Sainte Jeanne-Françoise Frémyot

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 119

SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT

DE CHANTAL
SA VIE ET SES ŒUVRES

Index ; Bibliothèque

Tome Troisième

ŒUVRES DIVERSES

Méditations pour les solitudes [retraites] annuelles


Déposition de sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal au
sujet de la cause de béatification et canonisation de saint
François de Sales
Opuscules divers

ÉDITION AUTHENTIQUE
PUBLIÉE PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DU PREMIER MONASTÈRE DE LA VISITATION
SAINTE-MARIE d'ANNECY
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction et de
reproduction à l'étranger.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'intérieur (section de la librairie) en
février 1876.
PARIS. -– TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.
E. PLON ET CIE IMPRIMEURS-ÉDITEURS
RUE GARANCIÈRE, 10
1876
Tous droits réservés
PRÉFACE
Suivant le conseil de l'Esprit-Saint, les Religieuses de la Visitation n'ont
pas voulu laisser perdre une seule parcelle du précieux héritage de leur sainte
Fondatrice ; elles ont recherché avec un soin jaloux ses moindres écrits, ainsi
que les nombreuses exhortations tombées de sa bouche.
Grâce à Dieu, leur moisson a été abondante. La Providence a permis que
leurs Sœurs aînées, contemporaines de la Sainte, aient mis autant de sollicitude
à noter et à conserver ses enseignements, qu'elle-même en avait mis à recueillir
ceux de son Bienheureux Père.
Les Anges gardiens de la sainte source ont veillé avec amour sur ce trésor,
et, après les vicissitudes des temps les plus désastreux, nous le retrouvons
aujourd'hui, sinon en son entier, du moins bien plus riche que nous n'osions
l'espérer.
Le présent volume, qui est le second et dernier des œuvres diverses de
sainte Jeanne-Françoise de Chantal, renferme des opuscules plus ou moins
connus, auxquels les Religieuses de la Visitation d'Annecy ont ajouté des
matériaux récemment découverts. Elles ont distribué le tout en six groupes :
[VI]
1° Les MÉDITATIONS ; 2° la DÉPOSITION de la Sainte pour la canonisation
de saint François de
Sales ; 3° Différents OPUSCULES ; 4° Plusieurs FRAGMENTS, récemment
découverts, du précieux RECUEIL déjà connu sous ce titre : PAROLES,
INSTRUCTIONS ET AVIS de saint François de Sales à la Sainte ; 5°
des SENTENCES pour tous les jours de l'année, tirées des écrits de la Sainte ; 6°
enfin QUELQUES POINTS DE LA VIE RELIGIEUSE expliqués par le saint Fondateur
à ses premières filles.
1° MÉDITATIONS POUR LA SOLITUDE ANNUELLE. — Les MÉDITATIONS, il
est vrai, appartiennent pour le fond à saint François de Sales, puisqu'elles furent
extraites, en grande partie, pour ne pas dire en totalité, de ses œuvres ; mais à
sainte Jeanne-Françoise de Chantal revient la gloire d'avoir donné la première
idée de cet ouvrage, d'en avoir surveillé l'exécution, d'avoir joint à chaque point
de méditation des affections capables d'inspirer à l'âme le désir des plus
héroïques vertus.
Ce recueil, formé d'abord pour le premier monastère de la Visitation
d'Annecy, fut ensuite communiqué en manuscrit à plusieurs autres maisons de
l'Ordre. C'est ce qui résulte d'une lettre de sainte de Chantal à une supérieure,
lettre datée d'Annecy, 4 juillet 1638, où la Sainte s'exprime ainsi : « J'espère,
ma très-chère Sœur, que Dieu me fera encore la grâce de vous communiquer,
dans quelque temps, les Méditations pour nos solitudes annuelles, tirées des
écrits de notre Bienheureux Père ; car je désire intimement que les filles de la
Visitation nourrissent leurs âmes de ce bon et suave pain. Notre chère Sœur
Françoise-Madeleine de Chaugy y travaille fort soigneusement, [VII] et j'y tiens
la main et le revois tant que je puis. » En effet, la Sainte prépara elle-même la
lettre d'envoi et la préface placées en tête des Méditations, mais elles ne furent
imprimées, comme tout porte à le croire, qu'après sa mort, et sans doute par les
soins de la Mère de Chaugy. L'édition première qui en fut faite ne porte aucune
indication de lieu ni de date ; cependant tous les caractères extérieurs permettent
de la rapporter à cette époque.
2° DÉPOSITION DE SAINTE DE CHANTAL pour la canonisation de saint
François de Sales. — Bientôt après l'heureuse mort de l'illustre évêque de
Genève, on s'occupa très-activement de réunir les matériaux nécessaires à la
cause de sa béatification. « Notre sainte Mère de Chantal, dit la Mère de
Chaugy, se mit à y travailler elle-même (1625), faisant à loisir une très-
belle déposition, et procurant que ceux qui avaient connu ce Bienheureux et
conversé avec lui en fissent aussi. » (Mémoires, 1re partie, chap. XIX).
De nombreux prodiges opérés par l'intercession du grand serviteur de Dieu
secondèrent ce mouvement ; ils appelaient sur sa tête les honneurs officiels de
l'Église.
Ce fut en l'année 1626 que Mgr André Frémyot, archevêque de Bourges
(frère de la Mère de Chantal), Mgr Pierre Camus, évêque de Belley, et Georges
Ramus, chanoine et docteur de Louvain, furent nommés par la Congrégation
des Rites à l'effet d'informer sur les vertus et les miracles du Vénérable François
de Sales.
Parmi les nombreux témoins qui furent alors entendus, figure, au-dessus
de tous les autres, la Mère de Chantal. L'humble fondatrice de la Visitation fut
admise à déposer [VII] tous les jours, du 27 juillet 1627 jusqu'au 3 août
inclusivement, sauf le 1er août, qui était un dimanche. Les séances, qui se
tenaient au parloir du premier monastère, avaient lieu deux fois par jour, le
matin et le soir, et duraient environ trois heures chacune.
Le témoignage rendu par sainte de Chantal à l'évêque de Genève, à celui
qui avait été son directeur et son guide, est d'un intérêt puissant, d'une valeur
historique sans égale. Il faut être, en effet, de la famille des Saints pour bien
saisir, pour bien comprendre la sainteté dans les autres, et aussi pour en faire
resplendir, par le langage, l'éblouissante beauté : voilà pourquoi sainte de
Chantal nous a laissé, dans sa Déposition, le portrait le plus vrai de saint
François de Sales ; voilà comment elle nous a tracé de sa vie l'esquisse la plus
autorisée et la plus édifiante à la fois que nous connaissions. On pourra bien
ajouter au récit, le compléter sur plusieurs points, on ne fera pas mieux ; on
pourra développer les traits, ajouter au dessin la vivacité du coloris, on ne
réussira pas à nous représenter dans un plus beau jour le Missionnaire, l'Évêque,
le Docteur, le Saint, à nous peindre avec tant de bonheur cette figure si douce
de la douceur de Jésus-Christ, à nous embaumer à ce point du parfum pénétrant
de ses vertus.
Mais laissons un évêque d'Annecy, Mgr Rey, de glorieuse mémoire, faire
lui-même l'éloge de cet ouvrage de la Sainte. Dans une lettre du 27 janvier 1839,
adressée à M. l'abbé de Baudry, qui venait d'éditer la Déposition, le prélat
s'exprime ainsi :
« La Déposition de sainte de Chantal ! ah ! mon vénérable [IX] confrère,
voilà où l'on trouve la véritable vie de saint François de Sales ! Partout ailleurs
on admire les effets prodigieux du zèle de notre saint Apôtre, une suite de faits
tous plus ou moins dignes d'édifier l'heureux lecteur qui se repaît d'un si
touchant spectacle ; mais dans la Déposition de sainte de Chantal, on voit
l'intérieur tout saint, tout angélique du céleste évêque de Genève. On y
contemple la sève même qui animait et fécondait cet arbre divin et majestueux.
« Non, mon cher, on n'a qu'une idée imparfaite du Saint, en ne connaissant
que l'extérieur de sa physionomie ; mais son âme, sa belle âme nous apparaît
tout entière dans la Déposition, je dirai volontiers dans les révélations de sainte
de Chantal. On voit palpiter, pour ainsi dire, ce grand cœur où l'amour seul
trouvait de la place. L'intérieur de saint François de Sales y est mis à découvert,
et l'on s'écrie avec un saint Père : Cœlum anima justi. Oh ! oui, j'ai cru
apercevoir un paradis, en abrégé, dans l'âme de mon saint Apôtre : là on voit
Dieu régner en maître sur un cœur qui s'est entièrement voué à lui ; il en anime
tous les mouvements, il en divinise toutes les affections ; c'est le Saint, le Saint
tout entier que l'on retrouve dans la Déposition ; et quel Saint, grand Dieu ! Je
ne saurais jamais rendre l'impression que m'a faite cette lecture ravissante. Le
cœur vous brûle en parcourant ces lignes divinement enchantées : on se trouve
quelquefois les yeux pleins de douces larmes, et le brasier d'amour que l'on
contemple, semblable au soleil, éclaire, échauffe et fortifie l'âme qui se trouve
en face de cette belle âme. Quelque intéressante [X] que sera donc la vie que
vous préparez, elle serait imparfaite sans la Déposition. Mille fois je le répéterai,
et ce sera toujours la vérité, c'est là qu'est la véritable vie de notre Saint. Soyez
donc béni, mon cher abbé, pour avoir enrichi son histoire d'une aussi précieuse
et aussi angélique production. »
La Déposition de sainte Jeanne-Françoise de Chantal fut insérée dans le
premier volume du procès de 1627. Lorsque la cause fut reprise, en 1658, plus
de trente ans après, cette pièce fut reproduite, acceptée par les nouveaux
commissaires comme parfaitement authentique, et insérée au sixième volume
de ce second procès. Enfin, en 1721, alors qu'on travaillait à la cause de la Mère
de Chantal elle-même, François Duparc, protonotaire apostolique, fut chargé de
tirer copie de la Déposition faite par la vénérable Fondatrice de la Visitation,
près d'un siècle auparavant, ce qu'il exécuta en se servant de l'extrait de 1658.
Cette copie de François Duparc dûment collationnée, parafée à toutes les pages
par ce notaire, et, par conséquent, d'une incontestable authenticité, se conserve
précieusement dans les archives du premier monastère de la Visitation
d'Annecy. C'est cette copie qui sera reproduite textuellement ici.
3° DIFFÉRENTS OPUSCULES. — Les Religieuses de la Visitation d'Annecy
ont réuni sous ce titre : Un Petit Traité sur l'Oraison, des Questions et
des Réponses sur l'oraison de quiétude, des Paroles et Conseils de direction
propres à éclairer les âmes dans les épreuves de la vie spirituelle, enfin
des Avis pour le gouvernement d'une communauté.
Pour sainte Jeanne-Françoise de Chantal, comme pour [XI] tous les
saints, l'Oraison fut une échelle mystérieuse dont elle se servit pour s'élever
jusqu'à Dieu, pour converser avec Lui et reposer doucement sur son cœur. Qui
ne sait que la vie de cette âme héroïque, à partir de son entrée en religion,
s'écoula dans une oraison continuelle ? Fille aînée de saint François de Sales,
elle fut formée à ce saint exercice, éclairée dans ses voies et dirigée dans sa
pratique par le Bienheureux lui-même. Bientôt la grâce lui donnant des ailes,
son âme prit un essor plus hardi et s'éleva sur les hauteurs de la contemplation
la plus sublime. La Mère de Chantal devint maîtresse à son tour : elle pouvait
parler savamment à ses Religieuses de la nature et des précieux avantages de
l'oraison, de ses secrets les plus élevés comme les plus intimes ; indiquer les
voies à suivre, signaler les obstacles à vaincre, les illusions à éviter ; elle
excellait à traiter des matières qu'elle avait apprises de son angélique Directeur,
et plus encore de son expérience personnelle. Ce petit traité ne sera pas moins
goûté des âmes encore novices que de celles qui sont plus avancées dans les
voies de l'oraison, Les unes et les autres y trouveront de sages conseils, de
lumineux enseignements, qui guideront leurs premiers pas ou leur marche
ascensionnelle vers les plus hauts sommets de la contemplation.
Les Paroles et Conseils de direction peuvent servir de guide, procurer
consolations et lumières aux âmes qui expérimentent la vérité de ces deux
pensées d'un maître consommé dans les voies de l'Esprit-Saint : « La vie prend
sa source aux fontaines de la tribulation. Dieu a caché le trésor de ses grâces
dans l'abîme des souffrances. » [XII]
Les CONSEILS à quelques supérieures de la Visitation pour le
gouvernement de leur communauté, à l'adresse d'une classe spéciale de lecteurs
et de lectrices, renferment d'utiles leçons, fruits d'une expérience consommée.
Sainte de Chantal, en effet, possédait à un très-haut degré l'art des arts, celui de
gouverner les esprits et les volontés. Or, cette merveilleuse puissance qu'elle
exerçait sur ses filles spirituelles, la Sainte nous en révèle ici le secret :
prudence, sagesse, discrétion, bonté en certains cas, fermeté en d'autres, charité
toujours, recours perpétuel à Dieu parla prière, tels sont les moyens qu'elle
employait, les ressorts qu'elle faisait mouvoir. Et cet immense ascendant, qu'elle
devait moins à l'autorité de sa position qu'au spectacle de ses éminentes vertus,
elle s'en servait uniquement pour unir le cœur de ses Religieuses au cœur de
leur divin Époux par les chaînes de l'amour. Ainsi ces conseils joignent à des
leçons théoriques sur le gouvernement des applications pratiques du plus grand
intérêt.
4° QUELQUES FRAGMENTS récemment découverts du RECUEIL déjà donné
en partie dans le précédent volume, sous ce titre : PAROLES, INSTRUCTIONS ET
AVIS DE SAINT FRANÇOIS DE SALES À SAINTE JEANNE-FRANÇOISE DE
CHANTAL. (Voir la préface du premier volume des Œuvres diverses, et la page
29 de ce même volume.)
5° SENTENCES DE LA SAINTE POUR TOUS LES JOURS DE L'ANNÉE. —
L'élévation de notre âme à Dieu ne requiert nullement les longues formules, les
considérations savantes et compliquées ; une bonne pensée y suffit, un bon
sentiment qui nous saisit, nous détache de la terre et de nous-même. Les [XIII]
saints et les saintes avaient à leur usage, chacun suivant son attrait propre et son
caractère personnel, un choix de sentences préférées, de réflexions particulières.
Une seule pensée qu'ils goûtaient, qu'ils savouraient à l'aise, dont ils
exprimaient le suc spirituel, servait souvent à alimenter leur âme une journée
tout entière ; ainsi faisait sainte Jeanne-Françoise de Chantal.
On saura gré, sans doute, aux filles contemporaines de cette héroïque
Sainte d'avoir choisi dans ses paroles ou ses écrits les pensées les plus propres
à conserver son esprit, à faire revivre les vertus dont elle a donné de si beaux
exemples.
6° QUELQUES POINTS DE LA VIE RELIGIEUSE EXPLIQUÉS PAR SAINT
FRANÇOIS DE SALES ET RECUEILLIS PAR SAINTE DE CHANTAL. — Ce sujet nous
ramène auprès du Bienheureux Fondateur de la Visitation. Nous apprendrons
de sa bouche à bien réciter l'Office divin, à recevoir avec fruit les sacrements, à
faire utilement la direction de conscience, à nous élever à Dieu par l'oraison et
à descendre vers le prochain par charité, etc. Les supérieurs se convaincront de
plus en plus de cette vérité : qu'il ne suffit pas de fonder des monastères, mais
qu'il faut n'y admettre que des sujets appelés de Dieu, puis les former aux vertus
solides que réclame leur sainte vocation. Ces pages, imprégnées de la suave
onction qui caractérise les œuvres de saint François de Sales, font briller, dans
un nouveau jour, son expérience consommée, son admirable discernement pour
la conduite des âmes.
En quelques mots substantiels, saint François de Sales a résumé tout ce
que les maîtres de la vie spirituelle ont écrit [XIV] sur la nécessité d'affermir les
âmes dans la pratique des vertus évangéliques, avant de les lancer dans les voies
de la perfection.
Béni soit le zèle de la glorieuse Fondatrice de la Visitation qui nous a
conservé des trésors de doctrine si propres à former encore des générations
d'âmes fortes, capables de marcher sur les traces des Saints !
A. G
MÉDITATIONS POUR LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES
VIVE † JÉSUS.

