LAURENTIE (PIERRE S.) - Lettres Sur L'éducation Du Peuple

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L'ÉDUCATION.

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L ÉDUCATION Dl PEUPLE,

!IEL\lKME KI»ITI0\.

PARIS,
LA&HY FRÈRES. ÉDITEURS.
1, m ¥ t»i'KBiijt-i.tM:a*TK%v.

1B5o'
ÉDITION DE 185©

Ce petit livre est de 1837, et il semble


écrit de 1848.
Les questions d'alors sont les questions
d'aujourd'hui; si ce n'est qu'alors peu
d'hommes les jugeaient clignes de quel
que examen, et qu'aujourd'hui la société
tout entière en est émue.
Une révolution nouvelle a changé beau
coup d'idées, sans que les idées vraies
aient pour cela perdu leur application.
1
i ÉDITION DE 1850.
C'est pourquoi les Lettres sur l'édu
cation du peuple , d'abord adressées à
un curé, sembleraient aujourd'hui pouvoir
être aussi bien adressées à un philosophe.
La philosophie a fini par soupçonner
qu'il n'était pas facile de se passer de la
religion, quand il s'agit de rendre les
hommes meilleurs ou plus heureux.
Dans cette édition il y a un mot sup
primé dans le titre, et quelques mots
changés dans le texte.
Puisse l'ensemble des idées, resté
intact , corriger quelque erreur, calmer
quelque souffrance, désarmer quelque co
lère, disposer enfin quelques âmes à la
bienveillance dans une société trop long
temps torturée par la discorde et par lu
haine!
a m AMI.

Tai parlé de l'éducation élégante et lettrée,


fai donne quelques conseils au père et à la
mère de l'enfant destiné à orner les salons
du monde. Mais l'enfant du peuple, celui que
Kieu semble appeler à une vie de travail et
de sacrifice, cet enfant sera-t-il inaperçu du
moraliste? et pendant que le politique croit
faire assez pour la société, en demandant aux
4 A UN AMI.
privilégiés de la fortune de se perfectionner
par la politesse, laisserons-nous le pauvre,
l'homme des sueurs et des privations, se dur
cir aux habitudes incultes, et faire de sa
grossièreté demi-barbare un contraste avec
les mœurs ornées des classes qui le domi
nent ? ou bien, si l'éducation a pour objet
réel de répandre le goût des vertus, le peuple
sera-t-il laissé en dehors de ce travail de per
fectionnement, et de la sorte arrivera-t-on,
comme on l'espère, aux reformes de la so
ciété ?
Ah ! pauvres moralistes , que faisons-
nous ? nous nous préoccupons des des
tinées des riches et des heureux, et nous
laissons là, dans leur douleur, ceux qui tra
vaillent et ceux qui pleurent. N'y a-t-il donc
pas une éducation pour la misère comme
pour la prospérité? et cette éducation n'est-
elle pas grande et sainte? Quelle éducation
fut jamais plus sociale et plus céleste que
celle qui a pour objet, non-seulement d'amé
liorer, mais de consoler le peuple? Le peu
ple, c'est le fonds de toute société humaine.
C'est donc à lui que doivent aller les vœux de
A UN AMI. r,
réforme morale. Et aussi le christianisme a
commencé par le peuple : ainsi se manifes
taient la grandeur de sa mission et l'univer
salité de sa bienfaisance.
Pensons donc au peuple, si nous sommes
quelque peu chrétiens. Pensons au peuple, si
nous avons quelque désir de réformer le
monde. Pensons au peuple, si nous croyons
à l'avenir des sociétés. A l'œuvre, vous tous
qui avez action sur les autres hommes, vous
qui avez du pouvoir et de la richesse, vous
qui avez besoin des vertus publiques, ne fût-
ce que par égoïsme ! A l'œuvre, philosophes,
si vous êtes philosophes, si vous n'êtes pas
des orgueilleux et des cupides, si vos travaux
d'éducation publique ne sont pas des trom
peries ! A l'œuvre, politiques, si vous n'êtes
pas des méchants ou des insensés ! A l'œu
vre, gens du monde, si les délices vous lais
sent le loisir de penser à la charité !
Mon ami, vous êtes de ceux-là qui savent
que l'éducation du peuple est un objet de
haute et sainte philosophie. Avec vous donc,
il va m'être doux de méditer des questions
déjà traitées de nos jours, mais qui seront
6 A UN AMI.
nouvelles, si nous les éclairons par des vues
religieuses ; car la philanthropie humaine les
a tout au plus effleurées. C'est à la charité
qu'il appartient de les pénétrer et de les ré
soudre.
I.

Missioi du prêtre par rapport à l'éducation du peuple.

Devant parler de l'éducation du peuple,


ma pensée s'en est allée tout d'abord droit
au prêtre chrétien, au curé, au pasteur du
peuple, à sou maître, à son ami.
Le prêtre, et d'abord le curé, fait l'édu
cation du peuple. Prcnez-y garde, philo
sophes ! là où il n'y a pas de prêtre il faut
un gendarme ; mais le gendarme ne fait
LETTRES
pas l'éducation. Le gendarme supplée tout
au plus à l'éducation.
Aussi mon imagination s'est toujours ef
frayée de la thèse de ce moraliste qui, au
sortir des désastres de la révolution fran
çaise, prêchait a l'Institut que le seul moyen
de rétablir la morale du peuple, c'était une
bonne organisation de gendarmerie. C'était
dire que l'état sauvage était bon, pourvu
qu'il y eût au-dessus de la barbarie une force
suffisante pour l'empêcher d'être mauvais.
Telle était la correction de la doctrine de
Rousseau. Mais le cœur, mais les penchants,
mais les passions, mais la volonté, mais le
désordre de l'âmc, mais tout l'homme inté
rieur, mais toute cette vie cachée de l'intelli
gence, qu'est-ce que tout cela devenait sous
l'autorité du gendarme? 0 pauvres lu
mières de la philanthropie 1 elles s'arrêtent à
la surface de l'humanité; elles pensent don
ner le secret de la société, si elles ont indi
qué le secret de la servitude : hélas ! le mys
tère social alors serait peu de chose. Chacun
tend trop naturellement à l'emploi de la
force, et dès qu'un pouvoir quelconque s'est
SUR L'ÉDUCATION. 9
levé sur les hommes, son penchant le plus
soudain, c'est bien de les tenir sous le glaive.
La philosophie du moraliste n'a rien à ap
prendre, à cet égard, à ceux qui comman
dent, et l'Institut n'avait pas besoin de déli
bérer sur une question que la méchanceté
humaine résout d'elle-même. Si la morale ne
tient qu'à la domination du gendarme, la
morale ne sera jamais près de périr, car il se
trouvera toujours des nommes ayant intérêt
à discipliner l'obéissance. Mais alors toute la
morale du peuple, ce sera sa soumission à la
force ; et toute la sanction de la force, ce sera
le glaive.
Moi, je soupçonne, et vous aussi, mon ami,
que la morale d'un peuple est tout autre chose.
La morale, ce n'est pas le gendarme, mais
bien plutôt ce qui rend le gendarme inu
tile. Je sais bien que l'imperfection humaine
ne peut arriver pleinement à se passer de la
répression ; mais le philosophe doit pousser
la société vers ce but comme s'il était sûr de
l'y conduire, autrement il ne serait pas phi
losophe. Et c'est là l'éducation.
Or, l'éducation ainsi comprise, l'éducation
10 LETTRES
qui saisit l'homme par la pensé*, par la
conscience, par tout le fond de sa nature in
time, cette éducation d'où la discipline de la
force est bannie, qui la donnera au peuple?
Cherchez, philosophes ! voyez autour de
vous quelle est l'autorité qui va remplir cette
mission toute-puissante.
Toutes les études sont faites, tous les es
sais sont épuisés. Les mille pouvoirs qui ont
passé sur la tête de la société ont eu leurs
mille systèmes d'éducation du peuple. Tous
ont écrit leurs théories, et chaque théorie a
été une expression de déliance ou d'aversion
contre le prêtre. Point de prêtre dans l'édu
cation ! C'était la pensée fondamentale de
tous les livres et de toutes les lois.
N'était-ce pas faire reparaître le gendarme
sous d'autres noms ?
Le prêtre est l'homme de l'éducation, parce
qu'il est le maître des devoirs et le précep
teur de la conscience.
Et le prêtre de l'éducation populaire, c'est
le curé, parce que le curé est l'homme du
peuple, le confident de ses besoins et le con
seiller de toute sa vie.
SUB l/ÉDUCATIOX. {I
La philanthropie ne souffre pas que le prê-
tre soit montré comme un instrument néces
saire de la morale : et pourtant rien n'est
plus simple. La morale n'est pas une conven
tion : la morale descend du ciel à la terre.
L'homme ne la fait pas ; s'il la faisait, il la
pourrait défaire ; elle ne serait qu'un caprice,
une chimère, un abus ou une tromperie. Elle
ne serait rien.
C'est donc que la morale doit avoir une
sanction qui ne soit pas de l'homme. Donner
à la morale pour unique base l'enseignement
des pouvoirs humains, c'est encore l'altérer.
Les pouvoirs humains devront enseigner la
morale au peuple, qui en doute ? mais à la
condition qu'ils ne se feront pas les auteurs de
la morale. Ils la détruiraient par cela même.
Qu'est-ce donc que l'office du prêtre dans
l'enseignement de la morale, si ce n'est la
restitution des lois naturelles de l'ordre dans
l'humanité ? Le prêtre enseignant les devoirs
aux hommes, fait par sa seule parole de prê
tre reparaître au-dessus de lui la grande au
torité de Dieu qui commande ces devoirs, et
dès que Dieu se montre, le morale est eom
LETTRES
prise. Ce n'est plus une prescription de la
force qui fait plier le corps et ne pénètre pas
jusqu'à l'âme ; c'est une expression de la
souveraine équité, devant laquelle la cons
cience fléchit et la volonté s'abaisse.
Le prêtre est la raison vivante de la mo
rale. Il ne fait pas la morale assurément, il
ne la fait pas plus que ne la font les pouvoirs
humains; mais en l'enseignant aux hommes,
il leur en dit l'origine, et ainsi il la rend
sacrée. Fouillez l'histoire, et partout où vous
verrez le peuple obéissant aux lois de l'or
dre, la vertu honorée, le commandement pai
sible, les devoirs de la vie sociale exercés
avec amour, la bienfaisance active, les mœurs
hospitalières, la famille conduite avec dignité,
le père vénéré, la mère protégée et bénie,
l'enfant dressé de bonne heure aux habitudes
honnêtes, à la pudeur, à la modestie, à la
candeur, dites-moi si vous ne voyez pas le
prêtre puissant, et sa parole entendue comme
un oracle?
Il en est ainsi. La religion seule a ce qu'il
faut d'autorité pour conduire les hommes
aux pratiques qui font le bonheur de la vie,
SIR L'ÉDUCATION. (3
en étant les passions de l'âme, ou les tempé
rant par la bonté et la justice, et le prêtre
est l'instrument de la religion. Le prêtre dit
aux hommes la raison des vertus et des de
voirs ; sans cela le penchant le plus naturel,
c'est de courir aux vices et aux voluptés. La
police des Etats peut jusqu'à un certain point
arrêter ce penchant, lorsqu'il va à sa satis
faction par le dommage fait à autrui, par la
violence, par le rapt, par le crime enfin. Mais,
outre que la méchanceté a une souplesse plus
ingénieuse que la répression, elle a des désirs
infâmes et des vœux scélérats que la répres
sion même ne doit pas atteindre. La police la
plus savante peut tout au plus contraindre les
hommes à déguiser leur perversité ; elle peut
leur apprendre les raffinements de l'hypocri
sie ; elle peut donner au vice des semblants
de politesse, elle peut réduire la vertu à
n'être qu'une habileté ou une ruse. Mais la
corruption reste entière, et les Etats ne sont
jamais plus près de périr que lorsque, sous
ces dehors de police, la conscience des peu
ples est gâtée, et le sentiment des devoirs est
devenu une lâcheté ou un calcul.
LETTRES
La religion rend aux passions humaines
leur sincérité : c'est là un admirable office.
La religion ne laisse pas de place au men
songe ; elle combat les mauvais penchants ,
mais pour les détruire, non point pour les
cacher.
De sorte que le prêtre, qui est l'instrument
de la religion pour la correction des mauvais
penchants, est à la fois l'instrument de la
dignité humaine. Le prêtre ne met pas un
masque au front du méchant ; il va droit à
son âme ; il attaque les vices à leur foyer :
cela tient à sa mission de prêtre ; il sait ce
qu'elle a de grand et de puissant. Ce n'est
pas une mission de police extérieure, c'est
une mission de réforme intime et profonde.
II ne veut pas que le méchant se déguise,
mais qu'il se corrige. Telle est la grande édu
cation qui vient du prêtre, éducation sociale
et humaine, ia seule qui ait pour objet le
bonheur de l'homme ; toute autre éducation
est seulement une discipline.
Mais ceci est général et s'applique à tous
les hommes. Revenons au peuple.
Le peuple ! Il y a deux manières d'enteu-
SLB L'ÉDUCATION.
dre ce mot : les uns le prononcent avec dé
dain, les antres avec insolence. Aux uns, le
peuple est une bète fauve et misérable; aux
autres, une puissance auguste et redoutée.
Les uns dévouent le peuple aux larmes et
aux avanies, les autres font du peuple un
objet de culte. Pauvre peuple ! et entre ces
deux manières de parler du peuple, je ne
sais laquelle est moins odieuse ou plus fa
tale. Je n'aiine pas ceux qui méprisent le
peuple, j'aime un peu moins ceux qui le
trompent.
Le peuple, c'est cette immense base vi
vante sur laquelle pose l'humanité. Nous
sommes tous du peuple; nous le touchons
par quelque point, quoi qu'il arrive, par les
variations du pouvoir, ou de la fortune, ou
de l'intelligence, ou du génie parmi les hom
mes. Dieu n'a pas fait dans la race humaine
des régions distinctes qui n'aient rien de
commun entre elles. Tous les hommes se
tiennent par une chaîne qui monte au ciel.
A tous la vie est venue d'un même principe,
et ce principe se perpétue et se renouvelle
dans le peuple, j-.es grandes races, les la
LETTRES
milles illustres, les noms glorieux s'éteignent ;
le peuple ne meurt pas, et même c'est de lui
que partent de loin en loin les gloires nou
velles pour remplacer celles qui s'en vont.
Le peuple donc mérite d'entrer pour beau
coup dans les théories philosophiques de
l'humanité. Laissons ceux qui ne parlent quô
selon des vues étroites d'ambition ou de va
nité. Le peuple, cette grande masse qui fait
le fonds des sociétés humaines, s'offre à nous
sous des aspects plus hauts. Il le faut voir
sous la lumière de la Providence pour le bien
connaître ; sans cela, tout nous serait un
mystère dans sa condilion. Comment nous
expliquer ses misères, et puis sa soumission
dans ses misères? Peut-être, comme tant
d'autres, nous le croirions fait seulement
pour le travail et pour les larmes, et tout au
plus, au lieu de mépris, lui jetterions-nous
un peu de pitié ; ou bien, effrayés de cette
rude fatalité, qui sait si nous ne serions pas
tentés de lui parler à notre tour de sa royauté,
et de l'exciter à saisir le sceptre pour briser
la téte de ceux qui se sont faits ses
maîtres ! Hors des vues de la Providence, il
SIR L'tDCCATIOK. 47
n'y a pour le peuple que l'excès du mépris
ou l'excès de la flatterie, c'est-à-dire l'alter
native des misères ou des crimes : c'est tout
ce que lui peut offrir en réalité la philanthro
pie humaine.
Mais le christianisme, qui est l'expression
complète de Tordre providentiel dans la con
duite de l'humanité, se tourne avec d'autres
pensées vers le peuple. Le christianisme ne
méprise point et il n'exalte point le peuple,
mais il l'honore et il l'aime ; il touche et il
Wm't sa pauvreté ; il sanctifie ses haillons ;
il ennoblit sa rudesse, et de son ignorance
même il fait un mérite et une vertu.
Le christianisme, cette œuvre immense de
régénération, a dû être la religion du peuple.
Il a donné au peuple la raison de la souf
france ; cela seul eût fait du christianisme la
plus touchante philosophie, quand il n'eût
pas été une sainte et mystérieuse expiation.
C'est pourquoi le prêtre chrétien, à savoir,
l'homme de Dieu, s'est trouvé si naturelle
ment F'.,oninie du peuple, pourquoi il est de
venu dès le commencement le maître, le
guide, le compagnon de sa vie.
S
48 LETTRES
Lorsqu'on parle de l'éducation du peuple,
il est donc impossible que la pensée ne se
porte pas aussitôt sur le prêtre chrétien.
Le prêtre dit au peuple le secret de sa
condition, et seul il a droit de lui parler des
devoirs qui s'y rattachent.
Sans la voix du prêtre, il n'y a pas d'édu
cation, c'est-à-dire il n'y a pas d'enseigne
ment moral pour le peuple. Qu'avons-nous
à dire au peuple, nous autres philosophes du
peuple? Lui ferons-nous aimer le labeur, le
sacrifice, la privation, l'abnégation, les lar
mes? Et de quel droit ? Est-ce que le peuple
ne se rira pas de nos paroles ? Est-ce que nos
livres ne lui paraîtront pas une insulte ?
Le prêtre qui peut dire : Heureux le pau
vre ! heureux celui qui pleure et gémit ! heu
reux l'opprimé, le faible, le souffrant! Le
prêtre est le seul instituteur du peuple ; lui
seul a mission pour lui parler, pour le con
soler et pour le bénir.
Mais encore le prêtre qui peut et qui doit
le mieux remplir ce saint office, c'est le curé,
le prêtre du peuple.
Le curé, le plus souvent, est sorti du peu
SUR L'ÉDUCATION. 19
pie ; il a vu et touché le peuple de près ; alors
il lui appartient par le sang et par les pre
mières souffrances de la vie. Il n'a jamais
perdu le souvenir de son existence laborieuse
et rude ; maintenant il lui est uni plus inti
mement encore. Le curé est planté au milieu
du peuple ; il est l'envoyé de Dieu pour lui
apprendre à porter avec joie ses douleurs.
La voix du curé est ainsi doublement chère
au peuple ; c'est une voix qui lui est dès long
temps connue, et lorsqu'elle lui revient avec
cette grande sanction du ciel, elle lui est plus
vénérable.
Et pourtant il peut arriver aussi que le
curé ait été nourri dans les délices, et que,
dès son jeune âge, il n'ait rien su des misè
res du peuple. Alors c'est une douce et tou
chante chose de voir cet homme élevé parmi
les joies, s'aller mêler aux tristesses humai
nes. Le curé, venu des hauts rangs du monde,
et se taisant peuple pour avoir une part plus
large dans ses douleurs, est comme un ange
qui fuit les plaisirs, pour se faire des priva
tions une perfection de plus.
Mais, de quelque point que parte le curé,
80 IKTTRKS
il est toujours /'homme du peuple ; il est son
maître et son conseiller ; il est pour lui toute
'autorité morale existante sur la terre.
De là l'admirable puissance du curé pour
diriger naturellement l'éducation du peuple.
Il l'éclairé d'abord par la religion. C'est au
tour du curé que se pressent les enfants du
peuple. Quoi de plus beau que cette admira
ble école du catéchisme, cette leçon faite à
l'église, cette répétition perpétuée de la tou
chante scène de Jésus-Christ : Laissez venir
à moi les petits enfants ! Que de charme dans
cette image de la religion amie du peuple !
que d'amour dans cet enseignement ! que de
bonté dans cette communication graduelle
des devoirs de la vie! Est-il possible qu'il
y ait des hommes qui restent glacés à ce spec
tacle? Qu'est-ce donc qui pourrait faire sortir
une larme de ces cœurs de marbre ?
Le catéchisme est la grande école du peu
ple. Eh ! quoi, il est aussi notre éco. à nous
hommes d'étude, chercheurs de morale, pau
vres faiseurs de livres ; c'est là que nous
avons puisé le peu que nous savons des mys
tères de l'humanité, et plus nous avons retenu

i
SUK L'iDliCATION. < M
des enseignements de notre curé, plus nous
sommes savants dans la science de la vie.
C'est par le catéchisme que l'enfant du
peuple devient plus éclairé que ne le fut le
divin Platon. 0 ciel ! ce que je dis, n'est-ce
pas un blasphème ?
Je l'affirme ! le catéchisme est une philoso
phie devant laquelle Platon se fût agenouillé
en jetant ses mains au ciel, et poussant des
cris d'amour et d'humilité.
Et si Platon eût vu une assemblée de petits
enfants du peuple pressés autour du curé,
s'il avait vu cette leçon admirable où les se
crets les plus hauts du ciel s'ouvrent natu
rellement et naïvement à des intelligences
incultes, Platon eût manqué de termes pour
dire tout son étonnement et son enthou
siasme.
Recueillez dans tous les livres de la terre,
dans tous les codes, dans toutes les philoso
phes, tout ce que vous pourrez trouver de
préceptes de sagesse et de vertu, et vous
n'aurez rien qui approche de l'ensemble des
croyances et des devoirs qui sont enseignés
dans le catéchisme.
82 LETTRES
Et c'est peu d'avoir en un petit livre tout
le résumé de la science morale de l'homme.
Ce petit livre serait muet et sans puissance,
comme tous les livres de philosophie, s'il ne
se trouvait un docteur pour l'expliquer au
peuple, et ce docteur c'est le curé. C'est le
cure qui donne la vie à cette parole pleine de
mystère. C'est lui qui la rend intelligible à
des esprits d'enfants à peine ouverts aux no
tions communes de la vie. Le curé est donc
ainsi l'instrument de cette éducation morale,
de cette institution du peuple, sans laquelle
le peuple serait barbare ; ôtez le curé, philo
sophes, et dites-moi qui est-ce qui se char
gera de préparer à l'enfant du peuple cette
nourriture admirable de l'intelligence, d'où
naît le sentiment des devoirs, d'où naît
la conscience, d'où naît la vertu, d'où naît
le respect de toutes les conditions de la
société? Hors du curé, trouvez-moi dans le
monde une existence publique ou privée,
autour de laquelle viennent comme par ins
tinct se grouper les enfants du peuple ! hors
lui, qui est-ce qui est l'ami du peuple ? qui
est-ce qui le peut éclairer? qui est-ce qui a
SUR l'éducation. 83
le secret de ses nécessités, de ses misères, de
ses ignorances? L'homme qui fait des livres
pour le peuple, a-t-il vu jamais le peuple ?
Celui qui commande au peuple, est-il jamais
descendu dans les asiles du peuple ? Celui
qui fait des lois pour le peuple, sait-il ce que
le peuple demande aux législateurs? C'est le
curé qui vit parmi le peuple. Lui seul a
toute la révélation de cette existence, qui ne
ressemble à rien de ce qui est connu du
monde. Lui seul aussi a l'instinct de ses be
soins. Ecoutez, philosophes ! vous faites des
écoles, c'est bien. Ferez-vous quelque chose
qui ressemble au presbytère ? Le presbytère
est le rendez-vous du peuple. C'est l'asile où
se réfugient les mères qui pleurent, les veu
ves qui se lamentent, les pères qui n'ont plus
de fils, les pauvres, les orphelins, tous ceux
qui ont une douleur secrète au fond de l'âme.
Les femmes surtout aflltient au presbytère
comme elles affluent à l'église. Savcz-vous
pourquoi? c'est que les femmes portent la
plus lourde part des douleurs humaines. Le
presbytère est l'hospice où vont se guérir les
misères morales. C'est là que va le pauvre
LETTRES
peuple en ses jours de malheur. Et il est vrai
qu'il y va aussi en ses jours de joie. Le pres
bytère est le confident du peuple. C'est pour
quoi les premiers pas des enfants du peuple
se dirigent naturellement vers le presbytère.
Les enfants vont là représenter naïvement
l'amour et la gratitude des parents. Et aussi,
que c'est une douce chose de voir les enfants
se confier en la parole du curé, rechercher
ses caresses et se glorifier de ses témoignages !
Tout dispose les enfants du peuple à accep
ter le curé comme le maître et le gardien de
leur vie. Chaque famille nourrit cette pen
sée. C'est comme un instinct dans le chris
tianisme. C'est un besoin qui se fait jour dès
les premiers ans, et dont le vieillard sent en
core l'empire, lorsque, entouré à son foyer
de petits enfants, il les convie à mériter les
bonnes grâces du curé, comme un bon pré
sage d'avenir. Ainsi naturellement, et par le
penchant des âmes, le peuple va au curé, et
le curé fait l'éducation du peuple, non-seu
lement par le droit de son ministère, mais
par l'autorité que donne la confiance. Le
peuple est comme une grande famille qui se
SLR l'éuicaiio.>. 86
groupe autour du cure. Le curé n'a point
d'autre amour sur la terre. Son àrac s'épan
che tout entière sur le peuple qu'il éclaire et
qu'il bénit. Quel maître et quels disciples !
c'est l'affection qui fait toute la discipline de
cette école. Hélas ! il a fallu que de fortes
tempêtes vinssent passer sur la société hu
maine pour que cette unité de famille pût
être rompue- Ce serait un horrible malheur
qu'elle ne dût pas reparaître. Ce serait plus
qu'un malheur, ce serait un crime qu'il se
trouvât des hommes capables de lui perpé
tuer des obstacles. S'il se pouvait faire que
le curé manquât au peuple, il n'y aurait plus
pour le peuple d'autre maître que le gen
darme et d'autre morale que la police des ba
gnes. Toute l'éducation serait dans les règle
ments de police, toute la vertu serait la peur
et toute l'innocence l'hypocrisie.
LETTRES

Caractère de l'éducation do peuple.

