Balz 009 0241

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« L'AUBERGE ROUGE » OU L'ALCHIMIE DE LA CRÉATION

Anne-Marie Baron

Presses Universitaires de France | « L'Année balzacienne »

2008/1 n° 9 | pages 241 à 258


ISSN 0084-6473
ISBN 9782130573722
DOI 10.3917/balz.009.0241
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-l-annee-balzacienne-2008-1-page-241.htm
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« L’AUBERGE ROUGE »
OU
L’ALCHIMIE DE LA CRÉATION

« Je considère la vie comme une


auberge où je dois séjourner, jusqu’à
l’arrivée de la diligence de l’abîme. Je
ne sais où elle me conduira, car je ne
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sais rien. Je pourrais considérer cette
auberge comme une prison, du fait que
je suis contraint d’attendre entre ses
murs ; je pourrais la considérer comme
un lieu de bonne compagnie, car j’y
rencontre des gens [...]. »
Fernando Pessoa,
Le Livre de l’intranquillité.

En 2007 est sorti un remake du film de Claude Autant-


Lara, L’Auberge rouge (1951), dû à Gérard Krawczyk, qui se
réfère à tort à Balzac. En réalité, la nouvelle de Balzac est
antérieure aux événements réels qui sont à la base des deux
films. Comme le note Anne-Marie Meininger dans son
« Introduction » à l’édition de la nouvelle dans l’édition de la
Bibliothèque de la Pléiade, le cadre de l’auberge « était clas-
sique [...] pour un meurtre, selon une tradition établie depuis
Jacques le Fataliste de Diderot et renouvelée avec éclat en 1823
par le mélodrame de L’Auberge des Adrets »1. De plus, la réalité
avait semblé confirmer la fiction quand, en octobre 1831,

1. Pl., t. XI, p. 81.


L’Année balzacienne 2008
242 Anne-Marie Baron

quelques mois après la rédaction de la nouvelle, éclata à Pey-


rebeille, en Ardèche, « l’affaire de l’auberge rouge », où un
riche propriétaire fut détroussé et assassiné. Cette affaire, qui
sert de prétexte aux films d’Autant-Lara et de Krawczyck, est
bien postérieure au texte de Balzac.
Le moment semble donc venu de se pencher une fois de
plus sur cette nouvelle qui fascinait Alain. Publiée dans la
Revue de Paris en août 1831, L’Auberge rouge, « étude philoso-
phique », est aussi une nouvelle policière exemplaire, qui
invente un genre littéraire et le porte d’emblée à la perfection.
Un meurtre sanglant, un coupable désigné et pourtant une
réelle impossibilité pour le lecteur de démêler innocence et
culpabilité. Le jeune étudiant en médecine, Prosper Magnan,
est accusé d’un crime sans indices, dont il ne conserve aucun
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souvenir, et qu’il craint néanmoins d’avoir accompli au cours
d’une crise de somnambulisme. Cette première intrigue est
encadrée dans une autre, tout aussi passionnante, puisque
l’objet du récit fait, au cours d’un dîner parisien, par l’Alle-
mand Hermann, est justement l’étonnante aventure qui a fait
de Prosper Magnan un criminel condamné à mort. En déchif-
frant attentivement les réactions des convives de ce dîner tout
au long de ce récit, le narrateur de la nouvelle soupçonne peu
à peu la culpabilité, dans l’affaire racontée, du richissime
M. Taillefer. Par l’intermédiaire de ce narrateur qui parle à la
première personne, Balzac, sans nous livrer la clé de l’énigme,
se donne ici la jouissance souveraine de l’observation intuitive
et le plaisir de suppléer à la justice humaine et divine. Véri-
table prouesse narrative, cette nouvelle, faite de deux récits
emboîtés et étroitement liés, n’en finit pas de nous sur-
prendre. Jean Epstein en a tiré l’un de ses plus beaux films,
dont l’expressionnisme traduit à merveille l’atmosphère
lourde d’un crime horrible et d’un secret bien gardé. On a
souligné la part essentielle jouée par les fantasmes dans cette
nouvelle, passage à l’acte meurtrier, décapitation, meurtre du
père. C’est indubitable. Mais le texte est avant tout une ana-
lyse philosophique de la puissance de la pensée. Quelles en
sont donc les origines et les implications ?
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 243

L’influence de Cicéron

La première source de Balzac est peut-être à chercher dans


la littérature latine. Balzac aime à citer Cicéron, dont il
apprécie la prose, traduite au collège par le bon élève en ver-
sion latine qu’il fut. Il le cite en particulier dans l’un de ses
romans les plus autobiographiques, Illusions perdues, à propos
de l’un des habitués du salon de Mme de Bargeton, M. de
Saintot :
« Il employait en niaiseries tout le temps qu’il demeurait dans
son cabinet : il y lisait longuement le journal, il sculptait des bou-
chons avec son canif, il traçait des dessins fantastiques sur son
garde-main, il feuilletait Cicéron pour y prendre à la volée une
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phrase ou des passages dont le sens pouvait s’appliquer aux événe-
ments du jour ; puis le soir il s’efforçait d’amener la conversation
sur un sujet qui lui permît de dire : “Il se trouve dans Cicéron
une page qui semble avoir été écrite pour ce qui se passe de nos
jours.” Il récitait alors son passage au grand étonnement des audi-
teurs, qui se redisaient entre eux : “Vraiment Astolphe est un puits
de science.” »2
Or Balzac s’est probablement comporté plus d’une fois
comme M. de Saintot, cherchant et trouvant ses idées chez
Cicéron. Le cas de L’Auberge rouge est flagrant. Dans un essai
de jeunesse sur la rhétorique, le De Inventione, Cicéron
raconte le fait divers suivant :
« Un homme a accompagné un voyageur qui se rendait au mar-
ché, pourvu d’une certaine somme d’argent. En chemin, comme
cela arrive généralement, il lia conversation avec cette personne, si
bien qu’ils décidèrent de faire la route en étroite compagnie. Ils
s’arrêtèrent dans la même auberge et voulurent dîner sans tarder,
puis dormir au même endroit. Après le repas, ils se couchèrent là
même. Or le tenancier – c’est ce qu’on a dit après qu’il eut été
démasqué dans un autre méfait – avait remarqué celui des deux qui
avait l’argent, et, la nuit, quand il se rendit compte que la fatigue les
plongeait, comme il se doit, dans un profond sommeil, il s’appro-
cha : il dégaina le glaive déposé à côté de celui qui n’avait pas d’ar-
gent, assassina l’autre, déroba les sous, replaça le glaive ensanglanté