MÉDITATIONS
POUR
LES SOLITUDES [RETRAITES] ANNUELLES
TIRÉES DE PLUSIEURS PETITS MÉMOIRES TROUVÉS ÉCRITS
DE LA SAINTE MAIN
DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE FRANÇOIS DE SALES
Dressées pour les Sœurs de ce premier monastère de la Visitation d'Annecy
PAR SAINTE JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT
DE CHANTAL[1]
Avis de notre très-digne Mère à nos très-chères Sœurs de la Visitation, sur
le sujet des méditations de la solitude.
MES TRÈS-CHÈRES SŒURS,
NOUS vous envoyons cordialement cet écrit, parce qu'il est tiré des œuvres
de notre Bienheureux Père, mais surtout de plusieurs petits mémoires que nous
avons trouvés écrits de sa chère et sainte main : ce sont ses conceptions et
paroles, vous y reconnaîtrez facilement son esprit. L'on a tâché de réduire et
ranger le tout en Méditations, qui pourront servir pour le temps des solitudes
[retraites] qui se font devant le renouvellement, [2] parce que plusieurs de nos
Sœurs les supérieures m'avaient priée, il y a longtemps, de leur en dresser. Je
pense qu'après celle de la première et seconde partie de Philotée, vous ne
trouverez rien de plus solide et de plus utile pour vous ; si vous les lisez et
considérez mûrement, elles rempliront vos entendements de beaucoup de clarté
et connaissance nécessaire, et vos cœurs de saintes affections. Les Méditations
du Silence, de la Modestie, et de quelques autres vertus religieuses y manquent,
parce que l'on n'en a pas trouvé les sujets dans les petits mémoires de notre
Bienheureux Père. Vous les pourrez prendre dans les Exercices du Révérend
Père Dom Sens, desquels Notre Bienheureux Père faisait grande estime, ou
autres lieux.
Croyez, mes très-chères Sœurs, que c'est de très-bon cœur que nous vous
communiquons tout ce que nous avons de notre saint Fondateur, comme très-
désireuse que nous vivions et nourrissions nos âmes de sa sainte et suave
doctrine ; Dieu nous en fasse la grâce ! Priez sa bonté pour votre indigne Sœur
et servante en Notre-Seigneur.
Sœur JEANNE-FRANÇOISE FRÉMYOT.
Dieu soit béni ! Amen.
VIVE † JÉSUS
PRÉFACE
C'est une chose qui a été observée de tout temps entre les enfants de Dieu,
qui connaissent la fragilité et imbécillité [faiblesse] de notre nature, de se
renouveler en leurs bons propos et saintes résolutions. Les Israélites, peuple de
Dieu, faisaient leurs renouvellements à chaque nouvelle lune ; et pour y inviter
un chacun, ils sonnaient la trompette, et faisaient fête solennelle pour réveiller
l'esprit et l'élever aux choses éternelles.
La très-sainte Église présente de temps en temps de grandes solennités à
ses enfants, afin qu'ils se renouvellent au désir et propos de mieux faire : les
anciens Religieux prenaient, pour cet effet, le jour de leur Profession et entrée
en Religion. Mais d'autant que les filles de la Visitation ne doivent pas s'attacher
à des particularités, l'on a fort à propos choisi Je jour de la Présentation, auquel,
toutes ensemble, elles viennent offrir leurs vœux de Rénovation avec la très-
sainte Vierge, qui s'offre elle-même à Dieu en ce jour. Et, en ceci, nous vérifions
ce qu'avait dit le prophète David, « que plusieurs Vierges seraient amenées à
Dieu, à la suite de la très-sainte Vierge, pour être offertes à sa divine Majesté : »
et afin que cela se fasse avec plus d'humilité, il est bien raisonnable que l'on s'y
prépare par la solitude et retraite de plusieurs jours ; car qu'est-ce, je vous prie,
que nous allons faire dans nos solitudes, sinon renouer nos vœux, renouveler
notre âme et raffermir nos résolutions ? [4]
Comme un homme qui joue excellemment du luth a accoutumé de tâter
toutes les cordes de temps en temps, pour voir si elles n'ont pas besoin d'être
tendues ou relâchées, pour les rendre bien accordantes, selon le ton qu'il leur
veut donner ; de même aussi, tous les ans, dans nos solitudes, nous devons tâter
et considérer toutes les affections de notre âme, afin de voir si elles sont bien
accordantes, pour entonner le cantique de la gloire de Dieu et de notre propre
perfection : et, à cet effet, l'on fait les confessions annuelles, par lesquelles on
reconnaît toutes les cordes discordantes, les affections qui ne sont pas encore
bien mortifiées, les résolutions qui n'ont pas été fidèlement pratiquées ; et ayant
ainsi resserré les chevilles de notre luth spirituel, nous recommençons de
nouveau à chanter le cantique de l'amour divin, qui consiste en la vraie
observance, et suivant notre glorieuse Maîtresse, nous venons, sous sa
protection, nous offrir sur l'autel de la divine Bonté, pour être consumées sans
aucune réserve par le feu de son ardente charité.
À ces saintes paroles de notre Bienheureux Fondateur l'on a trouvé bon
d'ajouter un avis de quelque digne serviteur de Dieu, lequel, parlant du profit
que l'on doit rapporter de la solitude, dit que ceux qui aimaient à beaucoup
parler, sortent, d'ordinaire de leur retraite, amateurs du silence et de la solitude ;
ceux qui étaient lâches et indévots aux exercices de la Religion, en reviennent
fervents, diligents et prompts à leur devoir ; ceux qui étaient amis de leur
commodité, sont désormais ennemis de la nature corrompue et grands amateurs
de la mortification, sans laquelle la vie spirituelle ne peut subsister. Si vous avez
fait une bonne solitude, vous y devez avoir appris à bien converser avec Dieu,
en révérence, humilité, union, amour et présence continuelle ; à bien converser
avec vous-même, en pureté de cœur, en solitude, en paix, en vrai amour de votre
bien spirituel et haine de vous-même ; à bien converser [5] avec les Sœurs, en
charité, support et édification ; et envers les étrangers, quand il sera requis, en
toute modestie et dévotion, leur montrant que vous ne respirez que Dieu ; bref,
à bien converser avec votre Ange Gardien et les Saints, les visitant et vous en
ressouvenant souvent. Dieu nous en fasse la grâce ! Amen.
En ce premier Monastère de la Visitation, Sainte-Marie d'Annecy,
ce 15 août 1637. Commencé sous la protection de la triomphante Mère de Dieu.
DIEU SOIT BÉNI.
VIVE † JÉSUS
MÉDITATIONS TIRÉES DES ÉCRITS DE NOTRE BIENHEUREUX PÈRE PROPRES
POUR LES SOLITUDES
PREMIÈRE MÉDITATION
DE LA CRÉATION.
PREMIER POINT.
D'où sommes-nous ? Le pays duquel nous sommes sortis, c'est le rien. Où
étais-tu, ma chère âme, il y a tant d'années ? Tu étais rien ! O rien ! sans
subsistance ni être quelconque ! O rien ! vous êtes ma patrie, en laquelle j'ai
demeuré inconnue, vile et abjecte éternellement. « J'ai dit à la pourriture, disait
Job, vous êtes mon père ; » mais moi j'ai dit au rien : Vous êtes mon pays, je
suis tirée de votre abîme ténébreux et, de votre épouvantable caverne.
DEUXIÈME POINT.
Qui nous a tirés du rien ? qui nous a donné l'être ? qui est notre père ?
Comme les arbres en hiver retiennent les fleurs et les fruits resserrés dans eux-
mêmes, jusqu'à ce qu'en leur saison ils les poussent dehors et les font paraître :
ainsi Dieu a eu une volonté éternelle de te produire, ô mon âme ! et t'a tenue en
sa conception toute prête à t'éclore quand le temps en serait venu ! Eh ! n'es-tu
pas heureuse d'être fille d'un si bon père ? [7]
TROISIÈME POINT.
Lorsque je n'étais rien, et abîmée dans le néant, la volonté de Dieu couvait,
en son décret, mon être, pour me le donner en temps et lieu, comme elle a fait.
Du rien procède notre vieil homme brutal qui est en nous, et lequel tend toujours
à son origine, au rien, au péché et au mal. De Dieu procède notre nouvel Adam,
l'homme spirituel qui est en nous, et lequel tend toujours à son origine, au bien,
à la vertu, et à la jouissance de Dieu.
Première affection. — De moi-même donc que suis-je, sinon un vrai rien
et enfant du néant ? Chétif et misérable, de quoi me glorifié-je, de quoi me tenir
pour quelque chose ? O rien ! je me ressouviendrai toujours de vous, et ne
m'exalterai jamais, mais ferai défaillir mon âme, lui ramenant devant les yeux
son obscure et chétive origine. Hélas ! elle n'est pas bonnement dehors, et elle
fait la grande et magnifique.
Deuxième affection. — O Dieu ! quel devoir ai-je à votre volonté qui m'a
si longuement et éternellement projetée dans les flancs de sa Providence ! O
sainte volonté ! je suis votre, faites de moi, en moi, et par moi, tout ce qu'il vous
plaira, car je suis votre ouvrage. Quelle outrecuidance d'avoir été rebelle à la
volonté qui m'a produite et seule me conserve !
Troisième affection. — Ah ! le cœur humain, quoiqu'il soit élevé parmi les
choses basses de la nature, néanmoins, au premier regard qu'il jette en Dieu, sa
naturelle inclination le porte à reconnaître son centre. Sus donc, mon pauvre
cœur, sortez comme une étincelle d'entre les cendres de votre vileté, pour rendre
l'amour et l'obéissance due à votre premier principe. [8]
DEUXIÈME MÉDITATION
DE LA FIN POUR LAQUELLE NOUS SOMMES CRÉÉS.
PREMIER POINT.
Considérez, que Dieu nous a faits à son image et semblance, et il nous a
créés tels, afin que nous l'aimions. Il est si vrai que notre cœur est créé pour
aimer son Dieu, qu'aussitôt qu'il pense un peu attentivement à la Divinité, il sent
une certaine douce émotion qui témoigne que Dieu est le Dieu de notre cœur.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que si Dieu n'eût pas créé l'homme, il eût été véritablement
tout bon, mais il n'eût pas été actuellement miséricordieux, d'autant que la
miséricorde ne s'exerce qu'envers les misérables. Oh ! la douce consolation ! le
soleil est créé pour éclairer, le feu pour brûler, et ainsi des autres créatures ;
mais vous, ô mon âme ! pauvre et chétive, c'est afin que vous soyez le théâtre
de la divine miséricorde.
TROISIÈME POINT.
Considérez encore que vous êtes créée pour vous acheminer
continuellement à Dieu ; les fleuves coulent incessamment et, comme dit le
Sage, retournent au lieu duquel ils sont issus : « O Dieu ! dit saint
Augustin, vous avez créé mon cœur pour vous, et jamais il ne sera en repos
qu'il ne soit en vous ; oui, Seigneur, car vous êtes le Dieu de mon cœur, mon lot
et mon partage éternellement. »
Première affection. — Rendez grâce, ô mon âme ! à ce divin Maître et
auteur de la nature, qui vous donne journellement autant de secours qu'il vous
est nécessaire, pour vous acheminer [9] à la fin pour laquelle il vous a créée,
qui est pour l'aimer. Écriez-vous donc : Ah ! je ne suis pas faite pour ce monde,
il y a un Ouvrier souverain qui m'a faite pour lui, il faut donc que je tende et me
rende vers lui, pour m'unir et joindre à sa bonté à laquelle j'appartiens.
Deuxième affection. — Oh ! la douce et désirable rencontre que l'affluence
de mon Dieu, et mon indigence ! Ah ! que je suis heureuse d'être mise au monde
pour une fin si excellente, que pour mieux faire voir l'excès d'une honte si
souverainement charitable !
Troisième affection. — Oh ! vous tous qui êtes sur la terre, vous êtes
pèlerins et créés pour dire avec saint Augustin : « O désirer, ô aimer, ô marcher,
ô parvenir à Dieu ! » Sus, tirons à notre Cité permanente, et au lieu de notre
repos. Nos cœurs doivent être comme les enfants de Jonadab qui n'osaient se
bâtir des maisons en cette terre. O âme religieuse ! secouez toute cette poudre
terrestre de vos pieds, car la terre sur laquelle vous cheminez est sainte, et le
lieu où vous voulez arriver est tout sanctifié.
TROISIÈME MÉDITATION
DES BÉNÉFICES.
PREMIER POINT.
Considérez, que Dieu nous a faits comme la perfection et abrégé de
l'univers ; il a rendu notre âme un magasin de ses richesses, ce qui fit dire à
David : « Les merveilles de la science de Dieu se voient en moi. » [10]
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que Dieu vous a été si libéral, qu'il a fait tout ce monde pour
vous. Vois, mon âme, le Ciel, la terre, et tout ce qui est créé ; tout a été fait pour
toi, partie pour ta nécessité, partie pour ta consolation et récréation. Mais
comme en faut-il user ? comme Notre-Seigneur et les Saints ont fait :
sobrement, saintement et dévotement. Comme en ai-je usé ? superfluement,
mondainement et profanement ; j'ai tout rapporté à moi-même, et me suis
arrêtée au seul plaisir qui m'en revenait, étant comme ce mauvais négociateur
auquel tout fut commis, et qui mésusa de tout.
TROISIÈME POINT.
Voyez, mon âme, la multitude des bénéfices que Dieu vous a départis :
vous n'avez pas été étouffée au ventre de votre mère ; vous avez été baptisée,
nourrie en l'Église, retirée de la troupe mondaine, instruite en la voie de l'Esprit,
inspirée de mille inspirations, éclairée de mille clartés, poussée à mille bonnes
résolutions : quelle grâce en deviez-vous rendre ! Mais, ô Dieu ! combien peu
fidèlement tout cela a-t-il été ménagé ! Hélas ! comme un enfant prodigue, vous
avec mésusé des biens et de la bonté de votre Père ; toutefois, recourez à votre
Père ; car étant bon il vous recevra.
Première affection. — O Seigneur ! que votre libérale main a enrichi cette
belle âme de grands dons ! Ah ! n'est-elle pas heureuse d'avoir la foi au Sauveur,
l'espérance par icelui, l'affection avec le désir d'obéissance à ses divins
vouloirs ? O souverain Donateur ! pour comble de vos bénéfices, faites encore
celui-ci à mon âme, que jamais je n'abuse de vos divins présents ; assurez ma
foi, affermissez mon espérance, accroissez mon désir, échauffez mes affections,
en sorte que je me rende [11] digne du bénéfice suréminent de la réception de
votre très-saint Corps.
Deuxième affection. — Hélas ! comme me suis-je rendue ingrate envers
un si bénin et libéral Seigneur, vu que je sais que non-seulement il a fait pour
moi tout ce que je vois, que je goûte et que je sens ; mais que sa libéralité passant
plus avant, œil n'a vu, ni oreille ouï les grands biens qu'il me réserve, si je suis
une loyale servante. Ah ! mon Roi, je reçois à tous moments les effets de votre
libéralité, et à peine vous dis-je un grand merci ; et, néanmoins, comme il ne se
passe point de moment que je ne jouisse de vos bienfaits, il ne s'en devrait point
écouler que je ne vous envoyasse mes actions de grâces : mon âme, comme
ferons-nous cette pratique ? sinon de si bien et religieusement user de ce monde,
comme n'en usant point, que toute notre vie soit une action de grâces ; et, pour
cela, il faut nous attacher au Donateur et non à ses présents.
Troisième affection. — Hélas ! mon Donateur, si David disait : « Que
rendrai-je au Seigneur pour les biens qu'il m'a faits ? » ah ! que l'homme
chrétien, ah ! que l'âme religieuse devrait bien être en plus grande peine pour
trouver de quoi vous faire des reconnaissances ! O Dieu de toute bonté, c'est
peu de chose si je vous fais un holocauste de moi-même ; toutefois, s’il vous
plaît de me demander mon cœur, tenez, Seigneur, je vous le donne, et que
jamais il ne retourne en ma possession. [12]
QUATRIÈME MÉDITATION
DES PÉCHÉS.
PREMIER POINT.
Nous n'appréhendons pas le péché, parce que nous ne considérons pas
assez son malheur ; car le péché est appelé une aversion ou détour de Dieu, et
une conversion à la créature ; et, c'est en cet éloignement de Dieu que consiste
le mal principal du péché. Hélas ! voyez combien de fois vous vous êtes
éloignée de ce bon Dieu. Eh ! mon âme, devez-vous dire, est-il possible que
vous preniez plaisir à vous divertir (détourner) de la source de tout bien, pour
aller dans les abîmes du péché ?
DEUXIÈME POINT.
Considérez, qu'il y a plusieurs malheureux escaliers par où l'âme descend
à la perdition : l'ingratitude, l'attention aux choses humaines, qui ôte celle des
choses divine, l'habitude aux pensées frivoles et superflues, une certaine
maudite accoutumance de parler mal du prochain, d'où, en parlant du mal
d'autrui, on perd la honte du sien propre, et de là on descend à s'oublier de
recourir à Dieu par prières, et enfin, l'on se précipite en un tel malheur, que l'on
boit sans remords l'iniquité comme l'eau. O âme destinée aux félicités
éternelles ! je vous fais voir cette infortunée descente, afin que vous retiriez vos
pieds de ces mauvais pas.
TROISIÈME POINT.
Considérez, que ceux-là se perdent avec Caïn, qui ne se veulent pas bien
confesser, ou qui le font par habitude, sans un vrai remords de leurs péchés, et
un ferme propos de s'amender : ceux-là au contraire se sauvent avec le bon
Larron, et avec Job, qui assurait ne point garder son péché en son sein, mais qui
[13] s'accusait de ses fautes. Hélas ! nous péchons au corps, et en l'âme par
d'innombrables façons d'omission, de commission et d'inadvertance, et ceux-là
se déçoivent eux-mêmes qui, pour se voir en religion et hors des occasions des
griefs péchés, qui sont plus visibles, estiment leurs fautes petites, et négligent
d'en avoir la douleur ; car, pour petits que soient les péchés, c'est une grande
ingratitude envers Dieu, et lui seul sait la gravité de nos péchés, et non pas nous.
Première affection. — Sus, mon âme, approchons-nous de Dieu, il reçoit
les pécheurs ; ne quittons plus notre JÉSUS, le voilà qui nous
appelle : « Retournez, retournez, dit-il, enfants errants qui délaissez votre
Père. » Ah ! Seigneur, voici que je viens à vous, parce que vous m'avez appelé ;
recevez-moi, selon votre parole, et je vivrai. Non, jamais, Seigneur, moyennant
votre grâce, non, jamais je ne veux m'éloigner de vous. Hélas ! je ne l'ai que
trop fait, c'est de quoi je me repens de tout mon cœur.
Deuxième affection. — O Dieu ! plein de clémence, plus grande est votre
miséricorde que mon iniquité ; si vous me vouliez reprendre selon votre justice,
que serait-ce de moi ? car je vois qu'il n'y a pas un de ces mauvais escaliers sur
lequel je n'aie posé mon pied : et, partant, ô mon Père ! j'ai péché contre le ciel,
et devant vous, et ne suis pas digne d'être nommée votre fille, et néanmoins,
j'aspire encore à ce bonheur.
Troisième affection. — Ah ! Seigneur, désormais, avec votre grâce,
j'accuserai mes péchés avec grande douleur, n'estimant jamais faute petite,
puisque c'est un si grand Dieu à qui mes péchés s'attaquent. Ah ! Seigneur, vous
attendez et différez la correction du pécheur, mais vous ne vous tairez pas
toujours s'il ne s'amende : il faut donc, mon chétif cœur, vous fondre par une
sainte contrition et pénitence, pour la seule considération de l'infinie bonté de
Dieu, que vous avez offensé, et vous [14] remplir d'une vive résolution de
mourir plutôt que de pécher volontairement. O Seigneur ! qui voyez l'imbécillité
[faiblesse] de mon cœur, fortifiez-le de votre secours, afin que cette mienne
résolution soit efficace.
CINQUIÈME MÉDITATION
DE LA MORT.
PREMIER POINT.
Considérez, que c'est un grand reproche, ô mortels ! de mourir sans y avoir
pensé : la mort qui domine sur cette vie périssable ne tient point de train
ordinaire, elle prend tantôt ici tantôt là, sans choix ni méthode, les bons emmy
les mauvais, les jeunes parmi les vieux. Oh ! que bienheureux sont ceux qui
vivent en continuelle défiance de mourir, et se trouveront toujours prêts à
mourir, en sorte qu'ils puissent revivre éternellement en la vie où il n'y a point
de mort.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que Dieu nous ayant mises en la maison de ce monde, au jour
qu'il sait, et que nous ignorons, il nous appellera devant lui avec cette semonce :
« Viens rendre compte de ta dépense, de tes vœux, de tes règles et observances ;
bref, de tous les biens sur lesquels je t'avais constituée. » Hélas ! de quelle issue
ce compte sera-t-il suivi ? Je ne sais, car toutes choses sont réservées incertaines
pour le temps à venir.
TROISIÈME POINT.
Considérez, que le juste ne meurt point à l'impourvu ; car c'est bien avoir
pourvu à sa mort que d'avoir persévéré en la justice [15] chrétienne, et en
l'obéissance religieuse jusques à la fin ; aussi l'Église ne fait pas simplement
requérir de ne mourir pas de mort soudaine, mais de mort imprévue.
Première affection. — Quand l'état religieux : n'apporterait autre bien que
celui d'une perpétuelle préparation à la mort, il le faudrait avoir en grand
respect. Ah ! mon âme, la mort nous apprend tous les jours que tout ce que ce
monde fait voir de grand, n'est qu'illusion et mensonge, et que la vie de l'homme
s'enfuit comme une bouffée de vent qui passe. Sus donc, jetons-nous aux pieds
du Roi immortel, duquel la mort est plus aimable que la vie de tous les rois de
la terre : ah ! doux JÉSUS ! donnez-moi ce bon souvenir de la mort qui tue le
péché, qui m'humilie pensant à ma poudre, et qui me fasse mépriser tout ce qui
est périssable.
Deuxième affection, — O mon Bienheureux Père ! ah ! que vous ne
mourûtes pas de mort imprévue, vous qui étiez si souvent profondément
attentif, et aux écoutes pour entendre sonner la retraite, et qui disiez : « Je pense
à me mettre en équipage pour le grand voyage éternel. » Ah ! que je devrais
être attentive à cette pratique que vous nous avez ordonnée, de soupirer les
heures inutilement passées, puisque de toutes il faudra rendre compte au jour
du trépas : prenez garde, ô ma chère âme ! comme vous observez tout ce qui
dépend de votre Institut ; car je vous avertis qu'il faudra rendre compte de tout
à votre grand Juge : ô JÉSUS ! souvenez-vous que vous êtes ensemble et mon
juge, et mon père, et mon sauveur, et mon examinateur.
Troisième affection. —Hélas ! quand je pense comme j'ai employé le
temps de Dieu, je suis bien en peine qu'il ne me veuille pas donner son éternité,
puisqu'il ne la donne qu'à ceux qui emploient bien leur temps, disait notre saint
Fondateur. Si ce serviteur fidèle dit cela de lui-même, que dois-je dire de moi,
dépensière inique ? O mon doux JÉSUS ! humiliée [16] sur ma face devant vous,
je vous requiers de n'entrer point en compte exact avec votre servante, car qui
pourrait soutenir votre ire ? mais plutôt, faites-moi cette grâce, qu'à l'imitation
de mon Bienheureux Père, je prenne tant de soin de vous bien servir, que je
vous laisse et abandonne tout le soin de ma mort.
SIXIÈME MÉDITATION
DU JUGEMENT
PREMIER POINT.
Considérez, mon âme, que vous êtes bien insensible, si vous ne tremblez
point au souvenir de ce jour final, où le feu consumant viendra devant la
présence du Juge ; les foudres et les tempêtes bruiront autour de lui, les eaux
s'élèveront et jetteront des flammes, les monstres marins et toutes les bêtes de
la terre hurleront lamentablement et effroyablement ; et, quand le Juge viendra,
il ébranlera les cieux, les étoiles tomberont à ses pieds, la lune sera faite comme
de sang, le soleil très-obscur, noir et sans lumière. O Dieu ! quelle convulsion
en la nature ! mais c'est Dieu qui l'a fait, car l'univers est si noble que personne
ne le peut détruire que son Créateur.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que JÉSUS étant assis au siège de sa Judicature, et toutes les
nations devant lui, il séparera, comme les bergers, les boucs d'avec les brebis,
et imprimera ès esprits des damnés l'appréhension de la perte qu'ils feront, en
une façon admirable : car la divine Majesté leur fera voir clairement la beauté
de sa face, et les trésors de sa bonté. À la vue de cet abîme infini de délices, la
volonté, par un effort extrême, se voudra lancer sur [17] icelui, pour s'unir à Lui
et jouir de son amour ; mais ce sera pour néant, car dès que la divine beauté
aura pénétré l'entendement de ces infortunés, la divine justice ôtera tellement la
force à la volonté, qu'elle ne pourra nullement aimer cet objet si aimable, et ils
entendront cet épouvantable arrêt : « Retirez-vous de moi, maudits de mon
Père ; allez au feu éternel. »
TROISIÈME POINT.
Et le Juge se tournant vers ses chères brebis : « Venez, dira-t-il, bénis de
mon Père, posséder le royaume qui vous est préparé. » Alors la force du
commandement d'aimer cessera pour faire place à la force du contentement, et
alors nous verrons que le commandement d'amour que le roi JÉSUS a donné aux
citoyens de la Jérusalem militante, n'a été que pour leur faire mériter la
bourgeoisie de la Jérusalem triomphante.
Première affection. — O Juge souverain ! quand vous ferez éclore toute
la nature humaine, en éternité, vous briserez la coque de ce monde visible ;
j'adore votre puissance, mais j'invoque votre miséricorde ; car, en ce jour de
votre ire, si les colonnes du Ciel sont ébranlées d'étonnement, que sera-ce dans
mon cœur, qui comme un petit fétu s'agite à tous vents ? Hélas ! ô bon Dieu !
vous rendrez à chacun selon ses œuvres ; il ne me faut donc mettre en souci que
de bien faire, car ce sera le jour de vos rémunérations générales. Oui, même la
terre, ô mon Dieu ! qui a porté vos élus, sera changée, quant à la figure, et faite
plus claire qu'un miroir ; le soleil aura sept fois plus de clarté qu'il n'en a
maintenant, et la lune sera claire comme le soleil ; ah ! qu'il fera bon voir le
roi JÉSUS au jour de sa majesté !
Deuxième affection. — Que dis-je ? en ce jour, hélas ! que servira-t-il aux
méchants de le voir s'ils ne le peuvent pas aimer ? Ah ! Seigneur, délivrez-moi
de cette tristesse éternelle [18] et de ce désespoir immortel de ceux qui se
verront dans une impossibilité, ains dans une aversion effroyable d'aimer une
tant aimable bonté.
Mon âme, c'est à vous maintenant à vous juger, condamner et corriger, et
à vous adonner aux solides vertus de votre vocation, car quand bien en ce jour
formidable vous diriez : Seigneur, j'ai ressuscité des morts et fait des miracles
en ton nom, vous ne lairriez pas d'ouïr cette redoutable parole : « Allez, ouvriers
d'iniquité, je ne vous reconnais point, car vous n'avez pas observé vos vœux et
vos règles. »
Troisième affection. — O sainte et bénite troupe, bénite immortellement
soyez-vous ! Ah ! vous êtes bénite, parce que vous avez été simple et obéissante
comme brebis : faites, ô doux JÉSUS, mon doux Maître ! que je vous bénisse
tout le long de cette vie par bonnes œuvres, afin que vous me bénissiez tout le
long de votre éternité, et donniez votre dextre à l'ouvrage de vos mains.
SEPTIÈME MÉDITATION
DE L'ENFER.
PREMIER POINT.
Considérez qu'après le jugement, les esprits réprouvés, avec leurs corps
complices de leurs forfaits et compagnons de leurs peines, entreront pour jamais
dans leur épouvantable demeure, et habiteront éternellement en ce lieu de
ténèbres, où l'horreur habite, et où il n'y a point d'ordre, ains une effroyable
confusion.
DEUXIÈME POINT.
Ces infortunés demeureront dans leur infernale prison, pleins [19] d'une
rage désespérée de savoir une perfection si souverainement aimable, sans en
jamais pouvoir avoir ni la jouissance ni l'amour, parce que, tandis qu'ils l'ont pu
aimer et servir, ils ne l'ont pas voulu, ce qui m'apprend qu'il faut travailler tandis
que j'ai la lumière.
TROISIÈME POINT.
Considérez, qu'entre tous les maux de ces infortunés, c'est qu'ils brûleront
d'une soif d'autant plus violente, que le souvenir de la belle source éternelle
aiguisera leur ardeur, et ils seront éternellement comme des chiens enragés,
périssant d'une faim d'autant plus véhémente, que leur mémoire en affinera
l'insatiable cruauté, par le souvenir du festin éternel dont ils sont privés ; et, se
maudissant les uns les autres, ils maudiront réciproquement leur Créateur,
voyant qu'à toujours, et jamais, en éternité, ils seront malheureux.
Première affection. — O Dieu ! quand je vois Adam et Eve descendre du
paradis terrestre (après avoir été comblés de tant de grâces) chargés de leurs
péchés, si pleins de misères que l'on peut dire : Qui sont ceux-ci qui descendent
du paradis, si abondants de calamités ? je suis tout étonnée ; mais, ô Sauveur du
monde ! je le suis bien davantage quand je vois une âme nourrie au paradis de
l'Église, enrichie des trésors d'icelle, capable de la félicité éternelle, descendre
par sa faute dans le malheur éternel. Ah ! Dieu, mon Dieu ! ce dis-je, elle
pouvait être votre épouse et la voilà votre ennemie ; elle pouvait jouir de l'Église
triomphante, et la voilà citoyenne de la Babylone infernale. O péché ! ô propre
volonté ! c'est vous qui conduisez cette malheureuse en ce désastre, et c'est donc
vous que je déteste de tout mon pouvoir.
Deuxième affection. — O âmes religieuses ! hélas ! hâtez-vous de servir
Dieu, et d'entrer dans le chemin étroit de toutes vos observances, car il conduit
à la vie. Eh ! mon doux JÉSUS, [20] détournez mes pas de cette voie large et
spacieuse, sensuelle, volontaire et libertine qui conduit à la mort éternelle, et où
il y en a tant qui entrent ! gardez-moi encore de suivre cette voie double et
tortue, qui conduit les hypocrites à perdition.
Troisième affection. — O âmes religieuses ! hélas ! vous avez tant de
moyens de vous perfectionner, vous êtes sur l'échelle mystique qui aboutit au
ciel. Ah ! que si par votre détraquement, vous vous jetez dans l'abîme éternel,
que vous y serez profondément enchâssées : c'est au plus profond, dit un saint
contemplatif. O très-sainte Vierge ! ne permettez pas que jamais aucune des
brebis de votre troupe soit jetée parmi les boucs et les loups infernaux.
Ah ! Mère de toute douceur, je fuis l'enfer, parce que l'on n'y aime point
votre Fils ni vous ; car les Bienheureux s'estimeraient damnés s'ils étaient privés
un moment de cet amour. O Mère du saint amour ! faites-moi tellement
commencer d'aimer que je puisse éternellement aimer votre très-saint Fils.
HUITIÈME MÉDITATION
DU PARADIS.
PREMIER POINT.
Considérez, que Dieu étant plus enclin à la rémunération qu'au supplice,
donnera une gloire infinie à ses Bienheureux qu'il placera en son triomphant
Royaume. Oh ! que ce lieu est délectable ; c'est un lieu plein d'ornement, de
splendeur et de gloire. « O Cité de Dieu ! sainte Jérusalem, dit saint
Augustin, que mon âme serait heureuse si elle méritait de regarder ta gloire, ta
beauté, tes portes, tes murs, tes rues ; tes maisons [21] sont de pierres
précieuses, les portes de fines perles, tes rues d'or très-pur, rien n'entre en toi
qui ne soit très-net ; bref, sainte Jérusalem, tu es très-belle et suave en délices. »
DEUXIÈME POINT.
Considérez, qu'il fait bon voir cette Cité, où le grand Roi sied en sa
Majesté, entouré de tous ses Bienheureux serviteurs ; là sont les troupes d'anges
qui chantent des hymnes, et la compagnie des citoyens célestes ; là se trouvent
la vénérable troupe des prophètes, le sacré nombre des apôtres, le victorieux
exercite des innombrables martyrs, l'auguste rang des pontifes, le sacré troupeau
des confesseurs, les vrais et parfaits religieux, les saintes femmes, les humbles
veuves, les pures vierges. La gloire de chacun n'est pas égale, mais toutefois ils
reçoivent tous un même et pareil plaisir, car là règne la pleine et parfaite charité.
TROISIÈME POINT.
Considérez que, pour une éternité, ces âmes fortunées sont jouissantes de
ce bonheur que Dieu se donne tout à tous, et le Fils Éternel dit bénignement à
son Père : « Mon Père, je veux que ceux-ci que tu m'as donnés, demeurent
éternellement avec moi, et voient la clarté que j’ai eue de toi avant la
constitution du monde. » Et il s'adresse à ses chers enfants : « Vous avais-je pas
dit que qui m'aimerait, serait aimé de mon Père, et que nous nous
manifesterions à lui ? » Lors cette sainte compagnie, abîmée de plaisir dans le
sein de la divinité, chante l'éternel Alléluia de réjouissance et de louange à son
Créateur.
Première affection. — Je vous salue de loin, ô ma très-sainte Mère
Jérusalem, pleine de toute beauté, illuminée du soleil de justice, et de laquelle
le blanc et immaculé Agneau est la belle et resplendissante lumière, sa clarté et
tout son bien. O Dieu [22] de la vie ! que vos palais sont souhaitables ; c'est le
lieu où vous répandez tous vos délices. Ah ! chétif moment de cette vie, je ne
vous puis aimer, sinon en tant que vous m'aidez à cheminer à cette sainte
éternité. Ah ! que la terre m'est ennuyeuse, et ses plaisirs me déplaisent, quand
je jette mes yeux vers toi, o mon aimable Sion !
Deuxième affection. — Bienheureux courtisans de ce grand Roi, que vous
éprouvez bien maintenant, en la joie de votre Seigneur, que qui est fidèle en peu
est constitué sur beaucoup ! Hélas ! répondez-moi, par quel chemin êtes-vous
parvenus en cet heureux séjour ? par la patience, par la foi, par l'espérance, par
la douceur, et tous par la charité et humilité. Je suis çà-bas pour monter sur les
mêmes échelons des saintes vertus ; tendez-moi la main de votre secours,
crainte que ma faiblesse ne me fasse plutôt trébucher en bas, que monter en
votre désirable et belle compagnie.
Troisième affection. — Courage, mon âme, travaillons et combattons ; ce
beau Royaume ne se donne qu'aux vainqueurs : mais, mon Dieu, vous êtes ma
béatitude, je vous veux donc chercher, vous, Dieu du paradis, et non le paradis
de Dieu. Ah ! quelle grâce de voir à jamais l'Époux en son midi, le Seigneur
face à face, l'aimer et le bénir éternellement !
NEUVIÈME MÉDITATION
DE LA PAUVRETÉ RELIGIEUSE.
PREMIER POINT.
Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à
eux ; malheureux donc sont les riches d'esprit qui [23] tiennent les choses de la
terre dans leur affection ; car la misère d'enfer est pour eux.
Vous avez voué la pauvreté, ô que vous êtes heureuse si vous l'observez,
et que vous vous devez tenir honorée d'être en une si sainte compagnie ! Notre-
Seigneur, Notre-Dame, saint Joseph, furent pauvres ; aimez donc cette sainte
vertu, comme la chère amie de JÉSUS-CHRIST qui vécut et mourut avec la
pauvreté.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que pauvreté veut dire avoir besoin et manquer de plusieurs
choses ; voyez l'exemple du pauvre et divin JÉSUS : « Les renards, dit-il, ont
des tannières ès forêts, et les oiseaux de Pair des nids ; mais le Fils de l'Homme
n'a point eu où reposer son chef. » O religieuses ! qui avez fait vœu d'être
pauvres avec JÉSUS-CHRIST, ne rougissez-vous point de honte, voulant avoir
vos commodités à point nommé ; et ne manquer de rien, vous qui devriez désirer
et vous réjouir, si vous n'aviez pas même les choses nécessaires, qui devriez,
dis-je, jubiler d'aise, si avec votre Époux vous n'aviez pas où reposer votre chef.
TROISIÈME POINT.
Pesez sérieusement l'obligation de votre vœu ; vous devez vivre non-
seulement dans une parfaite abnégation des choses dont vous userez ; mais
encore dans une pauvreté entièrement dépouillée de toutes choses, selon vos
saintes constitutions, par où vous devez remarquer que la religieuse s'abuse elle-
même, et n'est point pauvre qui veut s'attacher au temps, au lieu, aux créatures,
à l'estime, aux consolations ; car de toutes ces choses elle fait sa richesse, et,
partant, elle n'est pas dans la nudité de cœur et pauvreté d'esprit qu'elle professe.
Première affection. — Je vous rends grâce, Seigneur, de quoi votre bonté
m'a mise en ce lieu où, entre vos Épouses, [24] cette parole tien et mien n'est
point entendue qu'en ce seul sujet, où il fut permis à l'amante de dire : Mon
Bien-aimé est tout mien : Ah ! Seigneur ! donnez-moi un vrai amour pour cette
bien-aimée pauvreté avec toutes ses incommodités et disettes, défendez-moi de
cette ambition qui ne règne que trop, de vouloir l'honneur d'être tenue pour
pauvre, et avec cela avoir les commodités des richesses.
Deuxième affection. — Véritablement, mon Dieu, je devrais grandement
m'humilier, vous voyant, Roi de toutes choses, n'avoir pas seulement où reposer
votre chef, et me voir, moi chétif ver de terre, si bien pourvue de foutes mes
nécessités, et que mon ingratitude passe jusqu'à ce point que je veux avoir au
monastère, sainte maison des pauvres, les superfluités et toutes les commodités
dont les mondains usent, que je n'eusse pas même eues au monde. O Seigneur !
qui pour mon amour avez embrassé la pauvreté, je me jette à vos pieds pour me
repentir de ce désordre.
Oui, Seigneur, je veux observer mon vœu avec toute fidélité ; je chérirai
et cacherai entre vous et moi les petites disettes qui m'arriveront ; j'aimerai les
choses viles et grossières, comme ce qui vraiment m'appartient ; bref, je vous
demande cette grâce que tous les jours de ma vie je sois comme une pauvre : en
l'office, au travail, à la vie, au vêtir, en la maladie, en la santé et en tout.
Troisième affection. — Dieu de toute bonté, qui avez autrefois dit : « Je
ne veux point que ceux qui me servent en mon Temple aient d'héritage, car je
veux être leur possession. « Eh ! mon Seigneur ! d'où vient que tant d'âmes
religieuses ne vous possèdent pas, sinon parce qu'elles veulent posséder autre
chose ? Sus donc, mon âme, dépouillons-nous de tout. Arrière de moi biens et
commodités du corps, arrière vaines consolations ; sortez de mon cœur,
affections superflues, car [25] désormais je veux vivre dans une totale nudité
(du cœur) ; je veux rendre mes vœux à mon Dieu, qui est mon lot, mon partage
et mon éternelle possession, dans laquelle je jouis (d'autant) moins, que plus je
veux jouir d'autre chose.
DIXIÈME MÉDITATION
DE L'OBÉISSANCE.
PREMIER POINT.
Considérez ce que c'est que l'obéissance religieuse que vous avez vouée ;
c'est une entière résignation (dit saint Climacus), de toutes les volontés
humaines, une mort volontaire, une vie sans curiosité, un chemin assuré qui ne
cherche point d'excuse devant Dieu, une navigation certaine, un tombeau de la
propre volonté, et un réveil de l'humilité. Hélas ! voyez combien mal vous avez
observé une vertu si digne ; si vous ne la pratiquez comme il faut, vous exposez
votre âme à tous les maux contraires aux biens susdits.
DEUXIÈME POINT.
Pour vous époinçonner davantage à la pratique de cette vertu, considérez
le doux JÉSUS en la maison de saint Joseph, retiré à l'écart du monde, et étant
en tout obéissant : car ce fut là qu'il commença la vie monastique ; mais, mon
Dieu ! en quoi obéit-il ? En des choses basses et viles, à aider à tirer une scie,
ou à manier un rabot, lui, le Dieu de toute Majesté et de toute gloire ; et, nous,
créatures pleines de toute vileté et de toute abjection, à peine embrassons-nous
joyeusement une obéissance, si notre propre gloire et satisfaction n'y est
attachée. [26]
TROISIÈME POINT.
Repassez par votre esprit cette sainte parole du Sauveur : » Je ne suis pas
venu en ce monde pour faire ma volonté, mais celle de mon Père, qui m'a
envoyé, » et dites : O mon Dieu ! je ne suis pas venue en ce saint monastère
faire ma volonté, mais celle de mon Père céleste qui m'y a envoyée par son
inspiration, laquelle je vois en mes règles, en mes observances, et en tout ce que
mes supérieurs m'ordonnent. Certes, la religieuse qui veut avoir de la volonté
propre au monastère, n'imite pas son Époux, et pour cela, au jour du Jugement,
elle méritera d'être jugée avec les mondains et volontaires. O Dieu ! quelle
confusion !
Première affection. — Seigneur, je confesse que tout est assuré en
l'obéissance, et tout est incertain hors d'icelle ; hélas ! que j'ai fait un grand mal !
laissant vivre ma propre volonté, j'ai démenti mon vœu et ma profession. Hé !
le grand malheur ! je me suis reprise après m'être donnée à vous : ah ! Seigneur,
je me repens de cette faute, et derechef me jetant entre les bras de l'obéissance
et de mes supérieurs, je me résous avec votre grâce de cheminer à l'aveugle, ne
regardant point où l'on me fait passer, mais seulement le bienheureux pays où
l'on me conduit, à savoir en votre sainte éternité.
Deuxième affection. — Ah ! mon doux et obéissant Seigneur, que j'ai été
ma ! avisée quand j'ai préféré les obéissances des choses plus hautes aux plus
petites ! Non, mon Dieu, ne permettez pas que ce désordre m'arrive, mais faites-
moi voir d'un œil dévot les choses plus basses, comme des exercices esquels on
peut imiter plus facilement votre sainte humanité abaissée et humiliée. Que
donc jamais il ne m'arrive de murmurer de quoi que l'on me commande, ni de
trouver à redire des emplois qu'on me donnera, mais que d'une sincère affection
j'estime [27] que ma viande et ma douce nourriture est de faire en tout la sainte
obéissance.
Troisième affection. — O propre jugement, séducteur de ma volonté ! et
vous, ma volonté, il est temps que je vous anéantisse, autrement vous
m'anéantiriez. Ah ! mon Dieu, non, je ne veux point retrancher ma propre
volonté parce qu'elle me conduit toujours au mal, mais parce qu'elle m'empêche
de vous suivre. O vous qui avez été obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la
croix, faites que je ne vive, ni que je ne meure que par obéissance. Hélas ! le
Sauveur ne veut pas faire sa volonté toute sainte, oserais-je présumer jamais de
faire la mienne, qui est toute mauvaise ?
ONZIÈME MÉDITATION
DE LA CHASTETÉ.
PREMIER POINT.
Considérez la grâce que Dieu vous à faite de vous avoir choisie pour son
épouse, puisque ordinairement les filles changent leur condition en celle de leur
époux, et deviennent reines s'il est roi ; regardez avec quelle révérence vous
devez estimer cette grâce. « Ils ont été faits abominables comme les choses
qu'ils ont aimées, » dit le Prophète des méchants, et nous pouvons dire des bons
qu'ils se rendent aimables comme les choses qu'ils aiment.
DEUXIÈME POINT.
Voyez à quel bonheur Dieu vous a appelée ; ceux qui demeurent au siècle
courent grande fortune (chance) de présenter à [28] Dieu un cœur partagé, et
partant de voir l’Époux céleste en faire refus, disant : L'on ne peut servir à deux
maîtres. Mais les âmes qui quittent absolument tout pour se consacrera Dieu,
sont délivrées de ce danger, et doivent barrer la porte de leur cœur de la barre
d'une chaste crainte, afin que jamais rien n'y entre que ce qui tend à l'amour et
au service de leur Époux.
TROISIÈME POINT.
Repassez par votre esprit la perfection intérieure à laquelle ce vœu vous
oblige, la tirant des propres paroles de la règle, qui ne vous donne plus liberté de
vivre, respirer, ni aspirer que pour l’Époux céleste : que s'il faut encore avoir
de la conversation, qu'elle soit immaculée et angélique. Ah ! que bienheureux
sont les purs et nets de cœur, car ils verront Dieu !
Première affection. — O JÉSUS ! cher époux des âmes pures, j'admire les
excès de votre bonté, qui, m'ayant choisie pour une dignité si grande que d'être
votre épouse, ne m'a pas encore rejetée, vu que si souvent je vous ai manqué de
fidélité ; j'en rends mille grâces à votre souveraine douceur. Mon âme, humiliez-
vous fort devant cette grande troupe de Vierges qui suivent l’Agneau partout
où il va, et sa très-sainte Mère ; suppliez-les qu'elles vous offrent à JÉSUS, Roi
des Vierges, et soyons dévotes à notre bon Ange, car ces célestes esprits
prennent plaisir à garder le lit du roi Salomon, à savoir l'âme pure, humble,
dévote et fidèle.
Deuxième affection. — Mon Bien-aimé, pour garder à vous seul le jardin
de mon cœur, faites-moi la grâce que je l'entoure tout des épines d'une sainte
mortification ; que je ferme les portes et fenêtres de mes sens, afin qu'il ne sorte
dehors aucune de mes pensées, mais que toute mon âme demeure entièrement
occupée auprès de vous, ô mon unique consolation et ma très-douce retraite !
Troisième affection. — Quand sera-ce, mon Dieu, qu'aidée de votre grâce,
je marcherai en ma voie, selon toute l'étendue de mes obligations, et que les
paroles de mes vœux seront toujours devant mes yeux, afin qu'évitant
l'évagation, l'immortification des sens, les inutiles occupations d'esprit, je
n'aspire et ne respire qu'à vous ? Faites-moi cette grâce, ô mon très-bon Dieu !
et que plutôt les choses de ce monde me tournent en amertume et mortification,
afin que vous seul soyez doux à mon âme, et que mes pensées n'aient de plaisir
qu'en votre douceur souveraine.
DOUZIÈME MÉDITATION
POUR NOUS AIDER À CONNAÎTRE NOTRE MISÈRE ET FAIBLESSE.
PREMIER POINT.
Qu'est-ce que la créature humaine, qu'une chétive fumée qui se dissipe, et,
comme dit Job : « Une vaine feuille d’arbre agitée du vent, le jouet des maux,
une inconstance sans fermeté, et pour fin la proie d'un sépulcre » ; mais encore
cette misère est même parvenue à tel excès par la liberté de sa volonté dépravée,
qu'elle convertit quasi toutes choses en son propre malheur, et se vient rompre
le col sur la pierre vive qui était posée pour son appui et fermeté.
DEUXIÈME POINT.
Regardez qu'étant si peu de chose, qu'est-ce que vous pouvez de vous-
même ? à savoir, faire beaucoup de mal et point de bien ; vous pouvez tomber
en mille péchés et demeurer en ce misérable état, sans vous en pouvoir relever
de vous-même jusqu'à ce que le Seigneur, par des lumières, craintes, remords
[30] et mouvements salutaires, vous fasse retourner à lui ; dites donc avec saint
Augustin : « O Seigneur, sans vous je puis aller à la mort, mais jamais sans
vous je ne saurai trouver le chemin de la vie. »
TROISIÈME POINT.
Considérez de plus, que votre fragilité est si grande qu'étant dans le chemin
de la vertu, vous n'y sauriez cheminer de vous-même ; si Notre-Seigneur, par
un soin continuel, ne veillait à votre conduite, vous forligneriez à tout moment,
et vous détraqueriez.
O âmes religieuses ! gardez-vous que le Seigneur ne fasse de vous cette
plainte : « Israël était faible, je le conduisais moi-même, mais il s'est secoué de
ma main et s'est perdu. »
Première affection. — Hé ! Seigneur, soyez à mon aide, ains plutôt hâtez-
vous de m'aider ; hélas ! je ne suis qu'un atome et un rien, et je me veux élever.
O mon Dieu ! je dirai avec David, que vous êtes mon Père, mon Dieu et
Je roc de mon salut ; ôtez-moi de la conduite de ma propre volonté, et que votre
dextre soutienne votre imbécile (faible) servante.
Deuxième affection. Mais, ô mon Dieu ! si, selon ma misère, il m'arrive de
tomber en ce malheureux précipice du péché, hélas ! regardez-moi de votre œil
propice : car, sans votre secours, je ne puis nullement avoir la pensée de sortir
de cet abîme ; ma chère âme, concevez bien cette misère, et partant tenez-vous
toujours très-humble et dépendante de votre divin Époux.
Troisième affection. — Seigneur, je confesse que mon commencement,
ma persévérance et ma fin dépendent de vous ; hélas ! si votre bonté ne m'eût
secourue déjà et dès longtemps, je serais périe. O Conducteur d'Israël ! non,
jamais, moyennant [31] votre grâce, je ne veux quitter votre douce main, qui
me porte et conduit par la voie de votre volonté. Eh ! plutôt, Seigneur, que votre
dextre soit sous mon chef, et que votre senestre m'embrasse ; ainsi je verrai que
je n'ai rien que je ne l'aie reçu de votre bonté. De quoi donc me glorifierai-je ?
sinon de n'être rien, et que mon Dieu soit tout.
(POUR LES JOURS MITOYENS)
TREIZIÈME MÉDITATION
DE LA SOUMISSION QUE LE SAUVEUR PRATIQUE EN SA DIVINE ENFANCE.
PREMIER POINT.
Considérez, premièrement la soumission de ce Fils éternel à la volonté de
son Père céleste ; voyant qu'il voulait sauver l'homme, il s'offrit et se soumit de
descendre en terre, et s'enfermer dans les pures entrailles de la très-sainte
Vierge ; lui qui était tout grand, tout voyant, tout-puissant, tout parfait, ne refusa
point, et, comme chante l'Église, n'eut pas en horreur cette petite prison
obscure et étroite, parce que telle était la volonté de son Père.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que ce bon Sauveur s'étant soumis à l'office de Rédempteur
des hommes, se soumit si entièrement à tout ce qui en dépendait, qu'il fut
content de cacher sa sagesse éternelle sous le voile de l'enfance ; lui qui était la
parole incréée, se soumit à ne parler point, qu'en l'âge des autres enfants ; bref,
ce riche, ce fort, cet immortel se soumit à ne paraître que pauvre, que faible et
que mortel ; et moi, petit ver de terre, je veux parler, je me veux élever. [32]
TROISIÈME POINT.
Considérez jusques où passa la soumission de ce divin Sauveur, puisque
l'Évangéliste dit qu'il était en tout obéissant à la sainte Vierge et au glorieux
saint Joseph ; il se laisse totalement à la merci de leur conduite, porter, rapporter
et tourner à toutes mains avec une égale indifférence, à cause, sans doute qu'il
les regardait comme des personnes commises par son Père éternel pour la
conduite de sa très-sainte enfance.
Première affection. — O Dieu éternel ! Père de Notre-Seigneur JÉSUS-
CHRIST, qui pour notre bien l'avez envoyé de votre sein prendre notre vie, afin
qu'il nous donnât la sienne : eh ! envoyez à mon cœur des affections de
reconnaissance, et sur mes lèvres des actions de grâces pour ce bienfait. O doux
Jésus' ! si selon ma petitesse je pouvais entrer dans l'imitation de votre
soumission, que je serais heureuse ! Quand l'obéissance m'enverrait ou me
laisserait là, ou me commettrait à quelque chose, je ne trouverais point de lieu
trop petit, trop incommode ; tout serait bien reçu de ma volonté, si elle était
soumise à celle de mon Père céleste. Est-il possible, ô mon Dieu ! que je vous
voie tant entreprendre pour moi, et que je ne veuille rien entreprendre pour
vous ? Il faut, ma chère âme, prendre courage, pour imiter votre Époux ; montez
à lui par cette heureuse descente de la soumission et démission de vous-même.
Deuxième affection. — Ah ! mon Seigneur, puisque pour vous obéir j'ai
pris la vocation religieuse, aussi pour vous imiter, je veux, avec votre grâce, me
soumettre à votre exemple à tout ce qui dépend et appartient à cet état ; n'étant
rien, je désirerai de ne rien paraître ; devant être faite comme un petit enfant,
pour avoir le Royaume des Cieux, je me tiendrai en silence, et comme ne
sachant pas parler, sinon pour la charité [33] ou nécessité ; tels sont les désirs
de mon cœur. Mais, ô doux et divin Enfant ! j'attends de vous, et non de moi, la
grâce, la force et la fidélité dont j'ai besoin pour en venir à l'effet.
Troisième affection. — Que m'apprenez-vous, ô mon divin Maître ! dans
vos soumissions à la très-sainte Vierge et à saint Joseph, sinon à ne rien
demander et à ne rien refuser ; mais à me tenir entièrement dépendante de la
volonté et direction des supérieurs, que le Père céleste a ordonnés sur moi. Ah !
mon Dieu, que je devrais bien avoir honte, vous voyant être en tout obéissant,
et moi être si souvent rebelle ; ne permettez plus, Seigneur, que ce malheur
m'arrive, mais accordez-moi cette miséricorde qu'en adorant votre soumission,
j'entre dans la pratique de cette sainte vertu.
QUATORZIÈME MÉDITATION
SUR LA GRÂCE INCOMPARABLE QUE NOUS AVONS D'ÊTRE FILLES DE LA TRÈS-
SAINTE ÉGLISE.
PREMIER POINT.
Considérez, que JÉSUS-CHRIST est venu en ce monde pour bâtir sa sainte
Église catholique, mère de tous les enfants de salut ; c'est une œuvre si
excellente, que lui-même en devait être l'ouvrier : « Pierre, dit-il, tu es Pierre,
et sur cette Pierre j'édifierai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront
point contre icelle. »
DEUXIÈME POINT.
Regardez la majesté et sainteté de cette Église : JÉSUS en est le chef, elle
est l'unique Épouse ; qui n'est enfant de cette sainte [34] Mère ne peut être enfant
de Dieu. Oh ! qu'elle est riche ! les clefs du Ciel lui sont données, les Sacrements
sont ses trésors, et la Jérusalem triomphante est sa propre sœur.
TROISIÈME POINT.
Considérez l'excellente grâce que Dieu vous a faite de vous rendre filles
de cette Église ; c'était toute la gloire des Saints. Je ne me prise de rien, disait
sainte Catherine, « sinon d'être chrétienne ; » et un autre martyr chantait en
mourant « Je suis fils d'une mère, la très-sainte Église, dont les vrais enfants ne
meurent jamais ; » sainte Thérèse ne pouvait assez remercier Dieu d'être fille
de son Église.
Et mon saint Fondateur tenait pour sa félicité en ce monde d'employer ses
travaux et sa vie au service de cette vraie Épouse de JÉSUS-CHRIST : Ah ! disait-
il, « que je sens mon courage incomparablement animé pour servir plus
fidèlement que jamais l'Église du Dieu vivant, et le Dieu vivant de
l’Église. » Bref, tous les saints n'avaient point d'autre bonheur, et se
consumaient de reconnaissance ; et possible vous n'avez jamais pensé à rendre
grâce à Dieu d'un bénéfice si éminent.
Première affection. — Seigneur, quand mon cœur se fondrait d'amour et
d'actions de grâces envers vous de nous avoir bâti cette sainte Église, encore ne
ferais-je pas mon devoir ; quand je la considère, je ne puis m'empêcher de dire
avec David : « Bénie soit l'œuvre des mains de mon Dieu, et bénis soyons-nous à
jamais dans son œuvre ! »
Deuxième affection. — Je vous salue, unique colombe sans tache, colonne
de toute fermeté, maison du Roi, mère toute bénigne, qui reçoit les pécheurs
repentants et les réconcilie avec Dieu, Mère toute douce, qui nourrit ses enfants
du Pain de vie et les abreuve du sang même de l'Époux. Eh ! que je veux aimer
ma vocation religieuse ! Certainement, mon Dieu, je crois que [35] vous ne me
l'avez donnée qu'afin que je me rendisse plus digue d'une mère si digne : ô sainte
Épouse du divin Époux ! je veux, moyennant sa grâce, embrasser toutes vos
maximes, honorer toutes vos saintes cérémonies, et boire votre doctrine comme
un breuvage de salut.
Troisième affection. — Mon âme, confondez-vous ; ah ! Seigneur, qui
suis-je, que vous m'avez mise dans ce Tabernacle des justes, parmi la troupe de
vos divins apôtres, de vos sacrés martyrs, de vos vénérables pontifes et
confesseurs, de vos très-pures vierges, et de tous vos bien-aimés élus ? Je
confesse, mon Dieu, que c'est la grâce des grâces, et que votre seule grâce m'a
donnée. O sainte troupe des élus de mon Seigneur JÉSUS, ah ! qui me fera cette
faveur, sinon lui, par vos prières, que je ne me rende pas indigne de votre
société, mais que plutôt en ce monde, comme fille généreuse de l'Église
militante, je ne cesse de me combattre moi-même, et de faire des ascensions de
vertu en mon cœur, jusqu'à ce que j'arrive en la triomphante Jérusalem, en votre
douce compagnie !
QUINZIÈME MÉDITATION
DU BÉNÉFICE SINGULIER DE LA VOCATION RELIGIEUSE.
PREMIER POINT.
Considérez, que Salomon ayant regardé tout ce qui est sous le ciel proteste
que tout n'est que vanité et affliction d'esprit ; qu'est-ce donc que nous quittons
pour Dieu, quand nous entrons en la vie religieuse ? Certes, ce ne sont que des
fantômes et apparences de bien, et si le Prophète assure que toutes choses sont
comme si elles n'étaient point devant Dieu, si tout n'est rien, [36] ô Dieu ! et
qu'avons-nous quitté en notre particulier ? Et toutefois notre misère est si
grande, et frappée d'un tel aveuglement, que nous nous persuadons d'avoir fait
grande chose pour Dieu en quittant ces néants ; et toutefois, ô Seigneur ! c'est
vous qui avez fait grande chose pour nous, en nous les faisant quitter.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que vous n'étiez pas capable de vous donner vous-même à une
vocation si sainte ; c'est Dieu qui vous y a appelée, par un amour incomparable,
vous faisant contraindre sans violence de sortir de Sodome et d'entrer en son
banquet. La vie religieuse n'est pas une vie naturelle, elle est au-dessus de la
nature ; il faut que la grâce la donne, et soit l'âme de cette vie.
TROISIÈME POINT.
Considérez, quelle reconnaissance vous devez avoir au divin Sauveur, qui
a daigné, par l'entremise de sa très-sainte Mère, changer votre eau en vin, et
vous rendre toute sienne. Demandez à Dieu une vive reconnaissance de cette
grâce, car elle n'est pas moindre que la grâce même de la vocation. L'ingratitude
des enfants d'Israël, retirés de la servitude d'Égypte en la solitude du désert,
irrita si fort le Seigneur, qu'il les voulait tous exterminer.
Première affection. — O Seigneur, hé ! qu'est-ce que j'ai quitté en quittant
le monde, qu'une pauvreté pleine de soucis, ou quelque chétive possession
pleine d'inquiétude ? J'ai quitté le trouble, l'angoisse, la dissension, les
continuelles occasions de me perdre, et vous m'avez donné une vie douce,
tranquille, pleine de sainte union, et fournie de mille moyens pour unir mon
âme à vous. Hélas ! ô mon Dieu ! je confesse que vous avez beaucoup fait pour
moi, et je n'ai rien fait pour vous, [37] entrant en celle vocation ; je suis une
servante inutile, mais plutôt ingrate si je ne fais ce pourquoi vous m'avez
appelée à votre service.
Deuxième affection. — Que vous rendrai-je, mon Dieu, pour ce bienfait si
précieux que vous m'avez départi ? Je vous rendrai mes vœux par une ponctuelle
observance devant tout votre peuple, c'est-à-dire, mon Roi, qu'avec votre grâce
je vivrai en vraie religieuse, l'âme toujours élevée en vous, faisant continuelle
violence à ma nature, me rendant amoureuse du mépris de moi-même, sans
jamais blâmer ceux qui me blâmeront, ni sortir de l'étroite voie qui conduit à la
vie. Ah ! très-sainte Vierge, puisque c'est par votre moyen que j'ai cette grâce
d'habiter en votre maison tous les jours de ma vie, eh ! faites par votre faveur
que j'y vive en sorte que vous ne me déniiez pas la grâce d'être avouée voire
fille.
Troisième, affection. — Seigneur, qui disiez autrefois : Qu'ai-je pu faire
pour Israël que je ne l'aie fait ? hélas ! il me semble que cette parole s'adresse
à mon âme. O religieuse malavisée ! qu'est-ce que le Seigneur n'a pas fait pour
vous, et vous ne lui rendez pas les reconnaissances dues ? Hélas ! vous devriez
être toute joyeuse de vous voir hors d'Égypte, vous tenir amoureusement retirée,
solitaire, fuyant tout ce qui sent le monde, et, au contraire, vous irritez l'Époux,
recherchant peut-être plutôt vos contentements et commodités, que si vous étiez
encore au siècle. O mon Bien-aimé ! je confesse que je n'ai pas mérité de goûter
votre douce manne, mais dorénavant, ha ! je renonce à tout, je me déclare morte
au monde, et bénis mille fois le jour que j'y mourus, pour vivre seulement à
vous. [38]
SEIZIÈME MÉDITATION
QUE LA VIE RELIGIEUSE NOUS OBLIGE ÉTROITEMENT À LA SUITE DU SAUVEUR.
PREMIER POINT.
Considérez, que le Sauveur appelant ses Disciples leur disait
toujours : « Suivez-moi ; » soit qu'ils fussent à la pêche, comme saint Pierre et
saint André, soit qu'ils raccommodassent leurs filets, comme les enfants de
Zébédée, soit qu'ils fussent au bureau et en la banque comme saint Matthieu,
tous eurent une même semonce : « Suivez-moi, » ce qui m'apprend que tous
ceux qui sont appelés à la vie religieuse et perfection évangélique sont appelés
à suivre le Sauveur en son humanité, opérant les vertus par son exemple.
DEUXIÈME POINT.
Considérez comme quoi il faut suivre le Sauveur, apprenez-le de ses
propres paroles : « Qui veut venir après moi, dit-il, qu'il renonce à soi-même et
qu'il me suive. » Mais, ô divin Sauveur ! par où vous suivrons-nous ? Tout le
temps de votre vie vous n'avez tenu que les chemins d'une parfaite pauvreté,
d'un continuel mépris, abaissement et abjection devant les créatures, et par des
travaux continuels : est-ce donc par là où il faut vous suivre ? est-ce dans ces
pas que l'âme religieuse s'oblige de suivre vos traces ? O la grande, mais la
précieuse abnégation.
TROISIÈME POINT.
Considérez en quel malheur ceux-là tombent, qui, après avoir entrepris de
suivre le Sauveur, retournent en arrière. Hélas ! tels, dit-il, ne sont pas propres
pour le Royaume des [39] cieux, non plus que ceux qui cheminent seulement en
quelque chose en la vertu, et sont arrêtés d'eux-mêmes en d'autres sujets : « Je
vous dis en pleurant, disait l'ardent saint Paul, qu'il y en a qui cheminent qui
sont ennemis de la Croix de JÉSUS-CHRIST, la fin desquels est la perdition. »
Première affection. — O Seigneur ! de qui il est écrit, qu'étant monté à la
montagne vous appelâtes à vous ceux qu'il vous plut choisir pour être vos
disciples, hélas ! je suis venue à vous sur cette montagne de la perfection
religieuse, parce que vous m'avez appelée ; recevez-moi selon votre parole, et
je vivrai. Mais, mon doux Seigneur, comme vous pourrai-je suivre, vous que le
prophète assure qui êtes venu faire votre course du haut des cieux en ce monde
comme un géant : ah ! il faudra que vous soyez ma force et la vitesse de mon
pied. O religieuses négligentes ! comme suivez-vous de si loin votre Époux, ne
vous chaut-il (importe-t-il) de vous approcher de lui ? Ah ! si vous le voulez
atteindre, suivez-le sans vous arrêter, car, en cette suite, qui s'arrête, recule ; qui
n'avance, déchet.
Deuxième affection. — O moi-même ! je le renonce puisque je ne puis
suivre mon JÉSUS sans cela ; ô sainte croix de ma vocation ! je t'embrasse de
toute mon âme, puisque c'est avec loi, et par loi, que je dois suivre mon Époux.
Époux divin, qui ne passe que par les sentiers d'une vie cachée, affligée,
souffrante et méprisée, dilatez mon cœur, afin que je coure après vous dans cette
heureuse voie. O âmes religieuses ! si vous vous détourniez de tout, si vous
renonciez entièrement à vous-mêmes, l'odeur du Bien-aimé, ses sacrés
exemples vous tireraient, et vous courriez à l'odeur de ses divins parfums.
Troisième affection. — Ah ! que c'est chose déplorable de voir tant de
lâches et de tièdes qui s'arrêtent à tout coup au chemin de leur perfection ! O
divin Maître, qui m'avez appelée, [40] parce que tel a été votre amour envers
moi, eh ! par votre grâce, faites que je vous suive, non de loin, mais pas à pas
selon ma portée ; ô âme religieuse ! laissez les morts ensevelir les morts ; mais
vous qui avez trouvé votre Jésus qui est votre vie et votre chemin, suivez-le.
DIX-SEPTIÈME MÉDITATION
DES LEÇONS PRINCIPALES QUE LE SAUVEUR APPREND À L'ÂME RELIGIEUSE.
PREMIER POINT.
Considérez, que le doux JÉSUS étant venu au monde donnant
commencement à la vie religieuse, la première leçon qu'il donna à ses bien-
aimés novices fut : « Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et
vous trouverez repos en vos âmes. » Mon âme, jetez-vous aux pieds de votre
Époux, écoutez cette divine leçon de douceur, d'humilité et de paix, retenez-la,
gravez-la au fond de votre cœur, et la mettez comme la base et le fondement de
votre piété, de votre perfection et de votre salut.
DEUXIÈME POINT.
Passant plus avant aux perfections que ce Maître du ciel donne à ses
enfants, écoutez ce qu'il leur dit, et à vous aussi : « Si vous n'êtes faits comme
petits enfants, vous n'entrerez point au Royaume des cieux, » O leçon
d'innocence, de simplicité, de rondeur, de bonne foi, de sainte naïveté, et de
soumission parfaite ! quoi, Seigneur, si nous ne sommes faits comme ces petits
enfants, nous n'entrerons point au Royaume des cieux ? Ah ! la grande menace !
l'on ne pèse pas assez son importance et son poids. [41]
TROISIÈME POINT.
Pour troisième précepte, ce bon Directeur enseigne qu'il faut travailler,
prier sans cesse, et fructifier en bonnes œuvres : Vous, mes disciples, je vous ai
plantés en mon terroir évangélique, mais tous ceux qui n'y porteront point de
fruit seront arrachés et jetés au feu ; demeurez en ma présence et uni avec moi
comme le sarment à sa vigne, afin que cous rendiez des fruits dignes de votre
vocation, car mon Père, qui est le céleste vigneron, retranchera toutes les
branches qui ne portent point de fruits C'est à vous, mon âme, que toutes ces
paroles s'adressent ; pesez-les au poids du sanctuaire, et ne passez point
légèrement par-dessus.
Première affection. — O mon saint Fondateur ! « qui nous aimez plus,
avec moins d'autre vertu et plus d'humilité, qu'avec plus d'autre vertu et moins
d'humilité ; » hélas ! venez par votre puissante intercession secourir ma
faiblesse, ô vrai humble de cœur ! car véritablement l'orgueil et propre estime
de moi-même ont tellement bouché les oreilles de mon âme, que ces saintes
leçons d'humilité et de douceur n'ont point encore pénétré mon intérieur : ô
doux JÉSUS ! Ô humble JÉSUS ! s'il faut apprendre de vous ces divines vertus,
en quel degré de perfection les faut-il pratiquer ? Je vous vois partout doux et
humble, en la vie, en la conversation, aux injures, aux louanges, aux travaux et
à la mort même.
Deuxième affection. — Ah ! mon âme, voulez-vous pas prendre
grandement à cœur cette sainte enfance et bonne simplicité, puisque le Saint-
Esprit n'habite point en ce monde ès âmes doubles, et elles n'habiteront point
éternellement au ciel. Retirez-vous donc de moi, fausse prudence, respect
humain, vues des créatures, retour sur moi-même ; toutes ces sottises ne passent
point dans l'esprit d'un innocent enfant, que j'ai pour [42] portrait de simplicité.
Ah ! Seigneur, si je puis avoir cette chère vertu, vous me prendrez
amoureusement entre vos bras divins, car les simples sont les enfants d'amour.
Troisième affection. — Peu me profitera, ô divin Semeur ! que vous
m'ayez jetée et plantée en la bonne terre de votre sainte religion ; si je ne porte
des fruits dignes de vie éternelle, vous m'arracherez, mon divin Sauveur. Eh !
que ce malheur ne m'arrive point ! et pour cela que la grâce de ma vocation ne
soit point vaine en moi, que votre divine présence soit la rosée et le soleil qui
me fasse produire des œuvres de vie et de salut.
DIX-HUITIÈME MÉDITATION
PAR QUEL MOYEN L'ÂME RELIGIEUSE RAVIT LE CŒUR DE SON BIEN-AIMÉ.
PREMIER POINT.
Considérez, que Dieu vous ayant doucement ravie d'entre les mondains, il
veut aussi que, par un humble contre-échange, vous lui ravissiez son Cœur divin
par amour. Hélas ! quelle voie' tiendrez-vous ! Écoutez, lui-même vous
l'enseigne : « Ma sœur, dit-il, tu as ravi mon cœur par un de tes yeux et par un
de tes cheveux. » Voyez que, par la pratique des œuvres héroïques et grandes
vertus, vous emportez le Cœur de ce Bien-aimé, et tout de même par la pratique
des petites, basses et menues vertus.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que comme au corps humain il n'y a que deux yeux, et quantité
de cheveux, votre Époux fait voir une clémence incomparable, que vous lui
puissiez ravir le Cœur par [43] un cheveu. Hélas ! à toute heure vous pourriez
avoir ce divin Cœur, car qu'est-ce autre chose, les cheveux, que les menues
observances, ces petites cérémonies, ces vertus quotidiennes qui se peuvent
cueillir à chaque bout de champ ? Quand vous négligez de les pratiquer, vous
ne considérez pas que vous négligez de ravir le Cœur de Dieu : « Si vous voulez
entrer en la vie, disait le doux JÉSUS à ses apôtres, gardez avec soin tout ce que
je vous ai enseigné. »
TROISIÈME POINT.
Considérez l'état que les Saints ont fait de la pratique de ces petites vertus ;
ils ont dit que qui néglige les petites choses, tombera bientôt aux grandes ; ils
ont dit que toutes les petites ordonnances et observances monastiques étaient la
haie qui conserve la Religion (comme la vigne du Seigneur) des bêtes sauvages,
et que, qui abat cette haie, sera mordu du serpent infernal. Ils ont dit que telles
petites observances étaient l'habit de la religion, qui paraîtrait nue et sans
ornements n'était cela : bref, mon saint Fondateur a dit « que s'il était dans un
de nos monastères il se rendrait si exact à toutes telles petites pratiques, qu'il
prétendrait par là ravir le Cœur de Dieu. »
Première affection. — O bonté souveraine de ce grand Dieu, que vous êtes
adorable ! Qui fut jamais le roi qui enseignât à ses vassaux le ressort de son
cabinet afin qu'ils lui pussent ravir ses trésors ; et toutefois, ô Dieu tout bon !
vous m'enseignez comme quoi je puis dérober votre Cœur et le rendre tout mien.
Hélas ! Seigneur, s'il n'y eût eu que les martyrs qui eussent pu ravir votre Cœur
par leurs yeux et par leur sang, que ferions-nous ? Mais les mortifiés ont le
même privilège. S'il n'y avait que les vainqueurs des nations qu'ils
convertissent, que ferions-nous ? Mais ceux qui se plaisent à parler humblement
et familièrement de vous, jetant de bonnes inspirations dans les [44] cœurs, ont
le même bien. S'il n'y avait que les vainqueurs d’autrui, que ferions-nous ? Mais
les vainqueurs d'eux-mêmes ont le même bonheur ; bénie soit à jamais votre
suave bonté !
Deuxième affection. - Ah ! saintes et petites vertus, qui comme fleurs
croissent au pied de la croix de mon JÉSUS, je veux désormais, d'une sainte
sollicitude, vous cueillir pour vous présenter avec révérence à cet Époux ; mais,
mon JÉSUS, préservez-moi du reproche que vous faisiez aux Pharisiens, leur
disant : « qu'ils faisaient les petites choses, et laissaient les
grandes ; » octroyez-moi cette grâce, que je fasse celles-ci, et n’omette point
celles-là, comme vous, mon Seigneur, qui prenez les petits enfants entre vos
bras par amour et douceur, et n’omettez pas de porter tous les pécheurs comme
un grand faix sur vos épaules, par miséricorde ; que j'observe bien le silence,
par obligation ; et que je ne dise point de paroles inutiles, par dévotion ; que
j'obéisse exactement à mes supérieurs par devoir, et que je condescende
volontiers aux égaux, par amour.
Troisième affection. - O religion, ma très-sainte mère ! à Dieu ne plaise
que je vous dévête de vos saints habits, ni que j’abatte la haie qui vous
conserve ; mon Dieu, avec votre grâce je veux tout observer, et, au bout,
confesser humblement que je suis servante inutile. [45]
DIX-NEUVIÈME MÉDITATION
DE L'AMOUR DU PROCHAIN.
PREMIER POINT.
Considérez, que le Sauveur voyant approcher l'heure de sa mort, il
assembla tous ses disciples, pour graver en leurs cœurs ses derniers documents
et volontés, et leur dit : « C'est ici mon commandement, je vous ai aimés, et
derechef je vous donne un commandement nouveau, que vous vous aimiez
les uns les autres ; par cela, l'on reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si
vous avez dilection l'un pour l'autre. »
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que non-seulement le Sauveur enseigna cet amour du
prochain par paroles, mais par ses adorables exemples ; voulant mourir pour
l'amour de tous, il se donna au très-Saint-Sacrement, à ses apôtres, voire même
à Judas, lequel il ne refusa point de baiser, quoique son ennemi. Ah ! mon
Sauveur, cet exemple me confond ; hélas ! à peine veux-je tant soit peu
m'incommoder, ou contrarier mes volontés pour l'amour du prochain, et
toutefois vous m'apprenez qu'il faut aimer d'œuvre et de vérité, et non point
seulement de parole, et que jamais je n'entrerai en votre Temple céleste, que par
l'unique porte de la charité, qui s'ouvre de deux côtés : Amour de Dieu et Amour
du prochain.
TROISIÈME POINT.
Considérez, que Notre-Seigneur ne dit pas : Aimez quelqu'un de vos
prochains, mais il les comprend tous, aussi portez-vous indignement le titre de
religieuse si cet amour n'est parfait en vous ; car si vous n'aimez pas, et n'avez
pas de la [46] reconnaissance envers ceux qui vous font du bien, vous êtes
ingrate ; si vous n'aimez pas ceux qui vous méprisent, vous êtes orgueilleuse ;
si vous n'aimez pas ceux qui vous affligent, vous êtes impatiente, etc. : par où
vous voyez, que sans cette sainte charité du prochain vous n'avez point de vertu.
Première affection. — O Seigneur ! hélas ! si vos serviteurs ne sont connus
qu'à cette sainte marque de la charité du prochain, j'ai grand sujet de craindre,
moi qui m'aime tant moi-même, qu'à peine me puis-je résoudre de quitter un
peu de mes intérêts pour l'amour de ce cher prochain. Toutefois, ô Maître
céleste ! vous me donnez votre amour pour modèle : mon âme, voyons ici
ensemble devant Notre-Seigneur, comme nous devons aimer le prochain à son
exemple : Doux JÉSUS, vous avez pris la peine, pour leur acquérir le repos ;
vous avez pris l'ignominie pour leur laisser la gloire ; voilà, ô mon âme ! comme
il faut tâcher de faire. Ah ! Seigneur, dépouillez-moi de l'amour de moi-même,
afin que je vous puisse imiter.
Deuxième affection. — C'est du fond de mon âme, doux JÉSUS, que je vous
demande une faveur, à savoir que vous me fassiez la grâce que je me mette
toujours en la place de mon prochain. Que je ne lui fasse que ce que je voudrais
qu'il me fit, et que lui fasse tout ce que je voudrais qu'il me fit. Ah ! Seigneur,
si je regarde de mauvais œil ceux qui me fâchent, vous retirerez pareillement
de moi vos bénins regards ; si je parle mal du prochain, vous vous tairez pour
moi, et ne direz mot en mon âme ; si je refuse mes services, vous me dénierez
(retirerez) vos grâces.
Troisième affection. — Ja ! à Dieu ne plaise que j'aie des exceptions en
mon amour pour le prochain ; ah ! Seigneur, vous me donnerez votre grâce, et
sans me regarder moi-même, je [47] vous aimerai en tous mes prochains, et
n'aimerai jamais personne qu'en vous et pour vous. Fuyez de mon âme, amitiés
singulières ; ôtez-vous d'ici, affections particulières ; quoi ! pourriez-vous
distraire mon cœur en diverses choses, et tirer mon esprit hors de son devoir et
de sa règle : mais venez en mon cœur, ô douce union religieuse et sainte société
commune, car c'est vous que le Seigneur bénit.
VINGTIÈME MÉDITATION
DU JARDIN DES OLIVES.
PREMIER POINT.
Considérez le Seigneur de la Majesté retiré la nuit dans ce jardin des
Olives, il devient blême, la douleur le saisit : « Ah ! dit-il, mon âme est triste
jusqu'à la mort, » et se prosternant en prières, il dit à son Père Éternel : « Mon
Père, s'il est possible que ce calice passe, mais non point ma volonté, ains la
vôtre soit faite, » et répéta par trois fois la même oraison, avec telle angoisse et
force, qu'il se prit à suer sang et eau tout ensemble.
DEUXIÈME POINT.
Considérez, qu'est-ce qui peut avoir tiré ces tristesses de la mort dans l'âme
de la vie ? Sans doute c'est l'amour qui l'a chargé de tous les péchés des hommes,