Beaucoup s'occupent de l'éducation du


peuple, peu savent ce qu'elle doit être.
Prenons garde, vous et moi, mon ami, aux
mécomptes et aux erreurs.
L'éducation du peuple a des conditions
que le christianisme seul nous fait connaî
tre. Car le christianisme est l'ami du peuple,
et comme il est toute raison et toute sagesse.
28 LETTRES
religion sera clémente* hospitalière, bienfai
sante.
La pieté du peuple est un admirable ins
tinct d'éducation. Elle lui. donne le sentiment
des convenances. Elle lui donne de la dignité,
pour lui et pour les autres. Elle ennoblit son
humilité ; elle agrandit sa pauvreté ; elle
donne je ne sais quoi de vénérable à sa con
dition de misère et de souffrance.
Gardez-vous d'un peuple sans religion ! Je
ne parle pas des vices qui le rongeront et des
crimes qui le souilleront, je parle des habi
tudes d'éducation qui le rendront intraitable
et farouche.
Un peuple sans religion sera orgueilleux
et jaloux ; sa parole sera âpre et hautaine ;
son aspect sera insultant ; sa grossièreté sera
méprisante. N'attendez pas de lui un échange
d'égards et de politesse. Il prendra votre
bienveillance pour de la timidité, et il y ré
pondra par la dérision. Le moindre défaut
d'un peuple sans religion, c'est l'insolence
ou la sottise.
Oui, un tel peuple serait à fuir, non point,
je le redis, à cause de ses vices ou de ses cri-
30 LETTRES
soit à la barbarie par l'excès de l'orgueil et
de la rudesse, soit à la servitude par l'excès
de la soumission et de la peur.
Et qui est-ce qui a droit, dites-moi, de
mettre au front du peuple un signe qui le
rende vénérable et cher à ceux qui comman
dent? ou bien, qui est-ce qui a mission de
sacrer la puissance aux yeux du peuple et de
la lui rendre sainte et inviolable?
C'est par l'éducation, disent-ils, qu'ils ac
coutumeront les hommes à se porter mu
tuellement des égards d'affection et de res
pect. Hélas ! hélas ! la religion elle-même,
toute puissante qu'elle est, ne triomphe pas
toujours des passions qui brûlent le cœur de
l'homme ; que pourra donc faire l'éducation
dont ils parlent? c'est-à-dire, après tout, une
convention ? car l'éducation , si c'est d'eux
qu'elle vient, et d'eux seulement, l'éducation
n'impose rien à la conscience; l'éducation
est un leurre; l'éducation, ce n'est rien. Et
vous pensez, philosophes, que le peuple ac
ceptera cette convention, ce leurre, ce rien
que vous lui faites. Moi, je vous dis qu'il se
rira de vous, et il fera bien.
32 LETTRES
Il n'ira pas à des chimères. Il ne sortira pas
des réalités au milieu desquelles il est plongé
pour courir après des rêves et des ombres. Il
saura que les hommes sont liés entre eux par
un lien d'amour ; que dans les positions iné
gales de la vie humaine, il y a quelque chose
qui est commun, c'est le devoir et la vertu.
L'éducation du peuple sera modeste sans
ôter Jcs hautes pensées. Elle sera patriotique.
Elle fera aimer la gloire et les vertus des
aïeux. Elle excitera l'émulation des beaux
exemples. Elle inspirera l'aversion des tur
pitudes et des lâchetés. Et en cela encore
elle sera chrétienne ; car le christianisme
est l'inspiration de tout ce qui est noble et
grand.
Tel sera le caractère de l'éducation du
peuple. L'éducation, je l'ai dit souvent, ce
n'est pas l'instruction, mais la règle, la pen
sée, l'âme de l'instruction. Ce qu'il faut au
peuple, c'est d'abord l'éducation, et puis
encore l'éducation, et tO"jours l'éducation ;
non point une éducation artificielle et trom
peuse, mais une éducation réei'e et péné
trante ; une éducation qui le saisisse par le
3i LETTRES

III.

Mœurs du peuple. Défauts et vertus do peuple.

' Il s'ensuit donc que tout homme qui veut


s'occuper de l'éducation du peuple, doit sa
voir d'abord ce qui est propre au peuple, et
ce qui le fait peuple en quelque sorte.
Je ne veux pas dire qu'il doit pénétrer la
question philosophique du peuple, grande
question qui sert de base à toute la théorie
36 LETTRES
il se trompera infailliblement dans toutes ses
vues d'éducation.
Ceci se comprend trop bien, mon ami. Si
vous élevez le peuple, pour lui donner d'au
tres mœurs que ses mœurs, d'autres vertus
que ses vertus, vous changez la nature «lu
peuple, c'est-à-dire vous faites, non une œu
vre d'éducation, mais une œuvre de révolu
tion.
Mais sera-ce qu'après une révolution ainsi
faite il n'y aura plus de peuple? Ah ! un peu
ple se fera toujours, croyez-le bien ! car c'est
la condition fondamentale, fatale, si vous
voulez, de la grande existence humaine.
Mais il faudra du temps pour remettre la
société sur sa base, et ainsi, croyant avoir
fait le bonheur des hommes, vous les aurez
tourmentes par des déplacements violents,
rapides, destructeurs, lorsqu'il est si facile à
la Providence de produire ces mouvements
graduellement et sans secousse.
L'éducation du peuple sera meurtrière,
si elle ne laisse pas au peuple *a nature
propre.
Lh! quoi, ce que nous aimons dans le
38 LETTRES
nos préceptes aux conditions de son existence
et à son utilité véritable.
Le peuple a ses éléments moraux qui doi
vent servir de règle à ,nos études. Non point
qu'il faille laisser aller le peuple à des éga
rements qui sembleraient être une suite na
turelle de sa constitution de peuple ; quelle
théorie ce serait! Mais connaissant ce qui est
propre au peuple, nous ne lui demanderons
point des perfectionnements qu'il ne saurait
réaliser.
Les mêmes vertus assurément conviennent
également à tous les hommes, et le christia
nisme surtout a su l'art d'accommoder les
devoirs à toutes les conditions de la vie hu
maine. Mais il y a des perfections d'intelli
gence comme des délicatesses d'affection que
vous ne demanderez pas au peuple, et croyez
que l'humanité n'y perdra pas.
Avec sa rudesse inculte, le peuple a le sen
timent de toutes les grandes choses qui tien
nent au christianisme. Il porte en lui-même
un instinct profond de dévouement et de cha
rité. Dans les adversités publiques, on a vu
parmi le peuple des exemples de sacrifice
SIB L'ÉDUCATION. 39
personnel dont le récit arrache des larmes.
Dans les infortunes privées, on voit tous les
jours des traits de générosité courageuse, di
gnes des temps les plus saints et les plus
purs. Les femmes du peuple gardent surtout
le secret de ces sublimes inspirations. Et en
général, les caractères les plus rudes en ap
parence, suivent le plus naturellement cette
impu/s/on d'abnégation et de courage. Or, il
est p/as d'une fois arrivé que la culture a Oté
au peuple ce libre instinct de grandes cho
ses, pour ne lui donner qu'une imitation des
raffinements qui sont propres à la corrup
tion. Ceci est écrit en style enrayant dans
l'histoire de ce qu'on appelle la civilisation.
Serait-ce que la culture du peuple est fu
neste, et faudra-t-il redire les paroles de
Rousseau sur l'éducation? A Dieu ne plaise !
ce qui est funeste, c'est une culture mala
droite, inopportune et sans prévoyance.
Quand on élève le peuple de telle sorte qu'il
doive perdre ses inspirations naïves de vertu,
sans gagner aucun des perfectionnements
réels de la politesse, on le dresse aux vices
de l'égoïsrac et on le dispose au malheur,

I
40 LETTBKS
voilà tout ce que peut faire la philanthro
pie avec son zèle sans intelligence et sans
amour.
C'est dope qu'il est nécessaire au moraliste
de bien savoir la nature propre du peuple,
pour s'occuper utilement de son éducation.
Il est des gens qui ne sauraient supporter
le simple aspect extérieur du peuple. Quoi !
un langage sans délicatesse ! des formes
rudes ! des habitudes âpres ! Hàtez-vous, di
sent-ils, d'initier le peuple aux raffinements
de la vie civile.
Plaisants amis du peuple ! Que ne disent-
ils d'ôter du monde l'image du travail et de
la peine!
De même que le peuple a les mains cal
leuses, il a les habitudes apres et dures, parce
que c'est sa condition de peuple.
Il convient donc de supporter d'abord ce
qui ne saurait être changé : l'objet de l'édu
cation est d'ôter les vices du peuple ; la chi
mère, c'est d'espérer pouvoir lui fiter jusqu'à
ses défauts et même jusqu'à sa nature.
Qu'est-ce d'ailleurs que les défauts du
peuple? Avouez, mon ami, que l'homme du
42 LETTRES
J'oserai presque dire que te peuple naît
bon; c'est son instinct d'être bon, et sa bonté
fait contraste avec sa rudesse ; mais il est fa
cile à devenir mauvais. Alors il devient
atroce, et c'est toujours la faute de ses con
seillers et de ses guides.
L'éducation peut donc être aisément une
corruption de plus ; c'est lorsqu'elle enlève
au peuple ses penchants naturels de bien
veillance, pour lui faire haïr les hommes, et
surtout ceux qui commandent.
Ce qui est très-remarquable , c'est qu'on
n'égare le peuple qu'en lui jetant de belles et
nobles images , des images de gloire, ou de
patrie, ou de liberté. C'est donc qu'il y a au
cœur du peuple une secrète impulsion vers
les grandes choses ; et s'il se trompe , c'est
qu'on le trompe.
On dit souvent : le peuple est inconstant.
Il faudrait dire qu'il est facile à l'impulsion
de ceux qui s'annoncent comme ses maîtres.
Cela tient à son inexpérience des passions
humaines. Sa crédulité le livre à l'action
d'autrui. Mais de lui-même le peuple est
fidèle à ses souvenirs et à ses affections. Il y
SUR L'ÉDUCATION. 43
a dans sa fidélité quelque chose d'invin
cible ; c'est quelquefois une sorte de rou
tine; mais la routine même, c'est l'aversion
des nouveautés. Vous voyez le peuple se mê
ler aux révolutions comme un instrument
propre à tout briser, et le lendemain vous le
retrouvez tel qu'il était la veille. Rien n'est
changé dans ses idées et dans ses amours,
et il se demande pourquoi on lui a fait faire
des révolutions. Le crime des révolutions
faites par le peuple n'est jamais le crime du
peuple. Son inconstance , c'est de l'irré
flexion. Les criminels, ce sont ceux qui men
tent à sa naïveté et qui trafiquent de son
ignorance.
Il y a pourtant dans cette simplicité du
peuple à suivre l'impulsion d'autrui, un pen
chant mauvais qu'il faut connaître. Le peuple
croit aisément au mal. Il est soupçonneux ,
il est défiant. C'est pour lui comme une su
perstition d'imaginer qu'il y a de méchants
génies qui le menacent et lui peuvent nuire.
Cette disposition naturelle est mystérieuse ;
elle semble perpétuer la tradition de la pre
mière histoire de l'homme. Souvent il per
44 LETTRES
sonniûo ces méchants génies» et on l'a vu
poursuivre furieusement de pauvres inno
centes vieilles femmes ou de pauvres vieil
lards infirmes, et se faire cruel contre eux par
le simple soupçon d'une puissance cachée et
odieuse. Quelquefois cette même disposition
craintive se tourne volontiers du côté des
hommes qui exercent le pouvoir sur la terre.
Pour peu qu'il se trouve des langues per
verses pour dire au peuple qu'il se trame
contre lui dans les hauteurs de la société
quelque immense. conjuration de meurtre et
d'opprobre , le peuple les croira. Le peuple
croit tout ce qui est horrible, exorbitant,
énorme. Fatal penchant , source de crimes
et de malheurs ! Comment ôter ce penchant
du peuple? ce serait presque lui ôter sa na
ture. Ne sera-t-il pas plus social et plus po
litique de réprimer les langues infâmes qui
l'égarent et qui le trahissent.
Encore une fois, connaissons bien le peu
ple tel qu'il est, pour accommoder son édu
cation à ses infirmités et à ses besoins.
Le peuple a de bons instincts, et il en a
craintive te tourne volontiers du oife* ^«« ,C*sesllabi"'<les âpres
humilies qui exercent le pouvoir >urla w
Pour peu i/uïl se rruuv^ ite /anjua /*■ "f*i B e rt et,lel» candeur. Cor
verses pour dire au peuple qu'il « i*
contre lui i/juts les hauteurs de /a loi
quelque immense conjuralioii île mtvtttï y^tmm cl d"el°PPe P«ut aller à
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du peuple ?ce serait presque lui ôtetUt Vfflé se lp l0utes ruses du vol I a ,,à,
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litique de réprimer les langues intimaf cen,in<* illusi^ P'U1 . aecePtc volontiers
régalent et qui le trahissent. *.S» ls sur, le ^tt de la pro!
46 LETTRES
aux délicatesses de la vie perfectionnée des
salons ; mais faisons qué le bon sens qui règle
la sienne devienne plus fort que les ruses des
corrupteurs.
De tout temps l'imagination des moralistes,
comme celle des poètes, s'est reposée sur le
peuple pour y trouver des spectacles de vertu,
lorsque le reste de la société s'en allait ron
gée par les vices. C'est que la dégradation,
en effet , n'atteint le peuple que le dernier.
Et aussi c'est une magnifique espérance de
pouvoir reprendre la sociabilité par le peu
ple. Le christianisme , indépendamment de
sa mission surhumaine, a déjà sauvé une fois
le monde par cet office merveilleux. Puisse-
t-il le sauver encore ! Le peuple a beaucoup
souffert des contagions qui ont ravagé la
terre depuis un siècle ; mais sa nature n'est
pas entièrement gâtée. Il reste quelque prise
à l'éducation , par les douleurs, par les mi
sères, par les mécomptes qui ont servi de le
çon au peuple. Ah! la souffrance est un
grand remède contre les erreurs. Quand Je
peuple a dû passer par le deuil et par les
larmes, il a toujours trouvé auprès de lui la
48 LETTRES

rv.

De l'instruction du peuple.

Je ne vous ai parlé jusqu'ici que de l'édu


cation du peuple, mon ami. Je ne devrais pas
vous parler d'autre chose.
Mais de toutes parts arrivent d'autres mots
à vos oreilles : Instruisez le peuple ! Le peuple
est ignorant, le peuple est grossier, le peuple
croupit dans la fange ! Donnez de l'instruc
tion au peuple ! Sauvez le peuple !
tiO LETTRES
qu'elle trouverait quelque obstacle à des
cendre dans cette masse profonde du peuple,
et qu'après tout, si elle parvenait à la péné
trer, ce ne serait que pour la dissoudre ; car
d'élever les hommes et tous les hommes pour
être des poètes ou des chimistes, des physi
ciens ou des gens de lettres, des philosophes,
ou des politiques , des industriels ou des lé
gistes, c'est attaquer par son principe la vie
sociale ; c'est ruiner la condition des voca
tions civiles et domestiques ; c'est , sous le
nom de lumières , détruire l'ordre humain ;
bien mieux , hélas ! c'est extirper la science
même du milieu des hommes ; car, si les lu
mières sont communes, l'énergie des esprits
en sera altérée , et dans la propagation égale
de l'instruction, on ôte jusqu'à la possibilité
du génie , cette sublime aristocratie des in
telligences.
Qu'a-t-on fait pour échapper à cette ex
trémité, en ce qui regarde le peuple? On a
réduit l'instruction à d .s proportions toutes
menues, et on l'a mise en petits journaux et
en almanachs. Et puis on a battu des mains ;
on a dit : Voilà un peuple bavant ! 11 lit nos
5J LETTRES
d'attaquer ces témoignages antiques de la
sagesse, sous le nom de préjugés, et de faire
croire au peuple qu'il pouvait très-bien se
faire à lui-même son expérience, sans recou
rir aux souvenirs des vieux temps. De là il
est arrivé que le. bon sens du peuple <*st
devenu de la suffisance, et sa sagesse de la
vanité.
Alors ont pris naissance, dans le peuple,
les vices de l'esprit, analogues à ceux qui
avaient passé par les hauteurs de la société ;
vices cruels et le plus souvent sans remède,
car ils procèdent de l'orgueil, ce mortel poi
son de l'intelligence.
Alors vous avez vu le peuple commencer
à se faire philosophe, c'est-à-dire, défiant
par rapport au reste des hommes, et confiant
par rapport à lui-même. Vous l'avez vu fuir
le contact de tout ce qui pouvait lui rappeler
des images de sagesse antique ou d'autorité.
Vous l'avez vu s'éloigner du presbytère, cet
asile des choses anciennes, ce sanctuaire des
traditions vénérables et populaires. Vous l'a
vez vu prendre des airs hautains et dédai
gneux, avec une parole inconnue de sarcasme
54 LETTRES
clamer qu'il avait donné une instruction
mauvaise au peuple, trouvait plus commode
de dire que l'instruction en général était
meurtrière?
Non, non, nous n'arriverons pas, vous et
moi, à un tel excès d'opinion. M. de Moro-
gues a pu dresser une liste statistique des
crimes commis en France pendant une cer
taine période d'années;, pour marquer la
proportion progressive des malfaiteurs selon
les degrés de leur instruction, c'est-à-dire,
en quelque sorte pour attester que la pure
ignorance est une condition plus favorable
d'innocence et de vertu. Que s'ensuivait-il?
Ccst peut-être que la pure ignorance est
meilleure que l'espèce [d'instruction dont il
avait le triste effet sous les yeux, mais non
point assurément meilleure que l'instruction
en général; car l'instruction, d'elle-même,
est bonne, et ce n'est pas sa faute si la mé
chanceté des hommes la vient pervertir.
Ah ! quand les philosophes se trompent,
ils se trompent plus que les autres hommes ;
car rien ne les arrête dans leurs pensées, et
c'est pourquoi leurs changements sont brus
SLR l'éducation. 55
ques et lettre fcontradictlons sont énorrhes.
Avec de la modestie, ils se tromperaient
moins, et aussi la correction de leurs erreurs
serait plus calme et plus tempérée.
D'autres, au contraire, en sont 4 nous
parier du progrès de l'instruction, et ils se
jettent dans l'avenir, pleins d'espérance et de
joie, parce qu'il se fait des écoles pour ap
prendre ail peuplé les éléments de la lec
ture, de l'écriture et du calcul ! Voilà, di
sent-ils, la grande supériorité du siècle!
Voilà les lumières! voilà le progrès! Hé,
mon Dieu ! si ces petits éléments de la science
humaine doivent être au peuple une raison
de vanité, où en sommes-nous? On nous a
dit que le peuple devenait criminel par l'ins
truction; ce serait déjà beaucotip trop, et
rien n'oblige de le rendre pédant et ridicule
par surcroît.
Entre ces opinions extrêmes, cherchons le
vrai avec calme et sincérité.
L'instruction doit être comme Un complé
ment de l'éducation. Autrement, ce méca
nisme chétif d'écriture ou de lecture, qu'on
appelle l'instruction du peuple, sera le plus
5t> LETTRES
souvent inutile à des intelligences restées in
cultes. L'instruction embrasse d'abord ce qui
éclaire l'esprit et rectifie le cœur. Le reste est
accidentel, et ne doit servir tout au plus
que d'instrument pour les facilités de la
vie.
Mais vous-même demandez quelquefois si
l'on n'a pas créé au \ peuple un besoin artifi
ciel, en lui inspirant le désir d'une certaine
instruction. Pourquoi vous préoccuper de
cette recherche? Le besoin existe; c'est un
fait plus puissant que les opinions. Le devoir
est d'empêcher qu'il ne tourne au détriment
du peuple.
Puis, vous le savez, il y a des peuples à
qui l'instruction n'a pas ôté la simplicité des
mœurs, comme il y en a qu'elle a corrompus;
c'est donc toujours revenir aux conditions
morales de l'instruction. L'instruction est
bonne et elle est mauvaise ; cela dépend de
ceux qui la donnent plus encore que de ceux
qui la reçoivent. Il en est ainsi de toutes les
choses que Dieu a faites à l'usage de l'homme :
ainsi de la raison, ainsi de la parole, ainsi de
la volonté. Nous gâtons ce qu'il y a de plus
SUR l'éducation. 57
saint; c'est notre droit de liberté; triste
droit, hélas ! et qui pourtant fait toute la
gloire et tout le mérite de la vertu.
Ne nous effrayons donc pas des périls de
l'instruction. Ce n'est pas l'instruction qui
est mauvaise, c'est l'homme; corrigeons-le
par Vexpérience. C'est là aussi une instruc
tion, et elle est plus forte que les théories.
J/ais sachons surtout quelle est l'instruc
tion qui convient au peuple.
L'instruction du peuple, mon ami, sera
modeste et simple; elle sera applicable à
ses besoins et analogue à ses vocations. Elle
ne lui ôtera pas, à Dieu ne plaise ! cette tra
dition de bon sens qui est toute sa force
dans la pratique des choses de la vie. Elle
lui laissera au contraire ce respect pour les
vieux temps, cette fidélité des souvenirs, cet
amour des vieilles choses, qui est au fond de
la nature du peuple, et qui lui tient lieu d'é
tude et de méditation.
Cette instruction est limitée à des objets
bien connus, et je ne vais pas ici les repren
dre avec détail. Je veux seulement redire
qu'il les faudra animer par une pensée mo
'M LETTRES
raie d'enseignement, autrement ils ne sau
raient former une instruction véritable. Ce
n'est rien d'apprendre au peuple à lire, a
écrire, à calculer! Il se rencontre dans les
classes les plus incultes des hommes qui
suppléent merveilleusement à ces éléments
mécaniques par un instinct qui déconcerte
les plus habiles. Mais il y a une pensée plus
haute que l'instinct ne saisit pas, et c'est
cette pensée qu'il faut répandre dans cet en
seignement modeste du peuple , qu'on ap
pelle l'instruction, et qui n'est qu'une initia
tion timide aux plus faibles éléments de la
science humaine.
Vous le savez, il est une science qu'il est
donné à tous d'approfondir également, c'est
la science de la religion et de la morale. Le
peuple, en cette science, ne reste en arrière
d'aucune intelligence et d'aucun génie. Il la
peut pénétrer dans ses profondeurs et dans
ses mystères. Il la peut comprendre dans ce
qu'elle a de plus haut. Sa langue naïve et
rude a des secrets pour la transmettre aux
petits enfants et la leur rendre accessible
avant qu'ils aient rien pu soupçonner ou
LETTRES
tieux enveloppent de ténèbres, et que les es
prits populaires savent démêler, dès qu'ils
appellent à leur aide le bon sens chrétien, la
plus haute et la plus sùrc des philosophies.
Le peuple ne devra-t-il pas de même être
instruit de l'histoire de la patrie ? Ah ! ce se
rait une œuvre sociale, digne de vénération
et d'hommage, d'apprendre au peuple à gar
der le souvenir des vieux temps ! Le peuple
n'approfondira pas les monuments de l'his
toire, niais ne devra-t-il pas en avoir une no
tion précise? Ne devra-t-il pas savoir les ré
volutions qui ont ravagé cette terre qu'il
foule et qu'il arrose de ses sueurs, et sa mé
moire ne gardera-t-elle pas les noms des
grands hommes qui passèrent sur ce même
sol et le protégèrent par leur gloire ? Oh !
qu'il serait beau d'enseigner au peuple à ai
mer, à bénir, à honorer les ancêtres? Le
peuple de France vit dans une monarchie, et
il n'a jamais été dressé qu'à haïr la monar
chie. N'est-ce pas un crime atroce contre le
peuple que de lui faire exécrer sa propre
constitution dépeuple, ses lois, sa vie en
quelque sorte?
62 LETTRES
de la Bcience déplaît à son esprit ; il va de
prime abord aux pratiques et aux applica
tions. C'est pourquoi peut-être , dans les
temps moins philosophiques, l'art populaire
a été si avancé et si merveilleux. L'ouvrier
fait, par de simples calculs d'habitude ou
d'instinct, des œuvres qui dépassent l'ima
gination du savant et de l'artiste.
C'est aussi pourquoi les écoles spéciales
ouvertes au peuple pour certaines études,
qui exigent principalement de la pratique,
ne sont point arrivées, jusqu'ici, à des résul
tats heureux. Il y a une instruction qu'on
appelle l'apprentissage ; c'est la plus simple
et peut-être la plus savante.
Vous voyez qu'ainsi je reviens toujours à
l'expérience que Bossuet appelle la maitreste
de la vie. L'expérience est la grande loi de
la science humaine , soit que la science
se renferme dans les théories, soit qu'elle
aille aux applications. Ceux qui ont voulu
donner au peuple de l'instruction, seulement
avec leurs idées propres, lui ont jeté des sys
tèmes pour tout enseignement. Ce sont ces
maîtres qui ont gâté le peuple. C'est leur
d'instinct, des leurra gui députai l'ait •«lies les sciencesdu peuple sont comme
^nation du savant et deTartine. 1» ttSjon; elles vont à l'expérience. Pour
C'est aussi pourquoi les écoles sptëik le!*«\Ji!,la morale n'est pas dans les spc-
ouvertes au peuple pour certaines éttit t»liiionj de philosophie : elle est dans la
ïttlu réelle, dans les devoirs et la charité,
quiexigent principalement de la pritiif* k même de l'instruction. Si l'instruction
ne sunt point années,jusqu'ici, a déno tonne au peuple plus de facilité de suivre
tais heureux. Il y a une instruction f/> *vocations de travail et d'activité, elle lui
appelle l'apprentissage: c'est la plus sap n'l»imc, elle luiadoucitla vie, elle luirend
et peut-être
Vous voyezlaqu'ainsije
plussavante.
reviens Major®' ajouts plus calmes et ses travaux plus lé-
l'expérience que Bossuet appelle la maHn* V**- Si elle le nourrit de chimère, si elle
de la lie. L'expérience est la çrande kit éloigne de ses goûts, si elle lui remplit la
la si'ience humaine, soit que la sauf lfte de pensées folles et vides, elle lui est
se renferme dans les théories, soit qt'& ' Beau, elle tourmente son fo^cr, elle as-
->n auolicttions, Ceux qui ont r«* ««Aritsun existence, et le frappe #*»•—
61 LETTRES
des lueurs fatales jetées dans l'ombre dos
nuits.
Voyez donc, mon ami, combien tout ce qui
se rapporte à l'instruction du peuple a d'im
portance et doit éveiller de sollicitude.
Aujourd'hui chacun s'occupe à tout ha
sard de ce grand objet. C'est comme une
mode ; et quelquefois c'est pis, c'est un trafic.
Je ne parle pas seulement des écoles que
l'on fait au peuple et des maîtres qu'on lui
façonne; je parle aussi des livres qu'on lui
jette. Quels livres! des livres sans pensée
morale, des livres où toute la vie humaine
est réduite à un calcul, des livres fabriqués
par des charlatans d'éducation, des livres
sans intelligence et même sans style, où il
n'y a rien pour l'âme, rien pour l'esprit, rien
pour les devoirs du foyer, rien pour Dieu,
rien pour l'homme, rien pour la patrie. Ces
livres sont partout. Sous prétexte de popu
lariser quelques procédés applicables d'éco
nomie domestique, ils vont dessécher la
pensée populaire, ils vont borner à un sys
tème d'épargne qui facilement pourra deve
nir de l'avidité, toute la prévoyance de l'a
SLR L'ÉDUCATION. 65
venir, toute la sagesse de la conduite, toute
la vertu de la famille. Ou bien ils vont don
ner un certain goût de connaissances super
ficielles, qui tromperont le peuple sur la plu
part des choses pratiques de la vie civile. Ils
vont transformer le hameau en bourg politi
que. Ils vont semer la controverse. Ils vont
trouWer l'affection et l'harmonie. Ils vont
changer la simplicité rustique en pédante
rie, ou bien enfin ils vont multiplier une cer
taine race d'hommes de proie, qui en cha
que petite cité établissent leur domination
par la parole, font leur fortune de la ruine
des autres.
Aà ! fuyons cette instruction, c'est un fléau;
fuyons ces livres, présent funeste. Que l'ins
truction du peuple n'altère ni sa simplicité, ni
ses vertus. Qu'elle lui soit seulement une con
firmation de l'expérience, cette première ins
truction dont la tradition supplée à toutes les
autres.

S
LETTRES

V.

Méthodes d'instruction du peuple.

Mais les défauts de l'instruction du peuple


ne tiennent-ils pas aux méthodes mêmes
d'instruction ? C'est une question qui mé
rite ici quelque examen.
Que de disputes nous avons vues déjà,
mon ami, et que les disputes étaient vaines !
On ne disait pas bien nettement pourquoi
on acceptait, pourquoi ou repoussait certai
"tiens J .r
len. |)"ur'l"oi non» ! """«aises.

^ibienV pMsui,e decctto „ mon°P°le.