2. Pl., t. V, p. 594.
244 Anne-Marie Baron

dans son fourreau et retourna dans son lit. Pour sa part, celui dont le
glaive avait servi au meurtre se réveilla bien avant l’aube, appela son
compagnon, une fois, plusieurs fois. Il pensa qu’il ne répondait pas
parce qu’il était empêtré dans son sommeil. Il ramassa son glaive
ainsi que ses bagages et s’en alla seul. Peu de temps après, cepen-
dant, le tenancier hurle qu’un homme a été assassiné et, accompa-
gné de quelques clients, se lance à la poursuite du voyageur qui était
sorti peu de temps auparavant. Il le rattrape, sort le glaive du four-
reau et le trouve couvert de sang. Notre homme est conduit en
ville par le groupe et est mis en accusation. »3
L’intrigue balzacienne semble bien s’inspirer de ce récit,
qui donne même une clef possible de l’énigme. L’assassin
mystérieux pourrait être en effet l’aubergiste, mais Balzac pré-
fère de loin nous plonger dans la perplexité sur les mystères du
somnambulisme. Par ailleurs, l’auberge s’avère être pour
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Cicéron une métaphore philosophique. Il écrit dans le De
Senectute :
« En effet, quels avantages tirer de la vie ? Ne s’agit-il pas plutôt
de tracas [laboris] ? Et même si avantages il y a, la vie comporte soit
la lassitude [satietatem] soit une limite. Je n’ai pas de plaisir à me
lamenter sur la vie, ce que beaucoup de gens font, et même des
gens instruits ; je ne me repens pas d’avoir vécu, puisque j’ai vécu
avec la conviction de n’être pas né pour rien ; je sors de cette vie
comme d’un séjour hospitalier, et pas comme d’une maison. Car la
nature nous a donné une auberge, non une habitation. Quel jour
magnifique, celui où je vais partir vers une belle réunion, une belle
assemblée d’âmes, en quittant cette foule pleine de confusion et de
trouble ! »4
La vie comme auberge, où il ne faut pas s’installer, mais
rester toujours prêt au départ, telle sera la signification philo-
sophique du roman picaresque, mettant en scène des mar-
ginaux errant à travers les villes, routes et auberges qui y
apparaissant comme lieux emblématiques de passage, de
déniaisement, et d’initiation à la corruption du monde.

3. De Inventione, II, 14-15, Éd. Guillaume Budé, Paris, Les Belles lettres,
1994, p. 149.
4. De Senectute, 84, Éd. Budé, Paris, Les Belles Lettres, 1961, p. 134.
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 245

Le creuset rouge de l’alchimie

Mais L’Auberge rouge semble être bien plus qu’une anec-


dote policière dotée d’une valeur philosophique. L’Allemagne
y apparaît certes comme le pays de la grossière matérialité,
mise en scène dans la salle d’auberge, avec ses chopes de bière,
ses pipes, ses tables bien garnies5. Mais la Rhénanie évoque
aussi les mystiques, disciples de maître Eckart, qui invitent au
détachement de tout ce qui rend l’être indisponible à l’action
de la grâce pour réintégrer l’identité ontologique avec Dieu
dans le monde. Et c’est la patrie de la littérature théosophique,
alchimique et hermétique de Paracelse, de Boehme, de
Weigel. Essayons donc d’interpréter la nouvelle comme la
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transposition ou la métaphore d’un processus alchimique et
spirituel. Toute l’auberge, si bien barricadée, peut être consi-
dérée comme un athanor, un creuset, lui-même symbole du
cosmos6, où l’âme de Prosper va connaître une tentation, une
passion, puis une purification. L’œuvre alchimique, on le sait,
connaît au moins trois phases, l’œuvre au noir, qui calcine la
matière pour la purifier, le lavage qui conduit à l’œuvre au
blanc ou petit œuvre, capable de transformer le plomb en
argent, et l’œuvre au rouge, couleur de la pierre philosophale
parfaite, qui résulte de l’élévation de la chaleur à sa plus haute
intensité. C’est une ébullition de ce type qu’a vécue Prosper
avant de se réveiller dans un bain de sang.
Le métal est omniprésent dans le texte. Dans la sono-
rité FR de Frédéric, dans le nom du « fabricant d’épingles »