et qui voulut, pour le bien des hommes, lui faire ressentir les effets et les
appréhensions de la partie inférieure. Que dites-vous, mon JÉSUS, que votre
Âme est triste jusqu'à la mort ? Hélas ! n'est-ce pas vous qui avez dit à vos
apôtres, que vous avez un grand désir d'être baptisé du baptême de votre
Passion ? Oui, c'est vous-même : [48] mais, comme dit saint Augustin, nous
ayant premièrement créés par puissance et autorité, vous nous voulez racheter
par faiblesse et par souffrance.
TROISIÈME POINT.
Considérez, que le Père Éternel exauça son Fils pour sa révérence, dit saint
Paul, et, comme au Benjamin de son Cœur, il lui envoya la coupe des tourments
par un de ses angéliques serviteurs. Lors le doux JÉSUS reçut ce calice avec tant
d'amour, qu'il résolut de le boire jusqu'à la dernière goutte, et de n'y laisser ni
affronts, ni supplices, ni confusions, ni douleurs qu'il ne subît, et pour cela il va
lui-même au-devant de ses ennemis.
Première affection. — O JÉSUS ! affligé jusqu'à la mort, que je vous puis
bien dire maintenant : Eve a goûté au jardin la douceur du fruit ; et à vous, mon
Rédempteur, l'amour vous y fait goûter l'amertume de la peine due à son vain
plaisir. Ah ! qu'il y a de grands secrets enfermés dans ce jardin ! Cher Époux,
quand vous êtes triste et affligé, vous vous éloignez de vos plus intimes, et pour
peu que j'aie d'ennuis, je cours aux créatures, pour avoir du divertissement ;
vous vous adressez à votre Père, mais avec une telle, résignation et
persévérance, que vous en suez le sang ; et moi, je ne puis pas seulement veiller
une heure avec vous, je me lasse de la prière, mes résignations ne sont qu'à
demi. Ah ! que désormais, Seigneur, j'apprenne votre langage : non ma volonté,
ô mon Père ! mais la vôtre se fasse.
Deuxième affection. — Eh ! JÉSUS, l'amour plus fort que la mort vous
chargera, en ce jardin de vos douleurs, de tous mes péchés, de toutes mes
infidélités, de tous les refus que je devais faire de vos grâces, et par ainsi l'amour
vous angoissa sur ma misère. Mon doux JÉSUS, si de telles appréhensions
peuvent être [49] en votre partie inférieure envisageant la mort, que dois-je
penser, moi criminelle, vous voyant ainsi, Roi d'innocence, sinon que
véritablement comme votre mort a acquis la vie à vos enfants, avec votre
faiblesse leur a acquis la force ?
Troisième affection. — O créatures ! ne m'empêchez pas de boire le calice
des afflictions que mon Père céleste m'envoie, car je veux me rendre conforme
à mon JÉSUS souffrant. Prenez, mon humble JÉSUS, prenez ce calice, que le Père
vous envoie : ah ! mon âme, qu'est-ce que le Père envoie à son Fils, de la
consolation ? mais plutôt un surcroît de tourments : n'était que sa consolation
est de faire en tout la volonté de son Père, ce qui le fortifie ; qu'au lieu de reculer
il va au-devant des travaux. O créatures ! qui que vous soyez, ne m'empêchez
point de prendre le calice que mon Père me donne.
VINGT ET UNIÈME MÉDITATION
DE L'AMOUR DU SAUVEUR PARMI SES TRAVAUX.
PREMIER POINT.
Considérez, que le Père Éternel a tant aimé le monde, qu'il lui a donné
son Fils unique ; et le Fils a tant aimé la volonté de son Père, que, voyant qu'il
avait envie de sauver la nature humaine, sans prendre garde à la bassesse et
chétiveté de la chose, il offrit volontiers un prix prodigieux pour sa rançon : son
sang, ses sueurs et sa vie.
DEUXIÈME POINT.
Ainsi ce Sauveur, dans cet amour, est à la volonté de son Père et au rachat
du monde ; en chaque mystère de sa Passion, [50] il allait disant : O mon Père !
la bien-aimée nature humaine serait suffisamment rachetée d'une de mes
larmes ; mais cela ne suffirait pas à la révérence que j'ai à votre volonté et à
mon amour : je veux, outre ma détresse du jardin, que l'on me batte, que l'on
me couronne d'épines, que l'on réduise mon corps en friche, que je sois
semblable à un lépreux, sans forme ni beauté.
TROISIÈME POINT.
Ainsi le doux JÉSUS fut fouetté, couronné, condamné, moqué et rejeté en
qualité d'homme ; voué, destiné et dédié à porter et supporter les opprobres et
ignominies, en punition due à tous les péchés, et a servi de sacrifice général
pour le péché, ayant été fait comme anathème, séparé et abandonné de son Père
Éternel.
Première affection. — Mon âme, vivez désormais entre les fouets et les
épines du Sauveur, et là, comme un rossignol dans son buisson, soupirez
humblement : Vive JÉSUS qui veut mourir afin que mon âme vive. Ah ! Père
Éternel, que vous peut rendre le monde pour le présent que vous lui avez fait de
votre propre Fils ? Hélas ! pour nous racheter, une chose si vile que moi, il s'est
donné et livré soi-même, et misérable que je suis, je fais la chiche à donner et
abandonner mon rien à celui qui m'a donné son tout.
Deuxième affection. — Ah ! si je suis Épouse de JÉSUS crucifié et
souffrant, je dois tout le temps de ma vie tenir à grande faveur de me parer de
ses livrées, à savoir : les clous, les épines et les lances. Souvenez-vous, mon
âme, que le festin de ses noces, c'est le fiel et le vinaigre : ne cherchez pas en
ce monde la douceur ni les joies. Trop d'honneur, ô Roi de gloire ! de boire avec
vous le calice des douleurs ; qu'il ne m'arrive donc jamais de faire refus de ce
breuvage ; car, ô Dieu ! dit David, c'est la boisson de vos bien-aimés. [51]
Troisième affection. — O religieuses ! qui avez entrepris de
suivre JÉSUS crucifié, sachez que vous devez être dépouillées de vos affections
propres, comme il le fut de sa très-sainte robe. Ah ! Dieu, je me déçois moi-
même, si je veux cueillir la myrrhe de vos mortifications d'une main, et les
chétifs contentements de la terre de l'autre : défendez-moi de ce malheur, mon
bien-aimé JÉSUS, et me faites aller à votre suite, jusques à la gloire, par le
chemin de la douleur.
VINGT-DEUXIÈME MÉDITATION
DU SAUVEUR SUR LA CROIX.
PREMIER POINT.
Considérez ce que dit saint Augustin, qu’Isaac fut immolé de volonté
où JÉSUS fut crucifié, et que la croix de ce Sauveur fut plantée sur le sépulcre
d'Adam, étant très-convenable que le médecin fût élevé où gisait le malade, et
qu'où était tombé l'orgueil, la divine miséricorde s'inclinât ; afin donc que le
béni Sauveur distillât son sang sur les cendres de l'ancien pécheur, et que l'on
crût son péché nettoyé, quand il fut cloué à la croix, elle fut plantée sur le
sépulcre de ce premier désobéissant
DEUXIÈME POINT.
Considérez le divin Sauveur, élevé et étendu sur cette croix, comme sur
un bûcher d'honneur ; ah ! c'est alors qu'il offrit comme grand évêque le sacrifice
parfait à son Père ; ce fut alors qu'il lança ses pensées de dilection
particulièrement sur nous : Ah ! mon Père Éternel, je prends à moi et me charge
de tous les péchés de cette fille, pour souffrir la mort, afin qu'elle en [52]
demeure quitte ; que je meure, pourvu qu'elle vive ; que je sois crucifié, pourvu
qu'elle soit glorifiée ; ô amour souverain du Cœur de JÉSUS ! quel cœur te bénira
assez dévotement ?
TROISIÈME POINT.
Voyez que tandis que les Juifs sont autour de cette croix avec des cœurs
de fer et de pierre, au contraire le doux JÉSUS, comme dit David, était avec un
Cœur tout fondu de dilection, au milieu de sa poitrine ; et comme cet admirable
oiseau qui attire à soi la jaunisse de l'homme, et meurt pour l'en guérir, notre
doux JÉSUS, unique oiseau du paradis, qui ne fut jamais atteint de la jaunisse du
péché, est néanmoins attaché sur cette croix, tirant tout le mal de l'homme, son
cher ami, sur soi ; il veut mourir avec complaisance pour faire vivre cette pauvre
nature humaine.
Première affection. — O Dieu ! dirai-je maintenant avec saint Augustin,
tout fâché de l'ingratitude des hommes : Est-il possible que l’homme sache que
vous êtes mort pour lui, et qu'il ne vive pas pour vous ? et avec saint
François : Ah ! Jésus, mon Jésus, vous êtes mort d'amour, et personne n'y
pense ! Mon doux Rédempteur, jamais la misère d'Adam ne fut si vénéneuse à
nous perdre, que votre clémence à nous sauver. O obéissant JÉSUS ! obéissant
jusqu'à la mort de la croix ; eh ! soyez aussi le Réparateur de toutes mes
désobéissances ; que ce sang précieux distille dans les profondes plaies de mon
âme, car c'est la médecine de mon salut.
Deuxième affection. — O franc arbitre de mon cœur ! qu'il vous serait bon
d'être attaché sur la croix du divin Sauveur pour mourir à vous-même et vous
offrir en holocauste au Seigneur ! Ne vous oubliez jamais, ô mon âme ! que
votre Congrégation est fondée spirituellement sur le mont de Calvaire pour le
service de cet amant crucifié, à limitation duquel il faut [53] crucifier les sens,
imaginations, aversions, passions et humeurs, pour l'amour du Père céleste.
Troisième affection. — O innocent JÉSUS, qui mourez pour mon iniquité,
eh ! de grâce, que je ne vive plus que pour votre bonté ! Mon mystique serpent,
la charité vous a élevé : mais si je ne vous regarde, mon doux Médecin, je ne
mériterai point de recevoir guérison : ah ! Seigneur, que donc mes yeux
demeurent arrêtés sur vos souffrances, et mon cœur collé à votre
bonté. JÉSUS, par VOS douces mains clouées, donnez-moi pardon de mes
mauvaises opérations ; par vos pieds percés, l'abolition de mes égarements.
VINGT-TROISIÈME MÉDITATION
DES CINQ PREMIÈRES PAROLES QUE NOTRE-SEIGNEUR DIT EN CROIX.
PREMIER POINT.
Considérez, que le débonnaire JÉSUS regardant autour de lui ses ennemis,
se mit à dire : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font. » O quelle
ardente charité ! ce Seigneur, ne pouvant excuser le péché de ces méchants, il
se jette sur la cause la plus supportable, à savoir l'ignorance ; et était sur cette
sainte croix avec un Cœur si plein d'amour pour les hommes, que dès qu'un
larron lui eut dit d'avoir seulement mémoire de lui, il lui fit une promesse
solennelle du paradis. Ah ! que c'est une chose terrible que la chute de ceux qui
sont eu des hautes vocations ! Judas apôtre se perd dans son orgueilleuse
malice ; le larron s'humilie et se sauve. [54]
DEUXIÈME POINT.
Voyez saint Jean et la très-sainte Vierge aux pieds de leur Bien-aimé, qui,
regardant sa Mère toute outrée de douleur, lui dit : « Femme, voilà votre fils, » à
savoir Jean ; et à Jean : « Voilà votre mère. » O Mère admirable ! ah ! qu'il
fallait bien que votre cœur fût tout accoutumé au langage de l'amour et à son
intelligence : vous vîtes bien qu'il vous donnait pour Mère à son Épouse,
l’Église, qu'il enfantait sur la croix, dit saint Augustin. O chose incomparable !
dès que JÉSUS eut prononcé cette troisième parole, le soleil, comme touché de
vive douleur, retira sa clarté, et les ténèbres furent faites sur toute la terre.
TROISIÈME POINT.
Écoutez, comme après trois heures de silence, le
doux JÉSUS s'écria : » Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné ! » La portion inférieure fut tellement délaissée et destituée de toute
part, et environnée de maux, que JÉSUS, pour nous consoler en nos faiblesses,
se plaignit à son Père ; mais pour montrer que la partie supérieure ne voulait
que ces travaux mêmes, il s'écria : « J'ai soif. » Laissant à part la soif corporelle,
croyons, mon âme, qu'il avait une altération saintement brûlante du salut de
ceux qui avaient une soif mortellement ardente de sa ruine. O pauvres gens !
vous dites que JÉSUS descende de la croix ; ah ! qu'il n'a garde, il est trop altéré
de votre salut, qui se doit faire par sa mort en cette croix.
Première affection. — O Sauveur débonnaire ! quelle tendresse de cœur
m'apprenez-vous pour le prochain ? Hélas ! faut-il même que j'excuse ceux qui
crucifient mon Époux ? Je dirai donc avec l'Apôtre : S'ils l'eussent connu, ils
n'eussent pas crucifié le Dieu de la gloire ; mais, prenez garde, mon âme, que
les passions déréglées qui fermaient leurs yeux ne [55] bouchent pas les vôtres.
Ah ! mon Sauveur, vous les excusez, même en l'acte du péché, et à peine
pouvons-nous oublier une contradiction, fort longtemps après l'avoir reçue ; à
peine pouvons-nous faire bon visage à ceux qui nous désagréent tant soit peu.
Deuxième affection. — O très-sainte et constante Mère ! recevez Jean pour
fils, c'est-à-dire recevez les enfants de l'Église pour vôtres. Maintenant donc et
désormais il nous sera permis de vous nommer, ma Mère : ah ! JÉSUS, que vous
voulez bien mourir nu et dépouillé, de donner votre Mère à un autre, et ne
vouloir pas seulement lui dire ce mot filial, de Mère.
Troisième affection. — O doux Sauveur ! ce ne fut jamais pour contrevenir
à la sainte indifférence que vous fîtes une plainte à votre Père, mais ce fut pour
nous consoler en nos maux, et nous faire voir les véritables peines et angoisses
de votre sainte âme, et que non-seulement les douleurs de la mort, mais la soif
de l'amour vous desséchait et altérait saintement de notre salut : hélas ! suis-je
pas une ingrate, si je me plains en mes petits délaissements et angoisses, voyant
le Fils unique du Père être altéré de souffrir davantage de travaux pour mon
amour ; si un tel Père abandonne la partie inférieure d'un tels Fils, pourquoi non
celle d'une chétive esclave ?
VINGT-QUATRIÈME MÉDITATION
DU SÉJOUR DE LA TRÈS-SAINTE VIERGE AU PIED DE LA CROIX.
PREMIER POINT.
Considérez la très-sainte Vierge, très-constamment constante au pied de
la croix de son Fils. Eh ! que cherchez-vous, ô Mère de vie ! en ce lieu de
calvaire et de mort ? ah ! vous ne [56] cherchez pas les allégresses, mais votre
cher Enfant, et partout votre cœur maternel vous fait souhaiter d'être unie avec
cet aimable Fils ; ainsi je vous vois en ce lieu de calvaire, prise, attachée, collée
et affichée (liée) à votre divin Époux.
DEUXIÈME POINT.
Considérez comme l'amour tira toutes les peines, les tourments, les
blessures et passions de notre Rédempteur dans le cœur de sa très-sainte Mère ;
hélas ! les mêmes clous qui crucifièrent le corps de ce divin Enfant, crucifièrent
aussi le cœur de la Mère ; les épines de sa couronne outrepercèrent l'âme de
cette Mère toute douce, si qu'elle peut véritablement dire : Mon Bien-aimé m'est
un bouquet de myrrhe ! mais, tant aimé, qu'il demeure entre mes mamelles,
c'est-à-dire en ma poitrine, et au milieu de mon cœur.
TROISIÈME POINT.
Considérez la très-sainte Vierge comme une abeille mystique faisant son
plus excellent miel dans les plaies de ce Lion de la tribu de Juda, égorgé, mis
en pièces et déchiré sur la croix : O Enfant de la croix ! disait-elle, glorifions-
nous en votre admirable problème que le monde n'entend pas : ô vous tous qui
passez par ce monde, voyez que la mort de mon Fils est aimable, puisqu'elle est
le souverain effet de son amour ! ah ! qu'il est nécessaire que mon JÉSUS meure,
afin que toute la race humaine ne périsse.
Première affection. — Votre sainte Abbesse, ô âmes religieuses ! n'est
point sur le mont de Thabor, ains seulement sur le mont de Calvaire, où elle ne
voit que des opprobres, des impuissances, des lances, des clous et des ténèbres :
O Mère d'amour très-constante ! toute la multitude de ces eaux d'afflictions
n'ont pu éteindre votre charité ; hélas ! et une petite [57] gouttelette d'affliction
et de contradiction me fait reculer en arrière de mon Bien-aimé souffrant.
Deuxième affection. — Comme vous étiez, ô très-sainte Mère ! le vaisseau
le plus grand, le plus capable, le plus digne du monde, vous fûtes aussi plus que
nul autre remplie de l'amertume et du breuvage d'angoisse, que votre Bien-aimé
avalait en ce lieu de tourment : ah ! que m'apprend cela, sinon à recevoir les
tribulations comme une chose partagée avec l’Époux ? O Mère très-pure ! vous
nous appelez, disant : Hé ! venez, mes filles, que vos cœurs soient des vaisseaux
tout vides, et mon Fils y versera la rosée dont son chef est couvert, et les gouttes
de la nuit de sa Passion, dont sa tête est emperlée, se convertiront en perles de
consolation. Ma très-douce Mère, hé ! faites-moi donc la grâce que désormais
je reçoive toutes les petites occasions d'humiliation, de souffrance et
d'abjection, comme des petites gouttelettes distillées de cette chevelure
précieuse.
Troisième affection. — O abeille mystique ! faites-moi la grâce que, dans
la ruche de mon cloître, et dans la petite chambrette de mon cœur, je puisse, à
votre exemple, ménager le miel cueilli en ces saintes plaies du Sauveur. Retirez-
vous de moi, goûts terrestres ; le fiel de mon Roi me sera plus doux que le rayon
de miel. Hélas ! ô Mère de douleur et fontaine d'amour ! ne permettez plus que
je m'éloigne du pied sacré de cette adorable croix. [58]
VINGT-CINQUIÈME MÉDITATION
DU TRÉPAS DU SAUVEUR EN LA CROIX.
PREMIER POINT.
Considérez, que ce fut sur la croix que le Fils Éternel donna le baiser de
l'amour à son Père céleste en faveur des humains : ce fut alors que le Père sentit
une suave odeur sortir des vêtements de son Fils, c'est-à-dire de sa sainte
humanité. Ah ! dit-il, l'odeur de mon Fils ressemble à l'odeur d'un champ fleuri
et abondant : oui ; car JÉSUS, fleur des champs, ayant été pressé sous le pressoir
de la croix, donna une odeur qui réjouit Dieu, et ravit les Anges, et sauva les
hommes.
DEUXIÈME POINT.
Ainsi le Sauveur se mit à dire : « Tout est consommé, » la Rédemption du
monde est faite : néanmoins, « mon Père, je remets mon esprit entre vos
mains ; » je vous ai déjà remis mon corps, mes sueurs, mon sang ; il ne me reste
plus que l'esprit qui anime ce corps tout déchiré : mon Père, je le remets entre
vos mains, faites-en ce qu'il vous plaira ; quoique tout soit accompli, s'il vous
plaît qu'il demeure encore en ce corps, ou bien que je l'expire, mon Père, je le
remets entre vos mains.
TROISIÈME POINT.
Considérez, que le doux JÉSUS, voyant que son Père voulait qu'il trépassât,
la mort ne pouvant jamais entrer dans celui qui tient les clefs de la vie et de la
mort, l'amour ouvrit la porte a la mort, afin qu'elle allât saccager ce divin corps :
et JÉSUS ayant incliné son chef pour donner le baiser de paix à sa très-sainte
Mère et à son Église naissante, il expira par une élection d'amour ; et alors, ô
Dieu ! les sépulcres s'ouvrirent, la terre [59] trembla, et le voile du Temple se
fendit, toutes choses rendant hommage au triomphateur de la mort.
Première affection. — O JÉSUS de Nazareth, Roi des Juifs, ah ! que la
douce et divine liqueur qui sort de votre très-saint corps est précieuse : hélas !
vous voilà tout seul, personne ne vous aide à tourner ce pressoir très-pesant ;
aussi votre sacré corps, divin vêtement de votre âme, est rendu tout rouge de
son propre sang, parce que vous êtes au jour de vos vendanges : ah ! Père
Éternel, regardez en la face de votre CHRIST, et ayez pitié de ses frères !
Doux JÉSUS, pressé, foulé et navré de toutes parts, quelle confusion de ne
vouloir point que l'on m'entame par la mortification ! Et, néanmoins, je ne
jetterai jamais la douce liqueur des vertus que par ce moyen. O âmes
religieuses ! ayez honte de vous dire membres de JÉSUS-CHRIST, si vous ne
voulez souffrir avec JÉSUS-CHRIST ; car c'est une imprudence trop grande de
voir des membres délicats et sensuels, sous un chef couronné d'épines.
Deuxième affection. — O mon cher JÉSUS ! je sais que les tourments, si
griefs qu'ils eussent pu faire mourir tout un monde, n'étaient néanmoins pas
suffisants de vous faire mourir ; il fallait que vous remissiez vous-même votre
esprit entre les mains de votre Père, tout étant accompli et consommé. Ah ! que
vous m'apprenez bien ici la quintessence de la vie spirituelle, par un parfait
abandonnement de tout entre les mains du Père céleste. Hélas ! que je devrais
souvent prononcer cette sainte parole : Mon Père, je remets mon esprit entre
vos mains, faites de moi ceci ou cela selon votre volonté : mes supérieurs, j'ai
accompli votre obéissance, quoique laborieuse et abjecte : mais je me remets
entre vos mains, afin que, s'il vous plaît, je la recommence ; heureuse serais-je
si je vivais en cette sorte.
Troisième affection. — Penchez votre tête, ô mon divin Roi ! [60] appelez
la mort pour me donner la vie. Ah ! pourquoi redouter la mort ? mon JÉSUS a
fait ce passage. Hé ! JÉSUS, Dieu de la vie, faites-moi la grâce qu'à l'heure de
ma mort je remette mon esprit entre vos mains : car vous êtes mon vrai Père.
Fondez-vous d'amour et de douleur, ô mon âme ! voyant JÉSUS expiré pour
votre péché ; ne sortez point de dessus cette sainte montagne que vous n'ayez
enseveli cet Époux en votre cœur.
VINGT-SIXIÈME MÉDITATION
QUE LA JOIE ET LE BONHEUR DE L'ÂME DÉVOTE EST EN LA CROIX.
PREMIER POINT.
Frappant ma poitrine au pied de la croix de mon doux JÉSUS, vraiment,
dirai-je, voilà le Fils de Dieu ! jà ! n'advienne que je me glorifie en moi, ni au
monde, ni en chose quelconque. Que Jonas se réjouisse sous l'ombre de son
lierre, qu'Abraham fasse festin aux anges sous l'arbre, qu'Ismaël soit exaucé
sous l'arbre du désert, qu'Élie soit nourri sous le genièvre, en la solitude ; quant
à nous, nous ne voulons autre joie ni ombre que celle de la croix, autre boisson
que le sang qui coule tout au long, autre nourriture que le fruit de vie pendu en
la sainte croix.
DEUXIÈME POINT.
Considérez combien cette croix est vénérable. Ah ! dit David, adorez
l'escabeau des pieds de Dieu ; et que dirons-nous de la croix qui a été le lit, le
siège et le trône de ce même Dieu ? Jacob adora le bout de la verge de Joseph,
et Esther baise le bout de la verge de son époux Assuérus : hé ! donc avec quelle
révérence l'âme dévote baisera-t-elle la croix, vrai sceptre royal [61] de son
cher JÉSUS ; ne dira-t-elle pas avec David : O vous tous prêchez, et dites que le
Seigneur règne par le bois ?
TROISIÈME POINT.
Considérez combien les plus chers amis de Dieu ont aimé la croix : la très-
sainte Vierge, sacrée Sulamite, montait à tout moment sur cette palme pour en
cueillir les fruits ; saint Pierre n'avait point d'autre force, saint Paul d'autre
gloire, saint Jean d'autre refuge, ni saint André d'autre suavité ; et, quant à notre
Bienheureux Père, il protestait que « s'il eût su un petit brin de son cœur qui
n'eût pas été marqué de la croix, il se le fût arraché. »
Première affection. — O très-sainte croix honorée des membres de mon
Sauveur, ah ! vous êtes la porte royale qui conduit au temple de la sainteté ;
hors de là nous n'en trouverons jamais. O âmes religieuses ! jetez profondément
votre esprit dans les plaies que le Seigneur a souffertes sur cette croix, et voyez
que vil et vain est le cœur qui niche sur un autre arbre. Je vous salue, ô sainte
croix ! étendard de salut, palme de vie, épée par laquelle le diable a été tué,
remède de l'immortalité, défense de la vie présente, gage de l'éternelle, signe
sacré des chrétiens, trophée du Roi JÉSUS, ô chère et désirable croix ! recevez-
moi entre vos bras vénérables.
Deuxième affection. — Ah ! JÉSUS, mon Époux, en baisant et embrassant
votre croix, vous baisâtes et embrassâtes toutes nos petites croix, afin de nous
les rendre plus aimables : ô mes petites croix, mes petites peines, mes petites
répugnances, humiliations pour petites que vous soyez, mon JÉSUS VOUS a vues,
baisées et sanctifiées ; comme donc ne vous recevrais-je pas à cœur ouvert. Tout
le long du voyage de cette vie, l'on trouve des croix à chaque pas ; si ma chair
en frémit, toutefois mon cœur les adore. Oui, je vous adore, petites et grandes
croix, [62] intérieures et extérieures, corporelles et spirituelles, indigne que je
suis de l'honneur de votre ombre.
Troisième affection. — Hélas ! d'où vient ce malheur, que la révérence à
cette croix est tant refroidie ? Les anciens dévots et amants de JÉSUS faisaient
toujours ce signe de vie avec grande vénération, en mangeant, en buvant,
debout, assis. Quand tu sors, quand tu entres, quand on apporte de la lumière,
couvre-toi de cette cuirasse, et environne tes membres de ce signe sacré de la
croix, et les maux ne t'approcheront point, dit un ancien. O saint amant de la
croix, hé ! faites qu'à votre exemple j'aime la crucifixion de corps et de cœur. O
sainte croix ! demeurez comme une chaîne très-aimable, et comme un rempart
assuré sur ma poitrine.
(POUR LES DERNIERS JOURS)
VINGT-SEPTIÈME MÉDITATION
DE LA RÉSURRECTION DU SAUVEUR.
PREMIER POINT.
Considérez, qu'après qu'un déluge de tourments, de tristesse et de douleur,
eut passé sur le Sauveur, il s'éveilla du tombeau par sa propre vertu, il sortit par
sa propre puissance, et alla de grand matin visiter sa très-sainte Mère, beau,
luisant, subtil, agile et tout glorieux : ô Mère très-sainte, réjouissez-vous ! voilà
votre cher JÉSUS plus triomphant que jamais ; voilà ce temple que les Juifs
avaient démoli, relevé ; voilà le signe de Jonas, arrivé ; voilà votre cher Joseph,
vivant. [63]
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que la joie fut bien grande en l'arche de Noé, quand la
colombe revint y apporter le rameau d'olives, en signe de la cessation des eaux,
et que Dieu avait donné le bonheur de sa paix : mais, ô Dieu ! de quelle
allégresse fut ravie la troupe des apôtres, quand ils virent revenir entre eux la
sainte humanité du Sauveur ressuscitée et glorieuse, portant en sa bouche l'olive
d'une sainte et agréable paix ! Pax vobis, dit-il ; ah ! voici le signe indubitable
de la cessation des eaux du courroux du Père ; voici le signe de la réconciliation
des hommes avec Dieu.
TROISIÈME POINT.
Regardez combien il était requis que le bénin Sauveur allât visiter ses
disciples ; leur foi, leur espérance et leur charité étaient toutes chancelantes :
Magdeleine allait même le chercher pour l'embaumer ; les disciples d'Emmaüs
disaient : Nous espérions ; et le reste de la troupe estimait les paroles des saintes
femmes comme songes. Voilà pourquoi le bon Sauveur, craignant leur péril,
comme bon maître, les vint affermir : Je suis bien moi-même, mes chers
disciples ; « regardez mes mains, voyez mes pieds et la plaie de mon. côté. »
Première affection. — O très-sainte et fidèle Vierge ! combien a été douce
à votre cœur maternel cette heureuse nouvelle : Votre Fils est vivant ! O saintes
filles de Sion ! essuyez vos larmes, voilà votre Bien-aimé venu ! Comme vous
avez bu la coupe de ses angoisses, comme à son Benjamin aussi vous donne-t-
il la première et la plus grande part de la joie de sa gloire ! Mon âme, révérez
en silence ce Fils triomphant de cette Mère consolée.
Deuxième affection. —Ah ! doux JÉSUS, si tout mon petit [64] peuple
intérieur était bien ramassé et en souci de votre venue, vous me feriez la grâce
de m'apporter cette douce parole : Paix vous soit ! O mon cœur ! si nous avions
une fois reçu la paix de JÉSUS, ah ! le monde ne nous pourrait jamais troubler.
Sainte paix, chantée par les Anges à la naissance du Sauveur, et donnée par lui-
même en sa résurrection, eh ! soyez à jamais en mon cœur ! c'est maintenant
que je crois tout de bon que mon Rédempteur est vivant, et qu'au dernier jour
je ressusciterai.
De là je dois tirer cette invariable résolution : donc je ne profanerai pas ce
corps au mal ; et comme je ne le flatterai pas, puisqu'il doit périr, aussi le
garderai-je comme devant ressusciter en gloire ; puisque mes yeux doivent voir
le Sauveur éternellement, ah ! je les retirerai de tous les inutiles et vains objets.
Puisque je dois recevoir le baiser de la bouche de l'Époux glorieux, donc je ne
laisserai point couler entre mes lèvres de discours indévots, de paroles
irréligieuses, de fâcherie, de murmure, d'excuse, et ainsi de tous mes autres
sens.
Troisième affection. — Venez, mon Bien-aimé, affermissez ma foi, car
elle honore votre Père, s'appuyant sur sa puissance ; mon espérance, parce
qu'elle se fonde sur votre rédemption ; ma charité, parce qu'elle embrasse la
bonté du Saint-Esprit. Eh ! cher Amant, que voulez-vous dire, montrant vos
plaies, sinon : Avez-vous besoin de force ? voici mes mains ; avez-vous besoin
de cœur ? voici le mien ; êtes-vous colombelle ? voici le trou de la pierre
angulaire, venez-vous y reposer. Ah ! Seigneur, j'ai besoin de tout cela ; et
encore je suis malade et captive, mais je vais à vous, et j'y trouve ma médecine
et ma rédemption. [65]
VINGT-HUITIÈME MÉDITATION
DE L'ASCENSION DE NOTRE-SEIGNEUR.
PREMIER POINT.
Considérez que la très-sainte Vierge, au jour de l'Ascension de son Fils,
ne put, sans doute, tenir de lui dire ce trait du Cantique d'amour : « Fuyez-vous-
en, mon Bien-aimé, sur ces collines éternelles, pleines d'une éternelle suavité ;
mais soyez semblable au petit chevreuil qui se tourne souvent pour voir ceux
qu'il laisse. »
DEUXIÈME POINT.
Voyez toute cette sainte assemblée sur la montagne des Olives : le
Seigneur glorieux les bénit tous ; puis, dans le char de sa propre vertu et
puissance, s'éleva glorieusement au ciel. Oh ! disait la sainte Vierge, voyez qu'il
est beau mon Bien-aimé ! oh ! que cette croix, qu'il porte en signe de victoire,
est sainte ! elle est de bois incorruptible ; le Seigneur a couronné ce vainqueur
de la gloire de sa Résurrection et Ascension, ce qui doit ravir tout le monde à
sa louange.
TROISIÈME POINT.
Comme cette généreuse troupe tenait ses yeux attentifs au doux JÉSUS qui
montait en haut, une nuée l'ôta de devant leurs yeux, et pourtant ils ne laissaient
de regarder, jusques à ce que des anges, serviteurs de ce roi, lui
dirent : « Pourquoi vous arrêtez-vous regardant au ciel ? Ce JÉSUS qui a été
enlevé d'avec vous au ciel, viendra ainsi que vous l'avez vu pour juger les
vivants et les morts. » Alors cette sainte compagnie s'en retourna à Jérusalem,
tandis que le victorieux Prince, qui emmenait la captivité captive, s'en alla
asseoir à la dextre de son [66] Père, faisant placer ses bons serviteurs dans les
sièges angéliques, que Lucifer et ses anges avaient laissés vacants. O Dieu !
quelle faveur aux hommes, quelle félicité aux anges, quelle liesse parmi la
Jérusalem céleste !
Première affection. — O très-sainte Amante ! qui invitez votre Bien-Aimé
à s'en aller, ah ! que vous étiez dépouillée de tout propre intérêt ! Les autres
filles de Sion l'appellent à grands cris, et le prient de ne les point quitter ; mais
vous, ô unique Colombe ! vous cherchez la gloire de voire Fils, et en cela votre
joie et votre félicité. Oui, mon Seigneur, allez-vous-en sur les collines
éternelles, mais jetez-nous à tout moment vos saints et bénins regards.
Deuxième affection. — « Hélas ! dit saint Augustin, ô Seigneur ! que je
jette de soupirs, de ce que je ne me trouvais point présent sur ce mont d'Olivet,
pour baiser la perçure de vos clous, et arroser des douces larmes de ma joie
les blessures de votre précieux corps ! Hé ! mon JÉSUS, j'étais absent, et encore
bien loin, quand vous vous en allâtes en Paradis. Les mains élevées au ciel,
vous bénîtes vos disciples, et je n'y étais pas ; les anges les consolèrent, et je
n'en entendis rien. » Que ferai-je donc à présent ? où vous irai-je chercher ?
Non, il n'y a plus de joie en mon cœur ; mon âme refuse toute consolation, sinon
de vous, ô mon indicible douceur ! Que donc ma conversation soit aux cieux,
où mon JÉSUS est dans sa gloire.
Troisième affection. — O anges de paix ! ne me blâmez point si je regarde
toujours en haut ; car où est mon JÉSUS, là est mon trésor : toutefois, vous
m'apprenez qu'il faut être prompt à faire ce que le Bien-aimé ordonne,
renvoyant ses disciples en Jérusalem, où ils avaient ordre d'aller attendre le
Paraclet. O sainte troupe délivrée du limbe, que mon JÉSUS place en sa gloire,
souvenez-vous, comme des autres Élie, de laisser [67] choir votre manteau sur
votre servante ; laissez tomber sur ma pauvre âme le manteau de la foi et le
voile de l'espérance, car vous n'avez besoin que de la robe de charité.
VINGT-NEUVIÈME MÉDITATION
DE LA DESCENTE DU SAINT-ESPRIT.
PREMIER POINT.
Âmes dévotes, entrez humblement au cénacle, où la glorieuse Vierge, les
saints apôtres, les bienheureux disciples, et les saintes femmes, sont assis en
prières, en repos, en foi, en espérance, attendant que leur bon Maître
accomplisse sa promesse, et qu'ils fussent tous revêtus de la vertu d'en haut ;
retirez-vous pareillement à l'écart de tous pour recevoir ce don parfait du Père
des lumières ; car Dieu ne déploiera jamais en vous ses merveilles, s'il ne vous
trouve en une sainte retraite intérieure, et n'ayant rien à démêler avec les
mondains. Ne voyez-vous pas que toute cette heureuse compagnie est en
Jérusalem, mais à l'écart, mais retirée, mais comme dans un désert ?
DEUXIÈME POINT.
Dix jours après que le Sauveur fut monté en haut, et que ses bien-aimés se
furent préparés par silence, fraternité et prières, il se fit un son du ciel, comme
d'un vent qui s'enfle avec véhémence, lequel remplit toute la maison où ils
étaient assis, et il leur apparut comme des langues de feu, qui se posèrent sur un
chacun d'eux : Ah ! c'est aujourd'hui que Dieu fait ses présents, il ne se faut
attendre qu'à recevoir. [68]
TROISIÈME POINT.
Considérez combien le Père Éternel a aimé la sainte Église, puisqu'il l'a
enrichie de ses propres trésors : non content de lui avoir donné son Fils et son
image, il lui donne encore son Saint-Esprit, afin que tout ainsi que le Saint-
Esprit obombra la Vierge du pur sang de laquelle JÉSUS devait naître, pour être
Père de l'Église, ainsi le Saint-Esprit descendit pour embraser cette sainte
Église, qui était nouvellement née du sang de JÉSUS-CHRIST.
Première affection. — Ah ! qui me fera la grâce de me tenir assise en repos
intérieur, loin de toutes les distractions du monde, afin qu'en silence j'attende la
venue du Saint-Esprit ! O très-sainte Vierge ! ô glorieux apôtres ! impétrez-moi
de votre dévotion, afin que je sois persévérante en oraison ; que si le Seigneur
tarde à venir, que je soutienne son attente ; car je sais certainement, ô mon bon
Dieu ! que vous ne me laisserez pas orpheline, mais que si je persévère à vous
obéir, vous m'enverrez l'Esprit de vérité.
Deuxième affection. — Venez, Saint-Esprit, remplissez tous les cœurs du
feu de votre charité ; venez, Père des pauvres, venez donneur des dons, lumière
des cœurs. Ah ! doux JÉSUS, voulant donner commencement à la publication de
votre loi, vous jetez sur vos disciples plusieurs langues de feu, montrant assez
par là que la prédication évangélique était toute destinée à l'embrasement des
cœurs au céleste amour. Ah ! Saint-Esprit, qui apportez tant de feu en terre, que
voulez-vous, sinon qu'il brûle ? Je vous conjure encore une fois, remplissez mon
cœur du feu de votre charité, de cette charité, dis-je, qui souffre tout, qui croit
tout, qui n'est point ennuyeuse.
Troisième affection. — O très-sainte Église du Dieu vivant ! [69] que vous
voilà riche ; le Saint-Esprit remplit tous vos bienheureux ouvriers, il les change
tous en feu, en amour et en zèle ; ils sont ivres du vin de l’Époux, et tellement
dégoûtés des choses terrestres, qu'ils se réputent désormais heureux d'être en
angoisse, en persécution, et en état de mort, pour leur cher JÉSUS : O Saint-
Esprit ! si je vous recevais sans résistance, sans doute je devrais avoir en moi
de grands effets ; je ne parlerais que des merveilles de Dieu, je ne rechercherai
que sa gloire et mon avilissement propre, je m'estimerais heureuse de souffrir
opprobres pour le nom du Seigneur.
TRENTIÈME MÉDITATION
DE LA PRÉSENCE DE DIEU.
PREMIER POINT.
Considérez, que le ciel et la terre sont pleins de la Majesté de Dieu, qui est
en tout et partout, par essence, présence, et puissance. Hélas ! comment
tombons-nous en l'oubli d'une vérité si infaillible et si douce ? « Ah ! disait
Moïse pour encourager son peuple, il n'y a point de nation qui ait ses dieux si
proches d'elle que nous, car notre Dieu est toujours avec nous, ses yeux nous
voient continuellement, ses oreilles sont amoureusement inclinées pour nous
écouter en tout lieu. »
DEUXIÈME POINT.
Considérez, que l'attention à la présence divine est un moyen éminent pour
s'avancer à la perfection ; aussi fut-ce l'un des premiers préceptes que Dieu
donna à son serviteur Abraham : « Marche devant moi, et soit parfait. » Ah !
Seigneur, que m'avez-vous dit autre chose en me mettant dans ce saint [70]
monastère, sinon : Ma fille, marche toujours en ma présence, et tu parviendras
à la perfection : pense à moi en toutes tes voies, et je conduirai tes pas ?
TROISIÈME POINT.
Considérez en quel abus et malheur tombe l'âme qui vient à s'oublier de
cette divine présence. Les deux vieillards de Babylone détournaient leurs yeux
du ciel, pour ne se point ressouvenir de leurs péchés. « Vous êtes fol, dit David,
si vous dites : Le Dieu de Jacob ne nous voit pas, le Dieu d'Israël n'y prend pas
garde » ; car ses yeux sont ouverts sur toute la face de la terre ; il voit et
contemple tout ce qui se fait en icelle ; il sonde les cœurs, il prévoit les pensées,
rien ne lui échappe, son œil remarque tout.
Première affection. — O mon doux JÉSUS, mon Seigneur et mon Dieu !
certainement je sais que si je monte au ciel, vous y êtes ; si je descends aux
enfers, je vous y trouve ; si mon esprit vole à l'extrémité des mers, et s'il descend
aux abîmes, je vous y rencontre ; eh ! pourquoi donc ne vous servirai-je pas
partout, ne vous prierai-je pas en tout lieu, puisqu'en tout lieu, mon Bien-Aimé,
vous m'écoutez ? O Roi souverain ! que les vôtres sont heureux, vous leur
donnez audience à toute heure ; qui me fera la grâce, qu'en tout et partout je
m'oublie de moi-même par le continuel souvenir de vous qui m'êtes plus présent
que moi-même, et plus je m'éloigne de moi, et plus je m'approche de vous.
Deuxième affection. — Hélas ! quel désordre est ceci ? je suis appelée pour
marcher devant le Seigneur, et être parfaite ; et, tout au contraire, je marche
après mes appétits, propres volontés et recherche de mon propre amour ; ainsi
j'anéantis toute la perfection. Ah ! mon âme, il faut désormais qu'en toutes vos
actions vous regardiez Celui qui sied à la dextre du Père, absent [71] à nos sens,
mais présent au cœur où il veut régner aussi bien qu'au ciel.
Troisième affection. — O épouse ingrate et insensée ! osez-vous bien vous
détourner volontairement de votre Bien-Aimé, pour prendre des chétifs
contentements de la terre ? Ah ! c'est en sa présence, c'est devant ses yeux que
vous manquez de fidélité ; rien ne peut être caché à ce grand spectateur d'en
haut. O Dieu ! sondeur des cœurs, que toutes mes pensées et mes désirs soient
dressés à vous !
TRENTE ET UNIÈME MÉDITATION
DE LA PROVIDENCE DE DIEU.
PREMIER POINT.
Considérez, que l'amour que Dieu nous porte est si grand, qu'il emploie sa
sagesse, sa puissance et sa bonté, pour nous conduire à notre fin, par les moyens
qui nous sont le plus convenables et proportionnés, et non-seulement sa divine
Providence veille sur les choses les plus importantes qui concernent notre salut,
mais sur toutes les moindres choses de notre vie : un de nos cheveux ne tombe
pas sans sa Providence, et même il en sait le nombre, et les hommes et les
démons n'en oseraient toucher un sans son ordre.
DEUXIÈME POINT.
Considérez que cette divine Providence fait tout pour nous, avec poids,
nombre et mesure, dit l'Écriture Sainte. Or, voyez donc quelle obligation vous
avez de quitter le soin de vous-même ; ne regardons donc jamais les choses qui
nous arrivent, soit bien, soit mal, en elles-mêmes ; car, ou elles nous [72]
enorgueilliraient, ou elles nous troubleraient et accableraient d'angoisses ; mais
voyons tout en la Providence de notre Dieu qui, avec un amour
incompréhensible, emploie toute sa sagesse, puissance, et bonté à la conduite
d'une si petite créature, pour la faire arriver à sa fin bienheureuse.
TROISIÈME POINT.
Voyez combien Dieu se sent offensé, quand on s'ôte d'entre les mains de
sa douce Providence, pour se vouloir conduire à sa fantaisie : oh ! qu'il prit mal
aux enfants d'Israël d'avoir fait cette faute ! car, sortant de la douce Providence,
ils tombèrent en la sévère Providence ; ils voulurent un roi pour les conduire, et
furent faits misérables.
Première affection. — O Père Éternel ! votre Providence gouverne toutes
choses ; et, certes, c'est chose étrange qu'étant filles d'un tel Père, qui veille sur
nous d'un œil si vigilant, nous puissions avoir autre souci que de le bien aimer
et servir. « Ah ! disait notre saint Fondateur, mon âme n'a point d'autre rendez-
vous qu'à cette sainte Providence de Dieu : ô mon Dieu ! vous me l'avez
enseigné dès ma jeunesse, et jusques à jamais j'annoncerai vos merveilles. »
Deuxième affection. — Je vous adore, ô souveraine sagesse, puissance et
bonté, qui prenez un soin si amoureux de tous les moments de ma vie : ô âmes
religieuses ! notre vrai lendemain est en la Providence divine. Regardez les lis
des champs, ils ne sèment ni ne filent, et la divine Providence du Père céleste
les habille mieux que ne fut jamais Salomon en toute sa gloire : ah ! mon Dieu,
que je désire avoir désormais en grand honneur tout ce qui m'arrivera. Non, je
ne dirai point que j'ai trop d'afflictions, de mortifications et de peines, car vous
en avez compté le nombre ; je ne dirai point qu'elles sont trop pesantes, car [73]
vous avez pesé leur poids, et les forces que vous me voulez donner ; je ne dirai
non plus qu'elles sont trop longues, car vous en avez pris la mesure.
Troisième affection. — Ainsi, mon Seigneur, je ne me veux plus mêler,
sinon de me laisser conduire à vous : le Pasteur qui me guide est le Seigneur
tout-puissant ; rien ne me défaudra jamais ; non, jamais je ne me veux mêler de
moi-même, je lui en laisse le soin ; qu'il fasse choix du lieu de mon séjour, de
mon emploi, de ma consolation, de mon mépris, de ma santé, de ma maladie,
de ma mort, de mon salut ; je ne veux m'attendre qu'à suivre sa conduite et le
laisser absolu.
TRENTE-DEUXIÈME MÉDITATION
DE LA VOLONTÉ DE DIEU.
PREMIER POINT.
Considérez, que notre sanctification étant en la volonté de Dieu, il ne faut
pas douter que toute notre perfection et tout bien ne soient en icelle. Ah ! que
le cœur sera heureux et paisible, qui, par un saint amour et totale soumission,
éprouvera en toutes choses que la divine volonté est bonne, plaisante et
parfaite !
DEUXIÈME POINT.
Considérez que cette volonté de Dieu est la reine souveraine de l'univers :
rien n'est fait que par son obéissance ; elle ordonne de tout, hors le péché, et
nous devrions voir tout ce qui est, enserré dans cette volonté, sans qu'il y ait ni
puisse avoir d'autre cause. Oh ! que les âmes religieuses seraient [74] heureuses
si elles regardaient tout dans cette heureuse origine, et si elles recevaient tout
comme venant de cette sainte volonté, en tout il nous devrait sembler d'ouïr
cette parole d'Habacuc, dite au prophète Daniel : « Prends cela, que le Seigneur
t'envoie. »
TROISIÈME POINT.
Considérez que le Fils Éternel de Dieu nous est venu lui-même apprendre
la soumission et révérence due à la suprême volonté, non-seulement en ce qu'il
dit n'être pas venu faire sa volonté, mais celle de son Père ; mais encore en sa
résignation : Père, s'il est possible, que ce calice passe ; mais voire volonté soit
faite et non la mienne. Et ce divin Maître nous enseigna à demander tous les
jours que la volonté de Dieu soit faite en la terre comme au ciel ; et enfin il
conclut toute la course de sa vie mortelle, par la remise et la démission de soi-
même à la volonté et disposition de son Père Éternel : Mon Père, je remets mon
esprit entre vos mains.
Première affection. — O très-sainte et divine volonté de mon Dieu !
puisque le caractère et marque infaillible des vraies Filles de ma sainte
Congrégation est de vous voir et de vous suivre en toutes choses, je veux tout
de bon entreprendre ce saint exercice ; mais, ô sainte volonté ! en quoi vous
connaîtrai-je pour vous suivre ? car il m'est grandement bon d'adhérer à vous.
Certainement je vois vos volontés en vos commandements ; car si je les garde,
je serai aimée de vous et de votre Père ; je la connais en mes règles, mes vœux
et observances, c'est pourquoi je les observerai soigneusement, car il est dit :
« Vouez et rendez vos vœux à Dieu. » Je la connais par la voie de mes supérieurs,
car il est dit : « Soyez sujet à vos supérieurs et leur obéissez ; qui les écoute
m'écoute. » Je la connaîtrai par les volontés justes de mes prochains : « Ce que
tu voudras que ton [75] frère te fasse, fais-lui pareillement. » Bref, comme je
vois cette divine volonté en tout, je l'honorerai avec sa grâce et la suivrai en
tout.
Deuxième affection. — Ah ! ma propre volonté, il est temps de mourir à
vous-même, car je ne veux plus vivre qu'en la volonté de mon Dieu : je la veux
suivre comme ma princesse et maîtresse, qu'elle soit écrite en grosses lettres au
commencement du livre de mon âme ; mon propre jugement, il ne vous
appartient pas de plus discerner, discourir, ni voir, il suffit de vous soumettre à
la suite de la divine disposition. O mon Dieu ! conduisez-moi en votre volonté,
faites-moi passer par le froid, par le chaud, par la lumière, par les ténèbres, par
l'emploi, par le repos. Quand vous me mèneriez jusques aux portes de la mort,
je ne craindrais point sous votre conduite.
Troisième affection. — Oui, mon Père céleste, votre volonté soit faite en
la terre, où les consolations sont rares et les travaux innombrables. Prenez pour
pratique quotidienne, ô mon âme ! quand quelque chose vous fâchera, de dire :
Non ma volonté, mais celle de Dieu soit accomplie.
TRENTE-TROISIÈME MÉDITATION
DU DÉPOUILLEMENT ET CONCLUSION DE LA SOLITUDE.
PREMIER POINT.
Considérez quelle grâce Dieu vous a faite en toute cette solitude, de vous
avoir donné plusieurs bons mouvements et lumières pour votre bien, tous
doivent aboutir à ce seul point [76] du dépouillement total de vous-même, afin
que vous puissiez désormais bien dire efficacement et véritablement : « Nue,
je suis sortie du ventre de ma mère, et nue j'y retournerai : le Seigneur me
l’avait donné, le Seigneur me l'a ôté, son saint nom soit béni. »
DEUXIÈME POINT.
Considérez l'heureux état où ce vrai dépouillement de toutes choses met
l'âme, à savoir, qu'elle ne veut que son JÉSUS tout seul ; et c'est la gloire de cette
Sulamite, de pouvoir être seule avec son seul Roy, et dire : « Mon Bien-Aimé
est à moi, et moi à lui ; » et ainsi tenir notre affection si nue, et si simplement
unie à Dieu, que rien ne s'attache à nous, et que nous ne nous attachions à chose
aucune.
TROISIÈME POINT.
Considérez quel tort vous ferez à votre âme, si vous la revêtez de chose
quelconque, vu que si Notre-Seigneur vous trouvait dans l'aimable et très-sainte
nudité des enfants de Dieu, il vous prendrait entre ses bras, comme un saint
Martial, pour vous porter à l'extrême perfection de son amour ; que bienheureux
donc sont les nus, car Notre-Seigneur les revêtira, et les vêtira de lui-même.
Première affection. — O Seigneur ! voici une pauvre, chétive et petite
créature devant le trône de votre miséricorde divine, qui conjure votre unique
bonté d'accepter ses petits, mais grands renoncements ; tirez hardiment tout ce
qui revêt mon cœur : ô Seigneur ! non, je n'excepte rien, arrachez moi-même à
moi-même. Oui, moi-même, je te quitte pour jamais, sans te vouloir reprendre,
si mon Seigneur ne me le commande exprès. O désirs ! ô affections ! ô
créatures ! ô toutes choses ! je me dévêts entièrement de vous. [77]
Deuxième affection. — O très-doux JÉSUS ! qui venez nu au monde, et qui
mourez nu sur la croix, que m'avez-vous appris, sinon à vivre toute nue et à
chanter incessamment de cœur et d'opération : VIVE JÉSUS, dénué de Père et de
Mère sur la croix, vive sa très-sainte nudité ! VIVE MARIE, dénuée de Fils au
pied de la croix, vive sa très-sainte nudité ! Oui, Seigneur JÉSUS, que mon cœur
demeure dévêtu de tout, même des biens les plus spirituels, afin que vous soyez
uniquement et simplement toutes choses à mon cœur.
Troisième affection. — Ainsi, mon âme, allez désormais, comme un autre
Isaïe, par la voie de ce monde toute nue, et dès que vous sentirez votre cœur se
vouloir vêtir de quoi que ce soit, jetez cela aux pieds de JÉSUS, et y renouvelez
les générales et particulières résolutions de votre solitude, afin que n'étant
revêtue que de JÉSUS-CHRIST, vous viviez désormais en nouveauté de
vie. Amen.
VIVE † JÉSUS !
LETTRE DE NOTRE TRÈS-DIGNE MÈRE JEANNE-
FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
Écrite à feue notre très-chère et bonne Mère de Châtel, de grande
instruction et utilité pour les Solitudes.
Ma très-chère fille, vous voulez que je vous dise ce que vous devez faire
en votre retraite ; hélas ! ma fille, vous savez que je ne suis pas capable de vous
beaucoup dire là-dessus : toutefois, pour contenter votre bon cœur et
condescendre à votre humilité, je vous dirai que le premier jour que l'on entre
en solitude, il ne faut pas promptement se mettre à faire sa confession, il le faut
employer à bien tout ramasser et calmer son âme devant Dieu, afin que, par
après, comme une eau bien rassise opposée à ce beau soleil, l'on en voie
clairement le fond Le lendemain, il faut faire son examen général tout
doucement sans empressement, effort, ni curiosité.
Je n'aime pas beaucoup que l'on s'accoutume à écrire tout au long sa
confession annuelle, bien que cela soit en liberté à celles qui ne pourraient faire
autrement. Puisque les trois ou quatre premiers jours se doivent employer à la
vie purgative vous pourrez prendre les premières ou dernières méditations de
Philothée, ou telle autre conforme à celles-là. Les jours suivants, il faudra
s'entretenir doucement à ce que notre doux Sauveur a fait pour notre amour, et
a ce qu'il fait pour nous [78] racheter. Les derniers jours vous prendrez quelque
livre qui traite de l'amour infini, et des richesses éternelles de ce grand Dieu ;
car sur la fin de la solitude il faut s'essayer de dépouiller son cœur de tout ce
que nous connaissons qui le revêt, et mettre aux pieds de Notre-Seigneur tous
ses vêtements, l'un après l'autre, le suppliant de les garder et nous revêtir de lui-
même ; et ainsi toute dénuée et dépouillée devant cette divine honte, il faut
derechef nous jeter entre les bras de sa Providence, lui laissant le soin et le
gouvernement de tout notre être, et croyez-moi, ma fille, rien ne nous manquera.
Ne nous chargeons ni revêtons jamais d'aucun soin, désir, affection ni
contrainte, car puisque nous avons tout remis à Notre-Seigneur, laissons-le
gouverner, et pensons seulement à lui complaire, soit en souffrant, soit en
agissant.
Quant à ce qui est de gagner l'indulgence concédée aux âmes religieuses
qui font la solitude, vous ne devez avoir aucune crainte de ne la pas gagner pour
ne pouvoir pas méditer en détail, ni discourir avec l'entendement au temps de
l'oraison, Dieu vous donnant une occupation plus simple et intime avec sa
bonté. Mais, ma fille, voici ce que vous devez faire : vous devez lire très-
attentivement les points que vous méditeriez si vous en aviez la liberté, et en les
lisant retirer dévotement votre âme en Dieu, ainsi cette lecture vous tiendra lieu
de méditation ; et si lisant de la façon, votre esprit recevra toujours de bonnes
impressions de cette lecture, et jaçoit que le profit nous soit inconnu, il n'en est
pas moindre pourtant. Et après avoir fait votre devoir par celle lecture, vous
trouvant par après en l'oraison, en votre manière simple et amoureuse, je vous
dis que vous satisfaites plus que très-entièrement à la méditation ; et voici la
raison : c'est que Dieu, infini en grandeur, comprend tous les mystères, si que
possédant Dieu, vous êtes excellemment dans l'essence du mystère que vous
vous étiez proposé pour votre méditation. Un Père de religion [80] fort spirituel,
docte et vertueux, m'a encore reconfirmé en cet avis.
Certes, ma très-chère fille, c'est un exercice très-important que celui de
nos solitudes annuelles ; il faut tâcher de les faire avec le plus de dévotion et
fidélité qu'il se pourra. J'estime qu'il sera très-utile à vos filles que vous fassiez
lire à table le livre des Exercices du père dom Sens de Sainte-Catherine ; car,
comme m'a dit Monseigneur, c'est-à-dire notre Bienheureux Père qui vivait
alors, il est ample et d'un style mouvant, mais c'est un style des saints, fuyant
l'immortification, et détestant les recherches de l'amour-propre. Pour la
méditation, il faut donner aux filles des points moelleux, doux, solides et
affectifs. Je suis en l'amour divin,
Ma très-chère fille,
Votre très-humble et indigne sœur et servante en Notre-Seigneur,
SŒUR JEANNE-FRANÇOISE FREMYOT,
de la Visitation Sainte-Marie.
DIEU SOIT BÉNI ! [81]
VIVE †JÉSUS !
EXAMEN POUR AIDER À FAIRE LES CONFESSIONS ANNUELLES
FAIT PAR NOTRE TRÈS-DIGNE MÈRE.
Premièrement, s'examiner sur l'avancement ou reculement que l'on a fait
depuis la dernière retraite, qui se fait d'année en année ; si l'on ne s'est point
acquis de mauvaise habitude que l'on n'avait pas auparavant ; jeter les yeux sur
les plus ordinaires imperfections, tentations, répugnances et difficultés, que l'on
a en l'observance des Règles, Constitutions et Coutumier, recherchant la source
de tous ces maux, et de tout s'en découvrir avec simplicité, s'en confesser, et
faire son renouvellement avec nouveau courage et résolution de tendre à la
perfection de son état, de tout son pouvoir, par l'exercice des vertus qui nous
seront recommandées particulièrement.
Comme recevez-vous les sacrements ? n'y allez-vous point quelquefois
par coutume et par imitation, par crainte plutôt que par dévotion ; n'en perdez-
vous point les fruits faute de préparation ?
Allant à la sainte confession, êtes-vous bien aise de vous faire connaître
digne d'abjection ? si cela est, vous direz vos péchés fort simplement, et en
termes abjects ; vous direz de bon cœur [82] vos défauts, et tout ce qui vous
pourra rendre plus confuse et honteuse devant le confesseur.
Êtes-vous fidèle à vous corriger de ce de quoi vous vous confessez ? faites-
vous bien les actes de contrition devant que d'y aller ; et, étant confessée, avez-
vous soin de remercier Dieu de cette grâce, qui est, certes, très-grande ?
Faites-vous quelque chose en vertu de la sainte communion, soit devant
ou après, quelque pratique de vertu à cette intention ? tenir votre esprit plus
recueilli en la considération de ce bénéfice.
Ne vous distrayez-vous point bientôt après la sainte communion ? en êtes-
vous plus humble, douce et cordiale ce jour-là ? car c'est le fruit que l'on en doit
tirer.
Avez-vous soin de redresser vos intentions au commencement de chaque
exercice et action importante, les offrant à Dieu pour sa gloire, et à l'honneur de
la très-sainte Vierge ou à quelque autre intention ?
N'êtes-vous point tépide en la dévotion, aux pratiques de vertu, tout ne
vous ennuie-t-il point ? Quelquefois l'on trouve l'Office long, l'oraison pénible,
les exercices spirituels si pesants, les retours que l'on fait à Dieu si difficiles ;
on fait les exercices sans attention. Ne disputez-vous point contre les lumières
que Dieu vous donne, tant pour faire le bien que pour éviter le mal, ne les
voulant pas regarder, afin de faire vos imperfections plus hardiment, et ne les
pas suivre au bien qu'elles vous montrent ?
Comme allez-vous aux Offices, et comme vous y comportez-vous y étant,
et à l'oraison, et à la sainte messe ? Aux examens, ne manquez-vous point de
soin à vous y préparer, et assujettir votre attention et votre esprit à suivre les
enseignements que l'on vous a donnés pour ce regard, observant ce qui en est
dit dans le Coutumier ?
Êtes-vous prompte à rejeter les distractions ? Ne les [83] causez-vous
point, faute de tenir ]a vue basse en ce temps-là, ou bien faute de tenir votre
esprit recueilli le long de la journée, vous amusant à chose inutile ?
Comme observez-vous la règle, les constitutions, et premièrement vos
sacrés vœux ? Obéissez-vous exactement en toutes choses ; promptement, sans
retardation ; simplement, sans réplique ; amoureusement, sans chagrin ;
cordialement et de bon cœur, sans murmure ; humblement, sans contrôler et
censurer le commandement ? N'êtes-vous point plus exacte au commandement
honorable et d'importance, qu'aux plus légers et abjects ?
Ne désobéissez-vous point par négligence, oubli, paresse ou opiniâtreté,
de volonté délibérée, faute d'amour à l'obéissance ou à la personne qui
commande, faute d'estime du commandement en chose de peu d'importance ou
autre ? Déclarez-vous bien en ce fait, car il est important.
N'avez-vous point eu quelque aversion à la supérieure, qui vous ait fait
faire quelque jugement de ses actions et paroles, qu'elle les a dites ou faites par
passion, propre intérêt,, affection particulière, vanité et semblable ? Mais qui
serait bien pire, l'avez-vous point méprisée en votre cœur, mésestimant ses
ordonnances, sa conduite, son jugement, et spécialement en ce qui vous regarde
sur les mortifications et corrections qu'elle vous a faites ? car c'est la vraie
marque pour connaître votre défaut. N'avez-vous point fait de murmures et
plaintes d'elle en parlant aux Sœurs, et même en parlant avec les personnes de
dehors, vous accusant en confession, ou traitant de votre conscience avec
quelque Père ? N'avez-vous point tâché de faire connaître ses défauts, ou ceux
des autres, pour excuser les vôtres, ou sous le prétexte de vous mieux faire
entendre ? N'avez-vous point manqué de respect en son endroit, lui répliquant
ou contredisant par passion avec audace devant les Sœurs, refusant d'obéir pour
faire votre propre volonté, par [84] opiniâtreté ou autrement ? Notre obéissance
doit être établie en une parfaite abnégation de la propre volonté et propre
jugement.
Contre la sainte pauvreté, n'êtes-vous point propriétaire d'effet ou
d'affection en quelque chose, pour petite qu'elle soit ? N'avez-vous point
murmuré quand quelque chose vous a manqué, ou que ce qu'on vous a donné
n'était pas à votre gré, soit du vivre, vêtir, médicament, coucher, chauffer, ou
quelque autre commodité corporelle ?
N'avez-vous rien demandé, pris ou donné sans congé ? N'avez-vous rien
désiré, demandé ou retenu non nécessaire, prévoyant de loin que cela vous
pourrait servir ?
Si vous avez eu quelque charge, avez-vous servi les Sœurs sans choix ?
leur avez-vous donné de bon cœur ce qui était de votre charge, sans autre
considération que de la seule nécessité ?
Ne vous êtes-vous point préférée vous-même à la distribution en quoi que
ce soit ? car notre pauvreté doit être dépouillée de toutes choses.
Notre chasteté doit être angélique, et partant examinez-vous si
l'imagination, la pensée, le désir, le sentiment a été sans attaque ou du moins
sans coulpe : faites cet examen sur ce point tout simplement, quoique
fidèlement, et vous accusez des fautes que vous y avez remarquées, avec une
humilité et confiance toute généreuse.
L'amour bien ordonné vous fera avoir un grand soin de la pureté et
avancement de votre chère âme en la perfection, et fort peu de soin et d'affection
pour votre corps, en laissant tout le soin à votre supérieure.
Ne vous surestimez-vous point au-dessus du prochain ? ne désirez-vous
point d'être estimée, et pour cela ne vous vantez-vous point d'un biais ou d'un
autre ? Ne faites-vous point de l'entendue aux choses spirituelles, parlant des
intérieurs, disant des petits mots pour autoriser votre opinion, et même [85] la
maintenir quelquefois opiniâtrement par vanité et orgueil ? Ne parlez-vous
point avantageusement de vous, de vos appartenances, du bien que vous avez
fait et que vous faites, vous proposant pour exemple sous prétexte de bien
édifier le prochain, ou de l'encourager d'en faire autant ? Ne parlez-vous point
de vos parents, des commodités que vous aviez dans le monde, de l'honneur que
l'on vous y rendait, voire, en ravalant quelque autre, et même pour des choses
vaines, comme de danser, ou jouer, se parer, se promener, être recherchée par
des partis avantageux, et semblables folies, s'amuser à y penser, se flatter en la
vaine croyance que l'on vous estime et que l'on vous aime ? Ne vous enquérez-
vous point, par quelques paroles artificieuses, de ce que l'on dit de vous en votre
absence, ou bien quand l'on vous en dit quelque chose et qu'on vous loue, ne
tâchez-vous point de prolonger le discours, disant quelque mot de récréation
qui agrandisse le discours et la louange, soit de vous ou de ceux qui vous
touchent et que vous aimez ? Ne vous entretenez-vous point avec des personnes,
non point tant pour leur mérite et vertu, et le devoir que vous avez, que par
vanité, parce qu'ils vous aiment et qu'ils font état de vous, qu'ils vous louent,
parce que ce vous sera de l'honneur qu'on sache qu'ils vous voient de bon cœur,
qu'ils font état de votre esprit, jugement et conversation ?
Ne vous plaisez-vous point de parler de l'entretien que vous avez eu avec
quelque personne de marque, rapportant les conseils que vous avez demandés,
et les réponses que vous avez faites quand vous les jugiez à propos. Tout cela
est fort vain.
Ne vous plaisez-vous, ni amusez-vous point à raconter vos songes, et dire
vos pensées par vanité, désirant que l'on en tire de bonnes interprétations ? Ne
vous fâchez-vous point d'ouïr louer les autres, et de savoir qu'elles sont estimées
et aimées, jugeant que cela vous retourne à mépris ? Ne tâchez-vous point [86]
d'amoindrir les louanges qu'on leur donne, ou par vos paroles, ou par votre
silence, et qui serait le plus mal, rapportant leurs défauts en ces occasions, par
jalousie, orgueil, envie, craignant de n'être pas assez aimée, estimée et
préférée ?
Ressentez-vous beaucoup les humiliations et corrections, n'en murmurez-
vous point de pensée ou de parole ? N'avez-vous point diminué l'affection, ou
conçu quelque aversion, et manqué de confiance envers celles qui vous les ont
faites, ou qui vous ont avertie de vos défauts ? Ne vous fâchez-vous point d'être
employée en chose vile et basse ? N'avez-vous point à dégoût d'avoir les
moindres charges, aimant plus et vous employant plus soigneusement es choses
plus honorables, aux offices plus relevés, désirant les premières charges sous
quelque prétexte que ce soit ? Cela est fort préjudiciable, et marque assurée de
peu de vertu.
Ne vous impatientez-vous point en vous-même pour peu de chose ? Êtes-
vous sujette aux sentiments de colère, les suivez-vous par paroles, par actions,
ou tenant votre courage ?
Les fautes que vous faites sont-elles de promptitude, par le premier
mouvement, ou par un sentiment entretenu tant de temps, selon le sujet ? Faites-
vous des actions de dépit sur de légères contradictions ? Les paroles que vous
dites ensuite pour satisfaire à votre sentiment, sont-elles aigres, rabrouantes,
suffisantes, froides, sèches, piquantes, pour troubler la personne qui vous a
fâchée, et par vengeance, faisant voir votre passion ? Ne lui faites-vous point la
mine, ne lui répondant après qu'à demi-mot, ou ne faisant pas semblant de
l'entendre, et semblables défauts ?
N'avez-vous point acquiescé aux volontés des séculiers, traitant avec eux
par respect humain, crainte de leur déplaire, perdant les Offices ou autres
exercices sans nécessité, pour les entretenir de choses vaines et frivoles,
écoutant longuement des nouvelles non nécessaires, et choses semblables et
inutiles, [87] sans les interrompre, pour le plaisir que vous y prenez, regardant
leur vanité et vous riant de leur folie, commettant des actes de légèreté et
immodestie, qui leur donne confiance de prendre des libertés indécentes à votre
condition ? Familiarisant trop avec eux, l'on n'en rapporte que du mal, et
détriment à la perfection.
Ne multipliez-vous point trop les paroles, usant de termes trop exagératifs,
comme leur témoigner votre affection sans nécessité, les louer, leur dire avec
exagération qu'on les estime, qu'on les préfère, que l'on dit du bien d'eux en leur
absence, que l'on pense en eux, qu'on désire de les voir ; et, d'autre part, n'êtes-
vous point trop froide, ne témoignant pas la dévote, douce et sainte cordialité
de votre Institut ?
Ne dites-vous point de mensonges légers par précipitation d'esprit, par
inconsidération, pour vous excuser, pour agencer des contes ? Ne déguisez-vous
point la vérité, prenant des intentions en choses légères et non nécessaires, sous
bon prétexte et autres motifs, si vous le faites souvent, spécialement, si c'est en
rendant compte de votre intérieur, ou bien autrement, ce qui serait très-mal, si
cela vous est arrivé en confession ?
Ne faites-vous point d'artifice pour faire savoir que vous vous trouvez mal,
ou que vous avez besoin de quelque chose, sans le dire ou le demander, de peur
qu'on ne vous juge trop tendre et immortifiée ?
Ne feignez-vous point d'avoir plus de ressentiment de vos fautes que vous
n'en avez au cœur ? Vous connaîtrez cela, si vous en êtes aussi contrite quand
vous l'avez reconnu, et que personne ne l'a vu que vous, comme quand vous la
dites ou en êtes avertie. Les larmes que vous en jetez, ou les paroles
d'exagération que vous dites, ne proviennent que de l'orgueil qui se déplaît que
nous soyons remarquées défaillantes, et qui se plaît à faire voir que nous les
reconnaissons bien [88] nous-mêmes, et que nous avons bien mauvaise opinion
de nous et de tout ce que nous faisons.
Ne faites-vous point de vaine réflexion quand il faut rendre compte du
bien que vous avez fait, des grâces extraordinaires que Dieu vous fait à l'oraison,
ne parlant qua demi-mot et faisant la honteuse, entremêlant vos défauts ? Tout
cela n'est qu'orgueil qui vous fait craindre que l'on croie que vous faites bien de
l'état de tout cela, qui est un grand défaut de simplicité Ne couvrez-vous point
vos défauts, spécialement quand ils sont abjects, disant plusieurs paroles non
nécessaires pour faire voir la juste occasion que vous avez eue de les
commettre ?
Ne témoignez-vous point plus de ressentiment de douleur que vous n'en
avez, quand vous êtes traitée en infirme, ou que vous êtes préférée en quelque
commodité aux autres ? Les refus que vous faites de telles viandes, de telle
commodité, de tel service, ne proviennent-ils point plus d'un courage vain et
d'un acte de duplicité, que du désir de souffrir cette disette et incommodité ?
Vous le connaîtrez, si votre cœur demeure tranquille en la souffrance, et si vous
ne vous amusez point à penser à ce qui vous manque.
Ne faites-vous point semblant de refuser quelque soulagement par vertu,
quand vous le refusez par immortification, la chose ne vous plaisant pas ? Tout
cela est hypocrisie et vanité. Ne faites-vous point la courageuse devant les
autres quand on vous plaint de vos peines et de vos douleurs, étant en votre
particulier soigneuse de rechercher la cause de votre mal, et à rechercher des
remèdes, et des plus exquis ?
Vous troublez-vous point de ce qu'on ne croit pas votre mal si grand qu'il
est, ou qu'il vous semble être, ou semblable lâcheté, observant jusqu'aux
moindres et petites douleurs ?
Ne dites-vous point de paroles par le mouvement de la sensualité, faisant
entendre subtilement ce que vous désirez et aimez, afin qu'on vous le donne ?
[89]
N'êtes-vous point douillette au manger, soit en santé ou en maladie,
délicate et difficile, ne voulant que ce qui est à votre goût, bien qu'il soit
contraire à la santé ?
Ne vous plaignez-vous point de n'être pas bien traitée, et de quoi l'on ne
s'empresse pas assez à rechercher vos appétits quand vous vous trouvez mal ?
Quand les viandes sont à votre goût, n'en prenez-vous point trop, quand bien ce
ne serait que de l'eau et du fruit ; ne vous inquiétez-vous point de la longueur
des veilles et des douleurs, de prendre des remèdes ? N'obéissez-vous point à
l'infirmière avec regret, comme encore au médecin, faisant avec chagrin,
murmure et plainte, ce qu'il vous ordonne ?
Regardez enfin comme vous vous exercez en la mortification de votre
cœur, qui se pratique à surmonter la propre volonté, le propre jugement, les
passions et inclinations, et vous soumettre en tout, condescendant volontiers à
la volonté d'autrui. Aimez-vous bien tous les prochains cordialement pour
l'amour de Dieu, tant en particulier comme en général ?
Si vous aimez autant le prochain et les Sœurs qui sont de mauvaise grâce,
comme celles qui ont des conditions qui vous plaisent naturellement, votre
amour est bon : si, moins, il est imparfait, et bien souvent nuisible : examinez
bien si vous avez le cœur franc en leur endroit, si vous ne leur faites point de
mal, ni d'un côté ni d'autre ; si vous priez Dieu d'aussi bon cœur pour elles que
vous feriez pour celles qui vous agréent. Manquez-vous de support envers le
prochain, soit pour les infirmités corporelles ou spirituelles ? Ne jugez-vous
point témérairement de ses actions, particulièrement de celles que vous n'aimez
pas beaucoup ?
N'êtes-vous point sujette au soupçon pour de légères apparences ? Ne
pénétrez-vous point ses intentions, ses prétentions, selon votre fantaisie et à son
désavantage, quelquefois par passion, d'autres fois par vanité d'esprit, faisant de
l'entendue en [90] la connaissance des esprits, des naturels, des intérieurs, des
défauts ? puis se vanter du jugement que l'on a fait, et quelquefois l'assurer
comme véritable, et cela par l'expérience que vous avez en vous-même de tels
défauts ?
Ne parlez-vous point de ses péchés, de ses imperfections ? raconter ses
mauvaises humeurs pour se plaindre par passion, avec exagération, sans utilité
ni nécessité, pour satisfaire à l'aversion ou mécontentement que vous aurez reçu
de lui ?
N'avez-vous point eu quelque ressentiment de joie, quand on a mortifié
celles qui vous ont fait quelque contradiction ? cela est esprit de vengeance.
Dites-vous point quelque petit mot parmi les Sœurs, pour les faire avertir des
choses qu'elles font qui vous déplaisent ? Examinez-vous, si vous les avez
averties vous-même, si ce n'a point été par ce même mouvement, et si vous
n'avez point exagéré le défaut, ou mal interprété, et parce que la chose vous
regarde ; ce qui serait un grand défaut de charité.
N'avez-vous point méprisé vos Sœurs, d'effet ou de pensée, soit leur esprit,
soit leur façon, contenances, trouvant à dire à tout, voire, même ès choses plus
légères, et, qui serait le plus mal, pour leur qualité originaire, étant de moindre
maison que vous ? ce qui serait une très-insupportable vanité. Et si vous êtes de
basse condition, en votre cœur ou en vos actions, vous élevez-vous point au-
dessus des autres ? dites-vous point des paroles fâcheuses, piquantes et
rabrouantes, qui les puissent offenser et déplaire, et même aux séculiers,
contestant ou répliquant avec sentiment d'impatience, maintenant votre opinion,
votre arrogance et suffisance, voire, en choses petites ? ce qui serait un grand
mal, et qui peut mal édifier le prochain.
Ne disputez-vous point impérieusement, méprisant le jugement et l'avis de
ceux avec qui vous traitez ? Se complaire en cela, se résoudre de gronder ou
fâcher, s'entretenir à cette pensée, tout cela est fort mal. [91]
N'êtes-vous point sujette à avoir de l'envie, qui fait que l'on est quasi bien
aise que celles que nous voyons être estimées commettent des défauts, et qu'ils
soient remarqués, ne pouvant souffrir qu'on les excuse ou soulage en quelque
chose ? Examinez bien votre cœur sur tout cela, et vous en déclarez le plus
ouvertement et simplement que vous pourrez. Si vous avez quelque chose qui
vous travaille, soit doute, tentation ou difficulté, faites-vous-en éclaircir.
Cet examen contient des remarques fort particulières, et lesquelles
donnent non-seulement la vue pour la confession, mais encore pour la pratique
des vertus, et très-utile pour voir, une fois l'an, tout l'état de l'âme, quoique l'on
ne s'accuse pas si pointilleusement, si l'on ne veut, de toutes ces choses. Il est
autant requis au voyageur de savoir et découvrir les mauvais pas afin de s'en
écarter, comme le bon chemin pour le suivre ; et véritablement l'amour-propre
a étendu ses filets sur tout le cours de la vie spirituelle, en sorte qu'il est
impossible d'en échapper, sinon, comme dit le glorieux saint Antoine, passant
par-dessous, nous humiliant profondément, examinant sérieusement, nous
accusant sincèrement, sans nous flatter ; et, bref, opérant notre salut avec un
sacré tremblement et une filiale et chaste crainte, qui nous fasse cheminer en
simplicité de cœur, en sainteté, justice et vérité devant Dieu. Sa divine bonté
nous en fasse la grâce, par l'intercession de sa très-pure Mère, de son saint Père
putatif, et de notre saint Fondateur qui désirait cela de nous.
DIEU SOIT BÉNI.
TENEUR[2] DE LA DÉPOSITION DE LA VÉNÉRABLE MÈRE JEANNE-
FRANÇOISE FRÉMYOT DE CHANTAL
Première religieuse, première supérieure et première fondatrice de
l'Ordre de la Visitation Sainte-Marie
EXTRAITE
Dès la page 191 jusqu'à la page 311
DU PROCÈS IN SPECIE FAIT PAR AUTORITÉ APOSTOLIQUE À ANNECY
L'ANNÉE 1627
PAR MESSEIGNEURS ANDRÉ FRÉMYOT, ARCHEVÊQUE DE BOURGES,
JEAN-PIERRE CAMUS, ÉVÊQUE DE BELLEY,
ET RÉVÉREND MONSIEUR GEORGE RAMUS, PROTONOTAIRE APOSTOLIQUE,
AU SUJET DE LA CAUSE DE LA BÉATIFICATION ET CANONISATION
DE
SAINT FRANÇOIS DE SALES
ET COMPULSÉE
dans le sixième volume, à la page 230 jusqu'à 346 et neuvième ligne D'UN AUTRE PROCÈS FAIT
POUR LADITE CAUSE, DANS LE SUSDIT ANNECY,
EN 1658.