.nn****' ^
68 LETTRES
s'il y a des lumières en Europe, c'est le clergé
qui les a faites ; que s'il y a une civilisation,
s'il y a une philosophie en France, c'est l'E
glise, par ses universités et par ses écoles,
qui l'a tout au moins préparée ; que s'il y a
un peuple instruit en quelque lieu du
monde, c'est le christianisme qui est son
maître.
Mais le clergé n'acceptait pas une méthode
qui paraissait vouloir s'imposer avec ses
hommes tout dressés, pour la mettre en pra
tique.
Qu'étaicnt-ce que ces hommes? étaient-ils
les amis du peuple? étaient-ils ses vrais con
seillers? devaient-ils lui être des exemples
vivants de vertu et de piété? Le clergé ne le
pensait pas, et il les repoussait en les dési
gnant par le nom de leur méthode, comme
ils se désignaient eux-mêmes, ne suspectant
pas leur méthode apparemment, mais sus
pectant l'usage qui en était fait. Le clergé
avait raison, et vous faisiez alors, pasteurs
du peuple, votre grand et saint office
de gardiens de la morale. La force pou
vait vous vaincre et votre voix pouvait
se» L'ÉDUCATION. 69
n'être pas entendue; mais vous aviez à
paraître en tête de vos troupeaux, et vous
aviez, et vous avez encore, et vous aurez
toujours le droit de montrer le péril où les
précipitent de mauvais guides.
Rarement les méthodes d'instruction po
pulaire ont été en elles-mêmes un objet
d'examen. Les adversaires du clergé allaient
au rebours du clergé. Parce que le clergé se
défiait des maîtres nouveaux, ses adversaires
tes acceptaient et les prônaient à outrance.
C'était de l'aversion, ce n'était pas de la con
troverse.
n semble que le délire est devenu moins
ardent, ou du moins il se déguise avec plus
de dextérité. Aussi bien on a vu le clergé de
France se.multiplier pour former des écoles
au peuple ; et les accusations d'ignorance se
raient aujourd'hui tout simplement idiotes.
Et puis beaucoup de rôles sont changés.
Tel qui s'écriait avec colère que le peuple
n'était pas assez instruit, s'en va disant avec
des larmes qu'il est trop instruit. Hélas ! ce
qu'il faudrait dire peut-être, c'est qu'il est
mai instruit. Hais ce serait s'accuser soi
-

70 LETTRES
même ; on trouve plus aise de se contredire.
Laissons les souvenirs de dispute, mon
ami ; revenons aux méthodes. Les méthodes
sont bonnes quand elles vont à leur effet na
turel, avec simplicité, avec rapidité, avec uti
lité. Il ne suffit pas qu'elles soient ingénieu
ses, il faut qu'elles soient d'une pratique
facile et efficace.
Le peuple a peu de temps à donner à l'ins
truction, et je trouve naturel qu'on lui épar
gne ses moments, qui sont précieux. Mais la
précipitation a du péril, en ce que le peuple
reviendra peu par la méditation sur les cho
ses qu'il aura apprises, et que si elles ont été
déposées en toute hâte dans son esprit, elles
seront par cela même plus exposées à s'y
effacer.
Je pense qu'il y a des méthodes qui sont à
proprement parler populaires, c'est-à-dire ,
conformes â la nature un peu routinière du
peuple. Ce sont les méthodes communes ou
simultanées. Ces méthodes ont une singulière
puissance d'entraînement. Elles mettent tout
à l'unisson, elles contraignent en quelque
sorte les intelligences tardives à marcher
lité. il11 nefautsum
ses, ^ ^ soient d'une pnuijt
qu'elles ««tacuon du peuple par cela
Entait du peuple, à qui le contact des
facile eteflicace.
Le peuple a peu de tempsàdonner aIns mWliffiites cultivées a manqué dans ses
truction, et je trouve naturelqu'onluiif premi»rs ans, a vécu de cet isolement une
pie ses moments, qui sont preciem. io» ""dessequi le rend rebelle a l'enseignement
précipitation a du péril, en ce que h/*»/* P'né. Il taut un grand effort d'esprit, une
reviendra peu par la méditation surlesdt- Sentie Suesse d'observation et une extrême
ses qu'il aura apprises, et que si elles M"* Goutte d'enseignement, pour faire pénétrer
déposées en toute hâtedans son esprit, dit uns ceiu; tète endurcie desidées pratiques,
seront par cela même plus exposées il) 'in'v »paS jusqu'à son corps raide cltout
J™e pièce qui ne tasse obstacle a un tel
Je pense qu'il y a des méthodes qui**' "»Vïi\. Sais que cet entant soit jeté dans
effacer.
proprement parler populaires, c'etf-W* "* masse d'enfants incultes comme lui, il
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—• it méthodes communal' l**> bàtive et nlus »-»
■ —a» i Bit»-
72 LETTRES
est une autre sorte d'écriture ou d'imi
tation; à l'arithmétique, à toutes les étu
des de raisonnement où la mémoire en
tre pour beaucoup , comme une sorte de
routine. Par les méthodes communes les
forts redressent les faibles , les habiles cor
rigent les ignorants, et toute la masse est
emportée par l'intelligence , qui est tou
jours le propre du petit nombre.
J'ai vu l'admirable école de chant de Cho
ron gouvernée par ce principe. C'était une
école populaire dans toute l'extension du
mot. Long temps le célèbre maître avait par
couru l'Allemagne et le midi de la France
pour aller recueillir des disciples qui, par de
naturelles dispositions, semblassent annon
cer de grands succès à venir. A la fin il soup
çonna qu'il pouvait mieux faire sans aller si
loin. Il finit par ramasser, comme au hasard,
ses enfants dans les rues de Paris. Au bout de
quinze jours il jetait ces pauvres petits en
fants au milieu de ses masses de chœurs, et
ils donnaient leurs voix très-nettement ,
chantant les fugues harmoniques de Hœndel,
ou les mélodies savantes de Marcello, ni plus
SL'B L'ÉDUCATION. 73
ni moins que s'ils avaient été dressés longue
ment au solfège, et beaucoup plus librement
sans nul doute. L'intelligence générale de
l'école les emportait et leur tenait lieu d'é
tude. C'était comme un instinct ; le génie ve
nait ensuite.
le ne choisis pas cet exemple sans dessein.
C'est quelque chose, croyez-le, que de faire
chanter le peuple. Ah ! mon ami, si le peuple
cbantair et s'il chantait comme Choron le
feisait chanter, gravement et saintement, ce
serait une grande partie de l'éducation et de
l'instruction tout à la fois.
Léchant qui convient au peuple est le chant
simultané. Dès que son chant est isolé, il est
barbare. Mais la grande voix du peuple, cette
voix d'ensemble est sublime ; elle fait trem
bler la terre et elle perce le ciel. Ecoutez-là
dans le temple ! Pour peu qu'il y ait d'unité
dans le chant, l'harmonie se fait d'elle-même.
Elle éclate en torrent, elle inonde l'àme ; elle
vous arrache des pleurs, et plus vous avez le
sentiment de l'art musical, plus cette simpli
cité naturelle vous saisit et vous transporte.
Toute l'instruction du peuple a besoin
74 LETTRES
d'avoir co caractère. Tout doit se faire pour
lui par des méthodes d'ensemble. Autrement
qui est-ce qui prendra à part ces esprits durs
et rebelles? qui est-ce qui les dressera? qui
est-ce qui les vaincra ? Le temps manque à
une telle œuvre, et non-seulement le temps,
mais la puissance même.
L'erreur des maîtres du peuple a été d'i
maginer qu'il suffisait de dresser les corps,
de faire de l'instruction un mécanisme.
L'exercice de l'esprit n'est pas soumis à des
mouvements réguliers comme un exercice
de gymnastique. Si le peuple veut aller se
former aux habiletés du manége et aux sou
plesses de la lutte ou de la course, il faudra
sans doute qu'il se plie aux lois qui sont pro
pres à cette discipline du corps, et je sais que
cette sorte d'éducation extérieure ne lui sera
pas sans utilité. Mais s'il passe ensuite de la
gymnastique à l'étude, qui est l'exercice de
l'âme, je suppose qu'il n'aura nul besoin de
conserver cette exactitude régulière de mou
vements. Il ne s'agit pas de lire ou d'écrire
en quatre temps. Cela est l isible ! L'homme
ne pense pas sur 1a 2' ou ia 3e position. Les
mais k puissance mime.du PeuPlf j tib -—* k peuplCj on ne \e formaittoupie.
pas.
L'erreur des maîtres «mi, somenons-nous que Vinstruction
magioerqu'il suffisait de dresser Useaf i»4iHseirimtlligence.Nous nevoulons pas
de taire de l'instruction un tmw* tuegimcnltr lepeup\6) nous voulonsl'éclai-
L'exercice de l'esprit n'est pas soumit *■ La ^mnastique est bonne aux usages
mouvements: réguliers comme un ew»" l»corps, mais die n'est pas applicable aux
de gymnastitpte. Si le peuple reul *' twmeesdel'esprit. C'est mépriserle peuple
former aux liabilelcs du manège et m* 1* le le noire propre seulement à une
flesses de la lutte ou de la course, ilhib Mruclion de pur mécanisme. Parlons ii sa
sans iJoule qu'ilse plie aux lois ijuisonlf ™*>n, à sa pensée. C'est là que nous pro-
pies à celte discipline du corps, etjei»? Wnrosunebelleharmonie, et aulieu de le
cette sorte d'éducation citérieurcoel** lfessei simplement à la régularitédesl\abi-
pas sans utilité. Mais s'il passe ensuiteA< Wesdu corps, nous l'aurons tonné àl'en-
gymnastique à l'élude, qui est fturà*t ^mUe des vertus de Vàmc ; et cette grande
instruction achevée devienrti-» *> 1
«" nuilu'aura nul te**| en»»—-
76 LETTRES
choix des méthodes, ce serait manquer de
sagesse. Telle méthode imparfaite est com
plétée par l'habileté du maître. Demandons
seulement que chaque méthode soit animée
par une pensée morale de perfection.
Il est ridicule de faire des méthodes d'en
seignement populaire un objet de discussion.
Si nous sommes les amis du peuple, cher
chons ce qui peut lui épargner des peines et
lui rendre l'instruction facile, mais aussi
cherchons à connaître quels sont les maîtres
qui répondent le mieux à ses besoins, et
quand nous les aurons connus, n'ayons pas
d'inquiétude de leurs méthodes : si elles sont
vieilles, leur zèle les rajeunira ; si elles sont
nouvelles, il les perfectionnera ; si elles sont
fausses, il les redressera. La meilleure mé
thode est celle qui est employée par des maî
tres intelligents et vertueux, la plus mauvaise
est celle qui est au service des corrupteurs.
Il Cil iiuii...,
seipiemenl populaire un objel Jeifcm»*1
Si nous sommes te amis du petfle, *
c/hxis ce qui peut lui épargna des /m»' k ^m ignorantia.
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instruire !e -i, fa,|t de bons
. où trouver
Peuple sera-t
T8 LETTRES
cultes de nos théories. C'est très-bien de dire
en nos livres qu'il faut éclairer le peuple , et
plutôt encore qu'il faut le former aux vertus.
Mais avons-nous sous la main les instituteurs
qui seront propres pour cette œuvre sainte?
Et ces instituteurs, qui les soutiendra, qui les
encouragera, qui les payera de leurs sacrifi
ces? Je dis qui les payera, nou point avec de
l'or, non pas même avec de la gloire, mais
avec de l'estime, avec de la gratitude et de
l'amour. Que faisons-nous donc ? Voici que ,
pour élever le peuple, nous allons avoir be
soin de maîtres pleins d'abnégation et de
courage, de maîtres modestes et résignés à
l'oubli des honneurs, et cependant des maîtres
instruits et intelligents, édifiants et habiles,
mais dont les exemples soient humbles et
cachés, dont l'aptitude soit ignorée, dont les
services soient méconnus, et au besoin insul
tés. Est-ce donc qu'il se trouvera sur terre
des âmes capables d'un tel héroïsme? Oui,
c'est ici qu'apparaissent les difficultés de nos
théories, et peu s'en faut que je n'aie la
hardiesse de dire que Dieu seul pourra les
résoudre.
SLR l'édication. 79
Et Dieu seul en effet pourra servir d'inspi
ration à cette œuvre de dévouement et de
sacrifice. C'est lui qui nous fera trouver les
maîtres du peuple, c'est lui qui les fortifiera,
c'est loi qui leur donnera tout ce qu'il leur
faut de bonté et de courage; c'est lui aussi
qu\ aura pouT eux des récompenses comme
fl en faut à de tels travaux. Si Dieu n'était là,
mon ami, pour nous aider en nos recherches,
elles seraient vaines. Nous pouvons, avec de
la gloire, avec de l'or, avec les simples goûts
de l'esprit, former des maîtres pour l'ensei
gnement des études qui servent d'ornement
aux classes fortunées; nous sommes hors
d'état de former des instituteurs pour l'en
seignement des vertus qui servent de conso
lation aux classes souffrantes. Nous pourrions
former peut-être des mercenaires de dernier
ordre pour apprendre à lire au peuple; mais
tes mercenaires que nous donnerions au
peuple, toucheraient-ils volontiers sa misère?
s'entoureraient-ils avec délice de sa pauvreté
rude, sauvage, hébétée? Ah ! la cupidité se
plie à tout, je le sais ; mais elle ne se plie pas
à l'abnégation et à l'amour.
80 LETTRES
Revenons donc à Dieu ; c'est lui qui fait
les maîtres du peuple.
Mon ami, nous avons sous les yeux des
instituteurs ainsi formés par le peuple , des
instituteurs humbles et cachés, admirables
missionnaires de la science populaire , aux
pieds desquels nous devrions jeter notre
plume, pauvres sermoneurs que nous som
mes : car nous disons ce qui est utile, et ils
le font, et ils le font par l'impulsion de leur
âme et par l'instinct de leur vocation. Si donc
le peuple a de tels maîtres, qu'a-t-il besoin
de nos livres ?
Hélas ! le peuple ignore quelquefois la ri
chesse que Dieu lui fait, et nos livres doivent
lui apprendre à en jouir.
Le peuple ne sait pas ce qu'il y a de bien
faits et de tendres sympathies sous une robe
de frère ignorantin, il faut le lui dire : Voilà
notre office.
Le frère ignorantin ! ce nom me touche
l'âme ; c'est un nom d'humilité, qui révèleje
ne sais quoi de grand et de courageux dans
celui qui l'accepte. Car ici tout est sérieux.
Le bon frère du peuple ne se déclare pas
SI H I.' ÉDUCATION.
ignorant in pour affecter de la modestie cl
pour déguiser mieux le pédantisme. Il fait
profession bien réelle d'ignorance, tout en se
livrant avec ardeur à l'étude des choses qui
conviennent à sa mission. Ah ! savants d'aca
démie, venez à moi ! N'est-il pas vrai que la
science dont vous êtes fiers est aussi le plus
souvent une ignorance? Plus vous savez,
plus vous voyez ce qui vous reste à savoir.
La science est comme un abirae où l'homme
se perd. Cependant vous ne vous sentez pas
le courage de vous humilier dans l'étude que
vous faites du monde, de la nature, de l'hu
manité. Vous sentez l'ignorance où vous êtes
de mille secrets que vous poursuivez à ou
trance, et la vie vous échappe avant que vous
ayez pu les saisir. Hais parce que vous savez
votre ignorance, cela même fait votre science;
et on vous appelle savants parce que vous
vous épuisez d'efforts-à le devenir.
Ah ! la profession de l'ignorance est quel
que chose de hautement philosophique, et
c'est à la science principalement qu'elle se
rait convenable, paicequ^, la science connaît
mieuv l'immensité de ce qu'elle ignore.
8* LETTRES
Ce nom de frère ignorantin, qui fait sou
vent rire, mérite donc d'être entendu dans
ce qu'il a de signification noble et tou
chante.
Le frère ignorantin n'est pas le frère igno
rant ; c'est le frère qui sait assez pour sa
voir que la science humaine lui est un mys
tère. Admirable frère ! que de savants de
vraient l'imiter ! et qu'alors même ils com
menceraient à devenir plus savants !
D'ailleurs le frère ignorantin a une mission
précise qui l'oblige à monter à un certain de
gré de science, au delà duquel il cesserait
d'être le maître du peuple.
Le frère ignorantin a en lui toute la
science qu'il faut au peuple, avec l'humi
lité pour la lui rendre profitable dans l'appli
cation.
La science du peuple est si peu de
chose , que si l'orgueil l'accompagnait , ce
ne serait plus de la science , mais de l'idio
tisme.
C'est pourquoi le frère ignorantin est le
maître le plus vrai et le plus naturel du peu
ple, précisément à cause de cet enseignement
sur l'éducation. 83
de l'humilité, la plus belle parure de la science
comme de la vertu.
Et puis le frère ignorantin n'est pas seule
ment le maître, il est le frère du peuple. Il a
la simplicité du peuple, la bonté du peuple,
les besoins du peuple, si ce n'est que la re
traite a fortifié sa raison et nourri son intelli
gence, et que ses habitudes de piété lui ont
donné une dignité qui perce au travers de sa
robe notre et grossière.
Mais cette robe est de trop ! disent quel
ques-uns. C'est ne rien savoir de l'humanité.
Cette robe est la gardienne des vertus du
bon frère. Par elle, il est doux , clément et
modeste. S'il passe au travers des foules ,
dans nos cités bruyantes, sa robe le protège
contre le scandale. Si elle lui attire quelques
rires des philosophes de la rue, elle lui est
une raison de plus d'humilité. S'il n'avait pas
sa robe, il ne serait plus le frère ignorantin;
il ne serait plus le frère du peuple ; il ne se
rait plus le frère de la charité et de la sim
plicité, il serait tout au plus un marchand
d'éducation populaire, et je vous demande si
la robe de moins lui donnerait la bonté de plus.
84 LETTH»
La robe du frère 1 mais c'est tout le frère.
Allez donc voir, phiosophe, les cinq cents
petits enfants qui se pressent à l'école autour
de cette robe qui vous fait peur. On dirait
une immense famille où règne l'amour. Le
frère est l'ami des enfants parce qu'il a une
robe; ôtez la robe, les pauvres enfants ne
diront plus : Mon frère ! à celui qui les ins
truit. Ils n'auront plus qu'un maître ; toute
l'autorité de l'école sera la peur.
Il y a dans le frère une image d'autorité
bienveillante qui participe du sacerdoce; mais
le frère sait pourtant à quelle distance il
reste de ce grand ministère. Tout le ramène
à la modestie, et tout l'élève à la dignité.
C'est un admirable assemblage d'humilité et
de grandeur. Le frère a sur le front et sur la
robe un reflet de la pensée chrétienne qui
inspira l'institution populaire dont il est
membre. Il est grand et il est petit ; grand
pour les autres, petit pour lui-même ; c'est
un abrégé du prêtre , mais il n'est pas prê
tre. C'est un apôtre, mais il est l'apôtre des
petits enfants. Il enseigne, mais en a'ubais-
sant. Sa science est cachée. 11 ne montre que
SUR L'ÉDUCATION. 85
ce qu'il a de plus humble. Il se pourrait faire
qu'il eût du génie ; alors il faut qu'il l'ignore
lui-même. Il n'y a qu'un génie qui lui soit
permis, c'est celui du dévouement et du si
lence. Il ue doit au monde que de saints
exemples, et le plus saint de tous, l'abnéga
tion et la modestie. Voilà le frère ignorantinl
le maître du peuple !
Aussi j'ai depuis longtemps dans le cœur
une parole admirable , que j'ai entendue de
la bouche d'un prêtre catholique, et qui
semble être une parole de saint.
« Si je n'étais prêtre, je voudrais être frère
ignorantin ! » Cette parole retentit encore a
mon oreille. Elle me fut dite, il y a vingt ans,
par un homme qui ne me la dirait plus,
hélas ! cet homme, c'est l'abbé de La Mennais.
Cétait la première fois que je le voyais et que
je l'entendais; il venait alors de publier son
premier volume de YIndifférence. J'étais bien
jeune alors, et mon admiration bien tendre
et bien naïve. Le grand écrivain m'avait saisi
par son génie; l'humble prêtre me saisissait
par cette effusion de charité. Quel chemin
avons-nous fait, mon Dieu !
86 LETTRES
Oui, mon ami, comme Dieu fait le prêtre
il fait le frère ignorantin. A chacun il donne
cette vocation de la charité et du sacrifice,
• qui fait de tous deux les hommes du peuple,
si ce n'est que l'un est le docteur véritable
quienseignela parole de l'intelligence, et que
l'autre est le pauvre maître qui la fait cpeler
aux petits enfants. Mais le frère ignorantin
est l'auxiliaire du prêtre. Il dispose le peuple
à comprendre les enseignements que le prê
tre lui donnera, et d'avance il est la voix du
prêtre ; il est son envoyé, et je dirai presque
son précurseur.
Ah ! vous tous qui aimez le peuple, aimez
donc le frère igorantin, son premier maître et
son premier ami. Protégez le frère du peuple;
sauvez-le du mépris des hommes ; fortifiez-le
dans sa carrière d'abnégation etd'humilité. Ce
n'est pas lui qui a le plus besoin de notre jus
tice, c'est nous-mêmes. Et pour lui, vous le
voyez, il traverse en silence les tempsmauvais,
il ne prend garde ni aux révolutions d'empire,
ni aux méchancetés humaines. Si on le persé
cute, au nom du peuple, il redouble d'amour
pour le peuple. Ceux qui le maudissent, il les
SUR L'ÉDUCATION. 87
instruit. Si on parle de son ignorance, il ré
pond par un enseignement supérieur à tout
l'art des savants. Si on l'accuse d'être routi
nier, il répond par des méthodes ingénieu
ses. Et puis il montre ses disciples. Le voilà
qui marche, suivi d'une armée de peuple.
Partout où il parait, la multitude accourt.
C'est l'image la plus vraie de la popularité.
Autour de sa robe noire, l'homme se fait éco
lier; /'ouvrier se délasse des travaux du jour.
On lui dispute les petits enfants ! il ouvre des
écoles aux adultes ; et dans ces écoles vous le
voyez enseigner et commander avec cette sé
rénité de la confiance qui est plus que du gé
nie, qui est de la foi. Et en effet, tout lui
obéit. Le premier jour il se trouve des esprits
forts qui vont rire, quand le bon frère com
mence sa leçon par la prière ou par un canti
que ; le second jour les esprits forts seront à
genoux, et ils seront tout étonnés d'avoir re
trouvé Dieu dans leurâme. Oh ! aimez le frère
ignorantin ! vous tous qui sentez le besoin de
voir le peuple renaître au christianisme, à
ses lumières et à ses vertus. Aimez le frère
ignorantin ! il est le premier gardien du peu
8X I.KTTHKS
pie; il est son premier guide. Et c'est lui,
croyez-le, qui lui jette dans le cœur ce pre
mier germe de bonté et de vertu qui lui sera
une force dans la vie et le protégera et l'affer
mira contre les douleurs.
SLR L'ÉDUCATION. 89

VU.

h sfgr 4e charité, institutrice dn penple.

De l'école du frère ignorantin mon regard


se porte sur l'école de la Sœur de Charité.
Mon ami, quelle suite d'exemples et de le
çons ! quelles images de sainteté et de vertus !
quel enseignement pour le peuple !
J'ai déjà parlé ailleurs de la mission de la
femme dans l'éducation. Mais ici tout un su
jet nouveau viendrait s'offrir ; car il s'agit de
90 LETTRES
l'éducation du peuple et aussi de la femme
du peuple. Sujet immense que je dois toucher
seulement en quelques mots.
Si la femme du peuple est formée aux
vertus de la famille, croyez au bonheur du
peuple.
C'est dans la famille que la femme trouve
la liberté et l'autorité de son saint office. Par
son exemple de chasteté, de piété, de charité,
elle domine la famille tout entière, et même
le maître de la famille, eût-il des passions
fougueuses et indomptées. Que la femme
donc soit élevée saintement, et vous aurez
par elle une action merveilleuse sur le peuple.
La femme est l'instrument le plus admirable
des grandes réformes de la société. C'est
pourquoi sans doute le christianisme s'en
toura dès le berceau du secours des femmes.
Vous voyez des saintes femmes mêlées au
drame touchant de la croix ; et puis vous les
retrouvez dansjle travail assidu de l'aposto
lat.
C'est là un touchant souvenir, il nous doit
être un objet d'attention. L'Evangile ne fai
sait pas sortir la femme de son ministère mo
SLR L'ÉDUCATION. 91
deste apparemment; mais il montrait ce
qu'elle a de grand et de puissant par le seul
exemple des vertus, cette prédication vivante,
cette parole éloquente qui pénètre les âmes
et rompt tous les obstacles.
Et puis c'est une leçon d'humilité pour
ïliomme, que cette intervention de la fai
blesse dans les grands travaux des révolu
tions morales qui traversent la vie des socié
tés. Tout semble faire de la femme l'être de
l'obéissance ; et il se trouve que Dieu quel
quefois en fait l'instrument de la domination ;
la où la force de l'homme serait brisée, la
faiblesse de la femme est invincible. L'homme
va à l'empire par la pensée, la femme y va
par l'amour ; c'est l'amour qui est la princi
pale force de l'Evangile.
Ainsi donc, mon ami, si nous cherchons à
faire des réformes dans le peuple, allons à la
femme ; c'est la femme qui sera l'instrument
du bien. Or le plus admirable instrument de
l'éducation du peuple, c'est une femme, c'est
la saur de charité, modèle vivant des vertus
qu'il faut à la terre, de la piété, surtout, de
la bonté et de la pudeur.
91 LETTRES
La sœur de charité recueille à son école
ces innombrables petites filles du peuple, à
qui manquerait sans elle toute éducation.
C'est elle qui leur fait l'aumône de l'ensei
gnement, cette aumône, la plus touchante de
toutes, celle qui descend au fond de l'âme et
lalnourrit par des exemples et des leçons; et
que deviendraient, sans la sœur de charité,|ces
pauvres créatures délaissées, surtout dans les
grandes cités, où la corruption se hâte, où le
vice est prompt à saisir sa proie?
La sœur de charité est la première gar
dienne de l'innocence du peuple. Par ces pe
tites filles qu'elle]instruit, la sœur de charité
a de l'autorité jusque sur les parents mêmes.
Sa parole va retentir au foyer de chaque fa
mille ; elle y va réveiller de bonnes et saintes
pensées ; elle y va surprendre quelquefois de
mauvais penchants et déconcerter de mauvais
exemples. La sœur de charité est un ange
qui, absent, se rend visible encore. Que de
fois le père a laissé tomber sa passion toute dé
sarmée aux pieds de l'enfant innocent qui lui
revient de l'école avec une grêce de plus ! Que
de fois aussi la mère s'est sentie tressaillir de
SU* l'ÉDUCATION. 93
remords dans ses habitudes vicieuses, à l'as
pect de sa petite fille arrivant toute joyeuse
avec une sainte image que sa conduite lui a
méritée ! Et puis ce sont de bonnes paroles
qu'on répète, des projets formés, des désirs
pieux, une pensée de première communion;
et tout cela avec une effusion de l'innocence,
avec Vélan d'un apostolat naïf qui fait des
conquêtes sans y songer. Les enfants ! ah ! ils
ont sur le cœur des parents une puissance
(ouïe sainte et toute mystérieuse. C'est par
une petite fille que se refait souvent la paix
du foyer. Ses pleurs ont de l'autorité, et sa
vertu en a plus encore. La sœur de charité
règne donc par ses jeunes disciples dans les
familles du peuple. Et ainsi elle asa part tou
chante dans le grand office d'enseignement
qui a pour objet de réformer les mœurs et de
guérir les plaies de la société.
Ah ! voici une admirable distribution de
soins et de travaux, que la Religion a faite à
k soeur de chai; j.
D un côté voyez la sainte femme au chevet
des malades et des mourants. Voyez comme
li, avec sa douce parole, elle charme les dou
94 LETTRES
leurs humaines; elle ne saurait les guérir
toujours, mais toujours elle les console. La
sœur de charité a une étonnante mission
parmi les hommes. Elle ouvre son sein à tout
ce qui souffre. Elle ne sait d'où vient la souf
france, si c'est du vice, si c'est de la vertu ;
mais elle voit des larmes, et elle les recueille.
Peu s'en faut que le crime lui-même ne pro
voque davantage sa pitié. Elle soupçonne que
le plus malheureux est celui qui a le plus be
soin de clémence. Elle embrasse tout ce qui
se rencontre de misères, les haillons, la nu
dité, l'abjection même ; nulle image hideuse
ne l'effraye. Elle aime le spectacle des infir
mités, elle se mêle aux tristesses de la vie
humaine avec délice.
Etonnante mission que celle d'une femme
qui remplit ses jours à consoler les douleurs
des autres ! car pour elle, elle s'oublie. Ses
propres douleurs l'effleurent. On dirait un
ange envoyé aux hommes pour leur faire ai
mer la souffrance.
Mais ce n'est pas tout l'office de la sœur de
charité. D'un autre côté, vous la voyez appli
quée à une œuvre de bienveillance et d'à
SUR L'ÉDUCATION. 95
mour, qui va à des misères d'une autre sorte.
L'enseignement du peuple est aussi une mis
sion de consolation. La sœur de charité a des
soins à verser sur les maux de l'àme comme
sur les maux du corps. Elle recueille les pau
vres petites intelligences abandonnées, com
me ette réchauffe les pauvres petits enfants
délaissés. Elle embrasse ces jeunes âmes
souffrantes et malheureuses, et elle leur
verse Je baume de la piété chrétienne. Ainsi
elle étend et agrandit merveilleusement ce
saint office de consolation, pour lequel Dieu
l'a faite et sacrée en quelque sorte. Femme ad
mirable ! de qui j'oserais dire qu'elle est bé
nie entre Us femmes, si cette parole n'était
réservée pour la seule femme à qui il ait été
donné non-seulement de soulager, mais de
guérir toutes les douleurs.

i
96 IITTRF.S

VIII.