5. Le système balzacien, décrit par Max Andréoli, fait de l’Allemagne le


siège de l’Immobilité – opposée au Mouvement des pays du Sud –, c’est-à-dire
du pacifisme, de la placidité. Voir « L’Europe mythique de Balzac », AB 1992,
p. 299. Selon Willi Jung, le choix de la Rhénanie implique que Balzac se range
« dans la tradition de ces écrivains romantiques, comme par exemple Schlegel,
Brentano, Eichendorff et Heine, pour qui le Rhin incarnait en même temps un
mythe littéraire » (« L’Auberge rouge et la vision balzacienne de la Rhénanie »,
AB 2000, p. 219).
6. Selon le poème alchimique de Thomas Norton, Ordinal of Alchemy
(1477), le foyer figure les enfers, l’abîme, le chaos et le mal, les déchets, la
cendre, in Theatrum chemicum britannicum, une anthologie d’Elias Ashmole,
Londres, 1652.
246 Anne-Marie Baron

Walhenfer (wahl = choix, suffixe -fer ou -enfer : va en enfer) et


en Taillefer surtout, qui incarne le côté diabolique du fer, l’art
du forgeron ayant toujours été considéré comme démo-
niaque, parce qu’il produit les instruments sataniques de la
guerre et de la mort. Le nom du banquier évoque aussi Luci-
fer, même si le suffixe -fer n’a pas le même sens dans le nom
de l’ange déchu. La race de fer d’Hésiode symbolise le règne
de la matérialité, de la régression vers la force brutale, de l’in-
conscience. C’est bien une régression vers le matériel que
connaît Prosper au moment de son combat contre ses pulsions
meurtrières. Et c’est avec un bistouri de fer, un « instrument
de chirurgie », symbole alchimique du feu comme tous les
instruments coupants d’agression7, qu’il s’apprête à tuer, ins-
trument qui sera inexplicablement retrouvé près du cadavre
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décapité, symbole évident de la putréfaction sans laquelle rien
ne peut naître, c’est-à-dire de l’œuvre au noir. L’or, dont
André Vanoncini a souligné le statut philosophique dans La
Comédie humaine8, garde ici sa signification spirituelle, signalée
par les alchimistes juifs9 et chrétiens, malgré sa valeur maté-
rielle si convoitée. Les quelques louis des deux amis pour-
raient devenir une fortune par le vol. Pourtant les « cent mille
francs en or et en diamants » sont considérés par le riche voya-
geur lui-même comme un trésor plus spirituel, équivalant à la
trousse du chirurgien : « Nous dormirons tous deux sur notre
fortune : vous, sur votre or ; moi sur ma trousse ! Reste à
savoir si mes instruments me vaudront autant d’or que vous
en avez acquis. – Vous pouvez l’espérer, dit le négociant. Le

7. « Ouvre-lui donc les entrailles avec une lame d’acier », dit le Texte
d’Alchimie, en parlant du minéral d’où s’extrait l’huile de vitriol. L’épée est
symbole du feu dans les sculptures de Nicolas Flamel au cimetière des
Innocents.
8. « Le statut philosophique de l’or dans La Comédie humaine », AB 2006.
9. Pour les alchimistes juifs, le plomb désignait le profane non éclairé,
tandis que l’or était une métaphore décrivant le non-initié aspirant à la « cons-
cience d’or ». De nombreux textes établissent un parallèle entre Dieu et l’ « Or
céleste ». Dans le Zohar, le « mystère de l’or » est débattu dans ses dimensions
mystique et allégorique (II, 73 a-b, 148 a et s.). Pour un auteur anonyme, il
existe « dix ordres ou degrés de l’or », correspondant chacun à l’une des dix
sephirot, ou émanations de la Divinité (Aesch Mezareph, 1714, 13-14).
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 247

travail et la probité viennent à bout de tout, mais ayez de la


patience. »10
Discours moralisateur à connotation œdipienne, qui
semble bien intégré par les deux jeunes gens avant la tempête
sous le crâne de Prosper, et surtout « avertissement prolep-
tique [qui] signale [...] l’alternative entre la transgression et le
respect de la loi paternelle »11. Certes, mais cette belle spécula-
tion sur l’or peut aussi résonner comme masquant tant bien
que mal une trop réelle tentation d’accaparement ou de maî-
trise. « Tout en rêvant la mort du négociant, il voyait distinc-
tement l’or et les diamants. Il en avait les yeux éblouis. Son
cœur palpitait. » Mais sublimant la pensée tueuse et la fascina-
tion pour l’or, Prosper triomphe de sa pulsion et s’en purifie :
« Au moment où sa probité se releva fière et forte de ce com-
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bat, il se mit à genoux dans un sentiment d’extase et de bon-
heur, remercia Dieu, se trouva heureux, léger, content,
comme au jour de sa première communion, où il s’était cru
digne des anges [...]. »12 Pourtant, le caractère inexplicable du
crime laisse subsister à la fois l’hypothèse de son innocence et
celle de sa culpabilité. De ce creuset, où il a connu le feu de la
tentation et la teinture du sang, symbole du mercure13, Pros-
per sortira aux yeux du narrateur premier plus pur que jamais.
Aurait-il trouvé la grâce ?
Jung a mis en évidence la parenté de structure entre les
produits de l’inconscient (rêves, rêves éveillés, hallucinations)
et les expériences alchimiques, qui, transgressant les catégories
du monde, peuvent être considérées comme un trans-