Au nom de Dieu. Ainsi soit-il.


L'an 1627, indiction 10e 27 juillet, à huit heures du matin, jour non férié
ni empêché par quelque fête, mais juridique, la quatrième année du pontificat
de N. S. P. le Pape Urbain VIII, en présence des illustrissimes et
révérendissimes seigneurs André Frémyot, archevêque de Bourges, et Jean-
Pierre Camus, évêque de Belley, et de [94] très-révérend sieur Georges Ramus,
protonotaire apostolique, tous trois juges subdélégués par la Sacrée
Congrégation des Rits pour former, par autorité apostolique, le procès sur la
sainteté de vie et les miracles du serviteur de Dieu François de Sales, évêque de
Genève ; les dits juges étant assis sur leur tribunal, dans le parloir du monastère
de cette ville d'Annecy, qui est le lieu qu'ils ont choisi et assigné pour y recevoir
les serments et les dépositions des dévotes religieuses du même monastère de
la Visitation[3] ; et sur la demande du très-révérend père dom Juste Guérin, de
l'ordre des Clercs réguliers de Saint-Paul, provincial de Piémont, et procureur
en cette cause du sérénissime Victor-Amédée de [95] Savoie, prince de
Piémont, et du vénérable Chapitre de l'église cathédrale de Saint-Pierre de
Genève, ainsi que de tout le vénérable Clergé du même diocèse, et encore de
MM. les syndics et conseillers de la ville d'Annecy ; a comparu révérende
Jeanne-Françoise Frémyot, première religieuse de l'Institut delà Visitation, qui,
à cause de ses excellentes vertus, a été fondatrice de dix monastères du même
Institut, présentée pour témoin par lé père dom Juste Guérin devant les juges
subdélégués, et citée le 4 de ce mois parle vénérable Jean Favre, un des curseurs
députés dans cette cause, comme il conste par le rapport de la citation ; laquelle,
après avoir été avertie par les juges subdélégués de l'énormité du parjure, a prêté
serment en présence desdits juges, [96] en tenant la main sur sa poitrine, de dire
la vérité en cette cause, tant sur les interrogats que sur les articles et sur toute la
cause présente, sans aucun motif de haine, de faveur, de profit, ni aucune autre
considération humaine. Ensuite elle a été examinée comme il suit :
INTERROGATS
PREMIER INTERROGAT
SI ELLE CONNAÎT L'ÉNORMITÉ DU PÉCHÉ DE PARJURE.

Ad primum interrogatorium respondit :


Je sais que le parjure est un très-grand et énorme péché, et je ne le veux
aucunement commettre.
SECOND INTERROGAT
SON NOM, SON AGE, SA PROFESSION, SON PAYS, ET LE NOM DE SES PÈRE ET MÈRE.

Ad secundum respondit :
Je m'appelle Jeanne-Françoise Frémyot, appelée communément de
Chantal, native de Dijon, ville capitale du duché de Bourgogne, âgée de 54 ans ;
je suis fille de messire Bénigne Frémyot, second président au parlement de
Dijon, et de dame Marguerite de Berbisi, et je suis première religieuse et
première mère-supérieure de l'Ordre de la Visitation de Notre-Dame, et en cette
première qualité fille du Bienheureux François de Sales, notre fondateur. [97]
TROISIÈME INTERROGAT
SI ELLE S'EST CONFESSÉE ET A COMMUNIÉ À PAQUES ET EN D'AUTRES TEMPS.

Ad tertium respondit :
Je me confesse deux fois la semaine d'ordinaire. Notre règle porte que l'on
communie tous les dimanches et fêtes et le jeudi ; et par conseil et ordonnance
dudit Bienheureux notre fondateur, je communie tous les jours, et sors
présentement de la communion.
QUATRIÈME INTERROGAT
SI ELLE N'A POINT ÉTÉ EXCOMMUNIÉE OU CONDAMNÉE POUR CRIME.

Ad quartum respondit :
Je n'ai jamais été reprise de justice, ni encouru aucune excommunication
que je sache.
CINQUIÈME INTERROGAT
SI ELLE N'EST POINT POUSSÉE PAR QUELQUE MOTIF HUMAIN.

Ad quintum respondit :
Je ne suis portée à cette déposition par aucun particulier intérêt, sinon pour
rendre témoignage à la vérité, et glorifier Dieu qui se rend admirable en son
Saint.
SIXIÈME INTERROGAT
PAR QUI A-T-ELLE ÉTÉ CITÉE ?

Ad sextum respondit :
Je comparais ici ensuite de la citation que m'en a faite messire Jean Favre,
prêtre, et vous exhibe, messeigneurs, la copie d'icelle qu'il m'en a baillée. [98]
ARTICLES
Et venant aux articles proposés par dom Juste Guérin, procureur de cette
cause, elle a répondu comme il suit :
ARTICLE PREMIER
DÉTAILS SUR LES PÈRE ET MÈRE DU SERVITEUR DE DIEU.

Ad primum articulum respondit :


Quant à l'enfance de ce Bienheureux Prélat, je n'en sais que par ouï-dire,
ne l'ayant connu qu'après qu'il fut sacré évêque ; mais c'est une vérité publique
et notoire qu'il est né d'un légitime mariage, au château de Sales, paroisse de
Thorens, de race noble et très-ancienne, de parents pleins de probité, adonnés à
la charité du prochain, très-bons catholiques ; même qu'on assure qu'en cette
race on n'a point ouï dire que jamais aucun d'iceux ait été soupçonné d'hérésie,
quoique fort proches voisins de Genève, et j'ai ouï dire une bonne parole du
père de notre Bienheureux, à gens très-dignes de foi, savoir : « Qu'il n'avait
garde d'embrasser une religion qu'il avait vu naître, laquelle était plus jeune que
lui, parce qu'il avait douze ans plus qu'elle. »
C'est une voix publique que ce Bienheureux Prélat fut baptisé en l'église
paroissiale de Saint-Maurice dudit Thorens ; et je crois que ses parents le firent
confirmer en temps convenable.
J'ai connu particulièrement feu madame Françoise de Sionnaz, mère de
notre Bienheureux, que je sais que l'on tient avoir offert cet enfant à Dieu,
l'ayant encore dans ses entrailles. C'était une dame des plus honorables que j'aie
connue de son temps : elle avait une âme généreuse et noble, mais pure,
innocente et simple, vraie mère et nourrice des pauvres ; elle [99] était modeste,
humble et débonnaire envers tous, fort paisible dans sa maison ; elle gouvernait
sagement sa famille avec soin de la faire vivre en la crainte de Dieu ; elle
fréquentait fort souvent les divins sacrements de la sainte confession et
communion ; et par dévotion et estime qu'elle avait de son Bienheureux fils,
elle se rendit sa fille spirituelle. J'ai su de lui et de plusieurs autres qu'elle mourut
fort saintement et doucement, et qu'elle demeura après son décès, avec un
visage serein, la plus belle morte qu'on eût su voir ; et tout ceci est vrai, notoire
et public, comme je l'ai spécifié.
ARTICLE SECOND
SON ENFANCE.

Ad secundum respondit :
Je dis que c'est une vérité publique, que notre Bienheureux Père a été élevé
et nourri par ses parents en la très-sainte foi catholique, apostolique et romaine,
qu'il y a persévéré constamment jusqu'à la mort, et que, dès son enfance, selon
que je l'ai ouï dire à plusieurs personnes dignes de foi, l'on a vu reluire en lui
une sagesse, douceur et débonnaireté toute extraordinaire en cet âge, et qu'il
était fort paisible et obéissant à ses parents. Et ceci est vrai et notoire.
ARTICLE TROISIÈME
LA CHARITÉ QU'IL TÉMOIGNAIT DÈS SON ENFANCE POUR LES PAUVRES.

Il n'y a point de réponse de sainte Chantal sur cet article.[4] [100]


ARTICLE QUATRIÈME
SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES À ANNECY ET À PARIS.

Ad quartum respondit :
Je dis que la voix publique et notoire est qu'il fut envoyé par ses parents
au collège d'Annecy, où bientôt il se rendit recommandable à ses compagnons.
M. de Sales,[5] prévôt de la cathédrale de Genève, homme de vie exemplaire et
de grande doctrine, m'a dit que la seule présence de notre Bienheureux Père
tenait les autres écoliers, ses compagnons, en respect ; même que dès lors il
avait cette gravité et ce maintien judicieux et humble qu'il a eu toute sa vie ;
qu'il supportait avec patience et douceur les humeurs impertinentes des autres
écoliers ; qu'il était si compassif à leurs fautes que souvent il s'offrait de recevoir
les châtiments qu'ils avaient mérités ; et lorsque ses compagnons allaient à
l'ébat, sur le soir, il demeurait au logis, et invitait la dame chez laquelle il était
en pension à entendre la lecture de la Vie des Saints en lui disant : Ma tante,
j'ai bien quelque chose de bon à vous dire.
Ce Bienheureux Prélat m'a dit que Dieu, dès sa jeunesse, lui avait appris à
se confier en sa providence céleste.
Il m'a dit aussi que, croissant en âge, messieurs ses parents l'envoyèrent à
Paris sous la conduite de M. Déage, son précepteur, prêtre de grande doctrine
et de bonne vie, lequel sieur Déage a dit une infinité de fois que ce Bienheureux
lui obéissait et l'honorait exactement, et a assuré qu'il se rendait si agréable à
tous par sa modestie, qu'on prenait plaisir à le regarder quand ce Bienheureux
allait par les rues ; même que les artisans le remarquaient parmi ses
compagnons, et que jamais ce [101] Bienheureux ne lui avait baillé du
mécontentement par ses déportements, ni études, et qu'aussi il ne lui fit oncques
aucun châtiment, sinon un soufflet ou repoussement, parce qu'il s'employait à
obtenir pardon pour un de ses compagnons, et qu'alors ce saint jeune homme se
retira en paix sans plainte ; qu'il ne sortait point du logis sans congé, bien qu'il
l'eût pu faire étant déjà grand, et que quand son précepteur le lui refusait, il se
retirait en sa chambre sans se fâcher.
Ce Bienheureux me raconta une fois, pour me conforter en quelque trouble
que j'avais, qu'étant écolier à Paris, il tomba en de grandes tentations et
extrêmes, angoisses d'esprit ; il lui semblait absolument qu'il était réprouvé, et
qu'il n'y avait point de salut pour lui, dont il transissait surtout au souvenir de
l'impuissance que les damnés ont d'aimer Dieu et de voir la Très-Sainte Vierge.
Nonobstant l'excès de ce travail, il eut toujours, au fond de son esprit, cette
résolution d'aimer et servir Dieu de toutes ses forces durant sa vie, et d'autant
plus affectionnément et fidèlement qu'il lui semblait qu'il n'en aurait le pouvoir
pour l'éternité. Ce travail lui dura trois semaines pour le moins, ou environ six,
selon qu'il me peut souvenir, avec telle violence, qu'il perdit quasi tout le
manger et le dormir, et devint tout maigre et jaune comme de cire, dont son
précepteur était en très-grande peine.
Or, un jour qu'il plut à la divine Providence de le délivrer, ce Bienheureux,
comme il retournait du palais, passant par devant une église, le nom de laquelle
j'ai oublié, il y entra pour faire son oraison, il s'alla mettre devant un autel de
Notre-Dame, où il se trouva une oraison qui était collée sur un ais, qui se
commence : Souvenez-vous, ô glorieuse Vierge Marie, que personne ne s'est
adressé à vous, etc. ; et il la dit tout du long, puis se leva, et en ce même instant
se trouva parfaitement et entièrement guéri, et il lui sembla que son mal était
[102] tombé sur ses pieds comme des écailles d'une lèpre. Et ceci est vrai, public
et notoire, comme je l'ai spécifié.
ARTICLE CINQUIÈME
LA DÉVOTION QU'IL AVAIT DÈS LORS POUR LA SAINTE VIERGE.

Ad quintum respondit :
Je dis que ce Bienheureux m'a dit aussi qu'étant encore écolier, il fit vœu
de dire tous les jours de sa vie son chapelet, à l'honneur de Dieu et de la Vierge,
pour obtenir la délivrance d'une fâcheuse tentation qui le molestait, de laquelle
il fut délivré ; il le portait en sa ceinture pour marque qu'il était serviteur de
Notre-Dame ; il a persévéré jusqu'à la mort de le dire, et l'a toujours dit avec
grande dévotion, employant une heure à cela ; car il méditait en le disant. Et
ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE SIXIÈME
SA CONDUITE PENDANT SES ÉTUDES À PADOUE, ET SON VOYAGE À ROME ET À LORETTE.

Ad sextum respondit :
Je dis que ce Bienheureux m'a dit qu'il fut envoyé à Padoue pour achever
ses études. L'on verra par les exercices, résolutions et règles de piété qu'il se
prescrivit en ce temps-là, lesquelles j'ai vu écrites de sa main, et qui sont
insérées dans sa Vie écrite par le révérend père dom Jean de Saint-François,
général des Feuillants, comme ce Bienheureux était prévenu et conduit dès lors
d'une grâce toute spéciale de Dieu, et les occupations dont il faisait sa principale
étude. Il m'a aussi dit qu'étant à Padoue, il fut grandement malade, et qu'il avait
trois [103] mortelles maladies en même temps, et fort douloureuses, ce qu'il
souffrit patiemment. Le dit sieur Déage, son précepteur, pensant qu'il en dût
mourir, on lui demanda où il voulait être enterré ; il répondit que son corps fût
donné au maître chirurgien pour en faire une anatomie, « afin, dit-il, que si je
n'ai rien servi au public pendant ma vie, mon corps lui serve au moins de
quelque chose après ma mort, empêchant les batteries qui se font à la prise des
corps. »
Ce Bienheureux, à son départ de Padoue, alla visiter la chapelle sacrée de
Notre-Dame de Lorette, et de là à Rome visiter les corps des Bienheureux
Apôtres et les autres Lieux saints. En me racontant son voyage, il me témoigna
qu'il avait reçu de grandes suavités et consolations en ce pèlerinage. Et ceci est
vrai et notoire.
ARTICLE SEPTIÈME
SA VISITE À L'ÉVÊQUE DE GENÈVE, CLAUDE DE GRANIER, APRÈS SON RETOUR DE PADOUE.

Il n’y a point de réponse de sainte Chantal sur cet article.


ARTICLE HUITIÈME.
SA CONDUITE DEPUIS SON RETOUR DE PADOUE JUSQU'A SON ENTRÉE DANS L'ÉTAT ECCLÉSIASTIQUE.