Le maître d'école.

Voici un contraste. Je ne le cherche pas ;


il arrive de lui-même.
Il faut bien, mon ami, que je parle du maî
tre d'école, de ce maitrc du peuple qui a une
physionomie propre, et qui a son hop tance
dans l'éducation.
Le maître d'école, dans les vieilles mœurs
de notre pays de France, était /auxiliaire du
sur l'éducation. 97
curé ; l'école était attenante au presbytère.
Cest pourquoi le maître d'école, primitive
ment institué par l'Eglise, avait toutes les al
lures ecclésiastiques. Il était chantre au lu
trin; il était maître de chapelle; il était sa
cristain; il cumulait beaucoup d'emplois. l1
réglait les cérémonies à l'autel ; il dirigeait
tout le monde, et quelquefois il reprenait M.
le curé. Par suite, le maître d'école était un
peu pédant, il parlait avec prétention ; sa dé
marche avait quelque chose de lier, il avait
l'habitude du commandement, et il comman
dait toujours, et on trouvait cela tout naturel.
Le maître d'école était une graille autorité.
Il décidait toutes les questions savantes du
lieu; il touchait quelquefois à des controver
ses élevées : cela n'avait pas de péril. Les
choses après tout restaient à leur place ; la
parole du proue venait à son tour redresser
les idées inexactes et suppléer aux idées in
complètes. Le maître d'école savait fort bien
» i» droit d'enseigner et de décider.
Seulement il soupçonnait qu'une part de ce
droit lui revcnaii, parce qu'il avait entrée à
la sacristie, qu'il avait les petites confidences
1
98 LETTRES
du presbytère, et que le curé lui laissait le
premier soin du catéchisme. Tout cela se
passait avec simplicité et avec candeur, et la
morgue du maître d'école n'était qu'une
naïveté quelquefois sérieuse, et toujours sans
conséquence.
Tel était le maître d'école en ses beaux
jours. Le maître d'école est bien changé !
D'abord l'école ne touche plus à l'église,
et par suite le maître d'école n'est plus au
lutrin.
Le maître d'école ne connaît pasM. le curé.
M le curé est un fonctionnaire, et lui aussi
est un fonctionnaire, et, de plus, il est mem
bre de l'Université, et il a un diplôme ; voyez
donc
Le ! maître d'école, tel que quelques-uns
l'ont voulu faire, n'a ni plus ni moins de pé-
dantisme qu'autrefois ; mais son pédantisme
a changé de nature : il était naïf, il est deve
nu hautain. Sa gravité est de l'insolence , sa
prétention est de l'insulte. Il était fier, il est
méprisant. Il décide avec moquerie ; il re
prend avec un rire de pitié. Il rit surtout du
prône, quand il va au prône. Il parle de M.
SUR L'ÉDUCATION. <J'J
le curé avec ironie. M. le curé est un esprit
étroit ; M. le curé ne sait rien du temps pré
sent; M. le curé est en arrière du siècle. Le
maître d'école, lui, est philosophe, c'est un
esprit fort. Il lit Rousseau, et il va au caba
ret.
Cest la le maître d'école, accommodé aux
opinions de quelques-uns. Quelquefois on a
voulu tempérer cette nature un peu âpre du
maître d'école. On soupçonnait qu'il n'avait
pas beaucoup de leçons utiles à donner au
peuple.
Après tout, il faut une religion ou peuple !
c'est ce qu'on a bien voulu reconnaître. Le
maître d'école ne doit donc pas être tout à
fait philosophe. En conséquence, on a dit au
maître d'école d'avoir un peu de religion, si
non pour lui, du moins pour le peuple. Le
maître d'école n'a pas mieux demandé. Il a
pris autant de religion qu'on a voulu. Il a sa
lué M. le curé : c'est une condition de son di
plôme. Il a fait lire l'Evangile aux petits en
fants : l'Evangile n'avait pas de danger! Mais
l'école est restée dans son isolement du pres
bytère, et même pour établir davantage la sé
100 LETTRES
paration, on l'a mise à la mairie. Seulement
on a dit à M. le curé que s'il lui plaisait d'al
ler à l'école, il y serait reçu avec déférence,
les élèves debout et en silence ; et même qu'il
aurait le privilège de demander un congé
pour eux.
Admirable retour au christianisme! Mais
le maître d'école, dans l'une ou l'autre de
ces modifications, ne reste pas un moins fu
neste instrument de l'éducation du peuple.
On a fait du maître d'école une autorité sé
rieuse, distincte de toute autorité morale, et
seulement soumise à une autorité politique.
Qu'a-t-on fait, mon Dieu? on a ôté au peuple
un gardien de plus de ses bonnes mœurs : car
le maître d'école, appuyé au curé, pouvait
bien être quelque peu plaisant par sa gravité,
mais il était d'abord édifiant par ses habitu
des de presbytère. Tout faisait une obliga
tion au maître d'école chrétien de conformer
ses actions à son enseignement comme à ce
lui du curé. Sa vie se passait à découvert,
parmi les familles du village, comme une vie
tout ecclésiastique. Il n'était pas maître seu
lement à l'école, et seulement là obligé à
SIR L'ÉDUCATION. 401
des exemples d'honnêteté et de vertu, il
était maitre encore hors de l'école, et si ses
manières eu devenaient quelque peu pé
dantes, ses exemples n'en étaient que plus
honorés. ■
Le maître d'école, fonctionnaire public,
au contraire, qu'il soit philosophe, ou qu'il
ne le soit pas, ou qu'il ne le soit guère, n'a
que des exemples et des vertus de conven
tion. L'école est un lieu qu'il respectera
peut-être; car il y a là de petits enfants qui
oui été remis à sa probité ; mais, hors de
l'école, sa vie reprend sa liberté, et je vous
demande, mon ami, quel usage il en pourra
faire, lui qui a beaucoup de loisirs et peu de
moyens d'intelligence pour les remplir. Ah !
vous le savez, le maitre d'école, cette auto
rité ainsi faite en dehors de toutes les autres,
ne servira qu'à les briser toutes. Voilà le
maitre d'école qui se fait orateur; il dogma
tise la foule; il enseigne l'indépendance,
chose facile ! Ce n'est pas un maître d'école,
c'est un maitre de club.
Hélas ! hélas ! on dit souvent qu'il y a assez
de révolutions comme cela, et on perpétue à
l02 LETTRES
plaisir les moyens de révolutions. Savez-vous
le secret d'empêcher les révolutions ? c'est
de donner au peuple des maîtres qui le ren
dent bon et lui fassent supporter sa condi
tion de peuple ; c'est là un grand art : c'est
celui des maîtres formés à l'esprit de la re
ligion.
Mon ami, je trouve que tout se corrompt
par l'orgueil. Le maître d'école est devenu un
membre de l'Etat, et il sert contre l'Etat. Cela
doit être. On a rendu le maître d'école indé
pendant ; lui a-t-on donné ce qu'il fallait de
vertu pour faire un saint usage de l'indépen
dance ?
Le maître d'école servait l'Etat lorsque sa
condition était humble et populaire. Il n'y
avait pas jusqu'au mode de rétribution de ses
travaux, qui lui devenait une condition nou
velle de bons exemples. Le villageois et
l'homme des champs lui donnaient une part
du produit de leurs sueurs, comme il donnait
ses soins à leurs petits enfants ; ce n'était
qu'un échange en quelque sorte, et ainsi tout
devenait un témoignage mutuel d'affection
et d'estime. Alors le maître d'école était
SUR L'ÉDUCATION. 403
l'homme des familles. Ce n'était pas un grand
personnage , un homme d'Etat qui correspond
avec un ministre, à Paris! c'était un homme
modeste, le serviteur des autres, comme il
arrive de tous ceux qui enseignent dans l'ad
mirable économie du christianisme. Ses ridi
cules tenaient à ses habitudes. On pouvait
les lui pardonner, car ils ne gâtaient pas ses
vertus.
Oh ! qui nous rendra le maître d'école,
le maître d'école villageois, l'auxiliaire du
curé, le confident de la sacristie, l'ami véri
table des petits enfants, le chantre du lutrin,
le docteur des familles vertueuses, tradition
vivante des bons exemples et des bons sou
venirs (4) ? Ce type est perdu parmi nous. On
(l},Un bon prêtre, l'abbé Jean de Lamennais, a fait d'admi
rables efforts pour réaliser ce vœu. Il l'a même dépassé ; car
il a fait du maître d'école un religieux, un autre frère, di
gne d'être comparé aux frères de la doctrine chrétienne.
H reste un autre rau à faire, c'est que les communes et les
paroisses sentent le prix de ce bienfait. Que de convenions
à faire avant d'arriver à instituer un maître d'école !
Et voici que d'autres bons prêtres, du Mans, font aussi
nn effort pour multiplier les maîtres du peuple. Ces bons
prêtres ne se nomment pas ; ils ne veulent laisser connaître
laelehien qu'ils font. 0 saints prêtres ! soyez bénis!
40* UETTRES
dirait que nous avons juré de bannir tout ce
qui ressemble à des images de simplicité.
Nous y avons gagné peu de lumières, mon
ami, et nous y avons perdu beaucoup de bon
heur.
Sl'H L'ÉDUCATION. 105

IX.

De (administration officielle de l'éducation.

De quoi noua plaignons-nous ? N'avons-


nous pas l'administration publiquo de l'Etat
pour régir l'éducation}
C'est là toute notre espérance, mon ami !
Hélas! je voudrais, causant avec vous et
épanchant librement mes pensées, loin, très-
loin des préoccupations vulgaires de la poli
tique, n'etrê pas rejeté malgré moi dans les
106 LETTRES
choses qui agacent les passions et excitent
la colère. Que ferai-je? Il faut bien dire
pourtant l'erreur des hommes, si nous vou
lons les corriger.
L'administration officielle de l'éducation,
c'est précisément ce qui me fait peur.
Je comprends l'intervention de l'Etat en ce
qui regarde l'enseignement technique , et
encore un certain enseignement qui se rap
porte à des carrières qui rentrent sous la dis
cipline de l'autorité publique. Oui, j'entends
cela, quoiqu'il soit fort aisé d'en faire un
abus !
Mais l'éducation ! mon ami, l'éducation du
peuple ! y pense-t-on ? est-ce qu'on admi
nistre l'éducation? L'éducation, une chose
toute morale, l'art de former l'homme dans
ce qu'il a de plus insaisissable, l'institution
(c'est toujours le mot emprunté par Mon
taigne à la langue de Cicéron), l'institution
de l'âme, du caractère, de la croyance, des
habitudes, des moeurs, de la vie intime et in
telligente, est-ce que c'est là un office de
l'administration des Etats ? Il faut que tout le
bon sens se soit retiré d'un peuple pour qu'il
SUR L'ÉDUCATION. 107
consente à voir l'éducation dans une organi
sation officielle des écoles. L'instruction, la
science, les académies, les chaires publiques,
tout cela n'est pas l'éducation. Encore moins
réducation est-elle dans la gestion de ce
qu'on appelle le matériel et le personnel de
Y enseignement. Hélas '. que de temps il nous
faudra pour ramener les idées simples !
Mon ami, voici une étrange chose ! moins
'/ y a à"éducation dans un pays, plus il y a
de //vres, de lois et de règlements sur l'édu
cation.
Cest la Convention qui, la première, s'est
occupée de l'éducation du peuple. Et n'en
doutons pas, son œuvre était sérieuse, et, ce
qui est digne de remarque, c'est que la Con
vention elle-même, jusque dans ses extra
vagantes atrocités, se sentait plier sous l'au
torité de certaines idées morales plus fortes
que toutes les fureurs, plus vivaces que tous
les crimes. La Convention voulait que le
peuple eût une éducation morale. Par mal
heur elle se chargeait de la lui donner.
L'erreur était naïve peut-être ; mais c'est
l'erreur qui s'est transmise à tous les pou
108 LETTBES
voirs politiques qui ont passé sur notre pau
vre terre de France, une foi» que le principe
de l'éducatiou a été méconnu.
Vous comprenez, mon ami, qu'il ne s'agit
point ici de comparaison odieuse. La Con
vention a gardé sa physionomie caractéris
tique à part, entre tous les pouvoirs humains.
Mais, en matière d'éducation, quiconque vou
dra déplacer l'autorité naturelle que Dieu a
créée parmi les hommes, eL proprement attri
buer à la politique un office qui appartient
à la famille, c'est-à-dire remettre à la force
le droit de gouverner l'intelligence, tombera,
croyez-le bien, de près ou de loin, dans la
théorie de la Convention.
Et aussi que voyez-vous dans l'immense
code qui régit l'éducation en France? lin
point de départ pris dans la Convention elle-
même. Les hommes tressaillent au nom do
ce pouvoir, dont l'ombre seul fait peur ; et
cependant tous les pouvoirs qui sont venus
ensuite ont pris quelque chose de ses systè
mes, et surtout ce terrible droit de comman
der à l'éducation, et de la régler par le seul
empire de la lorcc.
SI R L'ÉDUCATION. 409
Cela s'explique par la défiance que tous
les pouvoirs ont eue du christianisme, ccl*e
grande et infaillible règle de l'éducation. Il
semble que c'est sur ce point surtout que le
génie de la politique purement humaine ou
phnosophique s'est appliqué à exercer sa do
mination, comme pour se montrer capable
de suppléer la religion même. On eût dit une
Jutte de rivalité. Eh ! quoi, la politique ne
fera-t-elle pas avec ses raffinements, ses
perfections de commandement, ce que la re
ligion chrétienne a pu faire avec sa seule
puissance de conseil? La politique ne maiti l-
sera-t-elle pas l'esprit du peuple ? ne vaincra-
t-elle pas ses penchants? ne dominera-t-elle
pas ses erreurs? La politique a des ressour
ces infinies ! Elle tient la société enlacée dans
une administration savante dont tous les fils
viennent à un centre. Tous ses mouvements
sont calculés avec précision. Rien n'échappe
à cette action suprême et continue. Quoi ! la
politique ne sera pas maltresse du peuple !
Elle a des lois, elle a des décrets, elle a des
ordonnances, elle a des règlements de toute
sorte, et puis elle a des instruments de do
-ll0 LETTRES
mination, des hommes souples, une autorité
active, une obéissance prompte ; et puis en
core elle a des livres, et des livres imposés
par la force ; des livres qu'il faut lire et ap
prendre par cœur sous peine d'amende ; et
enfin elle a des écoles, et quand il n'y en aura
pas assez, elle en fera davantage. Elle fera
des maîtres ; elle fera l'enseignement; on
n'apprendra au peuple que ce qu'elle ordon
nera ; elle mettra sa griffe sur les doctrines
humaines, et toute doctrine non marquée de
son cachet sera saisie et chassée des écoles.
Quoi ! la politique ne sera pas sûre de domi
ner ainsi l'éducation? que faut-il de plus?
Ce qu'il faut de plus? Hélas ! peu de chose,
le droit de commander à l'intelligence.
Non, je ne puis croire que, même dans ses
égarements les plus furieux, la politique hu
maine ait pu vouloir jamais se proposer d'en
seigner au peuple le vice et la corruption.
Dieu ne permet pas que la méchanceté même
aille à cet excès. Quant aux pouvoirs, ils ne
demanderaient pas mieux que de rendre le
peuple bon, et surtout de le rendre soumis ;
aussi tous ont prêché la morale au peuple.
SUR L'ÉDUCATION. 111
C'était un grand hommage rendu à l'éternel
principe qui fait l'ordre des sociétés.
Mais on ne fait pas accepter la morale au
peuple seulement avec des lois de police; la
morale ! quoi ! la soumission de la volonté à
des devoirs austères ! quoi ! l'abnégation et
Ve sacrifice! quoi ! la bienveillance et l'é
quité ! quoi ! le dévouement et l'oubli de soi !
quoi! la repression des penchants mauvais !
quoi .' le combat contre sa propre nature !
gue peut la politique pour assouplir à ce
point l'intelligence? La politique peut bien
faire des lois d'éducation et de morale, mais
elle n'impose ni l'éducation ni la morale. La
politique vient expirer avec toutes ses forces
accumulées au bord de la conscience hu
maine. Dieu seul y pénètre, et encore il ne
la dompte pas par la force ; il ne la soumet
pas en esclave ; non , en lui commandant il
la laisse libre ; seulement , si elle est rebelle,
il la déchire par le remords. C'est là sa do
mination.
Voilà donc l'erreur de la politique , c'est
de vouloir suppléer Dieu dans l'éducation.
Dieu lui est suspect ; son action lui est
LETTRES
comme une sorte de rivalité dangereuse. Si
Dieu fait l'éducation du peuple par la lumière
et l'enseignement de la religion , l'office de
la politique que pourra-t-il être?
itemarquez , mon ami , que la politique
n'écartera pas Dieu tout à l'ait de l'éducation,
mais elle ne permettra pas que Dieu fasse
l'éducation : ce serait trop périlleux !
Aussi vous avez vu une étrange chose dans
les derniers temps. L'administration a enve
loppé dans ses règlements tout ce qui se rap
porte à l'éducation en France : l'enseigne
ment technique et l'enseignement élémen
taire, les éludes savantes et les études préli
minaires , les universités et les écoles de vil
lage; et dans cette confusion vous voyez
pêle-méle la sœur de charité comme l'insti
tuteur de Lancastre et le frère ignorantin ,
saisis par le réseau administratif, ni plus ui
moins que les docte3 professeurs des hautes
écoles et les distributeurs oftViels da la
science humaine.
Je ne saurais croire que le bon sens des
politiques ne soit point choqué comme le
vôtre de cette énonuo bizarrerie ; mais ils
SIR L'ÉDUCATION. 1<3
aiment mieux introduire l'absurde dans leurs
lois d'unité que de laisser l'éducation du
peuple s'en retourner librement à la seule
autorité qui la puisse guider ; et cependant
j'ajoute encore qu'ils ne voudront pas chas
ser \a religion de l'éducation , mais ils la
,voudront régler comme tout le reste : ils souf
friront que le bon frère s'entoure de cette
population d'enfants du peuple, à qui man
querait sans cela l'enseignement moral qui
les dispose à la vertu ; mais ils feront entrer
ce pauvre ignorantin dans leurs cadres offi
ciels, et même ils lui donneront un diplôme,
au besoin, afin qu'il n'ait pas l'air de rem
plir ce saint office de l'éducation sans avoir
reçu sa mission de la politique. Ils feront de
nrfme de l'humble sœur de charité, de cette
amie du peuple, de cette admirable envoyée
des anges. Elle aussi , il faudra qu'elle soit
enrégimentée dans l'administration. Son école
sera visitée officiellement par des iinspec
teurs de l'Etat. Ce serait autrement un grand
péril que la bonne sœur enseignât aux pe
tites tilles qui se pressent autour de sa robe
noire à aimer Dieu , à honorer leur père, à
8
LBTTRKS
consoler leur mère, à être pieuses, modestes,
laborieuses , dociles sous la main de la Pro
vidence, résignées dans les épreuves qui pa
raissent devoir fatiguer leur pauvre vie. Oh !
oui, ce serait là un grand péril; et aussi
l'école des sœurs est classée dans le tableau
des écoles officielles, et nous avons, pour
notre sécurité, trouvé le moyen de soumettre
l'enseignement de la charité à l'examen de
l'Etat. Voyez où nous pouvions aller sans de
telles précautions !
Mon ami, le siècle est fou ! Comment cal
mer sa folie? Laissons au temps le soin de
lui apporter des mécomptes ; mais pourtant
indiquons-lui ses chimères.
Une des grandes chimères à présent , c'est
de multiplier les écoles du peuple ; les pré
cepteurs du peuple, c'est là une grande par
tie de l'administration de l'Etat.
Mais' l'éducation ! encore une fois. Ah ! si
avec se# quarante mille écoles , bien enca
drées et bien dotées , le peuple ne doit ac
quérir ni plus de vertu , ni plus de probité ,
ni plus de piété , ni plus de foi, que sera-ce
que ce progrès d'éducation? Voyez l'incon
SUR L'EDUCATION. 446
séquence ! Si vous voulez appeler autour de
vous quelques enfants heureusement nés,
que vous aurez remarqués pour leurs dispo
sitions intelligentes, la politique accourra
pour vous interdire de les former à la science
humaine en même temps que vous les for-
meriez à Vétude des choses saintes: c'est
que votre nom n'est pas inscrit dans les ca
dres officiels de l'éducation ; et vous ne pou
vez , pour cette raison d'Etat , faire de bien
aux hommes par l'enseignement , et concou
rir pour votre part à la diffusion des lu
mières, ce premier besoin du siècle où nous
sommes , je dirai plutôt ce goût naturel de
tous les siècles.
Qu'est-ce à dire? on multiplie les écoles,
et on a peur des bonnes écoles. Le nombre
des écoles pourtant ne sauvera pas le peuple;
l'administration officielle de l'éducation ne
rendra pas l'éducation meilleure. On s'at
tache à un ordre extérieur , on fuit l'ordre
moral ; on discipline l'enseignement, on lui
ôte l'inspiration. Je ne me plains pas qu'on
nstr uise le peuple, je me plains qu'on l'ins
LETTRES
truise mal ; je ne me plains pas qu'on lui
donne des instituteurs , j'aimerais mieux
qu'on lui en laissât de bons.
SUR L'ÉDUCATION.

X.

Les amis du peuple.

L'erreur de la politique, c'est donc de vou


loir tout étreindre dans son système admi
nistratif, et de se méfier sans cela de ce qui
est utile au peuple, de la bienfaisance même
et de la charité.
Grande erreur, mon ami, où le peuple perd
beaucoup et la politique gagne peu de chose.
11 est certain d'abord que cette intervention
113 LETTRES
de l'Etat, dans les choses de zèle chrétien et
de pure bienveillance humaine , ôte au bien
qui se pourrait faire cette liberté et cet
abandon qui provoquent la gratitude et l'a
mour. Voyez la différence de l'ami du peuple,
qui, sous l'inspiration de la piété , s'en va à
la recherche des souffrances pour les soula
ger, et de l'administrateur public qui se fa
tigue à dresser des tableaux statistiques de la
pauvreté pour donner des bases certaines à
la répartition de la bienfaisance. L'un passe
parmi les hommes comme un ange venu du
ciel , l'autre n'est pas même aperçu par ceux
qui souffrent, et s'il ouvre sa main pour ver
ser l'aumône , l'aumône même change de
nom : ce n'est plus un bienfait , c'est un
calcul.
Ainsi la politique n'a pas même le mérite
de sa bienveillance pour les hommes. Dès
qu'elle veut administrer la bienfaisance , lo
peuple n'y voit plus une effusion d'amour;
et alors tout se passe officiellement et froi
dement entre l'Etat et le peuple. Le peuple
voit dans la charité de l'Etat un droit acquis,
où la volonté de bien faire n'entre pour
SUR L'ÉbfCATIOîf. <1&
rien , où tout est réglé et imposé d'avance
par de certaines conventions , dont H ne se
rend pas bien compte, mais qu'il supposé
plus fortes qu'un mauvais vouloir. Il s'ensuit
que les bicnfAits publics, de quelque nature
qu'ils soient, ne trouvent point de cœurs ou
verts pour les recevoir ; on les accepte avec
indifférence , et quelquefois on en jouit
avec défaveur , comme si on soupçonnait
qu'ils ne sont pas tout ce qu'ils devraient
être ; et enfin l'opposffton s'exerce même sur
la charité.
Voici une remarque quelque peu politi
que , mais dont je n'étendrai pas l'applica
tion au delà de nos études présentes. Plus le
pouvoir humain a perdu de son influence
morale , plus il a voulu étendre son action
matérielle : il pensait se dédommager, il s'est
affaibli. L'action matérielle ne s'acquiert
qu'au détriment de l'autorité.
Il fallait laisser aux idées chrétiennes le
temps de se refaire. On a eu peur de la cha
rité, si elle était indépendante; elle seule
pouvait ramener l'harmonie entre les nom»
nies. En voulant tout administrer, uv'me la
120 LETTRES
bienfaisance, on lui a ôté son charme ; on a dé
senchanté la souffrance , dont la plus douce
consolation est la gratitude.
Et puis, il faut bien l'avouer, il y a dans la
bienfaisance légale et officiellement adminis
trée quelque chose de dur et de méprisant ,
qui ne saurait provoquer l'affection.
Voyez ce que peuvent faire les amis du
peuple , quand ils ne sont pas inspirés par
l'amour chrétien. Ils peuvent faire des dé
pôts de mendicité et des maisons de correc
tion ! Voilà tout ; et encore ils les peuvent
faire, mais ils ne les peuvent pas gou
verner.
Quoi d'étonnant ! Est-ce qu'il est donné à
l'homme, s'il n'a pas la charité dans le cœur,
de se jeter au milieu des misères humaines,
et de les consoler ou de les guérir à force de
soins et de tendresse? Mais, ne les pouvant
soulager, on les disciplinera par la force !
Ah ! ceci est facile.
On ramasse donc dans nos cités tout ce
qui se rencontre de malheureux ou de vaga
bonds, vertueux ou criminels, mais criminels
toujours , s'ils sont exténués par la faim et
SLR L'ÉDUCATION. 4 21
s'ils demandent la vie au riche qui passe.
Puis, on amoncelé pêle-mêle ces hommes
ainsi recueillis par une charité farouche , et
on les jette dans un grand cloaque, qu'on ap
pelle dépôt de mendicité, sous une garde de
police , semblable à la douceur des geôles et
k la paternité des bagnes. Voilà bien ce qu'on
peut faire ; mais je vous demande, mon ami,
si c'est là de l'humanité, et si le peuple peut
avoir dans l'âme des retours d'affection pour
de telles consolations données à la misère et
à la douleur!
Ou bien , effrayé des dispositions fatales
qui se révèlent quelquefois dans le jeune âge,
parmi des enfants sans éducation et sans cul
ture, l'Etat leur ouvre des asiles où des soins
plus doux pourront les ramener aux pen
chants de la vertu. Mais si l'Etat entre seul
dans ces retraites, si la charité n'y est pas vi
vante et représentée par des maîtres exercés
à porter doucement la main sur les infirmi-
, tés de la vie humaine, que sera-ce que cette
correction, sinon une excitation de plus don
née à une nature mauvaise? On veut aller
au-devant des vices et on leur donne un
l22 LETTRES
aliment. On veut prévenir la haine , et on
l'allume.
Ah ! la charité seule fait les amis du
peuple , et seule elle embrasse les pauvres
pour les bénir, et les méchants même pour
les corriger.
Si les institutions de l'Etat étaient confiées
a la religion , elles profiteraient à l'Etat, par
le bien qu'elles feraient au peuple. Les mal
heureux ne les verraient pas comme une
menace , mais comme une protection. La
vieillesse y entrerait sans effroi, et l'enfance
en sortirait sans infamie. Les malheurs et les
vices seraient guéris à la fois. Hélas ! les uns
et les autres ont un droit égal à la pitié, et
c'est une triste erreur d'en chercher le re
mède dans une police qui ne serait qu'im
placable.
Que les amis du peuple ne se nourrissent
donc pas de chimères. Le bien du peuple ne
naîtra pas de leurs théories administratives,
ni de leurs systèmes sur la pauvreté. Ils fe~ ,
ront des livres , et ils laisseront au peuple ses
douleurs. Ils feront des lieux d'asile , qui de
viendront au peuple un supplice de plus.
SIR L'ÉDUCATION. 413
Le peuple avait autrefois ses amis tout
naturels et ses asiles tout ouverts. C'étaient
les amis , c'étaient les asiles que lui avait
faits le christianisme, et que le temps a empor
tés dans ses ravages. Mais le christianisme
n'est-il pas là toujours, et ne pourra-t-il sup
pléer par ses inspirations ce qu'il avait fait
pour d'autres siècles? C'est au christianisme
que nous avons à demander des bienfaits
nouveaux pour le peuple. Sa fécondité est
inépuisable , et sa charité est merveilleuse à
se varier selon les temps.
Mais aussi laissons -lui la liberté de son
action. Si nous nous défions de ses bienfaits,
c'est que nous voulons nous suffire par notre
génie de police. Ou bien alors ne nous glo
rifions pas d'être les amis du peuple. Les
amis du peuple, c'est la charité qui les pro
duit. Elle lui fait même des martyrs, et la
philanthropie ne lui a guère donné que des
maîtres ou des corrupteurs.
LETTRES

XI.