10. L’Auberge rouge, Pl., t. XI, p. 101.


11. André Vanoncini, « L’Auberge rouge : personne ne sort », Équinoxe,
no 19, printemps 2001, Tokyo.
12. L’Auberge rouge, Pl., t. XI, p. 102 et p. 103-104.
13. Nicolas Flamel, dans le Livre des figures hiéroglyphiques, écrit que « les
philosophes appelloient sang l’esprit minéral qui est dans les métaux, principa-
lement dans le Soleil, la Lune et Mercure » (édition critique de Claude
Gagnon, dans Nicolas Flamel sous investigation, Québec, Éd. du Loup de gout-
tière, 1994, p. 207). Selon le Dictionnaire mythico-hermétique de Dom Pernety,
les alchimistes appellent Sang la « teinture de mercure. En termes de Science
hermétique, c’est le mercure des Sages animé et digéré ». Le sang est, d’après
Jacob Boehme, la « teinture de l’éternité », où « le corps s’épanouit dans l’éclat
du soleil » (De signatura rerum).
248 Anne-Marie Baron

conscient. L’inconscient est le sujet même de la nouvelle bal-


zacienne. Passionné par les états seconds de la conscience,
Balzac fait de l’histoire de Magnan la confirmation de sa
théorie de la puissance de la pensée. Il adhère en effet à l’idée
selon laquelle, dans certaines circonstances, la pensée peut
avoir la force de faire exécuter des actes auxquels la cons-
cience ne prend aucune part. Comme il l’écrit l’année sui-
vante à Charles Nodier dans la même Revue de Paris, en
réponse aux articles de ce dernier intitulés De quelques phéno-
mènes du sommeil et De la palingénésie humaine et la résurrection,
le rêve est à ses yeux une preuve parmi d’autres de la double
existence de l’homme intérieur et de l’homme extérieur14,
une occasion de dédoublement pour l’homo duplex, dont
l’âme devient libre de s’envoler vers le monde invisible. C’est
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l’un de ces phénomènes extraordinaires de la pensée, comme
l’extase ou l’ivresse, qui permettent à l’être fini de communi-
quer avec l’infini. Il oppose aux affirmations de Nodier sur la
palingénésie, la conception de l’âme et du corps que lui a ins-
pirée Swedenborg et qui a pour conséquence logique une
libération de l’être intérieur permettant son accession à l’exis-
tence supérieure qui l’attend et que la mort lui confère. On
constate à la fois la modernité d’une telle prescience de l’in-
conscient freudien et une conception lucide de la sublimation
mystique. Ajoutons que si « l’acte chirurgical peut être consi-
déré comme la forme sublimée d’une pulsion cruelle
qui “ouvre pour voir” »15, Balzac pousse le fantasme jusqu’à
sa réalisation sadique en reconvertissant le scalpel en arme
meurtrière.
On peut voir aussi dans le récit-cadre la préfiguration de la
forclusion lacanienne, ce mécanisme de défense qui abolit
complètement la réalité dans la conscience du sujet. Et même
dans son inconscient, ce qui la différencie du refoulement. Le

14. Dont il parlait déjà dans Wann-Chlore, dans la Physiologie du mariage et


dans la Théorie de la démarche.
15. Sophie de Mijolla-Mellor, La Sublimation, Paris, PUF, coll. « Que
sais.je ? », 2005, p. 18. Dans Maître Cornélius, nouvelle également marquée par
la thématique alchimique de la thésaurisation de l’or et de la dépense, se
retrouvent les deux motifs du somnambulisme et du rasoir comme arme du
suicide de l’argentier.
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 249

réel, dont il ne veut rien savoir, fait retour par des voies
détournées ; hallucinations, symptômes corporels, traces
écrites trahissent alors la présence sous-jacente de cette réalité
symboliquement abolie. Il n’existe donc pas de crime si parfait
qu’il ne se trahisse concrètement par le comportement du cri-
minel aux yeux d’un observateur. En effet, le banquier Taille-
fer a toutes sortes de symptômes au cours du dîner. Tremble-
ments, sueur, pâleur, gestes machinaux et compulsifs pour se
verser de l’eau, puis flamme sombre dans le regard et enfin
crise d’une terrible maladie inconnue, dont les symptômes
sont ainsi décrits : « Il pousse des cris terribles, il veut se
tuer [...]. Ce pauvre homme prétend avoir dans la tête des
animaux qui lui rongent la cervelle : c’est des élancements,
des coups de scie, des tiraillements horribles dans l’intérieur
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de chaque nerf. » Le crime forclos fait retour par ces symp-
tômes psychotiques, qui disent tous clairement la culpabilité.
La psychose fuit la réalité pour éviter le déplaisir qui y est lié,
et en reconstruit une autre plus satisfaisante. Mais Balzac sait
mieux que quiconque que les êtres sont incapables de fuir
quoi que ce soit, y compris ce qu’ils ont depuis longtemps
chassé de leur mémoire consciente et aboli symboliquement :
« Leurs regards, leurs gestes, laissent transpirer une indéfinis-
sable émanation de leur pensée [...]. »16
Selon les alchimistes juifs et chrétiens, la transmutation de
la matière est une métaphore qui désigne la transformation de
l’homme ouvrant la voie à la connaissance de soi, à l’amour, à
l’immortalité et à la perfection, symbolisées par l’androgynie.
Aux yeux de Jung, l’inconscient poursuit des processus,
exprimés par un symbolisme alchimique, qui tendent à des
résultats psychiques comparables aux résultats des opérations
hermétiques. L’imagination, le rêve, l’hallucination redécou-
vrent un symbole alchimique – par ce fait même, placent le
patient dans une situation alchimique – et obtiennent une
amélioration qui, au niveau psychique, correspond au résultat
de l’opération alchimique. Ce n’est pas un hasard si la psycha-
nalyse a emprunté à l’alchimie le concept de sublimation,