Ad octavum respondit :
Je dis que plusieurs personnes m'ont dit, et, ce me semble, notre
Bienheureux même, que messieurs ses parents le voulurent marier, et pour leur
condescendre il alla voir une demoiselle ; mais je crois que c'était attendant que
la divine Providence lui ouvrît les moyens pour faire éclore son dessein, qui
[104] était de se dédier tout à fait en l'état ecclésiastique ; car il a dit à des
personnes dignes de foi, et à moi aussi, que s'il eût été héritier d'un duché, il
n'eût pas laissé de se faire d'Église, tant il aimait et estimait cette condition, de
laquelle il n'a jamais eu aucun repentir d'être. Il communiqua sa résolution au
révérend sieur messire Louis de Sales, son cousin germain, homme qui a
toujours été en grande estime et réputation parmi tout le clergé de ce diocèse,
et duquel j'ai parlé ci-dessus, lequel assura, proche de sa mort, en étant enquis,
que c'était la vraie vérité que notre Bienheureux était très-résolu d'embrasser
l'état ecclésiastique, quelle résistance que messieurs ses parents lui eussent su
faire.
Le dit sieur de Sales son cousin voyant notre Bienheureux Père être résolu
de se faire d'Église, il lui procura la dignité de prévôt de la dite cathédrale, qui
était pour lors vacante, sans que ce Bienheureux lui en parlât en façon
quelconque ; et lorsque les dépêches furent venues, le dit sieur de Sales fit
entendre à monsieur et à madame de Boisy, père et mère du dit Bienheureux, le
dessein qu'il avait de se faire d'Église, dont ils en reçurent une très-grande
affliction. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE NEUVIÈME
SA CONDUITE DANS LE DIACONAT.
Ad nonum respondit :
Je dis que notre Bienheureux n'étant encore que diacre, feu monseigneur
de Granier, son prédécesseur, lui commanda de prêcher, et notre Bienheureux
m'a dit que se reconnaissant indigne de monter en chaire, il lui répondit
néanmoins qu'à sa parole il jetterait les filets. Il fit sa première prédication le
jour de saint Jean-Baptiste. Quand il ouït sonner la prédication, il [105] lui prit
une si violente colique et un mal universel par tout le corps, qu'il fut contraint
de se mettre sur un lit ; et je ne me souviens pas de ce qu'il me dit ensuite de sa
détermination ; mais je crois qu'il se résigna totalement entre les mains de Dieu
pour faire réussir cette action à son honneur et selon son bon plaisir ; ce qui
arriva, car, à ce que l'on dit communément, le peuple en fut merveilleusement
édifié. J'ai ouï assurer, et c'est la voix publique, qu'à ce premier sermon assista
un seigneur principal du duché de Chablais, nommé M. d'Avully, hérétique des
plus opiniâtres et savants, qui en fut tellement touché, que de là à quelque temps
il se fit catéchiser. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE DIXIÈME
LA MANIÈRE DONT IL A REMPLI LES FONCTIONS SACERDOTALES ET CELLES DE PRÉVÔT.

Le même jour, 27 juillet, à trois heures après midi, elle a répondu au


dixième article.
Je dis que c'est une vérité publique, que notre dit Bienheureux Père fut fait
prêtre par l'imposition des mains de feu monseigneur l'évêque de Granier, son
prédécesseur, qui a laissé une grande odeur de sainteté en ces quartiers de deçà,
lequel dit alors, à ce que l'on m'a assuré, que ce Bienheureux serait un jour une
des grandes lumières de l'Église et son successeur dans l'évêché. Étant, ce
Bienheureux, fait prêtre et prévôt de la dite église cathédrale de Genève, il se
rendit éminent et recommandable en toutes vertus et bons exemples. Chacun
sait qu'il disait la sainte messe, et qu'il assistait tous les jours au Offices divins,
confessait, et prêchait fort souvent la parole de Dieu excellemment ; et dès lors,
à ce que m'ont assuré diverses personnes dignes de foi, on le regardait comme
un homme de [106] Dieu, et non comme une personne commune. Et ceci est
vrai, notoire et public.
ARTICLE ONZIÈME
MISSION DE CHABLAIS.

Ad undecimum respondit :
Je dis que c'est une chose publique et notoire, que notre Bienheureux Prélat
fut envoyé en Chablais pour la conversion de ces peuples-là qui étaient tombés
en hérésie, il y avait environ septante ans. Quand mon dit seigneur l'évêque de
Granier lui en fît le commandement, il demeura un peu en silence, puis il lui
répondit cette même parole que j'ai déjà dite quand il lui commanda la première
fois de prêcher : En votre parole je jetterai les rets (filets). À ce propos, il me
semble qu'il m'a dit qu'étant appuyé en Dieu seul et en l'obéissance, il s'en alla
travailler en cette ville de Thonon, en laquelle du commencement il n'y avait
que six ou sept catholiques. En la dite ville de Thonon, où il fit sa principale
résidence, ce Bienheureux prêchait et instruisait aussi soigneusement ce petit
auditoire, comme s'il eût été bien peuplé, et Dieu lui en donna une particulière
consolation ; car un jour de saint Etienne, prêchant l'invocation des Saints, un
de ces sept catholiques, qui était fort ébranlé pour le doute qu'il avait de la prière
des Saints, fut totalement confirmé en la foi de cet article et en la croyance de
la religion catholique, apostolique et romaine, ce qu'il dit à ce saint Prélat, sur
quoi il se confirma de ne laisser jamais la prédication pour avoir peu d'auditoire.
Il fut trois ans entiers en cet exercice, avec un grand péril de sa vie, comme
l'on peut facilement juger de l'humeur des hérétiques, qui, voyant qu'on leur
portait une autre doctrine que la leur, étaient souvent émus de soulèvement, à
ce que m'a dit une [107] personne très-digne de foi et témoin oculaire. Le même
personnage m'a dit qu'un jour le père Esprit, capucin, passant à Thonon, alla
ouïr le prêche des hérétiques, au partir duquel il argua fortement le ministre,
notre Bienheureux Père étant présent ; plusieurs prirent des pierres pour les
lapider. Feue madame de Vallon qui était là, et des plus séditieuses, assura du
depuis que ce qui fit cesser l'émotion fut la présence de ce Bienheureux, lequel
ayant été envisagé, adoucit par son aimable aspect la furie des hérétiques ; et,
certes, il avait un visage si plein de douceur et si pacifique, qu'il était tout propre
à cela ; et, quelque temps après, cette même dame de Vallon fut convertie, mais
si efficacement, qu'elle se rendit même fille spirituelle de ce Bienheureux,
lequel la conduisit à une si grande perfection, qu'elle vécut et mourut peu
d'années après fort saintement.
Il ne se peut dire les hasards, fatigues et travaux que notre Bienheureux
supporta en ces trois ans qu'il travailla continuellement à la conversion de ce
peuple, à ses propres dépens, à l'ordinaire seul, et quelquefois, mais rarement,
assisté du dit révérend sieur Louis de Sales, son cousin, lequel il défrayait aussi ;
et quand quelquefois le Bienheureux allait voir monsieur son père, il laissait le
dit révérend sieur Louis de Sales, son cousin, en sa place, et fournissait pour
son entretien.
Le nombre des catholiques crut merveilleusement ; ce qui fit résoudre
notre Bienheureux d'aller trouver Son Altesse de Savoie, à Turin, pour avoir
son assistance, tant pour reprendre la possession des églises de Thonon, que
pour avoir de nouveaux ouvriers et moyens de les entretenir, car il ne pouvait
plus suffire ; ce qu'il obtint. De sorte qu'en peu de temps, ce pays-là fut converti
à la sainte foi catholique, apostolique et romaine, jusqu'au nombre de plusieurs
milliers. J'ai appris tout ceci du dit sieur de Sales, et de Roland, témoins
oculaires ; [108] et ce Bienheureux m'en a dit aussi une partie. Et ceci est vrai,
notoire et public.
ARTICLE DOUZIÈME
PROCESSION DE THONON À ANNEMASSE.

Ad duodecimum respondit :
Je dis aussi que j'ai ouï assurer à personnes dignes de foi et témoins
oculaires, que notre Bienheureux conduisit la procession de Thonon au lieu
d'Annemasse, lieu proche d'une petite lieue de Genève. Et, lorsque la croix y
fut solennellement élevée, il fit en cette occasion l'office de curé avec un
courage non pareil, bien que ce fût avec péril évident de leur vie, d'autant que
c'était la première fois qu'on avait fait cette action, et montré la croix en public
dans Thonon. Le marguillier ni aucun autre catholique dans Thonon ne voulant
point porter la croix devant la procession, crainte d'être tué, il fallut que ce
Bienheureux la fît porter par un des siens, et ainsi s'en alla suivi des catholiques,
disant les litanies avec une modestie et majesté si pleine de dévotion, que feu
M. Louis de Sales, son cousin, qui le rencontra, en fut grandement touché et
édifié, ainsi qu'il m'a dit.
ARTICLE TREIZIÈME
LE LIVRE DE L'ÉTENDARD DE LA CROIX.

Ad decimum tertium respondit :


Je dis que notre Bienheureux composa un traité qu'il intitula : De la
défense de la croix ; je l'ai vu et lu ; ce fut pour réfuter les mensonges et
blasphèmes qu'un ministre de Genève avait publiés contre la très-sainte croix,
et ce livre a été recherché [109] dès le décès de ce Bienheureux Prélat par
quelques évêques de France. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE QUATORZIÈME
SUITE DE LA MISSION DE CHABLAIS.

Ad decimum quartum respondit :


Je dis qu'il est tout certain et public, à ce que j'ai ouï assurer aux témoins
oculaires et dignes de foi, que la première année que notre Bienheureux travailla
à la conversion du Chablais, il fallait qu'il allât au fort des Allinges, situé sur
une haute montagne distante dudit Thonon d'environ trois milles,[6] tous les
dimanches et fêtes et autant qu'il pouvait bonnement, pour là y dire la sainte
messe et prêcher, n'y ayant point de lieu plus près pour la dire ; il allait parmi
la neige, en mauvais temps, à pied, sinon que le temps fut si désespéré, qu'on
lui faisait prendre un cheval ; et je lui ai ouï dire à lui-même ou audit feu Louis,
seigneur de Sales, voire à tous deux, comme je pense, qu'au retour de là ce
Bienheureux allait en d'autres villages prêcher, confesser et faire ce qui était
nécessaire au bien et à l'avancement de l'âme ; ces voyages ne se faisaient pas
sans péril ; même une fois il y eut un hérétique qui vint à la rencontre de notre
Bienheureux l'épée nue à la main ; et bien qu'il n'eût point d'armes, ne laissa de
l'approcher avec tant de douceur, que l'hérétique se retira sans l'offenser, Dieu
ainsi conservant son fidèle Serviteur. Et ceci est vrai, notoire et public. [110]
ARTICLE QUINZIÈME
SA MANIÈRE DE PORTER LE SAINT-SACREMENT AUX MALADES.

Ad decimum quintum respondit :


Je dis que j'ai ouï assurer aux témoins oculaires et dignes de foi, que notre
dit Bienheureux allait la première année prendre le Très-Saint Sacrement aux
Allinges, et les années suivantes en une petite chapelle qui fut donnée aux
catholiques, pour le porter secrètement aux malades. Il le tenait dans son sein,
plié dans un corporal. Ce Bienheureux me dit une fois, parlant de ces occasions :
« Je le tenais là dans mon sein tout proche de mon cœur, ce divin Sauveur de
nos âmes », me témoignant qu'il en recevait des douceurs et consolations non
pareilles ; il m'a dit aussi qu'il avait donné pour signe aux catholiques, que
lorsqu'ils le verraient aller d'un maintien plus grave et sans saluer personne,
qu'ils le suivissent ; car c'était signe qu'il portait le Maître de tout le monde ; il
fallait qu'il le portât ainsi à cachette, autrement il courait fortune de sa vie. Et
ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE SEIZIÈME
SES CONFÉRENCES AVEC LES HÉRÉTIQUES.

Ad decimum sextum respondit :


Je dis que notre Bienheureux alla par deux fois à Genève pour essayer de
convertir l'hérésiarque Bèze, et ce par commandement de notre Saint-Père le
pape Clément VIII, ainsi qu'on voit par les brefs qu'il lui envoya à ces fins ;
c'était avec péril évident de sa vie, s'il eût été découvert.
Ce Bienheureux fut aussi à Genève pour convaincre le sieur de La Faye,
ministre qui, par ses artifices, retardait la totale [111] conversion du seigneur
d'Avully, duquel j'ai ci-devant parlé, que le Bienheureux avait instruit à la foi
catholique, apostolique et romaine ; car après plusieurs assignations de
rencontrer que le ministre présentait, et auxquelles il manquait toujours, notre
Bienheureux se résolut de l'aller trouver chez lui dans Genève ; et en présence
de plusieurs personnes de qualité dignes de foi qui me l'ont dit, il le convainquit
et le rendit muet, quoique avec son accoutumée douceur et modestie.
C'est aussi chose vraie et publique que plusieurs fois notre Bienheureux a
fait rechercher et presser les ministres de Genève de faire des conférences sur
les points de controverse, ce qu'ils ont toujours refusé. Et même une fois ce
Bienheureux s'offrit d'aller jusque dans la ville de Genève avec six
ecclésiastiques, et qu'eux eussent autant de ministres qu'ils voudraient. J'ai ouï
dire ceci à ce même Bienheureux, ajoutant que sa confiance de les convaincre
était appuyée sur la seule force de la très-véritable foi catholique, et non sur sa
science, ni de ses assistants.
Cela est très-vrai et public, qu'une infinité de fois, à Paris, à Grenoble et
autres divers lieux, il a fait des conférences avec des hérétiques, et en a converti
une infinité, et même des ministres. Aussi dit-on que feu monseigneur le
cardinal du Perron disait, que pour confondre les hérétiques, il les lui fallait
mener ; mais qui les voulait convertir, il les fallait mener à monseigneur de
Genève qui avait reçu de Dieu le don pour cela. Et ceci est vrai, notoire et
public.
ARTICLE DIX-SEPTIÈME
SES DÉSIRS D'ALLER CONVERTIR L'ANGLETERRE ET LA SUISSE.

Ad decimum septimum respondit :


Je dis que la voix est publique et notoire que notre dit Bienheureux avait
un grand désir d'aller en Angleterre pour la [112] conversion de cette nation,
laquelle il avait à cœur, et pour laquelle, comme il a écrit quelque part, il priait
journellement avec beaucoup d'affection à ce qu'il plût à Dieu la ramasser et
ramener à son bercail.
J'ai quelque souvenir d'avoir ouï désirer à ce Bienheureux d'employer une
année à prêcher certain canton de Suisse ; et ceci est vrai.
ARTICLE DIX-HUITIÈME
LE CHOIX QUE L'ÉVÊQUE DE GENÈVE FIT DE LUI POUR SON COADJUTEUR.

Ad decimum octavum respondit :


Je dis que c'est une vérité publique et notoire que feu monseigneur l'évêque
de Granier, de son seul mouvement, désira et procura de faire notre
Bienheureux son coadjuteur et successeur en l'évêché, sans que jamais ce
Bienheureux en fit aucune recherche ni induction en quelque manière que ce
fût ; au contraire, il fit grande difficulté de l'accepter, s'en jugeant indigne ; et
quant aux (poursuites du) placet de Son Altesse de Savoie, il les laissa purement
à qui le voulut sans qu'il s'en mêlât. Et ceci est vrai.
ARTICLE DIX-NEUVIÈME
SON VOYAGE À ROME ET SON EXAMEN.

Ad decimum nonum respondit :


Je dis que la voix est publique, que feu monseigneur de Granier envoya ce
Bienheureux à Rome pour certaines affaires, avec un neveu du dit seigneur de
Granier, auquel neveu il donna charge de présenter notre Bienheureux à Sa
Sainteté, pour agréer qu'il fût son coadjuteur et successeur en l'évêché [113] de
Genève, lequel le Saint-Père Clément VIII eut fort agréable, et examina le dit
Bienheureux en présence de quelques cardinaux, où il fut jugé capable ; et ce
Bienheureux m'a dit que s'étant recommandé à Dieu, il s'en alla avec son
accoutumée tranquillité et avec une entière indifférence (du succès) de cette
action devant une si vénérable et sainte assemblée. Et ceci est vrai, notoire et
public.
ARTICLE VINGTIÈME
IL FUT REÇU AVEC GRANDE JOIE À SON RETOUR DE ROME, ETC.

Ad vigesimum respondit :
Je dis que tout ce qui est contenu en cet article est vrai, notoire et public.
ARTICLE VINGT ET UNIÈME
SA CONDUITE À L'ÉGARD DE L' ÉVÊQUE DE GENÈVE, DONT IL ÉTAIT COADJUTEUR.

Ad vigesimum primum respondit :


Je dis que diverses personnes dignes de foi m'ont dit que notre
Bienheureux Prélat ne fit aucune poursuite pour avoir ses Bulles de l'évêché, ni
pour se faire sacrer pendant la vie de feu monseigneur de Granier ; bien que ce
bon prélat le désirât fort, et voulait lui donner partie de son revenu, ce que le
Bienheureux ne voulut point accepter, et laissa toute cette affaire à la divine
Providence sans s'en mêler aucunement. Et ceci est vrai, notoire et public. [114]
ARTICLE VINGT-DEUXIÈME
SA CONDUITE PENDANT L' IRRUPTION DE HENRI IV EN SAVOIE.

Il n’y a point de réponse de sainte Chantal sur cet article.


ARTICLE VINGT-TROISIÈME
SON SACRE, ET LA PRÉPARATION QU’IL Y APPORTA.
Ad vigesimum tertium respondit :
Je dis que notre Bienheureux m'a dit que, retournant de Paris en l'année
1602, il sut, à Lyon, le décès de feu mon dit seigneur de Granier son
prédécesseur, et qu'en même temps il se consacra à Dieu pour le servir, et les
âmes qu'il mettait sous sa charge, sans réserve de vie ni de chose quelconque ;
il fit cette résolution avec tant de force qu'elle ne partit jamais de son esprit.
Quand il fut arrivé au pays, il se retira à Sales où il fit venir le révérend Père
Fournier, jésuite. Il se prépara pour sa consécration par plusieurs exercices
spirituels, examen et confession générale où il reçut de grandes grâces et
consolations divines ; il forma derechef dans son esprit, et mit dans son cœur
des résolutions convenables à bien servir Dieu en cette charge ; il se prescrivit
des règles, lesquelles j'ai vues écrites de sa main, et les ai lues ; il choisit le jour
de la Conception de Notre-Dame pour être sacré.
La cérémonie se fit dans l'église paroissiale de Saint-Maurice de Thorens,
où il avait été baptisé, et il fut sacré par monseigneur l'archevêque de Vienne,
l'ancien, et les évêques de Saint-Paul et de Damas. Ce très-humble serviteur de
Dieu m'instruisant pour me préparer, par méditation, à une confession générale,
me raconta qu'en cette action de son sacre il lui [115] sembla naïvement que la
très-adorable Trinité imprimait intérieurement dans son âme ce que les évêques
faisaient extérieurement sur sa personne ; que de même il lui semblait voir la
très-sainte Mère de Notre-Seigneur qui le mettait sous sa protection, et les
apôtres saint Pierre et saint Paul à ses côtés qui le protégeaient : voilà, ce me
semble, ses mêmes paroles.
Il me dit aussi qu'il fut, environ six semaines après son sacre, fort occupé
dans des sentiments intérieurs de dévotion, et en la grandeur du ministère auquel
il était appelé, et de l'excellence de sa dignité, de sorte qu'il honorait jusqu'aux
moindres de ses vêtements. Voici les paroles qu'il écrivit quelques années après
en une lettre : « Après ma consécration en l'évêché, que venant de ma confession
générale, et d'emmi les anges et les saints entre lesquels j'avais fait mes
nouvelles résolutions, je ne parlais que comme un homme étranger du monde ;
et quoique le tracas ait un peu alangouri les bouillonnements du cœur, les
résolutions par la grâce divine y sont demeurées. » Une autre fois ce
Bienheureux écrivant de cette action en une lettre, il dit : « Quand je fus
consacré évêque, Dieu m'ôta à moi-même pour me prendre à lui, puis il me
donna au peuple, c'est-à-dire qu'il m'avait converti de ce que j'étais pour moi à
ce que je fusse pour eux, et ainsi puisse-t-il avenir qu'ôtés à nous-mêmes, nous
soyons convertis à lui-même par la souveraine perfection de son saint amour ! »
Et parce que la révérende déposante, à cause qu'il était tard, n'a pas poussé plus loin sa déposition,
elle l'a continué le jour suivant, 28 juillet, en présence de l'illustrissime et révérendissime seigneur André
Frémyot archevêque de Bourges, et de l'illustrissime et révérendissime seigneur évêque de Belley, et du
révérend sieur George Ramus, juges délégués.
Je dis encore, sur le précédent vingt-troisième article, qu'après cette action
ou sacre, notre Bienheureux s'en vint en [116] cette ville d'Annecy, lieu de sa
résidence, où on le reçut avec les honneurs accoutumés en telles occasions ; le
clergé avec le peuple universellement le reçurent avec un applaudissement non
pareil, témoignant par un excès de joie le ressentiment extrême qu'ils
ressentaient d'avoir pour père et pasteur celui qu'ils avaient en si haute estime
de vertu. Notre Bienheureux Père leur répondit avec une débonnaireté
incroyable. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE VINGT-QUATRIÈME
SA FOI.

Ad vigesimum quartum respondit :


Je dis que j'ai jà déposé sur l'article second que c'est chose toute véritable
et publique que notre Bienheureux a été élevé et nourri par ses parents, dès son
enfance, à la très-sainte foi catholique, apostolique et romaine ; qu'il y a
persévéré jusqu'à l'extrémité de sa vie, et qu'il a été très-remarquable en cette
vertu toute sa vie. Ses actions, ses paroles, ses prédications, ses livres, les
fatigues et travaux qu'il a soutenus dès qu'il fût appelé à l'Ordre sacré de prêtrise,
et le nombre très-grand des hérétiques qu'il a convertis à la foi catholique, et
des catholiques qu'il a retirés de leur mauvaise vie, avec les fréquentes disputes
qu'il a faites contre les hérétiques jusqu'à la fin de sa vie, publient cette vérité
hautement. Chacun sait, comme j'ai déjà dit, que ce Bienheureux a travaillé trois
ans durant à la conversion des hérétiques de Chablais, et que communément on
l'appelle 1'APÔTRE de ce lieu-là.
Voici ce que ce Bienheureux Prélat m'en écrivit un jour, au retour de sa
visite : « Je reviens, dit-il, du bout de mon [117] diocèse, qui est du côté des
Suisses, où j'ai achevé l'établissement de trente-trois paroisses, auxquelles, il y
a onze ans, il n'y avait que des ministres, des hérétiques. J'y fus en ce temps-là
trois ans tout seul à y prêcher la foi catholique, et Dieu m'a fait avoir en ce
voyage une consolation entière ; car, au lieu que je n'y trouvai que cent
catholiques en tout le Chablais, je n'y ai pas maintenant trouvé cent huguenots. »
Et ceci est vrai, notoire et public.
Je dis encore, sur le même article vingt-quatrième, que c'est une vérité
toute certaine que tous ceux qui ont fréquenté notre Bienheureux Prélat ont
reconnu que son entendement était très-excellemment illuminé des mystères de
notre sainte foi, de laquelle chacun croit qu'il avait reçu le don en éminente
perfection ; et un jour, comme il m'instruisait sur ce sujet, il me dit des choses
admirables de l'excellence de la sainte foi catholique, ajoutant que Dieu l'avait
gratifié de beaucoup de lumières et de connaissances pour l'intelligence des
mystères de notre sainte foi ; et qu'il pensait bien posséder le sens et l'intention
de l'Église aux mystères qu'elle enseigne à ses enfants ; aussi ne s'est-il pu voir
une âme plus étroitement unie à la foi de la sainte Église, comme était la sienne.
Je sais que ce Bienheureux avait un amour très-amoureux pour la sainte Église,
et qu'il l'honorait et obéissait jusques aux moindres de ses ordonnances.
Les doctes qui l'ont pratiqué ont dit, que Dieu avait répandu en son esprit
des clartés et des connaissances tout extraordinaires, pour l'explication des
passages les plus difficiles de l'Écriture sacrée, lesquels il faisait entendre avec
tant de facilité, que les doctes et le simple peuple en demeuraient entièrement
satisfaits. Le révérend père dom Jean de Saint-François, général des Feuillants,
le révérend père Louis de la Rivière, minime, le révérend Philibert de la
Bonneville, provincial des [118] révérends pères capucins, témoignent
hautement, dans les livres qu'ils ont écrits de sa vie, cette vérité.
Pour moi, j'ai reconnu clairement que ce don de foi qu'avait reçu notre
Bienheureux Père était accompagné de grandes clartés, de certitudes, de goûts
et de suavités extraordinaires ; car Dieu avait répandu au centre de son âme une
lumière si claire, qu'il voyait d'une simple vue les vérités de la foi ; et je sais
qu'il soumettait son entendement à ces vérités-là, avec un entier accoisement de
son esprit et de sa volonté ; il appelait le lieu où ces clartés se faisaient le
sanctuaire de Dieu, où rien n'entre que la seule âme avec son Dieu.
Une fois, étant ce Bienheureux avec les députés du roi très-chrétien au
bailliage de Gex, dépendant de son diocèse, où il était allé rétablir le saint
exercice de la religion catholique en quelques paroisses, il écrivit, et j'ai vu et
lu les lettres écrites de sa main : « Hélas ! dit-il, je vois ici ces pauvres brebis
errantes, je traite avec elles, et considère leur aveuglement palpable et
manifeste. O Dieu ! la beauté de notre sainte foi en paraît si belle, que j'en meurs
d'amour, et m'est avis que je dois serrer le don précieux que Dieu m'en a fait
dedans un cœur tout parfumé de dévotion. Remerciez cette souveraine clarté
qui répand si miséricordieusement ses rayons dedans mon cœur, qu'à mesure
que je suis parmi ceux qui n'en ont point, je vois plus clairement et distinctement
sa grandeur et sa désirable suavité. Dieu, qui en cela m'assiste, veuille retirer et
ma personne et mes actions à sa gloire, selon mon souhait ! »
Une autre fois, ce Bienheureux écrivant la conversion de deux hérétiques,
personnes signalées, qu'il était allé recevoir au giron de l'Église, environ
cinquante milles d'ici, il dit : « Quelles actions de grâces dois-je rendre à ce
grand Dieu, que moi, attaqué par tant de moyens pour me rendre à l'hérésie, et
si souvent invité par tant d'amorces en un âge si jeune, si frêle et si chétif, et
ayant fait un si grand séjour [119] parmi les hérétiques, et que jamais je ne lui
ai pas voulu seulement regarder au visage, sinon pour lui cracher sur le nez, et
que mon faible et jeune esprit, parcourant par tous leurs livres les plus empestés,
n'ait pas eu la moindre émotion de ce malheureux mal ; ô Dieu ! quand je pense
à ce bénéfice, je tremble d'horreur de mon ingratitude. »
Aussi, en l'extrémité de sa vie, quand on lui demanda s'il n'avait point
quelque doute sur la foi, que plusieurs Saints avaient été tentés en ce passage,
il répondit humblement, mais fortement : Ce serait une grande trahison à moi.
Une personne m'a dit qu'ayant été travaillée deux ans d'une forte tentation
contre la foi du Très-Saint Sacrement, elle en fut délivrée à la première fois
qu'elle en parla à ce Bienheureux ; et moi, après plusieurs années de semblable
travail, n'en sus être allégée que par ses instructions, et je crois fermement que
ses prières m'en ont obtenu l'entière délivrance. Il m'assurait avec une fermeté
incroyable, que la foi catholique, apostolique et romaine était le seul et unique
chemin du ciel, qu'il n'y en avait point d'autre, et, quelque chose qu'on y
rencontrât, qu'il le fallait toujours suivre. Il me disait, ce Bienheureux, ces
choses et autres avec tant d'efficace, qu'il me donnait une force non pareille
contre cette tentation, que j'en demeurais toute satisfaite et encouragée. Et tout
ceci est très-vrai.
ARTICLE VINGT-CINQUIÈME
SON ESPÉRANCE.

Ad vigesimum quintum respondit :


Je dis que j'ai reconnu clairement, conférant avec notre Bienheureux, qu'il
avait reçu de Dieu un amour savoureux, tendre et constant envers les biens qui
nous sont promis en [120] l'autre vie, lesquels j'ai connu qu'il espérait avec une
humble confiance en la miséricorde de Dieu, et au mérite de la très-sainte
Passion de Notre-Seigneur. Son espoir tendait continuellement du côté de
l'éternité bienheureuse. Je pense qu'en plus de cent endroits de ses épîtres l'on
trouvera cette vérité.
« Oh ! disait-il, qu'il fait bon vivre saintement en cette vie mortelle ! mais
qu'il fera bon vivre glorieusement dans le ciel ! »
Il confessait franchement qu'eu égard à sa misère, il ne méritait que
l'enfer ; mais que, considérant l'infini mérite de la Passion de son Sauveur et la
grandeur de sa miséricorde, il espérait, avec une humble confiance, posséder
dans le ciel les biens infinis qui sont préparés aux enfants de Dieu. « Eh ! disait-
il, serons-nous pas un jour tous ensemble au ciel ! Je l'espère et m'en réjouis. »
Une autre fois ce Bienheureux disait : « Mon âme se tient toujours un peu
plus serrée avec son Dieu, au moins m'est-il avis qu'elle s'échauffe tous les jours
de l'estime des choses éternelles et de la sainte dilection. »
Parmi les afflictions de cette vie, il disait souvent : « Il faut prendre
courage, nous irons bientôt là-haut ; oui, il nous le faut espérer fort assurément,
que nous vivrons éternellement. Qu'est-ce que ferait Notre-Seigneur de sa vie
éternelle, s'il ne la donnait aux pauvres, petites et chétives âmes comme nous ? »
Il dit un jour à un grand prélat, qui est monseigneur l'évêque de Belley,
qui nous l'a prêché depuis, qu'il fallait mourir entre deux oreillers, l'un de
l'humble confession que nous ne méritons que l'enfer ; l'autre, d'une entière et
parfaite confiance en la miséricorde de Dieu qui nous donnera son paradis.
Je me souviens que moi, étant un jour malade à l'extrémité, ce
Bienheureux vint pour me consoler et m'assister au passage de la mort, et me
dit que je misse ma tête sous le pied de la [121] croix, et me tinsse là comme
une petite lézarde pour recevoir l'efficace du sang précieux qui en découlait,
avec une grande confiance en la miséricorde de Notre-Seigneur.
« Je voudrais, me dit ce Bienheureux, une autre fois, vous dire le sentiment
qu'aujourd'hui j'ai eu en communiant avec une grande suavité en
l'espérance, ains assurance que mon cœur sera un jour tout abîmé en l'amour
du Cœur de Jésus. »
Une autre fois ce Bienheureux écrivait : « Il me semble que mon âme est
un peu plus solidement établie en l'espérance qu'elle a eue de pouvoir un jour
jouir du prix de la mort et résurrection de Notre-Seigneur, qu'il me fut avis que,
parmi ces jours de la semaine sainte et jusques à présent, il me fit voir plus
clairement, et non sensiblement, mais avec une certitude et consolation
intellectuelle, et tout en la pointe de l'esprit, ses sacrés axiomes et maximes
évangéliques, plus clairement et suavement, dis-je, que jamais ; et je ne puis
assez admirer comme ayant toujours eu une si grande estime de ces maximes et
de la doctrine de la croix, j'ai si peu pris soin pour les pratiquer. Et, si je revenais
au monde avec mes sentiments présents, je ne crois pas que toute la prudence
de la chair et des enfants de ce siècle me pût ébranler en la certitude que j'ai que
cette prudence est une chimère, une toute véritable niaiserie. »
Une autre fois : « Voyez-vous, disait ce Bienheureux, les passages de nos
chers amis ; ils sont certes très-aimables, puisqu'ils se font pour peupler le ciel
et agrandir la gloire de notre Roi. Un jour que Dieu sait, nous irons vers eux, et
cependant apprenons soigneusement le cantique du saint amour, afin que plus
parfaitement nous le chantions en cette sacrée éternité. »
« Mon Dieu, disait ce Bienheureux, une autre fois, que j'ai de consolation
en l'assurance que j'ai de nous voir [122] éternellement conjoints en la volonté
d'aimer et louer Dieu ! Que sa divine Providence nous conduise par où il lui
semblera mieux, mais j'espère, ains je m'assure que nous aboutirons à ce signe,
et que nous arriverons à ce port. Vive Dieu ! J'ai cette confiance. Soyons joyeux
en ce service, soyons joyeux sans dissolution, et assurés sans arrogance. »
Ce Bienheureux écrivit une fois que, passant le lac de Genève sur une
petite barquette, il avait une aise fort grande de n'avoir qu'un ais de trois doigts
sur lequel il pût assurer sa vie, sinon la sainte Providence. « Mon âme n'a point
de rendez-vous qu'en cette divine Providence. Mon Dieu, vous me l'avez
enseigné dès ma jeunesse, et jusques à présent j'en annoncerai vos louanges. »
Environ l'année de son décès, ce Bienheureux écrivit : « Je vas faire la
revue de ma conscience pour un renouvellement extraordinaire que Notre-
Seigneur m'invite de faire, afin qu’à mesure que ces années périssables passent,
je me prépare aux éternelles, respirant et soupirant à la croix de mon Sauveur.
Je sens mon esprit, ce me semble, plus tendant à la pureté du service de Dieu et
à l'éternité que jamais. O Dieu ! que je serais heureux si un jour, sortant de la
sainte communion je trouvais mon chétif cœur hors de ma poitrine et celui de
mon Sauveur établi en sa place. »
Et toutes ces choses, il me les a dites ou écrites en m'instruisant et
encourageant de tendre fortement à l'éternité, et à la pureté du service de Notre-
Seigneur, et par ces témoignages que j'ai avancés, on peut recueillir et affirmer
la grandeur de son espérance, laquelle est vraie, notoire et publique. [123]
ARTICLE VINGT-SIXIÈME
SON AMOUR POUR DIEU.

Ad vigesimum sextum respondit :


Je dis que j'ai reconnu clairement, par les paroles et actions de notre
Bienheureux, que son amour pour Dieu tenait une souveraine autorité et régence
sur toutes ses passions et affections. Je crois, comme je l'ai reconnu, que les
manquements que faisait ce Bienheureux n'étaient que par pure fragilité ou
surprise. Je crois, de plus, qu'il a vécu dans l'exacte observance des divins
commandements de Dieu, et dans la garde des conseils et maximes
évangéliques, autant que sa condition et la fragilité humaine le lui permettaient.
Je tiens que c'est une vérité notoire et publique, que toutes les actions de sa vie
ont été des effets et la preuve de ce saint amour divin qui dominait si
puissamment dans son âme. Ce Bienheureux a composé un traité admirable de
douze livres à ce sujet, où je vois qu'il s'est dépeint naïvement.
Parlant une fois à une personne qu'il aimait comme lui-même, de ce
souverain amour qu'il portait à Dieu, il lui dit : « Si Dieu me commandait de
vous sacrifier, comme il fit à Abraham de son fils Isaac, je le ferais. » Et, par
son action, il témoignait qu'il eût fait ce sacrifice avec un courage et un amour
non pareils à la divine volonté.
Cet amour divin lui a fait entreprendre des innumérables travaux pour le
service de la gloire de Dieu en la conversion de tant d'hérétiques, où souvent,
comme il a été dit, il a exposé sa vie en des périls très-grands. Tant d'âmes qu'il
a conduites en la voie de la perfection, tant de milliers de prédications qu'il a
faites en divers lieux, tant de travail qu'il a pris pour la réformation de plusieurs
monastères et pour l'établissement d'un [124] Ordre tout entier qu'il a institué,
et enfin qu'il se donnait continuellement tout à tous pour les gagner tous à Notre-
Seigneur, tout cela sont des vérités qui rendent un ample témoignage du parfait
et très-pur amour que ce Bienheureux avait pour son Dieu.
Voici les paroles que ce Bienheureux m'écrivait un jour : « Je n'ai rien su
penser ce matin que cette éternité de biens qui nous attend, mais en laquelle tout
me semble peu ou rien, si ce n'était cet amour invariable et toujours actuel de
ce grand Dieu qui y règne toujours ; car vraiment il m'est avis que le paradis
serait emmi toutes les peines de l'enfer si l'amour de Dieu y pouvait être ; et si
l'enfer était un feu d'amour de Dieu, il me semble que ces tourments seraient
désirables. Je voyais tous les contentements célestes être un vrai rien au prix de
ce régnant amour. Ah ! il faut, mèshui, tout de bon transporter nos cœurs auprès
de ce Roi immortel et vivre tout uniquement pour lui. Si vous saviez comme il
traite mon cœur, vous en remercieriez sa bonté et le supplieriez qu'il me donnât
l'esprit de conseil et de force pour bien exécuter les inspirations de sapience et
d'entendement qu'il me donne.
Une autre fois ce Bienheureux écrivait : « Je finis cette année avec un
désir, non-seulement grand, mais cuisant de m'avancer, mèshui, en ce saint
amour que je ne cesse d'aimer. Vive Dieu sur mon cœur ! Voyez-vous, je dis,
mon cœur est fait pour cela. »
Une autre fois : « Quels sentiments, dit ce Bienheureux, relevés, ardents
et pressants, je ressens, toujours confirmé par ce divin amour ; et c'est la vérité
que cet amour céleste et divin prédomine tellement sur ce cœur, que, nonobstant
ses misères, il est tout dédié à sa divine Majesté et ne regarde que sa gloire.
Enfin, nous sommes tout à Dieu sans autre prétention que l'honneur d'être des
siens. Si j'avais un seul [125] filet d'affection qui ne fût pas à lui et de lui, eh
Dieu ! je l'arracherais tout soudain. Oui, si j'avais un seul brin de mon cœur qui
ne fût marqué du crucifix, je ne le voudrais pas garder d'un seul moment. »
Une autre fois ce Bienheureux disait : « Oh ! que je voudrais volontiers
mourir ou aimer Dieu. Je voudrais, ou que l'on m'arrachât le cœur, ou que, s'il
me demeure, ce ne soit que pour cet amour. Et que n'en sommes-nous bien
pleins ! Vous ne sauriez vous imaginer le sentiment que j'ai présentement de ce
désir. O Dieu ! pourquoi vivrons-nous l'année suivante, si ce n'est pour mieux
aimer cette bonté ! Eh ! ou qu'elle nous ôte de ce monde, ou qu'elle ôte ce monde
de nous ! Ou qu'elle nous fasse mourir, ou qu'elle nous fasse plus aimer sa mort
que notre propre vie ! »
Le confesseur ordinaire de notre Bienheureux m'a dit, et je l'assure aussi
qu'il est ainsi, que notre Bienheureux Père ne faisait rien pour éviter l'enfer ni
pour mériter le paradis ; mais purement et simplement il faisait toutes ses
actions pour le seul amour de Dieu, lequel il craignait parce qu'il l'aimait, et
l'aimait parce qu'il le méritait et pour l'amour de lui-même. Aussi disait-il que
son cœur avait pour sa souveraine loi la plus grande gloire de l'amour de Dieu.
Un jour, avant son décès, il m'écrivit : « Maintenant je ne puis rien dire de
mon âme, sinon qu'elle se sent de plus en plus le désir très-ardent de n'estimer
rien que la dilection de Notre-Seigneur crucifié. »
Ce Bienheureux avait un amour très-tendre à la Passion de notre Sauveur,
et son cœur était tout saisi et détrempé en la douceur de cette douleur, et disait
souvent ces paroles : « O amour, que tu es douloureux ! O douleur, que tu es
amoureuse ! »
J'ai vu ce Bienheureux en ces sentiments, qu'à peine pouvait-il parler et
contenir ses larmes : « Qu'à jamais, disait-il, [126] le jour de la très-sainte
Passion de notre Maître soit le jour de notre cœur ! »
Une autre fois : « Oh ! que je fus consolé, dit-il, sur le sujet de la mort et
sépulture du Sauveur ! O Dieu ! si ce Sauveur a tant fait pour nous, que ne
ferons-nous pas pour lui ! S'il a exhalé sa vie pour nous, pourquoi ne réduirons-
nous pas la nôtre à son plus pur service et amour ? »
Ce Bienheureux a donné ces témoignages et une infinité d'autres de cet
amour divin qui brûlait et consumait son cœur ; et toutes ces choses il me les a
dites m'instruisant, ou je les ai vues et lues écrites de sa main.
ARTICLE VINGT-SEPTIÈME
SON AMOUR POUR LE PROCHAIN.

Ad vigesimum septimum respondit :