De la liberté du peuple.

Toutes les fois que ce saint nom de chris


tianisme vient sous ma plume , je suis tenté
de laisser aller ma pensée au delà des bornes
de notre humble sujet. Qu'est-ce que le peu
ple ne doit pas au christianisme? Je vou
drais pouvoir le dire ici, avec tout l'abandon
de mes convictions, qui sont les vôtres, mon
SUR l'éducation. 425
ami. Mais au moins que le peuple sache ce
qu'il lui doit en fait de liberté.
La liberté! on la montre au peuple; qui
est-ce qui la lui donne? Ceux qui parlent le
plus de liberté sont ceux qui vont le plus
droit au despotisme. La liberté, c'est le men
songe éternel des dominateurs.
Le christianisme, lui, ne parle que de sou
mission et d'humilité , et avec ces paroles
timides et clémentes il détruit la servi
tude.
Qu'était-ce que la liberté du peuple avant
le christianisme? Le peuple le sait-il?
Et d'abord qu'était-ce que le peuple? Le
peuple était un troupeau conduit par une
houlette de fer, rien autre chose. Je ne parle
pas du peuple dans les monarchies , mais du
peuple dans les républiques. A Rome, la
république que nous aimons le mieux, parce
qu'elle a préparé le renouvellement du
monde ; à Rome , le peuple , constitué par
des lois de privilége , paraissait à peine de
vant la superbe aristocratie du sénat; ou
bien c'était un corps borné à de certaines
limites , en dehors desquelles vous trou
126 LETTRES
viez d'abord une vaste plèbe sans exis
tence, et puis une masse énorme d'esclaves,
considérés comme choses et non comme per
sonnes , c'est-à-dire comme choses de pro
priété , que le maître tuait , ou vendait , ou
mutilait, ou noyait , à sa volonté. Tel était le
peuple.
A-t-on jamais dit cela au peuple? Le sait-
il ? Se doute-t-il qu'il y a sur la terre une
puissance qui 's'est jetée au-devant de ces
oppressions infâmes, et qui a restitué les
hommes dans leur dignité?
Non, il ne le soupçonne pas. Il y a des
maîtres du peuple pour lui dire, quand il
est libre et heureux, qu'il doit s'armer contre
ceux qui commandent, briser leur sceptre
ou leur glaive, et s'affranchir de leur pou
voir, fût-ce par la violence et le meurtre. Il
n'y en a pas pour lui dire que, lorsqu'il était
esclave et dans les pleurs, et lorsque nul
flatteur n'était là pour le uou.ir de chimè
res, la religion chrétienne, avec ses prêtres
sans armes, s'en alla dompter les tyrannies,
humaniser la domination, et attendrir la fé
rocité.
sur l'éducation. 187
On ne dit point cela au peuple. On veut
lui laisser croire que c'est lui qui s'est fait
libre de ses mains. Hélas 1 le peuple n'a ja
mais su et ne saura jamais que se faire es-
date. Sans le christianisme, sans cette mys
térieuse puissance qui dénoue les chaînes
yAutot qu'elle ne les brise, le peuple eût
éternellement baissé la tête sous l'épée de
ses maîtres. Le peuple ! le peuple ! est-ce
que Je peuple n'aimait pas Néron, le parri
cide, Je bourreau, l'incendiaire? Est-ce qu'il
ne pleura pas sa mort? est-ce qu'il ne pour
suivit pas son ombre comme une espérance?
Le peuple n'a de force que pour briser les
pouvoirs faibles ou bons. Il tremble devant
les pouvoirs atroces, et quelquefois il les
adore.
Il fallait certes autre chose que la volonté
du peuple pour qu'il arrivât à la liberté. Et
dites-moi, qu'est-ce que la liberté du peuple
dans toutes les régions du monde où le chris
tianisme n'a pas lui encore? Ou'est-elle en
Asie ou en Afrique? en Chine ou en Tur
quie? Qu'est elle dans les peuplades sauvages
de l'Amérique? qu'est-elle même dans Jes
418 LETTRES
pays où le christianisme n'a jeté qu'nne par
tie de ses rayons?
Les philosophes disent : Laissez venir la
civilisation, et la liberté suivra !
A la bonne heure ; mais d'où la civilisation
viendra-t-elle? Avons-nous sur le globe un
peuple civilisé, qui ne soit pas chrétien, et
qui soit libre? montrez-le l
C'est un très-grand malheur qu'on n'ap
prenne pas au peuple à connaître la source
réelle de sa liberté. Il n'y aurait qu'à lui rap
peler l'histoire de la religion sous l'ombre
de laquelle il vit sans la connaître. Cette re
ligion semble ne lui avoir été donnée que
pour le ciel ; elle lui a aussi été donnée pour
la terre. C'est elle qui lui a apporté tout ce
qu'il a de bonheur.
Et en lui parlant du christianisme, ne
faut-il pas lui parler de ses prêtres? Les
prêtres chrétiens sont les prêtres du peuple,
je l'ai dit souvent; ils sont les prêtres de la
liberté. On les montre au peuple comme des
tyrans, il faudrait les lui montrer comme
des libérateurs.
C'est au peuple de France surtout qu'il
SVK L'ÉDUCATION. 1Î9
conviendrait d'étudier le christianisme et ses
prêtres sous ce point de vue.
Nul peuple n'entendit jamais plus de paro
les d'excitation à la liberté. Ce mot de li
berté retentit de toutes parts avec éclat.
C'est avec ce mot terrible qu'on nous a fa
tigué l'existence depuis un demi-siècle par
des révolutions et par des crimes, dont le
monde n'avait jamais eu d'exemple. C'est
pour la liberté que nous avons brisé les croix
et souillé les temples ! En même temps les
plus impurs des hommes sortaient de la
fange pour commander au peuple. 0 liberté
du crime ! tu n'es pas la liberté.
Le peuple donc ne saura-t-il jamais que
dans cette France si souvent battue par les
orages, la religion a toujours été du parti de
la liberté, et aussi qu'elle l'a sauvée de tous
les périls?
Il y a dans le clergé chrétien un admirable
instinct d'affranchissement populaire, que
vous pouvez suivre dès les commencements
de la monarchie franque. C'est le clergé qui
protégea les Gaules contre la conquête,
et c'est lui qui garda le peuple contre
9
1

430 LETTRES
toutes les oppressions qui la devaient suivre.
Ah ! mon ami, qui est-ce qui dira cela au
peuple? qui est-ce qui l'instruira des bien
faits du christianisme? qui est-ce qui lui
fera connaître la liberté qu'il en a reçue? Et
aussi qui est-ce qui lui fera aimer cette li
berté? qui est-ce qui le dissuadera de pour
suivre la liberté si différente des vices et des
désordres?
Voici peut-être le point le plus difficile de
cette éducation du peuple que nous cher
chons. Le peuple, aisément, s'attache aux
chimères ; comment lui ôter le goût des illu
sions? Et comment aussi fermer son oreille
aux paroles de flatterie ?
La politique sans doute interviendra entre
le peuple et ses corrupteurs, et je ne la sau
rais blâmer, cette fois, si elle-même apporte
dans cette œuvre la probité et la bonne foi ;
mais c'est la religion encore qui remplira le
mieux cet office populaire.
Il y a une notion de liberté qui est comme
une notion d'équité et dé vertu, dont il faut
laisser la garde au christianisme, autrement
chacun se fait sa liberté comme il se fait sa
SUR l'êddcation. 131
justice. Or, cette notion est haute et souve
raine ; elle embrasse à la fois le pouvoir et le
peuple. Il faut donc qu'elle descende d'une
autorité qui la puisse faire accepter à tous à
la fois.
Cest la religion qui entourerale peuple de
protection, et c'est elle qui désarmera la puis
sance; c'est elle qui donnera dela justice
aux lois, et c'est elle qui les rendra clémen
tes et égales.
Les philosophes ont écrit fort souvent : La
religion est bonne pour le peuple, et ils di
saient plus vrai qu'ils ne pensaient. La reli
gion est bonne pour le peuple en cfTet, car
elle est sa gardienne. Sans elle il serait une
proie ou un jouet pour les puissants.
D'autres ont écrit que la religion était
lionne, comme instrument de la politique,
afin d'assouplir le peuple à l'obéissance et de
donner de la sécurité à ceux qui comman
dent. Ceux-là étaient de vils trafiquants de
la liberté ; qui est-ce qui me donnera assez
de mépris pour le répandre à flots sur eux,
et les marquer au front comme des in
fâmes !
.-il
432 LETTRES
Ali! la liberté du peuple n'est pas une
vaine parole. L'éducation du peuple serait
fortunée, s'il apprenait à en comprendre tout
le sens. Il saurait à quel usage l'emploient
ceux qui aspirentà devenir ses maîtres. C'est
la religion encore qui lui sera une lumière.
La religion est le bon sens appliqué à toutes
les choses pratiques dela vie. Un peuple reli
gieux est fort contre les conseils funestes, et
il est fort aussi contre les essais de la tyran
nie. La religion donne au peuple une dignité
qui impose aux oppresseurs. La religion est
donc bonne pour le peuple, car elle protége sa
liberté, et les philosophes peuvent dire aussi
qu'elle est bonne pour ceux qui comman
dent, car elle les retient dans leurs pensées
de violence et d'arbitraire.
SUR L'ÉDUCATION. 133

XII.

Des grands et des petits.

Vous le voyez! tout semble nous conduire


naturellement à des vues politiques, et nous
y arrivons par le penchant naturel de notre
sujet.
Comment traiter sans cela de l'éducation
du peuple? et cependant je n'ai garde de
toucher aux questions ardentes qui ont été
jetées parmi nous, et qui ont fait du peuple
LETTRES
comme un vaste foyer où fermentent les pas
sions qui brûlent les empires.
Il en est une qu'il nous faut seulement ef
fleurer.
Y aura-t-il éternellement des hommes qui
commandent et des hommes qui obéissent?
Y aura-t-il éternellement des puissants et
des faibles, éternellement des grands et des
petits? 0l»! que sur cette question il y a de
chimères à jeter au peuple ! Qu'il y a de fol
les idées à répandre et de mauvais desseins
à faire naître !
Pour peu que j'eusse quelque envie de
faire de l'éloquence populaire, j'en ferais
comme un autre, mon ami, et je dirais aussi
aux hommes : Est-ce que vous n'êtes pas
des hommes? Est-ce que Dieu ne vous a pas
faits les égaux de ceux qui naissent comme
vous dans les pleurs? Est-ce qu'il vous a
marqués d'un signe pour la sujétion, pour la
pauvreté, pour le deuil, pour l'opprobre? Est-
ce que vous êtes des victimes désignées pour
le sacrifice ? Est-ce que vous n'êtes pas nés
avec une intelligence, avec un cœur, et aussi
avec des bras? Est-ce que vous supporterez
SUR l'éducation. 43S
la honte comme des êtres perdus, qui n'ont
de volonté que pour reconnaître le droit de
leur dégradation ? 0 hommes ! réveillez-vous
de votre infamie et levez la tête! Peuple, re
dresse-toi, et parais devant tes maîtres ! Que
l'égalité de la nature soit rétablie, quo l'œu
vre de Dieu soit vengée !
Oui, je pourrais bien dire cela aux hommes,
et je pourrais aller au delà, et je pourrais ar
mer les passions, et je pourrais provoquer les
destructions, et les crimes, et les meurtres,
et tout cela au nom de la sainte égalité de la
nature !
Et puis, qu'aurais-je fait ? Imaginons qu'il
se trouvât un génie d'homme assez puissant
pour remuer un jour l'humanité et pour traî
ner à sa suite les masses populaires, ces masses
violentes et désordonnées, qui en une heure
défont dix siècles, et d'une société font un
chaos. Imaginons, pour plus de charme dans
les chimères, que, sans violence et sans mal
heur, un prodige vint brusquement faire
tomber toutes les distinctions qui régnent
parmi les hommes, et qu'un jour, au réveil
de la nature, le soleil trouvât toutes les iné
436 LETTRES
galitéa sociales passées sous un niveau. Eli
bien ! n'est-ce pas là un magnifique vœu des
philosophes réalisé? Et le monde ne devrait-il
pas, après cela, marcher avec sécurité au
bonheur ?
Mais, quoi! au moment même oùparait cette
égalité, comme un doux rêve, je la vois fuir ;
ce n'était qu'une ombre. L'inégalité était
chassée, et à l'instant elle se montre ! Voici
l'inégalité de l'esprit et de la force, l'inégalité
de la volonté et du courage , l'inégalité de
l'habileté et de l'industrie, l'inégalité des vo
cations et des désirs, l'inégalité des vœux et
des besoins ! Voici des classifications nouvelles
de travail, de mérite et de génie ! Voici la
propriété qui se refait ! Voici la succession
qui se varie ! Voici la transmission qui se
multiplie ! Et puis, voici l'esprit d'impré
voyance à côté de l'esprit de sagesse ! Voici
l'avenir déjà tout envahi : d'une part la mi
sère, d'autre part la richesse; d'une part la
pauvreté, d'autre part l'opulence, et tout cela
par la simple impulsion de la nature ! Quoi !
la distinction des conditions reparait comme
une œuvre de l'égalité ! Où sommes-nous?
SUR L'ÉDUCATION. , <37
Et encore je ne parle pas de la répartition
de la puissance politique qui va se faire de
même dans cette société livrée à son pen
chant. Non ; laissons cette autre inégalité, où
la raison des philosophes s'engloutit si faci
lement ; nous avons bien assez de celle qui va
naître de l'activité ou de la cupidité des
hommes, de leurj imprévoyance ou de leur
inertie.
Or, dites-moi, si l'inégalité des positions
que fait la seule richesse est si prompte à
s'établir, n'est-ce pas qu'elle sort comme un
produit naturel de l'organisation humaine ?
Et les philosophes, pour n'en avoir pas le dé
menti, demanderont-ils qu'il y ait parmi les
hommes une puissance quelconque pour bri
ser cette inégalité, à mesure qu'elle se refait ?
Mais cette puissance, quelle qu'elle fût, serait
elle-même une énorme inégalité ! Elle com
manderait à l'instinct des hommes ; elle com
manderait à leur nature même, et, de plus,
elle leur commanderait pour établir un état
de choses qui serait une souveraine iniquité ;
car elle mettrait en état d'égalité le vice et la
vertu, l'imbécillité et le courage, l'incurie et
438 LETTRES
le travail, la mollesse et l'activité ! Mon ami,
nous voici en peu de mots aux limites de l'ab
surde, etje vois qu'après avoir provoqué ceux
qui obéissent à briser la tête de ceux qui
commandent, chose qui peut se faire, hélas !
sans beaucoup d'éloquence, j'en serais, comme
tous les sophistes, réduit à embrasser des
monstres de chimère et à m'aller abîmer en
des conséquences devant lesquelles toute la
raison se trouble.
Que faire donc? Ah ! le plus simple parti,
c'est d'accepter la condition humaine telle
que Dieu l'a faite, et seulement de l'adoucir
par les vertus qu'il a prescrites, par l'amour
surtout, la première de toutes.
L'homme a beau faire, et il a beau se dé
battre, il ne changera pas sa nature ; et les
philosophes ont beau lutter contre l'ordre de
la société, sous prétexte d'une perfection
idéale, toujours ils retomberont dans les lois
qui le constituent.
Dans cet ordre, mon ami, il y a des grands
et des petits, comme ify a des forts et des
faibles. Que pouvons-nous contre cette con
dition de l'humanité ? Il nous serait plus pro
SUR L'ÉDUCATION. 439
Stable de la reconnaître comme un signe de
cette antique décljéance, qui l'a noyée dans
les larmes, et condamnée à porter l'éternelle
chaîne de la douleur.
Alors , malheureux que nous sommes , au
lieu de nous révolter vainement contre cette
condition, et de nous en faire à nous-mêmes
un tourment sans lin, nous la subirions pai
siblement, et nous ferions effort pour en
adoucir Je poids entre nous.
Oh .' qu'il serait beau de voir tous les hom
mes s'appliquer à des soins si doux ! On ne
parle que de la misère des petits ; mais la
misère des grands n'est-elle pas lamentable
aussi ? En quelle condition n'y a-t-il pas de
larmes ? Les petits gémissent, et les grands
gémissent plus encore. La voix de l'humanité
est un grand soupir ; est-ce donc que tous les
hommes ne se doivent pas également de la
commisération et de la pitié ?
Voyez comme le christianisme, car il faut
toujours revenir au christianisme, quand il
s'agit des misères et des consolations de la
vie ; voyez comme il se conforme admira
blement à cette condition commune de la
LETTRES
souffrance, dans la distinction naturelle des
rangs et des positions.
Le christianisme n'a rien de chimérique
dans ses vertus et dans ses conseils ; tout va
à la simplicité, à la réalité, à la pratique. Il
ne dit pas aux hommes de rompre l'inégalité
qui les oppresse ; il leur dit de mettre en
commun leurs gémissements : voilà la grande
égalité du christianisme, l'égalité de la dou
leur, de la résignation et de l'espérance.
Toutefois, il ne dit pas aux grands que le
monde est fait pour eux, qu'ils doivent jouir
en sécurité des biens qui leur ont été faits,
et que nulle force ne peut le leur ôter jamais.
Il leur dit au contraire que les biens sont un
dépôt, qu'ils en doivent une part à ceux qui
n'ont rien ; que la richesse est un péril, et
que tous les trésors du monde, la puissance,
les honneurs ne sont rien au prix de la vertu
qui souffre et se cache.
Et aux petits, que ne dit point le christia
nisme ? II ne les excite pas contre les grands
et les puissants ; il ne les provoque pas à l'en
vie ; il verse dans leur âme la douceur et l'a
mour ; il leur fait de la misère un titre d'hon
SUH L'ÉDUCATION.
neur ; il leur fait aimer jusqu'à la douleur. Et
aussi, lorsqu'à chacune de ces grandes por
tions de l'humanité il a inspiré les vertus qui
répondent à leur condition, il les rapproche
par la charité ; il verse dans l'âme de tous les
hommes un sentiment d'affection naturelle,
qui fait disparaître les rangs, et sert à tous de
consolation et de force.
Je ne veux pas dire que les petits sont ceux
qui gagnent le plus à cette mise en commun
de la charité. Non, certes, je ne le dirai pas,
car il semblerait que les petits sont les plus
* malheureux sur la terre, et c'est peut-être le
contraire qui est véritable. Qui est-ce qui
connaît ce qu'il y a de profond dans la souf
france des grands, de ceux que nous appelons
les riches et les heureux? Qui est-ce qui a le
secret de leur vie, de cette vie cachée sous les
plaisirs et sous les pompes ? Ah ! ce sont les
grands surtout qui ont besoin du christia
nisme et de son esprit d'aménité et de dou
ceur pour tempérer ce qu'il y a de supplices
dans leur mollesse et de tourments dans leurs
délices. Les grands, sans le christianisme,
vivraient désolés, et en quelque sorte pros
1 42 LETTRES
crits parmi le reste des hommes ; la haine les
maudirait; et lorsque les plaisirs viendraient
à leur manquer, ils n'auraient plus qu'à fuir
le monde et à se fuir eux-mêmes comme des
désespérés. Le christianisme vient à leur aide
lorsque tout les délaisse ; ils commencent à
sentir la vie lorsque le monde l'avait flétrie ;
et c'est la charité alors qui les ravive. Les
infortunés ! ils vont se consoler de la richesse
et des voluptés en cherchant le contact de la
pauvreté et de la souffrance ! Et telle est donc
l'admirable économie chrétienne, que ce sont
les petits qui reçoivent les grands dans leur
sein, comme si les petits étaient le fond même
du christianisme ; et ainsi se réalise cette loi
d'amour qui rapproche tous les hommes, et
fait la seule égalité possible dans la grande
inégalité des rangs et des conditions.
Je bénirais une éducation qui apprendrait
au peuple à se considérer ainsi lui-même sous
l'action protectrice du christianisme. Et sans
doute il ne faudrait pas de grands efforts d'es
prit pour le conduire à de telles pensées. Il y
arrive de lui-même par la triste épreuve
qu'il fait de la vie; mais il ne faudrait pas
sur l'éducation. 143
non plus, mon ami, que ses maîtres lui fissent
de sa condition une horrible fatalité. L'homme
se porte naturellement vers tout ce qui peut
lui paraître un adoucissement à sa condition
présente. Le christianisme n'est point venu
attaquer ce penchant, quelquefois si noble ;
mais en laissant au courage son énergie, il y
ajoute la résignation, vertu plus difficile et
qui jamais ne saurait être l'apathie désespé
rée et idiote du fataliste. C'est ce qu'il faut
dire au peuple ; vous le lui dites, vous, son
premier maître. Mais si tous ses maîtres le
lui disaient à la fois, il me semble que tout cet
ensemble d'enseignement ôterait la défiance
entre les hommes, sans ôter l'émulation, et
raviverait la charité sans éteindre la liberté
du mérite et l'activité des vertus et du génie.

I
4 44 LETTRES

XIII.

Christianisme «lu peuple.