16. L’Auberge rouge, Pl., t. XI, p. 116 et p. 114.


250 Anne-Marie Baron

chargé de désigner l’opération permettant le retour à l’état


solide d’un corps rendu volatil, qui s’élève jusqu’à la partie
supérieure du vase appelé sublimen. Maîtrise mystérieuse, opé-
rant dans l’ « œuf des sages » où cuit la pierre philosophale, et
éliminant la phase liquide, ce qui semble bien la réserver aux
hommes. Le travail de l’alchimiste nécessite un cœur pur, il
s’exerce à la fois sur la nature et sur lui-même. Il doit à la fois
parfaire l’œuvre de la nature, en accélérant sa tendance spon-
tanée à transformer les minerais en or, et triompher du mal
que, selon Paracelse, tout individu fini, limité, créé porte en
soi, nécessairement, de manière à venir à bout de cette ten-
dance naturelle à la destruction et à l’autodestruction, que
Freud appellera la pulsion de mort. Dans cette perspective, la
sublimation humaine est l’image de la sublimation alchi-
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mique, puisqu’elle est à la fois ascension et simplification, la
psyché devant surmonter l’animalité et s’élever jusqu’au degré
le plus haut de conscience. La pureté est l’objectif commun
aux deux opérations, mais aussi l’art, comme transformation
de la matière et de soi-même. Car il s’agit toujours de projeter
un processus inconscient, une tendance à l’harmonie, sur la
matière. Jung montre bien que c’est son propre « processus
d’individuation » que l’alchimiste projette dans les phéno-
mènes de transformation physique ou chimique.
Notre texte en offre une illustration extraordinaire. Il
expose en effet comment l’effort surhumain de Prosper pour
se purger de sa pulsion meurtrière réussit au-delà de toute
espérance puisqu’elle fait de lui un innocent persécuté, un
martyr. A-t-il communiqué sa tentation à son compagnon par
transmission de pensée ? Quoi qu’il en soit, le meurtre hallu-
ciné a pris en dehors de lui une existence concrète comme
image en quelque sorte solidifiée, comme illusion envahis-
sante et de ce fait devenue symbole17. Expulsé en quelque
sorte, le crime appartient dès lors à ce brouillard symbolique
de l’imaginaire, commun à l’auteur, au narrateur, à Prosper,
au véritable meurtrier et aux lecteurs que nous sommes. Il
suffit de l’avoir envisagé pour lui donner une existence qui ne

17. Voir Jung, op. cit., p. 407.


« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 251

nous lâchera plus grâce au pouvoir d’un texte qui réalise ses
fantasmes : « La délibération était déjà sans doute un crime.
Fasciné par cette masse d’or, il s’enivra moralement par des
raisonnements assassins. »18

Des symboles alchimiques aux symboles chrétiens

Or on ne peut se purifier de ses pensées mauvaises que par


le sacrifice sublimatoire. C’est ici que la symbolique alchi-
mique rejoint la symbolique judéo-chrétienne. Jung et
Alexandre Koyré ont montré que les mêmes symboles s’appli-
quaient aux processus matériels et spirituels, parce qu’il y a
identité entre eux. Mme de Mortsauf, confrontée à une pas-
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sion dévorante, s’écrie : « Nous devons passer par un creuset
rouge avant d’arriver saints et parfaits dans les sphères supé-
rieures. » Et Félix dira après sa mort : « Nous partons presque
tous au matin, comme moi de Tours pour Clochegourde,
nous emparant du monde, le cœur affamé d’amour ; puis,
quand nos richesses ont passé par le creuset, quand nous nous
sommes mêlés aux hommes et aux événements, tout se rape-
tisse insensiblement, nous trouvons peu d’or parmi beaucoup
de cendres. Voilà la vie ! la vie telle qu’elle est [...]. »19
Cette métaphore dit bien la valeur symbolique de l’or,
image de l’immortalité et des vraies valeurs humaines, qui
sont éternelles. La transmutation alchimique, qui vise à la
perfection de la matière, à l’extraction de l’anima mundi qui y
est prisonnière, équivaut, dans les doctrines gnostique et
chrétienne, à la rédemption de l’homme par l’abandon de ses
illusions matérielles. Quant à la pierre philosophale, les textes
les plus anciens établissent le rapport entre le mystère du
Christ et celui du lapis. Le Christ est la pierre de l’esprit, tan-
dis que la pierre philosophale est le Christ de la nature. Le
mercure, intermédiaire entre le soleil d’or et la lune d’argent,
est le Christ du monde de la matière, comme le Christ,

18. L’Auberge rouge, Pl., t. XI, p. 102.


19. Le Lys dans la vallée, Pl., t. IX, p. 1121 et p. 1213-1214. Nous
soulignons.
252 Anne-Marie Baron

médiateur entre Dieu et le monde, est le mercure spirituel de


l’univers. Il y a là plus que des comparaisons ou des allégo-
ries, une profonde analogie20 entre l’expérience alchimique et
l’expérience magico-religieuse comme passion humaine.
L’opus philosophique apparaît comme l’imitation ou la conti-
nuation de la rédemption divine. Pour Paracelse, le Christ a
bien un corps, et la matière des sacrements, si spirituelle soit-
elle, est une matière. La grâce est la « tincture divine » qui
réveille les forces spirituelles de l’âme et donne la foi, forme
d’imagination qui se nourrit de l’image du Christ. La foi est
le centre de l’être spirituel, la source de sa puissance. Elle
engendre l’homme nouveau, image de Dieu21. Dans cette
perspective, Prosper incarne l’homme qui, passé par le creu-
set des passions, est régénéré par le péché surmonté et le
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martyre.