Je dis que c'est une vérité notoire, publique, et connue de tous ceux qui ont
fréquenté notre Bienheureux, qu'il a été rempli d'une très-parfaite, très-
excellente et accomplie charité envers le prochain. J'assure sans nulle crainte,
comme je le crois, qu'il a eu cette vertu à un degré des plus éminents, et qu'il l'a
pratiquée fidèlement jusqu'à l'extrémité de sa vie avec très-grande perfection.
Car, environ dix-neuf ans que j'ai eu le bien de le fréquenter particulièrement,
tant devant que d'être religieuse, que depuis, jamais je n'ai entendu ni connu
qu'il ait manqué de faire tout le bien et le service qu'il a su ou pu faire au
prochain. Il ne s'épargnait en rien pour cela. Je sais, et en ai plus vu et
expérimenté que je n'en puis dire.
Ce Bienheureux aimait Dieu en l'homme, et l'homme en Dieu, et disait que
hors de Dieu, il ne voulait être rien à personne, ni que personne lui fût rien. Il
abondait en dilection, [127] selon la vérité et la variété de ce vrai amour qu'il
avait aux âmes ; « Car il a plu à Dieu de faire ainsi mon cœur, disait-il ; je le
veux tant aimer, ce pauvre prochain, je le veux tant aimer ; il m'est avis,
toutefois, que je n'aime rien du tout que Dieu, et toutes les âmes pour Dieu, et
que ce qui n'est point Dieu ou pour Dieu ne m'est rien. »
Une fois il m'écrivit : « Quand sera-ce que nous serons tout détrempés en
douceur et suavité envers le prochain ? Quand verrons-nous les âmes de nos
prochains en la sacrée poitrine du Sauveur ? Hélas ! qui le regarde hors de là, il
court fortune de ne l'aimer ni purement, ni constamment, ni également. Mais là
qui ne l'aimerait ? qui ne le supporterait ? qui ne souffrirait ses imperfections ?
qui le trouverait de mauvaise grâce ? qui le trouverait ennuyeux ? car il y est ce
prochain, il est dans le sein et dans la poitrine du divin Sauveur, il y est comme
très-aimé et tant aimable que l'amant meurt d'amour pour lui. »
Et même il m'a dit une fois sur le sujet de la contagion que l'on craignait,
que si elle se mettait dans cette ville, il n'en bougerait point, mais demeurerait
ferme pour servir et secourir les âmes des pauvres pestiférés ; me racontant
comme il s'artillerait et se conduirait en cette occasion.
Le même jour, 28 juillet, à trois heures après midi, elle a continué en ces termes sa déposition sur le
vingt-septième article.
Je dis aussi, sur le même article vingt-septième, qu'une dame de qualité
qui s'était mal conduite désira avoir sa retraite en une de nos maisons ; j'en
demandai l'avis à notre Bienheureux ; il me répondit : « Il ne me faut point
demander conseil pour cela, car je suis partial pour la charité. » C'est une vérité
connue de tous, manifeste à tous, que jamais il ne rejetait personne, pour
misérable pécheur que ce fût ; il donnait souvent [128] de bonnes aumônes à
des femmes débauchées pour les retirer du péché. Quand quelques-unes
retombaient en leur malheur, et qu'après elles recouraient à lui, il les recevait
avec son accoutumée débonnaireté ; quand ses domestiques lui disaient que
c'était temps et argent perdus, ce Bienheureux leur répondait que la misère était
grande, mais que tandis que l'on pouvait espérer la conversion des pécheurs, il
leur fallait aider.
Une fois une de nos novices, sœur laie, se mit en tête d'avoir le voile noir.
Je ne pouvais me résoudre qu'on y condescendît, je demandai avis à notre
Bienheureux, il me répondit : Où leur humilité leur manque, il faut que notre
charité abonde.
D'où par ces exemples on voit clairement que l'amour que ce Bienheureux
portait au prochain était un amour de parfaite charité, par cette égalité qu'il avait
de les servir tous sans aucune différence, autant le pauvre que le riche ; ce lui
était tout un, pourvu que Dieu fut également glorifié.
Plusieurs croient, et je suis de ce nombre, qu'il a consommé et abrégé sa
vie pour cette charité et satisfaction du prochain ; car souvent il quittait le boire
et le manger et le dormir pour cela, il souffrait des travaux et incommodités
insupportables à tout autre qu'à lui, et je le sais.
Ce Bienheureux disait que jamais il ne fallait refuser au prochain le bien
et la consolation qu'on lui pouvait donner. Quand on lui représentait qu'il ne
pouvait durer longuement en ce grand travail, et qu'il nuisait a sa santé, il
répondait doucement, que dix ans de vie de plus ou de moins n'étaient rien.
Bref, ce Bienheureux avait, autant qu'il était possible, un soin universel et non
pareil de tout ce qui touchait le bien et le soulagement du prochain sans nulle
exception. Ceux qui demeuraient continuellement avec lui, témoigneront
particulièrement le continuel exercice où il était pour cela.
Jamais ce Bienheureux ne fit refus à personne, à quelle heure que ce fût ;
quelque affaire importante qu'il eût, il ne [129] donnait quasi jamais congé à
ceux qui le venaient voir, ni le montrait d'avoir aucun ennui, ni dégoût de leur
conversation ; et quand on le conjurait (censurait) sur cette grande facilité qui
lui faisait perdre le temps, disait-on, avec des personnes de peu de
considération, et pour des choses de peu d'importance, ce Bienheureux
répondait doucement : « Ces petites gens que vous dites de peu de considération
ont autant de besoin d'être écoutés et aidés en leurs affaires, que les grands aux
leurs. Si une âme est autant troublée d'une chose de rien, qu'une autre le serait
d'une grande affaire, faut-il pour cela laisser de la soulager et renvoyer
satisfaite. Aussi importantes sont les petites affaires aux pauvres gens, que les
grandes aux grands. Ne sommes-nous pas, disait-il, débiteurs à tous ? ils
viennent chercher la consolation ; ne la leur faut-il pas donner ? »
Ce Bienheureux donc recevait toutes sortes de personnes avec un visage
si gracieux et débonnaire, et des paroles si affables, que bien qu'il fût
grandement grave et majestueux, l'on ne laissait toutefois de l'aborder et lui dire
tous ses besoins avec une entière confiance ; et jamais qu'on ait ouï dire, aucun
ne s'en est retourné d'auprès de lui qu'avec satisfaction, et un amour plein de
respect et d'estime de son incomparable bonté et charité.
Enfin il n'est pas possible de dire en combien d'occasions il exerçait ce
service et support du prochain, duquel il ne témoignait jamais du dégoût ni
mésestime : et pour la rusticité il ne faisait pas semblant de la voir. Souventefois
je l'ai vu que pour aider et consoler quelques personnes, il supportait des
niaiseries et mauvaises humeurs tout à fait impertinentes. Il semblait que ce
Bienheureux ne vivait que pour le service et consolation du prochain.
J'ai appris du confesseur de ce Bienheureux, que quand il voyait des
pauvres gens sur sa galerie, ou en sa cour, lorsqu'il [130] sortait, il allait vers
eux, prenait leurs papiers pour les faire expédier ; que s'il était en compagnie de
personnes de qualité, il leur envoyait un des siens, et commandait qu'ils fussent
promptement dépêchés.
Quand notre Bienheureux ne pouvait accorder ce qu'on désirait de lui, pour
n'être pas juste, il en témoignait un certain déplaisir, par des paroles si
obligeantes, qu'on était satisfait de son refus.
Il disait qu'il fallait avoir un grand soin de ne fâcher ni incommoder
personne ; qu'il eût voulu obliger tout le monde, ce qu'il a fait en toutes les
occasions qu'il a pu ; mais que tant qu'il pouvait, il ne s'obligeait à personne.
Ce Bienheureux assistait aussi le prochain de ses moyens, bien qu'ils ne
fussent pas grands ; toutefois, Dieu lui donnait telle bénédiction que c'est chose
quasi-miraculeuse, comme il pouvait fournir à l'entretien de sa famille
épiscopale, qui était fort honorable, et aux continuelles aumônes et hospitalités
qu'il faisait. Il logeait tous les religieux passants qui n'avaient point de maison
à la ville, et plusieurs ecclésiastiques qui venaient ici pour diverses occasions.
Ce Bienheureux faisait cette charité avec un amour si grand, qu'il ravissait le
cœur de toutes ces personnes ; il avait un soin très-grand qu'elles fussent bien
traitées et servies honorablement.
L'aumône générale se faisait deux fois la semaine, en son logis, le lundi et
jeudi, outre l'aumône quotidienne ; et en certaine saison de l'année, qui était plus
étroite, il ordonnait de la faire plus ample. Plusieurs personnes dignes de foi et
témoins oculaires, même son aumônier ordinaire, assurent que notre
Bienheureux ne refusait jamais l'aumône à personne, soit étranger ou autre ; et
quand celui qui avait l'argent de ses aumônes n'était pas auprès de lui, il en
empruntait, donnant à chacun selon ses nécessités présentes.
Étant à Paris en son dernier voyage, il nous demanda huit [131] ou dix
écus sur une petite boîte de lapis ; je sais assurément que c'était pour donner à
une pauvre demoiselle que, je pense, il avait convertie à la religion catholique,
ou il lui avait fait quelque autre grand bien spirituel.
Un honnête homme de cette ville lui alla demander à emprunter ; le
Bienheureux, bien qu'il n'eût point d'argent, ne lui sut refuser cette charité, car
c'était pour envoyer au fils de cet honnête homme qui était aux études à Paris.
Ce Bienheureux vint céans l'emprunter, et me dit que c'était plutôt un don qu'un
prêt, comme en effet je crois que cela fut ; mais ce Bienheureux nous l'a bien
rendu.
Souvent ce Bienheureux a donné de ses habits, linge et chaussure ; même
une fois il déchaussa ses souliers qu'il avait à ses pieds pour les donner, ainsi
que m'en a assuré son valet de chambre, témoin oculaire par lequel aussi il
faisait acheter toutes les choses susdites pour les distribuer aux pauvres
nécessiteux ; et je crois que si ce Bienheureux eût eu le maniement de son
argent, il n'eût su s'empêcher de le tout distribuer en telles charités.
Deux pères jésuites me dirent l'année après le décès de notre Bienheureux
qu'ils avaient parlé à un maître d'école en une bourgade de Faucigny, qui leur
avait montré une camisole qu'il lui avait donnée. Un hiver que ce pauvre homme
était mal vêtu, le Bienheureux lui avait demandé s'il n'avait rien pour se mieux
vêtir, il répondit que non ; sur cela notre Bienheureux s'en alla dans son cabinet,
et dépouilla sa camisole qu'il lui apporta après s'être vêtu, et la lui donna
secrètement, et cette camisole est tenue maintenant en grande vénération.
Plusieurs, à ce que ces Pères me dirent, la vont emprunter pour la mettre sur les
malades ; et si j'ai mémoire, aussi ils me dirent qu'ils prirent avec révérence et
dévotion une pièce de ladite camisole pour relique, et. me témoignèrent une
grande dévotion et vénération à ce Bienheureux et firent [132] avec consolation
spéciale leurs dévotions auprès de son tombeau.
J'ai été assurée par le confesseur de ce Bienheureux, qui est témoin
oculaire, que les aumônes que ce Bienheureux distribuait aux pauvres honteux
sont innombrables. Ce Bienheureux s'enquérait et faisait enquérir secrètement
quels ils étaient, et leur distribuait ou faisait distribuer par son aumônier ou
autre, de bonnes aumônes ; et même il faisait cette charité à plusieurs de ses
pénitents, après qu'ils s'étaient confessés, et leur enjoignait, à ce que j'ai appris,
de s'adresser à lui par cette voie. L'un de ses aumôniers assure que fort souvent
il faisait de petits paquets d'argent à ce Bienheureux pour les distribuer aux
confessions, et dit avoir connu par les propos de notre Bienheureux que s'il eût
eu en maniement son revenu, et qu'il n'eût cru de faire tort à ses domestiques
plus qu'à lui, il aurait tout distribué en semblables charités. En ses absences, il
donnait ordre que les aumônes fussent continuées ; et c'est chose véritable que
personne, ni lieu de la ville, même les hôpitaux et monastères, n'étaient privés
du secours qu'il pouvait donner, lui, sachant leurs nécessités.
Au commencement de notre établissement, nous étions assez
nécessiteuses, ce Bienheureux nous apporta environ douze ou quinze écus d'une
échute qui lui était arrivée, et dont il s'était saisi à l'insu de celui qui gouvernait
son temporel.
Ce Bienheureux visitait les hôpitaux, les malades et prisonniers, dont ces
pauvres affligés recevaient beaucoup de consolation, et les encourageait à
souffrir patiemment leurs maux et leurs afflictions. Aux personnes de moyens,
il ne laissait d'offrir ce qu'il croyait d'avoir chez lui, qui pouvait être
pour leur soulagement.
Il faisait porter des viandes tout apprêtées aux pauvres, et les faisait
quelquefois visiter par le médecin, selon le besoin, particulièrement les
étrangers. Plusieurs envoyaient, et [133]souvent demander les restes de son
assiette, ou quelque chose que ce Bienheureux eût touché, surtout les religieuses
de Sainte-Claire, et nous l'avons fait quelquefois.
Le Bienheureux donnait de bonnes et grosses aumônes à toutes les
maisons mendiantes de la ville, particulièrement aux révérends pères capucins ;
outre cela, il commandait à son dépensier de leur distribuer ce qu'ils avaient
besoin, tant pour leurs malades que pour les survenants ; il allait quelquefois
manger avec eux, y faisant porter le dîner pour tous.
Le jeudi-saint, quand il était dans cette ville, il lavait les pieds à treize
pauvres, faisant la cène, puis leur baisait tendrement les pieds, bien que galeux
quelquefois et fort sales. Il pratiquait cette charité avec une admirable dévotion
et humilité. Je lui ai vu faire cette action devant que je fusse religieuse, en
laquelle véritablement il ravissait ; il faisait dîner les pauvres après et leur faisait
donner à chacun une bonne aumône.
Presque tous les malades envoyaient supplier ce Bienheureux de leur aller
donner ou envoyer sa sainte bénédiction, ayant grande confiance que l'ayant
reçue ils seraient allégés ; et parmi le peuple c'était une croyance ordinaire que
quand quelqu'un avait longtemps langui, s'il pouvait obtenir la bénédiction de
ce Bienheureux, il guérissait ou mourait bientôt plus consolé ; et l'on en a vu
l'expérience.
Ce Bienheureux a fait de très-grandes charités à plusieurs nouveaux
convertis de Genève et d'autres lieux qui venaient se réfugier vers lui ; il en a
tenu chez lui plusieurs et longuement ; il a fait apprendre à quelques-uns des
métiers ; il mit à Sainte-Claire de cette ville d'Annecy, la fille d'un nommé le
capitaine Larose, religieuse, lequel Larose était sorti de Genève avec toute sa
famille, et notre Bienheureux l'a eue longuement sur ses dépens, et lui a toujours
fait beaucoup de charités ; il donnait de grosses pensions à d'autres, notamment
[134] à un prêtre, appelé M. Boucard, qui s'était perverti et fait ministre
plusieurs années durant, dans Lausanne. Comme il fut converti, notre
Bienheureux lui promit une grosse pension, laquelle il a continué de lui faire
payer jusqu'à sa mort, et ce Bienheureux disait que s'il eût eu de grands moyens,
il eut retiré de Genève la plupart des personnes qui y étaient.
Ce Bienheureux donnait aussi pension à deux vieux pauvres prêtres, à un
paralytique et encore à trois autres personnes. Il donna deux chandeliers
d'argent, n'ayant pas d'autres moyens pour subvenir à une juste nécessité d'un
curé. Ce Bienheureux donna aussi une burette d'argent à un certain honnête
homme qui avait été converti de l'hérésie et avait reçu quelque disgrâce, bien
qu'il eût déjà donné une grande pièce d'or appelée un noble à la rose, lequel ne
lui avait pas semblé suffisant pour sa nécessité présente.
Il m'est impossible de dire les aides, tant spirituelles que temporelles, que
ce Bienheureux a faites à toute sorte de personnes, mais particulièrement à des
religieux et prêtres, convertis à la foi.
Outre cela, ce Bienheureux a fait quantité de présents aux églises. À son
église cathédrale de Saint-Pierre, il donna six grands chandeliers et une grosse
lampe d'argent, avec une riche chasuble de drap d'or frisé et les tuniques et
dalmatiques de même. Il a donné à notre église de la Visitation de cette ville
d'Annecy une fort belle chasuble de brocatelle. En l'église de Thorens où il fut
baptisé, en l'église de Viuz dépendante de son évêché, il a donné deux grands
et beaux tableaux avec leurs châssis à corniches, il en a encore donné en
plusieurs autres lieux.
Je m'oublie de dire que notre Bienheureux fit une très-grande charité à une
pauvre demoiselle pour la faire religieuse en ce monastère-ici de la
Visitation ; car il donna à notre monastère quatre cents écus d'or pour sa dot.
[135]
Je sais encore qu'il promit à une autre demoiselle, qui craignait de n'avoir
pas de quoi pour être religieuse céans, sa dot, lui disant qu'elle ne s'en mît pas
en peine, qu'il donnerait tout ce qu'il faudrait, et, voire, la pension de son année
de noviciat.
Ce Bienheureux, touché encore du désir de faire bien à son prochain, offrit
toute sa vaisselle d'argent pour racheter un chevalier de Malte prisonnier des
Turcs, et ce chevalier était originaire de ce pays et de la maison de Serisier.
Il me souvient encore qu'une année qu'il y eut une grande rareté de blé en
ce pays, et que la cherté y fut fort grande, notre Bienheureux fit distribuer
grande quantité de blé par les confesseurs qui savaient les nécessités
particulières du peuple.
Au dernier voyage que ce Bienheureux fit en Piémont, madame la
sérénissime princesse de Piémont lui donna un beau et riche diamant, et le
Bienheureux dit : « Voici qui sera bon pour nos pauvres. »
J'ai appris une partie de ce que dessus du Bienheureux lui-même et de
plusieurs personnes dignes de foi, et puis, ce sont des choses qui pour la plupart
sont notoires et publiques.
Je répète cette vérité, que les aumônes et charités que notre Bienheureux
a faites au prochain en toutes les sortes qui lui ont été possibles, sont si grandes,
eu égard à la petitesse de son revenu, que c'est chose presque incroyable et tout
à fait admirable, et qui ne pouvait être sans une particulière bénédiction ou
miracle ; et l'excellence de cette charité, c'est qu'elle a été pratiquée par le
mouvement du tendre et parfait amour qu'il avait envers le prochain, duquel on
ne peut bonnement représenter la grandeur, les effets surpassant de loin tout ce
qu'on en peut dire.
Il était grandement ennemi des procès ; une fois il sut qu'un père et son fils
plaidaient ensemble, il les voulut accorder, et comme il vit qu'il ne tenait qu'à
quelque argent pour pacifier [136] leur différend, il fit apporter ses chandeliers
d'argent qu'il leur voulut donner afin d'éteindre leur procès et dispute. Et ceci
est vrai, notoire et public.
ARTICLE VINGT-HUITIÈME.
SES QUATRE VERTUS CARDINALES.

§ I. Sa prudence.
Le 29 du même mois de juillet, à sept heures du matin, elle a répondu au vingt-huitième article en
ces termes :
Je dis que c'est chose véritable, que notre Bienheureux avait une prudence
toute divine ; je crois qu'il ne se peut voir un homme plus circonspect ni plus
avisé qu'il était en toutes ses paroles et actions. Il faisait toutes choses sagement,
posément, et rien à la légère ; on attribuait cela à la force de son jugement qui
était véritablement, ainsi que chacun l'a reconnu, l'un des plus grands, solides
et clairvoyants qu'on ait vus de son temps, capables de toutes sortes d'affaires.
Il parlait avec une si grande sagesse, et ses paroles étaient si moelleuses et
exprimantes ce qu'il voulait dire, que chacun était satisfait, ainsi que j'ai vu
arriver, particulièrement deux fois, au logis de monseigneur l'archevêque de
Bourges, qui avait invité ce Bienheureux à dîner avec plusieurs personnes
doctes, ecclésiastiques et de justice ; ils s'entretenaient de discours fort relevés,
et s'échauffaient à cela. Notre Bienheureux les écouta longuement ; puis, en fort
peu de paroles qu'il dit, chacun se tut et s'arrêta à son jugement.
Jamais ce Bienheureux ne faisait de reparties promptement, ni même il ne
s'opposait au mal qu'avec mûre délibération, disant qu'il ne fallait point faire de
fautes quand on s'opposait aux fautes. L'admirable règlement qu'il a fait en tout
son [137] diocèse, sa conduite envers toutes sortes de personnes en une si
grande variété d'affaires, sans que jamais j'aie su qu'aucune soit périe entre ses
mains, sont une preuve sûre de sa prudence ; aussi adressait-il toutes ses actions
à la seule gloire de Dieu, sans aucune prétention, comme il m'a dit, que celle de
l'honneur de le servir.
Ce Bienheureux haïssait la prudence mondaine, comme on a pu voir par
les choses dites ci-dessus. Un religieux lui demanda une fois s'il serait permis
d'éluder la prudence humaine, il lui répondit froidement et doucement : « Je ne
suis guère amateur de la prudence humaine. »
Ce Bienheureux m'écrivit un jour : « Je ne laisserai jamais sortir de mon
esprit, Dieu aidant, cette maxime qu'il ne faut nullement vivre selon la prudence
humaine, ains selon la foi et l'Évangile ; car cette prudence humaine est une
véritable niaiserie. Oh ! Dieu, disait-il, nous en veuille à jamais défendre, et
nous fasse continuellement vivre selon la direction de l'esprit de l'Evangile,
lequel est doux, simple, aimable, qui rend le bien pour le mal ! »
La grande pratique de la prudence de notre Bienheureux était en la
simplicité d'une parfaite confiance, et totale dépendance de la providence de
Dieu ; et cela je le sais assurément, est vrai et notoire.
§ II. Sa justice.
Quant à la justice, je dis que c'est une vérité toute notoire, et que j'ai
toujours crue et reconnue, que notre Bienheureux Prélat était juste envers Dieu,
autant que notre condition mortelle le peut être. Il lui rapportait l'honneur de
toutes choses, car jamais il ne s'attribuait rien ; il était très-reconnaissant envers
Dieu pour les bénéfices qu'il en recevait.
Il me dit une fois, parlant de la revue qu'il avait faite de sa conscience,
laquelle il examinait plusieurs fois l'année, et par [138] quelques exercices
spirituels extraordinaires, il remontait son cœur et renouvelait ses résolutions
de servir Dieu toujours plus purement et saintement. Faisant donc cet exercice,
il m'écrivait qu'il avait confiance de servir Dieu en justice et sainteté tous les
jours de sa vie.
Il faisait toutes les choses qui regardaient le culte divin, avec très-grande
majesté, révérence et dévotion ; il parlait toujours de Dieu, des Saints et des
choses sacrées, avec un respect et sentiment qui montraient assez combien était
grande la révérence, la piété et l'amour qu'il avait à la divinité.
Il disait qu'il fallait toujours parler de Dieu comme de Dieu, qu'il ne fallait
jamais prononcer le sacré nom de Jésus qu'avec révérence, et ne pouvait souffrir
qu'on le nommât, ni en des écritures, ni en des occasions profanes et vaines ; il
reprenait de cela sérieusement, et ne voulait point que l'on dit : Il fait trop chaud
ou trop froid, et semblables, (disant) que c'était désapprouver le gouvernement
de la divine Providence.
J'ai reconnu que ce Bienheureux avait une dévotion générale aux Saints et
pour tous les vrais serviteurs de Dieu, excepté qu'il révérait davantage la
sainteté de ceux qui avaient été plus universels et qui avaient plus souffert et
travaillé pour le prochain. Ce Bienheureux prêchait et parlait volontiers de leurs
louanges et avec tant de rehaussement qu'il lui était possible, particulièrement
de la très-Sainte Vierge, du prince des Apôtres et de saint Joseph, lequel il
nommait fort souvent à sa messe. Il était fort dévot à ses Anges, aux deux saints
Jean, saint Louis roi de France, saint Thomas d'Aquin, saint Bernard. Il était
très-ardent et plein de ferveur extraordinaire, prêchant en leur fête, ce qu'il
faisait pour l'ordinaire. Il avait encore une spéciale dévotion à saint Charles
Borromée ; il alla exprès à Milan pour visiter ses reliques dont il reçut grande
consolation. Il avait aussi une spéciale dévotion aux pénitents, à la Magdeleine,
au bon larron, et à ceux qui avaient fort [139] travaillé pour l'Église, et qui
s'étaient plus abandonnés à la divine Providence, comme saint François-Xavier.
Il portait un très-grand respect à l'Écriture-Sainte, de laquelle il avait reçu
une particulière intelligence, ainsi que j'ai déjà dit. Il dit à un sien aumônier qu'il
tenait cela d'une très-spéciale grâce de Dieu.
Ce Bienheureux honorait toutes les cérémonies et ordonnances de la sainte
Église, et s'y assujettissait, ainsi que plusieurs ont remarqué. Parlant une fois à
l'aumônier d'un grand prélat, afin qu'il l'avertît de quelque petite cérémonie qu'il
omettait en disant sa messe, il ajouta : « Il faut nous assujettir et obéir à ce qui
nous est ordonné. »
Ce Bienheureux portait un respect non pareil au Saint-Siège apostolique,
au Pape, aux cardinaux, évêques et autres officiers de l'Église, leur rendant à
tous un respect extraordinaire ; et quand il en parlait, c'était avec tant d'honneur,
que rien plus. J'ai ouï dire à des personnes dignes de foi et témoins oculaires,
qu'une fois on apporta à notre Bienheureux certaines ordonnances du Pape, pour
exiger quelque argent des bénéfices de son diocèse. Quelques ecclésiastiques
qui étaient près de lui commencèrent fort à s'étonner et fâcher, leur semblant
que la pauvreté des bénéfices ne pouvait supporter cela. Après que ce
Bienheureux les eut un peu laissé décharger, il leur dit : « Le Supérieur spirituel,
à la requête du Supérieur temporel, commande cela : qu'y a-t-il à dire ? Il faut
obéir. » Et en même temps, il commanda les moyens pour exécuter la dite
ordonnance.
L'on dit communément qu'en la distribution des choses ecclésiastiques, il
disait que sa loi et sa règle était le sacré concile de Trente.
Il honorait semblablement les ecclésiastiques, chacun selon sa dignité ; il
avait commandé à ses domestiques de leur porter à tous un respect particulier,
et même en tous ceux qui, [140] en quelque manière que ce fût, étaient dédiés
particulièrement pour le service dès églises.
Jamais il ne voulut recevoir aucun service des prêtres, non pas même de
ceux qui lui étaient domestiques.
Il respectait également, chérissait et servait, en tout ce qui lui était possible
les religieux, ne témoignant jamais aucune partialité en son affection, bien qu'il
estimât plus particulièrement ceux qui se rendaient plus utiles au service de
l'Église et des âmes.
Cela est tout notoire que ce Bienheureux veillait soigneusement sur son
troupeau ; il a fait infinies courses par tout son diocèse, tant pour le bien des
églises que pour celui des particuliers ou maisons religieuses qui l'employaient
souvent.
C'est une vérité publique et notoire que notre Bienheureux a rendu à son
prochain, surtout à ses chères brebis, tous ses devoirs et assistances tant
spirituelles que temporelles qui lui ont été possibles, et qu'il était un vif
exemplaire de toute vertu et sainteté parmi les autres ecclésiastiques ; et tout ce
que l'on peut dire de la justice de ce Bienheureux n'est rien en comparaison de
ce que nous en avons vu, et que nous en croyons. Et tout ceci est vrai et notoire.
§ III. Sa force d'âme.
Quant à la force de notre Bienheureux, je dis que c'est une vérité manifeste
et publique, qu'il en avait reçu le don de Dieu en un très-éminent degré ; comme
disait à ce propos monseigneur de Belley, « il avait les épaules assez fortes pour
porter tout le monde ».
Ce Bienheureux a montré sa force, en ce qu'il a toujours généreusement
combattu et surmonté toutes ses passions, et les a rangées sous la loi de la raison
et de la très-sainte volonté de Dieu, aspirant continuellement à l'union de son
âme avec sou Dieu. Il a embrassé généreusement tous les travaux que la
[141]divine Providence lui a fait rencontrer aux occasions de son service qui
sont en très-grand nombre, comme il se verra par les dépositions ; car il a été
impliable et fort à supporter patiemment les injures et contradictions, comme il
sera dit ci-après en l'article de sa patience.
Jamais on n'a ouï dire qu'il ait contrevenu au devoir de sa conscience pour
chose quelconque, ni par promesse, ni par contrainte ; il était tellement ferme
en ce qui était de la raison et de la volonté de Dieu, que rien ne l'a su ébranler.
J'ai ouï assurer que messieurs du sénat de Chambéry lui firent demander
un monitoire pour certaines affaires, que ce Bienheureux ne jugea pas à propos
de donner. Sur ce refus, le sénat fut fort altéré, et redoubla sa demande, sous
peine de la réduction de son temporel. Ce Bienheureux ne s'en troubla
nullement, ains avec une force d'esprit, il dit : « Loué soit Notre-Seigneur ! Cet
arrêt ne m'est point si préjudiciable que l'on penserait bien ; au contraire,
puisque l'on veut m'ôter mon temporel, c'est signe que désormais il faut que je
devienne tout spirituel. »
Je sais qu'une fois, quelque seigneur de qualité lui fit faire grandes
menaces de faire certaine violence dans le monastère de céans, pour en tirer par
force une dame de qualité qui s'y était réfugiée, si on ne la lui baillait. Ce
Bienheureux, sans s'émouvoir de toutes ces menaces, après l'avoir longuement
écouté, répondit fortement à celui qui lui avait apporté ce message : « Non
fera, dit-il, il ne le fera pas ; » et en effet ils n'y osèrent toucher.
Quand il s'agissait de la dignité de ce Bienheureux, que quelqu'un la
voulait heurter, il s'armait de force, et l'a toujours maintenue sans décliner en
rien que ce soit.
Il disait souvent que la bonace et la tempête lui étaient indifférentes, et
écrivait une fois : « J'attends, dit-il, une grande tempête pour mon particulier,
mais joyeusement : et, [142] regardant en la Providence de Dieu, j'espère que
ce sera pour sa plus grande gloire et mon repos ; et parce qu'en cette attente j'ai
de la consolation et de l'espérance de bonheur, pourquoi ne vous le dirai-je pas ?
Oh ! que bienheureux sont ceux qui ne mettent point leur courage en une vie si
trompeuse et incertaine, comme est celle-ci, et n'en font compte que comme
d'une planche pour passer à la vie céleste ! C'est en cela qu'il nous faut loger
nos espérances et prétentions. »
Sur quelque persécution, il dit : « Nous ne sommes point déshonorables à
l'Église quand nous imitons notre Sauveur qui a tant souffert d'ignominies pour
notre salut. »
Ce Bienheureux disait encore : « Il nous faut mépriser pour Dieu tout ce
qui n'est pas Dieu. » Hé ! que son cœur était plein d'ardeur à la très-sainte gloire
de Dieu !
Il disait, « que la gloire de l'amour de Dieu consistait à brûler et consumer
tout ce qui n'était pas lui-même, pour réduire et convertir tout en lui. » « Aux
choses du service de Dieu, disait-il, rien ne me sille les yeux, et je hais la
prudence humaine et les raisons d'état en semblables occasions. » « Il faut vivre,
disait-il une autre fois, d'une vie exposée au travail, puisque nous sommes
enfants de travail et de la mort du Sauveur. » Bref, ce Bienheureux vivait en
plein repos de cœur au milieu des tempêtes et orages.
La force de son esprit a encore paru aux entreprises qu'il a faites de
réformer plusieurs monastères, dont il s'en est ensuivi des grands fruits, comme
chacun sait en ce pays.
Il employa aussi une force d'esprit extraordinaire en l'établissement des
révérends pères Barnabites en deux endroits de son diocèse, en cette ville et à
Thonon, en quoi il a eu mille difficultés, et surtout en l'institution de notre Ordre
de la Visitation Sainte-Marie, qu'il entreprit et commença sur la seule
inspiration que la divine Providence lui donna, sans avoir aucun appui des biens
temporels. C'est pourquoi il disait que [143] Dieu l'avait fait de rien, comme il
fit le monde. Il souffrit des grandes censures, contradictions et moqueries pour
ce nouvel établissement. L'on disait hautement que c'était une folie, et une
infinité de personnes de qualité l'assuraient, même quelques-unes en lui parlant.
Il disait que là où il y a du profit spirituel, il ne fallait point craindre les
opprobres ; que quand cet établissement ne porterait autre fruit que d'empêcher
un seul péché mortel, il serait content. Il m'écrivit une fois, auparavant que
l'établissement de cette religion fût fait, « que selon la prudence humaine, il
prévoyait de l'impossibilité pour l'exécution de ce dessein que Dieu lui avait
commis, qu'il ne voyait point de jour pour cela, mais qu'il s'assurait que Dieu le
ferait réussir, et que là-dessus il vivait en plein repos de cœur, et sans souci de
l'affaire, laquelle Dieu a fait réussir à sa très-grande gloire, comme chacun sait,
et par des moyens que la seule Providence a pu donner. »
Il y a longues années qu'il fut attaqué vivement de quelque contradiction
qui le molestait fort, il écrivit, et j'ai vu et lu la lettre écrite de sa main : « Je suis
fort pressé, dit-il, et me semble que je n'ai nulle force pour résister, et que je
succomberais si l'occasion m'était présente ; mais plus je me sens faible, plus
ma confiance en Dieu est vive, et je m'assure qu'en présence des objets je serais
revêtu de la force et vertu de Dieu, et que je dévorerais mes ennemis comme
des agnelets. »
Une personne digne de foi m'a dit, et cela s'est su de plusieurs, que notre
Bienheureux, prêchant à Paris l'année 1602, certains envieux de l'honneur qu'on
lui rendait partout rapportèrent au roi qu'il avait de l'intelligence avec monsieur
de Biron. L'on vint dire cette nouvelle à notre Bienheureux sur le point qu'il
allait prêcher en un fort célèbre auditoire ; il ne laissa de monter en chaire, fit
sa prédication sans témoigner le moindre [144] signe d'étonnement. Au sortir
de là, un de ses amis qui savait ce qu'on lui avait dit, et admirant la force de son
esprit, lui dit : Quoi ! cette nouvelle ne vous étonne-t-elle point plus que
cela ? Ce Bienheureux répondit : « Si ce que l'on a dit de moi au roi était vrai,
mon crime m'eût donné de l'étonnement, et j'eusse plus pensé à me cacher qu'à
prêcher ; mais, comme il n'est rien de tout cela, j'ai pensé que Dieu prendrait
soin de mon innocence, comme je n'en prends que pour sa gloire. » Il fut trouver
le roi, qui d'abord, dans la candeur de son visage, reconnut l'innocence de son
cœur, et dès lors le roi l'aima, et l'eut en très-grande estime.
Après que le Chablais fut converti à la foi catholique, apostolique et
romaine, le conseil de Son Altesse de Savoie, pour des raisons d'État, lui
persuadait de laisser trois ministres en Chablais ; notre Bienheureux s'y opposa
par plusieurs fortes raisons ; mais voyant que le conseil l'emportait, il s'adressa
avec une grande force d'esprit à Son Altesse, et lui dit : « Quoi ! monseigneur,
laisser des ministres en ce pays, ce sera perdre vos terres et le ciel, duquel un
pied de largeur vaut mieux que tout le monde ensemble ; il n'y a point de
convention entre Jésus-Christ et Bélial. » Sur cette remontrance, Son Altesse
dit : Qu'ils sortent donc ; ce qui fut fait et exécuté.
J'ai reconnu encore en de bonnes occasions que ce Bienheureux avait une
âme forte et puissante à supporter les charges et travaux, et à poursuivre les
entreprises que Dieu lui inspirait, que jamais il n'en démordait qu'il ne connût
clairement que ce fût le bon plaisir de Dieu, et disait que quand Notre Seigneur
nous commet une affaire qu'il ne la fallait jamais abandonner, mais avoir le
courage de surmonter et vaincre toutes les difficultés qui s'y rencontrent.
Il avait cette fermeté de cœur pour entreprendre et poursuivre, et aussi la
souplesse pour acquiescer aux événements que Dieu ordonnait. Certes, c'est une
grande force d'esprit que [145] de persévérer au bien et en la pratique de toutes
les vertus comme notre Bienheureux a fait ; car jamais on ne l'a vu détraqué, ni
perdre un seul brin de sa modestie et de sa patience, parmi toutes ses afflictions
et contradictions qui ont été en nombre infini. Et ceci est vrai, notoire et public.
§ IV. Sa tempérance.
Quant à la tempérance de notre Bienheureux, je dis que c'est une vérité
publique qu'il était extrêmement sobre et tempérant en son boire et manger ; sa
table était frugale, il disait que le saint Concile l'ordonnait ainsi aux évêques.
Il usait des viandes les plus grossières ; quand on le servait des délicates,
lesquelles on mettait seulement quand il y avait des étrangers, il les recevait,
puis à l'ordinaire, de là à peu de temps, discrètement il les donnait à ceux qui
étaient proches de lui, ou bien les laissait sur son assiette pour être envoyées à
quelques malades qui demandaient souvent ses restes par dévotion. Quand on
le pressait, ou qu'on se courrouçait quelquefois de ce qu'il ne voulait manger
que des viandes grossières, il répondait doucement qu'il avait l'estomac
rustique, et que les viandes grossières lui étaient meilleures ; et toutefois l'on
sait qu'il était d'une complexion délicate. Mais c'est, comme il dit une fois, qu'il
aimait les viandes des pauvres.
Il a été fort longtemps qu'il ne faisait qu'un repas par jour, partie par
abstinence, comme je pense, partie afin d'avoir plus de temps pour travailler et
faire ce qu'il n'avait pu accomplir le jour, à cause de la satisfaction qu'il donnait
à cette multitude de personnes qui s'adressaient à lui de toutes parts.
Il jeûnait exactement tous les carêmes et tous les autres jeûnes de l'Église.
Outre cela, il a jeûné les vendredis et veilles (des fêtes) de Notre-Dame quelques
années, et je crois qu'il quitta ces jeûnes des vendredis et veilles de Notre-Dame
pour s'accommoder à sa famille, et je sais que fort souvent il faisait abstinence
le soir [146]
La grande mortification qu'il pratiquait en ce sujet consistait en cette
générale indifférence qu'il avait des viandes, sans que jamais il y trouvât à
redire, ni en fît plainte en aucune façon.
C'est chose assurée, et je le sais, qu'il faisait peu ou point d'attention à ce
qu'il mangeait. Une fois étant à la table de madame sa mère, on lui avait mis
des œufs pochés devant lui, et l'on s'aperçut qu'il ne les mangeait pas, ains
trempait son pain dans l'eau où ils étaient.
Il lui advint encore le même une autre fois qu'il avait du beurre frais devant
lui. Il fut assez longtemps à ne manger que du pain trempé dans l'eau où était le
beurre.
Il a enseigné plusieurs fois à notre Ordre que nous devions avoir un grand
respect à cette parole sacrée que Notre Seigneur dit à ses disciples : Mangez ce
qui sera mis devant vous. Il disait que la vraie pratique de ce document
consistait à manger indifféremment ce qui nous était donné, sans aucun choix,
que cette façon de manger était la meilleure, que par ce moyen l'on ne
connaissait point d'austérité en nous que le monde estime tant, et que toutefois
ce n'était pas une petite austérité de tourner ainsi son goût à toute main, et de
dénier à nos appétits ce qu'ils désirent. Il trempait fort son vin, et n'en usait que
pour la nécessité.
Il disait lui-même le Benedicite et les Grâces des clercs. Il faisait lire à sa
table la Sainte Écriture ou des livres dévots, surtout la Vie des Saints, jusqu'à
moitié table que l'on achevait en discours honnêtes et bien souvent pieux, dans
lesquels notre Bienheureux s'enfonçait quelquefois si avant, ainsi que
rapportent ceux qui étaient présents, qu'il perdait le souvenir de boire et de
manger, et s'il mangeait c'était sans y penser. Quand il y avait à sa table des
personnes de grande qualité, il ne faisait pas lire ; mais toujours les discours
étaient édificatifs. [147]
Quant aux autres mortifications, je sais assurément d'une personne à qui
ce Bienheureux avait toute confiance, qu'il prenait souvent la discipline, et se
levait la nuit pour cela, afin de n'être entendu de personne ; surtout il en a fait
de rudes pour impétrer de Notre-Seigneur la persévérance au bien, à quelque
âme qu'il avait en sa charge.
Jamais quasi ce Bienheureux ne se chauffait, il souffrait des grands froids
et des chaleurs sans se plaindre. Le dernier hiver de sa vie, j'ai ouï dire à ses
domestiques qu'il ne voulut point qu'on lui donnât ni fins d'habits, comme sa
nécessité le requérait, et fut fort mal vêtu toute cette saison-là qui fut
extrêmement rude et froide. Il s'embarqua sur le Rhône en ce même temps pour
aller en Avignon trouver le sérénissime prince cardinal de Savoie qui le lui avait
commandé ; la bise étant extrêmement froide dessus l'eau, il ne voulut jamais
mettre son manteau, quelque presse qu'on lui en fit ; et l'un de ses aumôniers
qui vit cela m'a dit qu'il ne savait que penser, sinon que ce Bienheureux voulait
faire pâtir son corps. Il pâtit extrêmement en ce voyage ; car déjà il était accablé
de mal et à moitié mort. Il coucha néanmoins gaiement sur la dure.
Bref, il se mortifiait en tout ce qu'il pouvait, selon les rencontres, mais
d'une manière si discrète et si secrète qu'on avait peine à le découvrir, sinon
ceux qui le regardaient de près et avaient une particulière attention à remarquer
sa vertu.
Il disait que les menues souffrances donnaient occasion aux plus utiles
mortifications ; c'est pourquoi il ne dédaignait de souffrir par pure mortification
les piqûres des mouches et des taons qui lui piquaient la tête jusqu'à en faire
sortir du sang. Il souffrait toutes sortes d'incommodités corporelles, quelles
qu'elles fussent, sans s'en plaindre ni en témoigner la moindre répugnance,
recevant le tout de la main de Dieu. [148]
Le même jour, 29 juillet, elle a continué en ces termes sa déposition sur le vingt-huitième article.
Je dis aussi, sur la même tempérance de notre Bienheureux, qu'il a toujours
fui les mortifications apparentes, excepté les commandées de l'Église. Il n'avait
aucune singularité en pas une de ses actions, ains il était attentif à mener une
vie commune où rien ne parût de ces choses que le monde estime tant ; toute la
beauté de cette sainte âme était au dedans, en la perfection de toutes les vertus
que Dieu y avait divinement arrangées, et dont le lustre paraissait en la
perfection avec laquelle il accomplissait toutes ses actions ordinaires, lesquelles
il pratiquait d'une manière très-extraordinaire.
Enfin, il préférait les mortifications qui se présentaient d'elles-mêmes,
pour petites qu'elles fussent, aux grandes qui se faisaient par élection,
disant : Où il y a moins de notre choix, il y a plus de Dieu. Ainsi notre
Bienheureux ne passait heure sans pratiquer la mortification intérieure, y
employant toutes les occasions qui se présentaient à lui, les divertissements
qu'on lui faisait à tout propos de ses plus importantes affaires, les contradictions,
rencontres et tous tels sujets mortifiants qui lui arrivaient continuellement ; et
jamais ce Bienheureux ne se plaignait, parce qu'il regardait en tout la conduite
de la divine Providence, aux dispositions de laquelle il s'était totalement
abandonné. Je le sais, je le crois, et il est vrai, et c'est chose notoire.
ARTICLE VINGT-NEUVIÈME
SA CHASTETÉ.

Ad vigesimum nonum respondit :


Je dis que c'est une vérité que je n'ai vu ni ouï être révoquée [149] en doute,
que celle-là de pureté et chasteté de notre Bienheureux. Personnes dignes de foi
m'ont assuré que feu M. de Sainte-Catherine, chanoine et pénitencier de Saint-
Pierre de Genève, homme signalé en vertu et piété, qui avait fort souvent
confessé notre Bienheureux, assura, lorsqu'il fut proche de la mort, que ce
Bienheureux était doué de cette vertu angélique de chasteté et sainteté, disant à
son frère, religieux et prieur de Talloire : « Je ne veux emporter en l'autre monde
cette vérité, et veut que tout le monde sache que Monseigneur de Genève est un
fidèle serviteur de Dieu, homme saint et vierge. »
Plusieurs autres personnes m'ont de même assuré de cette vérité de
chasteté, auxquelles ce Bienheureux s'en était déclaré, comme aussi il me l'a dit
naïvement à moi-même, et me semble que c'est une des choses qu'il me
recommanda de ne point dire pendant sa vie.
Ce n'a pas été une vertu sans épreuve ; car, comme plusieurs assurent, il a
été souvent tenté et rudement par diverses personnes, et ainsi en est la voix
publique. Ses domestiques et ceux qui l'ont fréquenté plus particulièrement
m'ont dit que oncques ils ne se sont aperçus que ce Bienheureux, en ses paroles,
en son maintien, ni en pas une de ses actions, eût donné le moindre ombrage
contraire à cette vertu.
Il portait en son visage, en son maintien, et en toutes ses paroles et actions
l'image de la vraie pureté, innocence et pudicité ; il se tenait partout et en tout
lieu avec respect et modestie non pareille. Il a dit qu'il n'envisagea jamais
personne pour en savoir discerner ce qui était de beau ou de laid ; et quand il
n'avait plus les personnes présentes, il n'eût su dire comme leur visage était fait.
Je lui ai ouï dire ceci, je crois, avant que je fusse religieuse.
J'ai vu ce Bienheureux une infinité de fois en diverses compagnies et
actions, sans avoir jamais aperçu en lui le moindre dérèglement du monde, au
contraire j'ai toujours admiré son [150] égalité, sa gravité et son affabilité dans
la variété de tant d'actions et conversations, où il était toujours, pour familiers
et particuliers amis qu'ils fussent ; et cette gravité était accompagnée d'une
modestie si rare et si humble, que véritablement il tenait tout le monde en
respect.
Il recevait en son logis des femmes de toute qualité, il traitait avec elles,
comme avec toute autre personne, avec une grande affabilité ; mais sans aucune
familiarité, ni caresse qui fût tant soit peu messéante. La plupart n'allaient à lui
que pour traiter de leur conscience, il faisait toujours tenir la porte de sa salle
ouverte, ou de la chambre où il était, tandis qu'elles étaient dedans. D'ordinaire
il avait un de ses aumôniers avec lui, ou pour le moins un de ses valets de
chambre qui voyait ses actions ; et il disait qu'un évêque devait toujours être
accompagné de quelque ecclésiastique qui fût témoin de ses actions, pour en
rendre compte s'il était besoin.
Enfin ce prélat a toujours vécu avec tant de sagesse, de pureté et de
sainteté, que l'on l'a toujours tenu en réputation d'homme très-chaste, innocent
et vierge. Et c'est une chose vraie, notoire et publique.
ARTICLE TRENTIÈME
SON HUMILITÉ.

Ad trigesimum articulum respondit :


Je dis que j'ai toujours cru et connu par les paroles et actions de notre
Bienheureux Père, qu'il était parfaitement humble, non qu'il fît des contenances
ou qu'il dît des paroles d'humiliation, sinon fort rarement et quand le cœur les
lui dictait, car il parlait fort peu de lui et de ses appartenances, et disait qu'il ne
fallait parler de soi ni en bien ni en mal, et que se louer ou se blâmer était une
même racine de vanité. [151]
Il s'est fort peu découvert des vertus qui étaient en lui, sinon à quelques
personnes d'extrême confiance. Il ne publiait point aussi ses imperfections ;
mais il les avouait fort franchement et candidement ; il disait bien quelquefois
que s'il n'eût eu peur de scandaliser, il les eût dites librement.
Il parlait aussi quelquefois de ses propres défauts et de ce qui s'était passé
en sa vie pour se rabaisser ; ce qu'il faisait non-seulement pour s'humilier, mais
pour aider et consoler ceux à qui il parlait. Il relevait fort aussi le travail et la
capacité de quelque prélat, en déprimant la sienne propre.
Son humilité était cordiale, noble, véritable et solide, qui le rendait
totalement indifférent à l'honneur ou au mépris. Il avait une très-basse estime
de lui-même, il aimait le mépris et sa propre abjection, et faisait très-grand état
de celle pratique ; il me dit une fois qu'il avait travaillé trois ans entiers pour
acquérir cette vertu qu'il aimait et estimait souverainement.
Quand on le méprisait, il ne s'en altérait point. Il écrivit une fois, et j'ai vu
et lu la lettre écrite de sa main. « Plût à Dieu, disait-il, que je fusse autant
insensible à toute autre chose, que je le suis aux censures et mépris que l'on fait
de moi. » Jamais ce Bienheureux ne se vantait ni préférait à aucune personne.
Seulement il avait égard à sa dignité, pour lui conserver le respect qui lui était
dû, pour l'édification du prochain.
Il avait une très-merveilleuse dextérité pour couvrir le trésor des vertus qui
étaient en lui, pour n'attirer l'estime d'autrui. Une personne lui dit une fois que
le peuple de Paris l'avait en telle estime qu'il l'attendait comme un Saint ; il
répondit avec une profonde démission : « Je n'ai pas de quoi correspondre à
cette grande estime. » Quand ce Bienheureux parlait de quelque chose de
doctrine de grande importance, il laissait sortir ses paroles l'une après l'autre,
comme craintivement.
Quand des personnes lui rendaient de l'honneur et des [152] témoignages
de l'estime qu'elles faisaient de sa sainteté, ce bénin et débonnaire Prélat les
recevait d'une façon si débonnairement rabaissée, disant suavement qu'il fallait
leur laisser rendre leurs honneurs, et voyait-on clairement qu'il condescendait
pour les contenter, et honorer leurs honneurs mêmes. Aussi disait-il qu'il était
bon de ne rien entreprendre qu'après avoir été longtemps caché en terre et mort
à soi-même, et qu'alors on sera tiré et manifesté comme par force. Je dis par la
force du soleil de justice qui fait lever et manifester les choses de la terre.
Feu monsieur Louis de Sales, prévôt de son église cathédrale, qui le
connaissait fort particulièrement, m'a dit que ce Bienheureux avait sur toutes
choses un soin très-grand de couvrir ses bonnes actions, et avec une si admirable
dextérité qu'on n'apercevait quasi pas qu'il eût ce dessein.
Il avait en son port et en toutes ses actions une merveilleuse majesté, mais
accompagnée d'une si grande humilité, qu'il se rendait accessible à tous. Les
pauvres, les paysans mêmes l'abordaient avec toute confiance ; il se plaisait
avec eux, leur oyait raconter leurs petites affaires, et parlait même bien souvent
leur langage afin de se rendre plus familier avec eux ; il ne méprisait personne
pour chétive qu'elle fût. Il portait un très-grand honneur à toutes sortes de
personnes selon leur qualité, les nommant toujours le plus honorablement qu'il
pouvait ; il a donné pour règle à notre religion de faire ainsi. Aussi disait-il
« qu'il n'y avait homme au monde qui se souciât moins des honneurs que lui, ni
qui en voulût plus rendre. »
Les moindres services qu'on lui rendait, il les recevait avec un amour si
cordial, qu'il semblait qu'on ne lui devait rien. Une fois il demanda à une
personne si elle priait Dieu pour lui, elle fut tardive à répondre, pensant qu'il
n'en avait pas besoin, il lui répliqua avec grand sentiment : « Priez Dieu pour
moi afin que je ne périsse pas. »
Jamais ce Bienheureux ne s'empressait pour donner son avis, [153] ni pour
soutenir ses opinions ; il préférait volontiers celles des autres aux siennes ;
jamais il ne contrariait, ni ne contestait. Il cédait toujours aux opinions des
autres, sinon que ce fût en choses où le service de Dieu fut intéressé, ou le bien
du prochain ; car en cela il était ferme, mais sans mépriser toutefois les avis des
autres, ni aucune chose que l'on dit ; au contraire il approuvait autant qu'il se
pouvait les avis de tous. Il a toujours tenu cette méthode aux occasions qui s'en
sont présentées, et chacun l'a reconnu. Il avait un si grand désir de la perfection
du prochain, et si peur de lui donner de la confusion, qu'il ne se trouve personne,
comme je crois, qui en ait jamais reçu de lui, ni par son moyen.
Il avait à prix-fait de soumettre son jugement et sa volonté à celle d'autrui,
et disait qu'il avait plus tôt fait de s'accommoder à la volonté de tous que d'en
attirer un seul à la sienne. Il avait grand désir de maintenir notre religion en titre
de simple Congrégation, en quoi le très-illustre cardinal Bellarmin était de son
opinion ; mais feu monseigneur de Lyon le pressa si fort sur ce sujet, que le
Bienheureux lui condescendit de nous mettre sous la règle de Saint-Augustin,
et lui écrivit ces paroles : « Je réprime mes désirs en regardant la Providence de
Dieu, je me tais et acquiesce à votre jugement et conseil. »
Il disait ce Bienheureux qu'il fallait désirer que tout le monde réussisse
mieux que nous aux choses extérieures qu'ils entreprennent, comme de bien
prêcher, de bien parler, de bien écrire, et choses semblables. « Car, disait-il,
l'humilité nous doit faire anéantir en toutes choses qui ne sont pas nécessaires
pour notre avancement en la grâce. »
Une fois qu'il retournait de prêcher d'un grand et signalé auditoire, je lui
demandais s'il était satisfait de son sermon : « Non, me dit-il, mais
qu'importe ? » ne se souciant nullement de l'estime du monde.
Il ne voulait pas paraître humble, mais homme de moindre [154]
considération que l'on ne l'estimait ; car il savait qu'il était en grande estime ;
sur quoi un jour il m'écrivit qu'après avoir lu celle que je lui avais écrite, il se
promena quelques tours dans sa chambre, les yeux pleins de larmes, considérant
ce qu'il était en comparaison de ce qu'on l’estimait, et disait que « nous ne
devions pas nous estimer meilleurs devant les hommes que nous n'étions devant
Dieu. »
Il ne pouvait souffrir les louanges qu'on lui donnait surtout en public. Un
digne prélat, et un grand père de religion, le louèrent hautement une fois en
pleine chaire et en sa présence, dont il était si confus qu'il ne savait lever les
yeux ; on dit qu'il en pensa tomber malade, et qu'il en fit une bonne remontrance
au prélat.
Ce Bienheureux ne se dédaignait aucunement de tirer son chapeau aux
personnes de moindre condition, aux paysans, et même à ses domestiques avec
beaucoup d'affabilité, et disait souvent à tous, selon les rencontres, des paroles
de grande bonté.
Ce Bienheureux disait « qu'il fallait être grandement fidèle à la pratique
des moindres vertus et ne rien négliger ; qu'il vaut mieux être grand en la
présence de Dieu, en l'exercice d'icelles, que petit en sa présence avec des vertus
qui paraissaient grandes aux yeux du monde. »
Il m'a dit que n'eût été que ses serviteurs se fâchaient, il se fût servi soi-
même. Il aimait cette précieuse vertu et la pratiquait en toutes rencontres, en ses
habits, en ses meubles et en tout avec un soin non pareil.
L'on le logea en cette ville d'Annecy en une maison où il y avait de grandes
chambres, de grandes salles et grandes galeries ; il fit mettre au commencement
son lit en un fort petit cabinet, « afin, me dit-il, que m'étant promené tout le jour
dans ces grandes salles et galeries comme un prélat, je me trouve logé le soir
comme un pauvre petit homme tel que je suis. » [155]
Ce Bienheureux recommandait cette vertu à tous ses plus dévots, surtout
à nous autres religieuses de la Visitation. Un jour étant entré en notre monastère
de Lyon pour confesser une malade, on lui mit de l'encre et du papier sur une
table, et le pria-t-on qu'il écrivît ce qu'il désirait le plus de nous ; ce qu'il fît,
écrivant avec beaucoup d'attention au commencement de la page, HUMILITÉ, et
n'écrivit autre chose, nous montrant par là l'estime qu'il faisait de cette vertu.
J'ai su de ses domestiques que quand il allait par la ville, et qu'ils voulaient
faire détourner les passants, surtout quand ils étaient chargés, il les en
empêchait, disant : « Ne sont-ils pas hommes comme nous ? » et d'un même
temps, il prenait le lieu le moins commode.
Ce Bienheureux témoignait aussi son humilité, lorsque allant par les
champs, il se plaisait d'être mal logé dans des petits et chétifs lieux, il disait
« qu'il n'était jamais mieux que quand il n'était pas bien. » Au dernier voyage
qu'il fit à Lyon, il préféra la maisonnette du jardinier de notre maison de la
Visitation (et se logea dans la chambre où couchait le confesseur) à plusieurs
autres logis commodes qui lui furent présentés tant par des religieux que les
séculiers qu'il refusa tous, tant parce qu'il se plaisait à la petitesse, que pour
n'incommoder personne.
Ce Bienheureux disait « qu'il fallait cacher notre petitesse dans la grandeur
de Dieu, et demeurer là à couvert comme un petit poussin sous l'aile de sa mère ;
que bienheureux étaient les humbles et pauvres d'esprit, qu'ils marchaient
confidemment et arriveraient heureusement au port. »
« Laissons volontiers, disait-il une autre fois, les suréminences de ces
vertus éclatantes aux âmes relevées ; nous ne méritons pas un rang si haut au
service de Dieu. »
Jamais l'on n'a ouï dire que ce Bienheureux se soit procuré aucune dignité,
ni les hautes chaires des grandes villes pour [156] prêcher, mais qu'il en a refusé
plusieurs ; il n'avait nulle ambition, comme il disait, sinon de pouvoir employer
utilement ses jours pour le service de Dieu.
Il dit une fois à monseigneur de Genève son frère et successeur, et à moi
aussi, qu'il n'eût pas voulu faire trois pas pour aller prendre un chapeau de
cardinal. Il écrivit une fois, et j'ai vu la lettre écrite de sa main : « De deux côtés,
j'ai des nouvelles que l'on me veut relever plus haut devant le monde, l'un de
Rome, et l'autre de Paris. Ma réponse est devant Dieu. Non, ne doutez point, je
ne ferais pas un seul clin-d'œil pour tout le monde ensemble ; je le méprise de
bon cœur. Si ce n'est la plus grande gloire de Dieu, rien ne se remuera en moi. »
Le 30 du même mois de juillet, à sept heures du matin, elle a poursuivi sa déposition en ces termes :
Continuant de déposer sur le précédent article, je dis qu'une autrefois l'on
proposa à notre Bienheureux certains agrandissements ; il écrivit, et j'ai vu la
lettre écrite de sa main et l'ai lue : « Que mon âme, dit-il, me fait grand plaisir,
de ne les vouloir pas seulement regarder et de ne tenir non plus de compte de
cela que si j'eusse été en l'article de la mort, auquel tout le monde ne semble
qu'une fumée ! » Un jour on lui demanda, ainsi ;que des personnes dignes de
foi me l'ont dit et assuré, quelle des huit béatitudes il aimait le plus ? Il répondit :
« Bienheureux sont ceux qui soufrent pour la justice. Je voudrais, certes, ajouta-
l-il, qu'au jour du jugement dernier, que toutes choses seront révélées, ma
justice, si aucune s'en trouve en moi, fut cachée à tout le monde, et ne fut vue
que de Dieu seul. » Voilà les véritables sentiments d'humilité qu'avait notre
Bienheureux Père. [157]
En la pratique même des vertus, il choisissait les meilleures et non les plus
estimées et apparentes : il préférait l'humilité, la douceur du cœur, le cordial
support du prochain, la condescendance aux inclinations d'autrui, la pauvreté
d'esprit, la modestie et simplicité et telles autres petites vertus qui
naissent, disait-il, au pied de la croix, et qui ne paraissent point aux yeux des
hommes, ains mortifient et sanctifient le cœur, que non pas se faire regarder et
admirer par des jeûnes extraordinaires, par des haires, disciplines et autres
mortifications et actions extérieures que le monde estime tant. Ses délices
étaient de n'être vu que de Dieu.
Un de ses amis lui écrivit un jour la grande estime que l'ou faisait du fruit
qu'on recueillait de sa conversation. « Certes, lui répondit-il, je désirerais de
vous voir ici pour vous éclaircir de ma vileté, laquelle, en effet, est si grande,
que, pour tout je ne suis qu'un fantôme et une vraie ombre d'ecclésiastique, sans
avoir aucune expérience de ce qu'après les autres je dis et écris. »
Une autrefois, un religieux écrivit à ce Bienheureux une lettre de grandes
louanges ; il répondit à ceux qui la lui avaient apportée : « Ce bon Père dit que
je suis une fleur, un vase de fleurs et un phénix ; mais, en vérité, je ne suis qu'un
puant homme, un corbeau, un fumier, je suis le plus vrai néant de tous les
néants, la fleur de toute la misère humaine ; je suis marri que ce bon Père
n'occupe son esprit à quelque chose de meilleur. »
Mais notre Bienheureux disait toutes ces choses en vérité, comme il les
croyait ; et, pour conclusion, j'assure en toute vérité et sincérité de n'avoir jamais
remarqué, en pas une des paroles et actions de notre Bienheureux, qu'il eût tant
soit peu de dessein de s'élever ni de rechercher aucune gloire devant le monde ;
au contraire, j'ai toujours remarqué qu'en toute occasion il pratiquait cette vertu
[158] d'humilité, autant qu'il lui était possible. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE TRENTE ET UNIÈME
SA PATIENCE.