Soyonsjustes ! il y a dans le peuple une lu


mière naturelle de bon sens qui lui fait com
prendre ce -qu'il doit au christianisme , et
c'est pourquoi, dans la corruption moderne
des opinions et des mœurs, le peuple reste
chrétien encore. C'est comme un sentiment
de gratitude, plus fort que l'ignorance ou que
la méchanceté.
SIR L'ÉmXATlOU. 445
Les philosophes ont affecté quelquefois du
dédain pour le christianisme, la religion du
peuple. Voyez la contradiction! Et ces mêmes
philosophes font du peuple tout l'élément de
la politique ! Qu'est-ce à dire? Le peuple est
donc d'une part l'expression de l'ignorance,
et de l'autre l'expression de la vérité ! Les
philosophes ne savent pas toujours très-bien
ce qu'ils pensent, car ils pensent à la fois des
choses toutes contraires.
Oui vraiment , le christianisme est la reli
gion du peuple , et en cela , comme en tout
le reste, il est divin ; car il éclaire des intelli
gences auxquelles n'arriverait, sans lui, au
cune lumière. Le christianisme abaisse le so
leil en quelque sorte ; il abaisse la vérité et
la raison pour le peuple. Le christianisme
n'appartient pas à un choix d'esprits ; il ap
partient à l'humanité. Voilà sa grandeur.
C'est son universalité, qui le rend céleste. Et
les philosophes riaient du christianisme pour
cela même ! étaient-ils des philosophes?
Aussi le peuple comprend d'instinct ce ca
ractère admirable du christianisme. II l'aime,
comme s'il était venu pour lui seul. De là une
40
4 46 LETTRES
foi naïve et simple, de là une piété expansive
et pleine d'élan.
Le christianisme du peuple n'est point
une poésie vaporeuse ni une abstraction mé
taphysique. Le peuple n'arrive pas à la
croyance par les détours d'un raisonnement
pénible. Le peuple est chrétien par un besoin
de son âme, par un penchant naturel de tou
tes ses idées et de toutes ses affections.
Voyez le peuple! je parle du peuple qui
croit encore; on dirait qu'il n'a de délicatesse
que dans la piété. Toute sa tendresse de cœur
semble se porter vers les choses saintes. Hors
du temple , vous le trouvez avec sa rudesse.
Au temple, il a pris un aspect nouveau, et peu
s'en faut que son air inculte ne soit devenu
de la bonne grâce. La piété rend le peuple
élégant. Elle donne de l'effusion à la pensée
et de la politesse à son langage. N'est-ce pas
là toute une éducation?
Et puis le christianisme du peuple va droit
à la pratique des vertus. Aussi, que de choses
cachées dont la religion a le secret ! Le peu
ple a la tradition de cette charité ardente de
cette vieille Eglise chrétienne. Avec ses for
SCR L'ÉDUCATION. 147
mes âpres, vous trouvez en lui un zèle d'a
mour admirable. Dans sa pauvreté il rend
l'aumône féconde. On dirait que l'habitude
du travail, en le nourrissant de confiance,
donne plus de hardiesse à ses dons. Chez le
peuple, la foi remue véritablement les mon
tagnes. Sa piété est active et infatigable. Rien
ne le distrait des joies chrétiennes, si ce n'est
le travail, qui est une partie de sa piété.
Je ne sais vraiment ce que pourrait être le
peuple s'il n'était pas chrétien. Par rapport
aux pouvoirs sociaux qui le gouvernent, il
terait une bête fauve indomptée : cela a été
dit bien des fois. Mais par rapport à lui-même ,
que serait-il? Un amas d'êtres maudits, à qui
Pespérance est interdite, et dont la vie doit
se traîner dans les douleurs.
Le christianisme est toute la force du
peuple et il est tout son bonheur. Le chris
tianisme donne au peuple un calme ad
mirable dans le travail et la peine. 11 lui
explique la loi touchante de la Providen
ce qui veille pour lui, à la condition qu'il
ne s'abandonnera pas lui-même. Rien de plus
propre à donner aux jours du peuple une
4 48 LBTT RES
douce sérénité. Le christianisme ôte au peuple
ces effroyables anxiétés de l'avenir, qui sont
la désolation du riche et du puissant. Il donne
enfin de la sécurité à toute son existence, et
il lui adoucit jusqu'aux douleurs qui traver
sent le cœur des hommes.
Aussi vous ne voyez pas dans le peuple
chrétien ces mortelles sollicitudes qui dégoû
tent de la vie et animent les passions à des
dénoûments atroces.
Le suicide est le grand crime des sociétés
athées, et comme l'athéisme ne touche le
peuple qu'en dernier lieu, le suicide n'y ar
rive aussi que lorsque la dégradation est
achevée.
S'il ne restait rien du christianisme chez
le peuple, le suicide y paraîtrait tout aussi
tôt comme un remède naturel de ses misè
res; ou bien ce serait un dernier témoignage
de pitié que de lui porter secours par l'exter
mination. Cela ne s'est-il pas vu? La loi des
vieilles républiques ne délivrait-elle pas la
terre des vieillards cacochymes et des enfants
mal venus? 0 sainte loi de l'humanité ! elle
voulait épargner la souffrance à ces pauvres
SUR L'ÉDUCATION. U9

êtres, peu propres à porter la vie, et elle les
tuait.
Voilà donc ce que serait le peuple sans le
christianisme I ceci est de tous les temps. Et
aussi le peuple semble porter en lui-même le
sentiment de ses bienfaits. La dévotion est
naturelle au peuple . C'est plus que de l'amour ;
on dirait une justice, comme si le peuple de
vait à Dieu plus de gratitude que tout le reste
de l'humanité. Les philosophes rient, parce
que le peuple est dévot ! Ils rient des femmes
du peuple surtout 1 Et, en effet, le cœur des
femmes a plus d'expansion et d'amour. Ils de
vraient bénir le christianisme, au contraire,
d'avoir eu de tels secrets de consolation et
de bonheur à verser dans les âmes les plus
simples et aussi les plus étrangères aux déli
ces de la terre.
Mais sont-ils philosophes de disputer au peu
ple son innocence, d'éprouver je ne sais quel
besoin de lui dessécher le cœur, de vouloir
lui dter cette naïveté de la joie, cet admira
ble repos de l'espérance, le premier bien de
la vertu?
Us disent que le peuple se laisse aisément
450 LETTRES
aller aux superstitions, et c'est ce mauvais
penchant qu'ils veulent guérir. A la bonne
heure ! mais, sous ce nom très-vague de su
perstition, ne veulent-ils pas atteindre la re
ligion même?
Il est des croyances populaires qui sont
étrangères au christianisme, mais dont la
tradition résiste à tous les efforts ; à vrai dire,
le seul fait de ces croyances est peut-être un
des grands problèmes de la philosophie hu
maine, bien qu'elle ne s'en occupe que pour
en rire. Mais en attaquant ces faiblesses du
peuple, faudra-t-il heurter sa foi? En le gué
rissant, on le tue.
Les philosophes se préoccupent des supers
titions. Mais on dirait que le christianisme
leur fait plus peur encore.
C'estle christianisme qu'ils semblent vou
loir ôter au peuple. Et qu'ont-ils donc à lui
donner en échange? Ils lui laisseront peut-
être quelques débris de dogme, une vague
pensée de Dieu, un je ne sais quoi qu'ils ap
pellent du nom de morale ! qui sait? Ils lui
feront même un christianisme nouveau, ré
forme nouvelle de la vérité antique, appro
SUR L'ÉDUCATION. 154
priée, disent-ils, à d'autres temps et à d'au
tres mœurs.
Mais est-ce là le besoin du peuple? est-ce
là son bonheur? est-ce là la sécurité de sa
vie et le charme de son avenir?
Toutes les religions philosophiques, ou
réformées, ou refaites par la main des hom
mes, ont touché par quelque endroit à l'exis
tence morale du peuple et y ont laissé
comme une empreinte de flétrissure.
Le christianisme du peuple est plein d'ef
fusion. C'est un christianisme de pratique et
de prière. Lui ôterce caractère, c'est le dé
truire, et aussi le peuple n'a que faire de
toutes les inventions néo-chrétierme* qu'on
lui jette du haut des tréteaux. Que fera-t-il
d'un christianisme sans croyance, d'un chris
tianisme sans prêtre, d'un christianisme sans
église et sans autel, d'un christianisme sans
pompe, je dirai enfln d'un christianisme sans
ciel? Ce christianisme charmera-t-il le foyer?
bénira-t-il la famille? réjouira-t-il la vieil
lesse et l'enfance? consolera-t-il la souf
france ? enchantera-t-il le bonheur ? verrez-
vous autour de ce christianisme les vertus
loi LETTRES
s'exciter par le bon exemple? verrez-vous la
charité active, l'aumône ingénieuse, la rési
gnation courageuse, l'espérance affectueuse ?
verrez-vous enfin le peuple laisser douce
ment aller sa vie, entouré de secours et de
conseils et confiant à la Providence la sécu
rité de son avenir?
Non, le peuple ne demande pas aux hom
mes le christianisme ainsi refait et déshonoré.
Son christianisme, à lui, c'est le christia
nisme véritable, avec ses pontifes et avec ses
fêtes, avec ses prières et ses œuvres de misé
ricorde et d'amouri
Malheur à ceux qui touchent au christia
nisme du peuple! ce sont des meurtriers du
peuple. Ils lui désolent la vie. Ils le jettent
comme dans une solitude infinie, où il ne
rencontrerait que des anxiétés et des larmes.
SUR L'ÉDUCATION. 453

XIV.

Des fêtes du peuple.

Qui donc s'étonnera que le christianisme,


avec sa piété expansive et tendre, soit devenu
pour le peuple une religion pleine de pompes
et comme une féte perpétuelle?
Les fêtes du peuple les plus touchantes et
les plus animées sont les fôtes chrétiennes.
Et en cela l'indulgence du christianisme
est admirable l Il semble avoir distribué ses
154 LETTRES
fêtes en deux parts : d'un côté les fêtes 'gra
ves et austères, de l'autre, les fêtes brillantes
et joyeuses; les unes dans les mois sérieux et
tristes, les autres dans les mois riants et
doux.
Me pardonnerez-vous d'expliquer à ma fa
çon cette distinction? On dirait que le chris
tianisme a songé au peuple et à ses plaisirs,
même dans la distribution annuelle de ses so
lennités. Voyez la plus grande partie des fê
tes patronales, c'est-à-dire des fêtes populai
res par excellence, s'amonceler dans les mois
d'été, lorsque le cours des grands mystères
est achevé, et aussi lorsque le peuple com
mence à voir les moissons et les fruits sou
rire à ses espérances.
Il était beau, le peuple chrétien, lorsque,
plein de foi et d'amour, il faisait du patron
du lieu le protecteur de ses joies et de ses
plaisirs. Qui n'a pas eu le cœur ému au
spectacle de ces fêtes de village , où l'es
prit du christianisme est resté vivant ?
Voyez! toutes les âmes s'épanchent au
dehors. Les familles s'assemblent, les amis
se visitent, les vieilles affections se renouent,

1
SIR L'ÉDUCATIO!». 155
les nouvelles se fortifient ; le jeune enfant
accourt avec sa naïveté, et le vieillard avec
ses souvenirs; la jeunesse répand sa joie à
grand bruit. Mais tout le peuple pense d'a
bord au saint du lieu. C'est un grand saint. Il
est rare qu'il n'y ait pas une chapelle ou un
tteu mystérieux, un chêne vénéré ou une
source d'eau vive, où se perpétue la tradi
tion de ses miracles, c'est-à-dire de ses bien
faits. C'est là qu'on ira d'abord ranimer sa
pie'te", renouveler quelque vœu, raviver quel
que espérance. Le pasteur joue ce jour-là un
grand rôle ; il a revêtu ses plus beaux habits ;
chacun le fête et l'honore. On l'entoure à
l'autel ; les prêtres lui font cortège. L'église
est dans sa pompe ; le chant a un éclat inac
coutumé. Lorsque les solennités sont ache
vées, le pasteur suit encore le peuple dans
ses?joies. Le jour est beau, le soleil est écla
tant, le peuple s'est assemblé sous l'ombre
des vieux ormeaux. Il semble que la Religion,
cette fois, voit avec complaisance les festins
et les danses; les jeux n'en sont troublés par
aucune passion grossière, et chacun se sent
au cœur une joie sainte et pure : telle est la
156 LETTRES
fête du patron de village, telle est la fête du
peuple, une fête d'expansion et de naïveté,
où la dévotion va au bal, où la piété se livre
aux doux plaisirs, comme aussi l'irréligion
va au temple, et se laisse vaincre par toute
cette effusion de bonheur chrétien.
Comment s'est-il trouvé des philosophes
ou des politiques pour disputer au peuple
de semblables joies 1 N'était-ce pas jeter sur
sa vie je ne sais quoi de triste et de mortel 1
Quelles seront les fêtes du peuple, sinon les
fêtes du christianisme?
Il est une fête, une fête éminemment chré
tienne et populaire, qu'il a été surtout cruel
d'ôter au peuple ; c'est la Fête-Dieu, la fête
des fleurs et des pompes, la fête qui unit le
ciel et la terre, et Dieu même aux hommes.
Que de noires ténèbres il a fallu jeter sur
l'esprit du peuple, pour qu'il se soit laissé
enlever cette fête riante et gracieuse, la fête
de la vieillesse et de l'enfance, la fête des
jeunes filles et des jeunes mères ; cette fête
où toutes les bénédictions et toutes les joies
semblent tomber à la fois du ciel ! Oh 1 que
c'est là un signe de flétrissure désolant, et
SUR L'ÉDUCATION. 157
un sinistre indice de la décadence morale
du peuple ! Malheureux peuple ! qui n'a pas
même su défendre ses solennités à lui, la
magnificence de son culte, les pompes de sa
toi et de sa piété.
Le peuple laissera-t-il ainsi disparaître
une à une toutes ses fêtes? Il en est une que
je voudrais voir se raviver dans le christia
nisme, et qui n'a laissé que quelques traces
dans les hameaux les moins ravagés par l'es
prit moderne. Ce n'est plus la fête du triom
phe, c'est la fête de la prière et de la suppli
cation : on l'appelle les Rogation». Admira
ble institution dont l'Eglise avait fait comme
le couronnement des travaux confiés à la
terre, et un doux présage des moissons et
des fruits que l'homme attendait des bontés
de Dieu.
Non, ce n'est plus ici de la joie, c'est de
l'espérance ! Mais toujours c'est une expan
sion d'amour. Les premières fleurs ornent
rautel. La croix des campagnes est couron
née par le soin des villageois, et c'est un
des spectacles les plus touchants du christia
nisme, de voir le prêtre s'en allant avec le
158 LETTRES
peuple s'agenouiller le long des champs et
des prés, élever les mains vers le ciel, et
remplir le vague des airs de paroles plainti
ves et suppliantes. Oh! les philosophes ont
beaucoup parlé de la religion de la nature !
que voulaient-ils dire ? La voici, certes, cette
religion ! voici pour temple la terre qui s'ou
vre aux rayons du jour ; voici pour autel un
gazon frais, et pour ornement des solennités,
la croix de bois, parée seulement de quelques
fleurs que la main des bergères y a suspen
dues! Tombez donc à genoux, philosophes,
et n'écoutez pas sans larmes la voix du prê
tre qui vous bénit, qui bénit la terre, et de
mande à Dieu de féconder les sueurs de
l'homme.
Chaque fête du christianisme m'offre des
spectacles aussi doux, quoique avec des as
pects toujours variés. Je ne saurais suivre
ici cette étude pleine de charmes. Aussi bien
le souvenir d'un travail tout resplendissant
de poésie me vient arrêter la plume. Chà-
teaubriand a tout dit sur les fêtes du peu
ple. J'aurais mieux fait peut-être de lui em
prunter ses doux tableaux, si ce n'est qu'ils
sur l'éducation. 159
sont sous vos yeux, et que j'ai dû reposer vo
tre pensée sur des sujets plus humbles, mais
non pas moins dignes de l'intérêt du philo
sophe, comme du poète.
Mais ne parlerai-je pas de la féte la plus
commune du christianisme, et pourtant de
la plus auguste de toutes les fêtes, de la fête
du dimanche, c'est-à-dire de la fête du Sei
gneur, de la fête anniversaire de la création,
cette féte que le genre humain devrait célé
brer dans toutes les langues, et que quelques-
ans voudraient arracher du souvenir des
mortels.
C'est au peuple encore qu'il appartien
drait de défendre sa féte proprement dite, la
fête qui laisse respirer le travail pour lui re
donner ensuite plus d'activité.
La fête du Seigneur est restée comme un
souvenir dans l'esprit de tous les hommes
sur la terre ; le christianisme seul l'a célé
brée et l'a sanctifiée, en en faisant à la fois
un jour de repos pour le peuple.
C'est donc une double insulte faite à Dieu
et au peuple, que de retrancher ou de pro
faner ce jour, et de l'assimiler à tous les au
460 IBTTBES
très jours. Et pour ne parler ici quedu peu
ple, il est remarquable qu'à mesure que
l'esprit chrétien s'est affaibli, le peuple s'est
trouvé plus abandonné à la merci de ceux
qui trafiquaient de ses labeurs. L'ignorance
de certains philosophes est grande! Ils ne
savent pas que le christianisme, en insti
tuant et multipliant ses fêtes, avait en vue
la protection du peuple, tout aussi bien que
l'honneur du culte rendu à Dieu. Chaque
fête chrétienne était un jour d'affranchisse
ment. C'est au temple que tombaient les
chaînes du servage, et la liberté moderne
s'est longuement façonnée et préparée par la
prière au pied des autels. Quoi ! il faudrait
laisser oublier au peuple ce bienfait du chris
tianisme! et parce qu'il n'y a plus de liberté
à conquérir, il faudra que les libérateurs
mêmes ne soient plus dignes de gratitude!
Mais prenons garde ! De même que les fê
tes chrétiennes ont fait la liberté du peuple,
la profanation des fêtes, et du dimanche
principalement, peut être un indice d'une
servitude toute nouvelle.
La vieille glèbe est vaincue , il est vrai !
SUR l'êducatiox. 161
mais H y a une glèbe qui peut revenir, non
plus peut-être par la conquête de l'épée,
mais par la domination de l'argent, domina
tion plus impitoyable à mon avis.
Dans les temps de pur matérialisme indus
triel, la cupidité fait l'esclavage du peuple ;
alors toutes les âmes sont fermées à la pitié ;
l'amour du luxe y domine tous les sentiments
de la nature; et que peut faire le peuple
pour se soustraire à la servitude qui le me
nace? Le peuple va, comme toujours, plier
la tête sous cette loi inexorable qui le con
damne au travail; mais l'industrialisme la
lui rendra plus rude. et plus pesante. Point
de repos sous cette féodalité barbare ; si le
peuple se repose un jour, on ne lui donnera
pas de pain pour les autres jours ; alors le
travail est sans relâche. Le corps est engagé
dans une condition de sujétion , qui en fait
une mécanique dont on a calculé les pro
duits. Quant à l'âme , elle ne compte plus
dans l'homme ; elle est de trop ; on la lui fait
oublier, s'il est possible. Or, voyez comme
toutes les lois morales de l'humanité se tien
nent sous la main de Dieu! On disait au
11
162 LETTRES
peuple que c'était un signe de liberté que de
s'affranchir des lois religieuses ; et à mesure
qu'il s'en affranchit, il devient esclave; je ne
dis pas seulement esclave de lui-même et de
ses passions , mais esclave d'autrui , esclave
des volontés d'un maître, qui est là, lui ver
sant sur la tête l'infamie et la misère pour
toute liberté.
Oh ! qui aura pitié du peuple? qui est-ce
qui dira à ce pauvre peuple , menacé de ser
vitude , que la liberté est sous la tutelle du
christianisme?
Rien qu'avec ses fêtes, rien qu'avec sa loi
du dimanche,dont on n'a plus voulu par esprit
d'indépendance, le christianisme servait la
liberté du peuple. Le peuple, appelé dans les
églises par le clergé chrétien, retrouvait là sa
dignité. Admirable chose , que le christia
nisme ait fait tourner au bien-être des hom
mes non -seulement les devoirs intimes de la
vie morale , mais les pratiques extérieures de
la religion , et jusqu'aux solennités de son
culte.
C'est que le christianisme répond à tous
les besoins réels de l'humanité. Je parle des
SLR L'ÉDUCATION. 163
fêtes .' Est-ce que l'amour des fûtes n'est pas
comme le fond de la nature du peuple ? Âh !
le christianisme sait mieux l'homme que les
philosophes. Dieu semble l'avoir accommodé
à toutes ses nécessités, à ses affections comme
à ses faiblesses, à ses penchants les plus no
bles comme à ses goûts les plus misérables;
tantôt pour affermir ce qu'il a de bon , tan
tôt pour guérir ce qu'il a de mauvais.
Le christianisme donc , avec ses pompes
riantes et ses touchantes solennités , n'a fait
que répondre à ce besoin d'expansion qui ac
compagne dans le cœur de l'homme l'amour
et la foi.
Et aussi qu'est-ce que pouvait être la ré
forme du christianisme, qui commençait par
retrancher les fêtes chrétiennes? On donnait
au christianisme un aspect rude et farouche,
lui qui est si plein de grâce. Et, chose singu
lière! sous prétexte d'ôter l'intolérance, on
ôtaitla joie et l'effusion; on ôtait la frater
nité, on ôtait tout ce qui est consolant et po
pulaire. Il est vrai qu'en dédommagement on
ôtait la croyance qui captive et la pratique
qui répugne. Mais ce n'était pas là une ré
464 LETTRES
forme , c'était une destruction. C'est-à-dire
qu'après avoir ôté à l'arbre sa parure , on le
frappait à la racine pour l'extirper.
Mais on a vu d'étranges retours. On a vu ,
soit les réformateurs , soit les destructeurs
du christianisme, vaincus par un instinct
plus fort que leur mauvais vouloir, revenir
aux fêtes du peuple , revenir aux pompes et
aux joies ; mais quelles joies et quelles
pompes !
Ah ! il n'est pas aisé de faire une fête qui
demeure , une fête qui se perpétue dans la
mémoire et dans le cœur des hommes
Ecoutez ! ce n'est plus moi qui parle.
Voici deux admirables pages tombées de la
plume d'un grand philosophe :
« Il est, dit-il, une loi divine aussi certaine,
aussi palpable que les lois du mouvement.
» Toutes les fois qu'un homme se met ,
suivant ses forces , en rapport avec le Créa
teur , et qu'il produit une institution quel
conque au nom de la Divinité, quelle que soit
d'ailleurs sa faiblesse individuelle, son igno
rance et sa pauvreté, l'obscurité de sa nais
sance, en un mot, son dénûment absolu de
SUR L'ÉDUCATION. 165
tous les moyens humains, il participe en
quelque manière à sa toute-puissance , dont
il s'est fait l'instrument ; il produit des œu
vres dont la force et la durée étonnent la
raison.... Une féte populaire, une danse rus
tique suffisent à l'observateur. 11 verra dans
quelques pays protestants certains rassem
blements, certaines réjouissances populaires
qui n'ont plus de causes apparentes et qui
tiennent à des sujets catholiques absolument
oubliés ! Ces sortes de fêtes n'ont en elles-
mêmes rien de moral , rien de respectable :
n'importe; elles tiennent, quoique de très-
loin, à des idées religieuses ; c'en est assez
pour les perpétuer; trois siècles n'ont pu
les faire oublier.
» Mais vous, maîtres de la terre! princes,
rois, empereurs, puissantes majestés, invin
cibles conquérants ! essayez seulement d'a
mener le peuple un tel jour de chaque an
née dans un endroit marqué pour danser !
je vous demande peu, mais j'ose vous donner
le défi solennel d'y réussir, tandis que le
plus humble missionnaire y parviendra , et
se fera obéir deux mille ans après sa mort.
1CG LETTRES
Chaque année, au nom de Saint Jean , de
Saint Martin, de Saint Benoit, etc., le peuple
se rassemble autour d'un temple rustique ;
il arrive, animé d'une allégresse bruyante et
cependant innocente ; la religion sanctifie la
joie, et la joie embellit la religion; il oublie
ses peines ; il pense, en se retirant , au plai
sir qu'il aura l'année suivante au même jour,
et ce jour pour lui est une date.
» A coté de ce tableau , placez celui des
maîtres de la France , qu'une révolution
inouïe a revêtus de tous les pouvoirs , et qui
ne peuvent organiser une simple fête; ils
prodiguent l'or, ils appellent tous les arts à
leur secours, et le citoyen reste chez lui , ou
ne se rend à l'appel que pour rire des or
donnateurs. Ecoutez le dépit de l'impuis
sance ! écoutez les paroles mémorables d'un
de ces députés du peuple parlant au corps lé
gislatif dans une séance du mois de janvier
1796 : « Quoi donc ! s'écriait- il , des hommes
étrangers à nos mœurs, à nos usages , se
raient parvenus à établir des fêtes ridicules
pour des événements inconnus, en l'honneur
d'hommes dont l'existence est un problème !
SIH L'ÊDICATION. 167
Quoi ! ils auront pu obtenir l'emploi de
fonds immenses, pour répéter, chaque jour,
avec une triste monotonie , des cérémonies
insignifiantes et souvent absurdes ! et les
hommes qui ont renversé l'autel et le trône,
les hommes qui ont vaincu l'Europe, ne réus
siront point à conserver, par des fêtes na
tionales, le souvenir des grands événements
qui immortalisèrent notre révolution ! »
« 0 délire ! continue M. de Maistre, ô pro
fondeur de la faiblesse humaine ! Législa
teurs, méditez ce grand aveu; il vous ap
prend ce que vous êtes et ce que vous pou
vez (1). »
Et pour moi , qu'ai-je à dire encore ? Cette
imposante voix de philosophe ne me laisse
plus que des vœux pour le peuple. Ah ! puisse
le peuple aimer les fêtes du christianisme !
c'est toute sa joie , et c'est aussi toute sa li
berté. Les fêtes que lui pourraient faire les
hommes lui seraient à peine un étourdisse-
ment au milieu de ses misères et de ses
douleurs.

(i) Cuntidéraliont lur la France, chap. V.


LETTRES

XV.

Spectacles du peuple.