Le pèlerinage de la vie

La philosophie de Cicéron préfigurait donc la conception


judéo-chrétienne de la vie comme voyage ou pèlerinage et de
l’auberge comme lieu de passage. Le thème du voyage allégo-
rique est repris au Moyen Âge vers 1330 par Guillaume de
Digulleville, moine cistercien, dans un long poème allégo-
rique en 13 000 vers, le Pèlerinage de la vie humaine, suivi de
deux autres, Le Pèlerinage de l’âme et Le Pèlerinage de Jésus-
Christ. Ces textes offrent des schémas codés, avec des images
fortes, des personnages symboliques, des rencontres décisives ;
comme dans les mystères, on y trouve un « procès de para-
dis ». Or L’Auberge rouge, par sa théâtralité redoublée, son
double banquet qui réédite la Cène et la trahison de Judas, le
thème du rêve et de l’illusion, ses personnages emblématiques
qui renvoient au Christ, aux saints et aux martyrs, s’apparente
tout à fait à un mystère, centré sur un mystère policier.
Exposé aux accusations iniques et au martyre, malgré les

20. Voir Alexandre Koyré, Mystiques, spirituels, alchimistes du XVIe siècle alle-
mand, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971.
21. Ibid., p. 127.
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 253

miracles médicaux réalisés, Prosper pourrait bien être l’image


du Christ qui se révèle aux pèlerins dans l’auberge d’Emmaüs,
dont les personnages, le décor, l’éclairage dramatique de notre
nouvelle rééditent l’atmosphère simple à la Rembrandt ou à la
David Téniers. Prosper et Frédéric sont des vagabonds spiri-
tuels qui ne connaissent pas le but de leur périple, mais des
pèlerins cependant – leurs déplacements semés d’embûches
symbolisent le parcours de l’alchimiste de stade en stade – qui
pressentent l’existence d’un but, sauver des vies humaines.
Chacun des lieux qu’ils traversent est surdéterminé par le
symbole et l’allégorie, forêt, montagne, auberge, prison. À
moins que les jeunes gens ne soient Bien Advisé et Mal
Advisé, ces deux types des Moralités médiévales reprises par
Guillaume de Digulleville, ces deux compagnons de voyage
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qui empruntent l’un la voie destre et l’autre la voie senestre
qui mène à male fin. Il y a du moins probablement chez
Balzac la conscience de s’approprier un schéma codé – scène
évangélique, mystère, moralité, pèlerinage – et le thème du
voyage initiatique et allégorique avec loci et imagines agentes,
pour le subvertir par des innovations techniques, l’emboîte-
ment des blocs narratifs, l’idée nouvelle du mystère et de l’en-
quête, et le motif psychique du somnambulisme. La théma-
tique judéo-chrétienne y est d’une présence évidente. Pour
Fulcanelli, auteur des Demeures philosophales, comme pour
Thérèse d’Avila, la vie est un voyage à travers une succession
de demeures. On trouve la même image chez Jacob Boehme,
débordant de nostalgie pour la vraie demeure, la vraie patrie,
qui n’est pas de ce monde :
« Nous sommes comme [...] dans une hôtellerie étrangère, dans
laquelle nous ne sommes point chez nous, mais seulement des pèle-
rins. Là, nous devons toujours nous attendre, dans une grande souf-
france, à ce que notre hôte étranger nous chasse, et nous dérobe nos
propriétés, nos œuvres et les fruits de notre industrie, en sorte que
nous nageons réellement dans une profonde mer de douleurs ; que
nous baignons dans un bain inconnu d’épines et de ronces ;
[...] nous devons sans cesse présumer que le destructeur va venir et
porter le ravage dans notre cœur, dans notre esprit, et dans nos ver-
tus, ainsi nous dépouiller de notre chair, de notre sang, et de nos
biens. Alors, il nous est vraiment utile d’apprendre à connaître et à
savoir le chemin de notre vraie patrie, afin que nous puissions éviter
254 Anne-Marie Baron

ces grandes et douloureuses misères, et entrer enfin dans l’éternelle


hôtellerie qui est notre propriété, et dont personne ne peut nous
chasser. »22
À cette vision du voyage et de l’auberge de la vie, Balzac
joint la conception gnostique de la vie humaine comme
sommeil de l’âme. Le somnambulisme pourrait alors être
une métaphore de l’inconscience de la vie. On trouve chez
Klopstock23 et chez Hamann, le mage du Nord, une défini-
tion paulinienne de la conscience de Dieu, qui s’applique bien
à notre nouvelle :
« Selon Klopstock, l’état de veille physique est celui d’un
homme qui a conscience de lui-même ; mais c’est là le véritable
sommeil de l’âme. Il ne faut considérer notre esprit comme éveillé
que lorsqu’il a conscience de Dieu, lorsqu’il reconnaît, autour de
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lui comme en lui, la toute-puissance de Dieu.
« Tout est vrai pour un rêveur, et pourtant tout est illusion.
Tout ce qui se passe autour de lui, son interlocuteur, le danger qui
le menace, le bonheur qui attend son réveil, tout cela lui échappe,
est pour lui comme inexistant. Il ne voit, n’entend, ne comprend
rien, – mais infiniment plus, sans doute, de son point de vue de
rêveur, que l’homme éveillé qui se tient près de son lit. Le som-
nambule [...] accomplit des actes périlleux avec plus de sûreté qu’il
ne pourrait le faire les yeux ouverts. »24
Pour Hamann, la vraie conscience est la conscience de
Dieu, bien différente de l’évidence de nos états lucides. Seule
une expérience intérieure permet une adhésion de l’être entier.
Pour Swedenborg, « le somnambulisme, effet prodigieux et
incontestable du magnétisme animal, est le détachement des
sens corporels, c’est un état spirituel, où l’homme voit par les
yeux de l’esprit, ou, étant uniquement affecté par le sens de
l’homme intérieur, il peut communiquer avec les esprits »25.