Ad trigesimum primum articulum respondit :


Je dis que c'est une vérité publique et notoire à tous, que notre Bienheureux
fondateur était doué d'une très-excellente patience, laquelle était inébranlable et
invincible (comme disait M. l'abbé d'Abondance, homme de grande réputation
pour sa probité et rare piété, qu'il a témoignée tant en remettant son abbaye entre
les mains des pères Feuillants, que se rendant lui-même de leur congrégation).
Cette vertu n'avait point de bornes en notre Bienheureux, il l'étendait à
souffrir universellement tout ce que Dieu lui envoyait ou permettait lui arriver.
Je l'ai vu attaqué plusieurs fois de diverses contradictions bien sensibles ;
quelquefois, pour des persécutions qu'on faisait à messieurs ses Frères, et à
d'autres de ses parents et à des citoyens de cette ville ; mais toujours il demeurait
en sa patience et quiétude. Une fois, sur le point de l'une de ces occasions, je lui
demandai s'il n'avait point été touché au cœur : il répondit : Jamais plus de paix.
Il était de même en cette égalité, tant en ses afflictions, perte des siens, que
maladie. Bref, en toute occasion, l'on le voyait toujours lui-même : les douleurs,
les pertes, ni la malice des hommes ne le troublaient jamais ; c'était un cœur
absolument pacifique et patient, exempt de toute sorte de malice et de revanche,
ainsi que chacun l'a expérimenté.
Ce Bienheureux était encore très-patient aux injures, mépris et censures
que l'on faisait de lui, auxquelles, comme j'ai ci-devant dit, il était quasi
insensible. Il lui en est arrivé plusieurs [159] fois, en divers temps et occasions,
non pour mal qu'on lui voulût, puisque jamais que l'on ait su, il n'a donné sujet
d'être méprisé, ni n'a désobligé personne, mais parce qu'il ne pouvait satisfaire
lorsqu'on lui demandait des choses injustes.
Il disait que le temps des contradictions et afflictions était celui de la belle
moisson, que pendant cette saison il fallait recueillir les bénédictions des
contradictions, que l'on profite plus en un jour de ce temps qu'en dix d'autre
saison ; et que Dieu parlera pour ceux qui se tairont, triomphera pour ceux qui
endureront, et couronnera la patience d'un salutaire événement. Il écrivait une
autre fois : « Ne fâchez point ce pauvre cœur, mais aidez-le doucement à
toujours s'avancer à la sainte résignation de soi-même ; une once de cette vertu
acquise parmi les contradictions, reproches, piques, censures et réprimandes
vaut mieux que dix livres acquises d'autre sorte. Ah ! que nous sommes heureux
d'avoir juré une éternelle fidélité à notre cher Maître ! Il ne faut sinon avoir
patience en vivant vertueusement ; car il nous arrivera assez d'occasions
d'endurer. »
Une personne digne de foi et témoin oculaire, voire plusieurs autres, m'ont
raconté qu'une fois un certain gentilhomme, n'ayant pu obtenir de notre
Bienheureux la collation d'un bénéfice de cure pour un prêtre vicieux et ignorant
que ce gentilhomme lui présentait, il se mit en telle passion qu'il dit à notre
Bienheureux mille sortes de paroles injurieuses, menaçantes et outrageuses ;
jamais ce Bienheureux ne lui fit aucune repartie que de douceur, en lui
représentant les raisons qu'il avait de ne lui accorder pas ce qu'il demandait.
Une autre fois, ce Bienheureux vint en notre parloir ; et, comme la
supérieure qui était alors avait su quelque indignité qui lui avait été faite où il
avait bien témoigné sa patience, il répondit : « Si une personne m'avait arraché
les yeux, et qu après je la pusse voir, je la regarderais avec autant [160] d'amour
et de douceur que si elle ne m'avait point fait de mal. »
Il porta avec une patience incroyable une persécution qu'on lui fît en la
personne d'un jeune homme de qualité qu'on lui avait confié ; c'a été la plus
rude et sensible attaque qu'il ait soufferte en sa vie, il la supporta patiemment
sans en faire nulle revanche ; au contraire, je sais qu'il a fait beaucoup de bien
temporel et de grandes assistances à ceux qui lui firent plus de mal en cette
occasion, et je l'ai vu converser, avant que je fusse religieuse, avec quelques-
unes de ces personnes-là, avec toute sorte de douceur et courtoisie, quoiqu'il n'y
eût pas longtemps qu'elles lui avaient fait déplaisir.
Certains religieux, peu observants, le contrarièrent et persécutèrent en une
affaire qu'il avait fort à cœur, jusqu'à en venir à des violences et voies de fait
insupportables à tout autre qu'à lui, même en sa présence, dont il reprit les
religieux fortement, quoique avec son accoutumée douceur. De là à fort peu de
jours, le supérieur de cette maison l'alla prier de leur faire quelque signalée
courtoisie, ce qu'il lui accorda avec une entière débonnaireté, de quoi étant
étonné quelqu'un de ses amis qui savait ce qui s'était passé, il lui dit : « Si ce
Père m'eût demandé un de mes bras, je le lui eusse donné. »
L'affront public qui lui fut fait par un religieux d'un Ordre fort réformé,
lequel en pleine chaire et en trône de vérité, témoigna sa passion, la déchargeant
sur le livre de Philothée, qui a reçu un accueil si universel de toutes sortes de
personnes, et, en tous pays, bafoua rudement et reprit aigrement le Bienheureux,
de ce qu'enseignant la dévotion civile aux âmes qui sont dans le siècle, et qui
vivent dans les ménages et les cours des princes, il leur avait donné des règles
de ce qu'elles devaient observer parmi les jeux et les bals pour éviter l'offense
de Dieu en des actions si périlleuses et si dangereuses ; ceci étant rapporté au
Bienheureux, il dit : « S'il lui eût plu [161] considérer que j'avertissais
soigneusement du danger qui est en de semblables occasions ; que je suis, en
ces conseils, la véritable doctrine des plus saints et savants théologiens, même
l'avis de saint Louis roi de France, docteur digne d'être suivi en l'art de bien
conduire à la vie dévote les courtisans ; car je crois que s'ils eussent pris garde
à cela, leur charité et leur discrétion n'eussent jamais permis à leur zèle, pour
rigoureux et austère qu'il eût été, d'armer leur indignation contre moi. »
Peu devant le décès de ce Bienheureux, je vis un simple ecclésiastique lui
faire une rodomontade assez vive, avec des reproches extravagants, qui n'étaient
causés que sur quelque incommodité et immortification de celui qui se
plaignait. Ce Bienheureux supporta cela avec une patience entière, sans lui dire
autre chose que quelques paroles de douceur pour l'accoiser.
J'ai appris d'une personne digne de foi, qu'un homme de cette ville
d'Annecy lui avait dit qu'ayant imprudemment cru que le Bienheureux lui avait
causé quelque dommage, que souvent en compagnie il avait parlé de lui en des
termes licencieux, qu'enfin, au bout de quelque temps, notre Bienheureux le
rencontrant, l'aborda et lui dit avec sa douceur ordinaire : « Eh bien ! vous me
voulez mal, je le sais, ne vous en excusez point ; mais je vous assure que quand
vous m'auriez crevé un œil, je vous regarderais de l'autre de bon cœur. »
Une autre fois, un ecclésiastique n'ayant pu obtenir de lui une cure qu'il lui
demandait injustement, n'en étant point capable, fut si insolent que de faire un
libelle diffamatoire contre l'honneur de ce Bienheureux, de ses plus proches et
de ses officiers, et le lui présenta, lui, étant en son siège en son église cathédrale,
et le Bienheureux le reçut, et étant retiré en son logis, le lut paisiblement et le
méprisa, et jamais ne voulut que son Chapitre, qui voulait faire châtier cette
impudence, en [162] fit aucune poursuite, et depuis ce Bienheureux a procuré
beaucoup de bien à ce personnage-là, le caressait extraordinairement, et lui
faisait des honneurs qui ne lui étaient pas dus. Ainsi, sa maxime était de
supporter le prochain jusqu'à l'extrémité, et enseignait à ses dévots de faire ainsi,
disant que si l'on perdait quelque chose du sien pour ce sujet, que Dieu en
récompenserait bien, ajoutant que lorsqu'on était contraint de dire le tort du
prochain pour la conservation de quelque juste droit, il ne fallait dire que ric-à-
ric ce qui était nécessaire pour l'affaire présente.
Une autre fois ce Bienheureux disait : « Il faut que les hommes aient
patience les uns avec les autres, et les plus braves sont ceux qui supportent le
mieux les imperfections d'autrui. »
Jamais ce Bienheureux ne faisait aucun ressentiment ni revanche des torts
qu'on lui faisait, ains il souffrait et excusait tout avec une bonté incroyable ; il
tâchait de regagner le cœur de ceux qui s'étaient sans raison altérés contre lui,
comme il lui advint à Paris à l'endroit d'un certain homme qui avait été ministre
des hérétiques, et s'était converti à la foi catholique, lequel avec arrogance non
pareille et par des questions pleines de témérité, argua impudemment notre
Bienheureux Fondateur, ainsi que lui-même me l'a dit ; il lui répondit et le traita
avec tant de douceur, et par des raisons si efficaces, que cet homme dit depuis
que s'il ne l'eût traité de la sorte, il était résolu de retourner à l'hérésie ; et dès
lors notre Bienheureux lui procura tout le bien qui lui fut possible, et en diverses
occasions lui a fait et fait faire de grandes charités, et cet homme qui était fort
pauvre et chargé de famille n'avait de refuge plus assuré en sa misère que vers
notre Bienheureux.
Une fois, il fut persécuté et censuré contre raison pour avoir donné, étant
à Paris, un conseil conforme au commandement du Concile de Trente, et qui
regardait le salut des âmes des [163] personnes conseillées. Comme le
Bienheureux fut averti de celle calomnie qu'on lui donnait, il écrivit : « Pour
moi, je dis qu'il faut que je pratique l'enseignement de saint Paul : Ne vous
défendez point, mes bien-aimés, mais laissez le passage à la passion. Au reste,
la Providence suprême sait la mesure de la réputation qui m'est nécessaire pour
bien faire le service auquel elle me veut employer ; je n'en veux ni plus ni moins
que ce qu'il lui plaira que j'en aie. »
Une autre fois, sur ce même sujet, il écrivit : « Je ne suis pas grandement
touché des censures ni des blâmes qu'on jette contre moi pour ce sujet ; car je
sais que devant Dieu je suis sans coulpe ; mais je suis pourtant marri du
soulèvement de tant de passions autour d'une affaire où j'en ai eu si peu ; ceux
qui me connaissent savent bien que je n'entreprends rien ou presque rien avec
passion et violence, et que quand je fais des fautes, c'est par ignorance ; je
voudrais bien regagner la bonne grâce de ces messieurs en faveur de mon
ministère. Si je ne puis, je ne laisserai de cheminer en icelui par infamie et par
bonne renommée, comme séducteur et toutefois véritable. Bref, je ne veux ni
de vie, ni de réputation, qu'autant que Dieu voudra que j'en aie, et je n'en aurai
jamais que trop selon ce que je mérite. » J'ai vu toutes les choses susdites écrites
de la main du Bienheureux, et les ai lues.
Il me serait impossible, et je serais trop longue si je rapportais ici toutes
les contradictions et injustices que ce Bienheureux a souffertes, et même pour
la correction des prêtres, rébellion de quelques religieux, et des fréquentes
censures bien âpres de quelques personnes qui le contrariaient sans aucune
occasion, que celle que ce Bienheureux s'adonnait et s'assujettissait trop au
service du prochain pour lequel il quittait tout ; de quoi ses domestiques mêmes
l'affligeaient, et quasi-ordinairement il ne pouvait faire le bien qu'il désirait,
sinon parmi de continuelles [164] contradictions ; et toutes ces choses, il les a
souffertes avec une patience extraordinaire ; et de ceci j'en ai une particulière
connaissance, outre que j'en ai été encore assurée par une personne digne de foi,
de grande probité, témoin oculaire de toutes ses actions durant longues années.
Quant à la patience de ce Bienheureux en ses maladies, elle était
incroyable ; il en a eu deux très-grandes, longues et douloureuses devant qu'être
sacré évêque ; et du depuis, comme il redoublait ses travaux, aussi ses infirmités
corporelles furent plus continuelles. Les premières années après son sacre il eut
une fièvre continue.
Quelques années après, il alla au bailliage de Gex, lieu de son diocèse,
pour le rétablissement de la foi catholique en quelques paroisses ; il y travailla
tant et si continuellement, nonobstant la véhémence des chaleurs qu'il faisait
alors, qu'il chargea une fièvre avec laquelle il ne laissa de continuer plusieurs
jours, et jusqu'à ce qu'il eût parachevé ce qu'il avait entrepris, si qu'il retourna
en sa maison et fut extrêmement malade et assez longuement.
Il fut aussi longuement et dangereusement malade à Paris, au dernier
voyage qu'il y fit, pour s'être trop accablé de travail à force de prêcher, officier
pontificalement, faire des conférences, des disputes contre les hérétiques,
recevoir des confessions et faire autres exercices de piété.
Il fut aussi grandement malade à Turin, au dernier voyage qu'il y fit, par
l'excès du travail qu'il prit de confirmer presque d'innombrables personnes dans
une ville de Piémont, que des grandes veilles qu'il était contraint de faire,
nonobstant son infirmité, afin de pouvoir satisfaire aux désirs et aux demandes
des révérends pères Feuillants, auxquels il devait répondre ayant présidé, en
leur Chapitre général, comme aussi de satisfaire à la dévotion de plusieurs âmes
qui voulurent le consulter et se confesser à lui. Bref, il ne se peut dire ce que ce
[165] Bienheureux souffrit au séjour qu'il fit en ce pays-là, tant par la
véhémence des chaleurs que pour l'incommodité et puanteur du logis où il était ;
car il ne voulut jamais prendre celui que la sérénissime princesse de Piémont
lui avait fait préparer. Ainsi, accablé de mal, il repassa les monts avec des
douleurs et incommodités quasi-insupportables, étant travaillé des hémorroïdes
dont il perdit quantité de sang, et fut tellement accablé de mal que ses serviteurs
appréhendaient de le voir mourir avant qu'il fût arrivé en sa maison. Ce qu'il
souffrit en ce voyage de trois mois ne se peut dire ni savoir, Dieu seul le sait ;
et jamais en toutes ces occasions de toutes les maladies susdites, il ne témoigna
aucun ennui ni chagrin, ne se plaignant ni du mal, ni des incommodités du
chemin. J'oubliais de dire qu'il eut une douleur de reins si violente, allant en
Piémont, qu'il était contraint de faire arrêter souvent les hommes qui le
portaient.
En l'environ de dix-neuf ans que j'ai eu l'honneur de le connaître, je le
voyais ou entendais dire très-souvent qu'il avait des incommodités tantôt de
fièvre, mal d'esquinancie, de grands catarrhes et dévoiements d'estomac et de
ventre qui l'abattaient et affaiblissaient grandement, outre son mal
d'hémorroïdes, qu'il a gardé longues années avec des incommodités bien
grandes.
En ses dernières années, toutes ses incommodités redoublèrent ; il pâtissait
de violentes douleurs d'estomac, de reins et de tête, des douleurs et faiblesses
de jambes qu'il eut même ouvertes ; il avait des lassitudes si grandes qu'il faisait
pitié de le voir marcher, et plusieurs autres incommodités que l'on n'a pas sues,
lesquelles toutes il couvrait tant qu'il pouvait, ne changeant point de vie, de
façon, ni de visage ; l'on connaissait seulement à sa couleur quand il se trouvait
mal ; car il ne prenait point le lit pour toutes telles incommodités, ains seulement
pour les grosses maladies. [166]
L'on n'a jamais ouï dire, ni vu, à ce que ses domestiques assurent (et moi-
même en ai eu la même connaissance avant que je fusse religieuse), qu'il ait
donné en toutes ses maladies le moindre signe d'impatience ; il était toujours
doux, paisible et patient, même gracieux à ceux qui le servaient ; jamais il ne se
plaignait, ne faisait mine ni grimace ; ains il supportait son mal et recevait les
remèdes, les viandes et les services qu'on lui faisait, sans témoigner aucun
désagrément, ni chagrin ; il estimait fort peu ce qu'il souffrait, et prenait son
mal fort en gré pour l'amour de Notre-Seigneur.
Je sais assurément, car il me l'écrivit une fois, que tandis qu'il était dans le
lit pour le repos corporel, il s'occupait avec plus de soin à la considération des
biens éternels et à l'avancement de son âme à l'union avec Dieu, et disait qu'on
servait Dieu plus saintement en souffrant qu'en agissant, ajoutant que Notre-
Seigneur nous avait plus sauvé, s'il fallait ainsi dire, en souffrant qu'en agissant.
Il ne voulait pas pourtant qu'on fît des pénitences ni des austérités qui pussent
probablement attirer des maladies, « parce, disait-il, que nous devons cela à la
providence de Dieu et à la charité que nous nous devons à nous-mêmes ; mais
que s'il nous arrivait quelques maladies ou même raccourcissement de nos jours
pour faire l'oraison et vivre selon la dévotion et vertu, il faut bénir Dieu de ce
mal et le souffrir avec patience ; car comme il ne faut pas être grandement
attentif à la conservation de sa santé, cela ressentant la femme, aussi ne la faut-
il pas mépriser tout à fait, car cela ressentirait la fierté et barbarie. Il faut
compatir à Notre-Seigneur tandis que la santé est bonne, en le servant
fidèlement, et pâtir avec Notre-Seigneur quand il nous envoie des douleurs et
afflictions. »
Sitôt que ce Bienheureux était entre les mains des médecins, il leur
obéissait exactement, disant que Notre-Seigneur le voulait ainsi. Jamais il ne
censurait leurs ordonnances, et s'y [167] soumettait, bien que quelquefois il sût
que d'autres remèdes lui eussent été meilleurs. Il a ordonné à notre Religion de
la Visitation que cette pratique s'observât. Quand on lui demandait son mal, il
l'avouait franchement sans aucune exagération, et disait que ce n'était que des
moyens que Dieu donne pour se préparer à plus grandes souffrances et à la mort.
Quand on le pressait, devant qu'il fût alité, de prendre des remèdes, il répondait :
« Aussi bien faut-il mourir ; dix ans de plus ou moins, ce n'est rien », et disait
que rien ne le mettait en peine, que le soin que les autres avaient de lui. Et tout
ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE TRENTE-DEUXIÈME
SA DOUCEUR.
Le même jour, 30 juillet, à trois heures après midi, elle a répondu au trente-deuxième article.
Je dis que la douceur de notre Bienheureux était incomparable ; et c'est
vérité publique et notoire à tous ; mais en particulier ceux qui l'ont pratiqué,
l'ont connu clairement et expérimenté qu'il avait une douceur parfaite. Je ne
pense pas que l'on puisse exprimer la grande suavité et débonnaireté que Dieu
avait répandues en son âme. Son visage, ses yeux, ses paroles et toutes ses
actions ne respiraient que douceur et mansuétude ; il la répandait même dans
les cœurs de ceux qui le voyaient ; aussi disait-il que l'esprit de douceur était le
vrai esprit des chrétiens.
Il me dit une fois, qu'il avait été attentif trois années pour acquérir cette
sainte vertu, qui le rendait condescendant à tous, et faisait qu'il donnait au
prochain sa personne, ses moyens, ses affections, afin que chacun s'en servît
selon son besoin. [168]
« Je ne trouve point, disait-il, de meilleurs remèdes parmi les
contradictions, que de n'en point parler et n'en faire aucun semblant, et demeurer
avec grande douceur à l'endroit de celui qui l'a causée. »
Je sais qu'il a souvent reçu de bonnes censures de ses actions très-saintes,
et je l'ai vu moi-même, sans qu'il en témoignât un brin de ressentiment ; ains il
faisait des reparties avec douceur et cordialité pour satisfaire à ceux qui les lui
faisaient ; comme il arriva une fois, qu'une personne lui vint dire fort sèchement
que chacun se scandalisait de ce qu'il demeurait trop à aller au divin Office, il
répondit doucement : Ne font pas ces dames, lesquelles il sortait de confesser ;
puis s'en alla tout promptement et tranquillement. Bref, sa douceur était si
excellente que même de le voir on était excité à être doux et paisible. On lui
reprochait une fois qu'il était trop doux à certaines personnes, il répondit
doucement : « Ne vaut-il pas mieux les envoyer en purgatoire par douceur,
qu'en enfer par rigueur ? »
Je n'ai oncques ouï dire qu'on ait vu faire à ce Bienheureux aucune action
de colère. Une fois je le priai de s'émouvoir un peu sur le sujet de quelque
traverse qu'on faisait à ce monastère de la Visitation, il me répondit :
« Voudriez-vous que je perdisse en un quart d'heure un peu de douceur que j'ai
bien eu de la peine d'acquérir en vingt ans. » Aussi était-ce un dire commun
qu'il était sans fiel, comme en effet il ne s'en trouva point, quand après son décès
son corps fut ouvert par les chirurgiens, ains en la place fut trouvé quantité de
petites pierres triangulaires, ce qui témoigne clairement la force et la violence
qu'il s'était faite pour dompter la passion de colère. Aussi une fois en une juste
et grande occasion d'indignation et de courroux, il me dit qu'il avait été contraint
de prendre à deux mains les rênes de sa colère pour l'arrêter.
Quand on le reprenait de la trop grande douceur dont il usait à l'endroit des
prêtres délinquants, il répondait : [169] « Vaut-il pas mieux les convertir à
pénitence que les punir, puisque leurs offenses ne méritent pas la galère ni la
mort ; » et disait qu'il aimait mieux faillir par la douceur que par la rigueur, que
Notre-Seigneur avait dit qu'on apprit de lui à être doux et humble de cœur.
Plusieurs grands serviteurs de Dieu ont dit, même durant la vie de notre
Bienheureux, qu'ils ne voyaient rien qui leur représentât si vivement Notre-
Seigneur conversant parmi les hommes comme faisait ce Bienheureux ; qu'il
leur semblait que c'était la vraie image du Fils de Dieu, tant en sa vie, comme
en ses mœurs et conversations.
J'ai appris d'une personne digne de foi qu'un vénérable
ecclésiastique,[7] l'entretenant une fois de la douceur et condescendance de ce
Bienheureux, lui dit qu'il admirait extrêmement son excessive débonnaireté, et
qu'en une griève maladie qu'il avait eue à Paris, il ne recevait telle consolation
que de considérer l'infinie bonté de Dieu au sujet de celle de monseigneur de
Genève ; car si un homme peut être si bon, disait-il, combien à plus forte raison
devez-vous être bon, suave et gracieux, ô mon doux Créateur !
Sur une lettre piquante qu'on écrivit une fois à notre Bienheureux, il dit :
« Je n'oserais répondre sur un sujet de cette sorte, j'aime mieux prier Dieu qu'il
lui plaise de parler à son cœur et lui faire savoir sa volonté céleste. » Y a-t-il
une douceur et débonnaireté comparables ? Et cela est vrai, notoire et public
que Dieu avait prévenu ce Bienheureux en bénédictions de douceur.
Je l'ai vu en toutes occasions toujours en sa grande douceur et bénignité,
et parmi les affaires sérieuses il jetait des mots de grande affabilité cordiale.
[170]
ARTICLE TRENTE-TROISIÈME
SA DÉVOTION, SON ORAISON, ET SON ATTENTION À LA PRÉSENCE DE DIEU.

Ad trigesimum tertium articulum respondit :


Je dis, que je crois certainement que la vie de notre Bienheureux
Fondateur, à cause de l'extrême pureté de son intention en tout ce qu'il faisait, a
été une continuelle oraison ; car je puis assurer, selon la connaissance assez
particulière que Dieu m'a donnée par une longue communication avec ce
Bienheureux, tant par écrit que de vive voix, ayant été sous sa conduite l'espace
de dix-neuf ans, qu'en toutes ses actions, il ne prétendait autre chose que la plus
grande gloire de Dieu et l'accomplissement de son bon plaisir ; aussi disait-il
que la divine volonté était la souveraine loi de son cœur, et qu'en cette vie il
fallait faire l'oraison d'œuvre et d'action ; que la meilleure prière qu'on puisse
faire, c'est d'acquiescer entièrement au bon vouloir de Notre-Seigneur : autre
preuve que sa vie a été une continuelle oraison ; car je puis assurer qu'il marchait
quasi toujours recueilli en Dieu ; cela était aisé à reconnaître, quoique son
recueillement n'était point sombre, triste, et n'était nullement apparent, sinon à
ceux qui savaient sa méthode.
Il y a environ quinze années, que je demandai à ce Bienheureux s'il était
longtemps sans retourner actuellement son esprit à Dieu ; il me
répondit : Quelquefois environ un quart d'heure. J'admirai cela en un prélat si
occupé en tant de diverses et importantes affaires ; aussi enseignait-il à tous ses
dévots de faire continuellement ces retours d'esprit à Dieu, même parmi les
actions de Dieu, comme prêcher, confesser, étudier, lire, parler des choses
spirituelles et semblables.
En effet, ses sermons et entretiens, et ses avis ne tendaient [171] qu'à
acheminer les âmes à l'union de leur esprit avec Dieu tant par l'oraison, que par
l'action.
Il me dit une fois qu'il se tenait devant les rois et les princes sans aucune
contrainte, avec son accoutumé maintien, parce qu'il avait la présence d'une plus
grande majesté qui le tenait partout en égale révérence ; et bien qu'il fut à
l'ordinaire environné de monde et d'affaires, si tenait-il pourtant son cœur,
autant qu'il pouvait, toujours en Dieu. En voici la preuve : m'écrivant une fois,
il dit : « Je suis environné de gens, mais mon cœur est solitaire pourtant. »
Mais outre tout cela, c'est la vérité que notre Bienheureux avait reçu de
Dieu un grand don d'oraison et conversait avec Notre-Seigneur fort
familièrement et simplement, avec un amour de parfaite confiance. Une fois me
parlant de ce sujet, il faisait comparaison de son oraison à l'huile répandue sur
une table bien polie, laquelle va toujours se dilatant, que de même, de quelques
paroles ou pensées qu'il portait pour son oraison, sortait une douce affection qui
se répandait en toute son âme, et l'entretenait avec beaucoup de suavité.
Il m'a dit que la première pensée qui lui venait à son réveil, c'était de Dieu
et s'endormait en même pensée tant qu'il pouvait.
Il m'a dit encore qu'il avait un particulier contentement quand il se trouvait
seul, à cause de la toute présence de Dieu qui lui était alors plus sensible que
parmi le tracas des affaires et conversations. Je sais que quelquefois ce
Bienheureux, commençant à prier sans aucune préparation, il se sentait tout à
coup saisi et recueilli en Dieu.
Il disait que nous ne savions ce que c'était que du vrai service de Dieu, que
la vraie manière de le servir était de le suivre et de marcher après lui sur la fine
pointe de l'âme sans aucun appui de consolation, de sentiment, ni de lumières
que celle de la foi nue et simple ; ce n'est pas toutefois qu'il n'ait [172] reçu, et
très-souvent, de grandes lumières intérieures et même extérieures, qui
signifiaient combien Dieu avait agréable son oraison. Il m'a dit qu'une fois
disant son chapelet, entre jour et nuit, il s'apparut à lui deux colonnes de feu,
une grande et une petite, que d'abord il eut un peu de frayeur qui s'évanouit
bientôt ; et après un peu de temps elles s'en allèrent au coin de son oratoire, et
là se dissipèrent tout en bluettes. Monsieur de Thorens,[8] homme de rare piété
et très-digne de foi, m'a dit qu'étant allé une fois trouver le Bienheureux, il le
trouva dans sa chambre, tout ému ; ce que voyant ledit monsieur de Thorens le
pressa fort pour en savoir le sujet ; enfin le Bienheureux lui dit que comme il
priait Dieu en ce même oratoire qui n'était qu'un simple agenouilloir sur lequel
il y avait un crucifix, une boule de feu lui était apparue qui s'était dissipée tout
en bluettes par-dessus lui.
Environ cinq ou six ans avant son décès, parlant de l'oraison, il me dit qu'il
n'y avait pas des goûts sensibles, que ce que Dieu opérait en lui c'était par des
clartés et sentiments que Dieu répandait en la suprême partie de son âme, que
la partie inférieure n'y avait point de part.
Une autre fois parlant sur ce même sujet, il me dit qu'il avait eu de bonnes
pensées, mais que c'était plutôt par manière d'écoulement de cœur en l'éternité
et en l'Éternel, que par discours. Il ne prenait point garde, à ce qu'il m'a dit, s'il
était consolé ou désolé en l'oraison ; que quand Notre-Seigneur lui baillait de
bons sentiments, il les recevait en simplicité, que s'il ne lui en donnait point, il
n'y pensait rien.
Il a décrit dans son livre de l'Amour divin si délicatement et si hautement
tous les degrés de l'oraison et contemplation, qu'il est aisé à juger combien il
avait reçu éminemment ce don d'oraison ; aussi, quand on le voyait en prière, il
répandait [173] dans le cœur l'affection de l'oraison ; plusieurs personnes
assurent cela avec moi. Il en recommandait la pratique à ceux qui étaient sous
sa conduite avec une très-grande affection. L'année avant qu'il mourût, on
voyait clairement que son esprit était si pleinement détaché de toutes choses,
qu'il ne se pouvait appliquer qu'à Dieu.
C'est la vérité que, comme il m'a dit, il avait une grande facilité à l'oraison,
et que, pour l'ordinaire, il y recevait de grandes clartés et lumières ; et il avait
des sentiments d'union très-saints avec son Dieu, devant lequel il se tenait fort
abaissé avec profonde révérence et confiance. Quelquefois, il m'écrivait, que je
le souvinsse de me dire ce que Dieu lui avait donné en la sainte oraison, et le
voyant je lui demandai, il me répondit : « Ce sont des choses si simples et si
délicates que l'on ne peut rien dire quand elles sont passées. »
Quelque temps devant son décès, il ne pouvait quasi plus gagner le temps
pour s'occuper en saint exercice ; car les affaires et les infirmités l'accablaient.
Je lui demandai un jour s'il avait fait l'oraison : « Non, me dit-il, mais j'ai fait
ce qui la vaut ; » ce que je crois, et qui est aisé à juger par ce qui est dit ci-
dessus, qu'il se tenait toujours uni avec Dieu, faisant toutes ses actions pour ce
pur amour divin, et non pour autre considération.
Son confesseur ordinaire, qui ne l'abandonna guère de vue l'espace
d'environ quinze années, dit, qu'il a toujours cru que ce Bienheureux avait
quelque secrète intelligence avec Notre-Seigneur pour sa conduite intérieure et
une particulière connaissance de ses secrets. Je le crois, et qu'il avait une intime
et sérieuse occupation avec Dieu ; car jamais je n'ai reconnu, et l'on ne l'a jamais
vu, que je sache, attaché à aucun exercice de dévotion, ni à chose quelconque,
ains il se conservait une sainte liberté d'esprit pour faire toutes choses selon que
la divine Providence les lui offrait. On l'a vu souvent près de dire la sainte
messe, de faire l'oraison et autres exercices, lesquels [174] il retardait, voire,
même les quittait quelquefois tout à fait, quand le service du prochain ou
quelque légitime occasion le tenait à autre chose.
Une fois, en l'église de notre monastère de Lyon, il était tout revêtu et allait
à l'autel ; une personne de fort basse condition lui alla à la rencontre, le pria de
l'ouïr en confession ; le Bienheureux s'arrêta incontinent et l'entendit, et cette
chose-là il l'a faite une infinité de fois.
On ne le voyait jamais troublé, ni ennuyé, quand les affaires lui
survenaient à l'imprévu les unes sur les autres ; ains il les recevait avec douceur
de la main de Dieu, et non pas selon la raison humaine, comme a remarqué son
dit confesseur et moi aussi, ne regardant pas les choses ce qu'elles étaient en
elles-mêmes, mais en celui qui les envoyait ; ainsi il était toujours en oraison,
puisqu'il tenait continuellement son cœur exposé au bon plaisir de Dieu, auquel
il acquiesçait simplement, sans distinction ni exception quelconque.
Il disait souvent qu'une âme qui voulait servir Dieu parfaitement se doit
attacher à lui seul, le désirer ardemment et invariablement ; mais, quant aux
moyens de parvenir à cela, il ne s'y fallait attacher, ains qu'avec liberté il fallait
aller, quelque part que la charité ou l'obéissance nous appelle, et cela gaiement
et paisiblement.
On lui a vu pratiquer ces choses constamment ; cela est très-véritable et
connu de ceux qui le fréquentaient particulièrement.
Je dis, de plus, que c'est une vérité notoire à tous, que notre Bienheureux
récitait les Offices dans l'église avec une attention, révérence et dévotion tout
extraordinaires ; il ne tournait pas quasi les yeux, ni la tête, que là où il était
requis, et se tenait là avec une gravité très-humble, toujours debout, sans jamais
s'asseoir pour las et faible qu'il fût par tant de maladies, sinon quand il officiait
pontificalement, il se mettait en une haute [175] chaire. Il assistait toutes les
fêtes et veille des grandes fêtes à l'Office divin en sa cathédrale et aux Compiles
de Carême, avec telle dévotion et modestie qu'on voyait clairement qu'il avait
une parfaite attention à Dieu. Il y recevait de grands sentiments de Dieu et de
grandes lumières ; il m'écrivit une fois, que parmi la célébrité d'une certaine
grande fête, il lui semblait d'être parmi les chœurs des Anges.
Cela est sans doute qu'il disait tous les jours la sainte messe sans y
manquer, sinon pour quelque juste empêchement, comme de maladie, ou quand
il allait aux champs qu'il n'avait pas commodité d'église. Étant, ce Bienheureux
à l'autel, il était aisé à voir qu'il se tenait en une profonde révérence et attention
devant Dieu, il tenait les yeux modestement abaissés ; son visage était tout
recueilli, avec une douceur et sérénité si grande, qu'en vérité ceux qui le
regardaient avec attention en étaient touchés et émus de dévotion. Surtout à la
sainte consécration et communion, on voyait une candeur en son visage si
pacifique que cela touchait les cœurs. Aussi ce divin Sacrement était sa vraie
vie et sa force, et, en cette action, il paraissait un homme tout transformé en
Dieu. Il prononçait sa messe d'une voix médiocre et douce, grave et posée, sans
se presser, quelques affaires qu'il eût. Il me dit, il y a longues années, que dès
lors qu'il était tourné du côté de l'autel, il n'avait nulle distraction. Je sais des
personnes qui, l'ayant vu communier, en ont été tellement touchées de dévotion,
qu'elles n'en ont jamais su perdre l'idée.
C'est une chose que chacun a reconnue, que notre Bienheureux Père avait
une parfaite dévotion à Notre-Dame et un amour tendre accompagné d'une
filiale confiance ; il l'appelait sa dame, sa reine, sa maîtresse. Quand il prêchait
ses louanges, les jours de ses fêtes, à quoi il ne manquait jamais, c'était avec
une ferveur, facilité et allégresse toute particulière : « Vous savez, m'écrivait ce
Bienheureux une fois, que notre glorieuse [176] Maîtresse me donne toujours
un aide particulier quand je parle de sa divine maternité. Je la supplie, cette
sacrée Dame, de mettre sa main dans le précieux côté de son Fils, pour y prendre
ses plus chères grâces, afin de les nous donner avec abondance. »
« J'ai eu, me dit-il une autre fois, un ressentiment fort particulier du bien
que l'on a d'être enfant, quoique indigne, de cette glorieuse Mère. Entreprenons
de grandes choses sous sa faveur ; car si nous sommes un peu tendres en son
amour elle n'a garde de nous y laisser sans l'effet de ce que nous prétendons. »
En toutes ses nécessités, ce Bienheureux avait recours à cette glorieuse Dame
et recommandait fort à ses dévots de faire le même ; il a fait des pèlerinages en
son honneur à la chapelle de Lorette, à Notre-Dame de Compassion à Thonon
où il alla à pied, et en plusieurs autres lieux où cette sainte Dame est honorée
particulièrement. Il disait son chapelet tous les jours avec une très-remarquable
dévotion, et m'a dit qu'il trouvait tout son secours au Saint-Sacrement et à cette
Sainte Vierge de laquelle il avait reçu de très-particulières assistances, même
miraculeuses, comme j'ai dit ci-devant.
Il a mis notre Ordre qu'il a institué sous sa protection et sous le vocable du
sacré mystère de la Visitation, et nous a procuré le privilège de ne dire que le
petit Office de cette Bienheureuse Vierge, chose qui nous a été depuis
confirmée à perpétuité par notre Saint-Père le Pape Urbain VIII à présent séant ;
et l'intention de notre Bienheureux, en cela, fut qu'il y eût un Ordre dans l'Église
de Dieu tout particulièrement consacré et dédié à chanter jour et nuit les
louanges de cette souveraine Reine, de laquelle il a parlé si hautement et si
dignement dans ses livres, et même il lui a dédié son Traité de l'Amour de
Dieu. Et ceci est vrai, notoire et public. [177]
ARTICLE TRENTE-QUATRIÈME.
SON AMOUR DES ENNEMIS.
Le 31 juillet, à sept heures du matin, elle a répondu en ces termes au trente-quatrième article.
Je dis que c'est une vérité publique et notoire à tous, que notre Bienheureux
Fondateur aimait ses ennemis d'un amour cordial et charitable. Il l'a témoigné
par les effets, leur rendant le bien pour le mal en tout ce qui lui était possible,
ainsi que j'ai déjà montré au chapitre de la patience. Il a dit en plusieurs
occasions, sur diverses persécutions qu'on lui avait faites, que si ces personnes-
là lui eussent arraché un œil, il les eût regardées après d'aussi bon cœur que s'ils
ne lui eussent point fait de mal ; il disait qu'il fallait faire ainsi, que Notre-
Seigneur l'avait commandé.
On lui écrivit un jour qu'un certain gentilhomme parlait fort indignement
de lui en plusieurs compagnies ; il répondit : « J'en suis marri parce que le
prochain s'en offense ; mais moi, que pourrai-je faire, sinon prier Dieu pour
lui ? »
Un autre gentilhomme eut soupçon que notre Bienheureux avait procuré
certain legs à la maison de céans ; ce qui n'était pas vrai, et même qu'il était
absent. Ce gentilhomme l'alla trouver dans sa chambre et lui dit mille paroles
insolentes, approchant le poing pour le frapper ; mais ce saint Prélat ne s'en
émut, ni ne s'en indigna en façon quelconque ; et, le lendemain, ce gentilhomme
ayant été fort touché de la vertu de ce Bienheureux, et confus de sa faute, le vint
trouver, se jetant devant lui à genoux, et lui témoigna un vif ressentiment de sa
faute. Notre Bienheureux le reçut avec sa douceur et débonnaireté accoutumée,
et lui pardonna de très-bon cœur.
Sur quelque rude calomnie qu'on lui jeta pour un sujet [178] duquel il était
absolument innocent, il répondit à ceux qui l'en avertirent : « J'ai remis tous ces
mauvais vents à la providence de Dieu ; qu'ils soufflent ou qu'ils s'accroissent
selon qu'il lui plaira, la tempête et la bonace me sont indifférentes. Bienheureux
serez-vous, dit Notre-Seigneur, quand les hommes diront tout mal contre vous
pour l'amour de moi en mentant : si le monde ne trouvait à redire sur nous, nous
ne serions pas bonnement serviteurs de Dieu. L'autre jour, nommant saint
Joseph à la messe, je me ressouvins de cette souveraine modération dont il usa,
voyant son incomparable Épouse tout enceinte, laquelle il croyait être toute
vierge, et je lui recommandai l'esprit et la langue de ces bons messieurs, afin
qu'il leur impétrât un peu de cette douceur et débonnaireté, et tôt après il me
vint en l'esprit que Notre-Dame, en cette perplexité, ne dit mot, ne s'excusa
point, et la Providence de Dieu la délivra. Je lui recommandai cette affaire, et
me résolus de lui en laisser le soin, et de me tenir coi ; aussi bien, que gagne-t-
on de s'opposer aux vents et aux vagues, sinon de l'écume ? Vous êtes trop
sensible pour ce qui me regarde ; faut-il que moi seul au monde je sois exempt
d'opprobres ? »
Et ce que je viens de dire est vrai parce que ce Bienheureux me l'écrivit,
et j'en ai la lettre écrite de sa main.
Monsieur le curé de Viuz, nommé Louis de Genève, homme vraiment
vertueux et craignant Dieu, m'a dit que tandis que notre Bienheureux fut à Paris
en son dernier voyage, il poursuivit par son commandement des procès pour la
conservation des droits de l'évêché, contre plusieurs gentilshommes qui le
menacèrent fort ; mais pour cela, il ne laissa d'obtenir par justice ce qu'il
demandait avec dépens. Au retour de notre Bienheureux, quand il lui rendit
compte de cette affaire et des menaces qui lui avaient été faites, il l'écouta
paisiblement et lui dit : « Savez-vous que nous ferons, Monsieur le curé ? Je
veux que vous les alliez trouver, et leur disiez de ma part que je leur [179] quitte
ce qu'ils me doivent du passé et les dépens, pourvu qu'ils reconnaissent à
l'avenir, comme je les en prie, les droits de l'évêché. » Et le bon curé employa
quinze jours, aux dépens du Bienheureux, pour disposer ces gentilshommes
d'accepter la courtoisie qui leur était offerte ; ce qu'ils firent.
Une personne s'épancha une fois à dire force paroles piquantes de mépris
et de dédain contre notre Bienheureux et contre notre Ordre de la Visitation, et
cela dura environ deux ans ; il supporta cela sans aucune plainte, et, en une
occasion qui se présenta, il témoigna qu'il aimait cette personne-là tendrement
et m'écrivit : « O mon Dieu ! que je lui souhaite du bien ! je l'aime certes,
incroyablement. » Cette personne mourut, et ce Bienheureux en témoigna par
lettre beaucoup de douleur, et me dit seulement : « Je voudrais qu'elle se fût
excusée vers moi. Je prie Dieu tous les jours pour elle quand je suis au saint
autel. »
J'assure derechef, comme je le crois, que ce saint Prélat aimait tendrement
ses ennemis, leur faisait tout le bien qu'il pouvait ; aussi, communément, l'on
disait que qui voulait avoir quelque bien de ce serviteur de Dieu, il lui fallait
faire du mal ; car il n'avait point d'autre vengeance. Et c'est une vérité notoire
et publique.
ARTICLE TRENTE-CINQUIÈME
SON ZÈLE ET LA MULTITUDE DE SES PRÉDICATIONS.