Ne pouvant donc faire des fêtes au peuple,


en échange des fêtes chrétiennes qu'on lui
ravissait, on lui fait autre chose, on lui fait
de» spectacles.
Et quels spectacles!
Jadis la religion était tout le spectacle du
peuple ; ou bien, si elle voulait le laisser re
poser de ses pensées de piété , elle lui faisait
SUB L'ÉDUCATION. 169
un spectacle d'une autre 6or(e, avec des
pompes qui répondaient à son avidité d'é
motion, mais toujours avec des sujets qui se
rapportaient à ses habitudes chrétiennes.
On s'est beaucoup moqué des myttères,
celte origine du théâtre moderne. La moque
rie est aisée , ce n'est pas à dire qu'elle soit
raisonnable.
Les myttères étaient tout le spectacle po
pulaire possible en des temps de piété , et il
faudrait bénir l'Eglise d'avoir alors tempéré
l'austérité des croyances pour permettre
qu'elles devinssent un objet d'amusement et
de plaisir. Ce n'était point une profana
tion; c'était la foi reproduite sous une forme
de jeux. N'est-il pas vrai de dire que le
théâtre exprime les temps de la société? Le
théâtre des mystères exprime un temps de
simplicité naïve, où les passions subsistent ,
qui en doute? mais où elles s'abritent et se
purifient au pied de l'autel.
Alors le génie n'avait pas à marquer de
son empreinte l'œuvre théâtrale destinée au
plaisir des hommes. Il est très-remarquable
que les spectacles les plus simples sont ceux
470 LETTRES
qui répondent le mieux à l'innocence des
mœurs. Lorsque la vertu commence à s'en
aller, le peuple devient difficile en fait de
plaisirs; puis il arrive des temps où ce n'est
pas seulement la vertu qui est absente , c'est
le vice qui est présent ; alors c'est le cynisme
qui préside aux jeux. On dirait que le génie
est de trop, soit dans l'extrême simplicité ,
soit dans l'extrême corruption.
Voici certes un grand sujet de méditation ,
mais trop grand peut-être pour le but que
nous cherchons.
Toujours est-il que, si les mystères nous
rappellent des temps de naïveté, les spec
tacles où va présentement le peuple indi
quent une époque toute différente.
Nous avons fait au peuple des spectacles
où il se forme à tous les raffinements de la
corruption , à l'égoïsme, à la haine, à la dé
bauche, à l'athéisme même. s
Or, les leçons du spectacle sont saisis
santes ; elles pénètrent le peuple par la vue,
par l'oreille, par tous les sens; elles s'incor
porent en lui en quelque sorte. Il les garde
comme une lettre vivante. Ce qu'il a vu
SIR L'ÉDUCATION. 47l
feindre à la scène , il le réalise dans ses ha-
bitudes et dans ses mœurs. Alors il n'y a plus
rien de vrai et d'instinctif. Les inspirations
personnelles s'évanouissent. Tout devient une
fiction de théâtre , l'esprit de famille , l'a
mour, les plus tendres affections. L'âme n'a
plus d'épanchement naturel ; elle se façonne
tout entière sur les modèles scéniques. De là
des imitations désastreuses ; de là des pas
sions qui n'ont pas même l'abandon et la
naïveté de leur licence ; de là des crimes, des
meurtres , des adultères , des suicides , dont
on n'a pas pris le germe en soi-même, mais
en des personnages fictifs. Et comme le spec
tacle qui saisit le peuple , sans le laisser ni
respirer ni réfléchir, ne se met pas non plus
en peine de lui jeter en contraste , avec ces
effroyables exemples, des leçons qui les tem
pèrent , les imitations sont promptes et spon
tanées ; on dirait un mouvement libre et
comme une nature refaite.
Voilà les spectacles que nous faisons au
peuple, nous qui nous moquons des mystères
et de la naïveté des vieux temps.
Puis nous nous étonnons qu'il y ait des
LETTRES
vices et de la corruption dans le peuple.
Nous nombrons avec épouvante la progres
sion de ses crimes et de ses désordres. Nous
appelons à notre aide la politique, la philan-
tlu'opie, les livres, la charité, la police, l'in
dustrie , pour atténuer , s'il est possible ,
cette immense altération des bonnes mœurs,
cette invasion des penchants effrénés et des
idées perverses. Mais nu voyons-nous pas la
cause toujours subsistante de cette dégra
dation? Tant que les spectacles du peuple
seront des spectacles de débauche cynique et
d'athéisme rieur, le peuple ira à ces excès
de frénésie. A peine si la raison calme d'un
homme formé aux vertus résisterait à cette
effroyable impulsion de l'exemple réalisé sur
la scène. Comment voulez-vous que le peu
ple , avec son ignorance, y puisse tenir? La
puissance de la scène est enivrante. Pour
qu'elle tournât au bien du peuple, il faudrait
concilier ce qu'elle a de séducteur avec les
austérités de la morale, chose difficile, im
possible peut-être!
Au moins, disons à ceux qui ont quelque
action sur les théâtres, de faire un effort
SLR L'ÉDUCATION. 173
pour les ramener à ce but d'éducation pu
blique. Demandons-leur de faire au peuple
des spectacles qui ne soient pas une corrup
tion. Nous sommes loin du temps des mys-
tères \ qui en doute? mais si le peuple veut
d'autres scènes, l'invention ne lui en four
ni ra-t-elle pas qui lui soient un exemple de
vertu ? et le théâtre doit-il être à toute force
une école de débauche?
C'est ici que j'accepterais volontiers l'ac
tion publique de l'Etat. L'Etat a naturelle
ment un grand empire sur le peuple par la
direction de ses spectacles ; et ce serait un
noble office que d'en faire une leçon vivante
de vertu et de morale.
FI ne suffit pas même que les spectacles
soient inoffensifs pour l'innocence du peuple ;
il faut qu'ils lui soient toujours un enseigne
ment. Il y a des spectacles de pure curiosité
qui affaiblissent le caractère d'un peuple ; ils
le façonnent à la servitude, ils le disposent à
l'incurie, ils lui ôtent la dignité et l'énergie.
Rendons le peuple fort contre tous les péril»,
et même contre ceux qui ne sont pas toujours
I7i LETTRES
aperçus. L'amollissement des âmes est un
signe funeste de décadence.
Voici un péril tout opposé : il y a des spec
tacles où le regard est attaché à des images
atroces, comme les spectacles des combats
d'hommes ou de bêtes fauves ; c'est un autre
genre de dégradation. Voulant fortifier l'âme,
craignons de l'abrutir.
« Les Athéniens, dit Plutarque, avaient
perdu la mémoire d'Amphyction, de Thésée,
des Archontes qui les avaient gouvernés avec
sagesse, et ne songeaient plus qu'aux bouf
fons, aux danseuses, aux baladins qui pou
vaient les divertir.... Ceux qui commandaient
étaient fort aises que le peuple s'occupât de
frivolités odieuses plutôt que des affaires d'E
tat. » Et de même, lorsque ces deux mots :
panem et circentes, c'est-à-dire du pain et du
sang, furent devenus tout le cri des Romains,
le peuple libre avait disparu, il ne restait
qu'un peuple dévoué à toutes les hontes. La
gradation fut rapide. Il avait commencé par le
spectacle des meurtres, il finit par le specta
cle des turpitudes.
L'Etat peut donc relever le peuple ou le
SUR l'édication. l75
précipiter, par la direction de ses spectacles.
Ce serait un crime social au premier chef de
faire de cette puissance un trafic de domina
tion. Une invasion de barbares serait moins
à craindre. Le peuple se renouvelle aux terri
bles épreuves des batailles ; il se corrompt et
s'empoisonne sans retour aux spectacles de
licence.
Que toutes les voix des moralistes sollici
tent donc la réforme des spectacles du [peu
ple ! (l en est qui se méprennent. Ils semble
raient vouloir que le christianisme pénétrât
tout vivant dans les théâtres. Craignons d'au
tres périls ; craignons les profanations ; crai
gnons que le génie des poètes ne s'accoutume
à faire du christianisme une mythologie déjà
morte. Non, je n'appelle pas de telles réfor
mes. Mais le christianisme a une pensée po
pulaire, une pensée sociale et humaine, que
les spectacles doivent respecter ; il a des le
çons, il a des inspirations, il a des émotions,
il a des luttes pleines de drame et de poésie ;
les spectacles iront-ils heurter cette nature
d'affection et de poésie? Iront-ils empoison
ner, dans le cœur du peuple, ce sentiment du
176 LETTRES
beau, du grand, du vertueux, que la religion
y a déposé?
Les spectacles doivent être en rapport avec
la croyance du peuple. Si le peuple croit une
religion vraie, et que les spectacles viennent
altérer sa croyance, ils ne sont pas seulement
impics par rapport à Dieu, ils sont criminels
par rapport au peuple. C'est au nom du peu
ple que je demande que les spectacles qu'on
lui fait se conforment aux maximes de la mo
rale. Est-ce qu'autrement on n'ote pas au
peuple la paix, la sérénité de la vie? On lui
fera haïr sa condition ; on le tourmentera
par des besoins imaginaires, on le jettera
hors de sa destinée naturelle, on le désolera
à plaisir, et ainsi de ses jeux on lui fera un
supplice. C'est plus qu'il n'en faut pour pro
duire des révolutions sans but, et des mal
heurs sans terme.
Il y a des moralistes qui reprochent à l'E
glise sa rigidité, par ce qu'elle frappe les
spectacles d'anatheme; mais ne devraient-
ils pas d'abord s'occuper à rendre les specta
cles bons? Après cela leurs querelles avec l'E
glise seraient moins vives. Moi je pense que
SLR L'ÉDICATION. 177
cette rigiditéde l'Eglise est une prévoyance po
pulaire ; le christianisme est soigneux du
bonheur des hommes, même alors qu'il sem
ble leur disputer leurs joies; c'est que son œil
est pénétrant. Il sait ce qu'il y a au fond de
ces plaisirs! s'ils laissaient l'innocence in
tacte, il ne les flétrirait pas, et peut-être il les
bénirait.
Pourquoi d'ailleurs s'en prendre au chris
tianisme? Est-ce qu'il n'y a pas des philoso
phes qui ont parlé comme lui ? On sait les
cris de malédiction de Rousseau. D'où vient
qu'on les M pardonne? C'est qu'ils sont un
jeu d'éloquence. Les hommes souffrent que
la morale soit sévère, à la condition qu'elle
ne trouble pas leurs plaisirs.
Il y a un philosophe plus humain que
Rousseau : c'est Marc-Aurèle. « Le goût des
spectacles magnifiques, dit-il, est un goût
frivole.... Lorsque tu ne pourras pas éviter de
te rendre à ces grands spectacles, portes-y
un sentiment de bonté ; point de vaine os
tentation; mais songe qu'un homme n'est
vraiment estimable qu'autant qu'il ne s'affec
tionne qu'à des objets qui le méritent. »
12
l78 LETTRES
Tel est le conseil du sage, parlant au sage.
Quant au peuple, hélas ! il ira aux spectacles
qui lui seront faits, ne pouvant choisir les
bons, s'il y en a de bons ; mais les acceptant
tous sans trop d'examen. Ici donc se révèle
un extrême péril, et au lieu de nous étonner
de l'austérité du christianisme, ah ! ne de
vons-nous pas le laisser se plaindre et gé
mir ; ne devons-nous pas avec lui supplier le
peuple de se garder de ces jeux qui cachent
la dégradation et la honte. Heureux le peu
ple, s'il entend cette voix de prévoyance et de
salut ! Alors il trouvera en lui-même des spec
tacles qui seront des spectacles de vertu et de
piété, de travail et de prospérité, de richesse
et d'innocence.
SUR l'éducation. 479

XVI.

De JWlioration do sorl du peuple par I'édicalion."5)

Suivons l'inspiration chrétienne ; allons au


bonheur du peuple.
Beaucoup le cherchent, ce bonheur, naïve
ment et candidement, avec des théories d'ins
truction, avec des écoles de toute sorte, avec
des livres, avec des méthodes ; et je ne saurais
ici blâmer leur bon vouloir Mais ne faut-il
pas leur dire que leurs travaux seront san
180 LETTRES
fruit s'ils ne les couronnent par l'éduca
tion ?
On espère améliorer le sort du peuple, en
lui apprenant à réduire la vie en un calcul de
chaque jour et de chaque heure. Mais quand
on aurait appris au peuple toutes les minu
ties du bien-être, on ne lui aurait pas révélé
pour cela le secret du bonheur. Le bonheur
est dans la paix de l'àmc et la liberté de la
conscience.
Que font la plupart des amis du peuple?
Ils lui créent des besoins inconnus; ils le jet
tent hors de ses penchants naturels. Ils lui
mettent en perspective des prospérités qu'il
n'atteindra jamais, c'est-à-dire ils fatiguent
son existence par une émulation sans objet
et par une ambition sans issue. Est-ce là le
bonheur? n'est-ce pas plutôt le tourment de
la vie?
L'éducation, en tempérant les passions hu
maines, en répandant l'amour et la bienveil
lance parmi les hommes, en adoucissant les
aspérités de l'inégalité sociale, sera le com
mencement du bonheur véritable du peuple.
Il faut que le peuple apprenne par l'édu
SUR L'ÉDUCATION. 181
cation toutes les raisons qu'il a d'aimer sa
condition, une condition frappée en appa
rence par toutes les épreuves de la douleur
humaine, mais réellement bénie et consolée
par la Providence, si on la considère par rap
port aux conditions les plus enviées.
Les voix qui parlent au peuple ne sont pas
assez soigneuses de lui faire ces rapproche
ments. Il ne faut pas pour cela une philosophie
bien haute, ni un langage bien savant. Le
spectacle des grandes misères et des grandes
infortunes parle à la raison du peuple
comme à la raison des plus sages. Mais il
faut le lui montrer, autrement il le laissera
passer inaperçu. Le peuple a ses préoccupa
tions personnelles. 11 ne va pas de lui-même
aux choses qui sont hors de lui. Il faut l'ai
der à se détourner de sa propre image. Il
faut lui ouvrir les yeux sur tant d'adversités
qui fatiguent la terre. Il faut enfin le disposer
à une immense pitié sur les maux de la vie
humaine, et lui apprendre à mettre en com
mun les douleurs qui oppressent toutes les
âmes, en quelque condition que Dieu les ait
jetées.
482 LBTTRËS
Ce serait beaucoup pour le bonheur du
peuple que de lui faire sentir cette univer
salité de la peine, du labeur et des larmes
dans l'humanité. De combien on lui diminue
rait le poids qui lui est échu!
Il s'est trouvé des philosophes qui ont fait
tout le contraire. Voyez-vous les riches I ont-
ils dit au peuple : voyez-vous les oisifs ! race
maudite, qui mange le fruit que vous plantez,
que vous arrosez et que vous faites venir à la
sueur de votre front ! Toute la leçon de ces
philosophes, c'était de disposer le peuple au
pillage et au meurtre, pour tout apprentis
sage du bonheur.
Et après, n'y aurait-il plus eu de riches,
plus d'oisifs? c'est-à-dire, n'y aurait-il plus
eu d'inégalité? Triste philosophie, dont la
prévoyance ne va pas au lendemain de son
triomphe, à moins qu'elle ne fasse de la so
ciété humaine le droit perpétuel de l'exter
mination.
Il y a une philosophie meilleure, c'est celle
qui commence par mettre au cœur des riches
la commisération et l'amour, et ensuite dis
pose les pauvres à bénir la souffrance comme
SUR l'éducation. 183
une épreuve. Cette philosophie ne consacre
pas l'oisiveté, elle l'attaque comme un fléau
des vertus. Mais l'oisiveté, cette torpeur de
l'àme, n'est pas propre à une condition a
l'exclusion de toutes les autres. Elle dégrade
Vindigence comme la richesse ; et ainsi la
philosophie dont je parle, en flétrissant l'oi
siveté parce qu'elle est un vice, ne fait pas de
ses anathèmes un prétexte de haine et de
séparation entre les hommes. A tous au con
traire elle fait un devoir égal d'accomplir la
loi du travail, loi sous laquelle marche cour
bée l'humanité tout entière.
Et cette philosophie est populaire; elle est
bienfaisante et humaine ; elle va à la prati
que de toutes les choses qui font le bonheur.
Supposez, en effet, une éducation tellement
réglée, que tous les hommes se vissent égale
ment engagés sous cette loi du travail, variée
selon les positions, mais commune à toutes ;
vous voyez bien qu'alors naîtrait un senti
ment de confiance et de fraternité véritable,
qui adoucirait les peines et ôterait les jalou
sies. Alors le peuple serait calme dans son
émulation. Le désir d'améliorer son sort par
l84 LETTRES
une industrie ingénieuse et active, ne de
viendrait point de l'aversion pour les exis
tences déjà faites. Chaque succès aurait son
imitation, et aussi chaque adversité aurait
ses secours, son aide et sa pitié. Un lien d'a
mour s'établirait entre les hommes, et nulle
condition ne serait pénible à porter parce que
toutes paraîtraient avec leurs misères.
Ah ! qui est-ce donc qui donnera à l'édu
cation du peuple cette direction de sagesse ?
Combien il gagnerait de calme et de paix !
combien de vices éteints et de dégoûts vain
cus ! combien de haines de moins ! combien
de charité de plus !
Nous nous appliquons à faire haïr son sort
au peuple, et notre soin devrait être de le lui
adoucir. Otons au peuple ses pensées de ja
lousie, et nous lui aurons donné un nouveau
courage pour améliorer sa condition. Agran
dissons devant lui le spectacle de la douleur
et de la peine, et il aimera davantage ses
infortunes. Faisons-lui comparer les adver
sités humaines, et il portera plus noble
ment sa part du fardeau. Telle doit être l'édu
cation du peuple.
SIR L ÉDUCATION. 488
Il s'ensuivrait un goût fortuné de vertus
publiques et privées, et tout y gagnerait,
l'ordre de l'Etat et la sécurité des familles.
Le bonheur n'est pas dans les jouissances
matérielles de la vie ; il est dans les jouissan
ces intimes de l'âme. Il est dans la satisfaction
des besoins du cœur.
Nous disons au peuple le secret de l'éco
nomie. Nous lui faisons des caisses d'épar
gnes. Nous lui révélons l'art de multiplier
l'argent par l'argent. Est-ce tout le bon
heur?
Prenons garde de remplacer des tourments
par d'autres tourments. Prenons garde à la
cupidité ! prenons garde à l'avarice ! l'avarice,
ce tourment de la richesse, et qui deviendrait
le tourment de la pauvreté. Prenons garde à
toute cette prévoyance qui ôte la liberté de
l'âme, et qui pourrait donner lieu à des be
soins inconnus, hélas ! et peut-être à des cri
mes cachés.
Que faisons-nous ? nous ôtons au peuple
ce caractère qui semble lui être propre, cette
confiance ingénue dans la Providence, cet
abandon vers l'avenir : admirable simplicité ,
188 LETTRES
qui est comme la foi en son travail, et. un en
gagement au courage et à la vertu. N'est-ce
pas lui ôter tout ce qu'il y a de charme dans
son existence ? N'est-ce pas empoisonner la
résignation, cet admirable parfum des ver
tus, cet ornement délicieux de l'espérance ?
Il suit de cette direction donnée aux mœurs
populaires, une disposition fatale à l'isolement
et à l'égoïsme. C'est le caractère des nations
qui dépérissent.
Dans ce système d'éducation, chacun est
excité à se suffire à lui-même ; chacun rêve
une indépendance qui lui soit propre. On
voudrait pouvoir se passer de l'univers; ce
serait l'extrême bonheur.
Mais quel homme peut donc se passer de
l'univers, ou plutôt se peut passer d'un autre
homme ? Quelle condition est indépendante ?
quel sort, pour fortuné qu'il soit, ne devra
pas chercher autour de lui des liens d'affec
tion ou de secours? L'isolement est-il pos
sible, je ne dis pas à un homme, mais à une
famille, et non-seulement à une famille, mais
à une agglomération de familles, mais à un
peuple? Est-ce que tout ne se tient pas dans
SUR l'éducation. 187
l'humanité? est-ce que l'humanité elle-même
n'est pas attachée au ciel par une mystérieuse
chaîne ? est-ce qu'elle vivrait sans cela, sus
pendue dans le vague espace et ne voyant
rien au delà de cet infini ?
Voyez où va la perfection des théories qui
ont pour objet le bonheur de l'homme ! On
veut que l'homme puisse vivre seul. C'est là
le comble ; c'est-à-dire, on lui présente un tel
état de bonheur, qu'il ne le puisse pas réali
ser. On le nourrit de chimères !
Or, le peuple ainsi exercé à la poursuite
d'un bonheur qui fuit comme une ombre,
arrivera par degrés à une faiblesse morale
qui se révélera dans sa constitution publique,
par l'absence de tout patriotisme et de toute
gloire. .
Outre que l'individualisme use pénible
ment l'existence privée des hommes, il épuise
tristement la vie politique des états.
Imaginez que tous les citoyens aient été
dressés à se suffire Isolément ; à force d'é-
goïsme, vous' aurez créé le plus misérable
des peuples.
Il est remarquable que l'égoïsme finit par
188 LETTRES
détruire l'activité. Il faut à l'homme d'autres
motifs pour l'exciter aux grandes choses,
et même à celles qui regardent son intérêt.
L'égoïsme va mourir dans le fatalisme inerte
et idiot.
Ou bien, lorsque cette espèce de résigna
tion stupide dépasse même ses forces, il n'a
plus pour toute vertu que le désespoir, ce
dernier abime où fermentent les pensées
cruelles et les desseins farouches.
Nul ne comptera les crimes produits par
ces goûts d'isolement et d'indépendance que
l'éducation moderne a donnés aux hommes.
D'abord ces rêves d'égoïsme sont séduisants;
mais quand ils échappent, ils laissent un vide
affreux dans l'âme, avec des jalousies atroces
etdes haines implacables. Ah! notre éducation
a fait bien des meurtres, bien des suicides :
et si elle ne va pas toujours à de si fatales
extrémités, combien elle est impuissante à
guérir les angoisses de l'âme ! combien elle
lui laisse de faiblesse pourles jours mauvais !
Non, ne poussons point l'homme, ne pous
sons point le peuple à l'isolement, sous pré*
texte de le conduire à l'indépendance. Appre
SUR l'éducation. 189
nons-Iui plutôt à chercher le bien-être dans
les rapports communs de la vie civile. Et par
conséquent, apprenons-lui à rendre ces rap
ports faciles et bons ; c'est-à-dire apprenons-
lui les devoirs de la société humaine, appre
nons lui l'affection et la bienveillance, appre
nons-lui l'équité, apprenons-lui l'indulgence,
apprenons-lui la pitié pour les maux d'autrui,
apprenons-lui les vertus pratiques, et tout
cela c'est le bonheur.
L'éducation du peuple ne sera réelle que
lorsqu'elle arrivera ou qu'elle tendra à cet
objet.
Que l'éducation s'applique surtout à faire
revivre dans le peuple la sainteté et la simpli
cité des mœurs domestiques ; que l'esprit de
la famille soit ravive ; que l'autorité du père
soit restaurée ; que l'exemple de la mère soit
vénéré ; que les enfants concourent au bien-
être par l'obéissance et l'amour, aussi bien
que par le travail ; que les ambitions soient
retenues; que la probité en soit la règle ; que
la modestie suive les succès: et avec ces dis
positions vertueuses dans le cœur, le peuple
sera assuré d'améliorer son sort sans se bercer
190 LETTRES
de chimères et sans poursuivre des rêveries.
L'amélioration du sort du peuple est sou
vent cherchée par l'instruction ; moi, je la
cherche par l'éducation. Et qu'est-ce donc
que l'instruction du peuple, mon Dieu? Que
peut-elle être? Un rêve de plus.
J'ai dit ma pensée sur l'instruction du
peuple, et peut-être je l'étends au delà des
limites désignées par beaucoup d'autres. Mais
si l'instruction ne va qu'à produire des besoins
nouveaux, elle ne sera qu'un surcroît de mi
sères. C'est à l'éducation qu'il appartient de
révéler au peuple le secret du bien-être. C'est
elle qui lui assure un peu de bonheur.
L'instruction peut donner des raffinements
à l'égoïsme ; mais ce sont des tourments do
plus jetés dans la vie. L'instruction agite la
pensée de l'homme ; l'éducation la calme et
la règle. Pour améliorer le sort du peuple, il
ne s'agit pas de le nourrir d'espérances, il
faut plutôt tempérer ses vœux. Qu'un ensei
gnement moral le façonne aux vertus, et ce
sera un grand progrès vers un sort meilleur.
SUR l'éducation. 191

XVII.

Des vocations du peuple.

Et pourtant l'éducation n'emprisonnera


pas le peuple dans un cercle de fer ; elle ne
se chargera pas d'améliorer sa condition en
la lui imposant comme une fatalité. Non, l'é
ducation dont je parle est une éducation
chrétienne, et par conséquent elle laisse di
later la pensée humaine; elle laisse aux
492 LETTRES
vœux leur liberté; ellle laisse à l'activité
morale son énergie.
Aussi, voulant parler des vocations du
peuple, je dois mettre hors de question les
mille et mille accidents qui, à chaque mo
ment, varient l'existence des hommes, tan
tôt abaissant les hautes têtes, tantôt élevant
les têtes humbles ; faisant de la vie sociale un
spectacle d'éternelle mobilité. Dans cette per
pétuelle succession de mouvements qui dépla
cent à chaque heure l'ordre humain, le peu
ple sans doute aura sa liberté d'action, et de
lui partiront sans fin de ces noms imprévus
qui semblent prédestinés à la gloire ou à la for
tune, exemples vivants de ce que peut la vo
lonté, le génie, et quelquefois même le ha
sard, cette pensée inconnue de la Providence.
Mais, d'un autre côté, il faut bien recon
naître que les déplacements dans l'existence
humaine, déplacements contre lesquels toute
politique serait impuissante, fût-ce une po
litique de despotisme barbare et fataliste,
laissent le peuple dans sa condition de peu
ple, et autrement ceux qui s'occupent de
son éducation ou de son bien-être poursui
sir L'ÊDir.Anox. 493
fraient une chimère, et tout l'enseignement
des moralistes du peuple se réduirait à lui
dire qu'il doit rompre la loi qui l'a établi à
la base de la société pour en être la force et
le fondement. Ainsi on retournerait à la phi
losophie du bouleversement perpétuel, pour
toute règle dn bonheur des hommes.
Admirons la loi mystérieuse qui préside à
la conduite des sociétés! Il semble que rien
ne serait plus facile que de dire au peuple
qu'il ne doit pas y avoir de peuple, et qu'à
cette parole un immense et définitif déplace
ment devrait se faire dans toutes les sociétés.
Et en cflet, ces hardiesses sont bien tentées
de loin en loin dans la marche des siècles, et
elles donnent lieu à d'épouvantables secous
ses, après lesquelles il semble que le monde
va s'engloutir dans le chaos. Mais qu'arrive-t-
il? le peuple retourne à sa place, l'humanité
se rassied sur sa base, et la mobilité, cet acci
dent perpétuel de la vie humaine, reprend sa
liberté , sans changer rien à celte autre loi
de l'ordre et de la régularité, qui est tout le
principe de la durée.
Ainsi tout ce qu'il y a de violent dans la
lt
LETTIIKS
passion, dans l'amour des nouveautés, dans
la haine des conditions supérieures, dans la
fureur des vengeances, tout cela fléchit sous
la main de Dieu. Le peuple peut l'aire une
révolution; il peut tout .briser en un jour.
Mais, hélas ! il reste peuple, et quelquefois
plus humble et plus courbé vers la terre
qu'auparavant.
Ceci doit nous servir d'instruction : ne sa
crifions pas à cette activité humaine qui fait
la mobilité, et avec la mobilité amène des
personnages toujours nouveaux et des for
tunes toujours nouvelles ; ne lui sacrifions
pas la condition providentielle de l'ordre,
qui fait la permanence et la vie publique
des nations et des cités.
Quoi que fassent les amis du peuple, il y
aura toujours un peuple pour base de l'or
ganisation sociale. C'est ce fait public qu'il
faut accepter sous peine d'entrer dans une
théorie de désordre et de malheur.
Donc, mon ami, laissant intacte cette éner
gie de liberté qui pousse incessamment
l'homme à des destinées supérieures, nous
devons penser à cette masse qui reste peu
SIR l'éducation. 195
pic, et semble comme étrangère au travail
de déplacement qui se fait en elle-même.
Le peuple, comme peuple, a ses condi
tions de bonheur: qui en doute? et parmi
ces conditions je mets les vocations qui lui
sont propres.
J'ai dit ailleurs tout ce qu'il y a de mysté
rieux et de providentiel dans la vocation.
Tout homme entre dans la vie avec des apti
tudes que Dieu lui a faites, et il importe à
son bonheur qu'il les étudie avec soin parec-
qu'elles lui deviennent comme une lumière
dans le choix de sa carrière et de ses travaux.
Ce mot de vocation, qui dans la sublime lan
gue du christianisme signifie un appel de la
grâce à des ministères divers dans l'œuvre de
Dieu (1 ), s'applique de même à toute la vie
humaine; c'est comme une révélation faite à
chacun du ministère social qui lui est échu,
dans cette infinie variété de goûts qui travail
lent le cœur des hommes.
C'est donc quelque chose d'admirable de
voir la sollicitude avec laquelle le christia-
(1} Pirisiones auUm gratïarum stint. nnicuique datur
mauifettatio ipiritûi ad nlllitotun. 6. Paul) ad CerinUi.
106 LETTRES
nismo nous dit à tous de comprendre et de
suivre notre vocation, cette manifestation de
fetprit pour l'utilité, cette inspiration secrète
qui nous conduit au bien-être.
Ncsommes-nous'pas bien étourdis et bien
légers de ne pas faire attention à cette voix
d'en haut? Si le christianisme était em
brassé avec tout ce qu'il a de prévoyant dans
ses conseils, dès cette vie il réaliserait le
bonheur qui n'est promis qu'à la vie du
ciel. C'est parce que la plupart des hommes
ne suivent pas l'illumination qui leur est
donnée, qu'ils se jettent en des voies mau
vaises. Ils se traînent péniblement contre la
tendance naturelle de leur vocation ; ils s'é
puisent d'efforts pour la vaincre, c'est-à-dire
ils se combattent eux-mêmes, et à cette lutte
désespérée leurs succès mêmes sont sans
utilité, leur vie reste troublée, leurs désirs
sont insatiables, et le vide qui se fait inces
samment au fond de leur âme atteste qu'ils
n'ont pas suivi leur mission, et que poin
teur propre bonheur Dieu les voulait à une
autre place.
Ah ! les moralistes du peuple y doivent
SI R L ÉDUCATION.
songer ! lis lui ouvrent à tout hasard toutes
les carrières, sans s'enquérir de ses voca
tions : ne craignent- ils pas de désoler son
existence et de lui faire une destinée de
malheurs jusqu'alors inconnus à sa condi
tion?
Le peuple a ses vocations, je le redis ; car
il a ses aptitudes comme il a ses besoins.
De là des carrières naturellement ouvertes
au peuple. Et sans doute le génie, la vertu,
le hasard peut-être lui en ouvrira d'autres
plus hautes et plus glorieuses ; mais ce sera
par des accidents qui ne changent rien à la
loi fondamentale de l'ordre humain.
Que les moralistes laissent donc au peuple
ses vocations, et qu'ils se chargent seule
ment de les lui rendre douces par la bien
veillance de leurs conseils.
Parmi ces vocations il en est d'admirables
pour la conservation même de la société ; et
telle est surtout la vocation qui attache le
peuple à la culture de la terre, cette vocation
primitive et universelle, la plus sainte, ce
semble, des vocations humaines, car elle ap
plique le travail de l'homme à féconder l'œu
,l98 LETTRES
vrc de Dieu, et c'est pourquoi aussi peut-
être elle s'offre à la pensée sous des aspects
touchants de simplicité et de vertu, lorsque
la plupart des autres vocations semblent
faire de l'industrie humaine un exercice de
corruption et d'avidité.
Ces vocations pourtant n'ont rien d'elles-
mêmes qui aille au mal. L'homme les gâte
par ses vices.
Aussi rien n'est admirable comme l'appli
cation de l'industrie aux divers objets d'uti
lité pratique. L'industrie en général est la
grande force intellectuelle de l'humanité,
aux prises avec les obstacles matériels de la
nature, et avec la nature elle-même. Cette
lutte est souvent sublime ; elle produit des
œuvres qu'on prendrait pour une création
nouvelle, et le génie humain , en les contem
plant, s'arrête tout étonné de lui-même, et
presque disposé à se considérer comme un
Dieu.
Mais aussi l'industrie est sujette à servir
d'instrument à l'égoïsme et à la cupidité !
Alors c'est l'homme qui corrompt sa propre
puissance.
SUR l'éducation. 19»
Les vocations industrielles n'en restent pas
moins des moyens d'utilité pratique dans la
société. Cest à l'éducation qu'il convient de
leur donner une direction et une règle, en
les subordonnant à la loi commune de la
probité.
Ces sortes de vocations, auxquelles se
joint toujours plus ou moins une condition
de travail matériel ou mécanique, sont indi
quées comme vocations du peuple. Ce n'est
point dédain apparemment, c'est nécessité.
La classification des vocations populaires
ne se fait pas d'ailleurs en vertu d'un sys
tème. « La condition d'artisan, dit un ami du
peuple (1), est le lot forcé de tous les enfants
de la classe pauvre des villes. » Et l'écrivain,
qui ensuite passe en revue d'autres condi
tions, est assez sage pour les accepter sim
plement comme un fait social, sans accuser
ni la nature, ni Dieu, ni l'homme. Je le bé
nis, pour ma part, de chercher à adoucir
par l'éducation les conditions du peuple, au
(t) Napolcun Landais.