22. De Tribus principiis, XX, 2.


23. Auteur de La Messiade, cité par Balzac dans Séraphîta (Pl., t. XI,
p. 769), la Physiologie du mariage (Pl., t. XI, p. 1121) et l’ébauche Un grand
homme de Paris en province (Pl., t. XII, p. 402).
24. Cité par Albert Béguin, L’Âme romantique et le rêve, José Corti, 1960,
p. 55.
25. Daillant de la Touche, Abrégé de la doctrine d’Em. Swedenborg, Treuttel,
1788, p. LIV-LV.
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 255

Balzac, qui nous soumet l’hypothèse d’un crime commis en


état de somnambulisme sans écarter les autres possibilités, le
cite dans Séraphîta :
« Néanmoins, certaines personnes ont des visions du monde
spirituel par le détachement complet que le somnambulisme opère
entre leur forme extérieure et leur homme intérieur. Dans cet état,
dit Swedenborg en son traité de LA SAGESSE ANGÉLIQUE (no 257),
l’homme peut être élevé jusque dans la lumière céleste, parce que les sens cor-
porels étant abolis, l’influence du ciel agit sans obstacle sur l’homme
intérieur. »26
L’expérience qu’aurait vécue Prosper apparaît ainsi
comme une division entre l’être extérieur et l’être intérieur,
une expérience mystique et une passion christique, cou-
ronnée par une ascension précédée du regressus ad uterum de
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l’alchimie, ce retour aux origines permettant une re-naissance27. À la
fois sépulcre et berceau, comme dans les représentations chris-
tiques, l’auberge-creuset, puis son cachot le ramènent à l’inti-
mité du ventre maternel, et sa mère, dont il évoque le souve-
nir, peut apparaître comme une nouvelle Marie, vouée à
devenir mater dolorosa, en apprenant la mort de son fils unique.
Son compagnon de cellule Hermann, qui a failli être
condamné, figure de ce fait son « frère » compatissant. Les
deux justices qu’annonçait le sous-titre de l’édition Furne
sont celle qui s’applique à Prosper et celle qui rattrape Taille-
fer, dont la fabrique d’épingles brûle et qui meurt dans
d’atroces souffrances : c’est-à-dire la justice humaine et la jus-
tice divine certes, mais celle-ci va de surcroît sanctifier Pros-
per dans l’au-delà. Le prénom surdéterminé du jeune homme
est donc à lire au futur comme le nom d’Isaac, qui signifie il

26. Pl., t. XI, p. 773. Balzac cite textuellement Daillant de la Touche,


p. LIV.
27. La mère est, selon Nicolas Flamel, « le Mercure des philosophes,
duquel ils sont les imbibitions et fermentations, et l’enfant, le corps à teindre
duquel est sorti ce mercure » (Livre des figures hiéroglyphiques, éd. citée, p. 254).
Voir Paracelse : « Celui qui veut entrer dans le royaume de Dieu doit d’abord
pénétrer avec son corps dans sa mère et là mourir. » On peut lire dans un traité
du XVIIIe siècle : « Car je ne peux atteindre le royaume céleste si je ne nais pas
une seconde fois. C’est pourquoi je désire retourner au sein de ma mère, à fin
d’être régénéré » (textes cités par Mircea Eliade, Le Mythe de l’alchimie, Paris, Le
Livre de poche, « Biblio Essais », Éd. de l’Herne, 1982 et 1990, p. 20).
256 Anne-Marie Baron

rira ; il n’est pas ironique, mais eschatologique. Il annonce la


béatitude à venir. Prosper qui potuit... D’ailleurs, l’auberge
n’est-elle pas aperçue depuis « le piton d’une montagne de
granit plus élevée que les autres » ? Le jeune médecin remplit
en effet toutes les conditions énoncées dans le Sermon sur la
montagne pour l’accès aux Béatitudes : il est pauvre (16 occur-
rences, dont deux « Pauvre Prosper »), doux, juste, il fait
œuvre de paix, il est persécuté par la Justice bien qu’il ait été
miséricordieux, il pleure et dit avant de mourir que si Dieu
n’existait pas, tout cela n’aurait aucun sens28. Certes, la pau-
vreté n’est pas un bien en soi par rapport à la Grâce et la souf-
france est riche d’une consolation ; mais les deux types de
Béatitudes (positive et négative) se réconcilient dans les ver-
sets 10 et 11 ; ce n’est pas la souffrance en général qui est libé-
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ratrice, mais un certain type de souffrance, celle du Christ
martyr. Prosper, innocent condamné, bouc émissaire, martyr
exécuté, est l’emblème de l’homme vu à travers cette figure
emblématique, l’homme gagnant son salut. Sacrifice, rédemp-
tion, imitatio Christi. L’ « injustice » l’a rendu à son « inno-
cence » (6 occurrences). C’est le paradoxe des Béatitudes, réa-
lisé dans la personne du Christ. Maître Eckart insiste sur l’idée
que « quiconque veut être sauvé doit d’abord être purifié par
la souffrance ; ensuite il doit mourir à toutes choses ; et à
l’âme de mourir à toutes choses »29. C’est seulement après être
mort cinq fois que l’homme peut « commencer à vivre de la