Ad trigesimum quintum articulum respondit :


Je dis que c'est une chose publique et notoire à tous, que notre Bienheureux
Père a institué le catéchisme en cette ville ; il faisait lui-même les billets des
choses qu'il voulait enseigner. Il le faisait toutes les semaines, mais avec tant de
grâce, de [180] dévotion et de facilité que chacun y accourait ; il mêlait parmi
sa doctrine des histoires et comparaisons si convenables à son sujet, qu'elles
profitaient grandement ; chacun les pouvait emporter. Il interrogeait lui-même
les enfants avec tant d'affabilité et bonté paternelle, qu'il ravissait tout son
auditoire qui était toujours grand. Il ordonna certaines processions avec les
Litanies de Notre-Dame, auxquelles il assistait lui-même.
Après quelques années, et qu'il eut fait établir par son soin et vigilance les
pères Barnabites en cette ville, il leur en remit le soin et la charge, laquelle ils
continuent avec beaucoup d'utilité pour l'instruction de la jeunesse à la piété.
Notre Bienheureux a prêché plusieurs Carêmes en son diocèse, tant en
cette ville d'Annecy, qu'ailleurs, sans aucunement charger les villes de sa
dépense. Il a prêché un Avent, et une année entière les dimanches et fêtes en
cette ville, et avait pris pour sujet de ses prédications les Commandements de
Dieu ; et de plus, quand il était en ce lieu, il prêchait pour le plus souvent, les
dimanches et fêtes en quelque église de cette ville ; il prêchait souvent et tout à
fait à l'apostolique comme chacun disait, et avec un zèle et désir non pareil de
la conversion et profit des âmes ; j'ai reconnu clairement qu'il n'avait point
d'autre prétention que celle-là en ses sermons ; il ne pensait en façon quelconque
d'être grand prédicateur, encore qu'il fût tel véritablement, et reconnu pour tel
au jugement de tout le monde, ni n'en prétendait la réputation.
Il prêchait avec égale affection aux petites chaires comme aux grandes,
pourvu qu'il y fît autant de profit, comme il m'écrivit une fois, lui, étant à Paris :
« Je prêche ici, dit-il, devant ces princes et princesses ; mais je vous assure que
ce n'est point mieux, ni de meilleur cœur, que je ne prêchais à notre petite église
de la Visitation. » et c'est une vérité assurée qu'il cherchait purement le profit
des âmes et non l'applaudissement. [181]
Il allait en chaire avec grande humilité et dépendance du bon plaisir de
Dieu, il était particulièrement admiré en la grande facilité et clarté qu'il avait à
s'exprimer, et à donner une naïve et solide intelligence aux mystères plus
difficiles de notre sainte foi.
Au dernier voyage que ce Bienheureux fit à Paris, il y prêcha le Carême
entier ; outre lequel il fit un nombre innombrable de prédications presque par
toutes les églises.
La première fois qu'il fut à Paris, en six mois de séjour, il y fit pour le
moins cent sermons, à ce que témoignent les témoins oculaires, tant à la salle
du Louvre qu'ailleurs ; nombre d'hérétiques furent convertis par ses sermons,
surtout la grande famille des Raconis, de Paris, qu'il reçut en la foi catholique
et dont il y en a deux qui sont grands prédicateurs, l'un desquels est capucin.
Il prêcha un Carême à Dijon, tout entier, où il fut universellement admiré
et estimé comme un homme vraiment apostolique, y prêchant autant par sa vie
exemplaire que par sa doctrine. Là il s'acquit le cœur de tous, et en particulier
de messieurs du parlement, mais surtout celui de monseigneur l'archevêque de
Bourges mon frère, avec lequel il contracta une amitié très-particulière qu'ils
ont cultivée soigneusement, et assista mondit seigneur l'archevêque à sa
première messe et communia de sa main, parce que c'était le jeudi-saint ; et fit,
ce Bienheureux, cette action avec tant de révérence et de dévotion que plusieurs
personnes l'admirèrent. Ce fut en ce saint Carême que j'eus l'honneur et le
bonheur incomparable de connaître ce grand Prélat avec une satisfaction non
pareille de mon âme que je lui remis dès lors, et la lui confiai entièrement entre
ses mains.
Il a prêché encore deux Carêmes à Chambéry, devant le sénat de Savoie à
ses dépens, avec grande satisfaction de tout le peuple ainsi que j'ai appris.
Il a aussi prêché deux Carêmes et un Avent à Grenoble en la [182]
présence du parlement, et l'on ne saurait dire la créance qu'il acquit dans l'esprit
tant des grands que des petits, et combien il confirma d'esprits en la foi qui y
étaient chancelants à cause du mélange de l'hérésie, combien de libertins il a
ramenés aux bonnes mœurs, et combien d'enfants spirituels il s'acquit par les
exercices de piété et de dévotion. Même j'ai appris par la voix publique que les
habitants de Grenoble ont résolu de le prendre pour patron de leur ville aussitôt
qu'il aura plu à Sa Sainteté de le déclarer Bienheureux. Et pour preuve de la
grande vénération qu'ils ont à sa mémoire, j'ai remarqué que, tant de la ville de
Grenoble, que du Dauphiné, un grand concours de personnes de qualité et autres
viennent visiter son tombeau et y offrir des vœux. Et par tous ces lieux où ce
Bienheureux a prêché, il a été honoré et estimé comme un homme vraiment
apostolique et qui avait plus que de l'humain ; et en toutes ces villes il donnait
audience à tous venants et recevait grand nombre de pénitents à confession,
faisait force conférences, instruisait à la vie spirituelle, visitait les hôpitaux,
prisonniers et malades. Je lui ai vu pratiquer tout cela durant le Carême qu'il
prêcha à Dijon.
Jamais il n'a voulu recevoir aucun présent des villes où il a prêché, et je
sais assurément qu'il refusa de la vaisselle d'argent qui lui fut présentée à Dijon,
comme aussi il refusa une bourse pleine d'argent que madame la princesse de
Longue-ville lui offrit après qu'il eut prêché en la chapelle de la reine, à Paris,
comme c'est une coutume de Paris.
Bref, le zèle que notre Bienheureux avait pour la foi et le salut des âmes
ne se peut exprimer. Les continuels travaux qu'il a pris pour cela, le grand
nombre d'âmes qu'il a converties à la foi et celles qu'il a réduites au service de
Dieu sont des preuves évidentes de cette vérité.
Il écrivit une fois sur la perte spirituelle d'un ecclésiastique qui s'était allé
rendre hérétique en Angleterre : « O Dieu ! [183] dit-il, que de douleurs en mon
âme ! Certes, il est fort véritable que de ma vie je n'ai eu un si fâcheux
étonnement ; est-il possible que cet esprit se soit ainsi perdu ? mon âme ne se
peut accoiser de voir périr celle de cet ami. Oh ! qu'heureux sont les vrais
enfants de la sainte Église, en laquelle sont trépassés tous les enfants de Dieu !
Je vous assure que mon cœur a une continuelle palpitation extraordinaire pour
cette chute, et un nouveau courage de servir l'Église du Dieu vivant et le Dieu
vivant de l'Église. »
Il écrivit encore sur ce même sujet : « Oh ! que les hommes sont vains
quand ils se croient eux-mêmes ! Il est nécessaire que le scandale arrive ; mais
malheur par qui il arrive ! Ce jeune homme ne s'est jamais voulu gouverner à
mon gré ; toujours il a repoussé le joug très-doux de Notre-Seigneur. Or sus, je
ne désespère pas de le voir un jour repasser la mer et venir au port » (ce qui est
arrivé, parce que depuis il est retourné en l'Église catholique) ; « mais je pleure
sur lui de tout mon cœur. Il écrit sa perte, et dit : Je me retire de l'union de
l’Église pour me retirer en Angleterre, où Dieu, dit-il, m'appelle. Qui ne
gémirait sur ces mots, puisque se séparer de l'Église, c'est se séparer de Dieu ?
Or sus, Dieu tire sa gloire de ceux qui l'abandonnent. Il faut finir en vous
assurant qu'à la chute de ce jeune homme, Dieu m'a gratifié de nouvelles
douceurs, suavités et lumières spirituelles pour me faire tant plus admirer
l'excellence de la foi catholique. »
« Sachez, m'écrivit-il une autre fois, que me voici en mon triste temps ;
car depuis les Rois jusqu'au Carême, j'ai des étranges sentiments en mon cœur ;
car tout misérable, je dis détestable que je suis, je suis plein de douleur de voir
que tant de dévotions se perdent, je veux dire que tant d'âmes se relâchent ; car
ces deux dimanches derniers, j'ai trouvé nos communions diminuées de la
moitié, cela m'a bien fâché ; car encore que ceux qui les faisaient ne deviennent
pas [184] méchants, mais pourquoi cessent-ils de bien faire, pour les vanités ?
cela m'est sensible. C'est pourquoi, invoquons bien Dieu sur nous et le
remercions de quoi nous avons résolu de ne jamais en faire le même. Non, je ne
pense pas que nous eussions le courage de retarder ainsi de propos délibéré, un
seul pas de notre chemin, pour tout ce que le monde nous saurait présenter ;
non, sans doute, non, moyennant la grâce de Dieu. »
Je dis donc, que jamais l'on ne saurait exprimer l'ardent zèle qu'avait ce
Bienheureux pour la sainte foi catholique, apostolique et romaine, et pour la
prédication de la parole de Dieu. Et ceci est vrai, notoire et public.
ARTICLE TRENTE-SIXIÈME
SES OEUVRES DE MISÉRICORDE.

Ad trigesimum sextum articulum respondit :


Je dis que c'est la vérité que notre Bienheureux visitait les malades et
prisonniers, et qu'il est vrai qu'il était le père commun de tous les pauvres, et
qu'aucun nécessiteux et affligé qui a eu recours à lui, ou bien qu'il ait su leurs
besoins, qui n'en ait été secouru et aidé en la manière meilleure qu'il a pu.
Une fois, il alla visiter un vieillard qui sentait fort mauvais ; sa fille lui
dit : Monseigneur, il est à craindre que vous ne sentiez quelque mauvaise
odeur ; et il lui répondit : « Ce sont des roses pour moi. »
Et ceci est vrai, notoire et public, et en appert parce que j'en ai dit ci-dessus
en l'article de l'amour du prochain et autres. [185]
ARTICLE TRENTE-SEPTIÈME
SA PAIX DE L'ÂME, ET SON SOIN D'ACCOMMODER LES PROCÈS ET DE FAIRE RÉGNER LA PAIX.

Ad trigesimum septimum articulum respondit :


Je dis que notre Bienheureux Fondateur a été très-grand amateur de la
paix. Il n'égalait bien aucun à celui-là ; elle avait pris une si profonde racine en
son cœur, que rien ne le pouvait ébranler ; il disait souvent : Advienne qui
voudra, je n'en veux perdre un seul brin de paix, moyennant la grâce de
Dieu. » Il disait que rien ne devait être capable de nous ôter la paix, quand tout
se bouleverserait sens dessus dessous ; car qu'est-ce que tout le monde ensemble
en comparaison de la paix du cœur ? Comme il disait, il le pratiquait, et il a été
tenu de tous pour l'âme la plus pacifique qu'on ait vue.
Monseigneur de Bérulle, grand et rare personnage en vertu, piété et
éminente doctrine, général des pères de l'Oratoire de France, dit une fois à une
digne religieuse qui me l'a raconté, que notre Bienheureux possédait une
paix imperturbable ; et comme il avait en lui ce trésor, c'est la vérité qu'il le
communiquait aux personnes qui s'approchaient de lui, et l'on ne peut dire le
grand nombre de ceux qui, étant venus à lui tout troublés et inquiétés, s'en sont
retournés tranquilles et pacifiés. J'en parle par expérience, et l'ai éprouvé une
infinité de fois en moi-même, et en quantité d'autres personnes de ma
connaissance.
L'on disait communément, qu'il avait reçu ce don de donner la paix aux
âmes qui conféraient avec lui. Je me souviens de deux hommes qui se
disputaient une fois avec violence en notre parloir. Ce saint Prélat les regardait
avec une douceur très-grande, tantôt l'un, tantôt l'autre, leur disant des paroles
[186] si amiables, qu'enfin sa débonnaireté les toucha si fort qu'ils s'accoisèrent,
et les renvoya en paix.
Il conseillait cette sainte paix à toutes les âmes qu'il gouvernait, et sans
cesse il a travaillé pour la donner à tous ceux qu'il a pu.
Quasi-ordinairement il était occupé à faire des appointements entre ceux
qui voulaient plaider, quoiqu'il ne s'y plût pas ; car il haïssait à mort les procès
et toute sorte de conteste, comme il m'a dit une fois. Il a eu du travail et sans fin
en cet exercice qui lui occupait une grande partie de son temps ; car toujours on
le prenait pour surarbitre, soit en appointement de querelles entre personnes de
qualité, soit pour d'autres différends entre toute sorte de personnes ; il écoutait
paisiblement les plaintes d'un chacun sans s'ennuyer, ni montrer plus
d'affections aux uns qu'aux autres, et enfin il les renvoyait tous contents.
Le même jour, 31 juillet, à trois heures après midi.
Et continuant ma déposition, sur le même article trente-septième, je dis
qu'un avocat de cette ville d'Annecy avait fort offensé un des officiers de ce
Bienheureux, jusqu'à le frapper et à effusion de sang, et parce que ledit officier
était un ecclésiastique signalé ; l'instance pendante au sénat de Savoie tendait à
la mort, si le Bienheureux, remettant l'offense faite à sa dignité, n'eût encore
disposé son officier à pardonner ce grand outrage, et intercédé pour le coupable
envers la justice, qui par ce moyen en fut délivré ; action signalée et admirée
d'un chacun.
Une autre fois il fut prié par un homme de qualité de la ville de Genève
d'être arbitre d'un différend qu'il avait avec M. le comte de Saint-Alban,
seigneur en Savoie ; ce qu'il fit avec tant de prudence, que conservant les droits
de l'un et de l'autre, il [187] rendit content tant le sieur catholique que
l'hérétique ; d'où l'on peut recueillir quelle croyance les ennemis mêmes de
notre religion avaient en sa probité. Les procès qu'il a assoupis, et les différends
qu'il a accordés sont en nombre infini, vu que c'était occupation presque
ordinaire.
J'ai ouï dire à personnes dignes de foi, que nonobstant le bruit que les
procureurs et avocats et les parties faisaient autour de ce Bienheureux, jamais
il ne témoignait le moindre signe d'impatience, ni d'ennui en son visage, ni en
ses paroles, ni se troublait point quand les affaires ne réussissaient point ; ains
il se retirait avec son visage également content, bien qu'il eût perdu sa journée,
et reçu beaucoup d'incommodités en sa personne et en ses affaires, qu'il allait
reprendre avec sa douceur d'esprit, et autant de dévotion que s'il eût été en des
actions de piété, ainsi que j'ai su de son confesseur.
Je sais qu'il avait un soin particulier de se tenir recueilli en Dieu parmi ses
susdites occupations ; aussi disait-il qu'il fallait traiter les affaires de la terre
avec les yeux fichés au ciel, que tout ce qui se fait par amour est amour, le
travail ni même la mort n'est qu'amour quand c'est pour l'amour de Dieu que
nous les recevons.
Monsieur de La Roche, gentilhomme de vie exemplaire, rare piété et
doctrine, m'a dit qu'il avait assisté à plus de cent appointements avec notre
Bienheureux, et l'avait vu encore en une infinité d'autres conversations de toute
sorte de personnes et d'affaires, et qu'ayant considéré de près ses actions, jamais
il ne lui avait vu faire ni dire aucune chose qui pût parvenir à être péché véniel.
Monsieur le président Flocard, grand homme de bien, qui l'a aussi vu souvent
en toute sorte d'occasions, m'a dit le même, quoiqu'en d'autres termes, et tous
deux, à ce qu'ils m'ont dit, admiraient la conduite, la vertu et l'incomparable
paix et égalité de ce Bienheureux. Et tout ceci est vrai, notoire et public. [188]
ARTICLE TRENTE-HUITIÈME
SA VERTU DE RELIGION.

Ad trigesmium octavum articulum respondit :


Je dis que c'est une chose véritable et publique, et que chacun peut
témoigner, que notre Bienheureux possédait en un degré très-éminent la vertu
de la sainte religion catholique, apostolique et romaine. Il avait en très-grand
respect tout ce qui regardait le culte divin dont il faisait les actions avec une
profonde révérence, gravité et dévotion, ayant devant ses yeux la grandeur de
celui qu'il servait. Aux fêtes principales de l'Église on le voyait en une jubilation
non pareille, ayant sans doute ses pensées plongées dans les divins mystères
que l'Église représente ; il y célébrait les Offices sacrés pontificalement avec
une si profonde attention, un si grand recueillement et une majesté si humble,
qu'en vérité il ravissait les assistants. J'ai vu et reconnu cette vérité devant que
je fusse religieuse.
Il avait une particulière inclination de prêcher aux grandes fêtes, pour
exciter son peuple à les célébrer dévotement, et leur faire entendre les mystères
que la sainte Église nous représente en icelles, pour les animer à la vénération
d'icelles.
Il célébrait la sainte messe tous les jours, comme déjà a été dit, avec une
profonde dévotion. Quand il portait le très-Saint Sacrement aux processions, il
le tenait là contre sa poitrine sans quasi siller les yeux ; et avait son visage si
abstrait et pacifique qu'on voyait clairement combien son cœur était joint et
serré à celui de son Sauveur ; chacun l'admirait en cette action et en recevait de
la dévotion.
Un jour qu'il avait porté ce divin Sacrement par toute la ville, en la
procession de sa fête durant une chaleur extraordinaire, non sans une extrême
fatigue qui nous fit appréhender [189] que sa santé ne fût intéressée, nous
envoyâmes savoir comme il se portait, il nous écrivit : « Or, il est vrai, j'ai été
un peu las de corps ; mais de cœur et d'esprit, comme le pourrais-je être après
avoir tenu sur ma poitrine et tout joignant mon cœur un si divin épithème,
comme j'ai fait ce matin tout au long de la procession ? Hélas ! si j'eusse eu mon
cœur bien creux par humilité et bien abaissé par abjection, j'eusse sans doute
attiré ce sacré gage en moi, il se fût caché dedans moi ; car il est si amoureux
de ces vertus, qu'il s'élance à force où il les voit. Les passereaux trouvent un
repaire, et la tourterelle un nid où elle met ses poussins, dit David. Mon Dieu,
que cela m'a attendri quand on a chanté ce psalme ! car je disais : O chère Reine
du ciel, chaste tourterelle ! est-il possible que votre poussin ait maintenant pour
son nid ma poitrine ? Cette parole de l’Épouse m'a encore bien touché : Mon
bien-aimé est mien, et je suis toute sienne ; il demeure entre mes mamelles ; car
je le tenais là ; et celle-ci de l'Époux : Mets-moi comme un cachet sur ton
cœur. Hélas oui ! mais ayant ôté le cachet, je ne vois point d'impression des
traits d'icelui en mon cœur. » Une autre fois il m'écrivit : « C'est aujourd'hui le
jour de la grande fête de l'Église, en laquelle portant le Sauveur en la procession,
il m'a de sa grâce donné mille douces pensées, emmi lesquelles j'ai eu peine de
réprimer les larmes. O Dieu ! je mettais en comparaison le grand-prêtre de
l'ancienne loi avec moi, et considérais que ce grand-prêtre portait un riche
pectoral sur sa poitrine, orné de douze pierres précieuses, et en icelui se voyaient
les noms des douze tribus des enfants d'Israël. Mais je trouvais mon pectoral
bien plus riche, encore qu'il ne fût composé que d'une seule pierre qui est la
perle orientale, que la mère perle conçut en ses entrailles chastes de la bénite
rosée du ciel ; car voyez-vous, je tenais ce divin Sacrement bien serré sur ma
poitrine, et m'était avis que les noms des enfants d'Israël étaient tous marqués
[190] en icelui. Ah ! que j'eusse bien voulu que mon cœur se fût ouvert pour
recevoir ce précieux Sauveur ! Mais, hélas ! je n'avais pas le couteau qu'il fallait
pour le fendre ; car il ne se fend que par amour. Si ai-je eu pourtant de grands
désirs de cet amour. » Voilà les saintes pensées que notre Bienheureux avait
dans son cœur pendant qu'il portait le Sauveur du monde entre ses bras.
À toutes les processions où il devait sa présence, il y assistait avec tant de
modestie et recueillement, que cela suffisait pour tenir les autres en respect. Il
a été reconnu quelquefois en celle des pénitents qui se fait la nuit du jeudi saint,
pieds nus, et vêtu de noir, comme les autres.
Il ne manquait jamais d'assister aux sermons de la ville avec grande
attention ; et quand au partir d'iceux il allait prêcher ce qu'il faisait quasi
ordinairement, il rapportait souvent quelque chose de ce qu'il avait appris, avec
quelque sorte de recommandation de celui qui avait prêché, et ce Bienheureux
disait qu'il n'avait rien de bon en lui, excepté qu'il aimait fort à ouïr la parole de
Dieu. Aussi nous a-t-il donné pour règle d'honorer la parole de Dieu, de quelque
part qu'elle nous soit annoncée, et de ne jamais trouver à redire ni censurer les
prédicateurs.
Il allait ordinairement dire la sainte messe aux lieux où étaient les
indulgences ; il assistait aux prières publiques et bénédictions du Très-Saint
Sacrement qui se faisaient le soir, les ordonnant souventefois pour les nécessités
des princes et des peuples ; il ne manquait point d'aller dire la messe aux églises
ès jours des patrons ; il y prêchait souvent et assistait aux prières qui se faisaient
après le sermon, et partout on voyait reluire son attention et dévotion ordinaire.
Il portait un grand respect aux reliques des Saints. Monsieur le prieur de
Quoëx, duquel j'ai déjà parlé, m'a dit qu'il remarqua avec admiration la
révérence et dévotion en laquelle le Bienheureux se tint devant les reliques de
saint Germain, tandis [191] que monseigneur de Chalcédoine, son frère,
consacrait l'autel de la chapelle, sans que jamais il lui vît tourner la tête, ni
bouger les yeux de dessus ces sacrées reliques ; aussi avoua-t-il audit sieur
prieur que de longtemps il n'avait eu telle consolation.
Comme il prêchait à Grenoble le Carême, les pères Minimes le prièrent
d'aller prêcher en leur église le jour de saint François de Paul. Après son sermon,
ils lui firent voir le manteau du dit saint François. Le Bienheureux étant à
genoux, tout le peuple vint à la foule se jeter sur lui pour vénérer cette sainte
relique ; les uns marchaient sur ses jambes et habits, les autres le poussaient et
pressaient, et néanmoins ce Bienheureux ne fit jamais aucun mouvement ni
action pour les empêcher ; ains demeura là avec une profonde révérence sans
se remuer, faisant sa prière comme s'il eût été immobile, et ceci m'a été rapporté
en la même ville de Grenoble par une personne digne de foi qui était présente
et m'a dit que cette action lui donna une grande admiration.
Il honorait chacun selon sa qualité, mais spécialement les ecclésiastiques ;
il écrivit une fois : « Je n'approuve nullement que l'on se serve des prêtres
comme des valets de maison, pour le seul trafic des choses temporelles ; car
encore que quelquefois la pauvreté le leur permette et fasse désirer, vu qu'ils
sont rustiques et gens de peu, si est-ce qu'il ne faut pas que nous perdions le
respect dû à leur qualité et caractère. Je vois que partout on les regarde selon
leur extraction et condition temporelle ; mais je ne le puis souffrir sans mal de
cœur. » Une personne lui parlant un jour d'un ecclésiastique dit le petit prêtre ; il
la reprit de ce mot, lui semblant qu'elle ne le nommait pas avec assez de respect.
Et ceci est vrai, notoire et public. [192]
ARTICLE TRENTE-NEUVIÈME.
SON ACQUIESCEMENT À LA VOLONTÉ DE DIEU.

Ad trigesimum nonum respondit :


Je dis que j'ai connu clairement que notre Bienheureux avait une entière
résignation au bon plaisir de Dieu, duquel il dépendait absolument sans aucune
réserve ; il disait, que chose quelconque qui lui puisse arriver ne lui ôterait
jamais la très-résolue résolution qu'il avait d'acquiescer pleinement à tout ce
que Dieu voudrait faire de lui, et de tout ce qui lui appartenait.
Cinq semaines environ après qu'il eût commencé l'établissement de notre
Congrégation de la Visitation, je tombai malade d'une fièvre continue dont on
douta de ma vie ; en cette nécessité, il vint me visiter et me dit : « Dieu se veut
peut-être contenter de notre essai, et de la bonne volonté que nous avons eue de
lui dresser cette petite compagnie, comme il se contenta de la volonté qu'eut
Abraham de lui sacrifier son fils. Si donc il plaît à sa bonté que nous nous en
retournions du milieu du chemin, sa volonté soit faite ! » Or je puis dire en
vérité que ceci était un acte héroïque de résignation, à cause des grands fruits
qu'il prévoyait devoir arriver aux âmes par cette manière de vie.
Il se résigna constamment à la mort en une périlleuse maladie qu'il eut
devant son sacre, disant que sans la miséricorde de Dieu il était frisé ; mais qu'il
espérait qu'elle lui serait aussi favorable à l'heure présente que de là à vingt ou
trente ans.
Mais c'est une vérité assurée, que la mort ou la vie lui étaient indifférentes,
et qu'il s'y tenait toujours préparé, comme il le témoignait à monseigneur de
Chalcédoine son frère, lequel [193] disant une fois à notre Bienheureux qu'il le
trouvait tout pensif et triste : « Non, je ne suis nullement triste, répondit-il, mais
je suis aux écoutes pour entendre quand l'heure du départ sonnera. »
Il a vu mourir monsieur son père, deux de ses frères, hommes dignes de
regret et dont il fut extrêmement touché, comme aussi d'une sienne sœur et d'une
belle-sœur. Au fort de la douleur de ses afflictions, il dit : « Je me tais,
Seigneur, et n’ouvre point ma bouche, parce que c'est vous qui l’avez fait. »
Au décès de feue madame sa mère qu'il aimait comme soi-même, il
m'écrivit qu'après qu'il lui eut fermé les yeux et donné le dernier baiser de paix
à l'instant de son trépas, le cœur lui enfla fort, et pleura sur cette bonne mère
plus qu'il n'avait fait dès qu'il était d'Église, mais sans amertume : « Car ç'a été,
dit-il, un ressentiment tranquille quoique vif, j'ai dit comme David : Je me tais,
Seigneur, et n'ouvre point ma bouche, parce que c'est vous qui l'avez fait. Sans
doute, n'eût été cela, j'eusse crié holà sur ce coup ! mais il ne m'est pas avis que
j'osasse crier ni témoigner du mécontentement sous les coups de cette main
paternelle, qu'en vérité, grâces à sa bonté, j'ai appris d'aimer tendrement dès ma
jeunesse. »
Il me disait une autre fois : « Au milieu de mon cœur de chair qui a eu tant
de ressentiment de cette mort, j'aperçois fort sensiblement une certaine suave
tranquillité et certain doux repos de mon esprit en la Providence divine, qui
répand en mon âme un grand contentement parmi ses déplaisirs. »
J'ai ouï dire que le Sérénissime prince cardinal de Savoie lui manda de
l'aller trouver en Avignon, c'était un peu avant le trépas de notre Bienheureux.
Ses amis, qui voyaient l'indisposition de sa santé avec le temps rude et fâcheux,
lui représentèrent de ne point faire ce voyage, qu'infailliblement il lui [194]
arriverait du mal : « Quel remède à cela ? repartit ce Bienheureux. Nous allons
où nous sommes appelés, et continuerons tant que nous pourrons ; lorsque nous
serons arrêtés par maladie ou autre, nous demeurerons, et nous en reviendrons
comme et quand il plaira à Dieu. »
Il tomba malade d'une apoplexie et il mourut parfaitement et absolument
résigné au bon plaisir de Dieu, voire, tout à fait indifférent. Devant que d'aller
en ce voyage, il vint dire adieu aux religieuses de céans. « Dieu vous l'amène,
Monseigneur ! lui dirent-elles. « Et s'il ne lui plaît pas, répondit-il, qu'y aura-t-
il à dire à cela ? »
Il s'était préparé une fois pour prêcher un carême, il tomba malade d'une
fièvre continue. Il m'écrivit : « Si Dieu ne veut pas que je le serve en prêchant,
ains en souffrant, sa volonté soit faite ! »
L'on parla une fois de certain emprisonnement (si la mémoire ne me
trompe fort, et je pense que non), il dit : « Si l'on me mettait en prison, je ne
m'en soucierais nullement, j'aurais plus de loisir de prier Dieu et d'écrire
quelque chose à sa gloire. » L'on parla aussi de lui lever son évêché : « Eh bien !
dit-il, je serais plus libre pour servir Dieu et les âmes. »
Il était même résigné à mourir par justice[9] si c'eût été le bon plaisir de
Dieu, et me dit une fois qu'il lui semblait que si Dieu permettait qu'il fût accusé
à tort des plus grands crimes et méchancetés qui se puissent commettre, et que
pour cela on le condamnât à quelque violent supplice, qu'il les irait souffrir,
moyennant la grâce de Dieu, avec une entière résignation, paisiblement et
tranquillement, et qu'il ne lui fâcherait point pourvu qu'il fût innocent devant
Dieu ; et ce qui le toucherait, serait si on l'accusait d'hérésie, à cause du scandale
et préjudice qui en pourrait arriver aux âmes. [195]
Il serait impossible d'exprimer l'extrême indifférence de sa volonté ;
certes, cela se peut assurer qu'elle était toute réduite à la volonté divine : aussi
disait-il de lui-même qu'il laissait vouloir Notre-Seigneur pour lui ce qu'il lui
plaisait, déposant tout le soin superflu de lui-même entre les mains de Dieu.
Il aimait souverainement cette parole de saint Paul : Seigneur, que voulez-
vous que je fasse ? parce, disait-il, que c'était une parole admirable. Il disait un
jour, écrivant à une personne, qu'il goûtait fort ces paroles de saint Paul, et il
ajouta humblement : « Je les disais ce matin à Dieu, mais je n'ose plus les dire
maintenant parce que j'ai trouvé que je ne sais que trop ce que Dieu veut que je
fasse : il veut que je me mortifie en toutes les puissances de mon âme et que je
sois un vaisseau d'élite pour porter son sacré Nom parmi le peuple. Mais, hélas !
ce que je sais qu'il veut que je fasse, je ne le sais pas faire. Lui, qui le sait faire,
le fasse donc en moi et par moi ; mais qu'il fasse tout pour lui, à qui je n'ai trouvé
que je puisse contribuer autre chose, que ce petit filet de bonne volonté que je
sens au fin fond de mon misérable cœur. Cette bonne volonté vit en moi, mais
je suis mort en elle, et n'en ressens qu'un lent et faible mouvement, par lequel
je soupire presque imperceptiblement le mot sacré de notre fidélité : Vive Jésus,
vive Jésus ! » Il était parfaitement indifférent à la maladie ou à la santé, à la vie
ou à la mort, aux mépris ou aux louanges, à l'emploi de son temps et de sa vie,
à la pauvreté ou aux richesses, à la privation des personnes qui lui étaient chères
comme à leur conservation ; et, bref, en toutes choses, son cœur était indifférent
et aimant souverainement le bon plaisir de Dieu. C'est pourquoi dans la
tribulation et affliction il ressentait, ainsi qu'il me l'a dit lui-même, une douceur
cent fois plus douce que l'ordinaire, par cet acquiescement qu'il faisait de l'union
de son esprit avec celui de Dieu par-dessus tout sentiment. Je dis ces choses
sans doute ni [196] crainte, parce que je les ai vues et reconnues clairement en
ce Bienheureux en une infinité d'occasions, sans jamais lui avoir vu manquer
en une seule.
Voici encore de ses paroles qui confirment cette vérité : « C'est, m'écrivait-
il un jour, un grand contentement à mon âme vraiment dédiée à Dieu, de
cheminer les yeux fermés selon que sa souveraine Providence la conduit de
temps en temps ; car ses raisons et jugements sont impénétrables, mais toujours
doux et toujours suaves à ceux qui se confient en lui. Que voulons-nous, sinon
ce que Dieu veut ? laissons-lui conduire notre âme qui est sa barque, il la fera
surgir à bon port. Oh ! qu'heureuses sont les âmes qui ne vivent que de cette
volonté divine ! »
Une autre fois sur un empêchement qui le détourna de faire quelque chose
qu'il avait projeté et qu'il désirait fort, il m'écrivit : « Notre chère maîtresse la
gloire de Dieu l'a ainsi disposé, et vous savez quelle fidélité mon cœur lui a
uniquement vouée ; c'est pourquoi sans réserve je la laisse ainsi régenter au-
dessus de mes affections, aux occasions que je vois ce qu'elle requiert de moi. »
Sur une sensible affliction, « Il faut, m'écrivit-il, s'arrêter court et sans
réplique aux décrets de la volonté céleste, laquelle dispose des siens selon sa
plus grande gloire. En somme, il n'est pas en notre pouvoir de garder les
consolations que Dieu nous donne, sinon celle de l'aimer sur toutes choses, qui
est aussi la bénédiction souverainement désirable. O Dieu ! que c'est une bonne
chose de ne vivre qu'en Dieu, de ne travailler qu'en Dieu et de ne se réjouir
qu'en Dieu ! » Je n'aurais jamais fait, si je voulais rapporter ici tous les
témoignages de la parfaite et très-absolue résignation et indifférence que ce
Bienheureux avait en Dieu. Cette vérité est notoire, et ne peut être doutée de
ceux qui l'ont fréquenté. Et il est vrai, notoire et public. [197]
ARTICLE QUARANTIÈME.
SON DISCERNEMENT DES ESPRITS ET SON DON DE PROPHÉTIE.
Le second jour du mois d'août 1627, à sept heures du matin, elle a répondu en ces termes à l'article
quarantième :
Je dis qu'entre tous les dons que notre Bienheureux avait reçus de Dieu,
celui de la discrétion (discernement) des esprits a été un des plus éminents, et
c'est une vérité qui n'est doutée de personne qui l'ait fréquenté et considéré
particulièrement ; aussi recourait-on à lui de divers lieux pour être éclairés ès
doutes de leur conscience. Je sais que plusieurs prélats, abbés, religieux,
ecclésiastiques, des gentilshommes et gens de justice, des princes et princesses
et personnes de toute qualité, riches et pauvres de diverses provinces, l'ont
recherché pour cela. Le nombre des âmes qu'il a conduites en la voie de la
perfection chrétienne en divers lieux est quasi innombrable. Je n'ai jamais ouï
dire que pas une soit tombée dans aucune tromperie, ni se soit dévoyée de la
crainte de Dieu, excepté une qui demeurait fort loin de lui, et encore la chose
n'est pas certaine.
Quand il passait par quelque ville, l'on sait que c'était un abord non pareil ;
les pères spirituels même les plus expérimentés le venaient consulter, et lui
envoyaient leurs disciples afin d'être éclaircis de lui aux choses plus difficiles
de la vie spirituelle. Une grande servante de Dieu m'a assuré que le révérend
père Coton, jésuite, personnage si extraordinairement signalé en piété, parlant
à elle, lui avait dit qu'il ne se tenait point parfaitement assuré d'une âme qui est
conduite par des voies extraordinaires, laquelle était en sa charge, bien que lui
et plusieurs autres serviteurs de Dieu en fissent bon jugement, qu'il n'en eût
l'avis et le témoignage de notre Bienheureux, avec [198] lequel ce grand père
Coton avait tant et tant de fois désiré de conférer.
Le révérend père Suffren, jésuite, confesseur du roi très-chrétien et de la
reine sa mère, homme si profond en humilité et si éclairé en la conduite des
âmes, lequel a dit après qu'il eut conféré avec notre Bienheureux, qu'il avait plus
appris pour la bonne conduite des âmes en neuf heures ou environ qu'il traita
avec lui de ce sujet, qu'il n'avait fait de toute sa vie.
Le révérend dom Sens, qui a été général des Feuillants, personnage rare
en piété, dit aussi à la susdite servante de Dieu, que le nombre de ceux qui
avaient reçu le don de la discrétion des esprits était très-petit, mais que notre
Bienheureux le possédait, et, certes, en éminent degré ; et cette vérité est
publique.
Ce Bienheureux avait une vue si pénétrante, que quand on lui parlait ou
écrivait de sa conscience, il discernait avec une délicatesse et clarté non pareille
les inclinations, les mouvements et tous les ressorts des âmes, et parlait avec
des termes si précis, si exprès et intelligibles, qu'il faisait comprendre avec très-
grande facilité les choses les plus délicates et plus relevées de la vie spirituelle.
L'on verra cette vérité clairement dans le livre de ses Épîtres.
Je sais cela par une certaine expérience, mais aussi plusieurs personnes me
l'ont dit. Il a assuré à des personnes qui lui communiquaient leurs nécessités
spirituelles, qu'il voyait clairement leur cœur comme au travers d'un cristal. À
combien d'âmes a-t-il dit : « Vous ne vous déclarez pas bien », et cela était très-
vrai ; quelque âme à qui cela était arrivé me l'a ainsi rapporté. Il dit à une :
« Vous me celez ce que vous voudriez un jour m'avoir dit, et il n'en sera plus
temps », et cela lui arriva ; et d'autres m'ont assuré d'avoir été contraints par la
force des scrupules de retourner à lui pour se déclarer entièrement.
À l'ordinaire, l'on ne lui pouvait rien celer ; aussi bien, disait-on, il connaît
clairement nos cœurs et toutes nos pensées. [199] Quelques personnes dignes
de foi m'ont assuré que ce Bienheureux leur avait dit ce qu'elles pensaient. Il
discernait aussi ceux qui étaient possédés ou non. Il disait souvent à ses
pénitents ce qu'ils voulaient dire avant qu'ils se fussent déclarés ; et ceci était
une croyance quasi commune entre ceux qui se confessaient à lui. Un certain
personnage de qualité s'étant détraqué et tombé en quelque offense secrète, a
déclaré ingénument qu'il n'osait paraître devant ce Bienheureux, crainte qu'il ne
connût sa faute.
Une âme religieuse avait des grandes et extraordinaires visions et
révélations et semblables cas, lesquelles avaient été communiquées à plusieurs
docteurs, même avaient été approuvées de quatre docteurs religieux de divers
Ordres réformés ; l'on envoya l'écrit qui en avait été fait à notre Bienheureux,
et sans qu'il eût vu la personne dans laquelle on disait que ces grâces s'opéraient,
il condamna tout cela avec sa modestie ordinaire, défendant qu'on ne contestât
point contre ceux qui l'avaient approuvé, et dans peu de temps après, l'on vit
clairement que tout cela n'était que tromperie. Il donna des conseils convenables
pour la conduite de cette âme, laquelle se reconnut et est morte chrétiennement.
Il en a détrompé tant d'autres, et n'a jamais approuvé, que j'ai su, l'esprit et
conduite spirituelle d'aucune personne qui n'ait été bonne et solide.
Je sais que l'on lui communiquait de divers lieux de ces choses
surnaturelles ; il ne les méprisait pas, mais il ne les exaltait pas aussi. Il ne faisait
état et ne mettait en ligne de compte que les vraies vertus. Je sais que souvent
il accoisait les esprits d'une seule parole.
Je sais des âmes qui étaient fort embarrassées et inquiétées de divers
troubles, lesquelles par la grâce de Dieu il a pacifiées (et je suis de ce nombre),
quelquefois d'une seule parole, comme j'ai ouï assurer qu'il arriva à une âme qui
était fort travaillée de scrupule et de crainte d'être damnée, à laquelle il [200]
répondit après lui avoir ouï raconter ses angoisses d'esprit : Il faut que vous
perdiez votre âme pour la sauver. Comme elle désirait recevoir plus ample
instruction de lui : « Non, dit-il, cela suffit, vous avez plus besoin de
soumissions que de raisons », et ainsi elle partit d'avec lui extrêmement accoisée
et consolée. À une autre qui avait quasi le même trouble d'esprit, il ne fit que
lui dire : « Mettez-vous en indifférence, et acquiescez au bon plaisir de Dieu »,
et elle demeura et persévéra depuis en un très-grand repos d'esprit.
.Monsieur le président de la Valbonne l'alla un jour trouver, fort troublé
en son intérieur ; avant qu'il pût déclarer son mal, notre Bienheureux le mena
dans son cabinet et lui fit lire un chapitre de l’Amour divin qu'il composait alors.
Après que ce bon personnage l'eut lu, il demeura calmé et du tout affranchi du
trouble qui l'affligeait intérieurement. Plusieurs personnes ont été pacifiées par
son seul regard, d'autres en lisant ses lettres, et enfin une infinité de semblables
travaux ont été guéris par son moyen.
Conformément à l'esprit de Dieu qui agissait en lui, il se hâtait tout
bellement de reconnaître les dispositions des âmes avec lesquelles il traitait ; et
s'il ne les trouvait pas préparées, il s'arrêtait tout court, ne voulant point que l'on
répande des discours où il n'y a point d'auditeurs ; mais aussitôt qu'il avait
reconnu l'onction de l'esprit de Dieu, il versait dans les âmes les instructions et
enseignements nécessaires pour leur salut.
De plus, j'ai remarqué qu'il laissait volontiers agir l'esprit de Dieu dans les
âmes avec une grande liberté, suivant lui-même l'attrait de cet esprit divin, et
les conduisant selon la conduite de Dieu, les laissant agir selon les inspirations
divines, plutôt que par ses instructions particulières. J'ai reconnu cela en moi-
même, et l'ai appris encore de quelques autres personnes très-qualifiées avec
lesquelles il a traité de la même sorte ; et si je [201] m'entends bien, il témoignait
en cela une grande lumière en la discrétion des esprits.
Il était tout à fait admirable et incomparable à dresser les esprits selon leur
portée sans jamais les presser ; ains il donnait et imprimait dans les cœurs une
certaine liberté qui affranchissait de tout scrupule et difficulté, et qui élevait les
âmes à un amour envers Dieu si suave, que toutes les difficultés que l'on croit
être en la vie dévote s'évanouissaient ; mais tous ses livres rendent un ample
témoignage de cette vérité, et j'assure que l'on ressentait une douceur non
pareille à obéir à ses conseils, et pour moi souventefois j'ai eu peine de ce qu'il
ne me commandait pas assez.
Une demoiselle qui poursuivait pour être religieuse céans, l'alla trouver
pour savoir quand il lui plairait qu'elle entrât, il lui répondit fermement : « Vous
ne serez point religieuse, mais votre petite sœur que voilà le sera », qui était
alors une fille d'environ douze ans, laquelle n'y pensait nullement ; et en effet,
il arriva comme ce Bienheureux avait prédit, car l'aînée fut mariée et la jeune
se fit religieuse, et est aujourd'hui supérieure en un des monastères de notre
Ordre.
Notre Bienheureux recevait de Dieu en ce sujet de grandes lumières et
connaissances par le moyen de l'oraison. Je me souviens que feu monsieur
Favre, premier président du souverain sénat de Savoie, homme excellent en sa
condition, rare en humilité et piété, intime ami de notre Bienheureux, m'a dit
que comme il était en très-grande affliction pour le salut de madame sa femme
qui était morte sans confession, il lui communiqua sa peine. Le Bienheureux
pria pour elle, après quoi il dit audit sieur président : « Ne soyez plus en peine
pour l'âme de ma sœur (ainsi l'appelait-il) ; soyez assuré qu'elle est en voie de
salut. »
En l'année 1616, monsieur le duc de Nemours vint avec une grande armée
en intention de prendre ce pays de Savoie. Chacun [202 ] croyait la ruine du
pays et la prise de cette ville. Notre Bienheureux après avoir considéré ces
remuements, assura avec une grande fermeté que tout cela se dissiperait en
brief, ce qui arriva dans le temps qu'il avait prédit.
On lui apporta la nouvelle de la maladie d'une sienne belle-sœur ; il alla
dire la sainte messe pour elle ; à son retour il me dit qu'il n'avait su prier pour
elle en qualité de malade, mais oui bien de défunte comme elle était, et dont on
eut nouvelle incontinent après.
Environ cinq ou six ans avant que je fusse religieuse, je lui dis :
« Monseigneur, ne me retirerez-vous jamais du monde ? » Il me répondit avec
une fermeté extraordinaire : « Oui, et un jour vous quitterez toutes choses ; vous
viendrez à moi et entrerez dans le parfait dénûment de la croix. » Ce qui est
arrivé par des moyens si éloignés de la prudence humaine, qu'on ne les peut
attribuer qua la seule Providence de Dieu.
Je sais qu'à un grand nombre de personnes, il a prédit des choses qui sont
arrivées, et de l'événement desquelles on peut recueillir qu'il avait le don de
prophétie, comme en l'issue de diverses affaires. Par exemple, il prédit à
madame de Crémieux de son diocèse, qui avait déjà eu plusieurs mauvais
accouchements, qu'elle en aurait un heureux, et dont l'enfant serait conservé ;
ce qui est vrai, car il est encore en vie. Et ceci est vrai, notoire et public.

Vous aimerez peut-être aussi