\
500 LETTRES
lieu de lui aigrir le cœur par des plaintes
inutiles.
Que chacun apprenne8 ainsi aux hommes à
honorer le travail, à quelque objet qu'il soit
applique. Ne sommes-nous pas tous des ou
vriers sur la terre? et la grande vocation de
l'homme, n'est-ce pas la peine1!
Mais le travail a dû se trouver naturelle
ment divisé eu deux parts : le travail intel
lectuel, cette affreuse souffrance de la pen
sée, au plus petit nombre ; le travail maté
riel, cette peine toute mécanique du corps, au
plus grand nombre ; de sorte cependant que
nul n'échappe, soit aux labeurs physiques,
soit aux peines morales : telle est la distri
bution faite à l'humanité.
Le peuple donc a sa part, et peut-être la
part la plus légère à porter, si ce n'est que
la cupidité la lui rend quelquefois plus rude
et plus difficile. Mais je l'ai dit, c'est qu'alors
l'ordre de la nature est troublé par les vices
de l'homme.
Or, dans celte part qui est faite au peuple,
j'admire comme ses vocations se classent et
se vaiicnt sans jamais faire de confusion.
SUR L'ÉDUCATION. 201
Que d'arls sembleraient provoquer la préfé
rence des goûts! Que de métiers semble
raient devoir n'appeler que l'aversion ! Et ce
pendant à chaque nécessité répond un choix
de travail, et à chaque travail une perfec
tion, et à chaque perfection une gloire. C'est
ici une action plus puissante que celle de
l'homme. Si Dieu se retirait de la société, ce
ne serait plus qu'un abime.
Quelquefois les amis du peuple lui don
nent d'étranges conseils. Comme si chaque
vocation n'avait pas assez de sa propre con
dition de travail et d'étude, on en est venu à
souhaiter en quelque sorte que chaque
homme eût plusieurs vocations, et même les
eût toutes à la fois, pour s'assurer, lui disait-
on, plus d'indépendance. Voici ce vœu plei
nement exposé dans le premier travail qui a
servi de base à tous les travaux sur l'éduca
tion nationale en France, depuis la Conven
tion.
« La supériorité de lumières et de talents
peut soumettre les autres hommes à une dé
pendance particulière ou générale.
» On évite le premier danger en rendant
20Î LETTRES
universelles les connaissances nécessaires
dans la vie commune. Celui qui a besoin de
recourir à un autre pour écrire ou même lire
une lettre, pour faire le calcul de sa dépense
ou de son impôt, pour connaître l'étendue
de son champ ou le partager, pour savoir ce
que la loi lui pemiet.ou lui défend : celui qui
ne parle point sa langue de manière à pou
voir exprimer ses idées, qui n'écrit pas de
manière à être lu sans dégoût ; celui-là est
nécessairement dans une dépendance indi
viduelle, dans une dépendance qui rend nul
ou dangereux pour lui l'exercice des droits
de citoyen, et réduit à une chimère humi
liante pour lui-même l'égalité prononcée par
la nature et reconnue par la loi. Mais ces
mêmes connaissances suffisent pour l'affran
chir de cette servitude ; l'homme, par exem
ple, qui sait les quatre règles de l'arithmé
tique, ne peut être sous la dépendance de
Newton pour aucune des actions de la vie
commune.
» Quant à la dépendance générale, à celle
qui nuit du pouvoir de la ruse ou de la pa
role, elle sera réduite presque à rien par l'u
SLR L'ÉDUCATION. t03
niversalité de ces connaissances élémentai
res, qui par leur nature même sont propres
à conserver la justesse de l'esprit, à former
la raison ; d'ailleurs elle ne subsistera plus
des lors qu'une instruction plus étendue
aura multiplié les hommes vraiment éclairés
au milieu de citoyens disposés par la leur à
reconnaître, à sentir la vérité (1). »
On croit rêver !
Et songez que ce n'est pas ici l'œuvre d'un
esprit vulgaire ; c'est l'exposé d'une théorie
philosophique, à laquelle un évêque, depuis
lors très-célèbre, mettait son nom, et que
vous retrouverez en tête de la collection de
lois ou de décrets qui servent de base à l'en
seignement en France depuis près d'un demi-
siècle.
Donc, aux tenues de cette théorie, chaque
vocation particulière est une condition re
lative de domination et de dépendance. Les
philosophes de Végalité prononcéeparla nature
faisaient à tous les hommes l'obligation de
(t) Rapport sur l'Organisation générale de l'Instruction
publique, fait â l'Assemblée législative le' 50 avril t79Î, et
réimprimé par décret de la Convention nationale.
201 LETTRES
s'appliquer à toutes les études, à tous les
arts, à toutes les connaissances pratiques,
afin d'être libres. Vous le voyez bien ! celui
qui sait les quatre règles est indépendant du
grand Newton. Mais c'est le grand Newton
qui m'embarrasse. N'est-ce pas lui qui va
dépendre de celui qui sait les quatre règles,
si celui-ci est un horloger, un menuisier, ou
même un arpenteur?
On a honte de réfuter ces énormes sottises.
On dirait qu'elles ont été gravement étalées
en tête de nos codes de réforme morale et
intellectuelle, pour attester le vide des doc
trines humaines, dès qu'elles veulent s'af
franchir des lois naturelles de l'ordre. On a
voulu que l'homme fût libre, et pour cela
on l'a jeté seul dans la société. Il n'avait
qu'à réaliser en lui-même toutes les choses
pratiques de la .vie. A ce prix il se pouvait
passer de tous les autres hommes; à ce prix
il jouissait de l'égalité de la nature ; à ce prix
il était roi ; c'est-à-dire qu'à ce prix il était
le plus misérable des êtres créés, il était
un pauvre esclave, hors d'état de vivre.
Où peut aller l'orgueil humain ? Il cherche
SLR I/ÊD0CATIO.N. 205
l'indépendance, il tombe dans la servitude.
Est-ce que l'homme peut être seul? est-ce
qu'il peut être universel? est-ce qu'il est
Dieu ?
L'homme a besoin de l'homme; c'est pour
cela qu'il est en société, et c'est pour cela
que dans la société les vocations se varient
pour faire de cette variété un secours mutuel
et une magnifique harmonie.
Les amis du peuple, sous le semblant de la
liberté, lui font une condition effroyable de
sujétion. Ils entendent lui ôter ses besoins, et
ils l'accablent sous des besoins nouveaux. Ils
le chargent de mille chaînes inconnues. Ils
lui font de la vie un fardeau qui accable sa
faiblesse. Ils lui ôtent jusqu'aux liens d'af
fection et d'humanité; ils jettent dans son
âme un vide immense; ils lui font de l'é-
goïsme sa seule force, c'est-à-dire, ils le dé
pouillent de toutes les forces que Dieu lui a
faites dans la société, et l'abandonnent ainsi
aux hasards de la vie, comme on abandonne
rait un être misérable et nu, parmi les bétes
fauves d'un désert sauvage.
Kcvenons aux réalités d'une philosophie
206 LETTRES
plus humaine. C'est par les vocations que les
hommes ont entre eux un lien d'unité so
ciale. Ainsi donc, apprenons au peuple à sui
vre ces révélations intimes que Dieu fait à
chaque homme, pour la conduite de la vie et
l'application de son travail. Gardons-nous de
laisser soupçonner à nul être sur la terre
qu'il se peut suffire à lui-même, fût-ce par
Yuniversalité des connaissances, comme disait
la Convention, et comme d'autres ont dit
après elle. Faisons aimer au contraire à tout
le monde ces rapports mutuels qui naissent
de tant de goûts divers, et qui donnent à la
société humaine un aspect si admirable de
variété et d'ensemble. C'est là un office po
pulaire ; c'est là une touchante philanthropie.
Oui, les vocations sont une inspiration mys
térieuse qui descend du ciel. Toutes ne se
révèlent pas à des signes également sensibles,
et quelquefois elles semblent se produire par
des accidents qui peuvent ressembler au ha
sard, ou par une continuité d'habitudes qui,
en certaines positions, écartent toute pensée
de changement. Mais toutes doivent être
respectées, parce que toutes concourent à
SLR L'ÉDUCATION. 207
l'harmonie humaine ; et la plus immorale des
philosophies serait celle qui, sous prétexte
de faire du bien aux hommes, viendrait trou
bler cette liberté de leur instinct, qui est la
jouissance d'eux-mêmes, en même temps
qu'une condition de l'ordre.
208 LETTRES

XVIII.

Dos llifories nouvelles sur l'instruction tin punie.

Pour moi, tout préoccupe de l'éducation


du peuple, je vais à ce qui peut le saisir par
la pensée et par les att'ections, à ce qui peut
lui adoucir sa condition, à ce qui peut la lui
faire aimer.
Assez d'autres ont matérialise cette grande
question du bien-être du peuple, et je ne
puis croire qu'ils aient ainsi fait beaucoup
pour son bonheur.
SLR L'ÉDUCATION. Î09
On a fait de l'instruction populaire une af
faire de statistique. On sait combien il y a de
communes en France, combien il y a de maî
tres, combien il y a de disciples; et puis
tout est dit : les meilleurs systèmes sont
ceux qui produisent le plus d'écoles, ce ne
sont pas ceux qui produisent le plus de
vertus.
Quant aux théories d'instruction , on les
réduit en formules applicables aux besoins
vulgaires. On fait de l'instruction du peuple
un recueil de procédés techniques ou de mé
thodes simplifiées , et cela s'appelle un pro
grès d'art ou de science.
A la bonne heure ! Mais l'âme,mais l'in
telligence, mais la conduite morale , mais ce
qui éclaire l'esprit , mais ce qui purifie le
cœur, y pensc-t-on? Point du tout. L'in
struction du peuple est matérielle ; elle ne va
pas au fond de sa nature intime. La perfec
tion de l'instruction est de mettre la morale
humaine elle-même en procédé ; on fait des
livres au peuple pour ce grand objet. On lui
dit ce qu'il peut gagner en fortune ou en
santé à remplir certains devoirs, ou à s'abs
1i
LETTRES
tenir de certains vices convenus. Lisez la
plupart des livres faits pour le peuple, c'est
ce que vous y trouvez ; rien autre chose.
Hélas ! hélas ! avec ces théories matéria
listes va-t-on au bonheur du peuple ? Je ne le
puis croire.
Simplifions la vie du peuple, dit-on , elle
sera meilleure ! Quelle assurance en a-t-on ?
La simplicité qu'on cherche n'est pas la naï
veté des pensées et des mœurs; celle-là, on
la retranche. On lâ remplace par une sorte
de rectitude technique dans les habitudes, et
par une distribution calculée du temps et de
toutes les actions de la vie ; c'est-à-dire, on
fait de la vie un système, du travail un pro -
cédé, dos devoirs une méthode : telle est la
simplicité qu'on donne au peuple. Mais ainsi
on vide le cœur, on détruit l'inspiration du
bien, on désenchante cette condition popu
laire, qui a son charme quand elle est libre ;
et enfin parce qu'on a simplifié la vie, il n'y
a plus de simplicité.
— Que le peuple n'ait plus de préjugés!
,i joutc-t-on.... Admirable parole ! Mais quel
homme n'a point de préjugés? On veut que
SLR L 'ÉDUCATION.
le peuple sache un peu de physique , pour
n'être pas exposé à de faux jugements sur la
nature. Mais outre que les préjugés ne font
que se déplacer, même dans la science, quel
préjugé physique a jamais troublé la vie du
peuple, a jamais détruit une vertu, a jamais
empêché une sainte action.
Qu'il n'y ait plus de superstitions!.... Ah !
voilà la parole par excellence. Les supersti
tions sont fatales; qui en doute? elles expo
sent le peuple à sacrifier la croyance à des
pratiques erronées. Mais lorsque la foi est
profonde et que la religion est véritable , les
superstitions cèdent d'elles-mêmes. Attaquer
les superstitions , sans enraciner la croyance
et sans raviver la piété, c'est simplement des
sécher l'âme.
— Nous ferons au peuple une nécessité de
la morale, par l'intérêt qu'il y trouvera, di
sent les théoriciens, et ainsi les devoirs res
teront consacrés, même quand la religion
aura perdu ses pratiques.
J'entends ! vous ferez de l'égoïsme toute la
loi de l'ordre. Quel ordre ! bon Dieu !
J'ai lu les livres du peuple, et en effet ils
LETTRES
lui disent exactement ce qu'il gagnera par an
à ne pas perdre une heure par jour, à ne pas
aller au cabaret le dimanche, et même à ne
pas faire le lundi. Oui, tout cela est exacte
ment calculé, et ensuite les moralistes pro
clament que toute l'instruction est achevée,
et que le peuple est suffisamment assuré de
son bien-être.
Mais ont-ils donné au peuple un motif suf
fisant de vaincre ses penchants mauvais? La
cupidité est-elle une assez forte passion pour
absorber toutes les autres? Et quand cela
serait, ne donnera-t-ellc pas lieu à des dé
sordres et à des malheurs d'une autre sorte ?
— Nous suppléerons aux calculs de la cu
pidité par la connaissance des lois civiles ;
nous dirons au peuple les règlements de po
lice, et nous lui ouvrirons le Code pénal !
Ceci est dans les livres encore, et même
dans les livres couronnés par les académies,
comme pour attester que c'est toute la mo
rale, cherchée officiellement dans le temps
où nous sommes.
Mais quoi ! le bandit qui vient s'asseoir au
liane des cours d'assises a lu, lui aussi, le
SIR l'éducation. 213
Code pénal et les lois de police, et il sait au
plus juste jusqu'où peut aller le crime pour
ne pas tomber clans le bagne ou ne pas mon
ter à l'éebafaud. Est-ce là une perfection?
et les bagnes sont-ils moins peuplés , et
les échafauds moins souillés du sang des
hommes ?
Que fait-on, hélas ! avec toutes ces métho
des de matérialisme appliqué à la conduite
morale du peuple ? Que fait-on avec ces
règles d'égoïsme 1 Que fait-on avec cette ha
bileté de prévoyance ? On détruit toutes les
inspirations de vertu ; on détruit l'élan des
ftmes ; on détruit la générosité, le sacrifice,
le dévoûment, l'amour. S'il se pouvait trou
ver un peuple ainsi façonné par cette loi uni
verselle de l'intérêt, ce serait un peuple hi
deux à voir, un peuple sans affections, sans
entrailles, sans courage, sans pitié, sans pa
triotisme, sans honneur; un peuple fait seu
lement pour baisser la tête sous une verge de
despote.
Voilà où vont les théories nouvelles. Elles
nous poussent à la dégradation par un per
fectionnement de méthodes toutes mécani
2li LETTRES
(jues ; elles animaliscnt l'existenec humaine;
elles ôtent à l'homme le signe céleste que Dieu
lui a mis au front ; d'un être intelligent, elles
font une bête brute.
Et tout cela pour ne pas reconnaître que
la religion est la loi réelle de l'éducation !
tout cela, pour se passer de Dieu !
Les véritables moralistes, les amis du peu
ple ne finiront-ils pas par reconnaître ce
grand égarement de la vanité ? Je dois le dire,
quelques-uns ont des pensées meilleures, et
je crois voir en quelques livres tout récents un
retour à des règles plus sûres et plus effica
ces. II est des écrivains qui viennent de loin,
de bien loin, embrasser le christianisme,
cette loi populaire par excellence. Qu'ils
soient un bon exemple à d'autres. Pour nous,
mon ami, nous ne pouvons guère leur être
une excitation ; notre parole est suspecte. Il
semble, au temps où nous vivons, qu'il faut
avoir passé par la longue épreuve des erreurs
pour avoir quelque droit de parler aux hom
mes de la vérité. Cependant prenons notre
part aux luttes qui se font. C'est un grand
office de proclamer les doctrines humaines.
SIK L ÉDLCATIOS.
même quand les âmes seraient trop timides
encore pour les accepter dans leur intégrité.
Faisons que l'instruction du peuple devienne
pleinement chrétienne, et nous la lui aurons
rendue bienfaisante et salutaire. Aidons à la
restitution d'une autorité sainte dans les
écoles ; aidons à la propagation des bons
livres ; aidons à l'excitation d'une émulation
vertueuse parmi les enfants du peuple, et tôt
ou tard cette intervention de notre zèle sera
aperçue. Ne souffrons pas enfin que le peuple
devienne un objet de trafic pour une philan
thropie de calcul. Disputons le peuple aux
opinions qui le dessèchent et le dégradent ;
soyons les amis du peuple, gardons ses ver
tus, défendons son innocence, rendons-le à
ses vieilles mœurs, et qu'il sache de nous que
le christianisme, qui est la règle morale de
sa vie, renferme aussi tout le secret de son
bonheur.
LETTRES

RESUME.

Mon ami, qu'ai-je fait dans ces lettres? Je


n'ai point exposé une théorie propre d'édu
cation ; je n'ai point formulé une méthode
d'enseignement pour le peuple ; je n'ai pas
fait un règlement d'école, une division de
temps, une classification d'études et de le
çons. Non, certes, et cela sans doute était
superflu, après tant de lois faites, après
tant de livres, après tant de systèmes. Non,
j'ai laissé les choses techniques, pour m'ap-
pliquer aux choses morales. Ce qui est fon
damental dans l'éducation, ce n'est pas une
sin l'éducation. J17
méthode particulière d'enseignement, c'est
une pensée qui soit propre à féconder
également toutes les méthodes.
Il s'en sera suivi peut-être un langage
quelque peu sermoneur, et cela est fâcheux
sans doute : le sermon déplaît au temps pré
sent ; on veut une morale douce à l'oreille,
une morale qui n'ait rien d'austère, une mo
rale de poésie et de roman, qui n'engage ni
les passions, ni les opinions, qui ne trouble
ni les voluptés ni les erreurs. Voyez ! cette
morale est partout : elle est dans la littérature,
elle est au théâtre, elle est au salon , et quel
quefois même elle est à l'église, je veux dire
en la bouche de certains prédicateurs parés
de fleurs et de poésie. Quelques-uns diront
que j'aurais dû la mettre aussi dans ces let
tres, et ils auraient alors soupçonné qu'elles
pourraient devenir utiles.
Pour moi, ce que j'ai pensé d'abord, c'est
que l'éducation en général était un objet de
haute portée, où un homme ne se devait ap
pliquer qu'en y apportant tout le recueille
ment de son esprit.
L'éducation du peuple en particulier mé
2l8 LETTRES
rite de telles méditations. Je l'ai montrée -
dans son principe le plus sévère, ne m'occu-
pant pas même toujours du soin d'arriver
aux détails d'application.
Ah ! que les nommes souffrent donc que
les questions qui tiennent à l'existence so
ciale aient leur liberté et leur dignité. Après
tout, je demande que l'éducation du peuple
soit rendue chrétienne ; les oreilles ne sup
porteront-elles plus cette parole? les esprits
ne sont-ils plus de force à voir en face l'Evan
gile ?
Et puis, qu'est-ce que le christianisme
dans l'éducation du peuple, si ce n'est la
vertu et la liberté, la lumière et l'égalité, la
science et le bien-être V Le christianisme !
mais c'est toute l'existence du peuple !
Malheur aux maîtres du peuple, s'ils n'en
tendent pas ainsi son éducation ; et malheur
au peuple lui-même ! On croit l'élever pour
l'indépendance, on le dresse à la servitude.
Le christianisme est la raison de la liberté
et de la dignité humaine ; hors de lui, vous
ne trouvez que la raison de la tyrannie.
Et c'est en France surtout que le peuple
SUR L'ÉDUCATION. 219
doit être disposé à accepter cet enseigne
ment. C'est le christianisme qui a fuit la
France. Ce sont les prêtres catholiques qui
ont fait ses franchises. Ce sont eux qui ont
été les gardiens de sa liberté, eux qui l'ont
défendue contre les dominations injustes,
eux qui ont fait de la monarchie l'œuvre
nationale, l'œuvre des masses populaires,
l'œuvre de la justice universelle et du droit
commun.
Qu'y a-t-il de changé? Le christianisme
n'a-t-il plus sa grande et forte voix pour les
faibles? n'a-t-il plus ses maximes d'éternelle
équité ? n'a-t-il plus sa charité et son dévoue
ment pour les souffrances de la terre? Quand
le peuple pleure, n'y a-t-il plus quelque
sainte parole pour le consoler ? n'y a-t-il plus
quelque saint asile pour le recevoir ? n'y
a-t-il plus quelque saint prûtre pour le bénir?
n'y a-t-il plus rien dans le temple? plus rien
dans l'Eglise, plus rien dans les âmes? le
chrislianisme enfin est-il mort, et tous les
cœurs sont-ils glacés ?
Non, il n'en est pas ainsi. On a fait beau
coup de mal au christianisme, mais il vit
LETTRES
toujours, et si le peuple ne le reconnaît plus
à la magnificence de ses pompes, il le re
trouve à la fécondité de son amour.
Le christianisme est toujours là, vivant,
parmi le peuple ; il y est avec ses blessures,
mais avec sa gloire, et sa gloire c'est de se
mêler aux misères des hommes, pour les
soulager et les guérir.
Qui donc essayera encore de ravir au peu-
pic le christianisme, cette religion de la dou
leur ? Reste-t-il quelques débris de cette
vieille conspiration du siècle des débauches ?
Reste-t-il quelque échappé des orgies, qui
ose encore voiler aux ames exilées sur la
terre cette étoile d'espérance fixée au ciel
pour les affermir dans la souffrance ? Où sont
ces ennemis du peuple? Oui, c'est au peuple
que vont leurs derniers coups. Eux, peuvent
encore avoir des voluptés à épuiser dans la
vie ; ils peuvent s'en aller heurter la mort,
tout enivrés de délices et tout rassasiés de
jouissances. Mais le peuple ! ce pauvre peu
ple qui porte le poids du jour et marche le
front courbé sous les labeurs ! Que laissent-
ils au peuple, s'ils lui ôtent sa religion ? Ne
SUR L'ÉDUCATION. tH
le plongent-ils pas dans un vide désolant, et
n'achèvent-ils pas d'empoisonner son exis
tence et de la flétrir par une doctrine de fa
talisme et de désespoir ?
Ah ! je ne crains plus de paraître sermo-
neur, car je parle pour le peuple. Je défends
le peuple, en défendant la morale humaine.
Je suis l'homme du peuple, en rattachant
son éducation au christianisme. Je suis
l'homme de sa liberté, de sa dignité, de son
bien-être.
Amis du peuple, parlez-lui donc aussi ce
langage ; faites qu'il se souvienne de tout ce
qu'il doit à la religion ; faites que son éduca
tion soit chrétienne ; ainsi vous travaillerez
à le rendre heureux. C'est par la religion
que sa condition deviendra douce pour lui-
même, vénérable pour les autres. Pour un
peuple qui croit en Dieu, il n'y a pas de mi
sères qui ne se puissent guérir ; l'Evangile
protège le foyer domestique contre les dou
leurs, et il protège la patrie contre les op
pressions. Un peuple chrétien est sacré ! à
ses pieds expirent les tyrannies.
TABLE.

A lin ami. 3
I. Mission du prêtre par rapport à l'éducation
du peuple. 7
II. Caractère de l'éducation du peuple. 2G
III. Mœurs du peuple. Défauts et vertus du
peuple. 34
IV. De l'instruction du peuple. 48
V. Méthodes d'instruction du peuple. 66
VI. I* frère ignorantin. 77
VII. La sœur de charité, institutrice du peuple. 89
VIII. Le maître d'école. 96
IX. De l'administration officielle de l'éduca
tion. 405
X. Les amis du peuple. 1 l7
XI. Dela liberté du peuple. 124
XII. Des grands et des petits. 133
XIII. Christianisme du peuple. 1 44
XIV. Des fêtes du peuple. 1 53
XV. Spectacles du peuple. 168
XVI. De l'amélioration du sort du peuple par
l'éducation. 179
XVII. Des vocations du peuple. 131
XVIII. Des théories nouvelles sur l'instruc
tion du peuple. 508
Résumé. 2l6
LIBRAIRIE DE LAGNY FRÈRES,
RUK KHJHBOH-LE-CHATUU, i.

EXTRAIT DU CATALOGUE.

OUVRAGES DE H. LAUREN1IE.
DE LA DÉMOCRATIE ET DES PERIES DE LA
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testé, sera lu avec le plus grand intérêt. Cet ouvrage,
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puis les origines gauloises jusqu'aux temps pré
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2t fr.
HISTOIRE, MORALE ET LITTÉRATURE. 3 vol.
in-8.
I" vol. Historiens lalins. 2* édition. — II* vol.
Fragmenls d'histoire, de morale et de littérature.
Prix des deux volumes. 14 fr.
INTRODUCTION A LA PHILOSOPHIE. S" édi
tion. In-8. 7 fr. SO c.
LETTRES sur l'éducation du peuple. Grand in-32.
2' édilion. 1 fr.
LETTRES A UN PÈRE sur l'éducation de son Gis.
2* édilion. In-18. 1 fr. 50 c.
LETTRES A UNE HERE sur l'éducation de son
fils. In-l8. 1 fr. 50 c.
LIBERTE D'ENSEIGNEMENT. In-8. 1 fr.
LIBERTÉ D'ENSEIGNEMENT. Lettres à M. Thiers.
lîrochuie in-8. 10 c.
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PHIE. Secunda editio. In-32. 1 (r. 20 c.
BIBLIOTHÈQUE CHOISIE, par une Société de
gens de lettres sous la direction de M. Laurentie.
24 vol. in-18. 24 fr.
Chaque volume l'orme un ouvrage et se vend
séparément. 1 fr. 20 c.

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