenues de cette théorie, chaque
vocation particulière est une condition re
lative de domination et de dépendance. Les
philosophes de Végalité prononcéeparla nature
faisaient à tous les hommes l'obligation de
(t) Rapport sur l'Organisation générale de l'Instruction
publique, fait â l'Assemblée législative le' 50 avril t79Î, et
réimprimé par décret de la Convention nationale.
201 LETTRES
s'appliquer à toutes les études, à tous les
arts, à toutes les connaissances pratiques,
afin d'être libres. Vous le voyez bien ! celui
qui sait les quatre règles est indépendant du
grand Newton. Mais c'est le grand Newton
qui m'embarrasse. N'est-ce pas lui qui va
dépendre de celui qui sait les quatre règles,
si celui-ci est un horloger, un menuisier, ou
même un arpenteur?
On a honte de réfuter ces énormes sottises.
On dirait qu'elles ont été gravement étalées
en tête de nos codes de réforme morale et
intellectuelle, pour attester le vide des doc
trines humaines, dès qu'elles veulent s'af
franchir des lois naturelles de l'ordre. On a
voulu que l'homme fût libre, et pour cela
on l'a jeté seul dans la société. Il n'avait
qu'à réaliser en lui-même toutes les choses
pratiques de la .vie. A ce prix il se pouvait
passer de tous les autres hommes; à ce prix
il jouissait de l'égalité de la nature ; à ce prix
il était roi ; c'est-à-dire qu'à ce prix il était
le plus misérable des êtres créés, il était
un pauvre esclave, hors d'état de vivre.
Où peut aller l'orgueil humain ? Il cherche
SLR I/ÊD0CATIO.N. 205
l'indépendance, il tombe dans la servitude.
Est-ce que l'homme peut être seul? est-ce
qu'il peut être universel? est-ce qu'il est
Dieu ?
L'homme a besoin de l'homme; c'est pour
cela qu'il est en société, et c'est pour cela
que dans la société les vocations se varient
pour faire de cette variété un secours mutuel
et une magnifique harmonie.
Les amis du peuple, sous le semblant de la
liberté, lui font une condition effroyable de
sujétion. Ils entendent lui ôter ses besoins, et
ils l'accablent sous des besoins nouveaux. Ils
le chargent de mille chaînes inconnues. Ils
lui font de la vie un fardeau qui accable sa
faiblesse. Ils lui ôtent jusqu'aux liens d'af
fection et d'humanité; ils jettent dans son
âme un vide immense; ils lui font de l'é-
goïsme sa seule force, c'est-à-dire, ils le dé
pouillent de toutes les forces que Dieu lui a
faites dans la société, et l'abandonnent ainsi
aux hasards de la vie, comme on abandonne
rait un être misérable et nu, parmi les bétes
fauves d'un désert sauvage.
Kcvenons aux réalités d'une philosophie
206 LETTRES
plus humaine. C'est par les vocations que les
hommes ont entre eux un lien d'unité so
ciale. Ainsi donc, apprenons au peuple à sui
vre ces révélations intimes que Dieu fait à
chaque homme, pour la conduite de la vie et
l'application de son travail. Gardons-nous de
laisser soupçonner à nul être sur la terre
qu'il se peut suffire à lui-même, fût-ce par
Yuniversalité des connaissances, comme disait
la Convention, et comme d'autres ont dit
après elle. Faisons aimer au contraire à tout
le monde ces rapports mutuels qui naissent
de tant de goûts divers, et qui donnent à la
société humaine un aspect si admirable de
variété et d'ensemble. C'est là un office po
pulaire ; c'est là une touchante philanthropie.
Oui, les vocations sont une inspiration mys
térieuse qui descend du ciel. Toutes ne se
révèlent pas à des signes également sensibles,
et quelquefois elles semblent se produire par
des accidents qui peuvent ressembler au ha
sard, ou par une continuité d'habitudes qui,
en certaines positions, écartent toute pensée
de changement. Mais toutes doivent être
respectées, parce que toutes concourent à
SLR L'ÉDUCATION. 207
l'harmonie humaine ; et la plus immorale des
philosophies serait celle qui, sous prétexte
de faire du bien aux hommes, viendrait trou
bler cette liberté de leur instinct, qui est la
jouissance d'eux-mêmes, en même temps
qu'une condition de l'ordre.
208 LETTRES
XVIII.
RESUME.
A lin ami. 3
I. Mission du prêtre par rapport à l'éducation
du peuple. 7
II. Caractère de l'éducation du peuple. 2G
III. Mœurs du peuple. Défauts et vertus du
peuple. 34
IV. De l'instruction du peuple. 48
V. Méthodes d'instruction du peuple. 66
VI. I* frère ignorantin. 77
VII. La sœur de charité, institutrice du peuple. 89
VIII. Le maître d'école. 96
IX. De l'administration officielle de l'éduca
tion. 405
X. Les amis du peuple. 1 l7
XI. Dela liberté du peuple. 124
XII. Des grands et des petits. 133
XIII. Christianisme du peuple. 1 44
XIV. Des fêtes du peuple. 1 53
XV. Spectacles du peuple. 168
XVI. De l'amélioration du sort du peuple par
l'éducation. 179
XVII. Des vocations du peuple. 131
XVIII. Des théories nouvelles sur l'instruc
tion du peuple. 508
Résumé. 2l6
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