28. « Hommes de science, pacifiques et serviables, ces jeunes gens faisaient


quelque bien au milieu de tant de malheurs, et sympathisaient avec les érudits
des diverses contrées par lesquelles passait la cruelle civilisation de la Répu-
blique. Armés, l’un et l’autre, d’une feuille de route et munis d’une commis-
sion de sous-aide signée Coste et Bernadotte, ces deux jeunes gens se rendaient
à la demi-brigade à laquelle ils étaient attachés. Tous deux appartenaient à des
familles bourgeoises de Beauvais médiocrement riches, mais où les mœurs douces et
la loyauté des provinces se transmettaient comme une partie de l’héritage. »
« J’avais de l’avenir, me dit-il en s’interrompant. Douze hommes ; un sous-lieute-
nant qui criera : – Portez armes, en joue, feu ! Un roulement de tambours ; et
l’infamie ! Voilà mon avenir maintenant. Oh ! il y a un Dieu, ou tout cela serait
par trop niais » (Pl., p. 93 puis p. 111). Je souligne pour montrer qu’on ne sau-
rait opposer de façon plus claire les limites de tout futur humain et la vision
eschatologique.
29. Sermons, in Telle était sœur Katrei, trad. A. Mayrisch Saint-Hubert,
Cahiers du Sud, Documents Spirituels, 1954, p. 180.
« L’Auberge rouge » ou l’alchimie de la création 257

vie de notre Seigneur Jésus-Christ, et suivre ses enseigne-


ments et son exemple jusqu’au bout »30.
De toute évidence, comme d’autres héros martyrs de La
Comédie humaine, Benassis, Séraphîta, Félix de Vandenesse et
Henriette de Mortsauf, Prosper, innocent dans toutes les
hypothèses, sera consolé, il habitera la terre, il sera rassasié de
justice. Il obtiendra miséricorde, il verra Dieu, il sera appelé
fils de Dieu31. Le royaume des cieux est à lui. Et puis,
confirme le dernier verset, sa récompense sera grande dans les
cieux. Magnificat Magnan ! Peut-être même sera-t-il sanctifié,
comme saint Prosper, bienheureux docteur de l’Église qui fit
un voyage décisif à Rome pour instruire le pape Léon-
le.Grand de l’hérésie des pélagiens, surtout ceux des Gaules
qui ne croyaient pas à la grâce, et estimaient que seuls comp-
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taient le libre arbitre, l’usage de la raison et des facultés natu-
relles. Prosper, lui, croit malgré tout à la grâce, mot qui
revient six fois dans la nouvelle avec différentes acceptions.
Hermann ne doute d’ailleurs pas un instant de l’innocence de
Prosper, qu’il décrit ainsi : « Jamais je n’oublierai ce regard
plein de pensées, de pressentiments, de résignation, et de je ne
sais quelle grâce triste et mélancolique. Ce fut une espèce de testa-
ment silencieux et intelligible par lequel un ami léguait sa vie
perdue à son dernier ami. »32
Les correspondances mises en évidence par Jung entre les
archétypes de l’inconscient, les opérations alchimiques et les
dogmes religieux apparaissent clairement dans cette nouvelle,
qui s’avère à la fois étrangement fantasmatique, onirique,
alchimique et habitée par la foi en Dieu. Balzac y sublime ses
propres fantasmes destructeurs à l’égard de sa famille par la

30. Traité, ibid., p. 55.


31. Car « l’Agneau est la grande figure des Anges méconnus et persécutés
ici-bas. Aussi Christ a-t-il dit : Heureux ceux qui souffrent ! Heureux les simples !
Heureux ceux qui aiment ! Tout Swedenborg est là : Souffrir, Croire, Aimer »
(Séraphîta, Pl., t. XI, p. 784).
32. Pl., t. XI, p. 109 (je souligne). Il est évident que la grâce demandée
par Prosper n’est pas humaine : « J’ai été tristement lâche ! J’ai, pendant toute la
nuit, demandé ma grâce à ces murailles [je souligne]. Et il me montrait les murs
de son cachot. – Oui, oui, reprit-il, j’ai hurlé de désespoir, je me suis révolté,
j’ai subi la plus terrible des agonies morales. – J’étais seul ! »
258 Anne-Marie Baron

mystique chrétienne. Ayant rêvé son crime sans le com-


mettre, Prosper devient un innocent persécuté et sanctifié, un
Job qui gémit, un Christ crucifié, chez qui la souffrance, véri-
table opération alchimique, opère une profonde transmuta-
tion. Perverti par la seule idée du crime, il a vécu l’œuvre
alchimique de la rédemption, vie et mort de l’homme-dieu,
sacrifice unique, qui ouvre la voie de la réconciliation. La
sublimation de sa pulsion meurtrière et la résignation au mar-
tyre lui permettent d’espérer la grâce divine et la béatitude
céleste. Ce n’est pas le « désespoir dans l’espérance » dont
parle Balzac dans Les Proscrits, mais plutôt l’espérance au plus
profond du désespoir.
Anne-Marie BARON.
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